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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (19/20) - faisant suite à l''Histoire de la Révolution Française' - -Author: Adolphe Thiers - -Release Date: January 10, 2022 [eBook #67136] - -Language: French - -Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and - the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by the Bibliothèque nationale de - France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE -L'EMPIRE (19/20) *** - - - - - -HISTOIRE DU CONSULAT - -ET DE L'EMPIRE - - -TOME XIX - - - - -L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en -Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, -Espagnole et Italienne. - -Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la -Librairie) le 10 août 1861. - - -PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8. - - - - -HISTOIRE DU CONSULAT - -ET DE L'EMPIRE - - - - -FAISANT SUITE - -À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE - - - - -PAR M. A. THIERS - - - - -TOME DIX-NEUVIÈME - - - - - PARIS - LHEUREUX ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS - 60, RUE RICHELIEU - 1861 - - - - -HISTOIRE DU CONSULAT - -ET DE L'EMPIRE. - - - - -LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME. - -L'ÎLE D'ELBE. - - Séjour de lord Castlereagh à Paris. -- Il obtient de Louis XVIII la - concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet - en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. -- L'Autriche - envoie cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en - Dauphiné. -- État intérieur de la France; redoublement - d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et - d'irritation chez les militaires. -- Découverte des restes de - Louis XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. -- Épuration de la - magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M. - Merlin par M. Mourre. -- Trouble populaire à l'occasion des - funérailles de mademoiselle Raucourt. -- Reprise du procès du - général Exelmans. -- Acquittement de ce général. -- Pour la - première fois l'armée française disposée à intervenir dans la - politique. -- Jeunes généraux formant le dessein de renverser les - Bourbons. -- Complot des frères Lallemand et de - Lefebvre-Desnoëttes. -- Répugnance des grands personnages de - l'Empire à se mêler de semblables entreprises. -- M. Fouché, - moins scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. -- M. - de Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe, - charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se - passe, sans oser y ajouter un conseil. -- Établissement de - Napoléon à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. -- Organisation - de sa petite armée et de sa petite marine. -- Ce qu'il fait pour - la prospérité de l'île. -- État de ses finances. -- - Impossibilité pour Napoléon d'entretenir plus de deux ans les - troupes qu'il a amenées avec lui. -- Cette circonstance et les - nouvelles qu'il reçoit du continent le disposent à ne pas rester - à l'île d'Elbe. -- Sa réconciliation avec Murat, et les conseils - qu'il lui donne. -- Au commencement de l'année 1815 Napoléon - apprend que les souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on - songe à le déporter dans d'autres mers, et que les partis sont - parvenus en France au dernier degré d'exaspération. -- Il prend - tout à coup la résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les - longues nuits, si favorables à son évasion, fassent place aux - longs jours. -- L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme - dans cette résolution. -- Préparatifs secrets de son entreprise, - dont l'exécution est fixée au 26 février. -- Son dernier message - à Murat et son embarquement le 26 février au soir. -- - Circonstances diverses de sa navigation. -- Débarquement au golfe - Juan le 1er mars. -- Surprise et incertitude des habitants de la - côte. -- Tentative manquée sur Antibes. -- Séjour de quelques - heures à Cannes. -- Choix à faire entre les deux routes, celle - des montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant - à Marseille. -- Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par - ce choix assure le succès de son entreprise. -- Départ le 1er - mars au soir pour Grasse. -- Marche longue et fatigante à travers - les montagnes. -- Arrivée le second jour à Sisteron. -- Motifs - pour lesquels cette place ne se trouve pas gardée. -- Occupation - de Sisteron, et marche sur Gap. -- Ce qui se passait en ce moment - à Grenoble. -- Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du - peuple et des militaires. -- Résolution du préfet et des généraux - de faire leur devoir. -- Envoi de troupes à La Mure pour barrer - la route de Grenoble. -- Napoléon, après avoir occupé Gap, se - porte sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5e de - ligne envoyé pour l'arrêter. -- Il se présente devant le front du - bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5e. -- Ceux-ci - répondent à ce mouvement par le cri de _Vive l'Empereur!_ et se - précipitent vers Napoléon. -- Après ce premier succès, Napoléon - continue sa marche sur Grenoble. -- En route il rencontre le 7e - de ligne, commandé par le colonel de la Bédoyère, lequel se donne - à lui. -- Arrivée devant Grenoble le soir même. -- Les portes - étant fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à - Napoléon. -- Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à - toutes les autorités civiles et militaires. -- Napoléon séjourne - le 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est - emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. -- Le 9 il - s'achemine lui-même sur Lyon. -- La nouvelle de son débarquement - parvient le 5 mars à Paris. -- Effet qu'elle y produit. -- On - fait partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le - maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le - duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. -- Convocation immédiate - des Chambres. -- Inquiétude des classes moyennes, et profond - chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du - retour de Napoléon. -- Les royalistes modérés, et à leur tête MM. - Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le - parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de - l'État dans le sens des opinions libérales. -- Les royalistes - ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs actuels que - des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à aucune - concession. -- Louis XVIII tombe dans une extrême perplexité, et - ne prend point de parti. -- Suite des événements entre Grenoble - et Lyon. -- Arrivée du comte d'Artois à Lyon. -- Il est accueilli - avec froideur par la population, et avec malveillance par les - troupes. -- Vains efforts du maréchal Macdonald pour engager les - militaires de tout grade à faire leur devoir. -- L'aspect des - choses devient tellement alarmant, que le maréchal Macdonald fait - repartir pour Paris le comte d'Artois et le duc d'Orléans. -- Il - reste seul de sa personne pour organiser la résistance. -- - L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 mars au soir - devant le pont de la Guillotière, les soldats qui gardaient le - pont crient: _Vive l'Empereur!_ ouvrent la ville aux troupes - impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald pour le - réconcilier avec Napoléon. -- Le maréchal s'enfuit au galop afin - de rester fidèle à son devoir. -- Entrée triomphale de Napoléon à - Lyon. -- Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à tout le - monde qu'il veut la paix et la liberté. -- Décrets qu'il rend - pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps électoral en - champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses mesures le - succès de son entreprise. -- Après avoir séjourné à Lyon le temps - indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par la route - de la Bourgogne. -- Accueil enthousiaste qu'il reçoit à Mâcon et - à Chalon. -- Message du grand maréchal Bertrand au maréchal Ney. - -- Sincère disposition de ce dernier à faire son devoir, mais - embarras où il se trouve au milieu de populations et de troupes - invinciblement entraînées vers Napoléon. -- Le maréchal Ney lutte - deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes et les - troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à Napoléon. - -- Marche triomphale de Napoléon à travers la Bourgogne. -- Son - arrivée à Auxerre le 17 mars. -- Projet de s'y arrêter deux jours - pour concentrer ses troupes et marcher militairement sur Paris. - -- État de la capitale pendant ces derniers jours. -- Les efforts - des royalistes modérés pour amener un rapprochement avec le parti - constitutionnel ayant échoué, on ne change que le ministre de la - guerre dont on se défie, et le directeur de la police qu'on ne - croit pas assez capable. -- Avénement du duc de Feltre au - ministère de la guerre. -- Tentative des frères Lallemand, et son - insuccès. -- Cette circonstance rend quelque espérance à la cour, - et on tient une séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. - -- Projet de la formation d'une armée sous Melun, commandée par - le duc de Berry et le maréchal Macdonald. -- Séjour de Napoléon à - AUXERRE. -- Son entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche - adroitement de lui faire des conditions. -- Son départ le 19, et - son arrivée à Fontainebleau dans la nuit. -- À la nouvelle de son - approche, la famille royale se décide à quitter Paris. -- Départ - de Louis XVIII et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. - -- Ignorance où l'on est le 20 au matin du départ de la famille - royale. -- Les officiers à la demi-solde, assemblés - tumultueusement sur la place du Carrousel, finissent par - apprendre que le palais est vide, et y font arborer le drapeau - tricolore. -- Tous les grands de l'Empire y accourent. -- - Napoléon parti de Fontainebleau dans l'après-midi arrive le soir - à Paris. -- Scène tumultueuse de son entrée aux Tuileries. -- - Causes et caractère de cette étrange révolution. - - -[Date en marge: Janv. 1815.] - -[En marge: Séjour de lord Castlereagh à Paris.] - -[En marge: Il obtient de Louis XVIII la concession du duché de Parme -en faveur de Marie-Louise, et promet en retour l'expulsion de Murat du -trône de Naples.] - -Parti de Vienne le 15 février 1815, lord Castlereagh était arrivé le -26 à Paris, et s'y était arrêté fort peu de jours, étant impatiemment -attendu à Londres par ses collègues, qui n'osaient pas entreprendre en -son absence la discussion des actes du congrès. Il avait vu Louis -XVIII, avait été reçu par ce prince avec une extrême courtoisie, et -avait réussi dans la négociation dont il s'était chargé, laquelle -consistait à laisser Parme à Marie-Louise pendant la vie de cette -princesse, et à placer provisoirement à Lucques l'héritière de Parme, -c'est-à-dire la reine d'Étrurie. Louis XVIII s'était prêté à -l'arrangement proposé pour complaire à l'Angleterre, et surtout pour -obtenir le concours de cette puissance dans l'affaire de Naples. Du -reste, le bruit que produisaient en Italie les armements de Murat -simplifiait la solution pour les ministres anglais eux-mêmes, et il -était devenu facile de représenter le roi de Naples comme infidèle à -ses engagements, comme perturbateur du repos européen, et comme ayant -mérité dès lors d'être précipité du trône sur lequel on l'avait -momentanément souffert. L'Autriche aux cinquante mille hommes qu'elle -avait en Italie s'occupait d'en ajouter cent mille, et Louis XVIII -avait décidé dans son Conseil que trente mille Français seraient -réunis entre Lyon et Grenoble pour concourir par terre et par mer aux -opérations projetées contre Murat. Tout se disposait donc pour -détruire en Italie le dernier vestige du vaste empire de Napoléon. - -[En marge: Situation intérieure de la France au moment où le congrès -de Vienne allait se séparer.] - -[En marge: Absence regrettable des Chambres, qui contenaient le -gouvernement, et modéraient l'opinion publique en lui donnant -satisfaction.] - -Mais le destin des Bourbons avait décidé qu'ils tomberaient avant -Murat lui-même dans le gouffre toujours ouvert des révolutions du -siècle, pour en sortir de nouveau, plus durables et malheureusement -moins innocents. Leur situation, hélas, ne s'était pas plus améliorée -que leur conduite! À la fin de décembre tout ce qu'on désirait des -Chambres ayant été obtenu, on les avait ajournées au 1er mai 1815, et -en se débarrassant d'une gêne apparente, la royauté s'était privée de -son meilleur appui, car la Chambre des députés notamment, dans sa -marche timide mais sage, était l'expression exacte de l'opinion -publique, qui tout en trouvant les Bourbons imprudents, souvent même -blessants, souhaitait leur redressement et leur maintien. La Chambre -des députés, qui n'était, comme on s'en souvient, que l'ancien Corps -législatif continué, en faisant quelquefois retentir à la tribune un -blâme sévère contre les folies des émigrés, donnait à l'opinion une -satisfaction, au gouvernement un avertissement salutaire, et demeurait -comme une sorte de médiateur, qui empêchait que d'un côté l'irritation -ne devînt trop grande, et que de l'autre on ne poussât les fautes trop -loin. L'absence des Chambres en un pareil moment était donc infiniment -regrettable, car la nation et l'émigration allaient s'éloigner de plus -en plus l'une de l'autre, sans aucun pouvoir modérateur capable de les -rapprocher et de les contenir. - -[En marge: Continuation des alarmes inspirées aux acquéreurs de biens -nationaux.] - -Aussi les fautes, et l'effet des fautes augmentaient chaque jour. Les -prêtres en chaire ne cessaient de prêcher contre l'usurpation des -biens d'Église; les laïques, anciens propriétaires de domaines vendus, -obsédaient les nouveaux acquéreurs pour les décider à restituer des -biens que ceux-ci avaient souvent acquis à vil prix, mais qu'on -voulait leur arracher à un prix plus vil encore. L'article de la -Charte garantissant l'inviolabilité des ventes nationales, aurait dû -rassurer suffisamment les acquéreurs pourvus de quelque instruction; -mais on leur disait que la Charte était une concession aux -circonstances tout à fait momentanée, et au milieu de la mobilité des -temps, il était naturel qu'ils s'alarmassent. D'ailleurs les journaux -les plus accrédités du parti royaliste tenaient sur ce sujet le -langage le plus inquiétant, et quand on leur répondait en citant la -loi fondamentale, ils répliquaient que la loi avait pu garantir la -matérialité des ventes, mais qu'elle n'avait pu en relever la -moralité, et faire que ce qui était immoral devînt honnête aux yeux de -la conscience publique.--La loi, disaient-ils, garantit les -acquisitions nationales, l'opinion les flétrit. On n'y peut rien, et -il faut même s'applaudir de cette réaction de la morale universelle -contre le crime et la spoliation.--Ce langage, si on avait été -conséquent, aurait dû être suivi de mesures spoliatrices, mais on -n'osait pas se les permettre, et il était, en attendant, une sorte de -violence morale faite aux nouveaux acquéreurs, pour les obliger à se -dessaisir eux-mêmes des biens contestés. Ainsi se trouvait réalisée -cette parole de M. Lainé dans la commission de la Charte, qu'il -fallait sans doute garantir les ventes, mais pas trop, afin d'obliger -les nouveaux propriétaires à transiger avec les anciens.-- - -On avait dans cette vue imaginé une fable des plus significatives. On -avait prétendu que le prince de Wagram, Berthier, possesseur de la -terre de Grosbois, ayant réuni les titres de ce domaine, les avait -déposés aux pieds de Louis XVIII, en le suppliant d'en agréer la -restitution; que le Roi les avait acceptés, et gardés une heure, puis -avait rappelé le maréchal d'Empire repentant, et lui avait dit: -Rentrez en possession du domaine de Grosbois; je ne puis mieux faire -que d'en disposer en votre faveur, et que de vous le donner en -récompense de vos longs services.--Cette anecdote s'était répandue -avec une incroyable rapidité jusque dans les provinces les plus -reculées, et y avait trouvé créance. Le prince de Wagram, interpellé -de tout côté, avait beau affirmer que c'était là une pure invention, -on n'en persistait pas moins à la propager comme si elle eût été -vraie. Il avait même voulu obtenir une rétractation des journaux -royalistes, et n'y avait pas réussi. - -[En marge: Inutiles efforts de M. Louis pour rassurer les acquéreurs -de biens nationaux.] - -M. Louis, craignant l'effet que pouvaient produire sur le crédit les -inquiétudes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux, avait en -plein Conseil, et en quelque sorte de haute lutte, arraché à Louis -XVIII la signature de l'ordonnance qui mettait en vente une portion -des forêts de l'État, et y avait compris en assez grande quantité -d'anciens bois d'Église. L'ordonnance signée, il avait, sans perdre -de temps, commencé les adjudications, afin de rassurer les acquéreurs, -car il n'était pas supposable qu'on entreprît de nouvelles -aliénations, si on voulait revenir sur les anciennes. Le taux fort -modique des mises à prix avait attiré des spéculateurs, qui trouvant -dans la vente du bois à peu près l'équivalent du prix d'achat, et -ayant ainsi la superficie presque pour rien, couraient volontiers la -chance de ce genre d'acquisitions. Néanmoins cette mesure n'avait -point rétabli la sécurité, et les propriétaires qui avaient acquis -pendant la Révolution, fort nombreux dans les campagnes, continuaient -de vivre dans de sérieuses alarmes. Or, alarmer les intérêts équivaut -à les immoler, car la crainte agit sur les hommes autant et souvent -plus que le mal lui-même. - -[En marge: Nouveaux outrages prodigués aux révolutionnaires à -l'occasion du 21 janvier.] - -Les manifestations contre la Révolution française n'avaient pas cessé. -L'anniversaire du 21 janvier en avait fourni une nouvelle occasion -saisie avec empressement. Un homme pieux avait acheté, rue de la -Madeleine à Paris, le terrain dans lequel avaient été inhumés le roi -Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, et à -l'approche du 21 janvier, il avait commencé des fouilles, pour -rechercher les restes de ces augustes victimes. Il croyait les avoir -retrouvés, et d'après toutes les indications il était fondé à le -croire. En conséquence de cette découverte, le gouvernement avait -ordonné une cérémonie funèbre pour la translation à Saint-Denis de ces -restes si dignes de respect. Mais malheureusement on avait accompagné -cette cérémonie de malédictions de tout genre contre la Révolution -française, à quoi les hommes que leurs actes, ou simplement leurs -opinions, attachaient à cette révolution, avaient répondu par mille -doutes et par mille railleries sur la découverte faite rue de la -Madeleine. Les royalistes avaient répliqué par de nouvelles injures -contre les révolutionnaires, et leur avaient répété que si -matériellement on leur pardonnait, et que si, par grande grâce, on ne -les envoyait pas à l'échafaud, c'était tout ce qu'il leur était permis -de prétendre, en conséquence de la promesse d'oubli contenue dans la -Charte, mais qu'on ne pouvait étouffer la conscience publique, et -empêcher qu'elle ne jugeât leur crime exécrable. Comme pour mieux -assurer le retour de ces tristes récriminations, on avait ordonné une -cérémonie annuelle en expiation de l'attentat du 21 janvier. - -[En marge: Destitution de MM. Muraire et Merlin.] - -À tous ces actes on en ajouta de plus significatifs encore à l'égard -des personnes. En accordant en principe l'inamovibilité des -magistrats, le Roi s'était réservé de donner ou de refuser -l'investiture à ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de -reviser de la sorte le personnel entier de la magistrature. En -conséquence les magistrats de tous les degrés attendaient avec anxiété -qu'on prononçât sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de -dépendance qui pouvait être funeste pour les justiciables, et en -particulier pour ceux qui possédaient des biens nationaux. Les -Chambres avant de se séparer avaient demandé qu'il fût mis fin à cet -état d'incertitude, et en janvier 1815 le gouvernement avait commencé -par la Cour suprême l'épuration tant redoutée. Il avait exclu de la -charge de premier président M. Muraire, à cause de ses affaires -privées, de la charge de procureur général M. Merlin, à cause de son -vote dans le procès de Louis XVI, et il les avait remplacés par M. de -Sèze et M. Mourre. Ces changements étaient naturels, mais il était -tout aussi naturel que le parti révolutionnaire y vît la manifestation -des sentiments qu'on lui portait, les actes surtout étant suivis du -langage le plus amer. Il faudrait pour se pardonner de telles choses, -que les partis eussent un esprit de justice qui ne leur a pas été -donné. - -[En marge: Funérailles de mademoiselle Raucourt.] - -À la même époque, le clergé cédant cette fois non point à ses -passions, mais à des scrupules sincères, faillit amener un véritable -soulèvement dans la population parisienne. Une célèbre tragédienne, -mademoiselle Raucourt, venait de mourir. On présenta son cercueil à -l'église Saint-Roch, sans s'être d'avance entendu avec le curé, pour -obtenir de lui les prières des morts. Il eût été plus sage au curé -d'éviter un éclat, et de supposer ces manifestations de repentir qui -autorisent à considérer les personnes vouées à la carrière du théâtre -comme réintégrées dans le sein de l'Église. Le curé refusa obstinément -de recevoir le cercueil. Bientôt la foule s'accrut, et le public, -voyant dans cette scène une nouvelle preuve de l'intolérance du -clergé, força les portes de l'église. Le cercueil fut introduit -violemment, et on ne sait ce qui serait arrivé, si un ordre royal, -parti des Tuileries, n'avait prescrit au curé d'accorder à la défunte -les honneurs funèbres. - -D'après les règles canoniques le curé avait raison, et comme le clergé -n'a plus la tenue des registres de l'état civil, comme ses refus -n'ont plus aucune influence sur l'état des personnes, et n'ont d'autre -conséquence que la privation d'honneurs que l'Église a le droit -d'accorder ou de dénier selon ses croyances, le curé de Saint-Roch -était bien autorisé à refuser les prières qu'on lui demandait, et les -amis de la défunte auraient dû la conduire au cimetière sans la -présenter à l'église. Mais l'abus que l'on fait de ses droits prive -souvent de leur exercice le plus légitime. Les prédications -incendiaires du clergé avaient tellement irrité les esprits, qu'on ne -voulait pas même lui pardonner ses exigences les plus fondées, et il -est probable que si le curé n'avait pas obtempéré à l'ordre royal, la -foule ameutée aurait commis quelque profanation déplorable, que -l'armée et même la garde nationale auraient mis peu d'empressement à -réprimer. - -De toutes les scènes de cette époque la plus fâcheuse, celle qui -produisit le plus d'éclat, fut le procès intenté au général Exelmans. - -[En marge: Reprise imprudente du procès intenté au général Exelmans.] - -Déjà nous avons fait connaître l'espèce de faute reprochée à cet -illustre général. Parmi les lettres saisies sur lord Oxford, et -destinées à la cour de Naples, on en avait trouvé une dans laquelle le -général Exelmans renouvelait à Murat, dont il était l'ami et l'obligé, -l'assurance d'un absolu dévouement, et lui disait que si son trône -était menacé, de nombreux officiers français iraient lui offrir leur -épée. On savait dans le public que la cour de France s'efforçait -d'obtenir à Vienne la dépossession de Murat, mais la guerre n'était -pas déclarée contre lui, et par conséquent il n'y avait dans la lettre -saisie rien de contraire à la discipline militaire. Seulement le -général Exelmans ayant été maintenu en activité, on pouvait lui -reprocher de ne pas ménager les dispositions fort connues d'un -gouvernement qui s'était montré bienveillant à son égard. C'était tout -au plus de sa part un défaut de convenance, nullement une violation de -ses devoirs. Le général Dupont en avait jugé ainsi, et s'était -contenté de lui adresser une réprimande, et de lui enjoindre un peu -plus de circonspection à l'avenir. Mais le ministre Dupont avait été -remplacé au département de la guerre par le maréchal Soult, et on a vu -que ce maréchal, d'abord fort mal disposé pour la Restauration, puis -réconcilié avec elle, avait promis de rétablir la discipline dans -l'armée, et d'y faire rentrer la fidélité avec la soumission. - -[En marge: Le maréchal Soult ordonne au général Exelmans de se rendre -à Bar-sur-Ornain.] - -Un des moyens qu'il voulait employer était de réveiller l'affaire -oubliée du général Exelmans, et en faisant sentir son autorité à l'un -des généraux les plus populaires, d'intimider tous les autres. En -effet il était d'usage à cette époque, de dire et même de croire, que -c'était la faiblesse du gouvernement qui encourageait le mauvais -vouloir de l'armée. Le duc de Berry, irrité de ne pas trouver chez les -militaires les sentiments qu'il leur témoignait, se montrait imbu de -cette fausse pensée, et la soutenait avec la fougue de son caractère. -Le maréchal Soult, trop soigneux de complaire à ce prince, avait mis -le général Exelmans à la demi-solde, et lui avait enjoint de se rendre -à Bar-sur-Ornain, son lieu natal, dans une sorte d'exil. À cette -époque les officiers à la demi-solde contestaient au ministre de la -guerre le droit de leur assigner un séjour. Ils disaient que n'ayant -aucun emploi, dès lors aucun devoir à remplir qui exigeât leur -présence dans un lieu déterminé, ils étaient libres de choisir leur -résidence, et que n'ayant pas les avantages de l'activité, ils ne -devaient pas en avoir les charges. De son côté le ministre de la -guerre persistait à soutenir son droit, et il avait des raisons d'y -tenir, car dans l'état actuel des choses, avec le penchant que les -officiers non employés avaient à se rendre à Paris, il importait de -pouvoir les disperser par un simple ordre de l'administration. Cet -ordre renouvelé bien souvent était resté sans exécution, et les -officiers à la demi-solde n'avaient pas cessé d'affluer dans la -capitale, où ils tenaient le langage le plus inconvenant et le plus -séditieux. Mais c'était une maladresse que de faire résoudre la -question sur la personne d'un militaire aussi distingué que le général -Exelmans, et pour le délit assez ridicule qu'on lui reprochait. - -[En marge: Le général demande un délai, et n'ayant pu l'obtenir, -refuse d'obéir.] - -[En marge: Arrestation et évasion du général qui demande des juges.] - -Le général Exelmans, autour duquel s'était réuni tout ce que Paris -renfermait de têtes les plus chaudes, ne se montra pas disposé à -obtempérer à un ordre qu'il qualifiait de sentence d'exil, et pour le -moment s'en tint à demander un délai, alléguant l'état de sa femme qui -venait d'accoucher, et qui avait besoin de ses soins. Il eût été -prudent de se contenter de cette demi-obéissance, et de ne pas -provoquer une résistance ouverte, par une opiniâtreté outrée dans -l'exercice d'un droit contesté. Mais le maréchal Soult insista, et -exigea le départ immédiat du général Exelmans. Celui-ci excité par ses -jeunes amis, refusa péremptoirement d'obéir. Le maréchal alors sans -égard pour l'état où se trouvait la jeune femme du général, envoya -chez lui pour le faire arrêter. Le général arrêté et conduit à -Soissons, parvint à se soustraire à ses gardes, et écrivit au ministre -pour réclamer des juges, promettant de se constituer prisonnier dès -qu'on lui aurait désigné un tribunal régulier devant lequel il pût -comparaître. - -[En marge: Grand éclat produit par cette affaire.] - -Cette scène produisit parmi les militaires et dans une grande partie -du public une vive sensation. On fut profondément irrité contre le -maréchal, devenu de serviteur zélé de l'Empire, serviteur non moins -zélé des Bourbons, et persécuteur de ses anciens camarades beaucoup -plus que le général Dupont ne l'avait été. On se mit à raconter les -violences commises envers l'un des officiers les plus brillants de -l'armée, et surtout le trouble causé à sa jeune femme, tout cela pour -un délit fort contestable, pour un souvenir donné par lui à Murat, son -ancien chef, son bienfaiteur, et on nia, à tort ou à raison, que le -ministre eût à l'égard des militaires sans emploi le droit de fixer -leur résidence. L'opinion était donc excitée au plus haut point, et -par les stimulants les plus propres à agir sur elle. - -[En marge: Discussion des griefs allégués contre le général.] - -[En marge: Légèreté de ces griefs.] - -Cet éclat malheureux une fois produit, il était impossible de -s'arrêter, et de laisser le général en fuite, et sans juges. Il -fallait nécessairement lui en donner. Le maréchal fit donc au Conseil -royal un rapport mal conçu et mal motivé, qui embarrassa même les -membres du gouvernement les moins modérés. Il aurait fallu se borner à -poursuivre le général pour délit de désobéissance, et il y avait -beaucoup à dire en faveur du droit réclamé par le ministre de la -guerre. L'État en effet, en accordant une demi-solde à un nombre -considérable d'officiers, non pas à titre de retraite, mais à titre de -demi-activité, en attendant l'activité entière, devait cependant -conserver quelques droits sur eux, et ce n'était pas en réclamer un -bien excessif que de prétendre leur assigner un séjour, car on pouvait -avoir besoin d'eux dans tel endroit ou dans tel autre, et on devait -avoir l'autorité de les y envoyer. Le ministre ne s'en tint pas à ce -grief de désobéissance très-soutenable, et il proposa de déférer le -général Exelmans au conseil de guerre de la 16e division militaire, -siégeant à Lille, comme prévenu de correspondance avec l'ennemi, -d'espionnage, de désobéissance, de manque de respect au Roi, et de -violation du serment de chevalier de Saint-Louis. Quoiqu'on commençât -dans le gouvernement à être fort irrité contre les militaires, on fut -étonné de voir accumuler de tels griefs. Le général Dessoles déplora -la nécessité où l'on s'était mis de sévir contre un officier aussi -distingué que le général Exelmans, et trouva surtout bien étrange de -l'accuser d'espionnage. Il dit du reste qu'il fallait tâcher d'obtenir -pour l'exemple une condamnation, mais avec la pensée de faire grâce -immédiatement. Le comte d'Artois, avec une violence peu conforme à sa -bonté ordinaire, s'écria qu'on devait bien se garder de faire grâce, -qu'il fallait sévir au contraire, afin de ramener les militaires à -l'obéissance. Le duc de Berry tint le même langage, et ne put -toutefois s'empêcher de considérer le grief d'espionnage comme peu -convenable. Le Roi lui-même et M. de Jaucourt, qui l'un et l'autre -étaient dans le secret des affaires étrangères (M. de Jaucourt -remplaçait M. de Talleyrand par intérim), trouvèrent hasardé -non-seulement le grief d'espionnage, mais celui de correspondance avec -l'ennemi. Ils savaient combien il avait été difficile à Vienne de -contester le titre royal de Murat; ils savaient que jusqu'à ses -dernières imprudences ce titre ne lui avait pas été dénié, qu'on lui -avait même laissé la qualification d'allié, et qu'en ce moment encore -on ne lui avait pas donné celle d'ennemi, bien qu'on eût menacé de le -traiter comme tel, au premier mouvement de ses troupes. Le Roi et le -ministre intérimaire des affaires étrangères ne dissimulèrent donc pas -qu'il serait difficile d'appliquer officiellement à Murat le titre -d'ennemi, ce qui résulterait nécessairement de l'accusation intentée -au général Exelmans, contre lequel on n'avait d'autre fait à alléguer -que les lettres adressées à la cour de Naples. - -Le maréchal Soult engagé d'amour-propre soutint avec obstination les -termes de son rapport. _Le général qui régnait à Naples_, ainsi qu'il -qualifiait Murat, n'était, selon lui, que l'usurpateur de l'un des -trônes de la maison de Bourbon, dès lors l'ennemi de la France, et -quiconque lui avait écrit, _avait correspondu avec l'ennemi_. Le délit -d'espionnage, selon lui, était suffisamment caractérisé par cette -seule circonstance d'avoir fait part à Murat de la disposition où -étaient beaucoup d'officiers français de lui offrir leur épée. Pour la -désobéissance, elle était flagrante, puisque le général avait contesté -le droit du ministre d'assigner un séjour aux officiers à la -demi-solde, et avait non-seulement contesté ce droit en principe, -mais refusé en fait de s'y soumettre. Quant au manque de respect -envers le Roi, quant à la violation du serment de chevalier de -Saint-Louis, les raisons du ministre étaient de la plus mince valeur, -et ces griefs étaient du reste les moins importants. Le maréchal -s'obstina tellement à soutenir ce système d'accusation, que, par -condescendance autant que par paresse d'esprit, le Roi lui permit de -motiver son rapport comme il voulut, se réservant, dans le cas d'une -condamnation, d'user à propos du droit de faire grâce. Le duc de Berry -quoique ayant des doutes sur la valeur des griefs articulés, se récria -contre la disposition à l'indulgence que le Roi laissait paraître, et -répéta qu'il faudrait bien se garder de faire grâce, car, disait-il, -c'était la faiblesse qui perdait l'armée. Le Roi, impatienté, lui -répondit: Mon neveu, _n'allez pas plus vite que la justice_, et -attendez qu'elle ait prononcé.-- - -[En marge: Le maréchal Soult persiste, et renvoie le général Exelmans -devant la juridiction de la 16e division militaire.] - -On laissa donc le ministre de la guerre intenter au général Exelmans -un procès qui reposait, comme on vient de le voir, sur les griefs les -moins sérieux. Lorsque le général Exelmans apprit qu'il était renvoyé -devant le conseil de guerre de la 16e division militaire, il n'hésita -pas à se constituer prisonnier, d'après l'avis de ses nombreux amis, -qui avec raison ne croyaient pas qu'il y eût un seul militaire, et -même un seul magistrat, capable de le condamner. - -[En marge: Comparution du général.] - -[En marge: Ses réponses.] - -Le général se rendit à Lille et comparut le 23 janvier devant le -conseil de guerre de la 16e division militaire. Le rapporteur ayant -énoncé les griefs articulés par le maréchal Soult, le général fit des -réponses simples et convenables, d'un ton de modération qui ne lui -était pas habituel, mais qu'on lui avait sagement conseillé. Quant au -grief de correspondance avec l'ennemi, il répondit que la France étant -en ce moment en paix avec tous les États de l'Europe, il était -impossible de prétendre qu'il eût correspondu avec un ennemi, et que -si par hasard la France en avait un, cet ennemi actuellement ignoré ne -pouvait être considéré comme tel qu'après une déclaration de guerre, -ou des hostilités caractérisées. À l'égard du reproche d'espionnage, -il déclara, avec un sentiment de dignité compris et approuvé de tous -les assistants, qu'il n'y répondrait même pas. Quant à la -désobéissance, il soutint que le ministre n'ayant dans l'état des -choses aucun service à exiger des officiers à la demi-solde, -s'arrogeait par rapport à eux le droit d'exil, en prétendant les faire -changer de résidence à sa volonté. Relativement au délit d'offense -envers le Roi, il affirma que plein de respect pour Sa Majesté Louis -XVIII, il était certain de n'avoir rien écrit qui fût contraire à ce -respect. Enfin quant au reproche d'avoir manqué aux obligations de -chevalier de Saint-Louis, il répondit assez légèrement que sans doute -il ne connaissait pas ces obligations, car il n'en pouvait découvrir -aucune qui fût contraire à ce qu'il avait fait. - -[En marge: Son acquittement triomphal.] - -Ces réponses étaient si naturelles, et si fondées, qu'elles rendaient -toute défense à peu près inutile. Le débat fut court, et presque sans -délibérer le conseil de guerre acquitta le général à l'unanimité. On -se figure aisément la joie, et surtout la manifestation de cette joie -parmi les militaires accourus en foule pour accompagner le général. -Il fut ramené chez lui en triomphe, et en quelques jours l'impression -ressentie à Lille se propagea dans toute la France parmi les nombreux -ennemis du gouvernement. Ses amis éclairés déplorèrent un procès où -l'on avait posé d'une manière si maladroite, et fait résoudre d'une -manière si dangereuse tant de graves questions à la fois. Les -conséquences évidentes de ce procès, c'était que l'armée ne -considérait pas Murat comme ennemi, ne reconnaissait pas au ministre -de la guerre le droit d'assigner une résidence aux officiers à la -demi-solde, et enfin que, juges ou accusés, tous les militaires ne -craignaient pas de se mettre en opposition flagrante envers l'autorité -établie. - -[En marge: Dispositions des diverses classes de la France à l'égard -des Bourbons.] - -Jamais circonstance n'avait fait ressortir en traits plus frappants la -faiblesse de la royauté restaurée. Sur qui s'appuyer en effet, contre -tant d'ennemis si maladroitement provoqués, lorsque la force publique -était manifestement hostile? Sans doute il restait la garde nationale, -composée des classes moyennes, lesquelles souhaitaient le maintien des -Bourbons contenus par une sage intervention des pouvoirs publics. Mais -à Paris la morgue des gardes du corps, dans les provinces celle des -nobles rentrés, partout l'intolérance du clergé, les menaces contre -les acquéreurs de biens nationaux, les souffrances de l'industrie -ruinée par l'introduction des produits anglais, les pertes de -territoire injustement imputées à la Restauration, enfin le réveil de -l'esprit libéral dont les Bourbons faisaient un ennemi au lieu d'en -faire un allié, avaient fort altéré les dispositions de ces classes -moyennes, et parmi elles ce n'était plus que les esprits infiniment -sages qui pensaient qu'il fallait soutenir les Bourbons en essayant de -les corriger. Mais ce sentiment renfermé dans un nombre de gens -très-restreint, suffirait-il pour soutenir les Bourbons contre tant -d'hostilités de tout genre? Personne ne le croyait, et la pensée d'un -prochain changement, pensée qui souvent amène ce qu'elle prévoit, -avait pénétré dans tous les esprits. En effet, quand cette opinion -fatale qu'un gouvernement ne peut pas durer, vient à se répandre, les -indifférents déjà froids se refroidissent davantage, les intéressés -tournent les yeux ailleurs, les amis effarés commettent encore plus de -fautes, et les fonctionnaires chargés de la défense hésitent à se -compromettre pour un pouvoir qui ne pourra les récompenser ni de leurs -efforts, ni de leurs dangers. Ces derniers surtout se montraient alors -aussi mal disposés que possible. Ils appartenaient presque tous à -l'Empire, car les royalistes, nobles ou non nobles, émigrés ou -demeurés sur le sol, malgré leur bonne volonté de prendre les places, -n'avaient pu les obtenir du gouvernement, tant ils étaient étrangers à -la connaissance des affaires. Beaucoup s'étaient dirigés, comme on l'a -vu, vers les emplois militaires, ce qui avait produit sur l'armée le -plus déplorable effet. Les autres avaient songé aux emplois de -finances, mais M. Louis ayant le fanatisme de son état, les avait -impitoyablement repoussés. Quelques-uns aspiraient aux emplois -administratifs, mais l'abbé de Montesquiou, non moins hautain avec ses -amis qu'avec ses adversaires, avait dit qu'il ne suffisait pas -d'avoir émigré pour connaître la France et être capable de -l'administrer, et par dédain autant que par paresse, il n'avait pas -changé vingt préfets sur quatre-vingt-sept. Enfin quant à ceux qui -songeaient à la magistrature, on était bien décidé à les y admettre, -mais l'épuration depuis longtemps annoncée de cette magistrature était -à peine commencée, et ils n'avaient pas eu le temps d'y trouver place, -tandis que la destitution de MM. Muraire et Merlin avait été pour les -magistrats en fonctions un véritable sujet d'alarme. Ainsi l'armée -profondément hostile, les fonctionnaires presque tous originaires de -l'Empire, suspects à la dynastie qu'ils n'aimaient pas, travaillés en -dessous par les royalistes qui voulaient leurs emplois, et fatigués de -l'hypocrisie à laquelle ils étaient condamnés, les classes moyennes -favorables d'abord, refroidies depuis, le peuple des campagnes -complétement aliéné à cause des biens nationaux, le peuple des villes -inclinant vers les révolutionnaires par goût et par habitude, enfin -quelques amis peu nombreux et peu écoutés parmi les hommes éclairés -qui prévoyaient le danger du rétablissement de l'Empire, telle était -en résumé la situation des diverses classes de la société française à -l'égard des Bourbons, situation se dessinant plus clairement à chacun -des incidents qui se succédaient avec une étrange rapidité. - -[En marge: L'armée française pour la première fois disposée à -intervenir dans la politique.] - -Parmi toutes ces classes, ou froides ou hostiles, la plus redoutable, -celle des militaires, avait le sentiment que le gouvernement dépendait -d'elle seule, et qu'il serait renversé dès qu'elle le voudrait. Cette -disposition ne s'était jamais vue dans notre armée, et fort -heureusement ne s'est pas revue depuis, car il n'y a rien de plus -dangereux qu'une armée qui veut prendre aux révolutions de l'État une -autre part que celle de maintenir l'ordre au nom des lois. Elle est -bientôt le plus funeste et le plus abject des instruments de -révolution, car elle devient rapidement licencieuse, indisciplinée, -insatiable, et quelquefois lâche, bonne à opprimer l'État au dedans, -impuissante à le défendre au dehors, le déshonorant et se déshonorant, -jusqu'à ce qu'on la détruise par le fer et le feu, comme il est arrivé -des prétoriens dans l'antiquité, des strélitz, des mameluks, des -janissaires dans les temps modernes. Jusqu'ici en effet, les -révolutions accomplies en France n'avaient eu aucun rapport à l'armée, -qu'elles n'avaient eue ni pour cause, ni pour but, ni pour moyen. Mais -la révolution de 1814, accomplie par toute l'Europe en armes, contre -un chef militaire qui avait abusé de son génie et de la bravoure de -ses soldats, semblait avoir été spécialement dirigée contre l'armée -française, qui l'avait profondément ressenti. Flattée un moment par -les Bourbons dans la personne de ses chefs, elle n'avait pas tardé à -s'apercevoir qu'entre elle et le gouvernement il y avait toute la -différence imaginable entre un parti qui avait défendu le sol et un -parti qui avait voulu l'envahir, et cette fois (l'unique, nous le -répétons, dans notre siècle) l'idée lui était venue de jouer un rôle -politique, un rôle révolutionnaire.--Jetons ces émigrés à la porte, -était le propos de toute la jeunesse militaire, accumulée à -Paris.--Soit que Napoléon revînt se mettre à sa tête, ce qu'elle -souhaitait ardemment (sans savoir, hélas! ce qu'elle désirait), soit -qu'il ne vînt pas, elle était résolue à renverser le gouvernement de -ses propres mains, et le plus tôt possible. Les officiers sans emploi -l'annonçaient hautement, et lorsqu'ils parlaient de la sorte, ils -trouvaient ceux qui étaient employés, ou silencieusement ou -explicitement approbateurs, et prêts à les seconder. Quant aux -soldats, il n'y avait pas un doute à concevoir sur leurs sentiments, -car les jeunes ayant quitté le drapeau par suite de la désertion -générale en 1814, et ayant été remplacés par les vieux, revenus des -prisons ou des garnisons lointaines, l'armée était, surtout dans les -derniers rangs, aussi hostile aux Bourbons que dévouée à Napoléon. - -[En marge: Complot des frères Lallemand.] - -[En marge: Nature de ce complot.] - -Un ministre de la guerre, quel qu'il fût, ne pouvait être que fort -insuffisant pour vaincre de telles dispositions, et le maréchal Soult -qu'on avait choisi dans l'espérance qu'il en triompherait, n'y avait -guère réussi. Son essai de sévérité envers le général Exelmans avait -au contraire amené les choses à un état de fermentation des plus -inquiétants. Il n'était pas possible que des officiers de tout grade, -généraux, colonels, chefs de bataillon, jusqu'à de simples -sous-lieutenants, restés à la demi-solde, et réunis à Paris au nombre -de plusieurs milliers, répétassent sans cesse qu'il fallait renvoyer -les émigrés à l'étranger, sans que des propos ils songeassent à passer -à l'action. Bien qu'ils fussent assez nombreux pour tenter à eux seuls -un coup de main, ils sentaient que le résultat serait infiniment plus -assuré s'ils avaient avec eux quelques-uns de leurs camarades pourvus -de commandements, et pouvant disposer de corps de troupes au signal -qu'on leur donnerait. Sous ce rapport ils étaient parfaitement servis -par les circonstances, car parmi leurs camarades les plus pétulants -s'en trouvaient qui avaient des commandements à très-petite distance -de Paris. Le brillant Lefebvre-Desnoëttes était resté à la tête de la -cavalerie de la garde, stationnée dans le Nord. Les frères Lallemand, -officiers du plus grand mérite et des plus animés contre la -Restauration, commandaient, l'un le département de l'Aisne, l'autre -l'artillerie de La Fère. Enfin l'un des premiers divisionnaires de -l'Empire, Drouet, comte d'Erlon, fils de l'ancien maître de poste de -Varennes, était à la tête de la 16e division militaire à Lille. Ils -pouvaient à eux quatre réunir quinze ou vingt mille hommes, les amener -à Paris, les joindre aux quelques mille officiers à la demi-solde qui -s'y étaient agglomérés, et n'ayant à craindre dans cette capitale que -la maison du Roi, ils avaient la presque certitude de réussir. -Toutefois, malgré ces conditions si menaçantes pour le gouvernement, -leur succès était moins certain qu'ils ne le croyaient, ainsi que le -résultat le prouva bientôt, car très-heureusement le sentiment de -l'obéissance est tel dans l'armée française, qu'il n'est pas facile -d'entraîner des troupes, même dans le sens de leurs passions, si c'est -en sens contraire de leurs devoirs. Néanmoins, les officiers -mécontents étaient pleins de confiance, et il est vrai que jamais -conspirateurs n'avaient été autant fondés à croire au succès de leur -entreprise. Ils s'étaient mis d'accord entre eux, officiers sans -emploi, officiers en activité, et comprenant très-bien que dans les -entreprises de ce genre un grand nom est une importante condition de -réussite, ils avaient songé au seul grand nom militaire laissé dans la -disgrâce, à celui du maréchal Davout. Ce personnage grave et sévère, -le plus ferme observateur de la discipline militaire, était peu propre -à conspirer. Pourtant la conduite tenue à son égard l'avait -profondément blessé, et cette conduite était vraiment inqualifiable, -car il était proscrit à la demande de l'ennemi, pour la défense de -Hambourg, l'une des plus mémorables dont l'histoire ait conservé le -souvenir. Aussi n'avait-il pas repoussé les jeunes et pétulants -généraux qui s'étaient adressés à lui. Disposé ainsi qu'eux à -considérer les Bourbons comme des étrangers, se flattant de pouvoir -par un mot expédié à l'île d'Elbe faire revenir Napoléon, le remettre -à la tête de l'Empire, l'entreprise proposée n'était à ses yeux que la -substitution d'un gouvernement national à un gouvernement -antinational, imposé à la France par l'Europe. Le maréchal, sans -s'engager précisément avec les jeunes artisans de ce projet, leur -avait montré assez de sympathie pour leur inspirer la confiance qu'il -serait leur chef, et tout joyeux d'une telle adhésion, indiscrets -comme des gens joyeux, ils n'avaient guère fait mystère de leurs -espérances. - -[En marge: Effort pour y mêler des personnages politiques, et soin de -ceux-ci à n'y pas entrer.] - -[En marge: Prudence de M. de Bassano.] - -Cependant à travailler ainsi pour Napoléon, il fallait travailler avec -lui, avec son assentiment, avec son concours, et dès lors se mettre en -communication avec ceux qui étaient supposés le représenter. Tout en -cherchant spécialement les grands noms militaires de l'Empire, les -hommes qui voulaient se débarrasser des Bourbons avaient songé aussi -aux grands noms civils, afin d'entrer en rapport avec Napoléon par -leur intermédiaire. Ils ne pouvaient recourir au prudent Cambacérès -que sa timidité et sa gravité rendaient inabordable, au sauvage -Caulaincourt qui fuyait toutes les relations, au trop suspect et trop -surveillé duc de Rovigo qu'il était impossible d'approcher sans se -dénoncer soi-même à la police, et ils s'étaient tournés vers les deux -hommes qui passaient pour avoir la confiance personnelle de Napoléon, -MM. Lavallette et de Bassano. Mais M. Lavallette avait reçu de -Napoléon pendant la dernière campagne un dépôt de seize cent mille -francs en espèces métalliques, composant toute la fortune personnelle -de l'ancien Empereur, et il l'avait soigneusement gardé pour le -restituer à la première demande. Dans sa fidélité, craignant de trahir -un dépôt qui pouvait devenir le pain de son maître, il l'avait caché -avec beaucoup de précautions dans sa propre maison, et pour le mieux -cacher, il se cachait lui-même en ne voyant personne. C'était donc au -fidèle et toujours accessible duc de Bassano que les auteurs de -l'entreprise projetée avaient eu recours. Ils l'avaient à la fois -charmé et terrifié, charmé en lui prouvant qu'on ne cessait pas de -penser à Napoléon, terrifié en l'informant d'un projet compromettant -pour tant de monde, particulièrement pour Napoléon lui-même, qui, à -l'île d'Elbe, restait placé sous la main des puissances, et exposé à -subir le contre-coup de toutes leurs inquiétudes. Ce qui contribuait -à intimider M. de Bassano, c'est que, depuis le départ de Napoléon -pour l'île d'Elbe, il n'en avait reçu aucune communication, et n'avait -osé lui en adresser aucune. Les hommes qui avaient servi Napoléon -étaient si habitués à attendre son initiative, que jamais ils ne se -seraient permis de la prévenir, et depuis sa chute ils n'avaient pas -changé. Les fautes des Bourbons leur avaient rendu l'espérance, sans -leur inspirer une spontanéité d'action dont ils avaient toujours été -dépourvus. M. de Bassano, intimement lié avec les jeunes généraux qui -s'agitaient en ce moment, leur avait déclaré qu'il était sans rapports -avec Napoléon, qu'il ne pouvait par conséquent leur donner ni son -avis, ni son assentiment, encore moins l'autorité de son nom, puis il -les avait suppliés de ne pas compromettre leur ancien chef, qui, -toujours à la merci de ses ennemis, pouvait, sur un mot parti de -Vienne, être transporté violemment dans des régions lointaines et sous -un ciel meurtrier. Cette réserve n'avait été prise que comme une -prudence ordinaire aux personnages politiques, et les jeunes têtes -impatientes de relever l'Empire n'avaient été ni découragées, ni -jetées dans le doute par la manière de s'exprimer de l'ancien -confident de l'Empereur. - -[En marge: M. Fouché seul, parmi les révolutionnaires, paraît disposé -à se mêler au complot projeté.] - -[En marge: Idées particulières à M. Fouché.] - -Il y avait un autre concours qu'il était tout aussi naturel de désirer -et d'espérer, c'était celui du parti révolutionnaire. Les Bourbons -auraient eu pour les révolutionnaires, et en particulier pour les -_votants_, des ménagements que leur coeur rendait impossibles, qu'ils -n'auraient probablement pas réussi à se les concilier. Mais si à cette -difficulté fondamentale on ajoute les sanglants outrages prodigués -tous les jours aux révolutionnaires par les gazettes royalistes, on -comprendra que leur antipathie se fût transformée en une haine -violente. Sous l'influence de ces dispositions, Carnot avait écrit et -laissé publier le fameux mémoire dont nous avons parlé; Sieyès d'une -modération dédaigneuse avait passé à un déchaînement qui ne lui était -pas ordinaire, et une quantité d'autres personnages du même parti -avaient suivi son exemple, à l'exception toutefois de Barras, qui, peu -jaloux de retomber sous l'ingrat général dont il avait commencé la -fortune, désirait mourir paisiblement sous les Bourbons, auxquels il -faisait parvenir de sages conseils fort peu écoutés. Hors celui-là, -les révolutionnaires étaient exaspérés. Satisfaits d'abord de la chute -de Napoléon, ils la déploraient maintenant, et désiraient hautement -son retour. À leur tête, on voyait comme de coutume se remuer M. -Fouché, qui cherchait toujours à ressaisir un rôle, et s'en faisait un -en se mêlant de tout. Tandis qu'il s'était mis, comme on l'a vu, en -rapport avec les agents de M. le comte d'Artois, et avec M. le comte -d'Artois lui-même, promettant de sauver les Bourbons si les Bourbons -se confiaient à lui, il écrivait à M. de Metternich à Vienne, pour lui -donner sur la manière d'arranger l'Europe ses idées, que M. de -Metternich ne demandait pas; il écrivait à Napoléon pour lui -conseiller de s'enfuir en Amérique, désirant sincèrement en -débarrasser l'Europe et s'en débarrasser lui-même. Puis, toujours -allant et venant d'un parti à l'autre, après avoir excité les -révolutionnaires contre les émigrés, il faisait aux émigrés un -épouvantail de l'agitation régnante, dans l'espoir qu'on l'appellerait -pour la calmer. Pourtant le dernier remaniement ministériel, qui avait -amené le maréchal Soult à la guerre, M. d'André à la police, lui ôtant -l'espoir prochain d'un retour au pouvoir, il avait comme les hommes de -son parti, mais par d'autres motifs, passé de l'indulgence à la colère -envers les Bourbons, et il était prêt à s'adjoindre à quiconque -voudrait les renverser. Il était donc bien difficile qu'il se tramât -quelque chose contre eux, sans qu'il fût de l'entreprise et qu'il y -eût le premier rôle. Mais les bonapartistes se défiaient profondément -de lui, et lui préféraient le comte Thibaudeau, ancien conventionnel, -ancien régicide, ancien préfet de l'Empire, habile et dur, retiré à -Paris, où il avait fui le ressentiment des Marseillais exaspérés -contre son administration. Révolutionnaire par sentiment, bonapartiste -par ambition, sûr du reste dans ses relations, il avait été le lien -des révolutionnaires avec les bonapartistes, jusqu'au moment où M. -Fouché s'était mis au coeur de toutes les menées pour les diriger à -son gré et à son profit. M. Fouché présentant aux révolutionnaires sa -qualité de régicide pour gage, aux bonapartistes celle du plus ancien -ministre de Napoléon, et offrant à tous et pour titre essentiel une -activité et un savoir-faire célèbres, était bientôt devenu le -personnage principal, et n'avait pas tardé à vouloir imposer ses -idées. Or sa principale idée c'était de renverser les Bourbons sans -leur substituer Napoléon lui-même. Il disait qu'à un état de choses -nouveau, il fallait un prince nouveau, libéral comme la génération -présente, n'inspirant pas à l'Europe la haine dont Napoléon était -l'objet, n'étant pas exposé comme lui à voir six cent mille hommes -repasser le Rhin pour le détrôner; il disait que la France, fatiguée -de guerre et de despotisme, ne voulait pas plus de Napoléon que des -Bourbons, et qu'il n'y avait que deux princes souhaitables, le duc -d'Orléans, ou Napoléon II sous la régence de Marie-Louise; que le duc -d'Orléans, enlacé dans les liens de sa famille, ne pouvait pas se -séparer d'elle pour prêter la main à une révolution; que ses -manifestations favorables se bornaient à plus de politesse envers les -hommes de l'armée et de la Révolution, mais qu'il était impossible -d'établir sur de pareils fondements une entreprise telle qu'un -changement de gouvernement; que la seule solution convenable, c'était -le Roi de Rome avec la régence de Marie-Louise; qu'en se proposant un -tel but on aurait l'Autriche, par l'Autriche l'Europe, avec l'Europe -la paix; qu'on aurait en outre l'armée heureuse de voir renaître -l'Empire, Napoléon lui-même dédommagé dans la personne de son fils du -trône qu'il aurait perdu, enfin les révolutionnaires et les libéraux -parfaitement satisfaits, car trouvant dans le fils la gloire du père -sans son despotisme, débarrassés en même temps des avanies de -l'émigration, ils auraient toutes les raisons imaginables de se -rattacher à un régime qui leur procurerait les avantages de l'Empire -sans aucun de ses inconvénients. - -[Date en marge: Fév. 1815.] - -Ces raisons, quoique très-sensées sous plusieurs rapports, péchaient -comme toutes celles qu'on alléguait pour tenter une révolution -nouvelle, par un côté fondamental, c'était de supposer qu'on pût -donner aux Bourbons un autre remplaçant que Napoléon. La régence de -Marie-Louise était un pur rêve, car l'Autriche n'aurait livré ni -Marie-Louise ni son fils, et cette princesse eût été aussi incapable -de ce rôle que peu désireuse de le remplir. M. le duc d'Orléans qui -pouvait être amené un jour, la couronne étant vacante, à céder au voeu -irrésistible de l'opinion publique, n'aurait ni devancé ni provoqué ce -voeu, qui alors était encore très-vague. Marie-Louise, le duc -d'Orléans étant impossibles par des motifs différents, il fallait ou -se proposer Napoléon pour but, ce qui était une provocation insensée -et désastreuse à l'Europe, ou conserver les Bourbons en les -redressant, seule chose en effet qui fût alors honnête et raisonnable. -M. Fouché, plus sage en apparence, était donc en réalité aussi étourdi -et moins innocent que les folles têtes qu'il prétendait diriger. Il -produisait néanmoins par ses discours quelque impression sur beaucoup -d'anciens serviteurs de l'Empire qui se rappelaient le despotisme, -l'ambition de Napoléon, qui redoutaient son ressentiment (car presque -tous l'avaient abandonné), et surtout l'effet de sa présence sur -l'Europe. Il était difficile cependant de persuader aux jeunes -généraux qui étaient prêts à risquer leur tête, de songer à d'autres -qu'à Napoléon, et on avait laissé de côté cette question, pour ne -s'occuper que du premier but, celui de renverser les Bourbons. Les -auteurs du projet de renversement ne voyaient qu'une manière de s'y -prendre, c'était de réunir les troupes dont disposaient quelques-uns -d'entre eux, de les amener à Paris, de les joindre aux officiers à la -demi-solde, et avec ces moyens d'exécuter un coup de main. Aux mois de -janvier et de février 1815, on en était venu à parler de ce plan avec -une indiscrétion singulière qui choquait déjà le maréchal Davout, trop -grave pour des entreprises conduites aussi légèrement, et qui alarmait -M. de Bassano, craignant toujours de compromettre Napoléon sans -l'avoir consulté. Aussi M. de Bassano répétait-il à ces jeunes -militaires, qu'il n'avait aucune communication avec l'île d'Elbe, que -dès lors il ne pouvait leur assurer aucun concours, et qu'il les -suppliait de ne pas compromettre Napoléon, qu'une imprudence -exposerait à être déporté aux extrémités du globe. M. Lavallette, bien -qu'il se cachât, avait pourtant fini par les rencontrer, et par les -entretenir de ce qui les occupait. Il les avait suppliés de se tenir -tranquilles, de ne pas chercher à devancer les volontés de Napoléon, -et ils avaient répondu qu'ils n'avaient besoin de l'assentiment ni du -concours de personne pour renverser un gouvernement antipathique à la -nation comme à eux, et dont l'existence était entièrement dans leurs -mains. Ils avaient donc persisté dans leurs projets, et ils -fréquentaient surtout M. Fouché, qui avait cherché à se les attacher -parce qu'il voyait en eux un fil de plus à mouvoir, et qui avait -employé pour y réussir le moyen facile de les écouter sans les -contredire. - -[En marge: Le complot des jeunes militaires est si légèrement conçu -qu'il mérite à peine le nom de complot.] - -[En marge: Erreur de la police, qui cherche les conspirateurs où ils -ne sont pas.] - -Si on appelle conspiration tout désir de renversement accompagné de -propos menaçants, assurément il y en avait une dans ce que nous -venons de rapporter. Mais si on appelle conspiration un projet bien -conçu, entre gens sérieux, voulant fermement atteindre un but, décidés -à y risquer leur tête, et ayant combiné leurs moyens avec prudence et -précision, il est impossible de dire qu'il y eût ici quelque chose de -semblable. Ces jeunes officiers voulaient sans contredit se -débarrasser des Bourbons, même au prix de leur vie qu'ils n'avaient -pas l'habitude de ménager; quelques-uns, pourvus de commandements -actifs, avaient dans les mains de puissants moyens d'action, et de -leur part on ne peut nier qu'il y eût conspiration. Mais de la part -des prétendus chefs il en était autrement. Le maréchal Davout avait -écouté, sans s'y engager, des projets qui flattaient son ressentiment, -mais qui blessaient son bon sens et ses habitudes de discipline. M. -Lavallette avait repoussé toute confidence. M. de Bassano, tout en -fermant un peu moins l'oreille que M. Lavallette, avait pris soin de -ne compromettre Napoléon à aucun degré, en affirmant qu'il ne lui -avait rien dit, et ne lui dirait rien; et quant aux ducs de Vicence et -de Rovigo, quant au prince Cambacérès, on ne leur avait pas même -parlé. Le maréchal Ney, et les autres chefs de l'armée réputés -mécontents, ignoraient complétement ce qui se passait, étaient -suspects d'ailleurs à leurs anciens camarades à cause des faveurs -royales qu'ils avaient acceptées, et savaient seulement, comme le -public, que Paris regorgeait d'officiers à la demi-solde prêts aux -plus grands coups de tête. Le seul personnage qui, par son désir -d'avoir la main partout, fût entré dans ces projets, c'était M. -Fouché, et au fond il en était devenu le véritable chef, uniquement -parce que loin de décourager les auteurs de l'entreprise, il s'était -fait leur confident, leur conseiller, et rarement leur modérateur. À -vrai dire, s'il y avait conspiration, c'était de sa part, et de la -part des militaires dont il flattait les passions et favorisait les -projets. Mais c'est tout au plus si on pouvait l'affirmer d'eux et de -lui, car rien n'était fixé, ni l'époque, ni le plan, ni les -coopérateurs de l'entreprise. La police en voulant voir des complots -partout, ne savait pas discerner le seul qui eût une ombre de réalité. -Elle veillait sur les militaires en général, mais sur ceux que nous -venons d'indiquer moins que sur les autres. Quant à M. Fouché -lui-même, elle était loin d'apercevoir en lui le personnage dangereux -dont il aurait fallu suivre toutes les démarches. La police officielle -le signalait bien comme un personnage suspect dont il y avait à se -défier, mais la police officieuse de M. le comte d'Artois le peignait -comme le plus habile des hommes, comme le plus puissant, comme celui -dans les mains duquel il fallait remettre le salut de la dynastie et -de la France. À entendre cette police, les véritables conspirateurs -étaient M. Cambacérès, qui voyait à peine quelques amis à l'heure de -son dîner; MM. de Bassano et Lavallette, qui prenaient soin, ainsi que -nous venons de le dire, de se séparer de toute entreprise sérieuse; le -duc de Rovigo que tout le monde évitait tant il était compromis, et -qui évitait tout le monde tant il trouvait ses amis ingrats envers -lui; et enfin la reine Hortense, qui avait accepté la protection de -l'empereur Alexandre et les bons traitements de Louis XVIII, qui -était occupée à plaider contre son mari pour la possession de ses -enfants, et qui, bien que toujours attachée à Napoléon, était -tellement abattue par sa chute, qu'elle n'imaginait pas que son retour -fût possible. D'après cette même police qu'on appelait celle du -château, le prince Cambacérès, M. de Bassano, M. Lavallette, la reine -Hortense, étaient en correspondance secrète avec Napoléon, recevaient -une part de ses trésors pour soudoyer les complots qui se tramaient, -et les ramifications de ce complot allaient plus loin encore, car M. -de Metternich, brouillé avec les puissances du Nord, et mis par la -reine de Naples en rapport avec Napoléon, songeait à le ramener sur la -scène, pour se venger d'alliés ingrats qui voulaient s'emparer de la -Saxe et de la Pologne. - -Les faits déjà exposés dans cette histoire suffisent pour montrer ce -qu'il y avait de fondé dans ces suppositions. MM. de Cambacérès, de -Bassano, Lavallette, étaient certainement investis de toute la -confiance de Napoléon, et justement parce qu'ils la méritaient se -seraient bien gardés d'en faire part au premier venu. La reine -Hortense était fort dévouée à son beau-père, mais dans le moment la -mère avait presque étouffé chez elle la fille adoptive. M. de -Metternich était mécontent de la Prusse et de la Russie, il avait eu -de la peine à se détacher de la cour de Naples, mais on a pu voir s'il -songeait à se servir de Napoléon pour résister aux prétentions des -Russes et des Prussiens; et quant à Napoléon, on jugera bientôt s'il -avait de l'argent à consacrer à de telles entreprises, et s'il avait -la main dans celles qui se préparaient en France. Le véritable -inconvénient de ces extravagantes inventions, auxquelles les -gouvernements prêtent trop souvent l'oreille quand une froide et -solide raison ne les dirige pas, c'est de détourner leur attention des -dangers réels pour la porter sur des dangers imaginaires, c'est de -leur faire quitter, comme à la chasse, les vraies pistes pour se jeter -sur les fausses. On négligeait M. Fouché, que les agents de toutes les -polices ménageaient et prônaient même, on ne pensait pas à un seul des -jeunes généraux qui avaient des commandements dans le Nord, et dont -l'audace pouvait bientôt devenir dangereuse, et on attachait ses yeux -et sa haine sur des hommes qui sans doute faisaient des voeux contre -le gouvernement, mais dont aucun n'était prêt à lever la main contre -lui. On assiégeait ainsi de mille rapports alarmants M. le comte -d'Artois qui, toujours effaré, croyait tout, Louis XVIII qui, fatigué -de ces perpétuelles alarmes, ne croyait rien, et le gouvernement, -faute d'avoir à sa tête un esprit ferme et sagace, flottait entre tout -croire et ne rien croire, passait ainsi à côté de tous les périls, non -pas sans en avoir peur, mais sans les discerner. - -[En marge: Désir de M. de Bassano d'avertir Napoléon de ce qui se -passe.] - -M. de Bassano à la fois inquiet et satisfait de ce qu'il apprenait, -frémissait cependant à l'idée de voir une entreprise aussi grave que -celle dont il s'agissait, tentée sans que Napoléon en fût averti, car -elle pouvait contrarier ses vues, elle pouvait l'exposer à des mesures -cruelles, et enfin, exécutée sans lui, elle pouvait profiter à -d'autres qu'à lui. Ce fidèle serviteur aurait donc voulu informer -Napoléon de ce qui se passait, et tandis qu'il en cherchait le moyen, -l'empressement d'un jeune homme inconnu le lui offrit à l'improviste. - -[En marge: L'occasion lui en est offerte par M. Fleury de Chaboulon.] - -[En marge: Nature de la mission que M. de Bassano donne à M. Fleury de -Chaboulon.] - -[En marge: Voyage de M. Fleury de Chaboulon à l'île d'Elbe.] - -Un auditeur de l'Empire, M. Fleury de Chaboulon, ayant de l'esprit, de -l'ardeur, de l'ambition, s'ennuyant à Paris de n'être rien, avait -résolu d'aller à l'île d'Elbe pour mettre son activité inoccupée au -service de l'Empereur détrôné. Mais il voulait y arriver avec une -recommandation propre à lui assurer un accueil favorable. Il s'adressa -donc à M. de Bassano, qui l'écouta d'abord avec réserve, qui s'ouvrit -davantage lorsqu'il eut reconnu sa bonne foi, et finit par lui confier -la mission d'exposer verbalement à Napoléon la véritable situation de -la France, c'est-à-dire l'impopularité croissante des Bourbons, le -refroidissement des classes moyennes pour eux, l'irritation des -acquéreurs de biens nationaux, l'exaspération de l'armée, la -disposition des jeunes militaires à tout risquer, enfin l'opinion -universellement accréditée, que l'état des choses ne pouvait durer, et -qu'il changerait ou au profit de la famille Bonaparte, ou à celui de -la famille d'Orléans. M. Fleury de Chaboulon pressant M. de Bassano de -s'expliquer plus clairement, et d'aboutir à un avis donné à Napoléon, -celui par exemple de quitter l'île l'Elbe, et de débarquer en France, -M. de Bassano répondit avec raison qu'il ne pouvait prendre une -pareille responsabilité, que d'ailleurs à un homme tel que Napoléon on -ne donnait pas de conseil, et surtout un semblable conseil. M. Fleury -de Chaboulon fut seulement chargé de porter à l'île d'Elbe l'exposé -exact de la situation, avec recommandation expresse de ne rien dire -qui fût une incitation à agir dans un sens ou dans un autre. M. de -Bassano refusa de lui confier aucun écrit, mais lui remit un signe de -reconnaissance qui attestât à Napoléon de quelle part il venait. M. -Fleury de Chaboulon partit en janvier, passa par l'Italie, tomba -malade en route, et ne put être rendu à l'île d'Elbe que dans le -courant du mois de février. - -[En marge: Vie de Napoléon à l'île d'Elbe.] - -Avant de faire connaître les résultats de sa mission, il convient -d'exposer comment Napoléon vivait à l'île d'Elbe, depuis qu'il avait -passé de l'empire du monde à la souveraineté de l'une des plus petites -îles de la Méditerranée. C'est un curieux spectacle en effet, et digne -des regards de l'histoire, que celui de cette activité prodigieuse, -qui après s'être étendue sur l'Europe entière, était renfermée -maintenant dans un espace de quelques lieues, et s'exerçait sur douze -ou quinze mille sujets et un millier de soldats! Notre tâche serait -incomplétement remplie si nous négligions de le retracer. - -[En marge: Accueil qu'il avait reçu des habitants à son arrivée.] - -Napoléon transporté à l'île d'Elbe sur la frégate anglaise -l'_Undaunted_, avait mouillé le 3 mai 1814 dans la rade de -Porto-Ferrajo, et avait débarqué dans la journée du 4. Quelques jours -avant son arrivée les habitants l'avaient brûlé en effigie par les -motifs qui avaient tourné contre lui tous les peuples de l'Empire: la -guerre, la conscription, les droits réunis. En apprenant sa venue ils -avaient oublié leur colère de la veille, et étaient accourus, poussés -par le sentiment d'une ardente curiosité. Puis ils avaient manifesté -une joie bruyante, en songeant qu'ils seraient affranchis du joug de -la Toscane, que le nouveau monarque leur apporterait de vastes -trésors, attirerait chez eux un commerce considérable, et avec son -génie créateur ferait bientôt de leur île quelque chose -d'extraordinaire. Ils l'avaient conduit en pompe à l'église, et y -avaient chanté un _Te Deum_. Il s'était prêté de bonne grâce à leurs -désirs, comme s'il avait pu partager à quelque degré leur joie -puérile. - -Prenant avec soumission les choses qui s'offraient à lui, ne semblant -pas s'apercevoir qu'elles fussent petites, il s'était mis à l'oeuvre -le lendemain même de son arrivée, et avait commencé par faire à cheval -le tour de l'île. Après en avoir parcouru l'étendue en quelques -heures, il avait arrêté le plan de son nouveau règne, avec le zèle que -quinze ans auparavant il apportait à réorganiser la France. - -[En marge: Ses premiers soins donnés à la défense de Porto-Ferrajo.] - -[En marge: Moyens d'évasion préparés dans l'île de Pianosa.] - -Ses premiers soins furent consacrés à la ville de Porto-Ferrajo, -située sur une hauteur, à l'entrée d'un beau golfe tourné vers -l'Italie, et ayant vue sur les montagnes de l'Étrurie. Elle avait été -jadis fortifiée, et pouvait devenir une place capable de quelque -résistance. Napoléon s'appliqua sur-le-champ à la mettre en complet -état de défense. En se faisant suivre à l'île d'Elbe par un -détachement de sa garde, il s'était assuré plusieurs centaines -d'hommes dévoués, soit pour se défendre contre une basse violence, -soit pour servir de fondement à quelque entreprise hasardeuse, si -jamais il en voulait tenter une. Ces compagnons d'exil au nombre d'un -millier, enfermés dans une bonne place maritime avec des vivres et des -munitions, pouvaient s'y défendre quelques semaines, et lui donner le -temps de se dérober, si les souverains regrettant de l'avoir laissé -trop près de l'Europe, songeaient à le déporter dans l'Océan. Il se -hâta donc de faire réparer les remparts de Porto-Ferrajo, d'y réunir -l'artillerie qui avait été répandue sur les côtes de l'île pendant la -dernière guerre, de la hisser sur les murs, d'achever et d'armer les -forts qui dominaient la rade, de préparer des magasins, d'y rassembler -des vivres et des munitions. En très-peu de semaines Porto-Ferrajo -devint une place qui aurait exigé pour s'en emparer une assez grosse -expédition. Napoléon gagnait à ces précautions, outre des moyens de -défense très-réels, l'avantage d'être plus sûrement averti de ce qu'on -méditerait contre lui, par l'étendue même des forces qu'il faudrait -déployer pour le violenter. Il ne borna pas là sa prévoyance. Une île -très-petite, dépendante de sa souveraineté, celle de Pianosa, distante -de trois lieues, présentait des circonstances favorables à ses -desseins. Cette île, plate, couverte de bons pâturages, très-précieux -en ces climats, était surmontée d'un rocher taillé à pic, et d'un fort -où cinquante hommes étaient presque inexpugnables. Il fit mettre le -fort en état de défense, y envoya des vivres et une petite garnison, -et, sans dire son secret à personne, il disposa les choses de manière -que du fort on pût dans la nuit descendre au rivage, s'embarquer, et -prendre le large, ce que la position de l'île rendait facile, car elle -est située non pas du côté de la Toscane, mais du côté de la pleine -mer. Napoléon avait donc la ressource, si on venait pour l'enlever, de -se réfugier dans cette île de Pianosa pendant la nuit, et puis de s'y -embarquer n'importe pour quelles régions. Afin d'en utiliser les -pâturages, il y fit transporter ses chevaux et son bétail, de sorte -qu'il éloignait, en profitant des avantages de l'île, toute idée d'un -établissement militaire. - -[En marge: Police établie à l'île d'Elbe.] - -Après avoir pourvu à la défense de l'île d'Elbe, Napoléon y organisa -une police des plus vigilantes. On ne pouvait aborder qu'à -Porto-Ferrajo, capitale de l'île, ou bien à Rio, Porto-Longone, Campo, -petits ports situés, les uns à l'ouest, les autres à l'est, et -destinés ceux-ci au service des mines, ceux-là au commerce des denrées -du pays. Des postes de gendarmes devaient interdire l'accès des côtes -partout ailleurs, et une police de mer bien organisée dans chacun des -ports laissés ouverts, soumettait les arrivants, quels qu'ils fussent, -à un examen prompt et sûr. Quatre ou cinq heures après chaque arrivage -sur les points les plus éloignés de Porto-Ferrajo, Napoléon savait qui -était venu dans son île, et pourquoi on y était venu. Il avait pour en -agir ainsi d'assez graves motifs. Le gouvernement français avait placé -en Corse un ancien ami de Georges, le général Brulart, qu'on avait -élevé à un grade et à un commandement supérieurs à sa position, -évidemment pour en faire le surveillant de l'île d'Elbe. Rien -assurément n'était plus légitime qu'une semblable surveillance de la -part du gouvernement français, mais des avis parvenus à Napoléon lui -avaient fait craindre que cette surveillance ne fût pas le seul objet -qu'on eût en vue, et qu'un attentat contre sa personne n'eût été -médité. Au surplus, il ne ressort des documents trouvés depuis aucun -indice accusateur contre le général Brulart; toutefois il est certain -que des intrigants, correspondant avec ce qu'on appelait la police du -château, se vantaient de pouvoir faire assassiner Napoléon, et même -d'y travailler; il est certain encore que des sicaires d'origine corse -furent arrêtés, et que les motifs de leur présence dans l'île d'Elbe -restèrent fort équivoques. Napoléon les renvoya en leur déclarant qu'à -l'avenir le premier d'entre eux surpris dans l'île d'Elbe serait -fusillé, et il ajouta qu'au premier grief fondé, il ferait enlever le -général Brulart en pleine ville d'Ajaccio par cinquante hommes -déterminés, et en ferait à la face de l'Europe une justice éclatante. -Nous devons ajouter que, soit crainte, soit innocence d'intentions, le -général Brulart se tint tranquille, et que de sa part rien ne parut -aller au delà d'une légitime surveillance. - -Ainsi Napoléon avait pris ses mesures, soit contre un assassinat, soit -contre un projet d'enlèvement, car ayant rendu nécessaire pour le -violenter une forte expédition, il était assuré d'être toujours averti -en temps utile. - -[En marge: Organisation de la petite armée de Napoléon.] - -Quant au personnel de ses forces, il avait montré autant d'art à -disposer d'un millier d'hommes, que jadis à disposer d'un million. -Avant de quitter Fontainebleau, Drouot lui avait choisi avec beaucoup -de soin, parmi les soldats de la vieille garde, tous prêts à le -suivre, environ 600 grenadiers et chasseurs à pied, une centaine de -cavaliers, et une vingtaine de marins, en tout 724 hommes d'élite. -Ayant voyagé à pied de Fontainebleau à Savone, embarqués ensuite sur -des bâtiments anglais, ils avaient abordé à Porto-Ferrajo vers la fin -de mai. Napoléon qui avait craint un moment qu'on ne voulût les -retenir, les avait vus arriver avec une joie dans laquelle il entrait -autant de prévoyance que de plaisir de retrouver d'anciens compagnons -d'armes. Il avait caserné les hommes de son mieux, et envoyé les -chevaux dans les pâturages de Pianosa. N'ayant pas dans son île grand -usage à faire des cavaliers, il les avait convertis en canonniers, et -il employait le loisir de l'exil à les instruire. Une soixantaine de -Polonais se trouvant à Parme, et ayant obtenu la permission de -s'embarquer à Livourne, Napoléon avait payé le fret, et s'était -renforcé d'un nouveau détachement d'hommes dévoués. Quelques officiers -français mourant de faim étaient aussi venus le joindre à travers -l'Italie, voyageant comme ils pouvaient, et il les avait également -accueillis. Sa troupe s'était ainsi élevée à huit cents hommes -environ, malgré quelques morts et malades manquant au nombre primitif. - -À ces huit cents hommes Napoléon trouva le moyen d'ajouter un renfort -de soldats durs et intrépides. Sous son règne la garde des îles avait -été confiée à des bataillons d'infanterie légère, dans lesquels on -plaçait les conscrits enclins à la désertion, la plupart indociles -mais vigoureux et braves. Deux de ces bataillons, appartenant au 35e -léger, et contenant des Provençaux, des Liguriens, des Toscans, des -Corses, tenaient garnison à l'île d'Elbe en 1814. Au moment où ils -allaient s'embarquer pour la France, Napoléon leur déclara qu'il -garderait auprès de lui ceux d'entre eux qui voudraient entrer à son -service. Il en retint ainsi environ trois cents, Corses pour la -plupart, lesquels, sauf quelques déserteurs peu nombreux, lui -demeurèrent invariablement fidèles. Il disposait par conséquent de -1100 hommes de troupes régulières, et de la première qualité. Il y -joignit quatre cents hommes du pays, organisés de la manière suivante. - -L'île d'Elbe possédait un bataillon de milice de quatre compagnies, -assez bien discipliné, et composé d'aussi bons soldats que les Corses. -Napoléon ordonna que chacune des quatre compagnies formant ce -bataillon, aurait tous les mois vingt-cinq hommes de garde, et -soixante-quinze laissés dans leurs champs, ce qui supposait cent -hommes de service, et trois cents toujours disponibles au premier -appel. On ne payait que les cent hommes de service, lesquels faisaient -la police dans l'intérieur de l'île et sur les côtes. La nouvelle -armée de Napoléon comptait donc 1500 soldats, valant presque tous la -vieille garde par le mélange avec elle. - -Ce n'étaient point là les vaines occupations d'un maniaque, s'amusant -avec des hochets qui lui rappelaient son ancienne grandeur: c'était -pour lui, ainsi que nous venons de le dire, un moyen de se garantir, -ou contre une violence, ou contre une déportation lointaine, laquelle -ne pouvait jamais être une surprise, s'il était en mesure de se -défendre quelques jours; c'était enfin, si un nouvel avenir s'ouvrait -devant lui, un moyen de descendre sur le continent, et d'y tenter un -nouveau rôle, sans s'exposer à être arrêté par quelques gendarmes et -fusillé sur une grande route. - -[En marge: À sa petite armée Napoléon ajoute une marine -proportionnée.] - -Dans les mêmes vues Napoléon avait pris soin de se créer une marine. -Il avait trouvé à Porto-Ferrajo un brick, _l'Inconstant_, en assez -bon état, comportant 60 hommes d'équipage, une goëlette, _la -Caroline_, en exigeant 16. Il avait acheté à Livourne une felouque, -_l'Étoile_, à laquelle il fallait 14 hommes, et deux avisos, _la -Mouche_ et _l'Abeille_, auxquels il en fallait 18 pour les deux. Ces -bâtiments supposaient par conséquent une centaine de marins, et avec -une ou deux felouques, qu'il était facile de se procurer, Napoléon -avait de quoi embarquer les onze cents hommes composant sa petite -armée régulière. C'était tout ce dont il avait besoin si jamais il -songeait à sortir de son île, chose fort douteuse à ses yeux, mais -possible. Ces cent et quelques marins avaient été rangés dans ses -dépenses indispensables, et, en y ajoutant un petit nombre de matelots -levés dans le pays, il pouvait en vingt-quatre heures compléter -l'équipement de sa flottille. En attendant, au moyen de ses deux -avisos il correspondait avec les ports de Gênes, de Livourne, de -Naples, en recevait des provisions, des lettres, des journaux; il -faisait avec la goëlette _la Caroline_ la police de la rade de -Porto-Ferrajo, puis de temps en temps il promenait sur le brick -_l'Inconstant_ le pavillon de son petit État, pavillon blanc, barré -d'amarante et semé d'étoiles, et habituait ainsi les marines anglaise, -française, génoise, turque, à voir ses couleurs dans la mer de -Toscane. - -[En marge: Napoléon se ménage une habitation de ville et une -habitation de campagne.] - -[En marge: Embellissements faits à la ville de Porto-Ferrajo, et -mesures imaginées pour développer la prospérité de l'île d'Elbe.] - -Ces soins donnés à sa sûreté et à son avenir, quel qu'il pût être, -Napoléon songea à embellir son séjour, à le rendre supportable pour -lui, pour sa famille, pour ses soldats, à développer la prospérité de -son petit peuple, et enfin à ménager ses finances de manière à en -assurer la durée. En arrivant il s'était logé d'abord à l'hôtel de -ville de Porto-Ferrajo, et s'était ensuite transporté dans un palais -des anciens gouverneurs, fort délabré et fort insuffisant. Il résolut -d'y ajouter un corps de bâtiment, pour le régulariser et l'agrandir, -et pour se mettre en mesure d'y recevoir convenablement sa mère, ses -soeurs, même sa femme, si contre toute vraisemblance celle-ci se -décidait à venir. Il acheta des meubles à Gênes, et finit par rendre -ce séjour habitable. Il construisit un bâtiment pour les officiers de -son bataillon, afin qu'ils fussent réunis sous sa main, et un peu -mieux logés que dans la ville. Outre sa résidence à Porto-Ferrajo, il -voulut avoir une maison des champs, et il entreprit d'en construire -une, à la fois simple et décente, dans le val San-Martino, charmante -vallée débouchant sur la rade de Porto-Ferrajo, et ayant vue sur les -montagnes d'Italie. Il y exécuta des défrichements et des plantations, -et prêta fort à rire au maire, homme simple et peu habitué à flatter, -en prétendant qu'il y sèmerait bientôt cinq cents sacs de blé.--Vous -riez, monsieur le maire, lui dit-il vivement, c'est que vous ne savez -pas comment les choses se développent et grandissent. Je sèmerai -cinquante sacs la première année, cent la seconde, deux cents la -troisième, et ainsi de suite.--À cette entreprise agricole, comme à -son grand empire, il ne devait manquer, hélas, que le temps! Après -avoir préparé sa double résidence à la ville et à la campagne, il -s'occupa de sa capitale, Porto-Ferrajo, qui était une ville de trois -mille habitants. Il en fit nettoyer et paver les rues; il y -construisit une jolie fontaine qui versait des eaux jaillissantes; il -rendit carrossables deux grandes routes traversant l'île entière, et -qui partant de Porto-Ferrajo allaient, l'une à Porto-Longone, port -principal pour les relations avec l'Italie, l'autre à Campo, petit -port tourné vers l'île de Pianosa et la grande mer. - -[En marge: Les finances de Napoléon constituent la principale -difficulté de sa nouvelle existence.] - -[En marge: État exact de ses finances.] - -[En marge: Son extrême économie.] - -Ses finances ne lui permettaient pas d'affecter plus de six à sept -cent mille francs à ces divers travaux (somme dont il ne faut pas -mesurer l'importance sur les dépenses de l'époque actuelle), et il -parvint à s'y renfermer, en usant des bras de ses soldats auxquels il -payait un modique salaire, en fournissant la pierre, le marbre, la -brique, les ciments, les bois. Montant à cheval une partie du jour, il -appliquait à ces objets, infiniment petits, ce puissant regard naguère -fixé sur le monde, et toujours sûr dans les moindres choses comme dans -les plus grandes. Il consacra également ses soins à tout ce qui -pouvait améliorer le sol et faire prospérer le commerce de son île. Il -voulait la couvrir de mûriers pour y développer l'industrie de la -soie, et il commença par planter de ces arbres précieux les deux -routes qu'il venait de créer. Près de Campo se trouvaient des -carrières de beau marbre; il en ordonna l'exploitation. Les salines et -les pêcheries de thon constituaient deux des plus gros revenus du -pays. Il s'occupa d'en améliorer l'exploitation et le produit. Enfin -il donna toute son attention aux mines de fer, composant la principale -richesse de l'île d'Elbe. Ces mines fournissaient depuis longtemps un -minerai excellent en qualité, contenant plus de quatre-vingts pour -cent de métal pur. Mais faute de combustible on ne pouvait le -convertir en fer, et on était réduit à le vendre aux négociants -italiens qui se chargeaient de le traiter. Napoléon se hâta de -recommencer sur une grande échelle l'extraction de ce minerai presque -réduite à rien, et dans cette vue il s'efforça d'attirer des ouvriers -en les nourrissant avec des blés achetés sur le continent italien. -Mais pour toutes ces entreprises, l'exiguïté de ses finances était un -obstacle difficile à surmonter. À en croire les habitants de son île, -ses soldats, le public européen, et surtout les Bourbons, il avait -emporté avec lui d'immenses trésors, car, excepté sa personne -physique, on ne pouvait croire à rien de petit lorsqu'il s'agissait de -lui. En pensant à ces trésors, ses ennemis tremblaient, et ses naïfs -sujets tressaillaient de joie. Mais ces trésors n'étaient que chimère, -car cet homme, le plus ambitieux des hommes, était de tous le moins -occupé de ce qui le concernait personnellement. Il avait marché -jusqu'au jour suprême de son abdication sans se demander de quoi il -vivrait loin du trône. Ayant eu l'art d'économiser sur sa liste civile -150 millions, qu'il avait dépensés non pour lui, mais pour les besoins -extraordinaires de la guerre, il compta pour la première fois au -moment de quitter Fontainebleau, et il se trouva qu'il n'avait que les -quelques millions transportés à Blois, et dont la plus grande partie -avait été enlevée à l'Impératrice par l'envoyé du Gouvernement -provisoire, M. Dudon. Heureusement qu'avant cet enlèvement, il avait -eu le temps d'envoyer chercher 2,500,000 francs, que les lanciers de -la garde avaient escortés, et d'ordonner à l'Impératrice d'en prendre -2,900,000 pour elle-même. Sur ces 2,900,000 francs, l'Impératrice -avait pu lui en expédier encore 900,000, ce qui portait son trésor -lorsqu'il était parti pour l'île d'Elbe à 3,400,000 francs. Cette -somme consistant en or et en argent, suivit ses voitures et lui -parvint à Porto-Ferrajo. C'était là son unique ressource pour le faire -vivre à l'île d'Elbe, lui et ses soldats, s'il se résignait à y finir -ses jours. En effet, le subside annuel de 2 millions, stipulé par le -traité du 11 avril, n'avait point été acquitté, et il ne lui restait -d'autres revenus que ceux de l'île. Or, ces revenus étaient fort peu -de chose. La ville de Porto-Ferrajo rapportait en droits d'entrée et -autres environ cent mille francs; l'île elle-même rapportait cent -autres mille francs en contributions directes. Les pêcheries, les -salines, les mines, dans leur état actuel, produisaient à peu près -320,000 francs, ce qui composait un total de 520,000. Sur cette somme, -les dépenses municipales de Porto-Ferrajo et des autres petits bourgs -de l'île, celles des routes, dans l'état où Napoléon les avait mises, -absorbaient au moins 200,000 francs, ce qui laissait un produit net -d'à peu près 300,000 francs par an. Or, il fallait que Napoléon -entretînt sa maison, sa marine et son armée, et ces trois objets -n'exigeaient pas moins de 15 à 1,600,000 francs. C'était par -conséquent une somme de 1,200,000 francs au moins à prendre -annuellement sur son trésor, déjà réduit de 3,400,000 francs à -2,800,000 par la dépense des bâtiments. Il ne pouvait donc pas vivre -longtemps à l'île d'Elbe, si on ne lui payait le subside convenu, à -moins de licencier sa garde, c'est-à-dire de se priver des fidèles -soldats qui l'avaient suivi, de se livrer sans défense à la première -troupe de bandits qui voudrait l'assassiner, et de renoncer enfin à un -noyau d'armée dont il ne pouvait se passer, quelque entreprise qu'il -fût amené à tenter plus tard. Aussi, sans avoir encore formé aucune -espèce de projet, il s'appliquait à veiller sur ses moindres dépenses, -au point d'étonner ceux qui étaient le plus habitués à son esprit -d'ordre, et même jusqu'à faire crier autour de lui à l'avarice. Dès le -sixième mois de son séjour, il avait cessé d'exiger le service des -miliciens de l'île, lesquels, comme nous l'avons dit, avaient toujours -un quart de leur effectif sous les armes. C'était l'entretien de cent -hommes de moins à payer. Il avait changé la formation de son bataillon -de vieille garde, et ramené le cadre de six compagnies à quatre. Il -avait réduit ses écuries au plus strict nécessaire, n'avait conservé -que les voitures indispensables pour sa mère, sa soeur et lui-même, et -n'avait gardé en chevaux de selle que ce qu'il lui fallait pour -parcourir l'île à cheval avec Drouot, Bertrand et quelques hommes -d'escorte. Il avait fixé à un taux très-modeste, quoique convenable, -le traitement de ses principaux officiers, sans pouvoir toutefois rien -faire accepter à Drouot. Ce dernier, ayant le toit et la table de son -ancien général, n'avait nul besoin, disait-il, d'autre chose pour -vivre. - -[En marge: Manière de vivre de Napoléon à l'île d'Elbe.] - -[En marge: Pensées dont il se nourrit habituellement.] - -Tels avaient été les arrangements de Napoléon à l'île d'Elbe pour le -présent et pour l'avenir. Sa vie du reste était calme et remplie, car -c'est le propre des esprits supérieurs de savoir se soumettre aux -sévérités du sort, surtout quand ils les ont méritées, et de -s'intéresser aux petites choses, parce qu'elles ont leur profondeur -comme les grandes. Sa mère, dure et impérieuse, mais exacte à remplir -ses devoirs, avait cru de sa dignité de partager le nouveau destin de -son fils, et elle était à Porto-Ferrajo l'objet des respects de la -cour exilée. La princesse Pauline Borghèse, qui poussait jusqu'à la -passion l'amitié qu'elle ressentait pour son frère, n'avait pas manqué -de venir aussi, et sa présence était infiniment douce à Napoléon. Elle -s'était fort appliquée à le réconcilier avec Murat, ce qui n'avait pas -été très-difficile. Napoléon avait peu de rancune, parce qu'il -connaissait les hommes. Il savait que Murat était léger, vain, dévoré -du désir de régner, mais bon autant que brave, et il lui avait -pardonné d'avoir cédé aux circonstances qui étaient extraordinaires. -Murat repentant, surtout depuis qu'il avait senti la duperie autant -que l'ingratitude de sa conduite, avait envoyé à l'île d'Elbe -l'expression de son repentir, et en retour Napoléon avait chargé la -princesse Pauline d'aller à Naples apporter à Murat, avec son pardon, -le conseil d'être prudent, et de se tenir prêt pour les événements -imprévus qui pouvaient encore éclater. La princesse avait porté à -Murat ce message qui l'avait ravi, et elle était revenue ensuite tenir -fidèle compagnie à son frère. Elle était le centre d'une petite -société, composée des habitants les mieux élevés de l'île, qui -vivaient autour de Napoléon comme autour de leur souverain. On avait -disposé un théâtre dans lequel Napoléon admettait cette société, et -très-habituellement les soldats de sa garde. Il s'y montrait doux, -poli, serein, et même attentif, comme s'il n'eût pas assisté jadis aux -chefs-d'oeuvre de la scène française représentés par les premiers -acteurs du siècle. Les devoirs de sa modeste souveraineté remplis, il -passait son temps avec Bertrand et Drouot, tantôt à cheval et courant -à travers l'île pour inspecter ses travaux, tantôt à pied ou en canot. -Quelquefois il s'embarquait avec ses officiers dans une grande -chaloupe à demi pontée, et allait faire en mer des courses d'une et -deux journées, reconnu et salué par toutes les marines. Dans ces -longues promenades par terre ou par eau, il s'entretenait gaiement ou -gravement selon les sujets, quelquefois avec la vive humeur d'un jeune -homme, le plus souvent avec la gravité d'un génie vaste et profond. Il -nourrissait toujours la pensée d'écrire l'histoire de son règne, et -discutait les points obscurs de sa carrière avec assez de franchise, -revenant fréquemment sur l'irréparable refus de la paix de Prague. -C'était la seule faute qu'il avouât sans difficulté.--J'ai eu tort, -disait-il, mais qu'on se mette à ma place. J'avais gagné tant de -victoires, et tout récemment encore celles de Lutzen et de Bautzen, où -j'avais rétabli ma puissance en deux journées! Je comptais sur mes -soldats et sur moi-même, et j'ai voulu jeter une dernière fois les dés -en l'air. J'ai perdu, mais ceux qui me blâment n'ont jamais bu à la -coupe enivrante de la fortune...--Drouot l'écoutait la tête baissée, -n'osant lui dire qu'il est peu sage de jouer ainsi sa propre -existence, mais qu'il est coupable de jouer celle de ses enfants, et -criminel celle de sa nation! L'honnête homme se taisait, ne se -pardonnant ce silence que parce que son maître était vaincu et -proscrit. - -[En marge: Napoléon en lisant les journaux, et en voyant ce qui se -passe en France, commence à croire qu'il aura des motifs de sortir de -l'île d'Elbe.] - -Dans cette vie paisible où il rêvait d'élever un monument historique -immortel, Napoléon était presque heureux, car au calme il joignait un -reste d'espoir. Il lisait les journaux avec soin, et avec une -pénétration qui lui faisait deviner la vérité à travers les mille -assertions des journalistes, comme s'il avait assisté aux -délibérations des cabinets. Selon lui, la Révolution française, -arrêtée un moment dans sa marche, reprenait son cours irrésistible. -L'ancien régime et la Révolution allaient se livrer de nouveaux et -terribles combats, et au milieu de ces troubles il devait trouver -l'occasion de reparaître sur la scène. Il ne savait pas précisément -s'il régnerait encore; il était certain en tout cas qu'il ne pourrait -pas régner de la même manière, car les esprits un moment paralysés par -l'effroi de la Révolution, avaient repris leur animation et leur -indépendance. Que serait-il encore, que deviendrait-il, quel rôle -aurait-il à jouer? Il n'en savait rien, mais à voir la gaucherie des -Bourbons à Paris, l'ambition des puissances à Vienne, il se disait que -le monde n'était pas près de se rasseoir, et dans le monde agité sa -place devait toujours être grande comme lui. Telles étaient ses -prévisions confuses, et elles suffisaient pour que son immense -activité, actuellement enfermée dans son âme, ne l'étouffât point. Il -jouissait donc d'un repos éclairé par un rayon d'espérance. -Quelquefois le langage outrageant des feuilles publiques finissait par -le remuer. Un jour qu'il avait reçu un grand nombre de gazettes, il -en avait trouvé une qui disait qu'il était devenu fou, que ses plus -fidèles serviteurs, Bertrand, Drouot, que ses proches les plus -dévoués, sa mère, sa soeur, n'avaient pu supporter la violence de son -caractère, et qu'ils l'avaient quitté. Il se rendit dans le salon où -sa mère, sa soeur, Bertrand, Drouot, se réunissaient, et jetant une -masse de journaux sur une table, Vous ne savez pas, leur dit-il, vous -ne savez pas que je suis devenu fou.... Aucun de vous n'a pu supporter -les emportements de mon caractère, vous ma mère, vous Drouot, vous -êtes tous partis...--Puis il leur donna à lire ces feuilles en -répétant: Je suis fou! je suis fou!... Il se rassit, et se vengea en -discutant les affaires du monde, les fautes des uns, les fautes des -autres, avec une sagacité merveilleuse.--Les Bourbons, l'Europe, -s'écria-t-il, n'en ont pas pour six mois de la situation actuelle.-- - -[En marge: Napoléon apprend par M. Meneval qu'à Vienne on forme le -projet de le déporter dans l'Océan, et que les souverains vont quitter -le congrès.] - -Il menait ainsi à l'île d'Elbe une vie tolérable, voyant tous les -jours plus clairement que la scène du monde allait redevenir abordable -pour lui. Dans cette disposition il était avide de nouvelles et il -aurait voulu en avoir d'autres que celles qu'il trouvait dans les -gazettes. Il avait bien envoyé quelques agents sur le continent -italien, et ceux-ci lui avaient rapporté que l'Italie tout entière se -lèverait à son apparition s'il voulait y descendre; mais cette -perspective ne l'avait guère tenté, car ce n'était pas avec les -Italiens qu'il se flattait de tenir tête à l'Europe. C'est sur la -France qu'il aurait voulu recevoir des renseignements, mais il n'osait -pas écrire aux hommes considérables qui l'avaient servi, de peur de -les compromettre, et ceux-ci, de peur de le compromettre lui-même, -avaient gardé une égale réserve. Il avait été mieux informé de ce qui -se passait à Vienne. Ce n'était pas sa femme qui l'avait tenu au -courant, c'était M. Meneval, dont la fidélité et le zèle ne s'étaient -point démentis, et qui lui envoyait par le commerce de Gênes des -nouvelles fréquentes de son fils et du congrès. M. Meneval tenait ses -renseignements de madame de Brignole, noble Génoise d'un rare esprit, -d'un grand dévouement à la France, et ayant vainement essayé de faire -entendre la voix du devoir à Marie-Louise, dont elle était l'une des -dames d'honneur. Madame de Brignole recevait ses informations des -principaux personnages de Vienne, et notamment de M. le duc de Dalberg -son gendre, ministre de Louis XVIII. Elle suivait les événements avec -une extrême sollicitude, et avait appris le projet de déporter -Napoléon dans une île de l'océan Atlantique. M. Meneval n'avait pas -manqué de faire part de ce projet à Napoléon en exagérant la -probabilité de l'exécution, car, ainsi que nous l'avons dit, on se -préparait à quitter Vienne sans avoir rien décidé sur ce sujet. À -cette nouvelle M. Meneval en avait ajouté une autre, celle de la -séparation prochaine du congrès, et du départ des souverains pour le -20 février au plus tard. - -[En marge: Fermentation produite par ces nouvelles dans l'esprit de -Napoléon.] - -[En marge: Aux raisons tirées de ce qui se passe à Vienne, se joint -l'impossibilité financière d'entretenir sa petite armée.] - -[En marge: Par tous ces motifs, Napoléon incline à quitter l'île -d'Elbe.] - -[En marge: Les longues nuits sont une raison de ne pas différer.] - -Ces diverses informations avaient produit sur Napoléon une impression -extrêmement vive, et provoqué chez lui de profondes réflexions sur sa -situation présente et future. Il s'était déjà dit plus d'une fois -qu'il ne pouvait pas mourir dans cette île, que pour lui, pour sa -gloire même, il valait mieux une fin tragique qu'une molle vieillesse -dans cette tranquille prison de l'île d'Elbe. L'ennui visible de ses -compagnons d'infortune l'encourageait fort dans ces pensées. Le grand -maréchal Bertrand souffrait un peu moins de l'exil, depuis l'arrivée -de sa famille; Drouot avait son attitude ordinaire, celle de la simple -vertu dans l'accomplissement de ses devoirs. Il n'en était pas ainsi -des autres. Soldats et officiers, la première chaleur du dévouement -passée, s'ennuyaient profondément de leur oisiveté. Ils le -témoignaient souvent à Napoléon, et dans leur familiarité lui -disaient: Sire, quand partons-nous pour la France?--Il leur répondait -par le silence et un sourire amical, mais il devinait ce qui se -passait au fond de leur coeur, et prévoyait bien que leur patience -n'égalerait pas la durée de son exil. Il cherchait à occuper les -soldats en les faisant travailler à ses routes, à son jardin, -moyennant un supplément de solde, et laissait ceux qui ne voulaient -rien faire ravager les vignes de son domaine de San-Martino, en riant -de leurs innocentes déprédations.--Nous venons de Saint-Cloud, lui -disaient-ils, quand il les rencontrait sur la route mangeant encore -les raisins qu'ils lui avaient dérobé.--C'est bien, leur répondait-il, -mais il sentait toute l'étendue de leur ennui, et en souffrait plus -qu'eux. Une vingtaine d'entre eux ne pouvant plus y tenir, lui avaient -demandé leur congé, et il le leur avait accordé en termes honorables. -Il est vrai qu'en revanche il lui était arrivé quelques officiers du -continent, mais ceux-ci avaient fui l'ennui de France, sans connaître -encore l'ennui de l'île d'Elbe. À ces dispositions trop manifestes de -ses soldats, qui lui faisaient craindre de ne pouvoir les retenir -longtemps auprès de lui, se joignait la réflexion fort simple qu'il -serait bientôt dans l'impossibilité de les nourrir, car il avait -emporté 3,400,000 francs à Porto-Ferrajo, et il ne devait plus lui en -rester que 2,400,000, lorsque ses travaux seraient finis, et c'était -tout juste de quoi payer pendant deux ans sa marine et son armée. Il -aurait suffi de ces seules raisons, sans compter l'activité -indomptable de son âme, pour lui faire résoudre en lui-même le parti -de s'élancer de nouveau dans le champ des grandes aventures. Pourtant -ces réflexions n'avaient encore provoqué chez Napoléon aucune -détermination précise, lorsqu'il apprit le double fait que nous venons -de rapporter, c'est qu'on voulait l'enlever pour le transférer dans -l'Océan, et que les souverains après avoir achevé leurs travaux -allaient se séparer. Il n'en fallut pas davantage pour mettre son âme -ardente en fermentation. Deux considérations puissantes le frappèrent -sur-le-champ. D'abord si les souverains allaient se séparer, la -résolution qui le concernait devait être arrêtée, et une fois arrêtée -on ne la laisserait pas longtemps sans exécution. Secondement, les -souverains devant bientôt quitter Vienne et rentrer chacun chez eux, -l'occasion serait bonne pour tenter une révolution en France, car une -fois partis il ne leur serait pas facile de se réunir de nouveau, et -tout concert établi de loin, par correspondance de cabinet à cabinet, -serait lent, incomplet, de médiocre vigueur. Ces deux considérations -étaient d'un grand poids, mais comme Napoléon en toutes choses pensait -immédiatement aux moyens d'exécution, il trouva dans la saison -elle-même un motif de prendre un parti immédiat. On était à la moitié -de février 1815, et les grandes nuits allaient faire place aux grands -jours. Or, pour s'échapper de l'île d'Elbe sur une flottille qui -porterait ses soldats, il fallait à Napoléon de très-longues nuits. -Cette dernière raison le décida presque, et à tout événement il -ordonna le 16 février de faire entrer le brick _l'Inconstant_ dans la -darse, pour le réparer, le peindre comme un bâtiment anglais, le -pourvoir de quelques mois de vivres. Le même jour il prescrivit à son -agent des mines à Rio, de noliser deux gros transports, sous prétexte -d'envoyer du minerai en terre ferme. Du reste il ne dit rien de ses -projets à personne. - -[En marge: La lecture des gazettes, racontant le procès Exelmans, -donne à Napoléon la certitude d'être bien accueilli en France.] - -Tandis qu'il inclinait ainsi à s'échapper de sa prison, il reçut, -après avoir été privé de communications pendant deux ou trois -semaines, une quantité de gazettes à la fois. Il les dévora, et y -trouva avec une vive satisfaction de nouveaux indices de la -fermentation des esprits en France, car elles contenaient le récit du -procès Exelmans, celui de l'émeute occasionnée par les funérailles de -mademoiselle Raucourt, et prouvaient que les militaires et le peuple -de Paris étaient mûrs pour une révolution. Le _Journal des Débats_ -notamment, assez exactement informé par le duc de Dalberg de ce qui se -passait à Vienne, lui apporta la confirmation de la séparation -prochaine des souverains, et cette concordance avec les rapports de M. -Meneval corrobora chez lui la résolution de faire ses préparatifs de -départ. - -[En marge: Arrivée soudaine de M. Fleury de Chaboulon.] - -[En marge: Entretien de ce jeune homme avec Napoléon.] - -En ce moment on lui annonça l'arrivée à Porto-Ferrajo d'un jeune -homme inconnu qui se disait chargé d'une mission importante auprès de -lui. Ce jeune homme était M. Fleury de Chaboulon, dont il vient d'être -parlé. À peine débarqué à Porto-Ferrajo il avait demandé à être -conduit chez le général Bertrand, en se donnant pour un envoyé de M. -de Bassano. Napoléon l'admit sur-le-champ auprès de lui, l'accueillit -d'abord avec une certaine méfiance, l'observa des pieds à la tête, vit -bientôt qu'il avait affaire à un jeune homme plein de bonne foi et -d'ardeur, et quand il en eut reçu la révélation d'une circonstance -secrète, connue de M. de Bassano et de lui seul (c'était le moyen -imaginé par M. de Bassano pour accréditer M. Fleury de Chaboulon), il -lui prêta une oreille attentive.--On se souvient donc encore de moi en -France? dit-il d'un ton de mécontentement; M. de Bassano ne m'a donc -pas oublié?...--M. Fleury de Chaboulon ayant donné les motifs de la -réserve extrême dans laquelle les plus fidèles serviteurs de l'Empire -s'étaient renfermés, Napoléon n'insista pas un instant sur ce léger -reproche, et écouta l'exposé de l'état des choses, fait avec agitation -mais avec sincérité par son interlocuteur. Quoique M. Fleury de -Chaboulon ne lui apprît rien, et que sur la simple lecture des -journaux il eût tout deviné, il fut charmé d'en recevoir la -confirmation par un témoin oculaire, et surtout par un témoin qui lui -rapportait les propres paroles de M. de Bassano. Ce qui le toucha, et -ce qui devait le toucher particulièrement, ce fut la révélation -positive des sentiments de l'armée, et de l'impatience qu'elle -manifestait d'échapper à l'autorité des Bourbons. C'était une forte -raison de croire qu'à la première apparition de son ancien général -elle ferait éclater ses sentiments, et pour une âme audacieuse comme -celle de Napoléon, la présomption du succès suffisait pour décider -l'entreprise. Aussi après avoir entendu l'envoyé de M. de Bassano, il -résolut de partir immédiatement. Voulant cependant le faire expliquer -davantage, il lui posa la question suivante:--Concluez, lui dit-il. M. -de Bassano me conseille-t-il de m'embarquer et de descendre en -France?...--Le jeune homme interrogé avec ce regard perçant auquel -personne ne résistait, n'osa ni assumer sur lui, ni faire peser sur M. -de Bassano une responsabilité aussi grande, et il répondit en -tremblant, que M. de Bassano ne donnait aucun conseil, et lui avait -expressément recommandé de se renfermer dans le pur exposé des faits. -Napoléon n'insista pas, et, comprenant qu'on n'avait pu prendre -vis-à-vis de lui une aussi lourde responsabilité, il renvoya M. de -Chaboulon sans lui annoncer ses projets, mais en les lui laissant -entrevoir. Craignant que l'émotion de ce jeune homme, initié pour la -première fois de sa vie à d'importants secrets, n'amenât quelque -indiscrétion, il lui donna une mission imaginaire pour Naples, en lui -prescrivant, quand il l'aurait remplie, de se rendre en France auprès -de M. de Bassano, qui lui transmettrait de nouveaux ordres[1]. À -cette époque Napoléon devait avoir renversé le trône des Bourbons, ou -succombé sur une grande route. - -[Note 1: M. Fleury de Chaboulon, dans son ouvrage sur les Cent-Jours, -intitulé: _Mémoires sur la vie privée de Napoléon en 1815_, ouvrage -sincère qui a eu l'honneur d'être commenté par Napoléon à -Sainte-Hélène, a un peu grossi son rôle, qu'il a raconté sous un nom -supposé. Dans son récit il paraît croire que c'est lui qui avait -décidé Napoléon à quitter l'île d'Elbe. Mais comme tous ceux qui n'ont -connu qu'un côté des choses, il a tout rapporté à ce qui lui était -personnel, et à ce qu'il avait vu. Les ordres de Napoléon à l'île -d'Elbe, lesquels ont été conservés, ses récits à la reine Hortense et -au maréchal Davout, depuis son retour à Paris, récits contenus dans -des Mémoires manuscrits qui nous ont été communiqués, les propres -notes de Napoléon sur l'ouvrage en question, font ressortir clairement -que les faits se sont passés un peu autrement que ne les raconte M. -Fleury de Chaboulon, et tout à fait comme nous les rapportons ici. Une -circonstance d'ailleurs lève tous les doutes à ce sujet, c'est la date -des ordres pour la mise en état du brick _l'Inconstant_. Ces ordres, -dans le registre des Correspondances de l'île d'Elbe, lequel a été -conservé, sont du 16 février. Or à cette époque, bien que M. Fleury de -Chaboulon, en racontant son voyage sous un nom supposé, n'ait pas -donné la date précise de son arrivée à l'île d'Elbe, des indices -certains prouvent qu'il n'y était pas encore rendu. Ce point est -important, et on verra plus tard pourquoi, car il prouve que ce n'est -pas ce qui se tramait à Paris qui détermina l'entreprise de Napoléon. -Les communications de M. Fleury de Chaboulon achevèrent de le décider, -mais ne furent certainement pas la cause principale de sa résolution.] - -[En marge: Napoléon prend le parti de quitter l'île d'Elbe, et -s'entretient avec sa mère de cette résolution.] - -Gardant son secret pour lui seul, Napoléon s'en ouvrit cependant à sa -mère.--Je ne puis, lui dit-il, mourir dans cette île, et terminer ma -carrière dans un repos qui serait peu digne de moi. D'ailleurs, faute -d'argent, je serais bientôt seul ici, et dès lors exposé à toutes les -violences de mes nombreux ennemis. La France est agitée. Les Bourbons -ont soulevé contre eux toutes les convictions et tous les intérêts -attachés à la Révolution. L'armée me désire. Tout me fait espérer qu'à -ma vue elle volera vers moi. Je puis sans doute rencontrer sur mon -chemin un obstacle imprévu, je puis rencontrer un officier fidèle aux -Bourbons qui arrête l'élan des troupes, et alors je succomberai en -quelques heures. Cette fin vaut mieux qu'un séjour prolongé dans cette -île, avec l'avenir qui m'y attend. Je veux donc partir, et tenter -encore une fois la fortune. Quel est votre avis, ma mère?--Cette -énergique femme éprouva un saisissement en écoutant cette confidence, -et recula d'effroi, car elle comprenait que son fils, malgré sa -gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France comme un -malfaiteur vulgaire.--Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère un -moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment.--Elle se recueillit, -garda quelque temps le silence, puis d'un ton ferme et inspiré: -Partez, mon fils, lui dit-elle, partez, et suivez votre destinée. Vous -échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative -manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur; du -reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de -batailles, vous protégera encore une fois.--Ces paroles dites, elle -embrassa son fils avec une violente émotion[2]. - -[Note 2: C'est le propre récit de Napoléon; consigné dans des mémoires -manuscrits.] - -[En marge: Opinion de Drouot.] - -[En marge: Préparatifs de départ.] - -[En marge: Absence du commissaire anglais.] - -Le parti de Napoléon déjà pris, le fut plus résolûment encore. Tout à -fait au dernier moment, il s'ouvrit à Bertrand, qu'il remplit de joie, -car Bertrand avait du mérite à braver l'exil, vu qu'il en souffrait -malgré la présence de sa famille. Napoléon s'expliqua aussi avec -Drouot, qu'il remplit de trouble. Ce héros, le plus honnête des -hommes, se demandait si le devoir de partager l'infortune de Napoléon -s'étendait jusqu'à le suivre dans une entreprise qui pouvait exposer -la France à d'affreux malheurs. Napoléon combattit ces doutes en lui -montrant l'état de la France, divisée, déchirée par les partis, -condamnée à de prochaines tentatives des uns ou des autres, -indignement traitée par l'Europe, et ayant chance, au contraire, de se -relever sous la main vigoureuse qui l'avait organisée en 1800. Les -idées nouvelles d'ailleurs avec lesquelles Napoléon retournait en -France après dix mois de réflexions profondes, sa résolution de ne pas -retomber dans l'abîme de la guerre si la chose dépendait de lui, de -traiter le peuple français en peuple libre et de lui rendre une large -part à son gouvernement, étaient des raisons de plus d'espérer qu'on -parviendrait peut-être à procurer à la France le repos, l'union, une -liberté modérée, une situation forte, tout ce qu'elle aurait eu, si, -dans son premier règne, Napoléon avait su se contenir. Le dévouement -faisant le reste, Drouot se soumit aux volontés de son maître, et se -prêta aux préparatifs secrets de la prochaine expédition. Sous un -prétexte spécieux, Napoléon fit venir à Porto-Ferrajo le bataillon -corse cantonné dans l'île, et fit confectionner des vêtements pour -l'habiller à neuf. Mais il laissa dans les pâturages de Pianosa les -chevaux des lanciers polonais, dont le déplacement n'aurait pas été -suffisamment motivé, et dont le transport eût été difficile. On réunit -en hommes tout ce qui était valide, au nombre d'environ onze cents, -dont huit cents de la garde, et trois cents Corses, Piémontais ou -Toscans, reste du 35e léger trouvé dans l'île. Aucun de ces hommes ne -soupçonnait l'entreprise projetée; ils pouvaient supposer qu'on allait -les passer en revue, car les travaux continuaient comme à l'ordinaire. -Une circonstance d'ailleurs favorisait le projet d'évasion. Les -Anglais avaient conservé dans cette mer, pour y surveiller l'île -d'Elbe, le colonel Campbell, l'un des commissaires qui avaient -accompagné Napoléon de Fontainebleau à Porto-Ferrajo, et afin de mieux -dissimuler le rôle de cet agent, lui avaient donné une mission auprès -de la cour de Toscane. Le colonel Campbell allait et venait de -Florence à Livourne, de Livourne à Porto-Ferrajo, et était un vrai -surveillant sans le paraître. Dans ce moment il avait quitté -Porto-Ferrajo pour se rendre à Livourne. L'oeil de la politique -anglaise était donc fermé, et il ne restait que ses croisières, -toujours faciles à tromper ou à éviter. Pour mieux assurer le secret -de ses préparatifs, Napoléon, deux jours avant de s'embarquer, fit -mettre l'embargo sur tous les bâtiments entrés dans l'île d'Elbe, et -ne permit plus une seule communication avec la mer. Il fit saisir par -son officier d'ordonnance Vantini un gros bâtiment, parmi ceux qui -étaient dans le port, et avec ce bâtiment, avec _l'Inconstant_ de 26 -canons, avec la goëlette _la Caroline_, la felouque _l'Étoile_, -l'aviso _la Mouche_, et deux autres transports frétés à Rio, en tout -sept bâtiments, il s'assura le moyen d'embarquer ses onze cents hommes -et quatre pièces de canon de campagne. - -[En marge: Le départ fixé au 26 février.] - -Enfin, après avoir bien ruminé sa résolution et son plan, après s'être -dit qu'il ne pouvait finir sa carrière dans cette île si voisine de -France, sans être bientôt seul faute de moyens pour nourrir ses -soldats, et exposé aux coups des plus vulgaires assassins, sans être -d'ailleurs prochainement déporté par les puissances européennes; après -s'être dit que dans l'état de la France d'autres tenteraient -peut-être ce qu'il allait faire, sans avoir la même chance de réussir, -qu'en se montrant sa présence suffirait pour attirer à lui toute -l'armée, et mettre les Bourbons en fuite; que les souverains à la -veille de se séparer, ainsi que l'attestaient les nouvelles reçues, ne -seraient pas faciles à réunir de nouveau, qu'ils hésiteraient à -reprendre les armes pour les Bourbons, en les voyant si fragiles, et -en le trouvant lui si pacifique (car il était résolu à l'être), qu'il -avait donc toute chance de rétablir d'un coup de baguette magique le -trône impérial, qu'enfin il fallait se hâter pendant que les nuits -étaient longues encore; après s'être dit tout cela une dernière fois, -il adopta le 26 février pour le jour de sa fabuleuse entreprise. - -[En marge: Message à Murat avant de quitter l'île d'Elbe.] - -Avant de partir il expédia un message à Naples par l'un des deux -avisos qui servaient à ses communications avec les côtes d'Italie. En -mandant à Murat son embarquement pour la France, Napoléon le chargeait -d'envoyer un courrier à Vienne, afin d'annoncer à la cour d'Autriche -qu'il arriverait dans peu à Paris, mais qu'il y arriverait avec la -ferme résolution de maintenir la paix, et de se renfermer dans le -traité de Paris du 30 mai 1814. Il lui traçait en outre la conduite à -tenir comme roi de Naples. Il lui recommandait expressément de -préparer ses troupes, de les concentrer dans les Marches où elles -étaient en partie réunies, mais de ne pas prendre l'initiative des -hostilités, d'attendre patiemment ce qui se passerait à Paris et à -Vienne avant d'opérer aucun mouvement, et s'il était absolument réduit -à combattre, de rétrograder plutôt que d'avancer jusqu'à ce qu'on pût -lui tendre la main, car plus la bataille se livrerait près de Naples, -plus il serait fort, et plus les Autrichiens seraient faibles. - -[Illustration: L'Île d'Elbe.] - -[En marge: Embarquement et enthousiasme des troupes.] - -[En marge: Départ le 26 à sept heures du soir.] - -Le 26 jusqu'au milieu du jour, Napoléon laissa ses soldats continuer -les travaux auxquels ils étaient employés. Dans l'après-midi on les -convoqua subitement, on leur fit manger la soupe, et puis on les -rassembla sur le port avec armes et bagages, en leur disant qu'ils -allaient monter à bord des bâtiments. Bien qu'on ne leur eût pas avoué -que c'était pour se diriger vers la France, ils n'eurent pas un doute, -et se livrèrent à des transports de joie inexprimables. Sortir de leur -immobilité fatigante, se déplacer, agir, revoir la France, revenir au -faîte de la puissance et de la gloire, étaient autant de perspectives -qui les ravissaient, et ils remplirent la rade de Porto-Ferrajo des -cris de _Vive l'Empereur_! Les habitants, seuls attristés de ce -départ, car il leur semblait que la fortune de leur île s'en allait -avec Napoléon, entouraient, silencieux et mornes, la foule animée et -bruyante qui s'embarquait. Beaucoup d'entre eux, liés avec nos -officiers et nos soldats, leur faisaient de touchants adieux en -souhaitant l'heureux succès de leur entreprise, et se consolaient en -pensant que si l'étoile de Napoléon, comme ils en étaient convaincus, -s'élevait de nouveau radieuse au ciel, il rejaillirait sur leur île -quelques-uns de ses rayons. Napoléon ne tarda pas à paraître, -accompagné de Bertrand, de Drouot, de Cambronne, et de tout -l'état-major qui l'avait suivi dans l'exil. Il venait de dîner avec sa -mère et sa soeur, et les embrassant à plusieurs reprises, tâchant -en vain d'essuyer leurs larmes, leur rappelant l'espèce de miracle -qui, au milieu de tous les feux de l'Europe, avait protégé vingt ans -sa personne, il les quitta le coeur ému mais ferme, et descendit au -rivage le front rayonnant d'espérance. Sa présence fit éclater de -nouveaux cris d'enthousiasme, et bientôt la petite armée de onze cents -hommes qui allait conquérir l'empire de France à la face de toute -l'Europe, fut à bord des sept bâtiments destinés à la transporter. -Environ trois cents hommes avec l'état-major s'embarquèrent sur le -brick _l'Inconstant_; le reste fut réparti sur la goëlette _la -Caroline_, et sur les cinq autres bâtiments composant la flottille. -Vers sept heures du soir, la foule étant sur le quai, la mère et la -soeur de Napoléon aux fenêtres du palais, la flottille impériale mit à -la voile, se dirigeant vers le cap Saint-André. Elle voulait, en -prenant cette direction, déborder l'île d'Elbe, et s'élever au nord, -entre l'île de Capraia et la côte d'Italie, le plus loin possible des -parages fréquentés par les croisières. Le vent soufflant du sud en ce -moment, la fortune semblait vouloir favoriser cette audacieuse -expédition, et protéger une dernière fois l'homme extraordinaire -qu'elle avait plusieurs fois transporté au delà des Alpes, conduit en -Égypte, ramené sain et sauf en France, secondé dans toutes ses -entreprises des bords du Tage à ceux du Borysthène, et abandonné à -Moscou seulement! Lui accorderait-elle encore une de ces faveurs dont -elle avait rempli sa prodigieuse vie? Là était le doute, qui du reste -n'en était pas un pour Napoléon et ses soldats, tant ils étaient -confiants. - -[En marge: Premières circonstances de la navigation.] - -Bientôt commencèrent les alternatives qui se produisent même dans les -plus brillantes réussites. L'heureux vent du sud faiblit sensiblement, -et arrivée en vue du cap Saint-André la flottille demeura immobile. À -peine put-on s'élever quelque peu au nord vers l'île de Capraia, et le -27 au matin on n'avait franchi que sept ou huit lieues. On se trouvait -dans les eaux mêmes des croisières anglaise et française, et exposé à -les rencontrer. Le péril était grand. Le capitaine de frégate -Chautard, qui était venu joindre Napoléon à l'île d'Elbe, le capitaine -Taillade, qui commandait le brick _l'Inconstant_, et plusieurs marins -étaient d'avis de rentrer à Porto-Ferrajo, afin d'y attendre sous -voile un vent meilleur. C'était pour éviter un péril se _jeter_ dans -un autre, car malgré l'embargo mis à Porto-Ferrajo sur tous les -bâtiments, un avis pouvait être parvenu aux Anglais, et dans ce cas on -aurait été enfermé dans Porto-Ferrajo par une apparition subite des -forces britanniques, surpris en flagrant délit d'attentat à la paix -générale, et consigné dans une île non plus en souverain mais en -prisonnier. Il valait donc mieux persévérer, et rester en panne -jusqu'à ce que soufflât de nouveau ce vent si désiré du sud. Napoléon -qui avait des hasards de ce monde une expérience sans égale, savait -que dans toute entreprise il faut voir de sang-froid les aspects si -divers que prennent les événements, et prendre patience jusqu'au -retour des circonstances favorables. Le plus grand danger après tout -c'était de rencontrer la croisière française, composée de deux -frégates et d'un brick. Or, on connaissait l'esprit qui animait les -équipages, et il était possible de les enlever sans coup férir, en -sautant à l'abordage avec les aigles et les trois couleurs. Il -attendit donc avec la résolution de sortir d'embarras par un coup -d'audace, si on était aperçu par la croisière française. - -[En marge: Rencontre avec le brick français _le Zéphire_.] - -À midi le vent fraîchit, et on s'éleva à la hauteur de Livourne. À -droite vers la côte de Gênes on voyait une frégate, et une autre à -gauche vers le large; au loin un vaisseau de ligne, poussé par un vent -d'arrière, semblait se diriger à toutes voiles sur la flottille. -C'étaient là des périls qu'il fallait braver, en se fiant du résultat -à la fortune. On continua de naviguer, et tout à coup on se trouva -bord à bord avec un brick de guerre français, _le Zéphire_, commandé -par le lieutenant de vaisseau Andrieux, bon officier, que la petite -marine de l'île d'Elbe rencontrait souvent. On pouvait essayer -d'enlever ce brick, mais Napoléon ne voulut pas courir sans nécessité -la chance d'une pareille tentative. Il fit coucher ses grenadiers sur -le pont, et ordonna au capitaine Taillade, qui connaissait le -commandant Andrieux, de parlementer avec lui. Le capitaine Taillade -prenant son porte-voix, salua le commandant Andrieux, et lui demanda -où il allait.--À Livourne, répondit celui-ci, et vous?--À Gênes, -repartit le capitaine Taillade; et il offrit de se charger des -commissions du _Zéphire_, ce que le commandant Andrieux n'accepta -point, n'en ayant, disait-il, aucune pour ce port. Et comment se porte -l'Empereur? demanda l'officier de la marine royale.--Très-bien, -répondit le capitaine Taillade.--Tant mieux, ajouta le commandant -Andrieux; et il poursuivit son chemin, sans soupçonner la rencontre -qu'il venait de faire, et l'immensité de choses qu'il venait de -laisser passer sans s'en apercevoir. - -[Date en marge: Mars 1815.] - -[En marge: Arrivée le 1er mars dans le golfe Juan.] - -À la nuit on vit disparaître les bâtiments de guerre qui avaient donné -de l'inquiétude quelques heures auparavant, et on mit le cap sur la -France. On employa la journée du 28 à traverser le golfe de Gênes, -sans autre rencontre que celle d'un vaisseau de 74 qu'on prit d'abord -pour un croiseur ennemi, mais qui bientôt ne parut plus s'occuper de -la flottille, et le 1er mars au matin, jour à jamais mémorable, -quoique bien funeste pour la France et pour Napoléon, on découvrit la -côte avec une satisfaction indicible. À midi on aperçut Antibes et les -îles Sainte-Marguerite. À trois heures on mouilla dans le golfe Juan, -et Napoléon ayant surmonté de la manière la plus heureuse les -premières difficultés de son entreprise, put croire au retour de son -ancienne fortune, et ses soldats qui le croyaient comme lui, firent -retentir les airs du cri de _Vive l'Empereur_! - -[En marge: Heureux débarquement.] - -À un signal donné, et au bruit du canon, on arbora sur tous les -bâtiments le drapeau tricolore, chaque soldat prit la cocarde aux -trois couleurs, et on mit les chaloupes à la mer pour opérer le -débarquement. Napoléon ordonna au capitaine d'infanterie Lamouret -d'aller avec vingt-cinq hommes s'emparer d'une batterie de côte, -située au milieu du golfe. Le capitaine Lamouret s'y transporta en -chaloupe, ne trouva que des douaniers charmés d'apprendre l'arrivée de -Napoléon, et fort pressés de se donner à lui. On toucha terre avec -une joie facile à comprendre, et tandis que les chaloupes opéraient le -va-et-vient des bâtiments à la côte, le capitaine Lamouret imagina de -se diriger sur Antibes pour enlever la place, ce qui eût procuré un -point d'appui d'une assez grande importance. - -[En marge: Fausse tentative sur Antibes.] - -Ce téméraire officier se présenta en effet devant Antibes, aborda le -poste qui gardait la porte, et en fut très-bien accueilli. Le général -Corsin, commandant Antibes, était en ce moment en visite aux îles -Sainte-Marguerite. Le colonel Cuneo d'Ornano le remplaçait. Celui-ci -apprenant ce dont il s'agissait, et tenant à remplir ses devoirs -militaires, laissa entrer les vingt-cinq grenadiers, puis ordonna de -lever tout à coup le pont-levis, et les fit ainsi prisonniers. Mais -ils se mirent à parler aux soldats du 87e, en garnison à Antibes, et -les émurent à tel point que ceux-ci criant _Vive l'Empereur!_ -voulurent absolument livrer la place à Napoléon. Le colonel d'Ornano -parvint à les calmer, et en attendant désarma les vingt-cinq -grenadiers, auxquels il promit de rendre leurs armes dès que les faits -seraient mieux éclaircis. - -Ces vingt-cinq hommes trop confiants se trouvaient donc perdus pour -Napoléon, et on aurait pu regarder ce début comme de fort mauvais -augure, si, en même temps, on n'avait vu une multitude de soldats du -87e se jeter à bas des remparts, et courir vers Cannes pour se -joindre, disaient-ils, à leur empereur. - -[En marge: Curiosité de la population, sans aucune manifestation -prononcée.] - -À cinq heures le débarquement était terminé. Les onze cents hommes de -Napoléon, avec quatre pièces de canon et leur bagage, étaient -descendus à terre, et avaient établi leur bivouac dans un champ -d'oliviers, sur la route d'Antibes à Cannes. D'abord les habitants en -voyant plusieurs bâtiments chargés de monde tirer le canon, crurent -que c'étaient des Barbaresques qui enlevaient des pêcheurs, et furent -épouvantés. Mais bientôt mieux renseignés, ils accoururent avec -curiosité, sans se prononcer ni dans un sens ni dans un autre, car les -populations du littoral n'étaient pas en général très-favorables à -l'Empire, qui leur avait valu quinze ans de guerre maritime. Napoléon -envoya Cambronne à la tête d'une avant-garde à Cannes, pour commander -des vivres et acheter des chevaux, et sachant que pour attirer les -gens il ne faut pas commencer par froisser leurs intérêts, il fit tout -payer argent comptant. Les vivres furent en effet préparés, et -quelques mulets, quelques chevaux achetés. Malgré l'ordre de ne -laisser sortir personne de Cannes, surtout par la route qui menait à -Toulon, un officier de gendarmerie, auquel Cambronne avait proposé -d'acheter des chevaux et qui avait feint de vouloir les céder, -s'échappa au galop pour aller à Draguignan donner avis au préfet du -Var du grand événement qui venait de s'accomplir. Heureusement pour -Napoléon, cet officier ayant remarqué que l'artillerie qu'on avait -débarquée était placée sur la route de Toulon, s'en fia aux premières -apparences, et alla répandre la nouvelle que l'expédition se dirigeait -vers la Provence, c'est-à-dire vers Toulon et Marseille. - -[En marge: Bivouac à Cannes.] - -[En marge: Les deux routes qui s'offrent à Napoléon.] - -Il n'en était rien, comme on va le voir. Dans le champ d'oliviers où -Napoléon avait établi son bivouac, on lui avait dressé un siége et une -table, et il y avait déployé ses cartes. Deux routes s'offraient: -l'une d'un parcours facile, celle de la basse Provence, aboutissant à -Toulon et Marseille, l'autre, celle du Dauphiné, hérissée de montagnes -escarpées, couverte alors de neige et de glace, et coupée d'affreux -défilés où cinquante hommes déterminés auraient pu arrêter une armée. -Cette dernière, tracée au milieu des Alpes françaises, était en -plusieurs endroits non carrossable, de façon qu'il fallait, si on la -préférait, commencer par se séparer de son artillerie. Malgré ces -difficultés effrayantes au premier aspect, Napoléon n'hésita point, et -par le choix qu'il fit en ce moment assura le succès de son -aventureuse entreprise. - -[En marge: Motifs profonds qui décident Napoléon à préférer celle des -montagnes, et à négliger celle du littoral.] - -Les obstacles physiques dont la route des Alpes était hérissée -consistaient dans des chemins escarpés ou couverts de glace, dans des -défilés à forcer ou à tourner, et ces obstacles on pouvait les -surmonter avec de la patience, de l'opiniâtreté, de l'audace. Napoléon -amenait avec lui onze cents hommes, capables de tout, et -très-suffisants pour triompher de la résistance qui pouvait s'offrir -dans ces contrées, où il était impossible qu'il trouvât autre chose -que de petites garnisons commandées par un capitaine ou un chef de -bataillon. Au contraire les obstacles moraux qui l'attendaient sur la -route du littoral étaient bien autrement redoutables. En suivant cette -route qui passe par Toulon, Marseille, Avignon, Valence, il devait -rencontrer des populations violentes, animées d'un royalisme furieux, -et capables de retenir le zèle des troupes pour lui. De plus il -allait trouver sur son chemin des autorités d'un ordre élevé, des -amiraux à Toulon, un maréchal de France à Marseille (c'était Masséna -qui commandait dans cette ville). Or, dans l'entreprise qu'il tentait, -les hauts grades étaient le plus grand des dangers. Dans l'armée, les -soldats, presque tous anciens au service, venus des prisons ou des -garnisons étrangères, éprouvaient pour Napoléon un véritable -fanatisme. Les officiers partageaient cette disposition, mais avec un -peu plus de réserve, parce qu'ils étaient gênés par leurs serments et -par le sentiment de leur devoir. Les généraux, les maréchaux surtout, -plus retenus encore par ces mêmes considérations, et d'ailleurs -appréciant mieux le danger du rétablissement de l'Empire, craignant -aussi de se compromettre gravement, devaient céder plus difficilement -que les officiers à l'entraînement des troupes. Il y avait donc moins -de chances d'enlever un maréchal à la tête de huit ou dix mille -hommes, qu'un colonel ou un capitaine à la tête de quelques centaines -de soldats. - -Par toutes ces raisons il fallait éviter les autorités supérieures, -civiles ou militaires, et préférer les chemins même les plus mauvais, -si on devait n'y rencontrer que des officiers de grade inférieur. Sur -la route du Dauphiné, Napoléon ne pouvait avoir affaire, comme nous -venons de le dire, qu'à de petites garnisons faiblement commandées, et -à des paysans qui n'aimaient ni les nobles, ni les prêtres, et qui -presque tous étaient acquéreurs de biens nationaux. La plus grande -ville à traverser, en prenant par les montagnes, était Grenoble. Or, -Napoléon savait que les Grenoblais, animés d'un fort esprit militaire, -comme toutes les populations de la frontière, et fidèles aux -traditions libérales, depuis la fameuse assemblée de Vizille, étaient -tout à fait opposés aux Bourbons. Il avait dans sa garde un -chirurgien, Dauphinois de naissance, le docteur Émery, qui avait -entretenu des relations secrètes avec sa ville natale, et qui -répondait de ses compatriotes. Napoléon choisit donc la route des -montagnes, en laissant sur sa gauche la belle route du littoral et le -royalisme marseillais, et fit preuve ici encore une fois de ce coup -d'oeil supérieur, qui lui avait si souvent procuré les plus grands -triomphes militaires, et qui devait lui procurer en cette occasion le -plus grand triomphe politique que jamais ait obtenu un chef d'empire -ou de parti. Il fit toutes ses dispositions en conséquence. - -[En marge: Napoléon abandonne son artillerie, et met son bagage sur -des mulets.] - -Il prit le parti d'abandonner son artillerie, dont il n'avait pas un -sérieux besoin, car l'idée d'un combat à coups de canon n'entrait -guère dans son esprit. Les onze cents hommes qu'il avait suffisaient -pour le garantir de la main des gendarmes, ou de la résistance d'un -chef de bataillon, et quant aux autres résistances c'était sur l'effet -de sa présence qu'il comptait pour les faire évanouir. Ou bien à la -vue de sa redingote, de son chapeau si fameux, le premier détachement -envoyé à sa rencontre tomberait à ses pieds, et successivement l'armée -tout entière, ou bien il expirerait sur la grande route de la mort des -plus vils malfaiteurs: là était la question qui ne pouvait pas -évidemment se décider à coups de canon. Renonçant à son artillerie -qui n'aurait pas pu le suivre, il fit charger sur des mulets son petit -trésor, reste de ce qu'il avait porté à l'île d'Elbe, et montant à 17 -ou 1800 mille francs. Le surplus avait été, ou dépensé à l'île d'Elbe, -ou laissé à sa mère. Il résolut de quitter Cannes vers minuit. En même -temps, il envoya à Grasse pour faire préparer des vivres, et pour -livrer à l'impression deux proclamations dont ses officiers avaient -déjà fait de nombreuses copies à bord du brick _l'Inconstant_, et qui -étaient destinées l'une au peuple français, l'autre à l'armée. Ces -proclamations contenaient ce qui suit, ou textuellement, ou en -substance. - -[En marge: Ses proclamations au peuple et à l'armée.] - -«Français, disait-il dans la première, les victoires de Champaubert, -de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de -Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcis-sur-Aube, de Saint-Dizier, -l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de -l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, la position que -j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de -ses magasins, de ses munitions de guerre, de ses équipages, l'avaient -placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais -sur le point d'être plus puissants, et l'élite des troupes coalisées -eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elles avaient si -cruellement ravagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la -capitale et désorganisa l'armée. Au même moment, la défection du duc -de Castiglione, à qui j'avais confié des forces suffisantes pour -battre les Autrichiens, et qui en paraissant sur les derrières de -l'ennemi eût complété notre triomphe, acheva notre ruine. La conduite -inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois leur patrie, -leur prince et leur bienfaiteur, changea ainsi le destin de la guerre. -Dans ces tristes circonstances, mon coeur fut déchiré, mais mon âme -demeura inébranlable. Je ne consultai que l'intérêt de la patrie, je -m'exilai sur un rocher au milieu des mers, je conservai une existence -qui pouvait encore vous être utile....» - -Après avoir ainsi expliqué ses revers, Napoléon cherchait à -caractériser l'esprit de l'émigration, qui s'appuyait, disait-il, sur -l'étranger, et voulait rétablir les abus du régime féodal. Il -ajoutait: - -«Français, dans mon exil, j'ai entendu vos plaintes et vos voeux; j'ai -traversé les mers au milieu des périls de toute espèce; j'arrive parmi -vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des -individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je -l'ignorerai toujours, et je ne conserverai que le souvenir des -importants services qu'ils ont rendus, car il est des événements d'une -telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.... -Français, il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui -n'ait eu le droit, et n'ait tenté de se soustraire au déshonneur -d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. -Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de -Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, -et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et aux -braves de l'armée que je me fais, et ferai toujours gloire de tout -devoir.» - -Napoléon disait à l'armée: - - «SOLDATS! - - »Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos rangs - ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur. - - »Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans parcourir toute - l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à - combattre contre nous, dans les rangs des armées étrangères, en - maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et - enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les - regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos - travaux, qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils - calomnient notre gloire? Si leur règne durait, tout serait perdu, - même le souvenir de nos plus mémorables journées. - - »Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé - sur vos pavois, vous est rendu: venez le joindre. - - »Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant - vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la - France. Arborez cette cocarde tricolore que vous portiez dans nos - grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les - maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune - se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous? - Qui en aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à - Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à - Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskova, à - Lutzen, à Wurtchen, à Montmirail... Venez vous ranger sous les - drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que de la - vôtre; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres; son - intérêt, son honneur, sa gloire ne sont autres que votre intérêt, - votre honneur, votre gloire. La victoire marchera au pas de - charge; _l'aigle avec les couleurs nationales volera de clocher - en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame_. Alors vous pourrez - montrer avec honneur vos cicatrices; alors vous pourrez vous - vanter de ce que vous aurez fait: vous serez les libérateurs de - la patrie.» - -Ainsi dans ces proclamations ardentes, empreintes de toutes les -passions du temps, mais touchant avec habileté à tous les points -essentiels du moment, Napoléon, sans s'inquiéter d'être juste, livrait -aux fureurs des soldats Augereau et Marmont, qu'il savait odieux à -l'armée. Aux droits des Bourbons, il opposait le droit populaire, et -touchait ainsi les masses par leur côté le plus sensible. Il -promettait adroitement l'oubli, en imputant certaines faiblesses à la -toute-puissance des révolutions, faisait appel à la cocarde tricolore -qu'il savait cachée dans le sac des soldats, leur rappelait leur -immortelle gloire flétrie par la haine maladroite des émigrés, et en -une image saisissante, restée populaire, il annonçait la victoire à -ses partisans. Ces proclamations n'étaient pas le moins profond, et ne -devaient pas être le moins efficace de ses calculs. - -Avant de se mettre en route il fit repartir pour l'île d'Elbe son -heureuse flottille, afin qu'elle annonçât à sa mère et à sa soeur le -succès de la première moitié de son entreprise, et ordonna au brick -_l'Inconstant_ de les transporter à Naples, pour qu'elles pussent y -attendre en sûreté la fin de cette crise. - -[En marge: Rencontre avec le prince de Monaco.] - -Vers le soir il s'était approché de Cannes, et on lui amena à son -bivouac, par suite de l'ordre qu'il avait donné d'arrêter toutes les -voitures, le prince de Monaco, passé, comme tant d'hommes du temps, -d'un culte à l'autre, de l'Empire à la Restauration. Il le fit -relâcher sur-le-champ, l'accueillit avec gaieté, et lui demanda où il -allait.--Je retourne chez moi, répondit le prince.--Et moi aussi, -répliqua Napoléon. Puis il quitta le petit souverain de Monaco, en lui -souhaitant bon voyage. - -À minuit il partit pour Grasse, suivant Cambronne qui avait pris les -devants avec un détachement de cent hommes. Au centre se trouvait le -bataillon de la vieille garde, escortant le trésor et les munitions, -puis venait le bataillon corse formant l'arrière-garde. - -[En marge: Arrivée à Grasse le 2 mars au matin.] - -Au sortir de Cannes commençait la route de montagnes qu'il fallait -suivre pendant quatre-vingts lieues pour atteindre Grenoble. On arriva -le 2 mars à Grasse, vers la pointe du jour. Les quelques heures -passées aux environs de Cannes avaient été employées à préparer des -rations, à se procurer des chevaux, et surtout à imprimer les deux -proclamations. À dater de ce moment, Napoléon était décidé à ne plus -perdre une heure, afin d'arriver à Grenoble avant tous les ordres -expédiés de Paris. Il déjeuna debout, entouré de son état-major, un -peu en dehors de la ville de Grasse, sous les yeux de la population -curieuse mais perplexe, et ne manifestant rien de l'enthousiasme qu'il -espérait bientôt rencontrer. - -[En marge: Départ de Grasse.] - -[En marge: Passage de la montagne.] - -[En marge: Entretien avec une vieille femme gardienne de troupeaux.] - -À huit heures du matin il se mit en route, toujours précédé de son -avant-garde, et employa plusieurs heures à gravir par un sentier -couvert de glace la chaîne élevée qui sépare les bords de la mer du -bassin de la Durance. La plus grande partie de la route se fit à pied. -Les hommes qui avaient su se procurer des chevaux cheminaient à côté -de leurs montures, les autres suivaient en portant leur équipement sur -les épaules. Le froid était rigoureux, et Napoléon fut souvent obligé -de descendre de cheval pour se réchauffer en marchant, exercice auquel -il était peu habitué. Plus d'une fois il trébucha dans la neige, et il -s'arrêta pour se reposer un moment dans une espèce de chalet occupé -par une vieille femme et quelques vaches. Tandis qu'il ranimait ses -forces devant un feu de broussailles, il s'adressa à cette paysanne, -qui ne savait pas quels hôtes elle venait de recevoir sous son toit de -chaume, et lui demanda si on avait des nouvelles de Paris. Elle parut -fort étonnée d'une question à laquelle elle était peu accoutumée, et -naturellement elle répondit qu'elle ne savait rien.--Vous ne savez -donc pas ce que fait le Roi? reprit Napoléon.--Le Roi! repartit la -vieille femme avec plus d'étonnement encore, le Roi!... vous voulez -dire l'Empereur... il est toujours _là-bas_.--Cette habitante des -Alpes ignorait donc que Napoléon avait été précipité du trône, et -remplacé par Louis XVIII! Les témoins de cette scène furent comme -frappés de stupeur en présence d'une aussi étrange ignorance. -Napoléon, qui n'était pas le moins surpris, regarda Drouot, et lui -dit: Eh bien, Drouot, à quoi sert de troubler le monde pour le remplir -de notre nom?--Il sortit tout pensif, et songeant à la vanité de la -gloire. On se remit en marche, et on alla prendre gîte le soir à -Seranon, petit hameau composé de quelques fermes. Les soldats -couchèrent dans les granges, et Napoléon trouva un lit convenable dans -la maison de campagne d'un habitant de Grasse. On avait dans cette -première journée franchi un espace de quinze lieues, sans avoir eu à -surmonter d'autre obstacle que celui de la glace et des rochers. Les -hommes étaient extrêmement fatigués, mais l'enthousiasme de leur -entreprise les soutenait, et ils étaient prêts à réaliser la prophétie -de l'aigle _volant de clocher en clocher_. - -Le 3 mars on partit de grand matin. On rencontra encore des chemins -montueux et couverts de neige, et le soir, après avoir parcouru une -distance à peu près égale à celle de la veille, on vint coucher à -Barrême, dans la vallée même de la Durance, mais à dix lieues de ses -bords. - -[En marge: Arrivée devant Sisteron.] - -[En marge: Importance de ce poste.] - -Le 4 on était en route de bonne heure malgré la fatigue croissante; on -fit une halte à Digne pour y déjeuner, et on poussa jusqu'à Malijay. -On était presque au bord de la Durance, et il fallait la remonter par -Sisteron et Gap, pour se jeter ensuite par un col étroit dans le -bassin de l'Isère. On allait rencontrer ici un obstacle des plus -inquiétants. À Sisteron, la route passait de la rive gauche sur la -rive droite de la Durance, et traversait un pont que les feux de la -place auraient rendu inaccessible s'il avait été défendu. Un officier -fidèle aux Bourbons, en fermant seulement les portes de cette chétive -forteresse, pouvait arrêter la colonne expéditionnaire. Il aurait -fallu dans ce cas qu'elle descendît la Durance pour la franchir -au-dessous, perdît des heures précieuses, laissât ainsi à tous les -commandants des environs le loisir de se reconnaître, et à la -fougueuse population marseillaise le temps de se précipiter sur les -traces de Napoléon. Le danger était donc fort grand, mais toujours -confiant dans son ascendant, Napoléon marcha sans hésiter sur -Sisteron. - -[En marge: Le trouble des commandants militaires est cause que -Sisteron n'est point gardé.] - -Il avait deviné juste, et dans leur trouble ceux qui lui étaient -opposés, au lieu d'accumuler les difficultés sur sa route, les -faisaient disparaître. En effet, d'après les indications de l'officier -de gendarmerie dont nous avons parlé, le préfet du Var, croyant que -Napoléon se dirigeait sur Toulon et Marseille, avait placé dans la -forêt de l'Esterel, c'est-à-dire sur la route du littoral, tout ce -qu'il avait pu réunir de gardes nationales et de troupes, les -premières fort zélées, les secondes au contraire animées de sentiments -très-équivoques. Ces précautions prises dans la journée du 2, il avait -expédié au maréchal Masséna à Marseille une estafette qui ne pouvait -arriver que le 3 mars, et une autre à Grenoble qui ne pouvait y -parvenir que le 4. En même temps il avait tâché d'informer de ce qui -se passait tous les commandants des petites places des Alpes, sans -leur donner des instructions que du reste, malgré son zèle, il aurait -été incapable de leur tracer. Dans cet état de choses, chaque -commandant, frappé d'une sorte de saisissement en apprenant la -terrible nouvelle, n'avait songé qu'à se retirer derrière ses -murailles, sans oser en sortir pour barrer le chemin à Napoléon. Le -général Loverdo, qui avait sous son autorité le département des -Basses-Alpes, avait replié le peu de troupes dont il disposait sur la -basse Durance et sur Aix; de leur côté les commandants d'Embrun et de -Mont-Dauphin, pressés de s'enfermer dans les places confiées à leur -honneur, avaient rappelé tous leurs postes sur la haute Durance, et de -la sorte Sisteron, situé entre-deux, s'était trouvé sans défense. -Cette espèce de mouvement de contraction, naturel chez des gens -surpris et effrayés, avait ainsi ouvert le chemin à Napoléon, sans que -la trahison y fût pour rien. Son nom seul avait produit ces -résolutions irréfléchies dont il allait si bien profiter. - -[En marge: Entrée à Sisteron.] - -Cambronne se présentant devant Sisteron à la tête de cent hommes, y -pénétra sans difficulté le 5, et Napoléon vint y déjeuner, après avoir -vu tomber comme par enchantement l'un des plus grands obstacles de sa -route. Il commençait à rencontrer ici l'esprit des montagnards du -Dauphiné, montagnards braves, très-sensibles à la gloire des armes, -haïssant l'étranger, détestant ce qu'on appelait les nobles et les -prêtres, alarmés outre mesure des prédications du clergé sur les biens -nationaux et la dîme, et par tous ces motifs enthousiastes de -Napoléon. On les voyait descendre en foule des montagnes au cri de -_Vive l'Empereur!_ fournir avec empressement des vivres, des chevaux, -tout ce qu'on leur demandait, le donner volontiers gratis, et plus -volontiers encore pour de l'argent. - -Malgré le bon accueil qu'il avait reçu à Sisteron, Napoléon n'eut -garde de s'y arrêter, et il alla coucher à Gap, afin de s'emparer des -défilés qui conduisent du bassin de la Durance dans celui de l'Isère. -Sa troupe était exténuée de fatigue, car il lui faisait faire dix ou -douze lieues par jour, quand ce n'était pas quinze, et beaucoup -d'hommes restaient en arrière. Mais les paysans les recueillaient, les -voituraient, et il suffisait de quelques heures de repos pour que les -traînards eussent rejoint. Arrivé à Gap le 5 au soir, il avait franchi -près de cinquante lieues en quatre jours, par d'affreux chemins de -montagnes, marche d'armée prodigieuse et qui allait devenir plus -surprenante encore les jours suivants. - -[En marge: Prompte traversée de Gap, et arrivée à Corps.] - -Napoléon, fort bien reçu à Gap, y apprit cependant des nouvelles qui -ne lui permettaient point d'y séjourner. Il avait envoyé un émissaire -pour sonder la garnison d'Embrun, et cet émissaire avait rapporté que -les soldats étaient prêts au premier signal à prendre la cocarde -tricolore, mais que le sentiment du devoir retenant les officiers, -ceux-ci, loin de vouloir livrer la place, songeaient au contraire à -occuper le défilé dit de Saint-Bonnet, qui communique de la vallée de -la Durance dans celle du Drac, affluent de l'Isère. Ce défilé commence -au sortir de Gap, traverse une haute montagne au col dit de -Saint-Guignes, et descend ensuite sur Saint-Bonnet. Napoléon craignant -d'être prévenu à un passage aussi dangereux, y achemina son -avant-garde le 6 de très-bonne heure, et la suivit lui-même après -avoir attendu jusqu'à midi la queue de sa colonne à Gap. Le défilé -n'était point gardé, et il put aller coucher le soir au bourg de -Corps, sur la limite du département de l'Isère. Jusqu'ici tout lui -avait parfaitement réussi: il était en plein Dauphiné, et pouvait même -ressentir déjà les émotions de la ville de Grenoble, profondément -agitée à son approche. S'il enlevait cette ville, importante par son -site, ses ouvrages, son arsenal, sa nombreuse garnison, et la valeur -politique et morale de ses habitants, il était presque maître de la -France, car Grenoble lui donnait Lyon, et Lyon lui donnait Paris. Ne -voulant négliger aucune précaution il se fit précéder par le docteur -Émery, qui avait des intelligences dans Grenoble, et qui pouvait y -préparer les esprits en sa faveur. - -[En marge: Situation de Grenoble. Embarras du préfet et du général -commandant la division, et leur résolution de faire leur devoir.] - -[En marge: La difficulté n'était pas dans le nombre, mais dans la -fidélité des troupes.] - -[En marge: Composition de la 7e division militaire, et énumération des -troupes qui l'occupaient.] - -L'estafette expédiée de Draguignan par le préfet du Var était arrivée -à Grenoble le samedi 4 mars, dans la soirée. Un savant illustre, M. -Fourier, était préfet de l'Isère. Le général Marchand, l'un des -officiers de l'Empire les plus estimés, commandait à Grenoble, siége -de la 7e division militaire. Le préfet et le général furent -très-désagréablement surpris par la nouvelle qu'on leur mandait, car, -outre ce qu'elle avait de grave pour la France entière, elle -s'aggravait pour eux de la responsabilité qui allait peser sur leur -tête. En effet le préfet du Var, mieux informé, venait de leur -indiquer la direction de Grasse, Digne, Gap et Grenoble, comme celle -que Napoléon avait dû prendre. L'orage se portait donc directement sur -eux. Par une disposition assez naturelle à tous les gouvernements qui -apprennent un événement fâcheux, ils tinrent la nouvelle cachée, ce -qui du reste avait l'avantage de leur laisser quelques heures de -calme pour délibérer sur la conduite à tenir. M. Fourier était du -nombre de ces savants que les agitations publiques importunent, et qui -ne demandent aux gouvernements qu'ils servent, que l'aisance dans -l'étude. Il aurait donc fort désiré que la Providence eût écarté de -lui cette terrible épreuve. Attaché à Napoléon par des souvenirs de -gloire (il avait été de l'expédition d'Égypte), aux Bourbons par -estime et par amour du repos, il n'avait de préférence bien marquée -pour aucune des deux dynasties, et était fort disposé à en vouloir à -celui qui venait troubler sa paisible vie: Ajoutez à ce sentiment un -honnête amour de son devoir, et on comprendra qu'il voulût d'abord -être fidèle aux Bourbons, sans toutefois pousser le dévouement -jusqu'au martyre. Quant au général Marchand, quoique largement associé -à la gloire impériale, il était sévère observateur de la discipline -militaire, et, tout en désapprouvant la conduite de l'émigration, il -était assez intelligent pour comprendre les dangers auxquels le retour -de Napoléon allait exposer la France. Sa résolution était beaucoup -plus ferme que celle du préfet, mais à cette heure le plus ou le moins -d'énergie ne procurait guère de moyens de résistance. Les troupes ne -manquaient pas dans le pays. Le mouvement de concentration vers les -Alpes, ordonné à la suite des imprudences de Murat, avait commencé, et -il y avait dans la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, plus de -soldats que n'en comportait l'effectif général de l'armée. -Malheureusement en présence de Napoléon, ce n'était pas le nombre des -troupes qui importait, mais leur fidélité. Résisteraient-elles à son -nom, et bientôt à sa présence? Le général Marchand connaissait assez -l'armée pour en douter. Il convoqua en secret les chefs de corps, et -ceux-ci déclarèrent que, prêts à faire leur devoir, ils répondaient -médiocrement de leurs officiers, et nullement de leurs soldats. On -était même assez mal partagé à Grenoble quant au choix des régiments. -À côté du 5e d'infanterie, bien discipliné et bien commandé, on avait -le 4e d'artillerie, dans lequel Napoléon avait fait ses premières -armes, et qui depuis la dissolution de l'artillerie de la garde -impériale, en avait reçu plusieurs compagnies. On avait aussi le 3e du -génie, animé de sentiments peu favorables aux Bourbons, et on -craignait avec raison l'ordinaire influence des corps savants sur le -reste des troupes. Le général Marchand conçut donc de vives -inquiétudes, et attendit pour prendre un parti l'arrivée du général -Mouton-Duvernet, qui commandait la subdivision de Valence. La 7e -division militaire, formée alors de quatre départements, était -partagée en deux subdivisions, celle de Grenoble qui comprenait -l'Isère et le Mont-Blanc, celle de Valence qui comprenait la Drôme et -les Hautes-Alpes. Il en résultait que le général Mouton-Duvernet, pour -aller donner des ordres dans les Hautes-Alpes, c'est-à-dire à Gap, -était obligé de passer par Grenoble. - -Ce général informé de son côté des événements, avait pris à la hâte -quelques précautions pour la défense du pont de Romans sur l'Isère, en -cas que Napoléon suivît les bords du Rhône, puis était parti -précipitamment pour les Hautes-Alpes, et il était arrivé à Grenoble -le dimanche 5, au matin. Là, dans une réunion composée du préfet -Fourier, du général Marchand, du général Mouton-Duvernet, et de -quelques officiers d'état-major, on avait délibéré sur les mesures -qu'il convenait d'adopter. Il n'était pas aisé d'en imaginer qui -répondissent aux justes inquiétudes des esprits prévoyants. - -[En marge: Fâcheuse alternative où l'on se trouvait de livrer à -Napoléon ou du terrain ou des troupes.] - -[En marge: On prend le parti de concentrer à Grenoble toutes les -troupes réunies en Dauphiné.] - -Envoyer des troupes à la rencontre de Napoléon c'était probablement -les lui livrer, car malgré la fidélité des chefs, il était peu -vraisemblable qu'elles résistassent à sa présence. Les rappeler à soi -pour faire le vide autour de lui, c'était lui livrer du pays, et -souvent des postes de la plus haute importance, comme celui de -Sisteron par exemple. Ainsi, quoi qu'on fît, on était exposé à lui -abandonner ou des hommes ou du terrain. Cependant l'occupation de -Grenoble par l'ennemi était un fait si grave, que toute incertitude -cessait par rapport à elle. Cette capitale du Dauphiné, outre qu'elle -avait une grande importance morale, était une place anciennement -fortifiée; elle contenait une école d'artillerie, une école du génie, -et un matériel immense, consistant en 80 mille fusils, 200 bouches à -feu, et tout l'attirail qui accompagne un pareil dépôt d'armes. On ne -pouvait donc pas déserter un poste d'une telle valeur. Il fut convenu -qu'on y réunirait toutes les troupes répandues dans le Dauphiné et la -partie de la Savoie restée à la France. On envoya à Chambéry l'ordre -d'en faire partir les deux régiments d'infanterie qui s'y trouvaient, -les 7e et 11e de ligne, et à Vienne celui d'expédier le 4e de hussards -dont on avait un extrême besoin, car on manquait de cavalerie. -Malheureusement le 4e de hussards, quoique commandé par un officier -excellent et plein d'honneur, le major Blot, était si peu sûr, que, -pendant la récente visite du comte d'Artois, on n'avait pu l'empêcher -de crier _Vive l'Empereur!_ Mais il fallait se servir de ce qu'on -avait, et on se flatta qu'en réunissant une masse considérable de -troupes, on parviendrait à ranimer chez elles l'esprit militaire, et -avec l'esprit militaire le sentiment des devoirs attachés à cette -noble profession. Ces résolutions adoptées, le général Mouton-Duvernet -partit pour les Hautes-Alpes, en suivant la route même de Gap, par -laquelle arrivait Napoléon. Ce général espérait le devancer au passage -important de Saint-Bonnet, et prendre des précautions matérielles qui -peut-être suffiraient pour l'arrêter. - -[En marge: Sentiments divers de la population de Grenoble.] - -La nouvelle, d'abord renfermée entre les principales autorités de la -ville, s'était bientôt répandue, et dans le milieu de la journée du -dimanche elle était devenue publique. Le préfet, le général, crurent -alors qu'il convenait de l'annoncer officiellement, et publièrent une -proclamation dans laquelle ils engageaient les fonctionnaires de -toutes les classes à remplir leurs devoirs, promettant de leur donner -eux-mêmes l'exemple. Grenoble offrait un échantillon complet de l'état -de la France à cette époque. On y voyait quelques anciens nobles -affichant imprudemment leurs espérances et leurs voeux, mais ayant -compris depuis le procès Exelmans, depuis les funérailles de -mademoiselle Raucourt, qu'ils devaient se contenir s'ils ne voulaient -s'exposer à de nouveaux malheurs. On y voyait une bourgeoisie -nombreuse, riche, éclairée, n'ayant donné ni dans les excès ni dans -les brusques retours de l'esprit révolutionnaire, admirant le génie de -Napoléon, détestant ses fautes, profondément blessée de la conduite de -l'émigration, mais sentant vivement le danger d'un rétablissement de -l'Empire en présence de l'Europe en armes. On y voyait enfin un peuple -laborieux, aisé, brave, moins combattu dans ses sentiments que la -bourgeoisie parce qu'il était moins éclairé, passionné pour la gloire -militaire, ayant en aversion ce qu'on appelait les nobles et les -prêtres, partageant en un mot toutes les dispositions des paysans du -Dauphiné, bien que pour sentir comme eux il n'eût pas le motif -intéressé des biens nationaux. - -On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, les émotions que la -nouvelle de l'approche de Napoléon dut produire parmi ces diverses -classes. La noblesse poussa des cris de colère, et courut chez les -autorités pour les exciter à faire leur devoir, en les menaçant de -tout son courroux si elles montraient la moindre hésitation. Mais tout -en criant, s'agitant, elle n'apportait aucun moyen sérieux de -résistance. Toutefois elle en avait un à sa disposition, c'était de -fournir quelques hommes dévoués qui tireraient le premier coup de -fusil, seule manière d'engager les troupes et de les décider. Elle -promettait de trouver ces quelques hommes, mais on en doutait, et elle -en doutait elle-même. La bourgeoisie se montra inquiète et partagée, -car si elle condamnait la marche politique des Bourbons, elle -entrevoyait clairement les périls attachés à leur chute. Quant au -peuple, dans les rangs duquel s'étaient mêlés beaucoup d'officiers à -la demi-solde, il tressaillit de joie, et ne cacha guère ses désirs et -ses espérances. Les fonctionnaires dissimulaient plus que jamais leurs -véritables sentiments, mais au fond du coeur ils souhaitaient le -succès de Napoléon, pour être dispensés envers les Bourbons d'une -hypocrisie fatigante, qui les humiliait sans les rassurer sur la -conservation de leurs emplois. Une population disposée de la sorte ne -présentait donc pas beaucoup de ressource. Si on avait possédé une -garde nationale unie et bien organisée, on aurait pu en la mêlant aux -troupes les contenir par le bon exemple. Mais les nobles avaient comme -partout affecté de se renfermer dans la cavalerie de la garde -nationale, et laissé à la bourgeoisie seule le soin de composer -l'infanterie. Celle-ci ayant manifesté plus d'une fois une vive -opposition à la marche du gouvernement, avait été, sous divers -prétextes, privée de ses fusils, et elle était en ce moment désarmée -et désorganisée. On n'avait par conséquent sous la main que les -troupes de ligne, dont la fidélité était le grand problème du jour. - -[En marge: Extrême agitation parmi toutes les classes de la -population, lorsqu'on apprend l'approche de Napoléon.] - -Toute la fin de la journée du dimanche 5, toute la première moitié du -lundi 6, se passèrent en vives agitations, en une succession rapide -d'espérances et de craintes, qui à chaque instant faisait de la joie -des uns un sujet de vive douleur pour les autres. Tantôt on disait -Napoléon poursuivi, arrêté, fusillé, et les royalistes promenaient -dans les rues des visages riants, même provocants, puis rentraient -chez eux pour mander à Lyon et à Paris les plus heureuses nouvelles: -tantôt on disait Napoléon vainqueur de tous les obstacles, arrivé -presque aux portes de Grenoble, et alors c'étaient les royalistes qui -étaient tristes et silencieux, et à son tour le peuple transporté de -joie courait les rues en criant _Vive l'Empereur!_ Les officiers à la -demi-solde, dont l'influence fut alors funeste, cherchaient à -s'approcher des troupes, à se mettre en rapport avec elles, trouvaient -les officiers gênés et silencieux, mais les soldats expansifs, joyeux, -et ayant la cocarde tricolore cachée au fond de leurs schakos. Les -généraux instruits du danger de semblables relations essayèrent de les -interdire, tinrent pour cela les troupes ou casernées ou sous les -armes, mais ils ne réussirent qu'à les mécontenter, sans empêcher ces -communications en quelque sorte électriques qui tiennent à la parfaite -communauté des sentiments. - -Le lundi 6, au milieu du jour, on eut des nouvelles du général -Mouton-Duvernet. S'étant avancé en toute hâte sur la route de Gap par -Vizille, ce général avait rencontré un voyageur qu'il avait fait -arrêter. C'était le docteur Émery, dépêché à Grenoble par Napoléon. Il -avait questionné ce voyageur, qui avait déclaré ne rien savoir, être -parti de l'île d'Elbe depuis plusieurs mois, et revenir tranquillement -à Grenoble, sa patrie, pour y fixer son séjour. Trompé par ces -déclarations, le général Mouton-Duvernet avait laissé passer le -docteur Émery, et s'était ensuite porté en avant. Il avait bientôt -appris que Napoléon, après avoir couché la veille à Gap, marchait ce -jour-là même sur Corps, où il allait arriver, après avoir franchi le -défilé de Saint-Bonnet. Il n'était donc plus temps de l'arrêter, et -rebrousser chemin vers Grenoble était la seule chose que le général -Mouton-Duvernet eût à faire. En route, ce général s'étant ravisé à -l'égard du docteur Émery, avait fait courir après lui pour s'emparer -de sa personne. Mais le docteur, fort alerte, avait eu le temps de -gagner Grenoble, où il était allé se cacher chez des amis qu'il avait -chargés de répandre les proclamations de Napoléon et la nouvelle de -son approche. - -[En marge: On envoie un bataillon du 5e avec une compagnie -d'artillerie et une du génie au pont de Ponthaut, dans l'espérance -d'arrêter Napoléon au passage de la Bonne.] - -Quand on sut à Grenoble qu'il n'avait pas été possible de devancer -Napoléon aux défilés qui séparent le bassin de la Durance de celui de -l'Isère, qu'il serait dans la soirée à Corps, et peut-être le -lendemain à Grenoble, l'agitation redoubla. D'une part, on disait que -rien ne lui résisterait, et que les troupes envoyées à sa rencontre ne -serviraient qu'à augmenter ses forces; de l'autre, on prétendait -qu'une armée, commandée par le comte d'Artois et plusieurs maréchaux, -se réunissait à Lyon pour arrêter l'évadé de l'île d'Elbe, et le punir -d'une manière éclatante. Les royalistes, qui répandaient cette -nouvelle afin de reprendre courage, ne parvenaient guère à se -rassurer. Ils entouraient les autorités, les gourmandaient, les -accusaient de ne rien faire, sans faire davantage eux-mêmes, et leur -reprochaient amèrement de s'enfermer passivement dans Grenoble. À les -entendre, c'était ouvrir toutes les issues à Napoléon, et lui livrer -la France. On citait un nouvel endroit où il serait possible de -l'arrêter en faisant sauter un pont. Ce pont était celui de Ponthaut -sur une petite rivière, la Bonne, qui se jette dans le Drac, affluent -de l'Isère, et barre la route de Gap. On disait qu'en faisant sauter -ce pont, on réduirait Napoléon à se réfugier dans les montagnes, ou -bien à descendre dans la plaine, c'est-à-dire au bord du Rhône, où les -forces assemblées à Lyon ne manqueraient pas de le détruire. On -insista tellement auprès des autorités civiles et militaires, que le -préfet et le général prirent le parti d'envoyer à ce pont de la Bonne -une compagnie d'artillerie, une compagnie du génie, et un bataillon du -5e de ligne, dont on augurait bien à cause de sa parfaite discipline. -Ce bataillon était commandé par un officier très-distingué, nommé -Lessard, ayant servi jadis dans la garde impériale, mais rigoureux -observateur de ses devoirs, et résolu à tenir ses serments. On suivit -ces troupes jusqu'à la porte de Bonne par laquelle elles sortirent, -les royalistes se confiant en leur excellente tenue, les -bonapartistes, au contraire, disant que les regards, les gestes des -soldats ne laissaient aucun doute sur la conduite qu'ils tiendraient -en présence de Napoléon. - -[En marge: Arrivée des troupes mandées à Grenoble, et notamment du 7e -de ligne commandé par le colonel de La Bédoyère.] - -La colonne étant partie dans la soirée, on ne pouvait avoir de ses -nouvelles que le lendemain, et on les attendit avec impatience. Le -lendemain, mardi 7, arrivèrent le 11e et le 7e de ligne, venus de -Chambéry, et le 4e de hussards venu de Vienne. En même temps on -s'était mis à l'ouvrage, et on avait activement travaillé à l'armement -de la place, en tirant les canons de l'arsenal pour les hisser sur les -murailles. Les royalistes fondaient beaucoup d'espérances sur l'un des -deux régiments d'infanterie arrivés de Chambéry, sur le 7e, commandé -par le colonel de La Bédoyère, jeune officier des plus brillants, -ayant fait les campagnes les plus rudes de l'Empire, très-ancien -gentilhomme, allié par sa femme à la famille des Damas, protégé de la -cour, et paraissant lui être dévoué. On racontait qu'en entrant dans -Grenoble, il avait distribué à ses soldats une somme d'argent prise -sur ses propres deniers, et on ne doutait pas qu'il ne l'eût fait pour -s'attacher son régiment et le maintenir dans la voie du devoir. - -[En marge: Réunion des chefs de corps chez le général Marchand; leur -langage, et le silence du colonel de La Bédoyère.] - -Ce jeune colonel dînait en ce moment avec les officiers de la garnison -chez le général Marchand, qui les avait réunis à sa table pour mieux -s'assurer de leurs dispositions. La plupart, sous les yeux de -l'autorité supérieure, manifestaient assez de zèle, mais quelques-uns -plus sincères, tout en affirmant qu'ils feraient leur devoir, -n'avaient pas caché qu'il leur en coûterait de le faire contre -Napoléon. Au milieu de ces manifestations diverses, le colonel de La -Bédoyère s'était tu, et ce silence, de la part d'un officier supposé -royaliste, avait paru singulier, mais nullement inquiétant, tant le -doute semblait impossible à son égard. On quitta la table vers deux -heures, et comme à cette heure les troupes envoyées au pont de -Ponthaut devaient être en face de Napoléon, et que la crise -approchait, chacun se retira pour vaquer à ses fonctions. - -[En marge: Arrivée à La Mure des troupes envoyées pour détruire le -pont de Ponthaut.] - -En effet, les troupes parties la veille au soir s'étaient dirigées par -Vizille, La Frey, La Mure, sur Ponthaut, les deux compagnies du génie -et de l'artillerie en semant la route de leurs cocardes blanches et en -tenant de fort mauvais propos, le bataillon du 5e au contraire en ne -donnant aucun signe de ses sentiments. Les deux compagnies du génie et -de l'artillerie s'étaient arrêtées au village de La Mure, à une petite -distance du pont de Ponthaut sur la Bonne. Le maire et les habitants -de La Mure en apprenant ce qu'on venait faire s'émurent vivement, et -s'opposèrent à la destruction d'un pont qui était leur principal moyen -de communication avec la Provence. Ils alléguèrent pour raison de leur -résistance qu'un peu au-dessus de Ponthaut la Bonne était guéable, et -que tout le tort qu'on ferait à la colonne impériale serait de -l'obliger à passer la rivière dans une eau assez froide. Les soldats -du génie feignirent de trouver suffisantes les raisons des habitants -de La Mure, et sans insister ils demandèrent des logements, qu'on -s'empressa de leur procurer en attendant l'arrivée du 5e de ligne. - -[En marge: Rencontre de ces troupes avec l'avant-garde de Cambronne.] - -[En marge: Les soldats des deux partis se mêlent, et s'entretiennent -les uns avec les autres.] - -[En marge: Le chef de bataillon du 5e ramène sa troupe en arrière.] - -[En marge: Cambronne en fait autant, et La Mure se trouve évacué.] - -Napoléon, comme nous l'avons dit, était venu coucher au bourg de -Corps, très-pressé qu'il avait été de s'emparer des défilés entre Gap -et Grenoble. Il les avait franchis heureusement, et s'avançait avec -confiance en voyant l'esprit des populations se manifester autour de -lui par des cris continuels de _Vive l'Empereur!_ Pourtant il savait -bien que le lendemain serait le jour décisif, car il rencontrerait -pour la première fois un rassemblement de troupes, et de la conduite -que tiendrait ce rassemblement dépendrait le sort de son aventureuse -expédition. Tandis qu'il se préparait à prendre quelques heures de -repos à Corps, il avait eu soin d'envoyer Cambronne, avec une -avant-garde de 200 hommes, pour s'assurer du pont de la Bonne et en -empêcher la destruction. Les lanciers polonais, pourvus de chevaux -depuis qu'on avait pénétré dans l'intérieur, avaient devancé -Cambronne, et franchissant la Bonne, étaient venus demander des -logements au maire de La Mure. À cette heure, c'est-à-dire vers -minuit, arrivait le bataillon du 5e. Bientôt on se mêla, et les -lanciers cherchant à fraterniser avec les soldats du 5e les trouvèrent -bien disposés, mais gênés par la présence de leurs officiers. -Néanmoins il s'établit entre eux de nombreux entretiens, et déjà les -soldats du 5e inclinaient visiblement vers les lanciers, lorsque le -chef de bataillon Lessard survenu presque aussitôt, et redoutant pour -sa troupe le contact des soldats de l'île d'Elbe, résolut de la faire -rétrograder, et de rebrousser jusqu'au village de La Frey. De son -côté, Cambronne arrivé aussi à La Mure, craignant qu'au milieu de ces -pourparlers un homme pris de vin ne provoquât une collision, ce que -Napoléon lui avait recommandé d'éviter, alla chercher ses gens pour -ainsi dire un à un, afin de les ramener en deçà de Ponthaut. Ainsi de -part et d'autre on abandonna spontanément La Mure. Toutefois le pont -de Ponthaut resta au pouvoir de Cambronne. - -[En marge: Le chef de bataillon du 5e prend position.] - -La nuit se passa de la sorte, l'anxiété la plus vive régnant chez ceux -qui étaient chargés d'arrêter Napoléon, comme chez ceux qui le -suivaient. Pendant ce temps, le chef de bataillon du 5e avait fait une -marche rétrograde de quelques heures pour empêcher toute communication -entre ses soldats et ceux de Napoléon, et s'était arrêté dans une -bonne position, ayant à droite des montagnes, à gauche des étangs. Il -était là en mesure de se défendre, et procurait à sa troupe un peu de -repos. Il attendit jusque vers midi, ne voyant rien venir, et se -flattant déjà que Napoléon aurait changé de route, ce qui l'eût -déchargé d'une immense responsabilité. Vers une heure quelques -lanciers se montrèrent, et plusieurs d'entre eux s'approchèrent assez -pour être entendus des soldats du 5e, leur annonçant que l'Empereur -allait paraître, les pressant de ne pas tirer et de se donner à lui. -Le brave chef de bataillon, fidèle à son devoir, les somma de -s'éloigner, menaçant de faire feu s'ils s'obstinaient à donner à sa -troupe des conseils de défection. - -[En marge: Arrivée de Napoléon à La Mure le 7 au matin.] - -Ces cavaliers se replièrent sur une colonne plus considérable qui -s'avançait, et paraissait être de plusieurs centaines d'hommes. Cette -colonne était celle de l'île d'Elbe dirigée par Napoléon lui-même. Il -avait couché à Corps, était venu à La Mure, où il avait laissé à sa -troupe le temps de manger la soupe, et s'était ensuite dirigé sur la -position où on lui disait que se trouvait un bataillon du 5e de ligne -avec quelques troupes d'artillerie et du génie, dans l'attitude de -gens prêts à se défendre. Les lanciers qui s'étaient repliés lui -avaient dit que les officiers semblaient disposés à résister, mais que -probablement les soldats ne feraient pas feu. Napoléon regarda quelque -temps avec sa lunette la troupe qui était devant lui, pour observer sa -contenance et sa position. Dans ce moment survinrent des officiers à -la demi-solde, déguisés en bourgeois, qui lui donnèrent des détails -sur les sentiments de la troupe chargée de lui barrer le -chemin.--L'artillerie et le génie ne tireraient pas, assuraient-ils. -Quant à l'infanterie, l'officier qui la commandait ordonnerait -certainement le feu, mais on doutait qu'il fût obéi.--Napoléon, après -avoir entendu ce rapport, résolut de marcher en avant, et de décider -par un acte d'audace une question qui ne pouvait plus être décidée -autrement. Il rangea sur la gauche de la route l'avant-garde de -Cambronne, sur la droite le gros de sa colonne, et en avant la -cinquantaine de cavaliers qu'il était parvenu à monter. Puis d'une -voix distincte il commanda à ses soldats de mettre l'arme sous le bras -gauche, la pointe en bas, et il prescrivit à l'un de ses aides de camp -de se porter sur le front du 5e, de lui dire qu'il allait s'avancer, -et que ceux qui tireraient répondraient à la France et à la postérité -des événements qu'ils auraient amenés. Il avait raison, hélas! et ceux -qu'il interpellait ainsi allaient décider si Waterloo serait inscrit -ou non sur les sanglantes pages de notre histoire! - -[En marge: Napoléon se présente devant les soldats du 5e et leur -découvre sa poitrine.] - -[En marge: Ils courent à lui en criant _Vive l'Empereur!_] - -[En marge: Entretien de Napoléon avec le chef de bataillon du 5e.] - -[En marge: Napoléon ne doute plus de son succès définitif.] - -Ses ordres donnés, il ébranla sa colonne et marcha en tête, suivi de -Cambronne, Drouot et Bertrand. L'aide de camp envoyé en avant aborda -le bataillon, lui répéta les paroles de l'Empereur, et le lui montra -de la main, qui s'approchait. À cet aspect les soldats du 5e furent -saisis d'une anxiété extraordinaire, et regardant tantôt Napoléon, -tantôt leur chef, semblaient implorer ce dernier pour qu'il ne leur -imposât pas un devoir impossible à remplir. Le chef de bataillon les -voyant troublés, éperdus, devina bien qu'ils étaient incapables de -tenir devant leur ancien maître, et d'une voix ferme ordonna de battre -en retraite.--Que voulez-vous que je fasse? dit-il à un aide de camp -du général Marchand, qui était eu mission auprès de lui; ils sont -pâles comme la mort, et tremblent à l'idée de faire feu sur cet -homme.--Tandis qu'il bat en retraite, les cinquante lanciers de -Napoléon courent au galop sur le 5e, non pour le charger, mais pour le -joindre et lui parler. Le brave Lessard croyant qu'il va être attaqué -ordonne sur-le-champ à ses soldats de s'arrêter, et de présenter la -baïonnette aux assaillants. Les lanciers, arrivés sur les baïonnettes -du 5e, le sabre dans le fourreau, crient: Amis, ne tirez pas; -voici l'Empereur qui s'avance.--Et en effet, Napoléon, arrivé -aussitôt qu'eux, se trouve devant le bataillon et à portée de -la voix. S'arrêtant alors, Soldats du 5e, s'écrie-t-il, me -reconnaissez-vous?--Oui, oui! répondent plusieurs centaines de -voix.--Ouvrant alors sa redingote, et découvrant sa poitrine: -Quel est celui de vous, ajoute-t-il, qui voudrait tirer sur son -empereur?--Transportés à ces derniers mots, artilleurs et fantassins -mettent leurs schakos au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes -en criant _Vive l'Empereur!_ puis rompent leurs rangs, entourent -Napoléon, et baisent ses mains en l'appelant leur général, leur -empereur, leur père! Le chef de bataillon du 5e abandonné de sa troupe -ne sait que devenir, lorsque Napoléon, se débarrassant des mains des -soldats, court à lui, lui demande son nom, son grade, ses services, -puis ajoute: Mon ami, qui vous a fait chef de bataillon?--Vous, -Sire.--Qui vous a fait capitaine?--Vous, Sire.--Et vous vouliez faire -tirer sur moi!--Oui, réplique ce brave homme, pour remplir mon -devoir.--Il remet ensuite son épée à Napoléon, qui la prend, lui serre -la main, et d'une voix où ne perce pas la moindre irritation, lui dit: -Venez me retrouver à Grenoble.--En ce moment le geste, l'accent de -Napoléon indiquent qu'il ne prend l'épée de ce digne officier que pour -la lui rendre. S'adressant alors à Drouot et à Bertrand, Tout est -fini, leur dit-il, dans dix jours nous serons aux Tuileries.--En -effet, après ce grave événement, la question paraissait résolue, et il -n'était plus douteux qu'il régnerait encore. Combien de temps, -personne ne le savait! - -[Illustration: Napoléon.] - -[En marge: Sa marche sur Grenoble.] - -[En marge: Rencontre avec le 7e.] - -[En marge: Dispositions du colonel de La Bédoyère.] - -Après quelques instants donnés à la joie, les troupes conquises à La -Mure, mêlées avec celles qui arrivaient de l'île d'Elbe, marchèrent -confondues vers La Frey et Vizille. Chemin faisant on rencontra des -partisans enthousiastes de l'Empire qui accouraient au-devant de -Napoléon, et qui annonçaient qu'un régiment entier se dirigeait de -Grenoble vers La Mure, son colonel en tête. Ils semblaient croire aux -manifestations des soldats qu'il n'y avait rien à en craindre. Bientôt -en effet on aperçut de loin ce régiment qui s'avançait en colonne, et -de nouveaux survenants apprirent ce qu'il fallait penser de ses -dispositions. C'était le 7e de ligne commandé par le colonel de La -Bédoyère, dont le silence à la table du général Marchand avait paru -singulier, et en contradiction avec ses sentiments supposés. Le jeune -de La Bédoyère avait, comme nous l'avons dit, par sa femme, par sa -famille, des liens étroits avec la maison de Bourbon, et on aurait dû -croire qu'il lui était dévoué. Mais il nourrissait au fond du coeur -des sentiments contraires à son origine et à sa parenté. Il avait -conservé pour Napoléon, pour la gloire des armes françaises, un -attachement des plus vifs. Partageant les préjugés de la plupart de -ses camarades, il voyait dans les Bourbons des créatures de -l'étranger, et il ne voulait plus servir. Néanmoins sur les instances -de sa famille, il avait consenti à reprendre du service, et il avait -accepté le commandement du 7e, se flattant d'après les bruits vagues -de guerre qui avaient circulé pendant le congrès de Vienne, qu'on -pourrait venger sur les Autrichiens les derniers malheurs de la -France. Envoyé en Dauphiné par une fatalité déplorable, et se trouvant -sur le chemin de Napoléon, il n'avait pu résister à l'entraînement qui -le portait vers lui. Mais incapable d'attendre que la fortune se fût -prononcée pour se prononcer lui-même, il avait, en quittant la table -du général Marchand, réuni son régiment sur l'une des places de -Grenoble, fait tirer d'une caisse l'aigle du 7e, crié _Vive -l'Empereur!_ et brandissant son épée, dit à ses soldats: Qui m'aime me -suive!--Le régiment presque entier l'avait suivi, et avait pris la -route de La Mure, au milieu des applaudissements frénétiques du peuple -de Grenoble. - -[En marge: Le colonel de La Bédoyère se jette dans les bras de -Napoléon.] - -Tels furent les détails rapportés à Napoléon, détails qui étaient de -nature à dissiper ses inquiétudes, s'il avait pu en conserver après ce -qui venait de se passer à La Mure. Bientôt le 7e s'étant rapproché, on -vit La Bédoyère se jeter à bas de cheval pour courir vers Napoléon, et -celui-ci de son côté mettre pied à terre, recevoir dans ses bras le -colonel, et le remercier avec effusion du mouvement spontané qui -l'avait porté vers lui, dans un moment où tout était incertain encore. -La Bédoyère répondit qu'il avait agi de la sorte pour relever la -France humiliée, puis, avec l'abandon d'un coeur qui ne se possédait -plus, dit à Napoléon qu'il allait trouver la nation bien changée, -qu'il devait renoncer à son ancienne manière de gouverner, et qu'il ne -pouvait régner qu'à la condition de commencer un nouveau règne[3].--Je -le sais, dit Napoléon, je reviens pour relever votre gloire, pour -sauver les principes de la Révolution, pour vous assurer une liberté -qui, difficile au début de mon règne, est devenue aujourd'hui -non-seulement possible mais nécessaire.-- - -[Note 3: Napoléon a nié à Sainte-Hélène que La Bédoyère lui eût parlé -de la sorte. Sans doute Napoléon était autorisé à contester la -violence de langage qu'on a prêtée à La Bédoyère, mais il ne pouvait -nier le fond des idées exprimées par ce dernier, et que nous avons -rapportées en substance. Du reste, je puis garantir toutes les -circonstances du récit qu'on vient de lire. J'ai eu pour les -événements de l'île d'Elbe, de Cannes, de Grasse, de Gap, de La Mure, -de Grenoble, de Lyon, une quantité de relations manuscrites du plus -haut intérêt, rédigées les unes par des militaires, les autres par des -magistrats, tous témoins oculaires, dignes d'une entière confiance par -leur caractère et leur position. Quant au séjour à l'île d'Elbe, le -document le plus curieux, le plus complet, c'est le registre des -Ordres et des Correspondances de Napoléon, et c'est en l'ayant sous -les yeux que j'ai composé cette narration.] - -[En marge: Arrivée à Vizille.] - -Napoléon traversa ensuite Vizille, et après y avoir reçu l'accueil le -plus démonstratif, continua sa route vers Grenoble, où il arriva vers -les neuf heures du soir dans cette même journée du 7. Il avait exécuté -en six jours un trajet de quatre-vingts lieues, à la tête d'une troupe -armée, marche, comme il l'a dit lui-même, sans exemple dans -l'histoire. Le zèle des habitants fournissant des chevaux, des -charrettes à ses soldats, l'avait singulièrement aidé à réaliser ce -prodige de vitesse. - -[En marge: Transports du peuple de Grenoble en apprenant l'approche de -Napoléon.] - -En cet instant la confusion régnait dans Grenoble. Le général en -apprenant le départ du 7e avait fait fermer les portes de la ville, et -déposer les clefs chez lui, ce qui n'avait pas empêché quelques -soldats du 7e restés en arrière de se jeter à bas des remparts pour -rejoindre leurs camarades. La noblesse consternée s'était retirée dans -ses maisons; la bourgeoisie partagée entre le plaisir d'être vengée de -la noblesse, et la crainte des malheurs qui menaçaient la France, se -montrait à peine. Le peuple, livré à lui-même, courait les rues -pêle-mêle avec les officiers à la demi-solde, en criant _Vive -l'Empereur!_ Poussé au dernier degré d'exaltation par la nouvelle de -l'événement de La Mure, que quelques hommes à cheval avaient apportée, -il avait couru aux portes de la ville, et les trouvant fermées, il -s'était accumulé sur les remparts, attendant que la colonne de l'île -d'Elbe apparût à ses yeux impatients. - -[En marge: Entrée triomphale à Grenoble.] - -Lorsque Napoléon fut en vue de Grenoble, des transports de joie -éclatèrent. Le peuple qui était sur les remparts se précipita vers la -porte pour essayer de l'ouvrir, tandis qu'au dehors des bandes de -paysans travaillaient à l'enfoncer. La porte cédant sous ce double -effort, s'abattit à l'instant même où Napoléon arrivait à la tête de -ses soldats. Il eut la plus grande difficulté à s'avancer à travers -les rangs pressés de la foule, et il alla descendre à l'hôtel des -Trois Dauphins. - -[En marge: Napoléon logé à l'hôtel des Trois Dauphins.] - -Dès qu'on avait connu son approche, les principales autorités avaient -disparu. Le général s'était transporté dans le département du -Mont-Blanc, pour y réunir autour de lui ce qui restait de troupes, et -tâcher jusqu'au dernier moment de s'acquitter de ses obligations -militaires. Le préfet, embarrassé par ses relations passées avec -Napoléon, s'était enfui, de peur, s'il le voyait, d'être entraîné hors -de la ligne de ses devoirs. Il s'était dirigé vers Lyon, en se faisant -excuser auprès de son ancien maître de ce départ précipité. Napoléon -ne voulut loger ni à la préfecture ni à l'hôtel de la division -militaire, et il resta à l'auberge des Trois Dauphins, où il était -d'abord descendu, par suite de la loi qu'il s'était imposée dans cette -expédition de payer partout sa dépense, afin de se distinguer en cela -des princes de Bourbon, dont les voyages avaient été fort onéreux aux -provinces visitées. - -[En marge: Réception des autorités civiles et militaires.] - -À peine établi dans le modeste appartement de l'hôtel des Trois -Dauphins, il se mit à recevoir ceux qui se présentèrent, et passa la -soirée à entretenir le maire, les autorités municipales, les chefs des -troupes, et à se montrer de temps en temps à la fenêtre pour -satisfaire l'impatience du peuple. Il remit au lendemain la réception -officielle des autorités départementales, ainsi que la revue des -troupes. - -Le lendemain 8 mars, il employa la première partie de la matinée à -donner des ordres pour organiser son gouvernement dans les contrées -qu'il venait de conquérir, puis il reçut les autorités civiles, -judiciaires et militaires. Toutes, en le félicitant de son triomphe, -en lui présageant un triomphe plus complet encore dans sa marche sur -Paris, s'applaudirent de le voir revenir pour relever les principes -menacés de la Révolution française, et cependant, à travers de -nombreuses protestations de dévouement, lui déclarèrent hardiment -qu'il fallait se préparer à un nouveau règne, entièrement différent du -précédent, à un règne à la fois pacifique et libéral. Bien que le -respect pour l'autorité à peine rétablie de Napoléon fût grand, le -langage n'était plus celui qu'on tient à un maître, mais au chef d'un -État libre. Les visages, en exprimant toujours en sa présence la -curiosité et l'admiration, ne révélaient plus cette humble soumission -qui se manifestait autrefois dès qu'on le voyait paraître. - -[En marge: Discours de Napoléon à toutes les autorités; sentiments -pacifiques et libéraux dont il fait profession.] - -[En marge: Napoléon promet la paix.] - -Napoléon ne témoigna ni gêne, ni mécontentement. Tranquille, serein, -et comme façonné à son nouveau rôle, il dit à tous ceux qu'il -entretint, soit en particulier, soit en public, tantôt avec le langage -familier de la conversation, tantôt avec le langage contenu d'une -réception officielle, qu'il venait d'employer dix mois à réfléchir au -passé, et à tâcher d'en tirer d'utiles leçons; que les outrages dont -il avait été l'objet, loin de l'irriter, l'avaient instruit; qu'il -voyait ce qu'il fallait à la France, et tâcherait de le lui procurer; -que la paix et la liberté étaient, il le savait, un besoin impérieux -du temps, et qu'il en ferait désormais la règle de sa conduite; qu'il -avait sans doute aimé la grandeur, et trop cédé à l'entraînement des -conquêtes, mais qu'il n'était pas le seul coupable; que les puissances -de l'Europe par leur soumission, les corps constitués par leur -empressement à lui offrir le sang et les trésors de la France, la -France elle-même par ses applaudissements, avaient contribué à un -entraînement qui avait été général; que d'ailleurs la tentation de -faire de la France la dominatrice des nations était excusable, qu'il -fallait se la pardonner, mais n'y plus revenir; qu'il n'aurait pas -signé le traité de Paris, car il n'avait pas hésité à descendre du -trône plutôt que d'ôter lui-même à la France ce qu'il ne lui avait pas -donné, mais que le respect des traités était la loi de tout -gouvernement régulier, qu'il acceptait donc le traité de Paris une -fois signé, et le prendrait pour base de sa politique; que, moyennant -cette déclaration, il ne doutait pas du maintien de la paix; qu'il -avait transmis l'expression de ces sentiments à son beau-père, qu'il -avait des raisons d'espérer que cette communication lui vaudrait le -concours de l'Autriche, qu'il allait encore écrire à Vienne par Turin, -et qu'il comptait sur la prochaine arrivée à Paris de sa femme et de -son fils. - -[En marge: Il promet la liberté.] - -Quant au gouvernement intérieur de la France, Napoléon empruntant le -langage des passions du temps, dit qu'il venait pour sauver les -paysans de la dîme, les acquéreurs de biens nationaux d'une spoliation -imminente, l'armée d'humiliations insupportables, et assurer enfin le -triomphe des principes de 1789, mis en péril par les entreprises de -l'émigration; que les Bourbons, eussent-ils les lumières et la force -qui leur manquaient, n'auraient jamais pu se comporter autrement -qu'ils n'avaient fait; que, représentants d'une royauté féodale, -s'appuyant sur les nobles et les prêtres, proscrits avec eux, ils -n'avaient pu revenir sans eux; qu'en se gardant d'être injustes ou -injurieux pour les Bourbons, on devait tirer de leurs fautes une -seule conclusion, c'est qu'ils étaient incompatibles avec la France, -et qu'il fallait pour protéger les intérêts nouveaux un gouvernement -nouveau, né de ces intérêts, formé par eux et pour eux; que son fils, -pour lequel il allait travailler, serait le vrai représentant de ce -gouvernement; qu'il venait pour préparer son règne, et le lui ménager -digne et tranquille; qu'au surplus s'il n'était pas venu, les Bourbons -n'en eussent pas moins succombé au milieu des convulsions qu'ils -auraient provoquées; que lui, au contraire, en donnant sécurité aux -intérêts nouveaux, satisfaction à l'esprit de liberté, préviendrait -les agitations futures en supprimant leur cause; qu'il proposerait -lui-même la révision des constitutions impériales, pour en faire -sortir la véritable monarchie représentative, seule forme de -gouvernement qui fût digne d'une nation aussi éclairée que la France; -que quiconque le seconderait dans cette oeuvre patriotique serait le -bienvenu, car il ne voulait tirer des derniers événements que des -leçons et non des sujets de ressentiment; qu'il aurait les bras -ouverts pour tous ceux qui épouseraient la cause nationale; qu'on -avait bien fait de recevoir les Bourbons, d'essayer encore une fois de -leur manière de gouverner, qu'il n'en pouvait vouloir à personne de -s'être prêté à cet essai, car il l'avait conseillé en quittant -Fontainebleau à ses serviteurs les plus fidèles; mais que l'essai -était fait, et qu'il fallait nécessairement en conclure que le -gouvernement des Bourbons était impossible; qu'il attendrait donc avec -confiance, et accueillerait cordialement le retour de tous les bons -Français à la cause de la Révolution, de la liberté, de la France, -dont lui et son fils étaient les vrais, les uniques représentants. - -[En marge: Napoléon se montre surtout occupé d'assurer le règne de son -fils.] - -Dans tout ce qu'il dit, Napoléon, simple, ouvert, adroit, convint de -ce qu'on aurait pu lui reprocher, de manière à faire expirer le blâme -en le devançant. Il s'exprima du reste avec une suffisante dignité, -mettant les fautes d'autrui et les siennes sur le compte des -circonstances, plus fortes, disait-il, que les hommes. Il excusa même -les Bourbons en s'appliquant à les montrer moins coupables pour les -montrer plus incorrigibles, ne fit jamais mention des droits de sa -dynastie que comme des droits de la nation elle-même; parla de son -fils plus souvent que de lui-même, afin d'indiquer qu'il reparaissait -sur la scène uniquement pour préparer, sur la tête d'un enfant qui -serait celui de la France, un règne paisible, libéral et prospère. Ces -explications eurent un succès général, même auprès de ceux qui -redoutaient cette tentative de rétablissement de l'Empire en face de -l'Europe armée, et qui craignaient aussi chez Napoléon ses habitudes -d'autorité arbitraire et absolue. On se flatta, ou du moins, le sort -en étant jeté, on prit plaisir à se flatter qu'avec ces dispositions, -et son génie rajeuni par le repos, la réflexion, le malheur, il -parviendrait à surmonter les difficultés de son nouveau rôle, et à -donner à la France tout ce qu'il avait le bon esprit de lui promettre. - -Toujours libre dans ses pensées au milieu des situations les plus -agitées, il s'entretint avec M. Berryat-Saint-Prix de quelques -dispositions de nos codes sur lesquelles les jurisconsultes n'étaient -pas d'accord, et il lui promit de ranger l'examen, et au besoin le -changement de ces dispositions au nombre des réformes législatives -dont il allait s'occuper au sein d'une paix profonde, qu'il ne -songerait plus, disait-il, à troubler. - -[En marge: Après avoir donné audience aux autorités, Napoléon passe -les troupes en revue.] - -[En marge: Langage qu'il leur tient.] - -[En marge: Il les dirige immédiatement sur Lyon, en séjournant -lui-même à Grenoble vingt-quatre heures de plus.] - -Après avoir ainsi donner audience aux diverses autorités, il alla -passer la revue des troupes, et naturellement il en fut accueilli avec -transport. Le 5e de ligne caserné à Grenoble, les 7e et 11e venus de -Chambéry, le 4e de hussards tiré de Vienne, le 3e du génie, le 4e -d'artillerie, poussèrent des acclamations dont la vivacité tenait de -la frénésie. Deux ou trois chefs de corps avaient par scrupule -militaire quitté leur régiment, mais la plupart étaient restés, se -tenant pour dégagés de leur serment par l'autorité d'une révolution. -Les cocardes tricolores, conservées par les soldats au fond de leurs -sacs, avaient reparu avec une promptitude magique; les aigles même, -cachées on ne sait où, s'étaient retrouvées au sommet des drapeaux -tricolores, et on n'aurait pas dit qu'il venait d'y avoir dans le -règne impérial une interruption d'une année. Napoléon parla beaucoup -aux soldats de leur gloire flétrie par l'émigration, puis leur répéta -qu'il voulait la paix, qu'il y comptait, car il était résolu à ne plus -se mêler des affaires d'autrui, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on se -mêlât des affaires de la France, et que si par malheur on s'en mêlait, -il ne doutait pas de les retrouver aussi vaillants et aussi heureux -que jadis. Il ajouta qu'après avoir marché sur Grenoble sous l'escorte -de ses compagnons d'exil, sortis avec lui de l'île d'Elbe, il allait -sous l'escorte des braves qui venaient de se rallier à sa cause, -marcher sur Lyon et Paris, et achever ainsi la conquête de la France, -laquelle s'accomplirait comme s'était accomplie celle de la Provence -et du Dauphiné, non par les armes, mais par l'élan irrésistible de -l'armée et du peuple; que les heures étaient précieuses, qu'il ne -fallait pas laisser aux Bourbons le temps de se reconnaître et -d'appeler l'étranger à leur secours; qu'il importait donc de partir -tout de suite sans perdre un seul instant. Aussi, après avoir fait -distribuer aux troupes des rations qui étaient préparées, il les mit -lui-même en route vers quatre heures de l'après-midi, en les dirigeant -sur Lyon par Bourgoin. - -En les quittant Napoléon leur annonça qu'il les suivrait de près, que -le lendemain au plus tard il serait à leur tête, et irait s'ouvrir les -portes de Lyon, comme il s'était ouvert celles de Grenoble, en -montrant le drapeau tricolore. Les 5e, 11e et 7e de ligne, le 3e du -génie, le 4e d'artillerie, munis d'un parc de campagne de trente -bouches à feu, le 4e de hussards en tête, partirent pour Lyon au cri -de _Vive l'Empereur!_ C'était un corps de 7 mille hommes, complétement -fanatisés, suffisants pour vaincre des soldats fidèles aux Bourbons si -on en rencontrait, mais plus certains encore d'entraîner par le -sentiment qui les avait entraînés eux-mêmes toutes les troupes qu'on -essayerait de leur opposer. - -Napoléon, reprenant l'habitude qu'il avait dans ses campagnes de -travailler pendant que ses armées marchaient, rentra à l'hôtel des -Trois Dauphins pour y donner des ordres indispensables, se proposant -de partir le lendemain sous l'escorte des soldats de l'île d'Elbe, -qui grâce à cette disposition auraient goûté une journée de repos. Il -devait ainsi arriver le surlendemain 10 aux portes de Lyon, à la tête -d'un rassemblement beaucoup plus considérable que tous ceux qu'on -pourrait diriger contre lui. - -[En marge: Napoléon adresse au préfet Fourier et au général Marchand -l'invitation de le rejoindre.] - -[En marge: Message à Marie-Louise.] - -Il était mécontent du préfet Fourier, qui ne l'avait pas attendu, et -qui avait fui Grenoble pour ne pas se trouver en sa présence.--Il -était en Égypte avec nous, répétait-il; il a trempé dans la -Révolution, il a même signé une des adresses envoyées à la Convention -contre le malheureux Louis XVI (Napoléon se trompait en ce point), -qu'a-t-il donc de commun avec les Bourbons?--Dans son premier -mouvement de dépit Napoléon allait prendre un arrêté contre M. -Fourier, lorsqu'on lui communiqua les explications que ce préfet, en -quittant Grenoble, lui avait adressées par voie indirecte. Il se -calma, et lui expédia l'ordre de le venir joindre à Lyon. Il expédia -le même ordre au général Marchand, puis se mit à écrire à Marie-Louise -pour lui annoncer son entrée à Grenoble et la certitude de sa -prochaine entrée à Paris, pour la presser de le rejoindre, de lui -amener son fils, et de renouveler à l'empereur François l'assurance de -ses intentions pacifiques. Il adressa cette lettre au général de -Bubna, commandant les troupes autrichiennes à Turin, le même avec -lequel il avait traité si amicalement à Dresde en 1813, lui recommanda -de la transmettre à Marie-Louise, et voulut que le courrier porteur de -son message prît publiquement la route du mont Cenis, afin qu'on crût -à des communications établies avec la cour d'Autriche. Le jeudi 9, -tous ses ordres étant donnés, il quitta Grenoble à midi, accompagné -des voeux du peuple du Dauphiné, et s'achemina sur Lyon. - -[En marge: Impression produite à Paris par la nouvelle du débarquement -de Napoléon.] - -[En marge: Cette nouvelle arrive le 5 mars.] - -[En marge: Louis XVIII la reçoit avec peu d'émotion.] - -Tandis que Napoléon pénétrait ainsi en France, s'emparant -successivement des troupes envoyées pour le combattre, le bruit de son -apparition avait causé partout une émotion profonde. Cette nouvelle, -partie du golfe Juan dans l'après-midi du 1er mars, s'était répandue -aussi vite que le permettaient les moyens de communication dont on -disposait à cette époque. Elle avait été apportée à Marseille le 3, et -avait jeté la population effervescente de cette ville dans un état -d'agitation extraordinaire. Elle était arrivée le 5 au matin à Lyon, -où elle avait trouvé les habitants partagés, et fort animés les uns -contre les autres; enfin transmise par le télégraphe à Paris, elle y -était parvenue au milieu de cette même journée du 5. Remise à -l'instant par M. de Vitrolles à Louis XVIII, elle avait singulièrement -surpris ce prince, qui prenant en général toutes choses avec assez de -sang-froid, s'était montré dans le premier moment plus étonné -qu'alarmé, et cherchait pour ainsi dire dans les yeux de ceux qui -l'entouraient ce qu'il fallait penser de ce grand événement. Bientôt, -à la folle joie des uns, qui croyaient qu'on n'aurait qu'à saisir et à -fusiller l'échappé de l'île d'Elbe, à la terreur des autres, qui le -voyaient déjà maître de toutes les forces envoyées contre lui, il -avait compris que l'événement était de la plus haute gravité, et il -avait tâché de démêler dans les avis contradictoires de ses -conseillers habituels ce qu'il y avait de plus convenable à faire. -Impotent dès son jeune âge, n'ayant agi que très-peu dans l'exil, -s'étant même raillé très-souvent de l'activité incessante de son -frère, il était devenu inerte autant par habitude que par nature, -répugnait aux résolutions promptes et décisives, et était aussi lent -d'esprit que de corps dans les occasions difficiles. - -[En marge: Secret gardé; convocation des princes et des ministres.] - -[En marge: Réunion de corps d'armée dans diverses directions.] - -[En marge: M. le comte d'Artois doit se rendre à Lyon, le duc de Berry -en Franche-Comté, le duc d'Angoulême en Languedoc.] - -À l'exemple de ses préfets il voulut que l'on tînt la nouvelle secrète -le plus longtemps possible. Il n'y avait eu d'abord d'initiés au -redoutable mystère que les princes, le ministre de la guerre, -personnage indispensable en semblable circonstance, M. de Blacas, qui -était toujours instruit de tout, et M. de Vitrolles, qui des débris de -l'ancien ministère d'État avait conservé le télégraphe. Les princes -furent fort émus, car appelés par leur position à se mettre à la tête -des troupes, ils sentaient mieux que personne la difficulté de leur -rôle. Quant au maréchal Soult, ministre de la guerre, qui s'était jeté -dans les bras des Bourbons comme s'il n'avait jamais dû rencontrer -désormais la terrible figure de Napoléon, il fut consterné des -embarras qui se dressaient devant lui. Il n'en fit pas moins grande -montre de zèle. L'idée qui se présenta naturellement à tous les -esprits, fut de donner aux princes le commandement des divers -rassemblements de troupes qu'on allait former, et de placer le -principal de ces rassemblements sous les ordres de M. le comte -d'Artois, toujours le plus remuant des membres de la famille, et le -plus populaire parmi les royalistes extrêmes, qui cette fois pouvaient -rendre des services signalés si leur dévouement était aussi actif que -bruyant. Napoléon étant en marche depuis le 1er mars, et ayant dû se -diriger sur Lyon quelque route qu'il eût prise, celle de Grenoble ou -celle de Marseille, c'était à Lyon évidemment qu'on devait le -rencontrer, et qu'il fallait accumuler les moyens de résistance. M. le -comte d'Artois offrit avec beaucoup d'empressement de s'y transporter, -et cette mesure coulait tellement de source que son offre fut acceptée -sur-le-champ. On imagina de lui donner pour lieutenants ses deux fils, -le duc de Berry à gauche, le duc d'Angoulême à droite (celui-ci était -en ce moment à Bordeaux), l'un et l'autre devant partir des provinces -qu'ils avaient l'habitude de visiter, et en amener les forces sur les -flancs de Napoléon. Il fut convenu que M. le duc de Berry, qui était -connu des provinces militaires de l'Est, se rendrait en Franche-Comté, -réunirait à Besançon les troupes de ligne, les gardes nationales de -bonne volonté, et les conduirait par Lons-le-Saulnier sur la gauche de -Lyon; que M. le duc d'Angoulême, familiarisé avec les populations du -Midi, quitterait Bordeaux immédiatement, se rendrait par Toulouse à -Nîmes, et prendrait ainsi Napoléon par derrière, avec les forces qu'il -aurait rassemblées. Ces combinaisons, que le ministre de la guerre -regardait comme très-savantes, supposaient deux conditions: -premièrement, qu'on aurait le temps de concentrer les troupes sur ces -divers points, et secondement, qu'elles seraient fidèles. Or on -délibérait le 5 au soir; les ordres expédiés le 6 ne pouvaient arriver -dans chaque lieu que le 7, le 8, le 9, le 10, selon les distances, -exigeaient en outre un certain temps pour leur exécution, et on vient -de voir que Napoléon devait être dans la journée même du 10 devant -Lyon. Quant à la fidélité des troupes, le récit qui précède prouve ce -qu'il restait d'espérance fondée sous ce rapport. - -Le ministre de la guerre n'en affectait pas moins un grand zèle, une -grande activité, et proposait très-sérieusement comme des moyens -infaillibles de salut les mesures que nous venons d'énumérer. On le -laissa faire, car après tout il savait mieux que les hommes dont la -royauté était entourée, comment il fallait s'y prendre pour remuer des -soldats. Ignorant ce qui s'était passé à La Mure et à Grenoble, on ne -désespéra pas de la fidélité des troupes, et pour s'en mieux assurer, -on résolut de placer auprès des princes des chefs populaires et -respectés dans l'armée. Le maréchal Ney, commandant en Franche-Comté, -fut choisi pour accompagner le duc de Berry. Le maréchal Macdonald, -commandant à Bourges, reçut ordre de partir sur-le-champ pour Nîmes, -afin d'assister le duc d'Angoulême. Ces deux maréchaux, qui avaient -été à Fontainebleau les négociateurs de Napoléon, semblaient -parfaitement choisis pour lui être opposés. On ne doutait pas de la -rigide probité avec laquelle le maréchal Macdonald remplirait ses -devoirs. Quant au maréchal Ney, quoiqu'on le sût mécontent de la cour -et pour ce motif retiré dans ses terres, on supposait qu'il devait -voir avec peine le retour de Napoléon, surtout en se rappelant les -scènes de Fontainebleau, et on se flattait qu'à l'aspect de ce -formidable revenant toutes ses passions se réveilleraient. - -[En marge: Le duc d'Orléans adjoint au comte d'Artois.] - -[En marge: Sur les observations du duc d'Orléans, M. le duc de Berry -est retenu à Paris.] - -[En marge: Le maréchal Ney remplace le duc de Berry en Franche-Comté.] - -Enfin, pour procurer à M. le comte d'Artois un lieutenant de plus, et -un lieutenant de grande importance, on fit un choix, en apparence -malicieux, mais en réalité proposé très-innocemment par M. le comte -d'Artois lui-même, celui de M. le duc d'Orléans. Ce prince, quoiqu'il -se comportât avec beaucoup de réserve, était, comme nous l'avons dit, -redevenu l'objet de toutes les défiances de l'émigration. Fort visité -chez lui, il était agréable aux militaires qui se souvenaient de ses -services dans les armées républicaines, et aux partisans des idées -constitutionnelles qui étaient charmés de voir leurs opinions -partagées par un membre de la famille royale. Cette espèce de -popularité, dont M. le duc d'Orléans ne songeait nullement à abuser, -offusquait la cour, et Louis XVIII n'était pas fâché de se débarrasser -de lui en le donnant à M. le comte d'Artois, qui, pour sa part, -n'était pas fâché d'avoir à ses côtés un Bourbon militaire. Ce choix -fut accueilli aussi facilement que les autres, et on chargea le -ministre de la guerre de prescrire immédiatement les mouvements de -troupes et de matériel qui devaient être la conséquence des -combinaisons adoptées. Il fut convenu que M. le comte d'Artois -partirait pour Lyon dans la nuit même du 5 au 6 mars. On manda M. le -duc d'Orléans aux Tuileries, pour lui communiquer la nouvelle qu'on -tenait secrète, et pour lui transmettre par la bouche même du Roi les -ordres qui le concernaient. Ce prince ne se fit point attendre.--Eh -bien, lui dit Louis XVIII avec une singulière nonchalance, _Bonaparte_ -est en France!--M. le duc d'Orléans, apercevant avec son ordinaire -sagacité le danger qui menaçait la dynastie, ne dissimula pas ses -craintes.--Que voulez-vous que j'y fasse? répondit Louis XVIII avec un -mouvement d'impatience; j'aimerais mieux qu'il n'y fût pas, mais il y -est, et il faut nous en débarrasser comme nous pourrons.--M. le duc -d'Orléans, convaincu que les mesures adoptées pour la défense de Lyon -seraient tardives et inefficaces, se sentait peu de goût pour la -mission qu'on lui offrait, et tâcha de persuader au Roi de le garder à -Paris, où ne resterait aucun prince du sang s'il s'éloignait, et où la -popularité dont il ne se vantait pas, mais qui était reconnue, -pourrait être utile. Mais en demandant à rester, il demandait -justement ce que le Roi voulait le moins, et il dut se soumettre et -partir. Le seul résultat qu'il obtint de ses conseils, fut de faire -retenir à Paris M. le duc de Berry. On pensa, en effet, qu'il fallait -laisser auprès du Roi l'un de ses neveux, et que d'ailleurs il ne -convenait pas de livrer à lui-même le caractère trop bouillant de M. -le duc de Berry. En conséquence on décida que le maréchal Ney se -rendrait seul à Besançon. Ce maréchal, qui était dans sa terre des -Coudreaux, fut immédiatement appelé à Paris par le télégraphe. - -[En marge: Après les mesures militaires, on s'occupe des mesures -politiques.] - -[En marge: Ordre de courir sus à Napoléon.] - -Après avoir pris ces mesures militaires, on convoqua les autres -ministres pour s'occuper des mesures politiques. L'impression fut la -même chez tous, c'est-à-dire extrêmement vive, mêlée de quelque -repentir chez ceux qui sentaient les fautes commises, accompagnée chez -les autres d'un seul regret, celui d'avoir été trop doux, -c'est-à-dire, trop faibles à les entendre. Aussi voulaient-ils -compenser leur récente faiblesse par une grande énergie dans les -circonstances présentes. Sans réfléchir, sans se rendre compte de la -gravité de l'acte qu'ils allaient commettre, du terrible droit de -représailles auquel ils allaient s'exposer, ils rédigèrent une -ordonnance, fondée sur l'article 14 de la Charte, par laquelle il -était prescrit à tout citoyen de courir sus à Napoléon, de le prendre -mort ou vif, et si on le prenait vivant, de le livrer à une commission -militaire, qui lui ferait sur-le-champ l'application des lois -existantes, et par conséquent le ferait fusiller. Cette ordonnance fut -non-seulement rendue contre Napoléon, mais aussi contre les compagnons -et les fauteurs de son entreprise. Il suffisait de l'identité -constatée pour que la condamnation et l'exécution fussent immédiates. - -[En marge: Convocation immédiate des Chambres.] - -À cet acte dictatorial, premier emploi de cet article 14 qui devait -être si funeste à la dynastie, on en ajouta un autre fort légitime, -fort nécessaire, ce fut de convoquer les Chambres, qui avaient été -ajournées au 1er mai. Il n'y avait rien de mieux entendu que de les -appeler autour du Roi, pour prendre d'accord avec elles les mesures de -défense que les circonstances comportaient, et d'opposer ainsi à -Napoléon, représentant du despotisme militaire, la royauté légitime -entourée de tout l'appareil de la liberté constitutionnelle. Les -Chambres furent donc appelées à se réunir dans le plus bref délai -possible, et leurs membres présents à Paris furent invités à se rendre -à leurs palais respectifs, afin de se constituer dès qu'ils seraient -en nombre suffisant pour délibérer. - -[En marge: Première émotion produite par la nouvelle du débarquement.] - -[En marge: Le gouvernement s'applique à en diminuer l'effet.] - -Ces résolutions adoptées le lundi 6 mars, publiées le mardi 7 (jour -même où Napoléon entrait à Grenoble), révélèrent au public la grande -nouvelle, qu'on avait retenue tant qu'on avait pu, mais qui peu à peu -s'était échappée des Tuileries, et avait causé une profonde sensation -parmi les gens informés. Pourtant les détails publiés diminuèrent un -peu la première émotion. Le gouvernement ne connaissait encore que le -débarquement de Napoléon au golfe Juan, à la tête de onze cents -hommes, la tentative manquée sur Antibes, et la marche vers les hautes -Alpes. Les préfets en mandant ces faits avaient mis en relief les -circonstances les plus favorables, et le gouvernement s'appliqua de -son côté à communiquer au public l'impression rassurante qu'on avait -cherché à lui inspirer à lui-même. Comme on attachait une extrême -importance à la première manifestation des sentiments de l'armée, on -appuya beaucoup sur ce qui s'était passé à Antibes, et on présenta -_Buonaparte_, ainsi qu'on l'appelait alors, comme repoussé par les -troupes qu'il avait rencontrées en débarquant, et comme obligé de se -jeter dans les montagnes, où il ne pouvait tarder de succomber sous -les coups de la misère ou de la justice.--Ce _lâche brigand_, -s'écriait-on, indigne de mourir de la mort des héros, mourrait bientôt -de la mort des malfaiteurs, et il fallait remercier le ciel qui -prenait soin de le faire sortir de la retraite où l'on avait eu la -faiblesse de le laisser, pour venir s'offrir lui-même au supplice -qu'il n'avait que trop mérité.--Cette manière de considérer la chose -fut adoptée par les royalistes ardents, et après s'être remis de leur -première terreur, ils ne virent plus dans le grand événement du jour -qu'un sujet d'espérance. - -[En marge: Satisfaction secrète du peuple et des révolutionnaires.] - -[En marge: Inquiétudes de la bourgeoisie.] - -Le reste du public en jugea autrement. Il ne s'en tint pas à la -version officielle, et ne considéra pas Napoléon comme aussi -certainement perdu qu'on se plaisait à le dire. La masse du peuple, -éprouvant une préférence d'instinct pour l'homme qui avait si -puissamment remué son imagination, conçut une secrète joie à la -nouvelle de son retour. Les militaires, émus jusqu'au fond de l'âme, -se mirent à former pour leur ancien général des voeux qu'ils ne -dissimulaient guère, bien que les chefs affectassent une rigide -fidélité à leurs devoirs. Les révolutionnaires, après avoir applaudi -dix mois auparavant au retour des Bourbons qui les vengeait de -Napoléon, applaudirent de même au retour de Napoléon qui les vengeait -des Bourbons. Les acquéreurs de biens nationaux, innombrables dans les -campagnes, se regardèrent comme sauvés d'une spoliation imminente. La -bourgeoisie, au contraire, tranquille, désintéressée dans la question -des biens nationaux dont elle avait beaucoup moins acheté que les -habitants des campagnes, désirant la paix et une liberté modérée, fut -saisie d'une profonde inquiétude. Quoique blessée par la partialité -des Bourbons pour les nobles et les prêtres, elle aimait mieux -conserver les Bourbons en leur résistant, que de courir avec Napoléon -de nouvelles chances de guerre, et très-peu de chances de liberté. Ces -sentiments étaient surtout ceux de la bourgeoisie de Paris, la plus -sage de France, parce qu'elle a beaucoup de lumières, et beaucoup -moins de ces intérêts particuliers de province qui font fléchir la -rectitude des opinions. Ainsi dans les villes maritimes, ruinées par -le blocus continental, la bourgeoisie éprouva une sorte de fureur, -tandis que dans les villes manufacturières, dont l'industrie créée par -Napoléon avait beaucoup souffert des communications avec l'Angleterre, -elle ressentit une joie véritable, balancée seulement par les craintes -de guerre. - -[En marge: Douleur des hommes éclairés.] - -[En marge: Dangers de tout genre qu'ils entrevoient comme conséquence -inévitable du retour de Napoléon.] - -Chez les hommes véritablement éclairés, il n'y eut qu'un sentiment, -celui de la douleur. Ces hommes en général peu nombreux, mais -influents sans chercher à l'être, n'attendirent du retour de Napoléon -que d'affreuses calamités. Pour aucun la guerre ne parut douteuse. Le -congrès qu'on avait cru près de se dissoudre, s'était prolongé, et il -était évident dès lors qu'il ne se séparerait plus, et s'efforcerait -de renverser, sans lui laisser le temps de se rasseoir, l'homme qui -venait mettre en question tout ce qu'on avait fait à Vienne. Ce serait -donc un nouveau duel à mort de la France avec les grandes puissances -européennes. Ce premier danger devait suffire à lui seul pour décider -tout bon citoyen contre la tentative faite en ce moment. À la vérité -le tort en était non-seulement à Napoléon, mais aux Bourbons -eux-mêmes, qui par leurs fautes avaient suggéré l'idée et préparé le -succès de cette entreprise; mais que le tort fût aux uns ou aux -autres, pour la France le malheur était le même. - -Sous le rapport des affaires intérieures, les motifs de regrets, sans -être aussi graves, étaient sérieux pourtant. Les Bourbons avaient -choqué quiconque avait dans le coeur l'amour du sol et l'attachement -aux principes de quatre-vingt-neuf, mais enfin on était occupé à leur -tenir tête, et à les vaincre constitutionnellement. Les élections de -l'année allaient faire arriver un contingent d'opposants modérés, -lesquels renforceraient la majorité indépendante qui s'était formée -dans la Chambre des députés, et on avait ainsi la certitude d'une -victoire régulière, lente peut-être, mais tôt ou tard complète, sur -les fâcheux penchants de l'émigration. De la sorte on rétablirait avec -les vrais principes de la Révolution française, une liberté sage, -légale, pratique, à l'image de celle qui faisait le bonheur de -l'Angleterre. C'était au surplus une oeuvre commencée, et il valait -mieux la mener à fin, que d'en aller entreprendre une autre, et de -recommencer ainsi toujours sans jamais rien achever. - -D'ailleurs aurait-on avec Napoléon, même éclairé par l'adversité et la -réflexion, d'égales chances de succès? C'était fort contestable. Sans -doute on n'aurait aucune difficulté avec lui à l'égard des principes -de quatre-vingt-neuf, qui composaient en quelque sorte sa philosophie -politique; mais sous le rapport de la liberté constitutionnelle, on -aurait probablement fort à faire. Même en supposant bien rapide chez -lui l'éducation du malheur, ne rencontrerait-on pas sa puissante -volonté, son redoutable génie, et pourrait-on le plier à toutes les -exigences du régime constitutionnel? Il fallait donc prévoir avec lui -une guerre certaine, une liberté douteuse, et c'était plus qu'il n'en -fallait pour empêcher les hommes éclairés de souhaiter son retour. - -[En marge: Sentiments et conduite du parti constitutionnel.] - -Il n'y a ni exagération ni partialité à dire que ces hommes se -trouvaient presque exclusivement dans les rangs du parti -constitutionnel. On appelait parti constitutionnel celui qui cherchait -à fonder une liberté régulière sous les Bourbons, en les y soumettant -peu à peu par des victoires légalement remportées sur leurs mauvaises -tendances. Soit dans les Chambres, soit au dehors, ce parti fut -unanime pour se rallier aux Bourbons, et essayer de les soutenir. Sans -doute quelques sentiments personnels se mêlaient à la générosité de -cette résolution. Ainsi les membres des deux Chambres se sentaient -compromis, les uns pour avoir prononcé la déchéance de Napoléon, les -autres pour y avoir chaudement adhéré. Certains écrivains, comme M. -Benjamin Constant, avaient déployé contre le régime impérial une -violence de langage qui devait les rendre au moins incompatibles avec -le souverain de l'île d'Elbe, redevenu souverain de la France. Mais -indépendamment de quelques motifs particuliers, la plupart furent -dirigés par le désir parfaitement honnête de tenir le serment prêté -aux Bourbons, d'achever avec eux l'édifice commencé de la liberté -constitutionnelle, et d'épargner à la France une nouvelle et fatale -lutte avec l'Europe. Les chefs du parti constitutionnel mettaient -d'ailleurs à honneur de prouver que leur opposition, manifestée ou par -des discours ou par des écrits, s'adressait non à la dynastie des -Bourbons, mais à leur marche politique. C'était de la part de ces -hommes une conduite loyale, sensée et habile. - -[En marge: Les chefs du parti constitutionnel entourent M. Lainé, -président de la seconde Chambre.] - -Ceux qui appartenaient aux Chambres se hâtèrent d'accourir au lieu de -leurs séances, de s'y voir, de s'y entretenir, d'épancher dans leurs -conversations les sentiments qu'ils éprouvaient, en attendant qu'ils -pussent les faire éclater par leurs discours lorsqu'ils seraient en -nombre pour délibérer. C'est autour du président de la Chambre des -députés, M. Lainé, qu'on chercha surtout à se grouper. M. Lainé, -devenu partisan ardent des Bourbons par haine de Napoléon, avait tous -les sentiments des royalistes sans leurs préjugés. Il commençait à -reconnaître les fautes commises, auxquelles d'ailleurs il n'était pas -étranger, et n'était pas homme à cacher ce qu'il ressentait. Il se -hâta d'avouer ces fautes, et trouva de l'écho parmi les royalistes -modérés, même chez quelques-uns des ministres. - -[En marge: Manière dont se partagent les ministres par suite du grand -événement annoncé.] - -[En marge: Les uns reconnaissent les fautes commises, les autres les -nient, et tendent plutôt à les aggraver.] - -Ces derniers, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne composaient pas un -vrai cabinet. Pour qu'il y ait un cabinet, sous la forme de -gouvernement qu'on essayait alors de donner à la France, il faut -d'abord que la royauté y consente, en souffrant qu'il s'élève une -volonté à côté de la sienne; secondement, il faut qu'il se trouve -parmi les ministres un chef, admis comme tel par ses collègues, et -accepté à la fois par les Chambres et par la royauté comme leur -intermédiaire et leur lien. Or Louis XVIII, ainsi que nous l'avons dit -encore, quoique moins effarouché qu'aucun des monarques que nous ayons -eus, par le spectacle des assemblées libres, ce qu'il devait à un long -séjour en Angleterre, n'avait pas fait jusqu'alors tous les sacrifices -d'autorité qu'exige le régime représentatif, et si dans la pratique il -cédait beaucoup de son pouvoir royal, c'était autant par ennui des -affaires que par bon sens. Quoi qu'il en soit, il ne cherchait pas à -se donner un véritable chef de cabinet, et de plus il n'avait autour -de lui aucun homme capable de le devenir. M. de Talleyrand, absent et -nonchalant, ne pouvait pas l'être, bien qu'il fût le personnage le -plus éminent de cette époque. M. de Montesquiou, le plus considérable -après M. de Talleyrand, et le seul capable de figurer devant une -assemblée, aurait pu être ce chef, si on avait accordé plus -d'importance aux Chambres, et s'il avait eu le caractère à la fois -souple, ferme et laborieux, que ce rôle exige. Il y avait donc des -ministres, comme nous avons déjà eu occasion de le faire remarquer, et -point de ministère. Ces ministres se partageaient en gens d'esprit, -sentant les fautes commises, portés même à les reconnaître, et en -complices ou complaisants de l'émigration, croyant que si on avait eu -un tort, c'était de s'être montré trop faible, trop condescendant pour -les partis adverses. Parmi les premiers, il fallait ranger M. le baron -Louis, exclusivement occupé des finances, et ayant dans sa spécialité -déployé les qualités d'un grand ministre; M. Beugnot, fort injustement -attaqué par l'émigration dont il avait repoussé l'intervention dans la -police, et auquel les royalistes ardents reprochaient avec amertume -d'avoir laissé consommer l'évasion de l'île d'Elbe, qu'il aurait dû en -sa qualité de ministre de la marine empêcher par des croisières plus -vigilantes; M. de Jaucourt, remplaçant temporaire de M. de Talleyrand, -ayant peu d'avis en dehors des affaires de son département, homme -honnête, intelligent et modéré; enfin M. de Montesquiou, apercevant à -quel point on s'était peu à peu laissé entraîner hors du vrai courant -des sentiments nationaux, mettant une noble franchise à en convenir, -mécontent de tous les partis, mais du sien plus que d'aucun autre, lui -imputant volontiers tout le mal qui s'était accompli, et dans son -chagrin, aimant à dire que lui et ses collègues n'avaient rien de -mieux à faire que de céder la place à des hommes plus populaires et -plus capables de sauver la royauté. - -MM. Dambray et Ferrand par aveuglement, le maréchal Soult par les -engagements qu'il avait pris avec les royalistes extrêmes, -partageaient au contraire les idées de l'émigration. Selon eux, il -fallait tout simplement être un peu plus royaliste qu'on ne l'avait -été, surtout plus rigoureux, frapper à droite et à gauche si on en -avait l'occasion, reprendre peut-être quelques-unes des concessions de -la Charte (ceci se disait tout bas), et essayer par ces moyens de -sauver la monarchie. M. de Blacas ne se prononçait point. Il avait -assez de clairvoyance pour reconnaître qu'on s'était trompé, soit dans -un sens, soit dans un autre, mais il se regardait comme tellement -identifié à la royauté, qu'il ne supposait même pas que le blâme et le -changement pussent l'atteindre. - -[En marge: M. de Montesquiou se rapproche du président Lainé; il se -montre disposé à faire des sacrifices, et tout d'abord celui de son -portefeuille.] - -[En marge: M. Lainé s'entoure des chefs de l'opposition.] - -Les ministres à repentir s'étaient portés vers M. Lainé, et M. de -Montesquiou notamment n'avait pas hésité à dire que s'il fallait -sacrifier trois ou quatre membres du cabinet, lui compris, il était -prêt à les jeter dans le gouffre pour le refermer. M. Lainé avait fort -applaudi à ces dispositions, et cherché à s'entourer des chefs de -l'opposition modérée, soit dans les Chambres, soit au dehors. Il en -était deux notamment qu'il avait attirés auprès de lui, c'étaient M. -Benjamin Constant, dont les écrits avaient produit une vive sensation, -et M. de Lafayette, qui, après avoir fait une visite à Louis XVIII au -moment de la promulgation de la Charte, pour prouver qu'il était prêt -à accepter la liberté sous les Bourbons, était retourné à son domaine -de Lagrange, et y vivait paisiblement, en attendant qu'il reçût des -électeurs la mission formelle de se mêler des affaires publiques. - -[En marge: Concessions qu'on demande au gouvernement.] - -Entre M. Lainé, M. de Montesquiou et les divers chefs du parti -constitutionnel, on avait émis certaines idées, comme de changer trois -ou quatre ministres, tels que M. de Montesquiou qui s'offrait en -sacrifice, MM. de Blacas, Soult, Ferrand qui ne s'offraient pas, de -mettre à leur place des personnages populaires, d'augmenter la Chambre -des pairs, d'y appeler des hommes signalés par de grands services -civils ou militaires, de compléter la Chambre des députés, en faisant -remplacer les deux séries dont les pouvoirs étaient expirés par des -députés agréables à l'opinion libérale, et, vu le peu de temps dont on -disposait, de confier ces choix à la Chambre elle-même; de réorganiser -les gardes nationales, de les composer de la bourgeoisie, généralement -bonne, et d'en donner le commandement supérieur à M. de Lafayette; de -s'expliquer sur les biens nationaux de manière à dissiper les -inquiétudes des acquéreurs; de rechercher enfin les mesures qui -avaient froissé l'armée, de les abroger immédiatement, et de leur -substituer des dispositions contraires. - -[En marge: M. de Montesquiou juge ces concessions raisonnables, mais -n'est plus écouté par la cour, qui lui reproche de montrer de la -faiblesse.] - -[En marge: Louis XVIII placé entre des avis contraires, ne prend -aucune résolution.] - -M. de Montesquiou avait paru croire qu'aucune de ces concessions, même -le choix de M. de Lafayette, n'était un prix trop élevé du service -qu'on rendrait en sauvant la monarchie. Les ministres opposés aux -concessions, et en particulier les sacrifiés, avaient jeté les hauts -cris, et M. de Blacas, écoutant tout pour le compte de Louis XVIII qui -ne se prononçait pas, demeurait immobile et silencieux. En vain M. -Lainé, prévoyant que Napoléon marcherait avec sa rapidité ordinaire, -insistait-il pour qu'on prît promptement un parti, M. de Montesquiou, -désavoué par la cour depuis qu'il montrait des sentiments si sages, ne -pouvait guère donner une réponse qu'il n'obtenait pas lui-même, et -Louis XVIII, obsédé par les remontrances de la portion raisonnable des -royalistes, par les emportements de la portion exaltée, ne sachant qui -entendre, qui croire, aimait mieux dans le doute ne pas sortir de ses -habitudes, c'est-à-dire garder M. de Blacas et ne renvoyer personne. - -Dans cette cruelle perplexité, on ne se bornait pas à consulter les -constitutionnels, qui de tous les opposants étaient les seuls -sincères, les seuls animés du désir de conserver la dynastie en -redressant sa marche, on reprenait certaines relations avec les -principaux révolutionnaires, tels que MM. Fouché, Barras et autres, -imitant en cela les malades, presque toujours portés à préférer les -empiriques qui les flattent, aux vrais médecins qui leur prescrivent -des remèdes déplaisants. Il faut ajouter que dans les partis, les -entêtés, les fous, lorsqu'ils sont obligés de choisir entre leurs -adversaires, pardonnent plus volontiers aux extrêmes qui leur -ressemblent, qu'aux modérés avec lesquels ils n'ont pas plus de -rapports de caractère que d'opinion. - -[En marge: Nouvelles tentatives auprès de M. Fouché.] - -[En marge: Celui-ci n'y répond point.] - -Les intermédiaires ordinairement employés auprès de M. Fouché lui -firent encore entrevoir le ministère de la police, dont on l'avait -dégoûté en le lui faisant trop attendre, mais ils le trouvèrent évasif -cette fois, beaucoup moins empressé que de coutume à donner ses -conseils, et indiquant clairement qu'il était trop tard. M. d'André, -dirigeant la police avec sagesse et modération, chercha même à attirer -auprès de lui le duc de Rovigo, pour avoir son avis, et le duc de -Rovigo lui répondit sans détour, qu'on avait tellement maltraité les -hommes de l'Empire, et en particulier ceux de l'armée, qu'il y avait -bien peu de chances d'en ramener aucun. - -[En marge: Agitations et inquiétudes des bonapartistes.] - -Tandis que du côté des royalistes on s'agitait sans rien produire, on -ne s'agitait pas moins du côté des bonapartistes et des -révolutionnaires, et d'une manière tout aussi inefficace pour le but -qu'on avait en vue. Les uns et les autres avaient été surpris comme -par un coup de foudre en apprenant l'apparition de Napoléon. M. de -Bassano, qui seul s'était mis en communication avec l'île d'Elbe, -uniquement pour envoyer quelques informations, n'avait pas été moins -surpris que les autres, car M. Fleury de Chaboulon ne lui avait rien -mandé depuis son départ, et n'était pas encore revenu. Dans la crainte -d'un résultat malheureux, l'ancien et fidèle ministre de Napoléon en -était à regretter la part, si petite qu'elle fût, qu'il pouvait avoir -eue à la détermination de son maître. Les jeunes militaires, premiers -inventeurs du complot que nous avons exposé, lesquels n'avaient eu -aucune communication avec l'île d'Elbe, pas même avec le colonel de La -Bédoyère, devenus plus ardents que jamais, voulaient agir -sur-le-champ, afin de seconder l'entreprise de Napoléon. Les -bonapartistes de l'ordre civil, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, -Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, et autres, aussi peu informés que M. -de Bassano, craignaient autant d'agir que de ne pas agir, car s'il -pouvait être bon d'opérer au nord une diversion en faveur de Napoléon, -il était possible d'un autre côté qu'on dérangeât ses plans, en -conseillant un mouvement qu'il n'aurait ni prévu ni ordonné. Habitués -à attendre, et point à devancer les déterminations de l'Empereur, ils -étaient plongés dans les plus étranges perplexités. - -[En marge: Satisfaction des révolutionnaires.] - -[En marge: M. Fouché seul éprouve une sorte de dépit du retour de -Napoléon.] - -[En marge: Cependant il est d'avis de le seconder.] - -Quant aux révolutionnaires, ils furent en général satisfaits. -Cependant le principal d'entre eux, M. Fouché, bien qu'il aimât -par-dessus tout les événements, toujours agréables à sa nature agitée, -avait été fort contrarié par la nouvelle du retour de Napoléon, qui -venait déranger ses calculs. Il croyait en effet avoir les Bourbons -dans ses mains, et être en mesure de les maintenir ou de les renverser -à son gré, par la position qu'il avait prise au sein de toutes les -intrigues, même royalistes.--Nous allions, disait-il à ses affidés, -composer un ministère de régicides, tels que Carnot, Garat et moi, de -militaires inflexibles, tels que Davout, et nous aurions renvoyé ou -dominé les Bourbons. Mais voilà cet homme terrible qui vient nous -apporter son despotisme et la guerre. Pourtant, au point où en sont -les choses, il faut le seconder, afin de l'enchaîner par nos services, -sauf à voir ce que nous ferons ensuite lorsqu'il sera ici, et qu'il -sera probablement aussi embarrassé que nous par son triomphe.-- - -[En marge: Projets des frères Lallemand, et encouragement que leur -donne M. Fouché.] - -Plus hardi que les bonapartistes à la façon de M. de Bassano, moins -respectueux pour l'infaillibilité de l'Empereur, et sachant risquer, -sinon sa vie, du moins celle des autres, il fut d'avis de mettre la -main à l'oeuvre, et de lâcher la bride aux jeunes militaires. Les -généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, Drouet d'Erlon, étaient venus -à Paris, et il les encouragea dans leur projet d'agir immédiatement. -Drouet d'Erlon commandait à Lille sous le maréchal Mortier, -et il pouvait disposer de plusieurs régiments d'infanterie. -Lefebvre-Desnoëttes avait à Cambrai les anciens chasseurs de la garde, -devenus chasseurs royaux, et tout près à Arras, les grenadiers à -cheval, devenus cuirassiers royaux. Les deux frères Lallemand étaient, -l'un commandant dans l'Aisne, l'autre général d'artillerie à La Fère. -Il fut convenu que le plus téméraire de tous, et le plus sûr de sa -troupe, Lefebvre-Desnoëttes, partirait de Cambrai avec les chasseurs -de la garde, se porterait vers l'Aisne, se présenterait devant La -Fère, où les frères Lallemand amèneraient les troupes qu'ils auraient -réussi à entraîner, qu'ensuite descendant l'Oise en commun, ils se -rendraient à Compiègne, où Drouet les rejoindrait avec l'infanterie de -Lille. Placés ainsi à la tête de douze ou quinze mille hommes, ils -pouvaient exercer une influence considérable sur les événements, -décider peut-être le soulèvement de l'armée entière, et tout au moins -couper la retraite aux Bourbons, pour les livrer (sains et saufs du -reste) à Napoléon, qui en ferait ce qu'il voudrait. - -[En marge: Le maréchal Davout refuse définitivement son concours.] - -Ce projet devait s'exécuter sur l'heure, sans autre délai que le temps -d'aller de Paris à Lille, car on était au commencement de mars, -Napoléon avait débarqué le 1er, on ne savait pas plus que le -gouvernement la direction qu'il avait prise, mais dans tous les cas il -importait d'opérer le plus tôt possible une forte diversion en sa -faveur. On s'était toujours flatté que le maréchal Davout prendrait le -commandement du corps d'armée insurgé, dès qu'on aurait réuni ce corps -quelque part, et on avait espéré qu'un si grand nom, à la tête de -troupes éprouvées, déciderait les incertains à se joindre au -mouvement. Mais on avait mis tant de pétulance, d'indiscrétion dans -l'organisation de ce complot, que le maréchal, soit répugnance pour -une entreprise qui ne concordait guère avec ses habitudes de -discipline, soit crainte d'être compromis par des étourdis, soit aussi -crainte de devancer les ordres de Napoléon, vint déclarer à M. de -Bassano qu'il ne fallait pas le compter au nombre des collaborateurs -de l'oeuvre qu'on préparait, beaucoup trop légèrement à son avis. Les -jeunes généraux, fort mécontents, répondirent qu'ils sauraient se -passer de lui, et sans plus différer ils partirent pour aller tenter, -sans leur illustre chef, l'aventure qu'ils avaient depuis si longtemps -projetée. - -[En marge: Les royalistes toujours incertains de ce qu'il faut faire, -continuent de ne pas prendre de parti.] - -[En marge: Arrivée à Paris du maréchal Ney.] - -[En marge: Il part pour la Franche-Comté, en promettant d'amener -Napoléon prisonnier aux pieds de Louis XVIII.] - -Tandis que les ennemis de la maison de Bourbon se comportaient avec -l'activité et l'audace qui leur étaient naturelles, les Bourbons -eux-mêmes, assaillis de conseils contradictoires, continuaient -d'hésiter entre les résolutions proposées, et se bornaient à quelques -mesures militaires qui n'auraient pu être efficaces que s'ils avaient -été sûrs de l'armée. Nous avons dit que le duc de Berry, destiné -d'abord à la Franche-Comté, devait rester à Paris auprès du Roi, et -que le maréchal Ney était chargé de se rendre seul à Besançon. Ce -maréchal, mandé par le télégraphe, avait appris avec beaucoup de peine -l'événement qui ouvrait de nouveau à Napoléon le chemin du trône. -Moins coupable envers son ancien empereur des torts qu'il avait eus, -que de ceux dont il s'était vanté, il n'aurait pas désiré se retrouver -sous sa main; mais il faut dire à son honneur qu'avec son bon sens de -soldat, il entrevoyait comme certaine et nécessairement funeste une -nouvelle guerre contre l'Europe si on rétablissait l'Empire. Ses -motifs pour voir avec effroi, même avec colère, le retour de Napoléon, -n'étaient donc pas moins patriotiques que personnels. N'ayant jamais -pris la peine de dissimuler ses sentiments, il les exprima tout haut -dès son arrivée à Paris. Enchanté de le trouver dans ces dispositions, -on le combla de caresses, on le conduisit chez le Roi qui lui fit -l'accueil le plus flatteur, et auquel il promit de ramener Napoléon, -vaincu et prisonnier. Les habitués de la cour prétendirent même qu'il -avait dit _prisonnier dans une cage de fer_, propos vrai ou faux, qui -ne prouvait rien qu'une intempérance de langage fort pardonnable chez -un soldat peu accoutumé à ménager ses paroles. Le maréchal Ney partit -donc, donnant à la cour des espérances qui de sa part étaient données -sincèrement, plus sincèrement qu'elles n'étaient reçues, car on -affectait de croire à sa fidélité plus qu'on n'y croyait -véritablement. Sans se l'avouer, en effet, on pressentait -l'entraînement général qui allait emporter les esprits et les coeurs -vers l'homme qu'on avait par sa faute constitué le représentant de -tous les intérêts moraux et matériels de la Révolution française. - -[En marge: Départ du comte d'Artois pour Lyon.] - -[En marge: État agité de cette grande ville.] - -Le comte d'Artois, parti dans la nuit du 5 au 6 mars, arriva le -mercredi 8 à Lyon, au milieu d'une agitation extraordinaire des -esprits. Nous avons précédemment fait connaître la situation morale de -cette grande ville. Un parti peu nombreux mais violent de royalistes -aveugles avait fini par éloigner des Bourbons toute la population -lyonnaise, qui au surplus s'était toujours regardée comme l'obligée de -Napoléon, parce qu'il s'était appliqué à réparer ses malheurs, et -qu'il avait ouvert le continent à son commerce. Un assassinat récent -commis sur un patriote par un royaliste, assassinat demeuré impuni, -avait porté l'exaspération au comble, et en apprenant l'approche de la -colonne de l'île d'Elbe, tout le monde, à l'exception de quelques -esprits sages, avait tressailli de joie. Bientôt même, à la nouvelle -des événements de Grenoble, on n'avait plus conservé de doute sur ce -qui arriverait prochainement à Lyon. - -[En marge: Insuffisance des moyens du Gouvernement royal.] - -Les royalistes étaient irrités et consternés, disant comme partout -qu'on ne faisait rien, mais pas plus qu'ailleurs n'indiquant ce qu'il -y avait à faire. Le comte Roger de Damas, gouverneur de la division, -ne manquait certes ni de bonne volonté ni de courage, mais il ne -disposait d'aucune force sur laquelle il pût compter. La garde -nationale, expression la plus fidèle de la population, était froide au -moins, sauf la petite portion de cette garde qui servait à cheval, et -qui là comme ailleurs était formée par la noblesse du pays. Les -troupes de la garnison consistant dans le 24e de ligne et le 13e de -dragons cantonnés à Lyon, et dans le 20e de ligne venu de Montbrison, -ne dissimulaient aucunement leurs sentiments, et paraissaient prêtes à -ouvrir les bras à Napoléon dès qu'il se montrerait aux portes de la -ville. On n'avait pas une seule pièce de canon. Le maréchal Soult -avait eu la singulière idée d'en faire demander à Grenoble, -c'est-à-dire à un arrondissement d'artillerie qui d'après toutes les -probabilités devait être envahi lorsque les ordres de Paris y -parviendraient. Du reste la privation n'était pas grande, car il faut -des bras pour manoeuvrer les canons, et on ne pouvait pas plus compter -sur les bras de l'artillerie que sur ceux de l'infanterie. - -Tel était l'état des choses à Lyon, lorsque M. le comte d'Artois y -arriva. Il vit bientôt que le zèle honorable mais peu réfléchi qui l'y -avait conduit, ne servirait qu'à l'exposer à une échauffourée. Il fut -donc fort au regret d'y être venu, car sans se préoccuper des dangers -personnels qu'il pouvait courir, il allait par sa présence rendre -infiniment plus grave la perte à peu près certaine de cette grande -ville. - -[En marge: Vains efforts de M. le comte d'Artois pour se concilier la -population.] - -[En marge: Avis du duc d'Orléans.] - -[En marge: Arrivée du maréchal Macdonald.] - -[En marge: Ce maréchal s'efforce d'agir sur l'esprit des troupes.] - -Il se donna, suivant sa coutume, beaucoup de mouvement, il prodigua -les paroles et les caresses, mais en dehors de ceux qui l'approchaient -et sur lesquels il agissait par sa bonté et sa grâce, il ne conquit -personne. Il avait besoin de quelques fonds pour accorder des -gratifications aux troupes, et les caisses du Trésor n'ayant pas été -pourvues en temps utile, il trouva partout des excuses au lieu -d'argent. Le duc d'Orléans étant arrivé à Lyon vingt-quatre heures -après lui, il délibéra avec ce prince sur ce qu'il y avait de plus -utile à faire. La question était à Lyon ce qu'elle avait été à -Grenoble. Opposer des troupes à Napoléon, c'était les lui livrer; -rétrograder en les emmenant avec soi, c'était lui livrer du pays. Ce -dernier parti était pourtant le seul à prendre, car d'après toutes les -vraisemblances Lyon devant être aux mains de l'ennemi dans deux jours, -il valait mieux se retirer avec les troupes que de fournir à Napoléon -un renfort de quelques mille hommes. Le duc d'Orléans s'efforça de -prouver au comte d'Artois que le parti de la retraite était le plus -sage, mais celui-ci retenu par le chagrin d'abandonner une ville telle -que Lyon, voulut avant de faire un pareil sacrifice consulter le -maréchal Macdonald, qui allait passer pour se rendre à Nîmes auprès du -duc d'Angoulême. Ce maréchal, dont la voiture s'était cassée en route, -n'arriva que le 9 au soir à Lyon. Conduit chez le comte d'Artois qui -l'attendait avec impatience, et qui lui ordonna de rester auprès de -lui parce que la route de Nîmes était interceptée, le maréchal montra -les meilleures dispositions, mais fut très-peu rassuré par le rapport -qu'on lui fit de la situation. Toutefois il ne fut point d'avis -d'évacuer Lyon avant d'y être contraint par les événements. Il proposa -de couper les ponts du Rhône, si on le pouvait, ou au moins de les -barricader; de passer les troupes en revue, de leur parler, de tâcher -de les déterminer en faveur de la cause royale, de choisir parmi les -royalistes ardents quelques hommes dévoués qui, vêtus en soldats, -tireraient le premier coup de fusil, et engageraient ainsi le combat, -ce qui déciderait peut-être l'armée à résister à Napoléon. Ces -propositions ne firent guère d'illusion à la sagacité du duc -d'Orléans, mais ce n'était pas le cas de disputer sur les moyens quand -on en avait si peu, et ce prince n'objecta rien. Le comte d'Artois, -faute de mieux, agréa ce que lui proposa le maréchal, le chargea de -donner les ordres nécessaires, et alla prendre quelque repos en -attendant le lendemain. C'était en effet le lendemain 10 que, d'après -tous les calculs, Napoléon devait se présenter aux portes de Lyon. - -[En marge: Il fait barricader les ponts et ramener les bateaux à la -droite du Rhône.] - -Le maréchal Macdonald passa la nuit à faire couper ou barricader les -ponts, à ramener les bateaux de la rive gauche à la rive droite du -Rhône, et à recevoir les chefs des régiments qu'il trouva prêts à -remplir leur devoir, par honneur mais non par affection, et unanimes -dans l'opinion qu'ils avaient conçue des mauvaises dispositions de -leurs soldats. Il leur recommanda de préparer au comte d'Artois une -réception convenable, et tandis qu'il était occupé de ces soins, le -général Brayer, commandant à Lyon, vint lui dire qu'il fallait se -garder de montrer le prince aux troupes, car l'accueil était trop -douteux pour en courir le risque. Le maréchal se transporta en hâte -chez le prince qu'il fit éveiller, l'étonna peu en lui rapportant ces -tristes nouvelles, et convint avec lui de commencer la revue sans sa -présence, sauf à le faire appeler, si les efforts qu'il allait tenter -obtenaient un premier succès. - -[En marge: Revue des troupes le 10 mars au matin.] - -[En marge: Impossibilité d'arracher aux soldats le cri de _Vive le -Roi_.] - -Dès le matin, par une pluie battante, le maréchal fit assembler les -20e et 24e de ligne, ainsi que le 13e de dragons, lesquels au milieu -du désordre régnant n'avaient reçu aucune distribution, ce qui -ajoutait à leur disposition hostile la mauvaise humeur des privations. -Il les fit former en cercle autour de lui, leur rappela les vingt ans -de guerre pendant lesquels il avait toujours servi dans leurs rangs, -la loyale conduite qu'il avait tenue à Fontainebleau, les fautes qui -avaient amené les malheurs de la France en 1814, et leur annonça de -plus grands malheurs encore si on livrait le pays à Napoléon, car on -aurait de nouveau l'Europe sur les bras, plus unie, plus puissante, -plus irritée que jamais! Il parla avec raison, avec chaleur, mais sans -succès. Désirant enfin tirer la conclusion de son discours, il saisit -son épée, et, d'une voix forte, cria: _Vive le Roi!_--Pas une voix ne -répondit à la sienne. Un peu déconcerté, il voulut essayer si la -présence du comte d'Artois ne produirait pas quelque effet, certain -d'ailleurs par l'attitude des troupes qu'il n'en pouvait rien advenir -de fâcheux. Le prince accourut, montra aux soldats son visage aimable -et attrayant, fut reçu d'eux avec respect, mais avec une invincible -froideur. Arrivé devant le 13e de dragons, le maréchal fit sortir des -rangs un vieux sous-officier, dont les cheveux gris, et la croix -étalée sur sa poitrine, attestaient les longs services. Il lui parla -de ses campagnes, et puis l'invita, devant le prince, à crier: _Vive -le Roi!_--Le vieux soldat, ébahi, resta immobile et muet, salua M. le -comte d'Artois et rentra dans le rang, sans avoir poussé le cri qu'on -lui demandait. - -[En marge: Le comte d'Artois abandonne la revue.] - -[En marge: Le maréchal Macdonald reçoit chez lui le corps des -officiers, et cherche en vain à détruire les préventions dont leur -esprit est rempli.] - -Le prince vivement affecté changea de couleur, mais ne témoigna rien, -et retourna vers sa demeure, laissant sur le terrain le maréchal qui, -pour faire un dernier essai, invita les officiers à le suivre chez -lui. Ils y vinrent au nombre d'une centaine, et sans s'écarter des -égards dus à l'homme de guerre éprouvé qui leur parlait, exposèrent -leurs griefs avec une extrême amertume. Le maréchal pour les calmer -convint des torts qu'on avait eus envers l'armée, leur en promit la -réparation, mais ne put les ramener, même en leur présentant la -perspective d'un duel à mort avec l'Europe. Il les trouva profondément -irrités contre la maison du Roi, et contre ce qu'ils appelaient les -chouans, blessés du dédain qu'on montrait pour la Légion d'honneur, -car en ce moment même le comte Roger de Damas ne la portait point, et -quoique convaincus de la presque certitude d'une nouvelle lutte avec -l'Europe, résolus à en braver les chances, et à mourir tous pour -relever la France, pour la purger, disaient-ils, des émigrés, des -chouans, des Autrichiens, des Russes, des Anglais, qu'ils confondaient -dans les mêmes appellations et la même haine. - -[En marge: Sur le conseil du maréchal Macdonald, M. le comte d'Artois -quitte Lyon.] - -Il n'y avait rien à obtenir d'esprits aussi malheureusement prévenus. -Le maréchal se rendit chez M. le comte d'Artois, et bien qu'il n'y eût -aucun danger pour sa personne, si ce n'est celui de devenir prisonnier -de Napoléon, il l'engagea à partir sur-le-champ avec M. le duc -d'Orléans. Quant à lui, il se décida à rester, pour essayer encore -d'engager le combat, et d'amener les troupes à prendre parti pour la -Restauration contre l'Empire. - -[En marge: Le maréchal Macdonald reste à Lyon pour essayer jusqu'au -dernier moment d'amener les troupes à faire leur devoir.] - -Après avoir accompagné les princes jusqu'à leur voiture, il revint -vers les ponts du Rhône, afin de voir où en était l'exécution de ses -ordres. Les ponts, bien entendu, n'avaient pas été coupés, car la -population n'y aurait pas consenti; mais ils n'étaient pas même -barricadés. Quant à ces agitateurs royalistes qui avaient tant -contribué à indisposer la population lyonnaise, aucun ne s'était -offert pour prendre la capote du soldat, et tirer le premier coup de -fusil. Le maréchal fit obstruer les ponts du mieux qu'il put, et -ordonna l'ouverture d'une tranchée, pour commencer une espèce de tête -de pont. Tandis qu'il présidait lui-même à ces travaux, un soldat -d'infanterie dont il cherchait à stimuler le zèle, lui répondit avec -sang-froid: Allons donc, maréchal, vous êtes un brave homme, qui avez -passé votre vie dans nos rangs, et non dans ceux des émigrés! Vous -feriez bien mieux de nous conduire auprès de notre empereur qui -approche, et qui vous recevrait à bras ouverts...--Il n'y avait ni -punitions, ni raisonnements à adresser à des soldats ainsi disposés, -et le maréchal attendit dans une anxiété cruelle l'apparition de -l'ennemi, que plusieurs officiers, envoyés en reconnaissance, disaient -prochaine. Il était trois ou quatre heures de l'après-midi, vendredi -10, et on assurait que Napoléon n'était pas loin du faubourg de la -Guillotière. - -[En marge: Marche de Napoléon de Grenoble à Lyon.] - -Napoléon, en effet, que nous avons laissé sortant de Grenoble le 9 à -midi, n'avait pas perdu de temps, et s'était hâté de rejoindre ses -troupes qu'il avait dès le 8 acheminées vers Lyon. Voyageant dans une -calèche ouverte, et n'avançant qu'au pas à cause de l'affluence des -populations, sa marche de Grenoble à Lyon, au milieu des campagnards -acquéreurs pour la plupart de biens nationaux, et curieux de voir cet -homme extraordinaire, fut une sorte de triomphe. On n'entendait de -tout côté que les cris de _Vive l'Empereur! à bas les nobles! à bas -les prêtres!_ et, à chaque instant, Napoléon était obligé de s'arrêter -pour écouter les harangues des maires, et pour leur faire des réponses -conformes à leurs passions. Il avait soupé à Rives, couché à Bourgoin, -et continué le 10 à marcher sur Lyon où il espérait entrer avant la -fin du jour. - -[En marge: Son avant-garde, composée d'un détachement du 4e de -hussards, arrive le 10 à quatre heures au faubourg de la Guillotière.] - -[En marge: Elle fraternise avec le 13e de dragons et avec les troupes -qui gardent le pont de la Guillotière.] - -[En marge: Le maréchal Macdonald est réduit à s'enfuir au galop.] - -Vers quatre heures son avant-garde, composée d'un détachement du 4e de -hussards, parut à l'entrée du faubourg de la Guillotière, où se -trouvait en observation un détachement du 13e de dragons. À peine ces -deux troupes de cavalerie furent-elles en présence l'une de l'autre, -qu'elles fraternisèrent au cri de _Vive l'Empereur!_ puis elles -parcoururent le faubourg, où le peuple les accueillit en poussant le -même cri. Bientôt peuple et cavaliers se dirigèrent en masse vers le -pont de la Guillotière. Au bruit que faisait cette foule, le maréchal -Macdonald fit ordonner à deux bataillons de le suivre, et s'avança -lui-même vers le pont en prescrivant à ses officiers de mettre l'épée -à la main, pour tâcher d'entraîner les troupes, et de faire partir ce -premier coup de fusil, duquel il attendait le salut de la cause -royale. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, les hussards du 4e mêlés -aux dragons du 13e parurent, et poussant le cri de _Vive l'Empereur!_ -provoquèrent chez les fantassins qui gardaient le pont un mouvement -irrésistible. Ceux-ci répondirent par le cri de _Vive l'Empereur!_ -puis se jetant sur les barricades qu'on avait essayé d'élever, -travaillèrent à les abattre au plus vite. De leur côté les hussards et -les dragons, aidés par le peuple du faubourg, se mirent à l'oeuvre, et -en moins de quelques minutes le passage fut rétabli. Le maréchal, à ce -spectacle, ne songea plus qu'à s'échapper, pour se soustraire au zèle -de ses soldats qui voulaient le conduire à Napoléon, et le forcer de -se réconcilier avec lui. Enfonçant les éperons dans les flancs de son -cheval, il s'enfuit au galop, accompagné du général Digeon et de ses -aides de camp. Il traversa Lyon ventre à terre, serré de près par -quelques cavaliers qui, sans intention de lui faire aucun mal, -désiraient s'emparer de sa personne pour le rattacher à la cause -impériale. Mais le maréchal, s'opiniâtrant dans l'accomplissement de -son devoir, par honneur, par intelligence des vrais intérêts de la -France, voulait se dérober à une réconciliation qui, de la part de -Napoléon, eût été certainement accompagnée des plus éclatantes -faveurs. Il fut poursuivi pendant quelques lieues, puis, comme dirent -ses soldats, _abandonné à sa mauvaise étoile_, qu'il s'obstinait à -suivre. - -[En marge: Entrée triomphale de Napoléon à Lyon.] - -Au pont de la Guillotière se passait en ce moment une scène d'un autre -genre. On avait débarrassé le pont le plus promptement possible, et -une foule immense composée de bourgeois offensés par les royalistes, -de patriotes tourmentés depuis six mois à titre de révolutionnaires, -était accourue à la rencontre de Napoléon, et, mêlée aux troupes, le -proclamait empereur. Quant à lui, tranquille et accueillant comme un -maître qui rentre dans son domaine, il répondait par des saluts -affectueux aux témoignages enthousiastes qu'on lui prodiguait de -toutes parts. - -[En marge: Son langage à toutes les autorités.] - -Il alla descendre non pas dans une auberge comme à Grenoble, mais au -palais de l'archevêché, qui était pour lui un palais de famille. Les -autorités civiles, judiciaires et militaires se hâtèrent de lui -apporter leurs hommages et leurs félicitations. Aux unes comme aux -autres il répéta les discours qu'il avait déjà tenus à Grenoble, mais -cette fois en un langage moins populaire et un peu plus impérial. Il -leur dit qu'il venait pour sauver les principes et les intérêts de la -Révolution mis en péril par les émigrés, pour rendre à la France sa -gloire, sans toutefois lui rendre la guerre qu'il espérait pouvoir -éviter; qu'il accepterait les traités signés avec l'Europe, et vivrait -en paix avec elle, pourvu qu'elle ne songeât point à se mêler de nos -affaires; que les temps étaient changés, qu'il fallait se contenter -d'être la plus glorieuse des nations, sans prétendre à maîtriser -toutes les autres; qu'au dedans comme au dehors il tiendrait compte -des changements survenus, et accorderait à la France toute la liberté -dont elle était digne et capable; que si un pouvoir très-étendu était -nécessaire quand il avait de vastes projets de conquête, un pouvoir -sagement limité suffisait pour administrer la France pacifique et -heureuse; qu'il arriverait bientôt à Paris, et qu'il se hâterait de -convoquer la nation elle-même, pour modifier de concert avec elle les -constitutions de l'Empire, et les adapter au nouvel état des choses. - -[En marge: Napoléon porte en avant les régiments qui viennent de -l'accueillir, et donne un peu de repos à ceux qui l'ont suivi.] - -[En marge: Revue des troupes.] - -Ce langage réussit à Lyon comme il avait réussi à Grenoble, et il -semblait tellement impossible dans le moment de penser autrement, que -personne ne se demanda si Napoléon était sincère. Les réceptions et -les harangues terminées, son premier soin à Lyon de même qu'à -Grenoble, fut de pousser toujours sur Paris, sans perdre une heure. -Pour cela il résolut de faire comme il avait déjà fait, de retenir -auprès de lui les troupes qui l'avaient escorté, afin de leur procurer -un peu de repos, et de porter en avant celles qui venaient de se -donner à lui, et qui n'avaient encore essuyé aucune fatigue. Il se -proposait de les suivre avec celles qu'il avait amenées de Grenoble, -et qui, après une halte d'un jour, seraient capables de se remettre en -route. Avec la garnison de Lyon il devait avoir environ 12 mille -hommes, et un parc d'artillerie qui se compléterait en passant à -Auxonne. Il était douteux que les Bourbons eussent le temps de réunir -une force pareille, et surtout qu'ils pussent la décider à se battre. -Toutefois Napoléon ne pouvait acheminer sur Paris la division Brayer -qui venait de lui livrer Lyon, sans auparavant la voir et lui parler. -Il ordonna donc pour le lendemain matin la revue de la garde nationale -et des troupes. Le lendemain 11 mars, en effet, il passa en revue, -sur la place Bellecour, qu'il avait réédifiée, les soldats de l'île -d'Elbe, ceux de Grenoble, ceux de Lyon, mêlés à la garde nationale -lyonnaise. L'espérance, hélas chimérique! d'avoir à la tête du -gouvernement un grand homme, dévoué à la cause de la Révolution, -acceptant par bon sens autant que par nécessité la paix et les -principes d'une sage liberté, de réunir par conséquent le triple -avantage du génie, de la gloire, et d'une origine populaire, tout cela -sans guerre et sans despotisme, cette espérance séduisait les -imaginations, et rendit à Napoléon le coeur des Lyonnais, aliéné -depuis trois ans par ses fautes. Il parcourut le front de la division -Brayer, la remercia dignement, en général qui savait parler aux -soldats, et l'invita à partir immédiatement pour aller lui conquérir -de nouveaux régiments et de nouvelles cités. - -[En marge: M. Fourier nommé préfet de Lyon.] - -Rentré à l'archevêché, il s'occupa sans retard des soins de -l'administration, dont il cherchait à chaque pas à ressaisir les fils -épars. Le jeune Fleury de Chaboulon, de retour de Naples, vint -soudainement tomber à ses pieds, ivre de joie de le voir si -miraculeusement échappé à tous les dangers de la mer et de la terre. -Napoléon l'accueillit avec bonté, et l'attacha sur-le-champ à son -cabinet. Il songea ensuite à choisir un préfet de Lyon. Ainsi qu'on -l'a vu, il avait été mécontent à Grenoble du départ précipité de M. -Fourier. Mais bientôt calmé par ses explications, il lui avait fait -dire de le joindre à Lyon, et M. Fourier, incapable de trahir le -pouvoir qui tombait, mais tout aussi incapable de tenir rigueur au -pouvoir qui se relevait, s'était hâté de venir. Napoléon le reçut à -merveille, puis trouvant convenable, et même piquant de faire préfet -de Lyon le préfet qui avait voulu lui interdire l'entrée de Grenoble, -il lui donna la préfecture du Rhône, ce que M. Fourier accepta sans -difficulté. - -[En marge: Décrets de Lyon.] - -[En marge: Dissolution des Chambres de Louis XVIII.] - -À ces actes administratifs Napoléon en ajouta de plus graves. Arrivé à -Lyon, il se regardait comme déjà en possession de l'autorité -souveraine, et il résolut d'en user pour frapper au coeur les pouvoirs -qui lui étaient opposés. Il prononça la dissolution des deux Chambres -de Louis XVIII, en alléguant contre chacune d'elles les motifs les -plus propres à les rendre impopulaires. Il reprocha à celle des pairs -d'être composée, ou d'anciens sénateurs de l'Empire qui avaient -pactisé avec l'ennemi victorieux, ou d'émigrés qui étaient rentrés à -la suite de l'étranger. Quant à la Chambre des députés, il rappela que -ses pouvoirs étaient expirés, au moins pour les deux tiers de ses -membres, qu'elle s'était prêtée aussi aux communications avec -l'ennemi, enfin qu'elle avait émis un vote scandaleux et antinational -en accordant, sous prétexte de payer les dettes du Roi, une somme de -trente millions, destinée à solder vingt ans de guerre civile. - -[En marge: Convocation du Champ de Mai.] - -Après avoir frappé les deux Chambres actuellement en fonctions, il -fallait cependant prendre garde de réveiller dans les esprits l'idée -de ce despotisme géant, qui durant quinze années avait voulu exister -tout seul, et décider tout seul des destinées de la France. Les -Chambres de la royauté détruites, Napoléon prit une mesure qui devait -préparer la formation des Chambres de l'Empire. Il décréta que le -corps électoral tout entier, réuni sous deux mois à Paris en Champ de -Mai, y assisterait au sacre de l'Impératrice et du Roi de Rome, et -apporterait aux constitutions impériales les changements commandés par -l'état des esprits et par le besoin d'une sage liberté. C'était une -manière indirecte d'annoncer, sans la promettre formellement, la -prochaine arrivée de Marie-Louise et du Roi de Rome, d'en référer au -pays lui-même pour les nouvelles institutions qu'il s'agissait de lui -donner, de prendre en même temps pour base du pouvoir impérial la -souveraineté de la nation, et non le droit divin invoqué par les -Bourbons. - -[En marge: Rétablissement de la magistrature impériale.] - -[En marge: Expulsion des émigrés.] - -[En marge: Projet de décret comminatoire contre MM. de Talleyrand, de -Dalberg, de Vitrolles, etc., contre les maréchaux Marmont et -Augereau.] - -[En marge: Résistance du grand maréchal Bertrand à ce décret.] - -Napoléon ne se borna point à frapper les grands corps de l'État -composant le gouvernement des Bourbons, et à proclamer la formation à -bref délai de ceux qui devaient composer le sien, il voulut par -quelques autres mesures s'assurer le concours des principaux -fonctionnaires. Ainsi les Bourbons avaient annoncé la reconstitution -de la magistrature, et, en faisant attendre cette reconstitution, -avaient tenu les magistrats dans une inquiétude continuelle. Napoléon -déclara nulles les destitutions et les nominations prononcées depuis -avril 1814, et ordonna aux anciens magistrats impériaux de remonter -immédiatement sur leurs siéges. C'était se donner d'un trait de plume -la magistrature tout entière. Il ne prescrivit rien touchant les -préfets et sous-préfets, qui pour la plupart étaient ceux de l'Empire -restés au service de la Restauration, sur lesquels il était impossible -de statuer de loin, et dont il était probable qu'il recouvrerait le -plus grand nombre lorsqu'ils seraient en position de faire leur choix. -À ces mesures que la politique justifiait, Napoléon en ajouta de moins -excusables, destinées les unes à satisfaire les passions du parti -révolutionnaire et militaire, les autres à ramener ou à contenir -certains ennemis de grande importance en les intimidant sans les -frapper. Il décida par décret que les émigrés rentrés sans radiation -régulière, antérieure à 1814, seraient tenus d'évacuer le territoire, -et que ceux d'entre eux qui avaient obtenu des grades militaires en -déposeraient les épaulettes, et quitteraient sur-le-champ les rangs de -l'armée. Cette mesure, déjà fort rigoureuse mais inévitable, car si on -n'y avait pourvu d'avance les soldats auraient expulsé violemment les -officiers émigrés qu'on avait introduits dans leurs rangs, fut de -beaucoup dépassée par une autre qui n'avait pas l'excuse de la -nécessité, et qui, par la notoriété des personnages atteints, devait -produire un effet déplorable. Napoléon en voulait à MM. de Talleyrand, -de Dalberg, de Vitrolles, Marmont, Augereau, etc., qui avaient, les -uns amené l'ennemi, les autres traité avec lui. Il rédigea donc un -décret pour ordonner la mise en jugement, et en attendant le séquestre -des biens, contre MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, contre -M. Lynch, maire de Bordeaux, contre les maréchaux Marmont et Augereau, -sous le prétexte que tous indistinctement avaient connivé avec les -envahisseurs du territoire. Comme la plupart étaient absents, et que -les autres ne pouvaient manquer de s'absenter bientôt, c'était une -menace qui devait porter sur les biens seulement, et qu'on pouvait -faire cesser si ces personnages demandaient à se rallier. Ce n'en -était pas moins de la part de Napoléon un acte de réaction violente, -qui contrastait avec la clémence promise dans ses proclamations, et -qui pouvait faire beaucoup plus de mal à sa cause en alarmant les -esprits, qu'aux absents en les menaçant sans les atteindre. Le grand -maréchal Bertrand, revêtu de la qualité de major général, devait -contre-signer ces décrets, rendus militairement en quelque sorte. Le -caractère généreux du grand maréchal répugnait à de tels actes, et il -résista vivement. Il soutint qu'une pareille mesure suffirait pour -détruire toute confiance dans les promesses de Napoléon, et pour -fournir à ses ennemis l'occasion de dire qu'il revenait en France -plein de ressentiments, et aussi enraciné que jamais dans ses -habitudes despotiques. Napoléon répondit au grand maréchal qu'il -n'entendait rien à la politique, que la clémence ne produisait ses -effets qu'accompagnée d'une certaine dose de sévérité, surtout à -l'égard d'ennemis dangereux, et quelques-uns implacables; qu'en -réalité il ne voulait point exercer de rigueurs, qu'il venait de le -prouver en nommant préfet de Lyon M. Fourier, si hautement prononcé -contre lui; qu'il fallait pourtant traiter différemment ceux qui -avaient cédé aux circonstances, et ceux qui avaient connivé avec -l'ennemi pendant que les bons Français versaient leur sang à la -frontière; que cette apparence de sévérité serait une immense -satisfaction pour tous ceux qui composaient son parti en France; que, -du reste, il le répétait, il voulait intimider, non frapper, et qu'il -était prêt à ouvrir les bras à quiconque manifesterait l'intention de -revenir à lui. Pourtant Napoléon se laissa fléchir par les -observations du grand maréchal Bertrand, qui lui disait qu'il ne -fallait pas fermer la voie à un raccommodement, et qu'au lieu de -ramener les hommes dont il s'agissait, on les éloignerait en les -menaçant. Le décret fut donc non pas abandonné mais ajourné. - -[En marge: Nouvelle lettre à Marie-Louise.] - -Napoléon avant de quitter Lyon écrivit de nouveau à Marie-Louise, lui -fit connaître les progrès de sa marche, lui annonça son entrée -triomphale à Paris pour le 20 mars, jour de naissance du Roi de Rome, -et la pressa enfin de revenir en France. Il envoya un message à son -frère Joseph, qui était dans le canton de Vaud, pour le charger de -faire parvenir à Vienne la lettre écrite à Marie-Louise, pour -l'informer aussi de ses prodigieux succès, pour l'autoriser en outre à -déclarer officiellement à tous les ministres des puissances résidant -en Suisse, l'intention formelle où il était de conserver la paix aux -conditions du traité de Paris. - -[En marge: Napoléon quitte Lyon le 13 mars au matin, et prend la route -de la Bourgogne.] - -Ayant pourvu à tout, il résolut de quitter Lyon le 13 mars au matin, -après y avoir séjourné le 11 et le 12 seulement, c'est-à-dire le temps -absolument indispensable pour rallier les troupes qui arrivaient -successivement de Grenoble, pour les faire reposer un jour, et les -acheminer à la suite de la division Brayer, partie de Lyon dès le 11. -Son projet était de choisir entre les deux routes qui menaient de Lyon -à Paris, celle de la Bourgogne, beaucoup plus sûre que celle du -Bourbonnais, à cause de l'esprit des habitants. - -[En marge: Mouvements qu'on exécute sur ses flancs et ses derrières -pour l'arrêter.] - -[En marge: Marche des Marseillais.] - -[En marge: Conduite de Masséna.] - -Tout présageait à Napoléon dans le reste de son voyage, un succès -aussi prompt, aussi complet, que celui qu'il avait obtenu de La Mure à -Lyon. On se donnait cependant beaucoup de mouvement, soit sur ses -derrières, soit sur ses flancs. En effet, les Marseillais en apprenant -son débarquement, avaient été saisis d'une irritation indicible. Ils -avaient cru voir leur port fermé de nouveau, leur misère encore -assurée pour des années, et ils avaient demandé à partir tous pour -courir après celui qu'ils appelaient _le brigand de l'île d'Elbe_. Le -maréchal Masséna, destiné malgré sa gloire aux injustices des deux -dynasties, n'avait pas plus à se louer de Napoléon que de Louis XVIII. -Dégoûté de tout, excepté du repos, il jugeait la situation de la -hauteur de son rare bon sens et de son sincère patriotisme. Attaché de -coeur à la Révolution, mais craignant une nouvelle lutte avec -l'Europe, il voyait dans Louis XVIII la contre-révolution, dans -Napoléon la guerre, et n'avait de penchant ni pour l'un ni pour -l'autre. Dans cette disposition, il envisageait avec peine plutôt -qu'avec plaisir la tentative de son ancien empereur, et était décidé à -se renfermer dans la rigoureuse observation de ses devoirs militaires. -Cédant à la demande des Marseillais, il en avait laissé partir douze -ou quinze cents, escortés de deux régiments d'infanterie, qui avaient -la cocarde tricolore cachée dans leur sac. Cette colonne s'était -dirigée sur Grenoble pour prendre Napoléon à revers, et elle ne -pouvait certes pas lui faire grand mal, étant à plus de cent lieues de -lui. Masséna avait en outre pris ses précautions à Toulon, pour qu'au -milieu du délire des partis on ne livrât pas cette importante place -aux Anglais, et il s'était réservé quelques forces à Marseille, afin -de ne pas rester à la merci d'une populace furieuse. - -[En marge: Forces du maréchal Ney à Lons-le-Saulnier.] - -[En marge: Bertrand écrit à Ney pour l'inviter à bien réfléchir à sa -conduite.] - -À Nîmes commençaient à se réunir quelques troupes de ligne, à la tête -desquelles devait se mettre M. le duc d'Angoulême. Mais ces -rassemblements, quoique placés sur les derrières de Napoléon, -n'étaient pas fort à craindre à la distance où ils se trouvaient de -lui. Ce qui présentait plus de gravité, c'était le mouvement du -maréchal Ney, envoyé en Franche-Comté, et destiné à se porter par -Besançon et Lons-le-Saulnier dans le flanc de Napoléon. Celui-là -pouvait joindre l'armée impériale, mais il lui était difficile de -réunir au delà de six mille hommes, qui se battraient à contre-coeur, -ou ne se battraient même pas contre les douze ou quinze mille de -Napoléon, remplis d'enthousiasme, et résolus à passer sur le corps de -quiconque voudrait leur résister. Ce dernier danger n'était donc pas -très-inquiétant, mais une collision eût fort contrarié Napoléon, qui -avait la prétention et l'espérance d'arriver à Paris sans qu'une -goutte de sang eût coulé. Il cherchait par ce motif à éviter tout -conflit, mais il était décidé à n'écrire ni au maréchal Ney ni à -d'autres, désirant tout devoir aux soldats, dont il ne craignait pas -d'être l'obligé, et rien aux chefs militaires, dont il n'avait pas été -content au moment de sa chute, et desquels il ne voulait pas recevoir -de conditions. Toutefois le grand maréchal Bertrand ne garda pas la -même réserve. Il écrivit à Ney pour lui dépeindre la marche triomphale -de Cannes à Lyon et lui en prédire la continuation jusqu'à Paris, -pour lui faire sentir la gravité de la résolution qu'il allait -prendre, le danger de cette résolution pour lui, son inutilité pour -les Bourbons, s'il la prenait contraire à la cause impériale. Il -chargea quelques vieux sous-officiers de l'île d'Elbe de se rendre au -corps de Ney, pour communiquer avec les soldats de ce corps, et les -embraser du feu qui les dévorait tous. Du reste il était probable que -l'on aurait dépassé Mâcon et Chalon, seuls points par lesquels on -pouvait être pris en flanc, lorsque Ney serait en mesure d'agir. -Napoléon quitta Lyon le 13 mars au matin, annonçant à tout le monde -qu'il serait le 20 à Paris. Il était vraisemblable en effet que la -rapidité de son aigle, _volant de clocher en clocher_, comme il -l'avait dit, ne serait pas moins grande de Lyon à Paris, que de Cannes -à Lyon. - -[En marge: Marche de Napoléon sur Mâcon et Chalon.] - -[En marge: Accueil enthousiaste des populations de ce pays.] - -[En marge: Entrée à Mâcon.] - -En s'avançant en Bourgogne, Napoléon allait rencontrer des populations -animées au plus haut point de l'esprit qui avait assuré son triomphe -dans la première partie de son expédition. Les pays qui bordent la -Saône avaient singulièrement prospéré pendant l'Empire, parce qu'alors -les communications fluviales remplaçant les communications maritimes, -la Saône était devenue la voie du commerce continental. Indépendamment -de cette circonstance, la présence de l'ennemi si mal combattu en 1814 -par Augereau, avait exaspéré les habitants, fort patriotes comme tous -ceux des provinces frontières. Les imprudences de la noblesse et du -clergé avaient fait le reste, et la Franche-Comté, la Bourgogne -étaient aussi disposées que le Dauphiné à ouvrir les bras à Napoléon. -Les villes de Mâcon et de Chalon surtout, à la nouvelle des événements -de Lyon et de Grenoble, avaient été saisies d'une véritable fièvre. -Napoléon fit une pause de quelques instants à Villefranche, et alla -coucher le soir à Mâcon, en marchant au milieu d'une affluence et d'un -enthousiasme extraordinaires. En apprenant sa prochaine arrivée, les -habitants de Mâcon envahirent le siége des autorités, et opérèrent -eux-mêmes la révolution. Ainsi le mouvement des esprits était tel que -l'approche de Napoléon produisait ce que quelques jours auparavant sa -présence aurait pu seule accomplir. Il fut reçu à Mâcon avec des -transports inouïs, le peuple accourant pêle-mêle avec les troupes, qui -abandonnaient leurs chefs ou s'en faisaient suivre. _À bas les nobles! -à bas les prêtres! à bas les Bourbons! Vive l'Empereur!_ étaient les -cris de cette multitude composée de paysans, de soldats, de marins de -la Saône, et animée de tous les sentiments nationaux et -révolutionnaires que les Bourbons avaient eu l'imprudence de froisser. - -Napoléon reçut les autorités municipales, s'entretint familièrement -avec ceux des habitants qui lui adressèrent la parole, leur dit -pourquoi il était sorti de l'île d'Elbe, dans des termes à peu près -semblables à ceux qu'il avait employés à Lyon et à Grenoble; leur -parla de paix, de liberté, et les charma par cette bonhomie dans la -grandeur, dont il savait si habilement se servir quand il voulait s'en -donner la peine. Il demanda à l'un des officiers municipaux pourquoi, -tandis qu'on s'était si bien défendu à Chalon contre les Autrichiens, -on s'était si mal défendu à Mâcon, où les sentiments et le courage -étaient les mêmes?--C'est votre faute, lui répondit naïvement le -Mâconnais. Vous nous aviez donné de mauvaises autorités, vous nous -aviez laissés sans armes et sans chefs, et nous n'avons rien pu avec -nos bras seuls.--L'Empereur sourit, et lui dit: Cela prouve, mon ami, -que nous avons tous fait des fautes; mais il ne faut pas les -recommencer. Nous ne nous fierons désormais qu'à de vrais patriotes; -nous n'irons pas chercher les étrangers chez eux, mais s'ils viennent -chez nous, nous les recevrons de manière à leur ôter l'envie de -revenir.-- - -[En marge: Départ pour Chalon.] - -Après avoir écouté et dit bien des paroles en compagnie de ces bonnes -gens, il prit quelque repos, se proposant de continuer sa route le -lendemain sur Chalon. - -[En marge: En ce moment Napoléon pouvait trouver le maréchal Ney sur -son flanc droit.] - -[En marge: Situation du maréchal Ney, et force dont il dispose.] - -Napoléon touchait à la seconde conjoncture décisive de son entreprise, -c'était la rencontre possible avec le maréchal Ney. Il ne la redoutait -pas précisément, car il avait déjà rallié à sa cause plus de la moitié -des troupes concentrées par les Bourbons dans l'est de la France, -c'est-à-dire de douze à quinze mille hommes. Or, d'après tous les -renseignements, c'est à peine si le maréchal pouvait avoir six mille -hommes, probablement mal disposés, et entièrement noyés au milieu -d'une population dévouée à l'Empire et à la Révolution. Cependant il -était impossible de prévoir ce que pourrait faire la _mauvaise tête_ -du maréchal, ainsi qu'on s'exprimait généralement, et Napoléon aurait -vivement regretté une collision, dont le résultat n'était pas -douteux, mais dont le succès eût ôté quelque chose de son prestige à -cette conquête pacifique de la France accomplie sans aucune effusion -de sang. Le grand maréchal Bertrand, ainsi que nous l'avons déjà dit, -avait seul écrit au maréchal Ney, en son propre nom, et pour lui -inspirer de sérieuses réflexions. Quant à Napoléon, il s'était -contenté de lui adresser des ordres de mouvement, conçus comme si Ney -n'avait jamais cessé d'être sous son commandement. Il lui avait -prescrit de diriger ses troupes sur Autun et Auxerre, où il -s'attendait à le voir lui-même. Au surplus, on était fort près du -maréchal, car on le disait à Lons-le-Saulnier, et si quelques hommes -prudents étaient inquiets, le peuple regardait Ney et ses soldats -comme aussi conquis que tout ce qu'on avait rencontré de La Mure à -Mâcon. - -[En marge: Ses dispositions morales et politiques.] - -[En marge: Il est tout à fait isolé de ceux qui complotaient contre -les Bourbons.] - -Le moment approchait en effet, où allait s'accomplir l'une des scènes -les plus étranges de notre longue et prodigieuse révolution. Le -maréchal Ney, complétement étranger aux menées des généraux Lallemand -et Lefebvre-Desnoëttes, brouillé depuis longtemps avec le maréchal -Davout, convaincu que Napoléon lui gardait rancune pour sa conduite à -Fontainebleau, n'ayant par conséquent aucune affinité avec les -bonapartistes, avait senti s'évanouir son humeur contre les Bourbons, -en apprenant le débarquement opéré au golfe Juan, et dans son simple -bon sens, il avait regardé cet événement comme précurseur de la guerre -étrangère et peut-être de la guerre civile. Aussi avait-il promis de -très-bonne foi à Louis XVIII de s'opposer de toutes ses forces à la -marche de Napoléon. - -[En marge: Efforts du maréchal Ney pour composer son corps d'armée.] - -Arrivé à Besançon, il avait fait avec zèle, intelligence et -résolution, tout ce qu'exigeaient les circonstances. Presque rien -n'était prêt de ce qui est nécessaire à la composition d'un corps -d'armée, soit par la faute des circonstances, soit par celle des -bureaux de la guerre. Il y avait suppléé tant qu'il avait pu, en se -plaignant au ministre avec sa rudesse ordinaire. Trouvant les -royalistes abattus, et peu disposés à soutenir l'arrogance qui avait -tant nui à la cause des Bourbons, il s'était emporté contre eux, et -avait contribué à remonter les esprits par cette énergie naturelle qui -respirait dans ses yeux, retentissait dans sa voix, se révélait en un -mot dans tous les mouvements de sa personne héroïque. Les royalistes -du pays, sans partager sa confiance, avaient été charmés de ses -sentiments et de son attitude. - -[En marge: Choix des généraux de Bourmont et Lecourbe pour commander -ses divisions.] - -Après avoir donné des ordres pour atteler quelques pièces -d'artillerie, pour confectionner des cartouches, pour suppléer enfin -au matériel qui lui manquait, il avait résolu de distribuer ses -troupes en deux divisions, sous deux généraux de confiance. Il pouvait -disposer de cinq régiments d'infanterie, le 15e léger cantonné à -Saint-Amour, le 81e de ligne à Poligny, le 76e à Bourg, les 60e et 77e -déjà réunis à Lons-le-Saulnier, et de trois régiments de cavalerie, le -5e de dragons établi à Lons-le-Saulnier, le 8e de chasseurs en route -pour s'y rendre, et le 6e de hussards envoyé à Auxonne pour protéger -le dépôt d'artillerie. On lui avait promis en outre le 4e de ligne et -le 6e léger, lesquels ne devaient guère arriver que dans une dizaine -de jours. Il avait choisi pour les mettre à la tête de ses deux -divisions les généraux de Bourmont et Lecourbe. Le général de -Bourmont, commandant à Besançon, était sous sa main. Ancien chef de -chouans, il avait de quoi rassurer les royalistes; distingué par ses -services militaires sous l'Empire, il était fort présentable aux -troupes. Il réunissait donc toutes les convenances à la fois, et il ne -pouvait refuser de servir activement, lorsqu'il s'agissait de défendre -la cause des Bourbons. Il n'en était pas de même du général Lecourbe. -Cet officier, le premier de son temps pour la guerre de montagnes, -était un vieux républicain, disgracié par Napoléon, vivant dans ses -terres, et resté aussi loin des faveurs des Bourbons que de celles de -Napoléon. Ney le fit venir, lui rappela leur ancienne confraternité -d'armes à l'armée du Rhin, leur commune aversion pour le despotisme -impérial, les maux que l'ambition de Napoléon avait causés à la -France, les dangers dont cette ambition la menaçait encore, le trouva -dépourvu de rancune à l'égard de Napoléon, mais alarmé de son retour -qui pouvait être suivi de la guerre civile et de la guerre étrangère, -et parvint à lui faire accepter le commandement de l'une des deux -divisions qu'on essayait de former en Franche-Comté. - -[En marge: Ses dispositions terminées, le maréchal Ney se porte à -Lons-le-Saulnier le 12 mars au matin.] - -[En marge: État des esprits à Lons-le-Saulnier et dans la contrée -environnante.] - -[En marge: Profonde sensation produite par l'approche de Napoléon.] - -Ces arrangements terminés, son artillerie attelée à la hâte, le -maréchal partit pour Lons-le-Saulnier avec les généraux Lecourbe et de -Bourmont. Arrivé dans cette ville le 12 mars au matin, il y trouva les -60e et 77e de ligne, et le 5e de dragons. On y attendait le 8e de -chasseurs. Il avait deux partis à prendre, ou de se jeter sur Lyon, -s'il était temps encore d'en interdire l'entrée à Napoléon, ou s'il -était trop tard, de tourner à droite pour se porter sur la Saône, et -pour intercepter la route de Paris à travers la Bourgogne. Mais à -peine entré à Lons-le-Saulnier, Ney apprit que Lyon était évacué, et -il commença à sentir l'immense commotion produite dans le pays par -l'approche de Napoléon. Les troupes ne disaient rien, mais malgré leur -silence on pouvait apercevoir dans leurs yeux leur profonde émotion. -La population curieuse et inquiète, en quête de nouvelles, les -désirant favorables à Napoléon, ne prenait guère la peine de cacher -ses sentiments. Le clergé s'était enfermé dans les églises. La -noblesse désolée était accourue pour chercher auprès du maréchal une -confiance qu'elle avait perdue. Le comte de Grivel, ancien militaire, -inspecteur des gardes nationales, royaliste dévoué, était venu offrir -son épée pour contribuer au salut de la cause royale si gravement -compromise. - -[En marge: Efforts du maréchal Ney pour fermer son coeur aux -impressions de ceux qui l'entourent.] - -[En marge: Son langage énergique.] - -[En marge: Il gourmande jusqu'aux royalistes eux-mêmes.] - -Le maréchal Ney entrevoyait déjà les embarras dans lesquels il s'était -jeté, mais plus il sentait approcher de son coeur les impressions qui -régnaient autour de lui, plus il se roidissait pour les en éloigner. -Il disait aux royalistes qui lui parlaient de la gravité de la -situation, qu'il la connaissait bien, que ce n'était pas une petite -entreprise que de tenir tête à Napoléon, mais qu'il fallait avoir le -courage de ce qu'on entreprenait; qu'il n'avait pas besoin de -_trembleurs_ autour de lui, que ceux qui avaient peur étaient libres -de se retirer; que fût-il seul, il résisterait; qu'il prendrait un -fusil, tirerait le premier coup, et obligerait bien ses soldats à se -battre. Les royalistes éperdus lui serraient la main en entendant ce -langage, lui témoignaient leur gratitude, leur admiration même, mais -ne lui manifestaient pas de grandes espérances, car ils n'en -conservaient que de très-faibles. L'attitude des troupes était en -effet désespérante. - -[En marge: Revue des troupes, et harangue que leur adresse le -maréchal.] - -Quelques heures après son arrivée, le maréchal Ney voulut passer ses -régiments en revue. Il fit déployer les 60e et 77e de ligne, le 5e de -dragons, et le 8e de chasseurs qui avait rejoint. Après les avoir -soigneusement examinés, il réunit les officiers en cercle autour de -lui, et leur parla avec chaleur et résolution. Il leur rappela qu'il -avait suivi Napoléon jusqu'à Moscou et jusqu'à Fontainebleau, qu'il -l'avait servi par conséquent jusqu'au dernier moment, mais qu'après -son abdication, il avait comme eux prêté serment aux Bourbons, et -entendait rester fidèle à ce serment; que le rétablissement de -l'Empire devait inévitablement amener sur la France un déluge de maux, -qu'il attirerait sur elle l'Europe tout entière, et ferait recommencer -une lutte désastreuse; que tout bon Français devait s'y opposer; que -pour sa part il y était décidé, sans vouloir toutefois contraindre -personne, et que si parmi ceux qui l'écoutaient il se trouvait des -hommes que leurs affections détournaient de leurs devoirs, ils -n'avaient qu'à le déclarer, et qu'il les renverrait chez eux, sans -qu'il leur en coûtât d'autre peine que celle de sortir des rangs, mais -qu'il n'entendait garder auprès de lui que des hommes sûrs et dévoués. - -[En marge: Silence glacial des soldats.] - -[En marge: Propos que tiennent entre eux les officiers.] - -Malgré son ascendant ordinaire sur les troupes, le maréchal obtint -pour unique réponse un silence glacial, qui lui montrait assez qu'il -fallait renvoyer chez eux presque tous ses officiers s'il ne voulait -avoir auprès de lui que des hommes de son avis. À peine le cercle -était-il rompu, que les aides de camp du maréchal entendirent dans -tous les rangs les propos les plus fâcheux.--Qu'avions-nous besoin, -murmuraient la plupart des officiers, de ce que nous dit là le -maréchal? Ne sait-il pas ce que nous pensons? Ne doit-il pas le penser -comme nous? Nous sommes dans les rangs, nous y attendrons en bon ordre -ce que le sort décidera. Qu'il attende comme nous, et laisse les -royalistes qui l'entourent faire les énergumènes, sans se livrer à des -manifestations qui ne lui conviennent point!-- - -Ces propos répétés au maréchal lui déplurent moins que le langage -découragé des royalistes qui composaient son état-major.--Qu'on s'en -aille, répétait-il avec une sorte d'irritation nerveuse, qu'on s'en -aille si on tremble, qu'on me laisse seul, et je saurai bien prendre -un fusil des mains d'un grenadier, et tirer le premier coup de feu.-- - -[En marge: Le maréchal Ney s'obstine, et donne rendez-vous au comte -d'Artois sur la Saône.] - -Plus l'impression générale envahissait son robuste coeur, plus il se -défendait, et par cette lutte intérieure il touchait les royalistes -clairvoyants sans les rassurer, mais il affligeait les bonapartistes, -désolés de le voir s'engager dans une voie sans issue. Plusieurs -officiers de M. le comte d'Artois, notamment le duc de Maillé, -s'étaient rendus auprès de lui. Il se plaignit amèrement à eux de ce -qu'on avait évacué Lyon si facilement, conjura M. le comte d'Artois de -ne pas rétrograder davantage, de venir par un mouvement à gauche -rejoindre la Saône, tandis qu'il la rejoindrait lui par un mouvement à -droite, et soutint qu'en réunissant leurs forces ils réussiraient -peut-être à arrêter l'ennemi. Il promit, toujours avec la même -sincérité, de s'engager le premier, et ajouta qu'aussitôt son -artillerie arrivée, le lendemain probablement, il s'acheminerait sur -Mâcon ou Chalon à la rencontre de M. le comte d'Artois. Il ne savait -pas, l'infortuné, que le lendemain ce ne serait pas M. le comte -d'Artois, déjà retourné à Paris, mais Napoléon lui-même, qui se -trouverait sur la Saône! - -[En marge: Suite de nouvelles funestes pendant toute la journée du -13.] - -Le lendemain 13, pendant que Napoléon marchait sur Mâcon, la situation -prit tout à coup l'aspect le plus sombre. À chaque instant on recevait -la nouvelle que l'incendie avait éclaté, tantôt sur un point, tantôt -sur un autre, de manière qu'on en était comme enveloppé de toute part. -M. Capelle, préfet de l'Ain, arriva vers le milieu de la journée, -poursuivi par les habitants de Bourg qui venaient de s'insurger. Le -76e, qui occupait cette ville, s'était uni aux habitants pour arborer -les trois couleurs. Plus près encore, à Saint-Amour, le 15e léger -menaçait d'en faire autant. Vers les dix heures du soir, un officier, -parti de Mâcon, apporta la nouvelle, envoyée par le préfet lui-même, -que la ville de Mâcon s'était soulevée et avait expulsé les autorités -royales. À minuit, une dépêche du maire de Chalon annonça qu'un -bataillon du 76e, escortant l'artillerie que le maréchal attendait -avec impatience, s'était révolté, et conduisait cette artillerie à -Napoléon. Une heure après, un officier qui avait suivi la route de la -Bourgogne raconta que le 6e de hussards, commandé par le prince de -Carignan, s'était porté au galop sur Dijon pour insurger cette ville; -et une heure plus tard, on apprit par une dépêche du général Heudelet -que cette capitale de la Bourgogne, répondant à l'impulsion des villes -voisines, venait de proclamer le rétablissement de l'Empire. - -Ces divers messages, successivement parvenus au maréchal pendant cette -fatale nuit, furent pour lui comme autant de coups de poignard. Ne -pouvant retrouver un sommeil sans cesse interrompu par de si terribles -émotions, il se leva, et se mit à se promener en tout sens, -s'attendant à de nouveaux coups plus douloureux encore. Il savait -qu'un certain nombre de soldats de l'île d'Elbe, venus de Lyon, -s'étaient mêlés à ses troupes, et s'efforçaient de leur communiquer le -souffle de l'insurrection. - -[En marge: Arrivée dans la nuit du 13 au 14 de voyageurs partis de -Lyon, les uns simples négociants, les autres officiers envoyés par -Bertrand.] - -[En marge: Langage qu'ils tiennent au maréchal Ney, et faux bruits sur -lesquels ils s'appuient.] - -Il était dans cet état d'agitation, lorsque vers le milieu de la nuit -deux négociants partis de Lyon dans la journée lui furent amenés, et -lui causèrent par leur rapport une impression profonde. Ils lui -racontèrent avec quelle facilité la révolution en faveur de l'Empire -s'était opérée à Lyon, combien on avait de raisons de croire cette -révolution déjà effectuée à Paris, et combien il serait inutile de -répandre du sang pour s'y opposer. Au même instant survinrent des -officiers porteurs de la lettre du grand maréchal Bertrand, connus -personnellement du maréchal Ney, et chargés d'ajouter des explications -verbales à la lettre qu'ils apportaient. Ces officiers, mêlant le faux -et le vrai, et répétant ce qu'ils avaient entendu dire autour de -Napoléon, donnèrent des paroles du grand maréchal Bertrand un funeste -commentaire. Ils assurèrent que tout était concerté depuis longtemps -entre Paris, l'île d'Elbe et Vienne; qu'à Paris une vaste conspiration -comprenant l'armée entière, et jusqu'au ministre de la guerre, avait -déjà renversé, ou allait renverser les Bourbons; que Napoléon placé au -centre de cette trame, était d'accord avec son beau-père, que le -général autrichien Kohler était allé s'entendre avec lui à -Porto-Ferrajo, que les vaisseaux anglais eux-mêmes s'étaient éloignés -pour laisser passer la flottille impériale, que les puissances, -fatiguées des Bourbons, étaient décidées à accueillir Napoléon s'il -s'engageait à conserver la paix et à observer le traité du 30 mai, ce -qu'il venait en effet de promettre solennellement; qu'ainsi tout était -convenu, arrangé, et qu'il y aurait folie à résister à une révolution -préparée de si longue main, entre les plus hauts potentats, et dont -les suites en apparence les plus inquiétantes avaient été conjurées -d'avance. - -[En marge: Origine de ces faux bruits.] - -[En marge: Ney croit Napoléon d'accord avec l'Europe, et suppose la -révolution déjà faite à Paris.] - -On sait, par le récit qui précède, ce qu'il y avait de vrai dans ces -assertions. Elles étaient une nouvelle preuve de ce qu'on peut, dans -les moments de crise, construire de mensonges au moyen de quelques -faits et de quelques propos légèrement recueillis, follement -interprétés. En effet Napoléon avait laissé entrevoir autour de lui un -accord avec l'Autriche, sans cependant l'affirmer; M. Fleury de -Chaboulon avait raconté dans l'état-major quelque chose des menées -étourdies des généraux Lefebvre-Desnoëttes et Lallemand, lesquelles, -comme on l'a vu, n'avaient point été concertées avec l'île d'Elbe; et -de ces indices si légers on avait composé autour de Napoléon le tissu -de faussetés apporté au malheureux Ney.--Voilà, se dit-il, ce que -signifient ces paroles de Bertrand, que toutes les mesures sont prises -d'une manière infaillible, et ainsi on m'envoyait combattre seul une -révolution désirée, préparée par tout le monde, même par -l'Europe!...--À partir de ce moment, le maréchal se regarda comme une -dupe, victime de son ignorance, sacrifiée au soutien d'une cause -perdue, et ne pouvant pas même essayer de se battre, car ses soldats -ne voudraient pas le suivre, et, en décidât-il quelques-uns, il ne -verserait qu'un sang inutile, dont il serait gravement responsable -envers Napoléon et envers la France. L'idée d'aller presque sans -soldats combattre ses anciens compagnons d'armes, pour défendre une -cour qui avait fait essuyer plus d'une humiliation à sa femme et à -lui, pour écarter d'ailleurs des calamités auxquelles il ne croyait -plus, Napoléon paraissant d'accord avec les puissances, lui sembla une -idée extravagante, et à laquelle il fallait renoncer. - -[En marge: Brusque revirement qui s'opère dans l'esprit du maréchal.] - -[En marge: Ney consulte les généraux de Bourmont et Lecourbe, qui -n'essaient pas de le retenir.] - -[En marge: Ney assemble les troupes, et leur lit une proclamation par -laquelle il annonce la chute des Bourbons et le rétablissement de -Napoléon.] - -[En marge: Enthousiasme frénétique des troupes.] - -Mais comment faire après s'être tant engagé, après avoir tant promis -une lutte à outrance contre Napoléon? L'infortuné maréchal était dans -une perplexité cruelle. On essaya de lui persuader qu'il n'y avait -qu'une manière convenable d'agir, c'était d'agir ouvertement, en -disant par exemple dans une proclamation à ses troupes, que la France -s'étant formellement prononcée pour Napoléon, lui serviteur obéissant -de la France ne voulait pas provoquer la guerre civile pour une -dynastie ennemie de la gloire nationale, et à jamais condamnée par ses -fautes. On rédigea une proclamation dans ce sens, et Ney parut disposé -à la publier, peut-être même à en faire personnellement la lecture à -ses soldats. Si dans notre temps, après quarante années de pratique de -la liberté, interrompue mais non oubliée, après avoir appris à nous -attacher à des principes, à les respecter, à nous respecter en eux, on -nous proposait, militaires ou civils, de passer aussi brusquement d'un -parti à un autre, nous nous étonnerions, et nous prendrions une telle -proposition pour une offense. Mais la France alors n'avait reçu que -l'éducation peu morale des révolutions et du despotisme, et en voyant -le gouvernement passer si rapidement de mains en mains, on ne -comprenait pas une invariabilité de conduite en contradiction avec la -variabilité des événements, et bientôt les hommes politiques, plus -accoutumés à calculer leurs démarches que les militaires, ne se -montrèrent pas beaucoup plus scrupuleux. Le maréchal, outre qu'il ne -pouvait avoir que les moeurs du temps, était d'un tempérament fougueux -et violent, qui n'admettait pas les milieux en fait de conduite. -S'étant brusquement donné aux Bourbons en 1814 par fatigue de la -guerre, s'étant aussi brusquement éloigné d'eux par mécontentement de -la cour, il leur était brusquement revenu à la nouvelle du -débarquement de Cannes, qui avait réveillé dans son esprit les images -sanglantes de la guerre civile et de la guerre étrangère, et il avait -exprimé la résolution de résister à Napoléon avec une intempérance de -langage qui tenait à l'impétuosité de son caractère. Voyant -aujourd'hui disparaître à la fois la probabilité de la guerre civile -par l'entraînement des soldats vers Napoléon, celle de la guerre -étrangère par un prétendu accord avec l'Europe, il ne croyait pas -qu'il lui appartînt de vouloir autre chose que ce que voulait la -France, et il changeait sans scrupule, avec la mobilité d'un enfant, -car enfant est l'homme que ses impressions gouvernent. Un autre, en -reconnaissant qu'il s'était trompé, se serait mis à l'écart, laissant -passer la fortune qu'il n'avait pas su deviner. Mais le maréchal, par -intérêt autant que par caractère, n'entendait pas briser son épée, -parce qu'il avait commis une erreur politique en ne prévoyant pas le -triomphe de Napoléon. Cédant en outre à quelques-unes de ses secrètes -rancunes, il se disait que si avec Napoléon on n'avait ni la guerre -civile ni la guerre étrangère, mieux valait lui que les Bourbons, car -on serait débarrassé des émigrés, de leurs préjugés, de leur -arrogance, de leurs tendances contre-révolutionnaires. Du reste, il -voulut avant d'agir consulter les généraux de Bourmont et Lecourbe, -ses deux divisionnaires. L'un était, avons-nous dit, un vieux -royaliste, l'autre un vieux républicain, fort opposés tous les deux à -Napoléon, mais sensés, et voyant bien ce qu'avait d'irrésistible le -mouvement qui se prononçait autour d'eux. Le général de Bourmont, doux -et fin, quoique militaire énergique, se tut tristement comme -reconnaissant la force des choses, et, quant à la manière de s'y -soumettre, laissa au maréchal le soin de sa dignité. Lecourbe, ayant -conservé la franchise d'un vieil officier de l'armée du Rhin, dit à -Ney: Tu renonces à toute résistance, et je crois que tu as raison, car -nous voudrions en vain nous mettre en travers de ce torrent. Mais tu -aurais mieux fait de suivre mon conseil, de ne pas te mêler de tout -cela, et de me laisser dans mes champs.--Sauf cette apostrophe un peu -dure, Ney ne rencontra pas autour de lui une objection sérieuse, et il -prit soudainement la résolution, dès qu'il ne résistait plus au -torrent, de s'y livrer. Sans plus tarder il appela ses aides de camp, -qu'il n'instruisit point de ce qu'il allait faire, et ordonna qu'on -réunît les troupes sur la principale place de la ville. Arrivé en leur -présence, et entouré de son état-major dans les rangs duquel se -trouvaient plusieurs officiers royalistes, qu'il avait souvent -gourmandés pour leur tiédeur, il tira son épée d'une manière -convulsive, et au milieu d'une attente silencieuse, il lut la -proclamation célèbre qu'on lui avait rédigée, et qui devait lui coûter -la vie.--Soldats, s'écria-t-il, _la cause des Bourbons est à jamais -perdue_... La dynastie légitime que la France a adoptée va remonter -sur le trône... C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il -appartient désormais de régner sur notre beau pays!..--À ces mots, qui -causèrent une indicible surprise autour de lui, une joie furieuse -éclata comme le tonnerre dans les rangs des soldats. Mettant leurs -schakos au bout de leurs fusils, ils poussèrent les cris de _Vive -l'Empereur! vive le maréchal Ney!_ avec une violence inouïe, puis ils -rompirent les rangs, se précipitèrent sur le maréchal, et baisant les -uns ses mains, les autres les basques de son habit, ils le -remercièrent à leur façon d'avoir cédé au voeu de leur coeur. Ceux qui -ne pouvaient l'approcher, entouraient ses aides de camp un peu -embarrassés d'hommages qu'ils ne méritaient pas, car ils étaient -étrangers au brusque revirement qui venait de s'accomplir, et leur -serrant la main, Vous êtes de braves gens, disaient-ils; nous -comptions sur vous et sur le maréchal, et nous étions bien certains -que vous ne resteriez pas longtemps avec les émigrés.--Les habitants, -non moins expressifs dans leurs témoignages, s'étaient joints aux -soldats, et Ney rentra chez lui escorté d'une multitude bruyante et -remplie d'allégresse. - -[En marge: Chagrin de quelques officiers de Ney.] - -[En marge: Rude réponse du maréchal.] - -[En marge: Il se rallie non à un homme mais à la France, et à -condition que Napoléon se conduira en homme amendé par le malheur.] - -Pourtant en revenant à sa résidence, il trouva la gêne, et même -l'improbation sur le visage de la plupart de ses aides de camp. L'un -d'eux, ancien émigré, brisa son épée en lui disant: Monsieur le -maréchal, il fallait nous avertir, et ne pas nous rendre témoins d'un -pareil spectacle.--Et que vouliez-vous que je fisse? lui répondit le -maréchal. Est-ce que je puis arrêter la mer avec mes mains?--D'autres, -en convenant qu'il était impossible de faire battre les soldats contre -Napoléon, lui exprimèrent le regret de ce qu'il prenait sur lui de -jouer à si peu d'intervalle de temps deux rôles si contraires.--Vous -êtes des enfants, répliqua le maréchal; il faut vouloir une chose ou -une autre. Puis-je aller me cacher comme un poltron, en fuyant la -responsabilité des événements? Le maréchal Ney ne peut pas se réfugier -dans l'ombre. D'ailleurs il n'y a qu'un moyen de diminuer le mal, -c'est de se prononcer tout de suite, pour prévenir la guerre civile, -pour nous emparer de l'homme qui revient, et l'empêcher de commettre -des folies; car, ajouta-t-il, je n'entends pas me donner à un homme, -mais à la France, et si cet homme voulait nous ramener sur la Vistule, -je ne le suivrais point!-- - -[En marge: Les officiers du corps de Ney répètent qu'ils veulent de -Napoléon, mais sans le despotisme et sans la guerre.] - -Après avoir ainsi rudoyé ses improbateurs, Ney reçut à dîner, outre -les généraux, tous les chefs des régiments, un seul excepté qui refusa -de s'y rendre. Sauf un peu de gêne, provenant de la violation du -devoir militaire qu'on se reprochait intérieurement, ce ne fut qu'une -longue récapitulation des fautes des Bourbons, qui sans le vouloir ou -en le voulant (chacun en jugeait à sa manière), s'étaient livrés à -l'émigration, à l'étranger, et avaient affiché des sentiments qui -n'étaient pas ceux de la France. Ce ne fut aussi qu'une protestation -unanime contre les anciennes fautes de l'Empereur, contre sa folie -belliqueuse, contre son despotisme, contre son refus d'écouter les -représentations de ses généraux en 1812 et en 1813, ce ne fut enfin -qu'une résolution énergique de lui dire la vérité, et d'exiger de sa -part des garanties de liberté et de bonne politique.--Je vais le voir, -disait Ney, je vais lui parler, et je lui déclarerai que nous ne nous -laisserons plus conduire à Moscou. Ce n'est pas à lui que je me donne, -c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au -représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du -régime impérial que nous entendons nous prêter.--Les généraux Lecourbe -et de Bourmont assistèrent à ce dîner, prenant peu de part à ce qui -s'y disait, mais admettant comme inévitable, et comme trop motivée par -les fautes des Bourbons, la révolution qui venait de s'accomplir. - -[En marge: Ney exécute les ordres de Napoléon, et dirige ses troupes -sur la route de la Bourgogne.] - -Le maréchal quitta ses convives pour exécuter les ordres qu'il avait -reçus de Lyon, conçus, avons-nous dit, comme si Napoléon n'avait cessé -de régner, et prescrivant d'acheminer les troupes sur Autun et -Auxonne. Il adressa à sa femme une lettre dans laquelle il racontait -ce qu'il avait fait, et qu'il finissait par ces mots caractéristiques: -«_Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries_[4].» - -[Note 4: Je tiens ce détail d'un ancien colonel de l'artillerie de la -garde impériale, membre de plusieurs de nos assemblées, royaliste de -coeur, homme d'esprit et d'une parfaite sincérité, qui avait vu cette -lettre dans les mains de la maréchale.] - -[En marge: Arrivée de Napoléon à Auxerre.] - -L'entreprise si extraordinaire de conquérir la France avec sa personne -seule, commencée par Napoléon à La Mure, presque accomplie à Grenoble -et à Lyon, ne pouvait plus présenter le moindre doute après la -détermination du maréchal Ney. Napoléon qui avait couché le 14 à -Chalon, continua sa route par Autun et Avallon, marchant presque au -pas des troupes, que tour à tour il suivait ou devançait, pour se -ménager des séjours dans les résidences un peu considérables. Il -arriva ainsi le 17 à Auxerre, entouré des populations de la Bourgogne, -qui s'insurgeaient de concert avec les troupes pour proclamer le -rétablissement de l'Empire. Partout il répétait le langage qu'il avait -tenu à Lyon, affirmant qu'il apportait la paix, la liberté, et le -triomphe définitif des principes de quatre-vingt-neuf. Le préfet de -l'Yonne, M. Gamot, beau-frère du maréchal Ney, était venu à sa -rencontre jusqu'à Vermanton. Il l'accueillit amicalement, et alla -s'établir à la préfecture, où il se hâta de faire ses préparatifs pour -sa dernière marche, celle qui devait le conduire à Paris même. - -[En marge: Événements à Paris pendant la marche si rapide de -Napoléon.] - -[En marge: Efforts de M. Lainé pour rapprocher l'opposition -constitutionnelle de la dynastie.] - -Pendant que Napoléon s'avançait ainsi vers Paris, M. Lainé, stimulé -par les événements, n'avait cessé de faire les plus honorables efforts -pour réconcilier la dynastie avec l'opposition constitutionnelle. À -mesure que les membres de la Chambre des députés arrivaient à Paris, -il les suppliait d'oublier les fautes commises, et de chercher dans -ces fautes mêmes l'occasion du bien, en exigeant des réparations qu'on -était, disait-il, disposé à leur accorder, telles qu'une large -modification du ministère, une augmentation de la Chambre des pairs, -le renouvellement des deux tiers de la Chambre des députés (tout cela -dans le sens libéral); une loi électorale qui en consacrant -l'influence de la propriété consacrerait aussi celle des professions -libérales et industrielles, une loi sur la responsabilité -ministérielle (garantie à laquelle on tenait beaucoup alors), une -nouvelle législation sur la presse, et enfin un système de tarifs qui -protégerait l'industrie française contre l'industrie britannique. -Ajoutant avec très-bonne intention un mensonge officieux aux promesses -qu'il énumérait, M. Lainé affirmait que toutes ces concessions, on y -pensait, on s'en occupait même, pour en faire le sujet des travaux de -la session, lorsque le _génie du mal_ avait de nouveau mis le pied sur -le sol de la France. Ne se bornant pas à tenir ces sages propos dans -les entretiens particuliers, M. Lainé conduisit au pied du trône les -députés arrivés à Paris, et répéta devant le Roi qu'il fallait -reconnaître et oublier les fautes commises, et les réparer par un -ensemble de mesures conformes aux besoins du temps et aux voeux de -l'opinion publique. - -[En marge: M. de Montesquiou seconde M. Lainé, mais la cour refuse de -l'écouter.] - -[En marge: Les royalistes sont convaincus que la seule faute commise -c'est d'avoir été faible.] - -Les chefs du parti constitutionnel, tant ceux qui étaient dans les -Chambres, que ceux qui n'y étaient pas, et parmi ces derniers MM. de -Lafayette et Benjamin Constant, s'étaient empressés d'entourer M. -Lainé, et d'adhérer publiquement à ses idées conciliatrices. Tout -allait donc bien de ce côté, mais il fallait amener la cour à ces -idées, et M. Lainé n'avait cessé d'insister pour qu'on mît la main à -l'oeuvre et que l'on commençât par le commencement, c'est-à-dire par -le changement de trois ou quatre ministres. Il avait persuadé, comme -on l'a vu, M. de Montesquiou, qui s'offrait le premier en sacrifice, -mais il n'avait persuadé que lui seul. La cour, rendue par le danger à -son exaltation royaliste, loin d'être disposée à des concessions, -l'était plutôt à des rigueurs, soutenant que les seules fautes -commises étaient des fautes de faiblesse. Louis XVIII placé entre les -royalistes modérés et les royalistes violents, ne sachant à qui -entendre, inclinant toutefois vers les premiers, mais obligé de -commencer le sacrifice d'une partie du ministère par M. de Blacas, que -les libéraux mal informés considéraient comme l'agent de l'émigration -auprès de la royauté, ne se hâtait pas de prendre un parti, et perdait -ainsi en déplorables hésitations le temps que Napoléon employait à -s'avancer avec une rapidité foudroyante. - -[En marge: En fait de concessions on n'en veut faire qu'à l'armée.] - -[En marge: Imprudent appel à tous les officiers à la demi-solde.] - -[En marge: Recours tardif et inutile à la garde nationale.] - -En fait de concessions, on n'avait songé à en faire qu'à l'armée, et -celles-là, du reste assez mal conçues, outre le défaut de dignité -avaient l'inconvénient de préparer des dangers plutôt que des moyens -de salut. Le ministre de la guerre s'était activement occupé des -officiers à la demi-solde et des anciens soldats laissés dans leurs -foyers. Il avait rappelé les uns et les autres à l'activité. En -conséquence les officiers à la demi-solde avaient reçu ordre de se -rendre immédiatement à la suite des régiments, pour y former le cadre -de nouveaux bataillons que l'on voulait composer avec les soldats -rappelés. Ceux qui n'auraient pas trouvé place dans ces bataillons -dits de réserve, devaient être employés dans des bataillons de garde -nationale qu'on songeait à mobiliser. Les autres enfin devaient être -réunis autour de la personne royale, pour accroître la maison -militaire, dont ils auraient les avantages et les honneurs. Tous -étaient à l'instant même remis en jouissance de la solde entière. Sans -doute il est des situations où aucun remède n'est bon; cependant avec -l'esprit qu'on avait laissé naître et s'étendre parmi les officiers à -la demi-solde, s'imaginer qu'on parviendrait à les rattacher aux -Bourbons dans un moment où ils savaient Napoléon descendu sur le sol -de la France, était de la part du ministre de la guerre une bien -étrange illusion. La garde nationale elle-même, animée de l'esprit de -la bourgeoisie qui n'inclinait pas vers le rétablissement de l'Empire, -sur laquelle par conséquent on aurait dû compter, était loin d'être -sûre. Appelée à temps, préparée de longue main à la double défense du -trône et des libertés publiques, elle aurait pu contenir l'armée, et -l'empêcher de se jeter dans les bras de Napoléon. Mais on l'avait -laissée presque partout se diviser en cavalerie composée de l'ancienne -noblesse, et en infanterie composée de la classe moyenne: or, celle-ci -blessée, irritée, mécontente, avait été dissoute dans la plupart des -villes. Il n'y avait donc pas grand parti à en tirer. Néanmoins on -invita les préfets à former des bataillons de garde nationale mobile -sous des officiers à la demi-solde. On les autorisa même à convoquer -les Conseils généraux pour voter des contributions destinées à cet -emploi. On multipliait ainsi les remèdes, comme on fait à l'égard d'un -malade désespéré, sans savoir s'ils seront utiles, uniquement pour ne -pas assister à son agonie sans lui rien prescrire. À tout cela le -ministre de la guerre avait ajouté une proclamation violente, peu -propre à lui concilier l'armée, et de nature au contraire à prêter à -rire à tous ceux qui se rappelaient son langage et sa conduite à -Toulouse. - -[En marge: En apprenant la nouvelle de l'entrée de Napoléon à Lyon, -les royalistes exaspérés croient à une vaste conspiration.] - -[En marge: Leurs soupçons se portent sur tout le monde.] - -[En marge: Ils se croient trahis par le maréchal Soult, et mal servis -par M. d'André.] - -[En marge: Injustice de ces défiances.] - -Voilà ce qu'on avait fait pour arrêter la marche de Napoléon. -Cependant lorsqu'on apprit ses progrès rapides, lorsqu'on sut qu'il -était entré à Grenoble, puis à Lyon, ce qu'on avait d'abord nié, -déclaré faux, impossible, il fallut se rendre à l'évidence, et -renoncer à dire, comme le faisaient les royalistes, que Napoléon -n'était venu en France que pour y être fusillé. Mais si on sentit -davantage le besoin d'agir, on ne comprit pas mieux dans quel sens il -convenait d'agir. L'usage des partis qui ont commis des fautes n'est -pas de se croire coupables mais trahis. Les royalistes de toute -nuance, en voyant les défections qui venaient de se produire à -Grenoble et à Lyon (on ignorait alors celle du maréchal Ney), furent -saisis d'une sorte de défiance fébrile, qui s'adressait à tout le -monde sans distinction. Ils virent des traîtres partout, et crièrent à -la trahison en présence même des chefs de l'armée qu'on avait tant -caressés naguère. Ceux d'entre eus qui n'avaient pas l'âme fière, et -il s'en trouvait de tels parmi les plus braves, ne répondaient à ces -allusions offensantes que par des protestations outrées de dévouement, -et n'en étaient pas pour cela plus fidèles. Les autres étaient -indignés, et n'avaient qu'un désir, c'était de voir bientôt punie tant -de folie et d'arrogance. Comme il était arrivé quelques mois -auparavant, les défiances se portèrent plus particulièrement sur les -deux personnages qui dirigeaient l'armée et la police. Après les avoir -accusés de ne rien faire, on les accusa de faire trop, lorsqu'ils -prirent les mesures que nous venons de rapporter. Les royalistes -supposaient qu'il y avait une vaste conspiration dans laquelle -entraient tous les officiers de l'armée, depuis les sous-lieutenants -jusqu'aux maréchaux. Notre récit a démontré pourtant qu'il n'en était -rien, qu'à Grenoble les généraux Marchand et Mouton-Duvernet avaient -sincèrement essayé de remplir leurs devoirs, qu'à Lyon le général -Brayer ne s'était rendu qu'après que ses troupes avaient ouvert les -portes de la ville à l'armée impériale, que La Bédoyère était étranger -aux menées des frères Lallemand et de Lefebvre-Desnoëttes, que -Napoléon même avait agi indépendamment du faible et étourdi complot de -Paris. Mais les vérités de cette nature, c'est l'histoire qui, -longtemps après les événements, à force de recherches et -d'impartialité, finit par les établir; et dans le moment les partis -n'en croient rien. Les royalistes, dans leur supposition d'une vaste -conspiration embrassant presque tout le monde, se demandaient si le -maréchal Soult lui-même n'en était pas. Les plus exaltés d'entre eux, -que la conduite du maréchal Soult en Bretagne, que son monument de -Quiberon, avaient particulièrement charmés, lui restaient fidèles, et -soutenaient que lui seul pouvait sauver la monarchie. Les autres, en -bien plus grand nombre, voyaient des raisons de se défier jusque dans -les actes qui enchantaient quelques-uns d'entre eux. La proclamation -violente du maréchal n'était à leurs yeux qu'une feinte pour mieux -tromper la dynastie, et la livrer pieds et poings liés à Napoléon. La -mesure consistant à réunir à Paris, et à placer auprès du Roi les -officiers à la demi-solde qui n'auraient pas trouvé place dans les -nouveaux bataillons, mesure tardive et maintenant imprudente, mais -imaginée de très-bonne foi, n'était encore à leurs yeux qu'une -perfidie. Il n'en était rien assurément, car le maréchal Soult, -très-capable d'abandonner les gens que la fortune délaissait, ne -l'était pas de les trahir, et loin d'avoir une tête profonde, l'avait -faible. Il n'en passait pas moins pour un Italien raffiné du quinzième -siècle, et tandis que trois mois auparavant, lorsqu'il s'agissait -d'expulser le général Dupont, on disait que tout était perdu si on ne -prenait pas le maréchal pour ministre de la guerre, aujourd'hui, au -contraire, on disait que tout était perdu si on le laissait dans ce -poste. - -On tenait des propos semblables, mais avec infiniment moins de -violence, contre M. d'André, chargé de la police en qualité de -directeur général. Ce fonctionnaire, ancien constituant, comme nous -l'avons dit, dévoué au Roi avec lequel il avait correspondu quinze -ans, aurait dû rassurer les royalistes sous le rapport au moins de la -fidélité. Mais dans certains moments l'esprit de parti, comme un -cheval effarouché, ne reconnaît pas même les voix les plus amies. -Après avoir succédé à M. Beugnot, M. d'André avait été obligé de -suivre la même conduite, et de repousser les absurdes inventions de -toutes les polices officieuses, que M. le comte d'Artois encourageait -en les souffrant, quelquefois en les payant. Dès lors, M. d'André -n'avait plus été pour la cour qu'un incapable, sinon un traître.--Il -ne veut rien croire de ce qu'on lui dit, était le grand grief articulé -contre lui.--Il faut à ce sujet citer un fait, qui serait bien peu -digne de l'histoire, s'il ne peignait avec une extrême vérité -l'effarement de l'esprit de parti. On ne recevait que peu de -nouvelles, car les préfets qui se trouvaient sur la route de Napoléon, -saisis, déconcertés à son approche, avaient à peine le temps d'écrire -avant son arrivée, et n'y songeaient plus après. Néanmoins le -télégraphe était sans cesse en mouvement, soit pour transmettre des -ordres administratifs, soit pour questionner les autorités qui ne -parlaient pas assez au gré du gouvernement, et pour leur demander les -nouvelles qu'elles n'envoyaient point. On supposa donc que si le -télégraphe s'agitait si fort, c'était pour le service de Napoléon, et -non pour celui de Louis XVIII. On fit appeler le directeur du -télégraphe, qui fut fort étonné des soupçons qu'on avait conçus, et -donna des explications simples et convaincantes, devant lesquelles il -fallut bien se rendre, après avoir laissé percer les plus ridicules -terreurs. - -Ces faits prouvent à quel point les royalistes étaient troublés. M. de -Blacas, sans partager leur exagération ordinaire, ne pouvait cependant -se défendre de leurs défiances, et dans sa profonde inquiétude il se -demandait, lui aussi, si le maréchal Soult ne serait pas un traître, -et M. d'André un incapable. Poussé au désespoir par les nouvelles de -Lyon, il imagina de faire en plein conseil subir un interrogatoire au -maréchal Soult, comme à une espèce de criminel, et dans son -exaltation, il s'était muni d'une paire de pistolets, prêt, disait-il, -à se porter aux dernières extrémités s'il trouvait le maréchal en état -de trahison. Naturellement le Roi ne devait point assister à une -pareille séance, car on ne voulait pas qu'il fût témoin des violences -auxquelles on pouvait être amené. Cependant M. de Vitrolles, plus -calme, représenta à M. de Blacas que les soupçons conçus à l'égard du -maréchal lui semblaient peu fondés, qu'il avait vu en lui un homme -troublé par les circonstances, et nullement un traître, qu'on s'était -évidemment trompé sur sa capacité en le choisissant pour remplacer le -général Dupont, qu'il fallait peut-être le changer, mais s'en tenir -là, sans y joindre un esclandre. - -Le maréchal, en effet, ne trahissait personne, comme nous l'avons dit, -mais était tombé dans un désordre d'esprit qui n'ajoutait pas à la -clarté de ses perceptions. Tourmenté par les soupçons des royalistes, -il avait cherché à les calmer au moyen d'une proclamation violente, -qui n'avait fait que les inquiéter par sa violence même, et tandis -qu'il gagnait si peu leur confiance, il voyait s'avancer à pas de -géant l'homme qu'il avait outragé de la manière la plus cruelle. Il y -avait là de quoi ébranler une tête plus solide que la sienne. Du -reste, les mesures qu'il avait prises en rappelant à l'activité les -militaires en demi-solde, en prescrivant divers mouvements de troupes, -pouvaient être inefficaces, mais n'avaient rien de perfide, et ce -n'était pas sa faute si, arrivés en présence de Napoléon, les soldats -abandonnaient la cause royale. Ce qu'il aurait fallu, c'eût été de -disposer de la fidélité de l'armée, dont personne ne disposait que -Napoléon lui-même, à qui on la voulait opposer, et, par conséquent, le -maréchal Soult n'avait agi ni mieux ni plus mal qu'un autre. Son seul -tort, c'était d'avoir trop promis à la cour, d'avoir trop fait espérer -de son énergie et de sa capacité. - -[En marge: On fait subir au maréchal Soult, et en plein conseil, -l'interrogatoire le plus offensant.] - -[En marge: Le maréchal ayant offert sa démission, on en profite, et on -lui retire le portefeuille de la guerre.] - -Appelé au Conseil, son attitude y fut conforme à sa situation, -c'est-à-dire fort embarrassée. Interrogé presque en coupable, il -répondit sans se révolter des soupçons dont il était l'objet, énuméra -longuement les mesures qu'il avait prises, protesta plusieurs fois de -la pureté de ses intentions, finit presque par y faire croire, donna -ainsi une idée un peu meilleure de sa fidélité, mais moins bonne de -sa capacité, et ayant souvent répété quand il ne savait plus que dire, -que si on doutait de sa loyauté il était prêt à remettre sa démission -au Roi, il fut en quelque sorte pris au mot, et sans désemparer -conduit par M. de Blacas auprès de Louis XVIII. Ce prince, qui -n'entendait rien à toutes les mesures administratives dont on -prétendait juger le mérite, mais qui voyait avec son sens fin et droit -que le ministre de la guerre n'avait fait ni des merveilles ni des -perfidies, et qu'il fallait pourtant sacrifier quelqu'un à la colère -du parti royaliste, laissa le maréchal parler aussi longuement qu'il -voulut, puis l'offre de sa démission s'étant renouvelée, saisit -l'occasion commode qui se présentait, lui dit qu'il faisait grand cas -de ses services, qu'il en conserverait un bon souvenir, mais que le -fardeau du ministère paraissant le fatiguer dans le moment, il l'en -déchargeait, et allait lui donner un successeur. Le maréchal, surpris -d'être si facilement cru sur parole quand il montrait le désir de se -retirer, aurait voulu revenir sur ce qu'il avait dit, mais le Roi ne -s'y prêta point, et il fut obligé de considérer comme définitive sa -démission offerte pour la forme. Il sortit du cabinet du Roi fort -mécontent d'y laisser son portefeuille, et fut reconduit par MM. de -Blacas et de Vitrolles jusqu'aux portes des Tuileries, en protestant -toujours de sa loyauté. Il y trouva une foule effarée qui poussait le -cri de _Vive le Roi!_ dès qu'elle voyait entrer ou sortir quelque -grand personnage, et qui ne manqua pas de répéter ce cri en apercevant -le maréchal. Il y répondit en agitant son chapeau à plumes blanches, -et en criant lui-même _Vive le Roi!_ puis il se jeta dans sa voiture, -et rentra dans les bureaux de la guerre congédié après un ministère de -trois mois, accusé de trahison par ceux mêmes auxquels il avait -sacrifié son passé, compromis auprès de Napoléon qu'il venait -d'injurier violemment dans sa dernière proclamation, et trop heureux -s'il eût été tout à fait compromis auprès de ce dernier, car il -n'aurait pas encouru la pesante responsabilité de major général dans -la funeste journée de Waterloo! - -[En marge: Le duc de Feltre chargé de remplacer le maréchal Soult.] - -On usa de moins de détours avec M. d'André. C'était un ami sûr, bien -que quelques fous affectassent d'en douter, et on lui donna sa -démission en alléguant tout simplement l'intérêt du service du Roi. -Ces résolutions prises le 11 mars, il fallait pourvoir au remplacement -des deux hauts fonctionnaires congédiés. C'était le cas de déférer aux -sages avis de M. Lainé, et d'accorder une satisfaction à l'opinion -publique. Mais M. de Montesquiou, intermédiaire de M. Lainé, ne -paraissait plus qu'un homme sans courage, un faux mérite, depuis qu'il -conseillait les concessions, et on ne l'écoutait guère. À mesure même -que le danger augmentait, les royalistes extrêmes prenaient plus -d'ascendant, et ne voulant pas s'avouer que leur tort était d'avoir -éloigné d'eux l'opinion publique, ils imaginèrent que ce qu'il fallait -pour les sauver c'étaient des gens habiles, possédant cette infernale -habileté qu'ils reconnaissaient à Napoléon, tout en contestant son -génie, et ils étaient disposés à les aller chercher partout. Il y -avait un ancien ministre de la guerre, celui qui pendant dix années -avait reçu, transmis et fait exécuter les ordres impériaux, qui, -depuis son retour de Blois, n'avait cessé d'adresser à la cour ses -humbles assurances de dévouement, c'était le général Clarke, duc de -Feltre. Jusqu'ici on avait accueilli son humilité mais non ses -services. On résolut d'y recourir, car celui-là devait savoir, si -quelqu'un le savait, comment on pouvait combattre Napoléon par des -procédés semblables aux siens. On le fit donc appeler, et on le trouva -heureux de cette offre, au point d'en oublier le danger. Dès qu'il ne -refusait pas de se compromettre dans un pareil moment, on était -autorisé à compter sur sa fidélité, et il fut envoyé sur-le-champ au -ministère de la guerre, pour y remplacer le maréchal Soult sans perte -d'un seul instant. - -[En marge: M. de Bourrienne remplace M. d'André à la direction de la -police.] - -Puisqu'il ne s'agissait pas de conquérir l'opinion publique, et qu'on -ne voulait voir dans ce qui se passait qu'une lutte, où l'emporterait -le plus habile dans ce genre d'habileté noire attribuée à Napoléon, -c'était le cas de songer à M. Fouché pour le ministère de la police. -On lui avait toujours fait espérer ce ministère sans jamais le lui -donner, et, comme nous l'avons déjà dit, on avait fini par le rebuter. -On venait de reprendre avec lui des communications souvent -interrompues, et il avait répondu, en affectant comme auparavant un -grand respect pour les Bourbons, mais en déclarant qu'il ne pouvait -rien accepter, et qu'au point où en étaient les choses une crise grave -était impossible à éviter. Privé de ce maître en fait de police, on -était descendu infiniment plus bas en importance, en esprit, en -renommée, et on avait cherché à compenser ce qui manquait sous tous -ces rapports au nouveau candidat, par la violence de sa haine contre -Napoléon. On s'était adressé à M. de Bourrienne, exclu depuis -longtemps de la confiance impériale, devenu par ce motif directeur des -postes, et on lui avait confié la police, non pas comme ministre, car -il était impossible de lui conférer un pareil titre, mais comme -directeur général. On était certain que celui-là devait connaître, -haïr, poursuivre sans pitié les hommes de l'Empire, et que de sa part -il n'y aurait à leur égard ni connivence ni ménagement. - -[En marge: Ces deux changements sont accordés pour satisfaire -l'opinion.] - -Les deux changements dont nous venons de dire l'occasion et les motifs -étaient une singulière manière de répondre aux conseils de MM. Lainé -et de Montesquiou, qui ne cessaient de demander avec instance qu'on -renvoyât quatre ministres, et qu'on les remplaçât par des personnages -respectables et populaires. Mais l'exaspération croissait avec le -danger, et l'aveuglement avec l'exaspération. On croyait que le salut -était une affaire non pas de confiance à inspirer à l'opinion, mais -d'astuce profonde, et que le plus habile machinateur, quelque peu -estimable qu'il fût, était le seul sauveur à appeler auprès de soi; -triste aveuglement, qui attestait non pas la perversité des Bourbons -ou des émigrés, fort honnêtes gens pour la plupart, mais la perversité -de l'esprit de parti, toujours proportionnée au défaut de lumières! - -[En marge: Retour momentané d'espérance dû à la tentative manquée des -frères Lallemand.] - -[En marge: Comment avorte le complot militaire de ces généraux.] - -[En marge: Ils sont obligés de s'enfuir.] - -Ces changements de personnes eurent lieu les 11 et 12 mars, et un -succès partiel, obtenu dans le moment, fit luire une espérance -passagère. En effet, les généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, -d'Erlon, étaient, comme on l'a vu, partis pour le Nord, afin de mettre -à exécution leur inutile et imprudente tentative. Lefebvre-Desnoëttes, -après s'être concerté avec le comte d'Erlon qui devait amener -l'infanterie de Lille sur Compiègne, avec les frères Lallemand qui -devaient amener du département de l'Aisne sur La Fère tout ce qu'ils -pourraient entraîner de troupes de toutes armes, était parti le 9 mars -au matin de Cambray, avec les chasseurs royaux (anciens chasseurs à -cheval de la garde), en faisant dire aux cuirassiers royaux (anciens -grenadiers à cheval), de venir le joindre. Les chasseurs à cheval -habitués à obéir aveuglément au général qui pendant dix ans les avait -conduits sur tous les champs de bataille, l'avaient suivi comme de -coutume, et le 10 mars au matin s'étaient présentés devant La Fère, -dont les portes étaient ouvertes et ne pouvaient se fermer devant des -troupes françaises. Les frères Lallemand accourus de leur côté, -avaient essayé d'enlever le régiment d'artillerie qui résidait à La -Fère, en disant qu'il s'était opéré à Paris une révolution en faveur -de l'Empire, que les Bourbons étaient détrônés et prisonniers, et -qu'il fallait se mettre en mouvement pour prêter concours à Napoléon. -Le régiment d'artillerie n'aurait pas demandé mieux que d'écouter les -frères Lallemand et de les suivre, mais le général d'Aboville qui se -trouvait là, ferme observateur de ses devoirs, avait résisté, et les -généraux Lallemand, craignant de perdre du temps, étaient partis pour -Compiègne avec Lefebvre-Desnoëttes, espérant trouver les grenadiers à -cheval, et surtout l'infanterie de Lille conduite par le comte -d'Erlon. Parvenus à Compiègne à la tête des anciens chasseurs -de la garde, qui formaient un millier de cavaliers superbes, -Lefebvre-Desnoëttes et les frères Lallemand tentèrent d'enlever le 6e -de chasseurs, dont les officiers hésitèrent et finirent par résister. -Tandis qu'ils échouaient auprès de ce régiment, il leur fallut -attendre le comte d'Erlon qui ne paraissait point. Celui-ci, en effet, -au moment d'ébranler son infanterie, avait été surpris et complétement -paralysé par le maréchal Mortier arrivant de Paris. Le maréchal lui -avait dit de se tenir tranquille, de laisser les révolutions -s'accomplir sans s'y compromettre, et de se cacher pour l'instant, -afin de ne pas être l'objet de quelque acte de sévérité. Le comte -d'Erlon avait donc été réduit à l'impuissance d'agir, et obligé même -de se dérober pour éviter des poursuites. - -Cette nouvelle consterna les généraux Lallemand et -Lefebvre-Desnoëttes, qui comprirent trop tard qu'en ces circonstances -si graves, où les âmes flottaient entre le devoir et la passion, tout -autre que Napoléon, se présentant pour les décider, les embarrasserait -au lieu de les entraîner. Ils étaient ainsi sans savoir quel parti -prendre, lorsque le commandant en second, Lion, les voyant dans cette -perplexité, les questionna vivement, et les força de dire ce qu'ils -entendaient faire du corps ainsi compromis. Alors ils lui avouèrent -tout, et lui proposèrent de se jeter en partisans sur la route de -Lyon, seule chose en effet qu'ils eussent à faire. Le commandant Lion, -effrayé d'une telle entreprise, s'y refusa, et les tira en quelque -sorte d'embarras en prenant le commandement du corps, pendant qu'ils -tâcheraient de s'évader. Il envoya sur l'heure même à Paris, au nom -des chasseurs, un acte de soumission et de repentir, fondé sur -l'ignorance où ils avaient été des intentions des généraux qui avaient -essayé de les égarer. - -[En marge: Ensemble de nouvelles favorables qu'on tâche d'accréditer -pour relever les courages.] - -Il ne fallait rien moins que la nouvelle de cette tentative -impuissante, répandue à Paris le 12 mars, pour contre-balancer l'effet -produit par les désastreuses nouvelles de Grenoble et de Lyon. Ce -n'est qu'à la dernière extrémité que les partis se résignent à -désespérer de leur salut, et si une espérance inattendue vient briller -un moment à leurs yeux, ils s'y rattachent avec ardeur, comme les -mourants à la vie quand elle semble leur être rendue. L'espérance -cette fois était de nature à tromper même des esprits sages, car bien -que les troupes restées fidèles n'eussent résisté qu'à des imprudents, -et non pas à Napoléon, on pouvait en conclure, avec un peu de penchant -à se faire illusion, que dans la main de chefs énergiques elles -tiendraient contre Napoléon lui-même. Les rapports qu'on recevait de -Franche-Comté, et en particulier de l'état-major du maréchal Ney (on -ignorait encore sa défection), étaient favorables aussi. Les officiers -royalistes qui entouraient le maréchal donnaient de sa conduite les -témoignages les plus satisfaisants. De son côté le maréchal Oudinot, -parti pour Metz, affirmait n'avoir trouvé que d'excellents sentiments -dans l'ancienne garde impériale à pied. De tout cela on composa un -ensemble de nouvelles rassurantes, auxquelles on se mit à croire et à -faire croire. On se dit que de Cannes à Lyon Bonaparte avait pris tout -le monde au dépourvu, n'avait rien trouvé de prêt pour la résistance, -et qu'il avait triomphé, comme tant de fois en sa vie, en surprenant -ses ennemis et en les frappant de stupeur. Mais à partir de ce point, -ajoutait-on, il rencontrerait partout une résistance énergique et -invincible. Il allait être pris en flanc par le maréchal Ney, et il ne -viendrait pas à bout du brave des braves. Le maréchal Oudinot -marcherait de Metz pour le prendre en queue. Enfin les troupes réunies -à Paris et dans les environs composeraient une armée de quarante mille -hommes, que le duc de Berry commanderait en personne, avec le maréchal -Macdonald pour chef d'état-major, et sous les yeux du prince et du -respectable maréchal qui devait le seconder, chacun ferait son devoir. -À cette époque, il était partout question du premier coup de fusil à -faire tirer, comme du remède décisif qui sauverait la monarchie, car -une fois le conflit engagé, les troupes, disait-on, seraient bien -obligées de se battre. Or, on avait à Paris le moyen assuré de faire -tirer ce premier coup de fusil, c'était la maison du Roi, forte de -cinq mille braves gens, tous profondément dévoués, et quant à ceux-là -on ne devait pas douter qu'ils fissent feu. On se flattait d'avoir -trente ou quarante mille hommes au moins, tandis que Napoléon n'en -pouvait amener que huit ou dix mille à sa suite, et quelque habile -général qu'il fût, il ne l'emporterait pas avec une telle -disproportion de forces. - -[En marge: Formation de l'armée de Melun sous le duc de Berry et le -maréchal Macdonald.] - -Ces raisons étaient spécieuses, et l'esprit de parti s'est souvent -payé de moins bonnes. On nomma donc M. le duc de Berry commandant de -l'armée de Paris, destinée à camper en avant de Villejuif. On lui -donna pour major général le maréchal Macdonald, qui venait de faire à -Lyon des prodiges de fidélité et de courage. On chargea M. le duc -d'Orléans de se rendre dans le Nord, d'y composer une armée de réserve -avec les troupes qui avaient en dernier lieu montré un si bon esprit, -de les réunir à Amiens ou à Saint-Quentin, et après les avoir pourvues -du matériel nécessaire, de les amener sur Paris, pour former la gauche -de M. le duc de Berry, et combattre à ses côtés. On envoya au maréchal -Oudinot l'ordre de mettre en mouvement l'infanterie de la vieille -garde s'il persistait à compter sur elle, de marcher de manière à -prendre par le travers la route de Lyon à Paris, et de promettre le -grade d'officier à tout soldat qui s'engagerait à faire feu. - -[En marge: Enrôlement des volontaires royaux.] - -En même temps on ouvrit des registres dans Paris pour l'enrôlement des -volontaires. Tous les jours des royalistes ardents se promenaient dans -les rues de la capitale, en agitant des drapeaux blancs, et en -poussant le cri _Aux armes!_ contre l'usurpateur, le tyran, qui allait -attirer sur la France le double fléau du despotisme et de la guerre. -Quoique ces démonstrations ne fissent pas sur la population un effet -bien marqué, cependant la jeunesse libérale, placée sous l'influence -du journal _le Censeur_, lequel paraissait en forme de volume afin -d'échapper à la censure, et s'attachait à montrer tous les dangers du -retour de Napoléon, la jeunesse libérale sans être passionnée pour les -Bourbons les préférait de beaucoup à Napoléon, et était prête à -soutenir ses préférences les armes à la main. Aussi les étudiants en -droit s'étaient-ils inscrits en assez grand nombre. On espérait que la -garde nationale, inquiète pour la paix comme la jeunesse des écoles -pour la liberté, servirait la cause royale avec le même zèle. On -s'efforçait donc en ce moment de s'encourager les uns les autres, et -de se relever de l'abattement produit par les nouvelles de Grenoble et -de Lyon. - -[En marge: Séance à la Chambre des députés.] - -[En marge: Discours des ministres.] - -[En marge: Bon effet du langage tenu par M. de Montesquiou.] - -Afin de propager ces sentiments par le retentissement de la tribune, -on provoqua une séance des Chambres. Cette séance eut lieu le 13 mars. -Le nouveau ministre de la guerre, duc de Feltre, et M. de Montesquiou, -ministre de l'intérieur, y jouèrent le principal rôle. Le ministre de -la guerre proposa de déclarer que les garnisons d'Antibes, de La Fère, -de Lille, que les maréchaux Mortier, Macdonald, avaient bien mérité du -Roi et de la patrie. Il proposa aussi d'annoncer que les militaires -qui rendraient des services dans les circonstances actuelles -recevraient des récompenses nationales. Il raconta à cette occasion la -tentative du général Lefebvre-Desnoëttes et des frères Lallemand, -qu'il qualifia d'infâme; il affirma que les troupes étaient animées -d'un excellent esprit, qu'elles rempliraient leur devoir, que -d'ailleurs il serait le premier à leur en donner l'exemple, et que si -Lyon n'avait pas résisté, c'était uniquement parce que l'artillerie -avait manqué. On applaudit à ces explications, à ces espérances, à ces -promesses de dévouement, parce qu'on avait un extrême besoin d'y -croire. Un membre de la Chambre proposa de placer la Charte sous la -protection spéciale de l'armée et des gardes nationales, un autre de -payer immédiatement les arrérages de la Légion d'honneur. Toutes ces -motions furent votées à la presque unanimité. Au langage quelque peu -puéril du ministre de la guerre, le ministre de l'intérieur fit -succéder des paroles sages et dignes, et n'ayant pu faire appeler au -ministère les chefs du parti constitutionnel, il les remercia du moins -de leur noble conduite en cette occasion. Il loua notamment en -très-bons termes les écrivains libéraux, qui oubliaient des -dissentiments particuliers pour défendre ce qui était le bien commun -de tous, le Roi et la liberté. - -[En marge: Séance royale du 16 mars.] - -L'effet de cette scène ayant semblé favorable, on en prépara une plus -solennelle. On annonça que le Roi et les princes se rendraient le 16 à -la Chambre des députés, pour y renouveler leur alliance avec la -nation, et y donner de formelles assurances de leur fidélité à la -Charte constitutionnelle. M. de Montesquiou, M. Lainé, ne pouvant -obtenir des incertitudes du Roi, des fâcheuses tendances des princes, -qu'on se jetât dans les bras du parti constitutionnel, voulaient au -moins que par des démonstrations répétées on parvînt à se concilier -l'opinion publique, seule force qui pût être utilement opposée à -Napoléon. - -Le Roi prépara un discours qu'il rédigea lui-même avec soin, et qu'il -apprit par coeur afin de le mieux débiter. Ce discours ayant été -communiqué au Conseil, fut jugé un chef-d'oeuvre, et il était en effet -aussi noble qu'habile. Rassuré par ce suffrage, Louis XVIII partit des -Tuileries en grande pompe, revêtu du cordon de la Légion d'honneur, -entouré de tous les princes, et marchant à travers une double haie -composée de gardes nationaux et de troupes de ligne. Il avait le duc -d'Orléans dans sa voiture, et il prit soin de lui faire remarquer -qu'il portait la plaque de la Légion d'honneur.--Je voudrais bien, lui -répondit le prince, que ce ne fût pas aujourd'hui pour la première -fois.--Pendant le trajet, le public, composé surtout de la bourgeoisie -de Paris, se montrait affectueux; la garde nationale poussait des cris -de _Vive le Roi_; les troupes gardaient le silence. Tandis que M. le -duc de Berry et M. le duc d'Orléans observaient ce spectacle, le Roi -n'y donnait aucune attention, et se récitait à lui-même le discours -qu'il allait prononcer. - -Arrivé au palais Bourbon, Louis XVIII entra dans la salle des séances, -et franchit les marches du trône, appuyé sur MM. de Blacas et de -Duras. Les membres des deux Chambres se levèrent vivement à l'aspect -du monarque, et applaudirent de toutes leurs forces. Les plus -expansifs dans leurs témoignages étaient les députés siégeant au côté -gauche. Ils voulaient tous la paix, la Charte, le Roi, et tenaient à -lui prouver que s'il était sincère avec eux, ils le seraient avec lui. -Trois et quatre fois ils se levèrent, en répétant le cri de _Vive le -Roi!_ Secondés dans cette manifestation par les députés royalistes, -ils firent entendre à Louis XVIII des acclamations qui l'émurent -profondément, et qui auraient pu lui faire croire qu'il était sauvé. -Malheureusement, ce n'était là que le cri de quelques citoyens -éclairés et vraiment patriotes. Le reste de la nation, entraîné par -des ressentiments dont les Bourbons étaient la cause involontaire, -courait à de nouveaux abîmes! - -Le Roi, après s'être remis, prononça, d'une voix claire et bien -accentuée, les paroles suivantes: - -[En marge: Discours du Roi.] - - «MESSIEURS, - - »Dans ce moment de crise, où l'ennemi public a pénétré dans une - portion de mon royaume, et où il menace la liberté de tout le - reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, - en vous unissant avec moi, font la force de l'État. Je viens, en - m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et - mes voeux. - - »J'ai revu ma patrie, je l'ai réconciliée avec toutes les - puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux - traités qui nous ont rendu la paix; j'ai travaillé au bonheur de - mon peuple; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les - marques les plus touchantes de son amour; pourrais-je, à soixante - ans, mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa - défense?...» - -Ici de nouvelles acclamations retentirent.--Non, s'écriaient les -députés, ce n'est pas à vous, c'est à nous à mourir pour le trône et -la Charte!--Le Roi reprit: - - «Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France. - Celui qui vient parmi nous allumer les torches de la guerre - civile, y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère; il vient - remettre notre patrie sous son joug de fer; il vient enfin - détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, - cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette - Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de - maintenir. - - »Rallions-nous donc autour d'elle! qu'elle soit notre étendard - sacré! Les descendants de Henri IV s'y rangeront les premiers; - ils seront suivis de tous les bons Français. Enfin, Messieurs, - que le concours des deux Chambres donne à l'autorité toute la - force qui lui est nécessaire; et cette guerre vraiment nationale - prouvera, par son heureuse issue, ce que peut un grand peuple uni - par l'amour de son Roi et de la loi fondamentale de l'État.»-- - -[En marge: Accueil chaleureux fait à ce discours.] - -À peine ces derniers mots étaient-ils prononcés que le comte d'Artois -se levant, et saisissant les mains du Roi avec respect, lui dit ces -paroles: Permettez, Sire, qu'au nom de votre famille j'unisse ma voix -à la vôtre, pour protester de notre franche et cordiale union avec -Votre Majesté, et pour jurer d'être fidèle à vous et à la Charte -constitutionnelle.--Oui, oui, s'écrièrent le duc de Berry et le duc -d'Orléans, nous le jurons!--À cette scène inattendue, les deux -Chambres se levèrent pour applaudir à une conformité de sentiments, -bien salutaire si elle avait été manifestée plus tôt, pour remercier -la royauté de chercher son appui dans la nation, et pour le lui -promettre tout entier. Mais, hélas, elles n'en disposaient pas, et -ces Chambres elles-mêmes, dans leur extrême prudence, n'avaient -peut-être pas assez résisté à la royauté pour acquérir une popularité -qui leur permît de la défendre et de la sauver. - -[En marge: Succès de la séance royale.] - -Louis XVIII se retira au milieu de l'émotion générale, fort touché du -succès de son discours et de celui de la séance, succès d'une utilité -certaine quinze jours auparavant, et aujourd'hui d'une utilité bien -douteuse! - -[En marge: Revue de la garde nationale; son effet moins heureux que -celui de la séance royale.] - -Après la séance royale on avait convoqué la garde nationale, afin que -les princes pussent la passer en revue, et que sous leurs yeux les -hommes de bonne volonté, destinés à former les bataillons mobiles, -sortissent des rangs. Le comte d'Artois déploya tout ce qu'il avait de -grâce pour plaire à la bourgeoisie parisienne sous les armes, mais -quand on fit appel aux hommes de bonne volonté il ne s'en présenta -qu'un petit nombre. On avait en effet trop froissé les sentiments de -cette bourgeoisie pour lui inspirer un dévouement bien ardent. Elle -avait peur de ce qui venait, sans avoir grand amour pour ce qui s'en -allait. Néanmoins les apparences furent sauvées, et les princes, -quoique moins bien accueillis qu'à la Chambre des députés, furent -cependant reçus d'une manière convenable. Sous l'impression de ces -diverses manifestations, et surtout de la tentative manquée des frères -Lallemand, on était revenu un peu à l'espérance, on croyait à la force -numérique et à la fidélité du rassemblement de troupes qui allait se -former à Melun sous le duc de Berry, sous le maréchal Macdonald, sous -les généraux Belliard, Maison, Haxo, etc. Les bonapartistes au -contraire déconcertés par l'aventure des frères Lallemand, croyant y -voir un symptôme alarmant des dispositions de l'armée, étaient -tremblants, et se cachaient, intimidés surtout par le nom du nouveau -préfet de police Bourrienne. - -[En marge: Séjour de Napoléon à Auxerre.] - -[En marge: Bruits qui circulaient à Auxerre.] - -[En marge: Ces bruits, sans inquiéter Napoléon, le décident à marcher -sur Paris militairement.] - -Pendant ce temps, Napoléon arrivé à Auxerre le 17 y préparait sa -marche sur Paris. Avec les troupes de Grenoble, de Lyon, avec celles -de Franche-Comté qu'amenait le maréchal Ney, il pouvait réunir environ -une vingtaine de mille hommes et soixante bouches à feu. Le 14e de -ligne, envoyé à Auxerre pour le combattre, l'avait rejoint au cri de -_Vive l'Empereur!_ et avait ainsi augmenté ses forces d'un régiment -d'infanterie. On avait reçu à Auxerre la nouvelle de la formation -d'une armée à Melun. On parlait d'une quarantaine de mille hommes de -troupes de ligne, de maison militaire, de gardes nationaux, sous les -ordres directs du duc de Berry et de plusieurs maréchaux, et il était -possible que ce premier coup de fusil tant désiré par les royalistes, -si redouté par Napoléon, fût enfin tiré sous Paris. On devait croire, -en effet, que dans les cinq ou six mille hommes composant la maison -militaire, il s'en trouverait toujours assez pour engager le conflit, -et alors la situation pouvait devenir grave. Napoléon n'était guère -inquiet de ces rumeurs. Il se disait que les troupes ne tiendraient -pas plus en avant de Paris qu'en avant de Lyon et de Grenoble, qu'à -son approche le gouvernement perdrait la tête, et que le Roi s'en -irait comme avaient fait les préfets, ceux du moins qui avaient voulu -être fidèles. D'ailleurs, des émissaires venus des environs de la -capitale affirmaient n'avoir pas rencontré de soldats sur leur chemin, -et n'avoir vu à Melun que des rassemblements d'officiers à la -demi-solde, fort mal disposés pour le gouvernement qu'ils étaient -chargés de défendre. Napoléon n'attachait donc pas grande importance -aux bruits qui circulaient, mais il était capitaine trop avisé pour -n'en pas tenir compte, et il avait résolu de passer deux ou trois -jours à Auxerre, afin d'y concentrer ses forces, et de marcher -militairement sur Paris. Il attendait le maréchal Ney avec le corps de -la Franche-Comté, peut-être même avec la vieille garde qu'on disait -échappée aux mains du maréchal Oudinot, et il était certain d'avoir -dans ces deux jours donné à son armée une consistance suffisante. Pour -que l'infanterie qui le suivait ne fût pas trop fatiguée, il imagina -de l'embarquer sur la Seine à Auxerre, et de la faire voyager par eau -jusqu'à Montereau. Il en usa de même pour l'artillerie, et dans cette -vue il fit rassembler à prix d'argent tous les bateaux de la Seine. Il -achemina sa cavalerie par terre sur ce même point de Montereau, et il -disposa les choses de manière à pénétrer le 19 dans la forêt de -Fontainebleau avec toutes ses armes réunies. - -[En marge: Entretien de Napoléon avec le préfet et avec divers -personnages.] - -Ces mesures prises avec sa promptitude et sa précision accoutumées, il -employa son temps à recevoir les maires, les sous-préfets, les chefs -de corps, et à leur tenir les discours qu'il avait tenus partout. Le -soir, à la table du préfet, et dans un cercle plus étroit, composé de -Drouot, de Bertrand, de Cambronne et du préfet lui-même, il parla -confidentiellement, et avec le langage net, expressif, mordant, qui -lui était propre.--J'ai laissé répandre autour de moi, dit-il, que -j'étais d'accord avec les puissances, il n'en est rien. Je ne suis -d'accord avec personne, pas même avec ceux qu'on accuse de conspirer à -Paris pour ma cause. J'ai vu de l'île d'Elbe les fautes que l'on -commettait, et j'ai résolu d'en profiter. Mon entreprise a toutes les -apparences d'un acte d'audace extraordinaire, et elle n'est en réalité -qu'un acte de raison. Il n'était pas douteux que les soldats, les -paysans, les classes moyennes elles-mêmes, après tout ce qu'on avait -fait pour les blesser, m'accueilleraient avec transport. À Grenoble, -je n'ai eu qu'à _frapper la porte avec ma tabatière_ pour qu'elle -s'ouvrît. Sans doute, Louis XVIII est un prince sage, éclairé par le -malheur, et s'il avait été seul, j'aurais eu infiniment plus de peine -à lui reprendre la France. Mais sa famille, ses amis, détruisent tout -le bien qu'il serait capable de faire. Ils se sont persuadés qu'ils -rentraient dans l'héritage de leurs pères, et qu'ils pouvaient s'y -conduire à leur gré, et ils ne voient pas que c'est dans mon héritage -qu'ils rentrent, et que le mien ne pouvait pas être géré comme le -leur.--Sur l'observation du préfet que les Bourbons s'étaient -cependant renfermés dans la stricte observation des lois, Napoléon -répondit que ce n'était pas assez de gouverner selon le texte des -lois, qu'il fallait gouverner selon leur esprit.--On exécutait, -dit-il, les lois du temps présent avec l'esprit du temps passé, et il -n'était pas possible qu'on ne révoltât pas la génération actuelle. -C'est là l'unique cause de mon succès. On a prétendu l'année dernière -que c'est moi qui avais ramené les Bourbons. Ils me ramènent cette -année, par conséquent nous sommes quittes...-- - -[En marge: Arrivée du maréchal Ney à Mâcon.] - -Napoléon passa ainsi la soirée à s'entretenir avec sa verve -accoutumée, faisant l'exposé le plus frappant des fautes des Bourbons, -avouant aussi les siennes avec bonne grâce, mais affirmant du reste -qu'il était changé, et qu'on ne trouverait plus en lui ni le maître -absolu, ni le conquérant, car il savait, disait-il, se corriger, et -n'était pas comme les Bourbons, qui en vingt-cinq ans _n'avaient rien -appris, rien oublié_...-- - -Le lendemain 18, arriva le maréchal Ney. Napoléon l'attendait avec -impatience, et semblait même s'étonner qu'il ne fût pas arrivé plus -tôt. Le maréchal, retenu par les ordres qu'il avait eu à expédier, -était en effet en retard, et ce n'était pas d'ailleurs sans embarras -qu'il s'approchait du quartier général. Il avait deux causes de gêne, -sa conduite à Fontainebleau, et celle qu'il venait de tenir à -Lons-le-Saulnier. Sa conduite à Fontainebleau, sauf les formes qui -avaient été rudes, pouvait s'expliquer par l'empire des circonstances. -Son dernier revirement, quoique pouvant s'expliquer de même, avait été -si brusque, qu'il en était embarrassé même devant Napoléon qui en -avait tant profité. Le maréchal, pour se justifier, avait répété -partout ce qu'il avait déjà dit à Lons-le-Saulnier, qu'il cédait au -voeu de la France, laquelle venait de se montrer unanime à Grenoble, à -Lyon, à Mâcon, à Chalon, etc., mais qu'il n'avait pas entendu se -donner à un homme, surtout à celui qui avait conduit les Français à -Moscou; que les circonstances étaient changées, qu'il fallait -aujourd'hui à la France la paix et la liberté, qu'il l'entendait -ainsi, et le dirait à l'Empereur à sa prochaine entrevue, et que si -l'Empereur ne voulait pas écouter ce langage, il se retirerait dans -ses champs pour n'en plus sortir.--Tels étaient les propos que Ney -avait semés sur sa route, qu'il répéta en arrivant au préfet son -beau-frère, et qu'il voulait adresser à Napoléon lui-même. Pourtant en -approchant, sa hardiesse tombait peu à peu, et craignant de ne pas -oser, ou de ne pas savoir dire tout ce qu'il avait dans l'esprit, il -avait fait de sa conduite et de ses sentiments un exposé par écrit, -qui commençait à Fontainebleau et finissait à Lons-le-Saulnier. Il le -lut à son beau-frère, qui n'y trouva rien à reprendre, et il se rendit -chez Napoléon, cet exposé à la main, peu d'instants après son arrivée. - -[En marge: Entrevue de Napoléon avec le maréchal.] - -[En marge: Son adresse à empêcher le maréchal de dire ce qu'il -voulait.] - -[En marge: Napoléon et le maréchal affectent d'être plus contents l'un -de l'autre qu'ils ne le sont véritablement.] - -[En marge: Unanimité des militaires à désirer, en se donnant à -Napoléon, qu'il soit changé, et qu'il soit à la fois pacifique et -libéral.] - -Napoléon, avec sa profonde sagacité, avait deviné tout ce que le -maréchal serait tenté de lui dire, et il lui suffisait de ce qu'il -avait déjà entendu de plus d'une bouche, pour prévoir que Ney lui -apporterait à la fois des excuses et des remontrances. Or, il voulait -le dispenser des unes, et s'épargner les autres. Il vint à lui les -bras ouverts, en s'écriant: Embrassons-nous, mon cher maréchal.... -Puis Ney déployant son papier, il ne lui en laissa pas commencer la -lecture.--Vous n'avez pas besoin d'excuse, lui dit-il. Votre excuse, -comme la mienne, est dans les événements, qui ont été plus forts que -les hommes. Mais ne parlons plus du passé, et ne nous en souvenons que -pour nous mieux conduire dans l'avenir.--Après ces premiers mots, -Napoléon ne donnant pas au maréchal le temps de proférer une parole, -lui fit un exposé de la situation et de ses intentions qui ne laissait -rien à désirer, car il reconnaissait à la fois la nécessité de la paix -et d'une liberté suffisante, et paraissait résolu à concéder l'une et -l'autre. Il déclara qu'il acceptait le traité de Paris, qu'il l'avait -fait dire à Vienne, qu'il comptait sur cette communication et sur -l'intervention de Marie-Louise pour prévenir une nouvelle lutte avec -l'Europe, et que rendu à Paris, il réunirait les hommes les plus -éclairés pour se concerter avec eux sur les changements qu'il -convenait d'apporter aux constitutions impériales. Le maréchal aurait -voulu en vain ajouter quelque chose aux déclarations de Napoléon, car -elles comprenaient tout ce qui était désirable, et précisaient mieux -qu'il n'aurait pu le faire les besoins du moment. Pourtant il répéta à -sa manière tout ce qu'il venait d'entendre, afin de pouvoir au moins -se vanter de l'avoir dit, et Napoléon l'écouta sans peine, parce que -ce n'était que la répétition de ses propres pensées, précédemment -exprimées. L'entretien fut donc très-convenable. Néanmoins Ney, sans -avoir la finesse de son interlocuteur, comprit bien que celui-ci -n'avait pas voulu se laisser poser des conditions, et Napoléon avait -compris encore mieux qu'on avait voulu lui en faire. Ils furent donc -au fond moins satisfaits l'un de l'autre qu'ils n'affectaient de le -paraître. Ney en se retirant dit à tous les officiers et à son -beau-frère qu'il avait été très-content de l'Empereur, qui avait été -avec lui très-amical, et très-raisonnable. Ses camarades applaudirent -et déclarèrent qu'ils n'avaient rien à souhaiter, puisqu'ils -retrouvaient l'Empereur, et le retrouvaient corrigé par les -événements. Napoléon, de son côté, devinant aux airs de visage, aux -mots échappés, qu'on s'excusait de la violation de ses devoirs -militaires par la résolution hautement annoncée de lui mettre un -frein, feignit de ne pas s'en apercevoir, et affecta de se montrer -parfaitement content du maréchal. Toutefois, ce premier moment -d'effusion passé, il reprit peu à peu une certaine hauteur impériale -avec Ney, et lui donna rendez-vous à Paris, comme s'il n'avait pas eu -besoin de lui pour y entrer. - -[En marge: Départ de Napoléon d'Auxerre, et son entrée à Fontainebleau -le 20 mars au matin.] - -Le 19 au matin, toutes ses dispositions étant terminées et ses troupes -devant être rendues à Montereau, Napoléon quitta Auxerre pour se -mettre à leur tête. Vers la nuit il était à la lisière de la forêt de -Fontainebleau entouré de ses soldats. Là, on lui parla beaucoup des -mouvements de troupes qui se faisaient en avant de Paris; il n'en tint -compte, et s'enfonça dans la forêt suivi de quelques cavaliers. À -quatre heures du matin, 20 mars, il pénétra dans cette cour du château -de Fontainebleau, où onze mois auparavant (20 avril) il avait adressé -ses adieux à la garde impériale. Déjà un groupe de cavalerie, -déserteur de l'armée de Melun, s'y était transporté pour l'attendre. -En mettant le pied dans ce palais où avait fini le premier Empire, et -où semblait recommencer le second, son visage s'illumina d'un profond -sentiment de satisfaction. Cette revanche que lui accordait la fortune -était assurément bien éclatante, et dans ce grand esprit qui s'était -guéri à l'île d'Elbe de toutes les illusions (on en verra bientôt la -preuve), la joie fit taire un instant la prévoyance! - -[En marge: Les fausses espérances conçues par les royalistes -promptement dissipées.] - -[En marge: Leur désespoir, et leur penchant à émigrer de nouveau.] - -Cependant, la plus violente agitation régnait aux Tuileries. Les -espérances dont on s'était bercé n'avaient pas été de longue durée, et -tandis qu'il avait fallu au maréchal Soult trois mois pour se -discréditer, huit jours avaient suffi au ministre Clarke pour perdre -toute la confiance qu'on avait mise en lui. En apprenant la marche -triomphale de Napoléon à travers les populations de la Bourgogne, en -apprenant surtout la défection du maréchal Ney, on avait bientôt -reconnu que c'était puérilité d'attendre son salut d'un ministre de la -guerre quel qu'il fût, et on s'était livré à un complet désespoir. Les -royalistes violents n'avaient vu de ressource que dans une seconde -émigration à l'étranger, où ils espéraient trouver encore l'appui -qu'ils avaient obtenu à toutes les époques. En effet, si les nouvelles -de France étaient désolantes, celles de Vienne étaient rassurantes au -contraire, et on savait que le congrès réuni extraordinairement avait -fulminé contre Napoléon un véritable arrêt de mort. Malheureusement il -fallait aller chercher au dehors ce dangereux appui de l'étranger, qui -pouvait procurer quelque force matérielle, mais en en ôtant toute -force morale! - -[En marge: MM. Lainé et de Montesquiou persistent à conseiller les -concessions, mais les conseillent vainement.] - -On doit à M. Lainé, à M. de Montesquiou, à tous ceux enfin qui avaient -cru trouver le salut de la cause royale dans l'union de la dynastie -avec le parti libéral, la justice de reconnaître qu'ils ne -désespérèrent pas de leur politique, et que jusqu'au dernier jour ils -voulurent en essayer à leurs risques et périls, c'est-à-dire avec le -danger de tomber dans les mains de Napoléon, avant d'avoir pu opérer -la réconciliation désirée. MM. Lainé et de Montesquiou insistèrent -pour qu'on se livrât entièrement aux constitutionnels, qu'on les prît -pour ministres, qu'on mît M. de Lafayette à la tête de la garde -nationale, et qu'on opposât ainsi à Napoléon la Charte confiée aux -mains des libéraux. Les constitutionnels ratifièrent ces propositions -en s'offrant jusqu'au dernier instant, et le 19 mars au matin, M. -Benjamin Constant écrivit dans le _Journal des Débats_ un article de -la plus extrême violence contre Napoléon, déclarant pour les Bourbons -et pour la Charte une préférence formelle et irrévocable. - -[En marge: Déchaînement de la cour contre MM. de Montesquiou et de -Blacas.] - -[En marge: M. de Blacas accusé d'être la cause des irrésolutions du -Roi.] - -À cette heure, le conseil des ministres n'était presque plus le -conseil du Roi, car, ainsi qu'il arrive dans les jours de crise, une -foule d'empressés accouraient autour du gouvernement, forçaient ses -portes, se mêlaient à ses délibérations, et prétendaient conduire les -affaires presque autant que ceux qui en étaient responsables. Ces -moments sont ceux de la dissolution du pouvoir, car tout le monde -ordonne, personne n'obéit, et quand cet état se produit, on peut -affirmer que l'agonie commence. Les royalistes de diverses nuances -avaient envahi les deux ou trois étages des Tuileries; on les -rencontrait partout, se remuant, parlant, déclamant contre MM. de -Montesquiou et de Blacas, à qui on attribuait tout le mal. Le premier -était devenu un objet d'aversion depuis qu'il faisait entendre des -conseils de modération, et on disait que c'était un esprit léger, un -faux mérite, inventé et vanté par les femmes, et incapable de -supporter le fardeau du pouvoir. Le second avait aux yeux de ces -royalistes fougueux le tort d'être l'homme du Roi. On le considérait -comme la cause de l'inertie de Louis XVIII et de ses irrésolutions. -Les modérés eux-mêmes aussi bien que les immodérés s'en prenaient à -lui de n'être pas écoutés, lui reprochaient d'être en quelque sorte un -mur élevé autour de la royauté pour empêcher les saines inspirations -de lui parvenir, et il est certain que sa froide hauteur était bien -faite pour inspirer cette idée, quoiqu'en réalité il s'empressât de -transmettre exactement à Louis XVIII tout ce qu'il apprenait. Il faut -ajouter que dans les circonstances difficiles, c'est ordinairement aux -favoris, ou à ceux qui passent pour tels, qu'on s'en prend des -malheurs publics, et qu'on se venge de leur faveur en les accusant de -tout, même de ce qu'ils tâchent d'empêcher. - -[En marge: Le parti d'une prompte retraite prévaut.] - -[En marge: Partage d'avis entre les royalistes, sur le lieu où l'on -doit se retirer.] - -Le déchaînement contre ces deux personnages était donc extrême. M. de -Montesquiou, ne se déconcertant guère, persistait à soutenir le -système des concessions, tandis que M. de Blacas gardait un froid -silence. Les royalistes extrêmes s'obstinant à ne reconnaître au -gouvernement d'autre tort que celui de la faiblesse, regardaient les -concessions comme un redoublement de cette faiblesse qui ajouterait à -la déconsidération du pouvoir sans apporter aucune amélioration -sensible à l'état des choses. À leur avis il n'y avait plus qu'à -quitter Paris, et à se retirer à l'étranger, où l'on trouverait -l'appui de l'Europe, le seul sur lequel on pût désormais compter. Ils -se disaient avec une satisfaction à peine dissimulée que la coalition -punirait cette nation ingrate qu'on n'avait pas su gouverner, parce -qu'elle ne pouvait être menée que par une main de fer, celle de -Napoléon ou celle de l'Europe. Ils ajoutaient qu'on y gagnerait d'être -débarrassé de cette Charte, cause essentielle, à les en croire, des -nouveaux revers dont la légitimité était menacée. Le tort, à leurs -yeux, n'était pas de l'avoir mal observée, mais de l'avoir donnée. - -[En marge: M. de Vitrolles voudrait qu'on se retirât en Vendée, M. de -Montesquiou en Flandre, sans toutefois passer la frontière.] - -Pourtant, même entre royalistes violents, ils étaient loin de -s'entendre. Il y en avait, M. de Vitrolles tout le premier, auxquels -le recours à l'étranger répugnait profondément. Ils avaient éprouvé -récemment combien était importune l'influence de l'étranger, car cette -influence les avait empêchés de se livrer à toutes leurs passions, et -ils auraient bien voulu ne pas retomber dans sa dépendance. Pour y -échapper ils avaient imaginé un moyen, c'était, en sortant de Paris -(ce que les uns et les autres considéraient comme inévitable), de se -retirer non pas au nord, vers Lille ou Dunkerque, mais à l'ouest, vers -Angers, Nantes et la Rochelle, ce qui devait conduire en Vendée, au -milieu des vieux soldats du royalisme, qui depuis dix mois avaient -repris les armes. On se figurait qu'on réunirait là cinquante mille -soldats, lesquels, appuyés sur Nantes, la Rochelle, Bordeaux, recevant -des Anglais des secours en argent et en matériel, tiendraient assez -longtemps, attireraient une partie des forces de l'usurpateur, et -donneraient à l'Europe, sans apparence de complicité avec elle, le -temps de résoudre la question fondamentale entre le Rhin et la Seine. -Déjà M. le duc de Bourbon était parti pour Tours et Angers, et on ne -doutait pas qu'il ne parvînt à émouvoir profondément la Vendée. On -avait des nouvelles de Bordeaux, où M. le duc et madame la duchesse -d'Angoulême avaient excité de vifs élans d'enthousiasme, et on -regardait l'asile de l'Ouest comme aussi sûr qu'honorable, car enfin, -en admettant qu'on fût forcé dans cet asile, il restait la mer pour -s'enfuir, et retourner en Angleterre, d'où l'on était venu. - -[En marge: Violente altercation entre M. de Vitrolles et M. de -Montesquiou.] - -On pouvait sans doute faire valoir des raisons fort spécieuses en -faveur de ce plan, mais il y avait autant d'impopularité attachée à -l'appui des chouans qu'à celui de l'étranger, et entre ces deux -impopularités le choix était difficile. Aussi M. de Montesquiou, -devenu le contradicteur habituel de M. de Vitrolles, disait-il avec le -ton d'un homme importuné par de sots conseils: Eh! monsieur, le roi -des chouans ne sera jamais le roi des Français!--À quoi M. de -Vitrolles répondait que celui des Autrichiens, des Anglais et des -Russes, n'avait pas plus de chances de le devenir.--Ces deux -personnages en étaient arrivés à une telle antipathie réciproque, -qu'ils ne pouvaient plus souffrir la présence l'un de l'autre, et -étaient toujours prêts à en venir aux outrages, M. de Vitrolles -indiquant assez clairement qu'il regardait M. de Montesquiou comme un -abbé de cour, aussi impertinent que léger, M. de Montesquiou, à son -tour, qualifiant M. de Vitrolles de brouillon violent, aussi fatigant -que dangereux. - -[En marge: Louis XVIII incline à rester à Paris le plus longtemps -possible.] - -Le système des concessions étant écarté, M. de Montesquiou ne voyait -d'autre ressource que de se retirer vers la frontière du Nord, -Dunkerque ou Lille, de rester dans l'une de ces deux places sans -abandonner le sol français, et de laisser le duel de Napoléon avec -l'Europe se vider sans y prendre part. C'était le conseil que M. le -duc d'Orléans, que le maréchal Macdonald, que tous les hommes sages -avaient donné à Louis XVIII, s'il fallait, comme tout l'annonçait, -quitter la capitale et la livrer à Napoléon. Mais ce plan ne plaisait -pas plus au vieux monarque que celui de se réfugier en Vendée. Sortir -de Paris était pour la paresse de Louis XVIII une résolution -souverainement désagréable, et tout plan qui commençait par un -déplacement lui était odieux. Aller guerroyer dans la Vendée lui -semblait un parti d'aventuriers, qui ne convenait ni à son âge, ni à -sa santé, ni à sa dignité. Prendre une place forte pour asile ne lui -paraissait guère praticable, car il fallait d'abord une place prête à -se dévouer, secondement une garnison pour la bien défendre, et les -trois ou quatre mille cavaliers auxquels allait se réduire la maison -militaire lorsqu'on abandonnerait Paris, n'étaient pas une garnison -suffisante pour une ville comme Lille, dont la défense exigeait au -moins douze ou quinze mille hommes de la meilleure infanterie. Enfin -être assiégé dans une forteresse, pour finir par se rendre, était à -ses yeux un sort assez ridicule. - -Ce qui lui agréait le plus, c'était Paris, et, à défaut de Paris, -Londres. Or, avec cette disposition à l'inertie, rester aux Tuileries -jusqu'à la dernière extrémité, était au fond sa résolution secrète, -car il augurait mal d'une nouvelle émigration.--La première fois, -disait-il, on nous a bien reçus, parce qu'on imputait nos revers à la -grande et irrésistible catastrophe de la Révolution; mais, cette fois, -on les imputera à notre maladresse, et on nous traitera comme des gens -malhabiles et des hôtes importuns.--Il voulait donc attendre jusqu'à -la dernière heure, en laissant tout proposer sans rien accueillir, en -laissant à M. de Blacas la tâche ingrate d'opposer objection sur -objection aux propositions qui lui déplaisaient. - -[En marge: Projet du maréchal Marmont de fortifier les Tuileries, et -d'y supporter un siége.] - -[En marge: Railleries de Louis XVIII à l'égard de ce projet.] - -Au milieu de cette cour en tumulte, où les auteurs de projets -rencontraient tantôt le regard distrait et ironique du Roi, tantôt les -sèches négations de M. de Blacas, il y avait un personnage qui n'était -pas capable de se tenir tranquille en une conjoncture aussi grave, -c'était le maréchal Marmont. Léger, vain, agité, grand faiseur -d'embarras comme de coutume, appelé à commander la maison du Roi en -cette occasion, et du reste le méritant par sa rare bravoure, il -voulait lui aussi sauver le Roi, et prétendait en avoir trouvé le -moyen. Se heurtant dans les mouvements qu'il se donnait, contre la -froideur peu accueillante de M. de Blacas, il avait conçu pour ce -ministre la haine la plus vive, et sans se ranger précisément avec les -exagérés, il criait avec eux contre lui, et attribuait à son influence -tous les maux de la royauté. Il avait poussé l'imprudence jusqu'à -proposer à M. de Vitrolles d'enlever M. de Blacas pour l'éloigner du -Roi, de s'emparer ensuite du gouvernement, et de sauver la monarchie -sans M. de Blacas, et même sans le Roi. Son plan, lorsque lui et M. -de Vitrolles se seraient saisis du pouvoir, consistait à fortifier les -Tuileries, à y amasser des vivres et des munitions, à s'y enfermer -avec tous les royalistes fidèles, à y attendre Napoléon, et à lui -opposer l'embarras, sans doute assez grand, d'assiéger un vieux roi -dans son palais, de l'y bombarder peut-être au milieu de l'indignation -universelle. M. de Vitrolles avait répondu que le temps des -enlèvements de favoris était passé avec les favoris eux-mêmes, que M. -de Blacas ne l'était pas, et qu'on donnerait, sans sauver le Roi, un -spectacle aussi odieux que ridicule. Louis XVIII ayant reçu du -maréchal Marmont la confidence de la seconde partie de son plan, lui -avait répondu d'un ton peu flatteur: Vous me proposez la chaise -curule; cette idée est au moins aussi vieille que toutes celles qu'on -reproche à mes pauvres émigrés.-- - -Dans toute situation désespérée on a volontiers recours aux -empiriques, et on s'adressa une dernière fois à M. Fouché, pour en -obtenir, à défaut de son concours, au moins un bon conseil, car, ainsi -que nous l'avons dit, entre la confusion de recourir à un régicide, ou -celle de faire des concessions aux constitutionnels, on aimait mieux -la première. - -[En marge: Derniers conseils demandés à M. Fouché.] - -On chargea donc M. Dambray de voir M. Fouché, et de l'entretenir au -nom de Louis XVIII. M. Fouché avait un tel goût d'intrigue, qu'engagé -contre les Bourbons jusqu'à pousser lui-même les frères Lallemand à -entreprendre leur folle tentative, il avait plaisir encore à -rencontrer le chancelier de Louis XVIII, à écouter des propositions et -à y répondre. M. Dambray ayant au nom du Roi demandé à M. Fouché son -opinion et ses conseils, ce qui indiquait assez qu'on serait prêt à -accepter son concours, il dit, ce que tout le monde savait, qu'il -était trop tard; que le mouvement était donné, que l'armée le suivrait -jusqu'au dernier homme; que Napoléon serait à Paris avant huit jours, -qu'il n'y avait donc plus qu'à se retirer, et à mettre la royauté hors -d'atteinte, afin d'attendre en sûreté les événements ultérieurs. M. -Dambray s'étant récrié contre des prophéties aussi désolantes, et -ayant paru dire que M. Fouché ne prévoyait si facilement de telles -extrémités que parce qu'au fond il les désirait peut-être, celui-ci, -avec un mélange d'imprudence et de vanité sans pareilles, lui -répondit, que pour son compte, il éprouvait du retour de Napoléon -autant de chagrin que les royalistes eux-mêmes, qu'il détestait -Napoléon et en était détesté, mais qu'il se résignait à une épreuve -devenue inévitable; que si les Bourbons avaient pris ses conseils -moins tardivement, il leur aurait épargné à eux et à la France cette -nouvelle et dangereuse crise, mais qu'il n'était plus temps d'y -échapper; que pour la traverser heureusement, il fallait même s'y -prêter, qu'ainsi on ne devrait pas être étonné, si dans quelques jours -lui, duc d'Otrante, devenait ministre de Napoléon, qu'il le -deviendrait pour échapper à sa tyrannie et en accélérer la chute; que -c'était vers cette voie de salut qu'il avait les yeux fixés, et -qu'alors peut-être débarrassé de ce fou dangereux, il pourrait en -faveur des Bourbons ce qu'il ne pouvait pas aujourd'hui. - -[En marge: Cynisme de ce personnage.] - -[En marge: Voyant qu'on ne peut conquérir M. Fouché, on se décide à le -faire arrêter.] - -[En marge: Son évasion.] - -On ne sait de quoi il faut le plus s'étonner, ou du cynisme de tels -aveux, ou de l'imprudence de telles confidences, ou de la puérilité -d'un orgueil qui croyait prévoir et dominer les événements de si loin. -M. Dambray se laissa prendre à tous ces faux semblants de politique -profonde, et quitta son interlocuteur, consterné et écrasé par sa -prétendue supériorité. Il en fit part au Roi et au comte d'Artois, qui -furent fâchés, le dernier surtout, de s'être adressés si tard au génie -de M. Fouché. Cependant son refus de répondre aux avances de la cour -parut suspect, et on se dit que puisqu'il repoussait des ouvertures -qui étaient des offres véritables, c'est qu'il était résolûment engagé -avec l'ennemi. Ne l'ayant pas pour soi, il fallait l'annuler, et pour -cela s'emparer de sa personne. La police violente de M. de Bourrienne -ne pouvait être détournée d'un tel acte, ni par son bon sens ni par -ses scrupules, et elle envoya des agents pour arrêter le duc -d'Otrante. C'était une extravagance inutile, qu'en tout cas il ne -fallait pas essayer sans réussir. Mais M. Fouché qui, en se mêlant à -tout, avait au moins l'esprit de s'attendre à tout, s'était ménagé une -retraite dans l'hôtel de la reine Hortense, contigu au sien, et en -prétextant auprès des agents qui venaient l'arrêter le besoin de -s'éloigner quelques minutes, il leur échappa par son jardin. - -[En marge: En apprenant l'entrée de Napoléon à Fontainebleau, Louis -XVIII se décide à quitter Paris.] - -[En marge: Il donne sa confiance au maréchal Macdonald, et lui remet -le soin de préparer son départ.] - -[En marge: Précautions prises par le maréchal.] - -Cette aventure eût fort prêté à rire, si la situation eût été moins -grave. Le 19 au matin, la nouvelle étant parvenue que Napoléon allait -être à Fontainebleau, le moment extrême que Louis XVIII s'était -assigné pour prendre un parti, était évidemment arrivé. Avec ses -opinions et ses goûts, il n'avait guère à choisir. Il était trop -tard, en effet, pour recourir au parti constitutionnel, dont il -connaissait peu les principaux chefs, et auxquels, lors même qu'il se -serait fié à eux, il n'aurait pu se livrer qu'en excitant la colère de -son parti à un point qui dépassait son courage. Il jugeait ridicule le -projet du maréchal Marmont de braver un siége dans les Tuileries; il -trouvait le projet de M. de Vitrolles de se réfugier en Vendée, digne -de M. le comte d'Artois, et pour lui c'était tout dire. Il ne lui -restait donc qu'à se retirer sur la frontière du Nord, sans la -franchir. Ce dernier projet qui était celui du duc d'Orléans et du -maréchal Macdonald, était plus conforme à son esprit de sagesse, et il -le préférait de beaucoup à tous les autres. M. le duc d'Orléans -s'était rendu en Flandre. Le maréchal Macdonald, destiné à commander -l'armée de Melun, sous le duc de Berry, était à Paris, et Louis XVIII -avait conçu pour sa prudence, son sang-froid, sa loyauté, une grande -estime. Il l'avait appelé auprès de lui, afin d'avoir son avis. Le -maréchal, occupé à former l'armée de Melun, avait déclaré au Roi que -cette armée ne lui inspirait aucune confiance, que la maison -militaire, dévouée, brave, mais inexpérimentée, ne tiendrait pas deux -heures contre les troupes impériales; que les bataillons volontaires -de la garde nationale étaient presque nuls en nombre; qu'enfin les -troupes de ligne passeraient à l'ennemi dès qu'on serait à portée de -canon. Leurs dispositions étaient même si peu rassurantes, que le -maréchal n'avait pas encore osé les réunir à Melun, de peur, en les -assemblant, de faire éclater leurs sentiments secrets. Aussi n'y -avait-il envoyé que les officiers à la demi-solde, formés en -bataillons d'élite par le maréchal Soult, lesquels tenaient déjà les -plus affreux propos, et menaçaient à chaque instant de s'insurger. De -ce sincère exposé des choses, le maréchal avait conclu qu'il fallait -se retirer à Lille, s'y enfermer, et y attendre le résultat de la -lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire rétabli. Le Roi -avait trouvé l'avis du maréchal fort sensé, et s'y était complétement -rallié. Seulement il ne croyait pas qu'il fût plus facile de tenir à -Lille qu'à Paris, et son penchant était de regagner tout simplement -l'asile d'Hartwell, où il avait goûté pendant six ans un parfait -repos, et où il craignait d'être obligé de finir sa vie, grâce aux -fautes de ses amis et de son frère. Au surplus, comme Lille était le -chemin de Londres, et comme après tout, rester à la frontière, si on -le pouvait, valait mieux évidemment, il adopta le plan du maréchal, et -lui ordonna d'en préparer l'exécution. Mais une inquiétude le -préoccupait, et le maréchal ne laissait pas de la partager dans une -certaine mesure. La mémoire, cette dangereuse faculté des Bourbons, -lui rappelait que Louis XVI, cherchant à fuir, avait été arrêté à -Varennes, et ramené de force à Paris. Il craignait donc qu'une émeute -populaire, excitée par les gens des faubourgs et par les officiers à -la demi-solde, n'arrêtât sa voiture, et ne l'empêchât de partir. -Entrant dans ses craintes, le maréchal convint avec lui d'envoyer les -troupes à Villejuif, sous prétexte de leur formation en corps d'armée, -et après s'être débarrassé de leur présence de réunir la maison -militaire dans le Champ-de-Mars, sous le prétexte, également fort -plausible, de la passer en revue, de conduire la famille royale au -milieu d'elle, puis de franchir brusquement la Seine, de prendre le -chemin de la Révolte, et de gagner par Saint-Denis la route du Nord. -Le Roi tomba d'accord de tous ces détails avec le maréchal Macdonald, -ne dit rien de ses projets au maréchal Marmont, de l'indiscrétion -duquel il se défiait, et ne donna à ce dernier d'autres ordres que de -tenir la maison militaire toujours sur pied, et prête à partir pour -aller combattre. - -Les choses en étaient arrivées à ce point dans la matinée du 19, que -personne ne songeait plus à contredire, à présenter des projets, et -qu'avec la perspective de voir Napoléon entrer dans Paris sous -vingt-quatre heures, chacun ne pensait qu'à se dérober à sa férocité, -qu'on se figurait d'après la haine qu'on lui portait. Louis XVIII -était donc débarrassé de ses contradicteurs, et quant à son frère le -comte d'Artois, à son neveu le duc de Berry, l'évidence du danger ne -leur permettait plus d'avoir un avis autre que le sien. Tout fut donc -disposé en grand secret le 19 au matin, pour partir dans la journée ou -dans la nuit, lorsqu'on n'aurait plus aucun doute sur l'approche de -Napoléon. - -[En marge: Moyens employés pour se procurer des fonds.] - -[En marge: Distributions faites aux principaux personnages de la -cour.] - -[En marge: M. de Vitrolles chargé d'aller organiser un gouvernement -royal dans le Midi.] - -Conformément au projet adopté, le maréchal Macdonald achemina -immédiatement les troupes sur Villejuif, dirigea sur Vincennes les -volontaires royaux commandés par M. de Viomesnil, et annonça qu'il se -rendrait avec les princes à Villejuif pour y prendre le commandement -de l'armée. Ces bruits avaient pour but de tromper le gros du public, -mais on ne dissimula guère aux gens de la cour qu'il fallait se -préparer à quitter Paris. Aussi toute la journée fut-elle remplie de -départs individuels. On avait besoin d'argent, et avec un ministre -aussi scrupuleux que M. Louis, s'en procurer était difficile. -Cependant on parvint à y pourvoir par des moyens parfaitement -réguliers. On n'avait pas encore disposé du domaine extraordinaire, -qui était administré par la liste civile. Il s'y trouvait pour près de -six millions en actions de la Banque, que depuis plusieurs jours on -avait eu soin de faire vendre. La liste civile s'en constitua -débitrice envers le trésor extraordinaire, et elle les réalisa en or -et en argent. Comme on était au commencement de l'année, la liste -civile qui était considérable, pouvait prendre une avance de plusieurs -millions, et de la sorte on s'en procura encore 5 ou 6, ce qui faisait -un total de 11 ou 12. On en confia 4 au trésorier de la maison -militaire, et 3 environ à M. de Blacas pour les dépenses de la maison -civile. Quelques millions furent distribués entre les princes, les -principaux seigneurs de la cour et les généraux accompagnant la -famille royale[5]; puis, ce qui n'était pas aussi régulier, on plaça -dans des fourgons les diamants de la couronne, pour les emporter à la -suite de la royauté fugitive. Politiquement on croyait n'avoir rien à -ordonner, et on n'ordonna rien. On se contenta de prescrire aux -ministres de suivre le Roi, mais on ne fit aucune communication aux -Chambres. Seulement M. le duc d'Angoulême et madame la duchesse -d'Angoulême se trouvant dans le Midi, où se manifestait beaucoup de -zèle en faveur de la cause royale, le duc de Bourbon de son côté étant -parti pour la Vendée, il fut convenu que M. de Vitrolles, qui avait -toujours paru compter beaucoup sur les provinces de l'Ouest, s'y -rendrait afin de servir de ministre responsable soit à M. le duc -d'Angoulême, soit à M. le duc de Bourbon, et essayerait d'y former -sous l'autorité de ces princes un gouvernement particulier à ces -contrées. Il était porteur des pouvoirs du Roi, et devait s'acheminer -vers le Midi au moment où la famille royale prendrait la route du -Nord. - -[Note 5: Le compte de ces sommes, très-régulièrement présenté, existe -aux archives de l'Empire.] - -Pendant toute cette journée du 19 une foule inquiète, curieuse, et -visiblement bienveillante, remplit la place du Carrousel, regardant -les voitures qui entraient et sortaient, et se doutant par les départs -qu'on avait remarqués dans le faubourg Saint-Germain, qu'il s'en -accomplirait bientôt un plus important aux Tuileries. Cette foule, -bien que dans ses rangs il se cachât plus d'un officier à la -demi-solde venu pour observer ce qui se passait, témoignait un intérêt -véritable pour la famille royale, et criait de temps en temps _Vive le -Roi!_ Dans cette même journée, M. Lainé vint au nom du parti -constitutionnel renouveler une dernière fois l'offre de faire une -tentative de résistance, en mettant M. de Lafayette à la tête de la -garde nationale. On l'accueillit avec politesse, mais sans lui -annoncer le prochain départ de la cour, et en laissant voir que pour -tout projet il était trop tard. Dans l'après-midi le Roi, d'accord -avec le maréchal Macdonald, voulut faire une première sortie pour -sonder les dispositions du peuple, et voir s'il aurait la liberté de -quitter la capitale. Le maréchal Marmont avait reçu ordre de réunir la -maison militaire au Champ-de-Mars, ce qui, prescrit à l'improviste, -n'avait pu être exécuté que partiellement. Pourtant le gros de la -maison militaire avait répondu à l'appel, et il était convenu que le -Roi, sous prétexte d'aller la passer en revue, sortirait des -Tuileries, y rentrerait si tout lui semblait paisible, et au contraire -si l'aspect de la foule était inquiétant, franchirait la Seine sur le -pont d'Iéna, traverserait le bois de Boulogne, et gagnerait la route -de Saint-Denis en ordonnant à ses gardes du corps de le suivre. - -Il sortit en effet entre deux et trois heures, trouva la foule du -Carrousel curieuse, mais paisible, affectueuse même, et s'ouvrant avec -respect pour le laisser passer. Il se rendit au Champ-de-Mars, aperçut -partout le plus grand calme, et rentra aux Tuileries, dans l'intention -de ne partir que dans la soirée même, ce qui lui donnait un peu plus -de temps pour ses préparatifs. - -[En marge: Départ de Louis XVIII le 19 au soir.] - -Vers la fin du jour, on sut que Napoléon s'était porté sur -Fontainebleau, et on ne douta plus de son entrée à Paris le lendemain. -En conséquence, on résolut de ne plus différer le départ. Vers onze -heures, la foule des curieux s'étant peu à peu dispersée, on ferma les -grilles des Tuileries, et toute la famille royale monta en voiture. -Elle se dirigea sur Saint-Denis, sans rencontrer ni résistance ni -curiosité, car à cette heure les rues de la capitale étaient -entièrement désertes. Le maréchal Macdonald ordonna aux troupes qui -n'étaient point encore parties pour Villejuif de prendre le chemin de -Saint-Denis, n'ayant pas du reste la moindre espérance de les -soustraire à la contagion et de les conserver à la royauté. À minuit, -on traversa Saint-Denis, sans avoir essuyé d'autre accident que -quelques cris inconvenants d'un bataillon d'officiers à la demi-solde, -acheminé dans cette direction. Ainsi, après onze mois, l'infortunée -famille des Bourbons, moins par ses fautes que par celles de ses amis, -prenait une seconde fois la route de l'exil! - -[En marge: Ignorance du public le 20 mars au matin.] - -Le lendemain, 20 mars, lorsque le jour vint éclairer la solitude des -Tuileries, une grande anxiété régna parmi les curieux, accourus comme -la veille pour savoir ce qui se passait. On voyait encore des -domestiques en livrée, mais on ne découvrait pas un officier, pas un -garde du corps, et on remarquait seulement les postes de la garde -nationale placés en dehors comme de coutume. Le drapeau blanc flottait -toujours sur le dôme principal, quelques cris plus rares de _Vive le -Roi!_ se faisaient entendre, mais ceux de _Vive l'Empereur!_ quoiqu'il -y eût là beaucoup d'officiers à la demi-solde, n'osaient pas se -produire. Bientôt le fatal secret finit par se répandre, et remplit -Paris en un clin d'oeil. Les personnages principaux des partis, -informés les premiers, coururent se le communiquer les uns aux autres, -les royalistes avec désespoir, les constitutionnels avec dépit d'avoir -été leurrés et inutilement compromis, les chefs du parti bonapartiste -avec une joie bien naturelle, car depuis l'arrestation manquée de M. -Fouché ils avaient vécu dans des inquiétudes continuelles, et, en ce -moment encore, ils ne pouvaient se défendre d'une sorte de crainte, -car tant que Napoléon n'était pas aux Tuileries, rien ne leur -paraissait décidé. Quelques-uns se rendirent chez le vieux Cambacérès, -pour lui demander ce qu'il fallait faire. Il leur recommanda -expressément de ne devancer en rien les volontés de Napoléon, qui ne -saurait gré à personne d'avoir voulu agir avant lui et sans lui. Comme -on lui parlait des caisses publiques, des postes, de tout ce qu'il -importait enfin de sauver d'un désordre populaire, Ne vous en mêlez -pas, disait-il, tout vaut mieux que de chercher à suppléer l'autorité -de l'Empereur.--C'était là le vieil Empire, mais le nouveau n'y -pourrait guère ressembler. - -[En marge: M. Lavallette envoie un courrier à Napoléon pour lui -apprendre le départ de la cour.] - -M. Lavallette voulut cependant aller aux postes, qu'il avait -administrées si longtemps, uniquement pour avoir des nouvelles, ne -sachant pas qu'il allait ainsi préparer l'arrêt de mort qui devait le -frapper plus tard. Les employés, en le voyant, l'entourèrent, le -supplièrent de se mettre à leur tête, et M. Ferrand, le directeur des -postes pour le compte de Louis XVIII, lui demanda avec instance de le -remplacer, et de lui délivrer à lui-même un permis pour obtenir des -chevaux. Ce vieux royaliste, persuadé que les Bourbons avaient -succombé non par leurs fautes mais par une conspiration, croyait en -voir l'accomplissement dans l'apparition de M. Lavallette, pourtant -bien accidentelle. M. Lavallette, étranger à toute conspiration, même -à la petite échauffourée des frères Lallemand, se borna à faire partir -un courrier pour Fontainebleau, afin de prévenir Napoléon de -l'évacuation des Tuileries. - -[En marge: Les officiers à la demi-solde accumulés à Paris font -arborer le drapeau tricolore aux Tuileries.] - -[En marge: Tous les grands de l'Empire s'y rendent pour recevoir -Napoléon.] - -À la nouvelle de cette évacuation, les jeunes officiers qui depuis un -an remplissaient Paris de leurs propos et de leur opposition, -s'étaient transportés à la place du Carrousel au nombre de quelques -mille. Le général Exelmans y avait paru des premiers. Après avoir -examiné pendant quelque temps ce palais silencieux et désert, sur -lequel le drapeau blanc continuait de flotter, ils y pénétrèrent, -trouvèrent les domestiques pressés de leur en ouvrir les portes, -firent abattre le drapeau blanc et arborer le drapeau tricolore au -milieu de la joie des assistants. On se répandit ensuite dans Paris -pour chercher les anciens ministres, les anciens dignitaires de -l'Empire, MM. de Bassano, de Rovigo, Decrès, Mollien, Gaudin, la reine -Hortense et l'ancienne reine d'Espagne, femme de Joseph. En un instant -le palais fut rempli des serviteurs de l'Empire, attendant leur maître -avec impatience. Un grand nombre de militaires de tous grades étaient -allés à sa rencontre sur la route de Fontainebleau. - -Napoléon, en effet, parvenu dans la nuit à Fontainebleau, s'y était -reposé quelques heures pour attendre sa cavalerie; bientôt il avait -reçu le courrier de M. Lavallette, et avait vu M. de Caulaincourt -lui-même accourir dans la première voiture de poste qu'il avait pu se -procurer. Napoléon avait serré dans ses bras ce fidèle serviteur, et -l'avait tenu longtemps pressé sur son coeur. Il résolut de partir -sur-le-champ, et d'entrer le jour même à Paris, pour s'emparer du -gouvernement sans aucun retard. D'ailleurs le 20 mars était le jour -de la naissance de son fils, et il avait la superstition des -anniversaires, superstition ordinaire chez ceux qui ont beaucoup -demandé à la fortune, et en ont beaucoup obtenu. - -[En marge: Marche de Napoléon de Fontainebleau à Paris.] - -[En marge: Son arrivée aux Tuileries le 20 mars à neuf heures du -soir.] - -Après avoir donné quelques ordres relatifs à la marche de ses troupes, -il quitta Fontainebleau à deux heures, en voiture de poste, ayant avec -lui M. de Caulaincourt, et ses fidèles compagnons Bertrand et Drouot. -Près de Villejuif il vit venir à lui la plupart des troupes destinées -à former l'armée de Melun. L'état-major de cette armée s'était, comme -nous l'avons dit, dirigé sur Saint-Denis. Les soldats étaient donc -sans chefs, et il n'en était que plus facile pour eux de se livrer à -leurs sentiments. Napoléon, après avoir reçu les témoignages de leur -enthousiasme, continua son voyage, escorté par une foule d'officiers à -cheval, appartenant à tous les régiments. Cette foule retardant sa -marche, il n'entra dans Paris que vers les neuf heures du soir. Il -suivit le boulevard extérieur jusqu'aux Invalides, pour éviter les -rues étroites du centre de la capitale, puis il remonta les quais -jusqu'au guichet des Tuileries. Le peuple de Paris ignorait son -arrivée, et il n'y eut d'autres témoins de cette étrange et -prodigieuse restauration impériale, que quelques curieux et la masse -des officiers réunis sur la place du Carrousel. - -[En marge: Scène de son entrée.] - -[En marge: Vive émotion qu'il éprouve.] - -La voiture pénétra dans la cour du palais, sans qu'on sût d'abord ce -qu'elle contenait. Mais une minute suffit pour qu'on en fût informé. -Alors Napoléon, arraché des mains de MM. de Caulaincourt, Bertrand, -Drouot, fut porté dans les bras des officiers à la demi-solde, en -proie à une joie délirante. Un cri formidable de _Vive l'Empereur!_ -avait averti la foule des hauts fonctionnaires qui remplissaient les -Tuileries. Elle se précipita aussitôt vers l'escalier, et formant un -courant contraire à celui des officiers qui montaient, il s'engagea -une sorte de conflit presque alarmant, car on faillit s'étouffer, et -étouffer Napoléon lui-même. On le porta ainsi au sommet de l'escalier, -en poussant des cris frénétiques, et lui, pour la première fois de sa -vie ne pouvant dominer l'émotion qu'il éprouvait, laissa échapper -quelques larmes, et, déposé enfin sur le sol, marcha devant lui sans -reconnaître personne, abandonnant ses mains à ceux qui les serraient, -les baisaient, les meurtrissaient de leurs témoignages. - -Après quelques instants il recouvra ses sens, reconnut ses plus -fidèles serviteurs, les embrassa, puis, sans prendre un moment de -repos, s'enferma avec eux pour composer un gouvernement. - -[En marge: Caractères et causes de la révolution du 20 mars 1815.] - -Ainsi en vingt jours, du 1er au 20 mars, s'était accomplie cette -étrange prophétie que l'aigle impériale _volerait sans s'arrêter de -clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame_! Rien dans la -destinée de Napoléon n'avait été plus extraordinaire, ni plus -difficile à expliquer en apparence, quoique extrêmement facile à -expliquer en réalité. Les infortunés Bourbons qui s'en allaient, -imputaient cette révolution non pas à leurs fautes, mais à une immense -conspiration, qui, à les en croire, embrassait la France entière. Or, -de conspiration il n'y en avait pas, comme on l'a vu. À la vérité il -avait existé un projet insignifiant de quelques jeunes officiers, -dupes de M. Fouché, projet qui avait si peu d'importance, que mis à -exécution avec le puissant encouragement du débarquement de Napoléon, -il avait complétement échoué. Mais ce projet n'avait eu aucun lien -réel avec l'île d'Elbe, puisque M. de Bassano qui le connaissait sans -s'y être associé, avait envoyé à Napoléon l'avis du mécontentement -public, sans même y ajouter un conseil. Napoléon, peu influencé par -cette communication, s'attendant à être prochainement enlevé de l'île -d'Elbe, à voir ses compagnons d'exil périr d'ennui ou de misère sous -ses yeux, et croyant le congrès dissous, s'était décidé à partir, mû -surtout par son activité dévorante, par son audace extraordinaire, et -comptant pour traverser la mer sur sa fortune, et pour traverser -l'intérieur de la France sur tous les sentiments que les Bourbons -avaient froissés. Toute la profondeur de sa conception avait consisté -à juger d'une manière sûre, que le sentiment national représenté par -l'armée, que les sentiments de quatre-vingt-neuf représentés par le -peuple des campagnes et des villes, éclateraient à sa vue, que dès -lors moyennant un premier danger vaincu, il entraînerait à sa suite le -peuple et l'armée, et arriverait d'un trait à Paris suivi des soldats -envoyés pour le combattre. Il s'était donc embarqué avec sa foi -accoutumée dans son étoile, avait heureusement traversé la mer, avait -débarqué sans difficulté sur une côte gardée à peine par quelques -douaniers, puis entre deux routes, celle des Alpes semée d'obstacles -physiques, celle du littoral semée d'obstacles moraux, avait préféré -la première, et trouvant à La Mure un bataillon qui hésitait, l'avait -décidé en lui découvrant hardiment sa poitrine. Ce jour-là la France -avait été conquise, et Napoléon était remonté sur son trône! Ainsi un -acte de clairvoyance consistant à lire dans le coeur de la France -blessée par l'émigration, un acte d'audace consistant à entraîner un -bataillon qui hésitait entre le devoir et ses sentiments, étaient, -avec les fautes des Bourbons, les vraies causes de cette révolution -étrange, et bien ordinaire, disons-le, tout extraordinaire qu'elle -puisse paraître! Était-il possible en effet que l'ancien régime et la -Révolution, replacés en face l'un de l'autre en 1814, se trouvassent -en présence sans se saisir encore une fois corps à corps, pour se -livrer un dernier et formidable combat? Assurément non, et une -nouvelle lutte entre ces deux puissances était inévitable. Napoléon, -il est vrai, en s'y mêlant, lui donnait des proportions européennes, -c'est-à-dire gigantesques. Sans lui cette lutte aurait été peut-être -moins prompte; peut-être aussi n'aurait-elle point provoqué -l'intervention de l'étranger, et dans ce cas il faudrait regretter à -jamais qu'étant inévitable, elle eût été aggravée par sa présence. -Mais ce point est fort douteux, et probablement l'étranger en voyant -les Bourbons renversés par les régicides, n'aurait pas été moins tenté -d'intervenir qu'en voyant apparaître le visage irritant du vainqueur -d'Austerlitz! - -[En marge: Profond chagrin des gens éclairés.] - -Quoi qu'il en soit, au milieu de la joie délirante des uns, de la -consternation naturelle des autres, les patriotes éclairés qui -auraient souhaité que la liberté modérée s'interposant entre l'ancien -régime et la Révolution, fît aboutir leur dernier conflit à des luttes -paisibles et légales, et que ce conflit ne devînt pas un dernier duel -à mort entre la France et l'Europe, devaient être profondément -attristés. Aussi la bourgeoisie, comprenant de ces patriotes plus -qu'aucune autre classe, sans regretter les émigrés, sans repousser -Napoléon qui lui plaisait par sa gloire, était incertaine, inquiète, -sans larmes dans les yeux, sans joie au visage, et à peine curieuse, -tant elle prévoyait de tristes choses qu'elle avait déjà vues, et qui -l'alarmaient profondément. Les événements devaient bientôt justifier -ses pressentiments douloureux! - - -FIN DU LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME. - - - - -LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME. - -L'ACTE ADDITIONNEL. - - Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers - entretiens. -- Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du - 20 mars. -- Le prince Cambacérès provisoirement chargé de - l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au - ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le - général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui - des affaires étrangères, etc.... -- Le comte de Lobau nommé - commandant de la première division militaire, avec mission de - rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque - tous traverser la capitale. -- Le 21 mars au matin Napoléon se - met à l'oeuvre, et se saisit de toutes les parties du - gouvernement. -- Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès - pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le Rhin? -- - Raisons péremptoires contre une telle résolution. -- Napoléon - prend le parti de s'arrêter, et d'organiser ses forces - militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base du traité - de Paris. -- Ordre au général Exelmans de suivre avec trois mille - chevaux la retraite de la cour fugitive. -- Séjour de Louis XVIII - à Lille. -- Accueil froid mais respectueux des troupes. -- - Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux. - -- Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à Dunkerque et - de s'y établir. -- Louis XVIII approuve d'abord cet avis, puis - change de résolution et se retire à Gand. -- Les troupes et les - maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant de le - suivre au delà. -- Licenciement de la maison militaire. -- - Pacification du nord et de l'est de la France. -- Courte - apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa prompte retraite en - Angleterre. -- La politique des chefs vendéens est d'attendre la - guerre générale avant d'essayer une prise d'armes. -- Madame la - duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où la population paraît - disposée à la soutenir. -- Le général Clausel chargé de ramener - Bordeaux à l'autorité impériale. -- M. de Vitrolles essaie - d'établir un gouvernement royal à Toulouse. -- Voyage de M. le - duc d'Angoulême à Marseille. -- Ce prince réunit quelques - régiments pour marcher sur Lyon. -- Les troubles du Midi - n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la France comme - définitivement pacifiée par le départ de Louis XVIII. -- Tout en - affichant les sentiments les plus pacifiques Napoléon, certain - d'avoir la guerre, commence ses préparatifs militaires sur la - plus grande échelle. -- Son plan conçu et ordonné du 25 au 27 - mars. -- Formation de huit corps d'armée, sous le titre de corps - d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris, destinés à agir - les premiers. -- Reconstitution de la garde impériale. -- Pour ne - pas recourir à la conscription Napoléon rappelle les semestriers, - les militaires en congé illimité, et se flatte de réunir ainsi - 400 mille hommes dans les cadres de l'armée active. -- Il se - réserve de rappeler plus tard la conscription de 1815, pour - laquelle il croit n'avoir pas besoin de loi. -- Les officiers à - la demi-solde employés à former les 4e et 5e bataillons. -- - Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes nationales d'élite - afin de leur confier la défense des places et de quelques - portions de la frontière. -- Création d'ateliers extraordinaires - d'armes et d'habillements, et rétablissement du dépôt de - Versailles. -- Armement de Paris et de Lyon. -- La marine appelée - à contribuer à la défense de ces points importants. -- Après - avoir donné ces ordres, Napoléon expédie quelques troupes au - général Clausel pour soumettre Bordeaux, et envoie le général - Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du duc d'Angoulême. - -- Réception, le 28 mars, des grands corps de l'État. -- - Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la promesse de - maintenir la paix, et de modifier profondément les institutions - impériales. -- Prompte répression des essais de résistance dans - le Midi. -- Entrée du général Clausel à Bordeaux, et embarquement - de madame la duchesse d'Angoulême. -- Arrestation de M. de - Vitrolles à Toulouse. -- Campagne de M. le duc d'Angoulême sur le - Rhône. -- Capitulation de ce prince. -- Napoléon le fait - embarquer à Cette. -- Soumission générale à l'Empire. -- - Continuation des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9e - corps. -- État de l'Europe. -- Refus de recevoir les courriers - français, et singulière exaltation des esprits à Vienne. -- - Déclaration du congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis - hors la loi des nations. -- Cette déclaration envoyée par - courriers extraordinaires sur toutes les frontières de France. -- - On enlève le Roi de Rome à Marie-Louise, et on oblige cette - princesse à se prononcer entre Napoléon et la coalition. -- - Marie-Louise renonce à son époux, et consent à rester à Vienne - sous la garde de son père et des souverains. -- En apprenant le - succès définitif de Napoléon et son entrée à Paris, le congrès - renouvelle l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars. -- Le - duc de Wellington, quoique sans instructions de son gouvernement, - ne craint pas d'engager l'Angleterre, et signe le traité du 25 - mars. -- Plan de campagne, et projet de faire marcher 800 mille - hommes contre la France. -- Deux principaux rassemblements, un à - l'Est sous le prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord - Wellington et Blucher. -- Départ de lord Wellington pour - Bruxelles, et envoi du traité du 25 mars à Londres. -- État des - esprits en Angleterre. -- La masse de la nation anglaise, - dégoûtée de la guerre, mécontente des Bourbons, et frappée des - déclarations réitérées de Napoléon, voudrait qu'on mît ses - dispositions pacifiques à l'épreuve. -- Le cabinet, décidé à - ratifier les engagements contractés par lord Wellington, mais - embarrassé par l'état de l'opinion, prend le parti de dissimuler - avec le Parlement, et lui propose un message trompeur qui - n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on ratifie en - secret le traité du 25 mars, et qu'on se prononce ainsi pour la - guerre. -- Discussion et adoption du message au Parlement, dans - la croyance qu'il ne s'agit que de simples précautions. -- Deux - membres du cabinet britannique envoyés en Belgique pour - s'entendre avec lord Wellington. -- État de la cour de Gand. -- - Violences des Allemands et menace de partager la France. -- Lord - Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et malgré - l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les - hostilités avant la concentration de toutes les forces coalisées. - -- Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, n'ayant - plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité à la - nation. -- Publication, le 13 avril, du rapport de M. de - Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations - qu'on vient d'essuyer. -- Revue de la garde nationale, et langage - énergique de Napoléon. -- Napoléon redouble d'activité dans ses - préparatifs militaires, et fait insérer au _Moniteur_ les décrets - relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés - jusque-là sans aucune publicité. -- Tristesse de Napoléon et du - public. -- Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a - faite de modifier les institutions impériales. -- Il n'hésite pas - à donner purement et simplement la monarchie constitutionnelle. - -- Son opinion sur les diverses questions qui se rattachent à - cette grave matière. -- Il ne veut pas convoquer une - Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée - révolutionnaire sur les bras. -- Il prend la résolution de - rédiger lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, - et de la présenter à l'acceptation de la France. -- Ayant appris - que M. Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait - appeler, et lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. - -- Napoléon paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, - sauf l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et - le titre de la nouvelle constitution. -- Napoléon veut absolument - la qualifier d'_Acte additionnel aux constitutions de l'Empire_. - -- Le projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin - Constant est nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. - -- Rédaction définitive et promulgation de la nouvelle - constitution sous le titre d'_Acte additionnel_. -- Caractère de - cet acte. - - -[Date en marge: Mars 1815.] - -[En marge: Aspect des Tuileries pendant la soirée du 20 mars.] - -[En marge: Entretien de Napoléon avec la reine Hortense.] - -Le palais des Tuileries pendant la soirée du 20 mars présenta le -spectacle d'une joie confuse et bruyante, que le respect, toujours -fort amoindri par les révolutions, ne contenait plus, de rencontres -fortuites entre personnages qui ne s'étaient pas vus depuis une année, -et qui ne croyaient plus se revoir en ce palais. Dès qu'il en -paraissait un auquel on avait cessé de penser, et qui avait eu le -mérite, alors fort rare, de se dérober à la faveur des Bourbons, on -l'applaudissait en oubliant la majesté du lieu et du maître qui était -revenu l'habiter. On vit avec beaucoup d'intérêt défiler à travers les -rangs serrés de cette foule la reine d'Espagne et la reine Hortense. -Celle-ci, comme nous l'avons dit, protégée par l'empereur Alexandre, -était demeurée à Paris, où elle avait obtenu pour ses enfants le duché -de Saint-Leu. L'empereur, affectueux pour tous les assistants, ne fut -sévère que pour elle.--Vous à Paris! lui dit-il en l'apercevant; c'est -vous seule que je n'aurais pas voulu y trouver.--J'y suis restée, -répondit-elle en pleurant, pour soigner ma mère.--Mais après la mort -de votre mère...--Après cette mort, j'ai trouvé dans l'empereur -Alexandre un protecteur pour mes enfants, et je me suis efforcée -d'assurer leur avenir!...--Vos enfants!... il valait mieux pour eux la -misère et l'exil que la protection de l'empereur de Russie.--Mais -vous, Sire, n'avez-vous pas permis que le roi de Rome dût le duché de -Parme à la générosité de ce prince?--Ne répondant rien à cet argument -péremptoire, Napoléon reprit: Et ce procès, qui vous l'a conseillé? -(La princesse venait de plaider devant les tribunaux français, pour -disputer ses enfants à son mari)... On vous a fait étaler des misères -de famille qu'il fallait cacher, et vous avez perdu votre procès... -c'est bien fait...--Regrettant bientôt cette sévérité, et ouvrant les -bras à une fille adoptive qu'il aimait, Napoléon l'embrassa en lui -disant: Je suis un bon père, vous le savez, ne parlons plus de tout -ceci... Vous avez donc vu mourir cette pauvre Joséphine!... Au milieu -de nos désastres, sa mort m'a navré le coeur...--Cette courte -explication terminée, Napoléon redevint pour la reine Hortense le père -le plus affectueux, et continua de se montrer tel pendant tout son -séjour en France. - -[En marge: Accueil fait aux divers dignitaires de l'Empire.] - -On vit ensuite arriver le prince Cambacérès, cassé, vieilli, à peine -capable de ressentir un mouvement de joie, M. de Bassano, plus ravi -encore de retrouver son maître que de recouvrer la faveur souveraine. -Napoléon accueillit le premier avec la considération qu'il avait -toujours accordée à sa haute sagesse, le second, avec une amitié -démonstrative. Il les entretint longuement tous les deux. Puis vinrent -les ducs de Vicence, de Gaëte, de Rovigo, Decrès, les comtes Mollien, -Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lavallette, Defermon. Un murmure -favorable, toujours mesuré sur leur conduite récente, accueillit ces -divers personnages. Lorsque parut le maréchal Davout, que sa mémorable -défense de Hambourg et sa proscription avaient rendu cher aux -bonapartistes, des applaudissements bruyants éclatèrent, et il fallut -rappeler aux assistants qu'on n'était pas dans un lieu public. - -[En marge: Entrevue avec le maréchal Davout.] - -Napoléon n'avait pas vu le maréchal depuis la lugubre séparation à -Smorgoni, en 1812, lorsqu'il quitta l'armée de Russie. Le maréchal -retiré d'abord sur le bas Elbe, puis renfermé dans Hambourg, y avait -tenu le drapeau tricolore arboré jusqu'à la fin d'avril, en face de -toutes les armées européennes, et quand il était rentré à Paris les -Bourbons régnaient depuis deux mois. Napoléon l'embrassa, le -complimenta sur sa glorieuse défense de Hambourg, lui parla de son -mémoire justificatif qu'il loua beaucoup, et ajouta malicieusement: -J'ai vu avec plaisir en lisant ce mémoire que mes lettres vous avaient -été utiles...--Le maréchal en effet avait cité pour sa justification -quelques passages des terribles lettres que Napoléon lui avait écrites -de Dresde, en omettant cependant ceux qui ordonnaient des rigueurs -excessives, laissées du reste sans exécution.--Je n'ai cité, répondit -le maréchal, qu'une très-petite partie des lettres de Votre Majesté, -parce qu'elle était absente... Aujourd'hui je les citerais en -entier.--Napoléon sourit de cette réponse, et témoigna au maréchal la -plus haute estime. - -[En marge: Entrevue avec le duc d'Otrante.] - -Bientôt se présenta un personnage tout différent, que d'imbéciles -courtisans se hâtèrent de conduire à l'Empereur comme celui dont -l'adhésion importait le plus, c'était le duc d'Otrante. À force de -jouer l'homme nécessaire, M. Fouché l'était devenu aux yeux du public, -et on le prenait pour l'auteur de cette prétendue conspiration, dont -la journée actuelle semblait le triomphe: chimère funeste, à laquelle -les bonapartistes avaient la sottise de croire, que les émigrés -fugitifs se promettaient de punir par le sang, et qui devait faire -tomber les têtes les plus illustres! Ces courtisans avaient vanté à -Napoléon les services, les dangers même de M. Fouché, et en le voyant -paraître, ils s'écrièrent: Laissez passer M. le duc d'Otrante! comme -si ce personnage avait dû amener enchaînés aux pieds de Napoléon tous -les partis dont on le supposait le secret moteur. Napoléon n'était pas -dupe de la commune illusion, mais sentant la nécessité de ménager -tout le monde, il reçut M. Fouché comme un vieil ami de la Révolution -et de l'Empire, en mettant cependant une nuance entre son accueil -d'aujourd'hui et celui d'autrefois, en lui montrant moins de -familiarité et moins de dureté. M. Fouché dit à Napoléon qu'il avait -bien fait de venir, car la France n'y tenait plus, et ne manqua pas de -raconter avec une sorte de nonchalance que c'était lui, duc d'Otrante, -qui avait fait marcher les troupes de Flandre, pour opérer une -diversion en sa faveur, et que si ce mouvement n'avait pas réussi, la -faute en était à l'étourderie des exécuteurs. - -[En marge: Langage tenu par Napoléon aux divers personnages de -l'Empire accourus auprès de lui.] - -Napoléon écouta complaisamment tout ce que M. Fouché et d'autres lui -dirent pour se faire valoir.--Je vois, leur dit-il, qu'on a conspiré, -et, continua-t-il en souriant, je veux bien croire que c'est pour moi. -Quant à moi je n'ai conspiré avec personne. Mes seuls correspondants -ont été les journaux. Lorsque j'ai vu en les lisant de quelle manière -on traitait l'armée, les acquéreurs de biens nationaux, et en général -tous les hommes qui avaient lié leur cause à celle de la Révolution, -je n'ai plus douté des sentiments de la France, et j'ai résolu de -venir la délivrer de l'influence des émigrés. D'ailleurs j'étais -certain qu'on voulait m'enlever pour me transporter entre les -tropiques. J'ai choisi le moment où le congrès devait être dissous, et -où les nuits étaient encore assez longues pour couvrir mon évasion. -Une fois échappé à la mer, je me suis présenté aux soldats et je leur -ai demandé s'ils voulaient tirer sur moi. Ils m'ont répondu en criant: -Vive l'Empereur! Les paysans ont répété ce cri, en y ajoutant: À bas -les nobles! à bas les prêtres! Ils m'ont suivi de ville en ville, et -lorsqu'ils ne pouvaient aller plus loin, ils livraient à d'autres le -soin de m'escorter jusqu'à Paris. Après les Provençaux les Dauphinois, -après les Dauphinois les Lyonnais, après les Lyonnais les -Bourguignons, m'ont fait cortége, et les vrais conspirateurs qui m'ont -préparé tous ces amis ont été les Bourbons eux-mêmes. Maintenant il -faut profiter de leurs fautes, et des nôtres, ajouta-t-il en inclinant -la tête avec un sourire modeste. Il ne s'agit pas de recommencer le -passé. Je viens de demeurer une année à l'île d'Elbe, _et là, comme -dans un tombeau, j'ai pu entendre la voix de la postérité_. Je sais ce -qu'il faut éviter, je sais ce qu'il faut vouloir. J'avais conçu jadis -de magnifiques rêves pour la France. Au lendemain de Marengo, -d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, ces rêves étaient pardonnables. Je -n'ai pas besoin de vous dire que j'y ai renoncé... Hélas, il ne m'est -plus permis de rêver après tout ce que j'ai vu. Je veux la paix, et -moi qui n'aurais jamais consenti à signer le traité de Paris, je -m'engage, maintenant qu'il est signé, à l'exécuter fidèlement. J'ai -écrit à Vienne, à ma femme, à mon beau-père, pour offrir la paix à ces -conditions. Sans doute la haine contre nous est grande, mais en -laissant à chacun ce qu'il a pris, l'intérêt peut-être fera taire la -passion. L'Autriche a de puissants motifs de nous ménager. -L'Angleterre est écrasée de dettes. Alexandre par vanité, les -Prussiens par haine, seront seuls tentés de recommencer; mais il n'est -pas sûr qu'ils soient suivis. Nous serons prêts d'ailleurs, et si -après nous être présentés à l'Europe le traité de Paris à la main, on -ne nous écoute pas, nous prierons Dieu de nous assister, et, je -l'espère, nous serons victorieux encore une fois...--Mais, continua -Napoléon, ce n'est pas la paix seule que je veux donner à la France, -c'est la liberté. Notre rôle est de faire résolument, et bien, tout ce -que les Bourbons n'ont pas su faire. Ils ont alarmé les intérêts -légitimes de la Révolution, et ont outragé notre gloire tout en -voulant caresser les chefs de l'armée: il faut rassurer ces intérêts, -et relever cette gloire. Il faut plus, il faut donner franchement la -liberté qu'ils ont donnée contraints et forcés, et tandis qu'ils -l'offraient d'une main, essayant de la retirer de l'autre. J'ai aimé -le pouvoir sans limites, et j'en avais besoin lorsque je cherchais à -reconstituer la France et à fonder un empire immense. Il ne m'est plus -nécessaire aujourd'hui... Qu'on me laisse apaiser ou vaincre -l'étranger, et je me contenterai ensuite de l'autorité d'un roi -constitutionnel... Je ne suis plus jeune, bientôt je n'aurai plus la -même activité; d'ailleurs, ce sera bien assez pour mon fils de -l'autorité d'un roi d'Angleterre!... Seulement gardons-nous d'être des -maladroits, et d'échouer dans nos essais de liberté, car nous -rendrions à la France le besoin et le goût du pouvoir absolu. Pour -moi, sauver la cause de la Révolution, assurer notre indépendance par -la politique ou la victoire, et puis préparer le trône constitutionnel -de mon fils, voilà la seule gloire à laquelle j'aspire. Je me croirai -assez puissant si je réussis dans cette double tâche. Après les -premiers soins donnés à la réorganisation de notre armée et au -rétablissement de nos rapports avec l'Europe, je m'occuperai avec vous -de revoir nos constitutions, et de les approprier à l'état des -esprits. Et sans tarder, nous rendrons, dès demain, la liberté de la -presse. La liberté de la presse! s'écria Napoléon, pourquoi la -craindrais-je désormais?... _Après ce qu'elle écrit depuis un an, elle -n'a plus rien à dire de moi, et il lui reste encore quelque chose à -dire de mes adversaires_...-- - -[En marge: Satisfaction et confiance qu'inspire le langage de -Napoléon.] - -Ces discours que nous résumons, adressés soit aux uns, soit aux -autres, avec un esprit infini, un parfait naturel, et une complète -apparence de bonne foi, répondaient si bien à la situation et aux -préoccupations de ceux qui les écoutaient, qu'il ne venait à la pensée -de personne d'en contester la sincérité. Sans doute les plus -clairvoyants, si l'émotion du moment leur avait permis de réfléchir, -se seraient demandé si Napoléon serait capable de soumettre son -caractère aux dures épreuves de la liberté. Mais ces clairvoyants -eux-mêmes, étourdis par l'événement auquel ils assistaient, par le -prodige d'un retour si miraculeusement exécuté, songeaient bien plus à -jouir du présent qu'à se plonger dans l'avenir, pour y chercher des -sujets de tristesse. - -[En marge: Après quelques paroles dites pour expliquer ses nouvelles -intentions, Napoléon s'occupe de composer un ministère.] - -Quoi qu'il en soit, il n'entrait guère dans les habitudes de Napoléon, -bien qu'il fût éloquent et qu'il aimât à parler, de perdre son temps -en vains discours. Ce qu'il avait dit, était nécessaire pour apprendre -à tous dans quelles dispositions il arrivait. Il y avait quelque chose -d'aussi nécessaire et d'aussi pressant, c'était de composer un -ministère. Composer un ministère n'importait guère jadis, quand -Napoléon était tout, l'ensemble et le détail du gouvernement. Mais -aujourd'hui, voulant associer le pays à son action, et lui prouver ses -intentions par ses choix, il était obligé d'apporter beaucoup de -réflexion et de discernement dans la désignation de ministres qui ne -pourraient plus être de simples commis. - -[En marge: Retour du duc Decrès à la marine, du duc de Gaëte aux -finances, de M. Mollien au trésor.] - -[En marge: Résolution d'appeler le maréchal Davout au ministère de la -guerre, le général Carnot au ministère de l'intérieur, M. Fouché au -ministère de la police, M. de Caulaincourt aux affaires étrangères.] - -Après avoir conféré le soir même avec le prince Cambacérès, dont il -appréciait toujours le grand sens, et M. de Bassano, dont il venait -d'éprouver l'invariable dévouement, Napoléon arrêta la liste de ses -ministres avec sa promptitude de résolution accoutumée. Il y en avait -plusieurs qu'il suffisait de remettre à leur place, car ils étaient -dignes de la conserver sous tous les régimes, c'étaient le duc Decrès -à la marine, le duc de Gaëte aux finances, le comte Mollien à -l'administration du trésor, et enfin le duc de Vicence aux affaires -étrangères. Sur ces divers choix, aucun doute ne pouvait s'élever. Il -n'en était pas de même pour la guerre, l'intérieur, la police, la -justice. Il fallait là des choix nouveaux et caractéristiques. Le duc -de Feltre avait suivi les Bourbons, il ne pouvait donc plus être -question de lui. Mais on pouvait le remplacer avantageusement par un -personnage que la voix publique aurait indiqué elle-même si elle avait -eu le temps de se faire entendre, c'était le défenseur de Hambourg, le -maréchal Davout, administrateur probe, ferme et laborieux, autant -qu'homme de guerre intrépide, joignant à ses mérites essentiels un -grand mérite de circonstance, celui d'avoir été le seul maréchal -proscrit par les Bourbons. Napoléon résolut de lui proposer et de lui -faire accepter le portefeuille de la guerre. - -Pour le ministère de l'intérieur, il aurait désiré M. Lavallette, dont -la droiture de coeur égalait la droiture d'esprit, et avec lequel il -avait depuis vingt ans l'habitude de s'épancher sans réserve. On lui -objecta que pour un ministère aussi important, il fallait un -personnage plus éclatant et qui indiquât mieux ses intentions -nouvelles, et on lui proposa l'illustre Carnot, type des -révolutionnaires honnêtes, ayant joint à ses anciens titres -d'organisateur de la victoire et de proscrit de fructidor, ceux de -défenseur d'Anvers, et d'auteur du _Mémoire au Roi_. À peine indiqué, -ce choix plut à Napoléon. Carnot avait gagné son coeur en demandant du -service en 1814, et en résistant hardiment à la Restauration. -Seulement il craignait la signification républicaine de son nom, car -la France, disait-il, est aujourd'hui éprise de la monarchie -constitutionnelle (ce mot était devenu usuel depuis une année), mais -elle n'a pas cessé d'avoir peur de la république.--Tenant toutefois à -ce choix, Napoléon imagina un moyen d'en corriger la signification en -donnant à Carnot le titre de comte, comme récompense méritée de sa -belle conduite à Anvers. - -Le ministère de la police n'importait pas moins que celui de -l'intérieur, et Napoléon aurait voulu y replacer le duc de Rovigo, -quoique ce dernier l'eût souvent importuné par sa franchise. Ce fut, -dès qu'il en parla, un récri universel, non contre la personne du duc -de Rovigo, mais contre l'ancien arbitraire impérial dont il était la -représentation vivante. Napoléon n'insista pas, mais accueillit assez -mal le nom du duc d'Otrante qui se trouva simultanément dans toutes -les bouches. Il voyait dans M. Fouché plus qu'un intrigant toujours en -haleine, il y voyait un ennemi secret, capable des plus dangereuses -machinations. On lui dit que M. Fouché avait ajouté au régicide de -nouvelles incompatibilités avec les Bourbons, puisqu'il s'était exposé -à être incarcéré.--Brouillé avec les Bourbons, répondit Napoléon, il -est possible qu'il le soit, mais cela même n'est pas certain. En tout -cas il ne l'est ni avec le duc d'Orléans, ni avec la république, ni -avec je ne sais quelle régence de Marie-Louise qu'il a imaginée, et -dont il colporte le projet depuis l'an dernier.--On répliqua que le -duc d'Otrante, irrévocablement séparé des Bourbons par le sang de -Louis XVI et par une récente arrestation, serait définitivement -rattaché à l'Empire par le portefeuille de la police; que d'ailleurs -au milieu du réveil des partis, il avait seul assez de dextérité pour -les diriger, les contenir sans les froisser, qu'en un mot il était -nécessaire. - -Napoléon ne convint que de ce dernier mérite, dû au hasard des -circonstances, et il céda, sans espérer de M. Fouché tous les services -qu'on semblait en attendre. Mais il sentit qu'il serait dangereux d'en -faire un ennemi déclaré, en le frustrant d'un poste qu'il ambitionnait -ardemment. Au surplus il résolut de lui donner un surveillant, en -plaçant le duc de Rovigo qui était son ennemi à la tête de la -gendarmerie. Il dédommageait ainsi un serviteur fidèle, et le mettait -en sentinelle auprès du ministre trop peu sûr qu'il était obligé de -prendre. - -Restait à remplir le ministère de la justice. Napoléon voulait le -confier, au moins par intérim, au prince Cambacérès, qui seul avait -assez de tact et d'autorité pour rallier la magistrature, inquiète, -divisée, mécontente de l'esprit rétrograde des Bourbons, mais alarmée -de l'esprit entreprenant de Napoléon, et hésitante entre les maîtres -qui s'étaient succédé depuis une année. On ne pouvait qu'applaudir à -un tel choix, si Napoléon parvenait à décider le timide -archichancelier à prendre au gouvernement une part quelconque. - -[En marge: Napoléon s'adresse aux divers personnages sur lesquels il -avait arrêté sa pensée, afin d'avoir leur acceptation.] - -[En marge: M. de Caulaincourt hésite à accepter les affaires -étrangères, et remet son acceptation aux jours suivants.] - -Les personnages dont il fallait s'assurer le consentement étaient -actuellement dans le salon des Tuileries, et sous la main de Napoléon. -Il s'en saisit à l'instant même, et, un seul excepté, ne les laissa -pas sortir sans les avoir nommés. MM. Decrès, de Gaëte, Mollien, -consentirent à reprendre d'anciens postes où tout le monde s'attendait -à les revoir. Le duc de Vicence enclin en tout temps, et plus encore -aujourd'hui, à mal augurer des événements, n'espérait pas assez la -conservation de la paix pour entreprendre la mission de la maintenir. -Il résista donc aux instances de Napoléon, et tout dévoué qu'il était, -il quitta les Tuileries sans avoir accepté le département des affaires -étrangères. Le prince Cambacérès, dégoûté des choses et des hommes, -n'avait aucun penchant à se charger d'un ministère, ce qui d'ailleurs -pour un ancien grand dignitaire était un amoindrissement de situation. -Il est vrai qu'avec le régime constitutionnel qui était annoncé, un -ministre responsable pouvait devenir supérieur même aux anciens -dignitaires. Ces considérations n'étaient pas de nature à toucher le -prince Cambacérès; il céda néanmoins par dévouement et par obéissance -à Napoléon, et reçut le titre de prince archichancelier, _administrant -provisoirement la justice_. - -[En marge: Résistance du maréchal Davout.] - -[En marge: Motifs qui décident son acceptation.] - -Napoléon prit ensuite à part le maréchal Davout et lui annonça ses -intentions. Le maréchal lui exprima le désir de servir activement à la -tête des troupes, comme il avait toujours fait, et lui objecta en -outre le peu de sympathie qu'il inspirait à l'armée, où sa dureté -était devenue proverbiale.--C'est justement cette dureté, jointe à -votre probité incontestée, lui répondit Napoléon, dont j'ai besoin. -L'armée a été infectée depuis un an par la faveur. Les Bourbons ont -prodigué les grades. Tous ceux qui ont épousé ma cause, et le nombre -en est considérable, attendent des faveurs à leur tour, et n'en seront -pas moins avides. Il me faut un ministre inflexible, et dont -l'impartiale justice, dirigée par le seul amour du bien public, ne -puisse être taxée de tendance au royalisme. Votre situation vous met -au-dessus du soupçon, et vous me rendrez des services que je ne puis -attendre d'aucun autre.--Comme le maréchal continuait de résister, -l'Empereur ajouta: Vous êtes un homme sûr, je puis vous dire tout. Je -laisse croire que je suis d'accord avec une au moins des puissances -européennes, et que j'ai notamment de secrètes communications avec mon -beau-père, l'empereur d'Autriche. Il n'en est rien: je suis seul, -seul, entendez-vous, en face de l'Europe. Je m'attends à la trouver -unie et implacable. Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela -préparer en trois mois des moyens formidables. J'ai besoin d'un -administrateur infatigable autant qu'intègre, et en outre quand je -partirai pour l'armée, il me faut ici quelqu'un de sûr, à qui je -puisse déléguer une autorité absolue sur Paris. Vous voyez qu'il ne -s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir. Notre -existence à tous en dépend.--À ces franches et énergiques paroles, le -maréchal Davout obéit en soldat, et il accepta le ministère de la -guerre en échangeant avec Napoléon un fort serrement de main. - -[En marge: M. Fouché préférait les affaires étrangères. Il accepte la -police.] - -Napoléon entretint ensuite le duc de Rovigo, et avec son adresse -accoutumée lui parla du ministère de la police de manière à provoquer -un refus. Ce fidèle serviteur comprenait en effet que la police ne -pouvait plus être dans ses mains, et il exposa lui-même les raisons -pour lesquelles il ne devait pas s'en charger. Napoléon feignant de se -rendre à ses désirs, lui annonça qu'il lui confiait la gendarmerie, et -par conséquent la surveillance de M. Fouché. Enfin il prit en -particulier le duc d'Otrante. Ce dernier, qui le croirait? aurait -voulu non pas la police, qui lui convenait si bien, mais les affaires -étrangères. De même que M. de Talleyrand était l'intermédiaire des -Bourbons auprès de l'Europe, il aurait voulu être auprès d'elle celui -de Napoléon. Il avait la présomption de croire qu'il pourrait par ses -intrigues au dehors, ou ramener les puissances européennes à -l'Empereur, ou, si la chose était impossible, leur faire agréer -quelqu'un qu'il choisirait lui-même, comme Marie-Louise, le duc -d'Orléans, ou tout autre. Il se persuadait qu'il arriverait ainsi plus -sûrement au grand rôle qu'il rêvait depuis que la carrière des -révolutions était rouverte. Il eut donc la hardiesse d'insinuer qu'il -serait plus utile au dehors qu'au dedans. Napoléon qui avait discerné -d'un coup d'oeil la profonde vanité de M. Fouché, se défendit d'en -rire, car le malheur lui avait appris à se contenir. Il s'excusa de ne -pas le mettre à la tête des affaires étrangères en citant le nom du -duc de Vicence, devant lequel toute prétention devait tomber. Il lui -adressa d'ailleurs des choses obligeantes sur les grands services -qu'il était appelé à rendre dans le ministère de la police, et alors -M. Fouché accepta le poste offert, voyant bien qu'on ne lui en -offrirait point d'autre. - -[En marge: Carnot étant absent, on remet sa nomination au lendemain.] - -Il ne restait plus à obtenir que le consentement du futur ministre de -l'intérieur. Mais le sauvage Carnot n'était pas aux Tuileries. Vivant -seul, dans l'un des faubourgs de Paris, ne connaissant les événements -qu'avec le public, il ne savait pas encore l'arrivée de Napoléon aux -Tuileries. Il était tard, Napoléon le fit mander pour le lendemain -matin. - -Ainsi s'acheva cette journée du 20 mars, commencée dans la forêt de -Fontainebleau, et terminée à Paris au milieu de l'ancienne cour -impériale, par la formation d'un ministère. Il fut convenu que le -_Moniteur_ du lendemain publierait les nouveaux choix, excepté ceux de -MM. Carnot et de Caulaincourt. M. de Bassano, toujours dévoué à -l'Empereur, reprit la secrétairerie d'État, M. Lavallette les postes, -et tous les anciens présidents du Conseil d'État furent réintégrés -dans leur présidence. - -[En marge: Le 21 mars Napoléon, sans perdre un moment, donne ses -premiers ordres.] - -[En marge: Il fait annoncer partout son entrée à Paris pour déterminer -la révolution dans toute la France.] - -[En marge: Le comte de Lobau chargé de la première division militaire -afin de réorganiser les régiments qui doivent presque tous y passer.] - -Le lendemain 21, après quelques courtes heures de repos, Napoléon -recommença cette active correspondance au moyen de laquelle il faisait -mouvoir si puissamment les ressorts du gouvernement. Il traça d'abord -au maréchal Davout ce qu'il avait à faire pour se saisir de sa vaste -administration, que les circonstances allaient rendre si importante. -Il lui ordonna d'annoncer dans toute la France la journée du 20 mars, -soit par le télégraphe, soit par des courriers extraordinaires, afin -de décider les troupes qui n'avaient pas encore fait éclater leurs -sentiments, et les autorités locales qui hésitaient à prendre parti. -Il lui recommanda d'expédier des officiers hardis et intelligents dans -les départements où les préfets voudraient résister au rétablissement -de l'Empire, afin de se servir des troupes contre eux; d'envoyer -surtout des instructions aux commandants des places frontières pour y -arborer le drapeau tricolore, et en fermer les portes à l'ennemi qui -serait peut-être tenté de les surprendre. Il prescrivit au ministre de -la police de s'occuper sur-le-champ des préfets et des sous-préfets -pour les confirmer ou les révoquer suivant leur conduite, et au -nouveau commandant de la gendarmerie, duc de Rovigo, de s'emparer le -plus tôt possible de cette troupe si précieuse par son intelligence, -sa vigilance et son dévouement à ses devoirs. Il manda le comte de -Lobau, dont le sens, le tact et l'autorité morale dans l'armée étaient -éprouvés, pour lui conférer le commandement de Paris et des troupes -qui devaient y passer. Napoléon en prenant cette mesure avait une -intention digne de la profondeur de son esprit. La révolution qui -venait de le replacer sur le trône était au fond une révolution -militaire. La plupart des régiments avaient été obligés de se -prononcer pour lui en présence d'officiers, les uns embarrassés -quoique dévoués à sa cause, les autres tout à fait contraires, et à -l'égard de ces derniers, du reste bien peu nombreux, les soldats se -trouvaient dans un état de révolte qu'il fallait faire cesser au plus -tôt, si on ne voulait pas tomber dans une véritable anarchie. Le comte -de Lobau était merveilleusement choisi pour porter remède à un -semblable état de choses. Napoléon lui donna, outre le commandement de -la première division militaire, une autorité dictatoriale sur les -troupes de passage, avec mission de changer les officiers, ou de les -réconcilier avec leurs soldats, et de rétablir ainsi l'ordre et la -discipline dans l'armée. Le projet de Napoléon était d'amener -successivement presque tous les régiments à Paris, au moins pour -quelques jours, afin de les faire passer sous la main douce et ferme -du comte de Lobau. Il lui recommanda d'entreprendre à l'instant même -ce genre de reconstitution, car sur les quinze ou vingt mille hommes -qui étaient actuellement réunis dans la capitale, sur le nombre à peu -près égal qui allait y arriver, il lui fallait en choisir vingt mille -environ, en bon état, pour les diriger sur Lille, afin de tenir tête, -ou à quelque tentative royaliste de la part des princes fugitifs, ou à -quelque pointe, peu vraisemblable mais possible, de l'armée -anglo-hollandaise cantonnée en Belgique. - -[En marge: Grave question qui s'élevait au moment de l'entrée de -Napoléon à Paris.] - -[En marge: Devait-il profiter de l'élan des esprits, et pousser -jusqu'au Rhin?] - -Les précautions à prendre de ce côté faisaient naître une question qui -n'en était pas une pour Napoléon, mais qu'il discuta le matin même -avec le nouveau ministre de la guerre. Devait-il, comme l'ont imaginé -depuis certains critiques[6], poursuivre sa marche triomphale vers le -Nord, et aller accomplir jusqu'aux bords du Rhin la révolution qu'il -venait d'opérer du Rhône à la Seine, de manière à recouvrer d'un seul -coup les anciennes frontières de la France avec la France elle-même? -Le projet était séduisant, car avec l'enthousiasme qui régnait, il -était sûr de ne rencontrer aucun obstacle jusqu'à Lille, et pouvait se -flatter de surmonter ceux qu'il rencontrerait de Lille à Cologne. -Pourtant ce projet tout éblouissant qu'il paraissait, n'ébranla pas un -instant les résolutions d'une prudence, nouvelle chez lui mais -fortement arrêtée. - -[Note 6: Ce reproche s'adresse au maréchal Marmont, qui, avec la -légèreté ordinaire de ses jugements, a prétendu dans ses Mémoires -qu'il fallait ne pas s'arrêter à Paris, mais profiter de l'élan -imprimé aux esprits pour marcher jusqu'au Rhin. On va voir par ce qui -suit combien ce jugement est inconsidéré, et dépourvu à la fois de -raison et de connaissance des faits.] - -[En marge: Puissantes raisons qui s'y opposent.] - -[En marge: État inquiétant du midi de la France.] - -D'abord, pendant sa marche sur Paris, Napoléon avait recueilli des -nouvelles du Midi, lesquelles sans être alarmantes méritaient -toutefois quelque attention. On lui disait, ce qui était vrai, que -Marseille était en feu, et que la population de la basse Provence -marchait sur Grenoble et Lyon sous la conduite du duc d'Angoulême. La -matinée du 21 lui procura en même temps des nouvelles de Bordeaux et -de l'Ouest. On lui mandait que sous l'influence de madame la duchesse -d'Angoulême, Bordeaux imitant Marseille, essayait d'insurger les -départements au delà de la Garonne, et avait quelque chance d'y -réussir; que M. le duc de Bourbon, établi à Angers, y fomentait un -soulèvement dans la Vendée; que le maréchal Saint-Cyr accouru à -Orléans avec des pouvoirs extraordinaires de Louis XVIII, y avait -fait disparaître la cocarde tricolore, arborée par les troupes sous -l'impulsion du général Pajol, mis ce général aux arrêts, et relevé le -drapeau blanc sur les bords de la Loire. Enfin, et ceci était plus -grave, on assurait qu'il ne fallait pas se fier à la garde nationale -parisienne. Cette garde, composée de la bourgeoisie de la capitale, -n'avait pas vu avec plaisir la chute du trône constitutionnel de Louis -XVIII, et craignait par-dessus tout la guerre. Si même on jugeait de -ses dispositions d'après le langage de quelques-uns de ses officiers, -on était fondé à lui prêter des intentions véritablement hostiles. - -[En marge: Dispositions incertaines de la garde nationale de Paris.] - -Il n'y avait pas dans tous ces faits matière à inquiétude sérieuse -pour un esprit aussi ferme que celui de Napoléon. Il connaissait la -sagesse de la garde nationale de Paris, il savait que, mécontente au -premier moment, elle lui redeviendrait bientôt favorable lorsqu'elle -serait instruite de ses intentions pacifiques et libérales, et -lorsqu'on aurait éloigné de ses rangs quelques officiers qui -cherchaient le bruit et l'importance. Quant aux tentatives royalistes -dans l'Ouest et le Midi, il était persuadé que le prodigieux effet de -son entrée à Paris suffirait pour les déjouer, et en tout cas il était -loin de croire que les Bourbons, n'ayant pas réussi à lui résister -lorsqu'ils étaient maîtres de Paris, pussent, fugitifs et relégués aux -extrémités du territoire, trouver des forces qui leur avaient fait -défaut lorsqu'ils disposaient de la plénitude de l'autorité -souveraine. Cependant c'eût été leur faire la partie trop belle que de -s'éloigner du siége du gouvernement avant d'en avoir saisi fortement -les rênes; que de se lancer témérairement à travers la Belgique et les -provinces rhénanes avec les seules troupes organisées qui fussent -disponibles, en ne laissant à Paris que des ministres nommés de la -veille, des régiments épars ou disloqués, et en s'exposant ainsi à -voir renaître derrière soi l'autorité des Bourbons, qu'on avait -renversée en passant. Mais il y avait de bien autres considérations -encore et de plus graves à opposer à un tel projet. - -[En marge: Forces qu'on devait rencontrer soit en Belgique soit dans -les provinces rhénanes, et qui auraient été d'une supériorité -numérique écrasante.] - -D'abord on ne pouvait pas, en ramassant toutes les troupes disponibles -de Paris à Lille, réunir plus de 25 à 30 mille hommes d'infanterie, 4 -à 5 mille hommes de cavalerie, et 50 à 60 bouches à feu médiocrement -attelées[7]. Or savait-on ce qu'on trouverait en Belgique? Des peuples -assurément très-bien disposés pour nous, mais des troupes fidèles à -leur souverain, et trois ou quatre fois plus nombreuses que celles que -nous amènerions. On devait en effet rencontrer aux environs de -Bruxelles 20 mille Hollando-Belges, 30 mille Anglais et Hanovriens, -qu'on pousserait en marchant vers Liège sur 30 mille Prussiens, et on -serait ainsi en présence de 80 mille ennemis avec environ 30 à 36 -mille combattants. En faisant un pas de plus, on rencontrerait encore -20 mille Prussiens, 18 mille Bavarois, 20 ou 30 mille Wurtembergeois, -Badois, Hessois, etc., et on aurait en arrivant aux bords du Rhin 140 -ou 150 mille ennemis sur les bras. On irait donc chercher bien loin -une défaite, possible sur la Meuse, presque certaine sur le Rhin; on -disséminerait ses forces qui n'étaient que trop éparpillées; on -augmenterait la difficulté administrative déjà bien grande de -réorganiser l'armée, en portant ses cadres vides de Lille, Mézières, -Nancy, jusqu'à Cologne, Coblentz, Mayence; on compromettrait, en -poussant les alliés les uns sur les autres, le plan qui faisait déjà -la principale espérance de Napoléon, et qui consistait à profiter de -la dispersion de ses adversaires pour se jeter au milieu d'eux, et les -battre les uns après les autres; enfin, et par-dessus tout, en rendant -les hostilités immédiates, on se priverait des trois mois qu'on était -assuré d'avoir si on ne prenait pas l'initiative, trois mois bien plus -précieux pour nous que pour l'ennemi, car il avait quelque chose et -nous n'avions rien, et ces trois mois employés comme Napoléon savait -le faire, serviraient à compenser l'énorme inégalité de forces qui -existait entre la France et l'Europe coalisée. - -[Note 7: Je parle d'après des états positifs.] - -Dans tout ce qui précède nous n'avons pas parlé de la situation -nouvelle de Napoléon devant la France, situation des plus difficiles, -et qui lui défendait absolument, péremptoirement, toute opération -immédiate au delà de nos frontières. - -[En marge: Raisons politiques qui se joignaient aux raisons -militaires, pour obliger Napoléon à s'arrêter à Paris.] - -En effet, comment s'était présenté Napoléon en débarquant à Cannes? Il -s'était présenté en libérateur qui venait débarrasser la France des -émigrés, mais sans attenter ni à la liberté ni à la paix. Paix et -liberté étaient les deux mots qui n'avaient cessé de remplir ses -discours depuis Grenoble. Proférer ces mots était facile, mais y faire -croire ne l'était pas autant. Afin d'y parvenir, Napoléon avait -déclaré partout, et avait même écrit à Vienne des diverses villes où -il avait passé, qu'il acceptait le traité de Paris, et l'observerait -fidèlement, bien qu'il n'eût pas voulu le signer. Cette déclaration -avait charmé tous ceux qui l'avaient entendue, car ils avaient compris -que s'il y avait une seule chance de sauver la paix, c'était -d'annoncer sur-le-champ qu'on acceptait l'oeuvre des puissances, -c'est-à-dire l'ancienne frontière de 1789, un peu agrandie vers Landau -et Chambéry. Or, si le lendemain de son entrée à Paris, Napoléon -s'était élancé d'un bond sur la Meuse et le Rhin, on aurait -nécessairement cru voir en lui le même homme qui avait conduit la -fortune de la France à Moscou, pour la ramener par la route de Leipzig -sur les hauteurs de Montmartre; on n'aurait plus douté de retrouver le -conquérant, et avec le conquérant le despote qui avait perdu le pays -et sa grandeur. Moralement il n'aurait eu personne pour lui, et -matériellement il aurait eu quelques cadres vides, portés à l'immense -distance du Rhin, où la difficulté de les recruter eût été triplée. - -Si donc aux raisons militaires et administratives, on ajoute les -raisons politiques, on peut affirmer qu'il y avait non-seulement de -puissants motifs de s'arrêter à Paris, mais nécessité absolue et -indiscutable. - -Aussi le parti de Napoléon était-il pris, une fois parvenu au centre -de l'Empire, de s'y saisir des rênes du gouvernement, d'y offrir la -paix aux puissances sur la base des traités de Paris et de Vienne, d'y -endurer les refus humiliants auxquels il serait vraisemblablement -exposé, de rendre ces refus publics au lieu de les dissimuler, afin de -mettre avec lui l'orgueil de la nation, de profiter du répit de ces -pourparlers pour armer avec son activité ordinaire, de tenir ses corps -entre la capitale et la frontière du Nord pour rendre ses opérations -plus faciles, puis en feignant l'inaction, de fondre tout à coup sur -l'ennemi en pénétrant brusquement au milieu de ses cantonnements -dispersés. C'étaient là les seules idées sensées, solides, dignes du -génie administratif et militaire de Napoléon. - -[En marge: Formation d'un corps de vingt mille hommes, qui, sous le -général Reille, doit se porter à la frontière du Nord pour en protéger -les places.] - -[En marge: Le général Exelmans doit suivre avec trois mille chevaux la -cour fugitive.] - -Ayant confié au comte de Lobau le soin de réunir dans sa main les -troupes qui étaient à Paris, ou qui devaient y venir, de les inspecter -rapidement, d'y remettre l'union et la discipline, il lui prescrivit -de former tout de suite un corps d'une vingtaine de mille hommes, que -commanderait le sage et brave général Reille, et qui s'avancerait sur -Lille, où l'on disait que Louis XVIII avait le projet de s'établir -avec sa maison militaire, et peut-être un renfort de troupes -étrangères. Heureusement le maréchal Mortier commandait à Lille sous -l'autorité supérieure du duc d'Orléans. On était assuré que ce -maréchal, s'il recevait Louis XVIII dans cette place, comme c'était -son devoir, ne consentirait pas à y admettre les troupes anglaises et -prussiennes, et que le duc d'Orléans ne voudrait pas se conduire -autrement que le maréchal Mortier; que par conséquent Lille, s'il -devenait momentanément un lieu de repos pour Louis XVIII, ne serait -pas livré à l'ennemi. Pourtant il fallait surveiller non-seulement -cette place, mais toutes celles de la frontière du Nord, et le général -Reille aurait les moyens de suffire à cette tâche avec les 20 ou 30 -mille hommes qu'on allait successivement placer sous ses ordres. Le -général Reille ne pouvant pas être prêt avant trois ou quatre jours, -Napoléon ordonna au général Exelmans de réunir immédiatement la -cavalerie disponible, et de suivre avec trois mille chevaux la cour -fugitive. La mission du général Exelmans consistait uniquement à -pousser cette cour hors du territoire avec les ménagements -convenables, sauf peut-être à lui reprendre le petit trésor dont elle -s'était munie, et les diamants de la Couronne qu'elle avait placés -dans ses fourgons. On était certain que le général Exelmans, malgré -ses griefs personnels, n'ajouterait pas à la rigueur de sa mission, et -Napoléon désirait qu'il en fût ainsi, parce qu'il mettait de l'orgueil -à faire contraster sa conduite avec celle des hommes qui avaient mis -sa tête à prix. - -[En marge: Ordres relatifs à l'Ouest et au Midi.] - -Quant au Midi, avant de rien prescrire, il voulut savoir avec -précision ce qui s'y passait. D'ailleurs il lui fallait le temps de -rassembler quelques troupes indépendamment de celles qu'on allait -donner au général Reille, et en attendant l'esprit de Lyon et de -Grenoble le rassurait pleinement sur ce qu'on tenterait de ce côté. -Relativement à l'Ouest, il expédia un officier pour Orléans, afin -d'intimer au maréchal Saint-Cyr, sous la menace des peines les plus -sévères, l'ordre de restituer le commandement au général Pajol, et il -fit partir pour Bordeaux le général Clausel avec mission d'y marcher -avec les troupes qu'il trouverait sur son chemin, et d'en expulser -madame la duchesse d'Angoulême, qui, toute respectable qu'elle était, -ne pouvait devenir un ennemi bien redoutable. - -Après avoir consacré à ces soins urgents la matinée du 21, il employa -le reste de la journée à passer la revue tant des corps qui étaient à -Paris, que de ceux qui l'avaient suivi depuis Grenoble, et qui avaient -eu le temps de venir de Fontainebleau. C'était une occasion naturelle -de se montrer aux Parisiens qui ne l'avaient pas encore vu, et de -tenir un langage qui, sortant du cercle de ses entretiens intimes, pût -être reporté par tous les échos de la France à tous les échos de -l'Europe. - -[En marge: Revue militaire le 21 mars au matin.] - -[En marge: Véhémente allocution aux troupes.] - -[En marge: Grand effet produit par cette revue.] - -On réunit sur la place du Carrousel environ vingt-cinq mille hommes, -comprenant les troupes venues de Grenoble à Fontainebleau, celles du -camp de Villejuif, et surtout le bataillon de l'île d'Elbe, qui avait -exécuté à pied et en vingt jours la prodigieuse marche de deux cent -quarante lieues. La garde nationale parisienne n'y fut point appelée, -parce qu'elle n'avait point été préparée par quelques changements -d'officiers à figurer dans une solennité où l'on allait célébrer le -rétablissement de l'Empire. Mais la population avertie était accourue, -et parmi les plus empressés se trouvaient naturellement ceux qui -haïssaient les émigrés, ceux à qui la gloire impériale n'avait pas -cessé d'être chère, et beaucoup de curieux que la merveilleuse -expédition de l'île d'Elbe avait arrachés à leur indifférence. Du -reste on peut toujours ménager une fête brillante à un gouvernement, -car tout gouvernement, si dépourvu qu'il soit, a ses partisans qui -sont présents à ses solennités tandis que ses adversaires en sont -absents, et qui applaudissent assez pour simuler l'universalité des -citoyens. Ici d'ailleurs il y avait dans les événements accomplis de -quoi toucher la population la plus froide. Le peuple des faubourgs en -effet se rendit à la place du Carrousel pour applaudir l'homme qui -plus qu'aucun autre avait remué son imagination, pour applaudir -surtout les huit cents grenadiers et chasseurs de la garde, qui, après -avoir suivi leur général dans l'exil, le ramenaient triomphant sur le -trône de France. Ces vieux soldats, couverts de cicatrices, épuisés de -fatigue, portant des chaussures en lambeaux, émurent vivement les -assistants, et bon nombre d'entre eux répondirent non par des cris, -mais par des larmes, aux acclamations de la foule. Les regards avides -du public ne les quittaient que pour chercher sous sa redingote -populaire le personnage fabuleux, qui venait de réaliser un nouveau -miracle digne de sa fortune passée. On le trouvait engraissé, mais -fortement bruni, ce qui corrigeait l'effet de son embonpoint, et -promenant toujours autour de lui l'oeil enflammé du génie. Il fit -former les troupes en masse serrée autour de son cheval, les officiers -en avant, et leur adressa de sa voix vibrante quelques paroles -énergiques et passionnées. «Soldats, leur dit-il, je suis venu avec -huit cents hommes en France, parce que je comptais sur l'amour du -peuple et sur la mémoire de l'armée. Je n'ai pas été trompé dans mon -attente. Soldats, je vous en remercie! La gloire de ce que nous venons -d'accomplir est toute au peuple et à vous. La mienne, à moi, c'est de -vous avoir connus et devinés... Le trône des Bourbons était -illégitime, parce que renversé par la nation il y a vingt ans, il -n'avait été relevé que par des mains étrangères, parce qu'il n'offrait -de garanties qu'à une minorité arrogante, dont les prétentions -étaient contraires à vos droits. Le trône impérial peut seul garantir -les intérêts de la nation, et le plus noble de ces intérêts, celui de -notre gloire. Soldats, nous allons marcher pour chasser du territoire -ces princes complices et instruments de l'ennemi, et arrivés à la -frontière, nous nous y arrêterons... Nous ne voulons pas nous mêler -des affaires des autres nations, mais malheur à celles qui voudraient -se mêler des nôtres!--Puis faisant approcher les officiers du -bataillon de l'île d'Elbe, et les montrant aux troupes, Soldats, -reprit Napoléon, voilà les officiers qui m'ont accompagné dans mon -infortune; ils sont tous mes amis, ils sont tous chers à mon coeur! -Chaque fois que je les voyais, je croyais revoir l'armée elle-même, -car dans ces huit cents braves il y a des représentants de tous les -régiments. Leur présence me rappelait ces immortelles journées, qui -jamais ne s'effaceront ni de votre mémoire ni de la mienne. En les -aimant, c'est vous que j'aimais! Ils vous ont rapporté intactes et -toujours glorieuses ces aigles que la trahison avait couvertes un -moment d'un crêpe funèbre. Soldats, je vous les rends; jurez-moi -que vous les suivrez partout où l'intérêt de la patrie les -appellera!...--Nous le jurons!» répondirent-ils en agitant leurs -baïonnettes, en brandissant leurs sabres.--L'émotion fut grande, parce -que les sentiments auxquels s'adressait Napoléon étaient profonds chez -les hommes qui écoutaient son allocution véhémente. - -[En marge: Carnot accepte le ministère de l'intérieur, et M. de -Caulaincourt celui des affaires étrangères.] - -Napoléon rentra ensuite dans l'intérieur du palais au milieu d'une -affluence considérable, le regard animé et comme entouré d'un -prestige nouveau. Les hauts fonctionnaires qui ne s'étaient pas -présentés la veille, soit qu'ils n'eussent point été avertis, soit -qu'ils hésitassent encore, se montrèrent dans cette journée du 21, et -l'Empereur fut en quelque sorte universellement reconnu et proclamé. -Carnot arraché à sa retraite était venu aux Tuileries, et poussé par -un sentiment que partageaient tous ses amis, celui de s'unir à -Napoléon pour défendre en commun la cause de la Révolution, avait -accepté le ministère de l'intérieur. Le titre de comte ne lui plaisait -guère; il ne jugea pas conforme à la gravité de la situation d'en -faire une difficulté. Le duc de Vicence accepta également le ministère -des affaires étrangères. Le gouvernement de Napoléon se trouva donc -complet, et il put immédiatement mettre la main à son immense tâche. - -[En marge: Retraite de Louis XVIII vers Lille.] - -Tandis que Napoléon vaquait à ces premiers soins, Louis XVIII avait -continué sa retraite sur Lille. Ainsi qu'on l'a vu, les royalistes -extrêmes avaient tâché de l'attirer en Vendée, tandis que les -royalistes modérés, soucieux de ménager les sentiments de la France, -avaient voulu l'amener à Lille, pour qu'il assistât sans passer la -frontière à la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire -rétabli. N'ayant pas grande confiance dans l'asile qu'il pourrait -trouver au sein d'une ville française, répugnant au séjour de la -Belgique, Louis XVIII n'avait de goût que pour le pays où il avait -durant six années joui d'un parfait repos. Aussi, délivré des fous et -des sages dès qu'il avait passé Saint-Denis, il avait cédé à son -penchant, et pris la route d'Abbeville, qui devait le conduire à -Calais, de Calais à Londres. - -[En marge: Débris dont la cour fugitive est suivie.] - -Pendant ce temps le comte d'Artois et le duc de Berry restés à la tête -de la maison militaire, avaient suivi la route de Beauvais au pas de -l'infanterie. Rien n'était plus pénible à voir que la maison militaire -en ce moment. Remplie de gens dévoués, mais pour la plupart étrangers -au service militaire, incomplétement équipée, elle formait une longue -queue de traînards, qui faute de chevaux avaient mis sur des -charrettes leurs personnes et leurs équipements. Il n'y avait de -fortement organisée que la compagnie des gardes du corps du maréchal -Marmont, composée avec soin d'anciens soldats, et bien tenue comme -l'étaient ordinairement les troupes confiées à ce maréchal. Le reste -offrait l'aspect le plus triste et le plus désolé. Il y avait un -spectacle plus triste encore, c'était celui des troupes réunies à -Saint-Denis. - -[En marge: Le maréchal Macdonald suit le Roi, et le rejoint à -Abbeville.] - -Nous avons dit que pour dissimuler au public le prochain départ de la -famille royale, on avait dirigé sur Villejuif les troupes destinées à -l'armée de Melun, et qu'une fois la sortie du Roi opérée sans -obstacle, on leur avait expédié l'ordre de se rabattre sur -Saint-Denis. Elles n'avaient point obéi, comme on l'a vu, et il -n'avait paru à Saint-Denis que le très-petit nombre de celles qu'on y -avait envoyées directement. Parmi ces dernières figuraient une grande -partie de l'artillerie, un bataillon d'officiers à la demi-solde, plus -quelques jeunes gens de l'école de droit qui avaient suivi Louis XVIII -sous le nom de volontaires royaux, et qui représentaient la jeunesse -honnête, espérant la liberté des Bourbons et ne l'attendant pas des -Bonaparte. Le maréchal Macdonald s'était transporté à Saint-Denis pour -y recueillir ces débris, et les conduire à Louis XVIII. Mais arrivé -dans l'après-midi du 20, il trouva le bataillon des officiers à la -demi-solde en pleine révolte, s'efforçant d'insurger l'artillerie, et -ravageant même les bagages du cortége royal. Le maréchal s'efforça de -mettre un terme à ce scandale, mais quoique personnellement respecté, -il fut réduit à s'éloigner, et à rejoindre la maison militaire, qu'il -rencontra en marche et dans l'état que nous venons de décrire. Il -quitta ensuite le comte d'Artois et le duc de Berry pour se rendre -auprès du Roi, et essayer de faire prévaloir le conseil qu'il n'avait -cessé de donner, celui de se retirer à Lille. - -[En marge: État dans lequel il le trouve.] - -[En marge: Conseils qu'il lui donne.] - -Parvenu le 21 au soir à Abbeville il se présenta au Roi, qu'il trouva -entre M. de Blacas et le prince Berthier, parfaitement calme, et -paraissant plus sensible à l'incommodité de ce brusque déplacement -qu'à la perte du trône. Conservant peu d'espérance, attribuant ses -nouveaux malheurs à son frère et aux émigrés, convaincu que l'Europe -n'éprouverait qu'un médiocre intérêt pour des gens qui n'avaient pas -su se soutenir, Louis XVIII était plus pressé de gagner son asile -d'Hartwell que de sauver par une conduite habile les restes d'un -avenir dont il doutait fort. Il parla uniquement de sa fatigue, de sa -goutte, des gênes auxquelles l'exposait la perte de son bagage, et -n'écouta qu'avec une sorte de distraction tout ce que lui dit le -maréchal pour le ramener dans la direction de Lille. Ce brave et sage -militaire, qui joignait à une rare intrépidité, à une profonde -expérience de la guerre, beaucoup de sens politique, lui rappela le -mauvais effet produit par les compliments qu'il avait faits au prince -régent en quittant Londres, le reproche universellement adressé aux -Bourbons de préférer l'étranger à la France, et particulièrement -l'Angleterre à tous les autres pays, l'inconvénient de justifier ces -préventions en se hâtant de passer la frontière, et de la passer pour -gagner Londres. Il insista donc avec véhémence pour que le Roi se -rendît à Lille, et qu'il restât au moins sur le bord extrême du -territoire. À Lille il serait en sûreté, et pourrait toujours se -mettre à l'abri en faisant une ou deux lieues pour sortir de France. - -[En marge: Louis XVIII consent à se rendre à Lille.] - -Louis XVIII lui répondit avec finesse qu'il ne serait pas à Lille plus -en sûreté qu'ailleurs, parce qu'il y faudrait une garnison, que toute -garnison se comporterait comme les troupes dont on avait essayé de se -servir, et qu'appeler à Lille les Anglais ou les Prussiens serait aux -yeux de la France la pire des conduites. Sensible du reste aux -observations d'un serviteur aussi loyal que le maréchal Macdonald, il -consentit à suivre son avis; seulement il lui demanda le temps de -prendre un peu de nourriture, et l'engagea à le précéder, en -promettant de le rejoindre dans quelques heures. Pendant cette espèce -de conseil, le maréchal avait parlé seul. M. de Blacas, jugeant tous -les partis également mauvais, n'avait presque rien dit, bien qu'il -préférât visiblement la retraite sur Lille. L'infortuné Berthier, -aussi étonné de se trouver où il était, que le public de l'y voir, -avait montré sur son visage abattu et silencieux les perplexités de -son âme: triste punition dans la personne d'un honnête homme de ce -désir d'être de tous les régimes, et de conserver malgré son passé sa -place dans tous! - -[En marge: Le maréchal y précède le Roi.] - -Le maréchal Macdonald prit donc immédiatement la route de Béthune, -afin d'aller préparer à Lille l'établissement de la famille royale. Il -arriva le 22 mars au matin devant cette place, occupée par le duc -d'Orléans qui en avait fermé les portes. On doit se souvenir que ce -prince avait reçu le commandement des troupes du Nord, avec mission -d'y former une réserve, qui viendrait prendre la gauche du duc de -Berry si on se battait en avant de Paris, et couvrirait la retraite de -la famille royale si on était obligé d'abandonner la capitale. Ce -prince, le seul qui jouît de quelque popularité parmi les troupes, les -avait trouvées tranquilles mais évidemment mal disposées pour la cause -royale, et avait eu soin de les tenir séparées, pour retarder en les -divisant l'explosion de leurs sentiments. Il avait dirigé sur Lille -celles dont la discipline lui semblait un peu moins ébranlée, et -s'était enfermé dans cette place avec six à sept mille hommes et le -maréchal Mortier, également résolu à y donner asile au roi et à en -refuser l'accès aux Prussiens et aux Anglais. Ayant appris le 21 au -matin par le télégraphe que Napoléon était entré à Paris, il avait -interdit toute communication extérieure, dans la double intention -d'empêcher les émissaires bonapartistes de pénétrer dans la ville, et -les soldats de déserter. - -[En marge: Difficultés que le maréchal éprouve pour entrer dans la -place.] - -Les ordres du duc d'Orléans avaient été si ponctuellement exécutés, -que les clefs de la ville avaient été déposées à l'état-major de la -place, et que les gardiens s'étant absentés il n'y avait personne pour -répondre. Le maréchal Macdonald ne sachant comment se faire entendre, -fut obligé d'écrire un billet au crayon, de l'attacher à une pierre, -et de le jeter à la sentinelle qui gardait le rempart. Comme le billet -portait sur la suscription qu'il était du maréchal Macdonald, la -sentinelle le remit au poste le plus voisin, et ce poste à -l'état-major. La porte fut bientôt ouverte et le maréchal fut conduit -auprès du duc d'Orléans, qui lui apprit l'état des choses, et lui -donna la certitude que le Roi recevrait des troupes une hospitalité -respectueuse mais courte, à condition toutefois de ne chercher à -introduire dans la place ni la maison militaire, ni les Anglais. - -[En marge: Arrivée de Louis XVIII à la suite du maréchal.] - -[En marge: Accueil qu'il reçoit.] - -Louis XVIII arriva en effet dans l'après-midi du 22, et fut reçu avec -tous les honneurs dus au souverain. La population de Lille, pieuse et -royaliste, poussa des cris violents de _Vive le Roi!_ tandis que les -troupes bordant la haie et présentant les armes gardèrent un morne -silence. - -[En marge: Conseil tenu devant Louis XVIII.] - -[En marge: M. le duc d'Orléans lui conseille de se rendre -immédiatement à Dunkerque.] - -[En marge: Motifs donnés pour choisir Dunkerque.] - -À peine arrivé, Louis XVIII voulut entendre le prince et les maréchaux -sur la conduite qu'il convenait de tenir. En présence du Roi, de M. de -Blacas, du prince Berthier, des maréchaux Macdonald et Mortier, M. le -duc d'Orléans exposa la situation avec une parfaite netteté de vues et -de langage. Il approuva fort le maréchal Macdonald d'avoir conseillé -au Roi de rester le plus possible sur le territoire français, mais il -démontra en même temps que la ville de Lille serait à peine habitable -quelques heures, que le spectacle qu'on venait d'avoir sous les yeux, -celui d'une population bruyamment sympathique et de troupes -froidement respectueuses, était l'expression vraie de l'état des -choses; que les troupes étaient maîtresses de Lille, qu'elles ne -souffriraient pas qu'il fût commis la moindre inconvenance envers le -Roi, qu'elles s'en feraient même un point d'honneur, mais qu'elles -étaient imbues de l'idée qu'on voulait livrer la place aux Anglais, -que dans cette défiance elles ne consentiraient jamais à y laisser -entrer la maison militaire, encore moins à en sortir elles-mêmes, si -par hasard on voulait se débarrasser de leur présence; que du reste, -en supposant qu'on parvînt à les éloigner, ce n'était pas avec douze -cents hommes de la garde nationale et trois à quatre mille cavaliers -écloppés de la maison militaire, qu'on pourrait défendre une -forteresse où il fallait au moins douze mille hommes de la meilleure -infanterie pour être en sûreté; que pendant quelques jours les troupes -se prêteraient à former la garde du Roi, mais qu'elles ne -soutiendraient pas longtemps ce rôle, surtout quand viendraient les -ordres de Paris; que le meilleur parti était de se transporter à -Dunkerque, où la population était aussi royaliste qu'à Lille; que là -il faudrait peu de garnison, et qu'on y suffirait avec la maison -militaire convertie en infanterie; qu'on y aurait d'ailleurs la -ressource de la mer, et le refuge de l'Angleterre au besoin; qu'en -demeurant par ce choix sur le territoire français, on y serait en même -temps plus éloigné du théâtre de la guerre; que probablement on -retiendrait dans son parti Calais, Ardres, Gravelines, qu'on y aurait -un peu de marine, qu'on formerait ainsi un petit royaume maritime, où -le drapeau blanc continuerait de flotter sans aucune apparence de -complicité avec le drapeau ennemi qui allait envahir la France. - -[En marge: Le départ remis au lendemain.] - -Le maréchal Mortier appuya vivement cet avis plein de sagesse, et le -prince Berthier ne le contredit point. M. de Blacas l'approuva. Le -maréchal Macdonald en l'adoptant, n'éleva d'objection que sur un -point, la précipitation du départ, qui donnerait au Roi l'apparence -d'un fugitif, saisi de peur ou chassé de Lille. Le duc d'Orléans ayant -répondu qu'on avait vingt-cinq lieues à faire pour gagner Dunkerque, -et que ce qui était facile le jour même serait peut-être difficile le -lendemain, l'avis du départ immédiat sembla prévaloir, sauf néanmoins -l'extrême lassitude du Roi, qui exigeait quelques heures de repos. - -[En marge: Les troupes respectueuses mais défiantes, craignent qu'on -ne veuille livrer Lille aux Anglais.] - -On se sépara donc avec ordre de préparer le départ; mais toujours -perplexe et fatigué le Roi le remit au lendemain. Le duc d'Orléans et -les maréchaux employèrent la fin du jour à visiter les troupes et à -leur parler.--Le Roi est en sûreté parmi nous, répondirent les -officiers auxquels on s'adressa; mais nous savons qu'on veut livrer la -place à l'ennemi, et que c'est le projet des émigrés dont le Roi est -entouré. Si donc la maison militaire se présente, nous ferons feu sur -elle.--Malgré toutes les assurances contraires il n'y eut aucun moyen -de dissiper ces préventions, et ce qui contribuait à les enraciner -dans l'esprit des troupes, c'est que des gens de l'entourage royal -disaient qu'il fallait mettre un terme à cette comédie d'un faux -respect pour la personne du souverain, sous lequel se cachait une -trahison prochaine, et que le plus simple était d'introduire dix -mille Anglais dans la place. Ces imprudents propos étaient crus, et -ceux du duc d'Orléans considérés comme un pur effet de sa crédulité. -Il était dès lors évident qu'on pourrait à peine passer un jour ou -deux dans cette situation équivoque. - -[En marge: Croyant apercevoir la maison militaire, elles sont prêtes à -faire feu.] - -[En marge: Impossibilité de laisser plus longtemps la cour à Lille.] - -[En marge: Insistance pour la retraite à Dunkerque.] - -[En marge: Louis XVIII préfère se rendre en Belgique.] - -Le lendemain 23 il y eut une fausse alerte. Quelques coureurs s'étant -montrés en vue des remparts de Lille, le bruit se répandit que c'était -la maison du Roi qui approchait. En un instant les troupes -manifestèrent la plus vive émotion, et elles se déclarèrent prêtes à -tirer sur les nouveaux arrivants. Le duc d'Orléans, les maréchaux, -eurent une peine extrême à les calmer, et elles parurent toujours -convaincues qu'on songeait à livrer la place aux Anglais. En présence -de pareilles dispositions, il n'était plus possible que le Roi -prolongeât son séjour à Lille. Le conseil qu'il avait tenu la veille -avec le duc d'Orléans, avec M. de Blacas, avec les maréchaux Berthier, -Macdonald, Mortier, s'assembla de nouveau le matin même, et reconnut à -l'unanimité la nécessité de quitter une ville gardée par des troupes -pleines d'égards pour Louis XVIII, mais dévouées à Napoléon, et -toujours disposées au premier incident à proclamer l'autorité -impériale. Il n'y avait divergence que sur le lieu où le Roi se -retirerait en sortant de Lille. Le duc d'Orléans, appuyé par les trois -maréchaux, insista de nouveau pour Dunkerque. Le Roi ne repoussa pas -cet avis, mais il dit que dans l'état des choses il croyait trop -dangereux de faire sur le territoire français les vingt-cinq lieues -qui le séparaient de Dunkerque, et il annonça qu'il allait prendre -d'abord la route de la Belgique, sauf à gagner Dunkerque par le -territoire belge. Les raisons que lui présenta le duc d'Orléans pour -ne pas abandonner un instant le territoire national n'ayant point -changé sa résolution, le maréchal Macdonald d'un ton respectueux mais -ferme lui déclara qu'il était, à son grand regret, obligé de le -quitter; que jamais il n'émigrerait, surtout pour se rendre dans un -pays rempli des troupes de la coalition; qu'il était resté fidèle à la -royauté tant qu'elle avait été en France, qu'il ne pouvait la suivre -au delà; qu'il n'irait point offrir son épée à l'homme qui était venu -bouleverser son pays, mais qu'il attendrait dans la retraite des jours -plus heureux. Louis XVIII écouta avec une parfaite convenance cette -franche déclaration, remercia le maréchal de sa noble conduite, lui -rendit ses serments, et lui fit les adieux les plus affectueux. Le -maréchal Mortier tint le même langage, reçut la même réponse et les -mêmes témoignages, et annonça qu'avec le maréchal Macdonald il -accompagnerait le Roi jusqu'à l'extrême frontière. Le prince Berthier -se tut, mais prenant à part les maréchaux Macdonald et Mortier, il -leur dit que capitaine d'une compagnie de gardes du corps il était -obligé de suivre le Roi jusqu'au lieu choisi pour sa retraite, et que -ce devoir rempli il était décidé à rentrer en France. Il les chargea -même d'en donner avis à Paris. Le Roi s'adressant alors à M. le duc -d'Orléans, lui demanda, avec une malice visible, ce qu'il allait -faire. Le duc d'Orléans lui répondit avec sang-froid, qu'il pensait -comme messieurs les maréchaux, mais que, prince du sang, il ne -pouvait agir comme eux, c'est-à-dire rester en France; qu'il suivrait -le Roi jusqu'à la frontière, puis qu'il solliciterait la permission de -le quitter, ne voulant point aller en Belgique, lieu de réunion des -armées ennemies. Le Roi, d'un ton tranquille, lui dit qu'il faisait -bien, et donna les ordres pour son départ immédiat. - -[En marge: Les maréchaux et le duc d'Orléans le quittent à la -frontière.] - -Le 23, vers le milieu du jour, Louis XVIII sortit de Lille par la -route de Belgique, la population lui témoignant de vifs regrets, les -troupes un parfait respect, mais paraissant fort soulagées d'être -déchargées d'un dépôt embarrassant. Le duc d'Orléans et les maréchaux -escortant à cheval la voiture du Roi le conduisirent jusqu'à la -frontière, qui est à deux lieues environ de la place, puis après avoir -reçu ses remercîments et lui avoir adressé leurs adieux, rentrèrent -dans Lille pour déposer leur commandement. Le duc d'Orléans écrivit à -tous les généraux qui dépendaient de lui, pour les délier de leurs -obligations militaires, et les rendre à eux-mêmes et à leur pays. Le -maréchal Mortier lui apprit alors un détail qu'il avait eu la -délicatesse de tenir secret, c'est qu'il avait reçu de Paris le -pouvoir et l'ordre d'agir comme il l'entendrait pour le salut de la -frontière, pour l'expulsion des princes de Bourbon, même pour leur -arrestation si elle paraissait nécessaire. Le maréchal n'avait voulu -ni gêner les princes, ni même hâter leur départ, en leur déclarant les -devoirs nouveaux qui lui étaient imposés par celui qui était redevenu -le maître du territoire, et il ne les leur avait révélés que lorsque -leur résolution était prise et à peu près accomplie. M. le duc -d'Orléans partit pour l'Angleterre, le maréchal Macdonald pour ses -terres, et le maréchal Mortier manda par le télégraphe à Paris que -Louis XVIII avait quitté Lille, que cette place n'était point et -n'avait jamais été en danger. Il transmit le commandement au général -comte d'Erlon, qui avait été obligé de se cacher depuis l'échauffourée -des frères Lallemand. Au milieu de ces brusques révolutions, qui -troublent et font souvent dévier les coeurs les plus honnêtes, -l'histoire est heureuse d'avoir à reproduire des scènes où tout le -monde, princes, maréchaux, soldats, surent remplir des devoirs presque -opposés, avec tant de délicatesse et de précision. - -[En marge: Licenciement de la maison militaire.] - -Pendant ce temps la maison du Roi, harassée de fatigue, s'était -traînée jusqu'à Abbeville, ayant à sa tête le comte d'Artois et le duc -de Berry, et à ses trousses le général Exelmans, qui avec trois mille -chevaux la surveillait sans chercher à la joindre. D'Abbeville elle -s'était dirigée sur Lille, puis apprenant en route le départ du Roi, -elle s'était portée sur Béthune. Là les princes sentant -l'impossibilité de la conduire à l'étranger et de l'y entretenir, -prirent le parti de la licencier. Trois cents hommes seulement, -parfaitement propres au service, et dont l'entretien n'était pas au -dessus des moyens actuels de la famille royale, furent retenus, et -suivirent le maréchal Marmont en Belgique, où ils devaient composer la -garde personnelle de Louis XVIII. Les autres se dispersèrent dans -toutes les directions. Les princes franchirent la frontière pour se -réunir au Roi. - -[En marge: Soumission des provinces du Nord et de l'Est.] - -Tandis que Louis XVIII avait évacué le territoire, et fait cesser -pour le Nord les très-légères inquiétudes qu'on avait pu concevoir à -Paris, à l'Est les choses s'étaient passées tout aussi tranquillement. -Le maréchal Victor, chargé de former un corps d'armée en Champagne et -en Lorraine, s'était vu obligé de renoncer à cette entreprise. Le -maréchal Oudinot, délaissé par les grenadiers et les chasseurs royaux -(ancienne garde impériale), avait également abandonné son -commandement, et le drapeau tricolore avait été partout arboré autour -de lui. L'ancienne garde impériale s'était spontanément dirigée sur -Paris. En Alsace, le maréchal Suchet se soumettant à la révolution qui -venait de s'accomplir, avait fait flotter le drapeau tricolore dans -toute la province, et mis nos places frontières à l'abri des -tentatives extérieures. On a déjà vu par nos précédents récits ce qui -s'était passé de Grenoble à Besançon, par conséquent les inquiétudes -qu'on aurait pu concevoir pour nos places ne s'étaient réalisées nulle -part, et l'ennemi, malgré le désir qu'il en avait, n'en avait surpris -aucune. - -Dans l'intérieur le progrès de l'autorité impériale n'était ni moins -général ni moins rapide. Le maréchal Saint-Cyr, parti de Paris le 20 -mars avec M. de Vitrolles, s'était rendu à Orléans où commandait le -général Dupont. Trouvant les troupes à moitié soulevées, il avait fait -fermer les portes de la ville, abattre le drapeau tricolore, et -incarcérer le général Pajol qui était l'auteur du mouvement. Mais des -officiers envoyés de Paris ayant pénétré dans la ville, et communiqué -avec le 1er de cuirassiers en garnison à Orléans, ce régiment était -spontanément monté à cheval, avait assailli le siége des autorités, -délivré le général Pajol, et mis en fuite le maréchal Saint-Cyr, qui -s'était retiré en toute hâte vers la basse Loire. Le général Pajol, -prenant le commandement, avait fait proclamer à Orléans et dans les -environs le rétablissement de l'autorité impériale. - -[En marge: Soumission momentanée de la Vendée, et retraite en -Angleterre du duc de Bourbon.] - -Cette partie importante du cours de la Loire était donc reconquise. À -Angers, le duc de Bourbon, après un entretien avec M. d'Autichamp et -les principaux chefs vendéens, avait bientôt acquis la conviction que -si les anciens meneurs de la Vendée étaient disposés à s'agiter -encore, la population des campagnes, quoique royaliste, n'avait plus -assez d'ardeur pour braver les maux de la guerre civile, dont le -souvenir était resté vivant dans tous les esprits. Se sentant plus -embarrassant pour le pays qu'utile à la cause royale, le prince avait -déféré au conseil, qui lui était généralement donné, de se retirer. Un -officier de gendarmerie, le commandant Noireau, instruit de l'état des -choses, lui avait offert des passe-ports, à condition qu'il en userait -sur-le-champ, ce que le prince avait accepté sans hésitation. Il était -allé s'embarquer à Nantes, laissant la contrée non pas revenue à -Napoléon, mais paisible. - -[En marge: Marche du général Clausel sur Bordeaux.] - -Le général Clausel, envoyé dans la Gironde, s'était arrêté à -Angoulême, y avait reçu pour le compte de l'Empereur la soumission des -départements voisins, puis, réunissant une partie de la gendarmerie, -avait marché sur la Dordogne pour y rassembler des troupes, et remplir -sa mission à l'égard de la ville de Bordeaux. - -[En marge: Madame la duchesse d'Angoulême à Bordeaux.] - -Il régnait dans cette grande cité une agitation extraordinaire, -produite par la présence de madame la duchesse d'Angoulême et par -celle de MM. Lainé et de Vitrolles. La population, royaliste par -intérêt et par conviction, désolée du retour de Napoléon qui allait -amener de nouveau la clôture des mers, s'était levée avec empressement -à la vue de madame la duchesse d'Angoulême (venue avec le prince son -époux pour célébrer le 12 mars), et avait promis de soutenir la cause -des Bourbons. Ces vives démonstrations se passaient en présence de -deux régiments, le 8e léger et le 62e de ligne, en garnison à -Bordeaux, et y assistant avec un silence peu rassurant. Tout faisait -présager qu'à l'aspect du drapeau tricolore arboré sur la rive droite -de la Gironde, ils éclateraient et feraient cesser une insurrection -sans consistance. - -[En marge: Essai par M. de Vitrolles d'un gouvernement royal à -Toulouse.] - -[En marge: Présence de M. le duc d'Angoulême à Marseille.] - -[En marge: Son plan de campagne sur le Rhône.] - -[En marge: Attitude du maréchal Masséna.] - -M. de Vitrolles après avoir communiqué à la princesse les intentions -du Roi, s'était transporté à Toulouse pour y établir le centre du -gouvernement royal dans le Midi. Il avait opéré des levées d'hommes et -d'argent, placé de sa propre autorité le maréchal Pérignon à la tête -des rassemblements royalistes, et tâché de maintenir la correspondance -entre Bordeaux où était restée madame la duchesse d'Angoulême, et -Marseille où était accouru en toute hâte M. le duc d'Angoulême. Le -prince en effet s'était rendu à Marseille, et on devine d'après -l'esprit qui régnait dans cette ville, les manifestations véhémentes -auxquelles la population avait dû se livrer. Ayant toujours haï -l'Empire, menacée de nouveau de mourir de faim, après avoir rêvé -plutôt que goûté l'abondance, elle était en proie à une sorte de -fureur, et avait accueilli M. le duc d'Angoulême avec des transports -qui tenaient du délire. Le maréchal Masséna commandait au milieu de -ces populations incandescentes avec le sang-froid dédaigneux d'un -homme de guerre qui avait réussi jadis à dompter les Calabres, et que -les cris de la multitude n'effrayaient guère. Accompagnant le prince -le jour de son entrée, il avait vu un groupe de femmes du peuple qui -tenaient leurs enfants dans leurs bras, se jeter au-devant de son -cheval, puis tomber à genoux, et lui dire dans l'idiome naïf du pays: -Maréchal, ne trahissez pas ce bon prince!--Prenant à peine garde à ces -démonstrations, n'aimant ni la dynastie qui s'en allait, ni celle qui -revenait, et déplorant les nouvelles convulsions qui devaient coûter -tant de sang à la France, il avait résolu de se renfermer dans la -stricte observation de ses devoirs militaires. Il avait donné à M. le -duc d'Angoulême deux régiments, le 83e et le 58e, et une colonne de -volontaires avec lesquels ce prince devait essayer, en remontant le -Rhône, de reprendre Grenoble et Lyon. Le maréchal Masséna qui ne -voulait pas le suivre dans cette campagne était resté à Marseille pour -y maintenir l'ordre, et surtout pour veiller sur Toulon, bien décidé à -appesantir sa dure main sur quiconque tenterait de livrer aux Anglais -ce grand arsenal maritime. - -[En marge: Napoléon se regarde comme rentré en possession de l'Empire; -idées qui le préoccupent.] - -[En marge: Napoléon, sans le dire, regardait la guerre comme -inévitable, et devant être terrible.] - -Tel était l'état des choses les 23 et 24 mars dans les diverses -parties de la France. Napoléon informé de la retraite de Louis XVIII, -de la soumission des provinces du Nord et de l'Est, certain dès lors -de la conservation des places frontières, ne doutant pas de la -soumission de la Vendée, au moins pour le moment, ne tenait aucun -compte de l'insurrection du Midi, bien qu'elle s'étendît de Bordeaux à -Marseille. La conservation des places lui avait seule causé quelque -souci, car c'eût été un grand malheur que l'occupation par l'ennemi -d'une forteresse comme Lille, Metz ou Strasbourg. Rassuré sur ce point -important, délivré de la présence du Roi, qui n'eût été du reste qu'un -embarras, il se regardait comme remis en pleine possession de -l'Empire. S'il parvenait à concilier son autorité avec l'indépendance -toute nouvelle des esprits, et surtout à apaiser l'Europe, ou à la -vaincre, il était certain de recommencer un second règne, moins -éclatant peut-être, mais plus prospère que le premier, et plus -méritoire s'il savait substituer les douceurs bienfaisantes de la paix -aux sanglantes grandeurs de la guerre. Mais il avait toujours douté, -sans le dire, de l'apaisement de l'Europe, et en réalité il ne -comptait que sur une campagne courte et vigoureuse, exécutée avec les -ressources que la France un peu reposée, et trois cent mille soldats -revenus de l'étranger, offraient à son puissant génie militaire. - -[En marge: Déclaration du congrès de Vienne qui met Napoléon hors la -loi des nations.] - -Il n'était que depuis quelques jours dans Paris, et il avait déjà pu -s'apercevoir de la vérité de ses pressentiments, car tandis que tout -se soumettait dans l'intérieur, tout prenait au dehors un caractère de -violence inouïe. Les Bourbons en se retirant avaient répandu une -déclaration du congrès de Vienne qui était de la plus extrême gravité. -On avait d'abord révoqué en doute l'authenticité de cette déclaration, -et Napoléon avait favorisé ce doute qui lui convenait, mais aux -résolutions, au style, il n'avait pu s'empêcher de reconnaître la -fureur de ses ennemis, fureur qu'il s'était attirée par un intolérable -abus de la victoire pendant plus de quinze années. Selon cette -déclaration, les puissances réunies à Vienne, considérant que Napoléon -Bonaparte, en violant le traité du 11 avril, avait détruit le seul -titre légal sur lequel reposât son existence, et attenté au repos -général, le mettaient hors la loi des nations, ce qui le rendait -passible du traitement réservé aux plus vils criminels. La conclusion -évidente, c'est que quiconque pourrait se saisir de lui devrait le -fusiller immédiatement, et serait considéré comme ayant rendu à -l'Europe un service signalé. Ce n'était pas envers un grand homme, qui -sans contredit avait tourmenté l'Europe, mais dont tous les princes -vivants avaient flatté et exploité la puissance et venaient d'égaler -l'ambition, ce n'était pas, disons-nous, envers ce grand homme, un -acte digne des moeurs du siècle, et l'orgueil, l'avidité, la peur, -pouvaient seuls, non pas justifier cet acte, mais l'expliquer. - -[En marge: Les légations étrangères demandent toutes leurs -passe-ports.] - -[En marge: On les leur accorde, en donnant aux secrétaires d'ambassade -de Russie et d'Autriche des lettres pour Vienne.] - -Napoléon se réservait de le publier sous quelques jours, lorsqu'il -voudrait faire connaître à la France la situation tout entière. Pour -le moment, en rapprochant la déclaration du 13 mars de quelques autres -manifestations, il y voyait la réalisation de tout ce qu'il avait -prévu, et une raison de se préparer, sans perdre un instant, à -soutenir une lutte formidable. De nouvelles manifestations d'ailleurs, -conséquence de la déclaration du 13 mars, ne purent lui laisser aucun -doute. À peine M. de Caulaincourt avait-il mis le pied dans l'hôtel -de son ministère, que les légations étrangères vinrent lui demander -leurs passe-ports. Pour les unes, telles que celles d'Angleterre et de -Russie, dont les chefs étaient absents, les secrétaires avaient pris -sur eux de faire cette demande; pour les autres, comme celles -d'Autriche, de Prusse, de Suède, de Danemark, de Sardaigne, de -Hollande, etc., les chefs de mission s'en étaient chargés eux-mêmes, -et malgré les efforts de M. de Caulaincourt pour les retenir, ils -avaient persisté dans la volonté de partir. M. de Caulaincourt eut à -ce sujet un long entretien avec M. de Vincent, ambassadeur d'Autriche, -chercha de toutes les manières à lui persuader que la France voulait -la paix, qu'elle entendait même rester fidèle au traité de Paris; mais -il parvint difficilement à s'en faire écouter, et n'obtint seulement -pas qu'il se chargeât de lettres de Napoléon pour sa femme et pour son -beau-père. Toutefois désirant quitter Paris immédiatement, M. de -Vincent consentit à ce que l'un des secrétaires de la légation -autrichienne qui partait un jour plus tard, emportât les deux lettres. -L'humilité était en ce moment l'un des calculs de Napoléon: M. de -Caulaincourt ne voulant cependant pas pousser ce calcul trop loin, se -contenta de bien constater les dispositions pacifiques de son maître, -mais ne mit aucun obstacle au départ des représentants des diverses -cours, et leur envoya leurs passe-ports le jour même où ils les -avaient réclamés. - -Tout en les laissant partir on profita de l'autorisation donnée par M. -de Vincent pour confier au secrétaire de la légation autrichienne une -lettre destinée à Marie-Louise, et une autre destinée à l'empereur -François. La reine Hortense, fort liée avec la légation russe depuis -qu'Alexandre s'était constitué publiquement son protecteur, écrivit -longuement à ce monarque pour lui exposer de son mieux les nouvelles -dispositions de Napoléon, sous le double rapport de la politique -intérieure et extérieure. Elle remit cette lettre à M. de Boutiakin, -secrétaire de la légation russe, et l'un des étrangers que sa bonne -grâce avait rendus tout à fait bienveillants pour sa personne, sinon -pour sa cause. On se servit de la même voie pour révéler à l'empereur -Alexandre le traité secret d'alliance conclu le 3 janvier entre Louis -XVIII, l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse et la Russie. On y -ajouta quelques papiers laissés par M. de Blacas à Paris, et tous -propres à faire connaître à l'empereur Alexandre les sentiments de ses -alliés à son égard. La reine Hortense profita encore du départ d'un -intendant de son frère qui se rendait à Vienne, pour écrire à -différentes personnes, notamment à Marie-Louise, et leur retracer avec -les plus vives couleurs le rétablissement triomphal de Napoléon sur le -trône impérial, l'élan des populations vers lui, leur éloignement -invincible pour les Bourbons, dès lors la nécessité pour l'Europe, si -elle ne voulait pas s'exposer à une lutte sanglante, d'accepter un -fait désormais accompli, et qui ne troublerait ni la paix, ni le -partage qu'on avait fait à Vienne de presque tous les États de -l'univers. - -[En marge: En réponse à la démarche des légations, on rappelle les -agents français au dehors.] - -Le départ des légations, quoique fort menaçant, s'expliquait cependant -jusqu'à un certain point, car accréditées auprès de Louis XVIII, -elles étaient sans pouvoirs pour rester auprès de Napoléon. Rien à la -vérité ne les eût empêchées d'attendre de nouveaux ordres, mais leur -empressement à partir ne pouvait être assimilé à une déclaration de -guerre, et il importait de ne point prévenir une telle déclaration, et -de mettre ainsi tous les torts du côté du congrès de Vienne, qui -n'était populaire ni en France ni en Europe. La seule manière digne et -non irritante de répondre à la démarche des légations étrangères, -c'était de rappeler les légations françaises, qu'il était impossible -de maintenir décemment auprès de princes qui avaient rompu leurs -relations avec nous, et qui se trouvaient composées pour la plupart -d'anciens émigrés, ennemis implacables de l'Empire. M. de Caulaincourt -adressa aux divers membres de ces légations une circulaire, pour -déclarer qu'on leur retirait leurs pouvoirs, qu'ils étaient rappelés -par conséquent sur le territoire national, et devaient y rentrer -immédiatement. En attendant, il les autorisait à donner l'assurance -que la France ne prendrait avec aucune puissance l'initiative des -hostilités, et se renfermerait dans la stricte observation des traités -existants. - -[En marge: Quelques différences de conduite à l'égard de certaines -cours.] - -[En marge: Mission secrète de M. de Montrond à Vienne.] - -[En marge: Objet de cette mission.] - -Il était impossible de dire ni de faire autre chose dans la situation -présente. Il y avait toutefois quelques différences de conduite à -observer à l'égard des diverses cours, et même quelques moyens -indirects à employer envers certaines d'entre elles, qu'il ne fallait -pas négliger quel qu'en pût être le résultat. La cour de Vienne, par -exemple, outre qu'elle était actuellement le siége du congrès, avait -pour Napoléon la qualité de cour parente, et il n'était peut-être pas -impossible de s'y ouvrir un accès. On savait que l'Autriche était fort -mécontente de la Russie et de la Prusse, qu'elle avait failli entrer -en guerre avec l'une et l'autre, et que plus d'une fois elle avait -regretté d'avoir autant grossi la puissance de la Russie. La -perspective d'avoir à Paris un gendre corrigé par le malheur, contenu -par de nouvelles institutions, de voir régner après lui le fils d'une -archiduchesse élevé par elle dans un esprit assurément pacifique, -cette perspective était de nature à provoquer de sages réflexions, et -à ramener peu à peu l'Autriche à d'autres sentiments que ceux qui -avaient dicté la déclaration du 13 mars. Un homme pouvait beaucoup -sous ce rapport, et cet homme était M. de Talleyrand. Si on parvenait -à le gagner, il devenait possible de gagner la cour de Vienne -elle-même. Napoléon ne savait pas alors à quel point M. de Talleyrand -s'était engagé dans la cause de la légitimité, et à quel point surtout -il s'était aliéné la cour de Vienne en cédant à la jalousie que lui -inspirait M. de Metternich. Néanmoins la conquête de M. de Talleyrand -eût été d'un prix inestimable, et par ce motif on imagina de lui -envoyer un personnage singulier, homme du monde fort connu dans les -salons, fort inconnu dans la politique, souvent employé dans certaines -négociations occultes, doué d'un esprit rare, d'une grande audace, -présentant le contraste qui se rencontre quelquefois d'un bon sens -supérieur avec une conduite désordonnée, et ayant sur M. de Talleyrand -l'influence d'un familier initié à tous les secrets de sa vie: ce -personnage était M. de Montrond, et si quelqu'un pouvait pénétrer à -Vienne, se faire écouter de M. de Talleyrand, enlever même -Marie-Louise et son fils, c'était lui, par son savoir-faire, ses -relations nombreuses et sa témérité sans pareille. Prisonnier de -Napoléon qui l'avait fait enfermer à Ham pour ses propos satiriques, -il avait eu l'art de s'évader, était rentré en France avec les -Bourbons, et aujourd'hui par goût des aventures, était prêt à tout -tenter même au profit de son ancien persécuteur. C'était le duc -d'Otrante, passé maître en fait de moyens occultes, qui avait songé à -employer M. de Montrond, et Napoléon réduit aux expédients y avait -consenti. On chargea ce singulier envoyé de lettres de M. de -Caulaincourt pour M. Meneval (resté, jusqu'alors, auprès de -Marie-Louise) et pour divers personnages influents. On l'autorisa à -traiter à toutes conditions avec ceux qui voudraient faire leur paix, -MM. de Talleyrand, de Dalberg et autres; on l'autorisa s'il parvenait -à s'introduire auprès de Marie-Louise, s'il la trouvait disposée à -s'enfuir, à lui en fournir les moyens, et on lui ouvrit les crédits -nécessaires pour que les ressources financières ne fissent pas défaut -à l'inépuisable fertilité de son esprit. Voilà par quelles voies -obscures Napoléon était réduit à passer, pour pénétrer auprès des -cabinets qu'il avait si longtemps dominés et humiliés! M. de Montrond -partit en même temps que les courriers d'ambassade qui portaient la -circulaire de rappel à nos légations, mais prévoyant que toutes les -frontières seraient fermées, il se fit donner le passe-port d'un abbé -attaché à la diplomatie romaine, et parvint ainsi à tromper les -polices européennes, et à gagner la route de Vienne que nos courriers -ne pouvaient pas s'ouvrir. - -[En marge: On ne rappelle point les agents français auprès de -l'Amérique, de la Suisse, de la cour de Rome et de la Porte.] - -Indépendamment de cette mission secrète, on fit en rappelant nos -agents diplomatiques, quelques exceptions autorisées par les -convenances et commandées par la politique. M. Serurier, ministre de -France aux États-Unis, fut laissé à son poste, d'abord pour l'Amérique -qui s'était toujours montrée amie de l'Empire, et ensuite pour M. -Serurier lui-même qui s'y était conduit très-sagement. Les secrétaires -de légation qui se trouvaient en Suisse, à Rome, à Constantinople, -reçurent l'ordre d'y rester, et on leur donna même le titre de chargés -d'affaires. La Suisse, maintenant qu'elle était constituée, paraissait -jalouse de conserver sa neutralité, et cette neutralité couvrant une -partie importante de notre frontière, méritait qu'on fît des efforts -pour ne pas la compromettre. On savait la cour de Rome mécontente de -l'obstination des Bourbons à révoquer le concordat, et on lui fit -offrir avec l'abandon de toute idée de ce genre, la garantie de son -ancien territoire, les Légations comprises. Quant à la Porte, M. de -Rivière, nommé par Louis XVIII ambassadeur à Constantinople, fut -retenu à Toulon, et M. Ruffin, notre ancien chargé d'affaires, reçut -des instructions qui lui recommandaient de flatter de toutes les -manières le sultan Mahmoud. Le retour miraculeux de Napoléon pouvait -bien avoir frappé l'imagination sensible et superstitieuse des Turcs, -et les avoir ramenés à la cause impériale. Enfin, tout en rappelant de -Madrid M. de Laval, comme on connaissait les différends qui s'étaient -élevés entre les deux maisons de Bourbon à l'occasion de l'arrestation -de Mina sur le territoire français, on dépêcha un officier pour -traiter la question de l'échange des prisonniers qui n'avait pas été -résolue jusqu'alors, et on autorisa même cet officier à ne pas se -renfermer dans l'objet apparent de sa mission. La coalition fût-elle -encore générale, c'était quelque chose que d'avoir pour amis ou pour -neutres l'Amérique, la Suisse, le Saint-Siége, la Turquie et -l'Espagne. - -[En marge: Napoléon ne garde ces ménagements que pour laisser aux -puissances tout le tort de la guerre.] - -[En marge: Ses plans pour l'armement de la France.] - -Napoléon se prêtait à ces expédients pour se dire à lui-même qu'il -n'avait rien négligé, et pour prouver à la France qu'il avait sacrifié -tout orgueil personnel au désir de maintenir la paix. Mais il ne -comptait que sur son épée pour vaincre la mauvaise volonté des -puissances. Aussi profita-t-il de la soumission des provinces du Nord -et de l'Est pour arrêter sur-le-champ le plan de ses préparatifs -militaires. Arrivé le 20 mars au soir, il avait le 21 au matin invité -le maréchal Davout à se rendre à l'hôtel de son ministère, lui avait -désigné les commis de la guerre le plus au fait de cette vaste -administration, et les avait mandés eux-mêmes aux Tuileries afin de -leur donner ses premiers ordres. Sachant par expérience que la -formation des corps d'armée pressait plus encore que le recrutement -des régiments, parce que les corps une fois formés tout y affluait -bientôt, hommes et choses, il commença par prescrire cette formation, -et par affecter à chacun d'eux un état-major complet. - -[En marge: Formation de six corps d'armée sur les frontières, sous le -titre de corps d'observation.] - -[En marge: Emplacement de ces divers corps.] - -Avec les troupes qui étaient cantonnées dans le département du Nord -il composa le 1er corps, lui assigna le comte Drouet-d'Erlon pour -général en chef, et Lille pour emplacement. Les troupes parties de -Paris sous le général Reille, durent constituer le 2e corps, et il -leur assigna Valenciennes pour lieu de réunion. Ce corps devait être -le plus considérable, parce qu'il était destiné à s'engager le premier -à travers les masses ennemies. Quoiqu'il eût le projet d'opérer par -Maubeuge, Napoléon plaça le 2e corps un peu à gauche, c'est-à-dire à -Valenciennes, afin de mieux cacher ses desseins[8]. - -[Note 8: Les lettres de Napoléon, des 25, 26, 27 et 28 mars, prouvent -que le plan qu'il adopta pour cette campagne était dès cette époque -arrêté dans sa pensée.] - -Le 3e, confié au général Vandamme, et cantonné autour de Mézières, -comprit les troupes dispersées dans les Ardennes et la Champagne. Le -4e, sous le général Gérard, établi autour de Metz, fut composé des -troupes de la Lorraine. Le 5e, destiné au général Rapp, avait -Strasbourg pour centre de formation, et pour éléments les régiments de -l'Alsace. - -[En marge: Combinaison imaginée pour leur rapide concentration.] - -Ces corps avaient l'avantage de couvrir chacune de nos frontières, et -de se prêter par leur situation à une concentration de forces que -Napoléon songeait à rendre rapide, et tout à fait imprévue, au moyen -de combinaisons profondes que nous ferons connaître en leur lieu. -Maubeuge était le point de cette concentration arrêté déjà dans son -esprit, et il la voulait opérer non-seulement par le reploiement des -ailes sur le centre, mais par celui de la queue sur la tête. Il -résolut par ce motif de former un 6e corps composé des troupes qu'il -aurait nécessairement à Paris, et qui par Soissons, Laon, la Fère, -seraient promptement rendues à Maubeuge. Il confia ce 6e corps au -général comte de Lobau, qui commandait la première division militaire. -Nous avons déjà dit qu'en vue de rétablir la discipline dans les -régiments, il avait pris le parti de les faire passer presque tous à -Paris sous la main du comte de Lobau. Par cette raison, il devait y -avoir beaucoup de troupes dans la capitale, et il était facile d'y -composer un corps nombreux, vigoureusement constitué, lequel partant -de Paris en même temps que le 1er corps partirait de Lille, le 4e de -Metz, viendrait former avec le 2e et le 3e une masse compacte à -Maubeuge. C'est ainsi que Napoléon, avec un art supérieur, faisait -concourir à un même but les diverses combinaisons commandées par les -circonstances. - -[En marge: Reconstitution de la garde impériale.] - -À ce 6e corps Napoléon ajouta la garde impériale, qu'il se proposait -de réorganiser sur une très-grande échelle. Il rétablit la vieille -garde sur le pied de quatre régiments de quatre bataillons (grenadiers -et chasseurs compris), et la jeune sur le pied de douze régiments de -deux bataillons, en y adjoignant une forte cavalerie et l'ancienne -réserve d'artillerie qui s'était signalée dans toutes les batailles du -siècle. Napoléon estimait qu'avec le 6e corps et la garde, il aurait -une réserve de 50 mille hommes, laquelle, jointe aux quatre corps -cantonnés de Lille à Metz, lui permettrait de prendre l'offensive à la -tête de 150 mille combattants (plus ou moins, selon le temps qui lui -serait laissé pour se préparer), et comme il n'indiquait d'aucune -manière le projet de prendre l'offensive, encore moins de la prendre -par Maubeuge, son plan pouvait être suffisamment préparé en restant -suffisamment secret. - -[En marge: Projet de former ultérieurement un 7e et un 8e corps.] - -Le 5e corps établi en Alsace, c'est-à-dire en dehors de ces -combinaisons, devait couvrir le haut Rhin, et devenir un second point -de concentration, si le fort de la guerre se portait de ce côté. Il -devait se lier avec les troupes que Napoléon destinait à garder les -Alpes, agir contre la Suisse si elle ne faisait pas respecter sa -neutralité, ou contre l'Italie si Murat, comme on avait raison de le -craindre, était trop faible pour occuper à lui seul les Autrichiens. -Ce corps étant placé en dehors des opérations du Nord, il lui fallait -pour chef un de ces hommes qui savent se conduire par eux-mêmes, et -n'ont pas besoin d'être menés par la main. Napoléon choisit le -maréchal Suchet. Il se proposa de former plus tard un 7e corps qui -surveillerait les Alpes-Maritimes, et enfin un 8e qui, s'il ne servait -à contenir les Espagnols peu dangereux dans le moment, servirait à -contenir le midi de la France dont les dispositions restaient fort -suspectes. Il destinait ce 8e corps au général Clausel, actuellement -chargé de réduire Bordeaux. - -[En marge: Réunion immédiate des régiments et des états-majors au lieu -de formation de chaque corps.] - -[En marge: Formation des quatrième et cinquième bataillons.] - -En prescrivant sur-le-champ la composition de ces corps, auxquels il -donna le titre de _corps d'observation_ pour ôter à ce qu'il faisait -tout caractère de provocation, Napoléon avait encore trois mois pour -les organiser. Les généraux mis à leur tête, d'Erlon, Reille, -Vandamme, Gérard, Rapp, Suchet, parfaitement choisis sous tous les -rapports politiques et militaires, reçurent ordre de se transporter -sans perte de temps sur les lieux, et de réunir leurs troupes hors des -places. Pour cela, chaque régiment en se rendant à son corps dut -verser tous ses hommes disponibles dans ses deux premiers bataillons, -et laisser le cadre du troisième dans les places pour y faire fonction -de dépôt. Ayant un très-grand nombre d'officiers à la demi-solde, -Napoléon décréta la formation immédiate dans chaque régiment du -quatrième, du cinquième et du sixième bataillon. Lorsque les hommes, -appelés par les moyens que nous allons exposer, seraient rendus au -dépôt, on devait remplir d'abord le troisième bataillon qui, devenu -bataillon de guerre à son tour, irait rejoindre son régiment au corps -d'armée. Le quatrième, le cinquième feraient de même, au fur et à -mesure de l'arrivée des hommes au dépôt. - -[En marge: Manière de se procurer le personnel nécessaire à ces -diverses créations.] - -Cette organisation si simple étant arrêtée, restait à se procurer les -moyens de recrutement. Voici comment s'y prit Napoléon pour les -trouver. - -Il y avait sous les drapeaux au 20 mars 1815 180 mille hommes, et 50 -mille en congé de semestre, qui devaient au premier appel porter -l'effectif total à 230 mille hommes. C'était bien peu, et pourtant on -n'était parvenu à ce chiffre que par suite de l'armement demandé par -M. de Talleyrand à Louis XVIII. La France heureusement possédait en -soldats rentrés et laissés dans leurs foyers une masse d'hommes bien -plus considérable. Si on se reporte à ce que nous avons déjà dit (tome -XVIII) de l'organisation de l'armée sous les Bourbons, on comprendra -parfaitement ce que nous allons exposer. - -[En marge: Quelles étaient en 1814 les forces de la France dans toute -l'Europe.] - -Au moment de l'abdication de Napoléon, il y avait en France et en -Europe le nombre suivant de soldats français de toutes armes, les uns -réunis en corps d'armée, les autres tenant garnison dans les places -lointaines, ou restés comme prisonniers dans les mains de l'ennemi. -Pendant la campagne de 1814 Napoléon avait 65 mille hommes sous son -commandement direct, le général Maison 15 mille, le maréchal Soult 36 -mille, le général Decaen 4 mille, le maréchal Suchet 12 mille, le -maréchal Augereau 28 mille, total 160 mille combattants composant -l'armée active. Les places de l'intérieur en contenaient 95 mille, ce -qui portait à 255 mille à peu près l'effectif réel sur le territoire -français. Il était resté 24 mille hommes dans les garnisons de la -Catalogne, 30 mille dans celles du Piémont et de l'Italie, plus 32 -mille défendant l'Adige sous le prince Eugène, et ramenés en France -par le général Grenier. À Magdebourg, à Hambourg, et dans les diverses -places d'Allemagne, il y avait 60 mille hommes, et 40 mille dans les -places cédées par la convention du 23 avril, telles qu'Anvers, Wesel, -Mayence, etc., ce qui faisait un total de 186 mille hommes pour les -garnisons de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Belgique. -On devait recouvrer 130 mille prisonniers de Russie, d'Allemagne, -d'Angleterre, bien que le nombre en fût plus considérable en réalité. -Si tous ces soldats s'étaient trouvés dans l'intérieur, la France -aurait possédé un armement formidable, car indépendamment d'une -quarantaine de mille hommes en gendarmes, vétérans, états-majors, -qu'il faut toujours dans les comptes français ajouter au chiffre de -l'effectif total, elle aurait eu de 600 à 610 mille soldats, la -plupart aguerris, et une moitié au moins ayant fait toutes nos -guerres. Si en 1815 Napoléon avait pu réunir ce personnel entier -autour de lui, il eût été invincible et la France avec lui. Mais voici -ce qu'étaient devenues ces masses d'hommes depuis la paix. - -[En marge: Ce qu'étaient devenues ces forces depuis leur rentrée en -1814.] - -[En marge: La Restauration obligée de les congédier faute de pouvoir -les payer.] - -Après l'abdication de Fontainebleau, la désertion, comme on l'a vu, -s'était introduite parmi les soldats. Les uns par une sorte de dépit -patriotique, les autres par aversion du service dont ils n'avaient -connu que les horreurs, avaient quitté le drapeau, que l'autorité -militaire ne mettait plus grand intérêt à défendre. On estime que 170 -ou 180 mille hommes désertèrent à cette époque, soit parmi les troupes -stationnées sur le territoire, soit parmi celles qui rentraient. Il en -serait resté encore près de 420 mille dans les rangs, mais le budget -de la Restauration, ainsi que nous l'avons dit, permettait à peine -d'en payer le tiers. Il fallut donc se débarrasser du surplus par -divers moyens. On renvoya chez eux 25 mille hommes, devenus étrangers -par suite des cessions de territoire. On congédia par ordonnance ceux -qui appartenaient à la conscription de 1815, ce qui en fit partir -encore 46 mille; enfin on délivra des congés définitifs à 115 mille -sujets de tout âge, comme ayant suffisamment payé leur dette à la -patrie, ou ayant acquis au service de l'État des infirmités plus ou -moins graves. L'effectif se trouva ainsi réduit à 230 mille hommes, et -comme tout faible qu'il était on ne pouvait le payer, le ministre de -la guerre en laissa encore 50 mille en congé de semestre, ce qui -réduisit à 180 mille le nombre de soldats réellement présents au -drapeau. - -[En marge: Comment s'y prend Napoléon pour rappeler en 1815 la partie -recouvrable de cet immense personnel.] - -[En marge: Napoléon compte sur une armée active de 400 mille hommes.] - -Tel était l'état exact de nos forces au 20 mars 1815: 180 mille -hommes sous les drapeaux, et 50 mille en congé, que sur un ordre des -bureaux de la guerre on avait la faculté de réunir immédiatement. Par -conséquent la première mesure à prendre était de rappeler ces 50 mille -hommes; mais en les rappelant et en portant ainsi l'effectif à 230 -mille, il était impossible par ce seul moyen de former les trois -premiers bataillons de guerre à 500 hommes chacun, et encore moins de -commencer la composition des quatrièmes et cinquièmes bataillons. Il -fallait donc de toute nécessité d'autres appels. La conscription, -rendue odieuse par Napoléon, et imprudemment abandonnée par les -Bourbons, ne pouvait être de nouveau employée sans réveiller à -l'instant les plus tristes souvenirs. Il restait la ressource de -puiser dans l'immense personnel rentré en France, et dispersé sur -toute l'étendue du territoire. La meilleure partie de ce personnel, -par les sentiments et par l'expérience de la guerre, c'étaient les -prisonniers revenus de l'étranger. Mais la plupart rentrés récemment, -étaient aux drapeaux, car c'était pour leur faire place qu'on avait -renvoyé les autres. On ne pouvait s'adresser aux 115 mille congédiés -définitivement, puisqu'ils se trouvaient en possession de leur -libération absolue, ni aux congédiés à titre d'étrangers, puisqu'ils -avaient quitté le territoire. On était donc réduit à la masse de ceux -qui avaient déserté, et enfin comme dernière ressource aux conscrits -de 1815. On avait considéré ceux qui avaient déserté comme en congé -sans solde, afin de n'avoir pas à sévir contre eux. On pouvait donc -les rappeler, et sur 160 mille environ restés sujets de la France, on -espérait en reprendre la moitié, c'est-à-dire 80 mille, ce qui devait -porter l'effectif de 230 à 310 mille hommes, ou 300 mille net. Mais ce -nombre était encore fort insuffisant, et il fallait nécessairement -recourir à la conscription de 1815. Cette conscription avait été levée -par décret en 1814, décret qu'aucun acte n'avait aboli. On était donc -autorisé à l'invoquer et à s'en servir, moyennant toutefois une -décision du Conseil d'État, facile à obtenir. Alors sans décréter de -nouvelle conscription on devait avoir encore une source de recrutement -assez abondante. Cette classe n'était pas loin de 140 mille hommes, -lesquels avaient été congédiés par ordonnance royale. En tenant compte -du défaut de temps, et de la mauvaise volonté de certaines provinces, -le total de la classe ne devait pas donner moins de cent mille hommes, -ce qui aurait porté l'armée de ligne à 400 mille, le plus grand nombre -ayant fait la guerre, ou ayant au moins figuré quelque temps sous les -drapeaux, avantage considérable, et qui devait beaucoup ajouter à la -force numérique de cet effectif. - -[En marge: Afin de pouvoir la rendre disponible tout entière, Napoléon -songe à mobiliser une partie des gardes nationales.] - -[En marge: À quel nombre pouvaient s'élever les gardes nationales -mobilisables.] - -Pour qu'une pareille armée fût suffisante, et pût résister à la -coalition, il fallait qu'elle fût convertie tout entière en armée -active, et qu'elle n'eût pas de places à garder. Il s'offrait un moyen -que Napoléon entrevit sur-le-champ, c'était un appel aux gardes -nationales, combiné de façon à ne prendre que la partie capable de -servir, et à ne recourir à elle que dans les provinces animées d'un -ardent patriotisme. Dès cette époque il existait dans nos lois une -disposition qui permettait de faire un pareil choix. En formant à -part les compagnies d'élite, sous le titre de grenadiers et de -chasseurs (manière de procéder empruntée à nos régiments -d'infanterie), les autorités locales, chargées du recensement, avaient -le moyen de n'introduire dans ces compagnies que les hommes jeunes, -valides, ayant les goûts militaires, quelquefois même ayant servi, -n'étant de plus ni mariés, ni nécessaires à leurs familles. On l'avait -déjà fait en 1814, et à Fère-Champenoise on avait eu un exemple de ce -que pouvaient des gardes nationaux ainsi choisis. Il suffisait donc de -développer l'institution des compagnies d'élite pour se procurer un -précieux supplément à l'armée active, et cette opération devait être -singulièrement facilitée par la présence dans les campagnes d'un grand -nombre d'anciens soldats rentrés, et d'un nombre plus grand encore de -petits acquéreurs de biens nationaux. Avec des comités de recrutement -bien composés dans chaque arrondissement, il était facile, en prenant -les anciens militaires et les citoyens qui se distinguaient par la -vivacité de leurs sentiments, de former des bataillons de 5 à 600 -hommes chacun, propres à un très-bon service. La quantité considérable -des officiers à la demi-solde ajoutait à la facilité de lever ces -bataillons celle de les enfermer dans de bons cadres. Napoléon avait -calculé qu'en levant ainsi le trentième de la population, on réunirait -près d'un million d'hommes, et en bornant cet appel aux provinces -frontières, exaspérées par la dernière invasion, et voisines -d'ailleurs des places fortes qu'il s'agissait de garder, on aurait -aisément 400 bataillons, qui seulement à 500 hommes chacun, -procureraient 200 mille soldats. Il ne serait pas difficile de -persuader à des Lorrains de défendre Thionville, Nancy, Metz, à des -Alsaciens de défendre Strasbourg, à des Francs-Comtois de défendre -Besançon, à des Dauphinois de défendre Grenoble, Embrun, Briançon. En -se réduisant pour le moment aux Ardennes, à la Champagne, à la -Bourgogne, à la Lorraine, à l'Alsace, à la Franche-Comté, au Lyonnais, -à l'Auvergne, au Dauphiné, la réunion de 200 mille hommes de -compagnies d'élite était certaine, et alors l'armée de ligne devenait -disponible dans sa totalité. Outre que les hommes jetés dans les -places devaient y former d'excellentes garnisons, ils pouvaient, ceux -du moins qui seraient les mieux organisés, composer des divisions de -réserve, capables d'aider utilement l'armée active, et même de marcher -dans ses rangs. L'armée serait ainsi dédommagée de ce qu'elle aurait -laissé à ses dépôts, et retrouverait son effectif de 400 mille hommes, -qui dans la main de Napoléon était suffisant pour écraser la -coalition, si toutefois on avait le temps d'exécuter ces diverses -créations. La France était donc en mesure d'opposer à l'Europe 600 -mille combattants, dont 400 mille de troupes actives, et 200 mille de -garnisons. C'était assez pour une campagne, quelque sanglante qu'elle -fût, et si cette campagne tournait bien, il était probable que la -coalition n'en ferait pas une seconde. Il devenait dès lors possible, -en ne se montrant pas trop exigeant, d'aboutir à une paix modérée, -infiniment plus avantageuse que celle de Paris. - -[En marge: Ordre dans lequel Napoléon prescrit les mesures relatives à -l'armement de la France.] - -Tels furent les principes sur lesquels Napoléon fonda son plan de -résistance nationale à l'étranger. La présence d'une immense quantité -d'anciens soldats rentrés, l'esprit des campagnes irritées contre la -noblesse et le clergé, l'existence d'un grand nombre d'officiers à la -demi-solde, rendaient ce plan beaucoup plus facile à réaliser qu'il ne -l'eût été dans des circonstances ordinaires. - -Napoléon à qui son expérience administrative enseignait comment et à -quel moment il fallait exécuter chaque chose, prescrivit ces diverses -mesures dans l'ordre convenable. S'il eût essayé de les entreprendre -toutes à la fois, bien qu'il eût de fortes raisons de se hâter, il en -serait résulté, outre beaucoup de confusion, une émotion dans les -esprits plus vive qu'il ne lui convenait encore de la produire. Il ne -voulait rien cacher, mais il ne voulait pas que le lendemain même de -son arrivée fût le signal d'une sorte de levée en masse, car on -n'aurait pas manqué d'attribuer à ses goûts, au lieu de l'attribuer à -la nécessité, cet appel désespéré au dévouement du pays. - -Par ce motif il résolut de commencer ses opérations par l'ordre de -rejoindre, expédié aux hommes en congé de semestre. Quelques jours -après un décret devait rappeler sous les drapeaux les militaires qui -les avaient quittés sans autorisation, et ensuite le Conseil d'État -devait prononcer sur la question de savoir si le décret qui avait levé -la conscription de 1815 était encore valable. Si on eût prétendu -exécuter ces trois opérations à la fois, les autorités locales et la -gendarmerie n'y auraient pas suffi, et quelques jours d'intervalle -entre chacune d'elles n'étaient pas de trop. Du reste, les soldats en -congé de semestre, les anciens militaires échappés au drapeau sans -ordre, étaient déjà plus ou moins formés au métier des armes, et -pourvu qu'ils fussent habillés et armés le jour de leur arrivée au -corps, ils pouvaient figurer tout de suite dans les bataillons de -guerre. - -[En marge: Réorganisation de la garde impériale.] - -Napoléon se proposant de réorganiser la garde impériale en fit revenir -les cadres à Paris, et afin de fournir aux anciens militaires un motif -de plus de reprendre du service, il décida que tous les hommes valides -qui avaient porté les armes, et qui demanderaient à entrer dans la -garde, seraient admis dans les douze régiments de jeune garde qu'on -allait créer. Il y avait là de quoi en attirer douze ou quinze mille. - -Ne voulant pas sacrifier un seul corps de troupes à des emplois -accessoires, Napoléon ordonna d'expédier pour la Corse les bâtiments -disponibles à Toulon, afin de ramener trois régiments d'infanterie qui -se trouvaient dans cette île. Il profita de ce que les Anglais -continuaient de ménager le drapeau blanc, pour le laisser sur les -bâtiments de la marine de l'État, en faisant prendre toutefois la -cocarde tricolore aux équipages. Grâce à cette ruse, il pouvait -recouvrer avec ces trois régiments les éléments d'une bonne division -pour le 7e corps qui, faute de ressources, n'était encore qu'en -projet. - -[En marge: Mesures relatives à la cavalerie.] - -[En marge: Rétablissement du dépôt de Versailles.] - -Ces soins donnés à l'infanterie il s'occupa de la cavalerie qui ne -pouvait manquer de redevenir superbe, à la seule condition d'avoir des -chevaux. En effet, les principales ressources du recrutement -consistant en hommes qui avaient déjà servi, il y avait possibilité -de n'admettre dans la cavalerie que des sujets tout formés, ce qui -était bien plus important pour cette arme que pour celle de -l'infanterie. Les 180 mille hommes composant l'effectif au 1er mars -comprenaient à peu près 20 mille cavaliers. Napoléon résolut de porter -tout de suite cette cavalerie à 40 mille hommes, et dès qu'il le -pourrait à 50 mille. L'administration royale avait passé des marchés -pour 4 mille chevaux. Il ordonna l'exécution immédiate de ces marchés, -et ensuite il rétablit le grand dépôt de Versailles qui, sous la -direction du général Bourcier, lui avait été si utile en 1814. Il -prescrivit à ce général de se rendre sur-le-champ à Versailles, de -s'emparer de tous les locaux qu'il avait occupés un an auparavant, et -d'y réunir en masse des équipements et des chevaux. Il lui ouvrit un -crédit de plusieurs millions pour payer comptant les chevaux que les -paysans amèneraient. - -[En marge: Divers modes employés pour se procurer des chevaux.] - -Moyennant qu'ils envoyassent à Versailles leurs hommes à pied les -régiments de cavalerie étaient donc assurés d'y trouver de quoi -suppléer à tout ce qui leur manquait, et comme l'armée active allait -s'organiser entre Lille et Paris, ils n'avaient pas beaucoup de chemin -à faire pour se monter et s'équiper. Napoléon espérait tirer de la -maison du Roi licenciée deux à trois mille chevaux tout formés; il se -proposait en outre d'en prendre quelques mille à la gendarmerie, en -remboursant immédiatement aux gendarmes la valeur de leur monture. -Enfin il fit partir de Paris des officiers de cavalerie, qui, en -courant les campagnes avec de l'argent, devaient, selon lui, ramener -dix ou quinze mille chevaux. L'expérience qu'il venait de faire dans -sa marche du golfe Juan à Grenoble lui persuadait qu'on les -trouverait, moyennant qu'on se présentât partout l'argent à la main. -Il avait pour maxime que, dans les moments d'urgence, c'est par la -variété des moyens qu'on réussit, parce que si ce n'est l'un, c'est -l'autre qui procure les objets qu'on est pressé d'obtenir. - -[En marge: Soins donnés à l'artillerie.] - -L'artillerie étant l'arme qui exige le plus de temps pour être mise en -campagne, même quand le matériel existe, il prescrivit de la faire -sortir des arsenaux, et de la diriger vers chaque corps d'armée. Il -restait un assez grand nombre de chevaux d'artillerie, débris de notre -ancien état militaire, placés en dépôt chez les paysans. Napoléon -ordonna de les reprendre, et d'en acheter sur-le-champ la quantité -nécessaire pour atteler une puissante artillerie, qui ne devait pas -être de moins de trois pièces par mille hommes. Enfin il décréta la -formation à Vincennes d'un parc de 150 bouches à feu pour reconstituer -l'ancienne réserve de la garde. - -[En marge: Ouvrages de fortification.] - -[En marge: Mesures pour la défense de Paris.] - -Après s'être occupé de la composition de l'armée, Napoléon donna son -attention aux ouvrages de fortification. Ayant apprécié par la fatale -journée du 30 mars 1814 le rôle que la capitale était appelée à jouer -dans la défense de l'Empire, il était résolu d'entourer Paris -d'ouvrages aussi solides qu'on pourrait les construire en trois mois, -et de couvrir ces ouvrages d'une artillerie formidable. L'expérience -lui ayant également appris l'importance qu'il fallait attacher en cas -d'invasion, aux places de La Fère, Soissons, Château-Thierry, -Langres, Béfort, il projeta de les fortifier en proportion du temps -dont il disposerait, et comme il y avait encore beaucoup d'autres -points qui pouvaient devenir momentanément utiles, il forma une -commission de généraux pour faire une rapide étude de toutes nos -frontières, et désigner non-seulement les villes, mais les passages de -montagnes et de forêts susceptibles de résistance. Quant aux grandes -places, considérées depuis longtemps comme le boulevard du territoire, -il ordonna de les réparer, de les armer, de les approvisionner, de les -mettre, en un mot, en complet état de défense. - -[En marge: La marine appelée à concourir à cette défense.] - -La marine, dans la situation actuelle, ne pouvait être d'aucune -utilité, car une victoire navale, dût-on la remporter, n'aurait pas -couvert Paris. Avec sa fertilité d'esprit accoutumée, Napoléon imagina -de faire concourir la marine à la protection du territoire, ce qui -devait avoir le double avantage de procurer du pain aux matelots -privés d'emploi par la clôture des mers, et d'utiliser les bras -robustes de soixante mille hommes aussi zélés que braves. Il décida -qu'on les formerait en vingt régiments sous des officiers de mer, -qu'on en laisserait une partie sur le littoral pour la garde de nos -ports et de nos côtes, et qu'on en amènerait 30 mille aux environs de -la capitale, pour contribuer à sa défense. Il avait en outre, le -projet de distribuer quelques mille canonniers de marine sur les -ouvrages de Paris, et de leur donner à servir deux ou trois cents -bouches à feu de gros calibre, qui devaient être amenées de Brest, de -Cherbourg, de Dunkerque, et de toutes les parties du littoral. - -[En marge: Création d'ateliers d'habillement.] - -Restait à pourvoir de vêtements et d'armes les nombreux soldats -appelés sous les drapeaux. L'habillement présentait de grandes -difficultés à cause du peu de temps qu'on avait. Avec de l'argent, il -était possible de diminuer ces difficultés. Napoléon manda auprès de -lui les fournisseurs ordinaires de l'État, et leur fit payer en -valeurs réelles 16 millions qui leur étaient dus, et que la -Restauration n'avait pas encore acquittés. À ce prix, Paris et les -principales villes allaient se couvrir d'ateliers extraordinaires, et -au moyen d'une surveillance incessante, on avait l'espérance de -satisfaire aux plus urgents besoins. Napoléon ne demandait pour chaque -soldat de ligne qu'une capote, une veste, un pantalon, et quant à la -garde nationale, il avait adopté une blouse d'uniforme qui devait -suffire au service dans les places. - -[En marge: Réparation et fabrication des armes à feu.] - -L'armement était plus difficile encore. Napoléon se rappelait que les -fusils avaient manqué dans la dernière campagne, et que par ce motif -vingt mille hommes des faubourgs n'avaient pu concourir à défendre la -capitale. Il espérait, comme on vient de le voir, porter l'armée de -ligne à 310 mille hommes par l'appel des semestriers et des déserteurs -de 1814, et à 400 mille par l'appel de la conscription de 1815. Enfin, -il comptait sur un complément de 200 mille gardes nationaux qui -élèveraient le total des défenseurs du pays à 600 mille, et à 660 -mille avec les marins. - -Il lui fallait donc au moins 600 mille fusils pour les premiers jours -de juin, époque où il supposait que les hostilités commenceraient. Il -y en avait à peu près 200 mille, soit dans les mains des soldats, soit -dans les divers dépôts. Il en existait 450 mille neufs dans les -magasins, ce qu'on devait au duc de Berry qui n'avait cessé de -réclamer et de presser la fabrication des armes à feu. Restait par -conséquent à s'en procurer 250 mille. Les soldats revenus de -l'étranger avaient rapporté un grand nombre de fusils qui pouvaient -servir moyennant quelques réparations; mais ces fusils étaient -dispersés sur toutes les frontières, et le plus souvent dans des lieux -où il était impossible d'organiser des ateliers. Napoléon résolut de -les faire transporter à Paris, où il en avait déjà 40 mille à réparer, -mais où les moyens de réparation et de fabrication allaient devenir -considérables par la création de nouveaux ateliers. Il répartit les -autres entre les places fortes, depuis Grenoble jusqu'à Strasbourg, -depuis Strasbourg jusqu'à Lille. Il comptait en avoir réparé 200 -mille, et fabriqué 50 mille en deux mois. Il se flattait d'atteindre -ainsi le chiffre de 600 mille, répondant à celui des hommes appelés -sous les drapeaux. Son projet était, dans les six derniers mois de -1815, de pousser la fabrication des fusils neufs à 300 mille au moins, -afin de pourvoir aux consommations, et de se mettre en mesure d'armer -de nouveaux bras. Mais pour cela il prescrivit la formation d'ateliers -extraordinaires à Paris et aux environs, en y employant des ébénistes, -des serruriers, des horlogers même, dirigés par des officiers -d'artillerie. Il fit payer aux fabricants de l'État 1800 mille francs -qui leur restaient dus, et mettre en outre à leur disposition tous -les fonds dont ils auraient besoin. - -[En marge: Moyens financiers employés pour suffire aux dépenses de cet -armement général.] - -[En marge: Ces moyens dus en grande partie au baron Louis.] - -C'était l'habile ministre des finances de la première restauration, M. -Louis, qui, sans savoir pour qui il travaillait, avait préparé les -moyens financiers dont Napoléon allait se servir pour assurer la -défense du territoire. Grâce à la paix et au maintien courageux des -contributions indirectes, M. Louis avait rétabli la perception des -impôts ordinaires, et fait affluer leurs produits au Trésor. De plus, -par son exactitude à reconnaître les dettes de l'État, et par -l'heureuse combinaison des _reconnaissances de liquidation_, il -s'était ménagé les précieuses facilités de la dette flottante, qui -permettent d'anticiper sur les revenus de l'année, et procurent ainsi -au trésor d'un grand État la disponibilité de toutes ses ressources. -Cet habile ministre avait donc laissé en se retirant, outre la -perception régulière et facile des impôts ordinaires, la possibilité -d'en devancer le produit par une création de cinquante ou soixante -millions de bons du Trésor. Cette ressource, avec celle des impôts -courants, suffisait pour les premiers mois, les dépenses n'étant point -à cette époque ce qu'elles sont devenues depuis. Dans trois mois on -devait avoir la paix ou une bataille décisive, après laquelle, si on -était vainqueur, on ne serait point embarrassé pour remplacer au -budget la portion du revenu absorbée d'avance. Par cette prompte et -heureuse création du crédit, due au baron Louis, MM. Mollien et de -Gaëte avaient trouvé tous les services à jour, et des latitudes pour -dépenser cinquante millions au delà des recettes courantes. C'était -tout ce qu'il fallait dans les mains créatrices et économes de -Napoléon, pour subvenir aux premiers armements, sans recourir à des -moyens extraordinaires et inquiétants[9]. - -[Note 9: Ce qu'il y a de plus difficile dans les temps de révolution, -c'est d'amener les gouvernements qui se succèdent à être justes les -uns envers les autres, et cette difficulté, déjà si grande, s'accroît -lorsqu'il s'agit de finances. La calomnie, souvent la plus noire, est -la seule justice qu'on puisse attendre d'eux. J'en ai vu de mon temps -des exemples bien étranges, mais aucun de plus extraordinaire par la -promptitude des représailles, que celui que présentent les années 1814 -et 1815. Lorsque le baron Louis succéda à MM. Mollien et de Gaëte, il -fit des finances impériales un tableau peu équitable, et il donna de -l'état du Trésor un bilan des plus injustement chargés. On devait, -onze mois après, lui rendre une justice de la même sorte. On ne vécut -pendant les Cent Jours que des ressources qu'il avait créées, et on se -garda bien de le reconnaître. Napoléon à Sainte-Hélène, où il a montré -en général assez d'impartialité, et où il en aurait montré davantage -encore si son grand esprit n'avait été dominé par les mauvaises -habitudes du temps, Napoléon, parlant très-brièvement des finances des -Cent Jours, dit en passant que M. le comte Mollien (auquel il adresse -d'ailleurs des louanges fort méritées), se servant habilement d'une -quarantaine de millions que le baron Louis employait à _agioter sur -les reconnaissances de liquidation_, parvint à suffire à tous les -besoins extraordinaires du moment. Telle est la manière cavalière et -calomnieuse dont Napoléon parle de l'une des plus belles opérations -financières du siècle. Ces quarante millions (Napoléon ne dit pas -assez) étaient la ressource de la dette flottante, que le baron Louis -avait procurée à l'État, et le prétendu _agiotage_ sur les -reconnaissances de liquidation n'était qu'un expédient temporaire, -critiquable sans doute dans des temps réguliers, mais nécessaire aux -débuts du crédit. Le baron Louis, en émettant sur la place les -_reconnaissances de liquidation_, qui n'étaient autre chose que nos -bons du Trésor, alors inconnus, crut devoir les soutenir, en les -rachetant quand elles fléchissaient, et il réussit ainsi à leur donner -crédit, et à les maintenir très-près du pair. Ce n'était pas plus de -l'_agiotage_ que les rachats des bons de la caisse d'amortissement, -que Napoléon se permit plus d'une fois pour soutenir ces bons, -lorsqu'il faisait vendre en grande quantité des biens nationaux et des -biens des communes. Le baron Louis racheta très-peu des -_reconnaissances de liquidation_ quand elles eurent obtenu crédit, et -ne fit à cet égard que l'indispensable. Aujourd'hui que les bons du -Trésor, grâce à des finances régulières, sont toujours au pair, on est -dispensé de recourir à ces moyens, et si des circonstances graves -pouvaient mettre les bons du Trésor au-dessous du pair, on blâmerait -le ministre qui, au lieu de les relever par l'acquittement exact des -bons échus, voudrait les racheter sur la place à des cours avilis. On -le considérerait comme un commerçant rachetant son papier à perte, et -spéculant sur sa propre déconsidération. Mais nous sommes au temps du -crédit _établi_, et, à l'époque dont nous parlons, on en était aux -difficultés du crédit à _établir_. Du reste, nous n'avons pas présenté -ces réflexions pour soutenir des vérités qui ne font plus doute parmi -les esprits éclairés en finances, mais pour montrer une fois de plus -ce que c'est que la justice des hommes les uns envers les autres, et -ce que doit être au contraire la justice de l'histoire. Les ressources -créées par un ministre habile, et dont Napoléon vécut en 1815, étaient -qualifiées par lui de _somme tenue en réserve pour l'agiotage_, et il -rendait ainsi la calomnie à ceux qui, dix mois auparavant, faisaient -de ses finances un si triste et si injuste tableau. Cependant un jour -vient où chaque chose, chaque homme est remis à sa place, et trop -heureuse l'histoire, lorsqu'au lieu d'avoir des renommées mensongères -à détruire, ou des condamnations ajournées à prononcer, elle n'a qu'à -relever des mérites réciproquement méconnus. Quant à moi, toujours -soucieux d'être juste, je sens comme ces jurés qui se félicitent -d'avoir un acquittement au lieu d'une condamnation à prononcer, et je -crois être équitable envers les deux régimes en disant: Le comte -Mollien créa le mécanisme du Trésor, et le baron Louis, le crédit.] - -[En marge: Grâce à cet ensemble de mesures, Napoléon se flatte d'avoir -sous quelques mois 400 mille hommes d'armée active, et 200 mille de -garnison dans les places.] - -Grâce à cet ensemble de moyens, Napoléon était à peu près certain -d'avoir sous quelques mois 400 mille hommes de troupes actives, 200 -mille de troupes de garnison, les unes et les autres pourvues du -matériel nécessaire, et d'avoir approché d'autant plus de ces nombres, -que la guerre serait plus différée. Dans les grandes opérations -administratives, c'est la prévoyance sachant saisir l'ensemble aussi -bien que les détails, n'oubliant rien, et n'ajournant rien parce -qu'elle n'oublie rien, c'est la prévoyance, disons-nous, qui assure -les résultats dans le temps quelquefois fort court qu'on peut leur -consacrer. C'est lorsqu'on n'embrasse pas tout d'une seule vue, et -que ne prévoyant pas tous les détails, on laisse au temps le soin de -vous les révéler successivement, c'est alors qu'on est exposé à être -en retard, parce que les parties non prévues n'étant pas entreprises -avec les autres, se trouvent ajournées dans l'exécution, et qu'on se -voit souvent arrêté par l'omission en apparence la moins importante. - -[En marge: Napoléon commence l'exécution des mesures projetées, par -celles qui n'exigent aucune publicité.] - -Pour quiconque a une idée de l'administration des États, il sera -facile de reconnaître dans l'exposé que nous venons de faire des -préparatifs de Napoléon, qu'il n'y manquait pas un seul des objets -dont se compose un vaste armement, que tous étaient prévus, ordonnés -sans tâtonnements, et avec une sûreté dans le choix des moyens qui ne -pouvait appartenir qu'au plus grand génie mûri par la plus grande -expérience. Il faut ajouter que dans l'exécution de ces mesures, il -était soigneusement tenu compte des considérations de la politique. -Ainsi la formation immédiate des corps d'armée, si essentielle pour -leur bonne organisation, et palliée autant que possible par la -qualification de _corps d'observation_, l'appel des semestriers, la -création instantanée des quatrièmes et cinquièmes bataillons, le -rétablissement du dépôt de Versailles, le transport des armes dans les -lieux de réparation, enfin la formation au ministère de l'intérieur de -bureaux auxquels devait ressortir la garde nationale, étaient des -mesures urgentes, et qu'à aucun prix il ne fallait différer. Mais -elles avaient l'avantage de pouvoir dans les premiers moments -s'exécuter par simple correspondance administrative. Dans dix ou -quinze jours, lorsque la situation serait éclaircie, lorsqu'il n'y -aurait plus à cacher l'hostilité déclarée de l'Europe, lorsqu'il -faudrait avertir le pays, et, loin de craindre de le troubler, -l'émouvoir au contraire sur ses dangers, les autres mesures qu'il -était impossible d'entreprendre en secret, telles que l'appel et le -triage des anciens militaires déserteurs de leurs corps, la -mobilisation des gardes nationales, la décision du Conseil d'État sur -la conscription de 1815, les levées de chevaux, la création d'ateliers -extraordinaires, les mouvements de terre autour de Paris, auraient -leur tour, sans qu'il y eût un jour perdu, puisque ces mesures ne -pouvaient administrativement venir qu'après les autres, et l'éclat -qu'elles feraient serait dès lors sans inconvénient, puisque la -politique, au lieu de se taire, commanderait de parler très-haut. - -[En marge: Tout son plan conçu, arrêté et ordonné du 25 au 27 mars.] - -[En marge: Révision des grades militaires conférés par les Bourbons.] - -[En marge: Traitements employés à l'égard des maréchaux Marmont, -Augereau, Berthier, Soult, Macdonald, etc.] - -[En marge: Ney envoyé en inspection sur la frontière du Nord et de -l'Est.] - -C'est le 24 mars, quatre jours après son entrée dans Paris, que -Napoléon avait été rassuré sur l'évacuation du territoire par les -Bourbons. C'est le 25, le 26, le 27 mars, que les résolutions dont on -vient de lire l'exposé furent conçues, directement transmises aux -principaux chefs des bureaux de la guerre, même avant que le maréchal -Davout eût pu se familiariser avec les hommes et les choses dont se -composait son ministère. En attendant que le ministre fût au courant, -les mesures pour l'armement de la France étaient décidées et -ordonnées, de manière qu'il n'avait plus qu'à en suivre l'exécution -sous la direction et la surveillance de son infatigable maître. -Appliquant la même vigueur d'impulsion au ministère de l'intérieur, -Napoléon indiqua au ministre Carnot un choix excellent pour diriger -les bureaux de la garde nationale, celui du général Mathieu Dumas, -qui présentait une réunion de qualités militaires et civiles -parfaitement adaptées à la double nature de la milice qu'il était -chargé d'organiser. Il prescrivit au général Mathieu Dumas de préparer -sans bruit mais sur-le-champ le travail relatif à la mobilisation des -gardes nationales. Napoléon s'occupa aussi de la révision des grades -militaires accordés par les Bourbons, et qui avaient été trop -prodigués pour qu'il fût possible de les maintenir tous. Il posa sur -cette matière quelques principes sûrs et équitables, et remit à une -commission de généraux, jouissant de la confiance publique, le soin de -les appliquer. Il décida lui-même la question pour les maréchaux. Dans -son décret de Lyon, qui exceptait treize personnes de l'oubli promis à -toutes, il avait compris les maréchaux Marmont et Augereau. Il n'eut -pas le courage de persévérer à l'égard d'Augereau, qui, étant -gouverneur à Caen, venait d'expier sa proclamation de Lyon par une -proclamation des plus violentes contre les Bourbons. Il persista quant -au maréchal Marmont, et laissa son nom sur le décret, dont l'exécution -était du reste ajournée. Napoléon résolut de retrancher de la liste -des maréchaux, en leur réservant des pensions proportionnées à leurs -anciens services, les maréchaux Oudinot, Victor, Saint-Cyr, qui -avaient chaudement épousé la cause des Bourbons. Il songeait, en -agissant ainsi, bien moins à punir qu'à créer des vacances pour ceux -qui se dévoueraient encore à la défense de la France. Trois autres -maréchaux, Berthier, Soult, Macdonald, se trouvaient dans une -position à peu près semblable. Napoléon différa sa résolution -relativement à eux. Il était si attaché à Berthier, qu'il lui en -coûtait beaucoup de se montrer sévère envers cet ancien serviteur, et -il lui fit dire qu'il oublierait bien volontiers ses faiblesses de -père de famille, à condition d'un prompt retour à Paris. Quant au -maréchal Soult, il ne le croyait point inflexible, et le supposait -très-irrité contre les Bourbons, qui, après l'avoir exposé à de si -étranges contradictions, l'en avaient si mal récompensé. Il ne prit -aucune mesure à son égard, pas plus qu'à l'égard du maréchal -Macdonald, dont il avait pu apprécier le noble caractère. Son projet -était de les attirer l'un et l'autre à Paris pour leur offrir de -l'emploi, avec la conservation de toutes leurs dignités. Quant aux -maréchaux Lefebvre, Suchet, Davout, Ney, Mortier qui s'étaient -prononcés pour l'Empire, quant à Masséna dont il ne doutait point, il -avait déjà employé les uns, et voulait employer les autres d'une -manière conforme à leurs mérites. Il prit à l'égard du maréchal Ney -une mesure dictée à la fois par l'intérêt du maréchal et par -celui du service public. Ney éprouvait un véritable malaise de la -conduite si contradictoire qu'il avait tenue à Fontainebleau et à -Lons-le-Saulnier, et les reproches qu'il avait mérités, croyait les -apercevoir sur le visage de tous ceux qu'il rencontrait, lors même -qu'il ne les trouvait pas dans leur bouche. Cette fausse position -agitait son esprit et égarait sa langue. Cherchant dans les torts -d'autrui la justification des siens, il laissait échapper tantôt sur -les Bourbons, tantôt sur Napoléon, des propos fâcheux, nuisibles à sa -propre dignité, et qui pouvaient rendre difficile de l'employer. Or -comme Napoléon ne voulait à aucun prix se priver des services du -maréchal, il imagina de l'éloigner de Paris, et lui donna l'ordre -d'aller inspecter la frontière depuis Dunkerque jusqu'à Bâle, avec des -pouvoirs étendus sur les autorités civiles et militaires, et la -recommandation expresse de faire connaître tout ce qui intéresserait -la défense du territoire et la composition de l'armée. Ney, malgré les -travers de son caractère, avait une grande sagacité dans les affaires -de son métier, et il ne pouvait qu'être fort utile sur la frontière, -tandis qu'à Paris il aurait été aussi nuisible à la chose publique -qu'à lui-même. - -[En marge: Nouvelles reçues du Midi.] - -[En marge: Forces confiées au général Clausel pour la soumission de -Bordeaux.] - -[En marge: Le général Grouchy envoyé à Lyon pour tenir tête au duc -d'Angoulême.] - -[En marge: Instructions relatives à la manière de traiter ce prince.] - -Ces diverses dispositions relatives à l'armement général de la France -avaient été, comme nous l'avons dit, conçues et ordonnées du 25 au 27 -mars. Pendant ce temps on avait reçu de fréquentes nouvelles du midi -de l'Empire. Napoléon avait appris que dans l'Ouest tout tendait à la -soumission, du moins pour le moment, mais que dans le Midi, surtout -entre Marseille et Lyon, les royalistes faisaient quelques progrès. -Quoiqu'il n'en eût aucun souci, il voulait mettre fin à des -démonstrations qui auraient pu contrarier ses préparatifs de guerre. -Il ordonna au général Morand de faire descendre deux colonnes mobiles -le long de la Loire, l'une sur la rive gauche, l'autre sur la rive -droite, de composer chacune d'elles d'un régiment d'infanterie et de -deux régiments de cavalerie, et de réprimer impitoyablement tout -mouvement insurrectionnel. Il lui prescrivit également de prendre sur -le littoral trois régiments d'infanterie, et de les envoyer au -général Clausel, pour aider celui-ci à soumettre Bordeaux. Il manda -près de lui le général Grouchy, qui s'était publiquement brouillé avec -les Bourbons à l'occasion de la dignité des colonels généraux, -transférée aux princes du sang, et le chargea de se rendre à Lyon pour -arrêter les entreprises du duc d'Angoulême. Il lui recommanda d'agir -avec vigueur et promptitude, en employant toutefois envers le prince -d'autres traitements que ceux qu'on lui avait destinés à -lui-même.--Mais, lui demanda le général, si le prince tombe dans mes -mains, que dois-je faire?--Le prendre et respecter sa personne, dit -Napoléon, car je veux que l'Europe juge de la différence entre moi et -les _brigands couronnés qui mettent ma tête à prix_.--Ces paroles -avaient trait à la déclaration du 13 mars, faite au nom des souverains -réunis à Vienne, et se ressentaient de l'irritation qu'il en avait -éprouvée. Napoléon se tut un instant, puis paraissant réfléchir de -nouveau à ses résolutions, il ajouta: On pourrait peut-être faire de -ce prince un moyen d'échange avec les cours étrangères, et le donner -pour qu'on me rendît mon fils et ma femme...--Bientôt renonçant à -cette idée, par la raison qu'on ne tiendrait pas assez au duc -d'Angoulême pour consentir à un pareil échange, Napoléon revint à ses -premières instructions.--Poussez, dit-il, le prince hors du -territoire; ayez les plus grands égards pour lui si vous le prenez; -écrivez-moi immédiatement, et nous le renverrons sain et sauf, en -exigeant cependant qu'on nous restitue les diamants de la couronne, -que j'avais en ma possession l'année dernière, que je me suis hâté de -rendre, et qui n'appartiennent ni à Louis XVIII, ni à moi, mais à la -France.-- - -Ces paroles prononcées, Napoléon expédia sur-le-champ le général -Grouchy, et, bien qu'il fût loin de s'en défier, il le fit accompagner -par l'un de ses aides de camp dans la vigueur, l'honnêteté et -l'intelligence duquel il avait la plus entière confiance, le général -Corbineau. Il prescrivit à celui-ci de ne pas quitter le général -Grouchy, afin de le pousser ou de le contenir suivant le besoin. Il -fit en même temps partir en poste l'une des divisions du 6e corps déjà -organisée par le comte de Lobau, et bonne surtout à employer dans le -Midi, car elle était composée des régiments qui s'étaient prononcés -pour l'Empire avec le plus d'élan, c'est-à-dire du 7e de ligne -(régiment de La Bédoyère), des 20e et 24e (régiments de la garnison de -Lyon), enfin du 14e, venu au-devant de Napoléon entre Fontainebleau et -Auxerre. Ces quatre régiments suffisaient pour disperser les insurgés -du Midi, et, cette facile tâche accomplie, ils devaient fournir le -fond du 7e corps destiné à garder les Alpes. - -[En marge: Après s'être occupé des provinces insoumises Napoléon donne -son attention à la politique intérieure.] - -[En marge: Langage conforme à celui qu'il a tenu à Grenoble et à -Lyon.] - -Les mesures militaires étaient loin d'occuper exclusivement -l'attention de Napoléon. Il fallait qu'il s'occupât aussi de la -politique intérieure, et qu'il s'expliquât à l'égard du gouvernement -réservé à la France. Déjà dans la revue du 21, et dans une ou deux -autres qui avaient suivi, il avait fait entendre aux troupes un -langage conforme à celui qu'il avait tenu à Grenoble, à Lyon, à -Auxerre. Il était venu, avait-il dit, pour relever la gloire -nationale, pour remettre en vigueur les principes de 1789, et donner -à la France toute la liberté dont elle était capable. Ces professions -de foi adressées à quelques municipalités de province, à quelques -régiments, devaient être répétées à des autorités plus élevées, -c'est-à-dire aux grands corps de l'État, avec la solennité convenable, -et de manière à bien préciser les engagements pris envers la France. - -[En marge: Napoléon veut débuter par un acte éclatant qui ne laisse -aucun doute sur ses intentions libérales.] - -Napoléon avait fixé au dimanche 26 mars la réception des grands corps -de l'État, pour entendre de leur part et pour leur adresser en réponse -un langage convenu avec eux. Mais la veille même de ce jour il voulut -parler aux esprits par un acte patent, qui révélerait clairement ses -dispositions actuelles. - -[En marge: Sa nouvelle manière de penser à l'égard de la liberté de la -presse.] - -Jamais gouvernement n'avait comprimé plus que le sien la manifestation -de l'opinion publique. Il l'avait comprimée dans les premiers temps de -son règne par une admiration qui ne laissait à personne la liberté de -son jugement, et dans les derniers temps par une police inexorable qui -ne permettait, ni dans les journaux, ni dans les livres, l'expression -d'aucune autre pensée que celle du pouvoir lui-même. Mais vers la fin -de son règne, Napoléon avait senti les inconvénients de ce régime -oppressif, et les avait signalés plus d'une fois au duc de Rovigo, -ministre de la police, qui de son côté les avait reconnus et avoués. -Le principal, mais non le seul de ces inconvénients, consistait dans -une défiance telle qu'on n'ajoutait plus aucune foi aux paroles du -gouvernement, même quand il disait vrai. En fait d'événements de -guerre, par exemple, l'incrédulité à l'égard de l'autorité française -s'était changée en véritable crédulité pour l'étranger, et en refusant -absolument de croire à nos bulletins, on croyait aveuglément à ceux de -l'ennemi, cent fois plus menteurs que les nôtres. Profondément affecté -de cette disposition du public, Napoléon écrivait au duc de Rovigo en -1813: On ne nous croit plus, il ne faut donc plus parler en notre nom, -et en faisant parler d'autres pour nous il faut dire toute la vérité, -car il n'y a plus qu'elle qui puisse nous sauver.--Napoléon avait en -effet renoncé à rédiger des bulletins en 1813 et en 1814, et s'était -borné à insérer dans le _Moniteur_ des articles sous la forme qui -suit: _On nous écrit de l'armée_... - -Cette cruelle expérience avait fort dessillé les yeux de Napoléon au -sujet de la liberté de la presse. Pourtant si en 1813 et en 1814 on -lui avait soudainement proposé de s'exposer de gaieté de coeur à toute -la violence de la presse, violence redoutable quand elle passe -brusquement de la compression à la liberté sans limites, il aurait -certainement refusé, comme on se refuse à une vive souffrance dont la -nécessité immédiate n'est pas démontrée. Mais il revenait de l'île -d'Elbe, où il avait pendant une année essuyé un affreux débordement -des journaux de toute l'Europe. Après une telle épreuve il n'avait -plus rien à craindre, et comme il le remarquait si spirituellement, -_on n'avait plus rien à dire sur lui, tandis qu'il restait beaucoup à -dire encore sur ses adversaires_. - -[En marge: Nécessité pour Napoléon de donner toutes les libertés que -les Bourbons avaient ou refusées, ou accordées avec restriction.] - -[En marge: Décret du 25 mars abolissant la censure.] - -Sans méconnaître les inconvénients de la liberté de la presse, il -était donc converti à son sujet par la double expérience qu'il avait -faite comme souverain et comme proscrit. Mais il était dirigé par un -motif plus puissant encore, motif qui par rapport à la politique -intérieure allait dicter toute sa conduite, c'était la nécessité de -faire en chaque chose l'opposé de ce qu'avaient fait les Bourbons. Il -n'avait effectivement d'autre excuse d'être venu prendre leur place, -au risque d'une guerre affreuse, que de se montrer en tout leur -contraire et leur correctif. Ainsi ils n'avaient pas assez épousé la -gloire de la France, et dès lors il la fallait exalter plus que -jamais. Ils avaient alarmé les intérêts nés de la Révolution, et -sur-le-champ il fallait déclarer ces intérêts sacrés. Ils avaient -donné la liberté en hésitant, en tâtonnant, en y apportant une -quantité de restrictions: il fallait la donner franche, entière, sans -réserve, avec un air tranquille et assuré, quoi qu'il en pût résulter, -parce que le pire eût été de fournir l'occasion de dire qu'on agissait -comme les Bourbons, et que dès lors il ne valait pas la peine pour se -débarrasser d'eux d'exposer la France à une révolution, et ce qui -était plus grave, à une guerre générale. La censure notamment avait -paru un manque de foi à la Charte, et un contre-sens complet avec le -système de gouvernement qu'elle était destinée à inaugurer: Napoléon -résolut donc de l'abolir par un simple décret inséré au _Moniteur_. - -[En marge: Création des éditeurs responsables.] - -Seulement il prit dans le détail certaines précautions de police, que -les lois plus tard ont consacrées comme sages et nécessaires. Il -exigea de chaque feuille publique la désignation d'un personnage -principal, qui répondrait des actes de cette feuille, et qu'on a -nommé depuis _éditeur responsable_. C'était M. Fouché qui avait -imaginé cette précaution, parce que dans sa persuasion vaniteuse de -faire des hommes ce qu'il voulait, il s'était flatté en personnifiant -les journaux de les avoir tous à sa disposition. Napoléon ne le -croyait guère, mais il était décidé à en courir la chance, et le 25 -mars le _Moniteur_ annonça l'abolition de la censure. - -[En marge: Réception des grands corps de l'État, imaginée pour fournir -à Napoléon l'occasion de s'expliquer.] - -[En marge: Langage du prince Cambacérès à la tête des ministres.] - -En voulant recevoir les grands corps de l'État Napoléon ne pouvait y -comprendre les deux Chambres qui avaient été dissoutes par les décrets -de Lyon. Il y suppléa par les ministres reçus en corps (ce qui leur -attribuait une importance qu'ils n'avaient jamais eue), par le Conseil -d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour d'appel, -etc. Le prince Cambacérès portant la parole pour les ministres, prit -en leur nom tous les engagements qui étaient désirables de la part des -dépositaires du pouvoir exécutif. Après avoir adressé des -félicitations au monarque que la Providence avait suscité deux fois, -disait-il, la première pour sauver la France de l'anarchie, la seconde -pour la sauver de la contre-révolution, le prince Cambacérès résumait -comme il suit les principes du pouvoir exécutif.--_Déjà, Votre Majesté -a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent tenir; déjà elle a -fait connaître à tous les peuples par ses proclamations les maximes -d'après lesquelles elle veut que son Empire soit désormais gouverné._ -Les Bourbons avaient promis de tout oublier, et n'ont point tenu leur -parole. Votre Majesté tiendra la sienne, oubliera les violences des -partis, et ne _se souviendra que des services rendus à la patrie. Elle -oubliera_ aussi _que nous avons été les maîtres du monde_, et ne fera -de guerre que pour repousser une agression injuste. Elle ne veut plus -aucun arbitraire, elle veut le respect des personnes, le respect des -propriétés, la libre circulation de la pensée, et nous serons heureux -de la seconder dans l'accomplissement de cette tâche, qui lui vaudra -la plus douce et la meilleure de toutes les gloires.-- - -[En marge: Réponse de l'Empereur.] - -En attendant la garantie des institutions, toujours la plus sûre, on -ne pouvait demander au gouvernement un meilleur langage.--_Les -sentiments que vous exprimez sont les miens_, répondit Napoléon, puis -il donna audience au Conseil d'État. - -[En marge: Discours du Conseil d'État à l'Empereur.] - -Ce corps s'était proposé d'établir les principes en vertu desquels -Napoléon recommençait à régner, et en vertu desquels aussi le Conseil -d'État n'hésitait pas à reprendre ses fonctions, comme si rien ne se -fût passé entre avril 1814 et mars 1815. - -Voici quelle était son argumentation. - -[En marge: Ce corps cherche à établir les principes en vertu desquels -Napoléon doit être considéré comme le seul pouvoir légitime.] - -La France, en 1789, avait aboli la monarchie féodale, et lui avait -substitué la monarchie représentative, fondée sur l'égalité des droits -et la juste intervention des citoyens dans le gouvernement de l'État. - -Les Bourbons en 1790 avaient feint de se soumettre aux nouveaux -principes proclamés par la nation, et bientôt par leur sourde -résistance ils avaient provoqué et mérité leur chute, confirmée par -une suite de décisions nationales. - -[En marge: Raisonnements sur lesquels il appuie cette doctrine.] - -En l'an VIII et en l'an X, après de longues et cruelles agitations, la -France avait confié le soin de la gouverner à Napoléon Bonaparte, -_déjà couronné par la victoire_, et lui avait remis le soin de ses -destinées, sous les titres successifs de Premier Consul et d'Empereur. -Le peuple avait deux fois confirmé par ses votes ces délégations de sa -souveraineté. - -En 1814 les puissances coalisées ayant profité d'un moment de revers -pour pénétrer dans notre capitale, le Sénat, chargé de défendre les -constitutions nationales, les avait livrées, et appuyé sur l'étranger -avait aboli l'Empire, et rappelé Louis-Stanislas-Xavier au trône. En -se comportant ainsi, ce corps avait fait ce qu'il n'avait pas le droit -de faire. Pourtant il avait attaché à ce rappel une condition -expresse, celle d'une Constitution qui sauvegardait en partie les -droits de la nation, et que le monarque était tenu d'accepter avant de -remonter sur le trône. - -Louis XVIII n'avait pas même observé cette condition fondamentale, -car, entré à Paris sous la protection des baïonnettes étrangères, il -avait daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, et de la -sorte déclaré nuls tous les actes antérieurs de la nation. Il avait -donné une Constitution imparfaite, rendue plus imparfaite par -l'exécution; il avait humilié la gloire de la France, favorisé les -prétentions de l'ancienne noblesse, laissé mettre en question les -propriétés dites nationales, privé la Légion d'honneur de sa dotation, -avili ses insignes en les prodiguant, mis en un mot en péril tout ce -que la Révolution avait consacré. - -On devait donc considérer ce qui s'était fait depuis 1814 comme nul en -principe aussi bien que mauvais en fait, car le Sénat n'avait pas eu -le droit d'abolir l'Empire, et en admettant qu'il le pût, Louis XVIII -n'avait pas rempli la condition qu'on lui avait imposée pour remonter -sur le trône. Enfin la conduite de ce gouvernement d'émigrés avait -répondu à l'illégitimité de son origine. - -Napoléon en revenant miraculeusement de son exil, et accueilli sur son -passage par les acclamations de l'armée et du peuple, _avait rétabli -la nation dans ses droits les plus sacrés_, et seul était légitime, -car il n'y a de légitime que le pouvoir conféré par la nation. - -Toutefois, le temps et les voeux de la France avaient indiqué des -modifications nécessaires aux institutions du premier Empire. Napoléon -avait pris l'engagement d'opérer ces modifications. Cet engagement il -le tiendrait, et il ferait confirmer les modifications promises dans -une grande assemblée des représentants de la nation, annoncée pour le -mois de mai. En attendant la réunion de cette assemblée, Napoléon -devait exercer et faire exercer le pouvoir d'après les lois -existantes, et le Conseil d'État, jadis chargé par lui de veiller à -l'application de ces lois, venait lui prêter son concours loyal et -constitutionnel. - -[En marge: À quelles conditions les gouvernements sont fondés à se -dire légitimes.] - -C'était Thibaudeau, successivement conventionnel et préfet, qui avait -prêté sa plume à cette logique serrée mais artificielle, et à laquelle -il n'y avait presque rien à répondre, si on fait consister la -légitimité des gouvernements dans certaines conditions d'origine, et -non pas dans leur forme et leur conduite. Les gouvernements en effet -sortent de tous les hasards des révolutions, et il est difficile -d'assigner à quels signes précis leur origine peut les rendre -légitimes. Tantôt ils naissent d'une émotion populaire, tantôt de la -victoire, tantôt même de la défaite, et quelquefois du retour d'une -nation désabusée vers une ancienne dynastie, que de communs malheurs -lui ont fait regretter: et chaque fois il faut les subir, imposés -qu'ils sont par la nécessité, et chaque fois ils se prétendent seuls -légitimes, en alléguant des théories admises par les uns, contestées -par les autres, et sur lesquelles le monde disputera éternellement. -Sans nier ce qu'ont de respectable, d'auguste, de solide les titres à -régner fondés sur une longue transmission héréditaire, nous dirons -cependant que pour les gens d'un simple bon sens, les gouvernements -toujours nécessaires à leur début, deviennent légitimes avec le temps, -lorsque la nation pour laquelle ils sont établis, trouvant leur forme -appropriée à ses moeurs comme à ses lumières, et leur conduite -conforme à ses intérêts, les maintient par un assentiment réfléchi et -durable. Telle est la légitimité sinon dogmatique au moins pratique, -laquelle est de toutes la plus sérieuse, car un gouvernement, fût-il -proclamé par une nation tout entière, hommes, femmes, vieillards, -enfants, votant chez les maires et les notaires, ou bien vînt-il du -mont Sinaï, sans interruption de succession, n'a plus de raison d'être -s'il froisse les croyances, les moeurs, l'honneur, les intérêts d'une -nation. C'est à l'oeuvre, et à l'oeuvre seule qu'un gouvernement se -juge et se légitime. Hors de là tout est artificiel et pure argutie. -Mais à Louis XVIII datant ses actes de la dix-neuvième année de son -règne, il n'y avait pas de meilleure réponse à opposer que la -souveraineté du peuple, exercée chez les maires et les notaires, en -écrivant oui ou non sur un méprisable registre. L'une valait l'autre. - -Napoléon appréciait ces théories à leur valeur, mais il se prêta à la -logique conventionnelle, pour répondre à la logique royaliste, et y -donna son assentiment dans les termes suivants: - -[En marge: Réponse de Napoléon au Conseil d'État, et principes dont il -fait profession.] - -«Les princes sont les premiers citoyens de l'État. Leur autorité est -plus ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent. -La souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt -des peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de -légitimité. - -»J'ai renoncé aux idées du grand Empire, dont, depuis quinze ans, je -n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la -consolidation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes -pensées.» - -[En marge: Effet moral de ces diverses déclarations.] - -Ce qui importait véritablement dans toutes ces manifestations, c'était -l'abandon formel de l'ancien système d'empire guerrier et conquérant, -la renonciation au pouvoir arbitraire, la promesse de se conformer -rigoureusement à la légalité, et l'engagement de donner des -institutions qui garantissent la liberté de la nation et la bonne -gestion de ses intérêts. Cet engagement, Napoléon était disposé à le -tenir le plus tôt possible, ne fût-ce que pour se justifier d'avoir -jeté la France dans une nouvelle révolution; mais il était naturel que -n'étant à Paris que depuis six jours, le soin de saisir les rênes de -l'État, d'établir les premiers rapports avec l'étranger, de préparer -la réorganisation de l'armée, d'expulser du territoire les princes ses -rivaux, l'eût exclusivement absorbé. Cette dernière partie de sa tâche -n'était pas même complétement achevée, il lui restait à délivrer le -Midi de toutes les insurrections royalistes; mais il s'en occupait -avec activité, et il ne lui fallait que quelques jours pour y réussir. - -[En marge: Apaisement successif des insurrections royalistes.] - -[En marge: Hésitations des chefs vendéens, et soumission momentanée -des provinces de l'Ouest.] - -En effet, le rétablissement de l'autorité impériale ne rencontrait -nulle part d'obstacles sérieux, malgré quelques émotions vives, mais -locales, et destinées à être passagères. Dans l'Ouest, les chefs -vendéens, étourdis de la nouvelle chute du trône des Bourbons, -sentaient confusément qu'ils étaient pour quelque chose dans cette -catastrophe, et n'osaient former jusqu'ici le projet d'une -insurrection, en présence du découragement des campagnes, de la joie -des villes, et en songeant surtout à quel ennemi ils avaient affaire, -ennemi prêt à devenir selon leur conduite bienfaisant ou terrible. -Quelques chouans de profession, quelques paysans bretons ou vendéens -pleins de leur ancienne foi, étaient bien disposés à s'agiter encore, -mais leurs généraux, sans l'appui de l'Angleterre, sans son argent et -ses munitions, sans l'aide surtout d'une guerre générale, n'étaient -pas prêts à tenter une guerre civile. - -[En marge: Marche du général Clausel sur Bordeaux.] - -[En marge: Il s'établit avec quelques troupes sur la droite de la -Dordogne, et essaye de parlementer avec les royalistes bordelais -commandés par M. de Martignac.] - -Aussi le général Morand n'avait-il rencontré en Vendée aucune -difficulté, et après avoir fait arborer le drapeau tricolore sur les -deux rives de la Loire, il s'apprêtait à courir au secours du général -Clausel, qui lui-même n'en avait pas grand besoin. Ce dernier avait -ramassé à Angoulême quelques détachements de garde nationale et de -gendarmerie, puis avait marché sur la Dordogne, en dépêchant à la -garnison de Blaye un officier sûr pour la rallier. Cette garnison -était formée par quelques compagnies du 62e, régiment en résidence à -Bordeaux. Elle s'était hâtée d'adhérer aux événements de Paris dès -qu'elle les avait connus, et de détacher 150 hommes qui étaient venus -joindre le général Clausel à Cubzac. Cet illustre général arriva donc -au bord de la Dordogne avec une centaine de gendarmes, 150 hommes du -62e, et trois ou quatre cents gardes nationaux. Le pont de Cubzac -ayant été coupé, le général s'arrêta sur la rive droite de la rivière -tandis que les volontaires bordelais en occupaient la rive gauche. -Après avoir essuyé quelques coups de canon mal dirigés, il parvint à -rétablir le passage au moyen de barques recueillies çà et là, et se -mit à parlementer avec le chef des volontaires bordelais qui s'étaient -hâtés d'évacuer l'entre-deux-mers (on appelle ainsi le terrain compris -entre la Dordogne et la Gironde). Le chef de ces volontaires était M. -de Martignac, depuis ministre du roi Charles X, resté cher à la -génération qui l'a connu par la modération de son caractère et le -charme de sa parole. Le général Clausel lui fit savoir les événements -de Paris qu'on s'efforçait de tenir cachés à Bordeaux, afin de -prolonger les illusions et la résistance de la population. Le général -n'eut pas de peine à démontrer à M. de Martignac que toute résistance -sérieuse était impossible, et ne ferait qu'attirer des malheurs sur -une cité grande et intéressante. M. de Martignac promit de se rendre à -Bordeaux, d'y transmettre les communications du général, et de -rapporter bientôt une réponse commandée par la nécessité. Le général -suivit de près M. de Martignac, et vint avec sa petite troupe camper à -la Bastide, sur la rive droite de la Gironde, en face et au-dessus de -Bordeaux. - -[En marge: Agitation régnant dans l'intérieur de Bordeaux.] - -[En marge: Passage de M. de Vitrolles dans cette ville.] - -En ce moment il régnait dans cette ville la plus étrange confusion. M. -de Vitrolles en la traversant pour aller à Toulouse, y avait laissé -les instructions de Louis XVIII et ses propres conseils. Le premier -projet des royalistes avait été de défendre les bords de la Loire, -depuis Nantes jusqu'à l'Auvergne, de profiter du pays montagneux qui -forme le centre de la France entre l'Auvergne et les Cévennes, pour -s'y maintenir, et en outre de conserver les deux rives du Rhône -jusqu'à Arles, Marseille et Toulon. Ils avaient écrit aux Anglais pour -demander des armes et de l'argent, et à Ferdinand VII pour obtenir des -soldats espagnols. Dans cet imprudent recours à l'étranger, nos ports -restant ouverts au pavillon britannique comme au pavillon blanc, on -s'exposait à revoir les scènes de 1793 à Toulon. Mais la passion et le -besoin ne raisonnent pas, surtout lorsque l'esprit de parti fait -complétement illusion au patriotisme. Toutes ces combinaisons -n'avaient pas empêché qu'on eût perdu la Loire, et la Loire perdue, on -avait tâché de garder la ligne de la Garonne, prolongée par le canal -du Midi jusqu'au Rhône, c'est-à-dire Bordeaux, Toulouse, Nîmes, -Marseille, Toulon. On parlait même avec espérance des succès de M. le -duc d'Angoulême sur les bords du Rhône. - -[En marge: Madame la duchesse d'Angoulême essaye par sa présence de -conserver les Bordelais à la cause royale.] - -[En marge: À Bordeaux comme à Lille on ne peut compter sur les -troupes, qui se montrent respectueuses, mais disposées à se donner à -Napoléon.] - -La ligne de la Garonne étant restée aux royalistes, madame la -duchesse d'Angoulême mettait tous ses soins à ne pas la perdre. M. -Lainé qui s'était rendu auprès de cette princesse, la secondait de son -mieux. Certainement il aurait été bien à désirer qu'à Paris M. Lainé -eût réussi à éclairer les Bourbons, et que par ce moyen on eût prévenu -la révolution du 20 mars, laquelle ne pouvait amener que d'affreux -malheurs. Mais Napoléon s'étant de nouveau emparé du trône de France, -et un dernier et suprême engagement avec l'Europe étant inévitable, ce -qu'il y avait de plus sensé et de plus patriotique était de se -rattacher à lui le plus promptement possible, pour qu'il eût toutes -les forces nationales à sa disposition. Quelques personnes -comprenaient cette vérité dans la population si sensée et si -spirituelle de Bordeaux, mais la masse, irritée par vingt ans de -souffrances, désolée de voir les mers se fermer de nouveau devant -elle, partageait par conviction et par intérêt les sentiments de -madame la duchesse d'Angoulême, et voulait la soutenir au prix de son -sang. Dans cette situation tout dépendait des troupes et de la -conduite qu'elles tiendraient. Elles consistaient en deux régiments, -le 62e de ligne et le 8e léger, et elles avaient exactement l'attitude -de la garnison de Lille, c'est-à-dire qu'elles observaient envers -l'auguste fille de Louis XVI le plus profond respect, sans dissimuler -que leur coeur battait pour Napoléon. - -[Date en marge: Avril 1815.] - -[En marge: La nécessité de céder étant reconnue, M. de Martignac vient -demander au général Clausel le temps convenable pour la retraite de la -princesse.] - -M. de Martignac étant venu annoncer à Bordeaux l'arrivée du général -Clausel et porter ses propositions, on visita les casernes, on parla -aux soldats; madame la duchesse d'Angoulême s'y employa elle-même, et -néanmoins leur réponse fut peu satisfaisante. Les troupes déclarèrent -unanimement qu'elles ne souffriraient pas qu'on manquât en rien à la -princesse, mais qu'elles ne tireraient pas sur le général Clausel, et -ne permettraient pas qu'on tirât sur lui. Après une semblable -déclaration, il n'y avait plus qu'à s'éloigner, et c'était l'opinion -de tous les hommes raisonnables de la garde nationale. La partie -ardente de la population, enrégimentée dans des corps de volontaires, -voulait au contraire qu'on s'obstinât, mais elle n'offrait aucune -consistance, et aurait été obligée elle-même de s'enfuir, après avoir -échangé quelques coups de fusil. - -[En marge: Le général Clausel consent à temporiser.] - -M. de Martignac revint donc auprès du général Clausel avec l'assurance -d'une reddition prochaine, si on ne précipitait pas les événements, et -si on donnait à madame la duchesse d'Angoulême le temps de se retirer. -Le général Clausel appréciant cette situation, promit de se tenir -immobile à la Bastide, afin d'attendre que la raison eût prévalu sur -la passion. - -[En marge: Conflit entre les royalistes modérés et les royalistes -violents, et soumission de Bordeaux.] - -[En marge: Départ de madame la duchesse d'Angoulême.] - -Il occupait, le 1er avril, la droite de la Gironde, observant -paisiblement du lieu où il était le tumulte de Bordeaux. En face de -lui, de l'autre côté du fleuve, la garde nationale était sous les -armes, ayant près d'elle les compagnies de volontaires. Déjà la -nouvelle était répandue que madame la duchesse d'Angoulême allait -abandonner la ville, et les volontaires exaspérés s'en prenaient de -cette retraite à la garde nationale, et en particulier à certains -bataillons réputés trop modérés. Bientôt une collision s'ensuivit: un -officier estimé de la garde nationale fut tué, et alors cette garde -irritée de la violence des volontaires, se prononça tout à fait pour -une reddition immédiate. Madame la duchesse d'Angoulême s'embarqua; le -général Clausel auquel on avait livré le pont de la Gironde, pénétra -dans Bordeaux, et sans un seul acte de rigueur y rétablit le calme et -la soumission à l'autorité impériale. - -[En marge: Tentative de M. de Vitrolles pour établir un gouvernement -royal à Toulouse.] - -[En marge: Le général Delaborde, à la tête d'une compagnie -d'artillerie, s'empare de M. de Vitrolles, et le retient prisonnier.] - -À Toulouse, M. de Vitrolles avait essayé, comme nous l'avons dit, -d'établir un gouvernement royal, qui devait former la liaison entre -Bordeaux où agissait madame la duchesse d'Angoulême, et Marseille où -M. le duc d'Angoulême préparait une campagne offensive. M. de -Vitrolles leva des impôts et des troupes, forma des bataillons de -volontaires, et pour commander ces volontaires ainsi que les rares -détachements de ligne qu'on avait retenus, fit choix du maréchal -Pérignon, lequel vivait en Languedoc, et n'était ni d'âge ni de -caractère à servir très-utilement la cause royale. À toutes ces -mesures M. de Vitrolles joignit la création d'un _Moniteur_, dans -lequel on s'attachait à nier les nouvelles favorables à la cause -impériale, et à propager au contraire celles qui étaient favorables au -rétablissement des Bourbons. Ce petit gouvernement toulousain tenta, -quelquefois avec succès, plus souvent sans succès, des expéditions -contre les villes voisines, qui d'après des informations parties de -Paris, avaient arboré le drapeau tricolore. Il comptait pour se -maintenir dans cette région sur le secours des Espagnols, mais M. de -Laval avait mandé de Madrid, que Ferdinand VII, très-zélé d'ailleurs -pour la maison de Bourbon, était lui-même dans de tels embarras, -qu'il ne pouvait disposer d'un seul régiment. Bientôt la nouvelle de -l'entrée du général Clausel à Bordeaux précipita la fin de cette -tentative royaliste destinée à relier Bordeaux et Marseille. En effet -le général comte Delaborde, celui qui avait si bien combattu les -Anglais en Espagne, se trouvait à Toulouse, n'attendant que l'occasion -de relever l'étendard impérial. Le général Charton lui avait été -expédié par le ministre de la guerre, avec des pouvoirs -extraordinaires, et l'ordre de faire disparaître le fantôme royal qui -agitait inutilement la contrée. Il y avait à Toulouse les restes du 3e -régiment d'artillerie, qu'on avait dirigé presque en entier sur Nîmes -pour le service du duc d'Angoulême. Une compagnie de ce régiment ayant -été jugée trop peu sûre, avait été renvoyée à Toulouse. Le général -Delaborde profita de la circonstance, s'aboucha par le moyen de -quelques officiers à la demi-solde avec cette compagnie, lui persuada -d'arborer les trois couleurs, puis se mettant à sa tête, arrêta le -maréchal Pérignon et M. de Vitrolles au nom de l'Empereur, permit au -maréchal de regagner ses terres, mais retint M. de Vitrolles -prisonnier jusqu'à ce que le gouvernement eût prononcé sur son sort. -Cette petite révolution, opérée le 4 avril, ne coûta pas une goutte de -sang, et fit flotter le drapeau tricolore tout le long des Pyrénées, -depuis Bayonne jusqu'à Perpignan. - -[En marge: Opérations de M. le duc d'Angoulême en Provence.] - -Restaient la Provence et les deux rives du Rhône jusqu'à Valence, que -M. le duc d'Angoulême avait réussi à ranger sous son autorité, et où -il semblait appelé à obtenir quelque succès. - -Ce prince après avoir visité Marseille et Toulon, et être revenu sur -Nîmes, avait par sa présence surexcité le royalisme méridional, qui -certes n'avait pas besoin de l'être. Le maréchal Masséna le laissant -faire, et se bornant à conserver la tranquillité jusqu'au moment où -l'esprit de parti mettrait nos ports en danger, lui avait abandonné -une portion des troupes, et avait gardé seulement ce qu'il fallait -pour défendre Toulon et Marseille contre toute tentative des Anglais. -Il avait confié Toulon aux 69e et 82e de ligne, et avait amené à -Marseille le 16e pour y maintenir l'ordre, ce qui n'était pas facile -au milieu de populations incandescentes. - -[En marge: Ce prince remonte le Rhône, et envoie une colonne sur -Grenoble.] - -[En marge: Ce plan, bien conçu, ne pèche que par les moyens -d'exécution, qui menacent de faire défaut par suite de l'infidélité -des troupes.] - -De son côté le duc d'Angoulême parti de Nîmes avait remonté le Rhône, -en dirigeant par la vallée de la Durance une seconde colonne qui -devait par Sisteron et Gap se porter sur Grenoble. Le projet du prince -était, si on réussissait dans la vallée du Rhône à occuper -Montélimart, Valence, Vienne, et dans les Alpes Gap et Grenoble, de -réunir sur Lyon les deux colonnes expéditionnaires, de reprendre cette -capitale du Midi, et de relever ainsi sur les derrières de Napoléon le -drapeau blanc momentanément abattu. Ce plan, conçu par les généraux -Ernouf et d'Aultanne, restés fidèles à la cause royale, ne péchait que -par les moyens d'exécution. Pouvait-on compter sur les troupes, et à -leur défaut les populations enflammées du Midi suffiraient-elles pour -vaincre les populations du Dauphiné, du Lyonnais, de l'Auvergne, qui -moins bruyantes que celles du Midi étaient néanmoins aussi prononcées -et aussi courageuses? Là résidait toute la question, qu'on ne pouvait -résoudre que par le fait même, c'est-à-dire en essayant l'expédition -proposée. De ce côté également on comptait sur l'étranger, et M. le -duc d'Angoulême avait dépêché un officier de confiance au roi de -Sardaigne pour obtenir de lui quelques mille Piémontais. - -[En marge: Forces dont dispose M. le duc d'Angoulême.] - -M. le duc d'Angoulême avait à sa disposition les 58e et 83e de ligne, -envoyés dans le premier moment à la poursuite de Napoléon, et restés -depuis dans la vallée de la Durance, plus le 10e de ligne et le 14e de -chasseurs à cheval, ces deux derniers tirés du Languedoc. Le 10e de -ligne commandé par M. d'Ambrugeac, portait le titre de régiment du -colonel général, avait à sa tête beaucoup d'officiers sûrs, et -quoiqu'il nourrît au fond du coeur les sentiments du reste de l'armée, -ne semblait pas les partager, parce qu'il avait été tenu dans un -courant d'idées différent. La présence du prince, l'entourage des -volontaires royalistes, avaient achevé de l'entraîner dans une voie -qui n'était pas naturellement la sienne. Le 14e de chasseurs avait -suivi, mais plus froidement, l'impulsion donnée. On avait joint à ces -troupes un détachement du 3e d'artillerie, dont une compagnie venait -d'opérer la révolution de Toulouse, et on avait renforcé le tout de -bandes de volontaires fournies par Nîmes, Avignon, Arles, Aix, -Beaucaire. Comme on se défiait des régiments de ligne les mieux -disposés en apparence, on avait essayé de les affaiblir, même de les -dissoudre, en offrant soixante francs par homme aux soldats qui -voudraient passer dans les rangs des volontaires royalistes. On en -avait trouvé un certain nombre parmi ceux qui sortis depuis quinze ou -vingt ans de leur pays étaient devenus des espèces de mercenaires, -prêts à servir toutes les causes, celle de l'étranger exceptée. On se -flattait que ces hommes très-aguerris donneraient aux volontaires une -consistance qui leur manquait, non pas faute de courage, mais faute -d'expérience de la guerre. - -[En marge: Marche du général Ernouf sur Gap avec les 58e et 83e de -ligne.] - -[En marge: Marche du duc d'Angoulême avec le 10e de ligne et le 14e de -chasseurs sur le pont Saint-Esprit.] - -En exécution du plan convenu, le général Ernouf prit les 58e et 83e de -ligne restés sur les bords de la Durance, et se chargea de -l'expédition qui en remontant cette rivière devait déboucher sur -Grenoble. On lui adjoignit un contingent de volontaires. M. le duc -d'Angoulême, avec le 10e de ligne (colonel général), le 14e de -chasseurs, 400 hommes du premier régiment étranger, et une troupe de -volontaires, en tout cinq mille hommes environ, se réserva -l'expédition principale, qui devait remonter le Rhône, et s'emparer -successivement de Montélimart, de Valence et de Vienne. Le général -Ernouf lui avait promis de ne pas le faire attendre, et d'être à -Grenoble aussi vite qu'il serait à Vienne. - -[En marge: Le prince enlève le pont, et se transporte à Montélimart.] - -Le 28 mars M. le duc d'Angoulême enleva bravement le pont -Saint-Esprit, y laissa un détachement, et le 29 entra dans -Montélimart. Les populations de ces contrées étaient ardemment -royalistes sur le Rhône inférieur, et successivement devenaient -bonapartistes sur le Rhône supérieur, mais comme elles étaient -divisées, il y avait partout une minorité suffisante pour que chaque -parti pût à son tour faire entendre de vives acclamations. Le duc -d'Angoulême fut bien accueilli à Montélimart, et chercha à s'y établir -solidement en faisant enlever le pont de la Drôme. - -[En marge: Le général Debelle essaye de défendre le pont de Loriol.] - -À la première nouvelle de ce mouvement, les autorités du Lyonnais et -du Dauphiné avaient rassemblé en toute hâte ce qu'elles pouvaient -réunir de forces, et elles n'en avaient guère, la plupart des -régiments ayant suivi Napoléon à Paris. Elles ne purent rassembler que -des gardes nationales, fort zélées mais peu propres à se mesurer avec -des troupes de ligne. Le général Debelle, sorti de Valence avec -quelques gardes nationaux, essaya de se maintenir au delà de la Drôme, -et malgré sa bonne volonté fut repoussé par le comte Amédée d'Escars -qui avait avec lui, outre un détachement du 10e de ligne, des troupes -de volontaires entremêlées d'un certain nombre d'anciens soldats. Le -général Debelle obligé de repasser la Drôme, s'efforça du moins d'en -conserver le cours, et pour cela se proposa de bien défendre le pont -de Loriol. - -[En marge: Le duc d'Angoulême enlève le pont de Loriol.] - -[En marge: Ce prince entre triomphalement à Valence.] - -Le duc d'Angoulême, prenant confiance en lui-même, résolut de pousser -de Montélimart sur Valence. Il séjourna un jour ou deux à Montélimart -pour organiser le pays dans ses intérêts, et le 2 avril il essaya de -forcer le passage de la Drôme. Le général Debelle avait envoyé au pont -de Loriol le chef de bataillon d'artillerie Noël, brave homme qui -n'avait consenti à reprendre du service qu'affranchi de ses serments -par le départ de Louis XVIII. Il lui avait donné 300 hommes du 39e, un -demi-escadron de gardes d'honneur, et 400 gardes nationaux des -environs. Le chef de bataillon Noël plaça son artillerie sur le pont, -avec une partie du détachement du 39e pour la garder, et répandit le -reste de son monde le long de la Drôme, pour défendre les quais de la -rivière au-dessus et au-dessous de Loriol. Dans cette position il se -maintint quelque temps, et il serait parvenu à arrêter les royalistes -sans un incident bizarre, qui fut à cette époque interprété de -manières très-diverses. On comptait beaucoup du côté des bonapartistes -sur la défection du 10e de ligne et du 14e de chasseurs, et on était -prêt au premier signal à leur ouvrir les bras. En effet quelques -soldats du 10e croyant le moment venu de se prononcer, quittèrent le -régiment et se précipitèrent sur le pont la crosse en l'air. On les -accueillit fraternellement, et on crut pouvoir en faire autant pour -les troupes qui suivaient. Mais deux compagnies du 10e, bien tenues -par leurs officiers, firent feu, et coururent ensuite sur le pont -baïonnette baissée. Les soldats du 39e surpris, se retirèrent en -désordre en criant à la trahison. Cet accident valut aux royalistes la -conquête du cours de la Drôme, et le lendemain 3 avril ils entrèrent à -Valence, le duc d'Angoulême en tête, au milieu des acclamations du -parti royaliste. - -Le duc d'Angoulême se conduisit à Valence comme à Montélimart: il -s'arrêta le 4 et le 5, pour nommer des autorités qui fussent dévouées -à sa cause, et pour attendre aussi des nouvelles de la colonne qui par -Sisteron et Gap avait dû se porter sur Grenoble et s'en emparer. Mais -les succès de cette dernière n'avaient pas égalé ceux de la colonne -principale. - -[En marge: Opérations de la colonne dirigée sur Gap et Grenoble.] - -Le général Ernouf suivant la route même qu'avait prise Napoléon pour -se rendre à Grenoble, avait à franchir, pour passer du bassin de la -Durance dans celui de l'Isère, les défilés de Saint-Bonnet qui forment -une gorge étroite et longue, et où la colonne de l'île d'Elbe avait -failli être arrêtée. Pour prévenir ce danger, le général résolut de -forcer le passage sur deux points à la fois. Le 58e de ligne et -quelques royalistes sous les ordres du général Gardanne durent -s'avancer par la grande route de Gap, puis se rabattre à gauche, et -s'engager dans le défilé de Saint-Bonnet, tandis que le 83e, sous le -général Loverdo, quittant la grande route avant Gap, devait prendre -par une gorge latérale, aboutir par Serres et Mens sur La Mure, et -faire ainsi tomber la position de Saint-Bonnet en la tournant. - -Ce plan fut exactement suivi, et les deux détachements marchèrent sur -les points indiqués, tandis que M. le duc d'Angoulême s'avançait sur -Montélimart. Le général Gardanne, ancien gouverneur des pages sous -l'Empire, servait à contre-coeur la cause royale, et n'y restait -attaché que parce qu'il craignait le ressentiment de Napoléon pour la -conduite peu conséquente qu'il avait tenue depuis 1814. Il se présenta -donc devant Gap, à la tête de troupes aussi mécontentes que lui, mais -pas aussi hésitantes, et n'attendant qu'une occasion propice pour -faire volte-face. Elles rencontrèrent en route le maire de Gap, qui -vint amicalement leur offrir des vivres et leur témoigner son -étonnement de les voir engagées dans une résistance à l'Empire si peu -naturelle et si complétement inutile. Les soldats accueillirent ces -propos en souriant, et se regardant entre eux se demandèrent s'il -était temps de céder à leur penchant. Toutefois les démonstrations des -habitants autour d'eux n'étaient pas encore assez encourageantes pour -les entraîner. - -[En marge: Défection du 58e et du général Gardanne.] - -Le lendemain ils pénétrèrent dans le défilé de Saint-Bonnet, et -trouvèrent sur leur chemin les maires et les habitants leur apportant -comme la veille des vivres en abondance, mais cette fois criant de -toutes leurs forces _Vive l'Empereur!_ À ce spectacle ils n'y tinrent -plus, tirèrent la cocarde tricolore de leur sac, la mirent à leur -schako, et se prononcèrent pour Napoléon. Le général Chabert étant -survenu rassura le général Gardanne, en lui annonçant que tout le -monde était pardonné pour sa conduite antérieure, et le décida à -suivre le mouvement des troupes. On laissa les volontaires royalistes -s'en aller sans leur faire aucun mal, et ils revinrent avec quelques -officiers fidèles sur la route de Sisteron. - -[En marge: Défection du 83e, et complet insuccès de la colonne dirigée -sur Grenoble.] - -Pendant que le détachement du général Gardanne se comportait de la -sorte, celui du général Loverdo n'agissait guère mieux. Les 28, 29, 30 -mars, le général Loverdo avec le 83e et des colonnes de Provençaux -s'était porté sur Serres et Saint-Maurice, et était déjà près de -déboucher vers La Mure, sur les derrières du général Chabert opposé au -général Gardanne. Là il apprit la conduite du 58e, et il trouva les -généraux Gardanne et Chabert accourus pour le convertir. Dans les -premiers jours du débarquement au golfe Juan, le général Loverdo -cédant à l'impulsion de ses sentiments personnels, avait voulu se -rallier à Napoléon. Placé depuis au milieu d'un ardent foyer de -royalisme, il s'était tellement engagé avec les partisans des -Bourbons, qu'il lui était difficile de se dégager honorablement. Il -resta donc fidèle à la cause qu'il avait embrassée par occasion, et -quoique tenté de céder aux instances des généraux Chabert et Gardanne, -il rebroussa chemin, ramenant avec lui le 83e fort mécontent. Mais à -peine était-il à Sisteron que ce régiment, qui avait suivi son général -à contre-coeur, déserta tout entier, et courut se réunir au général -Chabert sur la route de Grenoble. Ces deux régiments étaient un -puissant renfort pour les partisans de l'Empire dans cette contrée, et -bientôt ils allaient être opposés au duc d'Angoulême entre Vienne et -Valence. - -[En marge: Insurrection du général Gilly à Nîmes, et reprise par les -impérialistes du pont Saint-Esprit.] - -Tandis que ces fâcheux événements se produisaient au sein de la -colonne qui devait enlever Grenoble, et rejoindre le duc d'Angoulême -sur la route de Lyon, il se passait sur ses derrières des événements -plus graves encore. Le prince avait laissé en Languedoc des -populations frémissantes, les unes de royalisme, les autres d'esprit -révolutionnaire et bonapartiste. Les nouvelles de Paris d'abord -contestées avaient fini par se répandre, et avaient inspiré aux -partisans de l'Empire autant d'espérance que d'impatience de -triompher. Le général Gilly exilé à Remoulins, dans les environs de -Nîmes, attendait avec beaucoup d'officiers à la demi-solde l'occasion -de se soulever. Aidé de ses anciens compagnons d'armes, il vint à -Nîmes, entra en communication avec le 63e de ligne et le 10e de -chasseurs que le duc d'Angoulême avait laissés dans cette ville, et -les décida à prendre la cocarde tricolore. L'entreprise ne fut pas -difficile à exécuter, car il n'y avait aucune force pour résister à ce -mouvement, et d'ailleurs la population protestante s'empressant de -suivre l'exemple donné par les troupes, la révolution fut accomplie à -Nîmes en un instant. Le général Gilly se mit alors à la tête du 63e de -ligne et du 10e de chasseurs, courut au pont Saint-Esprit, et l'enleva -au détachement de volontaires royalistes qui en avait la garde. De la -sorte on faisait sur les derrières du duc d'Angoulême, ce qu'il -voulait faire lui-même sur les derrières de Napoléon, c'est-à-dire -qu'on détruisait son ouvrage à mesure qu'il s'éloignait. - -[En marge: Marche du général Grouchy et soulèvement des populations du -Rhône supérieur contre les populations du Rhône inférieur.] - -Abandonné à sa droite par la colonne dirigée sur Grenoble, menacé en -arrière par les troupes laissées à Nîmes, le duc d'Angoulême n'aurait -eu chance de se sauver que s'il lui eût été possible de marcher en -avant, et de forcer les portes de Lyon. Mais devant lui les issues se -fermaient au lieu de s'ouvrir. Le général Grouchy arrivé le 3 avril à -Lyon, y avait trouvé les habitants dans une émotion extraordinaire. En -effet dès qu'on avait appris dans le Lyonnais, la Franche-Comté, -l'Auvergne, que les Marseillais marchaient sur Lyon suivis des gens du -Midi, un mouvement en sens contraire s'était produit. Outre la -jalousie qu'excitaient les populations méridionales, il existait -contre elles de grandes préventions dans tout le bassin supérieur du -Rhône. On les disait fanatiques, cruelles, dévastatrices, et -naturellement à un peu de vérité on ajoutait beaucoup de calomnie. -Toujours est-il qu'on les haïssait autant qu'on les craignait. Aussi -dans le Lyonnais, et à plus de trente lieues à la ronde, on s'était -levé en toute hâte, et de nombreuses compagnies de gardes nationaux -étaient accourues à la défense de Lyon. Lyon seul avait fourni plus de -six mille hommes, et trente mille au moins étaient en marche pour les -rejoindre. Le Dauphiné presque entier s'apprêtait à fondre sur Vienne -et sur Valence. - -Le général Grouchy envoya les gardes nationaux lyonnais à -Saint-Vallier, expédia le général Piré avec le 6e léger sur le pont de -Romans, afin de garder le cours de l'Isère; enfin il dirigea vers -Saint-Marcellin un bataillon du 39e avec le 83e qui venait d'embrasser -la cause impériale. L'Isère se trouva donc gardé de tous côtés, et le -duc d'Angoulême, qui avait vu Grenoble se fermer sur sa droite, et le -pont Saint-Esprit sur ses derrières, voyait Lyon se fermer devant lui, -et un cercle de fer se former autour de sa personne. Dans cette -position, il n'avait qu'à rétrograder le plus tôt possible pour -regagner Avignon et la route de Marseille, avant que les Languedociens -la lui fermassent. - -[En marge: Le duc d'Angoulême obligé de rétrograder sur Avignon.] - -[En marge: Capitulation accordée à ce prince par le général Gilly, -sauf l'approbation du général Grouchy.] - -Le 5 avril il prit le parti de battre en retraite, et le 6 au matin il -évacua Valence. Tandis qu'il se retirait, l'Isère fut franchi sur tous -les points par les Lyonnais, par le 6e léger, par les 39e et 83e de -ligne. Au pont de Loriol, sur la Drôme, le 14e de chasseurs abandonna -tout entier la cause royale. Le 3e d'artillerie manifesta les plus -mauvaises dispositions, mais le 10e d'infanterie (colonel général), -entouré de trois mille volontaires royalistes, montra un peu plus de -fidélité. Le 7 avril le prince arriva à Montélimart, et il apprit là -que les troupes du général Gilly, ayant franchi le pont Saint-Esprit, -et renforcées d'une masse de gardes nationaux du Dauphiné, lui -barraient la route d'Avignon. Il était condamné très-évidemment à -devenir prisonnier de Napoléon, et il ne lui restait d'autre -ressource que de se sauver, lui et les siens, à l'aide d'une -capitulation honorable. Il dépêcha donc le baron de Damas au général -Gilly pour entrer en pourparlers. Quant à la personne du prince, il -n'y avait pas de difficulté, et le général Gilly, interprétant avec -ses propres sentiments ceux de Napoléon, entendait que le duc -d'Angoulême fût libre, moyennant qu'il évacuât le territoire -immédiatement. Malheureusement les officiers et les soldats du général -Gilly ne partageaient pas ses sentiments, et à cause d'eux il n'osait -pas être aussi facile à l'égard du prince qu'il l'aurait voulu. - -Pourtant les conditions à exiger de part et d'autre étaient tellement -indiquées, qu'après quelques difficultés, on se mit d'accord. Il fut -convenu que le prince se retirerait librement vers l'un des ports de -la Provence ou du Languedoc, avec un certain nombre d'officiers, et -s'y embarquerait, que les troupes de ligne rentreraient sous -l'autorité impériale, que les volontaires royalistes seraient -licenciés après avoir remis leurs armes, que l'argent et ce qui -appartenait à l'État serait restitué aux agents financiers, et -qu'ainsi disparaîtrait toute trace de l'insurrection royaliste. Ces -conditions furent acceptées et signées le 8 avril par le baron de -Damas et le général Gilly, sauf l'adhésion de l'autorité supérieure, -c'est-à-dire du général Grouchy, nommé commandant dans les provinces -du Midi. - -[En marge: Embarras du général Grouchy, qui en réfère à Napoléon.] - -À peine cette capitulation fut-elle connue des gardes nationaux -accourus en foule du Dauphiné et barrant la route d'Avignon, qu'une -opposition des plus vives se manifesta parmi eux, et qu'ils -demandèrent à grands cris que les conditions souscrites ne fussent pas -ratifiées. Dans ce moment le général Grouchy parvenu à Valence, -descendait sur Montélimart et Avignon, afin de continuer la poursuite -des royalistes. En apprenant le 9 que le duc d'Angoulême était -prisonnier, et que la décision du sort du prince était remise entre -ses mains, il fut extrêmement embarrassé. Quoique fort irrité contre -les Bourbons, il se souvenait cependant des liens qui le rattachaient -à eux, et toute mesure de rigueur contre le duc d'Angoulême répugnait -à son caractère autant qu'à ses souvenirs de famille. Au lieu de -s'emparer de sa personne, il eût bien mieux aimé le pousser doucement -vers la mer, comme le général Exelmans avait poussé Louis XVIII vers -la frontière belge. D'ailleurs en agissant de la sorte, il serait -resté fidèle aux instructions de Napoléon, qui lui avait dit: _Poussez -le prince dehors_.--Mais dès qu'il avait M. le duc d'Angoulême en sa -possession, il était obligé par ses instructions mêmes d'en référer à -Paris. C'est ce qu'il fit en envoyant un courrier à Lyon, pour que de -Lyon on demandât par le télégraphe les ordres de l'Empereur. M. le duc -d'Angoulême fut donc retenu à Pont-Saint-Esprit avec tous ceux qui -l'accompagnaient, jusqu'à la réponse de Paris. Du reste, il fut traité -avec les égards dus à son rang et à sa noble conduite. Dans -l'intervalle de ces pourparlers, le 10e d'infanterie (colonel général) -et le 3e d'artillerie passèrent en entier dans le camp impérial. - -Sur ces entrefaites l'insurrection, après quelques mouvements sans -importance, expirait dans le Midi. Du côté de Gap les généraux Ernouf -et Loverdo, ayant promis au duc d'Angoulême d'arriver à Grenoble en -même temps qu'il arriverait à Vienne, voulurent, malgré les défections -qu'ils avaient essuyées, tenter un dernier effort pour tenir parole. -N'ayant plus que des volontaires royalistes, ils essayèrent avec eux -de se porter au delà de Sisteron, dans la direction de Gap. En effet -le général Loverdo vint camper le 6 au soir au village de la Saulce, à -l'entrée d'un défilé formé d'un côté par un rocher à pic, et de -l'autre par la Durance. Un bataillon du 49e avec du canon défendait ce -défilé. Les paysans de la contrée, fort ardents contre les royalistes, -étaient embusqués au sommet du rocher, prêts à faire rouler d'énormes -quartiers de pierre sur la tête des assaillants. - -[En marge: Déroute des volontaires royalistes à la Saulce.] - -Le 7 avril au matin le commandant du bataillon du 49e s'avança entre -les deux troupes pour parlementer. On lui répondit à coups de fusil. -Aussitôt il fit tirer à mitraille sur la colonne du général Loverdo, -tandis que les paysans faisaient pleuvoir sur elle une avalanche de -gros cailloux. À l'instant les volontaires royalistes, quoique braves -gens du reste, s'enfuirent, faute de discipline et d'habitude de la -guerre. Quelques-uns ayant voulu traverser la Durance à la nage furent -fusillés presque à bout portant; la masse se retira vers Sisteron, -laissant environ cent cinquante morts ou blessés sur le terrain. - -[En marge: Masséna proclame à Toulon le rétablissement de l'Empire.] - -Tandis que ces événements se passaient sur la Durance, Masséna, placé -dans une position délicate, entre les Bourbons qu'il n'aimait point, -et Napoléon qu'il n'aimait guère davantage, mais qui dans les -circonstances actuelles représentait à ses yeux la cause de la -Révolution, avait été retenu par ses devoirs militaires envers le -prince. Il n'avait voulu ni le servir, ni le trahir, et était resté à -Marseille pour y maintenir la tranquillité, et empêcher les violences -de tout genre. Ayant appris qu'on songeait à unir les marines -française et anglaise, et que sous le prétexte de l'union des deux -pavillons on s'exposait à livrer Toulon aux rivaux de notre marine, il -crut le moment venu de se prononcer. Il se retira à Toulon, convoqua -les troupes, et fit arborer le drapeau tricolore. Puis il envoya un -officier à Marseille, et donna vingt-quatre heures à cette ville pour -abattre le drapeau blanc, et arborer les trois couleurs. Menacée par -Masséna d'un côté, par le général Grouchy de l'autre, Marseille se -rendit, et, à son grand regret, proclama le rétablissement de -l'Empire. Le 10 avril, toute cette partie du Midi était soumise, et -l'autorité de Napoléon reconnue d'Antibes à Huningue, de Huningue à -Dunkerque, de Dunkerque à Bayonne, de Bayonne à Perpignan. Le duc -d'Angoulême, toujours détenu à Pont-Saint-Esprit, attendait qu'on -prononçât sur son sort, et quoique ayant déployé un vrai courage, -n'était pas sans crainte, parce qu'il jugeait Napoléon d'après les -préjugés de son parti. Au surplus, il conservait la dignité qui -convenait à son rang, pieusement résigné à ce qui pouvait lui arriver, -et puni seulement de ses injustes préventions par de secrètes -inquiétudes. - -Il ne courait aucun danger, comme on le pense bien, et n'était exposé -qu'à l'ennui d'attendre la fin de sa captivité au milieu de -populations violentes, chez lesquelles ses ennemis seuls se -montraient, tandis que ses amis vaincus avaient été obligés de se -cacher. - -[En marge: Napoléon confirme la capitulation du duc d'Angoulême, et -lui rend la liberté.] - -Napoléon apprit le 11 au matin le dénoûment des événements du Midi, la -captivité du duc d'Angoulême, et la capitulation en vertu de laquelle -ce prince devait s'embarquer au port de Cette. Il approuva sans aucune -hésitation ce qui avait été fait, supposant d'ailleurs par les -dépêches reçues que la capitulation était déjà ou exécutée, ou à la -veille de l'être. M. de Bassano écrivit donc par son ordre que la -capitulation était approuvée, et devait recevoir son exécution. À -peine cette nouvelle, qu'on ne cherchait pas à cacher, était-elle -connue, que beaucoup d'hommes attachés à Napoléon et à la cause qu'il -représentait, blâmèrent sa résolution, ou en contestèrent au moins la -prudence. Sans prétendre qu'il dût se venger de l'ordonnance du 6 mars -et de la déclaration du 13, ils dirent qu'on était engagé dans une -lutte effroyable, que les péripéties en seraient nombreuses et -étranges, que bien des têtes chères à la France pourraient se trouver -dans les mains de l'ennemi, et que tout en ayant pour la personne du -duc d'Angoulême les égards qu'on lui devait, il ne serait peut-être -pas inutile de le retenir en otage. Napoléon, sans nier ce qu'avait de -spécieux cette manière de voir, persistait à faire contraster sa -conduite avec celle de ses adversaires, et trouvait dans ce contraste -plus d'avantage que dans la conservation du gage le plus précieux. Il -n'était donc nullement au regret de l'approbation qu'il avait donnée, -lorsque vers la fin de ce même jour, une nouvelle dépêche lui apprit -ce qu'il n'avait pas cru d'abord, que la capitulation n'était point -encore exécutée, et que le prince restait détenu à Pont-Saint-Esprit. -Il était temps de changer d'avis, et d'adopter l'opinion de ceux qui -n'approuvaient point la capitulation. Il eut à ce sujet un long -entretien avec M. de Bassano.--Je devrais peut-être, dit-il, retenir -le duc d'Angoulême, et me réserver ainsi un otage qui pourrait devenir -fort utile dans la situation grave et obscure où nous nous trouvons -tous. Mais je n'en ferai rien; il vaut mieux apprendre aux souverains -nos ennemis la différence qu'il y a entre eux et moi.--C'était un -orgueil bien placé, qui prouvait le besoin que Napoléon avait en ce -moment de l'opinion publique, et de plus le progrès des moeurs depuis -la sanglante catastrophe de Vincennes. Il confirma sans retard les -ordres expédiés par M. de Bassano, et fit insérer au _Moniteur_ du -lendemain la lettre écrite au général Grouchy, dans laquelle il disait -que l'ordonnance royale du 6 mars, et la déclaration de Vienne du 13, -l'auraient autorisé à traiter M. le duc d'Angoulême comme on avait -voulu le traiter lui-même, mais qu'il n'userait point de représailles, -et que M. le duc d'Angoulême pourrait se retirer librement comme tous -les autres membres de sa famille. Napoléon se borna à exiger du prince -la promesse de restituer les diamants de la couronne, sans retarder au -surplus son départ jusqu'à l'accomplissement de cette promesse. - -[En marge: Napoléon profite de la fin des troubles du Midi pour -s'occuper exclusivement de ses préparatifs de guerre.] - -[En marge: Composition des 7e, 8e et 9e corps.] - -[En marge: Création d'un corps intermédiaire à Béfort entre les Vosges -et le Jura, sous les ordres du général Lecourbe.] - -Napoléon éprouva une grande satisfaction de cette fin si prompte et -si heureuse des troubles du Midi. Il n'en avait jamais douté, mais -dans sa situation, les jours, les heures étaient d'un prix infini, et -il lui importait beaucoup de ne pas épuiser ses troupes en faux -mouvements pour la répression de la guerre civile. La division -expédiée en poste sur Lyon continua sa route, afin de contribuer à -former le 7e corps, qui devait, sous le maréchal Suchet, veiller à la -garde des Alpes. Napoléon manda le maréchal Masséna à Paris, afin de -se réconcilier avec ce vieux compagnon d'armes, sauf à le renvoyer -ensuite dans le Midi s'il lui convenait d'y rester. En attendant il -dépêcha le maréchal Brune pour commander entre Marseille, Toulon et -Antibes. Rassuré par les lettres interceptées sur les moyens offensifs -des Espagnols, il pensa que le 8e corps, destiné au général Clausel, -et porté d'abord à douze régiments, en aurait assez de six, et il le -forma en deux divisions, dont l'une résiderait à Bordeaux, l'autre à -Toulouse, bien plus pour contenir les royalistes méridionaux que pour -faire face aux Espagnols. Des six régiments devenus disponibles, -quatre furent envoyés en réserve à Avignon, deux furent dirigés sur -Marseille, pour former avec les troupes qu'on avait tirées de Corse le -9e corps chargé de la défense du Var. Les régiments laissés à Avignon -étaient destinés à renforcer le maréchal Brune ou le maréchal Suchet, -selon la direction que prendrait la guerre sur cette frontière. -Napoléon, bien qu'il eût conseillé à Murat de ne pas se presser, -s'attendait à quelque imprudence de sa part, et c'est par ce motif -qu'il avait retiré le maréchal Suchet de Strasbourg, où il commandait -le 5e corps, et l'avait envoyé en Savoie pour y présider à la -formation du 7e. Par le même motif il avait préparé une réserve à -Avignon pour le renforcer, et songeait même à lui donner au besoin le -9e corps tout entier qui allait s'organiser dans le Var sous le -maréchal Brune. Napoléon s'occupant sans cesse de son plan général, y -avait ajouté une nouvelle disposition. Cinq corps (les 1er, 2e, 3e, 4e -et 6e) devaient, avec la garde impériale, agir sous ses ordres vers la -frontière du Nord: le 5e confié à Rapp, depuis que le maréchal Suchet -avait passé au commandement du 7e, devait continuer à garder l'Alsace. -Il résolut de créer à Béfort, où se trouve, comme on sait, une coupure -entre la chaîne des Vosges et celle du Jura, un corps intermédiaire, -composé d'une division de ligne et de plusieurs divisions de gardes -nationales mobiles. Il chargea de ce commandement le général le plus -habile dans la guerre de montagnes, l'illustre Lecourbe, tenu si -longtemps à l'écart depuis le procès de Moreau. Si la Suisse -maintenait sa neutralité, Lecourbe irait selon le besoin, ou renforcer -le 5e corps en Alsace, ou le 7e vers les Alpes. Si on ne le réclamait -sur aucun de ces points, il demeurerait en position afin d'observer -les débouchés de Bâle et de Poligny. - -[En marge: Appel à Paris de tous les régiments qui ont pris part à la -guerre civile.] - -Après avoir fait ces additions à son plan, Napoléon ordonna d'amener à -Paris les régiments qui avaient pris part à la guerre civile -(notamment le 10e de ligne), et les principaux officiers, ceux -toutefois qui n'étaient pas irrévocablement compromis. Il voulait les -voir, faire sa paix avec eux, et les rallier à sa cause. Il manda le -général Grouchy auprès de lui pour le récompenser d'une manière -extraordinaire, non pas que ce général eût exécuté rien de bien -difficile, mais afin d'apprendre à l'armée que dans les circonstances -présentes, le dévouement ne resterait pas sans récompense. Cette -courte expédition où l'on n'avait presque pas tiré un coup de fusil, -et où le mérite, s'il y en avait un, appartenait au général Gilly, -valut au général Grouchy le bâton de maréchal, qui n'avait été donné -jusqu'alors que pour des batailles gagnées. Napoléon voulut ainsi -encourager le dévouement à sa cause, et en même temps élever à un haut -grade un officier habitué à commander les troupes à cheval, afin de -préparer un chef à sa réserve de cavalerie, que la mort ou la -défection avaient privée successivement de Lasalle, de Montbrun, de -Bessières, de Murat. Bientôt, hélas! il devait se repentir de cette -faveur excessive, où la raison politique avait été plus écoutée que la -raison militaire. - -[En marge: Nécessité de hâter les préparatifs militaires en présence -des projets de l'Europe contre Napoléon.] - -Napoléon faisait bien de s'occuper d'urgence de tout ce qui était -relatif à la guerre, car chaque jour éclataient les signes de la haine -implacable excitée contre lui en Europe. On a vu qu'à la suite du -départ des légations étrangères, il avait dépêché des courriers pour -porter des ordres de rappel à nos agents, et les inviter en même temps -à déclarer que la France consentait à rester en paix avec les -puissances européennes, sur la base des traités existants. Ces -courriers, expédiés les 28 et 29 mars, avaient été tous arrêtés aux -frontières. Celui qui s'était présenté au pont de Kehl, avait été -repoussé par un commandant autrichien qui s'était refusé à le -recevoir même sous escorte. Un autre essayant de passer par Mayence, -avait été retenu par le commandant prussien, et grossièrement -maltraité. Un troisième, acheminé par la Suisse et la Lombardie, -n'avait pu franchir les Alpes. C'étaient là des procédés inusités même -en guerre, car, ainsi que le disait Napoléon, on fait la guerre pour -amener la paix, et jamais pendant les hostilités les plus acharnées on -n'a interdit les communications tendantes à mettre un terme à -l'effusion du sang. Cette espèce d'excommunication diplomatique, sans -exemple, était évidemment personnelle, et faisait suite à l'étrange -déclaration du 13 mars. - -[En marge: Refus de recevoir ses courriers.] - -Loin de chercher à cacher l'accueil réservé à ses courriers, Napoléon -eut recours à une dernière démarche plus éclatante que toutes les -autres, et dont il voulait que l'insuccès fût plus éclatant aussi. -L'occasion s'offrait très-naturellement. En remontant sur le trône de -France, il était convenable qu'il écrivît aux divers souverains pour -leur faire part de son nouvel avénement. Il avait assez souvent -correspondu avec eux, comme leur allié ou leur maître, pour qu'il ne -pût pas être accusé d'une présomption de parvenu en agissant de la -sorte. Il jeta donc lui-même sur le papier quelques lignes, pleines de -modération et de dignité, dans lesquelles il déclarait qu'il acceptait -les traités existants, et que si ses sentiments étaient partagés par -les autres monarques, _la justice assise aux confins des États -suffirait désormais pour les garder_. La plupart des souverains se -trouvant à Vienne, c'était vers cette capitale qu'il fallait diriger -son envoyé, et les convenances exigeaient que pour cette mission il -choisît un de ses aides de camp, car les lettres de souverains n'ont -pas ordinairement d'autres messagers pour les porter. Il choisit l'un -des plus distingués, des mieux venus, des plus souvent envoyés dans -les cours étrangères, le comte de Flahault, et lui confia en outre une -lettre particulière pour son beau-père. Si un simple courrier avait -été arrêté, il était possible qu'un lieutenant général obtînt plus -d'égards. - -[En marge: Arrestation de M. de Flahault à Stuttgard.] - -Le comte de Flahault partit en effet le 4 avril, franchit le pont de -Kehl, ce que n'avaient pu faire les courriers du cabinet, pénétra en -Allemagne, et se flattait d'avoir surmonté tous les obstacles, -lorsqu'il fut soudainement arrêté à Stuttgard par ordre de la cour de -Wurtemberg. On prit ses dépêches, en promettant de les transmettre à -Vienne. Un commandant de bâtiment de la marine impériale ne fut guère -plus heureux en essayant de franchir le Pas-de-Calais. Expédié en -parlementaire à la côte d'Angleterre, il ne fut pas traité en ennemi, -mais arrêté dans sa marche. On s'empara de ses dépêches qui furent -envoyées à Londres, puis on l'informa qu'elles seraient ouvertes à -Vienne, d'où l'on répondrait s'il y avait lieu. - -[En marge: Exaspération des esprits en Europe contre Napoléon.] - -[En marge: Effet produit à Vienne par la nouvelle de son -débarquement.] - -[En marge: On reproche à l'empereur Alexandre d'avoir placé Napoléon à -l'île d'Elbe, et aux Bourbons d'avoir rendu son retour possible.] - -Pour faire comprendre cette singulière interdiction de tous rapports, -il faut maintenant exposer ce qui s'était passé à Vienne à la nouvelle -du débarquement de Napoléon sur les côtes de France. En quittant l'île -d'Elbe, il avait cru trouver le congrès de Vienne dissous, ou du moins -les souverains partis, et leurs ministres demeurés seuls pour terminer -de pures questions de rédaction. Ces renseignements étaient exacts -lorsqu'ils lui avaient été transmis, mais la tardive arrivée du roi de -Saxe à Presbourg, la résistance que ce prince avait opposée aux -décisions du congrès, les démonstrations militaires de Murat, avaient -retenu l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui n'avaient pas -voulu s'éloigner tant qu'il restait une difficulté à résoudre. Aussi -quand la nouvelle du débarquement au golfe Juan était parvenue à -Vienne, par des avis partis de Gênes, elle avait trouvé les souverains -et leurs ministres encore présents, excepté lord Castlereagh remplacé -auprès du congrès par le duc de Wellington. Ils étaient tous réunis -dans une fête lorsque cette nouvelle se répandit. Elle y produisit la -sensation d'un coup de foudre. Qu'on se figure en effet ces potentats, -qui après avoir été les uns privés de leurs États par Napoléon, les -autres toujours menacés du même sort, étaient tout à coup devenus de -vaincus vainqueurs, d'esclaves maîtres, et avaient non-seulement -recouvré ce qu'ils avaient perdu, mais accru leurs domaines, ceux-ci -de moitié, ceux-là du quart ou du cinquième, qu'on se les figure -frappés d'une vision subite, et pouvant se croire reportés à ces -terribles années 1809, 1810, 1811, où ils étaient dépouillés, soumis, -tremblants, et on comprendra ce qu'ils durent éprouver! Leur premier -sentiment fut celui de la terreur, et dans cette terreur ils nous -flattèrent, hélas! car ils crurent que onze mois avaient suffi pour -refaire les forces épuisées de la France. Ce sentiment fut même assez -frappant pour exciter la malice des diplomates anglais qui n'ayant, -grâce à l'Océan, presque rien à craindre pour leur patrie, se -moquaient de l'épouvante d'autrui. À cette consternation succéda une -violente colère contre les auteurs vrais ou supposés des malheurs -qu'on entrevoyait. Tous les esprits, toutes les langues s'en prirent -d'abord à l'empereur Alexandre, qui par le traité du 11 avril avait eu -l'imprudence d'accorder l'île d'Elbe à Napoléon, et après lui aux -Bourbons qui lui avaient rouvert le chemin de la France par leur -manière de gouverner. Ce ne fut qu'un cri contre la légèreté -d'Alexandre, et contre l'inhabileté des Bourbons. On ajoutait qu'on -avait été soi-même bien inhabile de confier à de telles mains le -gouvernement de la France. - -[En marge: Alexandre promet de réparer sa faute en sacrifiant son -dernier homme et son dernier écu.] - -[En marge: On ne s'inquiète pas de savoir si Napoléon revient corrigé -par le malheur, mais on résout unanimement une guerre de destruction.] - -Alexandre ne pouvait se dissimuler le déchaînement dont il était -l'objet, car parmi ceux qui criaient le plus haut se trouvaient les -Russes eux-mêmes. Il se défendait en disant que le traité du 11 avril -avait été inévitable, qu'à l'époque de sa conclusion personne n'y -avait fait d'objection sérieuse, car on voulait se débarrasser à tout -prix de Napoléon, disposant encore à Fontainebleau de 70 mille hommes, -et pouvant, s'il s'était replié sur le midi de la France, en -recueillir 100 mille autres venant des Pyrénées, de Lyon, de l'Italie; -que les Bourbons, en refusant d'exécuter le traité, en réduisant -Napoléon à l'enfreindre par la privation de son subside, en lui -ménageant les voies par leur manière de gouverner la France, étaient -les seuls coupables.--D'ailleurs, ajoutait-il, s'il était l'auteur du -mal, il en serait le réparateur, et il emploierait dans cette nouvelle -lutte son dernier soldat et son dernier écu.--Il chercha même à -couvrir sa confusion par sa colère, et à partir de ce jour il fut le -moins contenu des coalisés dans son attitude, son langage et sa -conduite. - -Dans l'état d'exaltation où se trouvaient les membres du congrès, il -ne vint à l'esprit d'aucun d'eux de se demander si Napoléon ne -reviendrait pas changé, ou du moins modifié par le malheur, et si par -exemple il ne serait pas prêt à accepter, non-seulement le traité de -Paris, mais le traité de Vienne, auquel cas il n'y aurait qu'une chose -à exiger de lui, ce serait la bonne foi. Mais l'idée de Napoléon -pacifique, corrigé ou modifié, ne s'offrit à l'esprit de personne. On -n'eut devant les yeux que le redoutable capitaine qui avait fait des -armées françaises un si terrible usage, qui avait déployé en pleine -Europe une ambition follement asiatique, et sur-le-champ la résolution -de mourir tous en luttant contre lui, se trouva prise dans ces coeurs -que la terreur possédait, car il y a des moments où la peur enfante -l'héroïsme! Il n'y eut donc qu'une pensée, une seule, la guerre -universelle, sanglante, acharnée, jusqu'à la destruction des uns ou -des autres. - -Cependant avant de formuler une déclaration, il fallait attendre -quelques jours, pour savoir si Napoléon avait réussi (ce dont on -doutait peu), s'il avait pris la France pour but de sa tentative (ce -dont on doutait encore moins); il fallait enfin être mieux instruit, -pour ne pas diriger ses coups dans le vide. En effet, il restait -quelque incertitude dans l'esprit de divers personnages sur les -desseins de l'évadé de l'île d'Elbe, car dans cette nouvelle tourmente -on se renvoyait les uns aux autres, non-seulement la faute de son -retour, mais aussi le danger. Ainsi M. de Talleyrand aimait à se -persuader que Napoléon avait débarqué au golfe Juan pour se porter par -Nice et Tende en Italie.--Ne songez pas à nous, lui dit assez durement -M. de Metternich, mais à vous-mêmes. Napoléon, croyez-moi, est sur la -route de Paris; probablement il est à Lyon dans le moment où nous -parlons, et il sera dans quelques jours aux Tuileries.-- - -[En marge: On se hâte de terminer les derniers arrangements entre les -puissances.] - -[En marge: Efforts pour arracher au roi de Saxe son consentement.] - -En attendant que ce doute fût éclairci, on alla au plus pressé, et le -plus pressé pour ces copartageants de l'Europe, fut de se saisir tout -de suite des pays qu'ils s'étaient adjugés, et d'en prendre même les -titres à la face de l'ancien dominateur du continent. La première -mesure pour parvenir à ce but, était d'obtenir du malheureux roi de -Saxe son consentement aux sacrifices exigés de lui. D'après les -théories de droit régnantes (théories vraies dans tous les temps, mais -alors professées avec affectation) il n'y avait de bien cédé que ce -que le cédant _abandonnait lui-même, de sa libre et pleine volonté_. -Il fallait dès lors que le roi de Saxe consentît à l'abandon des -provinces convoitées par la Prusse, après quoi la Prusse céderait à la -Russie ce que celle-ci désirait en Pologne, cette dernière à son tour -ferait à l'Autriche les abandons convenus, et toute la série des -mutations stipulées, sacrifices pour les uns, agrandissements pour les -autres, s'ensuivrait naturellement. - -[En marge: Résistance de ce prince, mais certitude acquise de l'amener -à céder.] - -On fit choix des trois plénipotentiaires qui avaient défendu le roi de -Saxe, et on les lui dépêcha à Presbourg. Ce furent M. de Talleyrand -pour la France, M. de Metternich pour l'Autriche, lord Wellington pour -l'Angleterre. Ils se rendirent à Presbourg, où Frédéric-Auguste avait -été transporté, et le trouvèrent résolu à résister, et fort peu touché -des services qu'ils disaient lui avoir rendus. Plusieurs jours de -vives instances n'ayant amené aucun résultat, les trois diplomates -déclarèrent au roi de Saxe que s'il ne souscrivait pas formellement -aux décisions du congrès, la Prusse ne se mettrait pas moins en -possession des provinces saxonnes qui lui avaient été attribuées, -tandis que lui n'entrerait point en possession de celles qui avaient -été laissées à la couronne de Saxe, et qu'il resterait prisonnier de -la coalition. - -[En marge: Les souverains prennent tout de suite les titres de leurs -nouveaux États.] - -Ce prince infortuné, sans céder à ces menaces, inspira cependant aux -trois négociateurs la conviction qu'il ne ferait pas longtemps -attendre son consentement. Ils retournèrent ensuite à Vienne, pour -conclure les derniers arrangements. On mit d'accord la Bavière et -l'Autriche relativement au pays de Salzbourg, et il n'y eut plus dès -lors pour tous les souverains qu'à prendre les titres de leurs -nouveaux États. L'empereur Alexandre prit sur-le-champ les titres -d'empereur de toutes les Russies et de roi de Pologne, le roi -Frédéric-Guillaume, ceux de roi de Prusse, de grand-duc de Posen, de -duc de Saxe, de landgrave de Thuringe, de margrave des deux Lusaces, -etc. Outre le titre d'empereur d'Autriche, qu'il avait substitué à -celui d'empereur d'Allemagne en 1806, l'empereur François prit celui -de roi d'Italie, et constitua par un acte solennel, publié -immédiatement au delà des Alpes, le royaume Lombardo-Vénitien, qui -devait se composer des provinces italiennes depuis le Tessin jusqu'à -l'Isonzo. Dans cet acte on accorda aux Italiens, comme on l'avait fait -pour les Polonais, la consolation de former un royaume séparé. Le roi -de Sardaigne, à qui Gênes avait été cédée, le roi des Pays-Bas dont -les États avaient été doublés par l'adjonction de la Belgique, se -revêtirent des titres de leurs nouveaux États, avec les qualifications -qui en résultaient. Ainsi en quelques jours tous les souverains eurent -soin de se nantir de leurs acquisitions, pour que la guerre qui était -résolue ne pût rien changer à leurs positions, sinon de les rendre -définitives dans le cas où cette guerre serait heureuse. - -[En marge: Comment avait été faite la déclaration du 13 mars, qui -mettait Napoléon hors la loi des nations.] - -Tandis que chacun s'occupait de ses intérêts, on connut enfin le 12 -mars l'entrée triomphale de Napoléon à Grenoble, et il ne fut plus -possible de douter ni de la nature, ni du succès de ses desseins. On -s'assembla sur-le-champ, et on laissa à M. de Talleyrand l'initiative -des propositions à présenter au congrès. Personne ne songeait à lui -contester la qualité de représentant de Louis XVIII, ni à son -souverain celle de roi de France, bien qu'on fût assez mécontent des -Bourbons. Mais ne voulant, dans l'intérêt commun, admettre à aucun -prix la restauration de Napoléon et de sa famille, il fallait -nécessairement s'en tenir aux Bourbons, comme à la seule dynastie -possible. Quant à M. de Talleyrand lui-même, bien qu'il eût aussi ses -mécontentements personnels contre la cour de France, il reconnaissait -ainsi que le congrès tout entier et par les mêmes raisons, la -nécessité de s'en tenir aux Bourbons, et il était trop engagé -d'ailleurs envers eux pour hésiter. Sachant que le meilleur moyen de -nuire à Napoléon aux yeux de la France épuisée par vingt-deux ans de -guerre, c'était de le lui montrer comme irréconciliable avec l'Europe, -il imagina de faire reproduire purement et simplement par le congrès -l'ordonnance de Louis XVIII du 6 mars, et de traiter Napoléon comme un -malfaiteur qui, ayant rompu son ban, devait être mis à mort -sur-le-champ, sa seule identité constatée. Le procédé était étrange à -l'égard d'un homme qui avait régné avec tant d'éclat et de durée, mais -l'irritation était telle qu'on ne regardait ni aux actes, ni à leur -forme. M. de Talleyrand proposa donc de déclarer que Napoléon -Bonaparte ayant violé la convention du 11 avril, et _détruit ainsi le -seul titre légal sur lequel reposât son existence_, devait être mis -hors la loi des nations, et traité en conséquence, s'il était pris. La -générosité d'Alexandre, la modération de l'Autriche, auraient eu -quelque chose à objecter à un procédé pareil, mais la colère chez -Alexandre, chez l'Autriche la crainte de se rendre suspecte, -étouffaient toute objection, et sauf la suppression d'un ou deux -termes trop odieux la déclaration fut adoptée, datée du 13 mars, et -envoyée par courrier extraordinaire à Strasbourg, pour être publiée le -long de nos frontières, afin de rendre à la cause royale, s'il en -était temps encore, le service de faire connaître à la France -l'implacable unanimité de l'Europe contre Napoléon. - -[En marge: Motifs qui agissent sur chacune des puissances, et les -portent aux procédés les plus violents.] - -[En marge: Politique de l'Autriche en 1815.] - -[En marge: Froideur et fermeté de ses résolutions.] - -On passa ensuite quelques jours à attendre des nouvelles, tantôt -admettant la certitude du succès de Napoléon, tantôt doutant de ce -succès à la moindre lueur d'espérance, et pendant ces quelques jours -on ne songea qu'à la guerre immédiate et acharnée, la Prusse par -recrudescence de toutes ses haines, la Russie par colère d'avoir été -dupe de sa générosité, l'Angleterre par peur de voir lui échapper ses -immenses avantages, l'Autriche par froide conviction de ne pouvoir -éviter la lutte, et crainte d'inspirer des défiances à ses alliés. -Cette dernière puissance, quoique n'ayant pas moins à perdre que les -autres, voyait seule la situation avec un peu de calme, grâce au -sang-froid de l'empereur François et du prince de Metternich. Elle -n'était pas éloignée de croire que Napoléon offrirait tout d'abord -d'accepter les traités de Paris et de Vienne; elle admettait même -qu'éclairé par l'expérience, il se résignerait aux pertes -territoriales de la France, et que, couvert des gloires de la guerre, -il songerait à se procurer celles de la paix, et à joindre un rameau -d'olivier aux innombrables lauriers qui ombrageaient son front. Mais -elle n'en était pas assurée. Il était possible aussi qu'inconsolable -d'avoir perdu par sa faute la grandeur de la France, il commençât par -prendre quelque repos, et par en laisser prendre à la France, que de -la sorte il donnât à l'union européenne le temps de se dissoudre, et -que ses forces militaires refaites, celles de ses adversaires -diminuées ou dispersées, il recommençât la lutte pour revenir sinon -aux traités de Tilsit et de Vienne, du moins à ceux de Campo-Formio et -de Lunéville. Cette seconde supposition égalait bien la première en -vraisemblance, et fût-elle moins fondée, dans le doute il valait -mieux aller au plus sûr, et le plus sûr c'était de travailler tout de -suite, par tous les moyens, à la ruine de Napoléon. Ainsi sans être -aussi haineuse que la Prusse, aussi piquée que la Russie, aussi avide -que l'Angleterre, l'Autriche était froidement et fermement résolue. -Seulement dans ses conseils il y avait quelques divergences sur les -moyens les plus certains de détruire Napoléon. Quelques hommes d'État -autrichiens pensaient que Napoléon, revenant après onze mois du règne -des Bourbons, et placé en présence des partis subitement réveillés, -allait se trouver exposé à de singuliers embarras, et qu'en se bornant -à favoriser les divisions intérieures on serait peut-être dispensé -d'employer contre lui le moyen terrible et douteux de la guerre. Mais -ce calcul astucieux ne répondait pas aux ardentes passions du moment, -pouvait rendre suspectes les intentions de l'Autriche, fournir -l'occasion de croire par exemple qu'elle souhaitait la régence de -Marie-Louise, et nuire ainsi à ce qu'on regardait comme le salut de -l'Europe, c'est-à-dire à la parfaite union des coalisés. L'Autriche -avait donc adhéré sans passion, mais avec fermeté, au projet d'une -guerre de destruction, par deux raisons décisives: la défiance -inspirée par Napoléon, et le besoin profondément senti de l'union -européenne. - -[En marge: Contrainte exercée sur Marie-Louise pour lui arracher son -fils et l'empêcher de retourner en France.] - -[En marge: Motifs qui ôtent à Marie-Louise toute idée de résistance.] - -Fort attentifs à ne donner aucun ombrage, l'empereur François et M. de -Metternich mirent tous leurs soins à s'emparer de Marie-Louise, et à -prévenir toute imprudence de sa part. Les moyens pour la soumettre ne -leur manquaient pas, car ils avaient la force, et, le duché de Parme -aidant, la persuasion. Ils n'avaient pas besoin, hélas! de tant de -ressources pour triompher du caractère de cette princesse. Elle était -déjà rendue non pas seulement aux volontés de son père, ce qui eût été -excusable, mais aux volontés d'un dominateur qui avait pris le plus -grand empire sur elle, le comte de Neiperg, devenu son guide, son -défenseur, son unique ami. Dans son isolement et sa faiblesse, elle -n'avait su résister ni aux soins, ni aux avantages personnels du -comte, et avait oublié complétement ce qu'elle devait à son rang, à -ses devoirs, à sa douloureuse mais glorieuse destinée. Un moment, en -apprenant les premiers succès de Napoléon, elle avait été vivement -émue, et comme saisie d'une sorte de regret. Mais bientôt songeant aux -chaînes autrichiennes qu'il aurait fallu briser, songeant surtout à -ses torts, elle avait préféré la vie tranquille, opulente et libre qui -l'attendait à Parme, à tous les hasards d'une carrière orageuse, -lesquels étaient fort au-dessus de son courage. Il faut ajouter, pour -ne pas calomnier cette princesse, que si elle était épouse faible, -elle était mère excellente, et très-sensée quoique peu spirituelle; -que si elle croyait au génie de son mari, elle se défiait de sa -prudence, et doutait fort de son maintien définitif sur le trône; -qu'elle craignait en retournant auprès de lui de compromettre le -patrimoine de son fils sans lui assurer la couronne de France, et que -faisant la destinée de ce fils d'après ses goûts, elle aimait mieux -lui ménager un patrimoine certain en Italie, qu'une grandeur -chimérique en France: calcul sans élévation, mais non sans justesse, -ainsi que les événements le prouvèrent bientôt. - -[En marge: On lui assure le duché de Parme, et on obtient ainsi son -entière soumission.] - -[En marge: Explications données par Marie-Louise à M. Meneval pour -qu'il les transmette à Napoléon.] - -L'empereur François et M. de Metternich la trouvèrent donc toute -persuadée, et entièrement résignée aux conditions de leur politique, -au prix bien entendu du grand-duché de Parme. Ces conditions étaient -qu'elle ne quitterait point Vienne, qu'elle remettrait provisoirement -son fils à l'empereur François, que toutes les communications reçues -de son époux, directement ou indirectement, seraient aussitôt -transmises par elle au cabinet autrichien, qui les déposerait -cachetées sur la table du congrès. Elle accepta ces conditions, bien -qu'humiliantes; elle livra son fils à l'empereur François, qui avait -d'ailleurs pour cet enfant la plus tendre affection, et ce qui était -moins excusable encore, elle livra les lettres que Napoléon lui avait -adressées par toutes les voies. Pourtant, afin d'agir avec une -certaine franchise, elle eut une explication avec M. Meneval, resté -auprès d'elle, et demeuré serviteur fidèle de Napoléon. Elle lui dit -qu'elle ne retournerait point en France, que n'ayant pas rejoint son -époux vaincu et prisonnier, elle ne le rejoindrait pas victorieux et -rétabli sur le trône; que fatiguée d'agitations elle voulait se -renfermer dans la vie privée, se consacrer à son fils, et lui préparer -un avenir modeste et assuré. M. Meneval lui ayant objecté que le duché -de Parme, constitué d'abord héréditaire, n'était plus constitué qu'à -titre viager, elle répondit qu'elle n'avait pu obtenir davantage, que -c'était fort regrettable sans doute, mais que ce duché lui permettrait -en faisant de sages économies, d'assurer en vingt ans une grande -fortune à son fils, ce qu'elle ne pourrait pas comme simple -archiduchesse; qu'il aurait de plus en Bohême des fiefs considérables, -accordés en dédommagement de l'hérédité du duché de Parme; qu'il -serait archiduc et riche archiduc, ce qui n'était pas commun en -Autriche; qu'elle lui préparait donc le bonheur, suivant sa manière de -le comprendre; qu'elle n'avait été dans tout cela que mère, et mère -selon ses idées, mais mère aussi tendre que dévouée.--Ainsi parlait et -pensait très-sincèrement l'épouse de Napoléon, non pas celle qu'il -avait prise dans la condition privée, mais celle qu'il avait demandée -au sang des Césars! M. Meneval en écoutant ce langage inclina la tête -avec douleur, sans ajouter un seul mot, et en laissant voir sans -l'exprimer sa respectueuse improbation. - -[En marge: Le Roi de Rome livré à son grand-père.] - -[En marge: Les lettres de Napoléon à Marie-Louise lues au congrès.] - -Par suite de ces résolutions le fils de Napoléon fut enlevé à sa mère, -et transporté malgré ses plaintes enfantines au palais de son -grand-père, qu'il ne devait plus quitter. Les lettres parvenues par M. -Meneval et par M. de Bubna à Marie-Louise, furent déposées sur la -table du congrès, l'Autriche mettant le plus grand soin à prouver à -ses alliés qu'il n'existait entre elle et Napoléon aucune entente -secrète. Au prix de cette soumission Marie-Louise obtint que toutes -les cours lui garantissent la souveraineté viagère des duchés de Parme -et de Plaisance. - -[En marge: Effet de ces lettres, et de celles que la reine Hortense -avait écrites à son frère le prince Eugène.] - -[En marge: Irritation d'Alexandre, qui se croit trahi par le prince -Eugène.] - -[En marge: Il se calme, et se contente de retenir le prince à Vienne.] - -Bientôt à ces lettres s'en joignirent d'autres, dont on s'était promis -à Paris l'effet le plus heureux, et qui causèrent un effet tout -contraire à Vienne. Le courrier expédié au prince Eugène par son -intendant, et qui était chargé de lettres de la reine Hortense pour -son frère, pour Marie-Louise, et pour divers grands personnages, avait -été arrêté; les dépêches dont il était porteur avaient été déposées -également sur la table du congrès. La lecture de ces lettres produisit -sur l'empereur de Russie en particulier une sensation des plus -défavorables. Alexandre, qui ne faisait rien avec mesure, n'avait pas -quitté à Paris la maison de la reine Hortense, et à Vienne le bras du -prince Eugène, dans la compagnie duquel il se promenait tous les -jours. Il avait procuré à la reine Hortense le duché de Saint-Leu, et -il avait voulu, sans y réussir, ménager une petite souveraineté au -prince Eugène. Dans l'état d'émotion où venait de le jeter le retour -de Napoléon, il se persuada que le frère et la soeur avaient été dans -le secret de l'expédition de l'île d'Elbe, qu'il avait donc été trompé -par eux, et il s'abandonna à une colère à la fois sincère et affectée, -car il était plus commode pour son amour-propre de paraître trahi que -dupe. En conséquence il ne parla de rien moins que de faire arrêter le -prince Eugène, et de le constituer prisonnier. Après un peu de -réflexion, et aussi après quelques explications du prince lui-même, il -se contenta de sa promesse de ne pas quitter Vienne, et à cette -condition il lui laissa sa liberté. - -Toutes ces lettres prouvaient, ce qu'il était facile de prévoir, que -Napoléon n'avait été ni tué ni arrêté en route, qu'il n'avait pas en -représailles essayé de tuer les Bourbons, mais qu'il les avait -expulsés de France, et qu'il était remonté sur le trône en promettant -la paix et le respect des traités. Mais peu importait aux princes -réunis à Vienne que Napoléon se montrât cruel ou généreux, qu'il -arrivât corrigé ou non corrigé par les événements, pacifique ou -belliqueux, libre ou lié par de nouvelles institutions: les moins -prévenus étaient convaincus qu'une fois rétabli sur le trône, les -forces de la France refaites, celles de la coalition dispersées, il -essayerait de reprendre au moins les frontières de la France, et il -faudrait alors que les uns rendissent la moitié du royaume des -Pays-Bas, les autres une moitié de la Pologne, de la Saxe, de -l'Italie. Il n'y avait donc pas à hésiter, et l'orgueil parlant comme -la prévoyance, il fallait profiter de ce que les forces de la France -n'étaient pas refaites, de ce que celles de l'Europe n'étaient pas -dispersées, pour détruire tout de suite l'homme formidable qui était -venu mettre en question la domination qu'on exerçait sur l'Europe, et -le partage léonin qu'on en avait fait à Vienne. - -[En marge: Les souverains informés de l'entrée de Napoléon à Paris, -renouvellent l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars.] - -Aussi dès qu'on fut un peu plus renseigné, on passa de la première et -violente déclaration du 13 mars à des actes plus pratiques et plus -redoutables, quoique moins sauvages dans la forme. On résolut la -guerre immédiate par un traité qui renouvelait purement et simplement -l'alliance de Chaumont. Cette alliance stipulait, comme on s'en -souvient, que chacune des quatre puissances coalisées tiendrait 150 -mille hommes sur pied, jusqu'à ce que le but de l'alliance eût été -pleinement atteint. Ce contingent était loin d'indiquer tous les -efforts qu'on voulait faire pour détruire Napoléon, car il était bien -entendu que chacune des puissances, formellement obligée à fournir au -moins le nombre d'hommes stipulé, emploierait en outre toutes ses -ressources au triomphe de la cause commune. Il était convenu qu'on -s'entendrait comme par le passé sur la direction des armées coalisées, -qu'on ne ferait rien les uns sans les autres, et surtout qu'on -n'écouterait aucune parole de l'ennemi sans la renvoyer à la -coalition, autorisée seule à négocier et à répondre. Il résultait -encore de ce traité que l'Angleterre recommencerait à fournir les 6 -millions sterling de subsides qu'elle avait promis pendant la durée de -la guerre, et de plus un dédommagement en argent pour tout ce qui -manquerait aux 150 mille hommes formant son contingent. - -[En marge: Lord Wellington, présent à Vienne, signe le traité sans y -être autorisé par son gouvernement.] - -Pour elle donc l'engagement était sinon plus grave au moins plus -onéreux: mais on servait tellement ses haines et ses intérêts dans une -guerre de cette nature, que les puissances alliées ne se regardaient -pas comme ses obligées en acceptant son argent. Seule elle n'était -représentée à Vienne ni par un souverain ni par un premier ministre, -car lord Castlereagh lui-même était reparti pour Londres. Mais celui -qui remplaçait lord Castlereagh, lord Wellington, s'appuyant sur ses -grands services et sur sa popularité en Angleterre, ne redoutait pas -la responsabilité. Bien qu'il n'eût reçu aucune instruction (le temps -écoulé ne l'avait pas permis), il n'hésita pas à prendre son parti. Il -jugea qu'il valait la peine de recommencer la guerre pour maintenir -l'état de choses que l'Angleterre venait de faire établir en Europe; -il espérait confusément accroître sa gloire dans cette nouvelle -guerre, et il ne craignit pas d'engager son gouvernement, certain que -personne n'oserait le désavouer en Angleterre, quoi qu'on pût penser -de sa conduite. Il signa donc sans la moindre objection, et fut même -provocateur plutôt qu'entraîné dans la conclusion des nouveaux -arrangements. - -[En marge: Le protocole du 25 mars laissé ouvert pour toutes les -puissances qui voudront y adhérer.] - -Le représentant de la France aurait désiré figurer comme partie à ce -traité, pour mieux assurer la situation des Bourbons, car il s'était -aperçu qu'on leur en voulait beaucoup de leur inhabileté, et que si on -était tout à fait d'accord sur la nécessité de renverser Napoléon, on -l'était un peu moins sur la manière de le remplacer. Très-animé pour -la cause des Bourbons, perdant même en cette occasion le sens juste -des convenances dont il était doué à un si haut degré, M. de -Talleyrand ne s'aperçut pas de ce qu'aurait de révoltant la signature -du plénipotentiaire français au bas d'un traité dont l'objet était une -guerre à outrance à la France. Il demandait donc à signer, mais ses -coopérateurs lui épargnèrent cette inadvertance, par un motif à eux -personnel. Les souverains alliés ne voulaient pas aux yeux de leurs -peuples, surtout aux yeux du peuple anglais, paraître recommencer la -guerre pour le rétablissement des Bourbons, et tenaient à se montrer -uniquement occupés de l'intérêt européen. En conséquence ils -décidèrent qu'ils seraient seuls contractants principaux, en accordant -toutefois que les autres puissances seraient admises à adhérer. Le -traité dont il s'agit, portant renouvellement de l'alliance de -Chaumont, fut daté du 25 mars, et expédié immédiatement à Londres pour -y recevoir l'adhésion britannique. Jusque-là il demeura secret, non -pas précisément dans son contenu, mais au moins dans ses termes. - -[En marge: Conférences chez le prince de Schwarzenberg pour arrêter le -plan de campagne.] - -[En marge: Division de la coalition en trois masses, dont une doit -agir en Italie, et deux en France.] - -Le but et les moyens étant bien déterminés, on s'occupa de l'emploi à -faire de ces moyens. Il y eut des conférences militaires chez le -prince de Schwarzenberg, auxquelles l'empereur Alexandre voulut -absolument assister. Le prince de Schwarzenberg pour l'Autriche, -l'empereur Alexandre et le prince Wolkonsky pour la Russie, M. de -Knesebeck pour la Prusse, le duc de Wellington pour l'Angleterre, -discutèrent le plan de campagne. On aurait bien désiré commencer les -hostilités tout de suite, et le plus animé de ce désir était le duc de -Wellington, qui affichait déjà la prétention de jouer le rôle le plus -important dans cette campagne. Mais afin d'agir à coup sûr on décida -qu'il ne serait rien entrepris avant l'entrée en ligne de forces -considérables, de manière que chacune des armées coalisées pût se -soutenir par elle-même devant l'ennemi commun. On partagea les forces -de la coalition en trois colonnes principales. La première était -destinée à opérer en Italie, où les Autrichiens supposaient que Murat -agissait d'accord avec Napoléon. Dans leur zèle pour tout ce qui -regardait cette contrée, les Autrichiens se proposaient d'y consacrer -150 mille hommes. Cette portion des forces coalisées avait ordre, -Murat repoussé, de se porter par le mont Cenis en Savoie. - -[En marge: Les deux masses dirigées contre la France doivent opérer -l'une par l'Est, l'autre par le Nord.] - -Les deux autres colonnes devaient avoir la France pour théâtre -d'opération, et Paris pour but. L'une se présentant par l'Est, de Bâle -à Mayence, devait se composer d'Autrichiens, de Bavarois, de Badois, -de Wurtembergeois, de Hessois, de Russes, et s'élever à 200 mille -hommes. Cette colonne de l'Est ne pouvait agir offensivement que -lorsque le contingent russe de 80 mille hommes, obligé de traverser la -Gallicie, la Bohême, la Franconie, serait arrivé sur le Rhin, ce qui -était impossible avant le milieu ou la fin de juin. - -[En marge: On évalue à 800 mille combattants les forces dirigées -contre la France.] - -[En marge: Lord Wellington chargé de diriger la masse qui doit opérer -par le Nord.] - -[En marge: Moyens employés pour amener l'amour-propre de Blucher à -supporter la direction de lord Wellington.] - -La dernière colonne enfin, et la première en importance, devait agir -par le Nord. On aurait voulu la composer des Anglais, des Belges, des -Hanovriens, des Allemands du Nord, surtout des Prussiens, et la placer -sous les ordres du duc de Wellington, dans la prudence duquel on avait -une entière confiance. En ce cas la colonne du Nord aurait pu monter à -250 mille combattants, ce qui eût complété les 600 mille hommes de -troupes actives qu'on se flattait de réunir, sans compter les réserves -russes, autrichiennes, allemandes, qui porteraient la masse totale des -coalisés à 750 ou 800 mille hommes. Les Prussiens, chez qui la haine -faisait taire l'orgueil, auraient accepté volontiers le commandement -du duc de Wellington, mais l'amour-propre de Blucher faisait obstacle -à cette disposition. On s'y prit donc avec adresse pour vaincre cette -difficulté. Il fut décidé que les Hollando-Belges devant fournir au -moins 40 mille hommes, et ayant à cette guerre un intérêt hors ligne, -seraient placés sous les ordres du duc de Wellington, malgré le mérite -et le juste amour-propre du brillant prince d'Orange, fils du nouveau -roi des Pays-Bas. Les Hanovriens, les Brunswickois, ne pouvaient avoir -aucune répugnance à servir sous le généralissime britannique. Lord -Wellington aurait ainsi 40 mille Hollando-Belges, environ 20 mille -Allemands du Nord, et s'il y ajoutait 60 mille Anglais, il devait -réunir sous sa main une masse de 120 mille soldats, sans compter 12 ou -15,000 Portugais qu'il espérait obtenir de la cour de Lisbonne. Il -n'attendait rien de l'Espagne. Toutefois il n'était pas sage de se -présenter devant Napoléon avec 120 mille combattants; mais on pensait -que Blucher, dans son ardeur, ne voudrait pas laisser à lord -Wellington la gloire d'être le premier en ligne, qu'il se porterait en -avant avec 100 ou 120 mille Prussiens, que sa passion de combattre le -rendrait docile, qu'il se placerait alors, sans en convenir -expressément, non pas sous les ordres mais sous la direction du -général anglais, que lord Wellington aurait ainsi 240 mille hommes à -sa disposition, que cette masse partant du Nord, tandis que celle du -prince de Schwarzenberg partirait de l'Est, on ferait comme on avait -fait en 1814, et que se poussant les uns les autres sur Paris, on -finirait encore une fois par y étouffer Napoléon dans les cent bras de -la coalition. Une seconde armée russe suivant la première sous Barclay -de Tolly, les réserves prussiennes devant bientôt rejoindre Blucher, -on avait encore 150 mille hommes à porter en ligne, et on ne doutait -pas avec 600 mille combattants d'accabler Napoléon, à qui on n'en -supposait pas plus de 200 mille dans l'état d'épuisement où était la -France. - -Ces calculs un peu exagérés, mais fort rapprochés de la vérité, furent -adoptés comme tout à fait exacts, et le plan dont il s'agit fut -immédiatement adopté. - -[En marge: Départ de lord Wellington pour Bruxelles, afin de préparer -l'armée du Nord, et d'exercer toute son influence sur le gouvernement -britannique.] - -Les troupes autrichiennes destinées à l'Italie étaient déjà en marche, -car il n'y avait pas besoin d'exciter à cet égard le zèle du cabinet -de Vienne. Il fut convenu que la seconde armée autrichienne serait -aussi promptement que possible dirigée sur Bâle, que les Bavarois qui -avaient déjà près de 30 mille hommes, se hâteraient d'en réunir 50 -mille; que les Wurtembergeois, les Badois, les Hessois, seraient -également stimulés, que l'Angleterre serait priée, en sus de ses -largesses financières envers les grandes puissances, d'accorder -quelque secours aux coalisés du second ordre, et que l'Angleterre, les -Pays-Bas ne perdraient pas un jour pour rassembler une première masse -de forces capable de tenir tête à Napoléon, s'il devançait l'époque -présumée des hostilités, c'est-à-dire le milieu de juin. Le duc de -Wellington voulut même partir sur-le-champ pour donner quelque -consistance aux troupes belges, hollandaises, hanovriennes, -allemandes, concentrées dans les Pays-Bas. Il voulait aussi, en se -transportant plus près de Londres, soutenir le courage de son -gouvernement, et faire ratifier les engagements qu'il avait pris sans -y être autorisé. On le chargea en même temps de donner quelques -conseils aux Bourbons, retirés en Belgique, et on lui souhaita bonne -chance dans la nouvelle lutte qui allait commencer. Les souverains se -décidèrent à rester à Vienne jusqu'à l'arrivée de leurs troupes qu'ils -pressaient de toutes les manières, résolus dès qu'elles seraient en -ligne de suivre le quartier général du prince de Schwarzenberg, ainsi -qu'ils avaient fait pendant la campagne de 1814. - -[En marge: Sur ces entrefaites, M. de Montrond arrive à Vienne pour y -remplir la mission secrète dont il est chargé.] - -[En marge: Il trouve les résolutions unanimes contre Napoléon, mais -moins unanimes pour les Bourbons.] - -Sur ces entrefaites, M. de Montrond, chargé d'une mission secrète, -était heureusement parvenu à Vienne, grâce à son adresse, à son audace -et à des déguisements de toute sorte. Sa première visite fut pour M. -de Talleyrand, avec qui le liait la plus ancienne familiarité. Il -avait trop de sagacité pour ne pas découvrir tout de suite combien ce -grand personnage était engagé dans la cause des Bourbons, et il était -aussi trop avisé pour tenter des efforts inutiles. Il s'arrêta donc -dès qu'il vit à quel point M. de Talleyrand avait pris son parti, mais -il voulait savoir si les autres légations, moins intéressées que celle -de France dans la question de dynastie, seraient aussi absolues que M. -de Talleyrand. Il aborda M. de Nesselrode, essaya de lui montrer à lui -comme aux autres, que la révolution du 20 mars répondait à des -passions très-vives en France, non-seulement dans l'armée, mais dans -le peuple des villes et des campagnes, que Napoléon trouverait -beaucoup de bras à son service, et que la lutte avec lui serait fort -redoutable; qu'il fallait donc en apprécier la difficulté avant de la -braver, et que si les Bourbons étaient le véritable but de cette -lutte, ce but ne valait peut-être pas les efforts qu'on tenterait pour -l'atteindre. M. de Montrond avait assez d'esprit, et était assez connu -des diplomates auxquels il s'adressait, pour qu'ils fussent en quelque -sorte obligés d'entrer en explication avec lui. Tout en tenant compte -de ses renseignements, ils ne parurent ni surpris ni découragés. Ils -lui dirent qu'à Vienne on ne se faisait pas illusion sur la gravité de -cette lutte, mais qu'on était résolu à la poursuivre jusqu'à son -dernier terme, c'est-à-dire jusqu'à la chute de Napoléon; que pour ce -qui le concernait il y avait un parti pris irrévocable, mais que -relativement à ses successeurs, tout en préférant les Bourbons, les -alliés étaient prêts à faire ce qui serait jugé le plus convenable. - -[En marge: M. de Montrond, après avoir reconnu l'impossibilité d'agir -pour Napoléon, fait une tentative en faveur de Marie-Louise.] - -[En marge: Il est repoussé par tout le monde, même par cette -princesse.] - -[En marge: Coup de sonde pour savoir si le duc d'Orléans aurait -quelques chances.] - -[En marge: M. de Montrond repart pour Paris.] - -Cet envoyé singulier de Napoléon, devenu subsidiairement envoyé de M. -Fouché, voulut voir s'il y aurait chance pour la régence de -Marie-Louise. Mais il trouva l'Autriche entièrement contraire à cette -régence, les autres puissances également, et dans le désir de savoir -ce que cette princesse pensait elle-même, il chercha à pénétrer dans -les jardins de Schoenbrunn. Il s'y présenta comme amateur de fleurs, -parvint à entretenir M. Meneval sans donner d'ombrage à la police -autrichienne, lui dit que si Marie-Louise voulait mettre l'étiquette -de côté et se confier à lui, il la transporterait elle et son fils à -Strasbourg, et garantissait même le succès de cet enlèvement. M. -Meneval lui apprit alors que Marie-Louise était pour sa propre régence -aussi froide que les souverains réunis à Vienne, et n'avait de passion -que pour le nouvel avenir qu'elle s'était ménagé, et dans lequel son -fils ne jouait pas le seul rôle. M. de Montrond n'insista point, remit -fidèlement les lettres dont il était porteur, prit les réponses qu'il -était résolu à remettre tout aussi exactement, et avant de partir, -voyant que Napoléon était impossible (à moins de succès -extraordinaires), et Marie-Louise hors de la pensée de toutes les -cours, il s'efforça de savoir si un prince auquel il était -personnellement attaché, et dont il avait partagé l'exil en Sicile, -M. le duc d'Orléans, ne conviendrait pas au bon sens pratique des -coalisés. Il trouva l'Angleterre toujours très-zélée pour la personne -de Louis XVIII, l'Autriche opiniâtrement attachée au principe de la -légitimité, la Prusse indifférente à tout ce qui n'était pas la chute -de Napoléon, et la Russie seule, dans la personne de son souverain, -inclinant à un changement de dynastie en France au profit de la -branche cadette de la maison de Bourbon. Cette vérification terminée, -M. de Montrond quitta Vienne sans avoir trahi celui dont il était -l'émissaire, l'ayant peu servi parce qu'on ne pouvait rien pour lui, -ayant tenté quelque chose pour le prince qu'il chérissait, et du reste -décidé à dire à Paris l'exacte vérité, pour laquelle il avait le -penchant qu'elle inspire toujours aux esprits supérieurs. Il se -chargea d'une longue lettre de M. Meneval, dans laquelle ce fidèle -serviteur conservant le respect dont il ne s'écartait jamais, donnait -à M. de Caulaincourt sur Marie-Louise et sur la cour de Vienne des -détails qu'il importait de ne pas laisser ignorer à Napoléon. M. de -Montrond se hâta de retourner à Paris pour apporter le plus tôt -possible les renseignements qu'il avait eu l'art de se procurer. - -[En marge: Nécessité de connaître ce qui se passait à Londres, pour -avoir une idée complète de l'état de l'Europe.] - -[En marge: Le goût de la paix avait gagné tout le monde en -Angleterre.] - -[En marge: Les Bourbons avaient perdu, et Napoléon avait gagné quelque -chose dans l'esprit des Anglais.] - -Nous ne connaîtrions pas suffisamment l'état de l'Europe, si, nous -bornant à considérer ce qui se passait à Vienne, nous n'arrêtions un -moment nos regards sur ce qui se passait à Londres à cette même -époque. Bien qu'on se fût conduit à Vienne comme gens qui n'étaient -pas changés et qui portaient à Napoléon une haine implacable, en -Angleterre, sans vouloir abandonner aucun des avantages acquis, on -était cependant sensiblement modifié. Assurément l'intérêt est l'un -des mobiles de l'Angleterre, comme de toute nation, quelque éclairée -qu'elle soit; mais le sentiment du droit, la sympathie pour les -opprimés (ceux, il est vrai, qu'elle n'opprime pas elle-même), -l'imagination, l'amour du grand, jouent aussi un rôle dans ses -résolutions, et l'on méconnaîtrait l'un des traits remarquables du -caractère britannique si on ne tenait compte de ces diverses -dispositions. Il est certain que sans être devenue amie ni de Napoléon -ni de la France, la Grande-Bretagne n'éprouvait plus les passions -ardentes qui l'animaient un an auparavant. L'ivresse du triomphe -calmée, elle s'était livrée aux jouissances de la paix, et elle -repaissait son imagination de perspectives commerciales magnifiques. -Les onze ou douze mois de repos dont elle venait de jouir lui avaient -permis de répandre ses marchandises dans le monde entier, et elle -avait fort apprécié une liberté de communications si profitable à son -industrie. Les courtes réflexions qu'elle avait eu le temps de faire -lui avaient révélé aussi toute l'étendue des charges résultant de la -dernière guerre, et elle avait pu aisément se convaincre que si cette -guerre lui avait beaucoup rapporté, elle ne lui avait pas moins coûté. -Sa dette triplée et arrivée jusqu'à absorber la moitié de son revenu, -l'_income-tax_, si odieux par la forme et le fond, devenu pour ses -finances un besoin permanent, étaient des compensations assez lourdes -de ses acquisitions dans les deux hémisphères. Ce qu'on appelait le -_commissariat_ (c'est-à-dire l'administration ambulante à la suite -des armées) avait laissé en Espagne des dettes considérables, et tout -récemment en avait contracté en Amérique qu'il était urgent -d'acquitter. Dans cette situation, recommencer la guerre n'était du -goût de personne. D'ailleurs pourquoi, et pour qui la recommencer? -S'il s'agissait des avantages acquis, Napoléon annonçait la résolution -de maintenir la paix sur la base des traités de Paris et de Vienne, et -si à la vérité on pouvait douter de sa parole, on avait dans son -intérêt même une assez grande garantie de sincérité. En outre son -désir de complaire à l'Angleterre était attesté par l'empressement -qu'il avait mis à abolir la traite des noirs (Napoléon, en effet, -venait de prononcer spontanément cette abolition). Ne sachant pas -pourquoi on ferait la guerre, on en était à se demander pour qui? -Évidemment c'était pour les Bourbons, et contre Napoléon. Or les -Bourbons avaient perdu beaucoup dans l'esprit des Anglais, et Napoléon -avait gagné quelque chose. - -[En marge: Causes du changement survenu dans la manière de penser des -Anglais.] - -Le compliment de Louis XVIII au prince régent avait certainement -flatté l'Angleterre, mais elle avait conçu du gouvernement des -Bourbons une opinion assez sévère. Tandis qu'elle avait trouvé odieux -celui de Ferdinand VII en Espagne, elle avait jugé celui de Louis -XVIII en France maladroit, peu éclairé, et fait pour attirer à sa -famille la catastrophe qui l'avait frappée. S'armer en faveur des -Bourbons, et dans le but d'imposer à la France un gouvernement dont -l'Angleterre n'eût pas voulu pour elle-même, n'avait paru à personne -une conduite sensée. Quant à Napoléon il avait gagné tout ce -qu'avaient perdu dans l'estime générale les souverains réunis à -Vienne. Ce qu'on lui avait le plus reproché c'était son ambition -insatiable et subversive. Or les Anglais avaient vu avec une vive -improbation l'abandon de la Pologne à Alexandre, le démembrement de la -Saxe au profit de la Prusse, l'annexion de Venise à l'Autriche, de -Gênes au Piémont, et sans se demander si tous ces sacrifices n'étaient -pas la suite forcée des arrangements auxquels ils tenaient le plus, -sans se demander si ce qu'ils blâmaient tant chez les autres ils ne le -faisaient pas eux-mêmes, ils avaient dit que ce n'était pas la peine -de réprouver l'ambition de la France pour l'égaler au moins. De plus -comme les Anglais sont doués d'une forte imagination, le retour -merveilleux de l'île d'Elbe avait rendu à Napoléon tout son prestige. -Ce retour avec l'assentiment apparent de la France l'avait placé sous -la protection d'un principe qui est fondamental en Angleterre, et -qu'ils avaient soutenu depuis vingt-cinq ans contre leurs divers -ministères, celui du _gouvernement de fait_. En de telles -circonstances, recommencer une lutte acharnée, perpétuer -l'_income-tax_ dont on avait espéré s'affranchir, ajouter de nouvelles -charges à une dette déjà écrasante, se fermer les voies du commerce à -peine rouvertes, se jeter enfin dans les souffrances de la guerre -quelques mois après s'en être délivré, et tout cela pour des princes -peu capables, contre un prince trop capable sans doute, mais sans se -donner le temps de savoir s'il ne revenait pas corrigé par le malheur, -paraissait aux masses impartiales une conduite déraisonnable, inspirée -par les préjugés invétérés de l'école de M. Pitt. - -[En marge: Le cabinet britannique, apercevant les changements survenus -dans l'opinion, hésite à se prononcer, quoique inclinant à la guerre.] - -[En marge: Efforts de l'émigration française pour l'entraîner.] - -[En marge: Le cabinet britannique se décide dans le sens de la guerre, -en usant de précautions pour ne pas heurter l'opinion publique.] - -Le cabinet anglais sentait le changement survenu dans l'opinion -publique, et s'il eût été présent à Vienne, il ne se serait pas engagé -aussi facilement que le duc de Wellington. Lord Liverpool et M. -Vansittart, qui n'étaient certainement pas des amis de la France, -répugnaient tort à s'engager dans une nouvelle guerre, et quant à lord -Castlereagh, s'il était dominé par les liaisons qu'il avait -contractées sur le continent, il n'en était pas moins comme ses -collègues inquiet de l'état des esprits en Angleterre, et il sentait -le besoin de les ménager. L'émigration française accourue à Londres -cherchait à combattre ces dispositions chez les ministres -britanniques. Le duc de Feltre, envoyé par Louis XVIII, leur avait -communiqué non-seulement les notions qu'il devait à une longue -pratique de l'administration impériale, mais les documents les plus -nouveaux, les plus positifs, qu'il s'était procurés au moyen de ses -récentes fonctions ministérielles. Il s'était attaché à les rassurer -sur le danger de la guerre, en leur prouvant que la France, lorsqu'il -avait quitté Paris le 19 mars, n'avait pas 180 mille hommes sous les -armes, qu'elle n'aurait pas pu en réunir 50 mille sur un même point, -et que Napoléon, avec toute l'activité imaginable, ne parviendrait pas -à en amener plus de 100 mille sur un champ de bataille, les places et -l'intérieur étant pourvus. À ces raisons s'ajoutaient les promesses de -certains royalistes de l'Ouest, affirmant que moyennant quelques -ressources en matériel, débarquées sur les côtes de la Bretagne et de -la Vendée, les paysans de ces contrées se lèveraient comme autrefois, -et opéreraient une sérieuse diversion, que dès lors les forces de -Napoléon seraient divisées et beaucoup moins à craindre. De tout cela -on concluait qu'au prix d'un effort vigoureux, et surtout prompt, -Napoléon pourrait être renversé, et chaque puissance rassurée sur la -possession des avantages conquis en 1814. Les ministres anglais en -étaient à peser ces raisons pour et contre, lorsqu'ils apprirent que, -sans les consulter, lord Wellington les avait engagés de nouveau dans -la coalition, et la crainte de rompre l'union européenne, la -condescendance à l'égard du négociateur britannique, le penchant de -lord Castlereagh pour la politique continentale, enfin l'esprit -systématique des ministres torys, décidèrent la question dans le sens -de la guerre. Pourtant en présence d'une résistance visible de -l'opinion publique, il fallait recourir à la ruse, et lord Castlereagh -se prêta à des dissimulations qu'aujourd'hui, grâce au progrès des -moeurs publiques, un ministre anglais n'oserait pas se permettre[10]. -On résolut donc, en apprenant tout ce qui avait été fait à Vienne, -d'user de quelques restrictions pour paraître sauvegarder les -principes de la Grande-Bretagne, et de ne publier les engagements -contractés que peu à peu, et à mesure que l'entraînement général des -choses justifierait le parti pris par le cabinet. Ainsi le traité du -25 mars qui renouvelait l'alliance de Chaumont fut ratifié, mais avec -une réserve ajoutée à l'article 8. Cet article qui admettait Louis -XVIII à adhérer au traité, devait être entendu, disait-on, comme -obligeant les souverains européens, dans l'intérêt de leur sécurité -mutuelle, à un effort commun contre la puissance de Napoléon, mais non -comme obligeant Sa Majesté Britannique à poursuivre la guerre dans la -vue d'imposer à la France un gouvernement quelconque. Le traité, -parvenu à Londres le 5 avril, fut ratifié et renvoyé le 8 avec cette -réserve, spécieuse mais mensongère, car en réalité on voulait -très-positivement renverser Napoléon, et lui substituer les Bourbons. - -[Note 10: Ces dissimulations sont constatées par la correspondance de -lord Castlereagh récemment publiée, et par les documents non publiés -que nous avons eus sous les yeux, et qui sont relatifs au congrès de -Vienne.] - -[En marge: Message annonçant un armement de pure précaution.] - -En contractant de tels engagements, il n'était pas possible, dans un -pays constitué comme l'Angleterre, de garder le silence envers le -Parlement, qui exerce la réalité d'un pouvoir dont la couronne a -surtout les honneurs. On se décida donc le 6 avril, c'est-à-dire le -lendemain du jour où le traité du 25 mars était parvenu à Londres, à -présenter un message aux deux Chambres. Ce message annonçait qu'en -présence des événements survenus en France, la couronne avait cru -devoir augmenter ses forces de terre et de mer, et entrer en -communication avec ses alliés, afin d'établir avec eux un concert qui -pût garantir la sûreté actuelle et future de l'Europe. - -[En marge: Langage du ministère et de l'opposition dans les deux -Chambres.] - -Le cabinet demanda la discussion immédiate du message, et l'obtint -malgré l'opposition qui aurait désiré la retarder. Cette discussion -fut vive et approfondie. Lord Liverpool représenta le cabinet, et lord -Grey l'opposition, dans la Chambre haute. Lord Castlereagh prit la -parole pour le cabinet, sir Francis Burdett et M. Whitbread la prirent -pour l'opposition dans la Chambre des communes. Sauf quelques -différences dans les termes, le fond du langage fut le même dans les -deux Chambres. - -[En marge: Arguments du ministère, et manière de présenter la -question.] - -[En marge: L'union avec l'Europe posée comme un principe absolu, et -comme motif suffisant d'un armement de précaution.] - -Le cabinet exposa comme suit l'état des choses. En avril 1814, on -s'était conduit envers la France avec la plus extrême générosité. Au -lieu de détruire cette puissance qui depuis vingt-cinq ans n'avait -cessé de bouleverser l'Europe, au lieu de la punir de ses ravages, on -avait eu pour elle les plus grands égards. On lui avait laissé en -effet un peu plus que ses frontières de 1790, c'est-à-dire Marienbourg -au nord, Landau à l'est, Chambéry au sud, et en outre un musée produit -de la spoliation des musées européens. Quant à Napoléon, on lui avait -accordé les conditions beaucoup trop indulgentes du traité du 11 -avril. Le ministère britannique n'aurait pas signé ce traité -imprudent, si lord Castlereagh en arrivant à Paris en avril 1814 ne -l'avait trouvé rédigé et fortement appuyé par l'empereur Alexandre. -D'ailleurs à cette époque Napoléon avait encore à Lille, à Paris, à -Toulouse, à Lyon, au moins 150 mille hommes, et on avait dû tenir -compte des dangers d'une lutte prolongée. Ce traité du 11 avril qui -lui conférait la souveraineté de l'île d'Elbe et un large revenu, il -l'avait violé effrontément, en quittant cette île, et en venant -séduire une armée à qui la paix était odieuse, et qui ne rêvait -qu'avancements et pillages. On alléguait, il est vrai, pour l'excuse -de Napoléon, que le traité avait été violé à son égard. Si le traité -avait été violé, comme le prétendaient ses partisans, pourquoi ne -réclamait-il pas? Or il n'avait rien dit, ni fait dire. Seulement le -cabinet britannique avait appris indirectement que Napoléon manquait -d'argent, et avait insisté auprès de la France pour que son subside -lui fût payé. Quant au reproche de ne l'avoir pas assez surveillé, on -oubliait en le proférant qu'à l'île d'Elbe Napoléon était souverain et -non prisonnier, qu'on avait été réduit à faire observer l'île au moyen -d'une croisière, et qu'une croisière pouvait toujours être évitée, -fût-elle composée de la marine la plus nombreuse; que le colonel -Campbell, séjournant tantôt à Livourne, tantôt à Porto-Ferrajo, ne -s'était malheureusement pas trouvé à Porto-Ferrajo le 26 février, mais -que lors même qu'il s'y serait trouvé, on en aurait usé avec lui comme -avec d'autres Anglais qu'on avait mis dans les mains de la -gendarmerie; qu'ainsi il n'y avait rien à reprendre dans la conduite -du cabinet britannique; que restait le fait grave et alarmant de -Napoléon replacé à la tête du gouvernement français par la trahison -d'une armée avide de guerre et de butin; que l'Europe ne pouvait -consentir à vivre dans de continuelles inquiétudes pour que les -militaires français eussent du mouvement, des grades et de l'argent; -qu'il ne s'agissait ni d'entreprendre immédiatement la guerre, ni -d'imposer tel ou tel souverain à la France, mais de se tenir -invariablement unis aux puissances du continent, car cette union avait -sauvé l'Europe, et pouvait seule encore la sauver d'un joug -insupportable; que l'Angleterre ne désirait point la guerre, qu'elle -préférait de beaucoup la paix, mais qu'il était impossible de -l'espérer d'un homme sans foi, la promettant aujourd'hui pour la -rompre demain; qu'au surplus il fallait laisser la décision de cette -question aux puissances du continent, plus directement menacées que -l'Angleterre, et qu'il n'y avait pour celle-ci qu'un principe de -conduite, c'était l'union indestructible avec ces puissances. Le -message n'avait donc qu'un but, se maintenir en alliance étroite avec -les puissances du continent, et se mettre en mesure de répondre à leur -appel, si par hasard elles avaient besoin des forces de terre et de -mer de la Grande-Bretagne. - -On ne pouvait plus adroitement dissimuler sous des vérités générales -la vérité matérielle de la guerre résolue et promise à Vienne. Mais -l'opposition ne se laissa point prendre au piége de ces raisonnements, -et repoussa victorieusement tous les arguments des lords Liverpool et -Castlereagh. - -D'abord elle demanda si, en fait, et au moment même où l'on parlait, -le gouvernement n'avait pas signé à Vienne l'engagement positif -d'entreprendre la guerre contre la France, pour renverser Napoléon et -rétablir les Bourbons. Soupçonnant la chose sans la savoir exactement, -l'opposition avait posé la question en des termes dont lord -Castlereagh abusa, avec un défaut de franchise qu'un ministre ne -devrait jamais se permettre dans un État libre. Comme en effet on ne -s'était pas exprimé de la sorte, comme on n'avait pas dit formellement -dans le traité qu'on allait faire la guerre à la France pour -substituer les Bourbons aux Bonaparte, bien que ce fût au fond le but -qu'on poursuivait, lord Castlereagh, qui depuis deux jours cependant -avait dans les mains le texte du traité du 25 mars, répondit, avec une -fausseté mal déguisée, que l'Angleterre n'avait rien signé de pareil, -et tâcha de faire entendre qu'elle n'avait pris que des engagements -éventuels, et de pure précaution, conformes en un mot au message -lui-même sur lequel la discussion était ouverte. - -[En marge: Réponse au ministère.] - -[En marge: L'opposition s'attache à démontrer qu'on fait la guerre -pour le rétablissement des Bourbons, et que ce but ne vaut pas les -difficultés et les dangers d'une nouvelle lutte.] - -Trompée sur les faits, l'opposition ne se laissa pas vaincre dans les -raisonnements. Son thème était que si on avait bien fait autrefois de -combattre Napoléon à outrance, on agissait imprudemment et par les -vieilles inspirations aristocratiques du parti tory, en prenant -aujourd'hui l'engagement, dissimulé mais évident, de le combattre de -nouveau; que le traité du 11 avril, conséquence naturelle de la -situation en 1814, avait été violé sans pudeur, et de toutes les -manières; que non-seulement on n'avait pas payé à Napoléon son -subside, ce qui l'avait réduit à vendre une partie des canons de l'île -d'Elbe, mais qu'on avait mis en question le duché de Parme assuré à sa -femme et à son fils, refusé d'accorder une dotation promise au prince -Eugène, et discuté presque publiquement si on ne le déporterait pas -lui-même dans une île de l'Océan; qu'on lui avait donné par conséquent -tous les droits imaginables de rompre le traité du 11 avril; que, -descendu sur le territoire français, il y avait trouvé non-seulement -l'armée, mais la nation disposée à lui ouvrir les bras; qu'avec -l'armée seule il ne serait pas arrivé en vingt jours à Paris, entouré -des acclamations du peuple des villes et des campagnes; qu'évidemment -ce n'était pas comme chef d'une troupe de bandits, ainsi qu'on voulait -bien le faire croire, qu'il était revenu sans tirer un coup de fusil, -mais comme représentant vrai de la Révolution française; que les -Bourbons au contraire n'avaient pas vu un bras se lever pour leur -défense, ce qui ne prouvait guère que la nation les préférât aux -Bonaparte; que dès lors, la guerre qu'on niait, mais qu'on était -décidé à commencer sans retard, consistait réellement à prendre parti -pour les Bourbons, qui s'étaient rendus suspects et antipathiques à la -majorité de la nation française, contre Napoléon, qui était aux yeux -des masses le représentant de leurs intérêts; que c'était là une -ingérence dans les affaires intérieures d'une nation indépendante, -tout à fait contraire aux principes de la Grande-Bretagne, ingérence -que moralement il faudrait s'interdire, fût-elle utile aux intérêts -britanniques, mais dont il fallait s'abstenir bien plus encore -lorsqu'elle pouvait devenir funeste à ces intérêts; que Napoléon ne -serait pas ce qu'il était, c'est-à-dire un homme d'un incontestable -génie, s'il ne revenait pas modifié par le malheur; qu'évidemment il -devait l'être dans une certaine mesure, puisqu'il se hâtait d'accepter -les conditions du traité de Paris, par lui obstinément repoussées en -1814; qu'à la vérité, on niait sa bonne foi, et qu'on rappelait son -ancienne et immense ambition; que ce qu'on disait de son ambition -était assurément très-fondé, mais que depuis le congrès de Vienne, il -n'était plus permis de parler de cette ambition sans parler de celles -qui avaient usurpé la Pologne, morcelé la Saxe, privé de leur -nationalité Venise et Gênes; que l'expérience avait prouvé que ces -dernières étaient aussi à craindre, et avaient besoin d'être contenues -autant au moins que celle de Napoléon; que dès lors si celui-ci, -profitant des leçons de 1813 et 1814, proposait sérieusement la paix, -c'était la peine d'y penser avant de se prononcer si brusquement pour -la guerre; qu'autant valait lui que d'autres sur le trône de France; -que recommencer la guerre, doubler encore une fois la dette anglaise, -éterniser l'_income-tax_, braver enfin les chances d'une lutte qui -pouvait devenir terrible si elle devenait nationale de la part de la -France, tout cela pour rétablir les Bourbons, était le sacrifice des -vrais intérêts de l'Angleterre aux vieux préjugés des torys, et que, -si flatteurs que fussent les compliments de Louis XVIII, ils ne -méritaient pas qu'on les payât d'un prix aussi considérable. - -[En marge: Perplexité du Parlement.] - -[En marge: M. Ponsonby, membre modéré des Communes, appuie le message -ministériel.] - -[En marge: Raisons sur lesquelles il se fonde pour appuyer ce -message.] - -Le Parlement était évidemment touché de ces raisons qui avaient frappé -tous les esprits en Angleterre. À la vérité, quelques hommes -politiques voyant qu'on avait gagné à Vienne autant que les puissances -les plus ambitieuses, et que la guerre était un moyen certain de -conserver ce qu'on avait gagné, inclinaient à la faire, mais ceux-là -mêmes ne laissaient pas d'avoir des doutes sur le résultat, et ce qui -paraissait plus sage à tous, c'était de prendre le temps de réfléchir -avant de se décider. M. Ponsonby, placé entre le ministère et -l'opposition, se fit l'organe de ce sentiment. L'opposition, en -réponse au message, avait proposé une résolution qui tendait -positivement à recommander au gouvernement la conservation de la paix. -Adopter cette résolution, c'était se prononcer contre la guerre, et la -majorité demandait avec raison qu'avant de s'arrêter à un parti -quelconque, on laissât la situation s'éclaircir. M. Ponsonby prenant -la parole, dit que si dans le message il voyait la résolution formelle -de la guerre, il ne le voterait point, car il était de ceux qui -pensaient qu'il ne fallait pas repousser péremptoirement toutes les -ouvertures de Napoléon; qu'il ne croyait pas, comme on l'avait dit, -qu'il eût été rappelé par l'armée seule, qu'évidemment une grande -partie de la nation française inclinait vers lui; qu'il fallait -prendre un tel état de choses en grande considération, bien peser les -avantages et les dangers de la guerre, préférer la paix si elle était -sûre, ne préférer la guerre que si elle était indispensable, et -offrait des chances suffisantes de succès, en un mot, examiner, -réfléchir, et par conséquent faire au message une réponse conforme à -son intention, qui était non pas de se rejeter immédiatement dans une -lutte sanglante, mais de rester unis aux puissances du continent, avec -des moyens suffisants pour les seconder dans leurs déterminations. Par -ces motifs, et par ces motifs seuls, M. Ponsonby n'adoptait pas la -proposition de l'opposition. Celle-ci alors pour éclaircir la -question, interpella le cabinet plusieurs fois, le somma de déclarer -la vérité, et d'avouer qu'en votant dans le sens du message, on votait -la guerre certaine, et même très-prochaine. Une dénégation énergique -et réitérée partit plusieurs fois des siéges occupés par les membres -du cabinet, qui ne craignirent pas ainsi d'avancer un mensonge -signalé, mensonge que les ministres britanniques, il faut le dire à -l'honneur de leurs institutions, ne se sont jamais permis depuis avec -ce degré d'audace. - -La proposition de l'opposition n'obtint donc que très-peu de voix, -une quarantaine tout au plus, et le ministère se vit appuyé par plus -de deux cents. - -[En marge: Adoption du message, et ratification du traité du 25 mars.] - -[En marge: Envoi de deux membres du cabinet à Bruxelles pour se -concerter avec lord Wellington.] - -[En marge: Vues qu'on lui expose.] - -Ce vote à peine émis le gouvernement fit partir pour Vienne le traité -du 25 mars, ratifié avec la réserve illusoire dont nous avons parlé, -et il expédia deux membres du cabinet pour Bruxelles, afin de se -mettre d'accord sur tous les points avec le duc de Wellington. Ils -furent chargés de l'assurer qu'en voulait comme lui la guerre, et -qu'on la soutiendrait énergiquement; que tout ce qu'on avait dit -n'était qu'une ruse, rendue nécessaire par l'état des esprits en -Angleterre; qu'on lui laissait le soin d'expliquer à Louis XVIII le -vrai sens de la réserve ajoutée à l'article 8, laquelle était un pur -ménagement pour certains scrupules, et n'empêchait pas qu'on ne -désirât le rétablissement des Bourbons, et qu'on ne fût prêt à y -travailler avec autant d'énergie qu'auparavant. Le gouvernement fit -dire en outre à lord Wellington qu'il fournirait les 6 millions -sterling promis aux trois grandes puissances, mais qu'il lui était -impossible d'aller au delà, et que relativement aux petites puissances -allemandes il tâcherait de leur attribuer la plus forte part de la -compensation due en argent pour l'incomplet du contingent de 150 mille -hommes. Enfin il pressa vivement lord Wellington de bien faire -connaître ses plans et ceux de la coalition, pour qu'on pût y prendre -confiance et les seconder. En attendant, afin de conformer la conduite -au langage tenu dans le Parlement, l'amirauté donna à la marine -anglaise l'ordre de respecter le pavillon tricolore qu'elle n'avait -pas respecté jusqu'alors, car elle tirait sur ce pavillon en laissant -passer librement le pavillon blanc. L'amirauté permit même aux -bâtiments de commerce des deux nations de fréquenter les ports de -l'une et de l'autre. C'était une feinte de deux ou trois mois à -s'imposer jusqu'au jour des premières hostilités. - -[En marge: Prudence de lord Wellington, et efforts qu'il fait pour -tempérer les Prussiens et les émigrés français.] - -[En marge: Folles passions des Prussiens.] - -Arrivés à Bruxelles les représentants du cabinet britannique -trouvèrent le duc de Wellington fort disposé à admettre tous les -ménagements de forme, pourvu que le fond n'en souffrît point, et dans -cette pensée, s'efforçant de contenir les Prussiens d'un côté, les -émigrés français de l'autre, pour qu'il ne fût pas commis -d'imprudence. Cette double tâche était également difficile, car chez -les uns et les autres les passions étaient singulièrement excitées. -Les Prussiens étaient parvenus à un degré de fureur difficile à -exprimer. Ils parlaient d'entrer de nouveau en France, et cette fois -de n'y laisser debout ni un palais ni une chaumière. Leurs principaux -corps de troupes campaient aux environs de Liége, et comme cette ville -avait conservé des sentiments favorables à la France, ils y -commettaient toute sorte de violences, exerçaient contre les habitants -une police inquisitoriale, enfermaient ou exilaient ceux qui -étaient accusés de connivence avec les Français, et étendaient -particulièrement leurs rigueurs sur les troupes saxonnes, qui depuis -le morcellement de la Saxe se repentaient fort de leur conduite à -Leipzig, et ne prenaient pas la peine de le cacher. Les manifestations -de ces troupes avaient été telles qu'il avait fallu les faire passer -sur les derrières, pour les désarmer. Blucher voulait en outre trier -les soldats saxons qui étaient devenus Prussiens en vertu des derniers -arrangements de Vienne, et les incorporer dans son armée. Les Saxons -au contraire refusaient de se soumettre à cette dislocation, et -menaçaient d'une violente résistance, secondés qu'ils étaient par -toutes les sympathies des Liégeois. On avait conseillé à Blucher -d'ajourner cette mesure, mais il ne paraissait vouloir écouter aucun -conseil de modération. Un journal insensé, _le Mercure du Rhin_, était -l'interprète des passions des Prussiens. Suivant ce journal il ne -fallait pas combattre les Français comme des adversaires ordinaires, -mais les traiter _comme des chiens enragés_, dont on se débarrasse en -les assommant. Il fallait faire la guerre à Napoléon, sans doute, mais -au peuple français plus encore qu'à Napoléon, car ce peuple par son -orgueil et son ambition tourmentait l'Europe depuis vingt-cinq ans; il -fallait le briser comme corps de nation, le partager en Bourguignons, -en Champenois, en Auvergnats, en Bretons, en Aquitains, qui auraient -leurs rois particuliers, détacher les Alsaciens, les Lorrains, les -Flamands, restituer ceux-ci à l'empire germanique, et rendre à cet -empire sa force d'unité en lui donnant un empereur; il fallait par -conséquent faire en Allemagne le contraire de ce qu'on ferait en -France, puisqu'on lui ôterait ses rois pour leur substituer un -empereur, tandis qu'on ôterait à la France son empereur pour lui -imposer cinq ou six rois; il fallait prendre les biens nationaux, -fruits du pillage révolutionnaire, et en faire ou des dotations pour -les armées coalisées, ou le gage d'un papier qui servirait à solder -la nouvelle guerre de la coalition. Ces extravagances, délayées dans -des articles aussi révoltants par la forme que par le fond, étaient -reproduites chaque matin dans ce journal, et colportées sur tous les -bords du Rhin. - -À ce langage les Prussiens ajoutaient des projets militaires qui -n'étaient guère plus sages. Ils auraient voulu marcher tout de suite -sur Paris, sans s'inquiéter si les autres armées de la coalition -étaient prêtes à soutenir leurs efforts. Ils avaient la prétention à -eux seuls, aidés tout au plus de quelques Anglais, Hanovriens et -Hollandais, de tout renverser sur leur passage, et de finir la guerre -d'un coup. - -[En marge: Emportements des émigrés français.] - -À Gand, où s'était rendu Louis XVIII, se trouvait un autre foyer de -passions non moins déraisonnables. Si quelques-uns des ministres qui -avaient suivi Louis XVIII, tels que MM. Louis et de Jaucourt, -cherchaient dans les événements une leçon, les autres n'y voyaient -qu'un motif de rigueurs trop différées. On y disait couramment que -l'armée française était un composé de brigands dont il fallait se -défaire, qu'on avait trop flatté ses chefs, qu'il fallait revenir -d'une telle politique, abattre quelques têtes parmi les généraux et -les révolutionnaires fameux, et faire ainsi succéder l'énergie à la -faiblesse. On ne voulait voir dans le retour de Napoléon que le -résultat d'une vaste conspiration, et dans la conduite de ceux qui -avaient favorisé ce retour, qu'une trahison au lieu d'un entraînement. -Il y avait une tête vouée d'avance à toutes les malédictions, et on la -désignait hautement, c'était celle de l'infortuné maréchal Ney. Ainsi, -loin de songer à se corriger, on songeait à se venger, et à se -souiller d'un sang dont on devait à jamais regretter l'effusion! - -[En marge: Mesure gardée par Louis XVIII.] - -[En marge: Langage du comte Pozzo di Borgo.] - -Il faut reconnaître, à l'éloge de Louis XVIII, que s'il manquait de -chaleur d'âme, il était exempt aussi de ces passions déplorables, -qu'il laissait dire ces folies sans les répéter, sans les encourager, -et se bornait à souhaiter que la coalition le rétablît bientôt sur le -trône. Il admettait même la nécessité d'accorder à son frère, à ses -neveux, aux gens de la cour, moins de part au gouvernement, et -beaucoup plus à ses ministres. Malheureusement certains diplomates -étrangers, que leurs lumières auraient dû garantir des égarements du -moment, en fournissaient eux-mêmes l'exemple, et le comte Pozzo -écrivait sur ce sujet à lord Castlereagh une lettre où à beaucoup de -sens politique se joignaient les paroles furieuses qui suivent. «Nous -avons laissé Louis XVIII front à front avec tous les démons de la -révolution, et nous l'avons chargé de nos imprudences et des siennes. -Bonaparte étant survenu dans cette position, l'armée a renversé le -trône qu'elle devait soutenir, le peuple a été étonné et stupide; il -applaudira davantage à la pièce contraire, lorsque, comme je l'espère, -nous lui donnerons cette pièce. Mais il ne faudra pas nous contenter -des compliments qui nous attendent. Si nous voulons notre repos, il -faut mettre le Roi à même de disperser l'armée et d'en créer une -nouvelle, et de purger la France de cinquante grands criminels dont -l'existence est incompatible avec la paix. Les Français doivent se -charger de l'exécution, et les alliés leur donner l'occasion de -pouvoir le faire. Notre salut est dû à notre union, et notre union est -beaucoup l'effet d'une heureuse combinaison de circonstances qui ne se -renouvellera pas aisément.» Ces paroles, dans la bouche d'un homme -remarquable par la supériorité de son esprit, et qui plus tard fit -preuve de la plus haute raison, prouvent quelles passions aveugles -animaient alors l'Europe tout entière. - -[En marge: Conférences entre les Anglais et les Prussiens sur le plan -de campagne.] - -[En marge: Lord Wellington fait adopter ses vues, et prend un grand -ascendant sur les Prussiens.] - -C'est au milieu de ces emportements que le sage duc de Wellington -était chargé d'apporter quelque calme, et, comme on le pense bien, il -y avait de la peine. Mais comme il s'agissait surtout d'opérations -militaires, et qu'en cette matière il avait une grande autorité et un -pouvoir formel, il se contentait de faire prévaloir sous ce rapport -les vues de sa prudence, et quant au reste il laissait dire. Pourtant -il déplorait le langage des journaux publiés sur les bords du Rhin, et -exprimait la crainte qu'on ne renouvelât la faute du manifeste du duc -de Brunswick. Il conseillait au maréchal Blucher de ménager les -Saxons, et de ne pas chercher encore à incorporer ceux qui -appartenaient à la Prusse. Il conseillait au roi Louis XVIII d'écarter -les influences de cour, d'adopter, à l'exemple de l'Angleterre, un -ministère sérieusement responsable, et concentrant dans sa main la -puissance avec la responsabilité. Quant à la question militaire, il -tint des conférences à Gand avec les représentants du cabinet -britannique, avec les généraux prussiens, et avec le duc de Feltre, -ministre de la guerre de Louis XVIII. Bien que dans ces conférences on -évaluât très-bas les forces de la France, le duc de Wellington trouva -dans tout ce qu'on lui dit des motifs de prudence plutôt que de -témérité. Il parvint à persuader au général Gneisenau, représentant de -Blucher, qu'il y avait peu d'avantage à se presser, qu'il fallait -d'abord se serrer aux Anglais avec le gros de l'armée prussienne, afin -de composer au Nord une masse de 250 mille hommes, et attendre ensuite -qu'une force égale s'avançât par l'Est sous le prince de -Schwarzenberg, et fût même assez rapprochée pour faire sentir vivement -son action. Différer ainsi la victoire pour la rendre plus certaine, -marcher méthodiquement en deux grosses colonnes, dont chacune serait -de beaucoup supérieure aux forces supposées de Napoléon, assurer sa -marche en prenant les places qu'on trouverait sur son chemin, puis -acculer Napoléon sur Paris, et l'étouffer sous la réunion accablante -de 4 à 500 mille combattants, en évitant de donner prise à son génie -manoeuvrier, tel était le plan du duc de Wellington, calqué sur la -campagne de 1814, dont il ne retranchait que les imprudences de -Blucher. Le général Gneisenau, qui était homme d'esprit, se rendit à -ces vues, et promit de la part de l'armée prussienne autant de -déférence aux conseils du général anglais que de dévouement à la cause -commune. Il fut convenu que la concentration des troupes destinées à -opérer vers le nord de la France s'exécuterait le plus tôt possible; -que les Anglais, les Hollando-Belges, les Hanovriens, les -Brunswickois, etc., composant l'armée propre du duc de Wellington, -s'assembleraient prochainement entre Bruxelles et Mons, et borderaient -la rive gauche de la Sambre, tandis que les Prussiens viendraient en -border la rive droite en se portant sans perte de temps de Liége sur -Charleroy; qu'ils se tiendraient en communication étroite les uns avec -les autres au moyen de ponts nombreux, prêts à se porter secours si, -pendant qu'ils attendraient le reste des coalisés, leur terrible -adversaire fondait sur eux à l'improviste. La calme et forte raison de -lord Wellington prit dès lors dans les conseils prussiens un ascendant -qui devait pour notre malheur exercer une immense influence sur la -suite des événements. - -[En marge: Effet produit sur l'esprit de Napoléon par la connaissance -acquise des projets de la coalition.] - -[En marge: Il est peu surpris, et il se décide à faire connaître la -vérité tout entière à la France.] - -Telles avaient été les négociations et les combinaisons militaires du -côté des puissances coalisées, du 20 mars au 10 avril. Napoléon ne -s'était fait aucune illusion: pourtant, en voyant ses courriers -arrêtés à Mayence, à Kehl, à Turin, en voyant surtout M. de Flahault, -parvenu jusqu'à Stuttgard, obligé de rebrousser chemin, il comprit que -les passions étaient plus violentes encore qu'il ne l'avait imaginé. -Du reste le retour de son émissaire secret, M. de Montrond, ajouta à -la connaissance générale qu'il avait de l'état des choses, la -connaissance précise de particularités qui auraient affligé son coeur, -s'il eût été moins habitué aux coups du sort. Il sut par les diverses -communications dont M. de Montrond était chargé, que sa femme, dominée -par le goût du repos, par le vulgaire intérêt du duché de Parme, -peut-être par des sentiments moins avouables, s'était livrée et avait -livré son fils à l'autorité du congrès, et qu'elle ne viendrait point -à Paris. Il reconnut que la résolution de le combattre était poussée -jusqu'à la fureur, et qu'on voulait le frapper d'une véritable -excommunication politique, emportant interdiction des rapports les -plus simples, même de ceux que le droit public, dans l'intérêt de -l'humanité, commande d'entretenir en temps de guerre. Il n'avait au -fond jamais douté de ce qu'il venait d'apprendre, seulement il -trouvait que la réalité dépassait ses prévisions, et il n'en était ni -surpris, ni courroucé, car il sentait bien qu'il s'était attiré ce -débordement de colères. Il n'y a pas au monde de juge plus -infaillible, surtout contre lui-même, qu'un grand esprit qui a failli, -qui sent ses fautes, et qui voudrait les réparer! Napoléon était donc -résolu, malgré sa bouillante nature, à ne céder à aucun emportement, à -tout supporter, et à tout dire au public. Jusqu'alors il s'était -contenté, en passant des revues, de répéter qu'il ne se mêlerait plus -des affaires des autres nations, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on -se mêlât de celles de la France, et il n'avait pu aller plus loin, -n'ayant reçu aucune déclaration de guerre. Si en effet il eût devancé -les manifestations des cabinets étrangers, on n'aurait pas manqué -d'imputer à son esprit querelleur cette promptitude à prêter des -intentions hostiles à l'Europe. Mais après des faits patents, -officiels, comme ceux qui venaient de se produire, il n'y avait plus à -hésiter: il fallait parler ouvertement, pour que la France sût à quel -état de dépendance on prétendait la réduire, car on ne voulait pas -même lui permettre de choisir son gouvernement, pour que les nations -de l'Europe sussent aussi qu'on allait de nouveau verser leur sang, -non en vue de leur indépendance, ou même de leur ambition, puisque -Napoléon concédait jusqu'aux arrangements de Vienne, mais afin de -satisfaire les passions de leurs maîtres, pour que la nation anglaise -enfin sût à quel point on la trompait. Il était urgent en outre de -promulguer les décrets relatifs aux anciens militaires, aux gardes -nationaux mobilisés, et aux diverses mesures d'armement, car si le -travail préliminaire avait pu jusqu'ici se faire dans les bureaux, la -publicité officielle du _Moniteur_ était désormais nécessaire pour -obtenir l'obéissance de ceux qu'on allait appeler à la défense du -pays. L'orgueil seul de Napoléon aurait pu souffrir de ce qu'il allait -publier, mais sa gloire passée lui rendait toutes les humiliations -bien supportables, et d'ailleurs cet orgueil qui avait tant failli, ne -pouvait plus intéresser le monde qu'en s'humiliant pour un grand but, -celui d'éclairer l'Europe sur la justice de sa cause. - -[En marge: Publication de la déclaration du 13 mars, et commentaire de -cette déclaration par le Conseil d'État.] - -Il commença par faire publier comme officielle la déclaration du 13 -mars, dont il n'avait été parlé que d'une manière vague, et comme -d'une pièce douteuse. Il la fit suivre d'une consultation du Conseil -d'État, qui était en ce moment l'autorité morale la plus haute, les -Chambres étant dissoutes. Ce corps, après avoir constaté -l'authenticité de la déclaration du 13 mars, soutenait que cette -pièce, émanée réellement des souverains réunis en congrès, outrageait -à la fois le droit, la vérité des faits, le bon sens, et n'était -qu'une provocation pure et simple à l'assassinat. Il soutenait que -Napoléon à l'île d'Elbe était, d'après le traité du 11 avril, un -souverain véritable, que l'étendue du territoire n'était d'aucune -considération, que les droits attachés à la souveraineté lui avaient -été assurés, que dès lors en débarquant au golfe Juan, et en -commettant ainsi un acte d'agression contre un monarque imposé à la -France, il n'avait encouru que les conséquences attachées à l'exercice -du droit de la guerre, c'est-à-dire la diminution ou la privation de -ses États, même la captivité de sa personne, s'il avait été vaincu, -mais nullement la mort, qui n'était permise que sur le champ de -bataille contre des combattants refusant de se rendre; qu'en le -mettant hors la loi, et en provoquant chacun à lui courir sus, -l'ordonnance du Roi du 6 mars et la déclaration du congrès de Vienne -du 13 avaient pris le caractère d'une provocation à l'assassinat, -interdite entre nations civilisées; que d'ailleurs dans l'acte du 13 -mars la vérité des faits était aussi outragée que le droit; que le -traité du 11 avril avait été violé de toutes les manières, qu'on avait -pris ou séquestré les propriétés privées de la famille Bonaparte, -refusé d'acquitter soit à Napoléon lui-même, soit à ses proches le -subside stipulé, refusé également à certaines catégories de militaires -la somme de deux millions que Napoléon avait été autorisé à leur -distribuer; que le duché de Parme promis à Marie-Louise avait été mis -en question, et retiré à son fils auquel il était dû; que la dotation -promise au prince Eugène avait été déniée; qu'enfin Marie-Louise et -son fils avaient été empêchés (ce qui était vrai pour une certaine -époque) de se rendre à l'île d'Elbe auprès de leur époux et père; -qu'ainsi la violation du traité du 11 avril était le fait du -gouvernement royal, non du monarque sorti de l'île d'Elbe, que dès -lors celui-ci n'avait point été l'agresseur; que sous un autre -rapport, celui des voeux de la France, il avait été plus fondé encore -à se conduire comme il l'avait fait, car il avait su que la nation -française humiliée dans sa gloire, menacée dans ses droits, exposée à -un bouleversement prochain par les attaques incessantes aux acquéreurs -de biens nationaux, désirait qu'on l'affranchît des périls sans nombre -suspendus sur sa tête; qu'ainsi Napoléon autorisé par la violation du -traité du 11 avril à ne plus en observer les conditions, avait reçu -l'approbation la plus éclatante de sa conduite par l'accueil que la -France lui avait fait; qu'il n'avait donc point de torts, tandis qu'on -les avait eus tous envers lui, surtout en se rendant coupable d'une -provocation à l'assassinat, à laquelle il avait répondu en remettant -le duc d'Angoulême en liberté, et en laissant en France les duchesses -d'Orléans et de Bourbon. - -[En marge: Rapport de M. de Caulaincourt exposant l'arrestation de -tous les courriers français.] - -Cette déclaration, quelque bien motivée qu'elle fût, n'avait que -l'importance banale d'une récrimination: mais Napoléon la fit suivre -d'une pièce plus grave, c'était un rapport de M. de Caulaincourt sur -les tentatives infructueuses qu'il avait faites pour établir des -relations diplomatiques avec les puissances européennes. Dans ce -rapport inséré le 13 avril au _Moniteur_, on ne parlait pas, bien -entendu, de la mission secrète confiée à M. de Montrond, mais des -courriers envoyés pour annoncer les intentions pacifiques de -l'Empereur, courriers arrêtés à Turin, à Kehl, à Mayence; on y -racontait l'arrestation de M. de Flahault à Stuttgard, le refus de -recevoir à Douvres le message au prince régent, et le renvoi de ce -message au congrès de Vienne. Ces faits étaient exposés avec une -parfaite modération de langage, mais aussi avec une fermeté qui ne -laissait percer aucune crainte. Les pièces refusées étaient insérées -textuellement dans le _Moniteur_, pour rendre la France et l'Europe -juges de la conduite des deux parties, celle qui voulait parler, celle -qui ne voulait pas entendre. La conclusion tirée de ces communications -était qu'il ne fallait ni se faire illusion, ni s'alarmer, mais voir -les choses telles qu'elles étaient, et se préparer à repousser des -hostilités qui, sans être absolument certaines, devenaient infiniment -probables. - -[En marge: Insertion au _Moniteur_ des discussions du Parlement -d'Angleterre, et des articles des journaux allemands les plus -violents.] - -Napoléon fit en outre publier les discussions du parlement -d'Angleterre, les extraits les plus significatifs des journaux -étrangers, et notamment les articles du _Mercure du Rhin_. Par là le -public se trouvait averti, et ne pouvait plus douter des intentions -des puissances. Rien ne s'opposait dès lors à la promulgation des -décrets relatifs à l'armement de la France, et c'était à l'armée qui -avait voulu le rétablissement de l'Empire, c'était aux habitants des -campagnes qui avaient voulu garantir l'inviolabilité des acquisitions -nationales, c'était à tous les hommes enfin qui avaient désiré venger -la Révolution des entreprises de l'émigration, à s'unir pour soutenir -le chef qu'ils avaient rétabli sur le trône. On pouvait au surplus -compter sur un zèle véritable de leur part, et sur des efforts qui, -bien dirigés, avaient quelque chance de réussir, si toutefois la -fortune n'était pas trop contraire. - -[En marge: Ayant fait connaître la vérité tout entière, Napoléon -publie les décrets relatifs à l'armement de la France.] - -En conséquence Napoléon fit publier avec les divers actes que nous -venons de mentionner, les décrets relatifs au rappel des anciens -militaires et à l'organisation des gardes nationales mobiles. Ces -décrets, fondés sur des lois antérieures, dont ils ordonnaient et -réglaient l'exécution, avaient un caractère parfaitement légal, et -n'étaient plus un usage du pouvoir absolu que Napoléon s'était jadis -attribué. Les anciens militaires étaient appelés à venir défendre la -cause de la France, si chère à leur coeur, avec promesse d'être à la -paix immédiatement renvoyés dans leurs foyers. Ils avaient le choix ou -de se rendre aux régiments dans lesquels ils avaient servi jadis, ou -de joindre les régiments les plus voisins. Les gardes nationaux -étaient astreints au service sédentaire de 20 à 60 ans. De 20 à 40, -ils pouvaient, suivant leur âge, leur force physique, leurs goûts, -leur situation de famille, être appelés à faire partie des compagnies -d'élite, et à servir dans les places ou sur les ailes de l'armée -active. Un comité d'arrondissement composé du sous-préfet, d'un membre -du conseil d'arrondissement, d'un officier de gendarmerie, avait -mission de désigner les hommes qui, sous le titre de grenadiers ou -chasseurs, composeraient ces compagnies d'élite. Ceux qui avaient de -l'aisance étaient tenus de s'habiller à leurs frais, les autres -devaient être habillés aux frais des départements. L'État se chargeait -d'armer les uns et les autres. Les officiers, à partir du grade de -chef de bataillon, devaient être nommés par l'Empereur, et au-dessous -de ce grade par les comités de département, sur la présentation des -comités d'arrondissement. Les ministres de la police et de -l'intérieur avaient joint à ces décrets des circulaires aux préfets, -dans lesquelles ils cherchaient à exciter le zèle des citoyens, et -disaient sur l'intérêt qu'on avait à défendre la dynastie impériale -des choses qui, dans leur bouche, étaient beaucoup mieux placées que -dans la bouche de l'Empereur. - -[En marge: Quoique ces décrets eussent été tardivement publiés, aucun -temps n'avait été perdu pour leur exécution.] - -[En marge: Soin avec lequel Napoléon les fait exécuter.] - -[En marge: Départ des troisièmes bataillons.] - -[En marge: Mobilisation des gardes nationaux.] - -[En marge: Mesures relatives à la cavalerie.] - -[En marge: Emprunt de sept à huit mille chevaux à la gendarmerie.] - -[En marge: Achats dans les campagnes.] - -[En marge: Ateliers d'armes et d'habillements.] - -Ce dernier du reste n'avait pas besoin que son activité fût stimulée: -il travaillait jour et nuit à diriger ou à presser le zèle de -l'administration, au moyen de cette attention universelle et -infatigable qui embrassait à la fois l'ensemble et les détails. Il -n'avait pu insérer plus tôt au _Moniteur_ les décrets relatifs aux -anciens militaires et aux gardes nationaux, car en publiant des -mesures aussi significatives avant des actes patents des cabinets -étrangers, il se serait donné les apparences de la provocation au lieu -de celles de la défense légitime. Mais il n'y avait heureusement pas -de temps perdu, car ces décrets, publiés plus tôt, n'auraient trouvé -ni à Paris, ni dans les provinces, des agents prêts à les mettre à -exécution. Pour le décret notamment qui était relatif à la garde -nationale, il avait fallu créer toute une administration nouvelle, et -quant à celui qui concernait les anciens militaires, comme il -s'adressait à des hommes dont l'éducation était faite, les quelques -jours de retard étaient peu regrettables, car à l'instant même de leur -arrivée au corps, ils étaient propres à entrer dans les bataillons de -guerre. Les hommes en congé de semestre commençant à arriver dans les -régiments, Napoléon ordonna de diriger vers les corps d'armée les -troisièmes bataillons, n'eussent-ils que 400 hommes, sauf à les -compléter plus tard. Quant aux gardes nationaux à mobiliser, il -prescrivit de procéder sur-le-champ à la formation des bataillons -d'élite, de leur donner une simple blouse avec un collet de couleur, -et des fusils non réparés, et de les diriger sur les places les plus -voisines, pour rendre immédiatement disponibles les troupes de ligne. -L'organisation, l'équipement, l'armement de ces bataillons devaient -s'achever dans les places. Quant à la cavalerie, Napoléon s'étant -aperçu que les achats de chevaux s'exécutaient lentement, que le -licenciement de la maison du Roi n'avait procuré que 300 chevaux au -lieu de 3 mille qu'il avait espérés, résolut d'en prendre tout de -suite 7 à 8 mille à la gendarmerie, en les lui payant immédiatement, -afin qu'elle pût les remplacer sans retard. C'étaient des chevaux bien -dressés, bien nourris, auxquels il ne manquait qu'un peu d'habitude de -la fatigue. Il renouvela l'ordre de faire partir des officiers de -remonte pour courir la France l'argent à la main, et y acheter des -chevaux. Il répétait que de Cannes à Grenoble il avait trouvé en à -acheter tant qu'il avait voulu, qu'en se transportant chez les -agriculteurs, on en recueillerait un grand nombre, que c'était -d'ailleurs par l'ensemble et la variété des moyens qu'on arrivait en -toutes choses à se procurer les quantités nécessaires. En attendant il -ne négligeait pas le dépôt de Versailles, et n'en remettait le soin -qu'à lui-même. Les ateliers d'armes et d'habillements avaient été -développés de manière à obtenir par jour mille fusils neufs, deux -mille réparés, et mille habillements complets. C'est avec une -surveillance continue et l'argent comptant qu'il s'assurait ces -résultats. - -[En marge: Napoléon, non content des déclarations de son cabinet, veut -faire une manifestation personnelle en passant en revue la garde -nationale de Paris.] - -[En marge: Dispositions de la bourgeoisie de Paris.] - -Non content de la publicité donnée aux actes des puissances envers la -France, il voulut faire une manifestation personnelle, et la faire -devant la garde nationale de Paris, qu'on lui avait rendue suspecte au -moment de son arrivée. Cette garde se composait du haut et moyen -commerce de la capitale, de cette bonne bourgeoisie en un mot, qui -aurait mieux aimé corriger les Bourbons en leur résistant légalement, -que les renverser pour les remplacer par Napoléon, de qui elle -attendait la guerre et peu de liberté. Toutefois si Napoléon était -revenu sans elle, et presque malgré elle, il était revenu par une -sorte de prodige, et sans verser une goutte de sang; il se présentait -comme amendé sous les rapports les plus essentiels; il éloignait -l'émigration, relevait les principes de 1789, faisait reluire la -gloire de la France si chère au peuple de la capitale, et enfin il -était menacé par l'Europe qui voulait le détruire par des moyens -révoltants et attentatoires à l'indépendance nationale! C'étaient là -bien des motifs pour lui ramener la bourgeoisie parisienne, et, -disons-le, tous les bons citoyens dont elle était remplie. -Certainement il aurait fallu ne pas le laisser revenir, l'en empêcher -même à tout prix, si on l'avait pu; mais une fois remis en possession -du pouvoir, donnant des signes frappants de retour à une politique -saine au dedans comme au dehors, proscrit par l'Europe d'une manière -qui impliquait la négation de tous nos droits, le soutenir était à la -fois un acte de bon sens et de vrai patriotisme. - -Du reste, dans un corps nombreux il y a toujours de toutes les -opinions, en quantité plus ou moins grande selon l'esprit qui y règne, -et il suffit d'ôter la parole aux uns, de la donner aux autres, pour -en modifier les sentiments apparents, et quelquefois même les -sentiments réels. Outre que par le fait seul du rétablissement -paisible de Napoléon et par ses professions de foi, la garde nationale -était fort apaisée, on avait changé beaucoup de ses officiers, et -ranimé le zèle des hommes qui détestaient l'émigration et l'étranger. -Elle était donc disposée à faire à l'Empereur un accueil infiniment -plus favorable que dans les premiers jours. - -[En marge: Revue de la garde nationale parisienne le 16 avril.] - -On la réunit le dimanche 16 avril sur la place du Carrousel, et on fit -ranger d'un côté les quarante-huit bataillons dont elle se composait, -et de l'autre les troupes belles et nombreuses qui traversaient la -capitale pour se rendre aux frontières. Napoléon s'était réservé le -commandement personnel de la milice parisienne, et n'avait délégué au -général Durosnel, son aide de camp, que le commandement en second. Il -en parcourut les rangs à cheval avec cette assurance imposante qu'il -devait à la fermeté de son caractère et à vingt ans de commandement -sur les plus grandes armées de l'univers. Les vives acclamations d'une -minorité ardente, que la masse ne désapprouvait point mais n'imitait -pas non plus, donnèrent presque à cette revue l'apparence de -l'enthousiasme. Après avoir parcouru les rangs des quarante-huit -bataillons Napoléon fit former les officiers en cercle autour de lui, -et leur adressa, d'une voix claire et vibrante, l'allocution suivante. - -[En marge: Allocution de Napoléon.] - - «Soldats de la garde nationale de Paris, je suis bien aise de - vous voir. Je vous ai formés il y a quinze mois pour le maintien - de la tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté. - Vous avez rempli mon attente; vous avez versé votre sang pour la - défense de Paris, et si les troupes ennemies sont entrées dans - vos murs, la faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et - surtout à la fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces - malheureuses circonstances. - - »Le trône royal ne convenait pas à la France. Il ne donnait - aucune sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux. Il - nous avait été imposé par l'étranger, et s'il eût existé il eût - été un monument de honte et de malheur. Je suis arrivé armé de - toute la force du peuple et de l'armée pour faire disparaître - cette tache, et rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire - de la France. - - »Soldats de la garde nationale, ce matin même le télégraphe de - Lyon m'a appris que le drapeau tricolore flotte à Antibes et à - Marseille. Cent coups de canon, tirés sur toutes nos frontières, - apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont - terminées; _je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons - pas encore d'ennemis_. S'ils rassemblent leurs troupes, nous - rassemblerons les nôtres. Nos armées sont toutes composées de - braves qui se sont signalés dans cent batailles, et qui - présenteront à l'étranger une barrière de fer, tandis que de - nombreux bataillons de grenadiers et de chasseurs des gardes - nationales garantiront nos frontières. Je ne me mêlerai point des - affaires des autres nations; malheur aux gouvernements qui se - mêleraient des nôtres!... - - »Soldats de la garde nationale, vous avez été forcés d'arborer - des couleurs repoussées par la France, mais les couleurs - nationales étaient dans vos coeurs. Vous jurez de les prendre - toujours pour signe de ralliement, et de défendre ce trône - impérial, seule et naturelle garantie de vos droits. Vous jurez - de ne jamais souffrir que des étrangers, chez lesquels nous avons - paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de notre gouvernement. - Vous jurez enfin de tout sacrifier à l'honneur et à - l'indépendance de la France!...» - -[En marge: Accueil fait aux paroles de Napoléon.] - -Ce discours, parfaitement approprié à l'auditoire, et qui faisait -sentir la gravité de la situation, fut chaleureusement applaudi par -les officiers auxquels il s'adressait. Ils crièrent tous en agitant -leurs épées: Nous le jurons, nous le jurons!--Napoléon vit ensuite -défiler sous ses yeux vingt mille hommes de garde nationale, à peu -près autant de troupes de ligne, et il eut lieu de se féliciter de -cette journée. Il avait dit à la France ce qu'il voulait qu'elle sût, -et il avait fait sa paix avec la garde nationale parisienne, -c'est-à-dire avec cette partie sage et honnête de la population, qui a -toujours une influence décisive sur la destinée des gouvernements. - -[En marge: La résidence de Napoléon transférée à l'Élysée.] - -[En marge: Sa manière d'y vivre.] - -Le lendemain 17 il quitta les Tuileries pour s'établir au palais de -l'Élysée, qu'il trouvait plus agréable à habiter au printemps, et qui -lui permettait d'interrompre son immense travail par quelques -promenades sous de beaux ombrages. D'ailleurs il avait sensiblement -changé de manière d'être. Il avait toujours été simple, naturel, -familier même, mais jamais il n'avait été aussi accessible. Il -convenait en effet à sa position présente de se laisser approcher, -afin de pouvoir persuader ceux qu'il avait besoin de ramener à sa -personne et à sa nouvelle façon de penser. À l'Élysée, où la reine -Hortense faisait les honneurs, il pouvait avec moins d'appareil qu'aux -Tuileries appeler à sa table les personnages divers qu'il désirait -entretenir, et sur lesquels il voulait exercer non-seulement -l'ascendant, mais le charme puissant de son esprit. - -[En marge: Tristesse de Napoléon succédant bientôt à la joie de son -retour.] - -Son frère Joseph était revenu de Suisse fort à propos, car le jour -même de son départ il allait être arrêté par ordre de la coalition. -Napoléon l'établit au Palais-Royal, avec le titre de prince français, -un traitement convenable, et la recommandation expresse de beaucoup -d'économie et de modestie. Ces précautions n'étaient pas inutiles, la -vue de ce frère ayant déjà causé certaines défiances. On craignait -tout ce qui rappelait l'ancien Empire, et surtout ce vaste système de -royautés de famille qui avait tant contribué à soulever l'Europe -contre la France. Napoléon avait envoyé une frégate chercher sa mère -qui de l'île d'Elbe s'était rendue à Naples, sa soeur qu'on détenait à -Livourne, et ceux de ses frères qui avaient pu se soustraire aux mains -de la coalition. Il lui était doux de les avoir auprès de lui, mais il -désirait que leur attitude n'offusquât en rien le nouvel esprit qui se -manifestait en France, et entendait leur imposer la simplicité qu'il -s'imposait à lui-même par goût autant que par calcul. D'heure en -heure d'ailleurs il s'attristait sans le laisser voir, et ses -partisans s'attristaient également sans se rendre compte de ce qu'ils -éprouvaient, et sans savoir le dissimuler aussi bien que lui. - -[En marge: Causes de cette tristesse.] - -[En marge: Profonde division des partis.] - -[En marge: Haine implacable de l'Europe.] - -[En marge: Secrets pressentiments de Napoléon et de ses partisans.] - -[En marge: Napoléon n'espère son salut que de prodigieux efforts de -génie et d'héroïsme.] - -[En marge: Ses entretiens secrets avec les hommes de son intimité.] - -[En marge: Chagrin de n'être pas cru lorsqu'il parle de paix et de -liberté.] - -[En marge: Nécessité pour Napoléon de donner la liberté.] - -Le retour triomphal de Napoléon en France avait exercé sur les -imaginations une sorte de prestige: non-seulement ses amis personnels, -mais tous ceux qui avaient trouvé dans le rétablissement de l'Empire -la satisfaction de leurs passions, de leurs intérêts, ou de leurs -préjugés, avaient éprouvé un instant d'enthousiasme dont ils n'avaient -pu se défendre. Mais cet enivrement avait été de courte durée, et -bientôt les difficultés avaient apparu, difficultés énormes au dedans -et au dehors: au dedans, division profonde des partis, diversité -complète dans leurs vues, et par exemple, les bonapartistes bornant -leurs prétentions au maintien de l'Empire, tandis que les -révolutionnaires entendaient se servir de Napoléon un moment pour s'en -débarrasser ensuite quand l'étranger serait repoussé: au dehors, -passion effrénée de détruire l'homme redoutable qui était venu -s'emparer encore une fois des forces de la France, et la France -elle-même, dont on détestait l'énergie sans cesse renaissante. Bien -qu'autrefois les partisans de Napoléon eussent une immense confiance -dans sa fortune et dans son génie, bien que les derniers événements -eussent en partie relevé cette confiance, ils étaient saisis d'une -inquiétude secrète en voyant toutes les puissances de l'Europe marcher -contre nous avec une ardeur incroyable, et ils se demandaient si la -France aurait le moyen de résister à tant d'ennemis, si en moins -d'une année elle aurait pu refaire assez complétement ses forces pour -leur tenir tête à tous, si Napoléon enfin par ses combinaisons -parviendrait à les écraser, car il ne faudrait pas moins que les -écraser pour désarmer leur haine implacable. Lui-même, quoique doué -d'une fermeté indomptable, n'avait plus cette audace sereine des temps -passés, inspirée par une suite de succès prodigieux. Il était sérieux, -même triste, cherchait à le dissimuler à tous les regards, et y -réussissait grâce à la prodigieuse animation de son esprit. Mais il -retombait sur lui-même dès qu'il se trouvait seul, ou dans son -intimité qui était réduite à cinq ou six personnes, la reine Hortense, -le prince Cambacérès, M. de Caulaincourt, M. de Bassano, M. -Lavallette, et Carnot enfin qui en l'approchant de plus près s'était -attaché à lui cordialement. Au milieu de ces personnages, qui avaient -quelquefois le conseil jamais le reproche à la bouche, Napoléon -parlait de toutes choses avec une sincérité parfaite, et vraiment -noble lorsqu'il s'agissait de ses fautes. Il disait que les -négociations tentées au dehors n'étaient pas même des négociations, -qu'on aurait dans deux mois l'Europe entière sur les bras, et que pour -lui résister on aurait des forces un peu refaites sans doute par une -année de repos, mais tellement inférieures en nombre qu'il faudrait -des prodiges pour triompher. Il avait le sentiment que les souverains, -élevés par sa ruine à un rang qu'ils n'avaient jamais occupé en -Europe, ne consentiraient pas facilement à en descendre, que vaincus -dans une campagne ils en recommenceraient une seconde, qu'il faudrait -par conséquent se résigner à une lutte à mort, lutte que l'armée, que -certaines provinces frontières soutiendraient avec vigueur et -persévérance, mais que la nation, toujours prévenue contre les guerres -du premier Empire, soutiendrait à contre-coeur, parce qu'elle se -croirait comme jadis sacrifiée à un seul homme. Napoléon ne se -flattait donc pas beaucoup, et n'avait pas pris les acclamations des -soldats ravis de revoir leur ancien général, des acquéreurs de -biens nationaux charmés de recouvrer la sécurité perdue, des -révolutionnaires débarrassés des outrages de l'émigration, pour -l'assentiment sérieux et unanime de la nation. Il ne croyait de sa -part ni à l'effort enthousiaste de 1793, ni à l'effort honnête et -généreux de 1813; il ne comptait que sur ses soldats et sur lui-même, -et s'il conservait quelques espérances c'était en songeant aux chances -imprévues que la guerre fait naître, et dont un homme de génie comme -lui pouvait profiter jusqu'à changer en un jour la face des choses. Ce -qu'il sentait le plus et avec le plus d'amertume, sans oser dire qu'il -y eût injustice, c'était l'incrédulité qu'il rencontrait partout en -parlant de paix et de liberté.--Oui, disait-il, j'ai eu de vastes -desseins, mais puis-je les avoir encore? Quelqu'un peut-il supposer -que je pense aujourd'hui à la Vistule, à l'Elbe, même au Rhin? Ah! -certes, c'est une bien grande douleur que de renoncer à ces frontières -géographiques, noble conquête de la Révolution, et s'il ne fallait y -sacrifier que la vie de mes soldats et la mienne, le sacrifice serait -bientôt fait! Mais il ne s'agit pas même de cette ambition -patriotique, puisque j'accepte le traité de Paris; il s'agit de -sauver notre indépendance, de ne pas recevoir la contre-révolution des -mains de l'étranger. Ah! je ne demande au sort qu'une ou deux -victoires, pour rétablir le prestige de nos armes, pour reconquérir le -droit d'être maîtres chez nous, et notre gloire relevée, notre -indépendance reconquise, je suis prêt à conclure la paix la plus -modeste. Mais, hélas! l'Europe ne veut pas croire à cette disposition, -et la France pas davantage!--Napoléon, bien entendu, ne s'exprimait -ainsi que dans ses entretiens les plus intimes, et ces entretiens -portaient encore sur un autre sujet non moins grave, non moins urgent, -c'est-à-dire sur la nouvelle constitution à donner à la France. Il -avait promis à Grenoble, à Lyon, et partout où il avait passé, de -modifier profondément les institutions impériales. La France l'avait -pris au mot, et il n'y avait pas moyen de manquer de parole. Ce qu'on -appelait dès cette époque la monarchie constitutionnelle, c'est-à-dire -un monarque représenté par des ministres responsables, devant des -Chambres qui accordent ou refusent leur confiance à ces ministres, et -les obligent à gouverner au grand jour d'une publicité quotidienne, -était alors le voeu presque unanime de la nation, qui ne voulait plus -qu'un seul homme pût mener à Moscou la fortune de la France. Qu'il -eût, ou qu'il n'eût pas le goût de cette monarchie constitutionnelle, -Napoléon, dont l'esprit ferme ne savait pas marchander avec la -nécessité, était résolu à en faire l'essai. - -Indépendamment du mérite de l'institution en elle-même, il avait pour -agir ainsi une raison de position tout à fait décisive. Pour -s'excuser en effet d'avoir expulsé les Bourbons et d'avoir exposé la -France à une guerre effroyable, il fallait qu'il fût autre chose -qu'eux. Par exemple sa nature et son origine le garantissaient de -paraître un complaisant de l'étranger, ou un complice du clergé et de -la noblesse, car il était à la fois la gloire et l'égalité civile -personnifiées. Mais il y avait une chose qu'il n'était pas, que les -Bourbons étaient plus que lui, c'était la liberté: et il est vrai -qu'on l'aurait plutôt cru pacifique que libéral. Il était donc obligé -en venant remplacer les Bourbons, au prix de si grands dangers pour la -France, de donner cette liberté, et de la donner, non pas en hésitant -comme Louis XVIII, et en cherchant à en reprendre la moitié après -l'avoir donnée, mais franchement et complétement. Or, nous le -répétons, son parti à cet égard était pris, sinon par goût, au moins -par clairvoyance. - -[En marge: Sa conviction qu'il la fallait accorder franchement.] - -Quant au mérite de l'institution en elle-même, sans l'aimer, car une -volonté comme la sienne ne pouvait guère aimer les entraves, il -paraissait sous certains rapports entièrement converti, et -particulièrement sous le plus important de tous, celui de la libre -discussion des actes du pouvoir par la presse quotidienne. - -[En marge: Sa nouvelle manière de penser relativement à la liberté de -la presse.] - -Sans doute s'il y a quelque chose qui au premier aspect révolte les -âmes honnêtes, c'est d'entendre quotidiennement le vrai et le faux, et -le faux bien plus souvent que le vrai, d'entendre l'ignorance ou -l'improbité prétendre redresser les hommes les plus savants, les plus -probes, et tout défigurer cyniquement, impudemment, sans mesure. Mais -il y a dans l'état contraire, c'est-à-dire dans le silence forcé -d'une nation éclairée, de quoi surpasser les inconvénients de la -liberté la plus excessive. En effet un pouvoir couvert par le silence -peut tout, et qui peut tout est tenté de tout faire, de sorte qu'en y -regardant bien on se trouve placé dans cette alternative: ou laisser -dire, ou laisser commettre des indignités. Or le choix ne saurait être -douteux, et à la pratique on reconnaît bientôt qu'il vaut mieux -laisser dire des indignités, pour que ceux qui gouvernent soient -empêchés d'en commettre. De plus, le défaut de contradiction engendre -peu à peu une telle défiance, qu'un gouvernement peut moins se -défendre contre les faux bruits, contre la calomnie échangée de bouche -en bouche, qu'il ne le peut contre une presse l'attaquant à la face du -ciel. À la vérité cette sourde défiance du public, qui dans le régime -du silence accueille si volontiers la calomnie, et devient ainsi la -punition du pouvoir absolu, opère moins vite que la calomnie -audacieuse de la presse libre, mais ce mal lent et sourd qui mine, est -au moins aussi funeste quand il a gagné les masses, que le mal patent -de la licence. On peut atteindre ce dernier par la réponse -contradictoire: impossible d'atteindre l'autre dans l'ombre où il se -cache. Sans compter qu'il arrive un jour, jour bien mal choisi, car -c'est celui du malheur, où toutes les barrières venant à tomber à la -fois, la passion longtemps contenue éclate, verse sur vous l'énorme -arriéré de vingt ans d'injures, et vous accable quand il n'y a plus -une voix pour vous défendre, plus une oreille pour vous écouter! - -Ces expériences Napoléon venait de les faire, et suivant sa destinée -toujours extrême, il les avait faites complètes et terribles. -Disposant pendant son premier règne de tous les organes de l'opinion, -il avait vu naître dans le public une telle incrédulité, qu'il ne lui -était plus permis de démentir un fait faux, ni d'attester un fait -vrai, à ce point que le pouvoir était pour ainsi dire sans voix, et -que l'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'ennemi qui mentaient, -qu'à ceux du gouvernement qui disaient vrai. Aussi, comme nous l'avons -déjà rapporté, Napoléon avait-il renoncé en 1813 et 1814 à publier des -bulletins, et se contentait-il d'insérer au _Moniteur_ des lettres -qu'on donnait comme écrites par des officiers de l'armée à divers -personnages de l'État. Enfin était venu le jour du malheur, et resté -seul ou presque seul à Fontainebleau, Napoléon avait entendu s'élever -un cri de malédiction qui l'avait accompagné à l'île d'Elbe, et qui ne -l'y avait pas laissé reposer un instant, lui apportant avec de justes -reproches, d'odieuses et révoltantes calomnies, non-seulement sur ses -grands actes publics, mais sur sa vie intime et privée. Son orgueil, -haut comme son génie, avait surnagé pour ainsi dire sur cette mer -d'infamies, et après tant d'horreurs il avait vu, ses fautes restant -évidentes, sa gloire survivre, et amener encore à ses pieds l'armée et -les masses populaires! - -Échappé à cet orage, il était revenu complétement éclairé, et -déclarait tout haut que c'était une fausse prudence que de vouloir -enchaîner la presse; et effectivement, le 25 mars, il avait, comme on -l'a vu, aboli la censure. - -[En marge: La liberté de la presse conduisait forcément à toutes les -autres libertés.] - -Mais lorsqu'on laisse tout écrire sur les affaires publiques, il n'y a -plus qu'un pas à faire pour laisser tout dire devant une assemblée, et -Napoléon n'était pas éloigné de croire qu'on pouvait gouverner avec -des Chambres attaquant, tourmentant, renvoyant les ministres. -L'expérience apprend en effet que si la liberté de la presse est -souvent la calomnie sans réponse, la liberté de la tribune au -contraire, est la calomnie avec la réponse instantanée devant les -mêmes auditeurs qui ont entendu l'accusation, et avec la solennelle -réparation du vote immédiat. Or il n'y a pas un homme ferme et droit -qui ne préfère la discussion de ses actes devant une assemblée, -obligée d'écouter la défense comme l'attaque, et de prononcer -sur-le-champ, à la défense par écrit devant des lecteurs qui ont -accueilli l'accusation par malice, qui se dispensent de lire la -réfutation par légèreté, et ne se donnent guère la peine d'être -justes, parce qu'ils n'ont pas mission expresse de l'être. - -[En marge: Napoléon résigné à rencontrer des obstacles à ses volontés, -et occupé uniquement du désir de vaincre l'Europe encore une fois.] - -Ainsi une fois la libre discussion des actes du pouvoir admise par -écrit, il ne pouvait plus y avoir d'objection à la permettre par la -parole, et la concession d'assemblées libres s'ensuivait. Napoléon -d'ailleurs avait fort observé l'Angleterre tout en la combattant à -outrance, parce qu'il cherchait la révélation de ses desseins dans les -discussions de son Parlement, et il était loin d'avoir de la -constitution anglaise la peur qu'éprouvent pour elle les esprits -médiocres ou timides. Il n'y pouvait voir que des obstacles à sa -volonté, et à cet égard, il était, dans le moment du moins, résigné à -en rencontrer de nombreux et de puissants; il était résigné à avoir -des ministres attaqués, des lois rejetées, des résolutions -formellement arrêtées.--Autrefois, répétait-il, de telles résistances -auraient contrarié mes projets; mais aujourd'hui en fait de projets je -n'ai plus que celui de gagner une bataille, de reconquérir notre -indépendance, de venger le malheur d'avoir vu deux cent mille -étrangers dans notre capitale, et cela fait, d'avoir la paix!... La -paix obtenue, sur la seule base de notre indépendance, quand il ne -s'agira plus que d'administrer notre bel empire de France, je ne serai -véritablement pas humilié d'entendre ses représentants m'opposer des -objections et même des refus. Après avoir dominé et vaincu le monde, -se laisser contredire n'a rien de tellement déplaisant que je ne -puisse m'y soumettre. En tout cas, mon fils s'y fera, et je tâcherai -de l'y préparer par mes leçons et mes exemples, mais qu'on me laisse -vaincre, vaincre une seule fois ces monarques jadis si humbles, -aujourd'hui si arrogants, voilà ce que je demande au Ciel et à la -nation!...-- - -[En marge: Napoléon craignait seulement la réunion des assemblées -pendant les premiers mois d'une guerre formidable, dont le théâtre -pouvait se trouver transporté sous les murs de Paris.] - -En tenant ce langage, Napoléon était sincère, mais se connaissait-il -bien lui-même? Plus tard, lorsqu'il aurait vaincu l'Europe encore une -fois, ce qu'il demandait si instamment à Dieu et aux hommes, -saurait-il supporter la contradiction, et non pas seulement la -contradiction juste dans le fond, modérée dans la forme, mais la -contradiction absurde au fond, révoltante dans la forme, comme elle se -produit souvent dans les États libres, saurait-il, disons-nous, en -sourire, et attendre des faits seuls sa lente justification? Personne -à cet égard ne pouvait entrevoir l'avenir, et pas plus lui que les -autres; mais il se regardait comme obligé par sa situation à changer -complétement les institutions impériales, car en n'apportant pas la -paix, il fallait au moins qu'il apportât la liberté. Les hommes qui le -soutenaient, c'est-à-dire les révolutionnaires, les gens éclairés, la -jeunesse, voulaient la liberté franche et entière, et ne se seraient -nullement contentés de ce qu'on appelait les principes de -quatre-vingt-neuf, c'est-à-dire de l'égalité civile. Converti ou non -sur le mérite de la liberté, Napoléon l'était donc sur sa nécessité, -et par ce motif il était résolu à la donner. Ce qu'elle amènerait dans -l'avenir, il l'ignorait, et cherchait à peine à le pénétrer, car il -éprouvait actuellement un bien autre souci que celui de savoir s'il -serait plus ou moins gêné par les institutions nouvelles! il éprouvait -celui de savoir s'il vaincrait l'Europe, ce qui était pour lui, pour -son parti, composé de militaires, de révolutionnaires, d'acquéreurs de -biens nationaux, la question d'existence. Là était sa vraie, son -unique préoccupation, et celle-là effaçait toutes les autres. Tout ce -qu'il faudrait pour contenter les hommes qui le soutenaient, il était -prêt à le faire, parce que la mesure de ses concessions devait être -celle de leur zèle à le soutenir, et avec la netteté de vues d'un -homme supérieur, il ne discutait pas sur ce qui était nécessaire. Il -était par ces motifs fermement décidé à faire un essai complet de la -monarchie constitutionnelle, et en désirait même le succès, car -l'insuccès eût été le triomphe des Bourbons. Cependant il n'était pas -sans quelques appréhensions sur ce qui arriverait dans les premiers -jours de cet essai. En effet, si avec les années, dans un pays où -elles ont duré longtemps, les assemblées deviennent un bon instrument -de gouvernement, elles sont à leur début un instrument douteux, et -souvent dangereux. Quand l'art de les conduire est devenu un art -véritable, dans lequel excellent des chefs qui savent allier aux vues -de la politique le talent de parler aux hommes, quand surtout elles -ont existé assez longtemps pour être habituées aux événements, et -avoir habitué le pays à leurs agitations, elles ne sont point à -craindre, et elles offrent plus de ressource même dans le péril qu'un -gouvernement absolu, sans lien avec la nation. Mais quand elles -existent de la veille, quand on n'a pas d'hommes rompus au métier de -les conduire, en essayer pour la première fois au milieu d'une guerre -formidable, est une entreprise critique, que Napoléon redoutait -singulièrement. - -Dans les temps modernes, le Parlement britannique a su garder une -attitude convenable pendant la guerre, soit habitude, soit sécurité -due à la protection des mers. Dans les temps anciens, le Sénat romain, -bien autrement admirable, avait vendu le champ sur lequel campait -Annibal. Mais c'était une vieille assemblée, accoutumée à gouverner -Rome dans la prospérité et les revers. Personne ne pouvait se flatter -en 1815 de réunir en France ou le Sénat romain, ou le Parlement -britannique. Or Napoléon était convaincu que dans la lutte qui allait -s'engager, on aurait des extrémités cruelles à traverser, et que si on -perdait son sang-froid, on perdrait la partie. Si au contraire on ne -se troublait pas plus qu'il ne s'était troublé après Brienne, après -Craonne et Laon, il était possible de triompher. Malheureusement il se -défiait non du courage, mais du calme d'assemblées neuves, formées de -la veille, partagées en factions de tout genre, et ne voyant souvent -dans un événement fâcheux qu'une occasion opportune de satisfaire -leurs passions. Il craignait qu'au premier revers, la terreur des uns, -la colère des autres, l'intrigue de quelques-uns, ne fissent naître un -chaos, dont l'ennemi profiterait pour arriver encore une fois au coeur -du pays. Aussi, tout en voulant faire l'épreuve de la liberté, il -redoutait cet essai fait immédiatement, sous le canon de l'Europe. - -[En marge: Son désir eût été de donner la monarchie constitutionnelle -tout entière, en ajournant la réunion des Chambres jusqu'après les -premiers événements de la guerre.] - -Cette appréhension lui avait inspiré la pensée de donner tout -simplement, et avec très-peu de différence, la constitution anglaise, -et d'en ajourner jusqu'après les premières hostilités la mise en -pratique. Il n'y avait dans ce projet aucune perfidie, mais un secret -pressentiment du danger de réunir une assemblée inexpérimentée, en -présence des armées étrangères marchant sur Paris. S'il eût été de -mauvaise foi, il aurait eu un moyen facile et certain de tromper les -amis de la liberté, en mettant le tort non de son côté, mais du leur, -c'était de convoquer tout de suite une assemblée constituante, et de -lui confier le soin d'élaborer une constitution en revisant les -sénatus-consultes impériaux. Dans l'état des esprits, entre les -anciens révolutionnaires restés les uns à la constitution de 1791, les -autres aux constitutions de 1793 ou de 1795, et les nouveaux libéraux -ramenés par la réflexion aux institutions britanniques, la lutte -aurait été inévitablement longue et violente, l'accord impossible, et -tandis que cette lice politique eût été ouverte, Napoléon conservant -provisoirement la plénitude du pouvoir impérial, aurait pu gagner des -batailles, terminer la guerre, se servir ensuite contre cette -assemblée de l'incohérence de ses vues, du ridicule de sa conduite, la -dissoudre, et constituer la France comme il l'aurait voulu. - -[En marge: Danger d'exciter par cette conduite la défiance des -esprits.] - -Ce plan était d'un succès à peu près assuré, mais il fallait commencer -par convoquer une assemblée, et Napoléon le craignait pendant les -premiers mois d'une guerre effroyable dont le théâtre serait placé -entre Lille et Paris. De plus ne sachant quelle constitution on lui -proposerait, il aimait mieux en faire une lui-même tout de suite, la -faire la meilleure possible, puis la présenter au consentement du -pays, par la voie usuelle à cette époque des votes écrits, forme -illusoire, mais de peu d'importance si le fond était bon. Telle était -sa véritable pensée; mais même en agissant de bonne foi -parviendrait-il à vaincre la profonde défiance des esprits? N'ayant -pas été cru de l'Europe lorsqu'il parlait de paix, serait-il cru de la -France lorsqu'il parlerait de liberté, et ce qui ne serait de sa part -que prudence vraie, ne serait-il pas pris pour arrière-pensée de -despote? Là était son danger: dans la voie si périlleuse où il s'était -engagé en revenant de l'île d'Elbe, il allait marcher courbé sous le -poids énorme de ses fautes passées, et il se pouvait qu'à cette -dernière partie de sa carrière, la Providence lui infligeât un -supplice souvent réservé à de glorieux coupables, celui de voir -repousser leur repentir, même le plus sincère. - -Le moment était donc venu de se fixer sur les questions -constitutionnelles, et d'arrêter enfin le mode de gouvernement à -donner à la France. La fermentation des esprits sous ce rapport était -au comble. On écrivait dans tous les sens, et habituellement dans les -plus extrêmes. De vieux républicains se réveillant d'un long sommeil, -des royalistes qui naguère trouvaient criminels les moindres voeux -pour la liberté, demandaient la république, ou à peu près. D'autres -réclamaient la royauté démantelée de 1791; d'autres, et parmi ceux-ci -les jeunes gens, dégagés des préjugés de l'ancien régime comme de ceux -du nouveau, penchaient plutôt vers la constitution britannique, sans -toutefois en connaître encore le vrai mécanisme. Pourtant avec une vue -vague de la chose, c'était le gouvernement qu'ils préféraient, et il -faut ajouter que la majorité du pays inclinait de leur côté. Elle -aurait désiré tout simplement la Charte de 1814 un peu élargie. - -[En marge: Opinion des divers partis, et de leurs principaux -personnages, sur la question du gouvernement à donner à la France.] - -[En marge: Sieyès.] - -[En marge: Carnot.] - -[En marge: Fouché.] - -En général tous ceux qui n'étaient pas des révolutionnaires entêtés, -inaccessibles aux leçons de l'expérience, ou des royalistes poussant -au désordre par intérêt de parti, souhaitaient la monarchie -constitutionnelle. L'illustre Sieyès, dont le grand esprit avait -pénétré le profond mécanisme de la monarchie anglaise, ne demandait -pas autre chose pour la France, et quoique n'aimant pas Napoléon, -était d'avis qu'il fallait se rattacher à lui pour sauver avec son -secours la double cause de la Révolution et de l'indépendance -nationale. Carnot, exaspéré par une année de règne des Bourbons, -touché par les procédés de Napoléon, et par l'aveu qu'il faisait de -ses fautes, voulait qu'on essayât d'allier sous lui la monarchie avec -la liberté. Fouché, peu sensible aux théories, craignant surtout -Napoléon qu'il avait vu revenir avec regret, ne désirant pas -précisément sa chute qui aurait ramené immédiatement les Bourbons, -mais cherchant des garanties contre lui, visait à diminuer son pouvoir -au profit des oppositions quelconques qui pourraient naître dans les -Chambres futures, et qu'il se flattait de mener par l'intrigue. Comme -tout le monde, il ne voulait que la monarchie constitutionnelle, mais -en y diminuant le plus possible le pouvoir du souverain. - -[En marge: Le parti constitutionnel.] - -[En marge: Madame de Staël, M. de Lafayette, M. Benjamin Constant.] - -[En marge: Le prince Joseph.] - -Le parti constitutionnel (ainsi qu'on le nommait sous Louis XVIII) -avait été dispersé par la révolution du 20 mars, et ses principaux -membres, fort compromis, s'étaient hâtés de fuir la vengeance de -Napoléon. Ils s'étaient bientôt rassurés en voyant sa manière d'agir, -et plusieurs étaient restés à Paris, où on les laissait vivre -tranquillement. Madame de Staël n'avait pas quitté sa demeure; M. de -Lafayette était rentré à son château de Lagrange. Le plus actif et le -plus compromis de tous par ses écrits outrageants contre l'Empire, et -particulièrement par son fameux article inséré le 19 mars dans le -_Journal des Débats_, M. Benjamin Constant, s'était procuré un -passe-port du ministre d'Amérique, M. Crawfurd, et se tenait caché en -attendant qu'il lui convînt d'en faire usage. Ces divers personnages -fort détachés des Bourbons par les derniers événements, étaient -disposés, si on les rassurait, et si ce qu'on disait des intentions -libérales de Napoléon se vérifiait, à tenter avec lui l'essai de -monarchie constitutionnelle qu'ils avaient vainement commencé sous -Louis XVIII. Le prince Joseph, qui avait déploré la faculté laissée à -Napoléon de tout faire jusqu'à se perdre, partageait exactement les -sentiments du parti constitutionnel, avait cherché à nouer des -relations avec les chefs de ce parti, notamment avec M. de Lafayette -et madame de Staël, et s'efforçait de persuader à Napoléon de se -mettre en rapport avec eux, à quoi Napoléon ne montrait aucune -répugnance. - -[En marge: Opinion des anciens hommes d'État de l'Empire, Cambacérès, -de Bassano, Molé, etc.] - -[En marge: Brochures, journaux, plans de tout genre adressés à -Napoléon.] - -Quant aux hommes d'État de l'Empire, pour la plupart anciens -révolutionnaires dégoûtés de la liberté, ou anciens royalistes -rattachés à Napoléon par le prestige de la force et de la gloire, -ayant contracté sous lui la douce habitude de l'autorité non -contestée, ils se sentaient peu de goût et peu de confiance pour les -essais de liberté qu'on allait tenter. L'archichancelier Cambacérès, -avec son sens pratique, reconnaissait néanmoins qu'on ne pouvait pas -faire autrement; mais servant par pure obéissance depuis le 20 mars, -il bornait sa coopération à l'administration de la justice. MM. -Mollien, de Gaëte, Decrès, avaient repris avec leurs fonctions l'usage -de laisser Napoléon résoudre lui seul les grandes difficultés. M. de -Bassano approuvait Napoléon selon sa coutume, mais sans avoir dans le -résultat sa confiance accoutumée. M. Molé répugnait à la fois aux -hommes et aux choses du jour, et affichait des doutes qui lui -permettaient de se tenir dans une demi-retraite, dans une -demi-adhésion. Il n'avait en effet accepté que l'administration peu -compromettante des ponts et chaussées. Mais en somme les plus vives -impulsions poussaient vers une monarchie constitutionnelle -très-libérale. On écrivait dans ce sens force brochures, force -articles de journaux, et on adressait même à Napoléon de nombreux -mémoires sur la future constitution, mémoires la plupart du temps -très-étranges, car en général les gens qui adressent à un prince des -plans qu'on ne leur demande pas, sont ou des intrigants cherchant à -produire leur personne, ou des extravagants cherchant à produire leurs -rêves. Napoléon parcourait ces _factums_, tantôt s'irritait, tantôt -riait de leur contenu, mais le plus souvent s'attristait d'un pareil -état des esprits à la veille d'une lutte sanglante contre l'Europe. -Son confident actuel était M. Lavallette. Il considérait tout autant -le vieux Cambacérès, aimait tout autant M. de Bassano, mais sa vive -pensée qui avait besoin de se répandre ne trouvait dans le premier -qu'un écho éteint, et dans le second qu'un écho monotone. Il -s'épanchait donc plus volontiers avec M. Lavallette, esprit fin, sûr, -indépendant, conseillant sans jamais prendre les airs de la sagesse -méconnue lorsque ses conseils étaient repoussés. Napoléon -s'entretenait quelquefois avec lui une partie de la nuit, même après -avoir travaillé toute la journée. - -[En marge: Sentiments que lui inspire cet état des esprits.] - -En lisant certains avis donnés avec le ton de l'exigence et -quelquefois même de la menace, il s'emportait, parcourait d'un pas -rapide les salons de l'Élysée, et s'écriait qu'après tout la France ne -connaissait aucun de ces tribuns, qu'elle ne connaissait que lui, -n'avait confiance qu'en lui, et que s'il laissait faire, l'armée et -le peuple auraient bientôt écrasé les royalistes et fermé la bouche -aux chicaneurs. Puis avant que M. Lavallette lui eût montré -l'indignité d'un tel rôle, il revenait, se bornait à sourire des -extravagances étalées sur sa table, et comparant la France de 1800 qui -le suppliait de la débarrasser des _bavards_, avec la France de 1815 -qui réclamait une liberté sans limites, il demandait si tout cela -était bien sérieux, et si des voeux si changeants attestaient un -besoin réel et une conviction profonde. À cela, M. Lavallette -répliquait avec raison qu'il ne fallait tenir compte ni des esprits, -ni des temps extrêmes, mais qu'en prenant la France dans sa -disposition la plus habituelle on la trouverait voulant avec -persévérance une liberté tempérée, qui la garantît à la fois des -égarements d'un homme et des désordres de la multitude; que la -question pour elle avait toujours consisté dans la mesure, non dans le -fond des choses, et que si on y regardait bien on reconnaîtrait que -depuis 1789 elle avait exactement voulu ce qu'elle voulait -aujourd'hui. Napoléon se rendait à ces sages observations, mais alors -il s'affligeait de la diversité, de la confusion des idées du temps -présent, et s'en affligeait à cause de la crise militaire qu'on allait -traverser, se demandant si avec la maladresse, hélas! trop visible, -des amis de la liberté on pourrait faire face à la lutte effroyable -qu'on aurait bientôt à soutenir.--Faire, disait-il, un premier essai -de liberté au bruit du canon! et quel bruit! jamais on n'en aura -entendu un pareil!...--Quoi qu'il en soit il ne songeait pas le moins -du monde à résister aux amis de la liberté, car pour lui il n'y avait -pas de milieu, il fallait qu'il fût avec eux ou avec les royalistes: -or comme il ne pouvait s'appuyer sur les derniers, il fallait bien -qu'il s'appuyât sur les premiers. Du reste, de même qu'à la guerre il -devenait doux, calme, en présence du danger, il montrait dans cette -nouvelle situation une douceur singulière, ne manifestait aucune -impatience, s'efforçait de ramener à la raison ceux qui s'en -écartaient, et au fond était beaucoup moins soucieux de la part de -pouvoir qu'on lui laisserait, que des moyens qu'on lui accorderait -pour combattre et vaincre l'ennemi extérieur. - -[En marge: Hasard qui met M. Benjamin Constant à la disposition de -Napoléon.] - -[En marge: Napoléon, au lieu de faire arrêter M. Benjamin Constant, -lui adresse l'invitation de se rendre auprès de lui.] - -Nous avons dit sa secrète pensée: c'était de ne pas se mettre sur les -bras une assemblée constituante, bien que ce fût un moyen assuré de -tuer la liberté par le ridicule qui résulterait de la confusion des -idées, mais de s'entourer de quelques hommes capables, de rédiger avec -eux une constitution qui ne laissât rien à désirer aux vrais libéraux, -de la promulguer solennellement, puis de courir à l'ennemi, et de ne -convoquer les nouvelles Chambres qu'après avoir mis les armées -coalisées à une suffisante distance de la capitale. En fait d'hommes -capables de rédiger une constitution, le hasard en plaça un sous sa -main qui était le mieux choisi quoique le moins prévu dans la -circonstance. L'écrivain fougueux qui le 19 mars avait dénoncé -Napoléon à la France comme une calamité, et avait pris au nom des amis -de la liberté l'engagement de ne jamais se rattacher à lui, M. -Benjamin Constant, était demeuré caché à Paris, ainsi que nous venons -de le dire, cherchant moins à se procurer le moyen de s'évader qu'à -s'enquérir s'il y aurait sûreté à rester. On s'était adressé au -général Sébastiani, esprit indulgent comme tout esprit politique, et -avec la confiance qu'il n'y avait aucun danger à lui livrer le secret -de M. Benjamin Constant. Dès qu'il fut informé de la présence de ce -personnage à Paris, le général se rendit chez l'Empereur, et lui -annonça que M. Benjamin Constant était en France et à sa -discrétion.--Ah, vous le tenez! s'écria Napoléon, comme s'il eût été -heureux de pouvoir exercer une vengeance ardemment désirée.--Le -général surpris allait presque s'alarmer, mais Napoléon ne lui en -laissa pas le temps.--Soyez tranquille, lui dit-il, je ne veux -faire aucun mal à votre protégé; envoyez-le-moi, et il sera -content.--Napoléon avait entrevu sur-le-champ qu'il pouvait en cette -occasion donner une preuve éclatante de générosité, conquérir la -première plume de l'époque, et trouver le rédacteur le plus autorisé -de sa future constitution, en pardonnant et en élevant à un poste -considérable le plus injurieux de ses adversaires: et à peine avait-il -entrevu la chose comme possible, qu'il l'avait résolue. On se -demandera s'il n'entrait pas dans cette conduite plus de mépris des -hommes que de vraie générosité, et on appréciera mal le sentiment qui -l'animait. Ce sentiment n'était autre que la clémence tant vantée de -César, c'est-à-dire une connaissance approfondie des hommes, un -discernement très-fin du peu de solidité de leurs passions, une grande -facilité d'humeur à leur égard, et un grand art de les ramener en les -séduisant. Quoi qu'il en soit, Napoléon fit adresser à M. Benjamin -Constant par le chambellan de service, l'invitation la plus polie de -se rendre auprès de lui. - -[En marge: M. Benjamin Constant répond à l'invitation qui lui est -adressée.] - -Aujourd'hui que quarante années de discussion publique nous ont -enseigné la pratique (très-momentanément oubliée, je l'espère) des -institutions libres, et par suite le respect de nous-mêmes, bien peu -de personnes répondraient à une telle invitation, ou bien elles -iraient demander respectueusement au souverain la permission de -conserver leur dignité, en restant étrangères à un gouvernement -qu'elles auraient violemment combattu. M. Benjamin Constant, mécontent -des Bourbons qui avaient si mal répondu à la bonne volonté des -constitutionnels, tout plein des assurances libérales données par -Napoléon, convaincu aussi de la nécessité de se rattacher au seul -homme qui pût sauver la France de l'invasion, déféra sans hésiter à -l'invitation qu'il avait reçue. - -[En marge: Attitude de Napoléon devant M. Benjamin Constant.] - -Napoléon avait bien des attitudes à prendre devant cet homme de tant -d'esprit, qui à cette heure était à sa merci. Il aurait pu être ou -caressant ou dur, et dans les deux cas il eût manqué de convenance. Il -fut simple, poli et plein de franchise. - -[En marge: Franchise de ses explications.] - -Ne s'occupant en rien du passé, il ne parla que de l'oeuvre pour -laquelle M. Benjamin Constant était appelé. Il lui dit qu'ayant promis -à la France une constitution libérale, il la voulait donner, et la -donner telle qu'elle convenait, sans les restrictions d'un pouvoir -timide, ou les complaisances calculées d'un pouvoir astucieux, -accordant tout d'abord plus qu'il ne fallait pour avoir le droit de -tout retirer ensuite; que les esprits étaient fort animés sur ce -sujet, et naturellement peu raisonnables; qu'il n'était pas sûr que ce -fût leur dernier mot, car ils avaient bien varié depuis 1800, époque -où ils ne voulaient aucune liberté, tandis que maintenant ils les -réclamaient toutes; qu'il ne fallait pas du reste s'y tromper, que les -voeux pour une constitution libre étaient les voeux d'une minorité; -que les masses populaires ne voulaient que lui Napoléon, et lui -demandaient uniquement de les délivrer des nobles, des prêtres et de -l'étranger; mais qu'il entendait tenir grand compte des voeux des -hommes éclairés, et se montrer aussi éclairé qu'eux; qu'il avait donc -la ferme résolution d'accorder la monarchie constitutionnelle; qu'il -n'y en avait qu'une, il le savait, laquelle consistait dans des -ministres responsables, obligés de discuter au sein de Chambres les -affaires du pays, et dans une liberté complète de la presse, sans -aucune censure préalable; que sur ce dernier point notamment il était -convaincu; que vouloir enchaîner la presse était puéril; qu'il n'y -aurait par conséquent aucune difficulté de fond avec lui, et qu'il -s'agirait uniquement de trouver la forme convenable sans l'humilier; -que l'on pouvait sans doute se demander s'il s'accommoderait à la -longue des entraves au-devant desquelles il allait; que la défiance à -cet égard était permise, qu'il ne s'en offensait point, mais qu'il -était très-préparé à subir les désagréments du régime constitutionnel, -et qu'en tout cas il espérait qu'on le ménagerait; qu'autrefois il -avait eu de vastes desseins, que pour de tels desseins le gouvernement -constitutionnel eût été un obstacle, mais qu'un seul intérêt le -préoccupait désormais, c'était de résister à l'ennemi extérieur; que -la lutte serait terrible, il ne fallait pas se le dissimuler; qu'il -laissait parler de négociations, mais qu'en réalité on ne négociait -pas; qu'il fallait de toute nécessité se battre à outrance, et qu'on -ne lui en refuserait certainement pas les moyens; qu'après avoir -rejeté l'ennemi hors du territoire, il se hâterait de conclure la -paix; qu'alors, lorsqu'il s'agirait simplement d'administrer le pays, -le concours éclairé de ses représentants, fussent-ils un peu -tracassiers, ne lui déplairait pas; qu'on n'avait point à quarante-six -ans le caractère qu'on avait eu à vingt-six; qu'il se sentait changé, -qu'en tout cas le gouvernement, partagé mais fortement appuyé, d'une -monarchie libérale, conviendrait beaucoup mieux à son fils; qu'il -travaillait pour ce fils bien plus que pour lui-même; que par -conséquent il ne pouvait y avoir entre lui et les amis éclairés de la -liberté aucun dissentiment sérieux; que la question consistait tout -entière dans la forme à trouver, et qu'on respecterait, il l'espérait -bien, sa dignité et sa gloire, qui étaient celles de la France. - -[En marge: Napoléon livre à M. Benjamin Constant tous les plans qu'on -lui a envoyés, et le charge de rédiger une constitution.] - -Ces paroles prononcées d'un ton calme, ferme, convaincu, et à l'ombre -de tant de lauriers, saisirent vivement l'imagination impressionnable -de M. Benjamin Constant, le persuadèrent complétement ou à peu près, -et il remercia le sort qui l'avait rendu prisonnier d'un tel -vainqueur. Napoléon lui livra ensuite un amas de projets de -constitution, les uns signés, les autres anonymes. Jusque-là poli mais -sérieux, il se dérida tout à coup en prenant en main certains de ces -projets, dont il énonçait le sens, puis l'auteur.--En voici un d'un -républicain, disait-il; en voici un autre d'un monarchiste à la façon -de Mounier; en voici un troisième d'un royaliste pur...--Puis exposant -le contenu, Napoléon souriait du contraste des idées avec le nom des -auteurs, car les républicains ne proposaient souvent que le -despotisme, et les royalistes l'anarchie.--Faites de tout cela ce que -vous voudrez, ajouta-t-il, arrêtez vos idées, qui sans doute le sont -déjà, trouvez une forme, et venez me revoir, nous n'aurons pas de -peine à nous mettre d'accord.--Napoléon congédia ensuite M. Benjamin -Constant, sans l'avoir ni caressé ni maltraité, mais en l'ayant dominé -par la simplicité, le charme et la fermeté de son esprit, devant -lequel toute question se présentait non pas comme à résoudre, mais -comme résolue. - -[En marge: M. Benjamin Constant accepte la mission qui lui est -donnée.] - -M. Benjamin Constant était l'homme du temps qui, outre son talent -d'écrire, clair, piquant, incisif, possédait le mieux la théorie de la -monarchie constitutionnelle. Il ne lui manquait que d'avoir appris par -l'expérience où résident les points essentiels de ce mécanisme, et -bien qu'il fût plus près de les connaître qu'aucun de ses -contemporains, il ne savait pas encore avec la dernière précision à -quoi il fallait tenir essentiellement, et en quoi il était permis de -se montrer facile. Mais il n'avait dans l'esprit aucune des erreurs -régnantes, et ayant été le publiciste employé par le parti libéral -contre la première Restauration, il avait un crédit, comme rédacteur -de constitution, dont nul autre en France n'aurait pu se prévaloir. - -[En marge: Fréquentes entrevues avec Napoléon, et accord complet avec -lui.] - -[En marge: Facilité à concéder la liberté de la presse.] - -Ses idées étant arrêtées, son travail ne pouvait être bien long, du -moins sous le rapport de la conception, et il revint bientôt auprès de -Napoléon. Il le trouva aussi naturel, mais plus accueillant encore, le -rapprochement entre ces deux hommes devenant à chaque entrevue non pas -plus facile, mais plus séant. Cette fois l'entretien roula sur les -détails de la constitution future, et sur aucun point il ne se révéla -de désaccord entre les deux interlocuteurs. Napoléon admit sans -contestation que la presse quotidienne devait être exempte de toute -censure préalable, et relever dans ses écarts des tribunaux seuls. -C'était accorder d'un coup les points les plus contestés en cette -matière. Sur ce sujet Napoléon était, avons-nous dit, pleinement -converti par son expérience antérieure. Quant aux deux Chambres, à -l'obligation pour les ministres de s'y rendre, d'y justifier leurs -actes, M. Benjamin Constant ne rencontra pas plus de difficulté de la -part de Napoléon, ce qui était accepter le partage du gouvernement -avec elles, et plus que le partage, car si dans ce système le monarque -se réserve l'action il laisse aux Chambres la direction, et ce n'est -là du reste qu'obéir à la nécessité des choses. En effet on veut en -vain gouverner en dehors des vrais sentiments d'une nation, en dehors -de ses idées dominantes: si on l'essaye quelques jours, on est bientôt -forcé d'y renoncer. Le mieux dès lors est de subir de bonne grâce ce -qu'on ne peut empêcher, et d'accepter le moyen le plus direct -d'introduire la pensée de la nation dans le gouvernement, ce qui -revient à faire dépendre les ministres du vote des Chambres dans tous -leurs actes. - -[En marge: Attributions des Chambres.] - -Napoléon concéda en outre que les Chambres amenderaient les lois à -leur gré, sauf le droit pour le gouvernement de ne pas sanctionner les -lois ainsi amendées; qu'elles pourraient non pas _supplier_, comme -dans la Charte de Louis XVIII, mais _inviter_ le gouvernement à -présenter certaines lois désirées par l'opinion publique, et en -indiquer les dispositions, à condition toutefois que l'invitation ne -serait présentée à l'Empereur que lorsque les deux Chambres seraient -d'accord. La Chambre des députés dut avoir le privilége d'être saisie -la première des propositions d'impôt; la Chambre des pairs dut avoir -le privilége de la haute juridiction d'État sur les ministres, sur les -chefs militaires, sur tous les hommes revêtus d'un grand pouvoir. -C'était donc la monarchie constitutionnelle tout entière, et sans une -seule réserve. Restait la composition des Chambres. - -[En marge: Leur composition.] - -Pour la Chambre des députés, la moindre en dignité, la plus forte en -influence, Napoléon admit sans contestation l'élection directe. Si on -avait eu le temps, on aurait pu rédiger une loi électorale, qui eût -indiqué tout de suite la catégorie de citoyens investie du droit de -nommer les députés. La matière était nouvelle et grave, et il était -difficile, dans l'état des connaissances acquises, de se fixer sur les -questions qu'elle soulèverait. On imagina de se servir du système -existant en y apportant quelques modifications. C'était le système de -Sieyès, lequel consistait à faire désigner par l'universalité des -citoyens environ cent mille électeurs à vie, répartis en deux classes -de colléges, colléges d'arrondissement, colléges de département. Il -avait l'avantage apparent d'associer tous les citoyens à l'élection, -mais le vice profond, inhérent au suffrage universel, d'être -illusoire, car ce qu'il y a de sérieux dans l'intervention du pays, -est d'appeler à voter non pas la totalité des citoyens, mais la -portion réellement éclairée et capable d'avoir un avis. Cependant les -cent mille électeurs alors inscrits sur les listes offraient un -échantillon de la nation suffisant pour avoir sa vraie pensée. On -renonça à la combinaison subtile de faire présenter des candidats par -les colléges d'arrondissement aux colléges de département, et par les -colléges de département au Sénat, ce qui n'était qu'une manière de -faire expirer la véritable opinion du pays, non pas précisément entre -deux guichets, mais entre deux scrutins. Napoléon concéda que les -colléges d'arrondissement nommeraient directement 300 députés, et les -colléges de département à peu près autant, et toujours directement, ce -qui devait procurer une assemblée presque égale en nombre à la Chambre -des communes d'Angleterre. M. Benjamin Constant accepta ces bases, -lesquelles constituaient une immense amélioration, car même sous la -Charte de 1814 on n'avait eu que l'ancien Corps législatif, qui était -nommé par le Sénat sur des listes de candidats dressées par les -colléges électoraux. Napoléon admit ce que l'expérience a consacré -depuis comme seule combinaison raisonnable, le renouvellement intégral -de la seconde Chambre tous les cinq ans. - -[En marge: Constitution de la Chambre haute.] - -Quant à la composition de la première Chambre, il y eut plus de -difficulté entre Napoléon et M. Benjamin Constant, non que l'un voulût -concéder moins, et l'autre obtenir plus, mais parce que le sujet -lui-même soulevait les doutes les plus graves. - -[En marge: M. Benjamin Constant incline vers l'hérédité; Napoléon en -est d'avis, mais craint l'effet qu'elle produira sur les esprits.] - -M. Benjamin Constant, sans être absolument fixé, inclinait vers une -pairie héréditaire. Il regardait cette institution comme celle qui, -dans la composition d'une Chambre haute, offrait le plus heureux -mélange de gravité et d'indépendance d'esprit. Napoléon, en étant de -cet avis plus que M. Benjamin Constant lui-même, répugnait cependant à -introduire l'hérédité dans la nouvelle constitution. Avec son langage -si net et si heureusement figuré, Il faut, disait-il, une -aristocratie, et il la faut surtout dans un État libre, où la -démocratie a toujours une influence prépondérante. Un gouvernement qui -essaye de se mouvoir dans un seul élément, est comme un ballon dans -les airs, inévitablement emporté dans la direction où soufflent les -vents. Au contraire, celui qui est placé entre deux éléments, et peut -se servir de l'un ou de l'autre à son gré, n'est point asservi. Il est -comme un vaisseau qui est porté sur les flots, et qui n'use des vents -que pour marcher. Le vent le pousse, mais ne le domine pas.--On ne -pouvait rendre sous une forme plus ingénieuse une pensée plus -profonde. Mais tout en pensant de la sorte, Napoléon craignait, dans -l'état des choses, de ne pouvoir se servir utilement de ce qu'il y -avait d'aristocratie en France.--L'ancienne noblesse est contre moi, -disait-il, et la nouvelle est bien nouvelle. Tout cela ne ressemble -pas à l'aristocratie anglaise, née avec la constitution anglaise, -ayant contribué à la donner au pays, et n'ayant pas cessé de la -pratiquer... D'ailleurs, ajoutait-il, nous avons un peuple plein de -préventions contre la noblesse héréditaire. Ce qui l'anime le plus en -ce moment, ce qui le fait courir au-devant de moi, c'est la haine des -nobles et des prêtres, et si vous lui présentez la pairie héréditaire -vous lui ferez jeter les hauts cris, sans être bien assuré d'avoir -créé une véritable aristocratie avec une Chambre des pairs qui pour -assez longtemps sera composée de chambellans et de généraux...-- - -[En marge: Ajournement de la question.] - -En présence de ces motifs divers Napoléon était profondément perplexe, -car si l'hérédité de la pairie était conforme à ses convictions, il en -craignait l'effet sur l'esprit ombrageux des libéraux français. - -[En marge: Difficulté relative à l'abolition de la confiscation.] - -[En marge: Motifs de Napoléon pour vouloir qu'on ne mentionne pas -l'abolition de la confiscation.] - -Quant aux garanties générales, telles que l'inamovibilité de la -magistrature, la liberté individuelle, la liberté des cultes, etc., il -les admettait sans contestation, et se bornait à demander une -rédaction claire, précise, ne prêtant point à l'équivoque. Il n'y eut -qu'une de ces garanties qu'il contesta, et même avec beaucoup de -vivacité, ce fut l'abolition de la confiscation. Il ne voulait pas, -bien entendu, stipuler le contraire; il désirait le silence.--Je ne -songe, dit-il, à prendre le bien de personne, et ne veux en rien -imiter la Convention nationale. Mais on me prépare une nouvelle -émigration. Si la guerre se prolonge vous allez avoir un soulèvement -en Vendée. Qu'elle se prolonge ou non, vous aurez des rassemblements -sur nos frontières comme ceux de Coblentz. Déjà il s'en forme un à -Gand, où figurent des hommes que j'ai comblés d'honneurs et de -richesses. Ce rassemblement grandira tous les jours, et si je n'ai pas -terminé la lutte en trois mois, il s'organisera là un gouvernement -dont les ordres seront par certaines classes de Français mieux obéis -que les miens. Ne croyez pas que je veuille faire tomber la tête ou -prendre la fortune de qui que ce soit. Mais je ne puis rester désarmé, -et si je n'ai pas dans les mains des moyens d'intimidation, je ne -saurai comment me défendre contre ce gouvernement extérieur, reconnu -et obéi au dedans. Actuellement j'ai à Besançon, j'ai à Marseille -d'anciens préfets de Louis XVIII qui donnent des ordres secrets. Je -vais les expulser, mais ils se tiendront à la frontière, et feront là -autant de mal qu'à l'intérieur même. Il faut que je puisse contenir -les ennemis résolus, et ramener les irrésolus. Soyez sûr qu'avec la -faculté de séquestrer les biens, sans les confisquer, j'agirai même -sur Talleyrand. Du reste, à la paix, je rétablirai cette garantie qui -est indispensable, je le reconnais; jusque-là je désire qu'on -s'abstienne d'en parler.-- - -[En marge: Prétextes que les royalistes fournissaient à Napoléon pour -soutenir son thème.] - -Cette mauvaise disposition fut la seule que Napoléon laissa percer -dans le travail de la nouvelle constitution, mais il se montra -obstinément attaché à ce qu'il demandait. Il avait tort sans doute de -vouloir se réserver une portion quelconque de pouvoir arbitraire, car -quelques moyens d'intimidation de plus ou de moins ne pouvaient ni le -sauver ni le perdre, et c'était uniquement sur le champ de bataille -que son sort devait se décider. Mais il faut reconnaître, pour être -entièrement vrai, que les royalistes se conduisaient de manière à -excuser la mauvaise pensée de Napoléon. D'abord épouvantés, ils -s'étaient tenus paisibles: rassurés bientôt en voyant la liberté -laissée à tous les partis de parler, d'écrire, de se mouvoir, ils en -profitaient largement, allaient, venaient publiquement de Paris dans -la Vendée, de Paris à Gand, préparant évidemment la guerre civile en -Vendée, et des mouvements royalistes au sein de la capitale. Pour le -moment il n'y avait pas à s'en inquiéter, mais si l'ennemi arrivait -sous les murs de Paris, le danger pouvait devenir sérieux, et on -comprend, tout en désapprouvant Napoléon, qu'un homme d'action, -habitué à ne pas s'arrêter devant les obstacles, placé en outre dans -un temps bien voisin encore des doctrines révolutionnaires, demandât -des moyens d'intimidation sans même vouloir en user. - -[En marge: Ajournement de cette difficulté.] - -[En marge: Question grave au sujet du titre à donner à la nouvelle -Constitution.] - -[En marge: Idées sur l'origine des constitutions.] - -M. Benjamin Constant ajourna cette contestation, bien résolu -d'ailleurs à y revenir. Il y avait une dernière question, toute de -forme, et sur laquelle Napoléon paraissait encore plus irrévocablement -fixé, s'il était possible, c'était le titre et le mode de présentation -du nouvel acte constitutionnel. Il voulait octroyer cette nouvelle -Charte comme Louis XVIII avait octroyé la sienne, mais en sauvant les -apparences, et en cette matière les apparences sont beaucoup, car -elles emportent la reconnaissance ou la négation du droit.--J'ai -reconnu, disait-il, la souveraineté nationale, et ce n'est pas une -grande faveur que je lui ai faite, car en réalité la nation est -souveraine, et il n'y a de souverain durable que celui dont elle veut. -Ainsi je ne prétends pas, à l'exemple de Louis XVIII, me présenter -comme tirant de mon droit seul la constitution que je vais donner à la -France; mais si je ne prétends pas la tirer de mon droit, je veux la -tirer de mon bon sens, la faire la meilleure possible, et à cet égard -vous et moi nous valons mieux qu'une assemblée qui n'en finirait pas, -et qui bouleverserait peut-être le pays sans aboutir à aucun résultat. -L'oeuvre une fois terminée, et le mieux que nous pourrons, je -l'offrirai à l'acceptation nationale, suivant le mode adopté pour les -anciennes constitutions impériales, celui de l'inscription des votes -sur des registres ouverts dans les mairies. On dira que ce mode est -illusoire; j'en conviens. Il n'est pas plus illusoire cependant que la -convocation d'assemblées primaires, qui offrirait un mode plus -compliqué mais pas beaucoup plus sérieux. En ce genre, l'essentiel est -de faire bien, et quant à la forme, pourvu qu'elle n'emporte pas la -négation du fond, la plus simple est celle qu'il faut préférer. La -véritable acceptation du peuple c'est la durée, qui est son -assentiment éclairé, donné par lui après l'expérience faite d'une -constitution.-- - -[En marge: M. Benjamin Constant aurait voulu que la nouvelle -Constitution ne se rattachât point à l'ancien Empire.] - -[En marge: Napoléon veut au contraire rattacher le présent au passé.] - -M. Benjamin Constant n'était nullement disposé à contester ces idées, -car il était d'avis lui aussi d'éviter, soit une assemblée -constituante qui aurait travaillé une année sans rien produire, soit -des assemblées primaires qui auraient pu amener une confusion -désastreuse, et d'employer la forme d'acceptation la plus abrégée, -pourvu qu'elle emportât la reconnaissance expresse de la souveraineté -nationale. Toutefois il aurait souhaité que la nouvelle constitution -se distinguât des anciennes constitutions impériales non-seulement par -le fond (c'était accordé), mais par la forme; qu'elle s'en distinguât -surtout par le titre, afin d'inspirer confiance, et de ne pas -l'exposer à être confondue avec les anciens sénatus-consultes, qui, -une fois sortis du cerveau de Napoléon, étaient aussitôt convertis en -lois fondamentales de l'État par la servilité du Sénat. En conséquence -il disait que sans être dupe des hypocrisies de forme, il fallait, par -un moyen ou par un autre, conjurer la défiance générale, et pour cela -donner à la constitution actuelle un caractère nouveau, et qui la -distinguât tout à fait des précédentes.--Non, non, répondait Napoléon, -on veut m'ôter mon passé, faire de moi ce que je ne suis pas, un autre -homme, effacer ainsi quinze ans de règne, effacer ma gloire, effacer -celle de la France, comme si tout était mauvais dans ce premier -règne!... Je n'y consentirai pas. Je puis bien céder à l'expérience, -et surtout aux circonstances qui n'admettent plus la dictature dont -j'ai joui, mais je n'entends pas me laisser humilier. D'ailleurs, -croyez-moi, la France veut son vieil empereur, un peu changé sans -doute, mais lui et pas un autre...-- - -Sur ce point Napoléon se montra inébranlable, car il voyait dans une -forme absolument nouvelle une intention de l'humilier en lui imposant -le désaveu de tout son passé. Il fallut donc considérer la -constitution à laquelle on travaillait comme une simple modification -des anciennes, et nullement comme un ordre de choses entièrement -distinct du précédent. En cela Napoléon était pour ce qu'il appelait -sa gloire, aussi opiniâtre et aussi susceptible que Louis XVIII pour -ce qu'il appelait son droit. C'était une faute grave, car la -constitution de 1815 était totalement différente de celles de 1802 et -de 1804; et tandis qu'en général on veut paraître donner plus qu'on ne -donne, il s'exposait cette fois à paraître donner moins qu'il ne -donnait en réalité: calcul détestable, et triste fruit de l'orgueil! -Il eût mieux valu cent fois, dans l'état des esprits, promettre plus -qu'on ne faisait, que de faire plus qu'on ne promettait. - -[En marge: La nouvelle Constitution intitulée _Acte additionnel aux -constitutions de l'Empire_.] - -[En marge: L'hérédité de la pairie définitivement adoptée.] - -De cette contestation il résulta le nouveau titre, si malheureusement -célèbre, d'_Acte additionnel aux constitutions de l'Empire_, titre qui -devait tendre à persuader au public qu'on n'apportait qu'une -modification, tandis qu'en réalité on apportait un changement radical -à l'ancien état de choses. M. Constant enchanté d'avoir obtenu le fond -céda sur la forme, à laquelle il avait lui-même le tort, naturel à un -esprit philosophique, de ne pas attacher assez d'importance. Il prit -la plume et rédigea en termes simples, clairs, élégants, la -constitution la meilleure et la mieux écrite qui ait été accordée à la -France dans la longue série de ses révolutions. Il vit, revit -l'Empereur, et se mit d'accord avec lui sur tous les points, même sur -celui de la pairie héréditaire. Quant à ce dernier, Napoléon après -avoir résisté par les motifs que nous avons exposés, après avoir -répété qu'on courait risque de frapper la nouvelle oeuvre d'une -impopularité fâcheuse en y introduisant l'hérédité, parut se raviser -cependant à l'égard d'une raison qui l'avait fort préoccupé, c'était -la difficulté d'utiliser l'aristocratie dans l'état présent de la -France. Il dit qu'après deux ou trois batailles gagnées, s'il les -gagnait, après la paix conclue, s'il parvenait à la conclure, -l'ancienne noblesse reviendrait probablement à lui comme elle l'avait -déjà fait, et que la pairie héréditaire serait pour elle un appât -beaucoup plus puissant que le Sénat; qu'il aurait donc ainsi le moyen -de la rallier, et que les deux noblesses, ancienne et nouvelle, -fondues l'une avec l'autre, finiraient peut-être par composer un corps -aristocratique assez imposant. Il se rendit donc sur l'hérédité de la -pairie, mais persista obstinément à garder le silence sur l'article de -la confiscation. - -[En marge: L'Acte additionnel envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin -Constant nommé membre de ce conseil pour y défendre son oeuvre.] - -[En marge: Examen du nouvel acte constitutionnel par le Conseil -d'État.] - -[En marge: Article général ajouté.] - -La nouvelle constitution avait été assez promptement terminée, une -seule question divisant ses auteurs, et la plume du rédacteur étant -fort exercée: mais il fallait la faire sortir de ce mystère, et lui -donner l'appui d'une autorité considérable. On s'en entretenait déjà -dans le public, on parlait des conférences secrètes dont elle était -l'objet, et la jalousie n'avait pas manqué de naître, soit au sein du -Conseil d'État, soit chez certains révolutionnaires qui avaient mis la -main à nos diverses constitutions, et qui se voyaient avec peine -frustrés de toute participation à celle-ci. Il était temps de la -soumettre au Conseil d'État, et pour que M. Benjamin Constant pût -soutenir son oeuvre[11], il fallait qu'il eût droit de siéger dans ce -conseil. Il y avait là un prétexte fort naturel de le nommer -conseiller d'État, et Napoléon par une voie simple et adroitement -choisie, eut la satisfaction de conquérir son ennemi naguère le plus -violent, tandis que cet ennemi eut de son côté la satisfaction d'être -conquis d'une manière plausible et presque avouable. Aujourd'hui on -est beaucoup plus étonné qu'on ne le fut alors de ce brusque -ralliement. On avait assisté à de si étranges revirements en 1814, les -moeurs politiques étaient si peu formées, qu'on le remarqua sans en -être cependant ni très-surpris, ni très-indigné. M. Benjamin Constant -fut donc nommé conseiller d'État, afin de pouvoir travailler -officiellement à la Constitution. Quelques personnages tels que le -prince Cambacérès, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulay de la -Meurthe et les présidents des diverses sections du Conseil d'État, -furent appelés à l'Élysée pour prendre part à des conférences -préalables, et il s'y éleva peu d'objections contre le nouveau -travail, qui, sauf le titre, sauf le silence gardé sur la -confiscation, ne pouvait en soulever de sérieuses. Cependant on fit -quelques remaniements de rédaction, et on inséra un article nouveau, -assez inutile, mais répondant à toutes les passions du temps. En effet -pour les bonapartistes la dynastie, pour les acquéreurs de biens -nationaux les ventes dites nationales, pour les paysans l'abolition -des dîmes et des droits féodaux, pour les révolutionnaires de diverses -nuances la condamnation irrévocable de l'ancien régime, étaient des -objets sacrés passant avant tous les autres. On inséra donc un article -final portant le numéro 67, lequel disait que le peuple français, en -déléguant ses pouvoirs aux autorités instituées par la nouvelle -constitution, ne leur conférait cependant pas le droit de proposer le -rétablissement des Bourbons (la dynastie impériale fût-elle éteinte), -le droit de rétablir l'ancienne noblesse féodale, les priviléges -seigneuriaux, les dîmes, les priviléges de culte, le droit surtout de -porter atteinte à l'irrévocabilité de la vente des biens nationaux, et -interdisait formellement à quelque individu que ce fût toute -proposition de ce genre. Cet article avait une seule valeur, c'était -de ranger les objets essentiels dans une catégorie à part, et de leur -donner une espèce de caractère sacré, tant que la Constitution, il est -vrai, resterait sacrée elle-même. - -[Note 11: M. Benjamin Constant, en avouant, dans ses Lettres sur les -Cent Jours, la grande part qu'il eut à l'Acte additionnel, n'a pas -avoué qu'il en fût le rédacteur. Il est pourtant certain que l'Acte -additionnel fut entièrement rédigé de sa main, et que, sauf quelques -articles modifiés, l'ouvrage entier fut de lui. Il est d'ailleurs -facile de reconnaître à l'unité, à la précision, à la simplicité -élégante du langage, qu'il n'y eut qu'une plume, et que cette plume -était la meilleure du temps. Celle de Napoléon, qui était la plus -grande, était plus dogmatique et plus nerveuse.] - -Le nouvel acte fut ensuite porté au Conseil d'État. On ne fit presque -aucune objection en séance générale; mais dans les conversations -particulières qui s'établirent, on critiqua le titre d'_Acte -additionnel aux constitutions de l'Empire_, qui le distinguait trop -peu des constitutions passées, et le laissait exposé à ces faciles -changements qui s'opéraient jadis au moyen d'un sénatus-consulte -toujours adopté par le Sénat à la presque unanimité, et toujours -sanctionné dans les mairies par quelques millions de _oui_ contre -quelques milliers de _non_. Tout le monde aussi releva le silence -gardé sur la confiscation, et en parut alarmé. La remarque fort simple -que la Charte de 1814 prononçait l'abolition de la confiscation, et -qu'on serait justement scandalisé de ne pas la retrouver dans l'Acte -additionnel, cette remarque fut faite universellement, même en séance -générale, et on pressa vivement les présidents de section, en -particulier M. Benjamin Constant, d'insister auprès de l'Empereur pour -qu'il consentît à remplir une lacune si regrettable, et destinée à -être si mal interprétée. - -[En marge: Dernière conférence, où la confiscation donne lieu à une -scène fort vive.] - -[En marge: Paroles de Napoléon.] - -[En marge: L'abolition de la confiscation n'est pas mentionnée.] - -Le 21 avril au soir il y eut une dernière conférence à l'Élysée, et la -rédaction fut définitivement arrêtée. Le mandat donné aux divers -collaborateurs du nouvel acte constitutionnel fut fidèlement exécuté, -et on supplia Napoléon de combler la lacune relative à la -confiscation. On fit naturellement valoir auprès de lui l'article de -la Charte de 1814 qui abolissait cette peine barbare. Napoléon -répondit que cet article n'était de la part des Bourbons qu'une -véritable hypocrisie. Leur empressement à supprimer nominalement la -confiscation n'avait eu, disait-il, d'autre cause que l'intention de -flétrir l'origine des biens nationaux, confisqués sur les nobles et -les prêtres. Mais leur respect pour la propriété était feint, car ils -n'avaient rien négligé pour dépouiller les nouveaux acquéreurs de -leurs biens, directement ou indirectement. Il ne fallait donc pas se -laisser prendre à de faux semblants, et être dupes d'une disposition -menteuse. Quant à lui, il ne voulait en réalité prendre le bien de -personne, mais on lui ôterait en insistant le seul moyen qu'il eût -d'intimider le nouveau Coblentz.--Pourtant, comme sans nier ce qu'il -disait des Bourbons, on persistait à soutenir le principe de la -propriété, qui en lui-même était sacré, et qu'il était peu séant de -méconnaître dans un moment où l'on se piquait de proclamer les droits -des citoyens, jusque-là méconnus ou incomplétement reconnus, Napoléon -se leva les yeux enflammés, le geste menaçant, et parcourant d'un pas -rapide la pièce où l'on discutait, il dit qu'on l'entraînait dans une -voie qui n'était pas la sienne; qu'on donnait ainsi un dangereux -essor aux plus mauvaises doctrines du jour, qu'on les encourageait, -qu'on les excitait; que l'opinion se gâtait d'heure en heure, et -devenait détestable; que la France, la vraie France, cherchait _le -vieux bras de l'Empereur, et ne le trouvait plus_; qu'on allait le -livrer désarmé à toutes les factions; que le peuple et l'armée -abhorraient les émigrés, lui en voudraient de son indulgence envers -eux, et ne lui pardonneraient pas de leur laisser des richesses qui -allaient servir à solder la guerre étrangère; que si du reste le moyen -sortait un peu de la mansuétude du régime libéral, il fallait le -concéder aux circonstances; qu'on _voulait faire de lui un ange, qu'il -n'en était pas un_, et qu'il fallait le prendre tel quel, c'est-à-dire -pour un homme qui n'avait pas l'habitude de se laisser attaquer -impunément...--Après cette sortie, laquelle n'était que la répétition -de ce qu'on entendait dire tous les jours à certains hommes effrayés -du prétendu mouvement révolutionnaire, Napoléon se calma, mais sans -avoir permis d'insérer l'article relatif à l'abolition de la -confiscation, et en promettant solennellement de rétablir cet article -après la paix, comme font tous les pouvoirs qui s'engagent à renoncer -à l'arbitraire l'urgence passée, c'est-à-dire lorsque le mal est -irréparable pour leurs victimes et pour eux-mêmes. - -On se rendit devant la colère de Napoléon, et M. Benjamin Constant -comme les autres, car il était impatient de voir au _Moniteur_ une -oeuvre dont il était fier, et dont il aurait pu justement -s'enorgueillir sans cette omission. - -[En marge: Insertion au _Moniteur_, le 23 avril, de l'Acte -additionnel.] - -[En marge: Préambule de l'Acte additionnel.] - -Le dimanche 23 avril le _Moniteur_ publia la nouvelle constitution, -sous le titre d'ACTE ADDITIONNEL AUX CONSTITUTIONS DE L'EMPIRE. Le -préambule était fort adroit. Il rappelait qu'à diverses époques -l'Empereur, en profitant de l'expérience acquise, avait modifié les -constitutions précédentes, notamment en l'an VIII, en l'an X, en l'an -XII, mais toujours en renvoyant ces modifications au consentement du -peuple; que tout occupé alors d'établir un vaste système fédératif en -Europe (Napoléon appelait ainsi son projet de monarchie universelle), -il avait été obligé d'ajourner certaines dispositions nécessaires à la -liberté des citoyens; qu'amené aujourd'hui à renoncer à ce vaste -système fédératif, et à se vouer exclusivement au bonheur de la -France, il avait résolu de modifier les constitutions impériales, en -conservant du passé ce qu'il avait de bon, mais en empruntant aux -lumières du temps présent ce qui était propre à consacrer les droits -des citoyens, _en donnant au système représentatif toute son -extension, en combinant en un mot le plus haut point de liberté -politique avec la force nécessaire pour faire respecter par l'étranger -l'indépendance du peuple français et la dignité de la couronne_. - -[En marge: Dispositions principales.] - -D'après le dispositif l'Empereur était chargé du pouvoir exécutif, et -exerçait le pouvoir législatif en concurrence avec deux Chambres. De -ces deux Chambres l'une, celle des pairs, était héréditaire, et à la -nomination de l'Empereur, sans limite quant au nombre de ses membres; -l'autre, celle des représentants, était élective, renouvelable en -entier tous les cinq ans, et formée de 629 membres, élus directement -par les deux séries de colléges de département et d'arrondissement. -Toutefois, le commerce devait avoir 23 représentants spéciaux choisis -d'après un mode particulier. La Chambre des représentants nommait son -président, sauf l'approbation de l'Empereur. La Chambre des pairs -avait le privilége de la haute juridiction d'État sur les ministres, -les chefs militaires, etc.; la Chambre des représentants avait -l'initiative, la priorité des résolutions en matière de finances et de -levées d'hommes. Le budget devait être voté tous les ans. Les Chambres -pouvaient amender les lois, elles pouvaient même en proposer en vertu -de leur propre initiative, et celles-ci étaient envoyées à l'Empereur -si elles avaient réuni le vote favorable des deux branches de la -législature. Les ministres pouvaient être membres de l'une ou de -l'autre Chambre, avaient la faculté de s'y présenter s'ils ne -l'étaient pas, et étaient tenus de s'y rendre pour fournir sur leurs -actes toutes les explications qu'elles demanderaient. Ils étaient -responsables, et, en cas de mise en accusation, ils étaient accusés -par la Chambre des représentants, et jugés par la Chambre des pairs. -L'Empereur avait le droit de dissoudre la Chambre des représentants, à -la condition d'en réunir une nouvelle dans six mois au plus tard. La -magistrature était inamovible; les tribunaux militaires n'avaient de -juridiction que sur les délits militaires; les Français étaient libres -de leur personne, ne devaient être ni détenus ni exilés -arbitrairement, et ne relevaient que de leurs juges naturels. L'état -de siége ne pouvait être établi qu'en cas d'invasion de l'ennemi, ou -de troubles civils. Dans ce dernier cas il ne pouvait être établi que -par une loi, ou en l'absence des Chambres par un décret, qui devait -être converti en loi le plus tôt possible. Tout Français avait le -droit d'imprimer son opinion sans aucune censure préalable, à charge -d'en répondre devant la justice, comprenant toujours le jury pour les -délits de la presse. Le droit de pétition individuelle était garanti. -Les cultes étaient déclarés égaux et libres. Enfin la dynastie, les -biens nationaux, l'abrogation de la dîme et des anciens priviléges, -étaient, comme on l'a vu, placés sous une garantie spéciale, puisqu'il -était défendu aux membres des deux Chambres de faire aucune -proposition qui fût de nature à y porter atteinte. - -[En marge: Forme de l'acceptation.] - -Les dispositions des sénatus-consultes antérieurs, contraires au -nouvel acte, étaient annulées. Les autres étaient maintenues. Le -présent Acte additionnel devait être envoyé à l'acceptation du peuple -français qui serait admis au chef-lieu des mairies, chez les juges de -paix, notaires, etc., à voter par _oui_ ou _non_ sur des registres -ouverts à cet effet. Le recensement des votes devait être fait dans -l'assemblée du Champ de Mai, composée de tous les membres des colléges -électoraux qui voudraient se rendre à Paris. - -[En marge: L'Acte additionnel contenait la plus grande somme de -liberté qui ait jamais été donnée à la France.] - -Jamais la liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable, -n'avait été plus complétement accordée à la France, sauf l'article -relatif à la confiscation, lequel était ajourné. Napoléon l'avait -accordée aussi entière, non par ruse, mais parce qu'avec son grand -esprit il avait compris qu'obligé de la donner, il la fallait donner -avec ses conditions nécessaires; parce qu'il était alors exclusivement -occupé d'une seule idée, celle de vaincre l'Europe conjurée contre -lui, et que ce résultat obtenu, le plus ou le moins de pouvoir dont il -jouirait était à ses yeux un objet secondaire; parce qu'il se figurait -que dans la pratique de la Constitution on lui concéderait à lui plus -qu'à un autre, grâce à sa gloire, à son génie, à l'énergie de sa -volonté; parce qu'enfin songeant à son fils plus qu'à lui-même, il ne -désirait pas pour ce fils au delà des pouvoirs d'un roi d'Angleterre. - -Il nous reste à voir comment fut reçue cette liberté si complétement -donnée, et on trouvera dans le récit qui va suivre une nouvelle preuve -qu'en politique, comme en toutes choses, il ne suffit pas que les -remèdes soient bons, il faut qu'ils soient appliqués à temps. - - -FIN DU LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME. - - - - -LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME. - -LE CHAMP DE MAI. - - Publication de l'Acte additionnel. -- Effet qu'il produit. -- - Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée de toutes - les constitutions que la France ait jamais obtenues, il est - très-mal accueilli. -- Motifs de ce mauvais accueil. -- La France - ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que - l'Europe lorsqu'il parle de paix. -- Déchaînement des royalistes - et froideur des révolutionnaires. -- Le parti constitutionnel est - le seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et - néanmoins il reste défiant. -- Importance du rôle de M. de - Lafayette en cette circonstance. -- Le parti constitutionnel met - des conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate - des Chambres. -- Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des - Chambres assemblées pendant les premières opérations de la - campagne. -- On lui force la main, et avant même l'acceptation - définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à - exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. -- Il - appelle en même temps le corps électoral au _Champ de Mai_. -- - Ces mesures produisent un certain apaisement dans les esprits. -- - Suite des événements à Vienne et à Londres. -- Quoique - très-animées, les puissances cependant ne laissent pas de - considérer comme fort grave la lutte qui se prépare. -- - L'Autriche voudrait essayer de se débarrasser de Napoléon en lui - suscitant des embarras intérieurs. -- Tentative d'une négociation - occulte avec M. Fouché. -- Envoi à Bâle d'un agent secret. -- - Napoléon découvre cette sourde menée, et, pour la déjouer, - dépêche M. Fleury de Chaboulon à Bâle. -- Explication violente - avec M. Fouché, surpris en trahison flagrante. -- Pour le moment - cette menée n'a pas de suite. -- La coalition persiste, et le - ministère britannique, poussé à bout, finit par avouer au - Parlement le projet de recommencer immédiatement la guerre. -- - L'opposition se dit trompée, le Parlement le croit, et vote - néanmoins la guerre à une grande majorité. -- Marche des armées - ennemies vers la France. -- Aventures de Murat en Italie. -- Sa - folle entreprise et sa triste fin. -- Il s'enfuit en Provence. -- - Sinistre augure que tout le monde en tire pour Napoléon, et que - ce dernier en tire lui-même. -- Progrès des préparatifs - militaires. -- Formation spontanée des fédérés. -- Services que - Napoléon espère en obtenir pour la défense de Lyon et de Paris. - -- Tandis que les révolutionnaires se décident à appuyer - Napoléon, les loyalistes lèvent le masque, et commencent la - guerre civile en Vendée. -- Premiers mouvements insurrectionnels - dans les quatre subdivisions de l'ancienne Vendée, et combat - d'Aizenay. -- Promptes mesures de Napoléon. -- Il se prive de - vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles contre - l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. -- En même temps - il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs - vendéens. -- Résultat et esprit des élections. -- Réunion de la - Chambre des pairs et de celle des représentants. -- Dispositions - de celle-ci. -- Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon - contre l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître - servile. -- Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême - susceptibilité. -- Napoléon en est vivement affecté. -- Champ de - Mai. -- Grandeur et tristesse de cette cérémonie. -- Adresses des - deux Chambres. -- Conseils dignes et sévères de Napoléon. -- Ses - profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour - subsister devant des Chambres. -- Sinistres présages. -- Il - quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. -- - Adieux à ses ministres et à sa famille. -- Dernières - considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire. - - -[Date en marge: Avril 1815.] - -[En marge: Malgré sa valeur réelle, l'Acte additionnel est très-mal -accueilli.] - -[En marge: La forme et le titre sont la première cause de ce mauvais -accueil.] - -Jamais la liberté n'avait été plus complétement donnée à la France que -dans l'Acte additionnel, et cependant jamais elle ne fut plus mal -reçue. Les hommes, vieux ou jeunes, qui après un long sommeil de -l'esprit public étaient revenus à l'amour de la liberté, avaient tous -une manière différente de l'entendre, l'expérience ne les ayant pas -encore amenés à un système commun. Ils s'étaient généralement imaginé -que quelques centaines de constituants seraient appelés à discuter les -diverses formes de gouvernement, et que de cette discussion sortirait -la forme que chacun d'eux préférait. La plupart s'étaient flattés -d'être du nombre de ces constituants, et le Conseil d'État lui-même -avait espéré qu'au lieu de lui communiquer simplement la constitution -nouvelle, on la lui donnerait à rédiger. L'esprit de système et les -prétentions personnelles étaient donc frustrés à la fois par le mode -adopté. De plus on détestait les anciennes constitutions impériales, -qu'on rendait responsables avec quelque raison des malheurs du premier -Empire, et on avait nourri l'espoir d'un changement radical, qui -trancherait profondément avec le passé pour le fond et pour la forme. -Au lieu de cela, trouver un matin au _Moniteur_, tout fait, et sans -possibilité d'y rien changer, un simple acte, dit _additionnel_ aux -constitutions impériales, lequel ne paraissait être qu'une légère -modification, tandis qu'on aurait voulu un changement complet, lequel -encore n'avait d'autre garantie de solidité que l'acceptation muette -dans les mairies, les justices de paix, etc., fut une déception -universelle et cruelle. On s'était promis un ordre de choses -absolument nouveau, qui serait l'ouvrage de tout le monde et recevrait -une sanction solennelle, et l'on avait, ou l'on croyait avoir une -insignifiante modification, mesurée par le pouvoir lui-même, et -sanctionnée par un mode banal, qui ne procurait aucune sécurité, car -avec ce mode rien ne garantissait que les actes additionnels -ne se succéderaient pas les uns aux autres, comme jadis les -sénatus-consultes. Obtenir peu, et ce peu n'y pouvoir pas compter, fut -naturellement pour tous les esprits un motif de se dire et de se -croire indignement trompés. - -[En marge: L'hérédité de la pairie est la seconde.] - -[En marge: Partout se répand l'idée que Napoléon, en se disant changé, -est au fond toujours le même.] - -[En marge: Déclamations des royalistes écoutées par les patriotes.] - -On était donc prévenu par le titre de l'oeuvre, même avant de l'avoir -lue. En la lisant, il aurait fallu des lumières qu'on n'avait pas -alors pour reconnaître qu'elle contenait la véritable monarchie -constitutionnelle, telle du moins que le législateur peut l'écrire, la -pratique elle-même n'étant jamais que l'ouvrage du temps. Mais à -cette époque les amis de la liberté, s'ils ne manquaient pas -d'instruction, manquaient tout à fait d'expérience. Les uns en ne -trouvant pas dans l'Acte additionnel la république ou à peu près, les -autres en y trouvant deux Chambres, furent exaspérés; tous furent -révoltés en y trouvant une Chambre héréditaire, et cette disposition, -comme l'avait prévu Napoléon, devint une cause de réprobation -générale. Ainsi, au mécontentement du titre qui n'indiquait qu'une -modification au lieu d'un changement radical, au mécontentement de la -forme qui rappelait la Charte octroyée de Louis XVIII, s'ajouta le -mécontentement naissant du fond lui-même. Pour les anciens -républicains, c'était la monarchie; pour les monarchistes de 1791, -c'était la monarchie avec deux Chambres, la _monarchie Mounier_ en un -mot; pour les jeunes libéraux enfin, un peu plus avancés que les deux -classes précédentes, c'était la monarchie aristocratique, parce que la -pairie était héréditaire. Les journaux retentirent unanimement des -mêmes diatribes, et les royalistes rassurés par les ménagements de la -police impériale, se joignirent aux républicains, ennemis de la -monarchie, aux monarchistes, ennemis des deux Chambres, aux jeunes -libéraux, ennemis de l'hérédité, pour répéter ces reproches fort -singulièrement placés dans leur bouche, que l'Acte additionnel était -une charte octroyée comme celle de Louis XVIII, consacrant la -monarchie féodale des deux Chambres, dont une héréditaire. Ils -contribuèrent ainsi à propager l'idée, déjà fort répandue, que -Napoléon n'était point changé, qu'après avoir beaucoup promis en -arrivant il ne tenait rien maintenant qu'il se croyait établi, que -revenu à ses anciennes pratiques il tirait de son despotisme personnel -un simulacre de constitution, le remplissait des mêmes choses que les -Bourbons, le donnait dans la même forme, l'_octroyait_ en un mot par -un mode d'octroi à lui, celui des registres ouverts chez les officiers -publics, manière de procéder aussi insolente, aussi illusoire que -celle qu'avait employée Louis XVIII. Cette idée pénétra rapidement -dans des esprits ouverts à la défiance, et y causa le mal le plus à -redouter dans le moment, en refroidissant le zèle des amis de la -Révolution et de la liberté, les seuls disposés à courir à la -frontière. Tout homme qu'on dégoûtait ou décourageait parmi eux, était -non pas seulement un partisan ôté à Napoléon, mais un soldat enlevé à -la défense du pays. Tandis que les patriotes de toute nuance, excités -par les royalistes, déclaraient l'Acte additionnel une oeuvre -ténébreuse du despotisme, les hommes au contraire qui reprochaient au -gouvernement de se livrer au parti révolutionnaire, et qui se -faisaient même de leurs craintes affectées un prétexte pour se tenir à -l'écart en attendant que la victoire eût prononcé, ces hommes allaient -disant partout qu'on ne reconnaissait plus Napoléon, qu'il n'avait -plus aucune volonté, aucune énergie, qu'il se laissait mener par des -fous, qu'il avait donné une constitution anarchique, et qu'après avoir -consenti à devenir l'instrument des jacobins et des régicides, il -serait bientôt leur dupe et leur victime. - -[En marge: Défaut général de sang-froid, tenant à la gravité de la -situation.] - -Au fond chacun était intérieurement agité par le sentiment de la -grande crise qui se préparait, et qu'on voyait approcher à pas de -géant avec les armées européennes. Les partis sentaient tous leur sort -attaché au résultat de cette crise, et le défaut de sang-froid se -joignant à l'erreur de leurs jugements, ils en étaient plus -impressionnables, et dès lors plus déraisonnables encore que de -coutume. - -[En marge: Chagrin de Napoléon, et efforts qu'il fait pour garder tout -son calme.] - -[En marge: Son ancien despotisme cause essentielle de l'incrédulité -qu'il rencontre.] - -Napoléon discernait cette disposition des esprits, et il était -vivement affecté des défiances qu'il inspirait. Il avait bien prévu -que la pairie héréditaire ne réussirait pas, mais il ne se serait -jamais douté qu'on abusât aussi gravement du titre donné au nouvel -acte. Pourtant il s'efforçait de conserver quelque calme au milieu du -trouble général.--Vous le voyez, dit-il à M. Lavallette qu'il mandait -sans cesse auprès de lui, pour épancher en sûreté les sentiments dont -son coeur était plein, vous le voyez, toutes les têtes sont atteintes -de vertige. Moi seul, dans ce vaste empire, j'ai conservé mon -sang-froid, et si je le perdais, je ne sais ce que nous -deviendrions!--En effet, il faisait un continuel effort sur lui-même -pour contenir sa bouillante nature, s'interdisait la moindre vivacité, -écoutait les plus ridicules objections avec un calme, une douceur, -qu'il ne montrait ordinairement que dans les grands périls, se gardait -d'ajouter au feu de toutes les passions le feu des siennes, et expiait -ainsi, dans des souffrances qui n'avaient pour témoins que Dieu et -quelques amis, les fautes de son long despotisme! Mais, hélas! si les -fautes sont expiables devant Dieu, elles sont irréparables devant les -hommes. Dieu voit le repentir, et il s'en contente! Les hommes n'ont -ni sa vue ni sa clémence: ils n'aperçoivent que les fautes, et à leur -rude justice il faut le châtiment matériel, complet, éclatant! -Napoléon allait en faire bientôt une terrible et mémorable épreuve. - -[En marge: Vive approbation donnée à l'Acte additionnel par le parti -constitutionnel.] - -[En marge: Défense de cet acte par M. de Sismondi.] - -L'Acte additionnel ne trouva de défenseurs que parmi les anciens -constitutionnels, et seulement parmi les plus sages. Le rôle brillant -de rédacteur de la nouvelle constitution déféré à M. Benjamin -Constant, les avait à la fois flattés et rassurés. En lisant l'oeuvre -elle-même, ils furent encore plus satisfaits. Madame de Staël, que son -rare esprit et sa parfaite connaissance de l'Angleterre garantissaient -des erreurs régnantes, approuva hautement l'Acte additionnel. L'école -fort éclairée des publicistes genevois, qui suivait l'impulsion de -madame de Staël et de M. Benjamin Constant, l'approuva également. Le -plus savant de ces publicistes, M. de Sismondi, en entreprit dans le -_Moniteur_ la défense en règle. Il s'attacha, dans une suite -d'articles remarquables, à démontrer que la forme adoptée ne -ressemblait en rien à l'octroi de Louis XVIII, car ce prince n'avait -admis que son propre droit, et dès lors s'était réservé la faculté de -retirer ce qu'il donnait, tandis que Napoléon avait reconnu -formellement la souveraineté nationale, lui avait déféré son ouvrage, -et si elle l'agréait, était irrévocablement engagé envers elle; que le -mode employé pour rédiger et faire accepter la nouvelle constitution, -quoique laissant beaucoup de part au pouvoir, était la seule -admissible dans les circonstances actuelles, car la réunion des -assemblées primaires pour élire une constituante, la réunion de cette -constituante, outre la difficulté de telles opérations en présence de -l'ennemi, auraient eu l'inconvénient de livrer à une dispute -interminable une oeuvre sur les bases de laquelle tous les esprits -sensés étaient d'accord; que si Napoléon n'eût pas été de bonne foi, -il aurait pu en effet recourir à ce moyen, laisser disputer sans fin -cette constituante, pendant qu'il irait combattre l'ennemi extérieur, -puis, revenu vainqueur, livrer cette assemblée au ridicule, la -dissoudre, et reprendre son ancien pouvoir tout entier; qu'au -contraire, en présentant lui-même sur-le-champ une oeuvre complète, -une oeuvre qui, sauf un point, ne laissait rien à désirer aux amis -sincères de la liberté, il prouvait la résolution sérieuse de se -dépouiller de son ancien pouvoir, et de doter le pays de la vraie -monarchie constitutionnelle; que la comparaison de la nouvelle -constitution avec celles qui l'avaient précédée démontrait que c'était -la meilleure que la France eût jamais obtenue, car à certains égards -elle était plus libérale même que celle d'Angleterre; qu'enfin le -maintien des sénatus-consultes antérieurs était la chose du monde la -plus naturelle et la plus nécessaire, car ces sénatus-consultes étant -formellement annulés dans toutes les dispositions qui étaient -contraires à l'Acte additionnel, on n'avait plus à les craindre sous -le rapport politique, et que sous les autres rapports il fallait les -laisser subsister, sous peine de voir la législation civile, la -législation administrative, c'est-à-dire l'organisation entière de -l'État crouler d'un seul coup; qu'en donnant une constitution -nouvelle, on ne pouvait avoir d'autre prétention que celle de changer -la forme politique du gouvernement, mais qu'on devait laisser au -temps seul le soin de modifier la législation civile et -administrative, en se conformant pour la manière de procéder à l'Acte -additionnel. - -[En marge: Approbation de M. de Lafayette, donnée cependant à une -condition, celle de la convocation immédiate des Chambres.] - -Ce qu'écrivait M. de Sismondi était la vérité même, mais la vérité -pour les esprits sages et non prévenus. Les autres, et c'était le -grand nombre, inspirés par leur défiance ou par le déplaisir que leur -causaient certaines dispositions de l'Acte additionnel, avaient cru -revoir dans cet acte Napoléon tout entier avec son caractère et son -despotisme: avec son caractère, il était bien possible qu'ils eussent -raison, car quoiqu'il eût reçu de ses malheurs une forte impression, -il se pouvait qu'il ne fût pas suffisamment changé, mais avec son -despotisme ils avaient tort, car on venait d'obtenir mieux que la -constitution anglaise, et puisqu'on avait fait la faute énorme de -rappeler Napoléon, il fallait bien contre l'étranger se servir de lui, -tel quel, et tâcher de lui rendre possible et supportable le rôle de -monarque constitutionnel. M. de Lafayette, malgré les susceptibilités -de son libéralisme, était plus juste. Il avait désapprouvé la forme de -l'Acte additionnel, mais l'avait pardonnée en faveur du fond, et avait -complimenté son ami, M. Benjamin Constant.--Votre constitution, lui -avait-il écrit, vaut mieux que sa réputation, mais il faut y faire -croire, et pour qu'on y croie la mettre immédiatement en vigueur.-- - -M. de Lafayette venait de passer quatorze ans dans sa terre de -Lagrange, et quoiqu'il sût gré à Napoléon de l'avoir tiré autrefois -des cachots d'Olmütz, il ne lui pardonnait pas d'avoir enlevé toute -liberté à la France. Cependant, n'ayant aucun mauvais sentiment pour -un homme qui lui avait rendu un grand service, ayant même un certain -goût pour sa personne et son génie, il était à l'égard de sa prétendue -conversion d'une incrédulité invincible. Il changeait si peu lui-même, -qu'il ne comprenait guère que les autres pussent changer. Toutefois, -dans l'ardeur dont il était plein, il ne demandait pas mieux que de se -prêter à des essais de liberté, n'importe avec qui, avec Napoléon -comme avec les Bourbons, d'autant qu'avec Napoléon, s'il trouvait plus -de danger pour la liberté politique, il trouvait aussi plus de -sécurité sous le rapport des principes sociaux de 1789, et plus de -grandeur, plus d'indépendance vis-à-vis de l'étranger. Complétement -satisfait, sauf un point, du contenu de l'Acte additionnel, il tenait -essentiellement à la mise en pratique, et était prêt à déposer la plus -grande partie de ses défiances, si on convoquait les Chambres tout de -suite. Selon lui, une fois que les hommes marquants du parti libéral -seraient réunis dans une assemblée, Napoléon n'était plus à craindre. -On se servirait de son épée pour repousser l'ennemi, et puis après -s'en être servi, si on n'était pas content de lui, on le déposerait au -besoin, on le remplacerait par son fils, et on fonderait ainsi la -monarchie constitutionnelle. Cette manière de raisonner avait -l'inconvénient d'autoriser Napoléon à raisonner de même, à dire aussi -qu'une fois vainqueur il renverrait les amis de la liberté s'il -n'était pas content d'eux, et ce qu'on aurait gagné à le charger des -entraves d'une assemblée immédiatement convoquée, ce serait de lui -lier les mains envers l'ennemi extérieur, sans les lui lier bien -sûrement envers la liberté. - -[En marge: Efforts qu'on fait pour conquérir M. de Lafayette.] - -[En marge: Le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin -Constant s'y appliquent.] - -[En marge: M. de Lafayette fait toujours dépendre son adhésion de la -convocation immédiate des Chambres.] - -Quoi qu'il en soit, M. de Lafayette était prêt, nous le répétons, à se -tenir pour satisfait si on ne lui faisait pas attendre la convocation -des Chambres. Or il était l'homme qu'on mettait le plus de prix à -contenter, car il était avec Carnot l'homme le plus respecté de la -Révolution parmi ceux qui avaient survécu. S'il n'avait pas eu comme -Carnot l'honneur d'organiser la victoire, il avait eu celui de ne -voter ni la mort de Louis XVI, ni la mort d'aucun citoyen. Le -rattacher à l'Empire, c'eût été ménager à Napoléon le garant le plus -accrédité sous le rapport des intentions libérales. Aussi faisait-on -de grands efforts pour le conquérir. Plusieurs personnes s'y -appliquaient, le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin -Constant. Le général Matthieu Dumas, tout occupé d'organiser les -gardes nationales dans l'intérêt de la défense du pays, tenant à la -liberté sans doute, mais plus encore au triomphe de nos armes, -profitait de ses anciennes relations avec M. de Lafayette pour le -rapprocher de Joseph. Joseph de son côté avait eu quelques relations -avec M. de Lafayette, mais interrompues par ses deux royautés de -Naples et d'Espagne, et il avait essayé de le revoir dans les -circonstances actuelles, guidé par la double et honnête intention de -préparer à Napoléon un appui et un lien. Il se montrait à l'illustre -patriote de 1789 franchement libéral, et effectivement il l'était -devenu sous le joug de son frère, si lourd à porter; mais il croyait -l'être encore plus qu'il ne l'était, ce qui du reste lui rendait son -rôle plus facile. M. de Lafayette, avec une politesse assez hautaine, -écoutait ses discours, et lui répondait qu'il croirait tout ce qu'on -voudrait, si on convoquait les Chambres; à quoi Joseph ne dissimulait -pas que Napoléon opposerait une vive résistance, craignant beaucoup de -laisser à Paris une assemblée qui divaguerait pendant qu'il se -battrait. - -[En marge: Difficulté légale qui n'arrête pas M. de Lafayette.] - -M. Benjamin Constant s'était fait aussi le courtisan de M. de -Lafayette.--_Vous êtes_, lui disait-il, _ma conscience_, ce qui -signifiait qu'il le regardait dans les circonstances présentes comme -son excuse. En effet, M. Benjamin Constant ne pouvait se dissimuler -que sa conduite, même au milieu des changements effrontés du temps, -avait été remarquée, et jugée assez peu favorablement, car devenir le -conseiller d'État d'un prince sur la tête duquel il appelait naguère -l'exécration publique, n'était pas facilement explicable. Mais avoir -M. de Lafayette pour ami, pour approbateur, c'était avoir réponse à -tous les reproches. M. Benjamin Constant cherchait donc à persuader M. -de Lafayette, qui à lui comme à Joseph répondait imperturbablement -qu'il croirait tout ce qu'on dirait, et approuverait tout ce qu'on -ferait, si on convoquait les Chambres. Il y avait à cette convocation -précipitée une objection de légalité fort grave, c'était de mettre en -pratique la Constitution avant qu'elle eût été acceptée. Quelque grave -qu'elle fût cette objection n'arrêtait ni M. de Lafayette, ni les -partisans de la convocation immédiate. Bien qu'ils blâmassent un mode -d'acceptation dans lequel la volonté populaire était traitée fort -légèrement, ils ne craignaient pas de traiter cette volonté plus -légèrement encore, en la supposant connue d'avance, et en n'attendant -pas même qu'elle se fût prononcée. Suivant eux, il importait peu de -manquer à toutes les formes envers le peuple, pourvu qu'on satisfît à -ses désirs. Pourtant il s'agissait de faire agréer une proposition de -ce genre à celui qui pouvait seul prononcer, et ce n'était pas chose -facile. - -[En marge: Raisons de Napoléon pour résister à la convocation -immédiate.] - -Napoléon en effet, tout en étant complétement décidé à mettre en -pratique la nouvelle Constitution, tout en désirant même que l'essai -qu'on allait faire réussît, parce que le succès du parti libéral était -le sien, tandis que son insuccès était le triomphe des Bourbons, -redoutait la convocation des Chambres, et craignait qu'au premier -bruit du canon elles ne manquassent, non pas de courage (la Convention -avait montré le contraire), mais de sang-froid. Il s'attendait à -traverser de cruelles vicissitudes, à se trouver peut-être sous les -murs de Paris combattant pour en disputer l'entrée à l'Europe, et ne -désespérait pas de triompher, si on ne se troublait pas, si on savait -considérer avec calme toutes les horreurs d'une guerre à outrance. Or, -avec le coup d'oeil pénétrant dont il était doué, il entrevoyait -qu'une Chambre des représentants formée dans les circonstances -actuelles serait un résumé de tous les partis, qu'une journée -malheureuse, vraisemblable même dans l'hypothèse du succès définitif, -au lieu d'être une raison de s'unir et de persévérer, deviendrait -peut-être une occasion de se diviser, peut-être même de lui arracher -l'épée avec laquelle il défendrait la France, et il est impossible de -dire que cette opinion fût dénuée de sincérité et de fondement, car -les assemblées à la fois neuves et désunies sont assurément de mauvais -instruments de guerre. Aussi aurait-il voulu profiter de tous les -délais résultant régulièrement de l'Acte additionnel, pour différer la -réunion des Chambres, pour se ménager ainsi deux mois pendant lesquels -il aurait eu le temps de frapper les premiers coups sur l'ennemi, et, -à la manière dont il dirigeait les opérations militaires, il était -possible qu'il eût enfanté des événements tels que la campagne, sinon -la guerre, fût décidée dans ces deux mois. Alors son ascendant et les -courages étant raffermis par le succès, la réunion des Chambres -pourrait être essayée sans danger. - -[En marge: La réunion des Chambres n'en était pas moins le seul moyen -de vaincre l'incrédulité générale.] - -Quand on songe aux événements postérieurs, lesquels amenèrent ce qui -est bien pis que la défaite d'une dynastie, la défaite du pays, on ne -peut s'empêcher de considérer comme très-sage l'opinion de Napoléon en -ce moment. Mais la défiance qu'il inspirait à l'Europe sous le rapport -des intentions pacifiques, il l'inspirait à la France sous le rapport -des intentions libérales. Outre l'éloignement peu réfléchi qu'on avait -pour certaines dispositions de l'Acte additionnel, on éprouvait -partout le sentiment que c'était une promesse trompeuse, sur laquelle -Napoléon reviendrait à la première victoire, et si quelque chose -pouvait vaincre l'incrédulité universelle, c'était le spectacle d'une -assemblée placée à côté du gouvernement, discutant contradictoirement -avec lui les affaires publiques, le surveillant attentivement, et -toujours prête à déconcerter ses entreprises inconstitutionnelles. -Ainsi telle était, grâce à ses fautes passées, l'affreuse position de -Napoléon, que la convocation immédiate des Chambres l'exposait à avoir -l'anarchie derrière lui, tandis qu'il aurait l'ennemi en face, et -qu'au contraire la non-convocation lui ôtait la confiance publique, -qui seule pouvait lui procurer des soldats! - -[En marge: Efforts du prince Joseph et de M. Benjamin Constant pour -triompher de la résistance de Napoléon.] - -Joseph, par zèle sincère, par désir aussi de se donner de -l'importance, tâchait d'obtenir de son frère des concessions qui le -missent en crédit auprès des constitutionnels, et avait par ce motif -fort insisté pour qu'on réunît tout de suite les Chambres. M. Benjamin -Constant, pour complaire à ses amis, pour se ménager surtout la faveur -de M. de Lafayette, qui se servait avec infiniment de finesse du désir -qu'on avait de son approbation, avait fortement appuyé les conclusions -de Joseph. L'un et l'autre disaient que l'Acte additionnel n'avait pas -réussi; que personne ne le prenait au sérieux; qu'il fallait quelque -chose qui parlât aux yeux, et que la présence de six cents -représentants et de deux cents pairs autour du trône pourrait seule -faire croire à la réalité des promesses impériales. Napoléon se -défendait vivement, en disant qu'il savait bien que l'Acte additionnel -n'avait pas réussi, que le titre qui était sa faute, et la pairie -héréditaire qui était celle de M. Constant, l'avaient ruiné dans -l'opinion publique; que la disposition des esprits était aux chimères, -et non à ce qui était positif et sain; que cette fâcheuse tendance -s'aggravait tous les jours; qu'avec des sacrifices, n'importe -lesquels, on ne la guérirait pas; que pour opposer un remède à un mal -qui n'avait de remède que le temps, il n'irait pas se mettre sur les -bras une assemblée constituante, lorsque sur ses bras déjà si chargés -allaient se trouver toutes les armées de l'Europe.--Il résista donc -plusieurs jours aux instances dont il était assailli, et qui -provenaient du parti constitutionnel, jaloux tout à la fois de créer -de nouvelles excuses à son adhésion, et de s'entourer d'une nombreuse -assemblée où il espérait siéger en maître. - -[En marge: Efforts unanimes de la presse dans le même sens.] - -[En marge: Raisons qui ébranlent la résolution de Napoléon, sans du -reste changer sa conviction.] - -Mais l'obsession ne fut pas moindre que la résistance, et elle était -appuyée par un déchaînement inouï de la presse périodique, -particulièrement de la presse royaliste, qui reprochait à l'Acte -additionnel de ne pas reconnaître assez explicitement la souveraineté -nationale. Malheureusement les hommes qui s'intitulaient patriotes se -laissaient prendre au piége de ces déclamations. Napoléon n'en était -pas dupe, mais il avait besoin du parti révolutionnaire et libéral -pour tenir tête à l'intérieur au parti royaliste, à l'extérieur aux -armées coalisées, et il lui importait au plus haut point de ne pas -laisser refroidir le zèle qui poussait aux frontières les anciens -soldats, surtout les gardes nationaux mobilisés. Ce qui disposait ces -braves gens, les uns à remplir les vides de nos régiments, les autres -à se jeter dans les places, c'était le bruit qu'on faisait à leurs -oreilles en répétant qu'il fallait courir aux frontières pour -écarter l'étranger, les Bourbons, les nobles, les prêtres, la -contre-révolution, en un mot. Or si le parti révolutionnaire et -libéral qui disait ces choses, venait par mécontentement à se taire, -il pouvait en résulter une tiédeur funeste qui priverait l'armée de -soutien, et l'exposerait à se trouver seule aux prises avec l'ennemi; -or cette armée était héroïque sans doute, mais numériquement -insuffisante pour résister à l'Europe conjurée. Cette raison exerçait -une influence considérable et tous les jours plus grande sur l'esprit -de Napoléon, qui voyait une funeste impopularité succéder peu à peu à -l'enthousiasme avec lequel les amis de la Révolution l'avaient -accueilli à son débarquement. Pourtant cette raison n'aurait -probablement pas suffi, si une autre, qui vint s'ajouter à la -première, n'avait entraîné sa détermination. - -[En marge: Dernière considération qui le décide.] - -[En marge: Il prend le parti de convoquer les Chambres immédiatement.] - -[En marge: Décret qui ordonne les élections et convoque les Chambres -pour la fin de mai.] - -Tandis qu'au dedans, à l'aide des défiances qu'il inspirait, on -cherchait à le peindre comme un despote incorrigible, usant -aujourd'hui de finesse, mais toujours prêt à revenir à ses penchants -invétérés, au dehors on le représentait comme un tyran farouche, -entouré de soldats aussi farouches que lui, n'osant pas faire un pas -hors des rangs de ses légions, inspirant la terreur et l'éprouvant, -odieux en un mot à la nation française, sur laquelle il était venu de -nouveau appesantir son joug de fer. Vainement se montrait-il sur la -place du Carrousel, dans des revues presque quotidiennes, et où tout -le monde pouvait l'approcher; on répondait aux récits fort exacts du -_Moniteur_ que s'il se présentait quelque part c'était toujours -entouré de soldats. Cette persistance dans un pareil mensonge -finissait par agir sur l'opinion de l'Europe, et par persuader à -celle-ci qu'il suffirait de battre cent ou deux cent mille mameluks -pour venir à bout du tyran, et qu'on trouverait ensuite la France -pressée de se débarrasser de sa tyrannie. Il importait autant de -répondre à cette seconde fausseté qu'à la première. La convocation -immédiate des Chambres, quels que fussent ses inconvénients, avait le -double avantage de faire tomber les mauvais bruits du dedans et du -dehors, de prouver d'un côté que Napoléon avait donné sérieusement -l'Acte additionnel, puisque sans attendre les délais légaux il mettait -la nation en jouissance effective de ses droits, et de l'autre qu'il -ne craignait pas le contact avec elle, puisqu'il s'entourait de ses -représentants.--Eh bien, dit-il à Joseph et à M. Benjamin Constant, -qui persistaient à demander l'exécution anticipée de l'Acte -additionnel, j'en ai pris mon parti, je convoquerai les Chambres, et -je ferai cesser ainsi tous les doutes sur mes intentions; je prouverai -ma confiance dans cette nation qu'on dit que je crains, en appelant -ses élus autour de moi.--Il ne restait qu'une difficulté, c'était de -devancer le voeu populaire, en se dispensant d'attendre l'acceptation -de la Constitution pour la mettre en vigueur. On rédigea un décret, et -on le fit précéder d'un préambule qui expliquait cette manière d'agir -par l'impatience que Napoléon éprouvait de s'entourer des -représentants de la nation, et de les avoir quelques jours auprès de -sa personne avant de partir pour l'armée. Au préambule adroitement -écrit succédait le décret qui convoquait immédiatement les colléges -électoraux afin d'élire six cent vingt-neuf représentants. Ce même -décret portait en outre que les colléges qui avaient autrefois des -présidents à vie nommés par l'Empereur, les choisiraient eux-mêmes -lors de la prochaine élection. Le décret fut rendu le 30 avril, et on -espérait qu'un mois suffisant pour les opérations électorales, les -représentants pourraient se joindre aux électeurs dans la grande -assemblée du Champ de Mai, fixée au 26. On ne s'en tint pas à cette -grave concession. Afin de prouver par un acte de plus qu'on voulait -mettre la nation en possession de tous ses droits, un nouveau décret -accorda aux communes la nomination par la voie élective des maires et -officiers municipaux. Cette mesure était exclusivement applicable aux -communes dans lesquelles les maires étaient à la nomination des -préfets, et elle était motivée sur l'ignorance où les nouveaux préfets -devaient être du mérite de leurs administrés. Mais comme cette -catégorie comprenait la plus grande quantité des communes, et -notamment les plus petites, elle livrait dans les campagnes la -composition des autorités municipales au parti patriote. Les -acquéreurs de biens nationaux devaient y figurer en grand nombre; et, -comme calcul de parti, la mesure était certainement bien conçue. - -[Date en marge: Mai 1815.] - -[En marge: Apaisement momentané du parti libéral.] - -Quelle que fût la mauvaise humeur des opposants, elle devait être -apaisée ou confondue, du moins pour quelques jours, par des mesures -qui tendaient à rendre si prompte et si sérieuse l'exécution de l'Acte -additionnel. Il était difficile de dire que c'était un leurre, une -promesse vaine dont l'accomplissement remis à la paix, serait ajourné -indéfiniment. Il était également difficile en Europe de dépeindre -comme un tyran farouche, réduit à se cacher, l'homme qui allait de son -propre mouvement se placer au milieu des représentants du pays. -Napoléon prouvait ainsi tout à la fois sa sincérité et sa force -morale. - -[En marge: Satisfaction de M. de Lafayette.] - -[En marge: Il refuse la pairie pour se faire nommer député de la -Marne.] - -[En marge: Services qu'il rend au gouvernement auprès de l'étranger.] - -[En marge: Lettres écrites par madame de Staël pour disposer les -ministres anglais à la paix.] - -M. de Lafayette cette fois fut pleinement satisfait, et il ne s'en -cacha point. Le prince Joseph avait été chargé de lui offrir la -pairie; il la refusa, disant qu'il ne pouvait accepter d'autre mandat -que celui du pays, et il résolut de se présenter aux électeurs du -département de la Marne. M. Benjamin Constant de son côté, lui -racontant avec joie la victoire remportée sur les répugnances de -l'Empereur, lui demanda en retour son appui auprès d'un collége -électoral quelconque, afin de devenir membre de la seconde Chambre. M. -de Lafayette consentit à tout, car il était en ce moment dans une -disposition à ne rien refuser. On lui demanda un autre service que son -patriotisme ne pouvait hésiter à rendre, et qu'il rendit avec le plus -grand empressement. M. Crawfurd, ministre des États-Unis à Paris, avec -lequel il avait des relations d'amitié, retournait en Amérique pour y -devenir ministre de la guerre. Il devait passer par l'Angleterre où il -avait des amis et du crédit. M. de Lafayette obtint qu'il se chargeât -de lettres destinées aux principaux personnages d'Angleterre et -écrites en faveur de la paix. Madame de Staël, qui grâce à sa longue -opposition à l'Empire était peu suspecte de partialité pour Napoléon, -et qui par son esprit, par sa brillante renommée pouvait exercer -quelque influence sur les ministres britanniques, leur adressa des -lettres pressantes pour leur conseiller de se retirer de la coalition. -Napoléon, suivant elle, n'était plus un despote, isolé dans la nation, -mais un monarque libéral, appuyé sur la France. Le peuple et l'armée -l'entouraient de leur dévouement; la lutte serait donc terrible, et -dans l'intérêt de l'humanité et de la liberté, il valait mieux -accepter Napoléon corrigé, lié par de fortes institutions, et -franchement converti à la paix s'il ne l'était à la liberté, que de -verser des torrents de sang pour le détrôner sans aucune certitude de -réussir. Accueilli, écouté, cru, pris au pied de la lettre, il -donnerait la paix et la liberté qu'il promettait. Repoussé, combattu, -vainqueur, il n'accepterait plus le traité de Paris, et pas davantage -peut-être les conséquences de l'Acte additionnel. Les intérêts de -l'Europe, de l'humanité, de la liberté, étaient donc d'accord, et -commandaient une politique pacifique. Les raisons données par madame -de Staël étaient, comme on le voit, aussi spécieuses que -spirituellement et patriotiquement présentées. - -[En marge: Esprit qui se manifeste dans les provinces à l'approche des -dangers qui menacent la France.] - -[En marge: Idée de se fédérer née spontanément chez les citoyens de la -Bretagne.] - -[En marge: Intentions véritables de ces premiers fédérés.] - -[En marge: Esprit et statuts de leur institution.] - -Tandis que le parti constitutionnel récompensait Napoléon de ses -sacrifices par un appui chaleureux, il se passait dans les provinces -un fait d'une assez grande importance, surtout dans l'intérêt de la -résistance à l'étranger, intérêt qui touchait Napoléon plus que tous -les autres. Bien qu'après le long silence du premier empire on fût -revenu avec ardeur à la politique et au goût de la contradiction, dans -certaines provinces menacées par l'ennemi, la présence du danger -faisait taire l'esprit de chicane et de subtilité. Par exemple, en -Champagne, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en -Dauphiné, les populations se prêtaient avec le zèle le plus louable -aux mesures de défense. Les anciens militaires rejoignaient leurs -drapeaux, et les hommes désignés pour faire partie de la garde -nationale mobilisée, répondaient avec empressement à l'appel des -officiers chargés de leur organisation. Tandis que cet excellent -esprit se manifestait dans les provinces de l'Est, il s'en manifestait -un pareil et non moins honorable, quoique inspiré par d'autres motifs, -dans les provinces de l'Ouest. On a vu par le récit de ce qui s'était -passé à Angers, à Nantes, au Mans, à Rennes, pendant les onze mois de -la première Restauration, que la bourgeoisie des villes avait été à la -fois blessée et alarmée de l'attitude de la noblesse et du peuple des -campagnes, et de leur audace à reprendre les armes en pleine paix. -Depuis le 20 mars, l'avantage de la possession du pouvoir avait -repassé du côté de cette bourgeoisie, et elle s'en était réjouie dans -un intérêt de sécurité bien plus que d'ambition. Mais les mouvements -des chefs vendéens, leurs relations presque publiques avec -l'Angleterre, l'annonce et même l'apparition sur les côtes de -bâtiments anglais chargés d'armes, enfin quelques violences exercées -dans les campagnes, avaient excité une agitation extraordinaire à -Nantes, à Vannes, à Quimper, à Rennes, au Mans, à Angers, etc. La -population de Nantes surtout, jadis si malheureuse entre les attaques -des Vendéens d'un côté, et les égorgements de Carrier de l'autre, ne -voyait pas approcher sans frémir le renouvellement de la guerre -civile. Les esprits fermentaient, et au bruit d'un assassinat commis -sur un vieillard, d'honnêtes habitants de Nantes s'émurent, et -conçurent la pensée de former avec les principales villes des cinq -départements de la Bretagne, un pacte d'alliance par lequel ils -promettaient de se porter mutuellement secours, en cas de danger -extérieur ou intérieur, et d'appeler ce pacte du nom de _Fédération -bretonne_, à l'imitation de la fédération de 1790. À peine produite -cette idée, si bien appropriée aux circonstances, envahit toutes les -têtes, et plusieurs centaines de Nantais partirent pour Rennes, où la -même idée avait germé, et où ils étaient attendus impatiemment. Ils y -furent reçus avec enthousiasme, fêtés, logés chez les principaux -habitants, et on remit à quelques personnes de sens rassis le soin de -libeller le pacte qui devait confédérer les citoyens de la Bretagne -contre l'ennemi du dedans et du dehors. Rien n'était plus pur que -l'intention des braves Bretons en cette circonstance, et plus dégagé -de tout esprit de faction. Ils ne prétendaient ni dominer le pouvoir, -ni opprimer les classes élevées de la nation, mais se défendre contre -les incendies et les assassinats de l'ancienne chouannerie, et contre -les débarquements des Anglais. Toutefois la disposition dominante dans -ces réunions était fortement libérale. On convint de rédiger un -préambule dans lequel seraient exposés les motifs de l'association, et -d'y joindre quelques articles statutaires qui préciseraient les -engagements qu'on prenait les uns envers les autres. Il fut stipulé -d'abord que les fédérés ne formeraient point un corps séparé des -autres citoyens, ayant son uniforme, ses armes, ses chefs, et agissant -pour son compte, mais qu'ils viendraient se ranger dans l'organisation -existante et légale de la garde nationale; que cette organisation -étant répandue dans tout l'Empire, ils pourraient toujours y trouver -place, de manière à être utiles partout où il y aurait des dangers à -conjurer; que leurs obligations consisteraient à se mettre à la -disposition des autorités publiques, à se rendre à leur premier appel -soit dans les bataillons mobilisés, soit dans les bataillons -sédentaires, et quand le cadre légal de la garde nationale manquerait, -à se porter individuellement là où les appelleraient les maires, les -sous-préfets, les préfets, pour leur prêter secours chaque fois qu'il -y aurait à repousser une atteinte contre l'ordre public. Enfin ils -s'obligeaient à un autre genre de service, celui-ci tout moral, -consistant à dissiper autant qu'il serait en eux les fausses notions -par lesquelles on essayait de tromper les simples habitants des -campagnes, à prêcher par leur exemple et leur parole l'accomplissement -des devoirs civiques, à se mettre en un mot à la disposition du -gouvernement impérial pour la défense intérieure et extérieure du -pays. - -Malgré les inconvénients attachés à toute association politique, -celle-ci, inspirée par un vif sentiment des dangers publics, exempte -de toute vue particulière, se réduisant exclusivement au rôle -d'auxiliaire du pouvoir, donnait moins qu'aucune autre prise à la -critique, et pouvait même rendre au pays d'immenses services. - -On rédigea le préambule et l'acte, et on entra en rapport avec le -préfet pour lui soumettre l'un et l'autre. Le gouvernement, comme on -le voit, n'avait pas eu la moindre part à ce mouvement tout spontané, -et provoqué uniquement par les inquiétudes de la partie la plus -indépendante et la plus honnête de la population bretonne. Bien que -Napoléon eût été longtemps populaire dans les provinces de l'Ouest -qu'il avait pacifiées, néanmoins ses dernières guerres de 1812 et de -1813 l'avaient beaucoup dépopularisé. On le considérait comme un vrai -danger, et si on avait applaudi à son retour parce qu'il venait mettre -fin à l'influence de l'émigration, c'était à la condition de lui lier -les mains par de fortes lois. Dans cette disposition, ne voulant pas -donner à la nouvelle fédération une couleur bonapartiste, les fédérés -s'étaient abstenus de parler de l'Empereur. Des gens sages leur firent -sentir qu'une telle association serait bien près de devenir un péril -si elle était formée en dehors du gouvernement, qu'elle ne rendrait -même de véritables services qu'en s'unissant étroitement à lui, que -d'ailleurs elle ne serait autorisée qu'à ce prix. Le préambule fut -alors remanié, et répondit aux intentions des bons citoyens, qui -étaient prêts à seconder Napoléon de toutes leurs forces, mais à la -condition d'une liberté sage et réelle. - -[En marge: Imitation de cette fédération dans les provinces frontières -de l'Est.] - -[En marge: L'idée de la fédération s'introduit à Paris.] - -La plupart des villes de la Bretagne envoyèrent des députations à -Rennes, et plusieurs jours se passèrent en fêtes, en réjouissances, en -promesses de dévouement réciproque. On compta très-promptement plus de -vingt mille fédérés dans les départements de la Loire-Inférieure, du -Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine, -composant l'ancienne Bretagne. À peine cette conduite des Bretons -fut-elle connue, qu'elle produisit un grand retentissement dans les -départements voisins, et de proche en proche dans toute la France. -Les Angevins menacés des mêmes dangers que les Bretons, s'assemblèrent -pour suivre leur exemple. La Bourgogne animée d'une autre haine que -celle des chouans, de la haine des Russes, des Autrichiens, des -Prussiens, envoya des députés à Dijon pour signer un acte de -fédération, et elle adopta purement et simplement le texte de la -fédération bretonne. La Lorraine, la Franche-Comté, le Lyonnais, le -Dauphiné, se montrèrent prêts à en faire autant. Au milieu de ce -mouvement des esprits, particulier aux provinces menacées par la -guerre civile ou par la guerre étrangère, il n'était pas possible que -la grande ville de Paris restât indifférente et inactive. Mais dans -Paris il y a plusieurs Paris, et tandis que les classes nobles -regrettaient les Bourbons, que les classes moyennes regrettaient la -paix, le peuple des faubourgs animé d'une haine brutale pour ce qu'on -appelait les nobles et les prêtres, et d'une haine patriotique pour ce -qu'on appelait l'étranger, avait toujours regretté de n'avoir pas eu -des fusils en 1814 pour défendre les murs de la capitale. Là se -trouvaient avec des hommes compromis dans les désordres de 1793, des -jeunes gens sincèrement patriotes, de braves militaires retirés du -service, et les uns comme les autres excitèrent le peuple des -faubourgs à imiter les Bretons et les Bourguignons. Le mouvement -commencé dans les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine, se -propagea bientôt dans les autres. On adopta l'acte des Bretons, mais -les Parisiens voulurent avoir leur préambule particulier, ainsi qu'on -l'avait fait ailleurs, car tout en adoptant exactement le dispositif -imaginé en Bretagne, chacun entendait le motiver à sa manière et -suivant le sentiment de sa province. Les fédérés de Paris -s'adressèrent à Napoléon lui-même, demandèrent à être reçus par lui, -passés en revue, et autorisés à lui lire une adresse. - -[En marge: Opinion du gouvernement à l'égard des fédérations.] - -[En marge: Napoléon, sans les avoir provoquées, les voit avec plaisir, -surtout pour la défense de la capitale.] - -Ces diverses fédérations avaient pris naissance dans les derniers -jours d'avril et les premiers jours de mai. L'Acte additionnel publié -dans l'intervalle avait bien causé quelque mécontentement, mais son -effet, corrigé par le décret de convocation des Chambres, n'avait -point arrêté l'élan qui animait les provinces menacées de la guerre -civile ou de la guerre étrangère, et elles avaient continué à se -fédérer. Le gouvernement n'avait eu aucune part, nous le répétons, ni -à la conception, ni à la propagation de ces fédérations provinciales. -Les hommes qui le composaient avaient sur ce sujet des sentiments -très-divers. Ceux qui voulaient se sauver à tout prix de l'étranger et -de la contre-révolution opérée par l'étranger, devaient accueillir -avec empressement le concours spontané de la partie vive des -populations. Ceux au contraire qui déploraient les sacrifices faits -par Napoléon aux tendances libérales, voyaient ou affectaient de voir -partout le parti révolutionnaire prêt à dévorer le pouvoir, et -manifestaient pour les fédérations une sorte d'horreur. Ils -considéraient ce mouvement, surtout à Paris où il était plus près -d'eux, comme une abomination et un grave péril. Si Napoléon semblait -l'encourager, ou seulement le souffrir, ils étaient décidés à ne plus -reconnaître en lui qu'un instrument malheureux et déshonoré des -jacobins. Quant à lui il souriait de ces craintes, laissait dire ce -qu'on voulait sur ce sujet, et était satisfait du mouvement qui venait -de se produire. Aimant l'ordre par goût, par raison, par intérêt, il -n'avait aucun penchant pour ce qu'on appelait les jacobins; mais il -les jugeait, et n'en avait pas la peur que certaines gens en -éprouvaient, et dans le moment il se réjouissait de voir se lever pour -la défense du pays des bras vigoureux, qui en Bretagne contiendraient -les chouans, et à Paris disputeraient l'entrée de la capitale aux -Anglais, aux Prussiens, aux Russes. Dussent-ils à la paix lui créer -des embarras, il ne s'inquiétait guère de ce qui arriverait lorsque -l'ennemi serait expulsé du territoire, et il était certain d'avoir -alors contre des désordres populaires, outre l'armée, les Chambres -elles-mêmes, qui pouvaient bien être plus libérales que lui, mais qui -ne le seraient jamais jusqu'à favoriser les entreprises de la -démagogie. - -[En marge: Manière dont il entend employer les fédérés à Paris.] - -[En marge: Comment il entend les organiser.] - -Aussi ne mit-il aucune hésitation à permettre, et même à seconder les -fédérations. Ainsi que nous venons de le dire, il les trouvait utiles -pour soutenir l'esprit public contre les royalistes à Lyon, à -Marseille, à Bordeaux, à Nantes, à Rennes, etc., et très-utiles à -Paris pour concourir à la défense de la capitale. Ce dernier point -était à ses yeux le plus important. Son projet, comme on l'a vu déjà, -était de couvrir Paris de solides ouvrages en terre, n'ayant pas le -loisir d'en construire en maçonnerie, d'y amener deux cents bouches à -feu de la marine servies par des marins, d'y placer encore deux cents -bouches à feu de campagne servies par les jeunes gens des écoles, et -il pensait que si à quinze ou dix-huit mille hommes des dépôts il -pouvait joindre vingt-cinq mille hommes des faubourgs, gens robustes -et anciens soldats pour la plupart, Paris défendu par quarante mille -hommes d'infanterie et dix mille canonniers, serait imprenable, et -qu'alors manoeuvrant librement au dehors avec l'armée active, il -viendrait à bout de toutes les coalitions. La garde nationale -n'entrait point dans ce calcul, non parce qu'il doutait de son -courage, mais parce qu'il suspectait toujours ses dispositions, et -voyait avec sa finesse ordinaire, que quoique ralliée à lui par -nécessité, elle regrettait au fond du coeur la paix et la liberté sous -les Bourbons. Il n'était pas même décidé à lui laisser des armes, et -se réservait à cet égard de prendre un parti au dernier instant. Quant -aux fédérés, il était décidé à les constituer régulièrement, à mettre -à leur tête des officiers sûrs, à les incorporer même dans la garde -nationale sous un titre quelconque, ce qui permettrait à l'heure du -péril de se servir d'eux, et au besoin de leur transmettre les fusils -de cette garde. Pour le moment il résolut de ne pas les armer encore, -d'abord pour prendre le temps de les connaître et de les organiser, et -ensuite parce qu'il n'était pas assez riche en matériel pour prodiguer -les fusils[12]. - -[Note 12: Il est peu de sujets sur lesquels on ait plus divagué que -sur la formation des fédérés de 1815, et sur les dispositions de -Napoléon à leur égard. Les uns imputent à Napoléon de les avoir -excités pour s'en servir contre les royalistes, les autres prétendent -qu'il en eut peur, et que par ce motif il ne voulut jamais les armer, -et se priva ainsi du secours puissant des patriotes. Ces deux -assertions sont également fausses. Napoléon fut étranger à la -formation des fédérés, laquelle n'eut d'autre cause que les -inquiétudes de ce qu'on appelait dans l'Ouest les _bleus_. Une fois -créés sans lui, Napoléon ne fut pas fâché de cette création, bien -qu'il ne se dissimulât point le parti qu'en pourraient tirer plus tard -contre lui les libéraux exagérés. Mais dans le moment il s'inquiétait -peu de la vivacité d'opinion de ceux qui l'appuyaient contre -l'étranger, et c'était surtout des bras qu'il voulait avoir. Vaincre -encore une fois l'Europe était sa passion dominante, et je dirai même -unique. Le reste n'était d'aucun poids à ses yeux. Acquérir vingt-cinq -mille bons soldats pour la garde de Paris, était ce qu'il appréciait -le plus dans l'institution des fédérés. Le manque de fusils l'empêcha -seul d'armer immédiatement les fédérés de Paris, et il craignait si -peu de leur mettre des armes dans les mains, que son projet -très-arrêté, et constaté par sa correspondance, était, si Paris se -trouvait en péril, de faire passer les fusils de la garde nationale -sédentaire à la garde nationale active, chargée de la défense -extérieure de la ville. C'était un prétexte tout trouvé d'avance pour -faire arriver les armes des mains des uns à celles des autres, sans -offenser personne.] - -Il confia au brave général Darricau la mission de les organiser sous -le titre de _tirailleurs_ attachés à la garde nationale de Paris, et -chargés en cette qualité de la défense extérieure de la capitale. Il -consentit même à les passer en revue un dimanche, et à écouter -l'adresse qu'ils désiraient lui présenter. Il choisit ce même jour -pour passer également en revue le 10e de ligne, ce fameux régiment qui -seul de toute l'armée avait combattu pour les Bourbons. Ce régiment -n'était ni autrement fait ni autrement inspiré que les 7e, 58e, 83e -d'infanterie, qui, en Dauphiné, s'étaient donnés à Napoléon avec tant -d'empressement. Mais les circonstances particulières dans lesquelles -le 10e s'était trouvé, l'avaient retenu quelques jours de plus au -service des Bourbons. Il était dans l'armée signalé comme -très-mauvais, et on lui imputait même au pont de la Drôme une trahison -dont il était fort innocent, et que nous avons essayé, dans notre -récit, de représenter sous ses couleurs véritables. Napoléon l'avait -fait venir à Paris pour le voir et lui adresser des paroles qui -retentissent dans tous les coeurs. - -[En marge: Le dimanche 14 mai Napoléon passe en revue les fédérés et -10e de ligne.] - -Le dimanche 14 mai ayant été choisi pour la revue des fédérés et du -10e, ce fut une grande rumeur dans toute la cour contre cette double -témérité. Ceux qui déploraient les complaisances de Napoléon pour le -parti révolutionnaire étaient scandalisés, et disaient derrière lui -qu'il se livrait _à la canaille_, et qu'on ne pourrait bientôt plus -demeurer à ses côtés. Ceux au contraire qui dévoués entièrement à -Napoléon, ne cherchaient aucun faux prétexte pour s'éloigner, étaient -sérieusement effrayés de le voir en présence du 10e, dans les rangs -duquel avait été préparé, disait-on, un projet d'assassinat. Ces -derniers, pleins d'alarmes sincères pour Napoléon, entouraient sa -personne ce jour-là jusqu'à se rendre importuns. - -[En marge: Allocution des fédérés.] - -Napoléon, sans s'inquiéter des fausses lamentations des uns, des -craintes exagérées des autres, descendit du palais dans la cour des -Tuileries, et commença par passer en revue les fédérés. Ils étaient -plusieurs milliers, sans uniforme, quelques-uns assez mal vêtus, mais -pour la plupart vieux soldats, et portant sur leurs visages hâlés -l'énergique expression de leurs sentiments. Plusieurs fois il se -retourna vers son entourage, et se moquant des scrupules de certaines -gens, il dit en souriant: Voilà des hommes comme il me les faut pour -se faire tuer sous les murs de Paris.--Puis il entendit patiemment le -discours que l'orateur des fédérés était chargé de lui adresser, et -que cet orateur lut de son mieux. «Sire, dit-il, nous avons reçu les -Bourbons avec froideur, parce qu'ils étaient devenus étrangers à la -France, et que nous n'aimons pas les rois imposés par l'ennemi. Nous -vous avons accueilli avec enthousiasme, parce que vous êtes l'homme de -la nation, le défenseur de la patrie, et que nous attendons de vous -une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous nous assurerez -ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les droits du -peuple; vous régnerez par la Constitution et les lois. Nous venons -vous offrir nos bras, notre courage et notre sang pour la défense de -la capitale..... - -»La plupart d'entre nous ont fait sous vos ordres les guerres de la -liberté et celles de la gloire; nous sommes presque tous d'anciens -défenseurs de la patrie; la patrie doit remettre avec confiance des -armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous, Sire, des -fusils; nous jurons entre vos mains de ne combattre que pour sa cause -et la vôtre. Nous ne sommes les instruments d'aucun parti, les agents -d'aucune faction. Nous avons entendu l'appel de la patrie, nous -accourons à la voix de notre souverain; c'est dire assez ce que la -nation doit attendre de nous. Citoyens, nous obéissons à nos -magistrats et aux lois; soldats, nous obéirons à nos chefs. Nous ne -voulons que conserver l'honneur national, et rendre impossible -l'entrée de l'ennemi dans cette capitale, si elle pouvait être menacée -d'un nouvel affront, etc....» - -[En marge: Réponse de Napoléon.] - -L'Empereur répondit en ces termes: - -«Soldats fédérés, je suis revenu seul, parce que je comptais sur le -peuple des villes, sur les habitants des campagnes et les soldats de -l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur national. Vous -avez justifié ma confiance. J'accepte votre offre; je vous donnerai -des armes. Je vous donnerai pour vous guider des officiers couverts -d'honorables blessures et accoutumés à voir l'ennemi fuir devant eux. -Vos bras robustes et faits aux plus pénibles travaux sont plus propres -que tous autres au maniement des armes. Quant au courage, vous êtes -Français! Vous serez les éclaireurs de la garde nationale. Je serai -sans inquiétude pour la capitale lorsque la garde nationale et vous, -vous serez chargés de sa défense; et s'il est vrai que les étrangers -persistent dans le projet impie d'attenter à notre indépendance et à -notre honneur, je pourrai profiter de la victoire sans être arrêté par -aucune sollicitude. Soldats fédérés, je suis bien aise de vous voir. -J'ai confiance en vous. Vive la nation!»--Après cette allocution, les -fédérés défilèrent, et, si l'on juge les hommes sur l'habit, on dut -être affecté assez péniblement. On dut l'être surtout de voir cet -empereur, jadis si puissant, si orgueilleux, entouré de si belles -troupes, obligé aujourd'hui de recourir à des défenseurs sans uniforme -et sans fusils! Ces soldats certainement en valaient d'autres, et il -faisait bien de les accueillir: mais que dire de la politique qui -l'avait conduit à de telles extrémités? - -Après avoir passé en revue les fédérés, Napoléon se dirigea vers le -10e de ligne, le fit former en carré, et mit pied à terre pour se -placer au centre du carré. Une troupe inquiète d'officiers se pressait -autour de lui; il les fit éloigner, ne garda que deux ou trois aides -de camp auprès de sa personne, et d'une voix vibrante adressa au -régiment du duc d'Angoulême ces énergiques paroles. - -[En marge: Paroles adressées au 10e de ligne.] - -«Soldats du 10e, vous êtes les seuls de toute l'armée qui ayez osé -tirer sur le drapeau tricolore, sur ce drapeau sacré de nos victoires, -que nous avons porté dans toutes les capitales. Je devrais, pour un -tel crime, rayer votre numéro des numéros de l'armée, et vous faire -sortir à jamais de ses rangs. Mais je veux croire que vos chefs vous -ont seuls entraînés, et que la faute de votre indigne conduite est à -eux et non à vous. Je changerai ces chefs, je vous en donnerai de -meilleurs, puis je vous enverrai à l'avant-garde. Il ne se tirera -nulle part un coup de fusil que vous n'y soyez, et lorsqu'à force de -dévouement et de courage vous aurez lavé votre honte dans votre sang, -je vous rendrai vos drapeaux, et j'espère que d'ici à peu de temps -vous serez redevenus dignes de les porter.» - -[En marge: Repentir et soumission du 10e de ligne.] - -Ces soldats, que Napoléon avait si peu flattés, poussèrent des cris -violents de _Vive l'Empereur!_ et, levant les mains vers lui, disaient -que ce n'était pas leur faute, mais celle de leurs officiers, qu'ils -les avaient suivis à contre-coeur, qu'à peine libres ils avaient fait -éclater leurs vrais sentiments, et qu'on verrait, partout où on les -placerait, qu'ils valaient les autres soldats de l'armée. Loin donc de -recevoir des coups de fusil, Napoléon n'avait recueilli que des -acclamations enthousiastes et des démonstrations de dévouement. Ce -n'est pas en effet en flattant les hommes, mais en leur parlant -énergiquement, qu'on parvient à les dominer et à les conduire à de -grands buts. - -Napoléon, en ce moment, ne se comportait pas autrement à l'égard de -l'esprit public, et pour lui donner le ressort convenable il avait -pris le parti de faire connaître la vérité tout entière. Tandis -qu'autrefois il avait tout dissimulé, aujourd'hui il ne cachait plus -rien; il laissait publier les articles des journaux étrangers où l'on -s'attaquait violemment à sa personne, où l'on montrait aussi contre la -France une haine insensée. - -[En marge: Nature des sentiments qu'on éprouve en France à l'égard de -Napoléon.] - -[En marge: Efforts de Napoléon pour rendre la guerre nationale.] - -La France pouvait voir clairement que l'expulsion des Bourbons et le -rétablissement de Napoléon, en lui donnant quelques garanties de plus -sous le rapport des principes sociaux de 1789, mais des doutes sous le -rapport de la liberté, allaient lui coûter en outre une cruelle -effusion de sang. C'était à elle cependant à soutenir ce qu'elle avait -fait ou laissé faire, et les bons citoyens qui auraient voulu voir -Napoléon arrêté à tout prix entre Cannes et Paris, parce qu'ils -trouvaient avec les Bourbons la fondation de la liberté plus facile et -la paix certaine, aujourd'hui que Napoléon était revenu avec des -intentions évidemment plus sages, pensaient qu'il fallait lui prêter -tout l'appui possible, afin de s'épargner le danger et la honte d'une -contre-révolution opérée par les baïonnettes étrangères. Il arrivait -journellement des municipalités, des tribunaux, des colléges -électoraux, des adresses exprimant le désir de trouver sous Napoléon -la liberté au dedans et l'indépendance au dehors, ce qui entraînait -l'obligation de le contenir et de le soutenir. Ce double sentiment -était exprimé partout, en termes plus ou moins convenables, suivant -que ces adresses partaient de localités plus ou moins éclairées, mais -il était universel. Il animait les colléges électoraux, où se -préparaient au milieu du déchaînement de la presse, soit royaliste -soit révolutionnaire, des élections marquées du caractère à la fois -bonapartiste et libéral du moment. La liberté d'écrire était complète; -néanmoins, tandis qu'on laissait tout imprimer, M. Fouché avait arrêté -un numéro du _Censeur_, journal célèbre du temps, publié en volumes, -comme nous l'avons dit, pour échapper à la censure pendant la première -Restauration, et empreint du libéralisme honnête de la jeunesse. -Napoléon, averti par les réclamations que cet acte avait soulevées, -s'était hâté d'ordonner la restitution du volume, quoiqu'il fût rempli -de vives attaques contre lui. Il paraissait donc sincère dans sa -résolution de respecter la liberté d'écrire, et du reste, la tolérance -dont il faisait preuve, loin de lui nuire le servait, car plus le pays -était livré à lui-même, plus il manifestait franchement les deux -sentiments dont il était plein, désir d'obtenir une sage liberté, et -résolution de faire respecter par l'étranger l'indépendance nationale. -Pour exciter l'esprit public, on avait laissé former dans un café, dit -café Montansier, place du Palais-Royal, une sorte de club, où se -réunissaient beaucoup d'officiers et d'anciens révolutionnaires, et où -l'on entendait tour à tour des chants patriotiques et militaires, ou -des déclamations virulentes contre l'étranger, les Bourbons, -l'émigration, etc. L'animation contre tout ce qu'on appelait de ces -divers noms était grande, soit dans les faubourgs de Paris, soit dans -les provinces de l'Est et de l'Ouest, menacées les unes de la guerre -étrangère, les autres de la guerre civile, et malgré l'improbation -manifestée contre l'Acte additionnel, les soutiens semblaient ne -devoir pas manquer à Napoléon, si en défendant le sol, et en fondant -la liberté, il restait fidèle aux deux conditions de son nouveau rôle. - -[En marge: Crainte des puissances qu'elle ne le devienne.] - -[En marge: Persistance à arrêter les courriers de Napoléon.] - -[En marge: Arrestation de M. de Stassart.] - -[En marge: Ses dépêches lues en plein congrès.] - -[En marge: Bien qu'elles persévèrent dans leurs sentiments, les -puissances éprouvent un certain embarras du jugement porté en Europe -sur la déclaration du 13 mars.] - -[En marge: Projet d'une nouvelle déclaration justificative des -précédentes.] - -[En marge: Difficulté de se mettre d'accord.] - -[En marge: On ne voudrait pas faire mention des Bourbons.] - -Tandis qu'on s'efforçait en France de rendre la guerre nationale, on -craignait en Europe qu'elle ne le devînt, et on commençait à faire des -réflexions sérieuses sur la conduite à tenir. On continuait de -repousser les messagers de Napoléon, et on venait d'en arrêter encore -un expédié tout récemment de Paris. En effet, après l'arrestation à -Stuttgard de M. de Flahault, chargé d'annoncer à Vienne le -rétablissement de l'Empire, le cabinet français avait imaginé l'envoi -d'un nouveau messager, assez bien choisi pour la mission qu'on lui -destinait: c'était M. de Stassart, Belge de naissance, attaché au -service de Marie-Louise, devenu depuis le retour de cette princesse en -Autriche l'un des chambellans de l'empereur François, et actuellement -de passage à Paris, où l'avaient attiré des affaires privées. Un tel -personnage, retournant auprès de sa cour, avait des chances de -franchir la frontière que n'avait aucun autre. On l'avait chargé de -deux lettres, l'une de M. le duc de Vicence pour M. de Metternich, et -l'autre de Napoléon pour l'empereur François. Cette fois il n'était -plus question de paix ou de guerre, de politique en un mot, mais des -droits sacrés de la famille, des droits d'un époux sur son épouse, -d'un père sur son fils, et Napoléon, s'adressant directement à son -beau-père, redemandait sa femme, et sinon sa femme, au moins son fils -qu'on n'avait aucun motif légitime de lui refuser. M. le duc de -Vicence ajoutait quelques réflexions sur cette étrange interdiction de -tous rapports diplomatiques, dans laquelle on persévérait avec tant -d'obstination, et rappelait en passant l'offre si souvent réitérée de -maintenir la paix aux conditions du traité de Paris. M. de Stassart, -plus heureux que les courriers des affaires étrangères arrêtés à Kehl -et à Mayence, plus heureux que M. de Flahault arrêté à Stuttgard, -était parvenu jusqu'à Lintz vers les derniers jours d'avril, mais -retenu là sous le prétexte d'une irrégularité de passe-ports, il avait -été obligé de livrer ses dépêches, qui avaient été envoyées à Vienne -et déposées sur la table du congrès. La lecture des lettres -interceptées n'avait guère ému les membres du congrès, et ne leur -avait rien appris qu'ils ne sussent parfaitement. Néanmoins ils -n'étaient ni les uns ni les autres dans les dispositions qui les -animaient lorsqu'ils avaient signé le 13 mars la fameuse déclaration -contre Napoléon, et le jugement porté soit en France, soit en -Angleterre contre cette déclaration n'avait pas laissé de les toucher -beaucoup. Ils avaient donc songé à une seconde déclaration, non pas -plus pacifique que la première, mais moins sauvage dans la forme, et -mieux raisonnée. Ils voulaient aussi répondre à l'opposition anglaise -qui disait qu'on faisait la guerre uniquement pour les Bourbons, et en -même temps calmer les esprits en France, afin d'empêcher que la guerre -n'y devînt nationale. Ce dernier motif était de beaucoup le plus -déterminant, car bien que les gazettes anglaises et allemandes -s'appliquassent à représenter Napoléon comme appuyé sur l'armée seule, -le public européen commençait à voir que de nombreux intérêts -s'attachaient à lui, et non-seulement des intérêts, mais des -convictions sincères, celles notamment de tous les hommes qui étaient -indignés contre la prétention affichée par l'Europe de nous imposer un -gouvernement. On avait par ces motifs essayé dans le congrès de -trouver une rédaction qui satisfît aux diverses convenances de la -situation, mais on n'y avait guère réussi. On avait cherché des termes -admissibles pour dire que, sans vouloir s'ingérer dans le gouvernement -de la France, sans vouloir lui imposer ni la personne d'un monarque, -ni un système particulier d'institutions, les puissances se bornaient -à donner l'exclusion à un seul homme dans l'intérêt du repos de tous, -parce qu'une expérience prolongée avait démontré que le repos de tous -était impossible avec cet homme. Bien qu'exclure un souverain, quand -il n'y en avait que deux de possibles, ce fût pour ainsi dire imposer -le choix de l'autre, les écrivains du congrès étaient parvenus -néanmoins à exprimer ces idées d'une manière assez conciliable avec le -droit des gens, et même pour donner encore moins de prise à la -principale objection du Parlement britannique, ils avaient omis de -nommer les Bourbons. Mais cette omission avait à l'instant soulevé les -réclamations des deux cours d'Espagne et de Sicile. La légation -britannique elle-même avait trouvé que ne pas nommer les Bourbons, -c'était beaucoup trop les négliger, et peut-être donner ouverture à -des prétentions dangereuses. Lord Clancarty, membre principal de cette -légation depuis le départ de lord Castlereagh et de lord Wellington, -avait appuyé les cours de Madrid et de Palerme, lesquelles demandaient -à qui les souverains alliés destinaient le trône de France s'ils en -écartaient Louis XVIII? Songeraient-ils à la régence de Marie-Louise, -à la royauté du duc d'Orléans, ou à la république? Dans -l'impossibilité de s'expliquer clairement sur ces divers sujets, les -membres du congrès s'étaient séparés sans accepter aucun texte de -déclaration, car s'ils trouvaient que le nom des Bourbons effacé de ce -texte y manquait sensiblement, ils trouvaient aussi que son insertion -provoquait des objections extrêmement embarrassantes. - -[En marge: Vues particulières de la Russie et de l'Autriche.] - -[En marge: La Russie toujours violemment prononcée contre Napoléon, -est froide à l'égard des Bourbons.] - -[En marge: L'Autriche, quoique très-portée pour les Bourbons, ne -voudrait pas se lier envers eux, afin d'être libre de recourir à -certaines manoeuvres dans l'intérieur de la France.] - -[En marge: Le but de ces manoeuvres serait de détacher de Napoléon les -libéraux et les révolutionnaires, en leur laissant le choix d'un -souverain.] - -[En marge: On songe à M. Fouché pour nouer ces intrigues.] - -[En marge: Envoi d'un agent à Bâle nommé Werner, avec invitation à M. -Fouché d'en envoyer un dans la même ville.] - -Deux cours avaient surtout des objections à une profession de foi trop -explicite en faveur des Bourbons, c'étaient la Russie et l'Autriche, -l'une et l'autre par des motifs entièrement différents. Alexandre -était toujours aussi implacable à l'égard de Napoléon, soit parce -qu'il était piqué du ridicule que lui avait valu le traité du 11 -avril, soit parce qu'il ne voulait pas voir remonter sur la scène du -monde un personnage qui ne laissait plus que des places secondaires -dès qu'il y paraissait. Mais s'il était aussi résolu que jamais contre -la personne de Napoléon, il n'était aucunement d'avis de lui donner -encore une fois Louis XVIII pour successeur. Outre que Louis XVIII -l'avait blessé de beaucoup de manières, il regardait le rétablissement -des Bourbons comme une oeuvre qui ne serait pas plus durable la -seconde fois que la première. L'Autriche, en concluant à peu près de -même, raisonnait autrement. Elle excluait non moins formellement -Napoléon, elle ne souhaitait en aucune façon la régence de -Marie-Louise, et, les Bonaparte exclus, elle préférait les Bourbons à -tous autres. Il n'y avait pas en effet en France et en Europe un plus -pur royaliste que l'empereur François. Mais le moyen de renverser les -Bonaparte était la guerre, et l'Autriche y répugnait, non par -faiblesse, ce qui n'est pas son défaut ordinaire, mais par prudence. -Elle sortait à peine d'une lutte violente, et s'en était tirée avec un -bonheur qui, depuis un siècle, n'avait plus couronné ses entreprises. -Elle en sortait avec son ancienne part de la Pologne, avec la -frontière de l'Inn, avec l'Illyrie, avec l'Italie jusqu'au Pô et au -Tessin. Le plus grand succès imaginable dans la future guerre ne -pourrait pas lui valoir davantage, et accroîtrait, si on était -vainqueur, les prétentions des deux cours du Nord, toujours fortement -unies, la Russie et la Prusse. Il n'y avait pas dans tout cela de quoi -lui inspirer un goût bien vif pour la guerre. De plus, les nouvelles -qu'on recevait de France s'accordaient à représenter Napoléon comme -assuré de l'appui du parti révolutionnaire et libéral, et comme -pouvant disposer dès lors d'une grande portion des forces nationales. -Une seule combinaison pouvait le priver de cet appui, c'était celle -qui, en donnant satisfaction aux révolutionnaires et aux libéraux, les -détacherait de Napoléon qu'ils craignaient, et dont ils se défiaient -toujours beaucoup. Susciter à Napoléon de graves embarras intérieurs -était donc une politique que l'Autriche n'aurait pas voulu négliger, -et qui, sans exclure absolument les Bourbons, exigeait qu'on ne se -liât pas irrévocablement à eux. Dans cette vue, M. de Metternich, -très-bien informé de ce qui se passait à Paris, avait songé à M. le -duc d'Otrante, et l'avait jugé tout à fait approprié aux fins qu'il se -proposait. Flatter la vanité et l'ambition d'un tel homme lui avait -paru un moyen assuré d'introduire la confusion dans les affaires de -France, et il avait imaginé d'envoyer un agent secret, pour demander à -M. Fouché un moyen de résoudre autrement que par une guerre horrible -la question qui divisait en ce moment la France et l'Europe. M. de -Metternich avait fait choix pour ce rôle d'un personnage prudent et -digne de confiance, nommé Werner, et l'avait expédié à Bâle. Il avait -en même temps chargé un employé d'une maison de banque, allant à Paris -pour affaires de sa profession, de remettre une lettre à M. Fouché -pour l'informer de ce qu'on pensait, et l'inviter à envoyer à Bâle -quelqu'un avec qui M. Werner pût s'aboucher. Ainsi tandis qu'à Vienne -on disputait sans parvenir à s'entendre sur la nouvelle déclaration à -faire, M. Werner était parti pour Bâle, où il était arrivé le 1er mai, -et où il attendait qu'on lui dépêchât de Paris l'interlocuteur sûr -avec lequel il pourrait traiter. - -[En marge: Cette ouverture, parvenue à M. Fouché, est découverte par -Napoléon.] - -Le commis de banque, porteur de la lettre de M. de Metternich, ne -parvint pas sans peine à communiquer avec M. Fouché, et, dans les -efforts qu'il fit, il laissa échapper quelques signes de sa présence à -Paris et de sa singulière mission. M. de Caulaincourt en fut averti, -et avec sa fidélité accoutumée il prévint Napoléon, qui fit chercher, -saisir, interroger le commis de banque, et sut bientôt que des -communications étaient ou déjà établies, ou à la veille de s'établir, -entre M. Fouché et M. de Metternich. Bien qu'il eût juré de dépouiller -le vieil homme, et qu'il y eût jusque-là réussi, il se retrouva un -moment tout entier. Il vit avec sa bouillante imagination mille -trahisons cachées sous la trame qu'on venait de découvrir, et cédant à -son caractère aussi emporté que son esprit, il songea un moment à -faire arrêter M. Fouché, à saisir ses papiers, à dénoncer et punir sa -perfidie, ce qu'il espérait faire aux applaudissements de la France -qui estimait peu ce ministre, et qui, éclairée sur ses noirceurs, -approuverait son châtiment. - -[En marge: Napoléon imagine d'expédier à Bâle M. Fleury de Chaboulon, -pour y jouer, à l'insu de M. Fouché, le rôle de son envoyé.] - -Mais ce ne fut là qu'un emportement passager. Napoléon voulut -réfléchir, examiner, et se décider en complète connaissance de cause. -M. Fouché étant venu travailler avec lui, il retrouva en le voyant son -imperturbable sang-froid des champs de bataille, lui parla longuement, -confidentiellement des affaires de l'Europe, et surtout des intrigues -qui se croisaient à Vienne, de manière à provoquer les épanchements de -son interlocuteur, en s'approchant le plus près possible du fait dont -il cherchait à obtenir l'aveu. Le rusé ministre ne comprit rien à -cette tactique, quoiqu'il eût reçu la lettre de M. de Metternich, et -au lieu de désarmer son maître par un aveu sincère, il persista à se -taire. Plus d'une fois Napoléon fut près d'éclater, mais il se -contint, ne dit rien de plus, et renvoya M. Fouché trompé autant que -trompeur, et ne se doutant pas de l'espèce d'examen qu'il venait de -subir. Napoléon pensa que le moyen le plus sûr de découvrir le secret -de cette trame dont il s'exagérait la perfidie, était d'expédier -sur-le-champ à Bâle un homme de confiance, porteur des signes de -reconnaissance dont on avait obtenu la communication, et en mesure dès -lors de s'aboucher avec M. Werner, et de surprendre ainsi l'intrigue à -sa source. Il choisit pour cette mission le jeune auditeur qui était -venu le joindre à l'île d'Elbe, et dont il avait récompensé le courage -et la dextérité en l'attachant à son cabinet, M. Fleury de Chaboulon. -Il le manda, lui traça la conduite à tenir, lui donna des ordres pour -les autorités de la frontière, afin qu'on ne laissât passer que lui -seul, et que le véritable agent de M. Fouché, si M. Fouché en envoyait -un, fût arrêté et mis dans l'impossibilité de remplir sa mission. - -[En marge: Rencontre à Bâle de M. Werner et de M. Fleury de -Chaboulon.] - -M. Fleury de Chaboulon partit sur-le-champ. Arrivé à la frontière il -communiqua aux autorités les ordres convenus, passa seul, trouva M. -Werner à Bâle, et se mit à jouer adroitement son rôle auprès de lui. -M. Werner, complétement abusé, lui dit naïvement pourquoi il était -envoyé. M. Fleury de Chaboulon put constater d'abord que ce qu'on -appelait la trame ourdie par M. Fouché était bien récente, et qu'elle -commençait à peine; que rien par conséquent n'avait précédé la -présente communication; que, pour la première fois de sa vie, M. -Fouché en fait de sourdes menées, était non pas provocateur mais -provoqué, qu'enfin il ne s'agissait point d'assassiner Napoléon, ce -que celui-ci avait cru d'abord, mais de le détrôner, sans recourir à -la cruelle et chanceuse extrémité de la guerre. M. Werner affirma -vivement à M. Fleury qu'on n'en voulait nullement à la vie de -Napoléon, repoussa même avec indignation toute supposition de ce -genre, mais déclara qu'on en voulait à sa puissance; que jamais à -aucun prix l'Europe ne le souffrirait sur le trône de France; que lui -mis à part elle admettrait tous les gouvernements dont la nation -française pourrait s'accommoder, la république exceptée; qu'elle avait -grande confiance dans les lumières et l'influence de M. le duc -d'Otrante, qu'elle connaissait sa haine pour Napoléon, et qu'elle -était prête à s'entendre avec lui pour résoudre la difficulté, en -épargnant au monde une nouvelle et horrible effusion de sang. - -[En marge: M. Fleury de Chaboulon tient le langage qu'aurait dû tenir -M. Fouché s'il avait été fidèle.] - -M. Fleury de Chaboulon jouant très-bien le rôle d'agent de M. Fouché, -répondit que ce ministre avait eu effectivement à se plaindre de -Napoléon, et avait pu en concevoir quelque ressentiment, mais qu'il -avait immolé toute rancune à l'intérêt du pays; que sans doute il -aurait voulu en 1814 d'autres arrangements que ceux qui avaient -prévalu, que depuis il n'aurait peut-être pas souhaité le retour de -Napoléon, mais qu'actuellement il était convaincu que Napoléon était -nécessaire, que lui seul pouvait rasseoir la France sur ses bases, -rapprocher les partis, et constituer un gouvernement durable; que -Napoléon était revenu avec des idées saines sur toutes choses, qu'il -était décidé à maintenir la paix et à donner à la France des -institutions sagement libérales; que d'ailleurs on voudrait en vain le -renverser, que l'armée, les hommes engagés dans la Révolution, les -acquéreurs de biens nationaux, la jeunesse imbue d'idées nouvelles, -presque toutes les classes de la nation enfin, l'émigration exceptée, -voyaient en lui le représentant de leurs opinions ou de leurs -intérêts, et surtout le représentant de l'indépendance nationale; que -des milliers de volontaires se levaient chaque jour pour seconder -l'armée; qu'à quatre cent mille soldats de ligne Napoléon allait -joindre quatre cent mille gardes nationaux d'élite, et que la lutte -avec lui serait terrible; que la campagne de 1814, où, grâce à son -génie la coalition avait couru tant de dangers, n'était rien à côté de -ce qu'on rencontrerait en 1815, parce qu'au lieu de forces détruites -ou dispersées de Dantzig à Valence, on aurait affaire en Champagne à -toutes les forces réunies de la France; qu'il valait donc mieux -s'entendre que de s'égorger pour la famille des Bourbons, dont la -France ne pouvait plus vouloir dès qu'on cherchait à la lui imposer -par la force; que le duc d'Otrante serait heureux d'être -l'intermédiaire d'un semblable rapprochement, et qu'il demandait que -M. de Metternich lui fît connaître ses idées sur un pareil sujet, pour -tâcher d'y adapter les siennes, si, comme il n'en doutait pas, elles -étaient conformes à la grande sagesse de cet homme d'État éminent. - -[En marge: Étonnement de M. Werner.] - -[En marge: Les deux interlocuteurs conviennent de retourner auprès de -leurs commettants, pour avoir des instructions nouvelles.] - -L'envoyé de M. de Metternich, qui de très-bonne foi se croyait en -présence du mandataire du duc d'Otrante, était confondu de surprise -en entendant un langage si peu conforme à celui qu'il avait attendu, -répétait avec une naïve obstination qu'il était bien étonné d'un tel -discours, que M. le duc d'Otrante passait pour ne point aimer -Napoléon, pour n'avoir jamais eu aucune illusion à son sujet, pour -être un homme sage prêt à entrer dans tous les arrangements -raisonnables; que du reste en présence de dispositions si peu prévues -de sa part, lui M. Werner ne pouvait rien dire, car il était bien -plutôt venu pour écouter des propositions que pour en faire. Les deux -interlocuteurs, après s'être expliqués davantage, convinrent de -retourner auprès de leurs commettants pour leur communiquer ce qu'ils -avaient appris, et pour revenir bientôt munis d'instructions mieux -adaptées au véritable état des choses. M. Fleury de Chaboulon, à qui -Napoléon avait fait sa leçon, insista pour que M. Werner revînt mieux -renseigné sur les dispositions des puissances à l'égard de divers -sujets fort importants, tels que la transmission de la couronne au roi -de Rome dans le cas où Napoléon abdiquerait, et le choix du prince -Eugène comme régent, si Marie-Louise ne voulait pas retourner en -France pour défendre les droits de son fils. Après ces explications, -les deux envoyés se séparèrent avec promesse de se revoir à Bâle sous -peu de jours. - -[En marge: Pendant ce temps, Napoléon a une violente explication avec -M. Fouché.] - -Pendant ce temps Napoléon avait eu un nouvel entretien des plus graves -avec M. Fouché. Soit qu'en voyant le silence obstiné du ministre de la -police il éprouvât une irritation intérieure qui commençait à percer, -soit qu'un avis émané, dit-on, de M. Réal, eût averti M. Fouché, ce -dernier, avec une indifférence affectée, avoua à Napoléon qu'il avait -reçu une lettre de M. de Metternich apportée par un individu obscur et -sans caractère, à laquelle il n'avait attaché aucune importance, et -dont par ce motif il n'avait pas cru devoir parler. Napoléon, pour -recevoir M. Fouché, avait quitté M. Lavallette qui était resté dans -une pièce voisine d'où on pouvait tout entendre. Il ne put se contenir -devant la duplicité du ministre de la police; il lui déclara qu'il -savait tout, qu'une pareille communication émanant du principal -personnage de la coalition, contenant l'offre de l'envoi d'un agent à -Bâle, était la plus importante qu'on pût imaginer dans les -circonstances actuelles, et qu'il était impossible qu'elle fût l'objet -d'une distraction. Puis d'un ton amer et accablant: Vous êtes un -traître, dit-il à M. Fouché de manière à être entendu de la pièce -voisine, et je pourrais vous faire expier votre trahison aux grands -applaudissements de la France.... Si mon gouvernement ne vous convient -point, pourquoi ne pas le déclarer, pourquoi vous obstiner à rester -mon ministre?....--M. Fouché, comme un serviteur très-habitué aux -emportements de son maître, et ayant renoncé depuis longtemps à se -faire respecter, balbutia quelques explications embarrassées, puis se -retira, rencontra sur son chemin M. Lavallette, et le sourire de -l'indifférence au visage, se contenta de lui dire: L'Empereur est -toujours le même, toujours plein de défiance, voyant des trahisons -partout, et s'en prenant à tout le monde de ce que l'Europe ne veut -pas de lui.--M. Fouché n'en dit pas davantage, comme si à de tels -outrages, mérités ou immérités, il était permis de n'opposer que -l'indifférence! - -[En marge: Grave faute que commet Napoléon en s'emportant.] - -[En marge: La fausse négociation de Bâle continuée, mais sans -résultat.] - -Napoléon qui depuis deux mois avait remporté de nombreuses victoires -sur lui-même, n'avait pas été maître de lui cette fois, et avait -commis une grande faute, car on ne dit pas de telles choses, ou bien -on brise celui à qui on les a fait entendre. Quand il était au faîte -de sa grandeur il pouvait se livrer ainsi au plaisir d'exhaler son -mécontentement, et il en était quitte pour se créer un ennemi -impuissant; mais en ce moment il se préparait dans celui qu'il avait -appelé traître, un traître véritable, et des plus dangereux. Il était -d'ailleurs injuste envers M. Fouché, car bien que ce ministre se fût à -bon droit rendu suspect en cachant des ouvertures aussi sérieuses que -celles dont il s'agissait, il ressortait évidemment de ce qu'on avait -recueilli à Bâle que si des trahisons étaient à craindre, aucune -n'était accomplie encore. Il eût donc mieux valu avertir froidement le -ministre, lui faire voir qu'on était au courant, lui montrer qu'on le -surveillait, et ne pas éclater, puisque la situation très-grave, -très-délicate où on se trouvait, ne permettait pas de pousser l'éclat -jusqu'à un châtiment sévère. En effet, M. Fouché avait eu l'art de se -faire passer auprès du public pour un conseiller indépendant, capable -de donner de sages avis à son maître, et même de lui résister. En le -frappant, Napoléon aurait paru aux yeux de beaucoup de gens ne vouloir -supporter aucun conseil, et aux yeux de tous être abandonné de la -fortune, puisqu'il l'était de M. Fouché. Ne pouvant frapper, il aurait -donc mieux fait de se taire. Du reste, après cet éclat, il s'en tint -à une indulgence méprisante, qui n'était pas propre à lui ramener M. -Fouché. Voyant que rien n'était entamé encore, il résolut d'attendre -et de tenir toujours fixés sur le ministre de la police ses yeux -pénétrants. Il raconta ce qui s'était passé à M. Fleury de Chaboulon, -l'autorisa à voir M. Fouché, et à s'entendre avec lui, afin de -poursuivre cette bizarre négociation de Bâle, et de savoir ce que -dirait l'agent de M. de Metternich en réponse aux questions qu'on lui -avait posées. M. Fleury de Chaboulon se rendit chez le duc d'Otrante -qui lui parla de l'Empereur comme d'un enfant qui ne savait ni se -contenir ni se conduire, qui était encore une fois en voie de se -perdre, et qu'il fallait servir non pour lui, mais pour la cause -commune. Puis, après s'être vengé par de mauvais propos des mépris de -Napoléon, il convint avec M. de Chaboulon de la manière d'amener une -seconde entrevue, et d'en tirer les éclaircissements les plus utiles -qu'on pourrait. - -[En marge: M. Werner déclare qu'on ne donne l'exclusion qu'à Napoléon, -et que lui exclu, on est prêt à admettre le gouvernement que voudra la -France.] - -M. Fleury de Chaboulon retourna effectivement à Bâle, et y retrouva M. -Werner exact au rendez-vous. Cette fois prenant un rôle un peu moins -passif, M. Werner, qui toujours croyait parler au représentant du duc -d'Otrante, s'expliqua plus clairement sur les intentions des -puissances réunies à Vienne. D'abord il fut comme la première fois, et -plus encore s'il est possible, affirmatif sur ce qui regardait la -personne de Napoléon, à laquelle on donnait l'exclusion absolue, comme -tout à fait incompatible avec le repos général. Puis il déclara que -Napoléon exclu, on ne demanderait pas mieux que de résoudre à -l'amiable les difficultés survenues, aucun des souverains, disait-il, -n'en voulant à la France elle-même, et n'entendant lui imposer un -gouvernement. Ce que les puissances préféraient, ce qui amènerait pour -la France les meilleurs rapports avec elles, c'était le rétablissement -des Bourbons. Si la France voulait se prêter à ce rétablissement, il -serait pris avec elle des arrangements de nature à rassurer les -opinions et les intérêts nés de la Révolution française. La Charte -subirait les modifications nécessaires; la plus grande partie des -emplois seraient réservés aux nouvelles familles; les émigrés rentrés -depuis le 1er avril 1814 seraient éloignés des affaires; il serait -formé un ministère homogène et indépendant, et constitué de telle -manière que les influences de cour en fussent écartées. M. Werner -ajouta que si les Français repoussaient la branche aînée de Bourbon, -les puissances coalisées ne repousseraient pas absolument la branche -cadette, et qu'enfin, s'il le fallait, elles consentiraient à -l'avénement du fils de Napoléon au trône impérial, sauf à choisir, à -défaut de Marie-Louise, le personnage qui pourrait être le plus -convenablement chargé de la régence. Mais la condition absolue, -irrévocable, était toujours que Napoléon cessât de régner, et qu'il se -remît entre les mains de son beau-père, qui le traiterait avec les -égards commandés par l'honneur et la parenté. - -[En marge: Vains efforts de M. Fleury de Chaboulon pour persuader à -son interlocuteur qu'il faut accepter Napoléon.] - -M. Fleury de Chaboulon essaya vainement de revenir sur tout ce qu'il -avait déjà dit, et notamment sur l'immensité des forces dont Napoléon -allait disposer, M. Werner l'écouta avec politesse, mais ne lui fit -jamais que cette réponse, c'est que, Napoléon exclu, on serait prêt à -transiger sur tous les points, même sur la transmission de la couronne -à son fils, en choisissant un régent qui conciliât l'intérêt de la -France avec celui de la paix. Après mille répétitions superflues, les -deux agents se quittèrent, se promettant de se revoir, si leurs -commettants le croyaient convenable et utile. - -[En marge: La négociation abandonnée comme inutile.] - -[En marge: M. Fouché en prend occasion de dire partout que la personne -de Napoléon est la seule cause des maux qui menacent la France.] - -[En marge: Napoléon le laisse dire, et l'observe, avec la résolution -de le frapper au besoin.] - -M. Fleury de Chaboulon revenu à Paris raconta tout à Napoléon et au -duc d'Otrante, et reçut ordre de ne plus continuer des communications -considérées désormais comme sans objet. Napoléon en conclut qu'on -était quelque peu ébranlé à Vienne, puisqu'on lui offrait de laisser -régner son fils; il en conçut même une certaine espérance de trouver -les volontés moins fermes, moins opiniâtres qu'il ne l'avait supposé, -et de les vaincre avec une ou deux batailles, ce qu'il n'espérait pas -d'abord. De son côté, M. Fouché en conclut que Napoléon était le seul -obstacle à la paix; que lui, duc d'Otrante, avait eu bien raison de se -prononcer pour la régence de Marie-Louise, qu'un tel arrangement -aurait fait cesser sur-le-champ les dangers dont la France et l'Europe -étaient menacées, et que si Napoléon entendait bien ses intérêts et -ceux de sa dynastie, il reviendrait à cet arrangement, et abdiquerait -en faveur de son fils, en restant à la tête de l'armée jusqu'à ce -qu'on fût d'accord avec les puissances; qu'il irait ensuite se choisir -une retraite honorée et tranquille dans quelque coin du monde, seule -fin qui lui fût permise après avoir tant tourmenté les hommes. M. -Fouché se mit même à répéter ces choses avec une légèreté imprudente, -et qui n'était explicable que parce qu'il sentait Napoléon affaibli. -Napoléon connaissant une partie de ces propos ajourna sa vengeance, se -disant qu'il fallait laisser M. Fouché intriguer et parler, ce qui -était un besoin de sa nature remuante, sauf à le frapper en cas de -flagrant délit; que ses intrigues et ses propos ne décideraient rien; -que la victoire seule prononcerait; que vainqueur il le soumettrait ou -le briserait, que vaincu au contraire, un ennemi de plus, fût-ce M. -Fouché, ne rendrait pas sa perte plus certaine, car elle était -inévitable en cas de défaite. Cette opinion, vraie sans doute, était -toutefois exagérée, car même après une défaite, la fidélité de ceux -que Napoléon laissait derrière lui aurait pu en diminuer les -conséquences, et donner peut-être le temps de la réparer. - -[En marge: Le résultat obtenu par M. de Metternich était d'avoir mis -la désunion dans le gouvernement français.] - -[En marge: On finit par se mettre d'accord à Vienne sur la nouvelle -déclaration à faire.] - -[En marge: On profite de la réserve ajoutée par l'Angleterre à -l'article 8 du traité, pour lui répondre et s'expliquer sur la -question capitale.] - -[En marge: On déclare que l'Europe n'entend pas imposer un -gouvernement à la France, et qu'en excluant Napoléon, elle n'est -occupée que de sa sûreté.] - -M. de Metternich n'avait pas fait, comme on le voit, une tentative -complétement infructueuse, puisqu'il avait semé la désunion dans le -sein du gouvernement français, puisqu'il avait fourni à M. Fouché -l'occasion de se convaincre que Napoléon le détestait et le méprisait -toujours, que Napoléon écarté tout pouvait être arrangé, et arrangé -par les propres mains de lui, duc d'Otrante, car on était prêt à -Vienne à l'accepter pour instrument d'une révolution nouvelle. Montrer -en perspective à M. le duc d'Otrante, pour cette année 1815, le rôle -de M. de Talleyrand en 1814, c'était flatter la plus vive et la plus -dangereuse de ses passions, et lui inspirer un ardent désir de la -satisfaire. Le ministre d'Autriche était donc loin d'avoir perdu sa -peine, mais il ignorait la portée du mal qu'il avait fait à notre -cause, et du bien qu'il avait fait à la sienne. Quoi qu'il en soit, -on éprouvait toujours à Vienne le besoin d'ajouter quelques -explications à la déclaration du 13 mars, et de parler à l'Europe et à -la France au moyen d'une déclaration nouvelle. Jusque-là on n'avait -pas pu se mettre d'accord sur un projet de rédaction qui satisfît à -toutes les convenances, les uns trouvant injuste et inconvenant de -taire le nom des Bourbons, les autres jugeant imprudent d'afficher -l'intention de les imposer à la France. Dans l'embarras qu'on -éprouvait on se servit d'un moyen assez commode que les circonstances -offraient elles-mêmes. Le traité du 25 mars était revenu à Vienne -ratifié par toutes les cours. L'Angleterre seule avait ajouté à -l'article 8 une réserve dont l'objet était de dire qu'en formant des -voeux pour les Bourbons, les puissances avaient pour but essentiel, et -même unique, de sauvegarder la sûreté commune de l'Europe menacée par -la présence de Napoléon sur le trône de France. Il fallait répondre à -cette réserve, et dire dans quelle mesure on y adhérait. C'était le -cas dès lors d'une dépêche particulière de cabinet à cabinet, qui -permettait de s'expliquer avec moins de solennité que dans une -déclaration européenne, et de mieux observer les nuances, grâce à plus -d'étendue et d'abandon dans le langage. En conséquence lord Clancarty -dans une dépêche adressée à lord Castlereagh, fut chargé de déclarer -au cabinet britannique que le congrès admettait pleinement la réserve -à l'article 8, car il entendait cet article comme l'Angleterre -elle-même; que la déclaration du 13 mars, le refus de toute -communication avec la France, l'arrestation de ses courriers, -signifiaient purement et simplement qu'on regardait la présence du -chef actuel de la France à la tête de ce grand pays comme incompatible -avec la paix européenne; que de nombreuses expériences ne laissaient -aucun doute sur ce qu'il fallait attendre de lui si on lui permettait -de s'établir; qu'il profiterait de la première occasion pour reprendre -les armes, et pour essayer d'appesantir encore une fois sur l'Europe -un joug qu'elle était résolue à ne plus souffrir; qu'on était donc en -guerre avec lui et ses adhérents, non par choix mais par nécessité; -qu'au surplus les puissances ne prétendaient en aucune manière -contester le droit qu'avait la France de se choisir un gouvernement, -ni gêner l'exercice de ce droit; que malgré l'intérêt général dont le -roi Louis XVIII était l'objet de la part des souverains, ceux-ci ne -chercheraient nullement à violenter les Français en faveur d'une -dynastie quelconque; qu'ils se borneraient à exiger de la dynastie -préférée des garanties pour la tranquillité permanente de l'Europe, et -que rassurés sous ce rapport ils s'abstiendraient de toute ingérence -dans les affaires intérieures d'une nation grande et libre. - -Lord Clancarty terminait sa dépêche en disant que pour être bien -certain de ne pas rendre inexactement la pensée des divers cabinets, -il avait communiqué sa dépêche à leurs principaux ministres, que -ceux-ci l'avaient unanimement approuvée, et qu'il avait été autorisé à -le déclarer. - -Pendant qu'à Vienne on s'y prenait de la sorte pour mettre d'accord -ceux qui voulaient se prononcer formellement en faveur des Bourbons, -et ceux qui voulaient qu'on se bornât à donner l'exclusion à Napoléon, -le cabinet britannique contraint par l'opposition de s'expliquer, -avait fini par avouer la politique de la guerre, et avait réussi à y -engager le Parlement. Voici en effet ce qui venait de se passer à -Londres. - -[En marge: Le traité du 25 mars, connu à Londres, y provoque une -dernière discussion, qui devient décisive.] - -[En marge: On interpelle lord Castlereagh, et on lui dit qu'il a -trompé le Parlement, si à la date du 7 avril il connaissait le traité -du 25 mars.] - -[En marge: Lord Castlereagh, obligé enfin de répondre, fixe au 28 -avril le jour des explications.] - -Vers la fin d'avril le traité du 25 mars, portant renouvellement de -l'alliance de Chaumont, avait été publié dans divers journaux, et son -texte remplissait de surprise les membres du Parlement auxquels on -avait dit qu'on armait par pure précaution, et sans aucun parti pris -de déclarer la guerre à la France. Le ministère connaissait-il, ou ne -connaissait-il pas ce traité du 25 mars, lorsqu'on avait discuté le -message royal dans la séance du 7 avril? S'il le connaissait, il avait -trompé le Parlement, et manqué à la probité politique, qui, dans un -pays libre, peut permettre de se taire, mais ne doit jamais autoriser -à mentir. M. Whitbread, l'un des chefs les plus habiles et les plus -actifs de l'opposition, interpella vivement lord Castlereagh, et lui -demanda, au milieu du Parlement silencieux et confus du rôle qu'on lui -avait fait jouer, si le traité dit du 25 mars, publié dans diverses -feuilles, était ou n'était pas authentique. Lord Castlereagh pris au -dépourvu balbutia quelques mots de réponse, et avoua le fond du -traité, sans en avouer les termes.--Quelles sont les différences, -s'écria l'opposition, entre le traité véritable, et celui qui a été -publié?--Lord Castlereagh ne pouvant les signaler, puisqu'il n'y en -avait pas, répondit que le traité n'étant pas encore universellement -ratifié, il lui était interdit d'entrer dans aucune explication. À -travers ces défaites l'opposition discerna clairement que le traité -était authentique, que le gouvernement s'était engagé avec les alliés -de l'Angleterre à recommencer immédiatement la guerre, et que le -cabinet l'avait complétement abusée en lui parlant de simples -précautions à prendre, car il était impossible d'admettre que le -traité signé le 25 mars à Vienne, ne fût pas connu le 7 avril à -Londres, c'est-à-dire treize jours après sa signature. D'ailleurs lord -Castlereagh n'osant pas pousser l'inexactitude jusqu'à une imposture -matérielle, avoua que le 7 avril il connaissait le traité.--Alors vous -nous avez indignement trompés, répliquèrent violemment tous les -membres de l'opposition, et le ministre britannique fut singulièrement -embarrassé. Il y avait de quoi, car bien que les moeurs publiques -eussent encore beaucoup de progrès à faire, jamais on n'avait trompé -le Parlement d'une manière aussi audacieuse. M. Whitbread dit alors -que puisque le moment n'était pas venu de s'expliquer, il fallait que -le Parlement suspendît ses séances jusqu'au jour où l'on serait en -mesure de lui révéler la vérité tout entière, car il ne pourrait que -se tromper, voter à contre-sens, tant qu'il ignorerait la situation -véritable. Lord Castlereagh poussé à bout, accepta le lundi 28 avril -pour communiquer le traité et en justifier le contenu. - -[En marge: Langage de lord Castlereagh.] - -[En marge: L'Angleterre a dû armer par précaution, et laisser aux -puissances du continent le soin de décider la paix ou la guerre.] - -[En marge: Les puissances ayant opté pour la guerre, l'Angleterre n'a -pu se séparer d'elles.] - -[En marge: L'intérêt du monde entier est de se débarrasser d'un homme -qui menace le repos universel.] - -Le 28 avril la communication eut lieu, et il s'éleva une discussion -des plus véhémentes au sein du Parlement britannique. M. Whitbread -après avoir répété qu'on avait abusé le Parlement, car on avait parlé -de simples précautions tandis qu'il s'agissait de la guerre, que cette -guerre était dangereuse et nullement nécessaire aux intérêts de la -Grande-Bretagne, demanda qu'il fût présenté une adresse respectueuse à -la Couronne pour la supplier d'aviser aux moyens de maintenir la paix. -Lord Castlereagh prit ensuite la parole, et débuta par quelques -personnalités, en disant que si antérieurement on avait écouté M. -Whitbread et ses amis, on aurait abandonné la lutte contre Napoléon la -veille même du triomphe, et que l'Angleterre serait bien loin de se -trouver dans la magnifique position qu'elle avait conquise pour avoir -suivi des conseils contraires à ceux de ces messieurs. Puis il chercha -par des subtilités et des demi-mensonges à répondre au reproche de -duplicité envers le Parlement.--Qu'avait-on annoncé le 7 avril? Qu'on -allait se mettre en mesure de faire face aux événements, c'est-à-dire -entreprendre des préparatifs; mais on n'avait pris aucun engagement -précis dans le sens de la paix ou de la guerre. On n'avait pris que -celui de sauvegarder le mieux possible les intérêts britanniques, et -ces intérêts consistaient essentiellement dans une étroite union avec -les puissances continentales. Or, ces puissances étant par leur -situation géographique plus menacées que l'Angleterre, on avait dû -leur laisser le soin de décider la question. Loin de les pousser à la -guerre, on leur en avait au contraire montré le péril; mais pensant -unanimement qu'elles ne pouvaient ni désarmer avec sécurité devant un -homme tel que Napoléon, ni rester éternellement armées sans s'exposer -à des charges écrasantes, elles avaient décidément adopté le parti de -l'action immédiate. Dès lors, l'Angleterre avait-elle pu se séparer -d'elles, et rompre un accord auquel on avait dû la délivrance de -l'Europe, et auquel on devait encore sa sûreté? Personne n'oserait le -soutenir. Personne non plus n'oserait avancer que ces puissances -eussent tort. Était-il possible en effet qu'elles vécussent dans un -état d'inquiétude perpétuelle, et que par suite de cette inquiétude -elles restassent éternellement en armes? N'était-il pas évident, par -exemple, que Napoléon, dès qu'on l'aurait laissé s'établir, dès qu'on -lui aurait permis de réunir trois à quatre cent mille hommes, -saisirait la première occasion d'accabler encore ses voisins? À la -vérité on le disait changé, et revenu à des idées pacifiques: changé, -oui, mais en paroles, et pour endormir la vigilance des puissances; -mais bien fous seraient ceux qui croiraient à un tel changement! Au -premier instant favorable, dès qu'il apercevrait un affaiblissement de -forces chez les puissances, ou un commencement de désunion entre -elles, il se jetterait sur l'Europe, et la mettrait de nouveau à la -chaîne. C'était une vérité dont ne pouvait douter aucun esprit sensé. -Il fallait donc profiter de ce qu'on était prêt, car il y avait des -cas où attaquer n'était que se défendre. On objectait, il est vrai, -qu'on trouverait derrière l'homme dont il s'agissait, une grande -nation, la nation française. S'il en était ainsi, et si la nation -française, par faiblesse ou par ambition, soutenait cet homme, eh -bien! il fallait qu'elle en portât la peine! L'Europe ne pouvait -rester exposée à une ruine inévitable, parce qu'il plaisait à une -nation de se donner un tel chef, ou parce qu'il plaisait à une armée -corrompue, avide de richesses et d'honneurs, de placer à sa tête un -conquérant barbare qui prétendait renouveler les folles entreprises -des conquérants asiatiques! Les puissances alliées ne voulaient pas -imposer à la France un gouvernement, elles voulaient seulement la -réduire à l'impossibilité de nuire à autrui, et de mettre -éternellement en question le repos et l'existence du monde.-- - -[En marge: Réponse de M. Ponsonby.] - -[En marge: Il s'attache à démontrer qu'on a trompé le Parlement, et -que les avantages de la guerre ne sont pas en proportion avec les -périls.] - -[En marge: Il serait plus sage d'attendre, pour voir si la conduite de -Napoléon sera en rapport avec ses promesses.] - -Telle avait été la substance des explications de lord Castlereagh. -Bien qu'il n'eût pas annoncé la guerre comme certaine et comme -irrévocablement arrêtée en principe, il avait cependant tellement -insisté sur les motifs de la faire, que ses paroles équivalaient à la -déclaration de guerre elle-même. Beaucoup d'orateurs répondirent à -lord Castlereagh, mais l'un d'eux mérita d'être distingué, ce fut M. -Ponsonby, membre très-modéré du Parlement, celui qui le 7 avril avait -décidé la majorité à voter dans le sens du message royal, parce que -l'Angleterre suivant lui restait libre alors d'adopter la paix ou la -guerre. M. Ponsonby pouvait donc plus qu'aucun autre se plaindre -d'avoir été trompé. Il était évident, dit-il, que le 7 avril le -cabinet avait voulu donner à croire au Parlement qu'il y avait encore -une alternative entre la paix et la guerre, tandis qu'en fait il n'en -existait plus, et que la guerre était résolue, puisqu'à cette époque -le traité du 25 mars était signé à Vienne et parvenu à Londres. (M. -Ponsonby aurait pu l'affirmer bien plus positivement s'il avait connu -les dépêches de lord Castlereagh.) Le Parlement avait donc cru ce -jour-là voter de simples précautions, tandis qu'en réalité il avait -voté la guerre. Les ministres l'avaient par conséquent trompé. Or, -disait M. Ponsonby avec une indignation fortement significative de la -part d'un esprit modéré, une telle manière d'agir ne serait pas -tolérable dans la vie privée; qu'en penser lorsqu'elle était employée -dans la vie publique, et que les intérêts auxquels on manquait étaient -ceux non pas d'un individu, mais de tout un pays? Quant aux motifs de -la guerre, M. Ponsonby les déclarait tout à fait insuffisants, surtout -en les mettant en comparaison avec la gravité de cette guerre. Sans -doute, ajoutait-il, l'Angleterre ne devait pas se séparer des -puissances continentales, mais elle avait apparemment le droit de leur -adresser des conseils, et était-il bien certain que le gouvernement -britannique leur eût montré, comme il s'en vantait, tous les dangers -de cette nouvelle lutte? Ces dangers étaient graves, car on allait -braver à la fois un grand homme et une grande nation. Cet homme, M. -Ponsonby ne l'avait jamais estimé sous le rapport des qualités -morales, mais on ne pouvait contester ni ses talents prodigieux, ni -l'énergie de la nation à la tête de laquelle il était placé. Insulter -cette nation, lui attribuer tous les vices, pour s'arroger à soi -toutes les vertus, ce n'était pas discuter sérieusement un tel sujet. -Il n'en restait pas moins vrai qu'on se trouvait en présence d'un -homme extraordinaire, auquel on donnait l'appui de la nation la plus -redoutable, en menaçant l'indépendance de cette nation de la façon la -moins dissimulée. On ne voulait pas, disait-on, lui imposer un -gouvernement, mais seulement lui en interdire un dans l'intérêt -général! Si, par exemple, ajoutait encore M. Ponsonby, indépendamment -de ce gouvernement qu'on prétendait lui interdire, il y en avait deux -ou trois autres à choisir, on pourrait comprendre que ce ne fût pas -lui en imposer un. Mais tout homme clairvoyant devait reconnaître -qu'il n'y avait pour la France de possibles que les Bonaparte ou les -Bourbons, et dès lors exclure les Bonaparte, n'était-ce pas imposer -les Bourbons? Or, on venait d'essayer ces derniers: ils avaient malgré -leurs qualités morales blessé la nation par leurs fautes, et c'était -la froisser presque tout entière que de vouloir les lui rendre. -C'était poursuivre au delà de toute raison la politique de M. Pitt, -que de renouveler la guerre pour les Bourbons, lorsque après avoir été -miraculeusement replacés sur le trône ils n'avaient pas su s'y -maintenir. À raisonner de la sorte, l'auguste dynastie qui occupait -aujourd'hui le trône d'Angleterre ne régnerait pas, car l'Angleterre -aurait dû poursuivre jusqu'à extinction le rétablissement des Stuarts. -Si encore les conditions qu'on se vantait d'avoir obtenues pour la -Grande-Bretagne à la dernière paix étaient compromises, soit; mais -Bonaparte offrait la paix, l'offrait avec instance, aux conditions des -traités de Paris et de Vienne. Fallait-il donc verser encore des -torrents de sang, doubler la dette, prolonger indéfiniment -l'_income-tax_, pour des avantages qui n'étaient plus contestés? Il -était impossible, disait-on, de compter sur la parole de Napoléon: -c'était un ambitieux sans foi. Mais franchement, depuis le congrès de -Vienne, était-il permis d'élever contre quelqu'un le reproche -d'ambition? Quant au caractère manifesté antérieurement par Napoléon, -sans doute ce caractère entreprenant avait dû inspirer de fortes -inquiétudes, et il était vrai que les hommes ne changeaient guère: -mais ce qui était tout aussi vrai, c'est qu'avec l'âge leur conduite -se modifiait, et que tel qui ne pouvait souffrir le repos, finissait -par s'y faire et par l'aimer. D'ailleurs, chez un homme de génie -l'intérêt bien entendu suffisait quelquefois pour modifier la -conduite. Napoléon qui haïssait l'Angleterre, ne venait-il pas, en -abolissant la traite des noirs, de prouver le désir ardent de lui -complaire? En rendant la liberté au duc d'Angoulême, après qu'on avait -mis sa propre tête à prix, n'avait-il pas agi tout autrement qu'en -1804 à l'égard du duc d'Enghien? Cet homme entier, incorrigible, -n'était donc pas aussi immuable qu'on le disait, et si pour prévenir -un prétendu danger on allait le pousser à bout, l'obliger à combattre, -forcer la nation française à s'unir à lui, ne pouvait-il pas remporter -une ou deux victoires éclatantes, et alors que deviendraient ces -avantages de la dernière paix qu'on mettait tant d'importance à -conserver? Que deviendraient ces puissances du continent à la sécurité -desquelles on sacrifiait toute prudence et toute raison? N'aurait-on -pas fait dans ce cas le plus mauvais des calculs, et pour n'avoir pas -voulu croire à un changement sinon de caractère, du moins de conduite, -changement que l'intérêt rendait vraisemblable, n'aurait-on pas risqué -et le prix non contesté d'une longue guerre, et la sécurité des -puissances, car certes Napoléon, redevenu vainqueur, n'accorderait -plus la paix de Paris? On aurait donc, par excès de prévoyance, manqué -de prévoyance véritable, et créé le danger qu'on voulait prévenir.-- - -[En marge: Vote définitif.] - -[En marge: La guerre adoptée par 273 voix contre 72.] - -Telles étaient les raisons alléguées de part et d'autre dans le -Parlement britannique, et toutes, comme on le voit, se réduisaient à -cette raison unique: Pouvait-on croire à Napoléon, à ses assurances de -paix?--Le doute de la France était donc celui du monde, et on allait -déclarer la guerre à Napoléon non pour ce qu'il voulait en ce moment, -mais pour ce qu'il avait voulu et fait jadis. Il offrait la paix, il -la demandait par toutes les voies publiques et détournées, il la -demandait humblement, et un doute universel répondait à ses instances. -Ce doute, en effet, était la seule réponse aux excellents -raisonnements de l'opposition anglaise, et le Parlement, tout en les -appréciant, repoussa par 273 voix contre 72 l'adresse pacifique de M. -Whitbread. - -[En marge: La guerre votée en Angleterre, est commencée de fait en -Italie.] - -[En marge: Sages conseils que Napoléon avait fait donner à Murat en -s'embarquant pour la France.] - -[En marge: Murat ne suit aucun des conseils donnés par son beau-frère, -et entre tout à coup en action.] - -[En marge: Il envahit les Marches, pour être en possession du royaume -d'Italie, aussitôt que Napoléon le sera de l'Empire de France.] - -[En marge: Forces réelles de Murat.] - -Dès ce moment la guerre nous était déclarée à Londres pour le compte -de l'Europe entière, et malheureusement, tandis qu'elle était résolue -en principe à Londres, elle était commencée de fait en Italie. On a vu -que l'infortuné Murat avait été mis en rapport avec l'île d'Elbe par -la princesse Pauline qui s'était alternativement transportée de -Porto-Ferrajo à Naples, et de Naples à Porto-Ferrajo. Elle avait par -son zèle, et avec le secours de la reine de Naples, opéré une secrète -réconciliation de famille entre Napoléon et Murat, et préparé leur -action commune pour le cas d'événements nouveaux, faciles à prévoir -bien que difficiles à préciser d'avance. Napoléon, en quittant -Porto-Ferrajo, avait expédié un message à Murat pour le prévenir de -son départ de l'île d'Elbe, pour le charger d'écrire à Vienne et d'y -annoncer sa résolution de s'en tenir au traité de Paris, pour lui -conseiller de ne pas prendre l'initiative des hostilités, d'attendre -que la France, replacée sous le sceptre des Bonaparte, pût lui tendre -une main secourable, de se replier s'il était attaqué, afin de mettre -de son côté l'avantage des distances et de la concentration des -forces, et de livrer bataille sur le Garigliano plutôt que sur le Pô. -Ces conseils étaient dignes de celui qui les donnait, mais fort -au-dessus de l'intelligence de celui qui les recevait. La tête de -Murat, en apprenant l'heureux débarquement de Napoléon et son entrée à -Grenoble, avait pris feu. Il n'avait pas douté du triomphe de son -beau-frère, et dans son exaltation s'occupant à peine des Autrichiens, -il avait été surtout préoccupé du danger de voir l'Italie repasser -aussi vite que la France sous le sceptre impérial, et la couronne de -fer lui échapper de nouveau, car ce prince infortuné ne se bornait pas -à rêver la conservation du royaume de Naples, il rêvait d'en doubler -ou d'en tripler l'étendue. Il ne fit donc rien de ce qui lui était si -sagement recommandé. D'abord, à la première nouvelle du départ de -Napoléon, loin d'adresser à Vienne le message dont il était chargé, et -dont l'intention était de calmer l'Autriche à son profit autant qu'à -celui de la France, il commença par recourir à ses dissimulations -ordinaires. Il manda les ministres d'Autriche et d'Angleterre pour -leur déclarer qu'il avait absolument ignoré la tentative de son -beau-frère, ce qui était un mensonge inutile, car personne ne voulait -croire qu'il n'en fût pas instruit, et il aurait mieux valu avouer -qu'il la connaissait, pour avoir occasion d'annoncer à l'Autriche et à -l'Angleterre que leurs intérêts n'auraient pas à en souffrir. Puis, -quand le succès de Napoléon parut assuré, il songea non pas à se tenir -hors de portée des Autrichiens en restant au midi de la Péninsule, -mais à se saisir tout de suite de l'Italie entière, et à s'en -proclamer le roi avant que l'Empire fût rétabli en deçà et au delà des -Alpes. Il prit donc le parti de se mettre incontinent en marche, sous -divers prétextes qui pussent ne pas trop offusquer l'Autriche et -l'Angleterre, qu'il désirait tromper le plus longtemps possible. Il -avait précédemment occupé les Marches, en représaille de ce que le -Pape n'avait pas voulu le reconnaître, et partant de ce précédent, il -imagina de s'avancer avec des forces considérables jusqu'aux bords du -Pô, disant à l'Autriche et à l'Angleterre que dans les circonstances -présentes il croyait devoir se reporter à la ligne de l'armistice de -1814, époque où il avait été stipulé que les Autrichiens seraient à la -gauche du Pô, et les Napolitains à la droite. Une pareille proposition -n'était soutenable que si Murat reprenait entièrement la position de -1814, c'est-à-dire celle d'allié de la coalition contre la France. Il -ne dit rien qui fût contraire à cette supposition, il fit même -parvenir aux Anglais les assurances les plus tranquillisantes. Avant -de partir pour se mettre à la tête de ses troupes, il confia la -régence du royaume à sa femme, qui fit de grands efforts pour le -détourner de sa folle entreprise; mais il ne tint aucun compte de ses -conseils, lui remit les pouvoirs les plus étendus, et lui laissa 10 -mille hommes de l'armée active pour garder Naples, précaution -nécessaire dans l'état des esprits, mais qui aurait dû être pour lui -une raison déterminante de ne pas se porter en avant, et de se -concentrer au contraire derrière le Garigliano. Il pouvait disposer -encore d'environ 50 mille hommes bien équipés, ayant assez bonne -apparence, mais privés de leurs officiers français, qui avaient quitté -le service napolitain, les uns par dégoût, les autres pour obéir à -l'ordonnance de rappel de Louis XVIII. Murat avait de plus 30 mille -hommes de milices, difficiles à employer hors de chez eux, et surtout -dans une guerre où les rivalités de dynasties allaient exercer une -grande influence. Il se mit donc en campagne avec 50 mille hommes, en -y comprenant ce qui était déjà dans les Marches. - -[En marge: Il en laisse une partie à la reine, dirige un détachement -sur la Toscane, et s'avance avec le corps principal dans les -Légations.] - -[En marge: Le Pape quitte Rome, et tous les princes italiens suivent -son exemple.] - -Cette première et regrettable division des forces napolitaines ne fut -pas la seule. Murat détacha encore une colonne qui, à travers l'État -romain, devait se rendre en Toscane pour en expulser le général -autrichien Nugent. Cette colonne, forte de 7 à 8 mille Napolitains, -avait ordre de passer en vue de Rome pour se diriger par Viterbe et -Arezzo sur Florence, et rejoindre l'armée principale à Bologne. -L'apparition d'une force armée si près du Vatican n'était pas de -nature à plaire au Pape, et surtout à le rassurer sur les intentions -de la cour de Naples. Murat lui envoya le général Campana pour -protester de son dévouement au saint-siége, et le supplier de rester -à Rome, car la prétention de ce nouveau roi d'Italie était d'imiter -Napoléon en toutes choses, et en créant un royaume d'Italie, d'avoir -dans ses États, paisible, honoré, richement doté, et soi-disant -indépendant, le chef de l'Église catholique. Mais le Pape n'était pas -facile à persuader, et après avoir refusé d'être le sujet du moderne -Charlemagne, voulait encore moins être celui d'un petit prince -italien, que sa bravoure sans génie n'autorisait pas à se croire -fondateur d'empire. Insensible aux assurances de Murat, Pie VII quitta -sa capitale avec la plupart des cardinaux, et fut suivi de tout ce que -Rome contenait de plus considérable, notamment du roi d'Espagne -Charles IV, de sa femme, du prince de la Paix, de la reine d'Étrurie, -etc. Ils se retirèrent tous à Gênes. Les autres cours d'Italie -suivirent cet exemple. Le grand-duc de Toscane se rendit à Livourne, -où l'appui des Anglais lui était assuré; le roi de Sardaigne alla -joindre la cour pontificale à Gênes, où se trouvait lord Bentinck. - -Les troupes napolitaines destinées à la Toscane passèrent sous les -murs de Rome sans y entrer, et prirent la route de Florence par -Arezzo. Murat avec le corps principal prit celle d'Ancône et de -Rimini. - -[En marge: Murat, tout en prenant l'offensive, essaie de dissimuler -avec les Anglais et les Autrichiens.] - -En avançant ainsi, son langage n'avait pas cessé d'être des plus -pacifiques à l'égard des Autrichiens et des Anglais. Il ne voulait, -disait-il, en se transportant sur le Pô, que se replacer dans les -termes de l'armistice de 1814, ce qui était une insinuation d'alliance -bien plutôt qu'une menace d'hostilité. Pourtant cette espèce de -comédie ne pouvait être de longue durée, et l'infortuné Murat allait -être contraint de s'expliquer clairement, et de faire enfin briller -aux yeux des peuples d'Italie cette couronne qu'il avait l'ambition de -mettre sur sa tête. Napoléon lui avait expédié messages sur messages -pour le calmer, et venait en dernier lieu de lui dépêcher le général -Belliard, excellent conseiller en fait de politique comme en fait de -guerre. Mais ces messages n'avaient pu joindre Murat en route, et il -n'avait eu pour se guider que les rumeurs de la renommée, et quelques -lettres de Joseph, qui lui avait envoyé de Suisse des nouvelles de la -marche triomphale de Napoléon, et adressé de vives instances pour -qu'il se ralliât à la cause de la France. - -[En marge: Il apprend à Ancône le succès définitif de Napoléon.] - -[En marge: À cette nouvelle, il n'en est que plus pressé de se mettre -en possession du royaume d'Italie, de crainte de voir reparaître le -prince Eugène.] - -[En marge: Délibération avec ses ministres.] - -[En marge: Ces derniers supplient en vain Murat de différer son entrée -en action.] - -[En marge: Une lettre de Joseph mal interprétée le décide, et il passe -le Rubicon.] - -[En marge: Premier combat avec les Autrichiens, qui se retirent pour -se concentrer.] - -Arrivé à Ancône, Murat apprit que Napoléon avait dépassé Lyon, que -l'armée française se livrait à lui partout où il paraissait, que dès -lors le succès n'était plus douteux. Ces nouvelles opérèrent sur lui -un effet magique. Il vit aussitôt Napoléon rétabli sur le trône, prêt -à étendre de nouveau la main sur l'Italie, et les Autrichiens expulsés -de cette contrée aussi vite que les Bourbons de France. Il conclut de -ces visions qu'il fallait ne pas se laisser devancer, qu'il devait au -contraire chasser lui-même les Autrichiens d'Italie, se mettre à leur -place, et s'offrir ainsi à Napoléon comme un auxiliaire disposant de -vingt millions d'Italiens, et dès lors n'étant pas facile à déposséder -au profit du prince Eugène. Ce qui augmentait sa fermentation d'esprit -c'était le voisinage des Autrichiens qui de leur côté avaient occupé -les Légations, et qu'on allait rencontrer au sortir des Marches. Il -fallait donc, ou s'arrêter à la frontière même des Marches, et y -attendre les événements, ou se prononcer immédiatement en attaquant -les Autrichiens. Une grande délibération s'établit à ce sujet entre -Murat et trois de ses ministres qui l'avaient accompagné. Tous trois -le supplièrent de gagner du temps, et de ne pas encore jeter le gant -aux puissances coalisées. Jusque-là, en effet, il n'avait rien -entrepris qui ne pût se justifier soit aux yeux de l'Autriche, soit -aux yeux de l'Angleterre. Il avait annoncé qu'il allait occuper la -ligne de l'ancien armistice, et en s'arrêtant même avant de l'avoir -atteinte, il prouvait la sincérité de ses intentions. Il pouvait ainsi -attendre en sécurité les événements de France, avec l'avantage de ne -pas se compromettre lui-même, de ne pas compromettre Napoléon, et -enfin de n'avoir pas porté trop loin de Naples le théâtre de la guerre -si on en venait aux mains. Les raisons abondaient par conséquent, et -surabondaient en faveur de l'expectative. Mais Murat regardait le -succès de Napoléon comme aussi certain en Italie qu'en France, par la -seule puissance de sa renommée. Il voyait l'Empire français à peine -rétabli à Paris, se relever immédiatement à Milan par un simple -contre-coup, et le prince Eugène de nouveau proclamé vice-roi. Ce -dernier souci le tourmentait, et il voulait en se présentant à -Napoléon avoir un double titre à ses yeux, celui d'avoir expulsé les -Autrichiens de l'Italie, et celui d'en être le possesseur de fait. -Tandis que ses ministres employaient les plus grands efforts pour le -décider à ne pas commencer les hostilités, et semblaient même l'avoir -ébranlé dans ses résolutions, il reçut tout à coup une nouvelle lettre -de Joseph, datée de Prangins, et dans laquelle ce prince, lui -annonçant les derniers triomphes de Napoléon, le conjurait de se -rallier à lui, de le seconder en Italie _par les armes_ et _par la -politique_, de rassurer en même temps les Autrichiens pour les -détacher de la coalition, et ajoutait ces mots malheureux: _Parlez, -agissez suivant votre coeur; marchez aux Alpes, mais ne les dépassez -pas_[13].--Cette lettre écrite dans le désordre de la joie contenait -la plus déplorable contradiction, car elle conseillait de se conduire -politiquement à l'égard des Autrichiens, et en même temps de marcher -aux Alpes. Pourtant si elle avait été lue avec un peu plus de -réflexion qu'on n'en avait mis à l'écrire, Murat y aurait vu d'abord -que Joseph n'avait aucune idée de la situation. Si Joseph en effet -avait su que les Autrichiens occupaient les deux rives du Pô, il -n'aurait pas cru possible de concilier une conduite politique à leur -égard avec une marche vers les Alpes. Évidemment il ignorait que les -Autrichiens étaient déjà sur la droite du Pô, et il les croyait comme -en 1814 confinés à la gauche de ce fleuve, ce qui aurait permis, sans -conflit avec eux, de joindre le pied des Alpes dans une partie au -moins de la chaîne. Évidemment aussi le conseil de marcher aux Alpes, -et de ne pas les dépasser, était moins une invitation d'y marcher, -qu'une recommandation de ne pas violer la frontière de France. -Malheureusement Mural ne tenant compte que du conseil de marcher aux -Alpes, voulut s'emparer immédiatement de toute l'Italie: il n'écouta -ni les conseils, ni même les supplications de ses ministres, passa la -frontière des Légations, et refoula les avant-gardes de la cavalerie -autrichienne sur Césène. Les Autrichiens qui n'étaient pas en force, -et qui ne pouvaient tenir tête à une armée de quarante et quelques -mille hommes, se replièrent en bon ordre sur la route de Bologne. Le -général Bianchi les commandait. De part et d'autre les pertes furent -insignifiantes. - -[Note 13: Cette lettre, dont il a été parlé comme cause déterminante -de Murat, existe en effet aux affaires étrangères; elle est datée de -Prangins, du 16 mars, et contient textuellement les passages que nous -rapportons.] - -[En marge: Murat se proclame roi d'Italie, sans parler de Napoléon ni -de la France.] - -C'est le 31 mars que Murat avait jeté le masque, et de sa propre main -posé la couronne d'Italie sur sa tête. Ce même jour il publia, en la -datant de Rimini, une proclamation des plus déclamatoires, pour -appeler les Italiens à l'indépendance et leur promettre l'unité de -l'Italie. Mais dans cette proclamation il ne parlait ni de Napoléon ni -de la France, par deux motifs assez mesquins, le premier de se ménager -encore avec les Anglais, et le second de ne pas rappeler la -vice-royauté du prince Eugène. C'était fort mal calculer, car après -avoir rompu avec les Autrichiens, la prétention de temporiser avec les -Anglais était une chimère, et c'était une autre chimère que de vouloir -à cette époque créer un parti purement italien, qui ne fût ni -autrichien ni français. Alors en effet, à la suite de longues guerres -contre l'Autriche, on ne connaissait que deux manières d'être en -Italie, être partisan des Autrichiens ou partisan des Français. -D'ailleurs les Italiens, éloignés de Napoléon en 1814 par les -souffrances endurées sous son règne, lui étaient bientôt revenus: ils -ne connaissaient que lui, ne pouvaient s'enthousiasmer que pour lui, -et Murat les glaçait en taisant ce grand nom pour y substituer le -sien, faisait même quelque chose de pis en rappelant sa défection de -1814, qui avait révolté tous les ennemis de la puissance autrichienne -en Italie. - -[En marge: Mauvais effet de cette proclamation.] - -[En marge: Séjour à Bologne.] - -Cette proclamation restée sans écho fut donc un premier et fâcheux -insuccès. Elle enflamma quelques jeunes têtes, mais laissa froide la -nation elle-même, qui n'augurait rien de bon de la conduite de Murat. -Il s'avança jusqu'à Bologne en faisant le coup de sabre avec la -cavalerie autrichienne, y réunit quelques Italiens en petit nombre, -essaya de composer un gouvernement, et ne rencontra partout que -très-peu de concours. Pourtant, dans cette ville populeuse et éclairée -de Bologne, où fermentait le patriotisme italien, il aurait pu trouver -quelques bras prêts à le servir, bien qu'on lui sût mauvais gré -d'avoir laissé percer des vues trop personnelles; mais, avec son -imprévoyance ordinaire, il n'avait pas même songé à s'approvisionner -de fusils, et eût-il excité un véritable enthousiasme, cet -enthousiasme, faute d'armes, serait demeuré stérile. - -[En marge: Marche sur Parme et Plaisance.] - -[En marge: Combat sur le Panaro.] - -Après avoir montré deux ou trois jours sa vaine royauté au peuple de -Bologne, il continua sa marche sur Modène et Parme, avec le projet de -franchir le Pô, et d'aller prendre à Milan la couronne de fer. C'était -suivre d'une singulière façon les conseils de Napoléon et même de -Joseph, qui avaient tant recommandé de se conduire politiquement -envers les Autrichiens. Ceux-ci en se repliant avaient commencé à se -concentrer. Ils livrèrent sur le Panaro, en avant de Modène, un combat -sanglant, et qui coûta environ 800 hommes à chacun des deux partis. -Les Napolitains, commandés par Murat, se conduisirent bien, et -entrèrent à Modène. Le général Filangieri, fort connu depuis, fut dans -cette occasion gravement blessé. Les Autrichiens n'étant pas encore en -mesure de prendre l'offensive repassèrent le Pô pour en défendre le -cours, en attendant que leurs forces fussent réunies. - -[En marge: Murat songe à se porter sur le Pô supérieur, et à se jeter -brusquement sur Milan, en tournant tous les postes autrichiens.] - -[En marge: Ce plan n'était pas sans chances de succès.] - -[En marge: Murat y renonce par déférence pour les Anglais, qu'il -continue à ménager.] - -[En marge: Il se reporte sur le Pô inférieur.] - -[En marge: Vaine tentative du 8 avril pour franchir le Pô à -Occhio-Bello.] - -[En marge: Murat est obligé de se replier sur les Abruzzes.] - -[En marge: Murat, pour arrêter la démoralisation parmi ses troupes, se -décide à livrer bataille.] - -[En marge: Malheureuse journée de Tolentino.] - -[En marge: Murat, réduit à une poignée d'hommes, abandonne son armée -et se retire à Naples.] - -[En marge: Il s'enfuit en Provence.] - -Après avoir commis la faute de s'attaquer aux Autrichiens, au lieu de -rester dans les Marches et de concentrer son armée en avant des -Abruzzes, ce qui laissait place à la fois à la politique et à la -guerre, Murat n'avait qu'un moyen de réparer cette faute, si toutefois -elle était réparable, c'était de rappeler à lui les troupes envoyées -en Toscane, de pousser sur Parme, Plaisance, Pavie, à la tête de -cinquante mille soldats, et là, n'ayant qu'un pas à faire pour être à -Milan, de s'y porter en traversant le Pô dans sa partie supérieure. Il -eût ainsi fait tomber tous les postes autrichiens établis sur le Pô -inférieur, et donné un fort ébranlement aux imaginations en entrant -dans la capitale de la Lombardie. Murat eut bien cette idée, surtout -pour suivre le conseil de Joseph de marcher aux Alpes; mais ne pouvant -s'empêcher de mêler toujours l'intrigue aux témérités, il s'était -appliqué à rester en rapport avec lord Bentinck, auquel il ne cessait -de répéter qu'il n'avait tiré l'épée que parce que les Autrichiens -s'étaient conduits sans loyauté à son égard, avaient machiné contre sa -couronne après la lui avoir garantie, et que si l'Angleterre voulait -au contraire être de bonne foi avec lui, il serait de bonne foi avec -elle. Lord Bentinck qui, malgré sa parfaite droiture, ne manquait pas -de finesse, lui ayant répondu que pour être cru il fallait qu'il -commençât par respecter les États du roi de Sardaigne, Murat eut la -simplicité de s'arrêter et de rebrousser chemin. Renonçant à passer le -Pô au-dessus de Plaisance, où il eût trouvé ce fleuve moins difficile -à franchir et les Autrichiens moins bien établis, il redescendit vers -Bologne, pour tenter un passage aux environs de Ferrare. Il essaya en -effet une attaque sur Occhio-Bello le 8 avril, et après avoir perdu -beaucoup de monde, il fut obligé de renoncer au passage de ce grand -fleuve. Il revint donc dans les Légations, ne sachant plus que faire, -n'osant remonter en Piémont à cause des Anglais, ne pouvant forcer un -fleuve comme le Pô défendu par les Autrichiens avec toute leur armée, -s'étant proclamé roi d'Italie sans qu'une acclamation populaire -confirmât cette investiture spontanée, n'ayant plus l'élan de -l'offensive pour s'être arrêté, ni même la force de la défensive pour -s'être porté trop en avant. Dès ce moment, il était moralement perdu, -même avant de l'être matériellement. Il songea alors, mais trop tard, -à la sagesse des avis que lui avait donnés son beau-frère, et voulut -regagner par les Marches la route des Abruzzes, afin de ne livrer que -sur le Garigliano la bataille décisive que Napoléon lui avait -conseillé d'éviter, mais en tous cas de ne l'accepter que le plus près -possible de Naples. Il se replia donc par Césène et Rimini; mais les -Autrichiens, qui avaient eu le temps de se concentrer, le suivirent -avec plus de soixante mille hommes, ayant à leur tête les généraux -Bianchi et Neiperg (ce dernier venait de quitter Marie-Louise pour -servir en Italie). Il était donc très-douteux que Murat pût regagner -Capoue et Naples sans être contraint d'en venir à une bataille. -Exécutant une retraite des plus difficiles, il livra chaque jour des -combats d'arrière-garde, dans lesquels il soutenait les soldats -napolitains par sa bravoure personnelle, mais qui finissaient toujours -par la perte du terrain disputé. Bientôt la démoralisation et la -désertion affaiblirent ses rangs d'une manière alarmante. Enfin arrivé -à Tolentino, et ayant la majeure partie de ses troupes dans la main, -il voulut décider de son sort dans une lutte désespérée. La bataille -fut longue et soutenue même avec assez de vigueur par les Napolitains, -à la tête desquels Murat se comporta en héros. Il fit de tels efforts, -se jetant de sa personne au milieu des bataillons ennemis où il -cherchait la mort à défaut de la victoire, qu'un moment il se flatta -de triompher. Malheureusement le général Neiperg étant survenu avec -des troupes fraîches, il fallut céder au nombre et à la supériorité de -l'armée autrichienne. Les Napolitains vaincus se retirèrent par la -route de Fermo et Pescara qui longe la mer. Mais un corps autrichien -ayant fait un mouvement de flanc par Salmona, Castel di Sangro et -Isernia, les força de reprendre au plus tôt la route directe de -Naples. Murat tâchait dans chaque rencontre de contenir l'ennemi, mais -après l'effort suprême fait à Tolentino, ses soldats désertaient par -milliers. Bientôt il ne lui resta pas plus de dix à douze mille -hommes, et, parvenu aux environs de Capoue, il laissa les débris de -son armée au baron de Carascosa, pour ne pas tomber au pouvoir des -Autrichiens. Rentré secrètement à Naples, et assez mal accueilli par -la reine qui avait vainement essayé d'empêcher sa folle expédition, il -lui adressa ces douloureuses paroles: Madame, ne vous étonnez pas de -me voir vivant, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour mourir.--Le -malheureux Murat disait vrai. Il s'était conduit en héros, mais à la -tête des États rien ne supplée à l'esprit politique. Il s'embarqua sur -un bâtiment léger pour la Provence, tandis que sa femme traitait de la -reddition de Naples avec les Anglais et les Autrichiens. L'évacuation -complète du royaume de Naples par cette branche de la famille -Bonaparte était naturellement la condition principale de la -capitulation, et la restauration très-prochaine des Bourbons en était -la conséquence inévitable. La reine n'avait demandé pour elle et ses -enfants que la liberté. Mais cette condition fût, comme tant d'autres, -violée par les alliés, et la soeur de Napoléon fut conduite à Trieste. -Le 20 mai tout était terminé à Naples. - -[En marge: Fin du règne de Murat.] - -[En marge: Comment il faut juger sa conduite, et le tort qu'elle fit à -la France.] - -[En marge: Sévérité du jugement de Napoléon.] - -Telle fut la fin de la royauté de Murat. La fin de sa vie, retardée de -quelques mois, devait être plus triste encore. Cet infortuné, doué de -brillantes qualités militaires, brave jusqu'à l'héroïsme, général de -cavalerie accompli si au talent de jeter ses escadrons sur l'ennemi -il avait su joindre celui de les conserver, bon, généreux, doué de -quelque esprit, fut atteint de la maladie de régner que Napoléon avait -communiquée à tous ses proches, même à ses lieutenants, et il en -mourut. C'est cette peste morale qui d'un coeur excellent fit un -moment un coeur infidèle, presque perfide, et un désastreux allié pour -la France, car d'après le jugement de Napoléon, Murat la perdit deux -fois, en l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop tôt en 1815. -La sévérité de ce jugement est exagérée sans doute, car Murat n'avait -pas assez d'importance pour perdre la France, bien qu'il en eût assez -pour la compromettre gravement. Il est certain que si en 1814 il se -fût joint au prince Eugène au lieu de se prononcer contre lui, les -Autrichiens auraient été ou retenus en assez grand nombre en Italie -pour débarrasser la France d'une partie notable de ses envahisseurs, -ou assez contenus pour que le prince Eugène pût descendre sur Lyon par -le mont Cenis, ce qui aurait probablement amené de très-heureuses -conséquences. Il est certain encore qu'en 1815, si Murat, concentrant -60 mille hommes aux environs d'Ancône, se fût tenu là dans une -immobilité imposante, tout à la fois ménageant et occupant les -Autrichiens, ceux-ci n'auraient pas eu un seul soldat à présenter ni -devant Antibes, ni devant Chambéry, et que 30 mille hommes auraient pu -être reportés des Vosges vers les Ardennes, ce qui aurait procuré à -Napoléon une tout autre proportion de forces sur le champ de bataille -de Waterloo. Il est donc vrai que si Murat ne perdit pas la France -deux fois, comme Napoléon l'en a accusé[14], il la compromit deux fois -par ce triste besoin de régner, qui d'un soldat héroïque et généreux -fit un roi médiocre, un mauvais parent, et un mauvais Français[15]. - -[Note 14: Volume IX des Mémoires de Napoléon, page 15.] - -[Note 15: Napoléon a adressé un autre reproche à Murat, c'est d'avoir -presque décidé les Autrichiens à lui fermer l'oreille en 1815, parce -qu'ils attribuèrent aux incitations de Paris le mouvement offensif de -l'armée napolitaine. C'est une erreur de fait que Napoléon dut -commettre à Sainte-Hélène, n'ayant pas sous les yeux les documents du -congrès de Vienne. Déjà bien avant le débarquement de Napoléon au -golfe Juan les Autrichiens étaient éclairés sur les dispositions de -Murat par la note qu'il adressa au congrès relativement aux Bourbons, -et ils s'attendaient tellement à une agression de sa part, qu'ils -avaient ordonné, comme nous l'avons dit tome XVIII, une concentration -de 150 mille hommes en Italie. De plus le parti pris le 13 mars contre -Napoléon l'était bien avant la marche des Napolitains sur Césène, et -indépendamment de la conduite de Murat en Italie. Ce prince infortuné -n'eut donc aucune influence sur les résolutions politiques de la cour -de Vienne à l'égard de la France, et les conséquences de ses fautes, -déjà bien assez graves sans qu'on les exagère, furent de s'engager -trop tôt avec les Autrichiens, ce qui permit à ceux-ci, la question -d'Italie résolue, de reporter à temps cinquante ou soixante mille -hommes vers les Alpes, et de paralyser une partie notable de nos -forces. Telle est la vérité rigoureuse dégagée de toute exagération, -comme nous avons le goût et l'habitude de la donner sur les hommes et -sur les choses.] - -[En marge: Mouvement général des armées coalisées.] - -[En marge: Masse énorme de forces dirigée contre la France.] - -[En marge: Les peuples un peu moins irrités contre la France qu'en -1814, mais les gouvernements beaucoup plus.] - -[En marge: Violence inouïe des Prussiens.] - -[En marge: Langage odieux des journaux allemands.] - -[En marge: Efforts des généraux coalisés pour obtenir des royalistes -français une diversion en Vendée.] - -[En marge: Hésitation des Vendéens.] - -Quoi qu'il en soit de ces divers jugements, la guerre était finie dès -le milieu de mai en Italie, et les Autrichiens étaient libres de -reporter vers la France la plus grande partie de leurs forces. Toutes -les armées de l'Europe étaient en ce moment dirigées vers nos -frontières. Indépendamment de ce que les Autrichiens pouvaient amener -sur le Var et sur le mont Cenis, 70 mille de leurs soldats, 40 mille -Bavarois, 20 mille Wurtembergeois, 10 mille Badois, 10 mille -Allemands des petits princes marchaient vers le Rhin. Ils étaient -suivis par 80 mille Russes arrivés déjà à Prague, et par 70 mille -autres occupés à traverser la Pologne. Cent vingt mille Prussiens sous -Blucher campaient entre la Sambre et la Meuse, avec d'importantes -réserves sur l'Oder. Enfin 100 mille Anglais, Hanovriens, -Hollando-Belges et Allemands du Nord se concentraient autour de -Bruxelles sous lord Wellington. Ce dernier qui s'était efforcé de -persuader à Blucher d'attendre la réunion générale des forces -européennes avant d'affronter Napoléon, en se voyant dès le milieu de -juin en mesure de réunir 250 mille combattants avec les Prussiens, -aurait été assez tenté de ne pas attendre la colonne de l'est pour -agir au nord, et de commencer au moins le siége de nos places. Mais -l'idée de ne pas s'engager les uns sans les autres ayant -universellement prévalu, lord Wellington et son voisin Blucher ne -s'occupaient que de rassembler leurs troupes, de choisir leurs -positions, d'établir entre eux de sûres communications pour le cas -d'une subite apparition des Français. Tout était donc en mouvement -vers nos frontières, et à la fin de juin 450 mille hommes sans les -réserves russes et prussiennes, sans les Autrichiens d'Italie, -allaient envahir notre territoire. Les Anglais leur destinaient, en -fait de subside, cinq millions sterling à répartir entre la Russie, la -Prusse et l'Autriche, deux millions et demi à distribuer entre les -petits princes allemands, enfin un million sterling pour la seconde -armée russe, total huit millions et demi sterling, ou 212 millions 500 -mille francs. En général si les peuples étaient un peu moins animés -contre la France, les gouvernements au contraire l'étaient davantage. -Ainsi les Anglais n'auraient pas voulu que pour rétablir les Bourbons -on troublât leur commerce et on perpétuât l'_income-tax_; les -Allemands, ou déçus dans leurs espérances de liberté, ou spoliés comme -les Saxons, et tous accablés par les charges de la guerre, n'étaient -pas très-satisfaits de la voir recommencer. Les Belges regrettaient -les Français depuis qu'ils avaient chez eux les Hollandais, les -Anglais, les Prussiens. Les Autrichiens étaient très-mécontents de la -prédominance des Russes. Ces divers sentiments avaient partagé le -coeur des peuples, et fait rejaillir en partie sur les potentats -réunis à Vienne la haine violente qu'un an auparavant ils vouaient -exclusivement à Napoléon. Les souverains au contraire étaient plus -irrités que jamais, et ne pardonnaient pas à Napoléon de les avoir -détournés du festin servi à Vienne à leur ambition. Leurs armées, -quoique condamnées à se battre de nouveau, étaient en communauté de -sentiments avec eux. L'armée prussienne, comme nous l'avons déjà dit, -dépassait en exagération toutes les autres. Les officiers prussiens à -Liége, froissés par les dispositions qu'on leur montrait, commettaient -souvent des violences sur les Belges réputés nos amis, et annonçaient -que cette fois ils ne laisseraient pas pierre sur pierre dans les -provinces françaises. Ils menaçaient même d'égorger les femmes et les -vieillards, mais heureusement n'étaient pas capables de tenir ces -féroces promesses. Leurs collisions avec les Saxons étaient -journalières. Les journaux des bords du Rhin continuaient de tenir le -langage le plus extravagant. Les Bourbons, disaient-ils, n'avaient pas -su gouverner; mais Napoléon gouvernait trop bien, car il avait plus -tiré de la France en deux mois que les Bourbons en une année. Il ne -fallait donc ni des uns ni de l'autre. Il fallait (comme ils l'avaient -déjà dit) donner à la France une douzaine de rois, et réserver pour -l'Allemagne le bienfait d'un empereur unique; il fallait reprendre -l'Alsace, la Lorraine, employer les biens nationaux à doter les -soldats allemands, et payer ainsi la guerre d'extermination qu'on -allait entreprendre. On ne devait prêter l'oreille à aucune -proposition, à moins qu'en signe de soumission la France ne livrât -Lille, Metz et Strasbourg!--À Gand, l'émigration française -correspondait toujours avec les généraux Wellington et Blucher, pour -les informer de tout ce qu'on apprenait de France, et elle agitait -fort avec eux une grave question, celle d'une nouvelle insurrection -vendéenne. Le duc de Wellington, très-attentif aux préparatifs de -Napoléon, aurait voulu qu'on lui causât le gros embarras d'un -soulèvement sur les deux bords de la Loire. N'en résultât-il que le -détournement de quinze ou vingt mille hommes retenus entre Nantes et -La Rochelle tandis qu'on se battrait entre Maubeuge et Charleroy, -c'était un grand soulagement pour ceux qui auraient à essuyer le -premier choc de l'armée française. Au contraire, les chefs vendéens, -trouvant le zèle fort attiédi dans leurs campagnes, avaient montré la -résolution assez arrêtée de ne pas devancer les coalisés, et -d'attendre pour agir que ceux-ci eussent attiré à eux toutes les -forces de la France. Mais sur les instances du duc de Wellington on -avait fait partir le marquis de La Rochejaquelein pour aller donner le -signal trop différé de l'insurrection, en promettant le secours d'une -flotte anglaise chargée d'armes et de munitions. - -[En marge: Tristesse que la catastrophe de Murat inspire à Napoléon.] - -[En marge: Sinistre augure qu'il en tire, et que ses ennemis en tirent -avec lui.] - -Tel était le sinistre tableau qui se déroulait aux yeux de Napoléon -vers la seconde quinzaine du mois de mai. Il serait difficile de -rendre à quel point il avait été affecté par la catastrophe de Murat. -Bien qu'on ne pût conclure de ce qui était arrivé à Murat et à l'armée -napolitaine, ce qui arriverait à lui et à l'armée française, il ne put -s'empêcher de voir dans les événements de Naples un sinistre présage. -Les dernières faveurs que la fortune lui avait prodiguées de -Porto-Ferrajo à Paris ne lui avaient pas fait longtemps illusion: -bientôt aux difficultés qui étaient venues l'assaillir, aux rigueurs -croissantes de l'Europe, il avait senti que l'implacable fortune -n'était point apaisée, et il avait considéré les quelques jours -écoulés du 26 février au 20 mars comme les dernières lueurs d'un astre -à son déclin. En voyant tomber Murat à côté de lui, Murat dont la -légèreté lui avait toujours été antipathique, mais qui avait si bien -dirigé sa cavalerie sur les champs de bataille de l'Europe, et qui -était l'un de ses plus anciens compagnons d'armes, il fut saisi d'une -profonde pitié et de sombres préoccupations qu'il voulait en vain -cacher, et que ses amis découvraient malgré lui. Quoique mécontent de -son beau-frère il fit partir un homme de confiance chargé de lui -porter des consolations, de lui faire sentir, toutefois avec douceur, -combien ses fautes avaient été nombreuses et graves, et de l'engager à -rester quelque temps entre Marseille et Toulon, dans le lieu qui lui -agréerait le plus. Ce n'était pas le cas en effet de montrer aux -Parisiens le roi de Naples vaincu, et de réjouir les ennemis de -l'Empire par la vue d'une victime qui à leurs yeux en présageait une -bien plus grande et plus détestée. - -Les royalistes semblant deviner, avec l'ordinaire malice des partis, -tout ce que Napoléon avait dans l'âme, éprouvaient une joie -singulière. Pour eux la fin de Murat était l'image anticipée de la -chute de Napoléon. Ils ne tenaient pas compte de la différence, et -faisaient remarquer non sans fondement, que si Napoléon et l'armée -française étaient bien supérieurs à Murat, le duc de Wellington, le -maréchal Blucher, le prince de Schwarzenberg et les cinq cent mille -hommes qu'ils commandaient, n'étaient pas moins supérieurs au général -Bianchi et à l'armée autrichienne de Tolentino. Usant de la liberté -qui leur était laissée, ils disaient tout haut ce que présageait la -chute de Murat, l'écrivaient clairement dans certaines feuilles, -allaient, venaient, s'agitaient, notamment dans le Midi, à Marseille, -à Toulouse, à Bordeaux, et ils commençaient dans la Vendée à former -des rassemblements qui pouvaient faire craindre une prise d'armes -prochaine. - -[En marge: Napoléon ne songe plus qu'à la guerre, bien qu'il permette -à M. Fouché d'envoyer un nouvel émissaire à Vienne, M. de Saint-Léon.] - -[En marge: Quoique fort attristé, Napoléon a confiance dans ses -combinaisons militaires.] - -[En marge: Prodigieuse activité de ses préparatifs.] - -[En marge: Succès de la levée des gardes nationaux mobiles.] - -[En marge: Déficit dans le rappel des anciens militaires.] - -[En marge: Recours à la conscription de 1815.] - -Rien de tout cela n'échappait à Napoléon, et il ne voyait plus de -remède à cette situation que dans la guerre entreprise promptement, et -conduite avec vigueur et bonheur. M. Fouché, par goût pour l'intrigue -au dehors aussi bien qu'au dedans, avait voulu faire une nouvelle -tentative auprès des puissances, et il avait envoyé à Vienne M. de -Saint-Léon, homme d'esprit, vivant dans l'intimité de M. de -Talleyrand, d'opinion fort libérale, et très-capable de faire valoir -les dangers d'une lutte obstinée pour les Bourbons. M. Fouché avait -donné à M. de Saint-Léon une lettre pour M. de Metternich, lettre -sensée, presque éloquente, dans laquelle il plaidait chaudement la -cause de Napoléon, avec l'espérance que s'il ne gagnait pas la cause -de Napoléon, ce qui lui était assez indifférent, il gagnerait -peut-être celle de la régence de Marie-Louise, peut-être même celle du -duc d'Orléans, et s'épargnerait ainsi le retour des Bourbons. Napoléon -ne se faisait guère illusion ni sur les motifs de M. Fouché, ni sur -ses chances de succès; néanmoins il le laissait faire, une tentative -de ce genre ne pouvant pas nuire, et n'empêchant d'ailleurs aucun de -ses préparatifs. Mais la ressource véritable, la ressource unique, il -la voyait dans un grand coup prochainement frappé sur la portion des -coalisés qui était à sa portée, et il songeait à profiter de ce que -l'une des deux colonnes ennemies, celle du prince de Schwarzenberg, -était en arrière de l'autre, pour fondre à l'improviste sur Blucher et -Wellington cantonnés le long de notre frontière du Nord. Déjà il -méditait, comme nous l'avons dit, l'un des plans les plus profonds -qu'il ait conçus de sa vie, et s'il retrouvait l'espérance, c'était en -descendant en lui-même, et en apercevant combien la courte vue de ses -ennemis laissait de chances à sa suprême clairvoyance militaire. Avec -une victoire comme il en avait tant gagné, et comme il était capable -d'en gagner encore, les royalistes se calmeraient, l'Europe sourde -aujourd'hui à ses ouvertures prêterait l'oreille, et les difficultés -que son gouvernement rencontrait s'aplaniraient. Aussi travaillait-il -jour et nuit à préparer entre Paris et Maubeuge une armée de cent -cinquante mille hommes, pour la jeter comme une massue sur la tête des -Anglais et des Prussiens, les plus voisins de lui. Par ce motif il lui -tardait de partir, et les votes sur la Constitution proclamés en -assemblée du Champ de Mai, les élections terminées, les deux Chambres -réunies, il comptait quitter Paris pour aller en Flandre décider de -son destin et de celui du monde en deux ou trois journées. Jamais il -n'avait travaillé ni plus activement ni plus fructueusement. Les -bataillons de gardes nationaux d'élite se formaient avec une extrême -facilité, surtout dans les provinces frontières, et il était certain -que ces provinces seules donneraient au moins 150 mille hommes. -Napoléon dirigeait ces bataillons vers les places fortes, avec une -simple blouse à collet de couleur, et avec de vieux fusils qui -devaient être réparés dans le loisir des garnisons. Malheureusement le -recrutement de l'armée active ne s'opérait pas aussi bien. Le rappel -des anciens soldats ne donnait pas ce qu'on s'en était promis. -Beaucoup d'entre eux avaient préféré servir dans les gardes nationales -mobilisées, parce que c'était un service limité sous le rapport de la -durée et du déplacement, et avaient singulièrement contribué à la -rapide formation de ces bataillons. D'autres s'étaient mariés, -d'autres appartenant aux classes de 1813 et de 1814 n'avaient aucun -goût pour la guerre, dont ils n'avaient connu que les désastres. Par -toutes ces causes, au lieu de 90 mille anciens soldats qu'on avait -espéré recouvrer sur 150 mille qui avaient déserté en 1814, on ne -pouvait compter que sur 70 mille, dont 58 mille rendus, et 12 mille en -marche pour rejoindre. En les ajoutant aux 180 mille hommes de -l'effectif existant au 1er mars, aux 50 mille hommes en congé de -semestre qui avaient tous obéi, on pouvait se flatter d'avoir environ -300 mille hommes d'armée active, dont 200 à 210 mille présents dans -les bataillons de guerre, les autres laissés aux dépôts ou à -l'intérieur. Ce n'était certes pas assez pour la grandeur des périls -qui menaçaient la France. Napoléon était décidé à rappeler la -conscription de 1815, que le Conseil d'État avait déclaré appartenir -au gouvernement, pour la partie au moins qui en 1814 avait été -incorporée. Quant au surplus, il fallait une loi qu'on était occupé à -rédiger afin de la soumettre aux Chambres. Les diverses pertes de la -conscription de 1815 déduites, on comptait sur 112 mille hommes, dont -45 mille immédiatement appelables. L'armée active devait donc monter à -412 mille hommes, compris les non-valeurs. On espérait porter à 200 -mille hommes les gardes nationaux mobilisés, et en y ajoutant 25 mille -marins qui allaient se rendre soit à Paris, soit à Lyon, en y ajoutant -20 mille fédérés à Paris, 10 mille à Lyon, la France devait avoir -assez de bras pour la défendre. Restait enfin la ressource à laquelle -Napoléon songeait déjà, celle de demander aux Chambres assemblées une -levée extraordinaire de 150 mille hommes à prendre sur toutes les -classes antérieures. Il aurait ainsi environ 800 mille soldats, et -avec de l'union dans les pouvoirs, de la persévérance dans les -efforts, il n'y avait pas à désespérer du salut de la France. - -[En marge: Force réelle sur laquelle on peut compter dans le moment.] - -Pour le moment il n'y avait de réellement disponibles que les 300 -mille hommes d'armée active, qui devaient en donner, comme nous venons -de le dire, 200 et quelques mille au feu, plus 200 mille gardes -nationaux bien choisis, occupant les places fortes et les défilés de -nos frontières. Napoléon avait prescrit de requérir sur-le-champ les -45 mille conscrits de 1815, actuellement appelables, ce qui devait -mettre immédiatement à sa disposition 250 mille combattants, force qui -dans sa main pouvait servir à frapper un premier coup terrible. Mais, -telle quelle, cette force ne devait pas être prête avant la mi-juin. - -[En marge: Départ des troisièmes bataillons.] - -[En marge: Soins donnés à la cavalerie.] - -[En marge: Quantité d'hommes levés en deux mois.] - -Il travaillait sans relâche à la réunir et à l'organiser, et écrivait -pour cela jusqu'à cent cinquante lettres par jour. Ici c'étaient cent -ou deux cents recrues laissées dans un dépôt, et qu'il fallait -expédier aux bataillons de guerre; là c'étaient des régiments de -cavalerie qui avaient des hommes et pas de chevaux, d'autres qui -avaient des chevaux et pas d'hommes, ou qui manquaient de -harnachement. Suivant chaque chose avec une précision de mémoire -prodigieuse, Napoléon ordonnait, après avoir ordonné veillait à -l'exécution de ses ordres au moyen d'officiers allant et venant dans -tous les sens, reçus, écoutés sur l'heure quand ils avaient à rendre -compte de ce qu'ils avaient vu, toujours réexpédiés à l'instant même, -et autant de fois qu'il le fallait pour l'entier accomplissement de -leur mission. Napoléon avait déjà fait partir les troisièmes -bataillons des places où affluaient les gardes nationaux mobiles, et -partout il avait formé le quatrième destiné à servir de dépôt. Dans -quelques régiments le cinquième bataillon avait été créé, et aussitôt -le quatrième avait rejoint les bataillons de guerre. Ce n'était -toutefois qu'une exception, et les régiments n'avaient en général que -trois bataillons de guerre, ce qui aurait suffi s'ils avaient été plus -nombreux; mais malgré tous les efforts bien peu comptaient 600 hommes -par bataillon. La cavalerie n'attirait pas moins que l'infanterie -l'attention de Napoléon. Grâce au dépôt de Versailles, aux levées de -chevaux sur la gendarmerie, et aux achats dans les provinces, on -pouvait se flatter de réunir à la mi-juin (la garde impériale -comprise) 40 mille cavaliers excellents, car tous avaient servi. Les -confections d'habillement, les réparations d'armes, étaient l'objet -des mêmes soins. Napoléon allait en personne visiter les ateliers de -tailleurs, de selliers, d'armuriers, et les animait de sa présence -vivifiante. Les officiers d'artillerie employés à la direction du -travail des armes rendaient les plus grands services. On avait de quoi -donner des fusils neufs à toute l'armée, des fusils réparés aux gardes -nationaux mobilisés, et il devait en rester 100 mille pour la -conscription de 1815. Si la guerre se prolongeait jusqu'à l'hiver, -l'été et l'automne devaient fournir de quoi satisfaire à tous les -besoins. Au prix de cette prodigieuse activité, Napoléon avait en deux -mois (de la fin de mars à la fin de mai) levé, équipé, armé environ -300 mille hommes, dont 50 mille semestriers, 70 mille anciens soldats -et 180 mille gardes nationaux d'élite, résultat prodigieux pour qui -connaît les difficultés de la haute administration, et qui du reste -eût été impossible sans l'immense personnel militaire dont la France -disposait à cette époque. - -[En marge: Reploiement des dépôts en cas d'invasion subite.] - -Avec sa prévoyance qui s'appliquait à tout, Napoléon avait calculé que -si l'ennemi passait la frontière, les places seraient bloquées et les -dépôts avec elles. Il avait donc ordonné le reploiement successif des -dépôts, pour la frontière du Nord sur Abbeville, Amiens, -Saint-Quentin, Châlons, Bar, Brienne, Arcis-sur-Aube, Nogent; pour la -frontière de l'Est, sur Châlon, Dijon, Autun, Troyes; pour les -frontières du Midi, sur Avignon et Nîmes. Il était ainsi assuré qu'un -brusque mouvement d'invasion, en isolant nos places, n'isolerait pas -nos régiments, et ne les priverait pas de leurs ressources en hommes -et en matériel. Une commission composée des généraux Rogniat, Dejean, -Bernard, Marescot (celui-ci tiré de la disgrâce où il était -injustement tombé à la suite de la capitulation de Baylen), s'était -occupée de la mise en état de défense de nos places, en première, -seconde et troisième ligne. Les réparations urgentes, l'armement et -l'approvisionnement étaient ordonnés et en cours d'exécution. De plus, -la commission avait signalé les passages de nos frontières où une -route coupée, un ouvrage de campagne bien placé, pouvaient donner aux -divisions de gardes nationaux mobilisés le moyen de tenir tête à -l'ennemi. Enfin, Paris et Lyon, désignés comme les deux postes -essentiels, s'étaient déjà couverts de travaux. - -[En marge: Détail de la défense de Paris.] - -Napoléon n'avait point oublié que si en 1814, tandis qu'il manoeuvrait -autour de Paris, cette grande ville avait pu tenir huit jours, il -aurait sauvé sa couronne et la France. Il avait considéré que Lyon à -l'est pouvait jouer le rôle de Paris au nord, et il avait prescrit -pour ces deux points tout ce que le temps permettait de faire. On a -déjà vu que n'ayant pas le loisir d'exécuter autour de Paris des -travaux de maçonnerie, il s'était contenté d'ordonner des travaux de -campagne. Le général Haxo avait couvert de redoutes les deux versants -de Belleville, de manière que de la plaine de Vincennes au sud, à la -plaine de Saint-Denis au nord, toutes les hauteurs fussent occupées, -et certes, si dans la journée du 30 mars 1814 les soldats de Marmont -avaient trouvé un semblable appui, ils n'auraient pas succombé. Le -canal Saint-Martin, qui de la Villette va joindre la Seine à -Saint-Denis, avait été garni de flèches, de manière à présenter une -ligne très-défensive. À Saint-Denis les inondations étaient préparées. -Il était peu probable que l'ennemi, perçant cette ligne, osât -s'aventurer entre les hauteurs de Montmartre et la Seine, car il se -serait exposé à être jeté dans la rivière. Mais, en tout cas, -Montmartre, Clichy, l'Étoile, avaient été pourvus de fortes redoutes, -qui en faisaient autant de réduits très-solides. Enfin des ouvrages de -campagne étaient commencés sur la rive gauche, entre Montrouge et -Vaugirard. Les fédérés et un certain nombre de gardes nationaux -s'étaient offerts pour prendre part aux travaux de terrassement. -Napoléon les avait acceptés pour le bon exemple, mais il avait deux -mille travailleurs bien payés, dont les bras plus exacts exécutaient -sans interruption les redoutes tracées par le général Haxo. - -Tout ayant été dit au public sur nos relations avec l'Europe, Napoléon -qui n'avait plus rien à cacher, avait fait commencer l'armement de ces -redoutes, d'abord pour présider lui-même à cette opération, et ensuite -pour user d'avance, et avant l'apparition de l'ennemi, l'émotion -qu'elle devait causer. Il raisonnait donc cette fois autrement qu'en -1814, et au lieu de dissimuler les périls, il s'attachait à les rendre -frappants. Sur 300 pièces de gros calibre demandées dans les ports et -transportées par mer aux bouches de la Seine, 200 étaient arrivées à -Rouen et en route vers Paris. À mesure de leur arrivée on les plaçait -sur les ouvrages, quoique inachevés. Pour éviter la confusion des -calibres et les erreurs qui en résultent dans les distributions de -munitions, Napoléon avait décidé que le 12 et le 6 seraient sur la -rive droite, la plus menacée des deux, le 8 et le 4 sur la rive -gauche. Il avait fait mettre en batterie sur les points culminants de -la butte Saint-Chaumont un certain nombre de grosses pièces venues des -ports. Les écoles de Saint-Cyr et d'Alfort, l'école polytechnique, se -livraient journellement à l'exercice du canon. Un parc de 200 bouches -à feu de campagne était préparé à Vincennes, pour être amené comme -artillerie mobile sur les points où on croirait en avoir besoin. Deux -régiments de marins tirés de Brest et de Cherbourg étaient en marche -sur Paris. Napoléon avait ordonné en outre le recensement et la -complète organisation des fédérés, et les avait formés en -vingt-quatre bataillons. Sans les armer encore, il avait voulu qu'on -leur donnât cent fusils par bataillon, afin d'instruire ceux qui -n'avaient jamais servi. Son projet était de réduire successivement la -garde nationale à 8 ou 10 mille hommes sûrs, et de remettre aux -fédérés les 15 mille fusils qu'on aurait ainsi rendus disponibles. Il -n'entrait dans ce projet aucun calcul démagogique, mais une certaine -méfiance de la garde nationale, suspecte à ses yeux de royalisme, et -une grande confiance dans le dévouement et la bravoure des fédérés, -qu'il n'avait aucun scrupule à faire tuer sous les murs de Paris. -Grâce à ces soins, dans un mois et demi au plus tard, c'est-à-dire à -la fin de juin, Paris devait être à l'abri de toute attaque. - -[En marge: Postes fortifiés compris dans le rayon de la défense de -Paris.] - -[En marge: Le maréchal Davout destiné au commandement de Paris.] - -Napoléon avait rattaché à la défense de la capitale la défense des -villes de Nogent-sur-Marne, de Meaux, de Château-Thierry, de Melun, de -Montereau, de Nogent-sur-Seine, d'Arcis-sur-Aube, d'Auxerre, et placé -tout cet ensemble sous les ordres du maréchal Davout, qu'il se -proposait de nommer gouverneur de Paris, avec des pouvoirs -extraordinaires. Le défenseur de Hambourg, proscrit par les Bourbons, -lui avait semblé réunir au plus haut degré les conditions militaires -et politiques pour un tel rôle. Il comptait bien, avec ce qu'il -conserverait de la garde nationale, avec les fédérés, les marins, les -dépôts, lui laisser de 70 à 80 mille combattants. Avec une telle -force, de tels ouvrages et un tel chef, la capitale lui paraissait -invincible. - -[En marge: Détail de la défense de Lyon.] - -[En marge: Le maréchal Suchet chargé de la guerre sur toute la -frontière de l'Est.] - -[En marge: Formation du 9e corps sous le maréchal Brune pour la -défense des Alpes maritimes.] - -[En marge: Défense du Jura par Lecourbe.] - -[En marge: Prescriptions diverses pour le cas d'invasion.] - -[En marge: Emploi des militaires pensionnés.] - -Napoléon s'était occupé en même temps de la défense de Lyon, et avait -prescrit les divers travaux à exécuter. Appliquant à cette seconde -capitale les mêmes principes qu'à la première, il avait fait venir de -Toulon par le Rhône 150 bouches à feu de gros calibre, et avait -ordonné de les placer dans les ouvrages. Un régiment de marine était -en route pour s'y rendre. L'école vétérinaire de Lyon était, comme les -écoles de Paris, destinée à servir une partie des batteries. Confiant -dans l'esprit des Lyonnais, Napoléon avait fixé à 10 mille le nombre -des gardes nationaux qui contribueraient à la défense de leur ville. -Il leur avait envoyé 10 mille fusils non réparés, et qui devaient être -remis en état dans les ateliers extraordinaires créés sur les lieux. -Les pays environnants, tels que la Bourgogne, la Franche-Comté, le -Dauphiné, l'Auvergne, ayant suivi l'exemple de la Bretagne, il -comptait en tirer 10 mille fédérés, lesquels, avec les dépôts, -devaient compléter la garnison de Lyon. Le maréchal Suchet était -chargé de veiller à ces détails. L'ayant rappelé de l'Alsace, Napoléon -lui avait donné le commandement de cette frontière en lui disant: -Quand vous êtes quelque part, je suis tranquille pour l'endroit où -vous êtes; partez donc, et gardez-moi l'Est, pendant que je vais -défendre le Nord contre l'Europe entière.--Le maréchal Suchet, avec le -7e corps, devait avoir environ 20 mille hommes de bonnes troupes, plus -12 mille provenant de deux divisions de gardes nationales d'élite, et -il pouvait ainsi occuper la Savoie avec 32,000 combattants. Appuyé sur -Lyon, bien fortifié, il avait grande chance de tenir tête aux -Autrichiens. Sur le bas Rhône, vers Avignon, se trouvaient en réserve -quatre des six régiments tirés du 8e corps. Le maréchal Brune, avec -les deux restant, et trois autres tirés de Corse, devait former le 9e -corps, chargé d'observer le Var, Toulon et Marseille. Cette dernière -ville surtout était l'objet d'une surveillance spéciale. Napoléon -avait ordonné de désarmer la garde nationale marseillaise, de la -réduire à 1500 hommes sûrs, d'armer les forts Saint-Jean et Nicolas, -et d'en enlever les munitions qui n'étaient pas indispensables pour -les renfermer dans l'arsenal de Toulon. Il avait fait retrancher le -Pont-Saint-Esprit sur le Rhône, et prescrit la mise en état de la -petite place de Sisteron, pour arrêter l'ennemi, si après avoir envahi -la Provence il essayait de pénétrer dans le Dauphiné et le Lyonnais. -Au-dessus de Lyon, et en remontant la Saône, Napoléon (nous l'avons -dit) avait placé sous le général Lecourbe un corps supplémentaire, qui -n'avait pas de rang dans les neuf corps embrassant la défense du -territoire, parce qu'il avait été formé plus tard, et qu'il ne se -composait que d'une division de ligne. Napoléon lui avait adjoint deux -belles divisions de gardes nationales d'élite, et lui avait confié la -trouée de Béfort et les passages du Jura. L'armée d'Alsace ou 5e -corps, se liant avec Lecourbe, gardait le Rhin. Ce 5e corps avait été -réuni tout entier dans les lignes de Wissembourg. Des bataillons -d'élite occupaient Strasbourg, et les places depuis Huningue jusqu'à -Landau. D'autres bataillons gardaient les passages des Vosges, tandis -que la cavalerie légère battait l'estrade le long du Rhin, aidée par -des lanciers volontaires formés dans le pays. Il était décidé qu'à la -première apparition de l'ennemi le tocsin sonnerait, que les -commandants des places s'enfermeraient dans leurs enceintes, que les -préfets et les généraux se retireraient emmenant avec eux le bétail, -les vivres, et la levée en masse, composée de tous les citoyens de -bonne volonté. Ils devaient se porter vers les passages difficiles -dont la défense avait été préparée d'avance, y tenir tant que -possible, ne se replier qu'à la dernière extrémité, et le faire sur -les corps d'armée chargés de couvrir la frontière. Des corps francs, -organisés dans les pays où il y avait beaucoup d'anciens militaires, -étaient chargés de concourir à ces mesures. Enfin, s'ingéniant à -mettre en valeur toutes les ressources du pays, Napoléon avait songé à -une dernière combinaison qui, dans certaines parties du territoire, -pouvait être d'une réelle utilité. Il avait remarqué, en compulsant -les états du ministère de la guerre, qu'il y avait 15 mille officiers -et 78 mille sous-officiers et soldats en retraite, les uns et les -autres pensionnés par l'État. Si un grand nombre étaient incapables de -supporter les bivouacs, le froid, la chaud, la faim, beaucoup étaient -en état de servir dans l'intérieur d'une ville, de tenir une épée ou -un fusil, et de s'y rendre utiles de plus d'une façon. Attachés à la -Révolution et à l'Empire, n'aimant pas les Bourbons, ils pouvaient -imposer à la malveillance, et Napoléon imagina d'en appeler vingt-cinq -ou trente mille, de les distribuer dans les villes d'un esprit -douteux, où ils seraient prêts à se réunir en armes autour des -autorités, et à leur apporter l'appui de leurs paroles dans les lieux -publics, et celui de leurs bras dans les moments de danger. Napoléon -voulait que, sans les contraindre, on fît seulement appel à leur zèle, -et qu'on leur rendît le déplacement facile en leur donnant, outre -leurs pensions, une indemnité de route et les vivres de campagne. Il -ordonna d'en envoyer à Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, -Tours, Lille, Dunkerque, etc. De la sorte, aucune des forces du pays, -depuis les plus jeunes jusqu'aux plus vieilles, ne devait rester -oisive ou inutile. - -[En marge: Mouvements ordonnés pour l'armée du Nord, qui doit agir la -première, et sous le commandement direct de Napoléon.] - -À ces mesures d'une prévoyance universelle et infatigable, Napoléon -ajouta toutes celles qu'exigeait particulièrement l'organisation de -l'armée avec laquelle il allait combattre. On a vu qu'elle comprenait -cinq corps, le 1er réuni autour de Lille sous le comte d'Erlon, le 2e -autour de Valenciennes sous le général Reille, le 3e autour de -Mézières sous le général Vandamme, le 4e autour de Metz sous le -général Gérard, le 6e enfin, formé entre Paris et Laon, sous le comte -de Lobau. Napoléon rabattant de gauche à droite sur Maubeuge les corps -des généraux d'Erlon et Reille, de droite à gauche sur ce même point -de Maubeuge ceux des généraux Vandamme et Gérard, puis les appuyant -avec la garde et le 6e corps parti de Paris, se proposait de percer la -frontière avec 150 mille hommes. Le moment n'est pas venu d'exposer -par quelle combinaison il se flattait de surprendre ainsi la portion -la plus rapprochée et la plus considérable de ses ennemis. Mais ayant -résolu d'être en opération le 15 juin, au plus tard, et touchant déjà -aux derniers jours de mai, il avait tracé dès cette époque la marche -du général Gérard, qui ayant plus de soixante lieues à parcourir pour -se rendre au point de concentration, devait être en mouvement avant -tous les autres. Napoléon lui avait en très-grand secret fixé le jour -où il faudrait qu'il s'ébranlât, et les précautions qu'il aurait à -prendre pour donner à son départ toute autre signification que la -véritable. Le comte de Lobau, à mesure que ses régiments étaient -prêts, avait ordre de les acheminer sur Soissons et Laon, où se -réunissait le 6e corps. Napoléon s'occupait activement de la garde, -qu'il espérait porter à 20 ou 25 mille hommes, et dont il avait confié -l'organisation au général Drouot. La grande réserve d'artillerie était -comme d'usage l'objet de tous ses soins, et il poussait la vigilance -jusqu'à inspecter lui-même les batteries prêtes à partir, et à -signaler un harnais qui manquait[16]. N'ayant pas encore assez de -chevaux de trait, même avec les 6 mille retirés de chez les paysans, -il venait d'en faire lever 8 à 10 mille, en les payant comptant, dans -les provinces voisines des corps d'armée. - -[Note 16: Je donne ces détails en ayant sous les yeux les lettres -innombrables où les moindres remarques sont consignées sur toutes les -parties du matériel.] - -[En marge: Froissement résultant de cet immense mouvement de choses.] - -Tant de choses ne s'accomplissaient pas sans froissement. Le maréchal -Davout habitué pendant quinze ans à agir au loin, et dans une sorte -d'indépendance, placé maintenant sous une surveillance qui ne lui -laissait ni liberté ni repos, éprouvait quelquefois des mouvements -d'humeur assez vifs. Il était soumis sans doute, mais point à la -manière du duc de Feltre, c'est-à-dire en perdant tout caractère. Il y -avait un genre de contrôle qui l'incommodait plus particulièrement, -c'était celui qui s'exerçait sur le choix des officiers, et auquel -Napoléon tenait expressément depuis qu'il fallait s'assurer -non-seulement de la valeur, mais de la fidélité des militaires -employés. Il avait été établi que les choix seraient vérifiés par -trois personnages de confiance, les comtes de Lobau, de La Bédoyère et -de Flahault. Ces deux derniers, fort au courant des dispositions de la -jeunesse militaire, critiquaient certaines présentations du ministre -de la guerre, et celui-ci accueillait très-mal leurs observations. -Napoléon eut donc à intervenir plus d'une fois, et nous ne -mentionnerions pas ces détails, si les froissements avec le ministre -de la guerre n'avaient eu plus tard des conséquences graves. Il -s'éleva notamment une contestation au sujet du général Bourmont, que -le maréchal Davout ne voulait pas admettre dans le service actif, et -dont les généraux de La Bédoyère et Gérard répondaient sur leur tête. -Napoléon ayant fini par adopter l'avis de ces derniers après bien des -hésitations, fut obligé de donner au maréchal Davout un ordre formel, -et le maréchal ne se rendit que devant une injonction absolue. - -[En marge: Le maréchal Mortier chargé de commander la garde -impériale.] - -Napoléon choisit le maréchal Mortier pour commander la garde -impériale. Il aurait voulu rappeler auprès de lui Berthier, son chef -d'état-major dans toutes les guerres qu'il avait faites, son -interprète exact et infatigable, son ami enfin, et le nommer major -général de l'armée. Berthier avait commis quelques faiblesses; -Napoléon lui avait fait dire de n'y pas plus penser qu'il n'y pensait -lui-même, et de venir le rejoindre. Berthier ne résistant pas à cet -appel, était en route pour revenir, mais entouré de surveillance, et -prêt à rentrer par Bâle, il avait été contraint de rebrousser chemin -et de retourner en Allemagne, où l'attendait une mort aussi déplorable -que mystérieuse. - -[En marge: Le maréchal Soult nommé major général à défaut de -Berthier.] - -[En marge: Restitution à tous les régiments de leurs anciens numéros.] - -Ne sachant comment remplacer son major général, Napoléon eut recours -au plus laborieux de ses lieutenants, au maréchal Soult, qui s'était -un moment dévoué aux Bourbons en croyant faire une chose durable, et -qui, voyant maintenant qu'il s'était trompé, s'appliquait à effacer -les traces de cette erreur. La violente proclamation qu'il avait -publiée contre Napoléon l'embarrassait, et il avait cherché à la -racheter par une autre aussi violente contre les Bourbons, qu'il -devait adresser à l'armée en prenant la qualité de major général. -Napoléon, dans l'intérêt du maréchal, en adoucit les termes, et la fit -publier sous forme d'ordre du jour. Il connaissait trop les hommes -pour tenir compte de leurs fluctuations, surtout dans des temps aussi -difficiles que ceux qu'on traversait alors. L'essentiel n'était pas -qu'ils fussent des politiques conséquents, mais de bons militaires. -L'essentiel n'était pas que le maréchal Soult eût servi un seul -maître, mais qu'il eût comme major général la clarté, la netteté, -l'exactitude de Berthier. Les événements allaient bientôt montrer à -quel point Napoléon avait réussi dans son choix. Il prit enfin une -dernière mesure, c'était de restituer à tous les régiments leurs -anciens numéros qu'on leur avait ôtés et qu'ils regrettaient beaucoup. -Leur rendre ces numéros c'était les satisfaire, et les obliger d'être -dignes de leur passé. - -[En marge: Ordre à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de -leurs troupes.] - -[En marge: Napoléon n'attend pour partir que la célébration de la fête -du Champ de Mai.] - -[En marge: Opérations électorales.] - -[En marge: Liberté qui leur est laissée.] - -[En marge: La France y prend peu de part.] - -Napoléon enjoignit à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de -leurs troupes, retint seulement auprès de lui le maréchal Soult, afin -de l'initier à ses nouvelles fonctions, et n'attendit pour partir que -l'assemblée du Champ de Mai et la réunion des Chambres. Ce moment -approchait, car les votes sur l'Acte additionnel étaient émis, les -élections étaient achevées, et les nouveaux élus presque tous rendus à -Paris. Le grand déchaînement des journaux, des écrivains de brochures, -des discoureurs de lieux publics contre l'Acte additionnel, s'était -apaisé en présence des opérations électorales, qui avaient été une -diversion pour l'ardeur des esprits, et une preuve qu'on ne voulait -pas éluder les promesses de la Constitution, puisque les Chambres -étaient convoquées avant l'époque où elles auraient dû l'être. La -liberté avait été complète, tant pour les élections que pour le vote -de l'Acte additionnel. On avait laissé tout dire, tout imprimer, on -avait même admis des votes motivés de la façon la plus blessante. M. -de Lafayette à Meaux avait accepté l'Acte additionnel en réservant la -souveraineté du peuple, atteinte selon lui par quelques unes des -dispositions de cet acte. M. de Kergorlay avait voté contre en -protestant pour la souveraineté des Bourbons. Le gouvernement seul ne -s'était pas défendu, rien n'étant encore organisé pour la défense du -pouvoir dans un État libre. Excepté la suspension momentanée du -sixième volume du Censeur, suspension levée, comme on l'a vu, par -ordre de Napoléon, aucune rigueur d'aucun genre n'avait porté atteinte -à l'action des individus, et on avait eu cette liberté confuse, -violente, à mille couleurs, des jours de révolution. Chacun avait -proposé sa chimère, et l'avait proposée à sa manière; mais il manquait -quelque chose à cet état de révolution, c'était la passion, non pas -chez les partis (ils en avaient eu rarement davantage), mais chez la -nation elle-même. La nation avait été absente dans les municipalités, -dans les justices de paix, dans les notariats, où l'on allait voter -pour ou contre l'Acte additionnel, aussi bien que dans les colléges où -l'on allait voter pour le choix des représentants. Dégoûtée de -révolutions et de contre-révolutions, elle ne savait à qui, à quoi -s'attacher, et dans son malaise elle restait cachée dans ses demeures. -Nous parlons ici de la masse intermédiaire, sage, discrète, -désintéressée de la nation. Les Bourbons qu'elle n'avait pas désirés, -mais qu'après réflexion elle avait jugés les plus aptes à lui procurer -un gouvernement pacifique et libéral, l'avaient froissée par un règne -de onze mois; Napoléon qui plaisait à son orgueil, et répondait à -plusieurs de ses instincts, l'effrayait, et sans chercher s'il était -véritablement changé, s'il était converti à la paix et à la liberté, -elle apercevait clairement en lui sa destinée fatale, c'est-à-dire la -guerre, la guerre acharnée jusqu'à une défaite mortelle de la France -ou de l'Europe. Ainsi froissée par les uns, effrayée par l'autre, elle -restait, nous le répétons, chez elle, c'est-à-dire au foyer des -millions de familles dont elle se compose, et n'allait contribuer par -son vote ni à l'adoption de l'Acte additionnel ni à l'élection de ses -représentants. - -Tandis qu'on avait vu jadis, lorsque la France voulait se donner un -sauveur dans la personne du général Bonaparte, trois à quatre millions -de citoyens venir déposer leur vote avec empressement, douze ou treize -cent mille seulement avaient exprimé un avis sur l'Acte additionnel, -et il n'avait paru que cent mille électeurs environ dans les colléges -électoraux. - -[En marge: Petit nombre des royalistes participant aux scrutins.] - -[En marge: Nombre des votes donnés à l'Acte additionnel.] - -[En marge: Le parti révolutionnaire et militaire paraît seul aux -élections.] - -[En marge: Qualité des représentants élus.] - -[En marge: La plupart dévoués à Napoléon, mais non au despotisme.] - -[En marge: Leur susceptibilité sous le rapport des intérêts de la -liberté.] - -Ces nombres restreints indiquaient bien qui était venu dans les -mairies, les notariats, les colléges: c'étaient les partis, les partis -seuls, chez lesquels la passion ne se refroidit jamais. Quand nous -disons les partis, nous disons trop peut-être, car les partisans des -Bourbons n'avaient osé paraître ni dans l'un, ni dans l'autre de ces -scrutins. Ce n'était pas, certes, que leur liberté eût été gênée, il -s'en fallait! Leurs adversaires se piquant de modération de principes, -se seraient bien gardés d'atteindre ou même de menacer leur sécurité. -Mais les royalistes répugnant à tout ce qui était la pratique des -institutions libres, se faisant en outre de leurs adversaires des -idées fausses, se les dépeignant comme des terroristes dangereux, -manquaient à la fois d'habitude et de courage pour exercer leurs -droits. Les plus audacieux seulement avaient osé apporter leur vote, -moins par goût pour l'exercice de leurs droits que par bravade. Aussi -trois ou quatre mille votants tout au plus, sur treize cent mille, -étaient-ils allés déposer leur _non_ contre l'Acte additionnel, et un -nombre encore moindre avait-il paru dans les colléges électoraux pour -combattre le candidat patriote, bien que tout se fût passé d'ailleurs -avec un ordre parfait et un calme des plus rassurants. Ceux au -contraire qui s'étaient montrés en grand nombre dans le scrutin -étaient d'anciens révolutionnaires, des acquéreurs de biens nationaux, -des amis ardents de la liberté, des amis passionnés de la gloire -nationale qu'ils s'obstinaient à personnifier dans Napoléon, des -fonctionnaires publics presque tous originaires de 1789, et enfin -beaucoup d'hommes éclairés qui se disaient qu'après avoir commis la -faute de laisser revenir Napoléon, il fallait défendre dans sa -personne l'indépendance de la France, et faire de bonne foi l'essai de -monarchie constitutionnelle qu'il proposait d'une manière si -spécieuse, la liberté devant être acceptée de toute main, quand on -n'est l'esclave ni des préjugés ni des partis. Les choix faits par ces -diverses classes d'électeurs étaient généralement bons et d'un -caractère modéré. En l'absence des opposants ils avaient élu presque -partout des fonctionnaires civils ou militaires faisant des voeux pour -la consolidation du nouvel Empire, des acquéreurs de biens nationaux -aspirant à recouvrer leur sécurité, des révolutionnaires repentants de -leurs excès, tels que Barère par exemple, ou de jeunes libéraux -irréprochables, ayant de saines opinions mais peu d'expérience, comme -M. Duchêne de Grenoble. Les uns et les autres avaient adopté -sincèrement les deux idées dominantes, maintenir Napoléon contre -l'Europe, et lui résister s'il revenait à ses penchants despotiques. -Toutefois ces nouveaux, élus, tenant à Napoléon qui était leur -intérêt, plus qu'à la liberté qui était leur opinion, avaient -tellement entendu dire qu'en acceptant Napoléon, sa gloire, ses -principes sociaux, il ne fallait pas accepter son despotisme, qu'ils -allaient se montrer singulièrement susceptibles vis-à-vis du pouvoir -impérial, se comporter en libéraux plus qu'en bonapartistes, et cela -jusqu'à compromettre la cause de Napoléon pour celle de la liberté, -bien que telle ne fût pas leur préférence. Aussi aurait-il fallu pour -se bien conduire à leur égard un tact, une patience, une dextérité, -qui étaient difficiles à trouver chez des ministres paraissant pour la -première fois devant des assemblées libres. - -[En marge: Ordre à tous les hauts fonctionnaires d'ouvrir leurs -maisons aux représentants et aux électeurs.] - -[En marge: Intrigues du duc d'Otrante auprès des nouveaux députés.] - -Les colléges électoraux déférant au décret qui les invitait à la -cérémonie du Champ de Mai, avaient envoyé pour les représenter à cette -grande solennité les électeurs les plus zélés, les plus riches, les -plus curieux. Ceux-ci étaient arrivés au nombre de quatre à cinq mille -à Paris, indépendamment des six cents représentants élus. Avec eux -étaient venues également les députations des régiments qui devaient -recevoir au Champ de Mai les drapeaux destinés à l'armée. Napoléon -avait ordonné aux ministres, aux grands dignitaires d'avoir leurs -maisons ouvertes, d'y attirer ces députés de toute sorte, et de leur -faire bon accueil. On les entendait tous répéter les mêmes choses, -c'est-à-dire qu'il fallait tenir tête à l'Europe, et s'efforcer de la -vaincre puisqu'on ne pouvait éviter la lutte avec elle, mais -immédiatement après conclure la paix, renoncer aux conquêtes, et -fonder la vraie monarchie constitutionnelle, pour n'être pas au dehors -à la merci de l'étranger, au dedans à la merci d'un homme. Ils -trouvaient écho chez les membres du gouvernement qui étaient eux-mêmes -de cet avis, mais les uns avec une honorable fidélité envers -l'Empereur, comme Carnot, les autres comme M. Fouché, avec un esprit -d'intrigue à peine dissimulé. Ce dernier, sans avoir besoin d'y être -invité, cultivait soigneusement les électeurs en mission à Paris, -surtout les députés, et de préférence les plus jeunes, qu'il supposait -plus maniables, affectait, comme c'était de mise alors, de se montrer -inconciliable avec les Bourbons, mais très-alarmé de la présence de -Napoléon à la tête du gouvernement, disant que si celui-ci avait le -patriotisme d'abdiquer en faveur du Roi de Rome, tout s'arrangerait à -l'instant même, qu'il en avait la certitude, qu'on le lui avait mandé -de Vienne....--Ces assertions dans la bouche du ministre de la police -exerçaient une influence dangereuse, et du reste ne faisaient pas plus -d'honneur à sa perspicacité qu'à sa fidélité, car les puissances, -invariablement attachées à la cause des Bourbons, n'auraient accueilli -aucun des arrangements qu'il rêvait, et si elles feignaient de n'en -vouloir qu'à Napoléon, c'était pour se faire livrer avec lui l'épée de -la France. Les propos du duc d'Otrante se répandaient de bouche en -bouche, causaient du ravage dans les esprits, arrivaient même -jusqu'aux oreilles impériales, bien qu'un peu atténués dans leur -forme. Napoléon en apprenait toujours assez pour voir clairement que -son ministre de la police le trahissait, mais se maîtrisant mieux -qu'autrefois, il attendait que les circonstances fussent moins graves -pour faire respecter son autorité, ce qui après tout aurait été -parfaitement légitime, car jamais dans un état régulier on n'eût -toléré cette conduite d'un ministre dénonçant comme un danger public -le monarque qu'il servait. Un bon citoyen pouvait penser ainsi, -surtout avant l'entrée de Napoléon à Paris, mais s'il le pensait il ne -devait pas accepter le poste de ministre de la police. - -[En marge: Remise de la fête du Champ de Mai, au 1er juin, pour des -difficultés de forme.] - -[En marge: Arrivée à Paris de l'impératrice mère, du cardinal Fesch, -du prince Jérôme.] - -[En marge: Arrivée de Lucien, et sa réconciliation avec Napoléon.] - -Si tous les procès-verbaux des votes relatifs à l'Acte additionnel ou -à l'élection des représentants eussent été envoyés à Paris, on aurait -procédé sans délai à leur recensement, et la cérémonie du Champ de -Mai, destinée à solenniser l'acceptation de la nouvelle Constitution, -aurait pu rester fixée au 26 mai. L'ouverture des Chambres aurait -suivi immédiatement, après quoi Napoléon serait parti pour l'armée. -Mais il fallait quelques jours de plus pour recueillir les -procès-verbaux, et la cérémonie fut remise au 1er juin. Napoléon se -proposait d'installer les Chambres trois ou quatre jours après, et de -partir du 10 au 12 juin, afin d'être en pleine opération le 15. On -désigna dans Paris quatre-vingt-sept lieux de réunion pour les -députations des colléges électoraux, qui devaient y recenser les votes -de leurs départements et choisir une députation centrale chargée -d'opérer le recensement général sous les yeux du prince -archichancelier. Elles employèrent à ce travail de pure forme les -derniers jours de mai, temps que de son côté Napoléon consacrait à -l'achèvement de ses préparatifs militaires. À peu près à cette date -arrivèrent à Paris sa mère, son oncle le cardinal Fesch, son frère -Jérôme, qui étaient parvenus à se dérober à la marine anglaise. -Napoléon recommanda au prince Jérôme d'oublier et de faire oublier son -ancienne qualité de roi, de n'être désormais que militaire, et lui -ordonna de prendre le commandement d'une division dans le 2e corps -d'armée (général Reille), ce que ce prince fit avec empressement. À la -même époque arriva un autre membre de la famille impériale, le prince -Lucien, qui s'était longtemps obstiné à vivre à Rome loin des faveurs -et de l'autorité de son frère, et qui n'avait paru céder que depuis -les communs désastres de la famille. Il venait à Paris pour deux -motifs, également honorables, pour se rallier et pour plaider la cause -du Pape. Napoléon, dans un moment où tant de coeurs, après -l'enthousiasme passager du 20 mars, se refroidissaient autour de lui, -vit le retour de ce frère avec un extrême plaisir. Il lui donna toute -satisfaction relativement au Pape. Disposé en effet à maintenir les -traités de 1814 à l'égard de souverains qu'il n'aimait guère, et qui -se montraient ses adversaires implacables, Napoléon était bien plus -porté à les maintenir à l'égard d'un prince inoffensif, qu'il avait -aimé même en le persécutant, qui n'était pour lui ni un rival ni un -ennemi, et dont l'autorité morale, toujours d'un grand poids, était -facile à acquérir au moyen de traitements convenables. Il chargea donc -le prince Lucien de dire au Pape (ce qui n'était que la répétition de -ses premières instructions) qu'il n'entendait se mêler à l'avenir ni -des affaires spirituelles ni des affaires temporelles du Saint-Siége; -qu'il ferait de son mieux pour lui conserver tout l'ancien territoire -pontifical, les Légations comprises, et qu'en France il lui -garantissait l'exercice de l'autorité spirituelle sur la base du -Concordat. C'était tout ce qu'il fallait pour satisfaire le Pape et le -ramener à nous, si toutefois on ramenait la victoire sous nos -drapeaux. - -[En marge: Désir de Napoléon de faire de Lucien le président de la -Chambre des représentants.] - -Napoléon logea le prince Lucien au Palais-Royal. Il désirait le faire -élire représentant dans l'Isère, département tout à fait dévoué à la -cause impériale. Son intention secrète, si Lucien devenait membre de -la Chambre des représentants, était de le nommer président de cette -Chambre, se souvenant de quelle manière il avait présidé les -Cinq-Cents dans la mémorable journée du 18 brumaire. - -[En marge: Pendant ces actes préliminaires de la réunion des Chambres, -on reçoit la nouvelle d'une insurrection dans la Vendée.] - -Tandis qu'il se livrait à ces soins si voisins de son départ, Napoléon -reçut tout à coup la nouvelle fort grave d'une insurrection dans la -Vendée. On a vu que lors de l'apparition du duc de Bourbon dans cette -contrée, une tiédeur générale avait accueilli ce prince, et qu'il -avait dû, non par timidité mais par prudence, se retirer en -Angleterre. On a vu encore que récemment Louis XVIII avait expédié de -Gand pour la Vendée, en le faisant passer par Londres, le marquis -Louis de La Rochejaquelein, afin de réveiller le zèle attiédi des -vieux serviteurs de la maison de Bourbon. Voici comment la Vendée -avait répondu à ce dernier appel. - -[En marge: Dispositions des Vendéens en 1815.] - -[En marge: Leur hésitation à s'insurger.] - -Les anciens chefs vendéens qui survivaient, MM. d'Autichamp, de -Suzannet, de Sapinaud, gens d'expérience, chez lesquels le zèle -royaliste était tempéré par le bon sens, trouvant leurs paysans -singulièrement modifiés depuis vingt ans, répugnaient à exposer leur -province à de nouveaux ravages, pour une vaine tentative de guerre -civile qui n'aurait pas de résultat sérieux. Ils soutenaient que la -Vendée, capable d'opérer une diversion utile lorsque Napoléon serait -aux prises avec les forces de l'Europe, était incapable de résister si -elle s'engageait contre lui avant la coalition européenne. Ils avaient -donc résolu d'attendre que le canon eût retenti sur la Sambre avant de -faire une levée de boucliers sur la Loire. - -[En marge: Arrivée de M. Louis de La Rochejaquelein.] - -Les esprits ardents au contraire blâmaient cette pusillanimité -apparente, et voulaient qu'on expiât par plus d'empressement la faute -d'avoir laissé partir M. le duc de Bourbon. Sensibles à ces reproches, -le coeur remué par leurs anciens souvenirs, les vieux chefs se mirent -à courir les campagnes, pour opérer le dénombrement de leurs paysans, -pour voir sur quoi ils pouvaient compter, et donner ainsi la preuve de -leur zèle royaliste. Telles étaient leurs dispositions lorsque -parurent les émissaires du marquis Louis de La Rochejaquelein. Ce -frère de l'illustre Henri de La Rochejaquelein, n'ayant pas encore -servi dans la Vendée, joignait à l'ambition de soutenir l'éclat de son -nom, une foi exaltée en sa cause, un grand courage, mais une prudence -qui n'égalait pas ses autres qualités. Il avait obtenu des Anglais -quelques fusils et quelques munitions, avec la promesse d'un convoi -considérable et prochain d'armes, de poudre, d'artillerie et d'argent. -Parti avec le premier secours qu'on lui avait remis, il s'était -embarqué sur une petite division anglaise, était venu mouiller en vue -des Sables-d'Olonne, et avait écrit à son frère Auguste de La -Rochejaquelein, pour lui faire part de sa mission, de ses projets, de -ses espérances. - -[En marge: Réunion des chefs pour lire ses lettres et délibérer sur -leur contenu.] - -[En marge: Résolution de donner le 15 mai le signal de -l'insurrection.] - -À cette nouvelle, une réunion des chefs eut lieu le 11 mai à la -Chapelle-Basse-Mer, près de la Loire, dans le territoire de M. de -Suzannet, successeur du célèbre Charette. Les personnages présents à -cette réunion furent MM. d'Autichamp, de Suzannet et Auguste de La -Rochejaquelein, le troisième des frères de ce nom. Il n'y manquait que -M. de Sapinaud. Malgré les motifs que ces chefs avaient eus de -différer l'insurrection, ils ne résistèrent pas à la lecture des -lettres du marquis Louis de La Rochejaquelein, annonçant de grands -secours en armes, en munitions, en argent, même en hommes, et la -prochaine ouverture des hostilités européennes en Flandre. En -conséquence il fut convenu que le 15 mai on sonnerait le tocsin dans -toute la Vendée, et qu'on prendrait les armes. Chacun devait commander -dans le pays auquel sa famille et ses services antérieurs le -rattachaient, M. d'Autichamp en Anjou, M. Auguste de La Rochejaquelein -dans les environs de Bressuire, c'est-à-dire dans le Bocage, M. de -Sapinaud dans la région dite du Centre, s'étendant entre -Mortagne-les-Herbiers, Saint-Fulgent, Bourbon-Vendée, enfin M. de -Suzannet dans le Marais. On estimait que M. d'Autichamp pourrait lever -18 mille paysans, M. Auguste de La Rochejaquelein 5 mille, M. de -Sapinaud 8 mille, M. de Suzannet 25 mille, en tout 56 mille. -C'étaient là des calculs tels qu'on les fait dans la guerre civile, -c'est-à-dire sans fondement. - -Du 11 au 15 mai arrivèrent des officiers détachés par M. Louis de La -Rochejaquelein, annonçant sa prochaine apparition, avec 14,000 fusils, -plusieurs millions de cartouches, et un corps de 300 artilleurs -anglais. Ce premier convoi devait être suivi d'un autre, trois ou -quatre fois plus considérable. Ces nouvelles attestées par des hommes -de confiance, confirmèrent les chefs de l'insurrection dans leurs -projets, et le jour convenu ils tinrent parole. - -[En marge: Tocsin sonné le 15 mai dans toute la Vendée.] - -[En marge: Aveuglement des malheureux paysans vendéens.] - -[En marge: Motifs qui entraînent la plupart d'entre eux.] - -[En marge: Opérations de M. d'Autichamp.] - -Toute la nuit du 14 au 15 mai on entendit le tocsin dans ces -malheureuses campagnes, qui vingt-cinq ans auparavant avaient tant -versé de sang, tant accumulé de ruines, pour ne point arrêter le cours -invincible de la Révolution française, et pour le rendre seulement un -peu plus sanglant. Elles n'allaient pas faire beaucoup mieux cette -fois; disons-le, elles allaient faire pis, car pour une question de -dynastie elles allaient détourner quinze ou vingt mille Français du -formidable rendez-vous de Waterloo, et contribuer ainsi au désastre le -plus tragique de notre histoire. Ces pauvres paysans, les uns dominés -par leurs souvenirs personnels, les autres par les récits de leurs -pères, se levèrent à la voix de leurs chefs, et se présentèrent dans -leurs paroisses portant des fusils, des bâtons, des perches armées de -faux. Un tiers au plus avaient des fusils en mauvais état, et très-peu -de la poudre et des balles. Les ardents entraînèrent les incertains en -y employant les encouragements, les reproches, et quelquefois les -menaces. La crainte d'être notés comme des lâches ou des _bleus_ en -décida un assez grand nombre. M. d'Autichamp, qui avait compté sur 18 -mille hommes, n'en put rassembler que 4 ou 5 mille au plus, s'approcha -de Chemillé et de Chollet, où se trouvaient quatre bataillons des 15e -et 26e de ligne, et malgré le désir qu'il aurait eu d'enlever ces deux -points qui commandaient la route d'Angers à Bourbon-Vendée, s'en -abstint par prudence. Il craignait d'avoir affaire à trois mille -soldats de ligne, et ne se croyait pas en état de les battre avec -quatre à cinq mille paysans mal armés. Il laissa quelques détachements -en observation, puis se dirigea sur la Sèvre entre Clisson, Tiffauges -et Mortagne, pour communiquer avec M. de Suzannet, se joindre à lui, -et tenter quelque chose lorsqu'ils seraient réunis. - -[En marge: Opérations de M. Auguste de La Rochejaquelein.] - -M. Auguste de La Rochejaquelein, qui n'avait affaire dans son pays -qu'à de la gendarmerie et à des gardes nationaux, se jeta sur -Bressuire, en désarma la garde nationale, s'empara de cent cinquante -fusils, et sur la nouvelle que son frère Louis était à la côte avec un -secours en matériel, résolut de s'y porter afin de se procurer les -munitions dont il avait besoin. Mais jugeant dangereux, dans ce -mouvement, de laisser sur ses derrières les forces qui occupaient -Chollet, il prit le parti d'y marcher hardiment, dans l'espoir d'y -rallier M. d'Autichamp, et avec lui d'enlever un poste de si grande -importance. - -[En marge: Combat des Échaubroignes.] - -En ce moment, le général Delaborde qui avait sous son gouvernement les -13e, 12e et 22e divisions militaires, c'est-à-dire la Bretagne et la -Vendée, avait ordonné aux troupes de se concentrer, et prescrit aux -colonels des 15e et 26e de se rendre de Chollet à Bourbon-Vendée, pour -y renforcer le général Travot, commandant le département de la Vendée. -Le 26e était déjà en marche, et traversait le village des -Échaubroignes, lorsqu'il fut surpris le 17 mai par les deux mille cinq -cents paysans de M. Auguste de La Rochejaquelein qui débouchaient sur -ses derrières en se portant sur Chollet. Bien que les soldats du 26e -ne fussent pas plus d'un millier d'hommes, ils s'arrêtèrent, -défendirent les Échaubroignes, puis percèrent la masse des insurgés -pour rebrousser chemin vers Chollet, dans la crainte de ne pouvoir -arriver à Bourbon-Vendée. Ils perdirent une cinquantaine d'hommes en -morts ou blessés, et en mirent le double hors de combat du côté des -insurgés. Ceux-ci s'étaient battus à leur manière, sans ordre, mais -avec une ardeur qui était chez eux le résultat du courage naturel et -de la foi. - -M. Auguste de La Rochejaquelein fut obligé de s'arrêter, car ces -pauvres gens ne pouvaient jamais s'absenter plus de quelques jours, et -se croyaient quittes pour un temps envers leur cause, dès qu'ils -avaient fait une course ou livré un combat. Néanmoins il retint les -quatre ou cinq cents hommes les plus résolus et les mieux armés, pour -aller joindre son frère vers la côte. - -[En marge: Mouvement de M. de Suzannet dans le Marais, et de M. de -Sapinaud dans la région du centre.] - -[En marge: Ces chefs se portent à la côte de Saint-Gilles pour -recevoir les secours de l'Angleterre.] - -Dans ces entrefaites M. de Suzannet, parti de Maisdon, avait réuni son -monde entre Machecoul, Clisson, Montaigu, Bourbon-Vendée, s'était -porté sur Saint-Léger pour donner la main à M. de Sapinaud, qui, de -son côté, rassemblait l'armée du centre. Arrivé à Saint-Léger le 16, -il fut informé de la présence de M. Louis de La Rochejaquelein sur la -côte de Saint-Gilles avec une petite division anglaise, et il s'y -dirigea sans perdre de temps. Il y trouva M. Louis de La -Rochejaquelein descendu à terre avec l'aide des gens du Marais, -lesquels avaient assailli les douaniers et les vétérans gardiens de la -côte, et favorisé le débarquement à la Croix-de-Vic. Mais la déception -de M. de Suzannet fut grande, lorsqu'il sut à quoi se réduisaient les -secours si vantés de l'Angleterre. Point d'artilleurs, point d'argent, -et 2 mille fusils au lieu de 14 mille, tel était le secours apporté -par la division anglaise. C'était une vieille réputation que -l'Angleterre s'était acquise parmi ces pauvres paysans, de promettre -toujours et de ne jamais tenir ses promesses, réputation que -partageaient avec elle les émissaires qui se présentaient en son nom, -quelque titrés qu'ils fussent. Les fusils, la poudre et surtout -l'argent étaient indispensables aux insurgés vendéens, non que -l'avidité eût quelque part à leur conduite, mais ne portant avec eux -que leurs fusils rouillés ou leurs bâtons, ils avaient besoin d'armes -pour se battre, et d'argent pour se nourrir. Avec de l'argent -comptant, quelques paysans expédiés en avant leur faisaient cuire du -pain, abattre de la viande, et ils vivaient ainsi sans pâtir, et sans -ruiner les campagnes qu'ils traversaient. - -[En marge: Leur déception en voyant le convoi qu'on avait débarqué.] - -Les soldats de M. de Suzannet furent cruellement déçus, s'écrièrent -qu'on les trompait comme jadis, et que l'Angleterre ne voulait comme -autrefois qu'éterniser la guerre pour ruiner la France. M. Louis de -La Rochejaquelein protesta du contraire, répondit de l'arrivée d'un -prochain convoi très-considérable, et finit par obtenir quelque -créance. M. de Sapinaud survint avec environ deux mille des siens, -aussi déçus, aussi mécontents que les paysans de M. de Suzannet, et -les uns et les autres rentrèrent dans le Bocage, pour ne pas rester -exposés aux coups des _bleus_, qui allaient inévitablement sortir en -force de Nantes et des Sables. - -[En marge: Efforts de M. Louis de La Rochejaquelein pour calmer le -mécontentement des insurgés.] - -[En marge: Il se fait décerner le commandement général.] - -M. Louis de La Rochejaquelein s'était présenté au nom de Louis XVIII, -et joignait à la qualité de représentant du Roi celle d'envoyé du -gouvernement britannique. Il avait un grand nom, beaucoup d'ardeur, -beaucoup de courage, et, bien qu'il fût inférieur d'âge et de grade -aux vieux chefs de la Vendée, il fut accepté pour généralissime, grâce -à la facilité d'humeur de MM. de Suzannet et de Sapinaud. Cette -mesure, adoptée pour mettre de l'ensemble dans les opérations, ne -devait pas mettre de l'union dans les coeurs, car M. d'Autichamp, -lieutenant général et renommé par ses anciens services, ne pouvait pas -se voir avec plaisir placé sous M. Louis de La Rochejaquelein, qui -était simple maréchal de camp, et n'avait aucune connaissance de la -guerre de la Vendée. Celui-ci écrivit à M. d'Autichamp, qui se soumit -comme ses autres compagnons d'armes à un supérieur qu'il croyait donné -par le Roi à la Vendée. - -[En marge: Désir de faire quelque chose en attendant les nouveaux -secours de l'Angleterre.] - -Il fallait décider ce qu'on ferait. Les 2 mille fusils mis à terre -avaient été pris par les gens du Marais et distribués entre eux. Il -avait été débarqué environ 800 mille cartouches, dont une partie fut -acheminée vers le corps de M. d'Autichamp, et une autre vers celui de -M. Auguste de La Rochejaquelein, sous l'escorte de quelques centaines -d'hommes. MM. de Suzannet et de Sapinaud réunis avaient 7 à 8 mille -hommes, et, avant que leurs paysans rentrassent chez eux, ils -voulaient tenter quelque chose. Le but le plus voisin et le plus utile -à atteindre eût été Bourbon-Vendée, chef-lieu du département, ou bien -les Sables, poste maritime d'un grand prix pour les débarquements -futurs. M. de Suzannet par esprit de localité aurait voulu enlever -l'île de Noirmoutiers, qui aurait mis à sa disposition un réduit vaste -et sûr au milieu du Marais. On hésitait entre ces divers projets -lorsque la nouvelle que le général Travot était sorti de -Bourbon-Vendée ramena vers ce point les chefs vendéens. Ils -imaginèrent qu'ils pourraient profiter de l'absence du général pour -s'emparer de son chef-lieu, ou bien l'assaillir lui-même en route s'il -avait peu de troupes. Ils vinrent donc coucher à Aizenay le 19 au -soir. - -[En marge: Combat d'Aizenay.] - -[En marge: Défaite des insurgés.] - -Le général Travot avait retiré des Sables quelques détachements, et -les joignant à ceux qu'il avait sous la main, il était parti avec -douze cents hommes pour Saint-Gilles, afin d'interrompre les -débarquements qui s'opéraient dans le Marais. Il avait rencontré le -convoi destiné à M. Auguste de La Rochejaquelein, en avait pris une -partie, puis s'était reporté vers le grand rassemblement qu'on lui -signalait vers Aizenay. Ne tenant pas compte du nombre des insurgés, -et se doutant qu'ils devaient marcher peu militairement, il résolut -de les attaquer de nuit à Aizenay. En effet, il s'y porta dans la nuit -du 19 au 20, et les surprit dans un désordre extrême, les uns dormant -après une marche fatigante, les autres buvant et mangeant après de -longues privations, et aucun ne songeant à se garder. Il fondit à -l'improviste avec un millier d'hommes sur ces six ou sept mille -malheureux, les jeta dans une affreuse confusion, en tua ou blessa -trois ou quatre cents, et mit les autres en fuite. Ils se réfugièrent -d'abord dans les bois voisins d'Aizenay, et rentrèrent pour la plupart -chez eux, où ils avaient l'habitude de revenir, vaincus ou vainqueurs, -après quelques jours d'absence. - -Pendant ce temps, M. d'Autichamp était resté sur la frontière de son -district. Apprenant que les 15e et 26e de ligne s'étaient repliés à la -position du Pont-Barré, dans la direction d'Angers, il s'était emparé -de Chollet, et avait ensuite permis à ses hommes, qui du reste -auraient pris la permission s'il ne la leur avait donnée, d'aller se -reposer dans leurs familles. M. Auguste de La Rochejaquelein, après -avoir recueilli les débris du convoi qui lui était destiné, avait -rejoint son frère, et était rentré dans le pays de Bressuire. - -[En marge: Dans quelle situation le combat d'Aizenay laisse les -insurgés.] - -Bien que les chefs n'eussent plus auprès d'eux que les hommes les plus -dévoués, ils étaient à peu près maîtres du Bocage, c'est-à-dire de -tout le pays compris entre Chemillé, Chollet et les Herbiers d'un -côté, Bressuire et Machecoul de l'autre. Les petites garnisons -impériales s'étaient repliées les unes sur la Loire, les autres vers -les villes principales de l'intérieur, telles que Parthenay, -Fontenay, Bourbon-Vendée. Les paysans avaient montré leur ancien -courage, mais ils n'étaient plus ni aussi fanatiques, ni aussi -empressés qu'autrefois, et c'est tout au plus si on était parvenu à en -déplacer quinze mille. La presque nullité du premier secours envoyé -d'Angleterre les avait fort indisposés, et avait réveillé, comme nous -venons de le dire, toutes leurs préventions contre le gouvernement -britannique. M. Louis de La Rochejaquelein pour corriger ce fâcheux -effet leur affirmait qu'un convoi important allait arriver, et il -avait la plus grande peine à les convaincre. Les anciens chefs étaient -comme jadis fort divisés. M. d'Autichamp était peu satisfait de se -voir soumis à M. Louis de La Rochejaquelein, et celui-ci, aidé d'un -officier de l'Empire devenu tout à coup royaliste ardent, le général -Canuel, essayait d'imposer à la Vendée une organisation militaire qui -n'était pas du goût du pays, et qui pouvait bien ôter aux Vendéens -leurs qualités naturelles, sans leur donner les qualités acquises des -armées régulières. Son projet, après avoir mis un peu d'ensemble dans -les quatre armées vendéennes, était de se porter en masse sur la côte -pour y recevoir le convoi de munitions, d'armes et d'argent qu'il -attendait d'Angleterre, et qu'il ne cessait pas d'annoncer, afin de -rendre le courage à ces pauvres paysans, qui ne pouvaient se battre -sans armes ni se nourrir sans argent. - -[En marge: Impression que font éprouver à Napoléon les événements de -la Vendée.] - -[En marge: Mesures qu'il ordonne.] - -[En marge: Malgré son désir de ne pas affaiblir la grande armée -destinée à se battre en Flandre, Napoléon est obligé de se priver de -vingt mille hommes.] - -Tels étaient les événements survenus dans la Vendée pendant les -derniers jours de mai. Napoléon n'en fut ni surpris ni sérieusement -alarmé. Avec la sûreté ordinaire de son coup d'oeil il aperçut bien -vite que l'insurrection n'avait plus assez d'élan pour sortir de chez -elle, et causer un trouble sérieux dans l'intérieur de la France. -Cependant elle suffisait pour entraver ses préparatifs militaires, et -il fallait nécessairement des troupes à la frontière du pays insurgé, -si on voulait empêcher le mal de s'étendre. C'était donc le sacrifice -à faire de quelques-uns de ses régiments, sacrifice bien regrettable -dans les circonstances, mais qu'il résolut de réduire à -l'indispensable, se disant qu'une bataille gagnée au Nord ferait plus -pour la pacification de la Vendée que toutes les forces qu'il pourrait -y envoyer. Son désir eût été de laisser le général Delaborde à la tête -des troupes destinées à combattre l'insurrection, mais ce général -étant malade, il le remplaça par le général Lamarque. En attendant le -départ de ce dernier, il expédia le général Corbineau, dont -l'intelligence et l'énergie lui inspiraient la plus juste confiance. -Il lui donna pour première instruction de concentrer les troupes, et -de résister aux instances des villes où s'étaient réfugiés les -acquéreurs de biens nationaux, et qui demandaient toutes des -garnisons. Il leur fit dire que c'était à elles à pourvoir à leur -sûreté en organisant les gardes nationales. Les points de -concentration furent Angers et Nantes sur la Loire, et dans -l'intérieur Bourbon-Vendée et Niort. Depuis l'évacuation de nos vastes -conquêtes, la gendarmerie était très-nombreuse en France, et il y en -avait un dépôt considérable à Versailles. Napoléon la forma en cinq -bataillons à pied et trois escadrons à cheval, puis la dirigea sans -perte de temps vers les bords de la Loire. Ces bataillons et ces -escadrons, composés de soldats éprouvés, devaient servir de points de -ralliement aux fédérés et aux gardes nationaux. Il fallait préparer -ensuite des colonnes de troupes actives qui pussent pénétrer dans -l'intérieur du pays insurgé, et y étouffer l'insurrection. Les 26e et -15e de ligne s'étaient repliés sur Angers. Napoléon les y laissa pour -qu'ils eussent le temps de rassembler leur effectif, et leur adjoignit -le 27e. À Rochefort se trouvait le 43e, à Nantes le 65e. Napoléon -donna des ordres pour les renforcer d'un ou deux régiments tirés du -corps du général Clausel, et fit former immédiatement les 3e et 4e -bataillons de ces divers régiments. Cette formation terminée, les -colonnes placées à la circonférence de l'insurrection devaient y -pénétrer concentriquement, et écraser les rebelles partout où ils se -montreraient. Napoléon recommanda de ne pas les ménager. Il fit suivre -les colonnes par des commissions militaires, avec ordre de juger et -d'exécuter sur-le-champ les principaux rebelles pris les armes à la -main. Il prescrivit de raser les châteaux de tous les chefs de -l'insurrection. Il voulait qu'un châtiment rapide et terrible -décourageât ces malheureux paysans qui n'avaient plus, il faut le -reconnaître, les prétextes légitimes de 1793 pour se soulever, car on -respectait leur culte, leur vie, leurs biens, on leur épargnait même -les rigueurs de la conscription, en pratiquant chez eux les levées -avec des ménagements qui les réduisaient presque à rien.--Quand la -Vendée verra, dit Napoléon, à quoi elle s'expose, elle réfléchira et -se calmera.--Afin d'être plus sûr d'un prompt résultat, il fit partir -le 47e en poste pour Laval, où les chouans commençaient à remuer, et -en outre une division de jeune garde qui devait être tenue en réserve -à Angers sous le général Brayer. Ainsi, malgré sa résolution de -détourner le moins possible des forces destinées à la grande armée, -cette insurrection déplorable devait le priver de quatre ou cinq -régiments, de plusieurs troisièmes bataillons, et d'une division de -jeune garde, c'est-à-dire de 20 mille hommes au moins, qui allaient -lui manquer sur un champ de bataille où ils auraient pu décider la -victoire. C'était un immense malheur, sans autre profit pour les -royalistes que de servir un peu leur cause, et de ruiner celle de la -France à Waterloo! - -[En marge: Mesures politiques contre les insurgés et les royalistes.] - -Au mouvement que se donnaient les royalistes, Napoléon avait bien -entrevu qu'on lui préparait des soulèvements intérieurs, destinés à -seconder les attaques de l'extérieur, et il voulait qu'on ne laissât -pas le champ libre aux ennemis de tout genre qui, pour le perdre, -s'exposaient à perdre la France. Il désirait donc des mesures contre -ceux qui fomentaient ostensiblement la guerre civile. Mais il trouva -de l'opposition chez certains de ses ministres, qui refusaient, avec -raison, de rentrer dans la voie de l'arbitraire, et notamment chez M. -Fouché, qui ne songeait, quant à lui, qu'à se préparer des titres -auprès de tous les partis, en les ménageant quoi qu'ils fissent. La -question était grave, car on était placé entre l'inconvénient de tout -permettre à des adversaires fort disposés à se servir des facilités -qu'on leur laisserait, et l'inconvénient de recourir aux lois -barbares de la Convention et du Directoire. Napoléon exigea la -préparation d'une loi modérée et ferme, qui définît avec précision les -divers genres de délit tendant à provoquer la guerre civile, ou à -conniver avec la guerre étrangère, et la destina à former avec les -lois financières la première proposition qu'on présenterait aux -Chambres. En attendant, il voulut que le Conseil d'État recherchât -dans les lois antérieures les dispositions qui n'étaient ni exagérées, -ni cruelles, afin d'en prescrire l'application. Il ordonna d'éloigner -du pays insurgé les hommes qui n'y avaient pas leur domicile habituel, -de dresser la liste de ceux qui avaient quitté leur résidence -ordinaire, soit pour se mettre à la tête des rassemblements, soit pour -se rendre à la cour de Gand, et leur fit adresser la sommation de -rentrer à cette résidence sous peine de séquestration de leurs biens. -À Toulouse, mais surtout à Marseille, des hommes audacieux, signalés -comme ennemis implacables, prêchaient l'insurrection à une populace -incandescente. Il en fit éloigner quelques-uns, et réduisit la garde -nationale de ces villes à un petit nombre d'hommes sûrs, et dans les -mains desquels on pouvait sans danger laisser des armes.--Je ne veux -pas sévir, dit-il à ses ministres, mais je veux intimider, et si, -tandis que six cent mille hommes marchent sur la France, je souffre -les tentatives des partis intérieurs, nous aurons à Paris même des -insurrections qui tendront la main aux armées coalisées.--Ses -ministres se turent, et M. Fouché comme les autres, celui-ci toutefois -en se promettant de ne pas exécuter les ordres de son maître, non par -respect pour les principes d'une légalité rigoureuse, mais pour en -faire son profit personnel auprès des royalistes. Tristes et -déplorables temps que ceux de la guerre civile connivant avec la -guerre étrangère, temps où l'on est partagé entre la crainte de -manquer à la défense du pays, et la crainte de manquer aux principes -d'une saine liberté! - -[En marge: Napoléon songe à convenir d'une trêve avec les insurgés.] - -[En marge: M. Fouché chargé de négocier cette trêve.] - -Cependant Napoléon pensa qu'il y avait encore autre chose à faire que -d'employer l'intimidation contre les Vendéens. Il était évident pour -lui qu'ils ne marchaient pas d'aussi grand coeur qu'autrefois, qu'il y -avait parmi eux des divergences et même de l'ébranlement, et il -imagina de recourir à la politique.--Ces malheureux Vendéens sont -fous, dit-il à ses ministres. Durant tout mon règne, je les ai laissés -tranquilles, je n'ai pas inquiété un seul de leurs chefs, pas un seul -de leurs prêtres. Bien plus, j'ai rétabli leurs villes, je leur ai -donné des routes, j'ai fait pour eux tout ce que m'a permis le temps -dont j'ai disposé, et en récompense de pareils traitements ils -viennent se jeter sur moi pendant que j'ai l'Europe sur les bras! -Malgré la répugnance que j'ai à sévir, je ne puis les laisser faire, -et je vais être obligé d'employer à leur égard le fer et le feu. À -quoi bon, cependant? Ce n'est pas eux qui décideront la question. Je -vais me battre contre leurs amis, les Anglais et les Prussiens, et -décider non-seulement du sort de deux dynasties, mais du sort de -l'Europe. Si je suis vaincu, leur cause est gagnée; si je suis -vainqueur, rien ne pourra assurer leur triomphe. J'extirperai -jusqu'aux racines de cette odieuse guerre civile, hommes et choses; -je ferai disparaître tout ce qui permet à de pauvres paysans aveuglés -d'assassiner leurs compatriotes, ou de se faire assassiner par eux -pour les plus absurdes préjugés. Ainsi leur sort ne dépendra pas -d'eux, mais de la coalition et de moi. Qu'ils se tiennent donc en -repos; qu'ils ne fassent pas ravager leurs champs, incendier leurs -chaumières, égorger leurs hommes les plus valides pour un effort -inutile. Qu'ils laissent mon armée et celle des étrangers trancher la -question dans un duel à mort! Certes il périra dans ce conflit assez -d'hommes et des meilleurs, sans qu'on oblige encore les Français à -s'égorger les uns les autres. Quelques jours de patience, et tout sera -terminé.....--Vous, duc d'Otrante, ajouta Napoléon, vous avez connu, -pratiqué dans le temps les divers chefs vendéens; il doit y en avoir à -Paris, mandez-les auprès de vous de gré ou de force, faites-leur -entendre raison, et proposez-leur une suspension d'armes, qui -épargnera à cette malheureuse France d'inutiles ravages! La trêve que -vous leur demanderez n'aura pas besoin d'être longue. Dans quatre -semaines leur cause sera gagnée ou perdue, au prix d'un autre sang que -le leur, et si elle est perdue, selon leur manière de penser, elle -sera certainement gagnée selon leurs vrais intérêts, car je leur ferai -cent fois plus de bien par mes lois et mes travaux, que ne leur en -feraient les Bourbons, auxquels ils se sacrifient inutilement depuis -vingt-cinq années!-- - -[En marge: Langage tenu par M. Fouché aux représentants de la Vendée.] - -On ne pouvait convier le duc d'Otrante à meilleure fête que de -l'engager à entamer des relations particulières avec les partis. Il -fit appeler MM. de Malartic, de Flavigny et de La Béraudière, les -chargea de se transporter en Vendée pour y propager les idées de -Napoléon, qu'il rendit exactement, mais en son langage et avec ses -sentiments à lui.--Pourquoi, leur dit-il, vous sacrifier pour ramener -les Bourbons, auxquels vous ne devez rien, et pour renverser un homme -qui vous a fait du bien, qui vous en fera encore, mais qui en tout cas -n'en a pas peut-être pour six semaines? Vous êtes dupes des préjugés -de vos prêtres et de l'ambition de vos chefs. Ils vous mènent à la -boucherie, pour eux et non pour vous, tandis que si vous avez la -sagesse de ne pas vous en mêler, vous serez débarrassés de l'Empire -avant peu, ou soumis à un joug qui en vérité ne sera guère lourd pour -vos contrées. Vous détestez Bonaparte; je ne l'aime guère davantage, -mais ni vous ni moi n'y pouvons rien. Il va comme un furieux se ruer -sur l'Europe; il y succombera vraisemblablement: eh bien, dans ce cas, -nous tâcherons de nous entendre, et comme, lui renversé, il n'y a que -les Bourbons de possibles, nous nous concerterons pour les ramener, et -les faire régner plus sagement que la première fois. Je ne vous -demande pas de déposer les armes, ni de faire acte de soumission à -l'Empire, mais de suspendre les hostilités. Je tâcherai même d'obtenir -que les troupes impériales se retirent à la lisière du pays insurgé, -et que vous restiez maîtres chez vous, mais à la condition que vous y -demeuriez tranquilles et inoffensifs.-- - -Ces paroles étaient de nature à faire impression sur les Vendéens, -car si on ôte à leurs derniers efforts le motif coupable, et qu'ils ne -s'avouaient point, de priver l'armée française de vingt mille soldats, -tout était absurde et extravagant dans cette tentative de guerre -civile. Touchés du langage vrai, et presque cynique, tenu par le duc -d'Otrante, les trois négociateurs partirent en toute hâte pour aller -proposer à la Vendée la suspension d'armes dont nous venons d'indiquer -les conditions. Du reste comme on l'annonçait aux Vendéens, ils -n'avaient pas beaucoup à attendre, car on était à la veille du 1er -juin, jour définitivement assigné pour la cérémonie du Champ de Mai, -et immédiatement après Napoléon devait partir pour l'armée, afin de -décider la question posée entre l'Europe et lui. - -[En marge: Recensement général des votes pour l'acceptation de l'Acte -additionnel.] - -[En marge: Résultat numérique des votes.] - -En effet, la presque totalité des registres contenant les votes sur -l'Acte additionnel étant arrivés, on avait commencé les opérations du -recensement. Les 29 et 30 mai, les députations des colléges électoraux -s'étant assemblées dans les quatre-vingt-sept lieux de réunion qui -leur avaient été assignés, avaient entrepris la supputation des votes. -Ce travail achevé, elles avaient désigné chacune cinq membres pour -aller procéder, sous la présidence du prince archichancelier, au -recensement général des votes des départements. De plus, elles avaient -autorisé leurs délégués à rédiger une adresse à l'Empereur. Ces -délégués, formant une assemblée de quatre à cinq cents membres, se -réunirent le mercredi 31 dans le palais du Corps législatif, et -reconnurent que le nombre des votes, non compris ceux de quelques -arrondissements, encore inconnus, était de 1,304,206, sur lesquels -1,300,000 affirmatifs et 4,206 négatifs. Le nombre des votes pour -l'institution du Consulat à vie avait été de 3,577,259 et le nombre -pour l'institution de l'Empire de 3,572,329. La supériorité numérique -des votes affirmatifs sur les votes négatifs était la même, mais le -chiffre des votants différait beaucoup, car il était presque réduit -des trois quarts, ce qui prouve qu'en 1815 la France, entre la -contre-révolution représentée par les Bourbons, et la guerre -représentée par Napoléon, ne savait plus à quelles mains confier ses -destinées, et attestait sa consternation par son absence. - -[En marge: Les électeurs présents à Paris rédigent une adresse à -l'Empereur.] - -Immédiatement après ce recensement on s'était occupé de l'adresse. -Divers projets furent présentés, et l'un d'entre eux, rédigé par M. -Carion de Nisas, avec la participation du gouvernement, fut adopté. Ce -projet exprimait énergiquement les deux pensées du moment: résolution -de la France de combattre sous les ordres de Napoléon pour assurer -l'indépendance nationale, et résolution après la paix de développer -les libertés publiques suivant le système de la monarchie -constitutionnelle. Le dévouement à Napoléon était aussi complétement -exprimé qu'on pouvait le désirer. M. Dubois d'Angers, doué d'un organe -assez fort pour se faire entendre dans la plus vaste enceinte, fut -choisi pour lire cette adresse. - -[En marge: Objet de la cérémonie du Champ de Mai.] - -[En marge: Bruits qui circulent avant la cérémonie, et qui sont la -suite des propos du duc d'Otrante.] - -[En marge: Il propose à Napoléon d'offrir éventuellement son -abdication à l'Europe.] - -L'objet du Champ de Mai, qui avait singulièrement varié depuis le -programme de Lyon, car il avait dû consister d'abord dans la -présentation des nouvelles institutions aux électeurs assemblés, et -dans le couronnement du Roi de Rome en présence de sa mère, était -réduit désormais par le mode de présentation de l'Acte additionnel et -par les refus de Marie-Louise, à un simple recensement de votes. Afin -de donner à cette cérémonie une signification capable de toucher les -spectateurs et le public, Napoléon voulut y ajouter la distribution -des drapeaux aux troupes qui allaient partir pour la frontière du -Nord. Ces drapeaux, remis à des soldats qui jureraient de mourir sous -peu de jours pour les défendre, étaient plus que tout le reste propres -à émouvoir les nombreux citoyens réunis au Champ de Mars. Jusqu'à la -veille de la cérémonie on fit circuler des bruits très-contradictoires -sur ce qui s'y passerait. L'origine de ces bruits remontait au duc -d'Otrante. Cet intrigant infatigable rêvait toujours de se débarrasser -de Napoléon, non pour ramener les Bourbons qu'il n'acceptait que comme -un pis-aller, mais pour obtenir, s'il était possible, la régence de -Marie-Louise et du Roi de Rome, afin d'être le maître sous le -gouvernement d'une femme et d'un enfant. La négociation secrète -essayée auprès de lui par M. de Metternich, et traversée par l'envoi -de M. Fleury de Chaboulon à Bâle, l'avait plus que jamais rempli du -sentiment de sa propre importance, et fortifié dans l'idée d'écarter -Napoléon pour lui substituer Marie-Louise et le Roi de Rome. Il disait -donc tout haut à qui voulait l'entendre, avec une imprudence -qu'expliquait seule la situation précaire de Napoléon, que si cet -homme, comme il l'appelait, avait quelque patriotisme, il se -retirerait de la scène et abdiquerait en faveur de son fils, qu'à -cette condition il désarmerait infailliblement l'Europe, la mettrait -du moins dans son tort, et imposerait à tous les Français le devoir de -combattre à outrance. Mais il ajoutait qu'on ne serait pas même réduit -à la cruelle extrémité de combattre, que d'après toutes les -vraisemblances l'abdication de Napoléon suffirait pour arrêter les -armées européennes. Quand on demandait à M. Fouché sur quoi il se -fondait pour parler ainsi, il répondait d'un air mystérieux qu'il -avait de fortes raisons pour le faire, laissait entrevoir des -relations intimes avec les puissances étrangères, de manière à donner -autorité à ses paroles et grande valeur à sa personne. Selon lui, -c'était la cérémonie du Champ de Mai dont Napoléon devrait profiter -pour donner cet exemple de désintéressement, et tenter ce coup de -profonde politique. On devine quel chemin faisaient de tels propos, -sortant de la bouche du ministre de la police, de celui auquel on -accordait le moins de respect, et le plus d'importance. Afin de -prendre ses précautions à l'égard de Napoléon, et d'excuser des propos -dont l'écho pouvait parvenir à ses oreilles, M. Fouché essaya de lui -présenter un plan qu'il disait des plus habiles, et qui consistait à -offrir aux souverains coalisés son abdication éventuelle, à la -condition de la paix immédiate, puis s'ils rejetaient cette offre à -prendre la nation pour juge de leur mauvaise foi, et à l'appeler tout -entière aux armes. Selon le duc d'Otrante, si les souverains -acceptaient sa proposition, Napoléon aurait assuré à son fils la -couronne, à lui-même une gloire immense, et un repos entouré du -respect universel, quel que fût le lieu où il songerait à se retirer; -et si au contraire les souverains refusaient, il aurait droit de -demander à la France les derniers sacrifices. - -[En marge: Mépris avec lequel Napoléon accueille les idées du duc -d'Otrante.] - -Napoléon repoussa dédaigneusement cette invention d'un cerveau -toujours en fermentation, et plus soucieux de montrer la fertilité que -la justesse de ses idées. Quand Napoléon avait la sagesse de se -contenir devant M. Fouché, il usait avec lui de façons méprisantes qui -étaient commodes, et qui le dispensaient de sévir contre des témérités -qu'il aurait été obligé autrement de prendre beaucoup trop au sérieux. -Il n'eut pas de peine à montrer soit au duc d'Otrante, soit à -d'autres, combien ces idées étaient chimériques. Ce que l'Europe -voulait en demandant qu'on lui sacrifiât Napoléon, c'était de se faire -remettre l'épée de la France, et cette épée obtenue, de nous faire -passer sous les Fourches Caudines. En effet, si l'offre d'abdication -n'avait pas été suivie de la remise immédiate de la personne de -Napoléon aux souverains, ce qui eût été pour la France une honte, pour -Napoléon un acte d'insigne duperie, l'Europe aurait regardé cette -offre comme une comédie à laquelle il fallait répondre par le mépris. -Si la remise de la personne de Napoléon s'en était suivie, on eût été -dans la position des Carthaginois à l'égard des Romains: après la -remise des vaisseaux et des armes, il aurait fallu livrer Carthage, -c'est-à-dire que l'Europe, qui ne voulait ni de Marie-Louise ni du Roi -de Rome mais des Bourbons, les aurait imposés, même sans aucune -garantie, à des gens assez simples pour s'être livrés eux-mêmes. Tout -ce qu'on aurait gagné à ces tergiversations, c'eût été de montrer de -l'incertitude et de la crainte, d'ébranler l'autorité de Napoléon dans -un moment où il importait qu'elle fût plus forte que jamais, de perdre -en démarches ridicules le temps le plus précieux pour les opérations -militaires, et surtout d'énerver le moral de l'armée, qui ne voyait -que l'Empereur, ne voulait voir que lui. Ces raisons, frappantes -d'évidence, prouvaient l'extrême légèreté de M. Fouché, et le peu de -solidité de ses combinaisons. Il n'en allait pas moins les colporter -çà et là, et elles n'en faisaient pas moins de ravage dans les -esprits, en répandant l'idée qu'un grand acte de dévouement de la part -de Napoléon aurait pu sauver la France, qui faute de cet acte restait -exposée aux plus affreux périls. Le vrai dévouement de la part de -Napoléon eût consisté à mourir à l'île d'Elbe, mais ce dévouement eût -exigé tant de vertu, qu'il n'y a pas grande justice à l'imposer à un -mortel quelconque. Dans ce cas, il n'y aurait jamais eu de prétendants -dans le monde, c'est-à-dire point d'ambition dans le coeur humain! - -[Date en marge: Juin 1815.] - -[En marge: Question de savoir si Napoléon se présentera au Champ de -Mai en empereur ou en général.] - -[En marge: Motifs qui lui font adopter le cérémonial du sacre.] - -[En marge: La fête fixée au 1er Juin.] - -La question de l'abdication éventuelle qui n'avait pas été -sérieusement soulevée, mise de côté, il en restait une autre, celle de -savoir comment Napoléon se présenterait au Champ de Mai. Serait-ce en -simple général, plus soldat qu'empereur, ou en souverain entouré de -toute la pompe du trône? Beaucoup de libéraux très-sincères, mais à -demi républicains, et entendant se servir de Napoléon seulement pour -se débarrasser des Bourbons par la victoire, auraient voulu que les -apparences répondissent au fond des choses, telles qu'ils les -concevaient, et que Napoléon, ne parût au Champ de Mai qu'en soldat. -Mais au contraire les amis effarés de l'autorité, qui jetaient les -hauts cris depuis qu'il semblait se prêter aux désirs des libéraux, ne -manquaient pas de dire que Napoléon se livrait aux révolutionnaires -pour avoir leur appui, et qu'autant aurait valu rester à l'île d'Elbe -que d'en revenir pour être leur esclave. Napoléon ne faisait pas plus -de cas des exigences des uns, que des terreurs affectées des autres, -mais il était piqué de ce qu'on le disait déchu, tombé aux mains de -_la canaille_, parce qu'il avait accepté pour régner les conditions -d'un monarque constitutionnel. Aussi, bien qu'il attachât peu de prix -aux propos de ces jaloux partisans de l'autorité impériale, il ne -voulut pas fournir matière à leurs observations malveillantes en se -montrant pour ainsi dire découronné devant la nombreuse assemblée -venue de tous les points de la France. Il prit donc le parti de se -rendre au Champ de Mai comme il s'était rendu au sacre, c'est-à-dire -avec le même appareil. Ce n'était pas une faute grave assurément, car -son sort allait dépendre d'une bataille en Flandre, et non des -impressions fugitives produites par un vain spectacle sur des esprits -agités; c'était une faute pourtant, car il avait besoin de toute la -bonne volonté des amis de la liberté, et il ne fallait pas leur -déplaire même dans les petites choses. Quoi qu'il en soit, sans -beaucoup s'inquiéter de ces opinions diverses, il se transporta le 1er -juin au Champ de Mars, en habit de soie, en toque à plumes, en -manteau impérial, dans la voiture du sacre attelée de huit chevaux, -précédé des princes de sa famille, et ayant à sa portière les -maréchaux à cheval. Parmi eux figurait le maréchal Ney qu'il n'avait -pas vu depuis un mois. Ne pouvant contenir un mouvement d'humeur en -l'apercevant, Je croyais, lui dit-il, que vous aviez émigré.--Il -s'achemina ainsi par le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées, le -pont d'Iéna, vers le Champ de Mars, à travers une foule curieuse, -toujours sensible à sa présence, l'applaudissant assez vivement, mais -profondément inquiète. D'un côté du Champ de Mars se trouvaient -vingt-cinq mille hommes composant la garde nationale de Paris, de -l'autre, vingt-cinq mille soldats de la garde impériale et du 6e -corps, lesquels n'attendaient pour partir que la fin de la cérémonie. -Tous applaudirent Napoléon, mais les soldats de la garde impériale et -du 6e corps avec frénésie. Ces cris passionnés, il faut le dire, ne -signifiaient point de leur part un dévouement intéressé à une -révolution qu'ils avaient faite, mais la résolution de mourir pour -l'honneur des armes françaises! - -[En marge: Description de l'enceinte préparée à l'École militaire.] - -Napoléon tourna autour du bâtiment de l'École militaire, et y entra -par derrière. Monté au premier étage du palais, il fut introduit dans -l'enceinte destinée à la cérémonie. Cette enceinte, construite en -dehors, présentait un demi-cercle dont les deux extrémités -s'appuyaient au bâtiment de l'École militaire, et dont le milieu -s'ouvrait sur le Champ de Mars. Le trône était adossé au bâtiment de -l'École; à droite et à gauche se développaient des gradins -demi-circulaires; en face s'élevait un autel, et au delà de l'autel -une ouverture, ménagée au milieu de l'enceinte, permettait -d'apercevoir le Champ de Mars tout entier hérissé de baïonnettes. En -avant de cette ouverture on avait disposé une plate-forme sur laquelle -l'Empereur devait distribuer les drapeaux, et qui communiquait avec le -Champ de Mars par une longue suite de marches décorées de trophées -magnifiques. - -[En marge: Aspect de la cérémonie.] - -Napoléon suivi de son cortége vint prendre place sur le trône, -accueilli par des cris ardents de _Vive l'Empereur_! Sur les côtés du -trône, ses frères occupaient des tabourets. Derrière, et un peu -au-dessus, sa mère, ses soeurs occupaient une tribune appliquée aux -fenêtres de l'École militaire. À droite et à gauche, sur les gradins -de l'amphithéâtre semi-circulaire, se trouvaient distribués selon leur -rang les corps de l'État, les autorités civiles et militaires, la -magistrature, les représentants récemment élus, les députations des -colléges électoraux, et enfin les envoyés de l'armée venant recevoir -les drapeaux des régiments. Cette vaste réunion comprenait neuf à dix -mille individus. À l'autel, l'archevêque de Tours, M. de Barral, -environné de son clergé, se préparait à célébrer la messe, et enfin de -toutes les parties de cette enceinte on découvrait au loin, dans -l'immense étendue du Champ de Mars, cinquante mille hommes de l'armée -et de la garde nationale, et cent bouches à feu. Paris n'avait jamais -vu de spectacle plus imposant. Il n'y manquait pour transporter les -âmes que le sentiment qui anime tout, celui du contentement. -L'accueil fait à l'Empereur à son entrée avait été chaleureux de la -part des électeurs et des députations de l'armée, mais les -acclamations qu'on avait entendues révélaient, hélas, le désir plus -que l'espérance! Sous sa toque à plumes, le beau visage de Napoléon -était grave et presque triste. On cherchait en vain à ses côtés sa -femme et son fils, et on sentait péniblement l'isolement produit -autour de lui par l'inexorable volonté de l'Europe. À la place de sa -femme et de son fils, on voyait ses frères, rappelant des guerres -funestes pour des trônes de famille, et parmi eux Lucien seul trouvait -grâce, parce qu'il n'avait jamais porté de couronne. Quelques -assistants improuvaient la pompe déployée; le plus grand nombre -nourrissaient des pensées plus sérieuses, et songeaient au pressant -péril de l'État. L'armée poussant de temps en temps des cris -convulsifs de _Vive l'Empereur!_ échappait à la tristesse générale par -les nobles fureurs du patriotisme. En un mot l'aspect de cette scène -était celui d'un duel à mort qui se préparait non entre deux -individus, mais entre une nation et le monde! - -[En marge: La fête débute par une messe solennelle.] - -[En marge: Discours des électeurs.] - -On commença par appeler sur ce trône qui venait de se relever, pour -combien de temps, Dieu seul le savait! sur cette nation agenouillée au -pied des autels, la bénédiction du Ciel. La messe fut célébrée, et un -_Te Deum_ chanté. Après la messe, les membres composant la députation -des colléges électoraux s'avancèrent, au nombre d'environ cinq cents, -et, conduits par le prince archichancelier, vinrent prendre place au -pied du trône. Celui d'entre eux qui devait lire l'adresse prit alors -la parole, et d'une voix forte et vibrante se fit entendre à toute -l'assistance. Dévouement à l'Empereur et à la liberté, paix si on -pouvait persuader l'Europe, guerre acharnée si on ne le pouvait pas, -tel était le fond du discours, parce que c'était le fond de toutes les -pensées chez ceux qui avaient ou désiré, ou laissé accomplir le retour -de Napoléon.--Rassemblés, dit en substance l'orateur des colléges -électoraux, rassemblés de toutes les parties de l'Empire autour des -tables de la loi, où nous venons inscrire le voeu du peuple, il nous -est impossible de ne pas faire entendre la voix de la France, dont -nous sommes les organes, de ne pas dire en présence de l'Europe, au -chef de la nation, ce qu'elle attend de lui, ce qu'il peut attendre -d'elle.... «Que veulent, Sire, ces monarques qui s'avancent vers nous -en un si vaste appareil de guerre? Par quel acte avons-nous motivé -leur agression? Avons-nous depuis la paix violé les traités?.... -Resserrés dans des frontières que la nature n'a point tracées, que -même avant votre règne la victoire et la paix avaient reculées, nous -n'avons point franchi cette étroite enceinte, par respect pour les -traités que vous n'avez point signés et que vous avez cependant offert -de respecter. Que veulent-ils donc de nous?... Ils ne veulent pas du -chef que nous voulons, et nous ne voulons pas de celui qu'ils -prétendent nous imposer. Ils osent vous proscrire, vous qui tant de -fois maître de leurs capitales, les avez raffermis généreusement sur -leurs trônes ébranlés! Cette haine de nos ennemis ajoute à notre amour -pour vous. On proscrirait le moins connu de nos citoyens, que nous -devrions le défendre avec la même énergie, car il serait sous l'égide -de la puissance française. - -»Ne demande-t-on que des garanties? Elles sont toutes dans nos -nouvelles institutions et dans la volonté du peuple français, unie -désormais à la vôtre. Vainement veut-on cacher de funestes desseins -sous le dessein unique de vous séparer de nous, et de nous donner des -maîtres qui ne nous entendent plus, que nous n'entendons plus! Leur -présence momentanée a détruit toutes les illusions qui s'attachaient -encore à leur nom. Ils ne pourraient plus croire à nos serments, nous -ne pourrions plus croire à leurs promesses. La dîme, la féodalité, les -priviléges, tout ce qui nous est odieux, était trop évidemment le but -de leur pensée. Un million de fonctionnaires, de magistrats voués -depuis vingt-cinq ans aux maximes de 1789, un plus grand nombre encore -de citoyens éclairés qui font une profession réfléchie de ces maximes, -et entre lesquels nous venons de choisir nos représentants, cinq cent -mille guerriers, notre force et notre gloire, six millions de -propriétaires investis par la Révolution, n'étaient point les Français -des Bourbons: ils ne voulaient régner que pour une poignée de -privilégiés, depuis vingt-cinq ans punis ou pardonnés. Leur trône un -moment relevé par les armes étrangères et environné d'erreurs -incurables, s'est écroulé devant vous, parce que vous nous rapportiez -du sein de la retraite, qui n'est féconde en grandes pensées que pour -les grands hommes, la vraie liberté, la vraie gloire..... Comment -cette marche triomphale de Cannes à Paris n'a-t-elle pas dessillé tous -les yeux? Dans l'histoire de tous les peuples est-il une scène plus -nationale, plus héroïque, plus imposante? Ce triomphe, qui n'a point -coûté de sang, ne suffit-il pas pour détromper nos ennemis? En -veulent-ils de plus sanglants? Eh bien, Sire, attendez de nous tout ce -qu'un héros fondateur peut attendre d'une nation fidèle, énergique, -inébranlable dans son double voeu de liberté au dedans, d'indépendance -au dehors..... - -»Confiants dans vos promesses, nos représentants vont avec maturité, -avec réflexion, avec sagesse, revoir nos lois, et les mettre en -rapport avec le système constitutionnel, et pendant ce temps, puissent -les chefs des nations nous entendre! S'ils acceptent vos offres de -paix, le peuple français attendra de votre administration forte, -libérale, paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que lui -aura coûtés la paix; mais si on ne lui laisse que le choix entre la -honte et la guerre, il se lèvera tout entier afin de vous dégager des -offres trop modérées peut-être que vous avez faites pour épargner à -l'Europe de nouveaux bouleversements. Tout Français est soldat; la -victoire suivra de nouveau vos aigles, et nos ennemis qui comptaient -sur nos divisions, regretteront bientôt de nous avoir provoqués.» - -Ce discours, dont nous ne donnons que les principaux passages, -prononcé avec chaleur et avec une voix retentissante, remua les -assistants, et malgré leurs préoccupations leur arracha de vifs -applaudissements. - -L'archichancelier annonça ensuite le résultat des votes, qui était, -avons-nous dit, de 1,300,000 votes affirmatifs et de 4,206 négatifs, -et déclara l'Acte additionnel accepté par la nation française. Cet -acte ayant été apporté au pied du trône, l'Empereur le signa et -prononça le discours suivant, écrit avec la force de pensée et de -style qui lui était ordinaire. - -[En marge: Réponse de l'Empereur.] - - «Messieurs les électeurs, messieurs les députés - de l'armée de terre et de mer, - - »Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple. Dans la - prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au - conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet - unique et constant de mes pensées et de mes actions. - - »Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans - l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la - France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits. - - »L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt-cinq - années de victoires, méconnus et perdus à jamais, le cri de - l'honneur français flétri, les voeux de la nation, m'ont ramené - sur ce trône, qui m'est cher, parce qu'il est le palladium de - l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple. - - »Français, en traversant au milieu de l'allégresse publique les - diverses provinces de l'Empire pour arriver dans ma capitale, - j'ai dû compter sur une longue paix: les nations sont liées par - les traités conclus par leurs gouvernements, quels qu'ils soient. - - »Ma pensée se portait alors tout entière sur les moyens de fonder - notre liberté par une Constitution conforme à la volonté et à - l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le Champ de Mai. - - »Je ne tardai pas à apprendre que les princes qui ont méconnu - tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts - de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent - d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières - toutes nos places frontières du Nord, et de concilier les - différends qui les divisent encore, en se partageant la Lorraine - et l'Alsace. - - »Il a fallu se préparer à la guerre. - - »Cependant, devant courir personnellement les hasards des - combats, ma première sollicitude a dû être de constituer sans - retard la nation. Le peuple a accepté l'Acte que je lui ai - présenté. - - »Français, lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions, - et que l'Europe sera convaincue de ce qu'on doit aux droits et à - l'indépendance de vingt-huit millions d'hommes, une loi - solennelle, faite dans les formes voulues par l'Acte - constitutionnel, réunira les différentes dispositions de nos - Constitutions aujourd'hui éparses. - - »Français, vous allez retourner dans vos départements. Dites aux - citoyens que les circonstances sont graves; qu'avec de l'union, - de l'énergie et de la persévérance, nous sortirons victorieux de - cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs; que les - générations à venir scruteront sévèrement notre conduite; qu'une - nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance. Dites-leur - que les rois étrangers que j'ai élevés sur le trône, ou qui me - doivent la conservation de leur couronne, qui tous, au temps de - ma prospérité, ont brigué mon alliance et la protection du peuple - français, dirigent aujourd'hui tous leurs coups contre ma - personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en - veulent, je mettrais à leur merci cette existence, contre - laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux - citoyens que tant que les Français me conserveront les sentiments - d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos - ennemis sera impuissante. - - »Français, ma volonté est celle du peuple; mes droits sont les - siens; mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être autres - que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.» - -[En marge: Effet du discours de l'Empereur.] - -Ce discours provoqua de vives acclamations. L'archevêque de Bourges, -remplissant les fonctions de grand aumônier, présenta en ce moment le -livre des Évangiles à Napoléon, qui, la main étendue sur ce livre, -prêta serment aux Constitutions de l'Empire. Le prince archichancelier -y répondit en prêtant le premier le serment de fidélité. _Nous -le jurons!_ s'écrièrent des milliers de voix. De bruyants -applaudissements se firent alors entendre, et aux acclamations -répétées de _Vive l'Empereur!_ se mêlèrent quelques cris de _Vive -l'Impératrice!_ Ce dernier cri, resté sans écho, produisit une sorte -d'embarras: on ne savait, en effet, s'il fallait le répéter en -l'absence de celle qui aurait dû accourir avec son fils auprès de son -époux, et qui n'en avait eu ni le courage ni même la volonté. Ce -silence pénible de quelques instants fut promptement interrompu par -les députations militaires, brandissant leurs épées et criant: _Vive -l'Impératrice! vive le Roi de Rome! nous irons les chercher!_-- - -[En marge: Napoléon se place en avant de l'enceinte pour la -distribution des drapeaux.] - -[En marge: Aspect du Champ de Mars.] - -Après cette partie de la cérémonie Napoléon se leva, déposa son -manteau impérial, et traversant l'enceinte demi-circulaire, vint se -poser sur la plate-forme où il devait distribuer les drapeaux. Le -spectacle, en ce moment, était magnifique, parce que la grandeur du -sentiment moral égalait la majesté des lieux. Le ministre de -l'intérieur tenant le drapeau de la garde nationale de Paris, le -ministre de la guerre tenant le drapeau du premier régiment de -l'armée, le ministre de la marine tenant celui du premier corps de la -marine, étaient debout auprès de l'Empereur. Sur les marches -nombreuses qui communiquaient de l'enceinte au Champ de Mars, étaient -répandus d'un côté des officiers tenant les drapeaux des gardes -nationales et de l'armée, de l'autre les députations chargées de les -recevoir. En face, cinquante mille hommes et cent pièces de canon -étaient rangés sur plusieurs lignes; enfin, dans la vaste étendue du -Champ de Mars, se trouvait le peuple de Paris presque tout entier. - -[En marge: Grand effet de cette partie de la cérémonie.] - -Napoléon s'avançant jusqu'à la première marche et ayant au-dessous de -lui, à portée de sa voix, des détachements des divers corps, leur dit -en saisissant un des drapeaux: Soldats de la garde nationale de Paris -et de la garde impériale, je vous confie l'aigle aux couleurs -nationales; vous jurez de périr s'il le faut pour la défendre contre -les ennemis de la patrie et du trône!...--Oui, oui, nous le jurons! -répondirent des milliers de voix.--Vous, reprit Napoléon, vous, -soldats de la garde nationale, vous jurez de ne jamais souffrir -que l'étranger souille de nouveau la capitale de la grande -nation!...--Oui, oui, nous le jurons! répondirent de bonne foi, et -très-décidés à remplir cette promesse, les gardes nationaux -parisiens.--Et vous, soldats de la garde impériale, vous jurez de vous -surpasser vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir, et de mourir -tous plutôt que de souffrir que les étrangers viennent dicter la loi à -la patrie!--Oui, oui! répondirent avec transport les soldats de la -garde, qui devaient bientôt dans les champs de Waterloo tenir leur -parole non pas de vaincre, hélas! mais de mourir! Après ces courtes -allocutions, accueillies avec transport, les députations de l'armée se -succédant à rangs pressés, vinrent recevoir leurs drapeaux. Napoléon, -animé par cette scène et se rappelant les nombreuses rencontres où ces -divers régiments s'étaient illustrés, leur adressa à chacun des -paroles pleines d'à-propos, et qui achevèrent de les électriser. La -scène quoique longue toucha profondément les spectateurs. Comme la -journée s'avançait, et que le temps manquait pour distribuer les -drapeaux des gardes nationales aux députés des colléges électoraux, -cette partie de la cérémonie fut remise aux jours suivants. Les -troupes défilèrent ensuite au pas accéléré, au bruit des fanfares et -des cris de _Vive l'Empereur!_ répétés avec enthousiasme par l'armée, -et par la garde nationale qui bientôt avait pris feu elle-même et cédé -à l'entraînement universel. - -[En marge: Tristes impressions qu'on éprouvait là où l'on ne voyait -pas la distribution des drapeaux.] - -Pendant que cette partie de la cérémonie, jugée très-belle par tous -ceux qui en furent témoins, s'accomplissait en vue du Champ de Mars, -un peu en arrière, dans l'enceinte où étaient réunis les corps de -l'État, et où l'on n'apercevait pas assez le spectacle pour en être -ému, en arrière, disons-nous, régnaient les inquiétudes, les divisions -d'opinion, les préoccupations profondes. Les libéraux tendant au -républicanisme trouvaient dans ce qu'ils avaient sous les yeux trop de -ressemblance avec l'ancien Empire; leurs contradicteurs, plus -alarmistes qu'alarmés, y trouvaient trop de ressemblance avec la -Révolution; la plupart des électeurs, venus de bonne foi à Paris, -auraient voulu approcher l'Empereur de plus près, et être moins -séparés de lui par la pompe d'une grande cérémonie. Ainsi tandis qu'en -avant de cette enceinte le sentiment national transportait les coeurs, -en arrière la juste inquiétude des circonstances les attristait et les -divisait. Ce n'était plus la fédération de 1790, où la nation était -ignorante, enthousiaste et unie: c'était le lendemain d'une immense -révolution, où elle était instruite, déçue, accablée sous le poids des -fautes commises, presque désespérée, et ne conservant des sentiments -de 1789 qu'une héroïque bravoure exercée par vingt-cinq ans de guerre. -M. Fouché contribuant imprudemment aux divisions, sous lesquelles il -devait bientôt succomber lui-même, osa, dans les intervalles de cette -longue représentation, dire à voix basse à la reine Hortense: -L'Empereur a perdu une belle occasion de compléter sa gloire et -d'assurer le trône de son fils en abdiquant.... Je le lui avais -conseillé, mais il ne veut écouter aucun conseil...--De telles paroles -n'étaient pas faites pour réunir les âmes dans une commune résolution -de défendre la France et la liberté sous la direction de Napoléon, -direction qu'il fallait bien accepter puisqu'on l'avait désiré ou -laissé venir, et qui d'ailleurs pour la guerre était la meilleure -qu'on pût souhaiter. - -[En marge: Seconde cérémonie au Louvre le 4 juin, pour achever la -distribution des drapeaux.] - -Voulant achever la distribution des drapeaux, revoir les électeurs et -les rapprocher de sa personne, Napoléon imagina de les rassembler dans -la grande galerie du Louvre, où, rangés sur deux lignes, ils pouvaient -trouver place avec les députations de l'armée. Il choisit le dimanche -suivant, 4 juin, pour cette seconde cérémonie, et fixa l'ouverture des -Chambres soit au lundi 5, soit au mardi 6, selon le temps qu'il leur -faudrait pour se constituer. Il se proposait de partir pour l'armée le -lundi suivant, 12 juin, et tenait à les avoir installées et mises au -travail avant d'aller dans les champs de la Flandre décider de son -sort et de celui de la France. Tandis que les opinions étaient -partagées autour de lui, que les uns étaient d'avis de ne pas prendre -l'initiative des hostilités et d'attendre l'ennemi entre la frontière -et la capitale, pour lui laisser l'odieux de l'agression, d'autres -plus touchés des considérations militaires que des considérations -politiques, et sachant les Anglais seuls à la frontière, voulaient -qu'on se jetât brusquement sur eux pour les écraser. Napoléon -laissait dire, répondait rarement sur ce sujet, afin de ne pas -dévoiler ses desseins, suivait de l'oeil la marche des masses -ennemies, et calculait le point juste où il pourrait s'interposer -entre elles pour les frapper avant leur réunion. Il estimait que ce -serait vers le 15 juin, et il espérait avoir à cette date les forces -qui lui étaient indispensables pour agir efficacement.--Le comte de -Lobau le pressant de commencer les opérations, Attendez, lui dit-il, -que j'aie au moins cent mille hommes, et vous verrez alors comment je -m'en servirai.--Tout en faisait espérer cent cinquante mille pour le -milieu de juin, et son départ étant fixé au 12, Napoléon voulait avant -de partir avoir réglé avec les Chambres la marche des affaires. - -[En marge: Réunion des Chambres le samedi 3 juin, pour leur donner le -temps de se constituer.] - -[En marge: Désir persistant de Napoléon de conférer à son frère Lucien -la présidence de la Chambre des représentants.] - -Il les convoqua par décret pour le samedi 3 juin, de manière que celle -des représentants pût employer les 3, 4 et 5 juin à vérifier les -pouvoirs de ses membres, à choisir son président, ses vice-présidents -et secrétaires, à se constituer enfin avant la séance impériale, car à -cette époque la constitution des Chambres précédait la cérémonie où le -souverain venait en personne ouvrir leur session. Napoléon avait de -plus un motif particulier pour en agir de la sorte. Il tenait, comme -nous l'avons dit, à faire de son frère Lucien le président de la -Chambre des représentants, et dans cette intention, il l'avait fait -élire représentant dans le département de l'Isère, ce qui n'avait -rencontré aucune difficulté. Il voulait donc attendre le résultat du -scrutin dans la Chambre des représentants avant de publier la liste -des pairs, sur laquelle il ne pouvait se dispenser de porter le -prince Lucien si la présidence de la seconde Chambre ne lui était pas -dévolue. - -[En marge: Difficultés qui s'opposent à l'accomplissement de ce -désir.] - -[En marge: La Chambre, quoique dévouée à Napoléon, est dominée par la -crainte de paraître servile.] - -[En marge: M. Lanjuinais est le seul candidat qui ait des chances -d'être élu.] - -Toutefois le projet de Napoléon était d'exécution très-difficile. Les -six cents et quelques membres de la Chambre des représentants, la -plupart, avons-nous dit, anciens magistrats, militaires, acquéreurs de -biens nationaux, révolutionnaires honnêtes, étaient animés -d'intentions excellentes, et tout pleins du double désir de soutenir -Napoléon et de le soumettre au régime constitutionnel. L'Acte -additionnel leur avait déplu sans doute, non qu'ils eussent voulu y -insérer autre chose que ce qu'il contenait, mais parce qu'il -rattachait trop le second Empire au premier, et parce qu'il ne leur -laissait presque rien à faire. Cependant l'idée de leur donner à -remanier les Constitutions impériales pour les adapter à l'Acte -additionnel, de toucher au besoin à ce dernier, paraissant admise par -l'Empereur lui-même, ainsi qu'il résultait de son discours au Champ de -Mai, ils avaient obtenu satisfaction sous les rapports essentiels, et -n'avaient aucun motif sérieux d'opposition. Élus néanmoins sous -l'influence d'un sentiment général de défiance à l'égard de l'ancien -despotisme impérial, ils étaient singulièrement préoccupés du souci de -ne pas se montrer dépendants. Tous les pouvoirs, hommes ou assemblées, -ont leurs faiblesses: la Chambre des représentants en avait une, -c'était la crainte de paraître servile. On était donc toujours prêt à -prendre avec Napoléon le langage de tribun sans en avoir les -sentiments, tandis qu'il aurait fallu au contraire, en étant prêt à -lui résister s'il revenait à ses anciennes habitudes, s'unir à lui -pour sauver en commun la France et les principes de la Révolution. -Dans cet état de susceptibilité, la Chambre des représentants était -peu disposée à nommer le prince Lucien: elle se serait crue compromise -dès son début en prenant si vite les couleurs impériales. À cette -faiblesse elle joignait l'inexpérience de provinciaux récemment -arrivés, ne connaissant ni Paris, ni les hommes, ni le manége des -assemblées. Tout en repoussant Lucien parce qu'il était frère de -l'Empereur, elle ne savait qui choisir. Quelques-uns de ses membres, -enclins à une liberté approchant de la liberté républicaine, auraient -accepté volontiers M. de Lafayette, qui bien que satisfait de l'Acte -additionnel, cachait peu son éloignement pour Napoléon; mais les -révolutionnaires lui reprochaient un reste de penchant pour la maison -de Bourbon. Il était donc trop révolutionnaire pour les uns, trop peu -pour les autres, et ne semblait pas propre à réunir la majorité des -suffrages. M. Lanjuinais, signalé dans la Convention par sa résistance -à la Montagne, et sous l'Empire par sa résistance à l'Empereur, -répondait à la double pensée du jour. Ce n'était pas une objection -qu'il eût été admis à la pairie sous Louis XVIII. On voulait par là -indiquer qu'on n'était pas exclusif, et qu'on prenait les amis de la -liberté partout où on les trouvait. M. Lanjuinais avait par conséquent -de nombreuses chances d'être préféré comme président de la Chambre des -représentants. - -L'inconvénient, nous l'avons déjà dit, de la liberté donnée trop tard, -c'est qu'on en fait presque toujours le difficile essai dans des -circonstances périlleuses, où le pouvoir a peur d'elle, où elle a -peur du pouvoir, et où ils se combattent au lieu de s'unir pour le -salut commun. Le gouvernement, aussi inexpérimenté que l'Assemblée, ne -discernait pas clairement les dispositions de celle-ci, et commettait -la faute de poursuivre une chose impossible en désirant la présidence -du prince Lucien, tandis que mieux servi il y aurait renoncé, et -aurait laissé se produire sans obstacle la candidature de M. -Lanjuinais, qui n'avait rien d'offensif ni même de blessant. - -[En marge: Réunion de la Chambre des représentants et vérification des -pouvoirs.] - -[En marge: Difficulté soulevée à l'occasion des élections de l'Isère, -qui comprennent celle de Lucien.] - -La Chambre des représentants convoquée le samedi 3 afin de se -constituer, décréta un règlement provisoire, se divisa en commissions -pour opérer la vérification des pouvoirs, et déclara définitivement -admis tous ceux dont l'élection ne présenterait pas de difficulté. -Sans aucune malveillance, la commission chargée d'examiner les -élections de l'Isère fit la remarque naturelle que le prince Lucien, -nommé représentant, serait très-probablement élevé à la pairie, et -qu'il était nécessaire de le savoir avant d'admettre ou lui ou son -suppléant M. Duchesne. L'assemblée différa cette admission, comme -toutes celles qui donnaient lieu à quelques objections, et l'ajourna -jusqu'après la publication officielle de la liste des pairs. Dans le -premier moment on n'avait mis aucune malice à soulever une pareille -difficulté. Pourtant la malice vient vite; on se dit bientôt à -l'oreille que Napoléon désirait son frère Lucien pour président, que -c'était là le vrai motif pour lequel on ajournait la publication de la -liste des nouveaux pairs, et tout de suite les observations -malveillantes s'ensuivirent. La Chambre devait, dit un membre, -procéder le lendemain à l'élection du bureau, et il était nécessaire -de connaître la liste des pairs pour que les voix ne s'égarassent pas -sur des noms appelés à la pairie. Il ne fut rien répondu du côté du -gouvernement, parce que rien n'était organisé pour la direction de -l'Assemblée, et on resta dans une indécision qui, sans provoquer -encore de l'humeur, ne devait pas tarder à en faire naître. Il fut -convenu que le lendemain 4, bien que la Chambre fût invitée à assister -à la cérémonie du Louvre, elle tiendrait séance au palais du Corps -législatif, afin d'accélérer autant que possible sa constitution. - -[En marge: Renouvellement de la difficulté soulevée la veille.] - -[En marge: On veut savoir avant le scrutin si Lucien sera pair ou -représentant.] - -[En marge: Refus de répondre.] - -[En marge: Scrutin.] - -[En marge: M. Lanjuinais obtient la majorité.] - -Le lendemain dimanche 4 juin, tandis que les députations qui avaient -assisté au Champ de Mai se réunissaient au Louvre, les représentants -se rendirent au palais du Corps législatif, pour y continuer leurs -travaux. Dès l'ouverture de la séance on revint à la question soulevée -la veille, et cette fois la malice commençant à s'en mêler, on demanda -de nouveau comment il fallait considérer l'élection du prince Lucien. -Un membre voulait qu'on ajournât cette élection par le motif qu'étant -pair de droit, le prince Lucien ne pouvait être représentant. -L'Assemblée portée à l'indépendance mais non à l'hostilité, parut -importunée de cette difficulté, et repoussa la manière proposée de -motiver l'ajournement. Elle en était là, lorsqu'elle reçut une lettre -du ministre de l'intérieur Carnot, adressée au président provisoire, -et déclarant que la liste des nouveaux pairs ne serait définitivement -publiée qu'après la constitution de la Chambre des représentants. Ce -n'était pas faire preuve de connaissance des assemblées, que de -traiter celle-ci avec des façons si absolues. Elle manifesta une -impression marquée de déplaisir. Un de ses membres, M. Dupin, s'écria: -Si nous déclarions à notre tour que nous ne nous constituerons -qu'après avoir connu la composition de la pairie, que pourrait-on nous -répondre?...--Des murmures interrompirent cette observation qui était -fondée, mais qui dépassait la mauvaise humeur de la Chambre, et on -procéda au scrutin pour le choix d'un président, sans se prononcer sur -les élections de l'Isère. Le nom du prince Lucien se trouvait pour -ainsi dire écarté de fait par l'ajournement de son admission. Du reste -pas un des suffrages ne se porta sur lui, et ils se répartirent tous -entre MM. Lanjuinais, de Lafayette, de Flaugergues, et quelques autres -candidats. M. Lanjuinais en réunit 189, M. de Lafayette 68, M. -Flaugergues 74, M. Merlin 41, M. Dupont de l'Eure 29. Ces nombres -révélaient bien les dispositions de l'Assemblée. Elle voulait -constater son indépendance, et inclinait visiblement vers l'homme qui -exprimait le mieux cette indépendance, car M. Lanjuinais avait été -l'un des opposants de l'ancien Sénat, sans être un ennemi déclaré de -l'Empereur. Cependant comme M. Lanjuinais, tout en ayant obtenu le -plus grand nombre de voix, n'avait pas eu la majorité absolue, on -recommença le scrutin, et cette fois il réunit 277 suffrages, M. de -Lafayette 73, M. de Flaugergues 58. M. Lanjuinais fut donc nommé -président sauf l'approbation de l'Empereur, qui d'après l'Acte -additionnel était nécessaire. - -[En marge: Cérémonie au Louvre, pendant qu'ont lieu les scrutins à la -Chambre des représentants.] - -Pendant qu'on se livrait à ces scrutins au palais du Corps législatif, -la seconde cérémonie de la distribution des drapeaux s'accomplissait -au Louvre. L'Empereur après avoir reçu sur son trône quelques -députations qui avaient des adresses à lui remettre, s'était rendu -dans la galerie du Louvre, où sont exposés les chefs-d'oeuvre de -peinture que nos rois ont depuis plusieurs siècles amassés pour la -jouissance, l'instruction et l'honneur de la France. D'un côté se -trouvaient rangées les députations des colléges électoraux avec les -étendards destinés aux gardes nationales, et de l'autre les -députations de l'armée. Cette galerie, la plus longue de l'Europe, -toute pleine de glorieux drapeaux et contenant dix mille personnes, -présentait une perspective profonde, d'un effet aussi grand que -singulier. C'était surtout pour les membres des colléges électoraux -qu'avait lieu la nouvelle cérémonie: Napoléon, qu'ils avaient la -satisfaction de voir et d'entendre de près, leur parla à tous avec son -esprit d'à-propos, et les laissa en général très-satisfaits. Le -despote oriental avait fait place dans leur imagination au grand -homme, simple, accessible, prêt à entendre et à écouter la voix de ses -sujets. Arrivé au vaste salon carré qui termine la galerie, Napoléon -revint sur ses pas, tourna alors ses regards vers les députations de -l'armée, les électrisa de nouveau par sa présence et ses paroles, et -leur dit qu'ils allaient bientôt se revoir là où ils s'étaient tant -vus jadis, où ils avaient tant appris à s'estimer, c'est-à-dire sur -les champs de bataille où cette fois ne les appelait plus l'amour des -conquêtes, mais l'indépendance sacrée de la patrie. Cette cérémonie -commencée à midi n'était finie qu'à sept heures. Elle fut suivie d'une -fête magnifique dans le jardin des Tuileries. - -[En marge: Irritation de Napoléon en apprenant la nomination de M. -Lanjuinais.] - -[En marge: Il veut d'abord ne pas la confirmer.] - -À peine la journée terminée, Napoléon avait eu à s'occuper des -scrutins de la Chambre des représentants, et à se former un avis sur -ce sujet. Sa première impression fut celle d'un extrême -mécontentement. Une divergence d'opinion sur les questions les plus -graves l'aurait moins blessé que cet empressement à se séparer de sa -personne, en repoussant son frère pour prendre un homme respectable -assurément, mais l'un des opposants du Sénat sous le premier Empire. -En présence de l'Europe qui mettait une si grande affectation à -diriger sur lui tous ses coups, il pensait qu'il eût été plus généreux -et plus habile de s'unir à lui fortement. Mais, il faut le répéter -sans cesse dans cette histoire pour l'instruction de tous, la -conséquence des fautes est d'en subir la peine dans le moment où cette -peine est le plus poignante. Après avoir accepté, encouragé, exigé -pendant quinze ans une servilité sans bornes, Napoléon ne pouvait pas -même obtenir pour sa personne des égards qui, en cet instant, auraient -eu le double mérite du courage et d'une habile démonstration contre -l'ennemi extérieur. S'étant beaucoup fait violence depuis deux mois et -demi, il n'y tint plus cette fois, et laissa voir la plus vive -irritation.--On a voulu m'offenser, dit-il, en choisissant un ennemi. -Pour prix de toutes les concessions que j'ai faites on veut -m'insulter et m'affaiblir... Eh bien, s'il en est ainsi, je -résisterai, je dissoudrai cette Assemblée, et j'en appellerai à la -France qui ne connaît que moi, qui pour sa défense n'a confiance qu'en -moi, et qui ne tient pas le moindre compte de ces inconnus, lesquels, -à eux tous, ne peuvent rien pour elle... Ces hommes, ajoutait-il, qui -ne veulent pas des Bourbons, qui seraient désolés pour leurs places, -pour leurs biens, pour leurs opinions, de les voir revenir, ne savent -pas même s'unir à moi, qui puis seul les garantir contre tout ce -qu'ils craignent, car c'est à coups de canon maintenant qu'on peut -défendre la Révolution, et lequel d'entre eux est capable d'en tirer -un?...-- - -[En marge: M. Fouché profite de l'occasion pour dire aux représentants -que Napoléon songe déjà à dissoudre les Chambres.] - -[En marge: Napoléon se calme, et consent à recevoir M. Lanjuinais.] - -Cette première explosion n'aurait pas eu de grands inconvénients, elle -aurait eu même l'avantage de calmer Napoléon en donnant un libre cours -aux sentiments dont son coeur était plein, si elle n'avait dû être -divulguée, exagérée par la perfidie du duc d'Otrante, lequel alla dire -partout que Napoléon était incorrigible, qu'il voulait dissoudre les -Chambres dès le lendemain de leur réunion. Toutefois, après ce -mouvement d'humeur, Napoléon s'apaisa. Carnot, le prince -archichancelier, M. Lavallette, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, -s'efforcèrent de lui faire entendre raison, et n'y eurent pas beaucoup -de peine, son grand esprit lui disant, une fois la colère passée, tout -ce que pouvaient lui dire les hommes les plus sages. Il sentit que -rompre en ce moment serait une folie, qu'il fallait accorder quelque -chose à la faiblesse de cette assemblée, qui avait la prétention de -paraître indocile tout en étant profondément dévouée. D'ailleurs M. -Lanjuinais était un honnête homme, ami de la Révolution autant -qu'ennemi de ses excès, voulant le triomphe de la cause commune, et -facile en outre à adoucir avec de bons procédés. L'homme qui parla le -plus vivement et le plus utilement dans ce sens fut M. Regnaud de -Saint-Jean d'Angély. Ce personnage était, par ses antécédents, sa -brillante facilité de parole, destiné plus que jamais à devenir -l'organe du gouvernement auprès des Chambres. Il tenait par ce motif à -se rendre agréable à leurs yeux, en appuyant leurs désirs auprès de -l'Empereur. De plus, quoique sincèrement dévoué à Napoléon, il était -tombé sous l'influence de M. Fouché, qui, le voyant appelé à jouer un -rôle considérable devant les Chambres et très-flatté de ce rôle, -l'avait encouragé à le prendre, lui en facilitait le moyen de toutes -les manières, et cherchait à lui persuader que résister à Napoléon -c'était le sauver: vérité, hélas! trop réelle quelques années -auparavant, et qui, sentie et pratiquée à temps, aurait sauvé Napoléon -et la France, mais qui était tardive en 1815, et pouvait même en -présence de l'Europe armée devenir funeste! Au surplus, en conseillant -d'accepter M. Lanjuinais comme président, M. Regnaud de Saint-Jean -d'Angély donnait à Napoléon un conseil fort sage, car tout autre choix -eût été dans les circonstances inconvenant et impossible. - -[En marge: Entrevue de M. Lanjuinais avec Napoléon.] - -[En marge: L'élection de M. Lanjuinais confirmée.] - -Tandis qu'on s'efforçait de persuader Napoléon, on alla chercher M. -Lanjuinais; on lui dit, ce qui était vrai, qu'il devait à l'Empereur -de le voir, de s'expliquer avec lui après une si longue opposition -dans le Sénat, et de le rassurer sur l'usage qu'il pourrait faire du -pouvoir immense de la présidence. M. Lanjuinais se rendit le soir même -à l'Élysée, et fut reçu immédiatement. Napoléon l'accueillit arec une -grâce infinie, mais avec une extrême franchise.--Le passé n'est rien, -lui dit-il, je n'ai pas la faiblesse d'y penser; je ne tiens compte -que du caractère des hommes et de leurs dispositions présentes. -Êtes-vous mon ami ou mon ennemi?--M. Lanjuinais, touché de la -franchise avec laquelle Napoléon le questionnait, lui répondit qu'il -n'était point son ennemi, qu'il voyait en lui la cause de la -Révolution, et qu'aux conditions de la monarchie constitutionnelle -sincèrement maintenues, il le soutiendrait franchement.--Nous -sommes d'accord, répondit Napoléon, et je ne vous demande pas -davantage.--L'entrevue s'étant terminée de la manière la plus amicale, -Napoléon se décida à confirmer le choix de la Chambre. - -Pourtant le bruit de sa première résistance s'était répandu. M. Fouché -ne l'avait laissé ignorer à personne, et il avait déjà répété partout -que Napoléon était toujours le même, qu'il ne pouvait souffrir aucune -indépendance, et que ce serait un grand miracle si la Chambre n'était -pas dissoute dans quelques jours. Le lendemain, lundi 5, les -représentants étant assemblés pour achever l'oeuvre de leur -constitution, on murmurait de banc en banc ce qui s'était passé, et -ignorant le résultat de l'entrevue de Napoléon avec M. Lanjuinais, on -était fort enclin au mécontentement. Le président d'âge fit connaître -qu'il avait la veille communiqué à l'Empereur le vote de la Chambre, -que l'Empereur s'était borné à répondre qu'il aviserait, et ferait -connaître sa résolution par le chambellan de service. À ce dernier -détail on murmura fortement. Un membre fit remarquer avec raison, que -ce n'était pas par l'entremise d'un chambellan que devaient s'établir -les rapports des Chambres avec le monarque. M. Dumolard, et après lui -M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, cherchèrent à expliquer la réponse -de l'Empereur, en disant que ses paroles avaient été mal saisies par -le président d'âge, explication à laquelle celui-ci se prêta -volontiers pour réparer la maladresse qu'il avait commise en -rapportant un détail qu'il eût mieux valu taire. Pendant qu'on -raisonnait sur ce sujet, et que pour couper court à la difficulté on -suspendait la séance, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély se rendit à -l'Élysée, en rapporta lui-même le décret qui nommait M. Lanjuinais -président, et le présenta en sa qualité de ministre d'État, ce qui -faisait disparaître toute susceptibilité. L'approbation donnée au -choix de M. Lanjuinais calma le mécontentement de la Chambre. Elle -désigna ensuite pour vice-présidents, M. de Flaugergues (élu par 403 -voix), M. Dupont de l'Eure (par 279 voix), M. de Lafayette (par 257). -Le quatrième vice-président restait à nommer. Le lendemain le général -Grenier fut élu. - -[En marge: Constitution de la Chambre des pairs.] - -[En marge: Composition de la liste des nouveaux pairs.] - -En même temps qu'on portait à la Chambre des représentants la -nomination définitive de son président, on portait à celle des pairs -la liste des membres appelés à la composer. Napoléon avait demandé à -ses frères, à ses principaux ministres, une liste de pairs dressée -suivant les vues de chacun d'eux. De ces listes comparées il avait -composé une liste de 130 pairs, qui pouvait et devait être complétée -plus tard, à mesure que le succès amènerait de nouvelles adhésions, -particulièrement dans l'ancienne noblesse. M. de Lafayette vivement -pressé par Joseph d'accepter la pairie, avait préféré siéger dans la -Chambre des représentants, où il devait trouver plus de conformité -d'opinion et une influence plus directe sur les événements. Napoléon -avait d'abord choisi ses frères Joseph, Lucien, Louis, Jérôme -(lesquels, du reste, étaient pairs de droit), son oncle le cardinal -Fesch, son fils adoptif le prince Eugène (retenu à Vienne par la -coalition), les maréchaux Davout, Suchet, Ney, Brune, Moncey, Soult, -Lefebvre, Grouchy, Jourdan, Mortier; les ministres Carnot, Decrès, de -Bassano, Caulaincourt, Mollien, Fouché; le cardinal Cambacérès, les -archevêques de Tours (de Barral), de Bourges (de Beaumont), de -Toulouse (Primat); les généraux Bertrand, Drouot, Belliard, Clausel, -Savary, Duhesme, d'Erlon, Exelmans, Friant, Flahault, Gérard, Lobau, -La Bédoyère, Delaborde, Lecourbe, Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, -Molitor, Pajol, Rampon, Reille, Travot, Vandamme, etc. Il avait choisi -plusieurs régicides, Sieyès, Cambacérès, Carnot, Fouché, Thibaudeau, -non comme régicides, mais comme personnages éminents, que leur qualité -de régicides ne devait pas exclure des hautes fonctions publiques. Il -avait pris dans l'ancienne noblesse quelques noms, MM. de Beauvau, de -Beaufremont, de Boissy, de Forbin, de La Rochefoucauld, de Nicolaï, -de Praslin, de Ségur, etc. S'il n'en avait pas pris davantage, c'était -faute d'en avoir un plus grand nombre dont il pût disposer. Il -comptait sur ses prochaines victoires pour en conquérir d'autres. Ce -n'était pas le goût qu'on lui attribuait pour les anciens noms qui le -dirigeait, mais l'utilité bien sentie de les placer dans la Chambre -haute, appelée à être à la fois conservatrice et indépendante. - -[En marge: Réclamation déplacée de Joseph, qui prétend être pair de -droit.] - -Le prince Joseph avait manifesté un vif déplaisir en entendant le -texte du décret qui le nommait pair, car il prétendait l'être de -droit. Malgré les efforts qu'on fit pour l'engager à se taire, il -réclama en disant que c'était sans doute par une erreur de rédaction -qu'il était mentionné sur le décret, car il devait la pairie à sa -naissance, et nullement à la nomination impériale. Au milieu des -tiraillements qui se manifestaient déjà, il y avait de la part des -frères de l'Empereur une grande imprudence à ne pas savoir se contenir -eux-mêmes. Que pourrait-on en effet, objecter à tous ceux qui étaient -si pressés de parler hors de propos, si les frères de Napoléon ne -savaient pas s'abstenir d'une réclamation aussi puérile? Ils commirent -une autre faute non moins remarquée que la précédente, en ne voulant -pas siéger avec leurs collègues, et en exigeant des siéges -particuliers à côté du président. S'étant aperçus du mauvais effet -produit par cette prétention, ils y renoncèrent. Ce fut le prince -Lucien qui le premier donna ce bon exemple, en allant se confondre -dans les rangs de ses collègues. - -[En marge: Préparatifs de la séance impériale, et rédaction du -discours de la couronne.] - -Ces diverses opérations avaient rempli les journées des 5 et 6 juin, -et il fallut remettre la séance impériale au mercredi 7. Cette séance -devait consister dans la lecture du discours de la couronne, et dans -la prestation du serment à l'Empereur par les pairs et les -représentants. Napoléon, suivant son usage, avait écrit lui-même le -discours qu'il devait prononcer, et l'avait rédigé de ce style net, -franc et ferme qui convenait à un esprit comme le sien, toujours -résolu en toutes choses. Il avait voulu donner la monarchie -constitutionnelle, non par goût de se lier les mains, mais par la -conviction qu'elle était nécessaire, et que ses propres fautes -d'ailleurs la rendaient indispensable. Il prit donc le parti de -s'expliquer à cet égard en termes brefs mais décisifs. Sachant de plus -que les représentants arrivaient avec le regret de trouver une -Constitution toute faite, et de n'avoir rien à faire eux-mêmes, il -consentit à leur reconnaître le droit de toucher aux matières -constitutionnelles en coordonnant les anciennes constitutions avec la -nouvelle. Il voulut ajouter à ces concessions quelques conseils, -donnés du même ton que les concessions, c'est-à-dire avec une extrême -fermeté. Après ces points principaux, il en était d'autres non moins -importants à aborder. Sans avoir aucun penchant pour la persécution, -Napoléon avait la volonté bien arrêtée de ne pas se laisser attaquer -impunément par les partis ennemis. Il aurait désiré qu'on prévînt -l'insurrection de la Vendée, et il s'était trouvé sur ce sujet en -désaccord avec ses ministres. Ces derniers, tout en jugeant -indispensable la répression de certaines menées, craignaient néanmoins -en ayant recours aux lois antérieures de fournir de nouveaux prétextes -à ceux qui leur reprochaient de laisser subsister l'ancien arsenal -des lois révolutionnaires. Il fallait résoudre la difficulté, et -présenter des mesures qui, sans retour à l'arbitraire, continssent -quelque peu l'audacieuse activité des partis. La presse avait été -délivrée de la censure, mais il n'en devenait que plus nécessaire et -plus légitime d'apporter quelques limites à ses excès par -l'intervention régulière des tribunaux. Enfin il fallait présenter le -budget. - -C'étaient là de suffisantes et régulières occupations pour les -Chambres, et Napoléon s'était attaché à leur en tracer le plan dans un -discours clair et précis, qui obtint l'assentiment unanime de ses -ministres lorsqu'il leur en donna communication. - -[En marge: Difficultés soulevées dans la Chambre des représentants, à -l'occasion du serment à prêter à l'Empereur.] - -Tandis qu'il préparait le langage à tenir devant les deux Chambres, -celle des représentants ayant les défauts des assemblées nouvelles, -était impatiente de toucher aux sujets les plus délicats. Le mardi 6 -juin, veille de la séance impériale, un représentant fit une motion -relative au serment qu'on devait prêter le lendemain. Il proposa de -déclarer qu'on ne pourrait exiger de serment qu'en vertu d'une loi, et -qu'en tout cas celui qu'on devait prêter le jour suivant ne -préjudicierait en rien au droit des Chambres de reviser les -constitutions impériales. - -Cette proposition causa une vive émotion. Si elle avait été entendue -dans son sens le plus rigoureux, il aurait fallu en conclure que le -serment exigé était illégal, que dès lors on ne le prêterait pas, à -moins que dans la journée même il ne fût rendu une loi pour -l'autoriser. Mais en rédigeant cette loi sur l'heure, il n'était pas -probable qu'elle pût être en vingt-quatre heures adoptée par les deux -Chambres, et dès lors le serment étant impossible le lendemain, il en -serait résulté aux yeux des partis et de l'Europe, que les Chambres -avaient refusé de jurer fidélité à Napoléon. Dans un moment où cinq -cent mille soldats marchaient sur la France, l'effet aurait pu être -extrêmement fâcheux. - -[En marge: Solution de la difficulté.] - -L'Assemblée, qui malgré sa susceptibilité comprenait qu'après avoir -replacé Napoléon sur le trône il fallait se garder de l'affaiblir, -accueillit avec une anxiété visible la proposition qu'on venait de -faire. Divers représentants se hâtèrent de la combattre. Ils dirent -que des sénatus-consultes antérieurs avaient prescrit le serment à -l'Empereur, que dès lors il était légal, ces sénatus-consultes n'ayant -pas été abolis; qu'au surplus il était bien entendu que ce serment -n'imposait qu'un engagement de fidélité à la dynastie impériale, et -nullement l'obligation de tenir pour immuables des lois dont la -révision était chose convenue d'après le discours même de l'Empereur -au Champ de Mai. M. Roy, depuis ministre des finances de Louis XVIII -et de Charles X, pour lequel Napoléon avait été sévère, répondit que -tout étant nouveau dans le second Empire, la Chambre des pairs ne -ressemblant pas au Sénat, la Chambre des représentants au Corps -législatif, le sénatus-consulte qu'on invoquait devait être considéré -comme tombé en désuétude, et ne pouvait suffire pour rendre légal le -serment exigé des deux Chambres. L'Assemblée appréciant le danger de -cette discussion, manifesta un mécontentement visible. MM. Dumolard, -Bedoch, Sébastiani, répliquèrent vivement à M. Roy, en disant que si -les attributions de la pairie et de la Chambre des représentants -différaient de celles du Sénat et du Corps législatif, le monarque -restait, qu'on lui devait fidélité sous le régime nouveau comme sous -l'ancien; que de plus, dans les circonstances présentes, l'union des -pouvoirs étant la condition du salut commun, les convenances du moment -se joignaient aux convenances générales pour qu'on prêtât avec -empressement le serment demandé. M. Boulay de la Meurthe, ministre -d'État, alla plus loin encore, et même trop loin, en signalant un -parti qu'il qualifia parti de l'étranger, dans lequel il ne rangeait, -disait-il, ni l'auteur de la proposition, ni aucun de ceux qui -l'appuyaient, mais à la tête duquel il plaçait surtout les royalistes, -et dont le travail consistait selon lui à diviser les pouvoirs, pour -ouvrir à l'ennemi les portes de la France. Cette sortie trop vive fut -accueillie avec un silence d'embarras et même d'improbation. De toutes -parts on demanda la clôture de cette discussion. D'abord on s'était -borné à réclamer l'ordre du jour sur la proposition, bientôt on voulut -quelque chose de plus significatif, et à l'ordre du jour pur et simple -on substitua la déclaration explicite de la légalité, de la convenance -et de la nécessité du serment. Soit que les opposants fussent absents -ou convertis, l'Assemblée adopta cette déclaration à l'unanimité. - -[En marge: Napoléon, à cause de la situation extérieure, est vivement -affecté par les manifestations contre sa personne.] - -Dans un pays habitué de longue main à la liberté, et où l'on a pris -l'habitude de n'attacher de l'importance qu'aux actes de la majorité, -et non aux actes des individus qu'il faut laisser libres parce qu'ils -perdent ainsi toute portée fâcheuse, on n'aurait pas été fort ému de -cette séance. Mais les partis s'en servirent pour prétendre que -Napoléon n'avait pas la nation avec lui, puisque ses représentants -nommés de la veille répugnaient au serment de fidélité. Napoléon en -fut affecté. Voyant l'obstination des puissances coalisées à diriger -leurs coups contre sa personne seule, il aurait voulu que les Chambres -répondissent à cette tactique en s'unissant étroitement à lui. Devenu -triste depuis quelque temps, depuis surtout qu'il avait vu la fatalité -se prononcer, et commencer par emporter Murat, il le devint davantage -en voyant l'isolement remplacer autour de sa personne la forte et -cordiale union dont il aurait eu besoin. Il sentit plus que jamais que -c'était à la fortune des armes à prononcer, et à lui ramener les -coeurs, qui (la chose est triste à dire) ont besoin de succès pour -s'attacher. - -[En marge: Séance impériale le 7 juin.] - -[En marge: Accueil favorable fait à Napoléon.] - -Le 7, il se rendit au palais du Corps législatif, dans un appareil -plus simple que celui qu'il avait déployé au Champ de Mai, et fut -chaudement applaudi par la Chambre des représentants, dont les -intentions étaient excellentes si son expérience était médiocre, et -chose singulière, mieux accueilli par elle que par la Chambre des -pairs. En présence des dispositions extrêmement libérales du public, -la Chambre des pairs nommée par le pouvoir, et sinon confuse au moins -un peu embarrassée de son origine, croyait plus digne d'applaudir avec -réserve celui à qui elle devait l'existence, en laissant le soin de -l'applaudir avec vivacité à la Chambre élective qui tirait son origine -du pays. - -L'Empereur étant assis sur son trône, et ayant ses frères à sa droite -et à sa gauche, le prince archichancelier lut la formule du serment, -qui était celle-ci: _Je jure obéissance aux Constitutions de l'Empire -et fidélité à l'Empereur_. L'archichancelier fit ensuite l'appel des -pairs et des représentants, qui prêtèrent serment avec un accent -chaleureux. Cela fait, Napoléon prononça d'un ton grave le discours -suivant, modèle de simplicité, de concision et de grandeur. - -[En marge: Discours qu'il prononce.] - - «Messieurs de la Chambre des pairs, et Messieurs de la Chambre - des représentants, - - »Depuis trois mois les circonstances et la confiance du peuple - m'ont revêtu d'un pouvoir illimité. Aujourd'hui s'accomplit le - désir le plus pressant de mon coeur: je viens commencer la - monarchie constitutionnelle. - - »Les hommes sont impuissants pour assurer l'avenir; les - institutions seules fixent les destinées des nations. La - monarchie est nécessaire en France pour garantir la liberté, - l'indépendance et les droits du peuple. - - »Nos constitutions sont éparses: une de nos plus importantes - occupations sera de les réunir dans un seul cadre, et de les - coordonner dans une seule pensée. Ce travail recommandera - l'époque actuelle aux générations futures. - - »J'ambitionne de voir la France jouir de toute la liberté - possible; je dis possible, parce que l'anarchie ramène toujours - au gouvernement absolu. - - »Une coalition formidable de rois en veut à notre indépendance; - ses armées arrivent sur nos frontières. - - »La frégate _la Melpomène_ a été attaquée et prise dans la - Méditerranée, après un combat sanglant contre un vaisseau anglais - de 74. Le sang a coulé en pleine paix. - - »Nos ennemis comptent sur nos divisions intestines. Ils excitent - et fomentent la guerre civile. Des rassemblements ont lieu; on - communique avec Gand, comme en 1792 avec Coblentz. Des mesures - législatives sont indispensables: c'est à votre patriotisme, à - vos lumières et à votre attachement à ma personne que je me - confie sans réserve. - - »La liberté de la presse est inhérente à la constitution - actuelle, on n'y peut rien changer sans altérer tout notre - système politique; mais il faut des lois répressives, surtout - dans l'état actuel de la nation. Je recommande à vos méditations - cet objet important. - - »Mes ministres vous feront connaître la situation de nos - affaires. - - »Les finances seraient dans un état satisfaisant sans le surcroît - de dépenses que les circonstances actuelles ont exigé. - - »Cependant on pourrait faire face à tout si les recettes - comprises dans le budget étaient toutes réalisables dans l'année, - et c'est sur les moyens d'arriver à ce résultat que mon ministre - des finances fixera votre attention. - - »Il est possible que le premier devoir du prince m'appelle - bientôt à la tête des enfants de la nation afin de combattre pour - la patrie. L'armée et moi nous ferons notre devoir. - - »Vous, pairs et représentants, donnez à la nation l'exemple de la - confiance, de l'énergie et du patriotisme; et, comme le sénat du - grand peuple de l'antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de - survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause - sainte de la patrie triomphera!» - -[En marge: Effet de ce discours.] - -Ce discours, qui touchait à tous les sujets avec un tact supérieur, -une dignité parfaite, fut couvert d'applaudissements, et il le -méritait. On ne pouvait désirer un aveu plus complet de la monarchie -constitutionnelle, et une profession plus explicite de ses principes. - -À l'entrée d'une carrière où les Anglais nous avaient précédés de deux -siècles, il était naturel d'imiter leurs usages. En conséquence -chacune des Chambres résolut de présenter une adresse en réponse au -discours de la couronne, et elles chargèrent de la rédiger leur bureau -accru de quelques membres, de manière à pouvoir la présenter dans la -semaine, le départ de Napoléon étant annoncé pour le dimanche ou le -lundi suivant. - -[En marge: Impatience qu'éprouve Napoléon de partir pour l'armée.] - -[En marge: Ses derniers préparatifs.] - -[En marge: Tristesse de Napoléon dans les derniers moments de son -séjour à Paris.] - -Napoléon effectivement était décidé à frapper le coup que depuis son -retour à Paris il préparait contre la portion de la coalition placée à -sa portée. Ce n'est pas encore le moment de faire connaître ses -combinaisons; il suffira de dire qu'au milieu des occupations de tout -genre que lui valaient l'insurrection de la Vendée, la réunion des -Chambres et la présence à Paris des électeurs venus au Champ de Mai, -il n'avait cessé, en travaillant jour et nuit, de tout disposer pour -son entrée en action le 15 juin. Le lendemain de la cérémonie du Champ -de Mai, il avait eu soin de faire partir la garde et le 6e corps pour -Laon; il avait ordonné aux généraux d'Erlon et Reille d'entreprendre à -leur tour le mouvement que le général Gérard avait commencé depuis -plusieurs jours, et qui devait opérer la concentration générale de -l'armée derrière Maubeuge. Il leur avait indiqué à tous avec un soin -minutieux les précautions qui étaient les plus propres à tromper -l'ennemi, et qui, en effet, le trompèrent complétement, comme on le -verra bientôt. Napoléon comptait que la garde et le 6e corps ayant -atteint Maubeuge le 14 juin, il pourrait paraître le 15 au matin sous -les murs de Charleroy à la tête de 130 mille hommes. Il en aurait eu -150 sans l'insurrection de la Vendée, mais avec cette force, telle -quelle, il espérait sinon terminer la guerre d'un coup, du moins lui -imprimer dès le début un caractère qui en Europe ferait réfléchir les -puissances, et en France rendrait l'accord aux esprits décousus et -ébranlés. Si ses préoccupations n'empêchaient pas son travail, son -travail n'empêchait pas non plus ses préoccupations. Tout en affectant -la gaieté dans les nombreuses réceptions de l'Élysée où il donnait -chaque jour à dîner, il retombait tristement sur lui-même dès qu'il se -retrouvait dans son intimité, c'est-à-dire avec la reine Hortense et -M. Lavallette. Cet empressement des Chambres à écarter toute apparence -de servilité, qui les portait à s'isoler de lui, lorsqu'il aurait -fallu au contraire se serrer autour de sa personne, l'affectait plus -qu'il ne voulait en convenir. Il s'affligeait de voir l'union des -pouvoirs se dissoudre, la confusion s'introduire dans les esprits, -chacun se précipiter avec impatience dans l'arène des discussions -théoriques qu'il avait voulu fermer en donnant l'Acte additionnel, -chacun caresser sa chimère et se presser de la produire, toutes choses -désolantes mais que rendaient inévitables la convocation des Chambres -dans un moment pareil, et un premier essai de liberté fait sous le -canon de l'ennemi. Au milieu de ce déchaînement de l'esprit de -contradiction, il sentait l'admiration superstitieuse dont il avait -été l'objet pendant quinze années, et que le prodigieux retour de -l'île d'Elbe avait fait renaître un instant, s'évanouir d'heure en -heure; il se voyait entouré de doutes, de critiques de toute espèce -dirigées contre ses moindres actes. Ses amis les plus sincères qui -n'auraient jamais osé autrefois lui répéter ce qu'on disait de lui, -s'empressaient au contraire, les uns par affection, les autres par -diminution de respect, de lui rapporter les discours les plus -inconvenants tenus sur son compte. Il pouvait savoir par ce moyen que -M. Fouché continuait de se permettre les propos les plus fâcheux, -qu'il n'exécutait pas ses ordres, notamment à l'égard des royalistes -en correspondance avec Gand et la Vendée, qu'il était pour eux plein -de ménagements, et que de temps en temps il les mandait à son -ministère pour se faire un mérite auprès d'eux de sa désobéissance aux -ordres impériaux. Napoléon, en apprenant ces actes d'infidélité, -s'emportait, voulait les réprimer, puis s'arrêtait, craignant qu'on -ne dît que le despote avait reparu, et ainsi ses anciennes rigueurs -contre des êtres souvent inoffensifs, tels que les colporteurs de la -Bulle par exemple, le privaient aujourd'hui du moyen de contenir de -redoutables ennemis pris en flagrant délit. Toutefois il se relevait -en songeant à la guerre, en songeant aux chances qu'elle offre à -l'homme de génie, en songeant aux triomphes qu'il avait remportés en -1814, et qui l'auraient sauvé si en dehors de Paris il avait eu -quelques redoutes, et au dedans un frère digne de lui. Mais cette -confiance à peine ranimée, il la sentait presque aussitôt défaillir en -pensant à la masse d'ennemis qui marchaient sur la France, à la masse -d'ennemis de tout genre qui s'agitaient dans l'intérieur, et il se -demandait si dans son gouvernement les choses étaient disposées pour -supporter un revers, revers toujours possible même dans une guerre -destinée à finir heureusement, et avec cette sagacité supérieure dont -il était doué, il croyait voir dans l'ensemble de la situation les -signes d'une adversité persistante, qui sans ébranler son énergique -coeur, attristaient profondément son esprit. Il se plaisait à en -disserter sans fin avec ses intimes, et quelquefois, bien qu'accablé -de travail, il passait une partie des nuits à s'entretenir du profond -changement des choses autour de lui, de la singulière destinée des -grands hommes, et en particulier de la sienne, qui avait bien toutes -les apparences d'un astre à son déclin. - -[En marge: Visite à la Malmaison, et souvenir donné à l'impératrice -Joséphine.] - -Dans cette disposition à la tristesse, il voulut visiter la Malmaison -où l'impératrice Joséphine était morte le printemps précédent, et où -il n'était pas allé depuis son retour de l'île d'Elbe. Il éprouvait le -besoin de revoir cette modeste demeure où il avait passé les plus -belles années de sa vie, auprès d'une épouse qui avait des défauts -assurément, mais qui était une amie véritable, une de ces amies qu'on -ne retrouve pas deux fois, et qu'on regrette toujours quand on les a -perdues. Il obligea la reine Hortense qui n'avait pas encore osé -rentrer dans ce lieu plein de si poignants souvenirs, à l'accompagner. -Malgré ses occupations accablantes il consacra plusieurs heures à -parcourir ce petit château, et ces jardins où Joséphine cultivait des -fleurs qu'elle faisait venir des quatre parties du globe. En revoyant -ces objets si chers et si attristants il tomba dans des rêveries -douloureuses! Quelle différence entre cette année 1815 et ces années -1800, 1801, 1802, où il était à la fois l'objet de l'admiration, de la -confiance, de l'amour du monde! Mais alors il ne l'avait ni fatigué, -ni asservi, ni ravagé, et au lieu d'un tyran les peuples voyaient en -lui un sauveur! En considérant ces choses, loin de se flatter, il se -rendait à lui-même la sévère justice du génie, mais il se disait que -revenu de ses fautes, le monde devrait lui rendre un peu de confiance, -et lui permettre de montrer la nouvelle sagesse rapportée de l'île -d'Elbe. Mais les hommes, hélas! ne rendent pas leur confiance quand -ils l'ont une fois retirée, et Dieu seul accueille le repentir parce -que seul il peut en juger la sincérité! - -Napoléon, en se promenant dans ce lieu tout à la fois attrayant et -douloureux, dit à la reine Hortense: Pauvre Joséphine! à chaque -détour de ces allées, je crois la revoir. Sa mort, dont la nouvelle -est venue me surprendre à l'île d'Elbe, a été l'une des plus vives -douleurs de cette funeste année 1814. Elle avait des faiblesses sans -doute, mais celle-là au moins ne m'aurait jamais abandonné!...-- - -Au retour de la Malmaison, Napoléon voulut que la reine Hortense fît -exécuter pour lui une copie du portrait le plus ressemblant qu'on eût -conservé de Joséphine. Ne sachant où il serait dans un mois, il -désirait emporter avec lui cette espèce de talisman, à l'aide duquel -il pouvait faire reluire à ses yeux les plus heureuses années de sa -vie. - -[En marge: Long et curieux entretien de Napoléon sur la difficulté de -diriger les Chambres, lorsque les moyens de les conduire ne sont pas -préparés de longue main.] - -Mais il avait à peine le temps de s'attrister, et il était sans cesse -arraché à lui-même par les mille affaires qu'il devait expédier avant -son départ. La direction des Chambres était celle qui après la guerre -l'occupait le plus. Il eut sur ce sujet plusieurs entretiens, et il -s'exprima avec la plus rare sagacité, comme si, au lieu d'avoir été -toute sa vie homme de guerre, administrateur, monarque absolu, il eût -été premier ministre de Georges IV. La veille de son départ, et prêt à -monter en voiture, Je ne sais, dit-il à ses ministres, comment vous -ferez pour conduire les Chambres en mon absence. M. Fouché croit qu'en -gagnant quelques vieux corrompus, en flattant quelques jeunes -enthousiastes on domine les assemblées, mais il se trompe. C'est là de -l'intrigue, et l'intrigue ne mène pas loin. En Angleterre, sans -négliger absolument ces moyens, on en a de plus grands et de plus -sérieux. Rappelez-vous M. Pitt, et voyez aujourd'hui lord -Castlereagh! Les Chambres en Angleterre sont anciennes, et -expérimentées; elles ont fait depuis longtemps connaissance avec les -hommes destinés à devenir leurs chefs; elles ont pris de la confiance -ou du goût pour eux, soit à cause de leurs talents, soit à cause de -leur caractère; elles les ont en quelque sorte imposés au choix de la -couronne, et après les avoir faits ministres, il faudrait qu'elles -fussent bien inconséquentes, bien ennemies d'elles-mêmes et de leur -pays pour ne pas suivre leur direction. C'est ainsi qu'avec un signe -de son sourcil M. Pitt les dirigeait, et que les dirige encore -aujourd'hui lord Castlereagh. Ah, si j'avais de tels instruments, je -ne craindrais pas les Chambres. Mais ai-je rien de pareil? Voilà, -parmi ces représentants, des hommes venus de toutes les parties de la -France, avec de bonnes intentions sans doute, avec le désir que je me -tire d'affaire et que je les en tire eux-mêmes, mais n'ayant, pour la -plupart du moins, jamais vécu dans les assemblées, n'ayant jamais eu -le souci, la responsabilité des événements, inconnus de mes ministres -et n'en connaissant pas un, personnellement du moins. Qui voulez-vous -qui les dirige? Certainement je ne pouvais pas mieux choisir mes -ministres que je ne l'ai fait; je les ai pris pour ainsi dire dans la -confiance publique. Le pays me les aurait donnés lui-même au scrutin, -si je les lui avais demandés. Aurait-il pu, en effet, m'indiquer un -meilleur ministre de la justice que le sage Cambacérès, un plus -imposant ministre de la guerre que le laborieux et sévère Davout, un -plus rassurant ministre des affaires étrangères que le grave et -pacifique Caulaincourt, un ministre de l'intérieur plus capable de -rassurer et d'armer les patriotes que cet excellent Carnot? Les gens -de finance ne m'auraient-ils pas signalé eux-mêmes la probité, -l'habileté du comte Mollien? Et le public ne croit-il pas avoir l'oeil -du gouvernement toujours ouvert sur lui lorsque M. Fouché est ministre -de la police? Et pourtant, lequel de vous, messieurs, pourrait se -présenter aux deux Chambres, leur parler, s'en faire écouter, les -conduire? J'ai tâché d'y suppléer au moyen de mes ministres d'État, au -moyen de Regnaud, de Boulay de la Meurthe, de Merlin, de Defermon. -Certainement, Regnaud a du talent, mais croyez-vous que, dans un cas -grave, il pourrait dominer les orages? Non, ce n'est pas d'une -position secondaire qu'on impose aux hommes, qu'on s'en empare, et -qu'on s'en fait suivre. Hélas! ce n'est pas dans notre paisible -Conseil d'État qu'on se forme aux tempêtes des assemblées... Non, non, -ajoutait Napoléon, vous ne gouvernerez pas ces Chambres, et si bientôt -je ne gagne une bataille, elles vous dévoreront tous, quelque grands -que vous soyez! Je n'ai pas pu, vous le savez, refuser de les -convoquer, car je me suis trouvé dans un cercle vicieux. J'avais donné -moi-même l'Acte additionnel afin de prévenir les discussions -interminables et confuses d'une nouvelle Constituante, mais on n'a pas -voulu croire à l'Acte additionnel, et pour y faire croire il m'a fallu -convoquer des Chambres, qui, je le vois bien, vont se faire -constituantes. Tout cela se tenait. Actuellement il faut nous en tirer -comme nous pourrons. Les ministres à portefeuille administreront, les -ministres d'État parleront de leur mieux, et moi j'irai combattre. Si -je suis victorieux, nous obligerons tout le monde à se renfermer dans -ses attributions, et nous aurons le temps de nous habituer à ce -nouveau régime. Si je suis vaincu, Dieu sait ce qui arrivera de vous -et de moi! Tel était notre sort, que rien ne pouvait conjurer! Dans -vingt ou trente jours, tout sera décidé. Pour le présent, faisons ce -qui se peut, nous verrons ensuite! Mais que les amis de la liberté y -pensent bien, si par leur maladresse ils perdent la partie, ce n'est -pas moi qui la gagnerai, ce sont les Bourbons!-- - -[En marge: Décret rendu sur l'organisation du gouvernement, en -l'absence de l'Empereur.] - -Après ce singulier entretien qu'il eut dans la nuit qui précéda son -départ, Napoléon décida par un décret que les ministres, auxquels -s'adjoindraient ses frères, formeraient un conseil de gouvernement -sous la présidence de Joseph; que les quatre ministres d'État, -secondés par six conseillers d'État nommés à cet effet, seraient -chargés des rapports avec les Chambres, se présenteraient à elles au -nom de la couronne, discuteraient les lois, et donneraient les -explications nécessaires lorsqu'il faudrait justifier les actes du -gouvernement. En signant ce décret il sourit, et répéta plusieurs -fois: Ah! ah! vous avez grand besoin que je gagne une bataille!--Ces -paroles ne signifiaient certainement pas qu'il attendait une victoire -pour briser les Chambres et revenir au gouvernement absolu, car il -n'entrevoyait pas comment on pourrait, dans l'état des esprits, -gouverner au nom d'une autorité unique et silencieuse, mais que les -anxiétés naissant du danger étant dissipées, la confiance en sa -fortune étant revenue, il remettrait un peu d'ensemble et d'unité dans -les volontés, et rendrait possible la marche des choses. Victorieux, -il n'aurait peut-être pas borné là ses voeux, mais pour le moment il -était convaincu que la cause de la liberté modérée était la sienne, et -que le triomphe des idées opposées était le triomphe des Bourbons.--Si -nous ne réussissons pas dans cet essai, répéta-t-il plusieurs fois, -nous n'avons qu'à céder la place à Louis XVIII.--Il ne prévoyait pas -qu'avec les Bourbons eux-mêmes, appuyés sur cinq cent mille étrangers, -la liberté renaîtrait pourvu qu'on rendît au pays le droit de voter -les lois et les budgets dans une assemblée indépendante, fût-elle -composée des plus violents royalistes! - -[En marge: Adresses des deux Chambres.] - -Les deux Chambres, pendant ces trois derniers jours, avaient préparé -leurs adresses. Dans la Chambre des représentants il s'éleva encore -divers incidents qui révélaient toujours le désir de rester unis à -l'Empereur, mais la crainte de paraître serviles. M. Félix -Lepelletier, pour répondre à la motion relative au serment, proposa de -déclarer Napoléon sauveur de la patrie. Aussitôt la profonde anxiété -des visages fit voir qu'on tremblait d'être sur le chemin de -l'adulation.--Qu'est-ce que vous déclarerez, s'écria un interrupteur, -lorsque Napoléon l'aura sauvée?--Alors, sur d'adroites réflexions de -quelques représentants dévoués au gouvernement, on écarta cette -proposition inopportune. Du reste, le projet d'adresse était plein de -la pensée du moment, c'est-à-dire union avec Napoléon, mais soin -extrême à veiller sur les libertés publiques, et grande application à -revoir les Constitutions impériales, à les raccorder avec l'Acte -additionnel, qu'au fond on voulait refaire en entier. La Chambre des -pairs elle-même, aussi peu expérimentée que celle des représentants, -avait voulu obéir aux tendances du jour, en disant dans son adresse -que si le succès répondait à la justice de notre cause, aux espérances -qu'on était accoutumé à concevoir du génie de l'Empereur et de la -bravoure de l'armée, _la nation n'aurait plus à craindre que -l'entraînement de la prospérité et les séductions de la victoire_. -Cette phrase avait inquiété le prince Cambacérès, qui avait demandé à -la communiquer à Napoléon. Celui-ci l'avait vivement improuvée, et -elle avait été ainsi modifiée: _Si le succès répond à la justice de -notre cause... la France n'en veut d'autre fruit que la paix. Nos -institutions garantissent à l'Europe que jamais le gouvernement -français ne peut être entraîné par les séductions de la victoire._ -Après une discussion assez vive, la nouvelle rédaction avait prévalu. - -Ainsi, comme il arrive souvent, chacun oubliant son rang et son rôle, -se faisait le flatteur de l'esprit dominant. Napoléon devait recevoir -les deux Chambres avant de partir, et il résolut de leur adresser de -sages conseils, ce que les circonstances autorisaient, et ce qui n'est -point défendu à la couronne (surtout quand elle a raison) dans la -monarchie la plus rigoureusement constitutionnelle. Napoléon reçut les -Chambres le 11 juin. Après avoir écouté l'adresse des pairs, il leur -fit la réponse suivante: - -[En marge: Réponse de Napoléon à ces adresses.] - -«La lutte dans laquelle nous sommes engagés est sérieuse. -_L'entraînement de la prospérité_ n'est pas le danger qui nous menace -aujourd'hui. C'est sous les _Fourches Caudines_ que les étrangers -veulent nous faire passer! - -»La justice de notre cause, l'esprit public de la nation et le courage -de l'armée sont de puissants motifs pour espérer des succès; mais si -nous avions des revers, c'est alors surtout que j'aimerais à voir -déployer toute l'énergie de ce grand peuple; c'est alors que je -trouverais dans la Chambre des pairs des preuves d'attachement à la -patrie et à moi. - -»C'est dans les temps difficiles que les grandes nations, comme les -grands hommes, déploient toute l'énergie de leur caractère, et -deviennent un objet d'admiration pour la postérité...» - -Napoléon dit à la Chambre des représentants, après avoir entendu la -lecture de son adresse: - -»Je retrouve avec satisfaction mes propres sentiments dans ceux que -vous m'exprimez. Dans ces graves circonstances, ma pensée est absorbée -par la guerre imminente au succès de laquelle sont attachés -l'indépendance et l'honneur de la France. - -»Je partirai cette nuit pour me mettre à la tête de l'armée; les -mouvements des différents corps ennemis y rendent ma présence -indispensable. Pendant mon absence, je verrais avec plaisir qu'une -commission nommée par chaque Chambre méditât sur l'ensemble de nos -institutions. - -»La Constitution est notre point de ralliement; elle doit être notre -étoile polaire dans ces moments d'orage. Toute discussion publique -qui tendrait à diminuer directement ou indirectement la confiance -qu'on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur pour l'État. -Nous nous trouverions au milieu des écueils sans boussole et sans -direction. La crise où nous sommes engagés est forte. N'imitons pas -l'exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous côtés par les Barbares, -se rendit la risée de la postérité, en s'occupant de discussions -abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la -ville.................» - -Ces belles et sévères paroles blessèrent ceux qui allaient bientôt les -mériter, mais firent une profonde impression sur la majorité, tant -elles étaient justes et frappantes. Il était bien vrai, du reste, que -le danger à craindre n'était pas celui de la victoire! Il était bien -vrai aussi qu'il fallait se défendre de rappeler les discussions des -Grecs du Bas-Empire sous les coups du bélier de Mahomet! Les -représentants, assistant en grand nombre à cette cérémonie, avaient -commencé à applaudir, quand M. Lanjuinais leur interdit les -applaudissements, sous le prétexte du respect dû à la couronne. -Napoléon leur eût pardonné assurément un pareil manque de respect. La -majorité fut mécontente de l'interdiction du président, car elle était -dévouée à Napoléon, en qui elle voyait le défenseur de la Révolution -et de la France. Chacun se retira exprimant des idées différentes, les -amis de Napoléon criant contre le parti de l'étranger, ses ennemis au -contraire prétendant qu'il fallait préparer un décret de l'assemblée -pour empêcher qu'elle ne fût dissoute, car, disaient-ils, le premier -acte de Napoléon victorieux serait de dissoudre les Chambres. Ils ne -prenaient pas garde qu'un décret de l'assemblée pour prévenir l'usage -du droit de dissolution, serait tout simplement une violation -audacieuse de la Constitution. Quant à la majorité, croyant de bonne -foi que ce serait une occupation patriotique et saine que de -travailler à remanier nos lois, elle songeait à nommer une commission -chargée de reviser et de fondre ensemble toutes les constitutions -impériales. - -[En marge: Adieux de Napoléon à ses ministres et à sa famille.] - -[En marge: Son départ pour l'armée le 12 juin au matin.] - -Napoléon, après s'être séparé des membres des deux Chambres dans cette -même soirée du dimanche, acheva ses apprêts, adressa ses adieux à ses -ministres, donna au maréchal Davout, nommé commandant en chef de -Paris, ses dernières instructions pour la défense de la capitale, fit -à Carnot, dont la sincérité l'avait touché, un adieu cordial, froid -mais sans apparence d'humeur à M. Fouché, et passa les derniers -instants avec sa famille et ses amis les plus intimes. En sentant -l'heure des combats approcher, il était ranimé, car il retrouvait sous -ses pieds le terrain où il avait toujours marché en maître. Il serra -tendrement dans ses bras sa fille adoptive, la reine Hortense, et il -dit à madame Bertrand, en lui donnant la main avant de monter en -voiture: Il faut espérer, madame Bertrand, que nous n'aurons pas -bientôt à regretter l'île d'Elbe.--Hélas, le moment approchait où il -aurait tout à regretter, tout, même les plus mauvais jours! Il partit -le lundi 12 juin, à trois heures et demie du matin. - -Telle fut jusqu'à la période des événements militaires, laquelle fut -si courte, comme on le verra bientôt, telle fut l'époque sombre et -fatale dite des Cent Jours, époque qui après avoir débuté par un -triomphe extraordinaire, se changea tout à coup en difficultés, en -amertumes, en sombres pressentiments! L'explication de ce contraste -est facile à donner: de Porto-Ferrajo à Paris, du 26 février au 20 -mars, Napoléon fut en présence des fautes des Bourbons, et alors tout -fut succès éblouissant pour lui, de Porto-Ferrajo à Cannes, de Cannes -à Grenoble, de Grenoble à Lyon, de Lyon à Paris! Il semblait que la -fortune elle-même, revenue à son favori, s'empressât de le seconder en -mettant à sa disposition tantôt les vents dont sa flottille avait -besoin, tantôt les hommes sur lesquels son ascendant devait être -irrésistible. Mais à peine entré à Paris, il ne se trouva plus en -présence des fautes des Bourbons, mais en présence des siennes, de -celles qu'il avait accumulées pendant son premier règne, et alors tout -son génie, tout son repentir même semblèrent impuissants! Le traité de -Paris qu'il avait si obstinément refusé en 1814 jusqu'à lui préférer -la perte du trône, il l'accepta sans hésiter, et demanda la paix à -l'Europe avec une humilité qui du reste convenait à sa gloire.--Non, -répondit l'Europe, vous offrez la paix, mais sans la vouloir -sincèrement. Et elle repoussa le suppliant même jusqu'à fermer la -frontière à ses courriers!--Napoléon s'adressa ensuite à la France, et -lui offrit sincèrement la liberté, car si son caractère répugnait aux -entraves, son génie comprenait qu'il n'était plus possible de -gouverner sans la nation, et surtout qu'il ne lui restait qu'un -parti, celui de la liberté. La France ne dit pas non comme l'Europe, -mais elle parut douter, et pour la convaincre, Napoléon se vit obligé -de convoquer immédiatement les Chambres, les Chambres pleines de -partis agités, acharnés, implacables, lesquels pour tout appui contre -l'Europe n'avaient à lui offrir que leurs divisions. Repoussé par -l'Europe, accueilli par les doutes de la France dans un moment où il -aurait eu besoin de tout son appui, Napoléon, après vingt jours de -joie, tomba dans une sombre tristesse, qu'il ne secouait dans certains -moments qu'en travaillant à tirer des débris de notre état militaire -l'armée héroïque et malheureuse de Waterloo! Ainsi triomphant des -fautes des Bourbons, succombant sous les siennes, il donna au monde -après tant de spectacles si grandement instructifs, un dernier -spectacle, plus profondément moral et plus profondément tragique que -les précédents, le génie, vainement, quoique sincèrement repentant! -Et, disons-le, au milieu de ces vicissitudes, de ces vingt jours de -courte joie, de ces cent jours de tristesse mortelle, il y eut un -acteur de ces grandes scènes qui n'eut pas un jour de contentement, -pas un seul, ce fut la France! la France victime infortunée des fautes -des Bourbons comme de celles de Napoléon, victime pour les avoir -laissé commettre, ce qui fut à elle sa faute et sa punition! Triste -siècle que le nôtre, du moins pour ceux qui en ont vu la première -moitié! Fasse le Ciel que la génération qui nous suit, et qui est -appelée à en remplir la seconde moitié, voie des jours meilleurs! -Mais qu'elle veuille bien nous en croire, c'est en profitant des -leçons dont ce demi-siècle abonde, et que cette histoire s'attache à -mettre en lumière, qu'elle pourra obtenir ces jours meilleurs, et -surtout les mériter! - - -FIN DU LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME ET DU TOME DIX-NEUVIÈME. - - - - -TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME DIX-NEUVIÈME. - - -LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME. - -L'ÎLE D'ELBE. - - Séjour de lord Castlereagh à Paris. -- Il obtient de Louis XVIII la - concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet - en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. -- L'Autriche - envoie cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en - Dauphiné. -- État intérieur de la France; redoublement - d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et - d'irritation chez les militaires. -- Découverte des restes de - Louis XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. -- Épuration de la - magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M. - Merlin par M. Mourre. -- Trouble populaire à l'occasion des - funérailles de mademoiselle Raucourt. -- Reprise du procès du - général Exelmans. -- Acquittement de ce général. -- Pour la - première fois l'armée française disposée à intervenir dans la - politique. -- Jeunes généraux formant le dessein de renverser les - Bourbons. -- Complot des frères Lallemand et de - Lefebvre-Desnoëttes. -- Répugnance des grands personnages de - l'Empire à se mêler de semblables entreprises. -- M. Fouché, - moins scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. -- M. - de Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe, - charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se - passe, sans oser y ajouter un conseil. -- Établissement de - Napoléon à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. -- Organisation - de sa petite armée et de sa petite marine. -- Ce qu'il fait pour - la prospérité de l'île. -- État de ses finances. -- Impossibilité - pour Napoléon d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a - amenées avec lui. -- Cette circonstance et les nouvelles qu'il - reçoit du continent le disposent à ne pas rester à l'île d'Elbe. - -- Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui donne. - -- Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les - souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le - déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en - France au dernier degré d'exaspération. -- Il prend tout à coup - la résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues - nuits, si favorables à son évasion, fassent place aux longs - jours. -- L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans - cette résolution. -- Préparatifs secrets de son entreprise, dont - l'exécution est fixée au 26 février. -- Son dernier message à - Murat et son embarquement le 26 février au soir. -- Circonstances - diverses de sa navigation. -- Débarquement au golfe Juan le 1er - mars. -- Surprise et incertitude des habitants de la côte. -- - Tentative manquée sur Antibes. -- Séjour de quelques heures à - Cannes. -- Choix à faire entre les deux routes, celle des - montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à - Marseille. -- Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par - ce choix assure le succès de son entreprise. -- Départ le 1er - mars au soir pour Grasse. -- Marche longue et fatigante à travers - les montagnes. -- Arrivée le second jour à Sisteron. -- Motifs - pour lesquels cette place ne se trouve pas gardée. -- Occupation - de Sisteron, et marche sur Gap. -- Ce qui se passait en ce moment - à Grenoble. -- Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du - peuple et des militaires. -- Résolution du préfet et des généraux - de faire leur devoir. -- Envoi de troupes à La Mure pour barrer - la route de Grenoble. -- Napoléon, après avoir occupé Gap, se - porte sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5e de - ligne envoyé pour l'arrêter. -- Il se présente devant le front du - bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5e. -- Ceux-ci - répondent à ce mouvement par le cri de _Vive l'Empereur!_ et se - précipitent vers Napoléon. -- Après ce premier succès, Napoléon - continue sa marche sur Grenoble. -- En route il rencontre le 7e - de ligne, commandé par le colonel de La Bédoyère, lequel se donne - à lui. -- Arrivée devant Grenoble le soir même. -- Les portes - étant fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à - Napoléon. -- Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à - toutes les autorités civiles et militaires. -- Napoléon séjourne - le 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est - emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. -- Le 9 il - s'achemine lui-même sur Lyon. -- La nouvelle de son débarquement - parvient le 5 mars à Paris. -- Effet qu'elle y produit. -- On - fait partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le - maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le - duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. -- Convocation immédiate - des Chambres. -- Inquiétude des classes moyennes, et profond - chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du - retour de Napoléon. -- Les royalistes modérés, et à leur tête MM. - Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le - parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de - l'État dans le sens des opinions libérales. -- Les royalistes - ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs actuels que - des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à aucune - concession. -- Louis XVIII tombe dans une extrême perplexité, et - ne prend point de parti. -- Suite des événements entre Grenoble - et Lyon. -- Arrivée du comte d'Artois à Lyon. -- Il est accueilli - avec froideur par la population, et avec malveillance par les - troupes. -- Vains efforts du maréchal Macdonald pour engager les - militaires de tout grade à faire leur devoir. -- L'aspect des - choses devient tellement alarmant, que le maréchal Macdonald fait - repartir pour Paris le comte d'Artois et le duc d'Orléans. -- Il - reste seul de sa personne pour organiser la résistance. -- - L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 mars au soir - devant le pont de la Guillotière, les soldats qui gardaient le - pont crient: _Vive l'Empereur!_ ouvrent la ville aux troupes - impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald pour le - réconcilier avec Napoléon. -- Le maréchal s'enfuit au galop afin - de rester fidèle à son devoir. -- Entrée triomphale de Napoléon à - Lyon. -- Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à tout le - monde qu'il veut la paix et la liberté. -- Décrets qu'il rend - pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps électoral en - champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses mesures le - succès de son entreprise. -- Après avoir séjourné à Lyon le temps - indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par la route - de la Bourgogne. -- Accueil enthousiaste qu'il reçoit à Mâcon et - à Chalon. -- Message du grand maréchal Bertrand au maréchal Ney. - -- Sincère disposition de ce dernier à faire son devoir, mais - embarras où il se trouve au milieu de populations et de troupes - invinciblement entraînées vers Napoléon. -- Le maréchal Ney lutte - deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes et les - troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à Napoléon. - -- Marche triomphale de Napoléon à travers la Bourgogne. -- Son - arrivée à Auxerre le 17 mars. -- Projet de s'y arrêter deux jours - pour concentrer ses troupes et marcher militairement sur Paris. - -- État de la capitale pendant ces derniers jours. -- Les efforts - des royalistes modérés pour amener un rapprochement avec le parti - constitutionnel ayant échoué, on ne change que le ministre de la - guerre dont on se défie, et le directeur de la police qu'on ne - croit pas assez capable. -- Avénement du duc de Feltre au - ministère de la guerre. -- Tentative des frères Lallemand, et son - insuccès. -- Cette circonstance rend quelque espérance à la cour, - et on tient une séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. - -- Projet de la formation d'une armée sous Melun, commandée par - le duc de Berry et le maréchal Macdonald. -- Séjour de Napoléon à - Auxerre. -- Son entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche - adroitement de lui faire des conditions. -- Son départ le 19, et - son arrivée à Fontainebleau dans la nuit. -- À la nouvelle de son - approche, la famille royale se décide à quitter Paris. -- Départ - de Louis XVIII et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. - -- Ignorance où l'on est le 20 au matin du départ de la famille - royale. -- Les officiers à la demi-solde, assemblés - tumultueusement sur la place du Carrousel, finissent par - apprendre que le palais est vide, et y font arborer le drapeau - tricolore. -- Tous les grands de l'Empire y accourent. -- - Napoléon parti de Fontainebleau dans l'après-midi arrive le soir - à Paris. -- Scène tumultueuse de son entrée aux Tuileries. -- - Causes et caractère de cette étrange révolution. 1 à 228 - - -LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME. - -L'ACTE ADDITIONNEL. - - Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers - entretiens. -- Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même - du 20 mars. -- Le prince Cambacérès provisoirement chargé de - l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au - ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le - général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui - des affaires étrangères, etc.... -- Le comte de Lobau nommé - commandant de la première division militaire, avec mission de - rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque - tous traverser la capitale. -- Le 21 mars au matin Napoléon se - met à l'oeuvre, et se saisit de toutes les parties du - gouvernement. -- Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès - pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le Rhin? -- - Raisons péremptoires contre une telle résolution. -- Napoléon - prend le parti de s'arrêter, et d'organiser ses forces - militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base du traité - de Paris. -- Ordre au général Exelmans de suivre avec trois mille - chevaux la retraite de la cour fugitive. -- Séjour de Louis XVIII - à Lille. -- Accueil froid mais respectueux des troupes. -- - Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux. - -- Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à Dunkerque et - de s'y établir. -- Louis XVIII approuve d'abord cet avis, puis - change de résolution et se retire à Gand. -- Les troupes et les - maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant de le - suivre au delà. -- Licenciement de la maison militaire. -- - Pacification du nord et de l'est de la France. -- Courte - apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa prompte retraite en - Angleterre. -- La politique des chefs vendéens est d'attendre la - guerre générale avant d'essayer une prise d'armes. -- Madame la - duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où la population paraît - disposée à la soutenir. -- Le général Clausel chargé de ramener - Bordeaux à l'autorité impériale. -- M. de Vitrolles essaie - d'établir un gouvernement royal à Toulouse. -- Voyage de M. le - duc d'Angoulême à Marseille. -- Ce prince réunit quelques - régiments pour marcher sur Lyon. -- Les troubles du Midi - n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la France comme - définitivement pacifiée par le départ de Louis XVIII. -- Tout en - affichant les sentiments les plus pacifiques Napoléon, certain - d'avoir la guerre, commence ses préparatifs militaires sur la - plus grande échelle. -- Son plan conçu et ordonné du 25 au 27 - mars. -- Formation de huit corps d'armée, sous le titre de corps - d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris, destinés à agir - les premiers. -- Reconstitution de la garde impériale. -- Pour ne - pas recourir à la conscription Napoléon rappelle les semestriers, - les militaires en congé illimité, et se flatte de réunir ainsi - 400 mille hommes dans les cadres de l'armée active. -- Il se - réserve de rappeler plus tard la conscription de 1815, pour - laquelle il croit n'avoir pas besoin de loi. -- Les officiers à - la demi-solde employés à former les 4e et 5e bataillons. -- - Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes nationales d'élite - afin de leur confier la défense des places et de quelques - portions de la frontière. -- Création d'ateliers extraordinaires - d'armes et d'habillements, et rétablissement du dépôt de - Versailles. -- Armement de Paris et de Lyon. -- La marine appelée - à contribuer à la défense de ces points importants. -- Après - avoir donné ces ordres, Napoléon expédie quelques troupes au - général Clausel pour soumettre Bordeaux, et envoie le général - Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du duc d'Angoulême. - -- Réception, le 28 mars, des grands corps de l'État. -- - Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la promesse de - maintenir la paix, et de modifier profondément les institutions - impériales. -- Prompte répression des essais de résistance dans - le Midi. -- Entrée du général Clausel à Bordeaux, et embarquement - de madame la duchesse d'Angoulême. -- Arrestation de M. de - Vitrolles à Toulouse. -- Campagne de M. le duc d'Angoulême sur le - Rhône. -- Capitulation de ce prince. -- Napoléon le fait - embarquer à Cette. -- Soumission générale à l'Empire. -- - Continuation des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9e - corps. -- État de l'Europe. -- Refus de recevoir les courriers - français, et singulière exaltation des esprits à Vienne. -- - Déclaration du congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis - hors la loi des nations. -- Cette déclaration envoyée par - courriers extraordinaires sur toutes les frontières de France. -- - On enlève le Roi de Rome à Marie-Louise, et on oblige cette - princesse à se prononcer entre Napoléon et la coalition. -- - Marie-Louise renonce à son époux, et consent à rester à Vienne - sous la garde de son père et des souverains. -- En apprenant le - succès définitif de Napoléon et son entrée à Paris, le congrès - renouvelle l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars. -- Le - duc de Wellington, quoique sans instructions de son gouvernement, - ne craint pas d'engager l'Angleterre, et signe le traité du 25 - mars. -- Plan de campagne, et projet de faire marcher 800 mille - hommes contre la France. -- Deux principaux rassemblements, un à - l'Est sous le prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord - Wellington et Blucher. -- Départ de lord Wellington pour - Bruxelles, et envoi du traité du 25 mars à Londres. -- État des - esprits en Angleterre. -- La masse de la nation anglaise, - dégoûtée de la guerre, mécontente des Bourbons, et frappée des - déclarations réitérées de Napoléon, voudrait qu'on mît ses - dispositions pacifiques à l'épreuve. -- Le cabinet, décidé à - ratifier les engagements contractés par lord Wellington, mais - embarrassé par l'état de l'opinion, prend le parti de dissimuler - avec le Parlement, et lui propose un message trompeur qui - n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on ratifie en - secret le traité du 25 mars, et qu'on se prononce ainsi pour la - guerre. -- Discussion et adoption du message au Parlement, dans - la croyance qu'il ne s'agit que de simples précautions. -- Deux - membres du cabinet britannique envoyés en Belgique pour - s'entendre avec lord Wellington. -- État de la cour de Gand. -- - Violences des Allemands et menace de partager la France. -- Lord - Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et malgré - l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les - hostilités avant la concentration de toutes les forces coalisées. - -- Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, n'ayant - plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité à la - nation. -- Publication, le 13 avril, du rapport de M. de - Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations - qu'on vient d'essuyer. -- Revue de la garde nationale, et langage - énergique de Napoléon. -- Napoléon redouble d'activité dans ses - préparatifs militaires, et fait insérer au _Moniteur_ les décrets - relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés - jusque-là sans aucune publicité. -- Tristesse de Napoléon et du - public. -- Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a - faite de modifier les institutions impériales. -- Il n'hésite pas - à donner purement et simplement la monarchie constitutionnelle. - -- Son opinion sur les diverses questions qui se rattachent à - cette grave matière. -- Il ne veut pas convoquer une - Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée - révolutionnaire sur les bras. -- Il prend la résolution de - rédiger lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, - et de la présenter à l'acceptation de la France. -- Ayant appris - que M. Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait - appeler, et lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. - -- Napoléon paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, - sauf l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et - le titre de la nouvelle constitution. -- Napoléon veut absolument - la qualifier d'_Acte additionnel aux constitutions de l'Empire_. - -- Le projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin - Constant est nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. - -- Rédaction définitive et promulgation de la nouvelle - constitution sous le titre d'_Acte additionnel_. -- Caractère de - cet acte. 229 à 446 - - -LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME. - -LE CHAMP DE MAI. - - Publication de l'Acte additionnel. -- Effet qu'il produit. -- - Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée de toutes - les constitutions que la France ait jamais obtenues, il est - très-mal accueilli. -- Motifs de ce mauvais accueil. -- La France - ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que - l'Europe lorsqu'il parle de paix. -- Déchaînement des royalistes - et froideur des révolutionnaires. -- Le parti constitutionnel est - le seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et - néanmoins il reste défiant. -- Importance du rôle de M. de - Lafayette en cette circonstance. -- Le parti constitutionnel met - des conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate - des Chambres. -- Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des - Chambres assemblées pendant les premières opérations de la - campagne. -- On lui force la main, et avant même l'acceptation - définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à - exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. -- Il - appelle en même temps le corps électoral au _Champ de Mai_. -- - Ces mesures produisent un certain apaisement dans les esprits. -- - Suite des événements à Vienne et à Londres. -- Quoique - très-animées, les puissances cependant ne laissent pas de - considérer comme fort grave la lutte qui se prépare. -- - L'Autriche voudrait essayer de se débarrasser de Napoléon en lui - suscitant des embarras intérieurs. -- Tentative d'une négociation - occulte avec M. Fouché. -- Envoi à Bâle d'un agent secret. -- - Napoléon découvre cette sourde menée, et, pour la déjouer, - dépêche M. Fleury de Chaboulon à Bâle. -- Explication violente - avec M. Fouché, surpris en trahison flagrante. -- Pour le moment - cette menée n'a pas de suite. -- La coalition persiste, et le - ministère britannique, poussé à bout, finit par avouer au - Parlement le projet de recommencer immédiatement la guerre. -- - L'opposition se dit trompée, le Parlement le croit, et vote - néanmoins la guerre à une grande majorité. -- Marche des armées - ennemies vers la France. -- Aventures de Murat en Italie. -- Sa - folle entreprise et sa triste fin. -- Il s'enfuit en Provence. -- - Sinistre augure que tout le monde en tire pour Napoléon, et que - ce dernier en tire lui-même. -- Progrès des préparatifs - militaires. -- Formation spontanée des fédérés. -- Services que - Napoléon espère en obtenir pour la défense de Lyon et de Paris. - -- Tandis que les révolutionnaires se décident à appuyer - Napoléon, les royalistes lèvent le masque, et commencent la - guerre civile en Vendée. -- Premiers mouvements insurrectionnels - dans les quatre subdivisions de l'ancienne Vendée, et combat - d'Aizenay. -- Promptes mesures de Napoléon. -- Il se prive de - vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles contre - l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. -- En même temps - il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs - vendéens. -- Résultat et esprit des élections. -- Réunion de la - Chambre des pairs et de celle des représentants. -- Dispositions - de celle-ci. -- Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon - contre l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître - servile. -- Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême - susceptibilité. -- Napoléon en est vivement affecté. -- Champ de - Mai. -- Grandeur et tristesse de cette cérémonie. -- Adresses des - deux Chambres. -- Conseils dignes et sévères de Napoléon. -- Ses - profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour - subsister devant des Chambres. -- Sinistres présages. -- Il - quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. -- - Adieux à ses ministres et à sa famille. -- Dernières - considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire. - 447 à 630 - - -FIN DE LA TABLE DU TOME DIX-NEUVIÈME. - - -[Notes au lecteur de ce fichier numérique: - -Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. - ---Le titre de l'illustration page 402 "Napoléon" a été rajouté lors de -la création de ce fichier; le titre original n'étant pas lisible.] - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE -L'EMPIRE (19/20) *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/67136-0.zip b/old/67136-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index b6ed92d..0000000 --- a/old/67136-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/67136-h.zip b/old/67136-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 250502a..0000000 --- a/old/67136-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/67136-h/67136-h.htm b/old/67136-h/67136-h.htm deleted file mode 100644 index bf5da3a..0000000 --- a/old/67136-h/67136-h.htm +++ /dev/null @@ -1,19019 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" -"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> - -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=utf-8" /> -<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire du Consulat et de l'Empire, Vol. 19; Author: A. 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Travers and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE (19/20)</span> ***</div> - -<p class="p4 center">HISTOIRE<br /> -<span class="smaller">DU</span><br /> - CONSULAT<br /> -<span class="smaller">ET DE</span><br /> - L'EMPIRE</p> - -<p class="p2 center">TOME XIX</p> - -<p class="p4 slim">L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en -Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, -Espagnole et Italienne.</p> -<p class="slim">Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la -Librairie) le 10 août 1861.</p> - -<p class="p2 smaller center">PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> - - -<p class="p4 center"><b>HISTOIRE<br /> -<span class="smaller">DU</span><br /> - CONSULAT<br /> -<span class="smaller">ET DE</span><br /> - L'EMPIRE</b></p> - -<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br /> - À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p> - -<p class="p2 center">PAR M. A. THIERS</p> - -<p class="p4 center smaller">TOME DIX-NEUVIÈME</p> - -<div class="figcenter"> -<a id="img001" name="img001"></a> -<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title="" /> -</div> - -<p class="p4 center small">Paris<br /> - LHEUREUX ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br /> - 60, RUE RICHELIEU<br /> - 1861</p> - -<div class="chapter"> -<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br /> -DU CONSULAT<br /> -ET<br /> -DE L'EMPIRE.</h1> - -<h2>LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.<br /> -<span class="smaller">L'ÎLE D'ELBE.</span></h2> - -<p class="resume"> - Séjour de lord Castlereagh à Paris. — Il obtient de Louis XVIII la - concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet - en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. — L'Autriche envoie - cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en - Dauphiné. — État intérieur de la France; redoublement - d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et - d'irritation chez les militaires. — Découverte des restes de Louis - XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. — Épuration de la - magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M. - Merlin par M. Mourre. — Trouble populaire à l'occasion des - funérailles de mademoiselle Raucourt. — Reprise du procès du - général Exelmans. — Acquittement de ce général. — Pour la première - fois l'armée française disposée à intervenir dans la - politique. — Jeunes généraux formant le dessein de renverser les - Bourbons. — Complot des frères Lallemand et de - Lefebvre-Desnoëttes. — Répugnance des grands personnages de - l'Empire à se mêler de semblables entreprises. — M. Fouché, moins - scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. — M. de - Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe, - charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se - passe, sans oser y ajouter un conseil. — Établissement de Napoléon - à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. — Organisation de sa - petite armée et de sa petite marine. — Ce qu'il fait pour la - prospérité de l'île. — État de ses finances. — Impossibilité pour - Napoléon <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a - amenées avec lui. — Cette circonstance et les nouvelles qu'il - reçoit du continent le disposent à ne pas rester à l'île - d'Elbe. — Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui - donne. — Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les - souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le - déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en - France au dernier degré d'exaspération. — Il prend tout à coup la - résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues nuits, - si favorables à son évasion, fassent place aux longs - jours. — L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans - cette résolution. — Préparatifs secrets de son entreprise, dont - l'exécution est fixée au 26 février. — Son dernier message à Murat - et son embarquement le 26 février au soir. — Circonstances - diverses de sa navigation. — Débarquement au golfe Juan le 1<sup>er</sup> - mars. — Surprise et incertitude des habitants de la - côte. — Tentative manquée sur Antibes. — Séjour de quelques heures - à Cannes. — Choix à faire entre les deux routes, celle des - montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à - Marseille. — Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par ce - choix assure le succès de son entreprise. — Départ le 1<sup>er</sup> mars - au soir pour Grasse. — Marche longue et fatigante à travers les - montagnes. — Arrivée le second jour à Sisteron. — Motifs pour - lesquels cette place ne se trouve pas gardée. — Occupation de - Sisteron, et marche sur Gap. — Ce qui se passait en ce moment à - Grenoble. — Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du - peuple et des militaires. — Résolution du préfet et des généraux - de faire leur devoir. — Envoi de troupes à La Mure pour barrer la - route de Grenoble. — Napoléon, après avoir occupé Gap, se porte - sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne - envoyé pour l'arrêter. — Il se présente devant le front du - bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5<sup>e</sup>. — Ceux-ci - répondent à ce mouvement par le cri de <em>Vive l'Empereur!</em> et se - précipitent vers Napoléon. — Après ce premier succès, Napoléon - continue sa marche sur Grenoble. — En route il rencontre le 7<sup>e</sup> de - ligne, commandé par le colonel de la Bédoyère, lequel se donne à - lui. — Arrivée devant Grenoble le soir même. — Les portes étant - fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à - Napoléon. — Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à - toutes les autorités civiles et militaires. — Napoléon séjourne le - 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est - emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. — Le 9 il - s'achemine lui-même sur Lyon. — La nouvelle de son débarquement - parvient le 5 mars à Paris. — Effet qu'elle y produit. — On fait - partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le - maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le - duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. — Convocation immédiate - des Chambres. — Inquiétude des classes moyennes, et profond - chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du - retour de Napoléon. — Les royalistes modérés, et à leur tête MM. - Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le - parti constitutionnel, en modifiant <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> le ministère et les - corps de l'État dans le sens des opinions libérales. — Les - royalistes ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs - actuels que des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à - aucune concession. — Louis XVIII tombe dans une extrême - perplexité, et ne prend point de parti. — Suite des événements - entre Grenoble et Lyon. — Arrivée du comte d'Artois à Lyon. — Il - est accueilli avec froideur par la population, et avec - malveillance par les troupes. — Vains efforts du maréchal - Macdonald pour engager les militaires de tout grade à faire leur - devoir. — L'aspect des choses devient tellement alarmant, que le - maréchal Macdonald fait repartir pour Paris le comte d'Artois et - le duc d'Orléans. — Il reste seul de sa personne pour organiser la - résistance. — L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 - mars au soir devant le pont de la Guillotière, les soldats qui - gardaient le pont crient: <em>Vive l'Empereur!</em> ouvrent la ville aux - troupes impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald - pour le réconcilier avec Napoléon. — Le maréchal s'enfuit au galop - afin de rester fidèle à son devoir. — Entrée triomphale de - Napoléon à Lyon. — Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à - tout le monde qu'il veut la paix et la liberté. — Décrets qu'il - rend pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps - électoral en champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses - mesures le succès de son entreprise. — Après avoir séjourné à Lyon - le temps indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par - la route de la Bourgogne. — Accueil enthousiaste qu'il reçoit à - Mâcon et à Chalon. — Message du grand maréchal Bertrand au - maréchal Ney. — Sincère disposition de ce dernier à faire son - devoir, mais embarras où il se trouve au milieu de populations et - de troupes invinciblement entraînées vers Napoléon. — Le maréchal - Ney lutte deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes - et les troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à - Napoléon. — Marche triomphale de Napoléon à travers la - Bourgogne. — Son arrivée à Auxerre le 17 mars. — Projet de s'y - arrêter deux jours pour concentrer ses troupes et marcher - militairement sur Paris. — État de la capitale pendant ces - derniers jours. — Les efforts des royalistes modérés pour amener - un rapprochement avec le parti constitutionnel ayant échoué, on - ne change que le ministre de la guerre dont on se défie, et le - directeur de la police qu'on ne croit pas assez - capable. — Avénement du duc de Feltre au ministère de la - guerre. — Tentative des frères Lallemand, et son insuccès. — Cette - circonstance rend quelque espérance à la cour, et on tient une - séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. — Projet de la - formation d'une armée sous Melun, commandée par le duc de Berry - et le maréchal Macdonald. — Séjour de Napoléon à <span class="smcap">Auxerre</span>. — Son - entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche adroitement de lui - faire des conditions. — Son départ le 19, et son arrivée à - Fontainebleau dans la nuit. — À la nouvelle de son approche, la - famille royale se décide à quitter Paris. — Départ de Louis XVIII - et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. — Ignorance où - l'on est le 20 au matin du départ de la famille royale. — Les - officiers à la demi-solde, assemblés <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> tumultueusement sur - la place du Carrousel, finissent par apprendre que le palais est - vide, et y font arborer le drapeau tricolore. — Tous les grands de - l'Empire y accourent. — Napoléon parti de Fontainebleau dans - l'après-midi arrive le soir à Paris. — Scène tumultueuse de son - entrée aux Tuileries. — Causes et caractère de cette étrange - révolution.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Janv. 1815.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Séjour de lord Castlereagh à Paris.</span> -Parti de Vienne le 15 février 1815, lord Castlereagh était arrivé le -26 à Paris, et s'y était arrêté fort peu de jours, étant impatiemment -attendu à Londres par ses collègues, qui n'osaient pas entreprendre en -son absence la discussion des actes du congrès. -<span class="sidenote" title="En marge">Il obtient de Louis XVIII la concession du duché de Parme -en faveur de Marie-Louise, et promet en retour l'expulsion de Murat du -trône de Naples.</span> -Il avait vu Louis -XVIII, avait été reçu par ce prince avec une extrême courtoisie, et -avait réussi dans la négociation dont il s'était chargé, laquelle -consistait à laisser Parme à Marie-Louise pendant la vie de cette -princesse, et à placer provisoirement à Lucques l'héritière de Parme, -c'est-à-dire la reine d'Étrurie. Louis XVIII s'était prêté à -l'arrangement proposé pour complaire à l'Angleterre, et surtout pour -obtenir le concours de cette puissance dans l'affaire de Naples. Du -reste, le bruit que produisaient en Italie les armements de Murat -simplifiait la solution pour les ministres anglais eux-mêmes, et il -était devenu facile de représenter le roi de Naples comme infidèle à -ses engagements, comme perturbateur du repos européen, et comme ayant -mérité dès lors d'être précipité du trône sur lequel on l'avait -momentanément souffert. L'Autriche aux cinquante mille hommes qu'elle -avait en Italie s'occupait d'en ajouter cent mille, et Louis XVIII -avait décidé dans son Conseil que trente mille Français seraient -réunis entre Lyon et Grenoble pour concourir par terre et par mer aux -opérations projetées contre <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> Murat. Tout se disposait donc pour -détruire en Italie le dernier vestige du vaste empire de Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation intérieure de la France au moment où le congrès -de Vienne allait se séparer.</span> -Mais le destin des Bourbons avait décidé qu'ils tomberaient avant -Murat lui-même dans le gouffre toujours ouvert des révolutions du -siècle, pour en sortir de nouveau, plus durables et malheureusement -moins innocents. Leur situation, hélas, ne s'était pas plus améliorée -que leur conduite! -<span class="sidenote" title="En marge">Absence regrettable des Chambres, qui contenaient le -gouvernement, et modéraient l'opinion publique en lui donnant -satisfaction.</span> -À la fin de décembre tout ce qu'on désirait des -Chambres ayant été obtenu, on les avait ajournées au 1<sup>er</sup> mai 1815, -et en se débarrassant d'une gêne apparente, la royauté s'était privée -de son meilleur appui, car la Chambre des députés notamment, dans sa -marche timide mais sage, était l'expression exacte de l'opinion -publique, qui tout en trouvant les Bourbons imprudents, souvent même -blessants, souhaitait leur redressement et leur maintien. La Chambre -des députés, qui n'était, comme on s'en souvient, que l'ancien Corps -législatif continué, en faisant quelquefois retentir à la tribune un -blâme sévère contre les folies des émigrés, donnait à l'opinion une -satisfaction, au gouvernement un avertissement salutaire, et demeurait -comme une sorte de médiateur, qui empêchait que d'un côté l'irritation -ne devînt trop grande, et que de l'autre on ne poussât les fautes trop -loin. L'absence des Chambres en un pareil moment était donc infiniment -regrettable, car la nation et l'émigration allaient s'éloigner de plus -en plus l'une de l'autre, sans aucun pouvoir modérateur capable de les -rapprocher et de les contenir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Continuation des alarmes inspirées aux acquéreurs de biens -nationaux.</span> -Aussi les fautes, et l'effet des fautes augmentaient <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> chaque -jour. Les prêtres en chaire ne cessaient de prêcher contre -l'usurpation des biens d'Église; les laïques, anciens propriétaires de -domaines vendus, obsédaient les nouveaux acquéreurs pour les décider à -restituer des biens que ceux-ci avaient souvent acquis à vil prix, -mais qu'on voulait leur arracher à un prix plus vil encore. L'article -de la Charte garantissant l'inviolabilité des ventes nationales, -aurait dû rassurer suffisamment les acquéreurs pourvus de quelque -instruction; mais on leur disait que la Charte était une concession -aux circonstances tout à fait momentanée, et au milieu de la mobilité -des temps, il était naturel qu'ils s'alarmassent. D'ailleurs les -journaux les plus accrédités du parti royaliste tenaient sur ce sujet -le langage le plus inquiétant, et quand on leur répondait en citant la -loi fondamentale, ils répliquaient que la loi avait pu garantir la -matérialité des ventes, mais qu'elle n'avait pu en relever la -moralité, et faire que ce qui était immoral devînt honnête aux yeux de -la conscience publique.—La loi, disaient-ils, garantit les -acquisitions nationales, l'opinion les flétrit. On n'y peut rien, et -il faut même s'applaudir de cette réaction de la morale universelle -contre le crime et la spoliation.—Ce langage, si on avait été -conséquent, aurait dû être suivi de mesures spoliatrices, mais on -n'osait pas se les permettre, et il était, en attendant, une sorte de -violence morale faite aux nouveaux acquéreurs, pour les obliger à se -dessaisir eux-mêmes des biens contestés. Ainsi se trouvait réalisée -cette parole de M. Lainé dans la commission de la Charte, qu'il -fallait sans <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> doute garantir les ventes, mais pas trop, afin -d'obliger les nouveaux propriétaires à transiger avec les anciens.—</p> - -<p>On avait dans cette vue imaginé une fable des plus significatives. On -avait prétendu que le prince de Wagram, Berthier, possesseur de la -terre de Grosbois, ayant réuni les titres de ce domaine, les avait -déposés aux pieds de Louis XVIII, en le suppliant d'en agréer la -restitution; que le Roi les avait acceptés, et gardés une heure, puis -avait rappelé le maréchal d'Empire repentant, et lui avait dit: -Rentrez en possession du domaine de Grosbois; je ne puis mieux faire -que d'en disposer en votre faveur, et que de vous le donner en -récompense de vos longs services.—Cette anecdote s'était répandue -avec une incroyable rapidité jusque dans les provinces les plus -reculées, et y avait trouvé créance. Le prince de Wagram, interpellé -de tout côté, avait beau affirmer que c'était là une pure invention, -on n'en persistait pas moins à la propager comme si elle eût été -vraie. Il avait même voulu obtenir une rétractation des journaux -royalistes, et n'y avait pas réussi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Inutiles efforts de M. Louis pour rassurer les acquéreurs -de biens nationaux.</span> -M. Louis, craignant l'effet que pouvaient produire sur le crédit les -inquiétudes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux, avait en -plein Conseil, et en quelque sorte de haute lutte, arraché à Louis -XVIII la signature de l'ordonnance qui mettait en vente une portion -des forêts de l'État, et y avait compris en assez grande quantité -d'anciens bois d'Église. L'ordonnance signée, il avait, sans perdre -de temps, commencé les adjudications, afin <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> de rassurer les -acquéreurs, car il n'était pas supposable qu'on entreprît de nouvelles -aliénations, si on voulait revenir sur les anciennes. Le taux fort -modique des mises à prix avait attiré des spéculateurs, qui trouvant -dans la vente du bois à peu près l'équivalent du prix d'achat, et -ayant ainsi la superficie presque pour rien, couraient volontiers la -chance de ce genre d'acquisitions. Néanmoins cette mesure n'avait -point rétabli la sécurité, et les propriétaires qui avaient acquis -pendant la Révolution, fort nombreux dans les campagnes, continuaient -de vivre dans de sérieuses alarmes. Or, alarmer les intérêts équivaut -à les immoler, car la crainte agit sur les hommes autant et souvent -plus que le mal lui-même.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux outrages prodigués aux révolutionnaires à -l'occasion du 21 janvier.</span> -Les manifestations contre la Révolution française n'avaient pas cessé. -L'anniversaire du 21 janvier en avait fourni une nouvelle occasion -saisie avec empressement. Un homme pieux avait acheté, rue de la -Madeleine à Paris, le terrain dans lequel avaient été inhumés le roi -Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, et à -l'approche du 21 janvier, il avait commencé des fouilles, pour -rechercher les restes de ces augustes victimes. Il croyait les avoir -retrouvés, et d'après toutes les indications il était fondé à le -croire. En conséquence de cette découverte, le gouvernement avait -ordonné une cérémonie funèbre pour la translation à Saint-Denis de ces -restes si dignes de respect. Mais malheureusement on avait accompagné -cette cérémonie de malédictions de tout genre contre la Révolution -française, à quoi les hommes que leurs <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> actes, ou simplement -leurs opinions, attachaient à cette révolution, avaient répondu par -mille doutes et par mille railleries sur la découverte faite rue de la -Madeleine. Les royalistes avaient répliqué par de nouvelles injures -contre les révolutionnaires, et leur avaient répété que si -matériellement on leur pardonnait, et que si, par grande grâce, on ne -les envoyait pas à l'échafaud, c'était tout ce qu'il leur était permis -de prétendre, en conséquence de la promesse d'oubli contenue dans la -Charte, mais qu'on ne pouvait étouffer la conscience publique, et -empêcher qu'elle ne jugeât leur crime exécrable. Comme pour mieux -assurer le retour de ces tristes récriminations, on avait ordonné une -cérémonie annuelle en expiation de l'attentat du 21 janvier.</p> - -<p>À tous ces actes on en ajouta de plus significatifs encore à l'égard -des personnes. En accordant en principe l'inamovibilité des -magistrats, le Roi s'était réservé de donner ou de refuser -l'investiture à ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de -reviser de la sorte le personnel entier de la magistrature. En -conséquence les magistrats de tous les degrés attendaient avec anxiété -qu'on prononçât sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de -dépendance qui pouvait être funeste pour les justiciables, et en -particulier pour ceux qui possédaient des biens nationaux. Les -Chambres avant de se séparer avaient demandé qu'il fût mis fin à cet -état d'incertitude, et en janvier 1815 le gouvernement avait commencé -par la Cour suprême l'épuration tant redoutée. -<span class="sidenote" title="En marge">Destitution de MM. Muraire et Merlin.</span> -Il avait exclu de la -charge de premier président M. Muraire, à cause de ses affaires -privées, de la charge <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> de procureur général M. Merlin, à cause -de son vote dans le procès de Louis XVI, et il les avait remplacés par -M. de Sèze et M. Mourre. Ces changements étaient naturels, mais il -était tout aussi naturel que le parti révolutionnaire y vît la -manifestation des sentiments qu'on lui portait, les actes surtout -étant suivis du langage le plus amer. Il faudrait pour se pardonner de -telles choses, que les partis eussent un esprit de justice qui ne leur -a pas été donné.</p> - -<p>À la même époque, le clergé cédant cette fois non point à ses -passions, mais à des scrupules sincères, faillit amener un véritable -soulèvement dans la population parisienne. -<span class="sidenote" title="En marge">Funérailles de mademoiselle Raucourt.</span> -Une célèbre tragédienne, -mademoiselle Raucourt, venait de mourir. On présenta son cercueil à -l'église Saint-Roch, sans s'être d'avance entendu avec le curé, pour -obtenir de lui les prières des morts. Il eût été plus sage au curé -d'éviter un éclat, et de supposer ces manifestations de repentir qui -autorisent à considérer les personnes vouées à la carrière du théâtre -comme réintégrées dans le sein de l'Église. Le curé refusa obstinément -de recevoir le cercueil. Bientôt la foule s'accrut, et le public, -voyant dans cette scène une nouvelle preuve de l'intolérance du -clergé, força les portes de l'église. Le cercueil fut introduit -violemment, et on ne sait ce qui serait arrivé, si un ordre royal, -parti des Tuileries, n'avait prescrit au curé d'accorder à la défunte -les honneurs funèbres.</p> - -<p>D'après les règles canoniques le curé avait raison, et comme le clergé -n'a plus la tenue des registres de l'état civil, comme ses refus -n'ont plus aucune <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> influence sur l'état des personnes, et n'ont -d'autre conséquence que la privation d'honneurs que l'Église a le -droit d'accorder ou de dénier selon ses croyances, le curé de -Saint-Roch était bien autorisé à refuser les prières qu'on lui -demandait, et les amis de la défunte auraient dû la conduire au -cimetière sans la présenter à l'église. Mais l'abus que l'on fait de -ses droits prive souvent de leur exercice le plus légitime. Les -prédications incendiaires du clergé avaient tellement irrité les -esprits, qu'on ne voulait pas même lui pardonner ses exigences les -plus fondées, et il est probable que si le curé n'avait pas obtempéré -à l'ordre royal, la foule ameutée aurait commis quelque profanation -déplorable, que l'armée et même la garde nationale auraient mis peu -d'empressement à réprimer.</p> - -<p>De toutes les scènes de cette époque la plus fâcheuse, celle qui -produisit le plus d'éclat, fut le procès intenté au général Exelmans.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Reprise imprudente du procès intenté au général Exelmans.</span> -Déjà nous avons fait connaître l'espèce de faute reprochée à cet -illustre général. Parmi les lettres saisies sur lord Oxford, et -destinées à la cour de Naples, on en avait trouvé une dans laquelle le -général Exelmans renouvelait à Murat, dont il était l'ami et l'obligé, -l'assurance d'un absolu dévouement, et lui disait que si son trône -était menacé, de nombreux officiers français iraient lui offrir leur -épée. On savait dans le public que la cour de France s'efforçait -d'obtenir à Vienne la dépossession de Murat, mais la guerre n'était -pas déclarée contre lui, et par conséquent il n'y avait dans la lettre -saisie rien de contraire à la discipline militaire. Seulement <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> -le général Exelmans ayant été maintenu en activité, on pouvait lui -reprocher de ne pas ménager les dispositions fort connues d'un -gouvernement qui s'était montré bienveillant à son égard. C'était tout -au plus de sa part un défaut de convenance, nullement une violation de -ses devoirs. Le général Dupont en avait jugé ainsi, et s'était -contenté de lui adresser une réprimande, et de lui enjoindre un peu -plus de circonspection à l'avenir. Mais le ministre Dupont avait été -remplacé au département de la guerre par le maréchal Soult, et on a vu -que ce maréchal, d'abord fort mal disposé pour la Restauration, puis -réconcilié avec elle, avait promis de rétablir la discipline dans -l'armée, et d'y faire rentrer la fidélité avec la soumission.</p> - -<p>Un des moyens qu'il voulait employer était de réveiller l'affaire -oubliée du général Exelmans, et en faisant sentir son autorité à l'un -des généraux les plus populaires, d'intimider tous les autres. En -effet il était d'usage à cette époque, de dire et même de croire, que -c'était la faiblesse du gouvernement qui encourageait le mauvais -vouloir de l'armée. Le duc de Berry, irrité de ne pas trouver chez les -militaires les sentiments qu'il leur témoignait, se montrait imbu de -cette fausse pensée, et la soutenait avec la fougue de son caractère. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult ordonne au général Exelmans de se rendre -à Bar-sur-Ornain.</span> -Le maréchal Soult, trop soigneux de complaire à ce prince, avait mis -le général Exelmans à la demi-solde, et lui avait enjoint de se rendre -à Bar-sur-Ornain, son lieu natal, dans une sorte d'exil. À cette -époque les officiers à la demi-solde contestaient au ministre de la -guerre le droit de leur assigner un séjour. Ils disaient que <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> -n'ayant aucun emploi, dès lors aucun devoir à remplir qui exigeât leur -présence dans un lieu déterminé, ils étaient libres de choisir leur -résidence, et que n'ayant pas les avantages de l'activité, ils ne -devaient pas en avoir les charges. De son côté le ministre de la -guerre persistait à soutenir son droit, et il avait des raisons d'y -tenir, car dans l'état actuel des choses, avec le penchant que les -officiers non employés avaient à se rendre à Paris, il importait de -pouvoir les disperser par un simple ordre de l'administration. Cet -ordre renouvelé bien souvent était resté sans exécution, et les -officiers à la demi-solde n'avaient pas cessé d'affluer dans la -capitale, où ils tenaient le langage le plus inconvenant et le plus -séditieux. Mais c'était une maladresse que de faire résoudre la -question sur la personne d'un militaire aussi distingué que le général -Exelmans, et pour le délit assez ridicule qu'on lui reprochait.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général demande un délai, et n'ayant pu l'obtenir, -refuse d'obéir.</span> -Le général Exelmans, autour duquel s'était réuni tout ce que Paris -renfermait de têtes les plus chaudes, ne se montra pas disposé à -obtempérer à un ordre qu'il qualifiait de sentence d'exil, et pour le -moment s'en tint à demander un délai, alléguant l'état de sa femme qui -venait d'accoucher, et qui avait besoin de ses soins. Il eût été -prudent de se contenter de cette demi-obéissance, et de ne pas -provoquer une résistance ouverte, par une opiniâtreté outrée dans -l'exercice d'un droit contesté. Mais le maréchal Soult insista, et -exigea le départ immédiat du général Exelmans. Celui-ci excité par ses -jeunes amis, refusa péremptoirement d'obéir. Le maréchal alors sans -égard pour l'état <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> où se trouvait la jeune femme du général, -envoya chez lui pour le faire arrêter. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrestation et évasion du général qui demande des juges.</span> -Le général arrêté et conduit à -Soissons, parvint à se soustraire à ses gardes, et écrivit au ministre -pour réclamer des juges, promettant de se constituer prisonnier dès -qu'on lui aurait désigné un tribunal régulier devant lequel il pût -comparaître.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Grand éclat produit par cette affaire.</span> -Cette scène produisit parmi les militaires et dans une grande partie -du public une vive sensation. On fut profondément irrité contre le -maréchal, devenu de serviteur zélé de l'Empire, serviteur non moins -zélé des Bourbons, et persécuteur de ses anciens camarades beaucoup -plus que le général Dupont ne l'avait été. On se mit à raconter les -violences commises envers l'un des officiers les plus brillants de -l'armée, et surtout le trouble causé à sa jeune femme, tout cela pour -un délit fort contestable, pour un souvenir donné par lui à Murat, son -ancien chef, son bienfaiteur, et on nia, à tort ou à raison, que le -ministre eût à l'égard des militaires sans emploi le droit de fixer -leur résidence. L'opinion était donc excitée au plus haut point, et -par les stimulants les plus propres à agir sur elle.</p> - -<p>Cet éclat malheureux une fois produit, il était impossible de -s'arrêter, et de laisser le général en fuite, et sans juges. Il -fallait nécessairement lui en donner. Le maréchal fit donc au Conseil -royal un rapport mal conçu et mal motivé, qui embarrassa même les -membres du gouvernement les moins modérés. Il aurait fallu se borner à -poursuivre le général pour délit de désobéissance, et il y avait -beaucoup à dire en faveur du droit réclamé par le ministre de <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> -la guerre. L'État en effet, en accordant une demi-solde à un nombre -considérable d'officiers, non pas à titre de retraite, mais à titre de -demi-activité, en attendant l'activité entière, devait cependant -conserver quelques droits sur eux, et ce n'était pas en réclamer un -bien excessif que de prétendre leur assigner un séjour, car on pouvait -avoir besoin d'eux dans tel endroit ou dans tel autre, et on devait -avoir l'autorité de les y envoyer. Le ministre ne s'en tint pas à ce -grief de désobéissance très-soutenable, et il proposa de déférer le -général Exelmans au conseil de guerre de la 16<sup>e</sup> division militaire, -siégeant à Lille, comme prévenu de correspondance avec l'ennemi, -d'espionnage, de désobéissance, de manque de respect au Roi, et de -violation du serment de chevalier de Saint-Louis. -<span class="sidenote" title="En marge">Discussion des griefs allégués contre le général.</span> -Quoiqu'on commençât -dans le gouvernement à être fort irrité contre les militaires, on fut -étonné de voir accumuler de tels griefs. Le général Dessoles déplora -la nécessité où l'on s'était mis de sévir contre un officier aussi -distingué que le général Exelmans, et trouva surtout bien étrange de -l'accuser d'espionnage. -<span class="sidenote" title="En marge">Légèreté de ces griefs.</span> -Il dit du reste qu'il fallait tâcher d'obtenir -pour l'exemple une condamnation, mais avec la pensée de faire grâce -immédiatement. Le comte d'Artois, avec une violence peu conforme à sa -bonté ordinaire, s'écria qu'on devait bien se garder de faire grâce, -qu'il fallait sévir au contraire, afin de ramener les militaires à -l'obéissance. Le duc de Berry tint le même langage, et ne put -toutefois s'empêcher de considérer le grief d'espionnage comme peu -convenable. Le Roi lui-même et M. de Jaucourt, qui l'un et l'autre -étaient dans le secret <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> des affaires étrangères (M. de Jaucourt -remplaçait M. de Talleyrand par intérim), trouvèrent hasardé -non-seulement le grief d'espionnage, mais celui de correspondance avec -l'ennemi. Ils savaient combien il avait été difficile à Vienne de -contester le titre royal de Murat; ils savaient que jusqu'à ses -dernières imprudences ce titre ne lui avait pas été dénié, qu'on lui -avait même laissé la qualification d'allié, et qu'en ce moment encore -on ne lui avait pas donné celle d'ennemi, bien qu'on eût menacé de le -traiter comme tel, au premier mouvement de ses troupes. Le Roi et le -ministre intérimaire des affaires étrangères ne dissimulèrent donc pas -qu'il serait difficile d'appliquer officiellement à Murat le titre -d'ennemi, ce qui résulterait nécessairement de l'accusation intentée -au général Exelmans, contre lequel on n'avait d'autre fait à alléguer -que les lettres adressées à la cour de Naples.</p> - -<p>Le maréchal Soult engagé d'amour-propre soutint avec obstination les -termes de son rapport. <cite>Le général qui régnait à Naples</cite>, ainsi qu'il -qualifiait Murat, n'était, selon lui, que l'usurpateur de l'un des -trônes de la maison de Bourbon, dès lors l'ennemi de la France, et -quiconque lui avait écrit, <cite>avait correspondu avec l'ennemi</cite>. Le délit -d'espionnage, selon lui, était suffisamment caractérisé par cette -seule circonstance d'avoir fait part à Murat de la disposition où -étaient beaucoup d'officiers français de lui offrir leur épée. Pour la -désobéissance, elle était flagrante, puisque le général avait contesté -le droit du ministre d'assigner un séjour aux officiers à la -demi-solde, et avait non-seulement contesté ce droit en <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> -principe, mais refusé en fait de s'y soumettre. Quant au manque de -respect envers le Roi, quant à la violation du serment de chevalier de -Saint-Louis, les raisons du ministre étaient de la plus mince valeur, -et ces griefs étaient du reste les moins importants. Le maréchal -s'obstina tellement à soutenir ce système d'accusation, que, par -condescendance autant que par paresse d'esprit, le Roi lui permit de -motiver son rapport comme il voulut, se réservant, dans le cas d'une -condamnation, d'user à propos du droit de faire grâce. Le duc de Berry -quoique ayant des doutes sur la valeur des griefs articulés, se récria -contre la disposition à l'indulgence que le Roi laissait paraître, et -répéta qu'il faudrait bien se garder de faire grâce, car, disait-il, -c'était la faiblesse qui perdait l'armée. Le Roi, impatienté, lui -répondit: Mon neveu, <cite>n'allez pas plus vite que la justice</cite>, et -attendez qu'elle ait prononcé.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult persiste, et renvoie le général Exelmans -devant la juridiction de la 16<sup>e</sup> division militaire.</span> -On laissa donc le ministre de la guerre intenter au général Exelmans -un procès qui reposait, comme on vient de le voir, sur les griefs les -moins sérieux. Lorsque le général Exelmans apprit qu'il était renvoyé -devant le conseil de guerre de la 16<sup>e</sup> division militaire, il n'hésita -pas à se constituer prisonnier, d'après l'avis de ses nombreux amis, -qui avec raison ne croyaient pas qu'il y eût un seul militaire, et -même un seul magistrat, capable de le condamner.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Comparution du général.</span> -Le général se rendit à Lille et comparut le 23 janvier devant le -conseil de guerre de la 16<sup>e</sup> division militaire. Le rapporteur ayant -énoncé les griefs articulés par le maréchal Soult, le général fit des -réponses simples et convenables, d'un ton de modération qui ne -<span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> lui était pas habituel, mais qu'on lui avait sagement -conseillé. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses réponses.</span> -Quant au grief de correspondance avec l'ennemi, il répondit -que la France étant en ce moment en paix avec tous les États de -l'Europe, il était impossible de prétendre qu'il eût correspondu avec -un ennemi, et que si par hasard la France en avait un, cet ennemi -actuellement ignoré ne pouvait être considéré comme tel qu'après une -déclaration de guerre, ou des hostilités caractérisées. À l'égard du -reproche d'espionnage, il déclara, avec un sentiment de dignité -compris et approuvé de tous les assistants, qu'il n'y répondrait même -pas. Quant à la désobéissance, il soutint que le ministre n'ayant dans -l'état des choses aucun service à exiger des officiers à la -demi-solde, s'arrogeait par rapport à eux le droit d'exil, en -prétendant les faire changer de résidence à sa volonté. Relativement -au délit d'offense envers le Roi, il affirma que plein de respect pour -Sa Majesté Louis XVIII, il était certain de n'avoir rien écrit qui fût -contraire à ce respect. Enfin quant au reproche d'avoir manqué aux -obligations de chevalier de Saint-Louis, il répondit assez légèrement -que sans doute il ne connaissait pas ces obligations, car il n'en -pouvait découvrir aucune qui fût contraire à ce qu'il avait fait.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Son acquittement triomphal.</span> -Ces réponses étaient si naturelles, et si fondées, qu'elles rendaient -toute défense à peu près inutile. Le débat fut court, et presque sans -délibérer le conseil de guerre acquitta le général à l'unanimité. On -se figure aisément la joie, et surtout la manifestation de cette joie -parmi les militaires accourus en foule pour accompagner le général. -Il fut ramené <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> chez lui en triomphe, et en quelques jours -l'impression ressentie à Lille se propagea dans toute la France parmi -les nombreux ennemis du gouvernement. Ses amis éclairés déplorèrent un -procès où l'on avait posé d'une manière si maladroite, et fait -résoudre d'une manière si dangereuse tant de graves questions à la -fois. Les conséquences évidentes de ce procès, c'était que l'armée ne -considérait pas Murat comme ennemi, ne reconnaissait pas au ministre -de la guerre le droit d'assigner une résidence aux officiers à la -demi-solde, et enfin que, juges ou accusés, tous les militaires ne -craignaient pas de se mettre en opposition flagrante envers l'autorité -établie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des diverses classes de la France à l'égard -des Bourbons.</span> -Jamais circonstance n'avait fait ressortir en traits plus frappants la -faiblesse de la royauté restaurée. Sur qui s'appuyer en effet, contre -tant d'ennemis si maladroitement provoqués, lorsque la force publique -était manifestement hostile? Sans doute il restait la garde nationale, -composée des classes moyennes, lesquelles souhaitaient le maintien des -Bourbons contenus par une sage intervention des pouvoirs publics. Mais -à Paris la morgue des gardes du corps, dans les provinces celle des -nobles rentrés, partout l'intolérance du clergé, les menaces contre -les acquéreurs de biens nationaux, les souffrances de l'industrie -ruinée par l'introduction des produits anglais, les pertes de -territoire injustement imputées à la Restauration, enfin le réveil de -l'esprit libéral dont les Bourbons faisaient un ennemi au lieu d'en -faire un allié, avaient fort altéré les dispositions de ces classes -moyennes, et parmi <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> elles ce n'était plus que les esprits -infiniment sages qui pensaient qu'il fallait soutenir les Bourbons en -essayant de les corriger. Mais ce sentiment renfermé dans un nombre de -gens très-restreint, suffirait-il pour soutenir les Bourbons contre -tant d'hostilités de tout genre? Personne ne le croyait, et la pensée -d'un prochain changement, pensée qui souvent amène ce qu'elle prévoit, -avait pénétré dans tous les esprits. En effet, quand cette opinion -fatale qu'un gouvernement ne peut pas durer, vient à se répandre, les -indifférents déjà froids se refroidissent davantage, les intéressés -tournent les yeux ailleurs, les amis effarés commettent encore plus de -fautes, et les fonctionnaires chargés de la défense hésitent à se -compromettre pour un pouvoir qui ne pourra les récompenser ni de leurs -efforts, ni de leurs dangers. Ces derniers surtout se montraient alors -aussi mal disposés que possible. Ils appartenaient presque tous à -l'Empire, car les royalistes, nobles ou non nobles, émigrés ou -demeurés sur le sol, malgré leur bonne volonté de prendre les places, -n'avaient pu les obtenir du gouvernement, tant ils étaient étrangers à -la connaissance des affaires. Beaucoup s'étaient dirigés, comme on l'a -vu, vers les emplois militaires, ce qui avait produit sur l'armée le -plus déplorable effet. Les autres avaient songé aux emplois de -finances, mais M. Louis ayant le fanatisme de son état, les avait -impitoyablement repoussés. Quelques-uns aspiraient aux emplois -administratifs, mais l'abbé de Montesquiou, non moins hautain avec ses -amis qu'avec ses adversaires, avait dit qu'il ne suffisait pas -d'avoir émigré pour connaître <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> la France et être capable de -l'administrer, et par dédain autant que par paresse, il n'avait pas -changé vingt préfets sur quatre-vingt-sept. Enfin quant à ceux qui -songeaient à la magistrature, on était bien décidé à les y admettre, -mais l'épuration depuis longtemps annoncée de cette magistrature était -à peine commencée, et ils n'avaient pas eu le temps d'y trouver place, -tandis que la destitution de MM. Muraire et Merlin avait été pour les -magistrats en fonctions un véritable sujet d'alarme. Ainsi l'armée -profondément hostile, les fonctionnaires presque tous originaires de -l'Empire, suspects à la dynastie qu'ils n'aimaient pas, travaillés en -dessous par les royalistes qui voulaient leurs emplois, et fatigués de -l'hypocrisie à laquelle ils étaient condamnés, les classes moyennes -favorables d'abord, refroidies depuis, le peuple des campagnes -complétement aliéné à cause des biens nationaux, le peuple des villes -inclinant vers les révolutionnaires par goût et par habitude, enfin -quelques amis peu nombreux et peu écoutés parmi les hommes éclairés -qui prévoyaient le danger du rétablissement de l'Empire, telle était -en résumé la situation des diverses classes de la société française à -l'égard des Bourbons, situation se dessinant plus clairement à chacun -des incidents qui se succédaient avec une étrange rapidité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée française pour la première fois disposée à -intervenir dans la politique.</span> -Parmi toutes ces classes, ou froides ou hostiles, la plus redoutable, -celle des militaires, avait le sentiment que le gouvernement dépendait -d'elle seule, et qu'il serait renversé dès qu'elle le voudrait. Cette -disposition ne s'était jamais vue dans notre armée, et fort -heureusement ne s'est pas revue depuis, car <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> il n'y a rien de -plus dangereux qu'une armée qui veut prendre aux révolutions de l'État -une autre part que celle de maintenir l'ordre au nom des lois. Elle -est bientôt le plus funeste et le plus abject des instruments de -révolution, car elle devient rapidement licencieuse, indisciplinée, -insatiable, et quelquefois lâche, bonne à opprimer l'État au dedans, -impuissante à le défendre au dehors, le déshonorant et se déshonorant, -jusqu'à ce qu'on la détruise par le fer et le feu, comme il est arrivé -des prétoriens dans l'antiquité, des strélitz, des mameluks, des -janissaires dans les temps modernes. Jusqu'ici en effet, les -révolutions accomplies en France n'avaient eu aucun rapport à l'armée, -qu'elles n'avaient eue ni pour cause, ni pour but, ni pour moyen. Mais -la révolution de 1814, accomplie par toute l'Europe en armes, contre -un chef militaire qui avait abusé de son génie et de la bravoure de -ses soldats, semblait avoir été spécialement dirigée contre l'armée -française, qui l'avait profondément ressenti. Flattée un moment par -les Bourbons dans la personne de ses chefs, elle n'avait pas tardé à -s'apercevoir qu'entre elle et le gouvernement il y avait toute la -différence imaginable entre un parti qui avait défendu le sol et un -parti qui avait voulu l'envahir, et cette fois (l'unique, nous le -répétons, dans notre siècle) l'idée lui était venue de jouer un rôle -politique, un rôle révolutionnaire.—Jetons ces émigrés à la porte, -était le propos de toute la jeunesse militaire, accumulée à -Paris.—Soit que Napoléon revînt se mettre à sa tête, ce qu'elle -souhaitait ardemment (sans savoir, hélas! <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> ce qu'elle -désirait), soit qu'il ne vînt pas, elle était résolue à renverser le -gouvernement de ses propres mains, et le plus tôt possible. Les -officiers sans emploi l'annonçaient hautement, et lorsqu'ils parlaient -de la sorte, ils trouvaient ceux qui étaient employés, ou -silencieusement ou explicitement approbateurs, et prêts à les -seconder. Quant aux soldats, il n'y avait pas un doute à concevoir sur -leurs sentiments, car les jeunes ayant quitté le drapeau par suite de -la désertion générale en 1814, et ayant été remplacés par les vieux, -revenus des prisons ou des garnisons lointaines, l'armée était, -surtout dans les derniers rangs, aussi hostile aux Bourbons que -dévouée à Napoléon.</p> - -<p>Un ministre de la guerre, quel qu'il fût, ne pouvait être que fort -insuffisant pour vaincre de telles dispositions, et le maréchal Soult -qu'on avait choisi dans l'espérance qu'il en triompherait, n'y avait -guère réussi. Son essai de sévérité envers le général Exelmans avait -au contraire amené les choses à un état de fermentation des plus -inquiétants. Il n'était pas possible que des officiers de tout grade, -généraux, colonels, chefs de bataillon, jusqu'à de simples -sous-lieutenants, restés à la demi-solde, et réunis à Paris au nombre -de plusieurs milliers, répétassent sans cesse qu'il fallait renvoyer -les émigrés à l'étranger, sans que des propos ils songeassent à passer -à l'action. Bien qu'ils fussent assez nombreux pour tenter à eux seuls -un coup de main, ils sentaient que le résultat serait infiniment plus -assuré s'ils avaient avec eux quelques-uns de leurs camarades pourvus -de commandements, et pouvant <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> disposer de corps de troupes au -signal qu'on leur donnerait. Sous ce rapport ils étaient parfaitement -servis par les circonstances, car parmi leurs camarades les plus -pétulants s'en trouvaient qui avaient des commandements à très-petite -distance de Paris. Le brillant Lefebvre-Desnoëttes était resté à la -tête de la cavalerie de la garde, stationnée dans le Nord. -<span class="sidenote" title="En marge">Complot des frères Lallemand.</span> -Les frères -Lallemand, officiers du plus grand mérite et des plus animés contre la -Restauration, commandaient, l'un le département de l'Aisne, l'autre -l'artillerie de La Fère. Enfin l'un des premiers divisionnaires de -l'Empire, Drouet, comte d'Erlon, fils de l'ancien maître de poste de -Varennes, était à la tête de la 16<sup>e</sup> division militaire à Lille. Ils -pouvaient à eux quatre réunir quinze ou vingt mille hommes, les amener -à Paris, les joindre aux quelques mille officiers à la demi-solde qui -s'y étaient agglomérés, et n'ayant à craindre dans cette capitale que -la maison du Roi, ils avaient la presque certitude de réussir. -Toutefois, malgré ces conditions si menaçantes pour le gouvernement, -leur succès était moins certain qu'ils ne le croyaient, ainsi que le -résultat le prouva bientôt, car très-heureusement le sentiment de -l'obéissance est tel dans l'armée française, qu'il n'est pas facile -d'entraîner des troupes, même dans le sens de leurs passions, si c'est -en sens contraire de leurs devoirs. -<span class="sidenote" title="En marge">Nature de ce complot.</span> -Néanmoins, les officiers -mécontents étaient pleins de confiance, et il est vrai que jamais -conspirateurs n'avaient été autant fondés à croire au succès de leur -entreprise. Ils s'étaient mis d'accord entre eux, officiers sans -emploi, officiers en activité, et comprenant <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> très-bien que -dans les entreprises de ce genre un grand nom est une importante -condition de réussite, ils avaient songé au seul grand nom militaire -laissé dans la disgrâce, à celui du maréchal Davout. Ce personnage -grave et sévère, le plus ferme observateur de la discipline militaire, -était peu propre à conspirer. Pourtant la conduite tenue à son égard -l'avait profondément blessé, et cette conduite était vraiment -inqualifiable, car il était proscrit à la demande de l'ennemi, pour la -défense de Hambourg, l'une des plus mémorables dont l'histoire ait -conservé le souvenir. Aussi n'avait-il pas repoussé les jeunes et -pétulants généraux qui s'étaient adressés à lui. Disposé ainsi qu'eux -à considérer les Bourbons comme des étrangers, se flattant de pouvoir -par un mot expédié à l'île d'Elbe faire revenir Napoléon, le remettre -à la tête de l'Empire, l'entreprise proposée n'était à ses yeux que la -substitution d'un gouvernement national à un gouvernement -antinational, imposé à la France par l'Europe. Le maréchal, sans -s'engager précisément avec les jeunes artisans de ce projet, leur -avait montré assez de sympathie pour leur inspirer la confiance qu'il -serait leur chef, et tout joyeux d'une telle adhésion, indiscrets -comme des gens joyeux, ils n'avaient guère fait mystère de leurs -espérances.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effort pour y mêler des personnages politiques, et soin de -ceux-ci à n'y pas entrer.</span> -Cependant à travailler ainsi pour Napoléon, il fallait travailler avec -lui, avec son assentiment, avec son concours, et dès lors se mettre en -communication avec ceux qui étaient supposés le représenter. Tout en -cherchant spécialement les grands noms militaires de l'Empire, les -hommes qui voulaient <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> se débarrasser des Bourbons avaient songé -aussi aux grands noms civils, afin d'entrer en rapport avec Napoléon -par leur intermédiaire. Ils ne pouvaient recourir au prudent -Cambacérès que sa timidité et sa gravité rendaient inabordable, au -sauvage Caulaincourt qui fuyait toutes les relations, au trop suspect -et trop surveillé duc de Rovigo qu'il était impossible d'approcher -sans se dénoncer soi-même à la police, et ils s'étaient tournés vers -les deux hommes qui passaient pour avoir la confiance personnelle de -Napoléon, MM. Lavallette et de Bassano. Mais M. Lavallette avait reçu -de Napoléon pendant la dernière campagne un dépôt de seize cent mille -francs en espèces métalliques, composant toute la fortune personnelle -de l'ancien Empereur, et il l'avait soigneusement gardé pour le -restituer à la première demande. Dans sa fidélité, craignant de trahir -un dépôt qui pouvait devenir le pain de son maître, il l'avait caché -avec beaucoup de précautions dans sa propre maison, et pour le mieux -cacher, il se cachait lui-même en ne voyant personne. -<span class="sidenote" title="En marge">Prudence de M. de Bassano.</span> -C'était donc au -fidèle et toujours accessible duc de Bassano que les auteurs de -l'entreprise projetée avaient eu recours. Ils l'avaient à la fois -charmé et terrifié, charmé en lui prouvant qu'on ne cessait pas de -penser à Napoléon, terrifié en l'informant d'un projet compromettant -pour tant de monde, particulièrement pour Napoléon lui-même, qui, à -l'île d'Elbe, restait placé sous la main des puissances, et exposé à -subir le contre-coup de toutes leurs inquiétudes. Ce qui contribuait -à intimider M. de Bassano, c'est que, <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> depuis le départ de -Napoléon pour l'île d'Elbe, il n'en avait reçu aucune communication, -et n'avait osé lui en adresser aucune. Les hommes qui avaient servi -Napoléon étaient si habitués à attendre son initiative, que jamais ils -ne se seraient permis de la prévenir, et depuis sa chute ils n'avaient -pas changé. Les fautes des Bourbons leur avaient rendu l'espérance, -sans leur inspirer une spontanéité d'action dont ils avaient toujours -été dépourvus. M. de Bassano, intimement lié avec les jeunes généraux -qui s'agitaient en ce moment, leur avait déclaré qu'il était sans -rapports avec Napoléon, qu'il ne pouvait par conséquent leur donner ni -son avis, ni son assentiment, encore moins l'autorité de son nom, puis -il les avait suppliés de ne pas compromettre leur ancien chef, qui, -toujours à la merci de ses ennemis, pouvait, sur un mot parti de -Vienne, être transporté violemment dans des régions lointaines et sous -un ciel meurtrier. Cette réserve n'avait été prise que comme une -prudence ordinaire aux personnages politiques, et les jeunes têtes -impatientes de relever l'Empire n'avaient été ni découragées, ni -jetées dans le doute par la manière de s'exprimer de l'ancien -confident de l'Empereur.</p> - -<p>Il y avait un autre concours qu'il était tout aussi naturel de désirer -et d'espérer, c'était celui du parti révolutionnaire. Les Bourbons -auraient eu pour les révolutionnaires, et en particulier pour les -<em>votants</em>, des ménagements que leur cœur rendait impossibles, -qu'ils n'auraient probablement pas réussi à se les concilier. Mais si -à cette difficulté fondamentale on ajoute les sanglants outrages -prodigués <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> tous les jours aux révolutionnaires par les gazettes -royalistes, on comprendra que leur antipathie se fût transformée en -une haine violente. Sous l'influence de ces dispositions, Carnot avait -écrit et laissé publier le fameux mémoire dont nous avons parlé; -Sieyès d'une modération dédaigneuse avait passé à un déchaînement qui -ne lui était pas ordinaire, et une quantité d'autres personnages du -même parti avaient suivi son exemple, à l'exception toutefois de -Barras, qui, peu jaloux de retomber sous l'ingrat général dont il -avait commencé la fortune, désirait mourir paisiblement sous les -Bourbons, auxquels il faisait parvenir de sages conseils fort peu -écoutés. Hors celui-là, les révolutionnaires étaient exaspérés. -Satisfaits d'abord de la chute de Napoléon, ils la déploraient -maintenant, et désiraient hautement son retour. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché seul, parmi les révolutionnaires, paraît disposé -à se mêler au complot projeté.</span> -À leur tête, on voyait -comme de coutume se remuer M. Fouché, qui cherchait toujours à -ressaisir un rôle, et s'en faisait un en se mêlant de tout. Tandis -qu'il s'était mis, comme on l'a vu, en rapport avec les agents de M. -le comte d'Artois, et avec M. le comte d'Artois lui-même, promettant -de sauver les Bourbons si les Bourbons se confiaient à lui, il -écrivait à M. de Metternich à Vienne, pour lui donner sur la manière -d'arranger l'Europe ses idées, que M. de Metternich ne demandait pas; -il écrivait à Napoléon pour lui conseiller de s'enfuir en Amérique, -désirant sincèrement en débarrasser l'Europe et s'en débarrasser -lui-même. Puis, toujours allant et venant d'un parti à l'autre, après -avoir excité les révolutionnaires contre les émigrés, il faisait aux -<span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> émigrés un épouvantail de l'agitation régnante, dans l'espoir -qu'on l'appellerait pour la calmer. Pourtant le dernier remaniement -ministériel, qui avait amené le maréchal Soult à la guerre, M. d'André -à la police, lui ôtant l'espoir prochain d'un retour au pouvoir, il -avait comme les hommes de son parti, mais par d'autres motifs, passé -de l'indulgence à la colère envers les Bourbons, et il était prêt à -s'adjoindre à quiconque voudrait les renverser. Il était donc bien -difficile qu'il se tramât quelque chose contre eux, sans qu'il fût de -l'entreprise et qu'il y eût le premier rôle. Mais les bonapartistes se -défiaient profondément de lui, et lui préféraient le comte Thibaudeau, -ancien conventionnel, ancien régicide, ancien préfet de l'Empire, -habile et dur, retiré à Paris, où il avait fui le ressentiment des -Marseillais exaspérés contre son administration. Révolutionnaire par -sentiment, bonapartiste par ambition, sûr du reste dans ses relations, -il avait été le lien des révolutionnaires avec les bonapartistes, -jusqu'au moment où M. Fouché s'était mis au cœur de toutes les -menées pour les diriger à son gré et à son profit. M. Fouché -présentant aux révolutionnaires sa qualité de régicide pour gage, aux -bonapartistes celle du plus ancien ministre de Napoléon, et offrant à -tous et pour titre essentiel une activité et un savoir-faire célèbres, -était bientôt devenu le personnage principal, et n'avait pas tardé à -vouloir imposer ses idées. Or sa principale idée c'était de renverser -les Bourbons sans leur substituer Napoléon lui-même. -<span class="sidenote" title="En marge">Idées particulières à M. Fouché.</span> -Il disait qu'à un -état de choses nouveau, il fallait un prince nouveau, libéral <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> -comme la génération présente, n'inspirant pas à l'Europe la haine dont -Napoléon était l'objet, n'étant pas exposé comme lui à voir six cent -mille hommes repasser le Rhin pour le détrôner; il disait que la -France, fatiguée de guerre et de despotisme, ne voulait pas plus de -Napoléon que des Bourbons, et qu'il n'y avait que deux princes -souhaitables, le duc d'Orléans, ou Napoléon II sous la régence de -Marie-Louise; que le duc d'Orléans, enlacé dans les liens de sa -famille, ne pouvait pas se séparer d'elle pour prêter la main à une -révolution; que ses manifestations favorables se bornaient à plus de -politesse envers les hommes de l'armée et de la Révolution, mais qu'il -était impossible d'établir sur de pareils fondements une entreprise -telle qu'un changement de gouvernement; que la seule solution -convenable, c'était le Roi de Rome avec la régence de Marie-Louise; -qu'en se proposant un tel but on aurait l'Autriche, par l'Autriche -l'Europe, avec l'Europe la paix; qu'on aurait en outre l'armée -heureuse de voir renaître l'Empire, Napoléon lui-même dédommagé dans -la personne de son fils du trône qu'il aurait perdu, enfin les -révolutionnaires et les libéraux parfaitement satisfaits, car trouvant -dans le fils la gloire du père sans son despotisme, débarrassés en -même temps des avanies de l'émigration, ils auraient toutes les -raisons imaginables de se rattacher à un régime qui leur procurerait -les avantages de l'Empire sans aucun de ses inconvénients.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Fév. 1815.</span> -Ces raisons, quoique très-sensées sous plusieurs rapports, péchaient -comme toutes celles qu'on alléguait <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> pour tenter une révolution -nouvelle, par un côté fondamental, c'était de supposer qu'on pût -donner aux Bourbons un autre remplaçant que Napoléon. La régence de -Marie-Louise était un pur rêve, car l'Autriche n'aurait livré ni -Marie-Louise ni son fils, et cette princesse eût été aussi incapable -de ce rôle que peu désireuse de le remplir. M. le duc d'Orléans qui -pouvait être amené un jour, la couronne étant vacante, à céder au -vœu irrésistible de l'opinion publique, n'aurait ni devancé ni -provoqué ce vœu, qui alors était encore très-vague. Marie-Louise, -le duc d'Orléans étant impossibles par des motifs différents, il -fallait ou se proposer Napoléon pour but, ce qui était une provocation -insensée et désastreuse à l'Europe, ou conserver les Bourbons en les -redressant, seule chose en effet qui fût alors honnête et raisonnable. -M. Fouché, plus sage en apparence, était donc en réalité aussi étourdi -et moins innocent que les folles têtes qu'il prétendait diriger. Il -produisait néanmoins par ses discours quelque impression sur beaucoup -d'anciens serviteurs de l'Empire qui se rappelaient le despotisme, -l'ambition de Napoléon, qui redoutaient son ressentiment (car presque -tous l'avaient abandonné), et surtout l'effet de sa présence sur -l'Europe. Il était difficile cependant de persuader aux jeunes -généraux qui étaient prêts à risquer leur tête, de songer à d'autres -qu'à Napoléon, et on avait laissé de côté cette question, pour ne -s'occuper que du premier but, celui de renverser les Bourbons. Les -auteurs du projet de renversement ne voyaient qu'une manière de s'y -prendre, c'était de réunir les troupes <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> dont disposaient -quelques-uns d'entre eux, de les amener à Paris, de les joindre aux -officiers à la demi-solde, et avec ces moyens d'exécuter un coup de -main. Aux mois de janvier et de février 1815, on en était venu à -parler de ce plan avec une indiscrétion singulière qui choquait déjà -le maréchal Davout, trop grave pour des entreprises conduites aussi -légèrement, et qui alarmait M. de Bassano, craignant toujours de -compromettre Napoléon sans l'avoir consulté. Aussi M. de Bassano -répétait-il à ces jeunes militaires, qu'il n'avait aucune -communication avec l'île d'Elbe, que dès lors il ne pouvait leur -assurer aucun concours, et qu'il les suppliait de ne pas compromettre -Napoléon, qu'une imprudence exposerait à être déporté aux extrémités -du globe. M. Lavallette, bien qu'il se cachât, avait pourtant fini par -les rencontrer, et par les entretenir de ce qui les occupait. Il les -avait suppliés de se tenir tranquilles, de ne pas chercher à devancer -les volontés de Napoléon, et ils avaient répondu qu'ils n'avaient -besoin de l'assentiment ni du concours de personne pour renverser un -gouvernement antipathique à la nation comme à eux, et dont l'existence -était entièrement dans leurs mains. Ils avaient donc persisté dans -leurs projets, et ils fréquentaient surtout M. Fouché, qui avait -cherché à se les attacher parce qu'il voyait en eux un fil de plus à -mouvoir, et qui avait employé pour y réussir le moyen facile de les -écouter sans les contredire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le complot des jeunes militaires est si légèrement conçu -qu'il mérite à peine le nom de complot.</span> -Si on appelle conspiration tout désir de renversement accompagné de -propos menaçants, assurément il y en avait une dans ce que nous -venons de <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> rapporter. Mais si on appelle conspiration un projet -bien conçu, entre gens sérieux, voulant fermement atteindre un but, -décidés à y risquer leur tête, et ayant combiné leurs moyens avec -prudence et précision, il est impossible de dire qu'il y eût ici -quelque chose de semblable. Ces jeunes officiers voulaient sans -contredit se débarrasser des Bourbons, même au prix de leur vie qu'ils -n'avaient pas l'habitude de ménager; quelques-uns, pourvus de -commandements actifs, avaient dans les mains de puissants moyens -d'action, et de leur part on ne peut nier qu'il y eût conspiration. -Mais de la part des prétendus chefs il en était autrement. Le maréchal -Davout avait écouté, sans s'y engager, des projets qui flattaient son -ressentiment, mais qui blessaient son bon sens et ses habitudes de -discipline. M. Lavallette avait repoussé toute confidence. M. de -Bassano, tout en fermant un peu moins l'oreille que M. Lavallette, -avait pris soin de ne compromettre Napoléon à aucun degré, en -affirmant qu'il ne lui avait rien dit, et ne lui dirait rien; et quant -aux ducs de Vicence et de Rovigo, quant au prince Cambacérès, on ne -leur avait pas même parlé. Le maréchal Ney, et les autres chefs de -l'armée réputés mécontents, ignoraient complétement ce qui se passait, -étaient suspects d'ailleurs à leurs anciens camarades à cause des -faveurs royales qu'ils avaient acceptées, et savaient seulement, comme -le public, que Paris regorgeait d'officiers à la demi-solde prêts aux -plus grands coups de tête. Le seul personnage qui, par son désir -d'avoir la main partout, fût entré dans ces projets, c'était M. -Fouché, et au fond il en était devenu le véritable <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> chef, -uniquement parce que loin de décourager les auteurs de l'entreprise, -il s'était fait leur confident, leur conseiller, et rarement leur -modérateur. À vrai dire, s'il y avait conspiration, c'était de sa -part, et de la part des militaires dont il flattait les passions et -favorisait les projets. Mais c'est tout au plus si on pouvait -l'affirmer d'eux et de lui, car rien n'était fixé, ni l'époque, ni le -plan, ni les coopérateurs de l'entreprise. -<span class="sidenote" title="En marge">Erreur de la police, qui cherche les conspirateurs où ils -ne sont pas.</span> -La police en voulant voir -des complots partout, ne savait pas discerner le seul qui eût une -ombre de réalité. Elle veillait sur les militaires en général, mais -sur ceux que nous venons d'indiquer moins que sur les autres. Quant à -M. Fouché lui-même, elle était loin d'apercevoir en lui le personnage -dangereux dont il aurait fallu suivre toutes les démarches. La police -officielle le signalait bien comme un personnage suspect dont il y -avait à se défier, mais la police officieuse de M. le comte d'Artois -le peignait comme le plus habile des hommes, comme le plus puissant, -comme celui dans les mains duquel il fallait remettre le salut de la -dynastie et de la France. À entendre cette police, les véritables -conspirateurs étaient M. Cambacérès, qui voyait à peine quelques amis -à l'heure de son dîner; MM. de Bassano et Lavallette, qui prenaient -soin, ainsi que nous venons de le dire, de se séparer de toute -entreprise sérieuse; le duc de Rovigo que tout le monde évitait tant -il était compromis, et qui évitait tout le monde tant il trouvait ses -amis ingrats envers lui; et enfin la reine Hortense, qui avait accepté -la protection de l'empereur Alexandre et les bons traitements de -Louis XVIII, qui était occupée <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> à plaider contre son mari pour -la possession de ses enfants, et qui, bien que toujours attachée à -Napoléon, était tellement abattue par sa chute, qu'elle n'imaginait -pas que son retour fût possible. D'après cette même police qu'on -appelait celle du château, le prince Cambacérès, M. de Bassano, M. -Lavallette, la reine Hortense, étaient en correspondance secrète avec -Napoléon, recevaient une part de ses trésors pour soudoyer les -complots qui se tramaient, et les ramifications de ce complot allaient -plus loin encore, car M. de Metternich, brouillé avec les puissances -du Nord, et mis par la reine de Naples en rapport avec Napoléon, -songeait à le ramener sur la scène, pour se venger d'alliés ingrats -qui voulaient s'emparer de la Saxe et de la Pologne.</p> - -<p>Les faits déjà exposés dans cette histoire suffisent pour montrer ce -qu'il y avait de fondé dans ces suppositions. MM. de Cambacérès, de -Bassano, Lavallette, étaient certainement investis de toute la -confiance de Napoléon, et justement parce qu'ils la méritaient se -seraient bien gardés d'en faire part au premier venu. La reine -Hortense était fort dévouée à son beau-père, mais dans le moment la -mère avait presque étouffé chez elle la fille adoptive. M. de -Metternich était mécontent de la Prusse et de la Russie, il avait eu -de la peine à se détacher de la cour de Naples, mais on a pu voir s'il -songeait à se servir de Napoléon pour résister aux prétentions des -Russes et des Prussiens; et quant à Napoléon, on jugera bientôt s'il -avait de l'argent à consacrer à de telles entreprises, et s'il avait -la main dans celles qui se préparaient en France. Le véritable -<span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> inconvénient de ces extravagantes inventions, auxquelles les -gouvernements prêtent trop souvent l'oreille quand une froide et -solide raison ne les dirige pas, c'est de détourner leur attention des -dangers réels pour la porter sur des dangers imaginaires, c'est de -leur faire quitter, comme à la chasse, les vraies pistes pour se jeter -sur les fausses. On négligeait M. Fouché, que les agents de toutes les -polices ménageaient et prônaient même, on ne pensait pas à un seul des -jeunes généraux qui avaient des commandements dans le Nord, et dont -l'audace pouvait bientôt devenir dangereuse, et on attachait ses yeux -et sa haine sur des hommes qui sans doute faisaient des vœux contre -le gouvernement, mais dont aucun n'était prêt à lever la main contre -lui. On assiégeait ainsi de mille rapports alarmants M. le comte -d'Artois qui, toujours effaré, croyait tout, Louis XVIII qui, fatigué -de ces perpétuelles alarmes, ne croyait rien, et le gouvernement, -faute d'avoir à sa tête un esprit ferme et sagace, flottait entre tout -croire et ne rien croire, passait ainsi à côté de tous les périls, non -pas sans en avoir peur, mais sans les discerner.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Désir de M. de Bassano d'avertir Napoléon de ce qui se -passe.</span> -M. de Bassano à la fois inquiet et satisfait de ce qu'il apprenait, -frémissait cependant à l'idée de voir une entreprise aussi grave que -celle dont il s'agissait, tentée sans que Napoléon en fût averti, car -elle pouvait contrarier ses vues, elle pouvait l'exposer à des mesures -cruelles, et enfin, exécutée sans lui, elle pouvait profiter à -d'autres qu'à lui. Ce fidèle serviteur aurait donc voulu informer -Napoléon de ce qui se passait, et tandis qu'il en cherchait <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> -le moyen, l'empressement d'un jeune homme inconnu le lui offrit à -l'improviste.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'occasion lui en est offerte par M. Fleury de Chaboulon.</span> -Un auditeur de l'Empire, M. Fleury de Chaboulon, ayant de l'esprit, de -l'ardeur, de l'ambition, s'ennuyant à Paris de n'être rien, avait -résolu d'aller à l'île d'Elbe pour mettre son activité inoccupée au -service de l'Empereur détrôné. Mais il voulait y arriver avec une -recommandation propre à lui assurer un accueil favorable. Il s'adressa -donc à M. de Bassano, qui l'écouta d'abord avec réserve, qui s'ouvrit -davantage lorsqu'il eut reconnu sa bonne foi, et finit par lui confier -la mission d'exposer verbalement à Napoléon la véritable situation de -la France, c'est-à-dire l'impopularité croissante des Bourbons, le -refroidissement des classes moyennes pour eux, l'irritation des -acquéreurs de biens nationaux, l'exaspération de l'armée, la -disposition des jeunes militaires à tout risquer, enfin l'opinion -universellement accréditée, que l'état des choses ne pouvait durer, et -qu'il changerait ou au profit de la famille Bonaparte, ou à celui de -la famille d'Orléans. -<span class="sidenote" title="En marge">Nature de la mission que M. de Bassano donne à M. Fleury de -Chaboulon.</span> -M. Fleury de Chaboulon pressant M. de Bassano de -s'expliquer plus clairement, et d'aboutir à un avis donné à Napoléon, -celui par exemple de quitter l'île l'Elbe, et de débarquer en France, -M. de Bassano répondit avec raison qu'il ne pouvait prendre une -pareille responsabilité, que d'ailleurs à un homme tel que Napoléon on -ne donnait pas de conseil, et surtout un semblable conseil. M. Fleury -de Chaboulon fut seulement chargé de porter à l'île d'Elbe l'exposé -exact de la situation, avec recommandation expresse de ne rien dire -qui fût une incitation <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> à agir dans un sens ou dans un autre. -M. de Bassano refusa de lui confier aucun écrit, mais lui remit un -signe de reconnaissance qui attestât à Napoléon de quelle part il -venait. -<span class="sidenote" title="En marge">Voyage de M. Fleury de Chaboulon à l'île d'Elbe.</span> -M. Fleury de Chaboulon partit en janvier, passa par l'Italie, -tomba malade en route, et ne put être rendu à l'île d'Elbe que dans le -courant du mois de février.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vie de Napoléon à l'île d'Elbe.</span> -Avant de faire connaître les résultats de sa mission, il convient -d'exposer comment Napoléon vivait à l'île d'Elbe, depuis qu'il avait -passé de l'empire du monde à la souveraineté de l'une des plus petites -îles de la Méditerranée. C'est un curieux spectacle en effet, et digne -des regards de l'histoire, que celui de cette activité prodigieuse, -qui après s'être étendue sur l'Europe entière, était renfermée -maintenant dans un espace de quelques lieues, et s'exerçait sur douze -ou quinze mille sujets et un millier de soldats! Notre tâche serait -incomplétement remplie si nous négligions de le retracer.</p> - -<p>Napoléon transporté à l'île d'Elbe sur la frégate anglaise -l'<i lang="en"> Undaunted</i>, avait mouillé le 3 mai 1814 dans la rade de -Porto-Ferrajo, et avait débarqué dans la journée du 4. Quelques jours -avant son arrivée les habitants l'avaient brûlé en effigie par les -motifs qui avaient tourné contre lui tous les peuples de l'Empire: la -guerre, la conscription, les droits réunis. -<span class="sidenote" title="En marge">Accueil qu'il avait reçu des habitants à son arrivée.</span> -En apprenant sa venue ils -avaient oublié leur colère de la veille, et étaient accourus, poussés -par le sentiment d'une ardente curiosité. Puis ils avaient manifesté -une joie bruyante, en songeant qu'ils seraient affranchis du joug de -la Toscane, que le nouveau monarque leur apporterait de vastes -trésors, attirerait <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> chez eux un commerce considérable, et avec -son génie créateur ferait bientôt de leur île quelque chose -d'extraordinaire. Ils l'avaient conduit en pompe à l'église, et y -avaient chanté un <i lang="la"> Te Deum</i>. Il s'était prêté de bonne grâce à leurs -désirs, comme s'il avait pu partager à quelque degré leur joie -puérile.</p> - -<p>Prenant avec soumission les choses qui s'offraient à lui, ne semblant -pas s'apercevoir qu'elles fussent petites, il s'était mis à l'œuvre -le lendemain même de son arrivée, et avait commencé par faire à cheval -le tour de l'île. Après en avoir parcouru l'étendue en quelques -heures, il avait arrêté le plan de son nouveau règne, avec le zèle que -quinze ans auparavant il apportait à réorganiser la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses premiers soins donnés à la défense de Porto-Ferrajo.</span> -Ses premiers soins furent consacrés à la ville de Porto-Ferrajo, -située sur une hauteur, à l'entrée d'un beau golfe tourné vers -l'Italie, et ayant vue sur les montagnes de l'Étrurie. Elle avait été -jadis fortifiée, et pouvait devenir une place capable de quelque -résistance. Napoléon s'appliqua sur-le-champ à la mettre en complet -état de défense. En se faisant suivre à l'île d'Elbe par un -détachement de sa garde, il s'était assuré plusieurs centaines -d'hommes dévoués, soit pour se défendre contre une basse violence, -soit pour servir de fondement à quelque entreprise hasardeuse, si -jamais il en voulait tenter une. Ces compagnons d'exil au nombre d'un -millier, enfermés dans une bonne place maritime avec des vivres et des -munitions, pouvaient s'y défendre quelques semaines, et lui donner le -temps de se dérober, si les souverains regrettant <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de l'avoir -laissé trop près de l'Europe, songeaient à le déporter dans l'Océan. -Il se hâta donc de faire réparer les remparts de Porto-Ferrajo, d'y -réunir l'artillerie qui avait été répandue sur les côtes de l'île -pendant la dernière guerre, de la hisser sur les murs, d'achever et -d'armer les forts qui dominaient la rade, de préparer des magasins, -d'y rassembler des vivres et des munitions. En très-peu de semaines -Porto-Ferrajo devint une place qui aurait exigé pour s'en emparer une -assez grosse expédition. Napoléon gagnait à ces précautions, outre des -moyens de défense très-réels, l'avantage d'être plus sûrement averti -de ce qu'on méditerait contre lui, par l'étendue même des forces qu'il -faudrait déployer pour le violenter. Il ne borna pas là sa prévoyance. -<span class="sidenote" title="En marge">Moyens d'évasion préparés dans l'île de Pianosa.</span> -Une île très-petite, dépendante de sa souveraineté, celle de Pianosa, -distante de trois lieues, présentait des circonstances favorables à -ses desseins. Cette île, plate, couverte de bons pâturages, -très-précieux en ces climats, était surmontée d'un rocher taillé à -pic, et d'un fort où cinquante hommes étaient presque inexpugnables. -Il fit mettre le fort en état de défense, y envoya des vivres et une -petite garnison, et, sans dire son secret à personne, il disposa les -choses de manière que du fort on pût dans la nuit descendre au rivage, -s'embarquer, et prendre le large, ce que la position de l'île rendait -facile, car elle est située non pas du côté de la Toscane, mais du -côté de la pleine mer. Napoléon avait donc la ressource, si on venait -pour l'enlever, de se réfugier dans cette île de Pianosa pendant la -nuit, et puis de s'y embarquer n'importe pour quelles <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> -régions. Afin d'en utiliser les pâturages, il y fit transporter ses -chevaux et son bétail, de sorte qu'il éloignait, en profitant des -avantages de l'île, toute idée d'un établissement militaire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Police établie à l'île d'Elbe.</span> -Après avoir pourvu à la défense de l'île d'Elbe, Napoléon y organisa -une police des plus vigilantes. On ne pouvait aborder qu'à -Porto-Ferrajo, capitale de l'île, ou bien à Rio, Porto-Longone, Campo, -petits ports situés, les uns à l'ouest, les autres à l'est, et -destinés ceux-ci au service des mines, ceux-là au commerce des denrées -du pays. Des postes de gendarmes devaient interdire l'accès des côtes -partout ailleurs, et une police de mer bien organisée dans chacun des -ports laissés ouverts, soumettait les arrivants, quels qu'ils fussent, -à un examen prompt et sûr. Quatre ou cinq heures après chaque arrivage -sur les points les plus éloignés de Porto-Ferrajo, Napoléon savait qui -était venu dans son île, et pourquoi on y était venu. Il avait pour en -agir ainsi d'assez graves motifs. Le gouvernement français avait placé -en Corse un ancien ami de Georges, le général Brulart, qu'on avait -élevé à un grade et à un commandement supérieurs à sa position, -évidemment pour en faire le surveillant de l'île d'Elbe. Rien -assurément n'était plus légitime qu'une semblable surveillance de la -part du gouvernement français, mais des avis parvenus à Napoléon lui -avaient fait craindre que cette surveillance ne fût pas le seul objet -qu'on eût en vue, et qu'un attentat contre sa personne n'eût été -médité. Au surplus, il ne ressort des documents trouvés depuis aucun -indice accusateur contre le général Brulart; toutefois il est certain -que des intrigants, <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> correspondant avec ce qu'on appelait la -police du château, se vantaient de pouvoir faire assassiner Napoléon, -et même d'y travailler; il est certain encore que des sicaires -d'origine corse furent arrêtés, et que les motifs de leur présence -dans l'île d'Elbe restèrent fort équivoques. Napoléon les renvoya en -leur déclarant qu'à l'avenir le premier d'entre eux surpris dans l'île -d'Elbe serait fusillé, et il ajouta qu'au premier grief fondé, il -ferait enlever le général Brulart en pleine ville d'Ajaccio par -cinquante hommes déterminés, et en ferait à la face de l'Europe une -justice éclatante. Nous devons ajouter que, soit crainte, soit -innocence d'intentions, le général Brulart se tint tranquille, et que -de sa part rien ne parut aller au delà d'une légitime surveillance.</p> - -<p>Ainsi Napoléon avait pris ses mesures, soit contre un assassinat, soit -contre un projet d'enlèvement, car ayant rendu nécessaire pour le -violenter une forte expédition, il était assuré d'être toujours averti -en temps utile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Organisation de la petite armée de Napoléon.</span> -Quant au personnel de ses forces, il avait montré autant d'art à -disposer d'un millier d'hommes, que jadis à disposer d'un million. -Avant de quitter Fontainebleau, Drouot lui avait choisi avec beaucoup -de soin, parmi les soldats de la vieille garde, tous prêts à le -suivre, environ 600 grenadiers et chasseurs à pied, une centaine de -cavaliers, et une vingtaine de marins, en tout 724 hommes d'élite. -Ayant voyagé à pied de Fontainebleau à Savone, embarqués ensuite sur -des bâtiments anglais, ils avaient abordé à Porto-Ferrajo vers la fin -de mai. Napoléon qui avait craint un moment qu'on ne voulût les -retenir, les <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> avait vus arriver avec une joie dans laquelle il -entrait autant de prévoyance que de plaisir de retrouver d'anciens -compagnons d'armes. Il avait caserné les hommes de son mieux, et -envoyé les chevaux dans les pâturages de Pianosa. N'ayant pas dans son -île grand usage à faire des cavaliers, il les avait convertis en -canonniers, et il employait le loisir de l'exil à les instruire. Une -soixantaine de Polonais se trouvant à Parme, et ayant obtenu la -permission de s'embarquer à Livourne, Napoléon avait payé le fret, et -s'était renforcé d'un nouveau détachement d'hommes dévoués. Quelques -officiers français mourant de faim étaient aussi venus le joindre à -travers l'Italie, voyageant comme ils pouvaient, et il les avait -également accueillis. Sa troupe s'était ainsi élevée à huit cents -hommes environ, malgré quelques morts et malades manquant au nombre -primitif.</p> - -<p>À ces huit cents hommes Napoléon trouva le moyen d'ajouter un renfort -de soldats durs et intrépides. Sous son règne la garde des îles avait -été confiée à des bataillons d'infanterie légère, dans lesquels on -plaçait les conscrits enclins à la désertion, la plupart indociles -mais vigoureux et braves. Deux de ces bataillons, appartenant au 35<sup>e</sup> -léger, et contenant des Provençaux, des Liguriens, des Toscans, des -Corses, tenaient garnison à l'île d'Elbe en 1814. Au moment où ils -allaient s'embarquer pour la France, Napoléon leur déclara qu'il -garderait auprès de lui ceux d'entre eux qui voudraient entrer à son -service. Il en retint ainsi environ trois cents, Corses pour la -plupart, lesquels, sauf quelques déserteurs peu nombreux, lui -demeurèrent invariablement <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> fidèles. Il disposait par -conséquent de 1100 hommes de troupes régulières, et de la première -qualité. Il y joignit quatre cents hommes du pays, organisés de la -manière suivante.</p> - -<p>L'île d'Elbe possédait un bataillon de milice de quatre compagnies, -assez bien discipliné, et composé d'aussi bons soldats que les Corses. -Napoléon ordonna que chacune des quatre compagnies formant ce -bataillon, aurait tous les mois vingt-cinq hommes de garde, et -soixante-quinze laissés dans leurs champs, ce qui supposait cent -hommes de service, et trois cents toujours disponibles au premier -appel. On ne payait que les cent hommes de service, lesquels faisaient -la police dans l'intérieur de l'île et sur les côtes. La nouvelle -armée de Napoléon comptait donc 1500 soldats, valant presque tous la -vieille garde par le mélange avec elle.</p> - -<p>Ce n'étaient point là les vaines occupations d'un maniaque, s'amusant -avec des hochets qui lui rappelaient son ancienne grandeur: c'était -pour lui, ainsi que nous venons de le dire, un moyen de se garantir, -ou contre une violence, ou contre une déportation lointaine, laquelle -ne pouvait jamais être une surprise, s'il était en mesure de se -défendre quelques jours; c'était enfin, si un nouvel avenir s'ouvrait -devant lui, un moyen de descendre sur le continent, et d'y tenter un -nouveau rôle, sans s'exposer à être arrêté par quelques gendarmes et -fusillé sur une grande route.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">À sa petite armée Napoléon ajoute une marine -proportionnée.</span> -Dans les mêmes vues Napoléon avait pris soin de se créer une marine. -Il avait trouvé à Porto-Ferrajo un brick, <i>l'Inconstant</i>, en assez -bon état, <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> comportant 60 hommes d'équipage, une goëlette, <i>la -Caroline</i>, en exigeant 16. Il avait acheté à Livourne une felouque, -<i>l'Étoile</i>, à laquelle il fallait 14 hommes, et deux avisos, <i>la -Mouche</i> et <i>l'Abeille</i>, auxquels il en fallait 18 pour les deux. Ces -bâtiments supposaient par conséquent une centaine de marins, et avec -une ou deux felouques, qu'il était facile de se procurer, Napoléon -avait de quoi embarquer les onze cents hommes composant sa petite -armée régulière. C'était tout ce dont il avait besoin si jamais il -songeait à sortir de son île, chose fort douteuse à ses yeux, mais -possible. Ces cent et quelques marins avaient été rangés dans ses -dépenses indispensables, et, en y ajoutant un petit nombre de matelots -levés dans le pays, il pouvait en vingt-quatre heures compléter -l'équipement de sa flottille. En attendant, au moyen de ses deux -avisos il correspondait avec les ports de Gênes, de Livourne, de -Naples, en recevait des provisions, des lettres, des journaux; il -faisait avec la goëlette <i>la Caroline</i> la police de la rade de -Porto-Ferrajo, puis de temps en temps il promenait sur le brick -<i>l'Inconstant</i> le pavillon de son petit État, pavillon blanc, barré -d'amarante et semé d'étoiles, et habituait ainsi les marines anglaise, -française, génoise, turque, à voir ses couleurs dans la mer de -Toscane.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se ménage une habitation de ville et une -habitation de campagne.</span> -Ces soins donnés à sa sûreté et à son avenir, quel qu'il pût être, -Napoléon songea à embellir son séjour, à le rendre supportable pour -lui, pour sa famille, pour ses soldats, à développer la prospérité de -son petit peuple, et enfin à ménager ses finances de manière à en -assurer la durée. En arrivant <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> il s'était logé d'abord à -l'hôtel de ville de Porto-Ferrajo, et s'était ensuite transporté dans -un palais des anciens gouverneurs, fort délabré et fort insuffisant. -Il résolut d'y ajouter un corps de bâtiment, pour le régulariser et -l'agrandir, et pour se mettre en mesure d'y recevoir convenablement sa -mère, ses sœurs, même sa femme, si contre toute vraisemblance -celle-ci se décidait à venir. Il acheta des meubles à Gênes, et finit -par rendre ce séjour habitable. Il construisit un bâtiment pour les -officiers de son bataillon, afin qu'ils fussent réunis sous sa main, -et un peu mieux logés que dans la ville. Outre sa résidence à -Porto-Ferrajo, il voulut avoir une maison des champs, et il entreprit -d'en construire une, à la fois simple et décente, dans le val -San-Martino, charmante vallée débouchant sur la rade de Porto-Ferrajo, -et ayant vue sur les montagnes d'Italie. Il y exécuta des -défrichements et des plantations, et prêta fort à rire au maire, homme -simple et peu habitué à flatter, en prétendant qu'il y sèmerait -bientôt cinq cents sacs de blé.—Vous riez, monsieur le maire, lui -dit-il vivement, c'est que vous ne savez pas comment les choses se -développent et grandissent. Je sèmerai cinquante sacs la première -année, cent la seconde, deux cents la troisième, et ainsi de suite.—À -cette entreprise agricole, comme à son grand empire, il ne devait -manquer, hélas, que le temps! -<span class="sidenote" title="En marge">Embellissements faits à la ville de Porto-Ferrajo, et -mesures imaginées pour développer la prospérité de l'île d'Elbe.</span> -Après avoir préparé sa double résidence -à la ville et à la campagne, il s'occupa de sa capitale, -Porto-Ferrajo, qui était une ville de trois mille habitants. Il en fit -nettoyer et paver les rues; il y construisit une jolie <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> -fontaine qui versait des eaux jaillissantes; il rendit carrossables -deux grandes routes traversant l'île entière, et qui partant de -Porto-Ferrajo allaient, l'une à Porto-Longone, port principal pour les -relations avec l'Italie, l'autre à Campo, petit port tourné vers l'île -de Pianosa et la grande mer.</p> - -<p>Ses finances ne lui permettaient pas d'affecter plus de six à sept -cent mille francs à ces divers travaux (somme dont il ne faut pas -mesurer l'importance sur les dépenses de l'époque actuelle), et il -parvint à s'y renfermer, en usant des bras de ses soldats auxquels il -payait un modique salaire, en fournissant la pierre, le marbre, la -brique, les ciments, les bois. Montant à cheval une partie du jour, il -appliquait à ces objets, infiniment petits, ce puissant regard naguère -fixé sur le monde, et toujours sûr dans les moindres choses comme dans -les plus grandes. Il consacra également ses soins à tout ce qui -pouvait améliorer le sol et faire prospérer le commerce de son île. Il -voulait la couvrir de mûriers pour y développer l'industrie de la -soie, et il commença par planter de ces arbres précieux les deux -routes qu'il venait de créer. Près de Campo se trouvaient des -carrières de beau marbre; il en ordonna l'exploitation. Les salines et -les pêcheries de thon constituaient deux des plus gros revenus du -pays. Il s'occupa d'en améliorer l'exploitation et le produit. Enfin -il donna toute son attention aux mines de fer, composant la principale -richesse de l'île d'Elbe. Ces mines fournissaient depuis longtemps un -minerai excellent en qualité, contenant plus de quatre-vingts pour -cent de métal pur. Mais faute <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> de combustible on ne pouvait le -convertir en fer, et on était réduit à le vendre aux négociants -italiens qui se chargeaient de le traiter. Napoléon se hâta de -recommencer sur une grande échelle l'extraction de ce minerai presque -réduite à rien, et dans cette vue il s'efforça d'attirer des ouvriers -en les nourrissant avec des blés achetés sur le continent italien. -<span class="sidenote" title="En marge">Les finances de Napoléon constituent la principale -difficulté de sa nouvelle existence.</span> -Mais pour toutes ces entreprises, l'exiguïté de ses finances était un -obstacle difficile à surmonter. À en croire les habitants de son île, -ses soldats, le public européen, et surtout les Bourbons, il avait -emporté avec lui d'immenses trésors, car, excepté sa personne -physique, on ne pouvait croire à rien de petit lorsqu'il s'agissait de -lui. En pensant à ces trésors, ses ennemis tremblaient, et ses naïfs -sujets tressaillaient de joie. Mais ces trésors n'étaient que chimère, -car cet homme, le plus ambitieux des hommes, était de tous le moins -occupé de ce qui le concernait personnellement. Il avait marché -jusqu'au jour suprême de son abdication sans se demander de quoi il -vivrait loin du trône. Ayant eu l'art d'économiser sur sa liste civile -150 millions, qu'il avait dépensés non pour lui, mais pour les besoins -extraordinaires de la guerre, il compta pour la première fois au -moment de quitter Fontainebleau, et il se trouva qu'il n'avait que les -quelques millions transportés à Blois, et dont la plus grande partie -avait été enlevée à l'Impératrice par l'envoyé du Gouvernement -provisoire, M. Dudon. Heureusement qu'avant cet enlèvement, il avait -eu le temps d'envoyer chercher 2,500,000 francs, que les lanciers de -la garde avaient escortés, et d'ordonner à <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> l'Impératrice d'en -prendre 2,900,000 pour elle-même. Sur ces 2,900,000 francs, -l'Impératrice avait pu lui en expédier encore 900,000, ce qui portait -son trésor lorsqu'il était parti pour l'île d'Elbe à 3,400,000 francs. -<span class="sidenote" title="En marge">État exact de ses finances.</span> -Cette somme consistant en or et en argent, suivit ses voitures et lui -parvint à Porto-Ferrajo. C'était là son unique ressource pour le faire -vivre à l'île d'Elbe, lui et ses soldats, s'il se résignait à y finir -ses jours. En effet, le subside annuel de 2 millions, stipulé par le -traité du 11 avril, n'avait point été acquitté, et il ne lui restait -d'autres revenus que ceux de l'île. Or, ces revenus étaient fort peu -de chose. La ville de Porto-Ferrajo rapportait en droits d'entrée et -autres environ cent mille francs; l'île elle-même rapportait cent -autres mille francs en contributions directes. Les pêcheries, les -salines, les mines, dans leur état actuel, produisaient à peu près -320,000 francs, ce qui composait un total de 520,000. Sur cette somme, -les dépenses municipales de Porto-Ferrajo et des autres petits bourgs -de l'île, celles des routes, dans l'état où Napoléon les avait mises, -absorbaient au moins 200,000 francs, ce qui laissait un produit net -d'à peu près 300,000 francs par an. Or, il fallait que Napoléon -entretînt sa maison, sa marine et son armée, et ces trois objets -n'exigeaient pas moins de 15 à 1,600,000 francs. C'était par -conséquent une somme de 1,200,000 francs au moins à prendre -annuellement sur son trésor, déjà réduit de 3,400,000 francs à -2,800,000 par la dépense des bâtiments. Il ne pouvait donc pas vivre -longtemps à l'île d'Elbe, si on ne lui payait le subside convenu, à -moins de licencier sa garde, <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> c'est-à-dire de se priver des -fidèles soldats qui l'avaient suivi, de se livrer sans défense à la -première troupe de bandits qui voudrait l'assassiner, et de renoncer -enfin à un noyau d'armée dont il ne pouvait se passer, quelque -entreprise qu'il fût amené à tenter plus tard. Aussi, sans avoir -encore formé aucune espèce de projet, il s'appliquait à veiller sur -ses moindres dépenses, au point d'étonner ceux qui étaient le plus -habitués à son esprit d'ordre, et même jusqu'à faire crier autour de -lui à l'avarice. -<span class="sidenote" title="En marge">Son extrême économie.</span> -Dès le sixième mois de son séjour, il avait cessé -d'exiger le service des miliciens de l'île, lesquels, comme nous -l'avons dit, avaient toujours un quart de leur effectif sous les -armes. C'était l'entretien de cent hommes de moins à payer. Il avait -changé la formation de son bataillon de vieille garde, et ramené le -cadre de six compagnies à quatre. Il avait réduit ses écuries au plus -strict nécessaire, n'avait conservé que les voitures indispensables -pour sa mère, sa sœur et lui-même, et n'avait gardé en chevaux de -selle que ce qu'il lui fallait pour parcourir l'île à cheval avec -Drouot, Bertrand et quelques hommes d'escorte. Il avait fixé à un taux -très-modeste, quoique convenable, le traitement de ses principaux -officiers, sans pouvoir toutefois rien faire accepter à Drouot. Ce -dernier, ayant le toit et la table de son ancien général, n'avait nul -besoin, disait-il, d'autre chose pour vivre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière de vivre de Napoléon à l'île d'Elbe.</span> -Tels avaient été les arrangements de Napoléon à l'île d'Elbe pour le -présent et pour l'avenir. Sa vie du reste était calme et remplie, car -c'est le propre des esprits supérieurs de savoir se soumettre aux -<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> sévérités du sort, surtout quand ils les ont méritées, et de -s'intéresser aux petites choses, parce qu'elles ont leur profondeur -comme les grandes. Sa mère, dure et impérieuse, mais exacte à remplir -ses devoirs, avait cru de sa dignité de partager le nouveau destin de -son fils, et elle était à Porto-Ferrajo l'objet des respects de la -cour exilée. La princesse Pauline Borghèse, qui poussait jusqu'à la -passion l'amitié qu'elle ressentait pour son frère, n'avait pas manqué -de venir aussi, et sa présence était infiniment douce à Napoléon. Elle -s'était fort appliquée à le réconcilier avec Murat, ce qui n'avait pas -été très-difficile. Napoléon avait peu de rancune, parce qu'il -connaissait les hommes. Il savait que Murat était léger, vain, dévoré -du désir de régner, mais bon autant que brave, et il lui avait -pardonné d'avoir cédé aux circonstances qui étaient extraordinaires. -Murat repentant, surtout depuis qu'il avait senti la duperie autant -que l'ingratitude de sa conduite, avait envoyé à l'île d'Elbe -l'expression de son repentir, et en retour Napoléon avait chargé la -princesse Pauline d'aller à Naples apporter à Murat, avec son pardon, -le conseil d'être prudent, et de se tenir prêt pour les événements -imprévus qui pouvaient encore éclater. La princesse avait porté à -Murat ce message qui l'avait ravi, et elle était revenue ensuite tenir -fidèle compagnie à son frère. Elle était le centre d'une petite -société, composée des habitants les mieux élevés de l'île, qui -vivaient autour de Napoléon comme autour de leur souverain. On avait -disposé un théâtre dans lequel Napoléon admettait cette société, et -très-habituellement les soldats de sa <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> garde. Il s'y montrait -doux, poli, serein, et même attentif, comme s'il n'eût pas assisté -jadis aux chefs-d'œuvre de la scène française représentés par les -premiers acteurs du siècle. Les devoirs de sa modeste souveraineté -remplis, il passait son temps avec Bertrand et Drouot, tantôt à cheval -et courant à travers l'île pour inspecter ses travaux, tantôt à pied -ou en canot. Quelquefois il s'embarquait avec ses officiers dans une -grande chaloupe à demi pontée, et allait faire en mer des courses -d'une et deux journées, reconnu et salué par toutes les marines. Dans -ces longues promenades par terre ou par eau, il s'entretenait gaiement -ou gravement selon les sujets, quelquefois avec la vive humeur d'un -jeune homme, le plus souvent avec la gravité d'un génie vaste et -profond. -<span class="sidenote" title="En marge">Pensées dont il se nourrit habituellement.</span> -Il nourrissait toujours la pensée d'écrire l'histoire de son -règne, et discutait les points obscurs de sa carrière avec assez de -franchise, revenant fréquemment sur l'irréparable refus de la paix de -Prague. C'était la seule faute qu'il avouât sans difficulté.—J'ai eu -tort, disait-il, mais qu'on se mette à ma place. J'avais gagné tant de -victoires, et tout récemment encore celles de Lutzen et de Bautzen, où -j'avais rétabli ma puissance en deux journées! Je comptais sur mes -soldats et sur moi-même, et j'ai voulu jeter une dernière fois les dés -en l'air. J'ai perdu, mais ceux qui me blâment n'ont jamais bu à la -coupe enivrante de la fortune...—Drouot l'écoutait la tête baissée, -n'osant lui dire qu'il est peu sage de jouer ainsi sa propre -existence, mais qu'il est coupable de jouer celle de ses enfants, et -criminel celle de sa nation! L'honnête homme se <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> taisait, ne se -pardonnant ce silence que parce que son maître était vaincu et -proscrit.</p> - -<p>Dans cette vie paisible où il rêvait d'élever un monument historique -immortel, Napoléon était presque heureux, car au calme il joignait un -reste d'espoir. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon en lisant les journaux, et en voyant ce qui se -passe en France, commence à croire qu'il aura des motifs de sortir de -l'île d'Elbe.</span> -Il lisait les journaux avec soin, et avec une -pénétration qui lui faisait deviner la vérité à travers les mille -assertions des journalistes, comme s'il avait assisté aux -délibérations des cabinets. Selon lui, la Révolution française, -arrêtée un moment dans sa marche, reprenait son cours irrésistible. -L'ancien régime et la Révolution allaient se livrer de nouveaux et -terribles combats, et au milieu de ces troubles il devait trouver -l'occasion de reparaître sur la scène. Il ne savait pas précisément -s'il régnerait encore; il était certain en tout cas qu'il ne pourrait -pas régner de la même manière, car les esprits un moment paralysés par -l'effroi de la Révolution, avaient repris leur animation et leur -indépendance. Que serait-il encore, que deviendrait-il, quel rôle -aurait-il à jouer? Il n'en savait rien, mais à voir la gaucherie des -Bourbons à Paris, l'ambition des puissances à Vienne, il se disait que -le monde n'était pas près de se rasseoir, et dans le monde agité sa -place devait toujours être grande comme lui. Telles étaient ses -prévisions confuses, et elles suffisaient pour que son immense -activité, actuellement enfermée dans son âme, ne l'étouffât point. Il -jouissait donc d'un repos éclairé par un rayon d'espérance. -Quelquefois le langage outrageant des feuilles publiques finissait par -le remuer. Un jour qu'il avait reçu un grand nombre de gazettes, il -en avait trouvé une qui disait qu'il <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> était devenu fou, que ses -plus fidèles serviteurs, Bertrand, Drouot, que ses proches les plus -dévoués, sa mère, sa sœur, n'avaient pu supporter la violence de -son caractère, et qu'ils l'avaient quitté. Il se rendit dans le salon -où sa mère, sa sœur, Bertrand, Drouot, se réunissaient, et jetant -une masse de journaux sur une table, Vous ne savez pas, leur dit-il, -vous ne savez pas que je suis devenu fou.... Aucun de vous n'a pu -supporter les emportements de mon caractère, vous ma mère, vous -Drouot, vous êtes tous partis...—Puis il leur donna à lire ces -feuilles en répétant: Je suis fou! je suis fou!... Il se rassit, et se -vengea en discutant les affaires du monde, les fautes des uns, les -fautes des autres, avec une sagacité merveilleuse.—Les Bourbons, -l'Europe, s'écria-t-il, n'en ont pas pour six mois de la situation -actuelle.—</p> - -<p>Il menait ainsi à l'île d'Elbe une vie tolérable, voyant tous les -jours plus clairement que la scène du monde allait redevenir abordable -pour lui. Dans cette disposition il était avide de nouvelles et il -aurait voulu en avoir d'autres que celles qu'il trouvait dans les -gazettes. Il avait bien envoyé quelques agents sur le continent -italien, et ceux-ci lui avaient rapporté que l'Italie tout entière se -lèverait à son apparition s'il voulait y descendre; mais cette -perspective ne l'avait guère tenté, car ce n'était pas avec les -Italiens qu'il se flattait de tenir tête à l'Europe. C'est sur la -France qu'il aurait voulu recevoir des renseignements, mais il n'osait -pas écrire aux hommes considérables qui l'avaient servi, de peur de -les compromettre, et ceux-ci, de peur de le compromettre lui-même, -avaient gardé une égale réserve. <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Il avait été mieux informé de -ce qui se passait à Vienne. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon apprend par M. Meneval qu'à Vienne on forme le -projet de le déporter dans l'Océan, et que les souverains vont quitter -le congrès.</span> -Ce n'était pas sa femme qui l'avait tenu -au courant, c'était M. Meneval, dont la fidélité et le zèle ne -s'étaient point démentis, et qui lui envoyait par le commerce de Gênes -des nouvelles fréquentes de son fils et du congrès. M. Meneval tenait -ses renseignements de madame de Brignole, noble Génoise d'un rare -esprit, d'un grand dévouement à la France, et ayant vainement essayé -de faire entendre la voix du devoir à Marie-Louise, dont elle était -l'une des dames d'honneur. Madame de Brignole recevait ses -informations des principaux personnages de Vienne, et notamment de M. -le duc de Dalberg son gendre, ministre de Louis XVIII. Elle suivait -les événements avec une extrême sollicitude, et avait appris le projet -de déporter Napoléon dans une île de l'océan Atlantique. M. Meneval -n'avait pas manqué de faire part de ce projet à Napoléon en exagérant -la probabilité de l'exécution, car, ainsi que nous l'avons dit, on se -préparait à quitter Vienne sans avoir rien décidé sur ce sujet. À -cette nouvelle M. Meneval en avait ajouté une autre, celle de la -séparation prochaine du congrès, et du départ des souverains pour le -20 février au plus tard.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Fermentation produite par ces nouvelles dans l'esprit de -Napoléon.</span> -Ces diverses informations avaient produit sur Napoléon une impression -extrêmement vive, et provoqué chez lui de profondes réflexions sur sa -situation présente et future. Il s'était déjà dit plus d'une fois -qu'il ne pouvait pas mourir dans cette île, que pour lui, pour sa -gloire même, il valait mieux une fin tragique qu'une molle vieillesse -dans cette tranquille prison de l'île d'Elbe. -<span class="sidenote" title="En marge">Aux raisons tirées de ce qui se passe à Vienne, se joint -l'impossibilité financière d'entretenir sa petite armée.</span> -L'ennui visible de ses -compagnons <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> d'infortune l'encourageait fort dans ces pensées. -Le grand maréchal Bertrand souffrait un peu moins de l'exil, depuis -l'arrivée de sa famille; Drouot avait son attitude ordinaire, celle de -la simple vertu dans l'accomplissement de ses devoirs. Il n'en était -pas ainsi des autres. Soldats et officiers, la première chaleur du -dévouement passée, s'ennuyaient profondément de leur oisiveté. Ils le -témoignaient souvent à Napoléon, et dans leur familiarité lui -disaient: Sire, quand partons-nous pour la France?—Il leur répondait -par le silence et un sourire amical, mais il devinait ce qui se -passait au fond de leur cœur, et prévoyait bien que leur patience -n'égalerait pas la durée de son exil. Il cherchait à occuper les -soldats en les faisant travailler à ses routes, à son jardin, -moyennant un supplément de solde, et laissait ceux qui ne voulaient -rien faire ravager les vignes de son domaine de San-Martino, en riant -de leurs innocentes déprédations.—Nous venons de Saint-Cloud, lui -disaient-ils, quand il les rencontrait sur la route mangeant encore -les raisins qu'ils lui avaient dérobé.—C'est bien, leur répondait-il, -mais il sentait toute l'étendue de leur ennui, et en souffrait plus -qu'eux. Une vingtaine d'entre eux ne pouvant plus y tenir, lui avaient -demandé leur congé, et il le leur avait accordé en termes honorables. -Il est vrai qu'en revanche il lui était arrivé quelques officiers du -continent, mais ceux-ci avaient fui l'ennui de France, sans connaître -encore l'ennui de l'île d'Elbe. À ces dispositions trop manifestes de -ses soldats, qui lui faisaient craindre de ne pouvoir les retenir -longtemps auprès de <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> lui, se joignait la réflexion fort simple -qu'il serait bientôt dans l'impossibilité de les nourrir, car il avait -emporté 3,400,000 francs à Porto-Ferrajo, et il ne devait plus lui en -rester que 2,400,000, lorsque ses travaux seraient finis, et c'était -tout juste de quoi payer pendant deux ans sa marine et son armée. Il -aurait suffi de ces seules raisons, sans compter l'activité -indomptable de son âme, pour lui faire résoudre en lui-même le parti -de s'élancer de nouveau dans le champ des grandes aventures. Pourtant -ces réflexions n'avaient encore provoqué chez Napoléon aucune -détermination précise, lorsqu'il apprit le double fait que nous venons -de rapporter, c'est qu'on voulait l'enlever pour le transférer dans -l'Océan, et que les souverains après avoir achevé leurs travaux -allaient se séparer. Il n'en fallut pas davantage pour mettre son âme -ardente en fermentation. -<span class="sidenote" title="En marge">Par tous ces motifs, Napoléon incline à quitter l'île -d'Elbe.</span> -Deux considérations puissantes le frappèrent -sur-le-champ. D'abord si les souverains allaient se séparer, la -résolution qui le concernait devait être arrêtée, et une fois arrêtée -on ne la laisserait pas longtemps sans exécution. Secondement, les -souverains devant bientôt quitter Vienne et rentrer chacun chez eux, -l'occasion serait bonne pour tenter une révolution en France, car une -fois partis il ne leur serait pas facile de se réunir de nouveau, et -tout concert établi de loin, par correspondance de cabinet à cabinet, -serait lent, incomplet, de médiocre vigueur. -<span class="sidenote" title="En marge">Les longues nuits sont une raison de ne pas différer.</span> -Ces deux considérations -étaient d'un grand poids, mais comme Napoléon en toutes choses pensait -immédiatement aux moyens d'exécution, il trouva dans la saison -<span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> elle-même un motif de prendre un parti immédiat. On était à la -moitié de février 1815, et les grandes nuits allaient faire place aux -grands jours. Or, pour s'échapper de l'île d'Elbe sur une flottille -qui porterait ses soldats, il fallait à Napoléon de très-longues -nuits. Cette dernière raison le décida presque, et à tout événement il -ordonna le 16 février de faire entrer le brick <i>l'Inconstant</i> dans la -darse, pour le réparer, le peindre comme un bâtiment anglais, le -pourvoir de quelques mois de vivres. Le même jour il prescrivit à son -agent des mines à Rio, de noliser deux gros transports, sous prétexte -d'envoyer du minerai en terre ferme. Du reste il ne dit rien de ses -projets à personne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La lecture des gazettes, racontant le procès Exelmans, -donne à Napoléon la certitude d'être bien accueilli en France.</span> -Tandis qu'il inclinait ainsi à s'échapper de sa prison, il reçut, -après avoir été privé de communications pendant deux ou trois -semaines, une quantité de gazettes à la fois. Il les dévora, et y -trouva avec une vive satisfaction de nouveaux indices de la -fermentation des esprits en France, car elles contenaient le récit du -procès Exelmans, celui de l'émeute occasionnée par les funérailles de -mademoiselle Raucourt, et prouvaient que les militaires et le peuple -de Paris étaient mûrs pour une révolution. Le <cite>Journal des Débats</cite> -notamment, assez exactement informé par le duc de Dalberg de ce qui se -passait à Vienne, lui apporta la confirmation de la séparation -prochaine des souverains, et cette concordance avec les rapports de M. -Meneval corrobora chez lui la résolution de faire ses préparatifs de -départ.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée soudaine de M. Fleury de Chaboulon.</span> -En ce moment on lui annonça l'arrivée à Porto-Ferrajo d'un jeune -homme inconnu qui se disait <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> chargé d'une mission importante -auprès de lui. Ce jeune homme était M. Fleury de Chaboulon, dont il -vient d'être parlé. À peine débarqué à Porto-Ferrajo il avait demandé -à être conduit chez le général Bertrand, en se donnant pour un envoyé -de M. de Bassano. -<span class="sidenote" title="En marge">Entretien de ce jeune homme avec Napoléon.</span> -Napoléon l'admit sur-le-champ auprès de lui, -l'accueillit d'abord avec une certaine méfiance, l'observa des pieds à -la tête, vit bientôt qu'il avait affaire à un jeune homme plein de -bonne foi et d'ardeur, et quand il en eut reçu la révélation d'une -circonstance secrète, connue de M. de Bassano et de lui seul (c'était -le moyen imaginé par M. de Bassano pour accréditer M. Fleury de -Chaboulon), il lui prêta une oreille attentive.—On se souvient donc -encore de moi en France? dit-il d'un ton de mécontentement; M. de -Bassano ne m'a donc pas oublié?...—M. Fleury de Chaboulon ayant donné -les motifs de la réserve extrême dans laquelle les plus fidèles -serviteurs de l'Empire s'étaient renfermés, Napoléon n'insista pas un -instant sur ce léger reproche, et écouta l'exposé de l'état des -choses, fait avec agitation mais avec sincérité par son interlocuteur. -Quoique M. Fleury de Chaboulon ne lui apprît rien, et que sur la -simple lecture des journaux il eût tout deviné, il fut charmé d'en -recevoir la confirmation par un témoin oculaire, et surtout par un -témoin qui lui rapportait les propres paroles de M. de Bassano. Ce qui -le toucha, et ce qui devait le toucher particulièrement, ce fut la -révélation positive des sentiments de l'armée, et de l'impatience -qu'elle manifestait d'échapper à l'autorité des Bourbons. C'était une -forte raison de croire qu'à la première apparition de son ancien -général elle <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> ferait éclater ses sentiments, et pour une âme -audacieuse comme celle de Napoléon, la présomption du succès suffisait -pour décider l'entreprise. Aussi après avoir entendu l'envoyé de M. de -Bassano, il résolut de partir immédiatement. Voulant cependant le -faire expliquer davantage, il lui posa la question -suivante:—Concluez, lui dit-il. M. de Bassano me conseille-t-il de -m'embarquer et de descendre en France?...—Le jeune homme interrogé -avec ce regard perçant auquel personne ne résistait, n'osa ni assumer -sur lui, ni faire peser sur M. de Bassano une responsabilité aussi -grande, et il répondit en tremblant, que M. de Bassano ne donnait -aucun conseil, et lui avait expressément recommandé de se renfermer -dans le pur exposé des faits. Napoléon n'insista pas, et, comprenant -qu'on n'avait pu prendre vis-à-vis de lui une aussi lourde -responsabilité, il renvoya M. de Chaboulon sans lui annoncer ses -projets, mais en les lui laissant entrevoir. Craignant que l'émotion -de ce jeune homme, initié pour la première fois de sa vie à -d'importants secrets, n'amenât quelque indiscrétion, il lui donna une -mission imaginaire pour Naples, en lui prescrivant, quand il l'aurait -remplie, de se rendre en France auprès de M. de Bassano, qui lui -transmettrait de nouveaux ordres<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. À cette époque <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> Napoléon -devait avoir renversé le trône des Bourbons, ou succombé sur une -grande route.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon prend le parti de quitter l'île d'Elbe, et -s'entretient avec sa mère de cette résolution.</span> -Gardant son secret pour lui seul, Napoléon s'en ouvrit cependant à sa -mère.—Je ne puis, lui dit-il, mourir dans cette île, et terminer ma -carrière dans un repos qui serait peu digne de moi. D'ailleurs, faute -d'argent, je serais bientôt seul ici, et dès lors exposé à toutes les -violences de mes nombreux ennemis. La France est agitée. Les Bourbons -ont soulevé contre eux toutes les convictions et tous les intérêts -attachés à la Révolution. L'armée me désire. Tout me fait espérer qu'à -ma vue elle volera vers moi. Je puis sans doute rencontrer sur mon -chemin un obstacle imprévu, je puis rencontrer un officier fidèle aux -Bourbons qui arrête l'élan des troupes, et alors je succomberai en -quelques heures. Cette fin vaut mieux qu'un séjour prolongé dans cette -île, avec l'avenir qui m'y attend. Je veux donc partir, <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> et -tenter encore une fois la fortune. Quel est votre avis, ma -mère?—Cette énergique femme éprouva un saisissement en écoutant cette -confidence, et recula d'effroi, car elle comprenait que son fils, -malgré sa gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France comme -un malfaiteur vulgaire.—Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère un -moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment.—Elle se recueillit, -garda quelque temps le silence, puis d'un ton ferme et inspiré: -Partez, mon fils, lui dit-elle, partez, et suivez votre destinée. Vous -échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative -manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur; du -reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de -batailles, vous protégera encore une fois.—Ces paroles dites, elle -embrassa son fils avec une violente émotion<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p> - -<p>Le parti de Napoléon déjà pris, le fut plus résolûment encore. Tout à -fait au dernier moment, il s'ouvrit à Bertrand, qu'il remplit de joie, -car Bertrand avait du mérite à braver l'exil, vu qu'il en souffrait -malgré la présence de sa famille. -<span class="sidenote" title="En marge">Opinion de Drouot.</span> -Napoléon s'expliqua aussi avec -Drouot, qu'il remplit de trouble. Ce héros, le plus honnête des -hommes, se demandait si le devoir de partager l'infortune de Napoléon -s'étendait jusqu'à le suivre dans une entreprise qui pouvait exposer -la France à d'affreux malheurs. Napoléon combattit ces doutes en lui -montrant l'état de la France, divisée, déchirée par les partis, -condamnée à de prochaines tentatives des uns ou des autres, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> -indignement traitée par l'Europe, et ayant chance, au contraire, de se -relever sous la main vigoureuse qui l'avait organisée en 1800. Les -idées nouvelles d'ailleurs avec lesquelles Napoléon retournait en -France après dix mois de réflexions profondes, sa résolution de ne pas -retomber dans l'abîme de la guerre si la chose dépendait de lui, de -traiter le peuple français en peuple libre et de lui rendre une large -part à son gouvernement, étaient des raisons de plus d'espérer qu'on -parviendrait peut-être à procurer à la France le repos, l'union, une -liberté modérée, une situation forte, tout ce qu'elle aurait eu, si, -dans son premier règne, Napoléon avait su se contenir. Le dévouement -faisant le reste, Drouot se soumit aux volontés de son maître, et se -prêta aux préparatifs secrets de la prochaine expédition. -<span class="sidenote" title="En marge">Préparatifs de départ.</span> -Sous un -prétexte spécieux, Napoléon fit venir à Porto-Ferrajo le bataillon -corse cantonné dans l'île, et fit confectionner des vêtements pour -l'habiller à neuf. Mais il laissa dans les pâturages de Pianosa les -chevaux des lanciers polonais, dont le déplacement n'aurait pas été -suffisamment motivé, et dont le transport eût été difficile. On réunit -en hommes tout ce qui était valide, au nombre d'environ onze cents, -dont huit cents de la garde, et trois cents Corses, Piémontais ou -Toscans, reste du 35<sup>e</sup> léger trouvé dans l'île. Aucun de ces hommes ne -soupçonnait l'entreprise projetée; ils pouvaient supposer qu'on allait -les passer en revue, car les travaux continuaient comme à l'ordinaire. -Une circonstance d'ailleurs favorisait le projet d'évasion. Les -Anglais avaient conservé dans cette mer, pour <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> y surveiller -l'île d'Elbe, le colonel Campbell, l'un des commissaires qui avaient -accompagné Napoléon de Fontainebleau à Porto-Ferrajo, et afin de mieux -dissimuler le rôle de cet agent, lui avaient donné une mission auprès -de la cour de Toscane. Le colonel Campbell allait et venait de -Florence à Livourne, de Livourne à Porto-Ferrajo, et était un vrai -surveillant sans le paraître. -<span class="sidenote" title="En marge">Absence du commissaire anglais.</span> -Dans ce moment il avait quitté -Porto-Ferrajo pour se rendre à Livourne. L'œil de la politique -anglaise était donc fermé, et il ne restait que ses croisières, -toujours faciles à tromper ou à éviter. Pour mieux assurer le secret -de ses préparatifs, Napoléon, deux jours avant de s'embarquer, fit -mettre l'embargo sur tous les bâtiments entrés dans l'île d'Elbe, et -ne permit plus une seule communication avec la mer. Il fit saisir par -son officier d'ordonnance Vantini un gros bâtiment, parmi ceux qui -étaient dans le port, et avec ce bâtiment, avec <i>l'Inconstant</i> de 26 -canons, avec la goëlette <i>la Caroline</i>, la felouque <i>l'Étoile</i>, -l'aviso <i>la Mouche</i>, et deux autres transports frétés à Rio, en tout -sept bâtiments, il s'assura le moyen d'embarquer ses onze cents hommes -et quatre pièces de canon de campagne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le départ fixé au 26 février.</span> -Enfin, après avoir bien ruminé sa résolution et son plan, après s'être -dit qu'il ne pouvait finir sa carrière dans cette île si voisine de -France, sans être bientôt seul faute de moyens pour nourrir ses -soldats, et exposé aux coups des plus vulgaires assassins, sans être -d'ailleurs prochainement déporté par les puissances européennes; après -s'être dit que dans l'état de la France d'autres tenteraient -peut-être <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> ce qu'il allait faire, sans avoir la même chance de -réussir, qu'en se montrant sa présence suffirait pour attirer à lui -toute l'armée, et mettre les Bourbons en fuite; que les souverains à -la veille de se séparer, ainsi que l'attestaient les nouvelles reçues, -ne seraient pas faciles à réunir de nouveau, qu'ils hésiteraient à -reprendre les armes pour les Bourbons, en les voyant si fragiles, et -en le trouvant lui si pacifique (car il était résolu à l'être), qu'il -avait donc toute chance de rétablir d'un coup de baguette magique le -trône impérial, qu'enfin il fallait se hâter pendant que les nuits -étaient longues encore; après s'être dit tout cela une dernière fois, -il adopta le 26 février pour le jour de sa fabuleuse entreprise.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Message à Murat avant de quitter l'île d'Elbe.</span> -Avant de partir il expédia un message à Naples par l'un des deux -avisos qui servaient à ses communications avec les côtes d'Italie. En -mandant à Murat son embarquement pour la France, Napoléon le chargeait -d'envoyer un courrier à Vienne, afin d'annoncer à la cour d'Autriche -qu'il arriverait dans peu à Paris, mais qu'il y arriverait avec la -ferme résolution de maintenir la paix, et de se renfermer dans le -traité de Paris du 30 mai 1814. Il lui traçait en outre la conduite à -tenir comme roi de Naples. Il lui recommandait expressément de -préparer ses troupes, de les concentrer dans les Marches où elles -étaient en partie réunies, mais de ne pas prendre l'initiative des -hostilités, d'attendre patiemment ce qui se passerait à Paris et à -Vienne avant d'opérer aucun mouvement, et s'il était absolument réduit -à combattre, de rétrograder plutôt que d'avancer jusqu'à <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> ce -qu'on pût lui tendre la main, car plus la bataille se livrerait près -de Naples, plus il serait fort, et plus les Autrichiens seraient -faibles.</p> - -<a id="img066" name="img066"></a> -<div class="figcenter"> -<img src="images/img066.jpg" width="500" height="351" alt="" title="L'ÎLE D'ELBE." /> -<p class="smcap">L'ÎLE D'ELBE.</p> -</div> - -<p>Le 26 jusqu'au milieu du jour, Napoléon laissa ses soldats continuer -les travaux auxquels ils étaient employés. Dans l'après-midi on les -convoqua subitement, on leur fit manger la soupe, et puis on les -rassembla sur le port avec armes et bagages, en leur disant qu'ils -allaient monter à bord des bâtiments. -<span class="sidenote" title="En marge">Embarquement et enthousiasme des troupes.</span> -Bien qu'on ne leur eût pas avoué -que c'était pour se diriger vers la France, ils n'eurent pas un doute, -et se livrèrent à des transports de joie inexprimables. Sortir de leur -immobilité fatigante, se déplacer, agir, revoir la France, revenir au -faîte de la puissance et de la gloire, étaient autant de perspectives -qui les ravissaient, et ils remplirent la rade de Porto-Ferrajo des -cris de <cite>Vive l'Empereur</cite>! Les habitants, seuls attristés de ce -départ, car il leur semblait que la fortune de leur île s'en allait -avec Napoléon, entouraient, silencieux et mornes, la foule animée et -bruyante qui s'embarquait. Beaucoup d'entre eux, liés avec nos -officiers et nos soldats, leur faisaient de touchants adieux en -souhaitant l'heureux succès de leur entreprise, et se consolaient en -pensant que si l'étoile de Napoléon, comme ils en étaient convaincus, -s'élevait de nouveau radieuse au ciel, il rejaillirait sur leur île -quelques-uns de ses rayons. Napoléon ne tarda pas à paraître, -accompagné de Bertrand, de Drouot, de Cambronne, et de tout -l'état-major qui l'avait suivi dans l'exil. Il venait de dîner avec sa -mère et sa sœur, et les embrassant à plusieurs reprises, tâchant -<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> en vain d'essuyer leurs larmes, leur rappelant l'espèce de -miracle qui, au milieu de tous les feux de l'Europe, avait protégé -vingt ans sa personne, il les quitta le cœur ému mais ferme, et -descendit au rivage le front rayonnant d'espérance. Sa présence fit -éclater de nouveaux cris d'enthousiasme, et bientôt la petite armée de -onze cents hommes qui allait conquérir l'empire de France à la face de -toute l'Europe, fut à bord des sept bâtiments destinés à la -transporter. Environ trois cents hommes avec l'état-major -s'embarquèrent sur le brick <i>l'Inconstant</i>; le reste fut réparti sur -la goëlette <i>la Caroline</i>, et sur les cinq autres bâtiments composant -la flottille. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ le 26 à sept heures du soir.</span> -Vers sept heures du soir, la foule étant sur le quai, la -mère et la sœur de Napoléon aux fenêtres du palais, la flottille -impériale mit à la voile, se dirigeant vers le cap Saint-André. Elle -voulait, en prenant cette direction, déborder l'île d'Elbe, et -s'élever au nord, entre l'île de Capraia et la côte d'Italie, le plus -loin possible des parages fréquentés par les croisières. Le vent -soufflant du sud en ce moment, la fortune semblait vouloir favoriser -cette audacieuse expédition, et protéger une dernière fois l'homme -extraordinaire qu'elle avait plusieurs fois transporté au delà des -Alpes, conduit en Égypte, ramené sain et sauf en France, secondé dans -toutes ses entreprises des bords du Tage à ceux du Borysthène, et -abandonné à Moscou seulement! Lui accorderait-elle encore une de ces -faveurs dont elle avait rempli sa prodigieuse vie? Là était le doute, -qui du reste n'en était pas un pour Napoléon et ses soldats, tant ils -étaient confiants.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Premières circonstances de la navigation.</span> -Bientôt commencèrent les alternatives qui se produisent même dans les -plus brillantes réussites. L'heureux vent du sud faiblit sensiblement, -et arrivée en vue du cap Saint-André la flottille demeura immobile. À -peine put-on s'élever quelque peu au nord vers l'île de Capraia, et le -27 au matin on n'avait franchi que sept ou huit lieues. On se trouvait -dans les eaux mêmes des croisières anglaise et française, et exposé à -les rencontrer. Le péril était grand. Le capitaine de frégate -Chautard, qui était venu joindre Napoléon à l'île d'Elbe, le capitaine -Taillade, qui commandait le brick <i>l'Inconstant</i>, et plusieurs marins -étaient d'avis de rentrer à Porto-Ferrajo, afin d'y attendre sous -voile un vent meilleur. C'était pour éviter un péril se <em>jeter</em> dans -un autre, car malgré l'embargo mis à Porto-Ferrajo sur tous les -bâtiments, un avis pouvait être parvenu aux Anglais, et dans ce cas on -aurait été enfermé dans Porto-Ferrajo par une apparition subite des -forces britanniques, surpris en flagrant délit d'attentat à la paix -générale, et consigné dans une île non plus en souverain mais en -prisonnier. Il valait donc mieux persévérer, et rester en panne -jusqu'à ce que soufflât de nouveau ce vent si désiré du sud. Napoléon -qui avait des hasards de ce monde une expérience sans égale, savait -que dans toute entreprise il faut voir de sang-froid les aspects si -divers que prennent les événements, et prendre patience jusqu'au -retour des circonstances favorables. Le plus grand danger après tout -c'était de rencontrer la croisière française, composée de deux -frégates et d'un brick. Or, on connaissait l'esprit qui animait -<span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> les équipages, et il était possible de les enlever sans coup -férir, en sautant à l'abordage avec les aigles et les trois couleurs. -Il attendit donc avec la résolution de sortir d'embarras par un coup -d'audace, si on était aperçu par la croisière française.</p> - -<p>À midi le vent fraîchit, et on s'éleva à la hauteur de Livourne. À -droite vers la côte de Gênes on voyait une frégate, et une autre à -gauche vers le large; au loin un vaisseau de ligne, poussé par un vent -d'arrière, semblait se diriger à toutes voiles sur la flottille. -C'étaient là des périls qu'il fallait braver, en se fiant du résultat -à la fortune. -<span class="sidenote" title="En marge">Rencontre avec le brick français <i>le Zéphire</i>.</span> -On continua de naviguer, et tout à coup on se trouva -bord à bord avec un brick de guerre français, <i>le Zéphire</i>, commandé -par le lieutenant de vaisseau Andrieux, bon officier, que la petite -marine de l'île d'Elbe rencontrait souvent. On pouvait essayer -d'enlever ce brick, mais Napoléon ne voulut pas courir sans nécessité -la chance d'une pareille tentative. Il fit coucher ses grenadiers sur -le pont, et ordonna au capitaine Taillade, qui connaissait le -commandant Andrieux, de parlementer avec lui. Le capitaine Taillade -prenant son porte-voix, salua le commandant Andrieux, et lui demanda -où il allait.—À Livourne, répondit celui-ci, et vous?—À Gênes, -repartit le capitaine Taillade; et il offrit de se charger des -commissions du <i>Zéphire</i>, ce que le commandant Andrieux n'accepta -point, n'en ayant, disait-il, aucune pour ce port. Et comment se porte -l'Empereur? demanda l'officier de la marine royale.—Très-bien, -répondit le capitaine Taillade.—Tant mieux, ajouta le commandant -Andrieux; et il poursuivit <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> son chemin, sans soupçonner la -rencontre qu'il venait de faire, et l'immensité de choses qu'il venait -de laisser passer sans s'en apercevoir.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Mars 1815.</span> -À la nuit on vit disparaître les bâtiments de guerre qui avaient donné -de l'inquiétude quelques heures auparavant, et on mit le cap sur la -France. On employa la journée du 28 à traverser le golfe de Gênes, -sans autre rencontre que celle d'un vaisseau de 74 qu'on prit d'abord -pour un croiseur ennemi, mais qui bientôt ne parut plus s'occuper de -la flottille, et le 1<sup>er</sup> mars au matin, jour à jamais mémorable, -quoique bien funeste pour la France et pour Napoléon, on découvrit la -côte avec une satisfaction indicible. À midi on aperçut Antibes et les -îles Sainte-Marguerite. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée le 1<sup>er</sup> mars dans le golfe Juan.</span> -À trois heures on mouilla dans le golfe Juan, -et Napoléon ayant surmonté de la manière la plus heureuse les -premières difficultés de son entreprise, put croire au retour de son -ancienne fortune, et ses soldats qui le croyaient comme lui, firent -retentir les airs du cri de <cite>Vive l'Empereur</cite>!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Heureux débarquement.</span> -À un signal donné, et au bruit du canon, on arbora sur tous les -bâtiments le drapeau tricolore, chaque soldat prit la cocarde aux -trois couleurs, et on mit les chaloupes à la mer pour opérer le -débarquement. Napoléon ordonna au capitaine d'infanterie Lamouret -d'aller avec vingt-cinq hommes s'emparer d'une batterie de côte, -située au milieu du golfe. Le capitaine Lamouret s'y transporta en -chaloupe, ne trouva que des douaniers charmés d'apprendre l'arrivée de -Napoléon, et fort pressés de se donner à lui. On toucha terre avec -une joie <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> facile à comprendre, et tandis que les chaloupes -opéraient le va-et-vient des bâtiments à la côte, le capitaine -Lamouret imagina de se diriger sur Antibes pour enlever la place, ce -qui eût procuré un point d'appui d'une assez grande importance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Fausse tentative sur Antibes.</span> -Ce téméraire officier se présenta en effet devant Antibes, aborda le -poste qui gardait la porte, et en fut très-bien accueilli. Le général -Corsin, commandant Antibes, était en ce moment en visite aux îles -Sainte-Marguerite. Le colonel Cuneo d'Ornano le remplaçait. Celui-ci -apprenant ce dont il s'agissait, et tenant à remplir ses devoirs -militaires, laissa entrer les vingt-cinq grenadiers, puis ordonna de -lever tout à coup le pont-levis, et les fit ainsi prisonniers. Mais -ils se mirent à parler aux soldats du 87<sup>e</sup>, en garnison à Antibes, et -les émurent à tel point que ceux-ci criant <cite>Vive l'Empereur!</cite> -voulurent absolument livrer la place à Napoléon. Le colonel d'Ornano -parvint à les calmer, et en attendant désarma les vingt-cinq -grenadiers, auxquels il promit de rendre leurs armes dès que les faits -seraient mieux éclaircis.</p> - -<p>Ces vingt-cinq hommes trop confiants se trouvaient donc perdus pour -Napoléon, et on aurait pu regarder ce début comme de fort mauvais -augure, si, en même temps, on n'avait vu une multitude de soldats du -87<sup>e</sup> se jeter à bas des remparts, et courir vers Cannes pour se -joindre, disaient-ils, à leur empereur.</p> - -<p>À cinq heures le débarquement était terminé. Les onze cents hommes de -Napoléon, avec quatre pièces de canon et leur bagage, étaient -descendus <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> à terre, et avaient établi leur bivouac dans un -champ d'oliviers, sur la route d'Antibes à Cannes. -<span class="sidenote" title="En marge">Curiosité de la population, sans aucune manifestation -prononcée.</span> -D'abord les -habitants en voyant plusieurs bâtiments chargés de monde tirer le -canon, crurent que c'étaient des Barbaresques qui enlevaient des -pêcheurs, et furent épouvantés. Mais bientôt mieux renseignés, ils -accoururent avec curiosité, sans se prononcer ni dans un sens ni dans -un autre, car les populations du littoral n'étaient pas en général -très-favorables à l'Empire, qui leur avait valu quinze ans de guerre -maritime. Napoléon envoya Cambronne à la tête d'une avant-garde à -Cannes, pour commander des vivres et acheter des chevaux, et sachant -que pour attirer les gens il ne faut pas commencer par froisser leurs -intérêts, il fit tout payer argent comptant. Les vivres furent en -effet préparés, et quelques mulets, quelques chevaux achetés. Malgré -l'ordre de ne laisser sortir personne de Cannes, surtout par la route -qui menait à Toulon, un officier de gendarmerie, auquel Cambronne -avait proposé d'acheter des chevaux et qui avait feint de vouloir les -céder, s'échappa au galop pour aller à Draguignan donner avis au -préfet du Var du grand événement qui venait de s'accomplir. -Heureusement pour Napoléon, cet officier ayant remarqué que -l'artillerie qu'on avait débarquée était placée sur la route de -Toulon, s'en fia aux premières apparences, et alla répandre la -nouvelle que l'expédition se dirigeait vers la Provence, c'est-à-dire -vers Toulon et Marseille.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Bivouac à Cannes.</span> -Il n'en était rien, comme on va le voir. Dans le champ d'oliviers où -Napoléon avait établi son <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> bivouac, on lui avait dressé un -siége et une table, et il y avait déployé ses cartes. -<span class="sidenote" title="En marge">Les deux routes qui s'offrent à Napoléon.</span> -Deux routes -s'offraient: l'une d'un parcours facile, celle de la basse Provence, -aboutissant à Toulon et Marseille, l'autre, celle du Dauphiné, -hérissée de montagnes escarpées, couverte alors de neige et de glace, -et coupée d'affreux défilés où cinquante hommes déterminés auraient pu -arrêter une armée. Cette dernière, tracée au milieu des Alpes -françaises, était en plusieurs endroits non carrossable, de façon -qu'il fallait, si on la préférait, commencer par se séparer de son -artillerie. Malgré ces difficultés effrayantes au premier aspect, -Napoléon n'hésita point, et par le choix qu'il fit en ce moment assura -le succès de son aventureuse entreprise.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs profonds qui décident Napoléon à préférer celle des -montagnes, et à négliger celle du littoral.</span> -Les obstacles physiques dont la route des Alpes était hérissée -consistaient dans des chemins escarpés ou couverts de glace, dans des -défilés à forcer ou à tourner, et ces obstacles on pouvait les -surmonter avec de la patience, de l'opiniâtreté, de l'audace. Napoléon -amenait avec lui onze cents hommes, capables de tout, et -très-suffisants pour triompher de la résistance qui pouvait s'offrir -dans ces contrées, où il était impossible qu'il trouvât autre chose -que de petites garnisons commandées par un capitaine ou un chef de -bataillon. Au contraire les obstacles moraux qui l'attendaient sur la -route du littoral étaient bien autrement redoutables. En suivant cette -route qui passe par Toulon, Marseille, Avignon, Valence, il devait -rencontrer des populations violentes, animées d'un royalisme furieux, -et capables de retenir le zèle des troupes pour lui. De plus il -allait <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> trouver sur son chemin des autorités d'un ordre élevé, -des amiraux à Toulon, un maréchal de France à Marseille (c'était -Masséna qui commandait dans cette ville). Or, dans l'entreprise qu'il -tentait, les hauts grades étaient le plus grand des dangers. Dans -l'armée, les soldats, presque tous anciens au service, venus des -prisons ou des garnisons étrangères, éprouvaient pour Napoléon un -véritable fanatisme. Les officiers partageaient cette disposition, -mais avec un peu plus de réserve, parce qu'ils étaient gênés par leurs -serments et par le sentiment de leur devoir. Les généraux, les -maréchaux surtout, plus retenus encore par ces mêmes considérations, -et d'ailleurs appréciant mieux le danger du rétablissement de -l'Empire, craignant aussi de se compromettre gravement, devaient céder -plus difficilement que les officiers à l'entraînement des troupes. Il -y avait donc moins de chances d'enlever un maréchal à la tête de huit -ou dix mille hommes, qu'un colonel ou un capitaine à la tête de -quelques centaines de soldats.</p> - -<p>Par toutes ces raisons il fallait éviter les autorités supérieures, -civiles ou militaires, et préférer les chemins même les plus mauvais, -si on devait n'y rencontrer que des officiers de grade inférieur. Sur -la route du Dauphiné, Napoléon ne pouvait avoir affaire, comme nous -venons de le dire, qu'à de petites garnisons faiblement commandées, et -à des paysans qui n'aimaient ni les nobles, ni les prêtres, et qui -presque tous étaient acquéreurs de biens nationaux. La plus grande -ville à traverser, en prenant par les montagnes, était Grenoble. Or, -Napoléon savait que les <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Grenoblais, animés d'un fort esprit -militaire, comme toutes les populations de la frontière, et fidèles -aux traditions libérales, depuis la fameuse assemblée de Vizille, -étaient tout à fait opposés aux Bourbons. Il avait dans sa garde un -chirurgien, Dauphinois de naissance, le docteur Émery, qui avait -entretenu des relations secrètes avec sa ville natale, et qui -répondait de ses compatriotes. Napoléon choisit donc la route des -montagnes, en laissant sur sa gauche la belle route du littoral et le -royalisme marseillais, et fit preuve ici encore une fois de ce coup -d'œil supérieur, qui lui avait si souvent procuré les plus grands -triomphes militaires, et qui devait lui procurer en cette occasion le -plus grand triomphe politique que jamais ait obtenu un chef d'empire -ou de parti. Il fit toutes ses dispositions en conséquence.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon abandonne son artillerie, et met son bagage sur -des mulets.</span> -Il prit le parti d'abandonner son artillerie, dont il n'avait pas un -sérieux besoin, car l'idée d'un combat à coups de canon n'entrait -guère dans son esprit. Les onze cents hommes qu'il avait suffisaient -pour le garantir de la main des gendarmes, ou de la résistance d'un -chef de bataillon, et quant aux autres résistances c'était sur l'effet -de sa présence qu'il comptait pour les faire évanouir. Ou bien à la -vue de sa redingote, de son chapeau si fameux, le premier détachement -envoyé à sa rencontre tomberait à ses pieds, et successivement l'armée -tout entière, ou bien il expirerait sur la grande route de la mort des -plus vils malfaiteurs: là était la question qui ne pouvait pas -évidemment se décider à coups de canon. Renonçant à son artillerie -qui <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> n'aurait pas pu le suivre, il fit charger sur des mulets -son petit trésor, reste de ce qu'il avait porté à l'île d'Elbe, et -montant à 17 ou 1800 mille francs. Le surplus avait été, ou dépensé à -l'île d'Elbe, ou laissé à sa mère. Il résolut de quitter Cannes vers -minuit. En même temps, il envoya à Grasse pour faire préparer des -vivres, et pour livrer à l'impression deux proclamations dont ses -officiers avaient déjà fait de nombreuses copies à bord du brick -<i>l'Inconstant</i>, et qui étaient destinées l'une au peuple français, -l'autre à l'armée. Ces proclamations contenaient ce qui suit, ou -textuellement, ou en substance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses proclamations au peuple et à l'armée.</span> -«Français, disait-il dans la première, les victoires de Champaubert, -de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de -Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcis-sur-Aube, de Saint-Dizier, -l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de -l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, la position que -j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de -ses magasins, de ses munitions de guerre, de ses équipages, l'avaient -placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais -sur le point d'être plus puissants, et l'élite des troupes coalisées -eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elles avaient si -cruellement ravagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la -capitale et désorganisa l'armée. Au même moment, la défection du duc -de Castiglione, à qui j'avais confié des forces suffisantes pour -battre les Autrichiens, et qui en paraissant sur les derrières -<span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> de l'ennemi eût complété notre triomphe, acheva notre ruine. -La conduite inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois -leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea ainsi le destin -de la guerre. Dans ces tristes circonstances, mon cœur fut déchiré, -mais mon âme demeura inébranlable. Je ne consultai que l'intérêt de la -patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers, je conservai une -existence qui pouvait encore vous être utile....»</p> - -<p>Après avoir ainsi expliqué ses revers, Napoléon cherchait à -caractériser l'esprit de l'émigration, qui s'appuyait, disait-il, sur -l'étranger, et voulait rétablir les abus du régime féodal. Il -ajoutait:</p> - -<p>«Français, dans mon exil, j'ai entendu vos plaintes et vos vœux; -j'ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce; j'arrive -parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des -individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je -l'ignorerai toujours, et je ne conserverai que le souvenir des -importants services qu'ils ont rendus, car il est des événements d'une -telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.... -Français, il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui -n'ait eu le droit, et n'ait tenté de se soustraire au déshonneur -d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. -Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de -Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, -et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et aux -braves de l'armée que je me fais, et ferai toujours gloire de tout -devoir.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Napoléon disait à l'armée:</p> - -<div class="quote"> -<p>«<span class="smcap">Soldats</span>!</p> - -<p>»Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos rangs - ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.</p> - -<p> »Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans parcourir toute - l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à - combattre contre nous, dans les rangs des armées étrangères, en - maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et - enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les - regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos - travaux, qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils - calomnient notre gloire? Si leur règne durait, tout serait perdu, - même le souvenir de nos plus mémorables journées.</p> - -<p> »Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé - sur vos pavois, vous est rendu: venez le joindre.</p> - -<p> »Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant - vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la - France. Arborez cette cocarde tricolore que vous portiez dans nos - grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les - maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune - se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous? - Qui en aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à - Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à - Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskova, à - Lutzen, à Wurtchen, à <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> Montmirail... Venez vous ranger - sous les drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que - de la vôtre; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres; - son intérêt, son honneur, sa gloire ne sont autres que votre - intérêt, votre honneur, votre gloire. La victoire marchera au pas - de charge; <cite>l'aigle avec les couleurs nationales volera de - clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame</cite>. Alors vous - pourrez montrer avec honneur vos cicatrices; alors vous pourrez - vous vanter de ce que vous aurez fait: vous serez les libérateurs - de la patrie.»</p> -</div> - -<p>Ainsi dans ces proclamations ardentes, empreintes de toutes les -passions du temps, mais touchant avec habileté à tous les points -essentiels du moment, Napoléon, sans s'inquiéter d'être juste, livrait -aux fureurs des soldats Augereau et Marmont, qu'il savait odieux à -l'armée. Aux droits des Bourbons, il opposait le droit populaire, et -touchait ainsi les masses par leur côté le plus sensible. Il -promettait adroitement l'oubli, en imputant certaines faiblesses à la -toute-puissance des révolutions, faisait appel à la cocarde tricolore -qu'il savait cachée dans le sac des soldats, leur rappelait leur -immortelle gloire flétrie par la haine maladroite des émigrés, et en -une image saisissante, restée populaire, il annonçait la victoire à -ses partisans. Ces proclamations n'étaient pas le moins profond, et ne -devaient pas être le moins efficace de ses calculs.</p> - -<p>Avant de se mettre en route il fit repartir pour l'île d'Elbe son -heureuse flottille, afin qu'elle annonçât à sa mère et à sa sœur le -succès de la première moitié de son entreprise, et ordonna au brick -<span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> <i>l'Inconstant</i> de les transporter à Naples, pour qu'elles -pussent y attendre en sûreté la fin de cette crise.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Rencontre avec le prince de Monaco.</span> -Vers le soir il s'était approché de Cannes, et on lui amena à son -bivouac, par suite de l'ordre qu'il avait donné d'arrêter toutes les -voitures, le prince de Monaco, passé, comme tant d'hommes du temps, -d'un culte à l'autre, de l'Empire à la Restauration. Il le fit -relâcher sur-le-champ, l'accueillit avec gaieté, et lui demanda où il -allait.—Je retourne chez moi, répondit le prince.—Et moi aussi, -répliqua Napoléon. Puis il quitta le petit souverain de Monaco, en lui -souhaitant bon voyage.</p> - -<p>À minuit il partit pour Grasse, suivant Cambronne qui avait pris les -devants avec un détachement de cent hommes. Au centre se trouvait le -bataillon de la vieille garde, escortant le trésor et les munitions, -puis venait le bataillon corse formant l'arrière-garde.</p> - -<p>Au sortir de Cannes commençait la route de montagnes qu'il fallait -suivre pendant quatre-vingts lieues pour atteindre Grenoble. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Grasse le 2 mars au matin.</span> -On arriva -le 2 mars à Grasse, vers la pointe du jour. Les quelques heures -passées aux environs de Cannes avaient été employées à préparer des -rations, à se procurer des chevaux, et surtout à imprimer les deux -proclamations. À dater de ce moment, Napoléon était décidé à ne plus -perdre une heure, afin d'arriver à Grenoble avant tous les ordres -expédiés de Paris. Il déjeuna debout, entouré de son état-major, un -peu en dehors de la ville de Grasse, sous les yeux de la population -curieuse mais perplexe, et ne manifestant <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> rien de -l'enthousiasme qu'il espérait bientôt rencontrer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ de Grasse.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Passage de la montagne.</span> -À huit heures du matin il se mit en route, toujours précédé de son -avant-garde, et employa plusieurs heures à gravir par un sentier -couvert de glace la chaîne élevée qui sépare les bords de la mer du -bassin de la Durance. La plus grande partie de la route se fit à pied. -Les hommes qui avaient su se procurer des chevaux cheminaient à côté -de leurs montures, les autres suivaient en portant leur équipement sur -les épaules. Le froid était rigoureux, et Napoléon fut souvent obligé -de descendre de cheval pour se réchauffer en marchant, exercice auquel -il était peu habitué. Plus d'une fois il trébucha dans la neige, et il -s'arrêta pour se reposer un moment dans une espèce de chalet occupé -par une vieille femme et quelques vaches. Tandis qu'il ranimait ses -forces devant un feu de broussailles, il s'adressa à cette paysanne, -qui ne savait pas quels hôtes elle venait de recevoir sous son toit de -chaume, et lui demanda si on avait des nouvelles de Paris. -<span class="sidenote" title="En marge">Entretien avec une vieille femme gardienne de troupeaux.</span> -Elle parut -fort étonnée d'une question à laquelle elle était peu accoutumée, et -naturellement elle répondit qu'elle ne savait rien.—Vous ne savez -donc pas ce que fait le Roi? reprit Napoléon.—Le Roi! repartit la -vieille femme avec plus d'étonnement encore, le Roi!... vous voulez -dire l'Empereur... il est toujours <em>là-bas</em>.—Cette habitante des -Alpes ignorait donc que Napoléon avait été précipité du trône, et -remplacé par Louis XVIII! Les témoins de cette scène furent comme -frappés de stupeur en présence d'une aussi étrange ignorance. -Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> qui n'était pas le moins surpris, regarda Drouot, et -lui dit: Eh bien, Drouot, à quoi sert de troubler le monde pour le -remplir de notre nom?—Il sortit tout pensif, et songeant à la vanité -de la gloire. On se remit en marche, et on alla prendre gîte le soir à -Seranon, petit hameau composé de quelques fermes. Les soldats -couchèrent dans les granges, et Napoléon trouva un lit convenable dans -la maison de campagne d'un habitant de Grasse. On avait dans cette -première journée franchi un espace de quinze lieues, sans avoir eu à -surmonter d'autre obstacle que celui de la glace et des rochers. Les -hommes étaient extrêmement fatigués, mais l'enthousiasme de leur -entreprise les soutenait, et ils étaient prêts à réaliser la prophétie -de l'aigle <cite>volant de clocher en clocher</cite>.</p> - -<p>Le 3 mars on partit de grand matin. On rencontra encore des chemins -montueux et couverts de neige, et le soir, après avoir parcouru une -distance à peu près égale à celle de la veille, on vint coucher à -Barrême, dans la vallée même de la Durance, mais à dix lieues de ses -bords.</p> - -<p>Le 4 on était en route de bonne heure malgré la fatigue croissante; on -fit une halte à Digne pour y déjeuner, et on poussa jusqu'à Malijay. -On était presque au bord de la Durance, et il fallait la remonter par -Sisteron et Gap, pour se jeter ensuite par un col étroit dans le -bassin de l'Isère. On allait rencontrer ici un obstacle des plus -inquiétants. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée devant Sisteron.</span> -À Sisteron, la route passait de la rive gauche sur la -rive droite de la Durance, et traversait un pont que les feux de la -place auraient rendu inaccessible s'il avait été défendu. -<span class="sidenote" title="En marge">Importance de ce poste.</span> -Un officier -fidèle aux Bourbons, en <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> fermant seulement les portes de cette -chétive forteresse, pouvait arrêter la colonne expéditionnaire. Il -aurait fallu dans ce cas qu'elle descendît la Durance pour la franchir -au-dessous, perdît des heures précieuses, laissât ainsi à tous les -commandants des environs le loisir de se reconnaître, et à la -fougueuse population marseillaise le temps de se précipiter sur les -traces de Napoléon. Le danger était donc fort grand, mais toujours -confiant dans son ascendant, Napoléon marcha sans hésiter sur -Sisteron.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le trouble des commandants militaires est cause que -Sisteron n'est point gardé.</span> -Il avait deviné juste, et dans leur trouble ceux qui lui étaient -opposés, au lieu d'accumuler les difficultés sur sa route, les -faisaient disparaître. En effet, d'après les indications de l'officier -de gendarmerie dont nous avons parlé, le préfet du Var, croyant que -Napoléon se dirigeait sur Toulon et Marseille, avait placé dans la -forêt de l'Esterel, c'est-à-dire sur la route du littoral, tout ce -qu'il avait pu réunir de gardes nationales et de troupes, les -premières fort zélées, les secondes au contraire animées de sentiments -très-équivoques. Ces précautions prises dans la journée du 2, il avait -expédié au maréchal Masséna à Marseille une estafette qui ne pouvait -arriver que le 3 mars, et une autre à Grenoble qui ne pouvait y -parvenir que le 4. En même temps il avait tâché d'informer de ce qui -se passait tous les commandants des petites places des Alpes, sans -leur donner des instructions que du reste, malgré son zèle, il aurait -été incapable de leur tracer. Dans cet état de choses, chaque -commandant, frappé d'une sorte de saisissement en apprenant la -terrible nouvelle, n'avait songé qu'à se retirer derrière ses -murailles, <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> sans oser en sortir pour barrer le chemin à -Napoléon. Le général Loverdo, qui avait sous son autorité le -département des Basses-Alpes, avait replié le peu de troupes dont il -disposait sur la basse Durance et sur Aix; de leur côté les -commandants d'Embrun et de Mont-Dauphin, pressés de s'enfermer dans -les places confiées à leur honneur, avaient rappelé tous leurs postes -sur la haute Durance, et de la sorte Sisteron, situé entre-deux, -s'était trouvé sans défense. Cette espèce de mouvement de contraction, -naturel chez des gens surpris et effrayés, avait ainsi ouvert le -chemin à Napoléon, sans que la trahison y fût pour rien. Son nom seul -avait produit ces résolutions irréfléchies dont il allait si bien -profiter.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée à Sisteron.</span> -Cambronne se présentant devant Sisteron à la tête de cent hommes, y -pénétra sans difficulté le 5, et Napoléon vint y déjeuner, après avoir -vu tomber comme par enchantement l'un des plus grands obstacles de sa -route. Il commençait à rencontrer ici l'esprit des montagnards du -Dauphiné, montagnards braves, très-sensibles à la gloire des armes, -haïssant l'étranger, détestant ce qu'on appelait les nobles et les -prêtres, alarmés outre mesure des prédications du clergé sur les biens -nationaux et la dîme, et par tous ces motifs enthousiastes de -Napoléon. On les voyait descendre en foule des montagnes au cri de -<cite>Vive l'Empereur!</cite> fournir avec empressement des vivres, des chevaux, -tout ce qu'on leur demandait, le donner volontiers gratis, et plus -volontiers encore pour de l'argent.</p> - -<p>Malgré le bon accueil qu'il avait reçu à Sisteron, <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> Napoléon -n'eut garde de s'y arrêter, et il alla coucher à Gap, afin de -s'emparer des défilés qui conduisent du bassin de la Durance dans -celui de l'Isère. Sa troupe était exténuée de fatigue, car il lui -faisait faire dix ou douze lieues par jour, quand ce n'était pas -quinze, et beaucoup d'hommes restaient en arrière. Mais les paysans -les recueillaient, les voituraient, et il suffisait de quelques heures -de repos pour que les traînards eussent rejoint. Arrivé à Gap le 5 au -soir, il avait franchi près de cinquante lieues en quatre jours, par -d'affreux chemins de montagnes, marche d'armée prodigieuse et qui -allait devenir plus surprenante encore les jours suivants.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Prompte traversée de Gap, et arrivée à Corps.</span> -Napoléon, fort bien reçu à Gap, y apprit cependant des nouvelles qui -ne lui permettaient point d'y séjourner. Il avait envoyé un émissaire -pour sonder la garnison d'Embrun, et cet émissaire avait rapporté que -les soldats étaient prêts au premier signal à prendre la cocarde -tricolore, mais que le sentiment du devoir retenant les officiers, -ceux-ci, loin de vouloir livrer la place, songeaient au contraire à -occuper le défilé dit de Saint-Bonnet, qui communique de la vallée de -la Durance dans celle du Drac, affluent de l'Isère. Ce défilé commence -au sortir de Gap, traverse une haute montagne au col dit de -Saint-Guignes, et descend ensuite sur Saint-Bonnet. Napoléon craignant -d'être prévenu à un passage aussi dangereux, y achemina son -avant-garde le 6 de très-bonne heure, et la suivit lui-même après -avoir attendu jusqu'à midi la queue de sa colonne à Gap. Le défilé -n'était point gardé, et il put aller coucher le soir au bourg de -Corps, sur la <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> limite du département de l'Isère. Jusqu'ici tout -lui avait parfaitement réussi: il était en plein Dauphiné, et pouvait -même ressentir déjà les émotions de la ville de Grenoble, profondément -agitée à son approche. S'il enlevait cette ville, importante par son -site, ses ouvrages, son arsenal, sa nombreuse garnison, et la valeur -politique et morale de ses habitants, il était presque maître de la -France, car Grenoble lui donnait Lyon, et Lyon lui donnait Paris. Ne -voulant négliger aucune précaution il se fit précéder par le docteur -Émery, qui avait des intelligences dans Grenoble, et qui pouvait y -préparer les esprits en sa faveur.</p> - -<p>L'estafette expédiée de Draguignan par le préfet du Var était arrivée -à Grenoble le samedi 4 mars, dans la soirée. Un savant illustre, M. -Fourier, était préfet de l'Isère. Le général Marchand, l'un des -officiers de l'Empire les plus estimés, commandait à Grenoble, siége -de la 7<sup>e</sup> division militaire. Le préfet et le général furent -très-désagréablement surpris par la nouvelle qu'on leur mandait, car, -outre ce qu'elle avait de grave pour la France entière, elle -s'aggravait pour eux de la responsabilité qui allait peser sur leur -tête. -<span class="sidenote" title="En marge">Situation de Grenoble. Embarras du préfet et du général -commandant la division, et leur résolution de faire leur devoir.</span> -En effet le préfet du Var, mieux informé, venait de leur -indiquer la direction de Grasse, Digne, Gap et Grenoble, comme celle -que Napoléon avait dû prendre. L'orage se portait donc directement sur -eux. Par une disposition assez naturelle à tous les gouvernements qui -apprennent un événement fâcheux, ils tinrent la nouvelle cachée, ce -qui du reste avait l'avantage de leur laisser quelques heures de -calme pour délibérer sur <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> la conduite à tenir. M. Fourier était -du nombre de ces savants que les agitations publiques importunent, et -qui ne demandent aux gouvernements qu'ils servent, que l'aisance dans -l'étude. Il aurait donc fort désiré que la Providence eût écarté de -lui cette terrible épreuve. Attaché à Napoléon par des souvenirs de -gloire (il avait été de l'expédition d'Égypte), aux Bourbons par -estime et par amour du repos, il n'avait de préférence bien marquée -pour aucune des deux dynasties, et était fort disposé à en vouloir à -celui qui venait troubler sa paisible vie: Ajoutez à ce sentiment un -honnête amour de son devoir, et on comprendra qu'il voulût d'abord -être fidèle aux Bourbons, sans toutefois pousser le dévouement -jusqu'au martyre. Quant au général Marchand, quoique largement associé -à la gloire impériale, il était sévère observateur de la discipline -militaire, et, tout en désapprouvant la conduite de l'émigration, il -était assez intelligent pour comprendre les dangers auxquels le retour -de Napoléon allait exposer la France. -<span class="sidenote" title="En marge">La difficulté n'était pas dans le nombre, mais dans la -fidélité des troupes.</span> -Sa résolution était beaucoup -plus ferme que celle du préfet, mais à cette heure le plus ou le moins -d'énergie ne procurait guère de moyens de résistance. Les troupes ne -manquaient pas dans le pays. Le mouvement de concentration vers les -Alpes, ordonné à la suite des imprudences de Murat, avait commencé, et -il y avait dans la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, plus de -soldats que n'en comportait l'effectif général de l'armée. -Malheureusement en présence de Napoléon, ce n'était pas le nombre des -troupes qui importait, mais leur fidélité. Résisteraient-elles à son -nom, et bientôt <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> à sa présence? Le général Marchand connaissait -assez l'armée pour en douter. Il convoqua en secret les chefs de -corps, et ceux-ci déclarèrent que, prêts à faire leur devoir, ils -répondaient médiocrement de leurs officiers, et nullement de leurs -soldats. On était même assez mal partagé à Grenoble quant au choix des -régiments. -<span class="sidenote" title="En marge">Composition de la 7<sup>e</sup> division militaire, et énumération -des troupes qui l'occupaient.</span> -À côté du 5<sup>e</sup> d'infanterie, bien discipliné et bien -commandé, on avait le 4<sup>e</sup> d'artillerie, dans lequel Napoléon avait -fait ses premières armes, et qui depuis la dissolution de l'artillerie -de la garde impériale, en avait reçu plusieurs compagnies. On avait -aussi le 3<sup>e</sup> du génie, animé de sentiments peu favorables aux -Bourbons, et on craignait avec raison l'ordinaire influence des corps -savants sur le reste des troupes. Le général Marchand conçut donc de -vives inquiétudes, et attendit pour prendre un parti l'arrivée du -général Mouton-Duvernet, qui commandait la subdivision de Valence. La -7<sup>e</sup> division militaire, formée alors de quatre départements, était -partagée en deux subdivisions, celle de Grenoble qui comprenait -l'Isère et le Mont-Blanc, celle de Valence qui comprenait la Drôme et -les Hautes-Alpes. Il en résultait que le général Mouton-Duvernet, pour -aller donner des ordres dans les Hautes-Alpes, c'est-à-dire à Gap, -était obligé de passer par Grenoble.</p> - -<p>Ce général informé de son côté des événements, avait pris à la hâte -quelques précautions pour la défense du pont de Romans sur l'Isère, en -cas que Napoléon suivît les bords du Rhône, puis était parti -précipitamment pour les Hautes-Alpes, et il était arrivé à Grenoble -le dimanche 5, au <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> matin. Là, dans une réunion composée du -préfet Fourier, du général Marchand, du général Mouton-Duvernet, et de -quelques officiers d'état-major, on avait délibéré sur les mesures -qu'il convenait d'adopter. Il n'était pas aisé d'en imaginer qui -répondissent aux justes inquiétudes des esprits prévoyants.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Fâcheuse alternative où l'on se trouvait de livrer à -Napoléon ou du terrain ou des troupes.</span> -Envoyer des troupes à la rencontre de Napoléon c'était probablement -les lui livrer, car malgré la fidélité des chefs, il était peu -vraisemblable qu'elles résistassent à sa présence. Les rappeler à soi -pour faire le vide autour de lui, c'était lui livrer du pays, et -souvent des postes de la plus haute importance, comme celui de -Sisteron par exemple. Ainsi, quoi qu'on fît, on était exposé à lui -abandonner ou des hommes ou du terrain. Cependant l'occupation de -Grenoble par l'ennemi était un fait si grave, que toute incertitude -cessait par rapport à elle. Cette capitale du Dauphiné, outre qu'elle -avait une grande importance morale, était une place anciennement -fortifiée; elle contenait une école d'artillerie, une école du génie, -et un matériel immense, consistant en 80 mille fusils, 200 bouches à -feu, et tout l'attirail qui accompagne un pareil dépôt d'armes. On ne -pouvait donc pas déserter un poste d'une telle valeur. -<span class="sidenote" title="En marge">On prend le parti de concentrer à Grenoble toutes les -troupes réunies en Dauphiné.</span> -Il fut convenu -qu'on y réunirait toutes les troupes répandues dans le Dauphiné et la -partie de la Savoie restée à la France. On envoya à Chambéry l'ordre -d'en faire partir les deux régiments d'infanterie qui s'y trouvaient, -les 7<sup>e</sup> et 11<sup>e</sup> de ligne, et à Vienne celui d'expédier le 4<sup>e</sup> de -hussards dont on avait un extrême besoin, car on manquait de -cavalerie. Malheureusement <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> le 4<sup>e</sup> de hussards, quoique -commandé par un officier excellent et plein d'honneur, le major Blot, -était si peu sûr, que, pendant la récente visite du comte d'Artois, on -n'avait pu l'empêcher de crier <cite>Vive l'Empereur!</cite> Mais il fallait se -servir de ce qu'on avait, et on se flatta qu'en réunissant une masse -considérable de troupes, on parviendrait à ranimer chez elles l'esprit -militaire, et avec l'esprit militaire le sentiment des devoirs -attachés à cette noble profession. Ces résolutions adoptées, le -général Mouton-Duvernet partit pour les Hautes-Alpes, en suivant la -route même de Gap, par laquelle arrivait Napoléon. Ce général espérait -le devancer au passage important de Saint-Bonnet, et prendre des -précautions matérielles qui peut-être suffiraient pour l'arrêter.</p> - -<p>La nouvelle, d'abord renfermée entre les principales autorités de la -ville, s'était bientôt répandue, et dans le milieu de la journée du -dimanche elle était devenue publique. Le préfet, le général, crurent -alors qu'il convenait de l'annoncer officiellement, et publièrent une -proclamation dans laquelle ils engageaient les fonctionnaires de -toutes les classes à remplir leurs devoirs, promettant de leur donner -eux-mêmes l'exemple. -<span class="sidenote" title="En marge">Sentiments divers de la population de Grenoble.</span> -Grenoble offrait un échantillon complet de l'état -de la France à cette époque. On y voyait quelques anciens nobles -affichant imprudemment leurs espérances et leurs vœux, mais ayant -compris depuis le procès Exelmans, depuis les funérailles de -mademoiselle Raucourt, qu'ils devaient se contenir s'ils ne voulaient -s'exposer à de nouveaux malheurs. On y voyait une bourgeoisie -nombreuse, <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> riche, éclairée, n'ayant donné ni dans les excès ni -dans les brusques retours de l'esprit révolutionnaire, admirant le -génie de Napoléon, détestant ses fautes, profondément blessée de la -conduite de l'émigration, mais sentant vivement le danger d'un -rétablissement de l'Empire en présence de l'Europe en armes. On y -voyait enfin un peuple laborieux, aisé, brave, moins combattu dans ses -sentiments que la bourgeoisie parce qu'il était moins éclairé, -passionné pour la gloire militaire, ayant en aversion ce qu'on -appelait les nobles et les prêtres, partageant en un mot toutes les -dispositions des paysans du Dauphiné, bien que pour sentir comme eux -il n'eût pas le motif intéressé des biens nationaux.</p> - -<p>On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, les émotions que la -nouvelle de l'approche de Napoléon dut produire parmi ces diverses -classes. La noblesse poussa des cris de colère, et courut chez les -autorités pour les exciter à faire leur devoir, en les menaçant de -tout son courroux si elles montraient la moindre hésitation. Mais tout -en criant, s'agitant, elle n'apportait aucun moyen sérieux de -résistance. Toutefois elle en avait un à sa disposition, c'était de -fournir quelques hommes dévoués qui tireraient le premier coup de -fusil, seule manière d'engager les troupes et de les décider. Elle -promettait de trouver ces quelques hommes, mais on en doutait, et elle -en doutait elle-même. La bourgeoisie se montra inquiète et partagée, -car si elle condamnait la marche politique des Bourbons, elle -entrevoyait clairement les périls attachés à leur chute. Quant au -peuple, dans les rangs duquel s'étaient mêlés beaucoup d'officiers -<span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> à la demi-solde, il tressaillit de joie, et ne cacha guère ses -désirs et ses espérances. Les fonctionnaires dissimulaient plus que -jamais leurs véritables sentiments, mais au fond du cœur ils -souhaitaient le succès de Napoléon, pour être dispensés envers les -Bourbons d'une hypocrisie fatigante, qui les humiliait sans les -rassurer sur la conservation de leurs emplois. Une population disposée -de la sorte ne présentait donc pas beaucoup de ressource. Si on avait -possédé une garde nationale unie et bien organisée, on aurait pu en la -mêlant aux troupes les contenir par le bon exemple. Mais les nobles -avaient comme partout affecté de se renfermer dans la cavalerie de la -garde nationale, et laissé à la bourgeoisie seule le soin de composer -l'infanterie. Celle-ci ayant manifesté plus d'une fois une vive -opposition à la marche du gouvernement, avait été, sous divers -prétextes, privée de ses fusils, et elle était en ce moment désarmée -et désorganisée. On n'avait par conséquent sous la main que les -troupes de ligne, dont la fidélité était le grand problème du jour.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Extrême agitation parmi toutes les classes de la -population, lorsqu'on apprend l'approche de Napoléon.</span> -Toute la fin de la journée du dimanche 5, toute la première moitié du -lundi 6, se passèrent en vives agitations, en une succession rapide -d'espérances et de craintes, qui à chaque instant faisait de la joie -des uns un sujet de vive douleur pour les autres. Tantôt on disait -Napoléon poursuivi, arrêté, fusillé, et les royalistes promenaient -dans les rues des visages riants, même provocants, puis rentraient -chez eux pour mander à Lyon et à Paris les plus heureuses nouvelles: -tantôt on disait Napoléon vainqueur de <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> tous les obstacles, -arrivé presque aux portes de Grenoble, et alors c'étaient les -royalistes qui étaient tristes et silencieux, et à son tour le peuple -transporté de joie courait les rues en criant <cite>Vive l'Empereur!</cite> Les -officiers à la demi-solde, dont l'influence fut alors funeste, -cherchaient à s'approcher des troupes, à se mettre en rapport avec -elles, trouvaient les officiers gênés et silencieux, mais les soldats -expansifs, joyeux, et ayant la cocarde tricolore cachée au fond de -leurs schakos. Les généraux instruits du danger de semblables -relations essayèrent de les interdire, tinrent pour cela les troupes -ou casernées ou sous les armes, mais ils ne réussirent qu'à les -mécontenter, sans empêcher ces communications en quelque sorte -électriques qui tiennent à la parfaite communauté des sentiments.</p> - -<p>Le lundi 6, au milieu du jour, on eut des nouvelles du général -Mouton-Duvernet. S'étant avancé en toute hâte sur la route de Gap par -Vizille, ce général avait rencontré un voyageur qu'il avait fait -arrêter. C'était le docteur Émery, dépêché à Grenoble par Napoléon. Il -avait questionné ce voyageur, qui avait déclaré ne rien savoir, être -parti de l'île d'Elbe depuis plusieurs mois, et revenir tranquillement -à Grenoble, sa patrie, pour y fixer son séjour. Trompé par ces -déclarations, le général Mouton-Duvernet avait laissé passer le -docteur Émery, et s'était ensuite porté en avant. Il avait bientôt -appris que Napoléon, après avoir couché la veille à Gap, marchait ce -jour-là même sur Corps, où il allait arriver, après avoir franchi le -défilé de Saint-Bonnet. Il n'était <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> donc plus temps de -l'arrêter, et rebrousser chemin vers Grenoble était la seule chose que -le général Mouton-Duvernet eût à faire. En route, ce général s'étant -ravisé à l'égard du docteur Émery, avait fait courir après lui pour -s'emparer de sa personne. Mais le docteur, fort alerte, avait eu le -temps de gagner Grenoble, où il était allé se cacher chez des amis -qu'il avait chargés de répandre les proclamations de Napoléon et la -nouvelle de son approche.</p> - -<p>Quand on sut à Grenoble qu'il n'avait pas été possible de devancer -Napoléon aux défilés qui séparent le bassin de la Durance de celui de -l'Isère, qu'il serait dans la soirée à Corps, et peut-être le -lendemain à Grenoble, l'agitation redoubla. D'une part, on disait que -rien ne lui résisterait, et que les troupes envoyées à sa rencontre ne -serviraient qu'à augmenter ses forces; de l'autre, on prétendait -qu'une armée, commandée par le comte d'Artois et plusieurs maréchaux, -se réunissait à Lyon pour arrêter l'évadé de l'île d'Elbe, et le punir -d'une manière éclatante. Les royalistes, qui répandaient cette -nouvelle afin de reprendre courage, ne parvenaient guère à se -rassurer. Ils entouraient les autorités, les gourmandaient, les -accusaient de ne rien faire, sans faire davantage eux-mêmes, et leur -reprochaient amèrement de s'enfermer passivement dans Grenoble. À les -entendre, c'était ouvrir toutes les issues à Napoléon, et lui livrer -la France. On citait un nouvel endroit où il serait possible de -l'arrêter en faisant sauter un pont. Ce pont était celui de Ponthaut -sur une petite rivière, la Bonne, qui se jette dans le Drac, affluent -de l'Isère, et barre la <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> route de Gap. On disait qu'en faisant -sauter ce pont, on réduirait Napoléon à se réfugier dans les -montagnes, ou bien à descendre dans la plaine, c'est-à-dire au bord du -Rhône, où les forces assemblées à Lyon ne manqueraient pas de le -détruire. -<span class="sidenote" title="En marge">On envoie un bataillon du 5<sup>e</sup> avec une compagnie -d'artillerie et une du génie au pont de Ponthaut, dans l'espérance -d'arrêter Napoléon au passage de la Bonne.</span> -On insista tellement auprès des autorités civiles et -militaires, que le préfet et le général prirent le parti d'envoyer à -ce pont de la Bonne une compagnie d'artillerie, une compagnie du -génie, et un bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne, dont on augurait bien à cause -de sa parfaite discipline. Ce bataillon était commandé par un officier -très-distingué, nommé Lessard, ayant servi jadis dans la garde -impériale, mais rigoureux observateur de ses devoirs, et résolu à -tenir ses serments. On suivit ces troupes jusqu'à la porte de Bonne -par laquelle elles sortirent, les royalistes se confiant en leur -excellente tenue, les bonapartistes, au contraire, disant que les -regards, les gestes des soldats ne laissaient aucun doute sur la -conduite qu'ils tiendraient en présence de Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée des troupes mandées à Grenoble, et notamment du 7<sup>e</sup> -de ligne commandé par le colonel de La Bédoyère.</span> -La colonne étant partie dans la soirée, on ne pouvait avoir de ses -nouvelles que le lendemain, et on les attendit avec impatience. Le -lendemain, mardi 7, arrivèrent le 11<sup>e</sup> et le 7<sup>e</sup> de ligne, venus de -Chambéry, et le 4<sup>e</sup> de hussards venu de Vienne. En même temps on -s'était mis à l'ouvrage, et on avait activement travaillé à l'armement -de la place, en tirant les canons de l'arsenal pour les hisser sur les -murailles. Les royalistes fondaient beaucoup d'espérances sur l'un des -deux régiments d'infanterie arrivés de Chambéry, sur le 7<sup>e</sup>, commandé -par le colonel de La Bédoyère, jeune officier <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> des plus -brillants, ayant fait les campagnes les plus rudes de l'Empire, -très-ancien gentilhomme, allié par sa femme à la famille des Damas, -protégé de la cour, et paraissant lui être dévoué. On racontait qu'en -entrant dans Grenoble, il avait distribué à ses soldats une somme -d'argent prise sur ses propres deniers, et on ne doutait pas qu'il ne -l'eût fait pour s'attacher son régiment et le maintenir dans la voie -du devoir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion des chefs de corps chez le général Marchand; leur -langage, et le silence du colonel de La Bédoyère.</span> -Ce jeune colonel dînait en ce moment avec les officiers de la garnison -chez le général Marchand, qui les avait réunis à sa table pour mieux -s'assurer de leurs dispositions. La plupart, sous les yeux de -l'autorité supérieure, manifestaient assez de zèle, mais quelques-uns -plus sincères, tout en affirmant qu'ils feraient leur devoir, -n'avaient pas caché qu'il leur en coûterait de le faire contre -Napoléon. Au milieu de ces manifestations diverses, le colonel de La -Bédoyère s'était tu, et ce silence, de la part d'un officier supposé -royaliste, avait paru singulier, mais nullement inquiétant, tant le -doute semblait impossible à son égard. On quitta la table vers deux -heures, et comme à cette heure les troupes envoyées au pont de -Ponthaut devaient être en face de Napoléon, et que la crise -approchait, chacun se retira pour vaquer à ses fonctions.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à La Mure des troupes envoyées pour détruire le -pont de Ponthaut.</span> -En effet, les troupes parties la veille au soir s'étaient dirigées par -Vizille, La Frey, La Mure, sur Ponthaut, les deux compagnies du génie -et de l'artillerie en semant la route de leurs cocardes blanches et en -tenant de fort mauvais propos, le bataillon du 5<sup>e</sup> au contraire en ne -donnant aucun signe de <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> ses sentiments. Les deux compagnies du -génie et de l'artillerie s'étaient arrêtées au village de La Mure, à -une petite distance du pont de Ponthaut sur la Bonne. Le maire et les -habitants de La Mure en apprenant ce qu'on venait faire s'émurent -vivement, et s'opposèrent à la destruction d'un pont qui était leur -principal moyen de communication avec la Provence. Ils alléguèrent -pour raison de leur résistance qu'un peu au-dessus de Ponthaut la -Bonne était guéable, et que tout le tort qu'on ferait à la colonne -impériale serait de l'obliger à passer la rivière dans une eau assez -froide. Les soldats du génie feignirent de trouver suffisantes les -raisons des habitants de La Mure, et sans insister ils demandèrent des -logements, qu'on s'empressa de leur procurer en attendant l'arrivée du -5<sup>e</sup> de ligne.</p> - -<p>Napoléon, comme nous l'avons dit, était venu coucher au bourg de -Corps, très-pressé qu'il avait été de s'emparer des défilés entre Gap -et Grenoble. Il les avait franchis heureusement, et s'avançait avec -confiance en voyant l'esprit des populations se manifester autour de -lui par des cris continuels de <cite>Vive l'Empereur!</cite> Pourtant il savait -bien que le lendemain serait le jour décisif, car il rencontrerait -pour la première fois un rassemblement de troupes, et de la conduite -que tiendrait ce rassemblement dépendrait le sort de son aventureuse -expédition. -<span class="sidenote" title="En marge">Rencontre de ces troupes avec l'avant-garde de Cambronne.</span> -Tandis qu'il se préparait à prendre quelques heures de -repos à Corps, il avait eu soin d'envoyer Cambronne, avec une -avant-garde de 200 hommes, pour s'assurer du pont de la Bonne et en -empêcher la destruction. Les lanciers polonais, pourvus de <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> -chevaux depuis qu'on avait pénétré dans l'intérieur, avaient devancé -Cambronne, et franchissant la Bonne, étaient venus demander des -logements au maire de La Mure. -<span class="sidenote" title="En marge">Les soldats des deux partis se mêlent, et s'entretiennent -les uns avec les autres.</span> -À cette heure, c'est-à-dire vers -minuit, arrivait le bataillon du 5<sup>e</sup>. Bientôt on se mêla, et les -lanciers cherchant à fraterniser avec les soldats du 5<sup>e</sup> les -trouvèrent bien disposés, mais gênés par la présence de leurs -officiers. -<span class="sidenote" title="En marge">Le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> ramène sa troupe en arrière.</span> -Néanmoins il s'établit entre eux de nombreux entretiens, et -déjà les soldats du 5<sup>e</sup> inclinaient visiblement vers les lanciers, -lorsque le chef de bataillon Lessard survenu presque aussitôt, et -redoutant pour sa troupe le contact des soldats de l'île d'Elbe, -résolut de la faire rétrograder, et de rebrousser jusqu'au village de -La Frey. -<span class="sidenote" title="En marge">Cambronne en fait autant, et La Mure se trouve évacué.</span> -De son côté, Cambronne arrivé aussi à La Mure, craignant -qu'au milieu de ces pourparlers un homme pris de vin ne provoquât une -collision, ce que Napoléon lui avait recommandé d'éviter, alla -chercher ses gens pour ainsi dire un à un, afin de les ramener en deçà -de Ponthaut. Ainsi de part et d'autre on abandonna spontanément La -Mure. Toutefois le pont de Ponthaut resta au pouvoir de Cambronne.</p> - -<p>La nuit se passa de la sorte, l'anxiété la plus vive régnant chez ceux -qui étaient chargés d'arrêter Napoléon, comme chez ceux qui le -suivaient. -<span class="sidenote" title="En marge">Le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> prend position.</span> -Pendant ce temps, le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> avait fait -une marche rétrograde de quelques heures pour empêcher toute -communication entre ses soldats et ceux de Napoléon, et s'était arrêté -dans une bonne position, ayant à droite des montagnes, à gauche des -étangs. Il était là en mesure de se défendre, et procurait <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> à -sa troupe un peu de repos. Il attendit jusque vers midi, ne voyant -rien venir, et se flattant déjà que Napoléon aurait changé de route, -ce qui l'eût déchargé d'une immense responsabilité. Vers une heure -quelques lanciers se montrèrent, et plusieurs d'entre eux -s'approchèrent assez pour être entendus des soldats du 5<sup>e</sup>, leur -annonçant que l'Empereur allait paraître, les pressant de ne pas tirer -et de se donner à lui. Le brave chef de bataillon, fidèle à son -devoir, les somma de s'éloigner, menaçant de faire feu s'ils -s'obstinaient à donner à sa troupe des conseils de défection.</p> - -<p>Ces cavaliers se replièrent sur une colonne plus considérable qui -s'avançait, et paraissait être de plusieurs centaines d'hommes. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à La Mure le 7 au matin.</span> -Cette -colonne était celle de l'île d'Elbe dirigée par Napoléon lui-même. Il -avait couché à Corps, était venu à La Mure, où il avait laissé à sa -troupe le temps de manger la soupe, et s'était ensuite dirigé sur la -position où on lui disait que se trouvait un bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne -avec quelques troupes d'artillerie et du génie, dans l'attitude de -gens prêts à se défendre. Les lanciers qui s'étaient repliés lui -avaient dit que les officiers semblaient disposés à résister, mais que -probablement les soldats ne feraient pas feu. Napoléon regarda quelque -temps avec sa lunette la troupe qui était devant lui, pour observer sa -contenance et sa position. Dans ce moment survinrent des officiers à -la demi-solde, déguisés en bourgeois, qui lui donnèrent des détails -sur les sentiments de la troupe chargée de lui barrer le -chemin.—L'artillerie et le génie ne tireraient pas, assuraient-ils. -Quant à l'infanterie, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> l'officier qui la commandait -ordonnerait certainement le feu, mais on doutait qu'il fût -obéi.—Napoléon, après avoir entendu ce rapport, résolut de marcher en -avant, et de décider par un acte d'audace une question qui ne pouvait -plus être décidée autrement. Il rangea sur la gauche de la route -l'avant-garde de Cambronne, sur la droite le gros de sa colonne, et en -avant la cinquantaine de cavaliers qu'il était parvenu à monter. Puis -d'une voix distincte il commanda à ses soldats de mettre l'arme sous -le bras gauche, la pointe en bas, et il prescrivit à l'un de ses aides -de camp de se porter sur le front du 5<sup>e</sup>, de lui dire qu'il allait -s'avancer, et que ceux qui tireraient répondraient à la France et à la -postérité des événements qu'ils auraient amenés. Il avait raison, -hélas! et ceux qu'il interpellait ainsi allaient décider si Waterloo -serait inscrit ou non sur les sanglantes pages de notre histoire!</p> - -<p>Ses ordres donnés, il ébranla sa colonne et marcha en tête, suivi de -Cambronne, Drouot et Bertrand. L'aide de camp envoyé en avant aborda -le bataillon, lui répéta les paroles de l'Empereur, et le lui montra -de la main, qui s'approchait. À cet aspect les soldats du 5<sup>e</sup> furent -saisis d'une anxiété extraordinaire, et regardant tantôt Napoléon, -tantôt leur chef, semblaient implorer ce dernier pour qu'il ne leur -imposât pas un devoir impossible à remplir. Le chef de bataillon les -voyant troublés, éperdus, devina bien qu'ils étaient incapables de -tenir devant leur ancien maître, et d'une voix ferme ordonna de battre -en retraite.—Que voulez-vous que je fasse? dit-il à un aide de camp -<span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> du général Marchand, qui était eu mission auprès de lui; ils -sont pâles comme la mort, et tremblent à l'idée de faire feu sur cet -homme.—Tandis qu'il bat en retraite, les cinquante lanciers de -Napoléon courent au galop sur le 5<sup>e</sup>, non pour le charger, mais pour -le joindre et lui parler. Le brave Lessard croyant qu'il va être -attaqué ordonne sur-le-champ à ses soldats de s'arrêter, et de -présenter la baïonnette aux assaillants. Les lanciers, arrivés sur les -baïonnettes du 5<sup>e</sup>, le sabre dans le fourreau, crient: Amis, ne tirez -pas; voici l'Empereur qui s'avance.—Et en effet, Napoléon, arrivé -aussitôt qu'eux, se trouve devant le bataillon et à portée de la voix. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se présente devant les soldats du 5<sup>e</sup> et leur -découvre sa poitrine.</span> -S'arrêtant alors, Soldats du 5<sup>e</sup>, s'écrie-t-il, me -reconnaissez-vous?—Oui, oui! répondent plusieurs centaines de -voix.—Ouvrant alors sa redingote, et découvrant sa poitrine: Quel est -celui de vous, ajoute-t-il, qui voudrait tirer sur son -empereur?— -<span class="sidenote" title="En marge">Ils courent à lui en criant <cite>Vive l'Empereur!</cite></span> -Transportés à ces derniers mots, artilleurs et fantassins -mettent leurs schakos au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes -en criant <cite>Vive l'Empereur!</cite> puis rompent leurs rangs, entourent -Napoléon, et baisent ses mains en l'appelant leur général, leur -empereur, leur père! Le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> abandonné de sa -troupe ne sait que devenir, lorsque Napoléon, se débarrassant des -mains des soldats, court à lui, lui demande son nom, son grade, ses -services, puis ajoute: -<span class="sidenote" title="En marge">Entretien de Napoléon avec le chef de bataillon du 5<sup>e</sup>.</span> -Mon ami, qui vous a fait chef de -bataillon?—Vous, Sire.—Qui vous a fait capitaine?—Vous, Sire.—Et -vous vouliez faire tirer sur moi!—Oui, réplique ce brave homme, pour -remplir mon devoir.—Il <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> remet ensuite son épée à Napoléon, -qui la prend, lui serre la main, et d'une voix où ne perce pas la -moindre irritation, lui dit: Venez me retrouver à Grenoble.—En ce -moment le geste, l'accent de Napoléon indiquent qu'il ne prend l'épée -de ce digne officier que pour la lui rendre. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne doute plus de son succès définitif.</span> -S'adressant alors à -Drouot et à Bertrand, Tout est fini, leur dit-il, dans dix jours nous -serons aux Tuileries.—En effet, après ce grave événement, la question -paraissait résolue, et il n'était plus douteux qu'il régnerait encore. -Combien de temps, personne ne le savait!</p> - -<a id="img102" name="img102"></a> -<div class="figcenter"> -<img src="images/img102.jpg" width="500" height="368" alt="" title="Ils courent à lui en criant Vive l'Empereur!" /> -</div> - -<p>Après quelques instants donnés à la joie, les troupes conquises à La -Mure, mêlées avec celles qui arrivaient de l'île d'Elbe, marchèrent -confondues vers La Frey et Vizille. -<span class="sidenote" title="En marge">Sa marche sur Grenoble.</span> -Chemin faisant on rencontra des -partisans enthousiastes de l'Empire qui accouraient au-devant de -Napoléon, et qui annonçaient qu'un régiment entier se dirigeait de -Grenoble vers La Mure, son colonel en tête. Ils semblaient croire aux -manifestations des soldats qu'il n'y avait rien à en craindre. Bientôt -en effet on aperçut de loin ce régiment qui s'avançait en colonne, et -de nouveaux survenants apprirent ce qu'il fallait penser de ses -dispositions. -<span class="sidenote" title="En marge">Rencontre avec le 7<sup>e</sup>.</span> -C'était le 7<sup>e</sup> de ligne commandé par le colonel de La -Bédoyère, dont le silence à la table du général Marchand avait paru -singulier, et en contradiction avec ses sentiments supposés. -<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions du colonel de La Bédoyère.</span> -Le jeune -de La Bédoyère avait, comme nous l'avons dit, par sa femme, par sa -famille, des liens étroits avec la maison de Bourbon, et on aurait dû -croire qu'il lui était dévoué. Mais il nourrissait au fond du -<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> cœur des sentiments contraires à son origine et à sa -parenté. Il avait conservé pour Napoléon, pour la gloire des armes -françaises, un attachement des plus vifs. Partageant les préjugés de -la plupart de ses camarades, il voyait dans les Bourbons des créatures -de l'étranger, et il ne voulait plus servir. Néanmoins sur les -instances de sa famille, il avait consenti à reprendre du service, et -il avait accepté le commandement du 7<sup>e</sup>, se flattant d'après les -bruits vagues de guerre qui avaient circulé pendant le congrès de -Vienne, qu'on pourrait venger sur les Autrichiens les derniers -malheurs de la France. Envoyé en Dauphiné par une fatalité déplorable, -et se trouvant sur le chemin de Napoléon, il n'avait pu résister à -l'entraînement qui le portait vers lui. Mais incapable d'attendre que -la fortune se fût prononcée pour se prononcer lui-même, il avait, en -quittant la table du général Marchand, réuni son régiment sur l'une -des places de Grenoble, fait tirer d'une caisse l'aigle du 7<sup>e</sup>, crié -<cite>Vive l'Empereur!</cite> et brandissant son épée, dit à ses soldats: Qui -m'aime me suive!—Le régiment presque entier l'avait suivi, et avait -pris la route de La Mure, au milieu des applaudissements frénétiques -du peuple de Grenoble.</p> - -<p>Tels furent les détails rapportés à Napoléon, détails qui étaient de -nature à dissiper ses inquiétudes, s'il avait pu en conserver après ce -qui venait de se passer à La Mure. -<span class="sidenote" title="En marge">Le colonel de La Bédoyère se jette dans les bras de -Napoléon.</span> -Bientôt le 7<sup>e</sup> s'étant rapproché, -on vit La Bédoyère se jeter à bas de cheval pour courir vers Napoléon, -et celui-ci de son côté mettre pied à terre, recevoir dans ses bras le -colonel, et le remercier avec effusion du mouvement <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> spontané -qui l'avait porté vers lui, dans un moment où tout était incertain -encore. La Bédoyère répondit qu'il avait agi de la sorte pour relever -la France humiliée, puis, avec l'abandon d'un cœur qui ne se -possédait plus, dit à Napoléon qu'il allait trouver la nation bien -changée, qu'il devait renoncer à son ancienne manière de gouverner, et -qu'il ne pouvait régner qu'à la condition de commencer un nouveau -règne<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.—Je le sais, dit Napoléon, je reviens pour relever votre -gloire, pour sauver les principes de la Révolution, pour vous assurer -une liberté qui, difficile au début de mon règne, est devenue -aujourd'hui non-seulement possible mais nécessaire.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Vizille.</span> -Napoléon traversa ensuite Vizille, et après y avoir reçu l'accueil le -plus démonstratif, continua sa route vers Grenoble, où il arriva vers -les neuf heures du soir dans cette même journée du 7. Il avait exécuté -en six jours un trajet de quatre-vingts lieues, à la tête d'une troupe -armée, marche, comme il l'a dit lui-même, sans exemple dans -l'histoire. Le zèle des habitants fournissant des chevaux, des -charrettes à <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> ses soldats, l'avait singulièrement aidé à -réaliser ce prodige de vitesse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Transports du peuple de Grenoble en apprenant l'approche de -Napoléon.</span> -En cet instant la confusion régnait dans Grenoble. Le général en -apprenant le départ du 7<sup>e</sup> avait fait fermer les portes de la ville, -et déposer les clefs chez lui, ce qui n'avait pas empêché quelques -soldats du 7<sup>e</sup> restés en arrière de se jeter à bas des remparts pour -rejoindre leurs camarades. La noblesse consternée s'était retirée dans -ses maisons; la bourgeoisie partagée entre le plaisir d'être vengée de -la noblesse, et la crainte des malheurs qui menaçaient la France, se -montrait à peine. Le peuple, livré à lui-même, courait les rues -pêle-mêle avec les officiers à la demi-solde, en criant <cite>Vive -l'Empereur!</cite> Poussé au dernier degré d'exaltation par la nouvelle de -l'événement de La Mure, que quelques hommes à cheval avaient apportée, -il avait couru aux portes de la ville, et les trouvant fermées, il -s'était accumulé sur les remparts, attendant que la colonne de l'île -d'Elbe apparût à ses yeux impatients.</p> - -<p>Lorsque Napoléon fut en vue de Grenoble, des transports de joie -éclatèrent. Le peuple qui était sur les remparts se précipita vers la -porte pour essayer de l'ouvrir, tandis qu'au dehors des bandes de -paysans travaillaient à l'enfoncer. -<span class="sidenote" title="En marge">Entrée triomphale à Grenoble.</span> -La porte cédant sous ce double -effort, s'abattit à l'instant même où Napoléon arrivait à la tête de -ses soldats. Il eut la plus grande difficulté à s'avancer à travers -les rangs pressés de la foule, et il alla descendre à l'hôtel des -Trois Dauphins.</p> - -<p>Dès qu'on avait connu son approche, les principales autorités avaient -disparu. Le général s'était <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> transporté dans le département du -Mont-Blanc, pour y réunir autour de lui ce qui restait de troupes, et -tâcher jusqu'au dernier moment de s'acquitter de ses obligations -militaires. Le préfet, embarrassé par ses relations passées avec -Napoléon, s'était enfui, de peur, s'il le voyait, d'être entraîné hors -de la ligne de ses devoirs. Il s'était dirigé vers Lyon, en se faisant -excuser auprès de son ancien maître de ce départ précipité. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon logé à l'hôtel des Trois Dauphins.</span> -Napoléon -ne voulut loger ni à la préfecture ni à l'hôtel de la division -militaire, et il resta à l'auberge des Trois Dauphins, où il était -d'abord descendu, par suite de la loi qu'il s'était imposée dans cette -expédition de payer partout sa dépense, afin de se distinguer en cela -des princes de Bourbon, dont les voyages avaient été fort onéreux aux -provinces visitées.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réception des autorités civiles et militaires.</span> -À peine établi dans le modeste appartement de l'hôtel des Trois -Dauphins, il se mit à recevoir ceux qui se présentèrent, et passa la -soirée à entretenir le maire, les autorités municipales, les chefs des -troupes, et à se montrer de temps en temps à la fenêtre pour -satisfaire l'impatience du peuple. Il remit au lendemain la réception -officielle des autorités départementales, ainsi que la revue des -troupes.</p> - -<p>Le lendemain 8 mars, il employa la première partie de la matinée à -donner des ordres pour organiser son gouvernement dans les contrées -qu'il venait de conquérir, puis il reçut les autorités civiles, -judiciaires et militaires. Toutes, en le félicitant de son triomphe, -en lui présageant un triomphe plus complet encore dans sa marche sur -Paris, s'applaudirent de le voir revenir pour relever les <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> -principes menacés de la Révolution française, et cependant, à travers -de nombreuses protestations de dévouement, lui déclarèrent hardiment -qu'il fallait se préparer à un nouveau règne, entièrement différent du -précédent, à un règne à la fois pacifique et libéral. Bien que le -respect pour l'autorité à peine rétablie de Napoléon fût grand, le -langage n'était plus celui qu'on tient à un maître, mais au chef d'un -État libre. Les visages, en exprimant toujours en sa présence la -curiosité et l'admiration, ne révélaient plus cette humble soumission -qui se manifestait autrefois dès qu'on le voyait paraître.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours de Napoléon à toutes les autorités; sentiments -pacifiques et libéraux dont il fait profession.</span> -Napoléon ne témoigna ni gêne, ni mécontentement. Tranquille, serein, -et comme façonné à son nouveau rôle, il dit à tous ceux qu'il -entretint, soit en particulier, soit en public, tantôt avec le langage -familier de la conversation, tantôt avec le langage contenu d'une -réception officielle, qu'il venait d'employer dix mois à réfléchir au -passé, et à tâcher d'en tirer d'utiles leçons; que les outrages dont -il avait été l'objet, loin de l'irriter, l'avaient instruit; qu'il -voyait ce qu'il fallait à la France, et tâcherait de le lui procurer; -que la paix et la liberté étaient, il le savait, un besoin impérieux -du temps, et qu'il en ferait désormais la règle de sa conduite; qu'il -avait sans doute aimé la grandeur, et trop cédé à l'entraînement des -conquêtes, mais qu'il n'était pas le seul coupable; que les puissances -de l'Europe par leur soumission, les corps constitués par leur -empressement à lui offrir le sang et les trésors de la France, la -France elle-même par ses applaudissements, avaient contribué à un -entraînement qui <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> avait été général; <span class="sidenote" title="En marge">Napoléon promet la paix.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon promet la paix.</span> -que d'ailleurs la -tentation de faire de la France la dominatrice des nations était -excusable, qu'il fallait se la pardonner, mais n'y plus revenir; qu'il -n'aurait pas signé le traité de Paris, car il n'avait pas hésité à -descendre du trône plutôt que d'ôter lui-même à la France ce qu'il ne -lui avait pas donné, mais que le respect des traités était la loi de -tout gouvernement régulier, qu'il acceptait donc le traité de Paris -une fois signé, et le prendrait pour base de sa politique; que, -moyennant cette déclaration, il ne doutait pas du maintien de la paix; -qu'il avait transmis l'expression de ces sentiments à son beau-père, -qu'il avait des raisons d'espérer que cette communication lui vaudrait -le concours de l'Autriche, qu'il allait encore écrire à Vienne par -Turin, et qu'il comptait sur la prochaine arrivée à Paris de sa femme -et de son fils.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il promet la liberté.</span> -Quant au gouvernement intérieur de la France, Napoléon empruntant le -langage des passions du temps, dit qu'il venait pour sauver les -paysans de la dîme, les acquéreurs de biens nationaux d'une spoliation -imminente, l'armée d'humiliations insupportables, et assurer enfin le -triomphe des principes de 1789, mis en péril par les entreprises de -l'émigration; que les Bourbons, eussent-ils les lumières et la force -qui leur manquaient, n'auraient jamais pu se comporter autrement -qu'ils n'avaient fait; que, représentants d'une royauté féodale, -s'appuyant sur les nobles et les prêtres, proscrits avec eux, ils -n'avaient pu revenir sans eux; qu'en se gardant d'être injustes ou -injurieux pour les Bourbons, on devait tirer de leurs fautes une -seule conclusion, c'est qu'ils <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> étaient incompatibles avec la -France, et qu'il fallait pour protéger les intérêts nouveaux un -gouvernement nouveau, né de ces intérêts, formé par eux et pour eux; -que son fils, pour lequel il allait travailler, serait le vrai -représentant de ce gouvernement; qu'il venait pour préparer son règne, -et le lui ménager digne et tranquille; qu'au surplus s'il n'était pas -venu, les Bourbons n'en eussent pas moins succombé au milieu des -convulsions qu'ils auraient provoquées; que lui, au contraire, en -donnant sécurité aux intérêts nouveaux, satisfaction à l'esprit de -liberté, préviendrait les agitations futures en supprimant leur cause; -qu'il proposerait lui-même la révision des constitutions impériales, -pour en faire sortir la véritable monarchie représentative, seule -forme de gouvernement qui fût digne d'une nation aussi éclairée que la -France; que quiconque le seconderait dans cette œuvre patriotique -serait le bienvenu, car il ne voulait tirer des derniers événements -que des leçons et non des sujets de ressentiment; qu'il aurait les -bras ouverts pour tous ceux qui épouseraient la cause nationale; qu'on -avait bien fait de recevoir les Bourbons, d'essayer encore une fois de -leur manière de gouverner, qu'il n'en pouvait vouloir à personne de -s'être prêté à cet essai, car il l'avait conseillé en quittant -Fontainebleau à ses serviteurs les plus fidèles; mais que l'essai -était fait, et qu'il fallait nécessairement en conclure que le -gouvernement des Bourbons était impossible; qu'il attendrait donc avec -confiance, et accueillerait cordialement le retour de tous les bons -Français à la cause de la Révolution, de la liberté, <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> de la -France, dont lui et son fils étaient les vrais, les uniques -représentants.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se montre surtout occupé d'assurer le règne de son -fils.</span> -Dans tout ce qu'il dit, Napoléon, simple, ouvert, adroit, convint de -ce qu'on aurait pu lui reprocher, de manière à faire expirer le blâme -en le devançant. Il s'exprima du reste avec une suffisante dignité, -mettant les fautes d'autrui et les siennes sur le compte des -circonstances, plus fortes, disait-il, que les hommes. Il excusa même -les Bourbons en s'appliquant à les montrer moins coupables pour les -montrer plus incorrigibles, ne fit jamais mention des droits de sa -dynastie que comme des droits de la nation elle-même; parla de son -fils plus souvent que de lui-même, afin d'indiquer qu'il reparaissait -sur la scène uniquement pour préparer, sur la tête d'un enfant qui -serait celui de la France, un règne paisible, libéral et prospère. Ces -explications eurent un succès général, même auprès de ceux qui -redoutaient cette tentative de rétablissement de l'Empire en face de -l'Europe armée, et qui craignaient aussi chez Napoléon ses habitudes -d'autorité arbitraire et absolue. On se flatta, ou du moins, le sort -en étant jeté, on prit plaisir à se flatter qu'avec ces dispositions, -et son génie rajeuni par le repos, la réflexion, le malheur, il -parviendrait à surmonter les difficultés de son nouveau rôle, et à -donner à la France tout ce qu'il avait le bon esprit de lui promettre.</p> - -<p>Toujours libre dans ses pensées au milieu des situations les plus -agitées, il s'entretint avec M. Berryat-Saint-Prix de quelques -dispositions de nos codes sur lesquelles les jurisconsultes n'étaient -pas d'accord, et il lui promit de ranger l'examen, et au <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> -besoin le changement de ces dispositions au nombre des réformes -législatives dont il allait s'occuper au sein d'une paix profonde, -qu'il ne songerait plus, disait-il, à troubler.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir donné audience aux autorités, Napoléon passe -les troupes en revue.</span> -Après avoir ainsi donner audience aux diverses autorités, il alla -passer la revue des troupes, et naturellement il en fut accueilli avec -transport. Le 5<sup>e</sup> de ligne caserné à Grenoble, les 7<sup>e</sup> et 11<sup>e</sup> venus -de Chambéry, le 4<sup>e</sup> de hussards tiré de Vienne, le 3<sup>e</sup> du génie, le -4<sup>e</sup> d'artillerie, poussèrent des acclamations dont la vivacité tenait -de la frénésie. Deux ou trois chefs de corps avaient par scrupule -militaire quitté leur régiment, mais la plupart étaient restés, se -tenant pour dégagés de leur serment par l'autorité d'une révolution. -Les cocardes tricolores, conservées par les soldats au fond de leurs -sacs, avaient reparu avec une promptitude magique; les aigles même, -cachées on ne sait où, s'étaient retrouvées au sommet des drapeaux -tricolores, et on n'aurait pas dit qu'il venait d'y avoir dans le -règne impérial une interruption d'une année. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage qu'il leur tient.</span> -Napoléon parla beaucoup -aux soldats de leur gloire flétrie par l'émigration, puis leur répéta -qu'il voulait la paix, qu'il y comptait, car il était résolu à ne plus -se mêler des affaires d'autrui, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on se -mêlât des affaires de la France, et que si par malheur on s'en mêlait, -il ne doutait pas de les retrouver aussi vaillants et aussi heureux -que jadis. -<span class="sidenote" title="En marge">Il les dirige immédiatement sur Lyon, en séjournant -lui-même à Grenoble vingt-quatre heures de plus.</span> -Il ajouta qu'après avoir marché sur Grenoble sous l'escorte -de ses compagnons d'exil, sortis avec lui de l'île d'Elbe, il allait -sous l'escorte des braves qui venaient de se rallier à sa cause, -marcher sur Lyon <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et Paris, et achever ainsi la conquête de la -France, laquelle s'accomplirait comme s'était accomplie celle de la -Provence et du Dauphiné, non par les armes, mais par l'élan -irrésistible de l'armée et du peuple; que les heures étaient -précieuses, qu'il ne fallait pas laisser aux Bourbons le temps de se -reconnaître et d'appeler l'étranger à leur secours; qu'il importait -donc de partir tout de suite sans perdre un seul instant. Aussi, après -avoir fait distribuer aux troupes des rations qui étaient préparées, -il les mit lui-même en route vers quatre heures de l'après-midi, en -les dirigeant sur Lyon par Bourgoin.</p> - -<p>En les quittant Napoléon leur annonça qu'il les suivrait de près, que -le lendemain au plus tard il serait à leur tête, et irait s'ouvrir les -portes de Lyon, comme il s'était ouvert celles de Grenoble, en -montrant le drapeau tricolore. Les 5<sup>e</sup>, 11<sup>e</sup> et 7<sup>e</sup> de ligne, le 3<sup>e</sup> -du génie, le 4<sup>e</sup> d'artillerie, munis d'un parc de campagne de trente -bouches à feu, le 4<sup>e</sup> de hussards en tête, partirent pour Lyon au cri -de <cite>Vive l'Empereur!</cite> C'était un corps de 7 mille hommes, complétement -fanatisés, suffisants pour vaincre des soldats fidèles aux Bourbons si -on en rencontrait, mais plus certains encore d'entraîner par le -sentiment qui les avait entraînés eux-mêmes toutes les troupes qu'on -essayerait de leur opposer.</p> - -<p>Napoléon, reprenant l'habitude qu'il avait dans ses campagnes de -travailler pendant que ses armées marchaient, rentra à l'hôtel des -Trois Dauphins pour y donner des ordres indispensables, se proposant -de partir le lendemain sous l'escorte des soldats de l'île d'Elbe, -qui grâce à cette disposition auraient <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> goûté une journée de -repos. Il devait ainsi arriver le surlendemain 10 aux portes de Lyon, -à la tête d'un rassemblement beaucoup plus considérable que tous ceux -qu'on pourrait diriger contre lui.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon adresse au préfet Fourier et au général Marchand -l'invitation de le rejoindre.</span> -Il était mécontent du préfet Fourier, qui ne l'avait pas attendu, et -qui avait fui Grenoble pour ne pas se trouver en sa présence.—Il -était en Égypte avec nous, répétait-il; il a trempé dans la -Révolution, il a même signé une des adresses envoyées à la Convention -contre le malheureux Louis XVI (Napoléon se trompait en ce point), -qu'a-t-il donc de commun avec les Bourbons?—Dans son premier -mouvement de dépit Napoléon allait prendre un arrêté contre M. -Fourier, lorsqu'on lui communiqua les explications que ce préfet, en -quittant Grenoble, lui avait adressées par voie indirecte. Il se -calma, et lui expédia l'ordre de le venir joindre à Lyon. -<span class="sidenote" title="En marge">Message à Marie-Louise.</span> -Il expédia -le même ordre au général Marchand, puis se mit à écrire à Marie-Louise -pour lui annoncer son entrée à Grenoble et la certitude de sa -prochaine entrée à Paris, pour la presser de le rejoindre, de lui -amener son fils, et de renouveler à l'empereur François l'assurance de -ses intentions pacifiques. Il adressa cette lettre au général de -Bubna, commandant les troupes autrichiennes à Turin, le même avec -lequel il avait traité si amicalement à Dresde en 1813, lui recommanda -de la transmettre à Marie-Louise, et voulut que le courrier porteur de -son message prît publiquement la route du mont Cenis, afin qu'on crût -à des communications établies avec la cour d'Autriche. Le jeudi 9, -tous ses ordres étant donnés, il quitta Grenoble à midi, accompagné -des <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> vœux du peuple du Dauphiné, et s'achemina sur Lyon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Impression produite à Paris par la nouvelle du débarquement -de Napoléon.</span> -Tandis que Napoléon pénétrait ainsi en France, s'emparant -successivement des troupes envoyées pour le combattre, le bruit de son -apparition avait causé partout une émotion profonde. Cette nouvelle, -partie du golfe Juan dans l'après-midi du 1<sup>er</sup> mars, s'était -répandue aussi vite que le permettaient les moyens de communication -dont on disposait à cette époque. Elle avait été apportée à Marseille -le 3, et avait jeté la population effervescente de cette ville dans un -état d'agitation extraordinaire. -<span class="sidenote" title="En marge">Cette nouvelle arrive le 5 mars.</span> -Elle était arrivée le 5 au matin à -Lyon, où elle avait trouvé les habitants partagés, et fort animés les -uns contre les autres; enfin transmise par le télégraphe à Paris, elle -y était parvenue au milieu de cette même journée du 5. -<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII la reçoit avec peu d'émotion.</span> -Remise à -l'instant par M. de Vitrolles à Louis XVIII, elle avait singulièrement -surpris ce prince, qui prenant en général toutes choses avec assez de -sang-froid, s'était montré dans le premier moment plus étonné -qu'alarmé, et cherchait pour ainsi dire dans les yeux de ceux qui -l'entouraient ce qu'il fallait penser de ce grand événement. Bientôt, -à la folle joie des uns, qui croyaient qu'on n'aurait qu'à saisir et à -fusiller l'échappé de l'île d'Elbe, à la terreur des autres, qui le -voyaient déjà maître de toutes les forces envoyées contre lui, il -avait compris que l'événement était de la plus haute gravité, et il -avait tâché de démêler dans les avis contradictoires de ses -conseillers habituels ce qu'il y avait de plus convenable à faire. -Impotent dès son jeune âge, n'ayant agi que très-peu dans l'exil, -<span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> s'étant même raillé très-souvent de l'activité incessante de -son frère, il était devenu inerte autant par habitude que par nature, -répugnait aux résolutions promptes et décisives, et était aussi lent -d'esprit que de corps dans les occasions difficiles.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Secret gardé; convocation des princes et des ministres.</span> -À l'exemple de ses préfets il voulut que l'on tînt la nouvelle secrète -le plus longtemps possible. Il n'y avait eu d'abord d'initiés au -redoutable mystère que les princes, le ministre de la guerre, -personnage indispensable en semblable circonstance, M. de Blacas, qui -était toujours instruit de tout, et M. de Vitrolles, qui des débris de -l'ancien ministère d'État avait conservé le télégraphe. Les princes -furent fort émus, car appelés par leur position à se mettre à la tête -des troupes, ils sentaient mieux que personne la difficulté de leur -rôle. Quant au maréchal Soult, ministre de la guerre, qui s'était jeté -dans les bras des Bourbons comme s'il n'avait jamais dû rencontrer -désormais la terrible figure de Napoléon, il fut consterné des -embarras qui se dressaient devant lui. Il n'en fit pas moins grande -montre de zèle. -<span class="sidenote" title="En marge">Réunion de corps d'armée dans diverses directions.</span> -L'idée qui se présenta naturellement à tous les -esprits, fut de donner aux princes le commandement des divers -rassemblements de troupes qu'on allait former, et de placer le -principal de ces rassemblements sous les ordres de M. le comte -d'Artois, toujours le plus remuant des membres de la famille, et le -plus populaire parmi les royalistes extrêmes, qui cette fois pouvaient -rendre des services signalés si leur dévouement était aussi actif que -bruyant. Napoléon étant en marche depuis le 1<sup>er</sup> mars, et ayant dû -se diriger sur Lyon quelque <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> route qu'il eût prise, celle de -Grenoble ou celle de Marseille, c'était à Lyon évidemment qu'on devait -le rencontrer, et qu'il fallait accumuler les moyens de résistance. -<span class="sidenote" title="En marge">M. le comte d'Artois doit se rendre à Lyon, le duc de Berry -en Franche-Comté, le duc d'Angoulême en Languedoc.</span> -M. le comte d'Artois offrit avec beaucoup d'empressement de s'y -transporter, et cette mesure coulait tellement de source que son offre -fut acceptée sur-le-champ. On imagina de lui donner pour lieutenants -ses deux fils, le duc de Berry à gauche, le duc d'Angoulême à droite -(celui-ci était en ce moment à Bordeaux), l'un et l'autre devant -partir des provinces qu'ils avaient l'habitude de visiter, et en -amener les forces sur les flancs de Napoléon. Il fut convenu que M. le -duc de Berry, qui était connu des provinces militaires de l'Est, se -rendrait en Franche-Comté, réunirait à Besançon les troupes de ligne, -les gardes nationales de bonne volonté, et les conduirait par -Lons-le-Saulnier sur la gauche de Lyon; que M. le duc d'Angoulême, -familiarisé avec les populations du Midi, quitterait Bordeaux -immédiatement, se rendrait par Toulouse à Nîmes, et prendrait ainsi -Napoléon par derrière, avec les forces qu'il aurait rassemblées. Ces -combinaisons, que le ministre de la guerre regardait comme -très-savantes, supposaient deux conditions: premièrement, qu'on aurait -le temps de concentrer les troupes sur ces divers points, et -secondement, qu'elles seraient fidèles. Or on délibérait le 5 au soir; -les ordres expédiés le 6 ne pouvaient arriver dans chaque lieu que le -7, le 8, le 9, le 10, selon les distances, exigeaient en outre un -certain temps pour leur exécution, et on vient de voir que Napoléon -devait être dans la journée <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> même du 10 devant Lyon. Quant à -la fidélité des troupes, le récit qui précède prouve ce qu'il restait -d'espérance fondée sous ce rapport.</p> - -<p>Le ministre de la guerre n'en affectait pas moins un grand zèle, une -grande activité, et proposait très-sérieusement comme des moyens -infaillibles de salut les mesures que nous venons d'énumérer. On le -laissa faire, car après tout il savait mieux que les hommes dont la -royauté était entourée, comment il fallait s'y prendre pour remuer des -soldats. Ignorant ce qui s'était passé à La Mure et à Grenoble, on ne -désespéra pas de la fidélité des troupes, et pour s'en mieux assurer, -on résolut de placer auprès des princes des chefs populaires et -respectés dans l'armée. Le maréchal Ney, commandant en Franche-Comté, -fut choisi pour accompagner le duc de Berry. Le maréchal Macdonald, -commandant à Bourges, reçut ordre de partir sur-le-champ pour Nîmes, -afin d'assister le duc d'Angoulême. Ces deux maréchaux, qui avaient -été à Fontainebleau les négociateurs de Napoléon, semblaient -parfaitement choisis pour lui être opposés. On ne doutait pas de la -rigide probité avec laquelle le maréchal Macdonald remplirait ses -devoirs. Quant au maréchal Ney, quoiqu'on le sût mécontent de la cour -et pour ce motif retiré dans ses terres, on supposait qu'il devait -voir avec peine le retour de Napoléon, surtout en se rappelant les -scènes de Fontainebleau, et on se flattait qu'à l'aspect de ce -formidable revenant toutes ses passions se réveilleraient.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le duc d'Orléans adjoint au comte d'Artois.</span> -Enfin, pour procurer à M. le comte d'Artois un <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> lieutenant de -plus, et un lieutenant de grande importance, on fit un choix, en -apparence malicieux, mais en réalité proposé très-innocemment par M. -le comte d'Artois lui-même, celui de M. le duc d'Orléans. Ce prince, -quoiqu'il se comportât avec beaucoup de réserve, était, comme nous -l'avons dit, redevenu l'objet de toutes les défiances de l'émigration. -Fort visité chez lui, il était agréable aux militaires qui se -souvenaient de ses services dans les armées républicaines, et aux -partisans des idées constitutionnelles qui étaient charmés de voir -leurs opinions partagées par un membre de la famille royale. Cette -espèce de popularité, dont M. le duc d'Orléans ne songeait nullement à -abuser, offusquait la cour, et Louis XVIII n'était pas fâché de se -débarrasser de lui en le donnant à M. le comte d'Artois, qui, pour sa -part, n'était pas fâché d'avoir à ses côtés un Bourbon militaire. Ce -choix fut accueilli aussi facilement que les autres, et on chargea le -ministre de la guerre de prescrire immédiatement les mouvements de -troupes et de matériel qui devaient être la conséquence des -combinaisons adoptées. Il fut convenu que M. le comte d'Artois -partirait pour Lyon dans la nuit même du 5 au 6 mars. On manda M. le -duc d'Orléans aux Tuileries, pour lui communiquer la nouvelle qu'on -tenait secrète, et pour lui transmettre par la bouche même du Roi les -ordres qui le concernaient. Ce prince ne se fit point attendre.—Eh -bien, lui dit Louis XVIII avec une singulière nonchalance, <em>Bonaparte</em> -est en France!—M. le duc d'Orléans, apercevant avec son ordinaire -sagacité le danger qui menaçait la dynastie, ne <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> dissimula -pas ses craintes.—Que voulez-vous que j'y fasse? répondit Louis XVIII -avec un mouvement d'impatience; j'aimerais mieux qu'il n'y fût pas, -mais il y est, et il faut nous en débarrasser comme nous pourrons.— -<span class="sidenote" title="En marge">Sur les observations du duc d'Orléans, M. le duc de Berry -est retenu à Paris.</span> -M. le duc d'Orléans, convaincu que les mesures adoptées pour la défense -de Lyon seraient tardives et inefficaces, se sentait peu de goût pour -la mission qu'on lui offrait, et tâcha de persuader au Roi de le -garder à Paris, où ne resterait aucun prince du sang s'il s'éloignait, -et où la popularité dont il ne se vantait pas, mais qui était -reconnue, pourrait être utile. Mais en demandant à rester, il -demandait justement ce que le Roi voulait le moins, et il dut se -soumettre et partir. Le seul résultat qu'il obtint de ses conseils, -fut de faire retenir à Paris M. le duc de Berry. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Ney remplace le duc de Berry en Franche-Comté.</span> -On pensa, en effet, -qu'il fallait laisser auprès du Roi l'un de ses neveux, et que -d'ailleurs il ne convenait pas de livrer à lui-même le caractère trop -bouillant de M. le duc de Berry. En conséquence on décida que le -maréchal Ney se rendrait seul à Besançon. Ce maréchal, qui était dans -sa terre des Coudreaux, fut immédiatement appelé à Paris par le -télégraphe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après les mesures militaires, on s'occupe des mesures -politiques.</span> -Après avoir pris ces mesures militaires, on convoqua les autres -ministres pour s'occuper des mesures politiques. L'impression fut la -même chez tous, c'est-à-dire extrêmement vive, mêlée de quelque -repentir chez ceux qui sentaient les fautes commises, accompagnée chez -les autres d'un seul regret, celui d'avoir été trop doux, -c'est-à-dire, trop faibles à les entendre. Aussi voulaient-ils -compenser leur récente faiblesse par une grande énergie <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> dans -les circonstances présentes. -<span class="sidenote" title="En marge">Ordre de courir sus à Napoléon.</span> -Sans réfléchir, sans se rendre compte de -la gravité de l'acte qu'ils allaient commettre, du terrible droit de -représailles auquel ils allaient s'exposer, ils rédigèrent une -ordonnance, fondée sur l'article 14 de la Charte, par laquelle il -était prescrit à tout citoyen de courir sus à Napoléon, de le prendre -mort ou vif, et si on le prenait vivant, de le livrer à une commission -militaire, qui lui ferait sur-le-champ l'application des lois -existantes, et par conséquent le ferait fusiller. Cette ordonnance fut -non-seulement rendue contre Napoléon, mais aussi contre les compagnons -et les fauteurs de son entreprise. Il suffisait de l'identité -constatée pour que la condamnation et l'exécution fussent immédiates.</p> - -<p>À cet acte dictatorial, premier emploi de cet article 14 qui devait -être si funeste à la dynastie, on en ajouta un autre fort légitime, -fort nécessaire, ce fut de convoquer les Chambres, qui avaient été -ajournées au 1<sup>er</sup> mai. Il n'y avait rien de mieux entendu que de les -appeler autour du Roi, pour prendre d'accord avec elles les mesures de -défense que les circonstances comportaient, et d'opposer ainsi à -Napoléon, représentant du despotisme militaire, la royauté légitime -entourée de tout l'appareil de la liberté constitutionnelle. -<span class="sidenote" title="En marge">Convocation immédiate des Chambres.</span> -Les Chambres furent donc appelées à se réunir dans le plus bref délai -possible, et leurs membres présents à Paris furent invités à se rendre -à leurs palais respectifs, afin de se constituer dès qu'ils seraient -en nombre suffisant pour délibérer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Première émotion produite par la nouvelle du débarquement.</span> -Ces résolutions adoptées le lundi 6 mars, publiées <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> le mardi -7 (jour même où Napoléon entrait à Grenoble), révélèrent au public la -grande nouvelle, qu'on avait retenue tant qu'on avait pu, mais qui peu -à peu s'était échappée des Tuileries, et avait causé une profonde -sensation parmi les gens informés. Pourtant les détails publiés -diminuèrent un peu la première émotion. Le gouvernement ne connaissait -encore que le débarquement de Napoléon au golfe Juan, à la tête de -onze cents hommes, la tentative manquée sur Antibes, et la marche vers -les hautes Alpes. -<span class="sidenote" title="En marge">Le gouvernement s'applique à en diminuer l'effet.</span> -Les préfets en mandant ces faits avaient mis en -relief les circonstances les plus favorables, et le gouvernement -s'appliqua de son côté à communiquer au public l'impression rassurante -qu'on avait cherché à lui inspirer à lui-même. Comme on attachait une -extrême importance à la première manifestation des sentiments de -l'armée, on appuya beaucoup sur ce qui s'était passé à Antibes, et on -présenta <em>Buonaparte</em>, ainsi qu'on l'appelait alors, comme repoussé -par les troupes qu'il avait rencontrées en débarquant, et comme obligé -de se jeter dans les montagnes, où il ne pouvait tarder de succomber -sous les coups de la misère ou de la justice.—Ce <cite>lâche brigand</cite>, -s'écriait-on, indigne de mourir de la mort des héros, mourrait bientôt -de la mort des malfaiteurs, et il fallait remercier le ciel qui -prenait soin de le faire sortir de la retraite où l'on avait eu la -faiblesse de le laisser, pour venir s'offrir lui-même au supplice -qu'il n'avait que trop mérité.—Cette manière de considérer la chose -fut adoptée par les royalistes ardents, et après s'être remis de leur -première terreur, ils ne <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> virent plus dans le grand événement -du jour qu'un sujet d'espérance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction secrète du peuple et des révolutionnaires.</span> -Le reste du public en jugea autrement. Il ne s'en tint pas à la -version officielle, et ne considéra pas Napoléon comme aussi -certainement perdu qu'on se plaisait à le dire. La masse du peuple, -éprouvant une préférence d'instinct pour l'homme qui avait si -puissamment remué son imagination, conçut une secrète joie à la -nouvelle de son retour. Les militaires, émus jusqu'au fond de l'âme, -se mirent à former pour leur ancien général des vœux qu'ils ne -dissimulaient guère, bien que les chefs affectassent une rigide -fidélité à leurs devoirs. Les révolutionnaires, après avoir applaudi -dix mois auparavant au retour des Bourbons qui les vengeait de -Napoléon, applaudirent de même au retour de Napoléon qui les vengeait -des Bourbons. Les acquéreurs de biens nationaux, innombrables dans les -campagnes, se regardèrent comme sauvés d'une spoliation imminente. -<span class="sidenote" title="En marge">Inquiétudes de la bourgeoisie.</span> -La bourgeoisie, au contraire, tranquille, désintéressée dans la question -des biens nationaux dont elle avait beaucoup moins acheté que les -habitants des campagnes, désirant la paix et une liberté modérée, fut -saisie d'une profonde inquiétude. Quoique blessée par la partialité -des Bourbons pour les nobles et les prêtres, elle aimait mieux -conserver les Bourbons en leur résistant, que de courir avec Napoléon -de nouvelles chances de guerre, et très-peu de chances de liberté. Ces -sentiments étaient surtout ceux de la bourgeoisie de Paris, la plus -sage de France, parce qu'elle a beaucoup de lumières, et beaucoup -moins de ces intérêts particuliers <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> de province qui font -fléchir la rectitude des opinions. Ainsi dans les villes maritimes, -ruinées par le blocus continental, la bourgeoisie éprouva une sorte de -fureur, tandis que dans les villes manufacturières, dont l'industrie -créée par Napoléon avait beaucoup souffert des communications avec -l'Angleterre, elle ressentit une joie véritable, balancée seulement -par les craintes de guerre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Douleur des hommes éclairés.</span> -Chez les hommes véritablement éclairés, il n'y eut qu'un sentiment, -celui de la douleur. Ces hommes en général peu nombreux, mais -influents sans chercher à l'être, n'attendirent du retour de Napoléon -que d'affreuses calamités. -<span class="sidenote" title="En marge">Dangers de tout genre qu'ils entrevoient comme conséquence -inévitable du retour de Napoléon.</span> -Pour aucun la guerre ne parut douteuse. Le -congrès qu'on avait cru près de se dissoudre, s'était prolongé, et il -était évident dès lors qu'il ne se séparerait plus, et s'efforcerait -de renverser, sans lui laisser le temps de se rasseoir, l'homme qui -venait mettre en question tout ce qu'on avait fait à Vienne. Ce serait -donc un nouveau duel à mort de la France avec les grandes puissances -européennes. Ce premier danger devait suffire à lui seul pour décider -tout bon citoyen contre la tentative faite en ce moment. À la vérité -le tort en était non-seulement à Napoléon, mais aux Bourbons -eux-mêmes, qui par leurs fautes avaient suggéré l'idée et préparé le -succès de cette entreprise; mais que le tort fût aux uns ou aux -autres, pour la France le malheur était le même.</p> - -<p>Sous le rapport des affaires intérieures, les motifs de regrets, sans -être aussi graves, étaient sérieux pourtant. Les Bourbons avaient -choqué quiconque avait dans le cœur l'amour du sol et -l'attachement <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> aux principes de quatre-vingt-neuf, mais enfin -on était occupé à leur tenir tête, et à les vaincre -constitutionnellement. Les élections de l'année allaient faire arriver -un contingent d'opposants modérés, lesquels renforceraient la majorité -indépendante qui s'était formée dans la Chambre des députés, et on -avait ainsi la certitude d'une victoire régulière, lente peut-être, -mais tôt ou tard complète, sur les fâcheux penchants de l'émigration. -De la sorte on rétablirait avec les vrais principes de la Révolution -française, une liberté sage, légale, pratique, à l'image de celle qui -faisait le bonheur de l'Angleterre. C'était au surplus une œuvre -commencée, et il valait mieux la mener à fin, que d'en aller -entreprendre une autre, et de recommencer ainsi toujours sans jamais -rien achever.</p> - -<p>D'ailleurs aurait-on avec Napoléon, même éclairé par l'adversité et la -réflexion, d'égales chances de succès? C'était fort contestable. Sans -doute on n'aurait aucune difficulté avec lui à l'égard des principes -de quatre-vingt-neuf, qui composaient en quelque sorte sa philosophie -politique; mais sous le rapport de la liberté constitutionnelle, on -aurait probablement fort à faire. Même en supposant bien rapide chez -lui l'éducation du malheur, ne rencontrerait-on pas sa puissante -volonté, son redoutable génie, et pourrait-on le plier à toutes les -exigences du régime constitutionnel? Il fallait donc prévoir avec lui -une guerre certaine, une liberté douteuse, et c'était plus qu'il n'en -fallait pour empêcher les hommes éclairés de souhaiter son retour.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sentiments et conduite du parti constitutionnel.</span> -Il n'y a ni exagération ni partialité à dire que ces <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> hommes -se trouvaient presque exclusivement dans les rangs du parti -constitutionnel. On appelait parti constitutionnel celui qui cherchait -à fonder une liberté régulière sous les Bourbons, en les y soumettant -peu à peu par des victoires légalement remportées sur leurs mauvaises -tendances. Soit dans les Chambres, soit au dehors, ce parti fut -unanime pour se rallier aux Bourbons, et essayer de les soutenir. Sans -doute quelques sentiments personnels se mêlaient à la générosité de -cette résolution. Ainsi les membres des deux Chambres se sentaient -compromis, les uns pour avoir prononcé la déchéance de Napoléon, les -autres pour y avoir chaudement adhéré. Certains écrivains, comme M. -Benjamin Constant, avaient déployé contre le régime impérial une -violence de langage qui devait les rendre au moins incompatibles avec -le souverain de l'île d'Elbe, redevenu souverain de la France. Mais -indépendamment de quelques motifs particuliers, la plupart furent -dirigés par le désir parfaitement honnête de tenir le serment prêté -aux Bourbons, d'achever avec eux l'édifice commencé de la liberté -constitutionnelle, et d'épargner à la France une nouvelle et fatale -lutte avec l'Europe. Les chefs du parti constitutionnel mettaient -d'ailleurs à honneur de prouver que leur opposition, manifestée ou par -des discours ou par des écrits, s'adressait non à la dynastie des -Bourbons, mais à leur marche politique. C'était de la part de ces -hommes une conduite loyale, sensée et habile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les chefs du parti constitutionnel entourent M. Lainé, -président de la seconde Chambre.</span> -Ceux qui appartenaient aux Chambres se hâtèrent d'accourir au lieu de -leurs séances, de s'y <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> voir, de s'y entretenir, d'épancher -dans leurs conversations les sentiments qu'ils éprouvaient, en -attendant qu'ils pussent les faire éclater par leurs discours -lorsqu'ils seraient en nombre pour délibérer. C'est autour du -président de la Chambre des députés, M. Lainé, qu'on chercha surtout à -se grouper. M. Lainé, devenu partisan ardent des Bourbons par haine de -Napoléon, avait tous les sentiments des royalistes sans leurs -préjugés. Il commençait à reconnaître les fautes commises, auxquelles -d'ailleurs il n'était pas étranger, et n'était pas homme à cacher ce -qu'il ressentait. Il se hâta d'avouer ces fautes, et trouva de l'écho -parmi les royalistes modérés, même chez quelques-uns des ministres.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière dont se partagent les ministres par suite du grand -événement annoncé.</span> -Ces derniers, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne composaient pas un -vrai cabinet. Pour qu'il y ait un cabinet, sous la forme de -gouvernement qu'on essayait alors de donner à la France, il faut -d'abord que la royauté y consente, en souffrant qu'il s'élève une -volonté à côté de la sienne; secondement, il faut qu'il se trouve -parmi les ministres un chef, admis comme tel par ses collègues, et -accepté à la fois par les Chambres et par la royauté comme leur -intermédiaire et leur lien. Or Louis XVIII, ainsi que nous l'avons dit -encore, quoique moins effarouché qu'aucun des monarques que nous ayons -eus, par le spectacle des assemblées libres, ce qu'il devait à un long -séjour en Angleterre, n'avait pas fait jusqu'alors tous les sacrifices -d'autorité qu'exige le régime représentatif, et si dans la pratique il -cédait beaucoup de son pouvoir royal, c'était autant par ennui des -affaires que par bon sens. Quoi qu'il en <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> soit, il ne -cherchait pas à se donner un véritable chef de cabinet, et de plus il -n'avait autour de lui aucun homme capable de le devenir. M. de -Talleyrand, absent et nonchalant, ne pouvait pas l'être, bien qu'il -fût le personnage le plus éminent de cette époque. M. de Montesquiou, -le plus considérable après M. de Talleyrand, et le seul capable de -figurer devant une assemblée, aurait pu être ce chef, si on avait -accordé plus d'importance aux Chambres, et s'il avait eu le caractère -à la fois souple, ferme et laborieux, que ce rôle exige. Il y avait -donc des ministres, comme nous avons déjà eu occasion de le faire -remarquer, et point de ministère. Ces ministres se partageaient en -gens d'esprit, sentant les fautes commises, portés même à les -reconnaître, et en complices ou complaisants de l'émigration, croyant -que si on avait eu un tort, c'était de s'être montré trop faible, trop -condescendant pour les partis adverses. -<span class="sidenote" title="En marge">Les uns reconnaissent les fautes commises, les autres les -nient, et tendent plutôt à les aggraver.</span> -Parmi les premiers, il fallait -ranger M. le baron Louis, exclusivement occupé des finances, et ayant -dans sa spécialité déployé les qualités d'un grand ministre; M. -Beugnot, fort injustement attaqué par l'émigration dont il avait -repoussé l'intervention dans la police, et auquel les royalistes -ardents reprochaient avec amertume d'avoir laissé consommer l'évasion -de l'île d'Elbe, qu'il aurait dû en sa qualité de ministre de la -marine empêcher par des croisières plus vigilantes; M. de Jaucourt, -remplaçant temporaire de M. de Talleyrand, ayant peu d'avis en dehors -des affaires de son département, homme honnête, intelligent et -modéré; enfin M. de Montesquiou, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> apercevant à quel point on -s'était peu à peu laissé entraîner hors du vrai courant des sentiments -nationaux, mettant une noble franchise à en convenir, mécontent de -tous les partis, mais du sien plus que d'aucun autre, lui imputant -volontiers tout le mal qui s'était accompli, et dans son chagrin, -aimant à dire que lui et ses collègues n'avaient rien de mieux à faire -que de céder la place à des hommes plus populaires et plus capables de -sauver la royauté.</p> - -<p>MM. Dambray et Ferrand par aveuglement, le maréchal Soult par les -engagements qu'il avait pris avec les royalistes extrêmes, -partageaient au contraire les idées de l'émigration. Selon eux, il -fallait tout simplement être un peu plus royaliste qu'on ne l'avait -été, surtout plus rigoureux, frapper à droite et à gauche si on en -avait l'occasion, reprendre peut-être quelques-unes des concessions de -la Charte (ceci se disait tout bas), et essayer par ces moyens de -sauver la monarchie. M. de Blacas ne se prononçait point. Il avait -assez de clairvoyance pour reconnaître qu'on s'était trompé, soit dans -un sens, soit dans un autre, mais il se regardait comme tellement -identifié à la royauté, qu'il ne supposait même pas que le blâme et le -changement pussent l'atteindre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Montesquiou se rapproche du président Lainé; il se -montre disposé à faire des sacrifices, et tout d'abord celui de son -portefeuille.</span> -Les ministres à repentir s'étaient portés vers M. Lainé, et M. de -Montesquiou notamment n'avait pas hésité à dire que s'il fallait -sacrifier trois ou quatre membres du cabinet, lui compris, il était -prêt à les jeter dans le gouffre pour le refermer. M. Lainé avait fort -applaudi à ces dispositions, et cherché à s'entourer des chefs de -l'opposition modérée, soit <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> dans les Chambres, soit au dehors. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Lainé s'entoure des chefs de l'opposition.</span> -Il en était deux notamment qu'il avait attirés auprès de lui, -c'étaient M. Benjamin Constant, dont les écrits avaient produit une -vive sensation, et M. de Lafayette, qui, après avoir fait une visite à -Louis XVIII au moment de la promulgation de la Charte, pour prouver -qu'il était prêt à accepter la liberté sous les Bourbons, était -retourné à son domaine de Lagrange, et y vivait paisiblement, en -attendant qu'il reçût des électeurs la mission formelle de se mêler -des affaires publiques.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Concessions qu'on demande au gouvernement.</span> -Entre M. Lainé, M. de Montesquiou et les divers chefs du parti -constitutionnel, on avait émis certaines idées, comme de changer trois -ou quatre ministres, tels que M. de Montesquiou qui s'offrait en -sacrifice, MM. de Blacas, Soult, Ferrand qui ne s'offraient pas, de -mettre à leur place des personnages populaires, d'augmenter la Chambre -des pairs, d'y appeler des hommes signalés par de grands services -civils ou militaires, de compléter la Chambre des députés, en faisant -remplacer les deux séries dont les pouvoirs étaient expirés par des -députés agréables à l'opinion libérale, et, vu le peu de temps dont on -disposait, de confier ces choix à la Chambre elle-même; de réorganiser -les gardes nationales, de les composer de la bourgeoisie, généralement -bonne, et d'en donner le commandement supérieur à M. de Lafayette; de -s'expliquer sur les biens nationaux de manière à dissiper les -inquiétudes des acquéreurs; de rechercher enfin les mesures qui -avaient froissé l'armée, de les abroger immédiatement, et de leur -substituer des dispositions contraires.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> <span class="sidenote" title="En marge">M. de Montesquiou juge ces concessions -raisonnables, mais n'est plus écouté par la cour, qui lui reproche de -montrer de la faiblesse.</span> -M. de Montesquiou avait paru croire qu'aucune de ces concessions, même -le choix de M. de Lafayette, n'était un prix trop élevé du service -qu'on rendrait en sauvant la monarchie. Les ministres opposés aux -concessions, et en particulier les sacrifiés, avaient jeté les hauts -cris, et M. de Blacas, écoutant tout pour le compte de Louis XVIII qui -ne se prononçait pas, demeurait immobile et silencieux. -<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII placé entre des avis contraires, ne prend -aucune résolution.</span> -En vain M. -Lainé, prévoyant que Napoléon marcherait avec sa rapidité ordinaire, -insistait-il pour qu'on prît promptement un parti, M. de Montesquiou, -désavoué par la cour depuis qu'il montrait des sentiments si sages, ne -pouvait guère donner une réponse qu'il n'obtenait pas lui-même, et -Louis XVIII, obsédé par les remontrances de la portion raisonnable des -royalistes, par les emportements de la portion exaltée, ne sachant qui -entendre, qui croire, aimait mieux dans le doute ne pas sortir de ses -habitudes, c'est-à-dire garder M. de Blacas et ne renvoyer personne.</p> - -<p>Dans cette cruelle perplexité, on ne se bornait pas à consulter les -constitutionnels, qui de tous les opposants étaient les seuls -sincères, les seuls animés du désir de conserver la dynastie en -redressant sa marche, on reprenait certaines relations avec les -principaux révolutionnaires, tels que MM. Fouché, Barras et autres, -imitant en cela les malades, presque toujours portés à préférer les -empiriques qui les flattent, aux vrais médecins qui leur prescrivent -des remèdes déplaisants. Il faut ajouter que dans les partis, les -entêtés, les fous, lorsqu'ils sont obligés de choisir entre leurs -adversaires, pardonnent <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> plus volontiers aux extrêmes qui leur -ressemblent, qu'aux modérés avec lesquels ils n'ont pas plus de -rapports de caractère que d'opinion.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvelles tentatives auprès de M. Fouché.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Celui-ci n'y répond point.</span> -Les intermédiaires ordinairement employés auprès de M. Fouché lui -firent encore entrevoir le ministère de la police, dont on l'avait -dégoûté en le lui faisant trop attendre, mais ils le trouvèrent évasif -cette fois, beaucoup moins empressé que de coutume à donner ses -conseils, et indiquant clairement qu'il était trop tard. M. d'André, -dirigeant la police avec sagesse et modération, chercha même à attirer -auprès de lui le duc de Rovigo, pour avoir son avis, et le duc de -Rovigo lui répondit sans détour, qu'on avait tellement maltraité les -hommes de l'Empire, et en particulier ceux de l'armée, qu'il y avait -bien peu de chances d'en ramener aucun.</p> - -<p>Tandis que du côté des royalistes on s'agitait sans rien produire, on -ne s'agitait pas moins du côté des bonapartistes et des -révolutionnaires, et d'une manière tout aussi inefficace pour le but -qu'on avait en vue. -<span class="sidenote" title="En marge">Agitations et inquiétudes des bonapartistes.</span> -Les uns et les autres avaient été surpris comme -par un coup de foudre en apprenant l'apparition de Napoléon. M. de -Bassano, qui seul s'était mis en communication avec l'île d'Elbe, -uniquement pour envoyer quelques informations, n'avait pas été moins -surpris que les autres, car M. Fleury de Chaboulon ne lui avait rien -mandé depuis son départ, et n'était pas encore revenu. Dans la crainte -d'un résultat malheureux, l'ancien et fidèle ministre de Napoléon en -était à regretter la part, si petite qu'elle fût, qu'il pouvait avoir -eue à la détermination de son maître. Les jeunes militaires, premiers -inventeurs <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> du complot que nous avons exposé, lesquels -n'avaient eu aucune communication avec l'île d'Elbe, pas même avec le -colonel de La Bédoyère, devenus plus ardents que jamais, voulaient -agir sur-le-champ, afin de seconder l'entreprise de Napoléon. Les -bonapartistes de l'ordre civil, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, -Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, et autres, aussi peu informés que M. -de Bassano, craignaient autant d'agir que de ne pas agir, car s'il -pouvait être bon d'opérer au nord une diversion en faveur de Napoléon, -il était possible d'un autre côté qu'on dérangeât ses plans, en -conseillant un mouvement qu'il n'aurait ni prévu ni ordonné. Habitués -à attendre, et point à devancer les déterminations de l'Empereur, ils -étaient plongés dans les plus étranges perplexités.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction des révolutionnaires.</span> -Quant aux révolutionnaires, ils furent en général satisfaits. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché seul éprouve une sorte de dépit du retour de -Napoléon.</span> -Cependant le principal d'entre eux, M. Fouché, bien qu'il aimât -par-dessus tout les événements, toujours agréables à sa nature agitée, -avait été fort contrarié par la nouvelle du retour de Napoléon, qui -venait déranger ses calculs. -<span class="sidenote" title="En marge">Cependant il est d'avis de le seconder.</span> -Il croyait en effet avoir les Bourbons -dans ses mains, et être en mesure de les maintenir ou de les renverser -à son gré, par la position qu'il avait prise au sein de toutes les -intrigues, même royalistes.—Nous allions, disait-il à ses affidés, -composer un ministère de régicides, tels que Carnot, Garat et moi, de -militaires inflexibles, tels que Davout, et nous aurions renvoyé ou -dominé les Bourbons. Mais voilà cet homme terrible qui vient nous -apporter son despotisme et la guerre. Pourtant, au point où en -<span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> sont les choses, il faut le seconder, afin de l'enchaîner par -nos services, sauf à voir ce que nous ferons ensuite lorsqu'il sera -ici, et qu'il sera probablement aussi embarrassé que nous par son -triomphe.—</p> - -<p>Plus hardi que les bonapartistes à la façon de M. de Bassano, moins -respectueux pour l'infaillibilité de l'Empereur, et sachant risquer, -sinon sa vie, du moins celle des autres, il fut d'avis de mettre la -main à l'œuvre, et de lâcher la bride aux jeunes militaires. Les -généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, Drouet d'Erlon, étaient venus -à Paris, et il les encouragea dans leur projet d'agir immédiatement. -Drouet d'Erlon commandait à Lille sous le maréchal Mortier, et il -pouvait disposer de plusieurs régiments d'infanterie. -<span class="sidenote" title="En marge">Projets des frères Lallemand, et encouragement que leur -donne M. Fouché.</span> -Lefebvre-Desnoëttes avait à Cambrai les anciens chasseurs de la garde, -devenus chasseurs royaux, et tout près à Arras, les grenadiers à -cheval, devenus cuirassiers royaux. Les deux frères Lallemand étaient, -l'un commandant dans l'Aisne, l'autre général d'artillerie à La Fère. -Il fut convenu que le plus téméraire de tous, et le plus sûr de sa -troupe, Lefebvre-Desnoëttes, partirait de Cambrai avec les chasseurs -de la garde, se porterait vers l'Aisne, se présenterait devant La -Fère, où les frères Lallemand amèneraient les troupes qu'ils auraient -réussi à entraîner, qu'ensuite descendant l'Oise en commun, ils se -rendraient à Compiègne, où Drouet les rejoindrait avec l'infanterie de -Lille. Placés ainsi à la tête de douze ou quinze mille hommes, ils -pouvaient exercer une influence considérable sur les événements, -décider peut-être le soulèvement de l'armée entière, et tout au moins -<span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> couper la retraite aux Bourbons, pour les livrer (sains et -saufs du reste) à Napoléon, qui en ferait ce qu'il voudrait.</p> - -<p>Ce projet devait s'exécuter sur l'heure, sans autre délai que le temps -d'aller de Paris à Lille, car on était au commencement de mars, -Napoléon avait débarqué le 1<sup>er</sup>, on ne savait pas plus que le -gouvernement la direction qu'il avait prise, mais dans tous les cas il -importait d'opérer le plus tôt possible une forte diversion en sa -faveur. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout refuse définitivement son concours.</span> -On s'était toujours flatté que le maréchal Davout prendrait le -commandement du corps d'armée insurgé, dès qu'on aurait réuni ce corps -quelque part, et on avait espéré qu'un si grand nom, à la tête de -troupes éprouvées, déciderait les incertains à se joindre au -mouvement. Mais on avait mis tant de pétulance, d'indiscrétion dans -l'organisation de ce complot, que le maréchal, soit répugnance pour -une entreprise qui ne concordait guère avec ses habitudes de -discipline, soit crainte d'être compromis par des étourdis, soit aussi -crainte de devancer les ordres de Napoléon, vint déclarer à M. de -Bassano qu'il ne fallait pas le compter au nombre des collaborateurs -de l'œuvre qu'on préparait, beaucoup trop légèrement à son avis. -Les jeunes généraux, fort mécontents, répondirent qu'ils sauraient se -passer de lui, et sans plus différer ils partirent pour aller tenter, -sans leur illustre chef, l'aventure qu'ils avaient depuis si longtemps -projetée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les royalistes toujours incertains de ce qu'il faut faire, -continuent de ne pas prendre de parti.</span> -Tandis que les ennemis de la maison de Bourbon se comportaient avec -l'activité et l'audace qui leur étaient naturelles, les Bourbons -eux-mêmes, assaillis <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> de conseils contradictoires, -continuaient d'hésiter entre les résolutions proposées, et se -bornaient à quelques mesures militaires qui n'auraient pu être -efficaces que s'ils avaient été sûrs de l'armée. Nous avons dit que le -duc de Berry, destiné d'abord à la Franche-Comté, devait rester à -Paris auprès du Roi, et que le maréchal Ney était chargé de se rendre -seul à Besançon. Ce maréchal, mandé par le télégraphe, avait appris -avec beaucoup de peine l'événement qui ouvrait de nouveau à Napoléon -le chemin du trône. Moins coupable envers son ancien empereur des -torts qu'il avait eus, que de ceux dont il s'était vanté, il n'aurait -pas désiré se retrouver sous sa main; mais il faut dire à son honneur -qu'avec son bon sens de soldat, il entrevoyait comme certaine et -nécessairement funeste une nouvelle guerre contre l'Europe si on -rétablissait l'Empire. Ses motifs pour voir avec effroi, même avec -colère, le retour de Napoléon, n'étaient donc pas moins patriotiques -que personnels. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Paris du maréchal Ney.</span> -N'ayant jamais pris la peine de dissimuler ses -sentiments, il les exprima tout haut dès son arrivée à Paris. Enchanté -de le trouver dans ces dispositions, on le combla de caresses, on le -conduisit chez le Roi qui lui fit l'accueil le plus flatteur, et -auquel il promit de ramener Napoléon, vaincu et prisonnier. Les -habitués de la cour prétendirent même qu'il avait dit <cite>prisonnier dans -une cage de fer</cite>, propos vrai ou faux, qui ne prouvait rien qu'une -intempérance de langage fort pardonnable chez un soldat peu accoutumé -à ménager ses paroles. -<span class="sidenote" title="En marge">Il part pour la Franche-Comté, en promettant d'amener -Napoléon prisonnier aux pieds de Louis XVIII.</span> -Le maréchal Ney partit donc, donnant à la cour -des espérances qui de sa part étaient données sincèrement, plus -sincèrement <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> qu'elles n'étaient reçues, car on affectait de -croire à sa fidélité plus qu'on n'y croyait véritablement. Sans se -l'avouer, en effet, on pressentait l'entraînement général qui allait -emporter les esprits et les cœurs vers l'homme qu'on avait par sa -faute constitué le représentant de tous les intérêts moraux et -matériels de la Révolution française.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ du comte d'Artois pour Lyon.</span> -Le comte d'Artois, parti dans la nuit du 5 au 6 mars, arriva le -mercredi 8 à Lyon, au milieu d'une agitation extraordinaire des -esprits. Nous avons précédemment fait connaître la situation morale de -cette grande ville. Un parti peu nombreux mais violent de royalistes -aveugles avait fini par éloigner des Bourbons toute la population -lyonnaise, qui au surplus s'était toujours regardée comme l'obligée de -Napoléon, parce qu'il s'était appliqué à réparer ses malheurs, et -qu'il avait ouvert le continent à son commerce. -<span class="sidenote" title="En marge">État agité de cette grande ville.</span> -Un assassinat récent -commis sur un patriote par un royaliste, assassinat demeuré impuni, -avait porté l'exaspération au comble, et en apprenant l'approche de la -colonne de l'île d'Elbe, tout le monde, à l'exception de quelques -esprits sages, avait tressailli de joie. Bientôt même, à la nouvelle -des événements de Grenoble, on n'avait plus conservé de doute sur ce -qui arriverait prochainement à Lyon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Insuffisance des moyens du Gouvernement royal.</span> -Les royalistes étaient irrités et consternés, disant comme partout -qu'on ne faisait rien, mais pas plus qu'ailleurs n'indiquant ce qu'il -y avait à faire. Le comte Roger de Damas, gouverneur de la division, -ne manquait certes ni de bonne volonté ni de courage, mais il ne -disposait d'aucune force sur laquelle <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> il pût compter. La -garde nationale, expression la plus fidèle de la population, était -froide au moins, sauf la petite portion de cette garde qui servait à -cheval, et qui là comme ailleurs était formée par la noblesse du pays. -Les troupes de la garnison consistant dans le 24<sup>e</sup> de ligne et le 13<sup>e</sup> -de dragons cantonnés à Lyon, et dans le 20<sup>e</sup> de ligne venu de -Montbrison, ne dissimulaient aucunement leurs sentiments, et -paraissaient prêtes à ouvrir les bras à Napoléon dès qu'il se -montrerait aux portes de la ville. On n'avait pas une seule pièce de -canon. Le maréchal Soult avait eu la singulière idée d'en faire -demander à Grenoble, c'est-à-dire à un arrondissement d'artillerie qui -d'après toutes les probabilités devait être envahi lorsque les ordres -de Paris y parviendraient. Du reste la privation n'était pas grande, -car il faut des bras pour manœuvrer les canons, et on ne pouvait -pas plus compter sur les bras de l'artillerie que sur ceux de -l'infanterie.</p> - -<p>Tel était l'état des choses à Lyon, lorsque M. le comte d'Artois y -arriva. Il vit bientôt que le zèle honorable mais peu réfléchi qui l'y -avait conduit, ne servirait qu'à l'exposer à une échauffourée. Il fut -donc fort au regret d'y être venu, car sans se préoccuper des dangers -personnels qu'il pouvait courir, il allait par sa présence rendre -infiniment plus grave la perte à peu près certaine de cette grande -ville.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vains efforts de M. le comte d'Artois pour se concilier la -population.</span> -Il se donna, suivant sa coutume, beaucoup de mouvement, il prodigua -les paroles et les caresses, mais en dehors de ceux qui l'approchaient -et sur lesquels il agissait par sa bonté et sa grâce, il ne conquit -personne. Il avait besoin de quelques <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> fonds pour accorder des -gratifications aux troupes, et les caisses du Trésor n'ayant pas été -pourvues en temps utile, il trouva partout des excuses au lieu -d'argent. Le duc d'Orléans étant arrivé à Lyon vingt-quatre heures -après lui, il délibéra avec ce prince sur ce qu'il y avait de plus -utile à faire. La question était à Lyon ce qu'elle avait été à -Grenoble. Opposer des troupes à Napoléon, c'était les lui livrer; -rétrograder en les emmenant avec soi, c'était lui livrer du pays. Ce -dernier parti était pourtant le seul à prendre, car d'après toutes les -vraisemblances Lyon devant être aux mains de l'ennemi dans deux jours, -il valait mieux se retirer avec les troupes que de fournir à Napoléon -un renfort de quelques mille hommes. -<span class="sidenote" title="En marge">Avis du duc d'Orléans.</span> -Le duc d'Orléans s'efforça de -prouver au comte d'Artois que le parti de la retraite était le plus -sage, mais celui-ci retenu par le chagrin d'abandonner une ville telle -que Lyon, voulut avant de faire un pareil sacrifice consulter le -maréchal Macdonald, qui allait passer pour se rendre à Nîmes auprès du -duc d'Angoulême. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du maréchal Macdonald.</span> -Ce maréchal, dont la voiture s'était cassée en route, -n'arriva que le 9 au soir à Lyon. Conduit chez le comte d'Artois qui -l'attendait avec impatience, et qui lui ordonna de rester auprès de -lui parce que la route de Nîmes était interceptée, le maréchal montra -les meilleures dispositions, mais fut très-peu rassuré par le rapport -qu'on lui fit de la situation. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce maréchal s'efforce d'agir sur l'esprit des troupes.</span> -Toutefois il ne fut point d'avis -d'évacuer Lyon avant d'y être contraint par les événements. Il proposa -de couper les ponts du Rhône, si on le pouvait, ou au moins de les -barricader; de passer <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> les troupes en revue, de leur parler, -de tâcher de les déterminer en faveur de la cause royale, de choisir -parmi les royalistes ardents quelques hommes dévoués qui, vêtus en -soldats, tireraient le premier coup de fusil, et engageraient ainsi le -combat, ce qui déciderait peut-être l'armée à résister à Napoléon. Ces -propositions ne firent guère d'illusion à la sagacité du duc -d'Orléans, mais ce n'était pas le cas de disputer sur les moyens quand -on en avait si peu, et ce prince n'objecta rien. Le comte d'Artois, -faute de mieux, agréa ce que lui proposa le maréchal, le chargea de -donner les ordres nécessaires, et alla prendre quelque repos en -attendant le lendemain. C'était en effet le lendemain 10 que, d'après -tous les calculs, Napoléon devait se présenter aux portes de Lyon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il fait barricader les ponts et ramener les bateaux à la -droite du Rhône.</span> -Le maréchal Macdonald passa la nuit à faire couper ou barricader les -ponts, à ramener les bateaux de la rive gauche à la rive droite du -Rhône, et à recevoir les chefs des régiments qu'il trouva prêts à -remplir leur devoir, par honneur mais non par affection, et unanimes -dans l'opinion qu'ils avaient conçue des mauvaises dispositions de -leurs soldats. Il leur recommanda de préparer au comte d'Artois une -réception convenable, et tandis qu'il était occupé de ces soins, le -général Brayer, commandant à Lyon, vint lui dire qu'il fallait se -garder de montrer le prince aux troupes, car l'accueil était trop -douteux pour en courir le risque. Le maréchal se transporta en hâte -chez le prince qu'il fit éveiller, l'étonna peu en lui rapportant ces -tristes nouvelles, et convint avec lui de commencer la revue sans sa -<span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> présence, sauf à le faire appeler, si les efforts qu'il -allait tenter obtenaient un premier succès.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue des troupes le 10 mars au matin.</span> -Dès le matin, par une pluie battante, le maréchal fit assembler les -20<sup>e</sup> et 24<sup>e</sup> de ligne, ainsi que le 13<sup>e</sup> de dragons, lesquels au -milieu du désordre régnant n'avaient reçu aucune distribution, ce qui -ajoutait à leur disposition hostile la mauvaise humeur des privations. -Il les fit former en cercle autour de lui, leur rappela les vingt ans -de guerre pendant lesquels il avait toujours servi dans leurs rangs, -la loyale conduite qu'il avait tenue à Fontainebleau, les fautes qui -avaient amené les malheurs de la France en 1814, et leur annonça de -plus grands malheurs encore si on livrait le pays à Napoléon, car on -aurait de nouveau l'Europe sur les bras, plus unie, plus puissante, -plus irritée que jamais! Il parla avec raison, avec chaleur, mais sans -succès. -<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité d'arracher aux soldats le cri de <cite>Vive le -Roi</cite>.</span> -Désirant enfin tirer la conclusion de son discours, il saisit -son épée, et, d'une voix forte, cria: <cite>Vive le Roi!</cite>—Pas une voix ne -répondit à la sienne. Un peu déconcerté, il voulut essayer si la -présence du comte d'Artois ne produirait pas quelque effet, certain -d'ailleurs par l'attitude des troupes qu'il n'en pouvait rien advenir -de fâcheux. Le prince accourut, montra aux soldats son visage aimable -et attrayant, fut reçu d'eux avec respect, mais avec une invincible -froideur. Arrivé devant le 13<sup>e</sup> de dragons, le maréchal fit sortir des -rangs un vieux sous-officier, dont les cheveux gris, et la croix -étalée sur sa poitrine, attestaient les longs services. Il lui parla -de ses campagnes, et puis l'invita, devant le prince, à crier: <cite>Vive -le Roi!</cite>—Le vieux soldat, ébahi, resta immobile et muet, salua -<span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> M. le comte d'Artois et rentra dans le rang, sans avoir -poussé le cri qu'on lui demandait.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le comte d'Artois abandonne la revue.</span> -Le prince vivement affecté changea de couleur, mais ne témoigna rien, -et retourna vers sa demeure, laissant sur le terrain le maréchal qui, -pour faire un dernier essai, invita les officiers à le suivre chez -lui. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald reçoit chez lui le corps des -officiers, et cherche en vain à détruire les préventions dont leur -esprit est rempli.</span> -Ils y vinrent au nombre d'une centaine, et sans s'écarter des -égards dus à l'homme de guerre éprouvé qui leur parlait, exposèrent -leurs griefs avec une extrême amertume. Le maréchal pour les calmer -convint des torts qu'on avait eus envers l'armée, leur en promit la -réparation, mais ne put les ramener, même en leur présentant la -perspective d'un duel à mort avec l'Europe. Il les trouva profondément -irrités contre la maison du Roi, et contre ce qu'ils appelaient les -chouans, blessés du dédain qu'on montrait pour la Légion d'honneur, -car en ce moment même le comte Roger de Damas ne la portait point, et -quoique convaincus de la presque certitude d'une nouvelle lutte avec -l'Europe, résolus à en braver les chances, et à mourir tous pour -relever la France, pour la purger, disaient-ils, des émigrés, des -chouans, des Autrichiens, des Russes, des Anglais, qu'ils confondaient -dans les mêmes appellations et la même haine.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sur le conseil du maréchal Macdonald, M. le comte d'Artois -quitte Lyon.</span> -Il n'y avait rien à obtenir d'esprits aussi malheureusement prévenus. -Le maréchal se rendit chez M. le comte d'Artois, et bien qu'il n'y eût -aucun danger pour sa personne, si ce n'est celui de devenir prisonnier -de Napoléon, il l'engagea à partir sur-le-champ avec M. le duc -d'Orléans. Quant à lui, il se décida à rester, pour essayer encore -d'engager <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> le combat, et d'amener les troupes à prendre parti -pour la Restauration contre l'Empire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald reste à Lyon pour essayer jusqu'au -dernier moment d'amener les troupes à faire leur devoir.</span> -Après avoir accompagné les princes jusqu'à leur voiture, il revint -vers les ponts du Rhône, afin de voir où en était l'exécution de ses -ordres. Les ponts, bien entendu, n'avaient pas été coupés, car la -population n'y aurait pas consenti; mais ils n'étaient pas même -barricadés. Quant à ces agitateurs royalistes qui avaient tant -contribué à indisposer la population lyonnaise, aucun ne s'était -offert pour prendre la capote du soldat, et tirer le premier coup de -fusil. Le maréchal fit obstruer les ponts du mieux qu'il put, et -ordonna l'ouverture d'une tranchée, pour commencer une espèce de tête -de pont. Tandis qu'il présidait lui-même à ces travaux, un soldat -d'infanterie dont il cherchait à stimuler le zèle, lui répondit avec -sang-froid: Allons donc, maréchal, vous êtes un brave homme, qui avez -passé votre vie dans nos rangs, et non dans ceux des émigrés! Vous -feriez bien mieux de nous conduire auprès de notre empereur qui -approche, et qui vous recevrait à bras ouverts...—Il n'y avait ni -punitions, ni raisonnements à adresser à des soldats ainsi disposés, -et le maréchal attendit dans une anxiété cruelle l'apparition de -l'ennemi, que plusieurs officiers, envoyés en reconnaissance, disaient -prochaine. Il était trois ou quatre heures de l'après-midi, vendredi -10, et on assurait que Napoléon n'était pas loin du faubourg de la -Guillotière.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche de Napoléon de Grenoble à Lyon.</span> -Napoléon, en effet, que nous avons laissé sortant de Grenoble le 9 à -midi, n'avait pas perdu <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> de temps, et s'était hâté de -rejoindre ses troupes qu'il avait dès le 8 acheminées vers Lyon. -Voyageant dans une calèche ouverte, et n'avançant qu'au pas à cause de -l'affluence des populations, sa marche de Grenoble à Lyon, au milieu -des campagnards acquéreurs pour la plupart de biens nationaux, et -curieux de voir cet homme extraordinaire, fut une sorte de triomphe. -On n'entendait de tout côté que les cris de <cite>Vive l'Empereur! à bas -les nobles! à bas les prêtres!</cite> et, à chaque instant, Napoléon était -obligé de s'arrêter pour écouter les harangues des maires, et pour -leur faire des réponses conformes à leurs passions. Il avait soupé à -Rives, couché à Bourgoin, et continué le 10 à marcher sur Lyon où il -espérait entrer avant la fin du jour.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Son avant-garde, composée d'un détachement du 4<sup>e</sup> de -hussards, arrive le 10 à quatre heures au faubourg de la Guillotière.</span> -Vers quatre heures son avant-garde, composée d'un détachement du 4<sup>e</sup> -de hussards, parut à l'entrée du faubourg de la Guillotière, où se -trouvait en observation un détachement du 13<sup>e</sup> de dragons. À peine ces -deux troupes de cavalerie furent-elles en présence l'une de l'autre, -qu'elles fraternisèrent au cri de <cite>Vive l'Empereur!</cite> puis elles -parcoururent le faubourg, où le peuple les accueillit en poussant le -même cri. -<span class="sidenote" title="En marge">Elle fraternise avec le 13<sup>e</sup> de dragons et avec les troupes -qui gardent le pont de la Guillotière.</span> -Bientôt peuple et cavaliers se dirigèrent en masse vers le -pont de la Guillotière. Au bruit que faisait cette foule, le maréchal -Macdonald fit ordonner à deux bataillons de le suivre, et s'avança -lui-même vers le pont en prescrivant à ses officiers de mettre l'épée -à la main, pour tâcher d'entraîner les troupes, et de faire partir ce -premier coup de fusil, duquel il attendait le salut <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> de la -cause royale. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, les hussards du 4<sup>e</sup> -mêlés aux dragons du 13<sup>e</sup> parurent, et poussant le cri de <cite>Vive -l'Empereur!</cite> provoquèrent chez les fantassins qui gardaient le pont un -mouvement irrésistible. Ceux-ci répondirent par le cri de <cite>Vive -l'Empereur!</cite> puis se jetant sur les barricades qu'on avait essayé -d'élever, travaillèrent à les abattre au plus vite. De leur côté les -hussards et les dragons, aidés par le peuple du faubourg, se mirent à -l'œuvre, et en moins de quelques minutes le passage fut rétabli. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald est réduit à s'enfuir au galop.</span> -Le maréchal, à ce spectacle, ne songea plus qu'à s'échapper, pour se -soustraire au zèle de ses soldats qui voulaient le conduire à -Napoléon, et le forcer de se réconcilier avec lui. Enfonçant les -éperons dans les flancs de son cheval, il s'enfuit au galop, -accompagné du général Digeon et de ses aides de camp. Il traversa Lyon -ventre à terre, serré de près par quelques cavaliers qui, sans -intention de lui faire aucun mal, désiraient s'emparer de sa personne -pour le rattacher à la cause impériale. Mais le maréchal, -s'opiniâtrant dans l'accomplissement de son devoir, par honneur, par -intelligence des vrais intérêts de la France, voulait se dérober à une -réconciliation qui, de la part de Napoléon, eût été certainement -accompagnée des plus éclatantes faveurs. Il fut poursuivi pendant -quelques lieues, puis, comme dirent ses soldats, <em>abandonné à sa -mauvaise étoile</em>, qu'il s'obstinait à suivre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée triomphale de Napoléon à Lyon.</span> -Au pont de la Guillotière se passait en ce moment une scène d'un autre -genre. On avait débarrassé le pont le plus promptement possible, et -une foule <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> immense composée de bourgeois offensés par les -royalistes, de patriotes tourmentés depuis six mois à titre de -révolutionnaires, était accourue à la rencontre de Napoléon, et, mêlée -aux troupes, le proclamait empereur. Quant à lui, tranquille et -accueillant comme un maître qui rentre dans son domaine, il répondait -par des saluts affectueux aux témoignages enthousiastes qu'on lui -prodiguait de toutes parts.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Son langage à toutes les autorités.</span> -Il alla descendre non pas dans une auberge comme à Grenoble, mais au -palais de l'archevêché, qui était pour lui un palais de famille. Les -autorités civiles, judiciaires et militaires se hâtèrent de lui -apporter leurs hommages et leurs félicitations. Aux unes comme aux -autres il répéta les discours qu'il avait déjà tenus à Grenoble, mais -cette fois en un langage moins populaire et un peu plus impérial. Il -leur dit qu'il venait pour sauver les principes et les intérêts de la -Révolution mis en péril par les émigrés, pour rendre à la France sa -gloire, sans toutefois lui rendre la guerre qu'il espérait pouvoir -éviter; qu'il accepterait les traités signés avec l'Europe, et vivrait -en paix avec elle, pourvu qu'elle ne songeât point à se mêler de nos -affaires; que les temps étaient changés, qu'il fallait se contenter -d'être la plus glorieuse des nations, sans prétendre à maîtriser -toutes les autres; qu'au dedans comme au dehors il tiendrait compte -des changements survenus, et accorderait à la France toute la liberté -dont elle était digne et capable; que si un pouvoir très-étendu était -nécessaire quand il avait de vastes projets de conquête, <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> un -pouvoir sagement limité suffisait pour administrer la France pacifique -et heureuse; qu'il arriverait bientôt à Paris, et qu'il se hâterait de -convoquer la nation elle-même, pour modifier de concert avec elle les -constitutions de l'Empire, et les adapter au nouvel état des choses.</p> - -<p>Ce langage réussit à Lyon comme il avait réussi à Grenoble, et il -semblait tellement impossible dans le moment de penser autrement, que -personne ne se demanda si Napoléon était sincère. Les réceptions et -les harangues terminées, son premier soin à Lyon de même qu'à -Grenoble, fut de pousser toujours sur Paris, sans perdre une heure. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon porte en avant les régiments qui viennent de -l'accueillir, et donne un peu de repos à ceux qui l'ont suivi.</span> -Pour cela il résolut de faire comme il avait déjà fait, de retenir -auprès de lui les troupes qui l'avaient escorté, afin de leur procurer -un peu de repos, et de porter en avant celles qui venaient de se -donner à lui, et qui n'avaient encore essuyé aucune fatigue. Il se -proposait de les suivre avec celles qu'il avait amenées de Grenoble, -et qui, après une halte d'un jour, seraient capables de se remettre en -route. Avec la garnison de Lyon il devait avoir environ 12 mille -hommes, et un parc d'artillerie qui se compléterait en passant à -Auxonne. Il était douteux que les Bourbons eussent le temps de réunir -une force pareille, et surtout qu'ils pussent la décider à se battre. -Toutefois Napoléon ne pouvait acheminer sur Paris la division Brayer -qui venait de lui livrer Lyon, sans auparavant la voir et lui parler. -Il ordonna donc pour le lendemain matin la revue de la garde nationale -et des troupes. -<span class="sidenote" title="En marge">Revue des troupes.</span> -Le lendemain 11 mars, en effet, il passa en revue, -sur la place <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Bellecour, qu'il avait réédifiée, les soldats de -l'île d'Elbe, ceux de Grenoble, ceux de Lyon, mêlés à la garde -nationale lyonnaise. L'espérance, hélas chimérique! d'avoir à la tête -du gouvernement un grand homme, dévoué à la cause de la Révolution, -acceptant par bon sens autant que par nécessité la paix et les -principes d'une sage liberté, de réunir par conséquent le triple -avantage du génie, de la gloire, et d'une origine populaire, tout cela -sans guerre et sans despotisme, cette espérance séduisait les -imaginations, et rendit à Napoléon le cœur des Lyonnais, aliéné -depuis trois ans par ses fautes. Il parcourut le front de la division -Brayer, la remercia dignement, en général qui savait parler aux -soldats, et l'invita à partir immédiatement pour aller lui conquérir -de nouveaux régiments et de nouvelles cités.</p> - -<p>Rentré à l'archevêché, il s'occupa sans retard des soins de -l'administration, dont il cherchait à chaque pas à ressaisir les fils -épars. Le jeune Fleury de Chaboulon, de retour de Naples, vint -soudainement tomber à ses pieds, ivre de joie de le voir si -miraculeusement échappé à tous les dangers de la mer et de la terre. -Napoléon l'accueillit avec bonté, et l'attacha sur-le-champ à son -cabinet. Il songea ensuite à choisir un préfet de Lyon. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Fourier nommé préfet de Lyon.</span> -Ainsi qu'on -l'a vu, il avait été mécontent à Grenoble du départ précipité de M. -Fourier. Mais bientôt calmé par ses explications, il lui avait fait -dire de le joindre à Lyon, et M. Fourier, incapable de trahir le -pouvoir qui tombait, mais tout aussi incapable de tenir rigueur au -pouvoir qui se relevait, s'était hâté de <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> venir. Napoléon le -reçut à merveille, puis trouvant convenable, et même piquant de faire -préfet de Lyon le préfet qui avait voulu lui interdire l'entrée de -Grenoble, il lui donna la préfecture du Rhône, ce que M. Fourier -accepta sans difficulté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Décrets de Lyon.</span> -À ces actes administratifs Napoléon en ajouta de plus graves. Arrivé à -Lyon, il se regardait comme déjà en possession de l'autorité -souveraine, et il résolut d'en user pour frapper au cœur les -pouvoirs qui lui étaient opposés. -<span class="sidenote" title="En marge">Dissolution des Chambres de Louis XVIII.</span> -Il prononça la dissolution des deux -Chambres de Louis XVIII, en alléguant contre chacune d'elles les -motifs les plus propres à les rendre impopulaires. Il reprocha à celle -des pairs d'être composée, ou d'anciens sénateurs de l'Empire qui -avaient pactisé avec l'ennemi victorieux, ou d'émigrés qui étaient -rentrés à la suite de l'étranger. Quant à la Chambre des députés, il -rappela que ses pouvoirs étaient expirés, au moins pour les deux tiers -de ses membres, qu'elle s'était prêtée aussi aux communications avec -l'ennemi, enfin qu'elle avait émis un vote scandaleux et antinational -en accordant, sous prétexte de payer les dettes du Roi, une somme de -trente millions, destinée à solder vingt ans de guerre civile.</p> - -<p>Après avoir frappé les deux Chambres actuellement en fonctions, il -fallait cependant prendre garde de réveiller dans les esprits l'idée -de ce despotisme géant, qui durant quinze années avait voulu exister -tout seul, et décider tout seul des destinées de la France. Les -Chambres de la royauté détruites, Napoléon prit une mesure qui devait -préparer la formation des Chambres de l'Empire. -<span class="sidenote" title="En marge">Convocation du Champ de Mai.</span> -Il décréta que -<span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> le corps électoral tout entier, réuni sous deux mois à Paris -en Champ de Mai, y assisterait au sacre de l'Impératrice et du Roi de -Rome, et apporterait aux constitutions impériales les changements -commandés par l'état des esprits et par le besoin d'une sage liberté. -C'était une manière indirecte d'annoncer, sans la promettre -formellement, la prochaine arrivée de Marie-Louise et du Roi de Rome, -d'en référer au pays lui-même pour les nouvelles institutions qu'il -s'agissait de lui donner, de prendre en même temps pour base du -pouvoir impérial la souveraineté de la nation, et non le droit divin -invoqué par les Bourbons.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Rétablissement de la magistrature impériale.</span> -Napoléon ne se borna point à frapper les grands corps de l'État -composant le gouvernement des Bourbons, et à proclamer la formation à -bref délai de ceux qui devaient composer le sien, il voulut par -quelques autres mesures s'assurer le concours des principaux -fonctionnaires. Ainsi les Bourbons avaient annoncé la reconstitution -de la magistrature, et, en faisant attendre cette reconstitution, -avaient tenu les magistrats dans une inquiétude continuelle. Napoléon -déclara nulles les destitutions et les nominations prononcées depuis -avril 1814, et ordonna aux anciens magistrats impériaux de remonter -immédiatement sur leurs siéges. C'était se donner d'un trait de plume -la magistrature tout entière. Il ne prescrivit rien touchant les -préfets et sous-préfets, qui pour la plupart étaient ceux de l'Empire -restés au service de la Restauration, sur lesquels il était impossible -de statuer de loin, et dont il était probable qu'il recouvrerait le -plus grand <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> nombre lorsqu'ils seraient en position de faire -leur choix. À ces mesures que la politique justifiait, Napoléon en -ajouta de moins excusables, destinées les unes à satisfaire les -passions du parti révolutionnaire et militaire, les autres à ramener -ou à contenir certains ennemis de grande importance en les intimidant -sans les frapper. -<span class="sidenote" title="En marge">Expulsion des émigrés.</span> -Il décida par décret que les émigrés rentrés sans -radiation régulière, antérieure à 1814, seraient tenus d'évacuer le -territoire, et que ceux d'entre eux qui avaient obtenu des grades -militaires en déposeraient les épaulettes, et quitteraient -sur-le-champ les rangs de l'armée. Cette mesure, déjà fort rigoureuse -mais inévitable, car si on n'y avait pourvu d'avance les soldats -auraient expulsé violemment les officiers émigrés qu'on avait -introduits dans leurs rangs, fut de beaucoup dépassée par une autre -qui n'avait pas l'excuse de la nécessité, et qui, par la notoriété des -personnages atteints, devait produire un effet déplorable. -<span class="sidenote" title="En marge">Projet de décret comminatoire contre MM. de Talleyrand, de -Dalberg, de Vitrolles, etc., contre les maréchaux Marmont et -Augereau.</span> -Napoléon en -voulait à MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, Marmont, -Augereau, etc., qui avaient, les uns amené l'ennemi, les autres traité -avec lui. Il rédigea donc un décret pour ordonner la mise en jugement, -et en attendant le séquestre des biens, contre MM. de Talleyrand, de -Dalberg, de Vitrolles, contre M. Lynch, maire de Bordeaux, contre les -maréchaux Marmont et Augereau, sous le prétexte que tous -indistinctement avaient connivé avec les envahisseurs du territoire. -Comme la plupart étaient absents, et que les autres ne pouvaient -manquer de s'absenter bientôt, c'était une menace qui devait porter -sur les biens seulement, <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> et qu'on pouvait faire cesser si ces -personnages demandaient à se rallier. Ce n'en était pas moins de la -part de Napoléon un acte de réaction violente, qui contrastait avec la -clémence promise dans ses proclamations, et qui pouvait faire beaucoup -plus de mal à sa cause en alarmant les esprits, qu'aux absents en les -menaçant sans les atteindre. Le grand maréchal Bertrand, revêtu de la -qualité de major général, devait contre-signer ces décrets, rendus -militairement en quelque sorte. -<span class="sidenote" title="En marge">Résistance du grand maréchal Bertrand à ce décret.</span> -Le caractère généreux du grand -maréchal répugnait à de tels actes, et il résista vivement. Il soutint -qu'une pareille mesure suffirait pour détruire toute confiance dans -les promesses de Napoléon, et pour fournir à ses ennemis l'occasion de -dire qu'il revenait en France plein de ressentiments, et aussi -enraciné que jamais dans ses habitudes despotiques. Napoléon répondit -au grand maréchal qu'il n'entendait rien à la politique, que la -clémence ne produisait ses effets qu'accompagnée d'une certaine dose -de sévérité, surtout à l'égard d'ennemis dangereux, et quelques-uns -implacables; qu'en réalité il ne voulait point exercer de rigueurs, -qu'il venait de le prouver en nommant préfet de Lyon M. Fourier, si -hautement prononcé contre lui; qu'il fallait pourtant traiter -différemment ceux qui avaient cédé aux circonstances, et ceux qui -avaient connivé avec l'ennemi pendant que les bons Français versaient -leur sang à la frontière; que cette apparence de sévérité serait une -immense satisfaction pour tous ceux qui composaient son parti en -France; que, du reste, il le répétait, il voulait intimider, non -frapper, et qu'il <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> était prêt à ouvrir les bras à quiconque -manifesterait l'intention de revenir à lui. Pourtant Napoléon se -laissa fléchir par les observations du grand maréchal Bertrand, qui -lui disait qu'il ne fallait pas fermer la voie à un raccommodement, et -qu'au lieu de ramener les hommes dont il s'agissait, on les -éloignerait en les menaçant. Le décret fut donc non pas abandonné mais -ajourné.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle lettre à Marie-Louise.</span> -Napoléon avant de quitter Lyon écrivit de nouveau à Marie-Louise, lui -fit connaître les progrès de sa marche, lui annonça son entrée -triomphale à Paris pour le 20 mars, jour de naissance du Roi de Rome, -et la pressa enfin de revenir en France. Il envoya un message à son -frère Joseph, qui était dans le canton de Vaud, pour le charger de -faire parvenir à Vienne la lettre écrite à Marie-Louise, pour -l'informer aussi de ses prodigieux succès, pour l'autoriser en outre à -déclarer officiellement à tous les ministres des puissances résidant -en Suisse, l'intention formelle où il était de conserver la paix aux -conditions du traité de Paris.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon quitte Lyon le 13 mars au matin, et prend la route -de la Bourgogne.</span> -Ayant pourvu à tout, il résolut de quitter Lyon le 13 mars au matin, -après y avoir séjourné le 11 et le 12 seulement, c'est-à-dire le temps -absolument indispensable pour rallier les troupes qui arrivaient -successivement de Grenoble, pour les faire reposer un jour, et les -acheminer à la suite de la division Brayer, partie de Lyon dès le 11. -Son projet était de choisir entre les deux routes qui menaient de Lyon -à Paris, celle de la Bourgogne, beaucoup plus sûre que celle du -Bourbonnais, à cause de l'esprit des habitants.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Mouvements qu'on exécute sur ses flancs et ses -derrières pour l'arrêter.</span> -Tout présageait à Napoléon dans le reste de son voyage, un succès -aussi prompt, aussi complet, que celui qu'il avait obtenu de La Mure à -Lyon. On se donnait cependant beaucoup de mouvement, soit sur ses -derrières, soit sur ses flancs. En effet, les Marseillais en apprenant -son débarquement, avaient été saisis d'une irritation indicible. Ils -avaient cru voir leur port fermé de nouveau, leur misère encore -assurée pour des années, et ils avaient demandé à partir tous pour -courir après celui qu'ils appelaient <cite>le brigand de l'île d'Elbe</cite>. Le -maréchal Masséna, destiné malgré sa gloire aux injustices des deux -dynasties, n'avait pas plus à se louer de Napoléon que de Louis XVIII. -Dégoûté de tout, excepté du repos, il jugeait la situation de la -hauteur de son rare bon sens et de son sincère patriotisme. Attaché de -cœur à la Révolution, mais craignant une nouvelle lutte avec -l'Europe, il voyait dans Louis XVIII la contre-révolution, dans -Napoléon la guerre, et n'avait de penchant ni pour l'un ni pour -l'autre. Dans cette disposition, il envisageait avec peine plutôt -qu'avec plaisir la tentative de son ancien empereur, et était décidé à -se renfermer dans la rigoureuse observation de ses devoirs militaires. -<span class="sidenote" title="En marge">Marche des Marseillais.</span> -Cédant à la demande des Marseillais, il en avait laissé partir douze -ou quinze cents, escortés de deux régiments d'infanterie, qui avaient -la cocarde tricolore cachée dans leur sac. Cette colonne s'était -dirigée sur Grenoble pour prendre Napoléon à revers, et elle ne -pouvait certes pas lui faire grand mal, étant à plus de cent lieues de -lui. -<span class="sidenote" title="En marge">Conduite de Masséna.</span> -Masséna avait en outre pris ses précautions à Toulon, pour qu'au -milieu du <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> délire des partis on ne livrât pas cette importante -place aux Anglais, et il s'était réservé quelques forces à Marseille, -afin de ne pas rester à la merci d'une populace furieuse.</p> - -<p>À Nîmes commençaient à se réunir quelques troupes de ligne, à la tête -desquelles devait se mettre M. le duc d'Angoulême. Mais ces -rassemblements, quoique placés sur les derrières de Napoléon, -n'étaient pas fort à craindre à la distance où ils se trouvaient de -lui. -<span class="sidenote" title="En marge">Forces du maréchal Ney à Lons-le-Saulnier.</span> -Ce qui présentait plus de gravité, c'était le mouvement du -maréchal Ney, envoyé en Franche-Comté, et destiné à se porter par -Besançon et Lons-le-Saulnier dans le flanc de Napoléon. Celui-là -pouvait joindre l'armée impériale, mais il lui était difficile de -réunir au delà de six mille hommes, qui se battraient à -contre-cœur, ou ne se battraient même pas contre les douze ou -quinze mille de Napoléon, remplis d'enthousiasme, et résolus à passer -sur le corps de quiconque voudrait leur résister. Ce dernier danger -n'était donc pas très-inquiétant, mais une collision eût fort -contrarié Napoléon, qui avait la prétention et l'espérance d'arriver à -Paris sans qu'une goutte de sang eût coulé. Il cherchait par ce motif -à éviter tout conflit, mais il était décidé à n'écrire ni au maréchal -Ney ni à d'autres, désirant tout devoir aux soldats, dont il ne -craignait pas d'être l'obligé, et rien aux chefs militaires, dont il -n'avait pas été content au moment de sa chute, et desquels il ne -voulait pas recevoir de conditions. -<span class="sidenote" title="En marge">Bertrand écrit à Ney pour l'inviter à bien réfléchir à sa -conduite.</span> -Toutefois le grand maréchal -Bertrand ne garda pas la même réserve. Il écrivit à Ney pour lui -dépeindre la marche triomphale de Cannes à Lyon et lui en prédire la -continuation <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> jusqu'à Paris, pour lui faire sentir la gravité -de la résolution qu'il allait prendre, le danger de cette résolution -pour lui, son inutilité pour les Bourbons, s'il la prenait contraire à -la cause impériale. Il chargea quelques vieux sous-officiers de l'île -d'Elbe de se rendre au corps de Ney, pour communiquer avec les soldats -de ce corps, et les embraser du feu qui les dévorait tous. Du reste il -était probable que l'on aurait dépassé Mâcon et Chalon, seuls points -par lesquels on pouvait être pris en flanc, lorsque Ney serait en -mesure d'agir. Napoléon quitta Lyon le 13 mars au matin, annonçant à -tout le monde qu'il serait le 20 à Paris. Il était vraisemblable en -effet que la rapidité de son aigle, <cite>volant de clocher en clocher</cite>, -comme il l'avait dit, ne serait pas moins grande de Lyon à Paris, que -de Cannes à Lyon.</p> - -<p>En s'avançant en Bourgogne, Napoléon allait rencontrer des populations -animées au plus haut point de l'esprit qui avait assuré son triomphe -dans la première partie de son expédition. -<span class="sidenote" title="En marge">Marche de Napoléon sur Mâcon et Chalon.</span> -Les pays qui bordent la -Saône avaient singulièrement prospéré pendant l'Empire, parce qu'alors -les communications fluviales remplaçant les communications maritimes, -la Saône était devenue la voie du commerce continental. Indépendamment -de cette circonstance, la présence de l'ennemi si mal combattu en 1814 -par Augereau, avait exaspéré les habitants, fort patriotes comme tous -ceux des provinces frontières. Les imprudences de la noblesse et du -clergé avaient fait le reste, et la Franche-Comté, la Bourgogne -étaient aussi disposées que le Dauphiné à ouvrir les <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> bras à -Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Accueil enthousiaste des populations de ce pays.</span> -Les villes de Mâcon et de Chalon surtout, à la nouvelle des -événements de Lyon et de Grenoble, avaient été saisies d'une véritable -fièvre. Napoléon fit une pause de quelques instants à Villefranche, et -alla coucher le soir à Mâcon, en marchant au milieu d'une affluence et -d'un enthousiasme extraordinaires. En apprenant sa prochaine arrivée, -les habitants de Mâcon envahirent le siége des autorités, et opérèrent -eux-mêmes la révolution. Ainsi le mouvement des esprits était tel que -l'approche de Napoléon produisait ce que quelques jours auparavant sa -présence aurait pu seule accomplir. -<span class="sidenote" title="En marge">Entrée à Mâcon.</span> -Il fut reçu à Mâcon avec des -transports inouïs, le peuple accourant pêle-mêle avec les troupes, qui -abandonnaient leurs chefs ou s'en faisaient suivre. <cite>À bas les nobles! -à bas les prêtres! à bas les Bourbons! Vive l'Empereur!</cite> étaient les -cris de cette multitude composée de paysans, de soldats, de marins de -la Saône, et animée de tous les sentiments nationaux et -révolutionnaires que les Bourbons avaient eu l'imprudence de froisser.</p> - -<p>Napoléon reçut les autorités municipales, s'entretint familièrement -avec ceux des habitants qui lui adressèrent la parole, leur dit -pourquoi il était sorti de l'île d'Elbe, dans des termes à peu près -semblables à ceux qu'il avait employés à Lyon et à Grenoble; leur -parla de paix, de liberté, et les charma par cette bonhomie dans la -grandeur, dont il savait si habilement se servir quand il voulait s'en -donner la peine. Il demanda à l'un des officiers municipaux pourquoi, -tandis qu'on s'était si bien défendu à Chalon contre les Autrichiens, -<span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> on s'était si mal défendu à Mâcon, où les sentiments et le -courage étaient les mêmes?—C'est votre faute, lui répondit naïvement -le Mâconnais. Vous nous aviez donné de mauvaises autorités, vous nous -aviez laissés sans armes et sans chefs, et nous n'avons rien pu avec -nos bras seuls.—L'Empereur sourit, et lui dit: Cela prouve, mon ami, -que nous avons tous fait des fautes; mais il ne faut pas les -recommencer. Nous ne nous fierons désormais qu'à de vrais patriotes; -nous n'irons pas chercher les étrangers chez eux, mais s'ils viennent -chez nous, nous les recevrons de manière à leur ôter l'envie de -revenir.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ pour Chalon.</span> -Après avoir écouté et dit bien des paroles en compagnie de ces bonnes -gens, il prit quelque repos, se proposant de continuer sa route le -lendemain sur Chalon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">En ce moment Napoléon pouvait trouver le maréchal Ney sur -son flanc droit.</span> -Napoléon touchait à la seconde conjoncture décisive de son entreprise, -c'était la rencontre possible avec le maréchal Ney. Il ne la redoutait -pas précisément, car il avait déjà rallié à sa cause plus de la moitié -des troupes concentrées par les Bourbons dans l'est de la France, -c'est-à-dire de douze à quinze mille hommes. -<span class="sidenote" title="En marge">Situation du maréchal Ney, et force dont il dispose.</span> -Or, d'après tous les -renseignements, c'est à peine si le maréchal pouvait avoir six mille -hommes, probablement mal disposés, et entièrement noyés au milieu -d'une population dévouée à l'Empire et à la Révolution. Cependant il -était impossible de prévoir ce que pourrait faire la <em>mauvaise tête</em> -du maréchal, ainsi qu'on s'exprimait généralement, et Napoléon aurait -vivement regretté une collision, dont le résultat n'était pas -douteux, <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> mais dont le succès eût ôté quelque chose de son -prestige à cette conquête pacifique de la France accomplie sans aucune -effusion de sang. Le grand maréchal Bertrand, ainsi que nous l'avons -déjà dit, avait seul écrit au maréchal Ney, en son propre nom, et pour -lui inspirer de sérieuses réflexions. Quant à Napoléon, il s'était -contenté de lui adresser des ordres de mouvement, conçus comme si Ney -n'avait jamais cessé d'être sous son commandement. Il lui avait -prescrit de diriger ses troupes sur Autun et Auxerre, où il -s'attendait à le voir lui-même. Au surplus, on était fort près du -maréchal, car on le disait à Lons-le-Saulnier, et si quelques hommes -prudents étaient inquiets, le peuple regardait Ney et ses soldats -comme aussi conquis que tout ce qu'on avait rencontré de La Mure à -Mâcon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses dispositions morales et politiques.</span> -Le moment approchait en effet, où allait s'accomplir l'une des scènes -les plus étranges de notre longue et prodigieuse révolution. -<span class="sidenote" title="En marge">Il est tout à fait isolé de ceux qui complotaient contre -les Bourbons.</span> -Le -maréchal Ney, complétement étranger aux menées des généraux Lallemand -et Lefebvre-Desnoëttes, brouillé depuis longtemps avec le maréchal -Davout, convaincu que Napoléon lui gardait rancune pour sa conduite à -Fontainebleau, n'ayant par conséquent aucune affinité avec les -bonapartistes, avait senti s'évanouir son humeur contre les Bourbons, -en apprenant le débarquement opéré au golfe Juan, et dans son simple -bon sens, il avait regardé cet événement comme précurseur de la guerre -étrangère et peut-être de la guerre civile. Aussi avait-il promis de -très-bonne foi à Louis XVIII de s'opposer de toutes ses forces à la -marche de Napoléon.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Efforts du maréchal Ney pour composer son corps -d'armée.</span> -Arrivé à Besançon, il avait fait avec zèle, intelligence et -résolution, tout ce qu'exigeaient les circonstances. Presque rien -n'était prêt de ce qui est nécessaire à la composition d'un corps -d'armée, soit par la faute des circonstances, soit par celle des -bureaux de la guerre. Il y avait suppléé tant qu'il avait pu, en se -plaignant au ministre avec sa rudesse ordinaire. Trouvant les -royalistes abattus, et peu disposés à soutenir l'arrogance qui avait -tant nui à la cause des Bourbons, il s'était emporté contre eux, et -avait contribué à remonter les esprits par cette énergie naturelle qui -respirait dans ses yeux, retentissait dans sa voix, se révélait en un -mot dans tous les mouvements de sa personne héroïque. Les royalistes -du pays, sans partager sa confiance, avaient été charmés de ses -sentiments et de son attitude.</p> - -<p>Après avoir donné des ordres pour atteler quelques pièces -d'artillerie, pour confectionner des cartouches, pour suppléer enfin -au matériel qui lui manquait, il avait résolu de distribuer ses -troupes en deux divisions, sous deux généraux de confiance. Il pouvait -disposer de cinq régiments d'infanterie, le 15<sup>e</sup> léger cantonné à -Saint-Amour, le 81<sup>e</sup> de ligne à Poligny, le 76<sup>e</sup> à Bourg, les 60<sup>e</sup> et -77<sup>e</sup> déjà réunis à Lons-le-Saulnier, et de trois régiments de -cavalerie, le 5<sup>e</sup> de dragons établi à Lons-le-Saulnier, le 8<sup>e</sup> de -chasseurs en route pour s'y rendre, et le 6<sup>e</sup> de hussards envoyé à -Auxonne pour protéger le dépôt d'artillerie. On lui avait promis en -outre le 4<sup>e</sup> de ligne et le 6<sup>e</sup> léger, lesquels ne devaient guère -arriver que dans une dizaine de jours. -<span class="sidenote" title="En marge">Choix des généraux de Bourmont et Lecourbe pour commander -ses divisions.</span> -Il avait choisi pour <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> -les mettre à la tête de ses deux divisions les généraux de Bourmont et -Lecourbe. Le général de Bourmont, commandant à Besançon, était sous sa -main. Ancien chef de chouans, il avait de quoi rassurer les -royalistes; distingué par ses services militaires sous l'Empire, il -était fort présentable aux troupes. Il réunissait donc toutes les -convenances à la fois, et il ne pouvait refuser de servir activement, -lorsqu'il s'agissait de défendre la cause des Bourbons. Il n'en était -pas de même du général Lecourbe. Cet officier, le premier de son temps -pour la guerre de montagnes, était un vieux républicain, disgracié par -Napoléon, vivant dans ses terres, et resté aussi loin des faveurs des -Bourbons que de celles de Napoléon. Ney le fit venir, lui rappela leur -ancienne confraternité d'armes à l'armée du Rhin, leur commune -aversion pour le despotisme impérial, les maux que l'ambition de -Napoléon avait causés à la France, les dangers dont cette ambition la -menaçait encore, le trouva dépourvu de rancune à l'égard de Napoléon, -mais alarmé de son retour qui pouvait être suivi de la guerre civile -et de la guerre étrangère, et parvint à lui faire accepter le -commandement de l'une des deux divisions qu'on essayait de former en -Franche-Comté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses dispositions terminées, le maréchal Ney se porte à -Lons-le-Saulnier le 12 mars au matin.</span> -Ces arrangements terminés, son artillerie attelée à la hâte, le -maréchal partit pour Lons-le-Saulnier avec les généraux Lecourbe et de -Bourmont. Arrivé dans cette ville le 12 mars au matin, il y trouva les -60<sup>e</sup> et 77<sup>e</sup> de ligne, et le 5<sup>e</sup> de dragons. On y attendait le 8<sup>e</sup> de -chasseurs. -<span class="sidenote" title="En marge">État des esprits à Lons-le-Saulnier et dans la contrée -environnante.</span> -Il avait deux partis à prendre, ou de se jeter sur Lyon, -s'il était temps encore d'en <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> interdire l'entrée à Napoléon, -ou s'il était trop tard, de tourner à droite pour se porter sur la -Saône, et pour intercepter la route de Paris à travers la Bourgogne. -Mais à peine entré à Lons-le-Saulnier, Ney apprit que Lyon était -évacué, et il commença à sentir l'immense commotion produite dans le -pays par l'approche de Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Profonde sensation produite par l'approche de Napoléon.</span> -Les troupes ne disaient rien, mais -malgré leur silence on pouvait apercevoir dans leurs yeux leur -profonde émotion. La population curieuse et inquiète, en quête de -nouvelles, les désirant favorables à Napoléon, ne prenait guère la -peine de cacher ses sentiments. Le clergé s'était enfermé dans les -églises. La noblesse désolée était accourue pour chercher auprès du -maréchal une confiance qu'elle avait perdue. Le comte de Grivel, -ancien militaire, inspecteur des gardes nationales, royaliste dévoué, -était venu offrir son épée pour contribuer au salut de la cause royale -si gravement compromise.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts du maréchal Ney pour fermer son cœur aux -impressions de ceux qui l'entourent.</span> -Le maréchal Ney entrevoyait déjà les embarras dans lesquels il s'était -jeté, mais plus il sentait approcher de son cœur les impressions -qui régnaient autour de lui, plus il se roidissait pour les en -éloigner. -<span class="sidenote" title="En marge">Son langage énergique.</span> -Il disait aux royalistes qui lui parlaient de la gravité de -la situation, qu'il la connaissait bien, que ce n'était pas une petite -entreprise que de tenir tête à Napoléon, mais qu'il fallait avoir le -courage de ce qu'on entreprenait; qu'il n'avait pas besoin de -<em>trembleurs</em> autour de lui, que ceux qui avaient peur étaient libres -de se retirer; que fût-il seul, il résisterait; qu'il prendrait un -fusil, tirerait le premier coup, et obligerait bien ses soldats à se -battre. -<span class="sidenote" title="En marge">Il gourmande jusqu'aux royalistes eux-mêmes.</span> -Les <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> royalistes éperdus lui serraient la main en -entendant ce langage, lui témoignaient leur gratitude, leur admiration -même, mais ne lui manifestaient pas de grandes espérances, car ils -n'en conservaient que de très-faibles. L'attitude des troupes était en -effet désespérante.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue des troupes, et harangue que leur adresse le -maréchal.</span> -Quelques heures après son arrivée, le maréchal Ney voulut passer ses -régiments en revue. Il fit déployer les 60<sup>e</sup> et 77<sup>e</sup> de ligne, le 5<sup>e</sup> -de dragons, et le 8<sup>e</sup> de chasseurs qui avait rejoint. Après les avoir -soigneusement examinés, il réunit les officiers en cercle autour de -lui, et leur parla avec chaleur et résolution. Il leur rappela qu'il -avait suivi Napoléon jusqu'à Moscou et jusqu'à Fontainebleau, qu'il -l'avait servi par conséquent jusqu'au dernier moment, mais qu'après -son abdication, il avait comme eux prêté serment aux Bourbons, et -entendait rester fidèle à ce serment; que le rétablissement de -l'Empire devait inévitablement amener sur la France un déluge de maux, -qu'il attirerait sur elle l'Europe tout entière, et ferait recommencer -une lutte désastreuse; que tout bon Français devait s'y opposer; que -pour sa part il y était décidé, sans vouloir toutefois contraindre -personne, et que si parmi ceux qui l'écoutaient il se trouvait des -hommes que leurs affections détournaient de leurs devoirs, ils -n'avaient qu'à le déclarer, et qu'il les renverrait chez eux, sans -qu'il leur en coûtât d'autre peine que celle de sortir des rangs, mais -qu'il n'entendait garder auprès de lui que des hommes sûrs et dévoués.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Silence glacial des soldats.</span> -Malgré son ascendant ordinaire sur les troupes, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> le maréchal -obtint pour unique réponse un silence glacial, qui lui montrait assez -qu'il fallait renvoyer chez eux presque tous ses officiers s'il ne -voulait avoir auprès de lui que des hommes de son avis. -<span class="sidenote" title="En marge">Propos que tiennent entre eux les officiers.</span> -À peine le -cercle était-il rompu, que les aides de camp du maréchal entendirent -dans tous les rangs les propos les plus fâcheux.—Qu'avions-nous -besoin, murmuraient la plupart des officiers, de ce que nous dit là le -maréchal? Ne sait-il pas ce que nous pensons? Ne doit-il pas le penser -comme nous? Nous sommes dans les rangs, nous y attendrons en bon ordre -ce que le sort décidera. Qu'il attende comme nous, et laisse les -royalistes qui l'entourent faire les énergumènes, sans se livrer à des -manifestations qui ne lui conviennent point!—</p> - -<p>Ces propos répétés au maréchal lui déplurent moins que le langage -découragé des royalistes qui composaient son état-major.—Qu'on s'en -aille, répétait-il avec une sorte d'irritation nerveuse, qu'on s'en -aille si on tremble, qu'on me laisse seul, et je saurai bien prendre -un fusil des mains d'un grenadier, et tirer le premier coup de feu.—</p> - -<p>Plus l'impression générale envahissait son robuste cœur, plus il se -défendait, et par cette lutte intérieure il touchait les royalistes -clairvoyants sans les rassurer, mais il affligeait les bonapartistes, -désolés de le voir s'engager dans une voie sans issue. Plusieurs -officiers de M. le comte d'Artois, notamment le duc de Maillé, -s'étaient rendus auprès de lui. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Ney s'obstine, et donne rendez-vous au comte -d'Artois sur la Saône.</span> -Il se plaignit amèrement à eux de ce -qu'on avait évacué Lyon si facilement, conjura M. le comte d'Artois de -ne pas rétrograder davantage, de venir par un mouvement <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> à -gauche rejoindre la Saône, tandis qu'il la rejoindrait lui par un -mouvement à droite, et soutint qu'en réunissant leurs forces ils -réussiraient peut-être à arrêter l'ennemi. Il promit, toujours avec la -même sincérité, de s'engager le premier, et ajouta qu'aussitôt son -artillerie arrivée, le lendemain probablement, il s'acheminerait sur -Mâcon ou Chalon à la rencontre de M. le comte d'Artois. Il ne savait -pas, l'infortuné, que le lendemain ce ne serait pas M. le comte -d'Artois, déjà retourné à Paris, mais Napoléon lui-même, qui se -trouverait sur la Saône!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Suite de nouvelles funestes pendant toute la journée du -13.</span> -Le lendemain 13, pendant que Napoléon marchait sur Mâcon, la situation -prit tout à coup l'aspect le plus sombre. À chaque instant on recevait -la nouvelle que l'incendie avait éclaté, tantôt sur un point, tantôt -sur un autre, de manière qu'on en était comme enveloppé de toute part. -M. Capelle, préfet de l'Ain, arriva vers le milieu de la journée, -poursuivi par les habitants de Bourg qui venaient de s'insurger. Le -76<sup>e</sup>, qui occupait cette ville, s'était uni aux habitants pour arborer -les trois couleurs. Plus près encore, à Saint-Amour, le 15<sup>e</sup> léger -menaçait d'en faire autant. Vers les dix heures du soir, un officier, -parti de Mâcon, apporta la nouvelle, envoyée par le préfet lui-même, -que la ville de Mâcon s'était soulevée et avait expulsé les autorités -royales. À minuit, une dépêche du maire de Chalon annonça qu'un -bataillon du 76<sup>e</sup>, escortant l'artillerie que le maréchal attendait -avec impatience, s'était révolté, et conduisait cette artillerie à -Napoléon. Une heure après, un officier qui avait suivi la route de la -Bourgogne <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> raconta que le 6<sup>e</sup> de hussards, commandé par le -prince de Carignan, s'était porté au galop sur Dijon pour insurger -cette ville; et une heure plus tard, on apprit par une dépêche du -général Heudelet que cette capitale de la Bourgogne, répondant à -l'impulsion des villes voisines, venait de proclamer le rétablissement -de l'Empire.</p> - -<p>Ces divers messages, successivement parvenus au maréchal pendant cette -fatale nuit, furent pour lui comme autant de coups de poignard. Ne -pouvant retrouver un sommeil sans cesse interrompu par de si terribles -émotions, il se leva, et se mit à se promener en tout sens, -s'attendant à de nouveaux coups plus douloureux encore. Il savait -qu'un certain nombre de soldats de l'île d'Elbe, venus de Lyon, -s'étaient mêlés à ses troupes, et s'efforçaient de leur communiquer le -souffle de l'insurrection.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée dans la nuit du 13 au 14 de voyageurs partis de -Lyon, les uns simples négociants, les autres officiers envoyés par -Bertrand.</span> -Il était dans cet état d'agitation, lorsque vers le milieu de la nuit -deux négociants partis de Lyon dans la journée lui furent amenés, et -lui causèrent par leur rapport une impression profonde. Ils lui -racontèrent avec quelle facilité la révolution en faveur de l'Empire -s'était opérée à Lyon, combien on avait de raisons de croire cette -révolution déjà effectuée à Paris, et combien il serait inutile de -répandre du sang pour s'y opposer. Au même instant survinrent des -officiers porteurs de la lettre du grand maréchal Bertrand, connus -personnellement du maréchal Ney, et chargés d'ajouter des explications -verbales à la lettre qu'ils apportaient. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage qu'ils tiennent au maréchal Ney, et faux bruits sur -lesquels ils s'appuient.</span> -Ces officiers, mêlant le faux -et le vrai, et répétant ce qu'ils avaient entendu dire autour de -Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> donnèrent des paroles du grand maréchal Bertrand un -funeste commentaire. Ils assurèrent que tout était concerté depuis -longtemps entre Paris, l'île d'Elbe et Vienne; qu'à Paris une vaste -conspiration comprenant l'armée entière, et jusqu'au ministre de la -guerre, avait déjà renversé, ou allait renverser les Bourbons; que -Napoléon placé au centre de cette trame, était d'accord avec son -beau-père, que le général autrichien Kohler était allé s'entendre avec -lui à Porto-Ferrajo, que les vaisseaux anglais eux-mêmes s'étaient -éloignés pour laisser passer la flottille impériale, que les -puissances, fatiguées des Bourbons, étaient décidées à accueillir -Napoléon s'il s'engageait à conserver la paix et à observer le traité -du 30 mai, ce qu'il venait en effet de promettre solennellement; -qu'ainsi tout était convenu, arrangé, et qu'il y aurait folie à -résister à une révolution préparée de si longue main, entre les plus -hauts potentats, et dont les suites en apparence les plus inquiétantes -avaient été conjurées d'avance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Origine de ces faux bruits.</span> -On sait, par le récit qui précède, ce qu'il y avait de vrai dans ces -assertions. Elles étaient une nouvelle preuve de ce qu'on peut, dans -les moments de crise, construire de mensonges au moyen de quelques -faits et de quelques propos légèrement recueillis, follement -interprétés. En effet Napoléon avait laissé entrevoir autour de lui un -accord avec l'Autriche, sans cependant l'affirmer; M. Fleury de -Chaboulon avait raconté dans l'état-major quelque chose des menées -étourdies des généraux Lefebvre-Desnoëttes et Lallemand, lesquelles, -comme on l'a <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> vu, n'avaient point été concertées avec l'île -d'Elbe; et de ces indices si légers on avait composé autour de -Napoléon le tissu de faussetés apporté au malheureux Ney.— -<span class="sidenote" title="En marge">Ney croit Napoléon d'accord avec l'Europe, et suppose la -révolution déjà faite à Paris.</span> -Voilà, se -dit-il, ce que signifient ces paroles de Bertrand, que toutes les -mesures sont prises d'une manière infaillible, et ainsi on m'envoyait -combattre seul une révolution désirée, préparée par tout le monde, -même par l'Europe!...—À partir de ce moment, le maréchal se regarda -comme une dupe, victime de son ignorance, sacrifiée au soutien d'une -cause perdue, et ne pouvant pas même essayer de se battre, car ses -soldats ne voudraient pas le suivre, et, en décidât-il quelques-uns, -il ne verserait qu'un sang inutile, dont il serait gravement -responsable envers Napoléon et envers la France. L'idée d'aller -presque sans soldats combattre ses anciens compagnons d'armes, pour -défendre une cour qui avait fait essuyer plus d'une humiliation à sa -femme et à lui, pour écarter d'ailleurs des calamités auxquelles il ne -croyait plus, Napoléon paraissant d'accord avec les puissances, lui -sembla une idée extravagante, et à laquelle il fallait renoncer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Brusque revirement qui s'opère dans l'esprit du maréchal.</span> -Mais comment faire après s'être tant engagé, après avoir tant promis -une lutte à outrance contre Napoléon? L'infortuné maréchal était dans -une perplexité cruelle. On essaya de lui persuader qu'il n'y avait -qu'une manière convenable d'agir, c'était d'agir ouvertement, en -disant par exemple dans une proclamation à ses troupes, que la France -s'étant formellement prononcée pour Napoléon, lui serviteur obéissant -de la France ne voulait pas provoquer la <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> guerre civile pour -une dynastie ennemie de la gloire nationale, et à jamais condamnée par -ses fautes. On rédigea une proclamation dans ce sens, et Ney parut -disposé à la publier, peut-être même à en faire personnellement la -lecture à ses soldats. Si dans notre temps, après quarante années de -pratique de la liberté, interrompue mais non oubliée, après avoir -appris à nous attacher à des principes, à les respecter, à nous -respecter en eux, on nous proposait, militaires ou civils, de passer -aussi brusquement d'un parti à un autre, nous nous étonnerions, et -nous prendrions une telle proposition pour une offense. Mais la France -alors n'avait reçu que l'éducation peu morale des révolutions et du -despotisme, et en voyant le gouvernement passer si rapidement de mains -en mains, on ne comprenait pas une invariabilité de conduite en -contradiction avec la variabilité des événements, et bientôt les -hommes politiques, plus accoutumés à calculer leurs démarches que les -militaires, ne se montrèrent pas beaucoup plus scrupuleux. Le -maréchal, outre qu'il ne pouvait avoir que les mœurs du temps, -était d'un tempérament fougueux et violent, qui n'admettait pas les -milieux en fait de conduite. S'étant brusquement donné aux Bourbons en -1814 par fatigue de la guerre, s'étant aussi brusquement éloigné d'eux -par mécontentement de la cour, il leur était brusquement revenu à la -nouvelle du débarquement de Cannes, qui avait réveillé dans son esprit -les images sanglantes de la guerre civile et de la guerre étrangère, -et il avait exprimé la résolution de résister à Napoléon avec une -intempérance de <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> langage qui tenait à l'impétuosité de son -caractère. Voyant aujourd'hui disparaître à la fois la probabilité de -la guerre civile par l'entraînement des soldats vers Napoléon, celle -de la guerre étrangère par un prétendu accord avec l'Europe, il ne -croyait pas qu'il lui appartînt de vouloir autre chose que ce que -voulait la France, et il changeait sans scrupule, avec la mobilité -d'un enfant, car enfant est l'homme que ses impressions gouvernent. Un -autre, en reconnaissant qu'il s'était trompé, se serait mis à l'écart, -laissant passer la fortune qu'il n'avait pas su deviner. Mais le -maréchal, par intérêt autant que par caractère, n'entendait pas briser -son épée, parce qu'il avait commis une erreur politique en ne -prévoyant pas le triomphe de Napoléon. Cédant en outre à quelques-unes -de ses secrètes rancunes, il se disait que si avec Napoléon on n'avait -ni la guerre civile ni la guerre étrangère, mieux valait lui que les -Bourbons, car on serait débarrassé des émigrés, de leurs préjugés, de -leur arrogance, de leurs tendances contre-révolutionnaires. -<span class="sidenote" title="En marge">Ney consulte les généraux de Bourmont et Lecourbe, qui -n'essaient pas de le retenir.</span> -Du reste, -il voulut avant d'agir consulter les généraux de Bourmont et Lecourbe, -ses deux divisionnaires. L'un était, avons-nous dit, un vieux -royaliste, l'autre un vieux républicain, fort opposés tous les deux à -Napoléon, mais sensés, et voyant bien ce qu'avait d'irrésistible le -mouvement qui se prononçait autour d'eux. Le général de Bourmont, doux -et fin, quoique militaire énergique, se tut tristement comme -reconnaissant la force des choses, et, quant à la manière de s'y -soumettre, laissa au maréchal le soin de sa dignité. Lecourbe, ayant -<span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> conservé la franchise d'un vieil officier de l'armée du Rhin, -dit à Ney: Tu renonces à toute résistance, et je crois que tu as -raison, car nous voudrions en vain nous mettre en travers de ce -torrent. Mais tu aurais mieux fait de suivre mon conseil, de ne pas te -mêler de tout cela, et de me laisser dans mes champs.—Sauf cette -apostrophe un peu dure, Ney ne rencontra pas autour de lui une -objection sérieuse, et il prit soudainement la résolution, dès qu'il -ne résistait plus au torrent, de s'y livrer. Sans plus tarder il -appela ses aides de camp, qu'il n'instruisit point de ce qu'il allait -faire, et ordonna qu'on réunît les troupes sur la principale place de -la ville. Arrivé en leur présence, et entouré de son état-major dans -les rangs duquel se trouvaient plusieurs officiers royalistes, qu'il -avait souvent gourmandés pour leur tiédeur, il tira son épée d'une -manière convulsive, et au milieu d'une attente silencieuse, il lut la -proclamation célèbre qu'on lui avait rédigée, et qui devait lui coûter -la vie.— -<span class="sidenote" title="En marge">Ney assemble les troupes, et leur lit une proclamation par -laquelle il annonce la chute des Bourbons et le rétablissement de -Napoléon.</span> -Soldats, s'écria-t-il, <cite>la cause des Bourbons est à jamais -perdue</cite>... La dynastie légitime que la France a adoptée va remonter -sur le trône... C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il -appartient désormais de régner sur notre beau pays!..—À ces mots, qui -causèrent une indicible surprise autour de lui, une joie furieuse -éclata comme le tonnerre dans les rangs des soldats. -<span class="sidenote" title="En marge">Enthousiasme frénétique des troupes.</span> -Mettant leurs -schakos au bout de leurs fusils, ils poussèrent les cris de <cite>Vive -l'Empereur! vive le maréchal Ney!</cite> avec une violence inouïe, puis ils -rompirent les rangs, se précipitèrent sur le maréchal, et baisant les -uns ses <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> mains, les autres les basques de son habit, ils le -remercièrent à leur façon d'avoir cédé au vœu de leur cœur. Ceux -qui ne pouvaient l'approcher, entouraient ses aides de camp un peu -embarrassés d'hommages qu'ils ne méritaient pas, car ils étaient -étrangers au brusque revirement qui venait de s'accomplir, et leur -serrant la main, Vous êtes de braves gens, disaient-ils; nous -comptions sur vous et sur le maréchal, et nous étions bien certains -que vous ne resteriez pas longtemps avec les émigrés.—Les habitants, -non moins expressifs dans leurs témoignages, s'étaient joints aux -soldats, et Ney rentra chez lui escorté d'une multitude bruyante et -remplie d'allégresse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Chagrin de quelques officiers de Ney.</span> -Pourtant en revenant à sa résidence, il trouva la gêne, et même -l'improbation sur le visage de la plupart de ses aides de camp. L'un -d'eux, ancien émigré, brisa son épée en lui disant: Monsieur le -maréchal, il fallait nous avertir, et ne pas nous rendre témoins d'un -pareil spectacle.— -<span class="sidenote" title="En marge">Rude réponse du maréchal.</span> -Et que vouliez-vous que je fisse? lui répondit le -maréchal. Est-ce que je puis arrêter la mer avec mes mains?—D'autres, -en convenant qu'il était impossible de faire battre les soldats contre -Napoléon, lui exprimèrent le regret de ce qu'il prenait sur lui de -jouer à si peu d'intervalle de temps deux rôles si contraires.—Vous -êtes des enfants, répliqua le maréchal; il faut vouloir une chose ou -une autre. -<span class="sidenote" title="En marge">Il se rallie non à un homme mais à la France, et à -condition que Napoléon se conduira en homme amendé par le malheur.</span> -Puis-je aller me cacher comme un poltron, en fuyant la -responsabilité des événements? Le maréchal Ney ne peut pas se réfugier -dans l'ombre. D'ailleurs il n'y a qu'un moyen de diminuer le mal, -c'est de se prononcer <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> tout de suite, pour prévenir la guerre -civile, pour nous emparer de l'homme qui revient, et l'empêcher de -commettre des folies; car, ajouta-t-il, je n'entends pas me donner à -un homme, mais à la France, et si cet homme voulait nous ramener sur -la Vistule, je ne le suivrais point!—</p> - -<p>Après avoir ainsi rudoyé ses improbateurs, Ney reçut à dîner, outre -les généraux, tous les chefs des régiments, un seul excepté qui refusa -de s'y rendre. -<span class="sidenote" title="En marge">Les officiers du corps de Ney répètent qu'ils veulent de -Napoléon, mais sans le despotisme et sans la guerre.</span> -Sauf un peu de gêne, provenant de la violation du -devoir militaire qu'on se reprochait intérieurement, ce ne fut qu'une -longue récapitulation des fautes des Bourbons, qui sans le vouloir ou -en le voulant (chacun en jugeait à sa manière), s'étaient livrés à -l'émigration, à l'étranger, et avaient affiché des sentiments qui -n'étaient pas ceux de la France. Ce ne fut aussi qu'une protestation -unanime contre les anciennes fautes de l'Empereur, contre sa folie -belliqueuse, contre son despotisme, contre son refus d'écouter les -représentations de ses généraux en 1812 et en 1813, ce ne fut enfin -qu'une résolution énergique de lui dire la vérité, et d'exiger de sa -part des garanties de liberté et de bonne politique.—Je vais le voir, -disait Ney, je vais lui parler, et je lui déclarerai que nous ne nous -laisserons plus conduire à Moscou. Ce n'est pas à lui que je me donne, -c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au -représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du -régime impérial que nous entendons nous prêter.—Les généraux Lecourbe -et de Bourmont assistèrent à ce dîner, prenant peu de part à ce qui -s'y disait, <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> mais admettant comme inévitable, et comme trop -motivée par les fautes des Bourbons, la révolution qui venait de -s'accomplir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ney exécute les ordres de Napoléon, et dirige ses troupes -sur la route de la Bourgogne.</span> -Le maréchal quitta ses convives pour exécuter les ordres qu'il avait -reçus de Lyon, conçus, avons-nous dit, comme si Napoléon n'avait cessé -de régner, et prescrivant d'acheminer les troupes sur Autun et -Auxonne. Il adressa à sa femme une lettre dans laquelle il racontait -ce qu'il avait fait, et qu'il finissait par ces mots caractéristiques: -«<cite>Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries</cite><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.»</p> - -<p>L'entreprise si extraordinaire de conquérir la France avec sa personne -seule, commencée par Napoléon à La Mure, presque accomplie à Grenoble -et à Lyon, ne pouvait plus présenter le moindre doute après la -détermination du maréchal Ney. Napoléon qui avait couché le 14 à -Chalon, continua sa route par Autun et Avallon, marchant presque au -pas des troupes, que tour à tour il suivait ou devançait, pour se -ménager des séjours dans les résidences un peu considérables. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à Auxerre.</span> -Il arriva ainsi le 17 à Auxerre, entouré des populations de la Bourgogne, -qui s'insurgeaient de concert avec les troupes pour proclamer le -rétablissement de l'Empire. Partout il répétait le langage qu'il avait -tenu à Lyon, affirmant qu'il apportait la paix, la liberté, et le -triomphe définitif des principes de quatre-vingt-neuf. Le préfet de -l'Yonne, M. Gamot, beau-frère du maréchal <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> Ney, était venu à -sa rencontre jusqu'à Vermanton. Il l'accueillit amicalement, et alla -s'établir à la préfecture, où il se hâta de faire ses préparatifs pour -sa dernière marche, celle qui devait le conduire à Paris même.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Événements à Paris pendant la marche si rapide de -Napoléon.</span> -Pendant que Napoléon s'avançait ainsi vers Paris, M. Lainé, stimulé -par les événements, n'avait cessé de faire les plus honorables efforts -pour réconcilier la dynastie avec l'opposition constitutionnelle. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. Lainé pour rapprocher l'opposition -constitutionnelle de la dynastie.</span> -À mesure que les membres de la Chambre des députés arrivaient à Paris, -il les suppliait d'oublier les fautes commises, et de chercher dans -ces fautes mêmes l'occasion du bien, en exigeant des réparations qu'on -était, disait-il, disposé à leur accorder, telles qu'une large -modification du ministère, une augmentation de la Chambre des pairs, -le renouvellement des deux tiers de la Chambre des députés (tout cela -dans le sens libéral); une loi électorale qui en consacrant -l'influence de la propriété consacrerait aussi celle des professions -libérales et industrielles, une loi sur la responsabilité -ministérielle (garantie à laquelle on tenait beaucoup alors), une -nouvelle législation sur la presse, et enfin un système de tarifs qui -protégerait l'industrie française contre l'industrie britannique. -Ajoutant avec très-bonne intention un mensonge officieux aux promesses -qu'il énumérait, M. Lainé affirmait que toutes ces concessions, on y -pensait, on s'en occupait même, pour en faire le sujet des travaux de -la session, lorsque le <em>génie du mal</em> avait de nouveau mis le pied sur -le sol de la France. Ne se bornant pas à tenir ces sages propos dans -les <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> entretiens particuliers, M. Lainé conduisit au pied du -trône les députés arrivés à Paris, et répéta devant le Roi qu'il -fallait reconnaître et oublier les fautes commises, et les réparer par -un ensemble de mesures conformes aux besoins du temps et aux vœux -de l'opinion publique.</p> - -<p>Les chefs du parti constitutionnel, tant ceux qui étaient dans les -Chambres, que ceux qui n'y étaient pas, et parmi ces derniers MM. de -Lafayette et Benjamin Constant, s'étaient empressés d'entourer M. -Lainé, et d'adhérer publiquement à ses idées conciliatrices. Tout -allait donc bien de ce côté, mais il fallait amener la cour à ces -idées, et M. Lainé n'avait cessé d'insister pour qu'on mît la main à -l'œuvre et que l'on commençât par le commencement, c'est-à-dire par -le changement de trois ou quatre ministres. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Montesquiou seconde M. Lainé, mais la cour refuse de -l'écouter.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Les royalistes sont convaincus que la seule faute commise -c'est d'avoir été faible.</span> -Il avait persuadé, comme -on l'a vu, M. de Montesquiou, qui s'offrait le premier en sacrifice, -mais il n'avait persuadé que lui seul. La cour, rendue par le danger à -son exaltation royaliste, loin d'être disposée à des concessions, -l'était plutôt à des rigueurs, soutenant que les seules fautes -commises étaient des fautes de faiblesse. Louis XVIII placé entre les -royalistes modérés et les royalistes violents, ne sachant à qui -entendre, inclinant toutefois vers les premiers, mais obligé de -commencer le sacrifice d'une partie du ministère par M. de Blacas, que -les libéraux mal informés considéraient comme l'agent de l'émigration -auprès de la royauté, ne se hâtait pas de prendre un parti, et perdait -ainsi en déplorables hésitations le temps que Napoléon employait à -s'avancer avec une rapidité foudroyante.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> <span class="sidenote" title="En marge">En fait de concessions on n'en veut faire qu'à -l'armée.</span> -En fait de concessions, on n'avait songé à en faire qu'à l'armée, et -celles-là, du reste assez mal conçues, outre le défaut de dignité -avaient l'inconvénient de préparer des dangers plutôt que des moyens -de salut. Le ministre de la guerre s'était activement occupé des -officiers à la demi-solde et des anciens soldats laissés dans leurs -foyers. -<span class="sidenote" title="En marge">Imprudent appel à tous les officiers à la demi-solde.</span> -Il avait rappelé les uns et les autres à l'activité. En -conséquence les officiers à la demi-solde avaient reçu ordre de se -rendre immédiatement à la suite des régiments, pour y former le cadre -de nouveaux bataillons que l'on voulait composer avec les soldats -rappelés. Ceux qui n'auraient pas trouvé place dans ces bataillons -dits de réserve, devaient être employés dans des bataillons de garde -nationale qu'on songeait à mobiliser. Les autres enfin devaient être -réunis autour de la personne royale, pour accroître la maison -militaire, dont ils auraient les avantages et les honneurs. Tous -étaient à l'instant même remis en jouissance de la solde entière. Sans -doute il est des situations où aucun remède n'est bon; cependant avec -l'esprit qu'on avait laissé naître et s'étendre parmi les officiers à -la demi-solde, s'imaginer qu'on parviendrait à les rattacher aux -Bourbons dans un moment où ils savaient Napoléon descendu sur le sol -de la France, était de la part du ministre de la guerre une bien -étrange illusion. -<span class="sidenote" title="En marge">Recours tardif et inutile à la garde nationale.</span> -La garde nationale elle-même, animée de l'esprit de -la bourgeoisie qui n'inclinait pas vers le rétablissement de l'Empire, -sur laquelle par conséquent on aurait dû compter, était loin d'être -sûre. Appelée à temps, préparée de longue main à la double défense du -<span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> trône et des libertés publiques, elle aurait pu contenir -l'armée, et l'empêcher de se jeter dans les bras de Napoléon. Mais on -l'avait laissée presque partout se diviser en cavalerie composée de -l'ancienne noblesse, et en infanterie composée de la classe moyenne: -or, celle-ci blessée, irritée, mécontente, avait été dissoute dans la -plupart des villes. Il n'y avait donc pas grand parti à en tirer. -Néanmoins on invita les préfets à former des bataillons de garde -nationale mobile sous des officiers à la demi-solde. On les autorisa -même à convoquer les Conseils généraux pour voter des contributions -destinées à cet emploi. On multipliait ainsi les remèdes, comme on -fait à l'égard d'un malade désespéré, sans savoir s'ils seront utiles, -uniquement pour ne pas assister à son agonie sans lui rien prescrire. -À tout cela le ministre de la guerre avait ajouté une proclamation -violente, peu propre à lui concilier l'armée, et de nature au -contraire à prêter à rire à tous ceux qui se rappelaient son langage -et sa conduite à Toulouse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">En apprenant la nouvelle de l'entrée de Napoléon à Lyon, -les royalistes exaspérés croient à une vaste conspiration.</span> -Voilà ce qu'on avait fait pour arrêter la marche de Napoléon. -Cependant lorsqu'on apprit ses progrès rapides, lorsqu'on sut qu'il -était entré à Grenoble, puis à Lyon, ce qu'on avait d'abord nié, -déclaré faux, impossible, il fallut se rendre à l'évidence, et -renoncer à dire, comme le faisaient les royalistes, que Napoléon -n'était venu en France que pour y être fusillé. Mais si on sentit -davantage le besoin d'agir, on ne comprit pas mieux dans quel sens il -convenait d'agir. L'usage des partis qui ont commis des fautes n'est -pas de se croire coupables <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> mais trahis. Les royalistes de -toute nuance, en voyant les défections qui venaient de se produire à -Grenoble et à Lyon (on ignorait alors celle du maréchal Ney), furent -saisis d'une sorte de défiance fébrile, qui s'adressait à tout le -monde sans distinction. -<span class="sidenote" title="En marge">Leurs soupçons se portent sur tout le monde.</span> -Ils virent des traîtres partout, et crièrent à -la trahison en présence même des chefs de l'armée qu'on avait tant -caressés naguère. Ceux d'entre eus qui n'avaient pas l'âme fière, et -il s'en trouvait de tels parmi les plus braves, ne répondaient à ces -allusions offensantes que par des protestations outrées de dévouement, -et n'en étaient pas pour cela plus fidèles. Les autres étaient -indignés, et n'avaient qu'un désir, c'était de voir bientôt punie tant -de folie et d'arrogance. Comme il était arrivé quelques mois -auparavant, les défiances se portèrent plus particulièrement sur les -deux personnages qui dirigeaient l'armée et la police. Après les avoir -accusés de ne rien faire, on les accusa de faire trop, lorsqu'ils -prirent les mesures que nous venons de rapporter. Les royalistes -supposaient qu'il y avait une vaste conspiration dans laquelle -entraient tous les officiers de l'armée, depuis les sous-lieutenants -jusqu'aux maréchaux. Notre récit a démontré pourtant qu'il n'en était -rien, qu'à Grenoble les généraux Marchand et Mouton-Duvernet avaient -sincèrement essayé de remplir leurs devoirs, qu'à Lyon le général -Brayer ne s'était rendu qu'après que ses troupes avaient ouvert les -portes de la ville à l'armée impériale, que La Bédoyère était étranger -aux menées des frères Lallemand et de Lefebvre-Desnoëttes, que -Napoléon même avait agi <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> indépendamment du faible et étourdi -complot de Paris. Mais les vérités de cette nature, c'est l'histoire -qui, longtemps après les événements, à force de recherches et -d'impartialité, finit par les établir; et dans le moment les partis -n'en croient rien. Les royalistes, dans leur supposition d'une vaste -conspiration embrassant presque tout le monde, se demandaient si le -maréchal Soult lui-même n'en était pas. -<span class="sidenote" title="En marge">Ils se croient trahis par le maréchal Soult, et mal servis -par M. d'André.</span> -Les plus exaltés d'entre eux, -que la conduite du maréchal Soult en Bretagne, que son monument de -Quiberon, avaient particulièrement charmés, lui restaient fidèles, et -soutenaient que lui seul pouvait sauver la monarchie. Les autres, en -bien plus grand nombre, voyaient des raisons de se défier jusque dans -les actes qui enchantaient quelques-uns d'entre eux. La proclamation -violente du maréchal n'était à leurs yeux qu'une feinte pour mieux -tromper la dynastie, et la livrer pieds et poings liés à Napoléon. La -mesure consistant à réunir à Paris, et à placer auprès du Roi les -officiers à la demi-solde qui n'auraient pas trouvé place dans les -nouveaux bataillons, mesure tardive et maintenant imprudente, mais -imaginée de très-bonne foi, n'était encore à leurs yeux qu'une -perfidie. -<span class="sidenote" title="En marge">Injustice de ces défiances.</span> -Il n'en était rien assurément, car le maréchal Soult, -très-capable d'abandonner les gens que la fortune délaissait, ne -l'était pas de les trahir, et loin d'avoir une tête profonde, l'avait -faible. Il n'en passait pas moins pour un Italien raffiné du quinzième -siècle, et tandis que trois mois auparavant, lorsqu'il s'agissait -d'expulser le général Dupont, on disait que tout était perdu si on ne -prenait pas le maréchal pour ministre de la <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> guerre, -aujourd'hui, au contraire, on disait que tout était perdu si on le -laissait dans ce poste.</p> - -<p>On tenait des propos semblables, mais avec infiniment moins de -violence, contre M. d'André, chargé de la police en qualité de -directeur général. Ce fonctionnaire, ancien constituant, comme nous -l'avons dit, dévoué au Roi avec lequel il avait correspondu quinze -ans, aurait dû rassurer les royalistes sous le rapport au moins de la -fidélité. Mais dans certains moments l'esprit de parti, comme un -cheval effarouché, ne reconnaît pas même les voix les plus amies. -Après avoir succédé à M. Beugnot, M. d'André avait été obligé de -suivre la même conduite, et de repousser les absurdes inventions de -toutes les polices officieuses, que M. le comte d'Artois encourageait -en les souffrant, quelquefois en les payant. Dès lors, M. d'André -n'avait plus été pour la cour qu'un incapable, sinon un traître.—Il -ne veut rien croire de ce qu'on lui dit, était le grand grief articulé -contre lui.—Il faut à ce sujet citer un fait, qui serait bien peu -digne de l'histoire, s'il ne peignait avec une extrême vérité -l'effarement de l'esprit de parti. On ne recevait que peu de -nouvelles, car les préfets qui se trouvaient sur la route de Napoléon, -saisis, déconcertés à son approche, avaient à peine le temps d'écrire -avant son arrivée, et n'y songeaient plus après. Néanmoins le -télégraphe était sans cesse en mouvement, soit pour transmettre des -ordres administratifs, soit pour questionner les autorités qui ne -parlaient pas assez au gré du gouvernement, et pour leur demander les -nouvelles qu'elles n'envoyaient point. On supposa <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> donc que si -le télégraphe s'agitait si fort, c'était pour le service de Napoléon, -et non pour celui de Louis XVIII. On fit appeler le directeur du -télégraphe, qui fut fort étonné des soupçons qu'on avait conçus, et -donna des explications simples et convaincantes, devant lesquelles il -fallut bien se rendre, après avoir laissé percer les plus ridicules -terreurs.</p> - -<p>Ces faits prouvent à quel point les royalistes étaient troublés. M. de -Blacas, sans partager leur exagération ordinaire, ne pouvait cependant -se défendre de leurs défiances, et dans sa profonde inquiétude il se -demandait, lui aussi, si le maréchal Soult ne serait pas un traître, -et M. d'André un incapable. Poussé au désespoir par les nouvelles de -Lyon, il imagina de faire en plein conseil subir un interrogatoire au -maréchal Soult, comme à une espèce de criminel, et dans son -exaltation, il s'était muni d'une paire de pistolets, prêt, disait-il, -à se porter aux dernières extrémités s'il trouvait le maréchal en état -de trahison. Naturellement le Roi ne devait point assister à une -pareille séance, car on ne voulait pas qu'il fût témoin des violences -auxquelles on pouvait être amené. Cependant M. de Vitrolles, plus -calme, représenta à M. de Blacas que les soupçons conçus à l'égard du -maréchal lui semblaient peu fondés, qu'il avait vu en lui un homme -troublé par les circonstances, et nullement un traître, qu'on s'était -évidemment trompé sur sa capacité en le choisissant pour remplacer le -général Dupont, qu'il fallait peut-être le changer, mais s'en tenir -là, sans y joindre un esclandre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Le maréchal, en effet, ne trahissait personne, comme nous -l'avons dit, mais était tombé dans un désordre d'esprit qui n'ajoutait -pas à la clarté de ses perceptions. Tourmenté par les soupçons des -royalistes, il avait cherché à les calmer au moyen d'une proclamation -violente, qui n'avait fait que les inquiéter par sa violence même, et -tandis qu'il gagnait si peu leur confiance, il voyait s'avancer à pas -de géant l'homme qu'il avait outragé de la manière la plus cruelle. Il -y avait là de quoi ébranler une tête plus solide que la sienne. Du -reste, les mesures qu'il avait prises en rappelant à l'activité les -militaires en demi-solde, en prescrivant divers mouvements de troupes, -pouvaient être inefficaces, mais n'avaient rien de perfide, et ce -n'était pas sa faute si, arrivés en présence de Napoléon, les soldats -abandonnaient la cause royale. Ce qu'il aurait fallu, c'eût été de -disposer de la fidélité de l'armée, dont personne ne disposait que -Napoléon lui-même, à qui on la voulait opposer, et, par conséquent, le -maréchal Soult n'avait agi ni mieux ni plus mal qu'un autre. Son seul -tort, c'était d'avoir trop promis à la cour, d'avoir trop fait espérer -de son énergie et de sa capacité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On fait subir au maréchal Soult, et en plein conseil, -l'interrogatoire le plus offensant.</span> -Appelé au Conseil, son attitude y fut conforme à sa situation, -c'est-à-dire fort embarrassée. Interrogé presque en coupable, il -répondit sans se révolter des soupçons dont il était l'objet, énuméra -longuement les mesures qu'il avait prises, protesta plusieurs fois de -la pureté de ses intentions, finit presque par y faire croire, donna -ainsi une idée un peu meilleure de sa fidélité, mais moins bonne de -<span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> sa capacité, et ayant souvent répété quand il ne savait plus -que dire, que si on doutait de sa loyauté il était prêt à remettre sa -démission au Roi, il fut en quelque sorte pris au mot, et sans -désemparer conduit par M. de Blacas auprès de Louis XVIII. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal ayant offert sa démission, on en profite, et on -lui retire le portefeuille de la guerre.</span> -Ce prince, -qui n'entendait rien à toutes les mesures administratives dont on -prétendait juger le mérite, mais qui voyait avec son sens fin et droit -que le ministre de la guerre n'avait fait ni des merveilles ni des -perfidies, et qu'il fallait pourtant sacrifier quelqu'un à la colère -du parti royaliste, laissa le maréchal parler aussi longuement qu'il -voulut, puis l'offre de sa démission s'étant renouvelée, saisit -l'occasion commode qui se présentait, lui dit qu'il faisait grand cas -de ses services, qu'il en conserverait un bon souvenir, mais que le -fardeau du ministère paraissant le fatiguer dans le moment, il l'en -déchargeait, et allait lui donner un successeur. Le maréchal, surpris -d'être si facilement cru sur parole quand il montrait le désir de se -retirer, aurait voulu revenir sur ce qu'il avait dit, mais le Roi ne -s'y prêta point, et il fut obligé de considérer comme définitive sa -démission offerte pour la forme. Il sortit du cabinet du Roi fort -mécontent d'y laisser son portefeuille, et fut reconduit par MM. de -Blacas et de Vitrolles jusqu'aux portes des Tuileries, en protestant -toujours de sa loyauté. Il y trouva une foule effarée qui poussait le -cri de <cite>Vive le Roi!</cite> dès qu'elle voyait entrer ou sortir quelque -grand personnage, et qui ne manqua pas de répéter ce cri en apercevant -le maréchal. Il y répondit en agitant son chapeau à plumes blanches, -<span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> et en criant lui-même <cite>Vive le Roi!</cite> puis il se jeta dans sa -voiture, et rentra dans les bureaux de la guerre congédié après un -ministère de trois mois, accusé de trahison par ceux mêmes auxquels il -avait sacrifié son passé, compromis auprès de Napoléon qu'il venait -d'injurier violemment dans sa dernière proclamation, et trop heureux -s'il eût été tout à fait compromis auprès de ce dernier, car il -n'aurait pas encouru la pesante responsabilité de major général dans -la funeste journée de Waterloo!</p> - -<p>On usa de moins de détours avec M. d'André. C'était un ami sûr, bien -que quelques fous affectassent d'en douter, et on lui donna sa -démission en alléguant tout simplement l'intérêt du service du Roi. -Ces résolutions prises le 11 mars, il fallait pourvoir au remplacement -des deux hauts fonctionnaires congédiés. C'était le cas de déférer aux -sages avis de M. Lainé, et d'accorder une satisfaction à l'opinion -publique. Mais M. de Montesquiou, intermédiaire de M. Lainé, ne -paraissait plus qu'un homme sans courage, un faux mérite, depuis qu'il -conseillait les concessions, et on ne l'écoutait guère. À mesure même -que le danger augmentait, les royalistes extrêmes prenaient plus -d'ascendant, et ne voulant pas s'avouer que leur tort était d'avoir -éloigné d'eux l'opinion publique, ils imaginèrent que ce qu'il fallait -pour les sauver c'étaient des gens habiles, possédant cette infernale -habileté qu'ils reconnaissaient à Napoléon, tout en contestant son -génie, et ils étaient disposés à les aller chercher partout. -<span class="sidenote" title="En marge">Le duc de Feltre chargé de remplacer le maréchal Soult.</span> -Il y -avait un ancien ministre <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> de la guerre, celui qui pendant dix -années avait reçu, transmis et fait exécuter les ordres impériaux, -qui, depuis son retour de Blois, n'avait cessé d'adresser à la cour -ses humbles assurances de dévouement, c'était le général Clarke, duc -de Feltre. Jusqu'ici on avait accueilli son humilité mais non ses -services. On résolut d'y recourir, car celui-là devait savoir, si -quelqu'un le savait, comment on pouvait combattre Napoléon par des -procédés semblables aux siens. On le fit donc appeler, et on le trouva -heureux de cette offre, au point d'en oublier le danger. Dès qu'il ne -refusait pas de se compromettre dans un pareil moment, on était -autorisé à compter sur sa fidélité, et il fut envoyé sur-le-champ au -ministère de la guerre, pour y remplacer le maréchal Soult sans perte -d'un seul instant.</p> - -<p>Puisqu'il ne s'agissait pas de conquérir l'opinion publique, et qu'on -ne voulait voir dans ce qui se passait qu'une lutte, où l'emporterait -le plus habile dans ce genre d'habileté noire attribuée à Napoléon, -c'était le cas de songer à M. Fouché pour le ministère de la police. -On lui avait toujours fait espérer ce ministère sans jamais le lui -donner, et, comme nous l'avons déjà dit, on avait fini par le rebuter. -On venait de reprendre avec lui des communications souvent -interrompues, et il avait répondu, en affectant comme auparavant un -grand respect pour les Bourbons, mais en déclarant qu'il ne pouvait -rien accepter, et qu'au point où en étaient les choses une crise grave -était impossible à éviter. Privé de ce maître en fait de police, on -était descendu infiniment plus bas en <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> importance, en esprit, -en renommée, et on avait cherché à compenser ce qui manquait sous tous -ces rapports au nouveau candidat, par la violence de sa haine contre -Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Bourrienne remplace M. d'André à la direction de la -police.</span> -On s'était adressé à M. de Bourrienne, exclu depuis -longtemps de la confiance impériale, devenu par ce motif directeur des -postes, et on lui avait confié la police, non pas comme ministre, car -il était impossible de lui conférer un pareil titre, mais comme -directeur général. On était certain que celui-là devait connaître, -haïr, poursuivre sans pitié les hommes de l'Empire, et que de sa part -il n'y aurait à leur égard ni connivence ni ménagement.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ces deux changements sont accordés pour satisfaire -l'opinion.</span> -Les deux changements dont nous venons de dire l'occasion et les motifs -étaient une singulière manière de répondre aux conseils de MM. Lainé -et de Montesquiou, qui ne cessaient de demander avec instance qu'on -renvoyât quatre ministres, et qu'on les remplaçât par des personnages -respectables et populaires. Mais l'exaspération croissait avec le -danger, et l'aveuglement avec l'exaspération. On croyait que le salut -était une affaire non pas de confiance à inspirer à l'opinion, mais -d'astuce profonde, et que le plus habile machinateur, quelque peu -estimable qu'il fût, était le seul sauveur à appeler auprès de soi; -triste aveuglement, qui attestait non pas la perversité des Bourbons -ou des émigrés, fort honnêtes gens pour la plupart, mais la perversité -de l'esprit de parti, toujours proportionnée au défaut de lumières!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Retour momentané d'espérance dû à la tentative manquée des -frères Lallemand.</span> -Ces changements de personnes eurent lieu les 11 et 12 mars, et un -succès partiel, obtenu dans <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> le moment, fit luire une -espérance passagère. En effet, les généraux Lallemand, -Lefebvre-Desnoëttes, d'Erlon, étaient, comme on l'a vu, partis pour le -Nord, afin de mettre à exécution leur inutile et imprudente tentative. -Lefebvre-Desnoëttes, après s'être concerté avec le comte d'Erlon qui -devait amener l'infanterie de Lille sur Compiègne, avec les frères -Lallemand qui devaient amener du département de l'Aisne sur La Fère -tout ce qu'ils pourraient entraîner de troupes de toutes armes, était -parti le 9 mars au matin de Cambray, avec les chasseurs royaux -(anciens chasseurs à cheval de la garde), en faisant dire aux -cuirassiers royaux (anciens grenadiers à cheval), de venir le joindre. -Les chasseurs à cheval habitués à obéir aveuglément au général qui -pendant dix ans les avait conduits sur tous les champs de bataille, -l'avaient suivi comme de coutume, et le 10 mars au matin s'étaient -présentés devant La Fère, dont les portes étaient ouvertes et ne -pouvaient se fermer devant des troupes françaises. -<span class="sidenote" title="En marge">Comment avorte le complot militaire de ces généraux.</span> -Les frères -Lallemand accourus de leur côté, avaient essayé d'enlever le régiment -d'artillerie qui résidait à La Fère, en disant qu'il s'était opéré à -Paris une révolution en faveur de l'Empire, que les Bourbons étaient -détrônés et prisonniers, et qu'il fallait se mettre en mouvement pour -prêter concours à Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Ils sont obligés de s'enfuir.</span> -Le régiment d'artillerie n'aurait pas -demandé mieux que d'écouter les frères Lallemand et de les suivre, -mais le général d'Aboville qui se trouvait là, ferme observateur de -ses devoirs, avait résisté, et les généraux Lallemand, craignant de -perdre du temps, étaient partis pour <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> Compiègne avec -Lefebvre-Desnoëttes, espérant trouver les grenadiers à cheval, et -surtout l'infanterie de Lille conduite par le comte d'Erlon. Parvenus -à Compiègne à la tête des anciens chasseurs de la garde, qui formaient -un millier de cavaliers superbes, Lefebvre-Desnoëttes et les frères -Lallemand tentèrent d'enlever le 6<sup>e</sup> de chasseurs, dont les officiers -hésitèrent et finirent par résister. Tandis qu'ils échouaient auprès -de ce régiment, il leur fallut attendre le comte d'Erlon qui ne -paraissait point. Celui-ci, en effet, au moment d'ébranler son -infanterie, avait été surpris et complétement paralysé par le maréchal -Mortier arrivant de Paris. Le maréchal lui avait dit de se tenir -tranquille, de laisser les révolutions s'accomplir sans s'y -compromettre, et de se cacher pour l'instant, afin de ne pas être -l'objet de quelque acte de sévérité. Le comte d'Erlon avait donc été -réduit à l'impuissance d'agir, et obligé même de se dérober pour -éviter des poursuites.</p> - -<p>Cette nouvelle consterna les généraux Lallemand et -Lefebvre-Desnoëttes, qui comprirent trop tard qu'en ces circonstances -si graves, où les âmes flottaient entre le devoir et la passion, tout -autre que Napoléon, se présentant pour les décider, les embarrasserait -au lieu de les entraîner. Ils étaient ainsi sans savoir quel parti -prendre, lorsque le commandant en second, Lion, les voyant dans cette -perplexité, les questionna vivement, et les força de dire ce qu'ils -entendaient faire du corps ainsi compromis. Alors ils lui avouèrent -tout, et lui proposèrent de se jeter en partisans sur la route de -<span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> Lyon, seule chose en effet qu'ils eussent à faire. Le -commandant Lion, effrayé d'une telle entreprise, s'y refusa, et les -tira en quelque sorte d'embarras en prenant le commandement du corps, -pendant qu'ils tâcheraient de s'évader. Il envoya sur l'heure même à -Paris, au nom des chasseurs, un acte de soumission et de repentir, -fondé sur l'ignorance où ils avaient été des intentions des généraux -qui avaient essayé de les égarer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ensemble de nouvelles favorables qu'on tâche d'accréditer -pour relever les courages.</span> -Il ne fallait rien moins que la nouvelle de cette tentative -impuissante, répandue à Paris le 12 mars, pour contre-balancer l'effet -produit par les désastreuses nouvelles de Grenoble et de Lyon. Ce -n'est qu'à la dernière extrémité que les partis se résignent à -désespérer de leur salut, et si une espérance inattendue vient briller -un moment à leurs yeux, ils s'y rattachent avec ardeur, comme les -mourants à la vie quand elle semble leur être rendue. L'espérance -cette fois était de nature à tromper même des esprits sages, car bien -que les troupes restées fidèles n'eussent résisté qu'à des imprudents, -et non pas à Napoléon, on pouvait en conclure, avec un peu de penchant -à se faire illusion, que dans la main de chefs énergiques elles -tiendraient contre Napoléon lui-même. Les rapports qu'on recevait de -Franche-Comté, et en particulier de l'état-major du maréchal Ney (on -ignorait encore sa défection), étaient favorables aussi. Les officiers -royalistes qui entouraient le maréchal donnaient de sa conduite les -témoignages les plus satisfaisants. De son côté le maréchal Oudinot, -parti pour Metz, affirmait n'avoir trouvé que d'excellents sentiments -<span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> dans l'ancienne garde impériale à pied. De tout cela on -composa un ensemble de nouvelles rassurantes, auxquelles on se mit à -croire et à faire croire. On se dit que de Cannes à Lyon Bonaparte -avait pris tout le monde au dépourvu, n'avait rien trouvé de prêt pour -la résistance, et qu'il avait triomphé, comme tant de fois en sa vie, -en surprenant ses ennemis et en les frappant de stupeur. Mais à partir -de ce point, ajoutait-on, il rencontrerait partout une résistance -énergique et invincible. Il allait être pris en flanc par le maréchal -Ney, et il ne viendrait pas à bout du brave des braves. Le maréchal -Oudinot marcherait de Metz pour le prendre en queue. Enfin les troupes -réunies à Paris et dans les environs composeraient une armée de -quarante mille hommes, que le duc de Berry commanderait en personne, -avec le maréchal Macdonald pour chef d'état-major, et sous les yeux du -prince et du respectable maréchal qui devait le seconder, chacun -ferait son devoir. À cette époque, il était partout question du -premier coup de fusil à faire tirer, comme du remède décisif qui -sauverait la monarchie, car une fois le conflit engagé, les troupes, -disait-on, seraient bien obligées de se battre. Or, on avait à Paris -le moyen assuré de faire tirer ce premier coup de fusil, c'était la -maison du Roi, forte de cinq mille braves gens, tous profondément -dévoués, et quant à ceux-là on ne devait pas douter qu'ils fissent -feu. On se flattait d'avoir trente ou quarante mille hommes au moins, -tandis que Napoléon n'en pouvait amener que huit ou dix mille à sa -suite, et quelque habile <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> général qu'il fût, il ne -l'emporterait pas avec une telle disproportion de forces.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation de l'armée de Melun sous le duc de Berry et le -maréchal Macdonald.</span> -Ces raisons étaient spécieuses, et l'esprit de parti s'est souvent -payé de moins bonnes. On nomma donc M. le duc de Berry commandant de -l'armée de Paris, destinée à camper en avant de Villejuif. On lui -donna pour major général le maréchal Macdonald, qui venait de faire à -Lyon des prodiges de fidélité et de courage. On chargea M. le duc -d'Orléans de se rendre dans le Nord, d'y composer une armée de réserve -avec les troupes qui avaient en dernier lieu montré un si bon esprit, -de les réunir à Amiens ou à Saint-Quentin, et après les avoir pourvues -du matériel nécessaire, de les amener sur Paris, pour former la gauche -de M. le duc de Berry, et combattre à ses côtés. On envoya au maréchal -Oudinot l'ordre de mettre en mouvement l'infanterie de la vieille -garde s'il persistait à compter sur elle, de marcher de manière à -prendre par le travers la route de Lyon à Paris, et de promettre le -grade d'officier à tout soldat qui s'engagerait à faire feu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Enrôlement des volontaires royaux.</span> -En même temps on ouvrit des registres dans Paris pour l'enrôlement des -volontaires. Tous les jours des royalistes ardents se promenaient dans -les rues de la capitale, en agitant des drapeaux blancs, et en -poussant le cri <cite>Aux armes!</cite> contre l'usurpateur, le tyran, qui allait -attirer sur la France le double fléau du despotisme et de la guerre. -Quoique ces démonstrations ne fissent pas sur la population un effet -bien marqué, cependant la jeunesse libérale, placée sous l'influence -du journal <cite>le Censeur</cite>, lequel paraissait en forme de volume -<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> afin d'échapper à la censure, et s'attachait à montrer tous -les dangers du retour de Napoléon, la jeunesse libérale sans être -passionnée pour les Bourbons les préférait de beaucoup à Napoléon, et -était prête à soutenir ses préférences les armes à la main. Aussi les -étudiants en droit s'étaient-ils inscrits en assez grand nombre. On -espérait que la garde nationale, inquiète pour la paix comme la -jeunesse des écoles pour la liberté, servirait la cause royale avec le -même zèle. On s'efforçait donc en ce moment de s'encourager les uns -les autres, et de se relever de l'abattement produit par les nouvelles -de Grenoble et de Lyon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance à la Chambre des députés.</span> -Afin de propager ces sentiments par le retentissement de la tribune, -on provoqua une séance des Chambres. Cette séance eut lieu le 13 mars. -<span class="sidenote" title="En marge">Discours des ministres.</span> -Le nouveau ministre de la guerre, duc de Feltre, et M. de Montesquiou, -ministre de l'intérieur, y jouèrent le principal rôle. Le ministre de -la guerre proposa de déclarer que les garnisons d'Antibes, de La Fère, -de Lille, que les maréchaux Mortier, Macdonald, avaient bien mérité du -Roi et de la patrie. Il proposa aussi d'annoncer que les militaires -qui rendraient des services dans les circonstances actuelles -recevraient des récompenses nationales. Il raconta à cette occasion la -tentative du général Lefebvre-Desnoëttes et des frères Lallemand, -qu'il qualifia d'infâme; il affirma que les troupes étaient animées -d'un excellent esprit, qu'elles rempliraient leur devoir, que -d'ailleurs il serait le premier à leur en donner l'exemple, et que si -Lyon n'avait pas résisté, c'était uniquement parce que l'artillerie -<span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> avait manqué. On applaudit à ces explications, à ces -espérances, à ces promesses de dévouement, parce qu'on avait un -extrême besoin d'y croire. Un membre de la Chambre proposa de placer -la Charte sous la protection spéciale de l'armée et des gardes -nationales, un autre de payer immédiatement les arrérages de la Légion -d'honneur. -<span class="sidenote" title="En marge">Bon effet du langage tenu par M. de Montesquiou.</span> -Toutes ces motions furent votées à la presque unanimité. Au -langage quelque peu puéril du ministre de la guerre, le ministre de -l'intérieur fit succéder des paroles sages et dignes, et n'ayant pu -faire appeler au ministère les chefs du parti constitutionnel, il les -remercia du moins de leur noble conduite en cette occasion. Il loua -notamment en très-bons termes les écrivains libéraux, qui oubliaient -des dissentiments particuliers pour défendre ce qui était le bien -commun de tous, le Roi et la liberté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance royale du 16 mars.</span> -L'effet de cette scène ayant semblé favorable, on en prépara une plus -solennelle. On annonça que le Roi et les princes se rendraient le 16 à -la Chambre des députés, pour y renouveler leur alliance avec la -nation, et y donner de formelles assurances de leur fidélité à la -Charte constitutionnelle. M. de Montesquiou, M. Lainé, ne pouvant -obtenir des incertitudes du Roi, des fâcheuses tendances des princes, -qu'on se jetât dans les bras du parti constitutionnel, voulaient au -moins que par des démonstrations répétées on parvînt à se concilier -l'opinion publique, seule force qui pût être utilement opposée à -Napoléon.</p> - -<p>Le Roi prépara un discours qu'il rédigea lui-même avec soin, et qu'il -apprit par cœur afin de <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> le mieux débiter. Ce discours -ayant été communiqué au Conseil, fut jugé un chef-d'œuvre, et il -était en effet aussi noble qu'habile. Rassuré par ce suffrage, Louis -XVIII partit des Tuileries en grande pompe, revêtu du cordon de la -Légion d'honneur, entouré de tous les princes, et marchant à travers -une double haie composée de gardes nationaux et de troupes de ligne. -Il avait le duc d'Orléans dans sa voiture, et il prit soin de lui -faire remarquer qu'il portait la plaque de la Légion d'honneur.—Je -voudrais bien, lui répondit le prince, que ce ne fût pas aujourd'hui -pour la première fois.—Pendant le trajet, le public, composé surtout -de la bourgeoisie de Paris, se montrait affectueux; la garde nationale -poussait des cris de <cite>Vive le Roi</cite>; les troupes gardaient le silence. -Tandis que M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans observaient ce -spectacle, le Roi n'y donnait aucune attention, et se récitait à -lui-même le discours qu'il allait prononcer.</p> - -<p>Arrivé au palais Bourbon, Louis XVIII entra dans la salle des séances, -et franchit les marches du trône, appuyé sur MM. de Blacas et de -Duras. Les membres des deux Chambres se levèrent vivement à l'aspect -du monarque, et applaudirent de toutes leurs forces. Les plus -expansifs dans leurs témoignages étaient les députés siégeant au côté -gauche. Ils voulaient tous la paix, la Charte, le Roi, et tenaient à -lui prouver que s'il était sincère avec eux, ils le seraient avec lui. -Trois et quatre fois ils se levèrent, en répétant le cri de <cite>Vive le -Roi!</cite> Secondés dans cette manifestation par les députés royalistes, -ils firent entendre à Louis XVIII <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> des acclamations qui -l'émurent profondément, et qui auraient pu lui faire croire qu'il -était sauvé. Malheureusement, ce n'était là que le cri de quelques -citoyens éclairés et vraiment patriotes. Le reste de la nation, -entraîné par des ressentiments dont les Bourbons étaient la cause -involontaire, courait à de nouveaux abîmes!</p> - -<p>Le Roi, après s'être remis, prononça, d'une voix claire et bien -accentuée, les paroles suivantes:</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours du Roi.</span></p> - -<div class="quote"> -<p>«<span class="smcap">Messieurs</span>,</p> - -<p>»Dans ce moment de crise, où l'ennemi public a pénétré dans une - portion de mon royaume, et où il menace la liberté de tout le - reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, - en vous unissant avec moi, font la force de l'État. Je viens, en - m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et - mes vœux.</p> - -<p> »J'ai revu ma patrie, je l'ai réconciliée avec toutes les - puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux - traités qui nous ont rendu la paix; j'ai travaillé au bonheur de - mon peuple; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les - marques les plus touchantes de son amour; pourrais-je, à soixante - ans, mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa - défense?...»</p> -</div> - -<p>Ici de nouvelles acclamations retentirent.—Non, s'écriaient les -députés, ce n'est pas à vous, c'est à nous à mourir pour le trône et -la Charte!—Le Roi reprit:</p> - -<div class="quote"> -<p>«Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France. - Celui qui vient parmi nous allumer <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> les torches de la - guerre civile, y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère; - il vient remettre notre patrie sous son joug de fer; il vient - enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai - donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la - postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que - je jure ici de maintenir.</p> - -<p> »Rallions-nous donc autour d'elle! qu'elle soit notre étendard - sacré! Les descendants de Henri IV s'y rangeront les premiers; - ils seront suivis de tous les bons Français. Enfin, Messieurs, - que le concours des deux Chambres donne à l'autorité toute la - force qui lui est nécessaire; et cette guerre vraiment nationale - prouvera, par son heureuse issue, ce que peut un grand peuple uni - par l'amour de son Roi et de la loi fondamentale de l'État.»—</p> -</div> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil chaleureux fait à ce discours.</span> -À peine ces derniers mots étaient-ils prononcés que le comte d'Artois -se levant, et saisissant les mains du Roi avec respect, lui dit ces -paroles: Permettez, Sire, qu'au nom de votre famille j'unisse ma voix -à la vôtre, pour protester de notre franche et cordiale union avec -Votre Majesté, et pour jurer d'être fidèle à vous et à la Charte -constitutionnelle.—Oui, oui, s'écrièrent le duc de Berry et le duc -d'Orléans, nous le jurons!—À cette scène inattendue, les deux -Chambres se levèrent pour applaudir à une conformité de sentiments, -bien salutaire si elle avait été manifestée plus tôt, pour remercier -la royauté de chercher son appui dans la nation, et pour le lui -promettre tout entier. Mais, hélas, elles n'en disposaient pas, et -ces Chambres elles-mêmes, <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> dans leur extrême prudence, -n'avaient peut-être pas assez résisté à la royauté pour acquérir une -popularité qui leur permît de la défendre et de la sauver.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Succès de la séance royale.</span> -Louis XVIII se retira au milieu de l'émotion générale, fort touché du -succès de son discours et de celui de la séance, succès d'une utilité -certaine quinze jours auparavant, et aujourd'hui d'une utilité bien -douteuse!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue de la garde nationale; son effet moins heureux que -celui de la séance royale.</span> -Après la séance royale on avait convoqué la garde nationale, afin que -les princes pussent la passer en revue, et que sous leurs yeux les -hommes de bonne volonté, destinés à former les bataillons mobiles, -sortissent des rangs. Le comte d'Artois déploya tout ce qu'il avait de -grâce pour plaire à la bourgeoisie parisienne sous les armes, mais -quand on fit appel aux hommes de bonne volonté il ne s'en présenta -qu'un petit nombre. On avait en effet trop froissé les sentiments de -cette bourgeoisie pour lui inspirer un dévouement bien ardent. Elle -avait peur de ce qui venait, sans avoir grand amour pour ce qui s'en -allait. Néanmoins les apparences furent sauvées, et les princes, -quoique moins bien accueillis qu'à la Chambre des députés, furent -cependant reçus d'une manière convenable. Sous l'impression de ces -diverses manifestations, et surtout de la tentative manquée des frères -Lallemand, on était revenu un peu à l'espérance, on croyait à la force -numérique et à la fidélité du rassemblement de troupes qui allait se -former à Melun sous le duc de Berry, sous le maréchal Macdonald, sous -les généraux Belliard, Maison, Haxo, etc. Les bonapartistes <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> -au contraire déconcertés par l'aventure des frères Lallemand, croyant -y voir un symptôme alarmant des dispositions de l'armée, étaient -tremblants, et se cachaient, intimidés surtout par le nom du nouveau -préfet de police Bourrienne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Séjour de Napoléon à Auxerre.</span> -Pendant ce temps, Napoléon arrivé à Auxerre le 17 y préparait sa -marche sur Paris. Avec les troupes de Grenoble, de Lyon, avec celles -de Franche-Comté qu'amenait le maréchal Ney, il pouvait réunir environ -une vingtaine de mille hommes et soixante bouches à feu. Le 14<sup>e</sup> de -ligne, envoyé à Auxerre pour le combattre, l'avait rejoint au cri de -<cite>Vive l'Empereur!</cite> et avait ainsi augmenté ses forces d'un régiment -d'infanterie. On avait reçu à Auxerre la nouvelle de la formation -d'une armée à Melun. On parlait d'une quarantaine de mille hommes de -troupes de ligne, de maison militaire, de gardes nationaux, sous les -ordres directs du duc de Berry et de plusieurs maréchaux, et il était -possible que ce premier coup de fusil tant désiré par les royalistes, -si redouté par Napoléon, fût enfin tiré sous Paris. -<span class="sidenote" title="En marge">Bruits qui circulaient à Auxerre.</span> -On devait croire, -en effet, que dans les cinq ou six mille hommes composant la maison -militaire, il s'en trouverait toujours assez pour engager le conflit, -et alors la situation pouvait devenir grave. Napoléon n'était guère -inquiet de ces rumeurs. Il se disait que les troupes ne tiendraient -pas plus en avant de Paris qu'en avant de Lyon et de Grenoble, qu'à -son approche le gouvernement perdrait la tête, et que le Roi s'en -irait comme avaient fait les préfets, ceux du moins qui avaient voulu -être fidèles. D'ailleurs, des émissaires venus des environs de la -<span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> capitale affirmaient n'avoir pas rencontré de soldats sur -leur chemin, et n'avoir vu à Melun que des rassemblements d'officiers -à la demi-solde, fort mal disposés pour le gouvernement qu'ils étaient -chargés de défendre. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces bruits, sans inquiéter Napoléon, le décident à marcher -sur Paris militairement.</span> -Napoléon n'attachait donc pas grande importance -aux bruits qui circulaient, mais il était capitaine trop avisé pour -n'en pas tenir compte, et il avait résolu de passer deux ou trois -jours à Auxerre, afin d'y concentrer ses forces, et de marcher -militairement sur Paris. Il attendait le maréchal Ney avec le corps de -la Franche-Comté, peut-être même avec la vieille garde qu'on disait -échappée aux mains du maréchal Oudinot, et il était certain d'avoir -dans ces deux jours donné à son armée une consistance suffisante. Pour -que l'infanterie qui le suivait ne fût pas trop fatiguée, il imagina -de l'embarquer sur la Seine à Auxerre, et de la faire voyager par eau -jusqu'à Montereau. Il en usa de même pour l'artillerie, et dans cette -vue il fit rassembler à prix d'argent tous les bateaux de la Seine. Il -achemina sa cavalerie par terre sur ce même point de Montereau, et il -disposa les choses de manière à pénétrer le 19 dans la forêt de -Fontainebleau avec toutes ses armes réunies.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entretien de Napoléon avec le préfet et avec divers -personnages.</span> -Ces mesures prises avec sa promptitude et sa précision accoutumées, il -employa son temps à recevoir les maires, les sous-préfets, les chefs -de corps, et à leur tenir les discours qu'il avait tenus partout. Le -soir, à la table du préfet, et dans un cercle plus étroit, composé de -Drouot, de Bertrand, de Cambronne et du préfet lui-même, il parla -confidentiellement, et avec le langage net, expressif, <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> -mordant, qui lui était propre.—J'ai laissé répandre autour de moi, -dit-il, que j'étais d'accord avec les puissances, il n'en est rien. Je -ne suis d'accord avec personne, pas même avec ceux qu'on accuse de -conspirer à Paris pour ma cause. J'ai vu de l'île d'Elbe les fautes -que l'on commettait, et j'ai résolu d'en profiter. Mon entreprise a -toutes les apparences d'un acte d'audace extraordinaire, et elle n'est -en réalité qu'un acte de raison. Il n'était pas douteux que les -soldats, les paysans, les classes moyennes elles-mêmes, après tout ce -qu'on avait fait pour les blesser, m'accueilleraient avec transport. À -Grenoble, je n'ai eu qu'à <em>frapper la porte avec ma tabatière</em> pour -qu'elle s'ouvrît. Sans doute, Louis XVIII est un prince sage, éclairé -par le malheur, et s'il avait été seul, j'aurais eu infiniment plus de -peine à lui reprendre la France. Mais sa famille, ses amis, détruisent -tout le bien qu'il serait capable de faire. Ils se sont persuadés -qu'ils rentraient dans l'héritage de leurs pères, et qu'ils pouvaient -s'y conduire à leur gré, et ils ne voient pas que c'est dans mon -héritage qu'ils rentrent, et que le mien ne pouvait pas être géré -comme le leur.—Sur l'observation du préfet que les Bourbons s'étaient -cependant renfermés dans la stricte observation des lois, Napoléon -répondit que ce n'était pas assez de gouverner selon le texte des -lois, qu'il fallait gouverner selon leur esprit.—On exécutait, -dit-il, les lois du temps présent avec l'esprit du temps passé, et il -n'était pas possible qu'on ne révoltât pas la génération actuelle. -C'est là l'unique cause de mon succès. On a prétendu l'année dernière -que c'est moi qui avais <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> ramené les Bourbons. Ils me ramènent -cette année, par conséquent nous sommes quittes...—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du maréchal Ney à Mâcon.</span> -Napoléon passa ainsi la soirée à s'entretenir avec sa verve -accoutumée, faisant l'exposé le plus frappant des fautes des Bourbons, -avouant aussi les siennes avec bonne grâce, mais affirmant du reste -qu'il était changé, et qu'on ne trouverait plus en lui ni le maître -absolu, ni le conquérant, car il savait, disait-il, se corriger, et -n'était pas comme les Bourbons, qui en vingt-cinq ans <em>n'avaient rien -appris, rien oublié</em>...—</p> - -<p>Le lendemain 18, arriva le maréchal Ney. Napoléon l'attendait avec -impatience, et semblait même s'étonner qu'il ne fût pas arrivé plus -tôt. Le maréchal, retenu par les ordres qu'il avait eu à expédier, -était en effet en retard, et ce n'était pas d'ailleurs sans embarras -qu'il s'approchait du quartier général. Il avait deux causes de gêne, -sa conduite à Fontainebleau, et celle qu'il venait de tenir à -Lons-le-Saulnier. Sa conduite à Fontainebleau, sauf les formes qui -avaient été rudes, pouvait s'expliquer par l'empire des circonstances. -Son dernier revirement, quoique pouvant s'expliquer de même, avait été -si brusque, qu'il en était embarrassé même devant Napoléon qui en -avait tant profité. Le maréchal, pour se justifier, avait répété -partout ce qu'il avait déjà dit à Lons-le-Saulnier, qu'il cédait au -vœu de la France, laquelle venait de se montrer unanime à Grenoble, -à Lyon, à Mâcon, à Chalon, etc., mais qu'il n'avait pas entendu se -donner à un homme, surtout à celui qui avait conduit les Français à -Moscou; que les circonstances étaient <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> changées, qu'il fallait -aujourd'hui à la France la paix et la liberté, qu'il l'entendait -ainsi, et le dirait à l'Empereur à sa prochaine entrevue, et que si -l'Empereur ne voulait pas écouter ce langage, il se retirerait dans -ses champs pour n'en plus sortir.—Tels étaient les propos que Ney -avait semés sur sa route, qu'il répéta en arrivant au préfet son -beau-frère, et qu'il voulait adresser à Napoléon lui-même. Pourtant en -approchant, sa hardiesse tombait peu à peu, et craignant de ne pas -oser, ou de ne pas savoir dire tout ce qu'il avait dans l'esprit, il -avait fait de sa conduite et de ses sentiments un exposé par écrit, -qui commençait à Fontainebleau et finissait à Lons-le-Saulnier. Il le -lut à son beau-frère, qui n'y trouva rien à reprendre, et il se rendit -chez Napoléon, cet exposé à la main, peu d'instants après son arrivée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue de Napoléon avec le maréchal.</span> -Napoléon, avec sa profonde sagacité, avait deviné tout ce que le -maréchal serait tenté de lui dire, et il lui suffisait de ce qu'il -avait déjà entendu de plus d'une bouche, pour prévoir que Ney lui -apporterait à la fois des excuses et des remontrances. Or, il voulait -le dispenser des unes, et s'épargner les autres. Il vint à lui les -bras ouverts, en s'écriant: -<span class="sidenote" title="En marge">Son adresse à empêcher le maréchal de dire ce qu'il -voulait.</span> -Embrassons-nous, mon cher maréchal.... -Puis Ney déployant son papier, il ne lui en laissa pas commencer la -lecture.—Vous n'avez pas besoin d'excuse, lui dit-il. Votre excuse, -comme la mienne, est dans les événements, qui ont été plus forts que -les hommes. Mais ne parlons plus du passé, et ne nous en souvenons que -pour nous mieux conduire dans l'avenir.—Après ces premiers mots, -Napoléon <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> ne donnant pas au maréchal le temps de proférer une -parole, lui fit un exposé de la situation et de ses intentions qui ne -laissait rien à désirer, car il reconnaissait à la fois la nécessité -de la paix et d'une liberté suffisante, et paraissait résolu à -concéder l'une et l'autre. Il déclara qu'il acceptait le traité de -Paris, qu'il l'avait fait dire à Vienne, qu'il comptait sur cette -communication et sur l'intervention de Marie-Louise pour prévenir une -nouvelle lutte avec l'Europe, et que rendu à Paris, il réunirait les -hommes les plus éclairés pour se concerter avec eux sur les -changements qu'il convenait d'apporter aux constitutions impériales. -Le maréchal aurait voulu en vain ajouter quelque chose aux -déclarations de Napoléon, car elles comprenaient tout ce qui était -désirable, et précisaient mieux qu'il n'aurait pu le faire les besoins -du moment. Pourtant il répéta à sa manière tout ce qu'il venait -d'entendre, afin de pouvoir au moins se vanter de l'avoir dit, et -Napoléon l'écouta sans peine, parce que ce n'était que la répétition -de ses propres pensées, précédemment exprimées. L'entretien fut donc -très-convenable. Néanmoins Ney, sans avoir la finesse de son -interlocuteur, comprit bien que celui-ci n'avait pas voulu se laisser -poser des conditions, et Napoléon avait compris encore mieux qu'on -avait voulu lui en faire. Ils furent donc au fond moins satisfaits -l'un de l'autre qu'ils n'affectaient de le paraître. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon et le maréchal affectent d'être plus contents l'un -de l'autre qu'ils ne le sont véritablement.</span> -Ney en se -retirant dit à tous les officiers et à son beau-frère qu'il avait été -très-content de l'Empereur, qui avait été avec lui très-amical, et -très-raisonnable. Ses camarades applaudirent et déclarèrent qu'ils -n'avaient rien à <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> souhaiter, puisqu'ils retrouvaient -l'Empereur, et le retrouvaient corrigé par les événements. -<span class="sidenote" title="En marge">Unanimité des militaires à désirer, en se donnant à -Napoléon, qu'il soit changé, et qu'il soit à la fois pacifique et -libéral.</span> -Napoléon, -de son côté, devinant aux airs de visage, aux mots échappés, qu'on -s'excusait de la violation de ses devoirs militaires par la résolution -hautement annoncée de lui mettre un frein, feignit de ne pas s'en -apercevoir, et affecta de se montrer parfaitement content du maréchal. -Toutefois, ce premier moment d'effusion passé, il reprit peu à peu une -certaine hauteur impériale avec Ney, et lui donna rendez-vous à Paris, -comme s'il n'avait pas eu besoin de lui pour y entrer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ de Napoléon d'Auxerre, et son entrée à Fontainebleau -le 20 mars au matin.</span> -Le 19 au matin, toutes ses dispositions étant terminées et ses troupes -devant être rendues à Montereau, Napoléon quitta Auxerre pour se -mettre à leur tête. Vers la nuit il était à la lisière de la forêt de -Fontainebleau entouré de ses soldats. Là, on lui parla beaucoup des -mouvements de troupes qui se faisaient en avant de Paris; il n'en tint -compte, et s'enfonça dans la forêt suivi de quelques cavaliers. À -quatre heures du matin, 20 mars, il pénétra dans cette cour du château -de Fontainebleau, où onze mois auparavant (20 avril) il avait adressé -ses adieux à la garde impériale. Déjà un groupe de cavalerie, -déserteur de l'armée de Melun, s'y était transporté pour l'attendre. -En mettant le pied dans ce palais où avait fini le premier Empire, et -où semblait recommencer le second, son visage s'illumina d'un profond -sentiment de satisfaction. Cette revanche que lui accordait la fortune -était assurément bien éclatante, et dans ce grand esprit qui s'était -guéri à l'île d'Elbe de toutes les illusions (on en verra <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> -bientôt la preuve), la joie fit taire un instant la prévoyance!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les fausses espérances conçues par les royalistes -promptement dissipées.</span> -Cependant, la plus violente agitation régnait aux Tuileries. Les -espérances dont on s'était bercé n'avaient pas été de longue durée, et -tandis qu'il avait fallu au maréchal Soult trois mois pour se -discréditer, huit jours avaient suffi au ministre Clarke pour perdre -toute la confiance qu'on avait mise en lui. En apprenant la marche -triomphale de Napoléon à travers les populations de la Bourgogne, en -apprenant surtout la défection du maréchal Ney, on avait bientôt -reconnu que c'était puérilité d'attendre son salut d'un ministre de la -guerre quel qu'il fût, et on s'était livré à un complet désespoir. -<span class="sidenote" title="En marge">Leur désespoir, et leur penchant à émigrer de nouveau.</span> -Les royalistes violents n'avaient vu de ressource que dans une seconde -émigration à l'étranger, où ils espéraient trouver encore l'appui -qu'ils avaient obtenu à toutes les époques. En effet, si les nouvelles -de France étaient désolantes, celles de Vienne étaient rassurantes au -contraire, et on savait que le congrès réuni extraordinairement avait -fulminé contre Napoléon un véritable arrêt de mort. Malheureusement il -fallait aller chercher au dehors ce dangereux appui de l'étranger, qui -pouvait procurer quelque force matérielle, mais en en ôtant toute -force morale!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">MM. Lainé et de Montesquiou persistent à conseiller les -concessions, mais les conseillent vainement.</span> -On doit à M. Lainé, à M. de Montesquiou, à tous ceux enfin qui avaient -cru trouver le salut de la cause royale dans l'union de la dynastie -avec le parti libéral, la justice de reconnaître qu'ils ne -désespérèrent pas de leur politique, et que jusqu'au dernier jour ils -voulurent en essayer à leurs risques et <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> périls, c'est-à-dire -avec le danger de tomber dans les mains de Napoléon, avant d'avoir pu -opérer la réconciliation désirée. MM. Lainé et de Montesquiou -insistèrent pour qu'on se livrât entièrement aux constitutionnels, -qu'on les prît pour ministres, qu'on mît M. de Lafayette à la tête de -la garde nationale, et qu'on opposât ainsi à Napoléon la Charte -confiée aux mains des libéraux. Les constitutionnels ratifièrent ces -propositions en s'offrant jusqu'au dernier instant, et le 19 mars au -matin, M. Benjamin Constant écrivit dans le <cite>Journal des Débats</cite> un -article de la plus extrême violence contre Napoléon, déclarant pour -les Bourbons et pour la Charte une préférence formelle et irrévocable.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Déchaînement de la cour contre MM. de Montesquiou et de -Blacas.</span> -À cette heure, le conseil des ministres n'était presque plus le -conseil du Roi, car, ainsi qu'il arrive dans les jours de crise, une -foule d'empressés accouraient autour du gouvernement, forçaient ses -portes, se mêlaient à ses délibérations, et prétendaient conduire les -affaires presque autant que ceux qui en étaient responsables. Ces -moments sont ceux de la dissolution du pouvoir, car tout le monde -ordonne, personne n'obéit, et quand cet état se produit, on peut -affirmer que l'agonie commence. Les royalistes de diverses nuances -avaient envahi les deux ou trois étages des Tuileries; on les -rencontrait partout, se remuant, parlant, déclamant contre MM. de -Montesquiou et de Blacas, à qui on attribuait tout le mal. Le premier -était devenu un objet d'aversion depuis qu'il faisait entendre des -conseils de modération, et on disait que c'était un esprit léger, un -faux mérite, inventé et vanté par les femmes, <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> et incapable de -supporter le fardeau du pouvoir. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Blacas accusé d'être la cause des irrésolutions du -Roi.</span> -Le second avait aux yeux de ces -royalistes fougueux le tort d'être l'homme du Roi. On le considérait -comme la cause de l'inertie de Louis XVIII et de ses irrésolutions. -Les modérés eux-mêmes aussi bien que les immodérés s'en prenaient à -lui de n'être pas écoutés, lui reprochaient d'être en quelque sorte un -mur élevé autour de la royauté pour empêcher les saines inspirations -de lui parvenir, et il est certain que sa froide hauteur était bien -faite pour inspirer cette idée, quoiqu'en réalité il s'empressât de -transmettre exactement à Louis XVIII tout ce qu'il apprenait. Il faut -ajouter que dans les circonstances difficiles, c'est ordinairement aux -favoris, ou à ceux qui passent pour tels, qu'on s'en prend des -malheurs publics, et qu'on se venge de leur faveur en les accusant de -tout, même de ce qu'ils tâchent d'empêcher.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le parti d'une prompte retraite prévaut.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Partage d'avis entre les royalistes, sur le lieu où l'on -doit se retirer.</span> -Le déchaînement contre ces deux personnages était donc extrême. M. de -Montesquiou, ne se déconcertant guère, persistait à soutenir le -système des concessions, tandis que M. de Blacas gardait un froid -silence. Les royalistes extrêmes s'obstinant à ne reconnaître au -gouvernement d'autre tort que celui de la faiblesse, regardaient les -concessions comme un redoublement de cette faiblesse qui ajouterait à -la déconsidération du pouvoir sans apporter aucune amélioration -sensible à l'état des choses. À leur avis il n'y avait plus qu'à -quitter Paris, et à se retirer à l'étranger, où l'on trouverait -l'appui de l'Europe, le seul sur lequel on pût désormais compter. Ils -se disaient avec une satisfaction à peine dissimulée <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> que la -coalition punirait cette nation ingrate qu'on n'avait pas su -gouverner, parce qu'elle ne pouvait être menée que par une main de -fer, celle de Napoléon ou celle de l'Europe. Ils ajoutaient qu'on y -gagnerait d'être débarrassé de cette Charte, cause essentielle, à les -en croire, des nouveaux revers dont la légitimité était menacée. Le -tort, à leurs yeux, n'était pas de l'avoir mal observée, mais de -l'avoir donnée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Vitrolles voudrait qu'on se retirât en Vendée, M. de -Montesquiou en Flandre, sans toutefois passer la frontière.</span> -Pourtant, même entre royalistes violents, ils étaient loin de -s'entendre. Il y en avait, M. de Vitrolles tout le premier, auxquels -le recours à l'étranger répugnait profondément. Ils avaient éprouvé -récemment combien était importune l'influence de l'étranger, car cette -influence les avait empêchés de se livrer à toutes leurs passions, et -ils auraient bien voulu ne pas retomber dans sa dépendance. Pour y -échapper ils avaient imaginé un moyen, c'était, en sortant de Paris -(ce que les uns et les autres considéraient comme inévitable), de se -retirer non pas au nord, vers Lille ou Dunkerque, mais à l'ouest, vers -Angers, Nantes et la Rochelle, ce qui devait conduire en Vendée, au -milieu des vieux soldats du royalisme, qui depuis dix mois avaient -repris les armes. On se figurait qu'on réunirait là cinquante mille -soldats, lesquels, appuyés sur Nantes, la Rochelle, Bordeaux, recevant -des Anglais des secours en argent et en matériel, tiendraient assez -longtemps, attireraient une partie des forces de l'usurpateur, et -donneraient à l'Europe, sans apparence de complicité avec elle, le -temps de résoudre la question fondamentale entre le Rhin et la -<span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> Seine. Déjà M. le duc de Bourbon était parti pour Tours et -Angers, et on ne doutait pas qu'il ne parvînt à émouvoir profondément -la Vendée. On avait des nouvelles de Bordeaux, où M. le duc et madame -la duchesse d'Angoulême avaient excité de vifs élans d'enthousiasme, -et on regardait l'asile de l'Ouest comme aussi sûr qu'honorable, car -enfin, en admettant qu'on fût forcé dans cet asile, il restait la mer -pour s'enfuir, et retourner en Angleterre, d'où l'on était venu.</p> - -<p>On pouvait sans doute faire valoir des raisons fort spécieuses en -faveur de ce plan, mais il y avait autant d'impopularité attachée à -l'appui des chouans qu'à celui de l'étranger, et entre ces deux -impopularités le choix était difficile. Aussi M. de Montesquiou, -devenu le contradicteur habituel de M. de Vitrolles, disait-il avec le -ton d'un homme importuné par de sots conseils: Eh! monsieur, le roi -des chouans ne sera jamais le roi des Français!—À quoi M. de -Vitrolles répondait que celui des Autrichiens, des Anglais et des -Russes, n'avait pas plus de chances de le devenir.— -<span class="sidenote" title="En marge">Violente altercation entre M. de Vitrolles et M. de -Montesquiou.</span> -Ces deux -personnages en étaient arrivés à une telle antipathie réciproque, -qu'ils ne pouvaient plus souffrir la présence l'un de l'autre, et -étaient toujours prêts à en venir aux outrages, M. de Vitrolles -indiquant assez clairement qu'il regardait M. de Montesquiou comme un -abbé de cour, aussi impertinent que léger, M. de Montesquiou, à son -tour, qualifiant M. de Vitrolles de brouillon violent, aussi fatigant -que dangereux.</p> - -<p>Le système des concessions étant écarté, M. de Montesquiou ne voyait -d'autre ressource que de se <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> retirer vers la frontière du -Nord, Dunkerque ou Lille, de rester dans l'une de ces deux places sans -abandonner le sol français, et de laisser le duel de Napoléon avec -l'Europe se vider sans y prendre part. C'était le conseil que M. le -duc d'Orléans, que le maréchal Macdonald, que tous les hommes sages -avaient donné à Louis XVIII, s'il fallait, comme tout l'annonçait, -quitter la capitale et la livrer à Napoléon. Mais ce plan ne plaisait -pas plus au vieux monarque que celui de se réfugier en Vendée. -<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII incline à rester à Paris le plus longtemps -possible.</span> -Sortir -de Paris était pour la paresse de Louis XVIII une résolution -souverainement désagréable, et tout plan qui commençait par un -déplacement lui était odieux. Aller guerroyer dans la Vendée lui -semblait un parti d'aventuriers, qui ne convenait ni à son âge, ni à -sa santé, ni à sa dignité. Prendre une place forte pour asile ne lui -paraissait guère praticable, car il fallait d'abord une place prête à -se dévouer, secondement une garnison pour la bien défendre, et les -trois ou quatre mille cavaliers auxquels allait se réduire la maison -militaire lorsqu'on abandonnerait Paris, n'étaient pas une garnison -suffisante pour une ville comme Lille, dont la défense exigeait au -moins douze ou quinze mille hommes de la meilleure infanterie. Enfin -être assiégé dans une forteresse, pour finir par se rendre, était à -ses yeux un sort assez ridicule.</p> - -<p>Ce qui lui agréait le plus, c'était Paris, et, à défaut de Paris, -Londres. Or, avec cette disposition à l'inertie, rester aux Tuileries -jusqu'à la dernière extrémité, était au fond sa résolution secrète, -car il augurait mal d'une nouvelle émigration.—La <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> première -fois, disait-il, on nous a bien reçus, parce qu'on imputait nos revers -à la grande et irrésistible catastrophe de la Révolution; mais, cette -fois, on les imputera à notre maladresse, et on nous traitera comme -des gens malhabiles et des hôtes importuns.—Il voulait donc attendre -jusqu'à la dernière heure, en laissant tout proposer sans rien -accueillir, en laissant à M. de Blacas la tâche ingrate d'opposer -objection sur objection aux propositions qui lui déplaisaient.</p> - -<p>Au milieu de cette cour en tumulte, où les auteurs de projets -rencontraient tantôt le regard distrait et ironique du Roi, tantôt les -sèches négations de M. de Blacas, il y avait un personnage qui n'était -pas capable de se tenir tranquille en une conjoncture aussi grave, -c'était le maréchal Marmont. Léger, vain, agité, grand faiseur -d'embarras comme de coutume, appelé à commander la maison du Roi en -cette occasion, et du reste le méritant par sa rare bravoure, il -voulait lui aussi sauver le Roi, et prétendait en avoir trouvé le -moyen. Se heurtant dans les mouvements qu'il se donnait, contre la -froideur peu accueillante de M. de Blacas, il avait conçu pour ce -ministre la haine la plus vive, et sans se ranger précisément avec les -exagérés, il criait avec eux contre lui, et attribuait à son influence -tous les maux de la royauté. Il avait poussé l'imprudence jusqu'à -proposer à M. de Vitrolles d'enlever M. de Blacas pour l'éloigner du -Roi, de s'emparer ensuite du gouvernement, et de sauver la monarchie -sans M. de Blacas, et même sans le Roi. -<span class="sidenote" title="En marge">Projet du maréchal Marmont de fortifier les Tuileries, et -d'y supporter un siége.</span> -Son plan, lorsque lui et M. -de Vitrolles se seraient saisis du pouvoir, consistait <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> à -fortifier les Tuileries, à y amasser des vivres et des munitions, à -s'y enfermer avec tous les royalistes fidèles, à y attendre Napoléon, -et à lui opposer l'embarras, sans doute assez grand, d'assiéger un -vieux roi dans son palais, de l'y bombarder peut-être au milieu de -l'indignation universelle. -<span class="sidenote" title="En marge">Railleries de Louis XVIII à l'égard de ce projet.</span> -M. de Vitrolles avait répondu que le temps -des enlèvements de favoris était passé avec les favoris eux-mêmes, que -M. de Blacas ne l'était pas, et qu'on donnerait, sans sauver le Roi, -un spectacle aussi odieux que ridicule. Louis XVIII ayant reçu du -maréchal Marmont la confidence de la seconde partie de son plan, lui -avait répondu d'un ton peu flatteur: Vous me proposez la chaise -curule; cette idée est au moins aussi vieille que toutes celles qu'on -reproche à mes pauvres émigrés.—</p> - -<p>Dans toute situation désespérée on a volontiers recours aux -empiriques, et on s'adressa une dernière fois à M. Fouché, pour en -obtenir, à défaut de son concours, au moins un bon conseil, car, ainsi -que nous l'avons dit, entre la confusion de recourir à un régicide, ou -celle de faire des concessions aux constitutionnels, on aimait mieux -la première.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Derniers conseils demandés à M. Fouché.</span> -On chargea donc M. Dambray de voir M. Fouché, et de l'entretenir au -nom de Louis XVIII. M. Fouché avait un tel goût d'intrigue, qu'engagé -contre les Bourbons jusqu'à pousser lui-même les frères Lallemand à -entreprendre leur folle tentative, il avait plaisir encore à -rencontrer le chancelier de Louis XVIII, à écouter des propositions et -à y répondre. M. Dambray ayant au nom du Roi demandé à M. Fouché son -opinion et ses conseils, ce qui <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> indiquait assez qu'on serait -prêt à accepter son concours, il dit, ce que tout le monde savait, -qu'il était trop tard; que le mouvement était donné, que l'armée le -suivrait jusqu'au dernier homme; que Napoléon serait à Paris avant -huit jours, qu'il n'y avait donc plus qu'à se retirer, et à mettre la -royauté hors d'atteinte, afin d'attendre en sûreté les événements -ultérieurs. M. Dambray s'étant récrié contre des prophéties aussi -désolantes, et ayant paru dire que M. Fouché ne prévoyait si -facilement de telles extrémités que parce qu'au fond il les désirait -peut-être, celui-ci, avec un mélange d'imprudence et de vanité sans -pareilles, lui répondit, que pour son compte, il éprouvait du retour -de Napoléon autant de chagrin que les royalistes eux-mêmes, qu'il -détestait Napoléon et en était détesté, mais qu'il se résignait à une -épreuve devenue inévitable; que si les Bourbons avaient pris ses -conseils moins tardivement, il leur aurait épargné à eux et à la -France cette nouvelle et dangereuse crise, mais qu'il n'était plus -temps d'y échapper; que pour la traverser heureusement, il fallait -même s'y prêter, qu'ainsi on ne devrait pas être étonné, si dans -quelques jours lui, duc d'Otrante, devenait ministre de Napoléon, -qu'il le deviendrait pour échapper à sa tyrannie et en accélérer la -chute; que c'était vers cette voie de salut qu'il avait les yeux -fixés, et qu'alors peut-être débarrassé de ce fou dangereux, il -pourrait en faveur des Bourbons ce qu'il ne pouvait pas aujourd'hui.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Cynisme de ce personnage.</span> -On ne sait de quoi il faut le plus s'étonner, ou du cynisme de tels -aveux, ou de l'imprudence de <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> telles confidences, ou de la -puérilité d'un orgueil qui croyait prévoir et dominer les événements -de si loin. M. Dambray se laissa prendre à tous ces faux semblants de -politique profonde, et quitta son interlocuteur, consterné et écrasé -par sa prétendue supériorité. Il en fit part au Roi et au comte -d'Artois, qui furent fâchés, le dernier surtout, de s'être adressés si -tard au génie de M. Fouché. -<span class="sidenote" title="En marge">Voyant qu'on ne peut conquérir M. Fouché, on se décide à le -faire arrêter.</span> -Cependant son refus de répondre aux -avances de la cour parut suspect, et on se dit que puisqu'il -repoussait des ouvertures qui étaient des offres véritables, c'est -qu'il était résolûment engagé avec l'ennemi. Ne l'ayant pas pour soi, -il fallait l'annuler, et pour cela s'emparer de sa personne. La police -violente de M. de Bourrienne ne pouvait être détournée d'un tel acte, -ni par son bon sens ni par ses scrupules, et elle envoya des agents -pour arrêter le duc d'Otrante. C'était une extravagance inutile, qu'en -tout cas il ne fallait pas essayer sans réussir. -<span class="sidenote" title="En marge">Son évasion.</span> -Mais M. Fouché qui, -en se mêlant à tout, avait au moins l'esprit de s'attendre à tout, -s'était ménagé une retraite dans l'hôtel de la reine Hortense, contigu -au sien, et en prétextant auprès des agents qui venaient l'arrêter le -besoin de s'éloigner quelques minutes, il leur échappa par son jardin.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">En apprenant l'entrée de Napoléon à Fontainebleau, Louis -XVIII se décide à quitter Paris.</span> -Cette aventure eût fort prêté à rire, si la situation eût été moins -grave. Le 19 au matin, la nouvelle étant parvenue que Napoléon allait -être à Fontainebleau, le moment extrême que Louis XVIII s'était -assigné pour prendre un parti, était évidemment arrivé. Avec ses -opinions et ses goûts, il n'avait guère à choisir. Il était trop -tard, en <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> effet, pour recourir au parti constitutionnel, dont -il connaissait peu les principaux chefs, et auxquels, lors même qu'il -se serait fié à eux, il n'aurait pu se livrer qu'en excitant la colère -de son parti à un point qui dépassait son courage. Il jugeait ridicule -le projet du maréchal Marmont de braver un siége dans les Tuileries; -il trouvait le projet de M. de Vitrolles de se réfugier en Vendée, -digne de M. le comte d'Artois, et pour lui c'était tout dire. Il ne -lui restait donc qu'à se retirer sur la frontière du Nord, sans la -franchir. -<span class="sidenote" title="En marge">Il donne sa confiance au maréchal Macdonald, et lui remet -le soin de préparer son départ.</span> -Ce dernier projet qui était celui du duc d'Orléans et du -maréchal Macdonald, était plus conforme à son esprit de sagesse, et il -le préférait de beaucoup à tous les autres. M. le duc d'Orléans -s'était rendu en Flandre. Le maréchal Macdonald, destiné à commander -l'armée de Melun, sous le duc de Berry, était à Paris, et Louis XVIII -avait conçu pour sa prudence, son sang-froid, sa loyauté, une grande -estime. Il l'avait appelé auprès de lui, afin d'avoir son avis. Le -maréchal, occupé à former l'armée de Melun, avait déclaré au Roi que -cette armée ne lui inspirait aucune confiance, que la maison -militaire, dévouée, brave, mais inexpérimentée, ne tiendrait pas deux -heures contre les troupes impériales; que les bataillons volontaires -de la garde nationale étaient presque nuls en nombre; qu'enfin les -troupes de ligne passeraient à l'ennemi dès qu'on serait à portée de -canon. -<span class="sidenote" title="En marge">Précautions prises par le maréchal.</span> -Leurs dispositions étaient même si peu rassurantes, que le -maréchal n'avait pas encore osé les réunir à Melun, de peur, en les -assemblant, de faire éclater leurs sentiments secrets. Aussi n'y -avait-il envoyé <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> que les officiers à la demi-solde, formés en -bataillons d'élite par le maréchal Soult, lesquels tenaient déjà les -plus affreux propos, et menaçaient à chaque instant de s'insurger. De -ce sincère exposé des choses, le maréchal avait conclu qu'il fallait -se retirer à Lille, s'y enfermer, et y attendre le résultat de la -lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire rétabli. Le Roi -avait trouvé l'avis du maréchal fort sensé, et s'y était complétement -rallié. Seulement il ne croyait pas qu'il fût plus facile de tenir à -Lille qu'à Paris, et son penchant était de regagner tout simplement -l'asile d'Hartwell, où il avait goûté pendant six ans un parfait -repos, et où il craignait d'être obligé de finir sa vie, grâce aux -fautes de ses amis et de son frère. Au surplus, comme Lille était le -chemin de Londres, et comme après tout, rester à la frontière, si on -le pouvait, valait mieux évidemment, il adopta le plan du maréchal, et -lui ordonna d'en préparer l'exécution. Mais une inquiétude le -préoccupait, et le maréchal ne laissait pas de la partager dans une -certaine mesure. La mémoire, cette dangereuse faculté des Bourbons, -lui rappelait que Louis XVI, cherchant à fuir, avait été arrêté à -Varennes, et ramené de force à Paris. Il craignait donc qu'une émeute -populaire, excitée par les gens des faubourgs et par les officiers à -la demi-solde, n'arrêtât sa voiture, et ne l'empêchât de partir. -Entrant dans ses craintes, le maréchal convint avec lui d'envoyer les -troupes à Villejuif, sous prétexte de leur formation en corps d'armée, -et après s'être débarrassé de leur présence de réunir la maison -militaire dans le Champ-de-Mars, <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> sous le prétexte, également -fort plausible, de la passer en revue, de conduire la famille royale -au milieu d'elle, puis de franchir brusquement la Seine, de prendre le -chemin de la Révolte, et de gagner par Saint-Denis la route du Nord. -Le Roi tomba d'accord de tous ces détails avec le maréchal Macdonald, -ne dit rien de ses projets au maréchal Marmont, de l'indiscrétion -duquel il se défiait, et ne donna à ce dernier d'autres ordres que de -tenir la maison militaire toujours sur pied, et prête à partir pour -aller combattre.</p> - -<p>Les choses en étaient arrivées à ce point dans la matinée du 19, que -personne ne songeait plus à contredire, à présenter des projets, et -qu'avec la perspective de voir Napoléon entrer dans Paris sous -vingt-quatre heures, chacun ne pensait qu'à se dérober à sa férocité, -qu'on se figurait d'après la haine qu'on lui portait. Louis XVIII -était donc débarrassé de ses contradicteurs, et quant à son frère le -comte d'Artois, à son neveu le duc de Berry, l'évidence du danger ne -leur permettait plus d'avoir un avis autre que le sien. Tout fut donc -disposé en grand secret le 19 au matin, pour partir dans la journée ou -dans la nuit, lorsqu'on n'aurait plus aucun doute sur l'approche de -Napoléon.</p> - -<p>Conformément au projet adopté, le maréchal Macdonald achemina -immédiatement les troupes sur Villejuif, dirigea sur Vincennes les -volontaires royaux commandés par M. de Viomesnil, et annonça qu'il se -rendrait avec les princes à Villejuif pour y prendre le commandement -de l'armée. Ces bruits avaient pour but de tromper le gros du public, -<span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> mais on ne dissimula guère aux gens de la cour qu'il fallait -se préparer à quitter Paris. Aussi toute la journée fut-elle remplie -de départs individuels. -<span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour se procurer des fonds.</span> -On avait besoin d'argent, et avec un ministre -aussi scrupuleux que M. Louis, s'en procurer était difficile. -Cependant on parvint à y pourvoir par des moyens parfaitement -réguliers. On n'avait pas encore disposé du domaine extraordinaire, -qui était administré par la liste civile. Il s'y trouvait pour près de -six millions en actions de la Banque, que depuis plusieurs jours on -avait eu soin de faire vendre. La liste civile s'en constitua -débitrice envers le trésor extraordinaire, et elle les réalisa en or -et en argent. Comme on était au commencement de l'année, la liste -civile qui était considérable, pouvait prendre une avance de plusieurs -millions, et de la sorte on s'en procura encore 5 ou 6, ce qui faisait -un total de 11 ou 12. On en confia 4 au trésorier de la maison -militaire, et 3 environ à M. de Blacas pour les dépenses de la maison -civile. -<span class="sidenote" title="En marge">Distributions faites aux principaux personnages de la -cour.</span> -Quelques millions furent distribués entre les princes, les -principaux seigneurs de la cour et les généraux accompagnant la -famille royale<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>; puis, ce qui n'était pas aussi régulier, on plaça -dans des fourgons les diamants de la couronne, pour les emporter à la -suite de la royauté fugitive. Politiquement on croyait n'avoir rien à -ordonner, et on n'ordonna rien. On se contenta de prescrire aux -ministres de suivre le Roi, mais on ne fit aucune communication aux -Chambres. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Vitrolles chargé d'aller organiser un gouvernement -royal dans le Midi.</span> -Seulement M. le duc d'Angoulême et <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> madame la -duchesse d'Angoulême se trouvant dans le Midi, où se manifestait -beaucoup de zèle en faveur de la cause royale, le duc de Bourbon de -son côté étant parti pour la Vendée, il fut convenu que M. de -Vitrolles, qui avait toujours paru compter beaucoup sur les provinces -de l'Ouest, s'y rendrait afin de servir de ministre responsable soit à -M. le duc d'Angoulême, soit à M. le duc de Bourbon, et essayerait d'y -former sous l'autorité de ces princes un gouvernement particulier à -ces contrées. Il était porteur des pouvoirs du Roi, et devait -s'acheminer vers le Midi au moment où la famille royale prendrait la -route du Nord.</p> - -<p>Pendant toute cette journée du 19 une foule inquiète, curieuse, et -visiblement bienveillante, remplit la place du Carrousel, regardant -les voitures qui entraient et sortaient, et se doutant par les départs -qu'on avait remarqués dans le faubourg Saint-Germain, qu'il s'en -accomplirait bientôt un plus important aux Tuileries. Cette foule, -bien que dans ses rangs il se cachât plus d'un officier à la -demi-solde venu pour observer ce qui se passait, témoignait un intérêt -véritable pour la famille royale, et criait de temps en temps <cite>Vive le -Roi!</cite> Dans cette même journée, M. Lainé vint au nom du parti -constitutionnel renouveler une dernière fois l'offre de faire une -tentative de résistance, en mettant M. de Lafayette à la tête de la -garde nationale. On l'accueillit avec politesse, mais sans lui -annoncer le prochain départ de la cour, et en laissant voir que pour -tout projet il était trop tard. Dans l'après-midi le Roi, d'accord -avec le maréchal Macdonald, <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> voulut faire une première sortie -pour sonder les dispositions du peuple, et voir s'il aurait la liberté -de quitter la capitale. Le maréchal Marmont avait reçu ordre de réunir -la maison militaire au Champ-de-Mars, ce qui, prescrit à l'improviste, -n'avait pu être exécuté que partiellement. Pourtant le gros de la -maison militaire avait répondu à l'appel, et il était convenu que le -Roi, sous prétexte d'aller la passer en revue, sortirait des -Tuileries, y rentrerait si tout lui semblait paisible, et au contraire -si l'aspect de la foule était inquiétant, franchirait la Seine sur le -pont d'Iéna, traverserait le bois de Boulogne, et gagnerait la route -de Saint-Denis en ordonnant à ses gardes du corps de le suivre.</p> - -<p>Il sortit en effet entre deux et trois heures, trouva la foule du -Carrousel curieuse, mais paisible, affectueuse même, et s'ouvrant avec -respect pour le laisser passer. Il se rendit au Champ-de-Mars, aperçut -partout le plus grand calme, et rentra aux Tuileries, dans l'intention -de ne partir que dans la soirée même, ce qui lui donnait un peu plus -de temps pour ses préparatifs.</p> - -<p>Vers la fin du jour, on sut que Napoléon s'était porté sur -Fontainebleau, et on ne douta plus de son entrée à Paris le lendemain. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ de Louis XVIII le 19 au soir.</span> -En conséquence, on résolut de ne plus différer le départ. Vers onze -heures, la foule des curieux s'étant peu à peu dispersée, on ferma les -grilles des Tuileries, et toute la famille royale monta en voiture. -Elle se dirigea sur Saint-Denis, sans rencontrer ni résistance ni -curiosité, car à cette heure les rues de la capitale étaient -entièrement désertes. Le maréchal Macdonald <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ordonna aux -troupes qui n'étaient point encore parties pour Villejuif de prendre -le chemin de Saint-Denis, n'ayant pas du reste la moindre espérance de -les soustraire à la contagion et de les conserver à la royauté. À -minuit, on traversa Saint-Denis, sans avoir essuyé d'autre accident -que quelques cris inconvenants d'un bataillon d'officiers à la -demi-solde, acheminé dans cette direction. Ainsi, après onze mois, -l'infortunée famille des Bourbons, moins par ses fautes que par celles -de ses amis, prenait une seconde fois la route de l'exil!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ignorance du public le 20 mars au matin.</span> -Le lendemain, 20 mars, lorsque le jour vint éclairer la solitude des -Tuileries, une grande anxiété régna parmi les curieux, accourus comme -la veille pour savoir ce qui se passait. On voyait encore des -domestiques en livrée, mais on ne découvrait pas un officier, pas un -garde du corps, et on remarquait seulement les postes de la garde -nationale placés en dehors comme de coutume. Le drapeau blanc flottait -toujours sur le dôme principal, quelques cris plus rares de <cite>Vive le -Roi!</cite> se faisaient entendre, mais ceux de <cite>Vive l'Empereur!</cite> quoiqu'il -y eût là beaucoup d'officiers à la demi-solde, n'osaient pas se -produire. Bientôt le fatal secret finit par se répandre, et remplit -Paris en un clin d'œil. Les personnages principaux des partis, -informés les premiers, coururent se le communiquer les uns aux autres, -les royalistes avec désespoir, les constitutionnels avec dépit d'avoir -été leurrés et inutilement compromis, les chefs du parti bonapartiste -avec une joie bien naturelle, car depuis l'arrestation manquée de M. -Fouché ils avaient vécu dans des inquiétudes <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> continuelles, -et, en ce moment encore, ils ne pouvaient se défendre d'une sorte de -crainte, car tant que Napoléon n'était pas aux Tuileries, rien ne leur -paraissait décidé. Quelques-uns se rendirent chez le vieux Cambacérès, -pour lui demander ce qu'il fallait faire. Il leur recommanda -expressément de ne devancer en rien les volontés de Napoléon, qui ne -saurait gré à personne d'avoir voulu agir avant lui et sans lui. Comme -on lui parlait des caisses publiques, des postes, de tout ce qu'il -importait enfin de sauver d'un désordre populaire, Ne vous en mêlez -pas, disait-il, tout vaut mieux que de chercher à suppléer l'autorité -de l'Empereur.—C'était là le vieil Empire, mais le nouveau n'y -pourrait guère ressembler.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Lavallette envoie un courrier à Napoléon pour lui -apprendre le départ de la cour.</span> -M. Lavallette voulut cependant aller aux postes, qu'il avait -administrées si longtemps, uniquement pour avoir des nouvelles, ne -sachant pas qu'il allait ainsi préparer l'arrêt de mort qui devait le -frapper plus tard. Les employés, en le voyant, l'entourèrent, le -supplièrent de se mettre à leur tête, et M. Ferrand, le directeur des -postes pour le compte de Louis XVIII, lui demanda avec instance de le -remplacer, et de lui délivrer à lui-même un permis pour obtenir des -chevaux. Ce vieux royaliste, persuadé que les Bourbons avaient -succombé non par leurs fautes mais par une conspiration, croyait en -voir l'accomplissement dans l'apparition de M. Lavallette, pourtant -bien accidentelle. M. Lavallette, étranger à toute conspiration, même -à la petite échauffourée des frères Lallemand, se borna à faire partir -un courrier pour Fontainebleau, afin de prévenir Napoléon de -l'évacuation des Tuileries.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Les officiers à la demi-solde accumulés à Paris -font arborer le drapeau tricolore aux Tuileries.</span> -À la nouvelle de cette évacuation, les jeunes officiers qui depuis un -an remplissaient Paris de leurs propos et de leur opposition, -s'étaient transportés à la place du Carrousel au nombre de quelques -mille. Le général Exelmans y avait paru des premiers. Après avoir -examiné pendant quelque temps ce palais silencieux et désert, sur -lequel le drapeau blanc continuait de flotter, ils y pénétrèrent, -trouvèrent les domestiques pressés de leur en ouvrir les portes, -firent abattre le drapeau blanc et arborer le drapeau tricolore au -milieu de la joie des assistants. -<span class="sidenote" title="En marge">Tous les grands de l'Empire s'y rendent pour recevoir -Napoléon.</span> -On se répandit ensuite dans Paris -pour chercher les anciens ministres, les anciens dignitaires de -l'Empire, MM. de Bassano, de Rovigo, Decrès, Mollien, Gaudin, la reine -Hortense et l'ancienne reine d'Espagne, femme de Joseph. En un instant -le palais fut rempli des serviteurs de l'Empire, attendant leur maître -avec impatience. Un grand nombre de militaires de tous grades étaient -allés à sa rencontre sur la route de Fontainebleau.</p> - -<p>Napoléon, en effet, parvenu dans la nuit à Fontainebleau, s'y était -reposé quelques heures pour attendre sa cavalerie; bientôt il avait -reçu le courrier de M. Lavallette, et avait vu M. de Caulaincourt -lui-même accourir dans la première voiture de poste qu'il avait pu se -procurer. Napoléon avait serré dans ses bras ce fidèle serviteur, et -l'avait tenu longtemps pressé sur son cœur. Il résolut de partir -sur-le-champ, et d'entrer le jour même à Paris, pour s'emparer du -gouvernement sans aucun retard. D'ailleurs le 20 mars était le jour -de la <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> naissance de son fils, et il avait la superstition des -anniversaires, superstition ordinaire chez ceux qui ont beaucoup -demandé à la fortune, et en ont beaucoup obtenu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche de Napoléon de Fontainebleau à Paris.</span> -Après avoir donné quelques ordres relatifs à la marche de ses troupes, -il quitta Fontainebleau à deux heures, en voiture de poste, ayant avec -lui M. de Caulaincourt, et ses fidèles compagnons Bertrand et Drouot. -Près de Villejuif il vit venir à lui la plupart des troupes destinées -à former l'armée de Melun. L'état-major de cette armée s'était, comme -nous l'avons dit, dirigé sur Saint-Denis. Les soldats étaient donc -sans chefs, et il n'en était que plus facile pour eux de se livrer à -leurs sentiments. Napoléon, après avoir reçu les témoignages de leur -enthousiasme, continua son voyage, escorté par une foule d'officiers à -cheval, appartenant à tous les régiments. Cette foule retardant sa -marche, il n'entra dans Paris que vers les neuf heures du soir. -<span class="sidenote" title="En marge">Son arrivée aux Tuileries le 20 mars à neuf heures du -soir.</span> -Il suivit le boulevard extérieur jusqu'aux Invalides, pour éviter les -rues étroites du centre de la capitale, puis il remonta les quais -jusqu'au guichet des Tuileries. Le peuple de Paris ignorait son -arrivée, et il n'y eut d'autres témoins de cette étrange et -prodigieuse restauration impériale, que quelques curieux et la masse -des officiers réunis sur la place du Carrousel.</p> - -<p>La voiture pénétra dans la cour du palais, sans qu'on sût d'abord ce -qu'elle contenait. Mais une minute suffit pour qu'on en fût informé. -<span class="sidenote" title="En marge">Scène de son entrée.</span> -Alors Napoléon, arraché des mains de MM. de Caulaincourt, Bertrand, -Drouot, fut porté dans les bras <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> des officiers à la -demi-solde, en proie à une joie délirante. -<span class="sidenote" title="En marge">Vive émotion qu'il éprouve.</span> -Un cri formidable de <cite>Vive -l'Empereur!</cite> avait averti la foule des hauts fonctionnaires qui -remplissaient les Tuileries. Elle se précipita aussitôt vers -l'escalier, et formant un courant contraire à celui des officiers qui -montaient, il s'engagea une sorte de conflit presque alarmant, car on -faillit s'étouffer, et étouffer Napoléon lui-même. On le porta ainsi -au sommet de l'escalier, en poussant des cris frénétiques, et lui, -pour la première fois de sa vie ne pouvant dominer l'émotion qu'il -éprouvait, laissa échapper quelques larmes, et, déposé enfin sur le -sol, marcha devant lui sans reconnaître personne, abandonnant ses -mains à ceux qui les serraient, les baisaient, les meurtrissaient de -leurs témoignages.</p> - -<p>Après quelques instants il recouvra ses sens, reconnut ses plus -fidèles serviteurs, les embrassa, puis, sans prendre un moment de -repos, s'enferma avec eux pour composer un gouvernement.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Caractères et causes de la révolution du 20 mars 1815.</span> -Ainsi en vingt jours, du 1<sup>er</sup> au 20 mars, s'était accomplie cette -étrange prophétie que l'aigle impériale <cite>volerait sans s'arrêter de -clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame</cite>! Rien dans la -destinée de Napoléon n'avait été plus extraordinaire, ni plus -difficile à expliquer en apparence, quoique extrêmement facile à -expliquer en réalité. Les infortunés Bourbons qui s'en allaient, -imputaient cette révolution non pas à leurs fautes, mais à une immense -conspiration, qui, à les en croire, embrassait la France entière. Or, -de conspiration il n'y en avait pas, comme on l'a vu. À la vérité il -avait existé <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> un projet insignifiant de quelques jeunes -officiers, dupes de M. Fouché, projet qui avait si peu d'importance, -que mis à exécution avec le puissant encouragement du débarquement de -Napoléon, il avait complétement échoué. Mais ce projet n'avait eu -aucun lien réel avec l'île d'Elbe, puisque M. de Bassano qui le -connaissait sans s'y être associé, avait envoyé à Napoléon l'avis du -mécontentement public, sans même y ajouter un conseil. Napoléon, peu -influencé par cette communication, s'attendant à être prochainement -enlevé de l'île d'Elbe, à voir ses compagnons d'exil périr d'ennui ou -de misère sous ses yeux, et croyant le congrès dissous, s'était décidé -à partir, mû surtout par son activité dévorante, par son audace -extraordinaire, et comptant pour traverser la mer sur sa fortune, et -pour traverser l'intérieur de la France sur tous les sentiments que -les Bourbons avaient froissés. Toute la profondeur de sa conception -avait consisté à juger d'une manière sûre, que le sentiment national -représenté par l'armée, que les sentiments de quatre-vingt-neuf -représentés par le peuple des campagnes et des villes, éclateraient à -sa vue, que dès lors moyennant un premier danger vaincu, il -entraînerait à sa suite le peuple et l'armée, et arriverait d'un trait -à Paris suivi des soldats envoyés pour le combattre. Il s'était donc -embarqué avec sa foi accoutumée dans son étoile, avait heureusement -traversé la mer, avait débarqué sans difficulté sur une côte gardée à -peine par quelques douaniers, puis entre deux routes, celle des Alpes -semée d'obstacles physiques, celle du littoral semée d'obstacles -moraux, avait <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> préféré la première, et trouvant à La Mure un -bataillon qui hésitait, l'avait décidé en lui découvrant hardiment sa -poitrine. Ce jour-là la France avait été conquise, et Napoléon était -remonté sur son trône! Ainsi un acte de clairvoyance consistant à lire -dans le cœur de la France blessée par l'émigration, un acte -d'audace consistant à entraîner un bataillon qui hésitait entre le -devoir et ses sentiments, étaient, avec les fautes des Bourbons, les -vraies causes de cette révolution étrange, et bien ordinaire, -disons-le, tout extraordinaire qu'elle puisse paraître! Était-il -possible en effet que l'ancien régime et la Révolution, replacés en -face l'un de l'autre en 1814, se trouvassent en présence sans se -saisir encore une fois corps à corps, pour se livrer un dernier et -formidable combat? Assurément non, et une nouvelle lutte entre ces -deux puissances était inévitable. Napoléon, il est vrai, en s'y -mêlant, lui donnait des proportions européennes, c'est-à-dire -gigantesques. Sans lui cette lutte aurait été peut-être moins prompte; -peut-être aussi n'aurait-elle point provoqué l'intervention de -l'étranger, et dans ce cas il faudrait regretter à jamais qu'étant -inévitable, elle eût été aggravée par sa présence. Mais ce point est -fort douteux, et probablement l'étranger en voyant les Bourbons -renversés par les régicides, n'aurait pas été moins tenté d'intervenir -qu'en voyant apparaître le visage irritant du vainqueur d'Austerlitz!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Profond chagrin des gens éclairés.</span> -Quoi qu'il en soit, au milieu de la joie délirante des uns, de la -consternation naturelle des autres, les patriotes éclairés qui -auraient souhaité que la <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> liberté modérée s'interposant entre -l'ancien régime et la Révolution, fît aboutir leur dernier conflit à -des luttes paisibles et légales, et que ce conflit ne devînt pas un -dernier duel à mort entre la France et l'Europe, devaient être -profondément attristés. Aussi la bourgeoisie, comprenant de ces -patriotes plus qu'aucune autre classe, sans regretter les émigrés, -sans repousser Napoléon qui lui plaisait par sa gloire, était -incertaine, inquiète, sans larmes dans les yeux, sans joie au visage, -et à peine curieuse, tant elle prévoyait de tristes choses qu'elle -avait déjà vues, et qui l'alarmaient profondément. Les événements -devaient bientôt justifier ses pressentiments douloureux!</p> - -<p class="p2 center">FIN DU LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.<br /> -<span class="smaller">L'ACTE ADDITIONNEL.</span></h2> - -<p class="resume"> - Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers - entretiens. — Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du - 20 mars. — Le prince Cambacérès provisoirement chargé de - l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au - ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le - général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui - des affaires étrangères, etc.... — Le comte de Lobau nommé - commandant de la première division militaire, avec mission de - rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque - tous traverser la capitale. — Le 21 mars au matin Napoléon se met - à l'œuvre, et se saisit de toutes les parties du - gouvernement. — Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès - pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le - Rhin? — Raisons péremptoires contre une telle - résolution. — Napoléon prend le parti de s'arrêter, et d'organiser - ses forces militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base - du traité de Paris. — Ordre au général Exelmans de suivre avec - trois mille chevaux la retraite de la cour fugitive. — Séjour de - Louis XVIII à Lille. — Accueil froid mais respectueux des - troupes. — Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs - maréchaux. — Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à - Dunkerque et de s'y établir. — Louis XVIII approuve d'abord cet - avis, puis change de résolution et se retire à Gand. — Les troupes - et les maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant - de le suivre au delà. — Licenciement de la maison - militaire. — Pacification du nord et de l'est de la - France. — Courte apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa - prompte retraite en Angleterre. — La politique des chefs vendéens - est d'attendre la guerre générale avant d'essayer une prise - d'armes. — Madame la duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où - la population paraît disposée à la soutenir. — Le général Clausel - chargé de ramener Bordeaux à l'autorité impériale. — M. de - Vitrolles essaie d'établir un gouvernement royal à - Toulouse. — Voyage de M. le duc d'Angoulême à Marseille. — Ce - prince réunit quelques régiments pour marcher sur Lyon. — Les - troubles du Midi n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la - France comme définitivement pacifiée par le départ de Louis - XVIII. — Tout en affichant les sentiments les plus pacifiques - Napoléon, certain d'avoir la guerre, commence ses préparatifs - militaires sur la plus grande échelle. — Son plan conçu et ordonné - du 25 au 27 mars. — Formation de huit corps d'armée, sous le - <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> titre de corps d'observation, dont cinq entre Maubeuge - et Paris, destinés à agir les premiers. — Reconstitution de la - garde impériale. — Pour ne pas recourir à la conscription Napoléon - rappelle les semestriers, les militaires en congé illimité, et se - flatte de réunir ainsi 400 mille hommes dans les cadres de - l'armée active. — Il se réserve de rappeler plus tard la - conscription de 1815, pour laquelle il croit n'avoir pas besoin - de loi. — Les officiers à la demi-solde employés à former les 4<sup>e</sup> - et 5<sup>e</sup> bataillons. — Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes - nationales d'élite afin de leur confier la défense des places et - de quelques portions de la frontière. — Création d'ateliers - extraordinaires d'armes et d'habillements, et rétablissement du - dépôt de Versailles. — Armement de Paris et de Lyon. — La marine - appelée à contribuer à la défense de ces points - importants. — Après avoir donné ces ordres, Napoléon expédie - quelques troupes au général Clausel pour soumettre Bordeaux, et - envoie le général Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du - duc d'Angoulême. — Réception, le 28 mars, des grands corps de - l'État. — Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la - promesse de maintenir la paix, et de modifier profondément les - institutions impériales. — Prompte répression des essais de - résistance dans le Midi. — Entrée du général Clausel à Bordeaux, - et embarquement de madame la duchesse d'Angoulême. — Arrestation - de M. de Vitrolles à Toulouse. — Campagne de M. le duc d'Angoulême - sur le Rhône. — Capitulation de ce prince. — Napoléon le fait - embarquer à Cette. — Soumission générale à l'Empire. — Continuation - des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9<sup>e</sup> corps. — État - de l'Europe. — Refus de recevoir les courriers français, et - singulière exaltation des esprits à Vienne. — Déclaration du - congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis hors la loi des - nations. — Cette déclaration envoyée par courriers extraordinaires - sur toutes les frontières de France. — On enlève le Roi de Rome à - Marie-Louise, et on oblige cette princesse à se prononcer entre - Napoléon et la coalition. — Marie-Louise renonce à son époux, et - consent à rester à Vienne sous la garde de son père et des - souverains. — En apprenant le succès définitif de Napoléon et son - entrée à Paris, le congrès renouvelle l'alliance de Chaumont par - le traité du 25 mars. — Le duc de Wellington, quoique sans - instructions de son gouvernement, ne craint pas d'engager - l'Angleterre, et signe le traité du 25 mars. — Plan de campagne, - et projet de faire marcher 800 mille hommes contre la - France. — Deux principaux rassemblements, un à l'Est sous le - prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord Wellington et - Blucher. — Départ de lord Wellington pour Bruxelles, et envoi du - traité du 25 mars à Londres. — État des esprits en Angleterre. — La - masse de la nation anglaise, dégoûtée de la guerre, mécontente - des Bourbons, et frappée des déclarations réitérées de Napoléon, - voudrait qu'on mît ses dispositions pacifiques à l'épreuve. — Le - cabinet, décidé à ratifier les engagements contractés par lord - Wellington, mais embarrassé par l'état de l'opinion, prend le - parti de dissimuler avec le Parlement, et lui propose un message - trompeur qui n'annonce que <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> de simples précautions, - tandis qu'on ratifie en secret le traité du 25 mars, et qu'on se - prononce ainsi pour la guerre. — Discussion et adoption du message - au Parlement, dans la croyance qu'il ne s'agit que de simples - précautions. — Deux membres du cabinet britannique envoyés en - Belgique pour s'entendre avec lord Wellington. — État de la cour - de Gand. — Violences des Allemands et menace de partager la - France. — Lord Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et - malgré l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les - hostilités avant la concentration de toutes les forces - coalisées. — Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, - n'ayant plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité - à la nation. — Publication, le 13 avril, du rapport de M. de - Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations - qu'on vient d'essuyer. — Revue de la garde nationale, et langage - énergique de Napoléon. — Napoléon redouble d'activité dans ses - préparatifs militaires, et fait insérer au <cite>Moniteur</cite> les décrets - relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés - jusque-là sans aucune publicité. — Tristesse de Napoléon et du - public. — Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a - faite de modifier les institutions impériales. — Il n'hésite pas à - donner purement et simplement la monarchie - constitutionnelle. — Son opinion sur les diverses questions qui se - rattachent à cette grave matière. — Il ne veut pas convoquer une - Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée - révolutionnaire sur les bras. — Il prend la résolution de rédiger - lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, et de la - présenter à l'acceptation de la France. — Ayant appris que M. - Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait appeler, et - lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. — Napoléon - paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, sauf - l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et le - titre de la nouvelle constitution. — Napoléon veut absolument la - qualifier d'<cite>Acte additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>. — Le - projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin Constant est - nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. — Rédaction - définitive et promulgation de la nouvelle constitution sous le - titre d'<cite>Acte additionnel</cite>. — Caractère de cet acte.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Mars 1815.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Aspect des Tuileries pendant la soirée du 20 mars.</span> -Le palais des Tuileries pendant la soirée du 20 mars présenta le -spectacle d'une joie confuse et bruyante, que le respect, toujours -fort amoindri par les révolutions, ne contenait plus, de rencontres -fortuites entre personnages qui ne s'étaient pas vus depuis une année, -et qui ne croyaient plus se revoir en ce palais. Dès qu'il en -paraissait un auquel on avait cessé de penser, et qui avait eu le -mérite, alors fort <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> rare, de se dérober à la faveur des -Bourbons, on l'applaudissait en oubliant la majesté du lieu et du -maître qui était revenu l'habiter. On vit avec beaucoup d'intérêt -défiler à travers les rangs serrés de cette foule la reine d'Espagne -et la reine Hortense. Celle-ci, comme nous l'avons dit, protégée par -l'empereur Alexandre, était demeurée à Paris, où elle avait obtenu -pour ses enfants le duché de Saint-Leu. L'empereur, affectueux pour -tous les assistants, ne fut sévère que pour elle.— -<span class="sidenote" title="En marge">Entretien de Napoléon avec la reine Hortense.</span> -Vous à Paris! lui -dit-il en l'apercevant; c'est vous seule que je n'aurais pas voulu y -trouver.—J'y suis restée, répondit-elle en pleurant, pour soigner ma -mère.—Mais après la mort de votre mère...—Après cette mort, j'ai -trouvé dans l'empereur Alexandre un protecteur pour mes enfants, et je -me suis efforcée d'assurer leur avenir!...—Vos enfants!... il valait -mieux pour eux la misère et l'exil que la protection de l'empereur de -Russie.—Mais vous, Sire, n'avez-vous pas permis que le roi de Rome -dût le duché de Parme à la générosité de ce prince?—Ne répondant rien -à cet argument péremptoire, Napoléon reprit: Et ce procès, qui vous -l'a conseillé? (La princesse venait de plaider devant les tribunaux -français, pour disputer ses enfants à son mari)... On vous a fait -étaler des misères de famille qu'il fallait cacher, et vous avez perdu -votre procès... c'est bien fait...—Regrettant bientôt cette sévérité, -et ouvrant les bras à une fille adoptive qu'il aimait, Napoléon -l'embrassa en lui disant: Je suis un bon père, vous le savez, ne -parlons plus de tout ceci... Vous avez donc vu mourir cette pauvre -Joséphine!... Au milieu <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> de nos désastres, sa mort m'a navré -le cœur...—Cette courte explication terminée, Napoléon redevint -pour la reine Hortense le père le plus affectueux, et continua de se -montrer tel pendant tout son séjour en France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait aux divers dignitaires de l'Empire.</span> -On vit ensuite arriver le prince Cambacérès, cassé, vieilli, à peine -capable de ressentir un mouvement de joie, M. de Bassano, plus ravi -encore de retrouver son maître que de recouvrer la faveur souveraine. -Napoléon accueillit le premier avec la considération qu'il avait -toujours accordée à sa haute sagesse, le second, avec une amitié -démonstrative. Il les entretint longuement tous les deux. Puis vinrent -les ducs de Vicence, de Gaëte, de Rovigo, Decrès, les comtes Mollien, -Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lavallette, Defermon. Un murmure -favorable, toujours mesuré sur leur conduite récente, accueillit ces -divers personnages. Lorsque parut le maréchal Davout, que sa mémorable -défense de Hambourg et sa proscription avaient rendu cher aux -bonapartistes, des applaudissements bruyants éclatèrent, et il fallut -rappeler aux assistants qu'on n'était pas dans un lieu public.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue avec le maréchal Davout.</span> -Napoléon n'avait pas vu le maréchal depuis la lugubre séparation à -Smorgoni, en 1812, lorsqu'il quitta l'armée de Russie. Le maréchal -retiré d'abord sur le bas Elbe, puis renfermé dans Hambourg, y avait -tenu le drapeau tricolore arboré jusqu'à la fin d'avril, en face de -toutes les armées européennes, et quand il était rentré à Paris les -Bourbons régnaient depuis deux mois. Napoléon l'embrassa, le -complimenta sur sa glorieuse défense de Hambourg, lui <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> parla -de son mémoire justificatif qu'il loua beaucoup, et ajouta -malicieusement: J'ai vu avec plaisir en lisant ce mémoire que mes -lettres vous avaient été utiles...—Le maréchal en effet avait cité -pour sa justification quelques passages des terribles lettres que -Napoléon lui avait écrites de Dresde, en omettant cependant ceux qui -ordonnaient des rigueurs excessives, laissées du reste sans -exécution.—Je n'ai cité, répondit le maréchal, qu'une très-petite -partie des lettres de Votre Majesté, parce qu'elle était absente... -Aujourd'hui je les citerais en entier.—Napoléon sourit de cette -réponse, et témoigna au maréchal la plus haute estime.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue avec le duc d'Otrante.</span> -Bientôt se présenta un personnage tout différent, que d'imbéciles -courtisans se hâtèrent de conduire à l'Empereur comme celui dont -l'adhésion importait le plus, c'était le duc d'Otrante. À force de -jouer l'homme nécessaire, M. Fouché l'était devenu aux yeux du public, -et on le prenait pour l'auteur de cette prétendue conspiration, dont -la journée actuelle semblait le triomphe: chimère funeste, à laquelle -les bonapartistes avaient la sottise de croire, que les émigrés -fugitifs se promettaient de punir par le sang, et qui devait faire -tomber les têtes les plus illustres! Ces courtisans avaient vanté à -Napoléon les services, les dangers même de M. Fouché, et en le voyant -paraître, ils s'écrièrent: Laissez passer M. le duc d'Otrante! comme -si ce personnage avait dû amener enchaînés aux pieds de Napoléon tous -les partis dont on le supposait le secret moteur. Napoléon n'était pas -dupe de la commune illusion, mais sentant la nécessité de ménager -tout le monde, il reçut <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> M. Fouché comme un vieil ami de la -Révolution et de l'Empire, en mettant cependant une nuance entre son -accueil d'aujourd'hui et celui d'autrefois, en lui montrant moins de -familiarité et moins de dureté. M. Fouché dit à Napoléon qu'il avait -bien fait de venir, car la France n'y tenait plus, et ne manqua pas de -raconter avec une sorte de nonchalance que c'était lui, duc d'Otrante, -qui avait fait marcher les troupes de Flandre, pour opérer une -diversion en sa faveur, et que si ce mouvement n'avait pas réussi, la -faute en était à l'étourderie des exécuteurs.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Langage tenu par Napoléon aux divers personnages de -l'Empire accourus auprès de lui.</span> -Napoléon écouta complaisamment tout ce que M. Fouché et d'autres lui -dirent pour se faire valoir.—Je vois, leur dit-il, qu'on a conspiré, -et, continua-t-il en souriant, je veux bien croire que c'est pour moi. -Quant à moi je n'ai conspiré avec personne. Mes seuls correspondants -ont été les journaux. Lorsque j'ai vu en les lisant de quelle manière -on traitait l'armée, les acquéreurs de biens nationaux, et en général -tous les hommes qui avaient lié leur cause à celle de la Révolution, -je n'ai plus douté des sentiments de la France, et j'ai résolu de -venir la délivrer de l'influence des émigrés. D'ailleurs j'étais -certain qu'on voulait m'enlever pour me transporter entre les -tropiques. J'ai choisi le moment où le congrès devait être dissous, et -où les nuits étaient encore assez longues pour couvrir mon évasion. -Une fois échappé à la mer, je me suis présenté aux soldats et je leur -ai demandé s'ils voulaient tirer sur moi. Ils m'ont répondu en criant: -Vive l'Empereur! Les paysans ont répété ce cri, en y ajoutant: À bas -les <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> nobles! à bas les prêtres! Ils m'ont suivi de ville en -ville, et lorsqu'ils ne pouvaient aller plus loin, ils livraient à -d'autres le soin de m'escorter jusqu'à Paris. Après les Provençaux les -Dauphinois, après les Dauphinois les Lyonnais, après les Lyonnais les -Bourguignons, m'ont fait cortége, et les vrais conspirateurs qui m'ont -préparé tous ces amis ont été les Bourbons eux-mêmes. Maintenant il -faut profiter de leurs fautes, et des nôtres, ajouta-t-il en inclinant -la tête avec un sourire modeste. Il ne s'agit pas de recommencer le -passé. Je viens de demeurer une année à l'île d'Elbe, <cite>et là, comme -dans un tombeau, j'ai pu entendre la voix de la postérité</cite>. Je sais ce -qu'il faut éviter, je sais ce qu'il faut vouloir. J'avais conçu jadis -de magnifiques rêves pour la France. Au lendemain de Marengo, -d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, ces rêves étaient pardonnables. Je -n'ai pas besoin de vous dire que j'y ai renoncé... Hélas, il ne m'est -plus permis de rêver après tout ce que j'ai vu. Je veux la paix, et -moi qui n'aurais jamais consenti à signer le traité de Paris, je -m'engage, maintenant qu'il est signé, à l'exécuter fidèlement. J'ai -écrit à Vienne, à ma femme, à mon beau-père, pour offrir la paix à ces -conditions. Sans doute la haine contre nous est grande, mais en -laissant à chacun ce qu'il a pris, l'intérêt peut-être fera taire la -passion. L'Autriche a de puissants motifs de nous ménager. -L'Angleterre est écrasée de dettes. Alexandre par vanité, les -Prussiens par haine, seront seuls tentés de recommencer; mais il n'est -pas sûr qu'ils soient suivis. Nous serons prêts d'ailleurs, et si -après nous être présentés à l'Europe le traité de <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> Paris à la -main, on ne nous écoute pas, nous prierons Dieu de nous assister, et, -je l'espère, nous serons victorieux encore une fois...—Mais, continua -Napoléon, ce n'est pas la paix seule que je veux donner à la France, -c'est la liberté. Notre rôle est de faire résolument, et bien, tout ce -que les Bourbons n'ont pas su faire. Ils ont alarmé les intérêts -légitimes de la Révolution, et ont outragé notre gloire tout en -voulant caresser les chefs de l'armée: il faut rassurer ces intérêts, -et relever cette gloire. Il faut plus, il faut donner franchement la -liberté qu'ils ont donnée contraints et forcés, et tandis qu'ils -l'offraient d'une main, essayant de la retirer de l'autre. J'ai aimé -le pouvoir sans limites, et j'en avais besoin lorsque je cherchais à -reconstituer la France et à fonder un empire immense. Il ne m'est plus -nécessaire aujourd'hui... Qu'on me laisse apaiser ou vaincre -l'étranger, et je me contenterai ensuite de l'autorité d'un roi -constitutionnel... Je ne suis plus jeune, bientôt je n'aurai plus la -même activité; d'ailleurs, ce sera bien assez pour mon fils de -l'autorité d'un roi d'Angleterre!... Seulement gardons-nous d'être des -maladroits, et d'échouer dans nos essais de liberté, car nous -rendrions à la France le besoin et le goût du pouvoir absolu. Pour -moi, sauver la cause de la Révolution, assurer notre indépendance par -la politique ou la victoire, et puis préparer le trône constitutionnel -de mon fils, voilà la seule gloire à laquelle j'aspire. Je me croirai -assez puissant si je réussis dans cette double tâche. Après les -premiers soins donnés à la réorganisation de notre armée et au -rétablissement de nos rapports avec <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> l'Europe, je m'occuperai -avec vous de revoir nos constitutions, et de les approprier à l'état -des esprits. Et sans tarder, nous rendrons, dès demain, la liberté de -la presse. La liberté de la presse! s'écria Napoléon, pourquoi la -craindrais-je désormais?... <cite>Après ce qu'elle écrit depuis un an, elle -n'a plus rien à dire de moi, et il lui reste encore quelque chose à -dire de mes adversaires</cite>...—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction et confiance qu'inspire le langage de -Napoléon.</span> -Ces discours que nous résumons, adressés soit aux uns, soit aux -autres, avec un esprit infini, un parfait naturel, et une complète -apparence de bonne foi, répondaient si bien à la situation et aux -préoccupations de ceux qui les écoutaient, qu'il ne venait à la pensée -de personne d'en contester la sincérité. Sans doute les plus -clairvoyants, si l'émotion du moment leur avait permis de réfléchir, -se seraient demandé si Napoléon serait capable de soumettre son -caractère aux dures épreuves de la liberté. Mais ces clairvoyants -eux-mêmes, étourdis par l'événement auquel ils assistaient, par le -prodige d'un retour si miraculeusement exécuté, songeaient bien plus à -jouir du présent qu'à se plonger dans l'avenir, pour y chercher des -sujets de tristesse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après quelques paroles dites pour expliquer ses nouvelles -intentions, Napoléon s'occupe de composer un ministère.</span> -Quoi qu'il en soit, il n'entrait guère dans les habitudes de Napoléon, -bien qu'il fût éloquent et qu'il aimât à parler, de perdre son temps -en vains discours. Ce qu'il avait dit, était nécessaire pour apprendre -à tous dans quelles dispositions il arrivait. Il y avait quelque chose -d'aussi nécessaire et d'aussi pressant, c'était de composer un -ministère. Composer un ministère n'importait guère jadis, quand -Napoléon était tout, l'ensemble et le détail du gouvernement. -<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> Mais aujourd'hui, voulant associer le pays à son action, et -lui prouver ses intentions par ses choix, il était obligé d'apporter -beaucoup de réflexion et de discernement dans la désignation de -ministres qui ne pourraient plus être de simples commis.</p> - -<p>Après avoir conféré le soir même avec le prince Cambacérès, dont il -appréciait toujours le grand sens, et M. de Bassano, dont il venait -d'éprouver l'invariable dévouement, Napoléon arrêta la liste de ses -ministres avec sa promptitude de résolution accoutumée. -<span class="sidenote" title="En marge">Retour du duc Decrès à la marine, du duc de Gaëte aux -finances, de M. Mollien au trésor.</span> -Il y en avait -plusieurs qu'il suffisait de remettre à leur place, car ils étaient -dignes de la conserver sous tous les régimes, c'étaient le duc Decrès -à la marine, le duc de Gaëte aux finances, le comte Mollien à -l'administration du trésor, et enfin le duc de Vicence aux affaires -étrangères. Sur ces divers choix, aucun doute ne pouvait s'élever. Il -n'en était pas de même pour la guerre, l'intérieur, la police, la -justice. Il fallait là des choix nouveaux et caractéristiques. Le duc -de Feltre avait suivi les Bourbons, il ne pouvait donc plus être -question de lui. -<span class="sidenote" title="En marge">Résolution d'appeler le maréchal Davout au ministère de la -guerre, le général Carnot au ministère de l'intérieur, M. Fouché au -ministère de la police, M. de Caulaincourt aux affaires étrangères.</span> -Mais on pouvait le remplacer avantageusement par un -personnage que la voix publique aurait indiqué elle-même si elle avait -eu le temps de se faire entendre, c'était le défenseur de Hambourg, le -maréchal Davout, administrateur probe, ferme et laborieux, autant -qu'homme de guerre intrépide, joignant à ses mérites essentiels un -grand mérite de circonstance, celui d'avoir été le seul maréchal -proscrit par les Bourbons. Napoléon résolut de lui proposer et de lui -faire accepter le portefeuille de la guerre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Pour le ministère de l'intérieur, il aurait désiré M. -Lavallette, dont la droiture de cœur égalait la droiture d'esprit, -et avec lequel il avait depuis vingt ans l'habitude de s'épancher sans -réserve. On lui objecta que pour un ministère aussi important, il -fallait un personnage plus éclatant et qui indiquât mieux ses -intentions nouvelles, et on lui proposa l'illustre Carnot, type des -révolutionnaires honnêtes, ayant joint à ses anciens titres -d'organisateur de la victoire et de proscrit de fructidor, ceux de -défenseur d'Anvers, et d'auteur du <cite>Mémoire au Roi</cite>. À peine indiqué, -ce choix plut à Napoléon. Carnot avait gagné son cœur en demandant -du service en 1814, et en résistant hardiment à la Restauration. -Seulement il craignait la signification républicaine de son nom, car -la France, disait-il, est aujourd'hui éprise de la monarchie -constitutionnelle (ce mot était devenu usuel depuis une année), mais -elle n'a pas cessé d'avoir peur de la république.—Tenant toutefois à -ce choix, Napoléon imagina un moyen d'en corriger la signification en -donnant à Carnot le titre de comte, comme récompense méritée de sa -belle conduite à Anvers.</p> - -<p>Le ministère de la police n'importait pas moins que celui de -l'intérieur, et Napoléon aurait voulu y replacer le duc de Rovigo, -quoique ce dernier l'eût souvent importuné par sa franchise. Ce fut, -dès qu'il en parla, un récri universel, non contre la personne du duc -de Rovigo, mais contre l'ancien arbitraire impérial dont il était la -représentation vivante. Napoléon n'insista pas, mais accueillit assez -mal le nom du duc d'Otrante qui se trouva simultanément dans <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> -toutes les bouches. Il voyait dans M. Fouché plus qu'un intrigant -toujours en haleine, il y voyait un ennemi secret, capable des plus -dangereuses machinations. On lui dit que M. Fouché avait ajouté au -régicide de nouvelles incompatibilités avec les Bourbons, puisqu'il -s'était exposé à être incarcéré.—Brouillé avec les Bourbons, répondit -Napoléon, il est possible qu'il le soit, mais cela même n'est pas -certain. En tout cas il ne l'est ni avec le duc d'Orléans, ni avec la -république, ni avec je ne sais quelle régence de Marie-Louise qu'il a -imaginée, et dont il colporte le projet depuis l'an dernier.—On -répliqua que le duc d'Otrante, irrévocablement séparé des Bourbons par -le sang de Louis XVI et par une récente arrestation, serait -définitivement rattaché à l'Empire par le portefeuille de la police; -que d'ailleurs au milieu du réveil des partis, il avait seul assez de -dextérité pour les diriger, les contenir sans les froisser, qu'en un -mot il était nécessaire.</p> - -<p>Napoléon ne convint que de ce dernier mérite, dû au hasard des -circonstances, et il céda, sans espérer de M. Fouché tous les services -qu'on semblait en attendre. Mais il sentit qu'il serait dangereux d'en -faire un ennemi déclaré, en le frustrant d'un poste qu'il ambitionnait -ardemment. Au surplus il résolut de lui donner un surveillant, en -plaçant le duc de Rovigo qui était son ennemi à la tête de la -gendarmerie. Il dédommageait ainsi un serviteur fidèle, et le mettait -en sentinelle auprès du ministre trop peu sûr qu'il était obligé de -prendre.</p> - -<p>Restait à remplir le ministère de la justice. Napoléon voulait le -confier, au moins par intérim, au prince <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> Cambacérès, qui seul -avait assez de tact et d'autorité pour rallier la magistrature, -inquiète, divisée, mécontente de l'esprit rétrograde des Bourbons, -mais alarmée de l'esprit entreprenant de Napoléon, et hésitante entre -les maîtres qui s'étaient succédé depuis une année. On ne pouvait -qu'applaudir à un tel choix, si Napoléon parvenait à décider le timide -archichancelier à prendre au gouvernement une part quelconque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon s'adresse aux divers personnages sur lesquels il -avait arrêté sa pensée, afin d'avoir leur acceptation.</span> -Les personnages dont il fallait s'assurer le consentement étaient -actuellement dans le salon des Tuileries, et sous la main de Napoléon. -Il s'en saisit à l'instant même, et, un seul excepté, ne les laissa -pas sortir sans les avoir nommés. MM. Decrès, de Gaëte, Mollien, -consentirent à reprendre d'anciens postes où tout le monde s'attendait -à les revoir. Le duc de Vicence enclin en tout temps, et plus encore -aujourd'hui, à mal augurer des événements, n'espérait pas assez la -conservation de la paix pour entreprendre la mission de la maintenir. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Caulaincourt hésite à accepter les affaires -étrangères, et remet son acceptation aux jours suivants.</span> -Il résista donc aux instances de Napoléon, et tout dévoué qu'il était, -il quitta les Tuileries sans avoir accepté le département des affaires -étrangères. Le prince Cambacérès, dégoûté des choses et des hommes, -n'avait aucun penchant à se charger d'un ministère, ce qui d'ailleurs -pour un ancien grand dignitaire était un amoindrissement de situation. -Il est vrai qu'avec le régime constitutionnel qui était annoncé, un -ministre responsable pouvait devenir supérieur même aux anciens -dignitaires. Ces considérations n'étaient pas de nature à toucher le -prince Cambacérès; il céda néanmoins par dévouement et par <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> -obéissance à Napoléon, et reçut le titre de prince archichancelier, -<em>administrant provisoirement la justice</em>.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Résistance du maréchal Davout.</span> -Napoléon prit ensuite à part le maréchal Davout et lui annonça ses -intentions. Le maréchal lui exprima le désir de servir activement à la -tête des troupes, comme il avait toujours fait, et lui objecta en -outre le peu de sympathie qu'il inspirait à l'armée, où sa dureté -était devenue proverbiale.—C'est justement cette dureté, jointe à -votre probité incontestée, lui répondit Napoléon, dont j'ai besoin. -L'armée a été infectée depuis un an par la faveur. Les Bourbons ont -prodigué les grades. Tous ceux qui ont épousé ma cause, et le nombre -en est considérable, attendent des faveurs à leur tour, et n'en seront -pas moins avides. Il me faut un ministre inflexible, et dont -l'impartiale justice, dirigée par le seul amour du bien public, ne -puisse être taxée de tendance au royalisme. Votre situation vous met -au-dessus du soupçon, et vous me rendrez des services que je ne puis -attendre d'aucun autre.—Comme le maréchal continuait de résister, -l'Empereur ajouta: -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui décident son acceptation.</span> -Vous êtes un homme sûr, je puis vous dire tout. Je -laisse croire que je suis d'accord avec une au moins des puissances -européennes, et que j'ai notamment de secrètes communications avec mon -beau-père, l'empereur d'Autriche. Il n'en est rien: je suis seul, -seul, entendez-vous, en face de l'Europe. Je m'attends à la trouver -unie et implacable. Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela -préparer en trois mois des moyens formidables. J'ai besoin d'un -administrateur infatigable autant qu'intègre, et en outre quand je -partirai pour l'armée, il me faut ici <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> quelqu'un de sûr, à qui -je puisse déléguer une autorité absolue sur Paris. Vous voyez qu'il ne -s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir. Notre -existence à tous en dépend.—À ces franches et énergiques paroles, le -maréchal Davout obéit en soldat, et il accepta le ministère de la -guerre en échangeant avec Napoléon un fort serrement de main.</p> - -<p>Napoléon entretint ensuite le duc de Rovigo, et avec son adresse -accoutumée lui parla du ministère de la police de manière à provoquer -un refus. Ce fidèle serviteur comprenait en effet que la police ne -pouvait plus être dans ses mains, et il exposa lui-même les raisons -pour lesquelles il ne devait pas s'en charger. Napoléon feignant de se -rendre à ses désirs, lui annonça qu'il lui confiait la gendarmerie, et -par conséquent la surveillance de M. Fouché. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché préférait les affaires étrangères. Il accepte la -police.</span> -Enfin il prit en -particulier le duc d'Otrante. Ce dernier, qui le croirait? aurait -voulu non pas la police, qui lui convenait si bien, mais les affaires -étrangères. De même que M. de Talleyrand était l'intermédiaire des -Bourbons auprès de l'Europe, il aurait voulu être auprès d'elle celui -de Napoléon. Il avait la présomption de croire qu'il pourrait par ses -intrigues au dehors, ou ramener les puissances européennes à -l'Empereur, ou, si la chose était impossible, leur faire agréer -quelqu'un qu'il choisirait lui-même, comme Marie-Louise, le duc -d'Orléans, ou tout autre. Il se persuadait qu'il arriverait ainsi plus -sûrement au grand rôle qu'il rêvait depuis que la carrière des -révolutions était rouverte. Il eut donc la hardiesse d'insinuer qu'il -serait plus utile au dehors <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> qu'au dedans. Napoléon qui avait -discerné d'un coup d'œil la profonde vanité de M. Fouché, se -défendit d'en rire, car le malheur lui avait appris à se contenir. Il -s'excusa de ne pas le mettre à la tête des affaires étrangères en -citant le nom du duc de Vicence, devant lequel toute prétention devait -tomber. Il lui adressa d'ailleurs des choses obligeantes sur les -grands services qu'il était appelé à rendre dans le ministère de la -police, et alors M. Fouché accepta le poste offert, voyant bien qu'on -ne lui en offrirait point d'autre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Carnot étant absent, on remet sa nomination au lendemain.</span> -Il ne restait plus à obtenir que le consentement du futur ministre de -l'intérieur. Mais le sauvage Carnot n'était pas aux Tuileries. Vivant -seul, dans l'un des faubourgs de Paris, ne connaissant les événements -qu'avec le public, il ne savait pas encore l'arrivée de Napoléon aux -Tuileries. Il était tard, Napoléon le fit mander pour le lendemain -matin.</p> - -<p>Ainsi s'acheva cette journée du 20 mars, commencée dans la forêt de -Fontainebleau, et terminée à Paris au milieu de l'ancienne cour -impériale, par la formation d'un ministère. Il fut convenu que le -<cite>Moniteur</cite> du lendemain publierait les nouveaux choix, excepté ceux de -MM. Carnot et de Caulaincourt. M. de Bassano, toujours dévoué à -l'Empereur, reprit la secrétairerie d'État, M. Lavallette les postes, -et tous les anciens présidents du Conseil d'État furent réintégrés -dans leur présidence.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le 21 mars Napoléon, sans perdre un moment, donne ses -premiers ordres.</span> -Le lendemain 21, après quelques courtes heures de repos, Napoléon -recommença cette active correspondance au moyen de laquelle il faisait -mouvoir si puissamment les ressorts du gouvernement. Il <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> -traça d'abord au maréchal Davout ce qu'il avait à faire pour se saisir -de sa vaste administration, que les circonstances allaient rendre si -importante. -<span class="sidenote" title="En marge">Il fait annoncer partout son entrée à Paris pour déterminer -la révolution dans toute la France.</span> -Il lui ordonna d'annoncer dans toute la France la journée -du 20 mars, soit par le télégraphe, soit par des courriers -extraordinaires, afin de décider les troupes qui n'avaient pas encore -fait éclater leurs sentiments, et les autorités locales qui hésitaient -à prendre parti. Il lui recommanda d'expédier des officiers hardis et -intelligents dans les départements où les préfets voudraient résister -au rétablissement de l'Empire, afin de se servir des troupes contre -eux; d'envoyer surtout des instructions aux commandants des places -frontières pour y arborer le drapeau tricolore, et en fermer les -portes à l'ennemi qui serait peut-être tenté de les surprendre. Il -prescrivit au ministre de la police de s'occuper sur-le-champ des -préfets et des sous-préfets pour les confirmer ou les révoquer suivant -leur conduite, et au nouveau commandant de la gendarmerie, duc de -Rovigo, de s'emparer le plus tôt possible de cette troupe si précieuse -par son intelligence, sa vigilance et son dévouement à ses devoirs. -<span class="sidenote" title="En marge">Le comte de Lobau chargé de la première division militaire -afin de réorganiser les régiments qui doivent presque tous y passer.</span> -Il manda le comte de Lobau, dont le sens, le tact et l'autorité morale -dans l'armée étaient éprouvés, pour lui conférer le commandement de -Paris et des troupes qui devaient y passer. Napoléon en prenant cette -mesure avait une intention digne de la profondeur de son esprit. La -révolution qui venait de le replacer sur le trône était au fond une -révolution militaire. La plupart des régiments avaient été obligés de -se prononcer pour lui en présence d'officiers, les uns embarrassés -quoique dévoués à sa cause, les <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> autres tout à fait -contraires, et à l'égard de ces derniers, du reste bien peu nombreux, -les soldats se trouvaient dans un état de révolte qu'il fallait faire -cesser au plus tôt, si on ne voulait pas tomber dans une véritable -anarchie. Le comte de Lobau était merveilleusement choisi pour porter -remède à un semblable état de choses. Napoléon lui donna, outre le -commandement de la première division militaire, une autorité -dictatoriale sur les troupes de passage, avec mission de changer les -officiers, ou de les réconcilier avec leurs soldats, et de rétablir -ainsi l'ordre et la discipline dans l'armée. Le projet de Napoléon -était d'amener successivement presque tous les régiments à Paris, au -moins pour quelques jours, afin de les faire passer sous la main douce -et ferme du comte de Lobau. Il lui recommanda d'entreprendre à -l'instant même ce genre de reconstitution, car sur les quinze ou vingt -mille hommes qui étaient actuellement réunis dans la capitale, sur le -nombre à peu près égal qui allait y arriver, il lui fallait en choisir -vingt mille environ, en bon état, pour les diriger sur Lille, afin de -tenir tête, ou à quelque tentative royaliste de la part des princes -fugitifs, ou à quelque pointe, peu vraisemblable mais possible, de -l'armée anglo-hollandaise cantonnée en Belgique.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Grave question qui s'élevait au moment de l'entrée de -Napoléon à Paris.</span> -Les précautions à prendre de ce côté faisaient naître une question qui -n'en était pas une pour Napoléon, mais qu'il discuta le matin même -avec le nouveau ministre de la guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Devait-il profiter de l'élan des esprits, et pousser -jusqu'au Rhin?</span> -Devait-il, comme l'ont imaginé -depuis certains critiques<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a>, poursuivre <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> sa marche triomphale -vers le Nord, et aller accomplir jusqu'aux bords du Rhin la révolution -qu'il venait d'opérer du Rhône à la Seine, de manière à recouvrer d'un -seul coup les anciennes frontières de la France avec la France -elle-même? Le projet était séduisant, car avec l'enthousiasme qui -régnait, il était sûr de ne rencontrer aucun obstacle jusqu'à Lille, -et pouvait se flatter de surmonter ceux qu'il rencontrerait de Lille à -Cologne. Pourtant ce projet tout éblouissant qu'il paraissait, -n'ébranla pas un instant les résolutions d'une prudence, nouvelle chez -lui mais fortement arrêtée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Puissantes raisons qui s'y opposent.</span> -D'abord, pendant sa marche sur Paris, Napoléon avait recueilli des -nouvelles du Midi, lesquelles sans être alarmantes méritaient -toutefois quelque attention. On lui disait, ce qui était vrai, que -Marseille était en feu, et que la population de la basse Provence -marchait sur Grenoble et Lyon sous la conduite du duc d'Angoulême. La -matinée du 21 lui procura en même temps des nouvelles de Bordeaux et -de l'Ouest. -<span class="sidenote" title="En marge">État inquiétant du midi de la France.</span> -On lui mandait que sous l'influence de madame la duchesse -d'Angoulême, Bordeaux imitant Marseille, essayait d'insurger les -départements au delà de la Garonne, et avait quelque chance d'y -réussir; que M. le duc de Bourbon, établi à Angers, y fomentait un -soulèvement dans la Vendée; que le maréchal Saint-Cyr accouru à -Orléans avec des pouvoirs extraordinaires de Louis XVIII, y avait -<span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> fait disparaître la cocarde tricolore, arborée par les -troupes sous l'impulsion du général Pajol, mis ce général aux arrêts, -et relevé le drapeau blanc sur les bords de la Loire. Enfin, et ceci -était plus grave, on assurait qu'il ne fallait pas se fier à la garde -nationale parisienne. Cette garde, composée de la bourgeoisie de la -capitale, n'avait pas vu avec plaisir la chute du trône -constitutionnel de Louis XVIII, et craignait par-dessus tout la -guerre. Si même on jugeait de ses dispositions d'après le langage de -quelques-uns de ses officiers, on était fondé à lui prêter des -intentions véritablement hostiles.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions incertaines de la garde nationale de Paris.</span> -Il n'y avait pas dans tous ces faits matière à inquiétude sérieuse -pour un esprit aussi ferme que celui de Napoléon. Il connaissait la -sagesse de la garde nationale de Paris, il savait que, mécontente au -premier moment, elle lui redeviendrait bientôt favorable lorsqu'elle -serait instruite de ses intentions pacifiques et libérales, et -lorsqu'on aurait éloigné de ses rangs quelques officiers qui -cherchaient le bruit et l'importance. Quant aux tentatives royalistes -dans l'Ouest et le Midi, il était persuadé que le prodigieux effet de -son entrée à Paris suffirait pour les déjouer, et en tout cas il était -loin de croire que les Bourbons, n'ayant pas réussi à lui résister -lorsqu'ils étaient maîtres de Paris, pussent, fugitifs et relégués aux -extrémités du territoire, trouver des forces qui leur avaient fait -défaut lorsqu'ils disposaient de la plénitude de l'autorité -souveraine. Cependant c'eût été leur faire la partie trop belle que de -s'éloigner du siége du gouvernement avant d'en avoir saisi fortement -<span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> les rênes; que de se lancer témérairement à travers la -Belgique et les provinces rhénanes avec les seules troupes organisées -qui fussent disponibles, en ne laissant à Paris que des ministres -nommés de la veille, des régiments épars ou disloqués, et en -s'exposant ainsi à voir renaître derrière soi l'autorité des Bourbons, -qu'on avait renversée en passant. Mais il y avait de bien autres -considérations encore et de plus graves à opposer à un tel projet.</p> - -<p>D'abord on ne pouvait pas, en ramassant toutes les troupes disponibles -de Paris à Lille, réunir plus de 25 à 30 mille hommes d'infanterie, 4 -à 5 mille hommes de cavalerie, et 50 à 60 bouches à feu médiocrement -attelées<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. -<span class="sidenote" title="En marge">Forces qu'on devait rencontrer soit en Belgique soit dans -les provinces rhénanes, et qui auraient été d'une supériorité -numérique écrasante.</span> -Or savait-on ce qu'on trouverait en Belgique? Des peuples -assurément très-bien disposés pour nous, mais des troupes fidèles à -leur souverain, et trois ou quatre fois plus nombreuses que celles que -nous amènerions. On devait en effet rencontrer aux environs de -Bruxelles 20 mille Hollando-Belges, 30 mille Anglais et Hanovriens, -qu'on pousserait en marchant vers Liège sur 30 mille Prussiens, et on -serait ainsi en présence de 80 mille ennemis avec environ 30 à 36 -mille combattants. En faisant un pas de plus, on rencontrerait encore -20 mille Prussiens, 18 mille Bavarois, 20 ou 30 mille Wurtembergeois, -Badois, Hessois, etc., et on aurait en arrivant aux bords du Rhin 140 -ou 150 mille ennemis sur les bras. On irait donc chercher bien loin -une défaite, possible sur la Meuse, presque certaine sur le Rhin; on -disséminerait ses forces qui n'étaient que trop éparpillées; on -augmenterait <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> la difficulté administrative déjà bien grande de -réorganiser l'armée, en portant ses cadres vides de Lille, Mézières, -Nancy, jusqu'à Cologne, Coblentz, Mayence; on compromettrait, en -poussant les alliés les uns sur les autres, le plan qui faisait déjà -la principale espérance de Napoléon, et qui consistait à profiter de -la dispersion de ses adversaires pour se jeter au milieu d'eux, et les -battre les uns après les autres; enfin, et par-dessus tout, en rendant -les hostilités immédiates, on se priverait des trois mois qu'on était -assuré d'avoir si on ne prenait pas l'initiative, trois mois bien plus -précieux pour nous que pour l'ennemi, car il avait quelque chose et -nous n'avions rien, et ces trois mois employés comme Napoléon savait -le faire, serviraient à compenser l'énorme inégalité de forces qui -existait entre la France et l'Europe coalisée.</p> - -<p>Dans tout ce qui précède nous n'avons pas parlé de la situation -nouvelle de Napoléon devant la France, situation des plus difficiles, -et qui lui défendait absolument, péremptoirement, toute opération -immédiate au delà de nos frontières.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Raisons politiques qui se joignaient aux raisons -militaires, pour obliger Napoléon à s'arrêter à Paris.</span> -En effet, comment s'était présenté Napoléon en débarquant à Cannes? Il -s'était présenté en libérateur qui venait débarrasser la France des -émigrés, mais sans attenter ni à la liberté ni à la paix. Paix et -liberté étaient les deux mots qui n'avaient cessé de remplir ses -discours depuis Grenoble. Proférer ces mots était facile, mais y faire -croire ne l'était pas autant. Afin d'y parvenir, Napoléon avait -déclaré partout, et avait même écrit à Vienne des diverses villes où -il avait passé, qu'il acceptait le traité de <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Paris, et -l'observerait fidèlement, bien qu'il n'eût pas voulu le signer. Cette -déclaration avait charmé tous ceux qui l'avaient entendue, car ils -avaient compris que s'il y avait une seule chance de sauver la paix, -c'était d'annoncer sur-le-champ qu'on acceptait l'œuvre des -puissances, c'est-à-dire l'ancienne frontière de 1789, un peu agrandie -vers Landau et Chambéry. Or, si le lendemain de son entrée à Paris, -Napoléon s'était élancé d'un bond sur la Meuse et le Rhin, on aurait -nécessairement cru voir en lui le même homme qui avait conduit la -fortune de la France à Moscou, pour la ramener par la route de Leipzig -sur les hauteurs de Montmartre; on n'aurait plus douté de retrouver le -conquérant, et avec le conquérant le despote qui avait perdu le pays -et sa grandeur. Moralement il n'aurait eu personne pour lui, et -matériellement il aurait eu quelques cadres vides, portés à l'immense -distance du Rhin, où la difficulté de les recruter eût été triplée.</p> - -<p>Si donc aux raisons militaires et administratives, on ajoute les -raisons politiques, on peut affirmer qu'il y avait non-seulement de -puissants motifs de s'arrêter à Paris, mais nécessité absolue et -indiscutable.</p> - -<p>Aussi le parti de Napoléon était-il pris, une fois parvenu au centre -de l'Empire, de s'y saisir des rênes du gouvernement, d'y offrir la -paix aux puissances sur la base des traités de Paris et de Vienne, d'y -endurer les refus humiliants auxquels il serait vraisemblablement -exposé, de rendre ces refus publics au lieu de les dissimuler, afin de -mettre avec lui l'orgueil de la nation, de profiter du répit de ces -<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> pourparlers pour armer avec son activité ordinaire, de tenir -ses corps entre la capitale et la frontière du Nord pour rendre ses -opérations plus faciles, puis en feignant l'inaction, de fondre tout à -coup sur l'ennemi en pénétrant brusquement au milieu de ses -cantonnements dispersés. C'étaient là les seules idées sensées, -solides, dignes du génie administratif et militaire de Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation d'un corps de vingt mille hommes, qui, sous le -général Reille, doit se porter à la frontière du Nord pour en protéger -les places.</span> -Ayant confié au comte de Lobau le soin de réunir dans sa main les -troupes qui étaient à Paris, ou qui devaient y venir, de les inspecter -rapidement, d'y remettre l'union et la discipline, il lui prescrivit -de former tout de suite un corps d'une vingtaine de mille hommes, que -commanderait le sage et brave général Reille, et qui s'avancerait sur -Lille, où l'on disait que Louis XVIII avait le projet de s'établir -avec sa maison militaire, et peut-être un renfort de troupes -étrangères. Heureusement le maréchal Mortier commandait à Lille sous -l'autorité supérieure du duc d'Orléans. On était assuré que ce -maréchal, s'il recevait Louis XVIII dans cette place, comme c'était -son devoir, ne consentirait pas à y admettre les troupes anglaises et -prussiennes, et que le duc d'Orléans ne voudrait pas se conduire -autrement que le maréchal Mortier; que par conséquent Lille, s'il -devenait momentanément un lieu de repos pour Louis XVIII, ne serait -pas livré à l'ennemi. Pourtant il fallait surveiller non-seulement -cette place, mais toutes celles de la frontière du Nord, et le général -Reille aurait les moyens de suffire à cette tâche avec les 20 ou 30 -mille hommes qu'on allait successivement placer sous ses <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> -ordres. Le général Reille ne pouvant pas être prêt avant trois ou -quatre jours, Napoléon ordonna au général Exelmans de réunir -immédiatement la cavalerie disponible, et de suivre avec trois mille -chevaux la cour fugitive. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Exelmans doit suivre avec trois mille chevaux la -cour fugitive.</span> -La mission du général Exelmans consistait -uniquement à pousser cette cour hors du territoire avec les -ménagements convenables, sauf peut-être à lui reprendre le petit -trésor dont elle s'était munie, et les diamants de la Couronne qu'elle -avait placés dans ses fourgons. On était certain que le général -Exelmans, malgré ses griefs personnels, n'ajouterait pas à la rigueur -de sa mission, et Napoléon désirait qu'il en fût ainsi, parce qu'il -mettait de l'orgueil à faire contraster sa conduite avec celle des -hommes qui avaient mis sa tête à prix.</p> - -<p>Quant au Midi, avant de rien prescrire, il voulut savoir avec -précision ce qui s'y passait. D'ailleurs il lui fallait le temps de -rassembler quelques troupes indépendamment de celles qu'on allait -donner au général Reille, et en attendant l'esprit de Lyon et de -Grenoble le rassurait pleinement sur ce qu'on tenterait de ce côté. -<span class="sidenote" title="En marge">Ordres relatifs à l'Ouest et au Midi.</span> -Relativement à l'Ouest, il expédia un officier pour Orléans, afin -d'intimer au maréchal Saint-Cyr, sous la menace des peines les plus -sévères, l'ordre de restituer le commandement au général Pajol, et il -fit partir pour Bordeaux le général Clausel avec mission d'y marcher -avec les troupes qu'il trouverait sur son chemin, et d'en expulser -madame la duchesse d'Angoulême, qui, toute respectable qu'elle était, -ne pouvait devenir un ennemi bien redoutable.</p> - -<p>Après avoir consacré à ces soins urgents la matinée <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> du 21, -il employa le reste de la journée à passer la revue tant des corps qui -étaient à Paris, que de ceux qui l'avaient suivi depuis Grenoble, et -qui avaient eu le temps de venir de Fontainebleau. C'était une -occasion naturelle de se montrer aux Parisiens qui ne l'avaient pas -encore vu, et de tenir un langage qui, sortant du cercle de ses -entretiens intimes, pût être reporté par tous les échos de la France à -tous les échos de l'Europe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue militaire le 21 mars au matin.</span> -On réunit sur la place du Carrousel environ vingt-cinq mille hommes, -comprenant les troupes venues de Grenoble à Fontainebleau, celles du -camp de Villejuif, et surtout le bataillon de l'île d'Elbe, qui avait -exécuté à pied et en vingt jours la prodigieuse marche de deux cent -quarante lieues. La garde nationale parisienne n'y fut point appelée, -parce qu'elle n'avait point été préparée par quelques changements -d'officiers à figurer dans une solennité où l'on allait célébrer le -rétablissement de l'Empire. Mais la population avertie était accourue, -et parmi les plus empressés se trouvaient naturellement ceux qui -haïssaient les émigrés, ceux à qui la gloire impériale n'avait pas -cessé d'être chère, et beaucoup de curieux que la merveilleuse -expédition de l'île d'Elbe avait arrachés à leur indifférence. Du -reste on peut toujours ménager une fête brillante à un gouvernement, -car tout gouvernement, si dépourvu qu'il soit, a ses partisans qui -sont présents à ses solennités tandis que ses adversaires en sont -absents, et qui applaudissent assez pour simuler l'universalité des -citoyens. Ici d'ailleurs il y avait dans les événements accomplis de -quoi toucher la population la plus <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> froide. Le peuple des -faubourgs en effet se rendit à la place du Carrousel pour applaudir -l'homme qui plus qu'aucun autre avait remué son imagination, pour -applaudir surtout les huit cents grenadiers et chasseurs de la garde, -qui, après avoir suivi leur général dans l'exil, le ramenaient -triomphant sur le trône de France. Ces vieux soldats, couverts de -cicatrices, épuisés de fatigue, portant des chaussures en lambeaux, -émurent vivement les assistants, et bon nombre d'entre eux répondirent -non par des cris, mais par des larmes, aux acclamations de la foule. -Les regards avides du public ne les quittaient que pour chercher sous -sa redingote populaire le personnage fabuleux, qui venait de réaliser -un nouveau miracle digne de sa fortune passée. On le trouvait -engraissé, mais fortement bruni, ce qui corrigeait l'effet de son -embonpoint, et promenant toujours autour de lui l'œil enflammé du -génie. Il fit former les troupes en masse serrée autour de son cheval, -les officiers en avant, et leur adressa de sa voix vibrante quelques -paroles énergiques et passionnées. -<span class="sidenote" title="En marge">Véhémente allocution aux troupes.</span> -«Soldats, leur dit-il, je suis venu -avec huit cents hommes en France, parce que je comptais sur l'amour du -peuple et sur la mémoire de l'armée. Je n'ai pas été trompé dans mon -attente. Soldats, je vous en remercie! La gloire de ce que nous venons -d'accomplir est toute au peuple et à vous. La mienne, à moi, c'est de -vous avoir connus et devinés... Le trône des Bourbons était -illégitime, parce que renversé par la nation il y a vingt ans, il -n'avait été relevé que par des mains étrangères, parce qu'il n'offrait -de garanties qu'à une minorité arrogante, dont les prétentions -<span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> étaient contraires à vos droits. Le trône impérial peut seul -garantir les intérêts de la nation, et le plus noble de ces intérêts, -celui de notre gloire. Soldats, nous allons marcher pour chasser du -territoire ces princes complices et instruments de l'ennemi, et -arrivés à la frontière, nous nous y arrêterons... Nous ne voulons pas -nous mêler des affaires des autres nations, mais malheur à celles qui -voudraient se mêler des nôtres!—Puis faisant approcher les officiers -du bataillon de l'île d'Elbe, et les montrant aux troupes, Soldats, -reprit Napoléon, voilà les officiers qui m'ont accompagné dans mon -infortune; ils sont tous mes amis, ils sont tous chers à mon cœur! -Chaque fois que je les voyais, je croyais revoir l'armée elle-même, -car dans ces huit cents braves il y a des représentants de tous les -régiments. Leur présence me rappelait ces immortelles journées, qui -jamais ne s'effaceront ni de votre mémoire ni de la mienne. En les -aimant, c'est vous que j'aimais! Ils vous ont rapporté intactes et -toujours glorieuses ces aigles que la trahison avait couvertes un -moment d'un crêpe funèbre. Soldats, je vous les rends; jurez-moi que -vous les suivrez partout où l'intérêt de la patrie les -appellera!...—Nous le jurons!» répondirent-ils en agitant leurs -baïonnettes, en brandissant leurs sabres.— -<span class="sidenote" title="En marge">Grand effet produit par cette revue.</span> -L'émotion fut grande, parce -que les sentiments auxquels s'adressait Napoléon étaient profonds chez -les hommes qui écoutaient son allocution véhémente.</p> - -<p>Napoléon rentra ensuite dans l'intérieur du palais au milieu d'une -affluence considérable, le regard animé et comme entouré d'un -prestige nouveau. Les <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> hauts fonctionnaires qui ne s'étaient -pas présentés la veille, soit qu'ils n'eussent point été avertis, soit -qu'ils hésitassent encore, se montrèrent dans cette journée du 21, et -l'Empereur fut en quelque sorte universellement reconnu et proclamé. -<span class="sidenote" title="En marge">Carnot accepte le ministère de l'intérieur, et M. de -Caulaincourt celui des affaires étrangères.</span> -Carnot arraché à sa retraite était venu aux Tuileries, et poussé par -un sentiment que partageaient tous ses amis, celui de s'unir à -Napoléon pour défendre en commun la cause de la Révolution, avait -accepté le ministère de l'intérieur. Le titre de comte ne lui plaisait -guère; il ne jugea pas conforme à la gravité de la situation d'en -faire une difficulté. Le duc de Vicence accepta également le ministère -des affaires étrangères. Le gouvernement de Napoléon se trouva donc -complet, et il put immédiatement mettre la main à son immense tâche.</p> - -<p>Tandis que Napoléon vaquait à ces premiers soins, Louis XVIII avait -continué sa retraite sur Lille. Ainsi qu'on l'a vu, les royalistes -extrêmes avaient tâché de l'attirer en Vendée, tandis que les -royalistes modérés, soucieux de ménager les sentiments de la France, -avaient voulu l'amener à Lille, pour qu'il assistât sans passer la -frontière à la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire -rétabli. -<span class="sidenote" title="En marge">Retraite de Louis XVIII vers Lille.</span> -N'ayant pas grande confiance dans l'asile qu'il pourrait -trouver au sein d'une ville française, répugnant au séjour de la -Belgique, Louis XVIII n'avait de goût que pour le pays où il avait -durant six années joui d'un parfait repos. Aussi, délivré des fous et -des sages dès qu'il avait passé Saint-Denis, il avait cédé à son -penchant, et pris la route d'Abbeville, qui devait le conduire à -Calais, de Calais à Londres.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Débris dont la cour fugitive est suivie.</span> -Pendant ce temps le comte d'Artois et le duc de Berry restés à la tête -de la maison militaire, avaient suivi la route de Beauvais au pas de -l'infanterie. Rien n'était plus pénible à voir que la maison militaire -en ce moment. Remplie de gens dévoués, mais pour la plupart étrangers -au service militaire, incomplétement équipée, elle formait une longue -queue de traînards, qui faute de chevaux avaient mis sur des -charrettes leurs personnes et leurs équipements. Il n'y avait de -fortement organisée que la compagnie des gardes du corps du maréchal -Marmont, composée avec soin d'anciens soldats, et bien tenue comme -l'étaient ordinairement les troupes confiées à ce maréchal. Le reste -offrait l'aspect le plus triste et le plus désolé. Il y avait un -spectacle plus triste encore, c'était celui des troupes réunies à -Saint-Denis.</p> - -<p>Nous avons dit que pour dissimuler au public le prochain départ de la -famille royale, on avait dirigé sur Villejuif les troupes destinées à -l'armée de Melun, et qu'une fois la sortie du Roi opérée sans -obstacle, on leur avait expédié l'ordre de se rabattre sur -Saint-Denis. Elles n'avaient point obéi, comme on l'a vu, et il -n'avait paru à Saint-Denis que le très-petit nombre de celles qu'on y -avait envoyées directement. Parmi ces dernières figuraient une grande -partie de l'artillerie, un bataillon d'officiers à la demi-solde, plus -quelques jeunes gens de l'école de droit qui avaient suivi Louis XVIII -sous le nom de volontaires royaux, et qui représentaient la jeunesse -honnête, espérant la liberté des Bourbons et ne l'attendant pas des -Bonaparte. Le maréchal Macdonald <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> s'était transporté à -Saint-Denis pour y recueillir ces débris, et les conduire à Louis -XVIII. Mais arrivé dans l'après-midi du 20, il trouva le bataillon des -officiers à la demi-solde en pleine révolte, s'efforçant d'insurger -l'artillerie, et ravageant même les bagages du cortége royal. Le -maréchal s'efforça de mettre un terme à ce scandale, mais quoique -personnellement respecté, il fut réduit à s'éloigner, et à rejoindre -la maison militaire, qu'il rencontra en marche et dans l'état que nous -venons de décrire. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald suit le Roi, et le rejoint à -Abbeville.</span> -Il quitta ensuite le comte d'Artois et le duc de -Berry pour se rendre auprès du Roi, et essayer de faire prévaloir le -conseil qu'il n'avait cessé de donner, celui de se retirer à Lille.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">État dans lequel il le trouve.</span> -Parvenu le 21 au soir à Abbeville il se présenta au Roi, qu'il trouva -entre M. de Blacas et le prince Berthier, parfaitement calme, et -paraissant plus sensible à l'incommodité de ce brusque déplacement -qu'à la perte du trône. Conservant peu d'espérance, attribuant ses -nouveaux malheurs à son frère et aux émigrés, convaincu que l'Europe -n'éprouverait qu'un médiocre intérêt pour des gens qui n'avaient pas -su se soutenir, Louis XVIII était plus pressé de gagner son asile -d'Hartwell que de sauver par une conduite habile les restes d'un -avenir dont il doutait fort. Il parla uniquement de sa fatigue, de sa -goutte, des gênes auxquelles l'exposait la perte de son bagage, et -n'écouta qu'avec une sorte de distraction tout ce que lui dit le -maréchal pour le ramener dans la direction de Lille. Ce brave et sage -militaire, qui joignait à une rare intrépidité, à une profonde -expérience de la guerre, beaucoup de <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> sens politique, lui -rappela le mauvais effet produit par les compliments qu'il avait faits -au prince régent en quittant Londres, le reproche universellement -adressé aux Bourbons de préférer l'étranger à la France, et -particulièrement l'Angleterre à tous les autres pays, l'inconvénient -de justifier ces préventions en se hâtant de passer la frontière, et -de la passer pour gagner Londres. -<span class="sidenote" title="En marge">Conseils qu'il lui donne.</span> -Il insista donc avec véhémence pour -que le Roi se rendît à Lille, et qu'il restât au moins sur le bord -extrême du territoire. À Lille il serait en sûreté, et pourrait -toujours se mettre à l'abri en faisant une ou deux lieues pour sortir -de France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII consent à se rendre à Lille.</span> -Louis XVIII lui répondit avec finesse qu'il ne serait pas à Lille plus -en sûreté qu'ailleurs, parce qu'il y faudrait une garnison, que toute -garnison se comporterait comme les troupes dont on avait essayé de se -servir, et qu'appeler à Lille les Anglais ou les Prussiens serait aux -yeux de la France la pire des conduites. Sensible du reste aux -observations d'un serviteur aussi loyal que le maréchal Macdonald, il -consentit à suivre son avis; seulement il lui demanda le temps de -prendre un peu de nourriture, et l'engagea à le précéder, en -promettant de le rejoindre dans quelques heures. Pendant cette espèce -de conseil, le maréchal avait parlé seul. M. de Blacas, jugeant tous -les partis également mauvais, n'avait presque rien dit, bien qu'il -préférât visiblement la retraite sur Lille. L'infortuné Berthier, -aussi étonné de se trouver où il était, que le public de l'y voir, -avait montré sur son visage abattu et silencieux les perplexités de -son âme: triste punition dans la <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> personne d'un honnête homme -de ce désir d'être de tous les régimes, et de conserver malgré son -passé sa place dans tous!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal y précède le Roi.</span> -Le maréchal Macdonald prit donc immédiatement la route de Béthune, -afin d'aller préparer à Lille l'établissement de la famille royale. Il -arriva le 22 mars au matin devant cette place, occupée par le duc -d'Orléans qui en avait fermé les portes. On doit se souvenir que ce -prince avait reçu le commandement des troupes du Nord, avec mission -d'y former une réserve, qui viendrait prendre la gauche du duc de -Berry si on se battait en avant de Paris, et couvrirait la retraite de -la famille royale si on était obligé d'abandonner la capitale. Ce -prince, le seul qui jouît de quelque popularité parmi les troupes, les -avait trouvées tranquilles mais évidemment mal disposées pour la cause -royale, et avait eu soin de les tenir séparées, pour retarder en les -divisant l'explosion de leurs sentiments. Il avait dirigé sur Lille -celles dont la discipline lui semblait un peu moins ébranlée, et -s'était enfermé dans cette place avec six à sept mille hommes et le -maréchal Mortier, également résolu à y donner asile au roi et à en -refuser l'accès aux Prussiens et aux Anglais. Ayant appris le 21 au -matin par le télégraphe que Napoléon était entré à Paris, il avait -interdit toute communication extérieure, dans la double intention -d'empêcher les émissaires bonapartistes de pénétrer dans la ville, et -les soldats de déserter.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficultés que le maréchal éprouve pour entrer dans la -place.</span> -Les ordres du duc d'Orléans avaient été si ponctuellement exécutés, -que les clefs de la ville avaient été déposées à l'état-major de la -place, et que les <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> gardiens s'étant absentés il n'y avait -personne pour répondre. Le maréchal Macdonald ne sachant comment se -faire entendre, fut obligé d'écrire un billet au crayon, de l'attacher -à une pierre, et de le jeter à la sentinelle qui gardait le rempart. -Comme le billet portait sur la suscription qu'il était du maréchal -Macdonald, la sentinelle le remit au poste le plus voisin, et ce poste -à l'état-major. La porte fut bientôt ouverte et le maréchal fut -conduit auprès du duc d'Orléans, qui lui apprit l'état des choses, et -lui donna la certitude que le Roi recevrait des troupes une -hospitalité respectueuse mais courte, à condition toutefois de ne -chercher à introduire dans la place ni la maison militaire, ni les -Anglais.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Louis XVIII à la suite du maréchal.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Accueil qu'il reçoit.</span> -Louis XVIII arriva en effet dans l'après-midi du 22, et fut reçu avec -tous les honneurs dus au souverain. La population de Lille, pieuse et -royaliste, poussa des cris violents de <cite>Vive le Roi!</cite> tandis que les -troupes bordant la haie et présentant les armes gardèrent un morne -silence.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Conseil tenu devant Louis XVIII.</span> -À peine arrivé, Louis XVIII voulut entendre le prince et les maréchaux -sur la conduite qu'il convenait de tenir. -<span class="sidenote" title="En marge">M. le duc d'Orléans lui conseille de se rendre -immédiatement à Dunkerque.</span> -En présence du Roi, de M. de -Blacas, du prince Berthier, des maréchaux Macdonald et Mortier, M. le -duc d'Orléans exposa la situation avec une parfaite netteté de vues et -de langage. Il approuva fort le maréchal Macdonald d'avoir conseillé -au Roi de rester le plus possible sur le territoire français, mais il -démontra en même temps que la ville de Lille serait à peine habitable -quelques heures, que le spectacle qu'on venait d'avoir sous les yeux, -celui d'une population bruyamment sympathique et <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> de troupes -froidement respectueuses, était l'expression vraie de l'état des -choses; que les troupes étaient maîtresses de Lille, qu'elles ne -souffriraient pas qu'il fût commis la moindre inconvenance envers le -Roi, qu'elles s'en feraient même un point d'honneur, mais qu'elles -étaient imbues de l'idée qu'on voulait livrer la place aux Anglais, -que dans cette défiance elles ne consentiraient jamais à y laisser -entrer la maison militaire, encore moins à en sortir elles-mêmes, si -par hasard on voulait se débarrasser de leur présence; que du reste, -en supposant qu'on parvînt à les éloigner, ce n'était pas avec douze -cents hommes de la garde nationale et trois à quatre mille cavaliers -écloppés de la maison militaire, qu'on pourrait défendre une -forteresse où il fallait au moins douze mille hommes de la meilleure -infanterie pour être en sûreté; que pendant quelques jours les troupes -se prêteraient à former la garde du Roi, mais qu'elles ne -soutiendraient pas longtemps ce rôle, surtout quand viendraient les -ordres de Paris; -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs donnés pour choisir Dunkerque.</span> -que le meilleur parti était de se transporter à -Dunkerque, où la population était aussi royaliste qu'à Lille; que là -il faudrait peu de garnison, et qu'on y suffirait avec la maison -militaire convertie en infanterie; qu'on y aurait d'ailleurs la -ressource de la mer, et le refuge de l'Angleterre au besoin; qu'en -demeurant par ce choix sur le territoire français, on y serait en même -temps plus éloigné du théâtre de la guerre; que probablement on -retiendrait dans son parti Calais, Ardres, Gravelines, qu'on y aurait -un peu de marine, qu'on formerait ainsi un petit royaume maritime, où -le drapeau blanc continuerait de flotter <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> sans aucune -apparence de complicité avec le drapeau ennemi qui allait envahir la -France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le départ remis au lendemain.</span> -Le maréchal Mortier appuya vivement cet avis plein de sagesse, et le -prince Berthier ne le contredit point. M. de Blacas l'approuva. Le -maréchal Macdonald en l'adoptant, n'éleva d'objection que sur un -point, la précipitation du départ, qui donnerait au Roi l'apparence -d'un fugitif, saisi de peur ou chassé de Lille. Le duc d'Orléans ayant -répondu qu'on avait vingt-cinq lieues à faire pour gagner Dunkerque, -et que ce qui était facile le jour même serait peut-être difficile le -lendemain, l'avis du départ immédiat sembla prévaloir, sauf néanmoins -l'extrême lassitude du Roi, qui exigeait quelques heures de repos.</p> - -<p>On se sépara donc avec ordre de préparer le départ; mais toujours -perplexe et fatigué le Roi le remit au lendemain. Le duc d'Orléans et -les maréchaux employèrent la fin du jour à visiter les troupes et à -leur parler.— -<span class="sidenote" title="En marge">Les troupes respectueuses mais défiantes, craignent qu'on -ne veuille livrer Lille aux Anglais.</span> -Le Roi est en sûreté parmi nous, répondirent les -officiers auxquels on s'adressa; mais nous savons qu'on veut livrer la -place à l'ennemi, et que c'est le projet des émigrés dont le Roi est -entouré. Si donc la maison militaire se présente, nous ferons feu sur -elle.—Malgré toutes les assurances contraires il n'y eut aucun moyen -de dissiper ces préventions, et ce qui contribuait à les enraciner -dans l'esprit des troupes, c'est que des gens de l'entourage royal -disaient qu'il fallait mettre un terme à cette comédie d'un faux -respect pour la personne du souverain, sous lequel se cachait une -trahison prochaine, et que le plus simple était d'introduire dix -<span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> mille Anglais dans la place. Ces imprudents propos étaient -crus, et ceux du duc d'Orléans considérés comme un pur effet de sa -crédulité. Il était dès lors évident qu'on pourrait à peine passer un -jour ou deux dans cette situation équivoque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Croyant apercevoir la maison militaire, elles sont prêtes à -faire feu.</span> -Le lendemain 23 il y eut une fausse alerte. Quelques coureurs s'étant -montrés en vue des remparts de Lille, le bruit se répandit que c'était -la maison du Roi qui approchait. En un instant les troupes -manifestèrent la plus vive émotion, et elles se déclarèrent prêtes à -tirer sur les nouveaux arrivants. Le duc d'Orléans, les maréchaux, -eurent une peine extrême à les calmer, et elles parurent toujours -convaincues qu'on songeait à livrer la place aux Anglais. En présence -de pareilles dispositions, il n'était plus possible que le Roi -prolongeât son séjour à Lille. -<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité de laisser plus longtemps la cour à Lille.</span> -Le conseil qu'il avait tenu la veille -avec le duc d'Orléans, avec M. de Blacas, avec les maréchaux Berthier, -Macdonald, Mortier, s'assembla de nouveau le matin même, et reconnut à -l'unanimité la nécessité de quitter une ville gardée par des troupes -pleines d'égards pour Louis XVIII, mais dévouées à Napoléon, et -toujours disposées au premier incident à proclamer l'autorité -impériale. Il n'y avait divergence que sur le lieu où le Roi se -retirerait en sortant de Lille. -<span class="sidenote" title="En marge">Insistance pour la retraite à Dunkerque.</span> -Le duc d'Orléans, appuyé par les trois -maréchaux, insista de nouveau pour Dunkerque. -<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII préfère se rendre en Belgique.</span> -Le Roi ne repoussa pas -cet avis, mais il dit que dans l'état des choses il croyait trop -dangereux de faire sur le territoire français les vingt-cinq lieues -qui le séparaient de Dunkerque, et il annonça qu'il allait prendre -d'abord la route de la Belgique, sauf <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> à gagner Dunkerque par -le territoire belge. Les raisons que lui présenta le duc d'Orléans -pour ne pas abandonner un instant le territoire national n'ayant point -changé sa résolution, le maréchal Macdonald d'un ton respectueux mais -ferme lui déclara qu'il était, à son grand regret, obligé de le -quitter; que jamais il n'émigrerait, surtout pour se rendre dans un -pays rempli des troupes de la coalition; qu'il était resté fidèle à la -royauté tant qu'elle avait été en France, qu'il ne pouvait la suivre -au delà; qu'il n'irait point offrir son épée à l'homme qui était venu -bouleverser son pays, mais qu'il attendrait dans la retraite des jours -plus heureux. Louis XVIII écouta avec une parfaite convenance cette -franche déclaration, remercia le maréchal de sa noble conduite, lui -rendit ses serments, et lui fit les adieux les plus affectueux. Le -maréchal Mortier tint le même langage, reçut la même réponse et les -mêmes témoignages, et annonça qu'avec le maréchal Macdonald il -accompagnerait le Roi jusqu'à l'extrême frontière. Le prince Berthier -se tut, mais prenant à part les maréchaux Macdonald et Mortier, il -leur dit que capitaine d'une compagnie de gardes du corps il était -obligé de suivre le Roi jusqu'au lieu choisi pour sa retraite, et que -ce devoir rempli il était décidé à rentrer en France. Il les chargea -même d'en donner avis à Paris. Le Roi s'adressant alors à M. le duc -d'Orléans, lui demanda, avec une malice visible, ce qu'il allait -faire. Le duc d'Orléans lui répondit avec sang-froid, qu'il pensait -comme messieurs les maréchaux, mais que, prince du sang, il ne -pouvait agir comme eux, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> rester en France; qu'il -suivrait le Roi jusqu'à la frontière, puis qu'il solliciterait la -permission de le quitter, ne voulant point aller en Belgique, lieu de -réunion des armées ennemies. Le Roi, d'un ton tranquille, lui dit -qu'il faisait bien, et donna les ordres pour son départ immédiat.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les maréchaux et le duc d'Orléans le quittent à la -frontière.</span> -Le 23, vers le milieu du jour, Louis XVIII sortit de Lille par la -route de Belgique, la population lui témoignant de vifs regrets, les -troupes un parfait respect, mais paraissant fort soulagées d'être -déchargées d'un dépôt embarrassant. Le duc d'Orléans et les maréchaux -escortant à cheval la voiture du Roi le conduisirent jusqu'à la -frontière, qui est à deux lieues environ de la place, puis après avoir -reçu ses remercîments et lui avoir adressé leurs adieux, rentrèrent -dans Lille pour déposer leur commandement. Le duc d'Orléans écrivit à -tous les généraux qui dépendaient de lui, pour les délier de leurs -obligations militaires, et les rendre à eux-mêmes et à leur pays. Le -maréchal Mortier lui apprit alors un détail qu'il avait eu la -délicatesse de tenir secret, c'est qu'il avait reçu de Paris le -pouvoir et l'ordre d'agir comme il l'entendrait pour le salut de la -frontière, pour l'expulsion des princes de Bourbon, même pour leur -arrestation si elle paraissait nécessaire. Le maréchal n'avait voulu -ni gêner les princes, ni même hâter leur départ, en leur déclarant les -devoirs nouveaux qui lui étaient imposés par celui qui était redevenu -le maître du territoire, et il ne les leur avait révélés que lorsque -leur résolution était prise et à peu près accomplie. M. le duc -d'Orléans partit pour l'Angleterre, le maréchal Macdonald pour -<span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> ses terres, et le maréchal Mortier manda par le télégraphe à -Paris que Louis XVIII avait quitté Lille, que cette place n'était -point et n'avait jamais été en danger. Il transmit le commandement au -général comte d'Erlon, qui avait été obligé de se cacher depuis -l'échauffourée des frères Lallemand. Au milieu de ces brusques -révolutions, qui troublent et font souvent dévier les cœurs les -plus honnêtes, l'histoire est heureuse d'avoir à reproduire des scènes -où tout le monde, princes, maréchaux, soldats, surent remplir des -devoirs presque opposés, avec tant de délicatesse et de précision.</p> - -<p>Pendant ce temps la maison du Roi, harassée de fatigue, s'était -traînée jusqu'à Abbeville, ayant à sa tête le comte d'Artois et le duc -de Berry, et à ses trousses le général Exelmans, qui avec trois mille -chevaux la surveillait sans chercher à la joindre. D'Abbeville elle -s'était dirigée sur Lille, puis apprenant en route le départ du Roi, -elle s'était portée sur Béthune. -<span class="sidenote" title="En marge">Licenciement de la maison militaire.</span> -Là les princes sentant -l'impossibilité de la conduire à l'étranger et de l'y entretenir, -prirent le parti de la licencier. Trois cents hommes seulement, -parfaitement propres au service, et dont l'entretien n'était pas au -dessus des moyens actuels de la famille royale, furent retenus, et -suivirent le maréchal Marmont en Belgique, où ils devaient composer la -garde personnelle de Louis XVIII. Les autres se dispersèrent dans -toutes les directions. Les princes franchirent la frontière pour se -réunir au Roi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Soumission des provinces du Nord et de l'Est.</span> -Tandis que Louis XVIII avait évacué le territoire, et fait cesser -pour le Nord les très-légères <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> inquiétudes qu'on avait pu -concevoir à Paris, à l'Est les choses s'étaient passées tout aussi -tranquillement. Le maréchal Victor, chargé de former un corps d'armée -en Champagne et en Lorraine, s'était vu obligé de renoncer à cette -entreprise. Le maréchal Oudinot, délaissé par les grenadiers et les -chasseurs royaux (ancienne garde impériale), avait également abandonné -son commandement, et le drapeau tricolore avait été partout arboré -autour de lui. L'ancienne garde impériale s'était spontanément dirigée -sur Paris. En Alsace, le maréchal Suchet se soumettant à la révolution -qui venait de s'accomplir, avait fait flotter le drapeau tricolore -dans toute la province, et mis nos places frontières à l'abri des -tentatives extérieures. On a déjà vu par nos précédents récits ce qui -s'était passé de Grenoble à Besançon, par conséquent les inquiétudes -qu'on aurait pu concevoir pour nos places ne s'étaient réalisées nulle -part, et l'ennemi, malgré le désir qu'il en avait, n'en avait surpris -aucune.</p> - -<p>Dans l'intérieur le progrès de l'autorité impériale n'était ni moins -général ni moins rapide. Le maréchal Saint-Cyr, parti de Paris le 20 -mars avec M. de Vitrolles, s'était rendu à Orléans où commandait le -général Dupont. Trouvant les troupes à moitié soulevées, il avait fait -fermer les portes de la ville, abattre le drapeau tricolore, et -incarcérer le général Pajol qui était l'auteur du mouvement. Mais des -officiers envoyés de Paris ayant pénétré dans la ville, et communiqué -avec le 1<sup>er</sup> de cuirassiers en garnison à Orléans, ce régiment était -spontanément monté à cheval, avait assailli le siége des autorités, -<span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> délivré le général Pajol, et mis en fuite le maréchal -Saint-Cyr, qui s'était retiré en toute hâte vers la basse Loire. Le -général Pajol, prenant le commandement, avait fait proclamer à Orléans -et dans les environs le rétablissement de l'autorité impériale.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Soumission momentanée de la Vendée, et retraite en -Angleterre du duc de Bourbon.</span> -Cette partie importante du cours de la Loire était donc reconquise. À -Angers, le duc de Bourbon, après un entretien avec M. d'Autichamp et -les principaux chefs vendéens, avait bientôt acquis la conviction que -si les anciens meneurs de la Vendée étaient disposés à s'agiter -encore, la population des campagnes, quoique royaliste, n'avait plus -assez d'ardeur pour braver les maux de la guerre civile, dont le -souvenir était resté vivant dans tous les esprits. Se sentant plus -embarrassant pour le pays qu'utile à la cause royale, le prince avait -déféré au conseil, qui lui était généralement donné, de se retirer. Un -officier de gendarmerie, le commandant Noireau, instruit de l'état des -choses, lui avait offert des passe-ports, à condition qu'il en userait -sur-le-champ, ce que le prince avait accepté sans hésitation. Il était -allé s'embarquer à Nantes, laissant la contrée non pas revenue à -Napoléon, mais paisible.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Clausel sur Bordeaux.</span> -Le général Clausel, envoyé dans la Gironde, s'était arrêté à -Angoulême, y avait reçu pour le compte de l'Empereur la soumission des -départements voisins, puis, réunissant une partie de la gendarmerie, -avait marché sur la Dordogne pour y rassembler des troupes, et remplir -sa mission à l'égard de la ville de Bordeaux.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Madame la duchesse d'Angoulême à Bordeaux.</span> -Il régnait dans cette grande cité une agitation extraordinaire, -<span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> produite par la présence de madame la duchesse d'Angoulême et -par celle de MM. Lainé et de Vitrolles. La population, royaliste par -intérêt et par conviction, désolée du retour de Napoléon qui allait -amener de nouveau la clôture des mers, s'était levée avec empressement -à la vue de madame la duchesse d'Angoulême (venue avec le prince son -époux pour célébrer le 12 mars), et avait promis de soutenir la cause -des Bourbons. Ces vives démonstrations se passaient en présence de -deux régiments, le 8<sup>e</sup> léger et le 62<sup>e</sup> de ligne, en garnison à -Bordeaux, et y assistant avec un silence peu rassurant. Tout faisait -présager qu'à l'aspect du drapeau tricolore arboré sur la rive droite -de la Gironde, ils éclateraient et feraient cesser une insurrection -sans consistance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Essai par M. de Vitrolles d'un gouvernement royal à -Toulouse.</span> -M. de Vitrolles après avoir communiqué à la princesse les intentions -du Roi, s'était transporté à Toulouse pour y établir le centre du -gouvernement royal dans le Midi. Il avait opéré des levées d'hommes et -d'argent, placé de sa propre autorité le maréchal Pérignon à la tête -des rassemblements royalistes, et tâché de maintenir la correspondance -entre Bordeaux où était restée madame la duchesse d'Angoulême, et -Marseille où était accouru en toute hâte M. le duc d'Angoulême. -<span class="sidenote" title="En marge">Présence de M. le duc d'Angoulême à Marseille.</span> -Le prince en effet s'était rendu à Marseille, et on devine d'après -l'esprit qui régnait dans cette ville, les manifestations véhémentes -auxquelles la population avait dû se livrer. Ayant toujours haï -l'Empire, menacée de nouveau de mourir de faim, après avoir rêvé -plutôt que goûté l'abondance, elle était en proie à une sorte de -fureur, et avait accueilli M. le duc d'Angoulême <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> avec des -transports qui tenaient du délire. Le maréchal Masséna commandait au -milieu de ces populations incandescentes avec le sang-froid dédaigneux -d'un homme de guerre qui avait réussi jadis à dompter les Calabres, et -que les cris de la multitude n'effrayaient guère. Accompagnant le -prince le jour de son entrée, il avait vu un groupe de femmes du -peuple qui tenaient leurs enfants dans leurs bras, se jeter au-devant -de son cheval, puis tomber à genoux, et lui dire dans l'idiome naïf du -pays: Maréchal, ne trahissez pas ce bon prince!—Prenant à peine garde -à ces démonstrations, n'aimant ni la dynastie qui s'en allait, ni -celle qui revenait, et déplorant les nouvelles convulsions qui -devaient coûter tant de sang à la France, il avait résolu de se -renfermer dans la stricte observation de ses devoirs militaires. -<span class="sidenote" title="En marge">Son plan de campagne sur le Rhône.</span> -Il -avait donné à M. le duc d'Angoulême deux régiments, le 83<sup>e</sup> et le -58<sup>e</sup>, et une colonne de volontaires avec lesquels ce prince devait -essayer, en remontant le Rhône, de reprendre Grenoble et Lyon. -<span class="sidenote" title="En marge">Attitude du maréchal Masséna.</span> -Le -maréchal Masséna qui ne voulait pas le suivre dans cette campagne -était resté à Marseille pour y maintenir l'ordre, et surtout pour -veiller sur Toulon, bien décidé à appesantir sa dure main sur -quiconque tenterait de livrer aux Anglais ce grand arsenal maritime.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se regarde comme rentré en possession de l'Empire; -idées qui le préoccupent.</span> -Tel était l'état des choses les 23 et 24 mars dans les diverses -parties de la France. Napoléon informé de la retraite de Louis XVIII, -de la soumission des provinces du Nord et de l'Est, certain dès lors -de la conservation des places frontières, ne doutant pas de la -soumission de la Vendée, au moins pour <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> le moment, ne tenait -aucun compte de l'insurrection du Midi, bien qu'elle s'étendît de -Bordeaux à Marseille. La conservation des places lui avait seule causé -quelque souci, car c'eût été un grand malheur que l'occupation par -l'ennemi d'une forteresse comme Lille, Metz ou Strasbourg. Rassuré sur -ce point important, délivré de la présence du Roi, qui n'eût été du -reste qu'un embarras, il se regardait comme remis en pleine possession -de l'Empire. S'il parvenait à concilier son autorité avec -l'indépendance toute nouvelle des esprits, et surtout à apaiser -l'Europe, ou à la vaincre, il était certain de recommencer un second -règne, moins éclatant peut-être, mais plus prospère que le premier, et -plus méritoire s'il savait substituer les douceurs bienfaisantes de la -paix aux sanglantes grandeurs de la guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, sans le dire, regardait la guerre comme -inévitable, et devant être terrible.</span> -Mais il avait toujours -douté, sans le dire, de l'apaisement de l'Europe, et en réalité il ne -comptait que sur une campagne courte et vigoureuse, exécutée avec les -ressources que la France un peu reposée, et trois cent mille soldats -revenus de l'étranger, offraient à son puissant génie militaire.</p> - -<p>Il n'était que depuis quelques jours dans Paris, et il avait déjà pu -s'apercevoir de la vérité de ses pressentiments, car tandis que tout -se soumettait dans l'intérieur, tout prenait au dehors un caractère de -violence inouïe. -<span class="sidenote" title="En marge">Déclaration du congrès de Vienne qui met Napoléon hors la -loi des nations.</span> -Les Bourbons en se retirant avaient répandu une -déclaration du congrès de Vienne qui était de la plus extrême gravité. -On avait d'abord révoqué en doute l'authenticité de cette déclaration, -et Napoléon avait favorisé ce doute qui lui convenait, mais aux -résolutions, au style, il n'avait <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> pu s'empêcher de -reconnaître la fureur de ses ennemis, fureur qu'il s'était attirée par -un intolérable abus de la victoire pendant plus de quinze années. -Selon cette déclaration, les puissances réunies à Vienne, considérant -que Napoléon Bonaparte, en violant le traité du 11 avril, avait -détruit le seul titre légal sur lequel reposât son existence, et -attenté au repos général, le mettaient hors la loi des nations, ce qui -le rendait passible du traitement réservé aux plus vils criminels. La -conclusion évidente, c'est que quiconque pourrait se saisir de lui -devrait le fusiller immédiatement, et serait considéré comme ayant -rendu à l'Europe un service signalé. Ce n'était pas envers un grand -homme, qui sans contredit avait tourmenté l'Europe, mais dont tous les -princes vivants avaient flatté et exploité la puissance et venaient -d'égaler l'ambition, ce n'était pas, disons-nous, envers ce grand -homme, un acte digne des mœurs du siècle, et l'orgueil, l'avidité, -la peur, pouvaient seuls, non pas justifier cet acte, mais -l'expliquer.</p> - -<p>Napoléon se réservait de le publier sous quelques jours, lorsqu'il -voudrait faire connaître à la France la situation tout entière. Pour -le moment, en rapprochant la déclaration du 13 mars de quelques autres -manifestations, il y voyait la réalisation de tout ce qu'il avait -prévu, et une raison de se préparer, sans perdre un instant, à -soutenir une lutte formidable. De nouvelles manifestations d'ailleurs, -conséquence de la déclaration du 13 mars, ne purent lui laisser aucun -doute. -<span class="sidenote" title="En marge">Les légations étrangères demandent toutes leurs -passe-ports.</span> -À peine M. de Caulaincourt avait-il mis le pied dans l'hôtel -de son <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> ministère, que les légations étrangères vinrent lui -demander leurs passe-ports. -<span class="sidenote" title="En marge">On les leur accorde, en donnant aux secrétaires d'ambassade -de Russie et d'Autriche des lettres pour Vienne.</span> -Pour les unes, telles que celles -d'Angleterre et de Russie, dont les chefs étaient absents, les -secrétaires avaient pris sur eux de faire cette demande; pour les -autres, comme celles d'Autriche, de Prusse, de Suède, de Danemark, de -Sardaigne, de Hollande, etc., les chefs de mission s'en étaient -chargés eux-mêmes, et malgré les efforts de M. de Caulaincourt pour -les retenir, ils avaient persisté dans la volonté de partir. M. de -Caulaincourt eut à ce sujet un long entretien avec M. de Vincent, -ambassadeur d'Autriche, chercha de toutes les manières à lui persuader -que la France voulait la paix, qu'elle entendait même rester fidèle au -traité de Paris; mais il parvint difficilement à s'en faire écouter, -et n'obtint seulement pas qu'il se chargeât de lettres de Napoléon -pour sa femme et pour son beau-père. Toutefois désirant quitter Paris -immédiatement, M. de Vincent consentit à ce que l'un des secrétaires -de la légation autrichienne qui partait un jour plus tard, emportât -les deux lettres. L'humilité était en ce moment l'un des calculs de -Napoléon: M. de Caulaincourt ne voulant cependant pas pousser ce -calcul trop loin, se contenta de bien constater les dispositions -pacifiques de son maître, mais ne mit aucun obstacle au départ des -représentants des diverses cours, et leur envoya leurs passe-ports le -jour même où ils les avaient réclamés.</p> - -<p>Tout en les laissant partir on profita de l'autorisation donnée par M. -de Vincent pour confier au secrétaire de la légation autrichienne une -lettre destinée à Marie-Louise, et une autre destinée à <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> -l'empereur François. La reine Hortense, fort liée avec la légation -russe depuis qu'Alexandre s'était constitué publiquement son -protecteur, écrivit longuement à ce monarque pour lui exposer de son -mieux les nouvelles dispositions de Napoléon, sous le double rapport -de la politique intérieure et extérieure. Elle remit cette lettre à M. -de Boutiakin, secrétaire de la légation russe, et l'un des étrangers -que sa bonne grâce avait rendus tout à fait bienveillants pour sa -personne, sinon pour sa cause. On se servit de la même voie pour -révéler à l'empereur Alexandre le traité secret d'alliance conclu le 3 -janvier entre Louis XVIII, l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse -et la Russie. On y ajouta quelques papiers laissés par M. de Blacas à -Paris, et tous propres à faire connaître à l'empereur Alexandre les -sentiments de ses alliés à son égard. La reine Hortense profita encore -du départ d'un intendant de son frère qui se rendait à Vienne, pour -écrire à différentes personnes, notamment à Marie-Louise, et leur -retracer avec les plus vives couleurs le rétablissement triomphal de -Napoléon sur le trône impérial, l'élan des populations vers lui, leur -éloignement invincible pour les Bourbons, dès lors la nécessité pour -l'Europe, si elle ne voulait pas s'exposer à une lutte sanglante, -d'accepter un fait désormais accompli, et qui ne troublerait ni la -paix, ni le partage qu'on avait fait à Vienne de presque tous les -États de l'univers.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">En réponse à la démarche des légations, on rappelle les -agents français au dehors.</span> -Le départ des légations, quoique fort menaçant, s'expliquait cependant -jusqu'à un certain point, car accréditées auprès de Louis XVIII, -elles étaient sans <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> pouvoirs pour rester auprès de Napoléon. -Rien à la vérité ne les eût empêchées d'attendre de nouveaux ordres, -mais leur empressement à partir ne pouvait être assimilé à une -déclaration de guerre, et il importait de ne point prévenir une telle -déclaration, et de mettre ainsi tous les torts du côté du congrès de -Vienne, qui n'était populaire ni en France ni en Europe. La seule -manière digne et non irritante de répondre à la démarche des légations -étrangères, c'était de rappeler les légations françaises, qu'il était -impossible de maintenir décemment auprès de princes qui avaient rompu -leurs relations avec nous, et qui se trouvaient composées pour la -plupart d'anciens émigrés, ennemis implacables de l'Empire. M. de -Caulaincourt adressa aux divers membres de ces légations une -circulaire, pour déclarer qu'on leur retirait leurs pouvoirs, qu'ils -étaient rappelés par conséquent sur le territoire national, et -devaient y rentrer immédiatement. En attendant, il les autorisait à -donner l'assurance que la France ne prendrait avec aucune puissance -l'initiative des hostilités, et se renfermerait dans la stricte -observation des traités existants.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Quelques différences de conduite à l'égard de certaines -cours.</span> -Il était impossible de dire ni de faire autre chose dans la situation -présente. Il y avait toutefois quelques différences de conduite à -observer à l'égard des diverses cours, et même quelques moyens -indirects à employer envers certaines d'entre elles, qu'il ne fallait -pas négliger quel qu'en pût être le résultat. La cour de Vienne, par -exemple, outre qu'elle était actuellement le siége du congrès, avait -pour Napoléon la qualité de cour parente, et il n'était peut-être -<span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> pas impossible de s'y ouvrir un accès. On savait que -l'Autriche était fort mécontente de la Russie et de la Prusse, qu'elle -avait failli entrer en guerre avec l'une et l'autre, et que plus d'une -fois elle avait regretté d'avoir autant grossi la puissance de la -Russie. La perspective d'avoir à Paris un gendre corrigé par le -malheur, contenu par de nouvelles institutions, de voir régner après -lui le fils d'une archiduchesse élevé par elle dans un esprit -assurément pacifique, cette perspective était de nature à provoquer de -sages réflexions, et à ramener peu à peu l'Autriche à d'autres -sentiments que ceux qui avaient dicté la déclaration du 13 mars. Un -homme pouvait beaucoup sous ce rapport, et cet homme était M. de -Talleyrand. Si on parvenait à le gagner, il devenait possible de -gagner la cour de Vienne elle-même. Napoléon ne savait pas alors à -quel point M. de Talleyrand s'était engagé dans la cause de la -légitimité, et à quel point surtout il s'était aliéné la cour de -Vienne en cédant à la jalousie que lui inspirait M. de Metternich. -<span class="sidenote" title="En marge">Mission secrète de M. de Montrond à Vienne.</span> -Néanmoins la conquête de M. de Talleyrand eût été d'un prix -inestimable, et par ce motif on imagina de lui envoyer un personnage -singulier, homme du monde fort connu dans les salons, fort inconnu -dans la politique, souvent employé dans certaines négociations -occultes, doué d'un esprit rare, d'une grande audace, présentant le -contraste qui se rencontre quelquefois d'un bon sens supérieur avec -une conduite désordonnée, et ayant sur M. de Talleyrand l'influence -d'un familier initié à tous les secrets de sa vie: -<span class="sidenote" title="En marge">Objet de cette mission.</span> -ce personnage -était M. de Montrond, et si quelqu'un <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> pouvait pénétrer à -Vienne, se faire écouter de M. de Talleyrand, enlever même -Marie-Louise et son fils, c'était lui, par son savoir-faire, ses -relations nombreuses et sa témérité sans pareille. Prisonnier de -Napoléon qui l'avait fait enfermer à Ham pour ses propos satiriques, -il avait eu l'art de s'évader, était rentré en France avec les -Bourbons, et aujourd'hui par goût des aventures, était prêt à tout -tenter même au profit de son ancien persécuteur. C'était le duc -d'Otrante, passé maître en fait de moyens occultes, qui avait songé à -employer M. de Montrond, et Napoléon réduit aux expédients y avait -consenti. On chargea ce singulier envoyé de lettres de M. de -Caulaincourt pour M. Meneval (resté, jusqu'alors, auprès de -Marie-Louise) et pour divers personnages influents. On l'autorisa à -traiter à toutes conditions avec ceux qui voudraient faire leur paix, -MM. de Talleyrand, de Dalberg et autres; on l'autorisa s'il parvenait -à s'introduire auprès de Marie-Louise, s'il la trouvait disposée à -s'enfuir, à lui en fournir les moyens, et on lui ouvrit les crédits -nécessaires pour que les ressources financières ne fissent pas défaut -à l'inépuisable fertilité de son esprit. Voilà par quelles voies -obscures Napoléon était réduit à passer, pour pénétrer auprès des -cabinets qu'il avait si longtemps dominés et humiliés! M. de Montrond -partit en même temps que les courriers d'ambassade qui portaient la -circulaire de rappel à nos légations, mais prévoyant que toutes les -frontières seraient fermées, il se fit donner le passe-port d'un abbé -attaché à la diplomatie romaine, et parvint ainsi à tromper les -polices européennes, et à gagner la <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> route de Vienne que nos -courriers ne pouvaient pas s'ouvrir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On ne rappelle point les agents français auprès de -l'Amérique, de la Suisse, de la cour de Rome et de la Porte.</span> -Indépendamment de cette mission secrète, on fit en rappelant nos -agents diplomatiques, quelques exceptions autorisées par les -convenances et commandées par la politique. M. Serurier, ministre de -France aux États-Unis, fut laissé à son poste, d'abord pour l'Amérique -qui s'était toujours montrée amie de l'Empire, et ensuite pour M. -Serurier lui-même qui s'y était conduit très-sagement. Les secrétaires -de légation qui se trouvaient en Suisse, à Rome, à Constantinople, -reçurent l'ordre d'y rester, et on leur donna même le titre de chargés -d'affaires. La Suisse, maintenant qu'elle était constituée, paraissait -jalouse de conserver sa neutralité, et cette neutralité couvrant une -partie importante de notre frontière, méritait qu'on fît des efforts -pour ne pas la compromettre. On savait la cour de Rome mécontente de -l'obstination des Bourbons à révoquer le concordat, et on lui fit -offrir avec l'abandon de toute idée de ce genre, la garantie de son -ancien territoire, les Légations comprises. Quant à la Porte, M. de -Rivière, nommé par Louis XVIII ambassadeur à Constantinople, fut -retenu à Toulon, et M. Ruffin, notre ancien chargé d'affaires, reçut -des instructions qui lui recommandaient de flatter de toutes les -manières le sultan Mahmoud. Le retour miraculeux de Napoléon pouvait -bien avoir frappé l'imagination sensible et superstitieuse des Turcs, -et les avoir ramenés à la cause impériale. Enfin, tout en rappelant de -Madrid M. de Laval, comme on connaissait les différends qui s'étaient -élevés entre <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> les deux maisons de Bourbon à l'occasion de -l'arrestation de Mina sur le territoire français, on dépêcha un -officier pour traiter la question de l'échange des prisonniers qui -n'avait pas été résolue jusqu'alors, et on autorisa même cet officier -à ne pas se renfermer dans l'objet apparent de sa mission. La -coalition fût-elle encore générale, c'était quelque chose que d'avoir -pour amis ou pour neutres l'Amérique, la Suisse, le Saint-Siége, la -Turquie et l'Espagne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne garde ces ménagements que pour laisser aux -puissances tout le tort de la guerre.</span> -Napoléon se prêtait à ces expédients pour se dire à lui-même qu'il -n'avait rien négligé, et pour prouver à la France qu'il avait sacrifié -tout orgueil personnel au désir de maintenir la paix. Mais il ne -comptait que sur son épée pour vaincre la mauvaise volonté des -puissances. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses plans pour l'armement de la France.</span> -Aussi profita-t-il de la soumission des provinces du Nord -et de l'Est pour arrêter sur-le-champ le plan de ses préparatifs -militaires. Arrivé le 20 mars au soir, il avait le 21 au matin invité -le maréchal Davout à se rendre à l'hôtel de son ministère, lui avait -désigné les commis de la guerre le plus au fait de cette vaste -administration, et les avait mandés eux-mêmes aux Tuileries afin de -leur donner ses premiers ordres. Sachant par expérience que la -formation des corps d'armée pressait plus encore que le recrutement -des régiments, parce que les corps une fois formés tout y affluait -bientôt, hommes et choses, il commença par prescrire cette formation, -et par affecter à chacun d'eux un état-major complet.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation de six corps d'armée sur les frontières, sous le -titre de corps d'observation.</span> -Avec les troupes qui étaient cantonnées dans le département du Nord -il composa le 1<sup>er</sup> corps, lui assigna <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> le comte -Drouet-d'Erlon pour général en chef, et Lille pour emplacement. Les -troupes parties de Paris sous le général Reille, durent constituer le -2<sup>e</sup> corps, et il leur assigna Valenciennes pour lieu de réunion. -<span class="sidenote" title="En marge">Emplacement de ces divers corps.</span> -Ce corps devait être le plus considérable, parce qu'il était destiné à -s'engager le premier à travers les masses ennemies. Quoiqu'il eût le -projet d'opérer par Maubeuge, Napoléon plaça le 2<sup>e</sup> corps un peu à -gauche, c'est-à-dire à Valenciennes, afin de mieux cacher ses -desseins<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p> - -<p>Le 3<sup>e</sup>, confié au général Vandamme, et cantonné autour de Mézières, -comprit les troupes dispersées dans les Ardennes et la Champagne. Le -4<sup>e</sup>, sous le général Gérard, établi autour de Metz, fut composé des -troupes de la Lorraine. Le 5<sup>e</sup>, destiné au général Rapp, avait -Strasbourg pour centre de formation, et pour éléments les régiments de -l'Alsace.</p> - -<p>Ces corps avaient l'avantage de couvrir chacune de nos frontières, et -de se prêter par leur situation à une concentration de forces que -Napoléon songeait à rendre rapide, et tout à fait imprévue, au moyen -de combinaisons profondes que nous ferons connaître en leur lieu. -Maubeuge était le point de cette concentration arrêté déjà dans son -esprit, et il la voulait opérer non-seulement par le reploiement des -ailes sur le centre, mais par celui de la queue sur la tête. Il -résolut par ce motif de former un 6<sup>e</sup> corps composé des troupes qu'il -aurait nécessairement à Paris, et qui par Soissons, Laon, la Fère, -seraient <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> promptement rendues à Maubeuge. Il confia ce 6<sup>e</sup> -corps au général comte de Lobau, qui commandait la première division -militaire. Nous avons déjà dit qu'en vue de rétablir la discipline -dans les régiments, il avait pris le parti de les faire passer presque -tous à Paris sous la main du comte de Lobau. -<span class="sidenote" title="En marge">Combinaison imaginée pour leur rapide concentration.</span> -Par cette raison, il -devait y avoir beaucoup de troupes dans la capitale, et il était -facile d'y composer un corps nombreux, vigoureusement constitué, -lequel partant de Paris en même temps que le 1<sup>er</sup> corps partirait de -Lille, le 4<sup>e</sup> de Metz, viendrait former avec le 2<sup>e</sup> et le 3<sup>e</sup> une -masse compacte à Maubeuge. C'est ainsi que Napoléon, avec un art -supérieur, faisait concourir à un même but les diverses combinaisons -commandées par les circonstances.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Reconstitution de la garde impériale.</span> -À ce 6<sup>e</sup> corps Napoléon ajouta la garde impériale, qu'il se proposait -de réorganiser sur une très-grande échelle. Il rétablit la vieille -garde sur le pied de quatre régiments de quatre bataillons (grenadiers -et chasseurs compris), et la jeune sur le pied de douze régiments de -deux bataillons, en y adjoignant une forte cavalerie et l'ancienne -réserve d'artillerie qui s'était signalée dans toutes les batailles du -siècle. Napoléon estimait qu'avec le 6<sup>e</sup> corps et la garde, il aurait -une réserve de 50 mille hommes, laquelle, jointe aux quatre corps -cantonnés de Lille à Metz, lui permettrait de prendre l'offensive à la -tête de 150 mille combattants (plus ou moins, selon le temps qui lui -serait laissé pour se préparer), et comme il n'indiquait d'aucune -manière le projet de prendre l'offensive, encore moins de la prendre -par Maubeuge, son plan pouvait être suffisamment <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> préparé en -restant suffisamment secret.</p> - -<p>Le 5<sup>e</sup> corps établi en Alsace, c'est-à-dire en dehors de ces -combinaisons, devait couvrir le haut Rhin, et devenir un second point -de concentration, si le fort de la guerre se portait de ce côté. Il -devait se lier avec les troupes que Napoléon destinait à garder les -Alpes, agir contre la Suisse si elle ne faisait pas respecter sa -neutralité, ou contre l'Italie si Murat, comme on avait raison de le -craindre, était trop faible pour occuper à lui seul les Autrichiens. -<span class="sidenote" title="En marge">Projet de former ultérieurement un 7<sup>e</sup> et un 8<sup>e</sup> corps.</span> -Ce corps étant placé en dehors des opérations du Nord, il lui fallait -pour chef un de ces hommes qui savent se conduire par eux-mêmes, et -n'ont pas besoin d'être menés par la main. Napoléon choisit le -maréchal Suchet. Il se proposa de former plus tard un 7<sup>e</sup> corps qui -surveillerait les Alpes-Maritimes, et enfin un 8<sup>e</sup> qui, s'il ne -servait à contenir les Espagnols peu dangereux dans le moment, -servirait à contenir le midi de la France dont les dispositions -restaient fort suspectes. Il destinait ce 8<sup>e</sup> corps au général -Clausel, actuellement chargé de réduire Bordeaux.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion immédiate des régiments et des états-majors au lieu -de formation de chaque corps.</span> -En prescrivant sur-le-champ la composition de ces corps, auxquels il -donna le titre de <cite>corps d'observation</cite> pour ôter à ce qu'il faisait -tout caractère de provocation, Napoléon avait encore trois mois pour -les organiser. Les généraux mis à leur tête, d'Erlon, Reille, -Vandamme, Gérard, Rapp, Suchet, parfaitement choisis sous tous les -rapports politiques et militaires, reçurent ordre de se transporter -sans perte de temps sur les lieux, et de réunir leurs troupes hors des -places. Pour cela, chaque régiment en se rendant à son corps dut -verser tous ses hommes <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> disponibles dans ses deux premiers -bataillons, et laisser le cadre du troisième dans les places pour y -faire fonction de dépôt. Ayant un très-grand nombre d'officiers à la -demi-solde, Napoléon décréta la formation immédiate dans chaque -régiment du quatrième, du cinquième et du sixième bataillon. -<span class="sidenote" title="En marge">Formation des quatrième et cinquième bataillons.</span> -Lorsque -les hommes, appelés par les moyens que nous allons exposer, seraient -rendus au dépôt, on devait remplir d'abord le troisième bataillon qui, -devenu bataillon de guerre à son tour, irait rejoindre son régiment au -corps d'armée. Le quatrième, le cinquième feraient de même, au fur et -à mesure de l'arrivée des hommes au dépôt.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière de se procurer le personnel nécessaire à ces -diverses créations.</span> -Cette organisation si simple étant arrêtée, restait à se procurer les -moyens de recrutement. Voici comment s'y prit Napoléon pour les -trouver.</p> - -<p>Il y avait sous les drapeaux au 20 mars 1815 180 mille hommes, et 50 -mille en congé de semestre, qui devaient au premier appel porter -l'effectif total à 230 mille hommes. C'était bien peu, et pourtant on -n'était parvenu à ce chiffre que par suite de l'armement demandé par -M. de Talleyrand à Louis XVIII. La France heureusement possédait en -soldats rentrés et laissés dans leurs foyers une masse d'hommes bien -plus considérable. Si on se reporte à ce que nous avons déjà dit (tome -XVIII) de l'organisation de l'armée sous les Bourbons, on comprendra -parfaitement ce que nous allons exposer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Quelles étaient en 1814 les forces de la France dans toute -l'Europe.</span> -Au moment de l'abdication de Napoléon, il y avait en France et en -Europe le nombre suivant de soldats français de toutes armes, les uns -réunis en <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> corps d'armée, les autres tenant garnison dans les -places lointaines, ou restés comme prisonniers dans les mains de -l'ennemi. Pendant la campagne de 1814 Napoléon avait 65 mille hommes -sous son commandement direct, le général Maison 15 mille, le maréchal -Soult 36 mille, le général Decaen 4 mille, le maréchal Suchet 12 -mille, le maréchal Augereau 28 mille, total 160 mille combattants -composant l'armée active. Les places de l'intérieur en contenaient 95 -mille, ce qui portait à 255 mille à peu près l'effectif réel sur le -territoire français. Il était resté 24 mille hommes dans les garnisons -de la Catalogne, 30 mille dans celles du Piémont et de l'Italie, plus -32 mille défendant l'Adige sous le prince Eugène, et ramenés en France -par le général Grenier. À Magdebourg, à Hambourg, et dans les diverses -places d'Allemagne, il y avait 60 mille hommes, et 40 mille dans les -places cédées par la convention du 23 avril, telles qu'Anvers, Wesel, -Mayence, etc., ce qui faisait un total de 186 mille hommes pour les -garnisons de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Belgique. -On devait recouvrer 130 mille prisonniers de Russie, d'Allemagne, -d'Angleterre, bien que le nombre en fût plus considérable en réalité. -Si tous ces soldats s'étaient trouvés dans l'intérieur, la France -aurait possédé un armement formidable, car indépendamment d'une -quarantaine de mille hommes en gendarmes, vétérans, états-majors, -qu'il faut toujours dans les comptes français ajouter au chiffre de -l'effectif total, elle aurait eu de 600 à 610 mille soldats, la -plupart aguerris, et une moitié au moins ayant fait toutes nos -guerres. Si en 1815 Napoléon <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> avait pu réunir ce personnel -entier autour de lui, il eût été invincible et la France avec lui. -Mais voici ce qu'étaient devenues ces masses d'hommes depuis la paix.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qu'étaient devenues ces forces depuis leur rentrée en -1814.</span> -Après l'abdication de Fontainebleau, la désertion, comme on l'a vu, -s'était introduite parmi les soldats. Les uns par une sorte de dépit -patriotique, les autres par aversion du service dont ils n'avaient -connu que les horreurs, avaient quitté le drapeau, que l'autorité -militaire ne mettait plus grand intérêt à défendre. On estime que 170 -ou 180 mille hommes désertèrent à cette époque, soit parmi les troupes -stationnées sur le territoire, soit parmi celles qui rentraient. Il en -serait resté encore près de 420 mille dans les rangs, mais le budget -de la Restauration, ainsi que nous l'avons dit, permettait à peine -d'en payer le tiers. Il fallut donc se débarrasser du surplus par -divers moyens. On renvoya chez eux 25 mille hommes, devenus étrangers -par suite des cessions de territoire. -<span class="sidenote" title="En marge">La Restauration obligée de les congédier faute de pouvoir -les payer.</span> -On congédia par ordonnance ceux -qui appartenaient à la conscription de 1815, ce qui en fit partir -encore 46 mille; enfin on délivra des congés définitifs à 115 mille -sujets de tout âge, comme ayant suffisamment payé leur dette à la -patrie, ou ayant acquis au service de l'État des infirmités plus ou -moins graves. L'effectif se trouva ainsi réduit à 230 mille hommes, et -comme tout faible qu'il était on ne pouvait le payer, le ministre de -la guerre en laissa encore 50 mille en congé de semestre, ce qui -réduisit à 180 mille le nombre de soldats réellement présents au -drapeau.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Comment s'y prend Napoléon pour rappeler en 1815 la partie -recouvrable de cet immense personnel.</span> -Tel était l'état exact de nos forces au 20 mars <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> 1815: 180 -mille hommes sous les drapeaux, et 50 mille en congé, que sur un ordre -des bureaux de la guerre on avait la faculté de réunir immédiatement. -Par conséquent la première mesure à prendre était de rappeler ces 50 -mille hommes; mais en les rappelant et en portant ainsi l'effectif à -230 mille, il était impossible par ce seul moyen de former les trois -premiers bataillons de guerre à 500 hommes chacun, et encore moins de -commencer la composition des quatrièmes et cinquièmes bataillons. Il -fallait donc de toute nécessité d'autres appels. La conscription, -rendue odieuse par Napoléon, et imprudemment abandonnée par les -Bourbons, ne pouvait être de nouveau employée sans réveiller à -l'instant les plus tristes souvenirs. Il restait la ressource de -puiser dans l'immense personnel rentré en France, et dispersé sur -toute l'étendue du territoire. La meilleure partie de ce personnel, -par les sentiments et par l'expérience de la guerre, c'étaient les -prisonniers revenus de l'étranger. Mais la plupart rentrés récemment, -étaient aux drapeaux, car c'était pour leur faire place qu'on avait -renvoyé les autres. On ne pouvait s'adresser aux 115 mille congédiés -définitivement, puisqu'ils se trouvaient en possession de leur -libération absolue, ni aux congédiés à titre d'étrangers, puisqu'ils -avaient quitté le territoire. On était donc réduit à la masse de ceux -qui avaient déserté, et enfin comme dernière ressource aux conscrits -de 1815. On avait considéré ceux qui avaient déserté comme en congé -sans solde, afin de n'avoir pas à sévir contre eux. On pouvait donc -les rappeler, et sur 160 mille <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> environ restés sujets de la -France, on espérait en reprendre la moitié, c'est-à-dire 80 mille, ce -qui devait porter l'effectif de 230 à 310 mille hommes, ou 300 mille -net. Mais ce nombre était encore fort insuffisant, et il fallait -nécessairement recourir à la conscription de 1815. Cette conscription -avait été levée par décret en 1814, décret qu'aucun acte n'avait -aboli. On était donc autorisé à l'invoquer et à s'en servir, moyennant -toutefois une décision du Conseil d'État, facile à obtenir. Alors sans -décréter de nouvelle conscription on devait avoir encore une source de -recrutement assez abondante. Cette classe n'était pas loin de 140 -mille hommes, lesquels avaient été congédiés par ordonnance royale. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon compte sur une armée active de 400 mille hommes.</span> -En tenant compte du défaut de temps, et de la mauvaise volonté de -certaines provinces, le total de la classe ne devait pas donner moins -de cent mille hommes, ce qui aurait porté l'armée de ligne à 400 -mille, le plus grand nombre ayant fait la guerre, ou ayant au moins -figuré quelque temps sous les drapeaux, avantage considérable, et qui -devait beaucoup ajouter à la force numérique de cet effectif.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Afin de pouvoir la rendre disponible tout entière, Napoléon -songe à mobiliser une partie des gardes nationales.</span> -Pour qu'une pareille armée fût suffisante, et pût résister à la -coalition, il fallait qu'elle fût convertie tout entière en armée -active, et qu'elle n'eût pas de places à garder. Il s'offrait un moyen -que Napoléon entrevit sur-le-champ, c'était un appel aux gardes -nationales, combiné de façon à ne prendre que la partie capable de -servir, et à ne recourir à elle que dans les provinces animées d'un -ardent patriotisme. Dès cette époque il existait dans nos lois une -disposition qui permettait de faire un pareil choix. <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> -<span class="sidenote" title="En marge">À quel nombre pouvaient s'élever les gardes nationales -mobilisables.</span> -En formant à part les compagnies d'élite, sous le titre de grenadiers et -de chasseurs (manière de procéder empruntée à nos régiments -d'infanterie), les autorités locales, chargées du recensement, avaient -le moyen de n'introduire dans ces compagnies que les hommes jeunes, -valides, ayant les goûts militaires, quelquefois même ayant servi, -n'étant de plus ni mariés, ni nécessaires à leurs familles. On l'avait -déjà fait en 1814, et à Fère-Champenoise on avait eu un exemple de ce -que pouvaient des gardes nationaux ainsi choisis. Il suffisait donc de -développer l'institution des compagnies d'élite pour se procurer un -précieux supplément à l'armée active, et cette opération devait être -singulièrement facilitée par la présence dans les campagnes d'un grand -nombre d'anciens soldats rentrés, et d'un nombre plus grand encore de -petits acquéreurs de biens nationaux. Avec des comités de recrutement -bien composés dans chaque arrondissement, il était facile, en prenant -les anciens militaires et les citoyens qui se distinguaient par la -vivacité de leurs sentiments, de former des bataillons de 5 à 600 -hommes chacun, propres à un très-bon service. La quantité considérable -des officiers à la demi-solde ajoutait à la facilité de lever ces -bataillons celle de les enfermer dans de bons cadres. Napoléon avait -calculé qu'en levant ainsi le trentième de la population, on réunirait -près d'un million d'hommes, et en bornant cet appel aux provinces -frontières, exaspérées par la dernière invasion, et voisines -d'ailleurs des places fortes qu'il s'agissait de garder, on aurait -aisément 400 bataillons, qui seulement à 500 hommes chacun, -procureraient <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> 200 mille soldats. Il ne serait pas difficile -de persuader à des Lorrains de défendre Thionville, Nancy, Metz, à des -Alsaciens de défendre Strasbourg, à des Francs-Comtois de défendre -Besançon, à des Dauphinois de défendre Grenoble, Embrun, Briançon. En -se réduisant pour le moment aux Ardennes, à la Champagne, à la -Bourgogne, à la Lorraine, à l'Alsace, à la Franche-Comté, au Lyonnais, -à l'Auvergne, au Dauphiné, la réunion de 200 mille hommes de -compagnies d'élite était certaine, et alors l'armée de ligne devenait -disponible dans sa totalité. Outre que les hommes jetés dans les -places devaient y former d'excellentes garnisons, ils pouvaient, ceux -du moins qui seraient les mieux organisés, composer des divisions de -réserve, capables d'aider utilement l'armée active, et même de marcher -dans ses rangs. L'armée serait ainsi dédommagée de ce qu'elle aurait -laissé à ses dépôts, et retrouverait son effectif de 400 mille hommes, -qui dans la main de Napoléon était suffisant pour écraser la -coalition, si toutefois on avait le temps d'exécuter ces diverses -créations. La France était donc en mesure d'opposer à l'Europe 600 -mille combattants, dont 400 mille de troupes actives, et 200 mille de -garnisons. C'était assez pour une campagne, quelque sanglante qu'elle -fût, et si cette campagne tournait bien, il était probable que la -coalition n'en ferait pas une seconde. Il devenait dès lors possible, -en ne se montrant pas trop exigeant, d'aboutir à une paix modérée, -infiniment plus avantageuse que celle de Paris.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ordre dans lequel Napoléon prescrit les mesures relatives à -l'armement de la France.</span> -Tels furent les principes sur lesquels Napoléon <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> fonda son -plan de résistance nationale à l'étranger. La présence d'une immense -quantité d'anciens soldats rentrés, l'esprit des campagnes irritées -contre la noblesse et le clergé, l'existence d'un grand nombre -d'officiers à la demi-solde, rendaient ce plan beaucoup plus facile à -réaliser qu'il ne l'eût été dans des circonstances ordinaires.</p> - -<p>Napoléon à qui son expérience administrative enseignait comment et à -quel moment il fallait exécuter chaque chose, prescrivit ces diverses -mesures dans l'ordre convenable. S'il eût essayé de les entreprendre -toutes à la fois, bien qu'il eût de fortes raisons de se hâter, il en -serait résulté, outre beaucoup de confusion, une émotion dans les -esprits plus vive qu'il ne lui convenait encore de la produire. Il ne -voulait rien cacher, mais il ne voulait pas que le lendemain même de -son arrivée fût le signal d'une sorte de levée en masse, car on -n'aurait pas manqué d'attribuer à ses goûts, au lieu de l'attribuer à -la nécessité, cet appel désespéré au dévouement du pays.</p> - -<p>Par ce motif il résolut de commencer ses opérations par l'ordre de -rejoindre, expédié aux hommes en congé de semestre. Quelques jours -après un décret devait rappeler sous les drapeaux les militaires qui -les avaient quittés sans autorisation, et ensuite le Conseil d'État -devait prononcer sur la question de savoir si le décret qui avait levé -la conscription de 1815 était encore valable. Si on eût prétendu -exécuter ces trois opérations à la fois, les autorités locales et la -gendarmerie n'y auraient pas suffi, et quelques jours d'intervalle -entre chacune <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> d'elles n'étaient pas de trop. Du reste, les -soldats en congé de semestre, les anciens militaires échappés au -drapeau sans ordre, étaient déjà plus ou moins formés au métier des -armes, et pourvu qu'ils fussent habillés et armés le jour de leur -arrivée au corps, ils pouvaient figurer tout de suite dans les -bataillons de guerre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation de la garde impériale.</span> -Napoléon se proposant de réorganiser la garde impériale en fit revenir -les cadres à Paris, et afin de fournir aux anciens militaires un motif -de plus de reprendre du service, il décida que tous les hommes valides -qui avaient porté les armes, et qui demanderaient à entrer dans la -garde, seraient admis dans les douze régiments de jeune garde qu'on -allait créer. Il y avait là de quoi en attirer douze ou quinze mille.</p> - -<p>Ne voulant pas sacrifier un seul corps de troupes à des emplois -accessoires, Napoléon ordonna d'expédier pour la Corse les bâtiments -disponibles à Toulon, afin de ramener trois régiments d'infanterie qui -se trouvaient dans cette île. Il profita de ce que les Anglais -continuaient de ménager le drapeau blanc, pour le laisser sur les -bâtiments de la marine de l'État, en faisant prendre toutefois la -cocarde tricolore aux équipages. Grâce à cette ruse, il pouvait -recouvrer avec ces trois régiments les éléments d'une bonne division -pour le 7<sup>e</sup> corps qui, faute de ressources, n'était encore qu'en -projet.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures relatives à la cavalerie.</span> -Ces soins donnés à l'infanterie il s'occupa de la cavalerie qui ne -pouvait manquer de redevenir superbe, à la seule condition d'avoir des -chevaux. En effet, les principales ressources du recrutement -consistant en hommes qui avaient déjà servi, il y avait <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> -possibilité de n'admettre dans la cavalerie que des sujets tout -formés, ce qui était bien plus important pour cette arme que pour -celle de l'infanterie. Les 180 mille hommes composant l'effectif au -1<sup>er</sup> mars comprenaient à peu près 20 mille cavaliers. Napoléon -résolut de porter tout de suite cette cavalerie à 40 mille hommes, et -dès qu'il le pourrait à 50 mille. L'administration royale avait passé -des marchés pour 4 mille chevaux. -<span class="sidenote" title="En marge">Rétablissement du dépôt de Versailles.</span> -Il ordonna l'exécution immédiate de -ces marchés, et ensuite il rétablit le grand dépôt de Versailles qui, -sous la direction du général Bourcier, lui avait été si utile en 1814. -Il prescrivit à ce général de se rendre sur-le-champ à Versailles, de -s'emparer de tous les locaux qu'il avait occupés un an auparavant, et -d'y réunir en masse des équipements et des chevaux. Il lui ouvrit un -crédit de plusieurs millions pour payer comptant les chevaux que les -paysans amèneraient.</p> - -<p>Moyennant qu'ils envoyassent à Versailles leurs hommes à pied les -régiments de cavalerie étaient donc assurés d'y trouver de quoi -suppléer à tout ce qui leur manquait, et comme l'armée active allait -s'organiser entre Lille et Paris, ils n'avaient pas beaucoup de chemin -à faire pour se monter et s'équiper. -<span class="sidenote" title="En marge">Divers modes employés pour se procurer des chevaux.</span> -Napoléon espérait tirer de la -maison du Roi licenciée deux à trois mille chevaux tout formés; il se -proposait en outre d'en prendre quelques mille à la gendarmerie, en -remboursant immédiatement aux gendarmes la valeur de leur monture. -Enfin il fit partir de Paris des officiers de cavalerie, qui, en -courant les campagnes avec de l'argent, devaient, selon lui, ramener -dix ou quinze mille chevaux. <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> L'expérience qu'il venait de -faire dans sa marche du golfe Juan à Grenoble lui persuadait qu'on les -trouverait, moyennant qu'on se présentât partout l'argent à la main. -Il avait pour maxime que, dans les moments d'urgence, c'est par la -variété des moyens qu'on réussit, parce que si ce n'est l'un, c'est -l'autre qui procure les objets qu'on est pressé d'obtenir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Soins donnés à l'artillerie.</span> -L'artillerie étant l'arme qui exige le plus de temps pour être mise en -campagne, même quand le matériel existe, il prescrivit de la faire -sortir des arsenaux, et de la diriger vers chaque corps d'armée. Il -restait un assez grand nombre de chevaux d'artillerie, débris de notre -ancien état militaire, placés en dépôt chez les paysans. Napoléon -ordonna de les reprendre, et d'en acheter sur-le-champ la quantité -nécessaire pour atteler une puissante artillerie, qui ne devait pas -être de moins de trois pièces par mille hommes. Enfin il décréta la -formation à Vincennes d'un parc de 150 bouches à feu pour reconstituer -l'ancienne réserve de la garde.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ouvrages de fortification.</span> -Après s'être occupé de la composition de l'armée, Napoléon donna son -attention aux ouvrages de fortification. -<span class="sidenote" title="En marge">Mesures pour la défense de Paris.</span> -Ayant apprécié par la fatale -journée du 30 mars 1814 le rôle que la capitale était appelée à jouer -dans la défense de l'Empire, il était résolu d'entourer Paris -d'ouvrages aussi solides qu'on pourrait les construire en trois mois, -et de couvrir ces ouvrages d'une artillerie formidable. L'expérience -lui ayant également appris l'importance qu'il fallait attacher en cas -d'invasion, aux places de La Fère, Soissons, Château-Thierry, -Langres, Béfort, il projeta <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> de les fortifier en proportion du -temps dont il disposerait, et comme il y avait encore beaucoup -d'autres points qui pouvaient devenir momentanément utiles, il forma -une commission de généraux pour faire une rapide étude de toutes nos -frontières, et désigner non-seulement les villes, mais les passages de -montagnes et de forêts susceptibles de résistance. Quant aux grandes -places, considérées depuis longtemps comme le boulevard du territoire, -il ordonna de les réparer, de les armer, de les approvisionner, de les -mettre, en un mot, en complet état de défense.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La marine appelée à concourir à cette défense.</span> -La marine, dans la situation actuelle, ne pouvait être d'aucune -utilité, car une victoire navale, dût-on la remporter, n'aurait pas -couvert Paris. Avec sa fertilité d'esprit accoutumée, Napoléon imagina -de faire concourir la marine à la protection du territoire, ce qui -devait avoir le double avantage de procurer du pain aux matelots -privés d'emploi par la clôture des mers, et d'utiliser les bras -robustes de soixante mille hommes aussi zélés que braves. Il décida -qu'on les formerait en vingt régiments sous des officiers de mer, -qu'on en laisserait une partie sur le littoral pour la garde de nos -ports et de nos côtes, et qu'on en amènerait 30 mille aux environs de -la capitale, pour contribuer à sa défense. Il avait en outre, le -projet de distribuer quelques mille canonniers de marine sur les -ouvrages de Paris, et de leur donner à servir deux ou trois cents -bouches à feu de gros calibre, qui devaient être amenées de Brest, de -Cherbourg, de Dunkerque, et de toutes les parties du littoral.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Création d'ateliers d'habillement.</span> -Restait à pourvoir de vêtements et d'armes les nombreux soldats -appelés sous les drapeaux. L'habillement présentait de grandes -difficultés à cause du peu de temps qu'on avait. Avec de l'argent, il -était possible de diminuer ces difficultés. Napoléon manda auprès de -lui les fournisseurs ordinaires de l'État, et leur fit payer en -valeurs réelles 16 millions qui leur étaient dus, et que la -Restauration n'avait pas encore acquittés. À ce prix, Paris et les -principales villes allaient se couvrir d'ateliers extraordinaires, et -au moyen d'une surveillance incessante, on avait l'espérance de -satisfaire aux plus urgents besoins. Napoléon ne demandait pour chaque -soldat de ligne qu'une capote, une veste, un pantalon, et quant à la -garde nationale, il avait adopté une blouse d'uniforme qui devait -suffire au service dans les places.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réparation et fabrication des armes à feu.</span> -L'armement était plus difficile encore. Napoléon se rappelait que les -fusils avaient manqué dans la dernière campagne, et que par ce motif -vingt mille hommes des faubourgs n'avaient pu concourir à défendre la -capitale. Il espérait, comme on vient de le voir, porter l'armée de -ligne à 310 mille hommes par l'appel des semestriers et des déserteurs -de 1814, et à 400 mille par l'appel de la conscription de 1815. Enfin, -il comptait sur un complément de 200 mille gardes nationaux qui -élèveraient le total des défenseurs du pays à 600 mille, et à 660 -mille avec les marins.</p> - -<p>Il lui fallait donc au moins 600 mille fusils pour les premiers jours -de juin, époque où il supposait que les hostilités commenceraient. Il -y en avait à <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> peu près 200 mille, soit dans les mains des -soldats, soit dans les divers dépôts. Il en existait 450 mille neufs -dans les magasins, ce qu'on devait au duc de Berry qui n'avait cessé -de réclamer et de presser la fabrication des armes à feu. Restait par -conséquent à s'en procurer 250 mille. Les soldats revenus de -l'étranger avaient rapporté un grand nombre de fusils qui pouvaient -servir moyennant quelques réparations; mais ces fusils étaient -dispersés sur toutes les frontières, et le plus souvent dans des lieux -où il était impossible d'organiser des ateliers. Napoléon résolut de -les faire transporter à Paris, où il en avait déjà 40 mille à réparer, -mais où les moyens de réparation et de fabrication allaient devenir -considérables par la création de nouveaux ateliers. Il répartit les -autres entre les places fortes, depuis Grenoble jusqu'à Strasbourg, -depuis Strasbourg jusqu'à Lille. Il comptait en avoir réparé 200 -mille, et fabriqué 50 mille en deux mois. Il se flattait d'atteindre -ainsi le chiffre de 600 mille, répondant à celui des hommes appelés -sous les drapeaux. Son projet était, dans les six derniers mois de -1815, de pousser la fabrication des fusils neufs à 300 mille au moins, -afin de pourvoir aux consommations, et de se mettre en mesure d'armer -de nouveaux bras. Mais pour cela il prescrivit la formation d'ateliers -extraordinaires à Paris et aux environs, en y employant des ébénistes, -des serruriers, des horlogers même, dirigés par des officiers -d'artillerie. Il fit payer aux fabricants de l'État 1800 mille francs -qui leur restaient dus, et mettre en outre à leur disposition tous -les fonds dont ils auraient besoin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Moyens financiers employés pour suffire aux -dépenses de cet armement général.</span> -C'était l'habile ministre des finances de la première restauration, M. -Louis, qui, sans savoir pour qui il travaillait, avait préparé les -moyens financiers dont Napoléon allait se servir pour assurer la -défense du territoire. Grâce à la paix et au maintien courageux des -contributions indirectes, M. Louis avait rétabli la perception des -impôts ordinaires, et fait affluer leurs produits au Trésor. De plus, -par son exactitude à reconnaître les dettes de l'État, et par -l'heureuse combinaison des <em>reconnaissances de liquidation</em>, il -s'était ménagé les précieuses facilités de la dette flottante, qui -permettent d'anticiper sur les revenus de l'année, et procurent ainsi -au trésor d'un grand État la disponibilité de toutes ses ressources. -Cet habile ministre avait donc laissé en se retirant, outre la -perception régulière et facile des impôts ordinaires, la possibilité -d'en devancer le produit par une création de cinquante ou soixante -millions de bons du Trésor. Cette ressource, avec celle des impôts -courants, suffisait pour les premiers mois, les dépenses n'étant point -à cette époque ce qu'elles sont devenues depuis. Dans trois mois on -devait avoir la paix ou une bataille décisive, après laquelle, si on -était vainqueur, on ne serait point embarrassé pour remplacer au -budget la portion du revenu absorbée d'avance. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces moyens dus en grande partie au baron Louis.</span> -Par cette prompte et -heureuse création du crédit, due au baron Louis, MM. Mollien et de -Gaëte avaient trouvé tous les services à jour, et des latitudes pour -dépenser cinquante millions au delà des recettes courantes. C'était -tout ce qu'il fallait dans les mains créatrices et économes de -Napoléon, pour subvenir <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> aux premiers armements, sans recourir -à des moyens extraordinaires et inquiétants<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Grâce à cet ensemble de mesures, Napoléon se flatte d'avoir -sous quelques mois 400 mille hommes d'armée active, et 200 mille de -garnison dans les places.</span> -Grâce à cet ensemble de moyens, Napoléon était à peu près certain -d'avoir sous quelques mois 400 mille hommes de troupes actives, 200 -mille de troupes de garnison, les unes et les autres pourvues du -matériel nécessaire, et d'avoir approché d'autant plus de ces nombres, -que la guerre serait plus différée. Dans les grandes opérations -administratives, c'est la prévoyance sachant saisir l'ensemble aussi -bien que les détails, n'oubliant rien, et n'ajournant rien parce -qu'elle n'oublie rien, c'est la prévoyance, disons-nous, qui assure -les résultats dans le temps quelquefois fort court qu'on peut leur -consacrer. C'est lorsqu'on n'embrasse pas tout d'une seule vue, et -que ne prévoyant pas tous les détails, <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> on laisse au temps le -soin de vous les révéler successivement, c'est alors qu'on est exposé -à être en retard, parce que les parties non prévues n'étant pas -entreprises avec les autres, se trouvent ajournées dans l'exécution, -et qu'on se voit souvent arrêté par l'omission en apparence la moins -importante.</p> - -<p>Pour quiconque a une idée de l'administration des États, il sera -facile de reconnaître dans l'exposé que nous venons de faire des -préparatifs de Napoléon, qu'il n'y manquait pas un seul des objets -dont se compose un vaste armement, que tous étaient prévus, ordonnés -sans tâtonnements, et avec une sûreté dans le choix des moyens qui ne -pouvait appartenir qu'au plus grand génie mûri par la plus grande -expérience. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon commence l'exécution des mesures projetées, par -celles qui n'exigent aucune publicité.</span> -Il faut ajouter que dans l'exécution de ces mesures, il -était soigneusement <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> tenu compte des considérations de la -politique. Ainsi la formation immédiate des corps d'armée, si -essentielle pour leur bonne organisation, et palliée autant que -possible par la qualification de <cite>corps d'observation</cite>, l'appel des -semestriers, la création instantanée des quatrièmes et cinquièmes -bataillons, le rétablissement du dépôt de Versailles, le transport des -armes dans les lieux de réparation, enfin la formation au ministère de -l'intérieur de bureaux auxquels devait ressortir la garde nationale, -étaient des mesures urgentes, et qu'à aucun prix il ne fallait -différer. Mais elles avaient l'avantage de pouvoir dans les premiers -moments s'exécuter par simple correspondance administrative. Dans dix -ou quinze jours, lorsque la situation serait éclaircie, lorsqu'il n'y -aurait plus à cacher l'hostilité <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> déclarée de l'Europe, -lorsqu'il faudrait avertir le pays, et, loin de craindre de le -troubler, l'émouvoir au contraire sur ses dangers, les autres mesures -qu'il était impossible d'entreprendre en secret, telles que l'appel et -le triage des anciens militaires déserteurs de leurs corps, la -mobilisation des gardes nationales, la décision du Conseil d'État sur -la conscription de 1815, les levées de chevaux, la création d'ateliers -extraordinaires, les mouvements de terre autour de Paris, auraient -leur tour, sans qu'il y eût un jour perdu, puisque ces mesures ne -pouvaient administrativement venir qu'après les autres, et l'éclat -qu'elles feraient serait dès lors sans inconvénient, puisque la -politique, au lieu de se taire, commanderait de parler très-haut.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tout son plan conçu, arrêté et ordonné du 25 au 27 mars.</span> -C'est le 24 mars, quatre jours après son entrée dans Paris, que -Napoléon avait été rassuré sur l'évacuation du territoire par les -Bourbons. C'est le 25, le 26, le 27 mars, que les résolutions dont on -vient de lire l'exposé furent conçues, directement transmises aux -principaux chefs des bureaux de la guerre, même avant que le maréchal -Davout eût pu se familiariser avec les hommes et les choses dont se -composait son ministère. En attendant que le ministre fût au courant, -les mesures pour l'armement de la France étaient décidées et -ordonnées, de manière qu'il n'avait plus qu'à en suivre l'exécution -sous la direction et la surveillance de son infatigable maître. -Appliquant la même vigueur d'impulsion au ministère de l'intérieur, -Napoléon indiqua au ministre Carnot un choix excellent pour diriger -les bureaux de la garde nationale, celui du général Mathieu <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> -Dumas, qui présentait une réunion de qualités militaires et civiles -parfaitement adaptées à la double nature de la milice qu'il était -chargé d'organiser. Il prescrivit au général Mathieu Dumas de préparer -sans bruit mais sur-le-champ le travail relatif à la mobilisation des -gardes nationales. -<span class="sidenote" title="En marge">Révision des grades militaires conférés par les Bourbons.</span> -Napoléon s'occupa aussi de la révision des grades -militaires accordés par les Bourbons, et qui avaient été trop -prodigués pour qu'il fût possible de les maintenir tous. Il posa sur -cette matière quelques principes sûrs et équitables, et remit à une -commission de généraux, jouissant de la confiance publique, le soin de -les appliquer. Il décida lui-même la question pour les maréchaux. -<span class="sidenote" title="En marge">Traitements employés à l'égard des maréchaux Marmont, -Augereau, Berthier, Soult, Macdonald, etc.</span> -Dans -son décret de Lyon, qui exceptait treize personnes de l'oubli promis à -toutes, il avait compris les maréchaux Marmont et Augereau. Il n'eut -pas le courage de persévérer à l'égard d'Augereau, qui, étant -gouverneur à Caen, venait d'expier sa proclamation de Lyon par une -proclamation des plus violentes contre les Bourbons. Il persista quant -au maréchal Marmont, et laissa son nom sur le décret, dont l'exécution -était du reste ajournée. Napoléon résolut de retrancher de la liste -des maréchaux, en leur réservant des pensions proportionnées à leurs -anciens services, les maréchaux Oudinot, Victor, Saint-Cyr, qui -avaient chaudement épousé la cause des Bourbons. Il songeait, en -agissant ainsi, bien moins à punir qu'à créer des vacances pour ceux -qui se dévoueraient encore à la défense de la France. Trois autres -maréchaux, Berthier, Soult, Macdonald, se trouvaient dans une -position à peu près semblable. Napoléon différa sa <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> -résolution relativement à eux. Il était si attaché à Berthier, qu'il -lui en coûtait beaucoup de se montrer sévère envers cet ancien -serviteur, et il lui fit dire qu'il oublierait bien volontiers ses -faiblesses de père de famille, à condition d'un prompt retour à Paris. -Quant au maréchal Soult, il ne le croyait point inflexible, et le -supposait très-irrité contre les Bourbons, qui, après l'avoir exposé à -de si étranges contradictions, l'en avaient si mal récompensé. Il ne -prit aucune mesure à son égard, pas plus qu'à l'égard du maréchal -Macdonald, dont il avait pu apprécier le noble caractère. Son projet -était de les attirer l'un et l'autre à Paris pour leur offrir de -l'emploi, avec la conservation de toutes leurs dignités. Quant aux -maréchaux Lefebvre, Suchet, Davout, Ney, Mortier qui s'étaient -prononcés pour l'Empire, quant à Masséna dont il ne doutait point, il -avait déjà employé les uns, et voulait employer les autres d'une -manière conforme à leurs mérites. -<span class="sidenote" title="En marge">Ney envoyé en inspection sur la frontière du Nord et de -l'Est.</span> -Il prit à l'égard du maréchal Ney -une mesure dictée à la fois par l'intérêt du maréchal et par celui du -service public. Ney éprouvait un véritable malaise de la conduite si -contradictoire qu'il avait tenue à Fontainebleau et à -Lons-le-Saulnier, et les reproches qu'il avait mérités, croyait les -apercevoir sur le visage de tous ceux qu'il rencontrait, lors même -qu'il ne les trouvait pas dans leur bouche. Cette fausse position -agitait son esprit et égarait sa langue. Cherchant dans les torts -d'autrui la justification des siens, il laissait échapper tantôt sur -les Bourbons, tantôt sur Napoléon, des propos fâcheux, nuisibles à sa -propre dignité, et qui pouvaient rendre difficile <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> de -l'employer. Or comme Napoléon ne voulait à aucun prix se priver des -services du maréchal, il imagina de l'éloigner de Paris, et lui donna -l'ordre d'aller inspecter la frontière depuis Dunkerque jusqu'à Bâle, -avec des pouvoirs étendus sur les autorités civiles et militaires, et -la recommandation expresse de faire connaître tout ce qui -intéresserait la défense du territoire et la composition de l'armée. -Ney, malgré les travers de son caractère, avait une grande sagacité -dans les affaires de son métier, et il ne pouvait qu'être fort utile -sur la frontière, tandis qu'à Paris il aurait été aussi nuisible à la -chose publique qu'à lui-même.</p> - -<p>Ces diverses dispositions relatives à l'armement général de la France -avaient été, comme nous l'avons dit, conçues et ordonnées du 25 au 27 -mars. -<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelles reçues du Midi.</span> -Pendant ce temps on avait reçu de fréquentes nouvelles du midi -de l'Empire. Napoléon avait appris que dans l'Ouest tout tendait à la -soumission, du moins pour le moment, mais que dans le Midi, surtout -entre Marseille et Lyon, les royalistes faisaient quelques progrès. -Quoiqu'il n'en eût aucun souci, il voulait mettre fin à des -démonstrations qui auraient pu contrarier ses préparatifs de guerre. -Il ordonna au général Morand de faire descendre deux colonnes mobiles -le long de la Loire, l'une sur la rive gauche, l'autre sur la rive -droite, de composer chacune d'elles d'un régiment d'infanterie et de -deux régiments de cavalerie, et de réprimer impitoyablement tout -mouvement insurrectionnel. -<span class="sidenote" title="En marge">Forces confiées au général Clausel pour la soumission de -Bordeaux.</span> -Il lui prescrivit également de prendre sur -le littoral trois régiments d'infanterie, et de les envoyer au -général <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> Clausel, pour aider celui-ci à soumettre Bordeaux. Il -manda près de lui le général Grouchy, qui s'était publiquement -brouillé avec les Bourbons à l'occasion de la dignité des colonels -généraux, transférée aux princes du sang, et le chargea de se rendre à -Lyon pour arrêter les entreprises du duc d'Angoulême. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Grouchy envoyé à Lyon pour tenir tête au duc -d'Angoulême.</span> -Il lui -recommanda d'agir avec vigueur et promptitude, en employant toutefois -envers le prince d'autres traitements que ceux qu'on lui avait -destinés à lui-même.—Mais, lui demanda le général, si le prince tombe -dans mes mains, que dois-je faire?—Le prendre et respecter sa -personne, dit Napoléon, car je veux que l'Europe juge de la différence -entre moi et les <cite>brigands couronnés qui mettent ma tête à prix</cite>.—Ces -paroles avaient trait à la déclaration du 13 mars, faite au nom des -souverains réunis à Vienne, et se ressentaient de l'irritation qu'il -en avait éprouvée. Napoléon se tut un instant, puis paraissant -réfléchir de nouveau à ses résolutions, il ajouta: On pourrait -peut-être faire de ce prince un moyen d'échange avec les cours -étrangères, et le donner pour qu'on me rendît mon fils et ma -femme...—Bientôt renonçant à cette idée, par la raison qu'on ne -tiendrait pas assez au duc d'Angoulême pour consentir à un pareil -échange, Napoléon revint à ses premières instructions.— -<span class="sidenote" title="En marge">Instructions relatives à la manière de traiter ce prince.</span> -Poussez, -dit-il, le prince hors du territoire; ayez les plus grands égards pour -lui si vous le prenez; écrivez-moi immédiatement, et nous le -renverrons sain et sauf, en exigeant cependant qu'on nous restitue les -diamants de la couronne, que j'avais en ma possession l'année -dernière, que je me suis hâté de <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> rendre, et qui -n'appartiennent ni à Louis XVIII, ni à moi, mais à la France.—</p> - -<p>Ces paroles prononcées, Napoléon expédia sur-le-champ le général -Grouchy, et, bien qu'il fût loin de s'en défier, il le fit accompagner -par l'un de ses aides de camp dans la vigueur, l'honnêteté et -l'intelligence duquel il avait la plus entière confiance, le général -Corbineau. Il prescrivit à celui-ci de ne pas quitter le général -Grouchy, afin de le pousser ou de le contenir suivant le besoin. Il -fit en même temps partir en poste l'une des divisions du 6<sup>e</sup> corps -déjà organisée par le comte de Lobau, et bonne surtout à employer dans -le Midi, car elle était composée des régiments qui s'étaient prononcés -pour l'Empire avec le plus d'élan, c'est-à-dire du 7<sup>e</sup> de ligne -(régiment de La Bédoyère), des 20<sup>e</sup> et 24<sup>e</sup> (régiments de la garnison -de Lyon), enfin du 14<sup>e</sup>, venu au-devant de Napoléon entre -Fontainebleau et Auxerre. Ces quatre régiments suffisaient pour -disperser les insurgés du Midi, et, cette facile tâche accomplie, ils -devaient fournir le fond du 7<sup>e</sup> corps destiné à garder les Alpes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après s'être occupé des provinces insoumises Napoléon donne -son attention à la politique intérieure.</span> -Les mesures militaires étaient loin d'occuper exclusivement -l'attention de Napoléon. Il fallait qu'il s'occupât aussi de la -politique intérieure, et qu'il s'expliquât à l'égard du gouvernement -réservé à la France. Déjà dans la revue du 21, et dans une ou deux -autres qui avaient suivi, il avait fait entendre aux troupes un -langage conforme à celui qu'il avait tenu à Grenoble, à Lyon, à -Auxerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage conforme à celui qu'il a tenu à Grenoble et à -Lyon.</span> -Il était venu, avait-il dit, pour relever la gloire -nationale, pour remettre en vigueur les principes de 1789, et donner -<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> à la France toute la liberté dont elle était capable. Ces -professions de foi adressées à quelques municipalités de province, à -quelques régiments, devaient être répétées à des autorités plus -élevées, c'est-à-dire aux grands corps de l'État, avec la solennité -convenable, et de manière à bien préciser les engagements pris envers -la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon veut débuter par un acte éclatant qui ne laisse -aucun doute sur ses intentions libérales.</span> -Napoléon avait fixé au dimanche 26 mars la réception des grands corps -de l'État, pour entendre de leur part et pour leur adresser en réponse -un langage convenu avec eux. Mais la veille même de ce jour il voulut -parler aux esprits par un acte patent, qui révélerait clairement ses -dispositions actuelles.</p> - -<p>Jamais gouvernement n'avait comprimé plus que le sien la manifestation -de l'opinion publique. Il l'avait comprimée dans les premiers temps de -son règne par une admiration qui ne laissait à personne la liberté de -son jugement, et dans les derniers temps par une police inexorable qui -ne permettait, ni dans les journaux, ni dans les livres, l'expression -d'aucune autre pensée que celle du pouvoir lui-même. Mais vers la fin -de son règne, Napoléon avait senti les inconvénients de ce régime -oppressif, et les avait signalés plus d'une fois au duc de Rovigo, -ministre de la police, qui de son côté les avait reconnus et avoués. -Le principal, mais non le seul de ces inconvénients, consistait dans -une défiance telle qu'on n'ajoutait plus aucune foi aux paroles du -gouvernement, même quand il disait vrai. En fait d'événements de -guerre, par exemple, l'incrédulité à l'égard de l'autorité française -s'était changée en véritable <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> crédulité pour l'étranger, et en -refusant absolument de croire à nos bulletins, on croyait aveuglément -à ceux de l'ennemi, cent fois plus menteurs que les nôtres. -<span class="sidenote" title="En marge">Sa nouvelle manière de penser à l'égard de la liberté de la -presse.</span> -Profondément affecté de cette disposition du public, Napoléon écrivait -au duc de Rovigo en 1813: On ne nous croit plus, il ne faut donc plus -parler en notre nom, et en faisant parler d'autres pour nous il faut -dire toute la vérité, car il n'y a plus qu'elle qui puisse nous -sauver.—Napoléon avait en effet renoncé à rédiger des bulletins en -1813 et en 1814, et s'était borné à insérer dans le <cite>Moniteur</cite> des -articles sous la forme qui suit: <cite>On nous écrit de l'armée</cite>...</p> - -<p>Cette cruelle expérience avait fort dessillé les yeux de Napoléon au -sujet de la liberté de la presse. Pourtant si en 1813 et en 1814 on -lui avait soudainement proposé de s'exposer de gaieté de cœur à -toute la violence de la presse, violence redoutable quand elle passe -brusquement de la compression à la liberté sans limites, il aurait -certainement refusé, comme on se refuse à une vive souffrance dont la -nécessité immédiate n'est pas démontrée. Mais il revenait de l'île -d'Elbe, où il avait pendant une année essuyé un affreux débordement -des journaux de toute l'Europe. Après une telle épreuve il n'avait -plus rien à craindre, et comme il le remarquait si spirituellement, -<cite>on n'avait plus rien à dire sur lui, tandis qu'il restait beaucoup à -dire encore sur ses adversaires</cite>.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nécessité pour Napoléon de donner toutes les libertés que -les Bourbons avaient ou refusées, ou accordées avec restriction.</span> -Sans méconnaître les inconvénients de la liberté de la presse, il -était donc converti à son sujet par la double expérience qu'il avait -faite comme souverain <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> et comme proscrit. Mais il était dirigé -par un motif plus puissant encore, motif qui par rapport à la -politique intérieure allait dicter toute sa conduite, c'était la -nécessité de faire en chaque chose l'opposé de ce qu'avaient fait les -Bourbons. Il n'avait effectivement d'autre excuse d'être venu prendre -leur place, au risque d'une guerre affreuse, que de se montrer en tout -leur contraire et leur correctif. Ainsi ils n'avaient pas assez épousé -la gloire de la France, et dès lors il la fallait exalter plus que -jamais. Ils avaient alarmé les intérêts nés de la Révolution, et -sur-le-champ il fallait déclarer ces intérêts sacrés. Ils avaient -donné la liberté en hésitant, en tâtonnant, en y apportant une -quantité de restrictions: il fallait la donner franche, entière, sans -réserve, avec un air tranquille et assuré, quoi qu'il en pût résulter, -parce que le pire eût été de fournir l'occasion de dire qu'on agissait -comme les Bourbons, et que dès lors il ne valait pas la peine pour se -débarrasser d'eux d'exposer la France à une révolution, et ce qui -était plus grave, à une guerre générale. -<span class="sidenote" title="En marge">Décret du 25 mars abolissant la censure.</span> -La censure notamment avait -paru un manque de foi à la Charte, et un contre-sens complet avec le -système de gouvernement qu'elle était destinée à inaugurer: Napoléon -résolut donc de l'abolir par un simple décret inséré au <cite>Moniteur</cite>.</p> - -<p>Seulement il prit dans le détail certaines précautions de police, que -les lois plus tard ont consacrées comme sages et nécessaires. -<span class="sidenote" title="En marge">Création des éditeurs responsables.</span> -Il exigea de chaque feuille publique la désignation d'un personnage -principal, qui répondrait des actes de cette feuille, et qu'on a -nommé depuis <em>éditeur responsable</em>. C'était <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> M. Fouché qui -avait imaginé cette précaution, parce que dans sa persuasion vaniteuse -de faire des hommes ce qu'il voulait, il s'était flatté en -personnifiant les journaux de les avoir tous à sa disposition. -Napoléon ne le croyait guère, mais il était décidé à en courir la -chance, et le 25 mars le <cite>Moniteur</cite> annonça l'abolition de la censure.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réception des grands corps de l'État, imaginée pour fournir -à Napoléon l'occasion de s'expliquer.</span> -En voulant recevoir les grands corps de l'État Napoléon ne pouvait y -comprendre les deux Chambres qui avaient été dissoutes par les décrets -de Lyon. Il y suppléa par les ministres reçus en corps (ce qui leur -attribuait une importance qu'ils n'avaient jamais eue), par le Conseil -d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour d'appel, -etc. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage du prince Cambacérès à la tête des ministres.</span> -Le prince Cambacérès portant la parole pour les ministres, prit -en leur nom tous les engagements qui étaient désirables de la part des -dépositaires du pouvoir exécutif. Après avoir adressé des -félicitations au monarque que la Providence avait suscité deux fois, -disait-il, la première pour sauver la France de l'anarchie, la seconde -pour la sauver de la contre-révolution, le prince Cambacérès résumait -comme il suit les principes du pouvoir exécutif.—<cite>Déjà, Votre Majesté -a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent tenir; déjà elle a -fait connaître à tous les peuples par ses proclamations les maximes -d'après lesquelles elle veut que son Empire soit désormais gouverné.</cite> -Les Bourbons avaient promis de tout oublier, et n'ont point tenu leur -parole. Votre Majesté tiendra la sienne, oubliera les violences des -partis, et ne <cite>se souviendra que des services rendus à la patrie. Elle -oubliera</cite> aussi <cite>que nous avons été les maîtres du monde</cite>, et ne fera -<span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> de guerre que pour repousser une agression injuste. Elle ne -veut plus aucun arbitraire, elle veut le respect des personnes, le -respect des propriétés, la libre circulation de la pensée, et nous -serons heureux de la seconder dans l'accomplissement de cette tâche, -qui lui vaudra la plus douce et la meilleure de toutes les gloires.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de l'Empereur.</span> -En attendant la garantie des institutions, toujours la plus sûre, on -ne pouvait demander au gouvernement un meilleur langage.—<cite>Les -sentiments que vous exprimez sont les miens</cite>, répondit Napoléon, puis -il donna audience au Conseil d'État.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours du Conseil d'État à l'Empereur.</span> -Ce corps s'était proposé d'établir les principes en vertu desquels -Napoléon recommençait à régner, et en vertu desquels aussi le Conseil -d'État n'hésitait pas à reprendre ses fonctions, comme si rien ne se -fût passé entre avril 1814 et mars 1815.</p> - -<p>Voici quelle était son argumentation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce corps cherche à établir les principes en vertu desquels -Napoléon doit être considéré comme le seul pouvoir légitime.</span> -La France, en 1789, avait aboli la monarchie féodale, et lui avait -substitué la monarchie représentative, fondée sur l'égalité des droits -et la juste intervention des citoyens dans le gouvernement de l'État.</p> - -<p>Les Bourbons en 1790 avaient feint de se soumettre aux nouveaux -principes proclamés par la nation, et bientôt par leur sourde -résistance ils avaient provoqué et mérité leur chute, confirmée par -une suite de décisions nationales.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Raisonnements sur lesquels il appuie cette doctrine.</span> -En l'an VIII et en l'an X, après de longues et cruelles agitations, la -France avait confié le soin de la gouverner à Napoléon Bonaparte, -<em>déjà couronné par la victoire</em>, et lui avait remis le soin de ses -destinées, <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> sous les titres successifs de Premier Consul et -d'Empereur. Le peuple avait deux fois confirmé par ses votes ces -délégations de sa souveraineté.</p> - -<p>En 1814 les puissances coalisées ayant profité d'un moment de revers -pour pénétrer dans notre capitale, le Sénat, chargé de défendre les -constitutions nationales, les avait livrées, et appuyé sur l'étranger -avait aboli l'Empire, et rappelé Louis-Stanislas-Xavier au trône. En -se comportant ainsi, ce corps avait fait ce qu'il n'avait pas le droit -de faire. Pourtant il avait attaché à ce rappel une condition -expresse, celle d'une Constitution qui sauvegardait en partie les -droits de la nation, et que le monarque était tenu d'accepter avant de -remonter sur le trône.</p> - -<p>Louis XVIII n'avait pas même observé cette condition fondamentale, -car, entré à Paris sous la protection des baïonnettes étrangères, il -avait daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, et de la -sorte déclaré nuls tous les actes antérieurs de la nation. Il avait -donné une Constitution imparfaite, rendue plus imparfaite par -l'exécution; il avait humilié la gloire de la France, favorisé les -prétentions de l'ancienne noblesse, laissé mettre en question les -propriétés dites nationales, privé la Légion d'honneur de sa dotation, -avili ses insignes en les prodiguant, mis en un mot en péril tout ce -que la Révolution avait consacré.</p> - -<p>On devait donc considérer ce qui s'était fait depuis 1814 comme nul en -principe aussi bien que mauvais en fait, car le Sénat n'avait pas eu -le droit d'abolir l'Empire, et en admettant qu'il le pût, <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> -Louis XVIII n'avait pas rempli la condition qu'on lui avait imposée -pour remonter sur le trône. Enfin la conduite de ce gouvernement -d'émigrés avait répondu à l'illégitimité de son origine.</p> - -<p>Napoléon en revenant miraculeusement de son exil, et accueilli sur son -passage par les acclamations de l'armée et du peuple, <em>avait rétabli -la nation dans ses droits les plus sacrés</em>, et seul était légitime, -car il n'y a de légitime que le pouvoir conféré par la nation.</p> - -<p>Toutefois, le temps et les vœux de la France avaient indiqué des -modifications nécessaires aux institutions du premier Empire. Napoléon -avait pris l'engagement d'opérer ces modifications. Cet engagement il -le tiendrait, et il ferait confirmer les modifications promises dans -une grande assemblée des représentants de la nation, annoncée pour le -mois de mai. En attendant la réunion de cette assemblée, Napoléon -devait exercer et faire exercer le pouvoir d'après les lois -existantes, et le Conseil d'État, jadis chargé par lui de veiller à -l'application de ces lois, venait lui prêter son concours loyal et -constitutionnel.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">À quelles conditions les gouvernements sont fondés à se -dire légitimes.</span> -C'était Thibaudeau, successivement conventionnel et préfet, qui avait -prêté sa plume à cette logique serrée mais artificielle, et à laquelle -il n'y avait presque rien à répondre, si on fait consister la -légitimité des gouvernements dans certaines conditions d'origine, et -non pas dans leur forme et leur conduite. Les gouvernements en effet -sortent de tous les hasards des révolutions, et il est difficile -d'assigner à quels signes précis leur origine peut les rendre -<span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> légitimes. Tantôt ils naissent d'une émotion populaire, -tantôt de la victoire, tantôt même de la défaite, et quelquefois du -retour d'une nation désabusée vers une ancienne dynastie, que de -communs malheurs lui ont fait regretter: et chaque fois il faut les -subir, imposés qu'ils sont par la nécessité, et chaque fois ils se -prétendent seuls légitimes, en alléguant des théories admises par les -uns, contestées par les autres, et sur lesquelles le monde disputera -éternellement. Sans nier ce qu'ont de respectable, d'auguste, de -solide les titres à régner fondés sur une longue transmission -héréditaire, nous dirons cependant que pour les gens d'un simple bon -sens, les gouvernements toujours nécessaires à leur début, deviennent -légitimes avec le temps, lorsque la nation pour laquelle ils sont -établis, trouvant leur forme appropriée à ses mœurs comme à ses -lumières, et leur conduite conforme à ses intérêts, les maintient par -un assentiment réfléchi et durable. Telle est la légitimité sinon -dogmatique au moins pratique, laquelle est de toutes la plus sérieuse, -car un gouvernement, fût-il proclamé par une nation tout entière, -hommes, femmes, vieillards, enfants, votant chez les maires et les -notaires, ou bien vînt-il du mont Sinaï, sans interruption de -succession, n'a plus de raison d'être s'il froisse les croyances, les -mœurs, l'honneur, les intérêts d'une nation. C'est à l'œuvre, et -à l'œuvre seule qu'un gouvernement se juge et se légitime. Hors de -là tout est artificiel et pure argutie. Mais à Louis XVIII datant ses -actes de la dix-neuvième année de son règne, il n'y avait pas de -meilleure réponse à opposer <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> que la souveraineté du peuple, -exercée chez les maires et les notaires, en écrivant oui ou non sur un -méprisable registre. L'une valait l'autre.</p> - -<p>Napoléon appréciait ces théories à leur valeur, mais il se prêta à la -logique conventionnelle, pour répondre à la logique royaliste, et y -donna son assentiment dans les termes suivants:</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon au Conseil d'État, et principes dont il -fait profession.</span> -«Les princes sont les premiers citoyens de l'État. Leur autorité est -plus ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent. -La souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt -des peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de -légitimité.</p> - -<p>»J'ai renoncé aux idées du grand Empire, dont, depuis quinze ans, je -n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la -consolidation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes -pensées.»</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet moral de ces diverses déclarations.</span> -Ce qui importait véritablement dans toutes ces manifestations, c'était -l'abandon formel de l'ancien système d'empire guerrier et conquérant, -la renonciation au pouvoir arbitraire, la promesse de se conformer -rigoureusement à la légalité, et l'engagement de donner des -institutions qui garantissent la liberté de la nation et la bonne -gestion de ses intérêts. Cet engagement, Napoléon était disposé à le -tenir le plus tôt possible, ne fût-ce que pour se justifier d'avoir -jeté la France dans une nouvelle révolution; mais il était naturel que -n'étant à Paris que depuis six jours, le soin de saisir les rênes de -l'État, d'établir les premiers rapports avec l'étranger, de préparer -la réorganisation de l'armée, <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> d'expulser du territoire les -princes ses rivaux, l'eût exclusivement absorbé. Cette dernière partie -de sa tâche n'était pas même complétement achevée, il lui restait à -délivrer le Midi de toutes les insurrections royalistes; mais il s'en -occupait avec activité, et il ne lui fallait que quelques jours pour y -réussir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Apaisement successif des insurrections royalistes.</span> -En effet, le rétablissement de l'autorité impériale ne rencontrait -nulle part d'obstacles sérieux, malgré quelques émotions vives, mais -locales, et destinées à être passagères. Dans l'Ouest, les chefs -vendéens, étourdis de la nouvelle chute du trône des Bourbons, -sentaient confusément qu'ils étaient pour quelque chose dans cette -catastrophe, et n'osaient former jusqu'ici le projet d'une -insurrection, en présence du découragement des campagnes, de la joie -des villes, et en songeant surtout à quel ennemi ils avaient affaire, -ennemi prêt à devenir selon leur conduite bienfaisant ou terrible. -<span class="sidenote" title="En marge">Hésitations des chefs vendéens, et soumission momentanée -des provinces de l'Ouest.</span> -Quelques chouans de profession, quelques paysans bretons ou vendéens -pleins de leur ancienne foi, étaient bien disposés à s'agiter encore, -mais leurs généraux, sans l'appui de l'Angleterre, sans son argent et -ses munitions, sans l'aide surtout d'une guerre générale, n'étaient -pas prêts à tenter une guerre civile.</p> - -<p>Aussi le général Morand n'avait-il rencontré en Vendée aucune -difficulté, et après avoir fait arborer le drapeau tricolore sur les -deux rives de la Loire, il s'apprêtait à courir au secours du général -Clausel, qui lui-même n'en avait pas grand besoin. -<span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Clausel sur Bordeaux.</span> -Ce dernier avait -ramassé à Angoulême quelques détachements de garde nationale et de -gendarmerie, puis avait marché sur la Dordogne, en dépêchant à -<span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> la garnison de Blaye un officier sûr pour la rallier. Cette -garnison était formée par quelques compagnies du 62<sup>e</sup>, régiment en -résidence à Bordeaux. Elle s'était hâtée d'adhérer aux événements de -Paris dès qu'elle les avait connus, et de détacher 150 hommes qui -étaient venus joindre le général Clausel à Cubzac. Cet illustre -général arriva donc au bord de la Dordogne avec une centaine de -gendarmes, 150 hommes du 62<sup>e</sup>, et trois ou quatre cents gardes -nationaux. -<span class="sidenote" title="En marge">Il s'établit avec quelques troupes sur la droite de la -Dordogne, et essaye de parlementer avec les royalistes bordelais -commandés par M. de Martignac.</span> -Le pont de Cubzac ayant été coupé, le général s'arrêta sur -la rive droite de la rivière tandis que les volontaires bordelais en -occupaient la rive gauche. Après avoir essuyé quelques coups de canon -mal dirigés, il parvint à rétablir le passage au moyen de barques -recueillies çà et là, et se mit à parlementer avec le chef des -volontaires bordelais qui s'étaient hâtés d'évacuer l'entre-deux-mers -(on appelle ainsi le terrain compris entre la Dordogne et la Gironde). -Le chef de ces volontaires était M. de Martignac, depuis ministre du -roi Charles X, resté cher à la génération qui l'a connu par la -modération de son caractère et le charme de sa parole. Le général -Clausel lui fit savoir les événements de Paris qu'on s'efforçait de -tenir cachés à Bordeaux, afin de prolonger les illusions et la -résistance de la population. Le général n'eut pas de peine à démontrer -à M. de Martignac que toute résistance sérieuse était impossible, et -ne ferait qu'attirer des malheurs sur une cité grande et intéressante. -M. de Martignac promit de se rendre à Bordeaux, d'y transmettre les -communications du général, et de rapporter bientôt une réponse -commandée par la <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> nécessité. Le général suivit de près M. de -Martignac, et vint avec sa petite troupe camper à la Bastide, sur la -rive droite de la Gironde, en face et au-dessus de Bordeaux.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Agitation régnant dans l'intérieur de Bordeaux.</span> -En ce moment il régnait dans cette ville la plus étrange confusion. M. -de Vitrolles en la traversant pour aller à Toulouse, y avait laissé -les instructions de Louis XVIII et ses propres conseils. -<span class="sidenote" title="En marge">Passage de M. de Vitrolles dans cette ville.</span> -Le premier -projet des royalistes avait été de défendre les bords de la Loire, -depuis Nantes jusqu'à l'Auvergne, de profiter du pays montagneux qui -forme le centre de la France entre l'Auvergne et les Cévennes, pour -s'y maintenir, et en outre de conserver les deux rives du Rhône -jusqu'à Arles, Marseille et Toulon. Ils avaient écrit aux Anglais pour -demander des armes et de l'argent, et à Ferdinand VII pour obtenir des -soldats espagnols. Dans cet imprudent recours à l'étranger, nos ports -restant ouverts au pavillon britannique comme au pavillon blanc, on -s'exposait à revoir les scènes de 1793 à Toulon. Mais la passion et le -besoin ne raisonnent pas, surtout lorsque l'esprit de parti fait -complétement illusion au patriotisme. Toutes ces combinaisons -n'avaient pas empêché qu'on eût perdu la Loire, et la Loire perdue, on -avait tâché de garder la ligne de la Garonne, prolongée par le canal -du Midi jusqu'au Rhône, c'est-à-dire Bordeaux, Toulouse, Nîmes, -Marseille, Toulon. On parlait même avec espérance des succès de M. le -duc d'Angoulême sur les bords du Rhône.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Madame la duchesse d'Angoulême essaye par sa présence de -conserver les Bordelais à la cause royale.</span> -La ligne de la Garonne étant restée aux royalistes, madame la -duchesse d'Angoulême mettait tous <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> ses soins à ne pas la -perdre. M. Lainé qui s'était rendu auprès de cette princesse, la -secondait de son mieux. Certainement il aurait été bien à désirer qu'à -Paris M. Lainé eût réussi à éclairer les Bourbons, et que par ce moyen -on eût prévenu la révolution du 20 mars, laquelle ne pouvait amener -que d'affreux malheurs. Mais Napoléon s'étant de nouveau emparé du -trône de France, et un dernier et suprême engagement avec l'Europe -étant inévitable, ce qu'il y avait de plus sensé et de plus -patriotique était de se rattacher à lui le plus promptement possible, -pour qu'il eût toutes les forces nationales à sa disposition. Quelques -personnes comprenaient cette vérité dans la population si sensée et si -spirituelle de Bordeaux, mais la masse, irritée par vingt ans de -souffrances, désolée de voir les mers se fermer de nouveau devant -elle, partageait par conviction et par intérêt les sentiments de -madame la duchesse d'Angoulême, et voulait la soutenir au prix de son -sang. Dans cette situation tout dépendait des troupes et de la -conduite qu'elles tiendraient. -<span class="sidenote" title="En marge">À Bordeaux comme à Lille on ne peut compter sur les -troupes, qui se montrent respectueuses, mais disposées à se donner à -Napoléon.</span> -Elles consistaient en deux régiments, -le 62<sup>e</sup> de ligne et le 8<sup>e</sup> léger, et elles avaient exactement -l'attitude de la garnison de Lille, c'est-à-dire qu'elles observaient -envers l'auguste fille de Louis XVI le plus profond respect, sans -dissimuler que leur cœur battait pour Napoléon.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1815.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">La nécessité de céder étant reconnue, M. de Martignac vient -demander au général Clausel le temps convenable pour la retraite de la -princesse.</span> -M. de Martignac étant venu annoncer à Bordeaux l'arrivée du général -Clausel et porter ses propositions, on visita les casernes, on parla -aux soldats; madame la duchesse d'Angoulême s'y employa elle-même, et -néanmoins leur réponse fut peu satisfaisante. <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> Les troupes -déclarèrent unanimement qu'elles ne souffriraient pas qu'on manquât en -rien à la princesse, mais qu'elles ne tireraient pas sur le général -Clausel, et ne permettraient pas qu'on tirât sur lui. Après une -semblable déclaration, il n'y avait plus qu'à s'éloigner, et c'était -l'opinion de tous les hommes raisonnables de la garde nationale. La -partie ardente de la population, enrégimentée dans des corps de -volontaires, voulait au contraire qu'on s'obstinât, mais elle -n'offrait aucune consistance, et aurait été obligée elle-même de -s'enfuir, après avoir échangé quelques coups de fusil.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Clausel consent à temporiser.</span> -M. de Martignac revint donc auprès du général Clausel avec l'assurance -d'une reddition prochaine, si on ne précipitait pas les événements, et -si on donnait à madame la duchesse d'Angoulême le temps de se retirer. -Le général Clausel appréciant cette situation, promit de se tenir -immobile à la Bastide, afin d'attendre que la raison eût prévalu sur -la passion.</p> - -<p>Il occupait, le 1<sup>er</sup> avril, la droite de la Gironde, observant -paisiblement du lieu où il était le tumulte de Bordeaux. En face de -lui, de l'autre côté du fleuve, la garde nationale était sous les -armes, ayant près d'elle les compagnies de volontaires. Déjà la -nouvelle était répandue que madame la duchesse d'Angoulême allait -abandonner la ville, et les volontaires exaspérés s'en prenaient de -cette retraite à la garde nationale, et en particulier à certains -bataillons réputés trop modérés. -<span class="sidenote" title="En marge">Conflit entre les royalistes modérés et les royalistes -violents, et soumission de Bordeaux.</span> -Bientôt une collision s'ensuivit: un -officier estimé de la garde nationale fut tué, et alors cette garde -irritée de la violence <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> des volontaires, se prononça tout à -fait pour une reddition immédiate. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ de madame la duchesse d'Angoulême.</span> -Madame la duchesse d'Angoulême -s'embarqua; le général Clausel auquel on avait livré le pont de la -Gironde, pénétra dans Bordeaux, et sans un seul acte de rigueur y -rétablit le calme et la soumission à l'autorité impériale.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tentative de M. de Vitrolles pour établir un gouvernement -royal à Toulouse.</span> -À Toulouse, M. de Vitrolles avait essayé, comme nous l'avons dit, -d'établir un gouvernement royal, qui devait former la liaison entre -Bordeaux où agissait madame la duchesse d'Angoulême, et Marseille où -M. le duc d'Angoulême préparait une campagne offensive. M. de -Vitrolles leva des impôts et des troupes, forma des bataillons de -volontaires, et pour commander ces volontaires ainsi que les rares -détachements de ligne qu'on avait retenus, fit choix du maréchal -Pérignon, lequel vivait en Languedoc, et n'était ni d'âge ni de -caractère à servir très-utilement la cause royale. À toutes ces -mesures M. de Vitrolles joignit la création d'un <cite>Moniteur</cite>, dans -lequel on s'attachait à nier les nouvelles favorables à la cause -impériale, et à propager au contraire celles qui étaient favorables au -rétablissement des Bourbons. Ce petit gouvernement toulousain tenta, -quelquefois avec succès, plus souvent sans succès, des expéditions -contre les villes voisines, qui d'après des informations parties de -Paris, avaient arboré le drapeau tricolore. Il comptait pour se -maintenir dans cette région sur le secours des Espagnols, mais M. de -Laval avait mandé de Madrid, que Ferdinand VII, très-zélé d'ailleurs -pour la maison de Bourbon, était lui-même dans de tels embarras, -qu'il ne pouvait disposer d'un seul <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> régiment. Bientôt la -nouvelle de l'entrée du général Clausel à Bordeaux précipita la fin de -cette tentative royaliste destinée à relier Bordeaux et Marseille. En -effet le général comte Delaborde, celui qui avait si bien combattu les -Anglais en Espagne, se trouvait à Toulouse, n'attendant que l'occasion -de relever l'étendard impérial. Le général Charton lui avait été -expédié par le ministre de la guerre, avec des pouvoirs -extraordinaires, et l'ordre de faire disparaître le fantôme royal qui -agitait inutilement la contrée. Il y avait à Toulouse les restes du -3<sup>e</sup> régiment d'artillerie, qu'on avait dirigé presque en entier sur -Nîmes pour le service du duc d'Angoulême. Une compagnie de ce régiment -ayant été jugée trop peu sûre, avait été renvoyée à Toulouse. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Delaborde, à la tête d'une compagnie -d'artillerie, s'empare de M. de Vitrolles, et le retient prisonnier.</span> -Le général Delaborde profita de la circonstance, s'aboucha par le moyen -de quelques officiers à la demi-solde avec cette compagnie, lui -persuada d'arborer les trois couleurs, puis se mettant à sa tête, -arrêta le maréchal Pérignon et M. de Vitrolles au nom de l'Empereur, -permit au maréchal de regagner ses terres, mais retint M. de Vitrolles -prisonnier jusqu'à ce que le gouvernement eût prononcé sur son sort. -Cette petite révolution, opérée le 4 avril, ne coûta pas une goutte de -sang, et fit flotter le drapeau tricolore tout le long des Pyrénées, -depuis Bayonne jusqu'à Perpignan.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Opérations de M. le duc d'Angoulême en Provence.</span> -Restaient la Provence et les deux rives du Rhône jusqu'à Valence, que -M. le duc d'Angoulême avait réussi à ranger sous son autorité, et où -il semblait appelé à obtenir quelque succès.</p> - -<p>Ce prince après avoir visité Marseille et Toulon, <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> et être -revenu sur Nîmes, avait par sa présence surexcité le royalisme -méridional, qui certes n'avait pas besoin de l'être. Le maréchal -Masséna le laissant faire, et se bornant à conserver la tranquillité -jusqu'au moment où l'esprit de parti mettrait nos ports en danger, lui -avait abandonné une portion des troupes, et avait gardé seulement ce -qu'il fallait pour défendre Toulon et Marseille contre toute tentative -des Anglais. Il avait confié Toulon aux 69<sup>e</sup> et 82<sup>e</sup> de ligne, et -avait amené à Marseille le 16<sup>e</sup> pour y maintenir l'ordre, ce qui -n'était pas facile au milieu de populations incandescentes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce prince remonte le Rhône, et envoie une colonne sur -Grenoble.</span> -De son côté le duc d'Angoulême parti de Nîmes avait remonté le Rhône, -en dirigeant par la vallée de la Durance une seconde colonne qui -devait par Sisteron et Gap se porter sur Grenoble. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce plan, bien conçu, ne pèche que par les moyens -d'exécution, qui menacent de faire défaut par suite de l'infidélité -des troupes.</span> -Le projet du prince -était, si on réussissait dans la vallée du Rhône à occuper -Montélimart, Valence, Vienne, et dans les Alpes Gap et Grenoble, de -réunir sur Lyon les deux colonnes expéditionnaires, de reprendre cette -capitale du Midi, et de relever ainsi sur les derrières de Napoléon le -drapeau blanc momentanément abattu. Ce plan, conçu par les généraux -Ernouf et d'Aultanne, restés fidèles à la cause royale, ne péchait que -par les moyens d'exécution. Pouvait-on compter sur les troupes, et à -leur défaut les populations enflammées du Midi suffiraient-elles pour -vaincre les populations du Dauphiné, du Lyonnais, de l'Auvergne, qui -moins bruyantes que celles du Midi étaient néanmoins aussi prononcées -et aussi courageuses? Là résidait toute la question, qu'on ne pouvait -résoudre que par le fait même, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> en essayant -l'expédition proposée. De ce côté également on comptait sur -l'étranger, et M. le duc d'Angoulême avait dépêché un officier de -confiance au roi de Sardaigne pour obtenir de lui quelques mille -Piémontais.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces dont dispose M. le duc d'Angoulême.</span> -M. le duc d'Angoulême avait à sa disposition les 58<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> de -ligne, envoyés dans le premier moment à la poursuite de Napoléon, et -restés depuis dans la vallée de la Durance, plus le 10<sup>e</sup> de ligne et -le 14<sup>e</sup> de chasseurs à cheval, ces deux derniers tirés du Languedoc. -Le 10<sup>e</sup> de ligne commandé par M. d'Ambrugeac, portait le titre de -régiment du colonel général, avait à sa tête beaucoup d'officiers -sûrs, et quoiqu'il nourrît au fond du cœur les sentiments du reste -de l'armée, ne semblait pas les partager, parce qu'il avait été tenu -dans un courant d'idées différent. La présence du prince, l'entourage -des volontaires royalistes, avaient achevé de l'entraîner dans une -voie qui n'était pas naturellement la sienne. Le 14<sup>e</sup> de chasseurs -avait suivi, mais plus froidement, l'impulsion donnée. On avait joint -à ces troupes un détachement du 3<sup>e</sup> d'artillerie, dont une compagnie -venait d'opérer la révolution de Toulouse, et on avait renforcé le -tout de bandes de volontaires fournies par Nîmes, Avignon, Arles, Aix, -Beaucaire. Comme on se défiait des régiments de ligne les mieux -disposés en apparence, on avait essayé de les affaiblir, même de les -dissoudre, en offrant soixante francs par homme aux soldats qui -voudraient passer dans les rangs des volontaires royalistes. On en -avait trouvé un certain nombre parmi ceux qui sortis depuis quinze ou -vingt ans de leur pays étaient <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> devenus des espèces de -mercenaires, prêts à servir toutes les causes, celle de l'étranger -exceptée. On se flattait que ces hommes très-aguerris donneraient aux -volontaires une consistance qui leur manquait, non pas faute de -courage, mais faute d'expérience de la guerre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Ernouf sur Gap avec les 58<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> de -ligne.</span> -En exécution du plan convenu, le général Ernouf prit les 58<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> -de ligne restés sur les bords de la Durance, et se chargea de -l'expédition qui en remontant cette rivière devait déboucher sur -Grenoble. -<span class="sidenote" title="En marge">Marche du duc d'Angoulême avec le 10<sup>e</sup> de ligne et le 14<sup>e</sup> -de chasseurs sur le pont Saint-Esprit.</span> -On lui adjoignit un contingent de volontaires. M. le duc -d'Angoulême, avec le 10<sup>e</sup> de ligne (colonel général), le 14<sup>e</sup> de -chasseurs, 400 hommes du premier régiment étranger, et une troupe de -volontaires, en tout cinq mille hommes environ, se réserva -l'expédition principale, qui devait remonter le Rhône, et s'emparer -successivement de Montélimart, de Valence et de Vienne. Le général -Ernouf lui avait promis de ne pas le faire attendre, et d'être à -Grenoble aussi vite qu'il serait à Vienne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le prince enlève le pont, et se transporte à Montélimart.</span> -Le 28 mars M. le duc d'Angoulême enleva bravement le pont -Saint-Esprit, y laissa un détachement, et le 29 entra dans -Montélimart. Les populations de ces contrées étaient ardemment -royalistes sur le Rhône inférieur, et successivement devenaient -bonapartistes sur le Rhône supérieur, mais comme elles étaient -divisées, il y avait partout une minorité suffisante pour que chaque -parti pût à son tour faire entendre de vives acclamations. Le duc -d'Angoulême fut bien accueilli à Montélimart, et chercha à s'y établir -solidement en faisant enlever le pont de la Drôme.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> À la première nouvelle de ce mouvement, les autorités du Lyonnais et -du Dauphiné avaient rassemblé en toute hâte ce qu'elles pouvaient -réunir de forces, et elles n'en avaient guère, la plupart des -régiments ayant suivi Napoléon à Paris. Elles ne purent rassembler que -des gardes nationales, fort zélées mais peu propres à se mesurer avec -des troupes de ligne. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Debelle essaye de défendre le pont de -Loriol.</span> -Le général Debelle, sorti de Valence avec -quelques gardes nationaux, essaya de se maintenir au delà de la Drôme, -et malgré sa bonne volonté fut repoussé par le comte Amédée d'Escars -qui avait avec lui, outre un détachement du 10<sup>e</sup> de ligne, des troupes -de volontaires entremêlées d'un certain nombre d'anciens soldats. Le -général Debelle obligé de repasser la Drôme, s'efforça du moins d'en -conserver le cours, et pour cela se proposa de bien défendre le pont -de Loriol.</p> - -<p>Le duc d'Angoulême, prenant confiance en lui-même, résolut de pousser -de Montélimart sur Valence. Il séjourna un jour ou deux à Montélimart -pour organiser le pays dans ses intérêts, et le 2 avril il essaya de -forcer le passage de la Drôme. Le général Debelle avait envoyé au pont -de Loriol le chef de bataillon d'artillerie Noël, brave homme qui -n'avait consenti à reprendre du service qu'affranchi de ses serments -par le départ de Louis XVIII. Il lui avait donné 300 hommes du 39<sup>e</sup>, -un demi-escadron de gardes d'honneur, et 400 gardes nationaux des -environs. Le chef de bataillon Noël plaça son artillerie sur le pont, -avec une partie du détachement du 39<sup>e</sup> pour la garder, et répandit le -reste de son monde le long de la Drôme, pour défendre les quais -<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> de la rivière au-dessus et au-dessous de Loriol. Dans cette -position il se maintint quelque temps, et il serait parvenu à arrêter -les royalistes sans un incident bizarre, qui fut à cette époque -interprété de manières très-diverses. On comptait beaucoup du côté des -bonapartistes sur la défection du 10<sup>e</sup> de ligne et du 14<sup>e</sup> de -chasseurs, et on était prêt au premier signal à leur ouvrir les bras. -En effet quelques soldats du 10<sup>e</sup> croyant le moment venu de se -prononcer, quittèrent le régiment et se précipitèrent sur le pont la -crosse en l'air. On les accueillit fraternellement, et on crut pouvoir -en faire autant pour les troupes qui suivaient. -<span class="sidenote" title="En marge">Le duc d'Angoulême enlève le pont de Loriol.</span> -Mais deux compagnies -du 10<sup>e</sup>, bien tenues par leurs officiers, firent feu, et coururent -ensuite sur le pont baïonnette baissée. Les soldats du 39<sup>e</sup> surpris, -se retirèrent en désordre en criant à la trahison. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince entre triomphalement à Valence.</span> -Cet accident valut -aux royalistes la conquête du cours de la Drôme, et le lendemain 3 -avril ils entrèrent à Valence, le duc d'Angoulême en tête, au milieu -des acclamations du parti royaliste.</p> - -<p>Le duc d'Angoulême se conduisit à Valence comme à Montélimart: il -s'arrêta le 4 et le 5, pour nommer des autorités qui fussent dévouées -à sa cause, et pour attendre aussi des nouvelles de la colonne qui par -Sisteron et Gap avait dû se porter sur Grenoble et s'en emparer. Mais -les succès de cette dernière n'avaient pas égalé ceux de la colonne -principale.</p> - -<p>Le général Ernouf suivant la route même qu'avait prise Napoléon pour -se rendre à Grenoble, avait à franchir, pour passer du bassin de la -Durance dans celui de l'Isère, les défilés de Saint-Bonnet qui forment -une gorge étroite et longue, et où la colonne <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> de l'île -d'Elbe avait failli être arrêtée. Pour prévenir ce danger, le général -résolut de forcer le passage sur deux points à la fois. -<span class="sidenote" title="En marge">Opérations de la colonne dirigée sur Gap et Grenoble.</span> -Le 58<sup>e</sup> de -ligne et quelques royalistes sous les ordres du général Gardanne -durent s'avancer par la grande route de Gap, puis se rabattre à -gauche, et s'engager dans le défilé de Saint-Bonnet, tandis que le -83<sup>e</sup>, sous le général Loverdo, quittant la grande route avant Gap, -devait prendre par une gorge latérale, aboutir par Serres et Mens sur -La Mure, et faire ainsi tomber la position de Saint-Bonnet en la -tournant.</p> - -<p>Ce plan fut exactement suivi, et les deux détachements marchèrent sur -les points indiqués, tandis que M. le duc d'Angoulême s'avançait sur -Montélimart. Le général Gardanne, ancien gouverneur des pages sous -l'Empire, servait à contre-cœur la cause royale, et n'y restait -attaché que parce qu'il craignait le ressentiment de Napoléon pour la -conduite peu conséquente qu'il avait tenue depuis 1814. Il se présenta -donc devant Gap, à la tête de troupes aussi mécontentes que lui, mais -pas aussi hésitantes, et n'attendant qu'une occasion propice pour -faire volte-face. Elles rencontrèrent en route le maire de Gap, qui -vint amicalement leur offrir des vivres et leur témoigner son -étonnement de les voir engagées dans une résistance à l'Empire si peu -naturelle et si complétement inutile. Les soldats accueillirent ces -propos en souriant, et se regardant entre eux se demandèrent s'il -était temps de céder à leur penchant. Toutefois les démonstrations des -habitants autour d'eux n'étaient pas encore assez encourageantes pour -les entraîner.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Défection du 58<sup>e</sup> et du général Gardanne.</span> -Le lendemain ils pénétrèrent dans le défilé de Saint-Bonnet, et -trouvèrent sur leur chemin les maires et les habitants leur apportant -comme la veille des vivres en abondance, mais cette fois criant de -toutes leurs forces <cite>Vive l'Empereur!</cite> À ce spectacle ils n'y tinrent -plus, tirèrent la cocarde tricolore de leur sac, la mirent à leur -schako, et se prononcèrent pour Napoléon. Le général Chabert étant -survenu rassura le général Gardanne, en lui annonçant que tout le -monde était pardonné pour sa conduite antérieure, et le décida à -suivre le mouvement des troupes. On laissa les volontaires royalistes -s'en aller sans leur faire aucun mal, et ils revinrent avec quelques -officiers fidèles sur la route de Sisteron.</p> - -<p>Pendant que le détachement du général Gardanne se comportait de la -sorte, celui du général Loverdo n'agissait guère mieux. Les 28, 29, 30 -mars, le général Loverdo avec le 83<sup>e</sup> et des colonnes de Provençaux -s'était porté sur Serres et Saint-Maurice, et était déjà près de -déboucher vers La Mure, sur les derrières du général Chabert opposé au -général Gardanne. -<span class="sidenote" title="En marge">Défection du 83<sup>e</sup>, et complet insuccès de la colonne -dirigée sur Grenoble.</span> -Là il apprit la conduite du 58<sup>e</sup>, et il trouva les -généraux Gardanne et Chabert accourus pour le convertir. Dans les -premiers jours du débarquement au golfe Juan, le général Loverdo -cédant à l'impulsion de ses sentiments personnels, avait voulu se -rallier à Napoléon. Placé depuis au milieu d'un ardent foyer de -royalisme, il s'était tellement engagé avec les partisans des -Bourbons, qu'il lui était difficile de se dégager honorablement. Il -resta donc fidèle à la cause qu'il avait embrassée <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> par -occasion, et quoique tenté de céder aux instances des généraux Chabert -et Gardanne, il rebroussa chemin, ramenant avec lui le 83<sup>e</sup> fort -mécontent. Mais à peine était-il à Sisteron que ce régiment, qui avait -suivi son général à contre-cœur, déserta tout entier, et courut se -réunir au général Chabert sur la route de Grenoble. Ces deux régiments -étaient un puissant renfort pour les partisans de l'Empire dans cette -contrée, et bientôt ils allaient être opposés au duc d'Angoulême entre -Vienne et Valence.</p> - -<p>Tandis que ces fâcheux événements se produisaient au sein de la -colonne qui devait enlever Grenoble, et rejoindre le duc d'Angoulême -sur la route de Lyon, il se passait sur ses derrières des événements -plus graves encore. Le prince avait laissé en Languedoc des -populations frémissantes, les unes de royalisme, les autres d'esprit -révolutionnaire et bonapartiste. Les nouvelles de Paris d'abord -contestées avaient fini par se répandre, et avaient inspiré aux -partisans de l'Empire autant d'espérance que d'impatience de -triompher. -<span class="sidenote" title="En marge">Insurrection du général Gilly à Nîmes, et reprise par les -impérialistes du pont Saint-Esprit.</span> -Le général Gilly exilé à Remoulins, dans les environs de -Nîmes, attendait avec beaucoup d'officiers à la demi-solde l'occasion -de se soulever. Aidé de ses anciens compagnons d'armes, il vint à -Nîmes, entra en communication avec le 63<sup>e</sup> de ligne et le 10<sup>e</sup> de -chasseurs que le duc d'Angoulême avait laissés dans cette ville, et -les décida à prendre la cocarde tricolore. L'entreprise ne fut pas -difficile à exécuter, car il n'y avait aucune force pour résister à ce -mouvement, et d'ailleurs la population protestante s'empressant de -suivre l'exemple donné par les troupes, la révolution fut <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> -accomplie à Nîmes en un instant. Le général Gilly se mit alors à la -tête du 63<sup>e</sup> de ligne et du 10<sup>e</sup> de chasseurs, courut au pont -Saint-Esprit, et l'enleva au détachement de volontaires royalistes qui -en avait la garde. De la sorte on faisait sur les derrières du duc -d'Angoulême, ce qu'il voulait faire lui-même sur les derrières de -Napoléon, c'est-à-dire qu'on détruisait son ouvrage à mesure qu'il -s'éloignait.</p> - -<p>Abandonné à sa droite par la colonne dirigée sur Grenoble, menacé en -arrière par les troupes laissées à Nîmes, le duc d'Angoulême n'aurait -eu chance de se sauver que s'il lui eût été possible de marcher en -avant, et de forcer les portes de Lyon. Mais devant lui les issues se -fermaient au lieu de s'ouvrir. -<span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Grouchy et soulèvement des populations du -Rhône supérieur contre les populations du Rhône inférieur.</span> -Le général Grouchy arrivé le 3 avril à -Lyon, y avait trouvé les habitants dans une émotion extraordinaire. En -effet dès qu'on avait appris dans le Lyonnais, la Franche-Comté, -l'Auvergne, que les Marseillais marchaient sur Lyon suivis des gens du -Midi, un mouvement en sens contraire s'était produit. Outre la -jalousie qu'excitaient les populations méridionales, il existait -contre elles de grandes préventions dans tout le bassin supérieur du -Rhône. On les disait fanatiques, cruelles, dévastatrices, et -naturellement à un peu de vérité on ajoutait beaucoup de calomnie. -Toujours est-il qu'on les haïssait autant qu'on les craignait. Aussi -dans le Lyonnais, et à plus de trente lieues à la ronde, on s'était -levé en toute hâte, et de nombreuses compagnies de gardes nationaux -étaient accourues à la défense de Lyon. Lyon seul avait fourni plus de -six mille hommes, et trente mille au moins étaient en marche <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> -pour les rejoindre. Le Dauphiné presque entier s'apprêtait à fondre -sur Vienne et sur Valence.</p> - -<p>Le général Grouchy envoya les gardes nationaux lyonnais à -Saint-Vallier, expédia le général Piré avec le 6<sup>e</sup> léger sur le pont -de Romans, afin de garder le cours de l'Isère; enfin il dirigea vers -Saint-Marcellin un bataillon du 39<sup>e</sup> avec le 83<sup>e</sup> qui venait -d'embrasser la cause impériale. L'Isère se trouva donc gardé de tous -côtés, et le duc d'Angoulême, qui avait vu Grenoble se fermer sur sa -droite, et le pont Saint-Esprit sur ses derrières, voyait Lyon se -fermer devant lui, et un cercle de fer se former autour de sa -personne. Dans cette position, il n'avait qu'à rétrograder le plus tôt -possible pour regagner Avignon et la route de Marseille, avant que les -Languedociens la lui fermassent.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le duc d'Angoulême obligé de rétrograder sur Avignon.</span> -Le 5 avril il prit le parti de battre en retraite, et le 6 au matin il -évacua Valence. Tandis qu'il se retirait, l'Isère fut franchi sur tous -les points par les Lyonnais, par le 6<sup>e</sup> léger, par les 39<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> de -ligne. Au pont de Loriol, sur la Drôme, le 14<sup>e</sup> de chasseurs abandonna -tout entier la cause royale. Le 3<sup>e</sup> d'artillerie manifesta les plus -mauvaises dispositions, mais le 10<sup>e</sup> d'infanterie (colonel général), -entouré de trois mille volontaires royalistes, montra un peu plus de -fidélité. -<span class="sidenote" title="En marge">Capitulation accordée à ce prince par le général Gilly, -sauf l'approbation du général Grouchy.</span> -Le 7 avril le prince arriva à Montélimart, et il apprit là -que les troupes du général Gilly, ayant franchi le pont Saint-Esprit, -et renforcées d'une masse de gardes nationaux du Dauphiné, lui -barraient la route d'Avignon. Il était condamné très-évidemment à -devenir prisonnier de Napoléon, et il ne lui restait d'autre -ressource <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> que de se sauver, lui et les siens, à l'aide d'une -capitulation honorable. Il dépêcha donc le baron de Damas au général -Gilly pour entrer en pourparlers. Quant à la personne du prince, il -n'y avait pas de difficulté, et le général Gilly, interprétant avec -ses propres sentiments ceux de Napoléon, entendait que le duc -d'Angoulême fût libre, moyennant qu'il évacuât le territoire -immédiatement. Malheureusement les officiers et les soldats du général -Gilly ne partageaient pas ses sentiments, et à cause d'eux il n'osait -pas être aussi facile à l'égard du prince qu'il l'aurait voulu.</p> - -<p>Pourtant les conditions à exiger de part et d'autre étaient tellement -indiquées, qu'après quelques difficultés, on se mit d'accord. Il fut -convenu que le prince se retirerait librement vers l'un des ports de -la Provence ou du Languedoc, avec un certain nombre d'officiers, et -s'y embarquerait, que les troupes de ligne rentreraient sous -l'autorité impériale, que les volontaires royalistes seraient -licenciés après avoir remis leurs armes, que l'argent et ce qui -appartenait à l'État serait restitué aux agents financiers, et -qu'ainsi disparaîtrait toute trace de l'insurrection royaliste. Ces -conditions furent acceptées et signées le 8 avril par le baron de -Damas et le général Gilly, sauf l'adhésion de l'autorité supérieure, -c'est-à-dire du général Grouchy, nommé commandant dans les provinces -du Midi.</p> - -<p>À peine cette capitulation fut-elle connue des gardes nationaux -accourus en foule du Dauphiné et barrant la route d'Avignon, qu'une -opposition des plus vives se manifesta parmi eux, et qu'ils <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> -demandèrent à grands cris que les conditions souscrites ne fussent pas -ratifiées. Dans ce moment le général Grouchy parvenu à Valence, -descendait sur Montélimart et Avignon, afin de continuer la poursuite -des royalistes. En apprenant le 9 que le duc d'Angoulême était -prisonnier, et que la décision du sort du prince était remise entre -ses mains, il fut extrêmement embarrassé. Quoique fort irrité contre -les Bourbons, il se souvenait cependant des liens qui le rattachaient -à eux, et toute mesure de rigueur contre le duc d'Angoulême répugnait -à son caractère autant qu'à ses souvenirs de famille. -<span class="sidenote" title="En marge">Embarras du général Grouchy, qui en réfère à Napoléon.</span> -Au lieu de -s'emparer de sa personne, il eût bien mieux aimé le pousser doucement -vers la mer, comme le général Exelmans avait poussé Louis XVIII vers -la frontière belge. D'ailleurs en agissant de la sorte, il serait -resté fidèle aux instructions de Napoléon, qui lui avait dit: <cite>Poussez -le prince dehors</cite>.—Mais dès qu'il avait M. le duc d'Angoulême en sa -possession, il était obligé par ses instructions mêmes d'en référer à -Paris. C'est ce qu'il fit en envoyant un courrier à Lyon, pour que de -Lyon on demandât par le télégraphe les ordres de l'Empereur. M. le duc -d'Angoulême fut donc retenu à Pont-Saint-Esprit avec tous ceux qui -l'accompagnaient, jusqu'à la réponse de Paris. Du reste, il fut traité -avec les égards dus à son rang et à sa noble conduite. Dans -l'intervalle de ces pourparlers, le 10<sup>e</sup> d'infanterie (colonel -général) et le 3<sup>e</sup> d'artillerie passèrent en entier dans le camp -impérial.</p> - -<p>Sur ces entrefaites l'insurrection, après quelques mouvements sans -importance, expirait dans le Midi. <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> Du côté de Gap les -généraux Ernouf et Loverdo, ayant promis au duc d'Angoulême d'arriver -à Grenoble en même temps qu'il arriverait à Vienne, voulurent, malgré -les défections qu'ils avaient essuyées, tenter un dernier effort pour -tenir parole. N'ayant plus que des volontaires royalistes, ils -essayèrent avec eux de se porter au delà de Sisteron, dans la -direction de Gap. En effet le général Loverdo vint camper le 6 au soir -au village de la Saulce, à l'entrée d'un défilé formé d'un côté par un -rocher à pic, et de l'autre par la Durance. Un bataillon du 49<sup>e</sup> avec -du canon défendait ce défilé. Les paysans de la contrée, fort ardents -contre les royalistes, étaient embusqués au sommet du rocher, prêts à -faire rouler d'énormes quartiers de pierre sur la tête des -assaillants.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Déroute des volontaires royalistes à la Saulce.</span> -Le 7 avril au matin le commandant du bataillon du 49<sup>e</sup> s'avança entre -les deux troupes pour parlementer. On lui répondit à coups de fusil. -Aussitôt il fit tirer à mitraille sur la colonne du général Loverdo, -tandis que les paysans faisaient pleuvoir sur elle une avalanche de -gros cailloux. À l'instant les volontaires royalistes, quoique braves -gens du reste, s'enfuirent, faute de discipline et d'habitude de la -guerre. Quelques-uns ayant voulu traverser la Durance à la nage furent -fusillés presque à bout portant; la masse se retira vers Sisteron, -laissant environ cent cinquante morts ou blessés sur le terrain.</p> - -<p>Tandis que ces événements se passaient sur la Durance, Masséna, placé -dans une position délicate, entre les Bourbons qu'il n'aimait point, -et Napoléon qu'il n'aimait guère davantage, mais qui <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> dans -les circonstances actuelles représentait à ses yeux la cause de la -Révolution, avait été retenu par ses devoirs militaires envers le -prince. Il n'avait voulu ni le servir, ni le trahir, et était resté à -Marseille pour y maintenir la tranquillité, et empêcher les violences -de tout genre. -<span class="sidenote" title="En marge">Masséna proclame à Toulon le rétablissement de l'Empire.</span> -Ayant appris qu'on songeait à unir les marines -française et anglaise, et que sous le prétexte de l'union des deux -pavillons on s'exposait à livrer Toulon aux rivaux de notre marine, il -crut le moment venu de se prononcer. Il se retira à Toulon, convoqua -les troupes, et fit arborer le drapeau tricolore. Puis il envoya un -officier à Marseille, et donna vingt-quatre heures à cette ville pour -abattre le drapeau blanc, et arborer les trois couleurs. Menacée par -Masséna d'un côté, par le général Grouchy de l'autre, Marseille se -rendit, et, à son grand regret, proclama le rétablissement de -l'Empire. Le 10 avril, toute cette partie du Midi était soumise, et -l'autorité de Napoléon reconnue d'Antibes à Huningue, de Huningue à -Dunkerque, de Dunkerque à Bayonne, de Bayonne à Perpignan. Le duc -d'Angoulême, toujours détenu à Pont-Saint-Esprit, attendait qu'on -prononçât sur son sort, et quoique ayant déployé un vrai courage, -n'était pas sans crainte, parce qu'il jugeait Napoléon d'après les -préjugés de son parti. Au surplus, il conservait la dignité qui -convenait à son rang, pieusement résigné à ce qui pouvait lui arriver, -et puni seulement de ses injustes préventions par de secrètes -inquiétudes.</p> - -<p>Il ne courait aucun danger, comme on le pense bien, et n'était exposé -qu'à l'ennui d'attendre la fin <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de sa captivité au milieu de -populations violentes, chez lesquelles ses ennemis seuls se -montraient, tandis que ses amis vaincus avaient été obligés de se -cacher.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon confirme la capitulation du duc d'Angoulême, et -lui rend la liberté.</span> -Napoléon apprit le 11 au matin le dénoûment des événements du Midi, la -captivité du duc d'Angoulême, et la capitulation en vertu de laquelle -ce prince devait s'embarquer au port de Cette. Il approuva sans aucune -hésitation ce qui avait été fait, supposant d'ailleurs par les -dépêches reçues que la capitulation était déjà ou exécutée, ou à la -veille de l'être. M. de Bassano écrivit donc par son ordre que la -capitulation était approuvée, et devait recevoir son exécution. À -peine cette nouvelle, qu'on ne cherchait pas à cacher, était-elle -connue, que beaucoup d'hommes attachés à Napoléon et à la cause qu'il -représentait, blâmèrent sa résolution, ou en contestèrent au moins la -prudence. Sans prétendre qu'il dût se venger de l'ordonnance du 6 mars -et de la déclaration du 13, ils dirent qu'on était engagé dans une -lutte effroyable, que les péripéties en seraient nombreuses et -étranges, que bien des têtes chères à la France pourraient se trouver -dans les mains de l'ennemi, et que tout en ayant pour la personne du -duc d'Angoulême les égards qu'on lui devait, il ne serait peut-être -pas inutile de le retenir en otage. Napoléon, sans nier ce qu'avait de -spécieux cette manière de voir, persistait à faire contraster sa -conduite avec celle de ses adversaires, et trouvait dans ce contraste -plus d'avantage que dans la conservation du gage le plus précieux. Il -n'était donc nullement au regret de l'approbation qu'il avait donnée, -lorsque <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> vers la fin de ce même jour, une nouvelle dépêche lui -apprit ce qu'il n'avait pas cru d'abord, que la capitulation n'était -point encore exécutée, et que le prince restait détenu à -Pont-Saint-Esprit. Il était temps de changer d'avis, et d'adopter -l'opinion de ceux qui n'approuvaient point la capitulation. Il eut à -ce sujet un long entretien avec M. de Bassano.—Je devrais peut-être, -dit-il, retenir le duc d'Angoulême, et me réserver ainsi un otage qui -pourrait devenir fort utile dans la situation grave et obscure où nous -nous trouvons tous. Mais je n'en ferai rien; il vaut mieux apprendre -aux souverains nos ennemis la différence qu'il y a entre eux et -moi.—C'était un orgueil bien placé, qui prouvait le besoin que -Napoléon avait en ce moment de l'opinion publique, et de plus le -progrès des mœurs depuis la sanglante catastrophe de Vincennes. Il -confirma sans retard les ordres expédiés par M. de Bassano, et fit -insérer au <cite>Moniteur</cite> du lendemain la lettre écrite au général -Grouchy, dans laquelle il disait que l'ordonnance royale du 6 mars, et -la déclaration de Vienne du 13, l'auraient autorisé à traiter M. le -duc d'Angoulême comme on avait voulu le traiter lui-même, mais qu'il -n'userait point de représailles, et que M. le duc d'Angoulême pourrait -se retirer librement comme tous les autres membres de sa famille. -Napoléon se borna à exiger du prince la promesse de restituer les -diamants de la couronne, sans retarder au surplus son départ jusqu'à -l'accomplissement de cette promesse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon profite de la fin des troubles du Midi pour -s'occuper exclusivement de ses préparatifs de guerre.</span> -Napoléon éprouva une grande satisfaction de cette fin si prompte et -si heureuse des troubles du <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> Midi. Il n'en avait jamais douté, -mais dans sa situation, les jours, les heures étaient d'un prix -infini, et il lui importait beaucoup de ne pas épuiser ses troupes en -faux mouvements pour la répression de la guerre civile. La division -expédiée en poste sur Lyon continua sa route, afin de contribuer à -former le 7<sup>e</sup> corps, qui devait, sous le maréchal Suchet, veiller à la -garde des Alpes. Napoléon manda le maréchal Masséna à Paris, afin de -se réconcilier avec ce vieux compagnon d'armes, sauf à le renvoyer -ensuite dans le Midi s'il lui convenait d'y rester. En attendant il -dépêcha le maréchal Brune pour commander entre Marseille, Toulon et -Antibes. Rassuré par les lettres interceptées sur les moyens offensifs -des Espagnols, il pensa que le 8<sup>e</sup> corps, destiné au général Clausel, -et porté d'abord à douze régiments, en aurait assez de six, et il le -forma en deux divisions, dont l'une résiderait à Bordeaux, l'autre à -Toulouse, bien plus pour contenir les royalistes méridionaux que pour -faire face aux Espagnols. Des six régiments devenus disponibles, -quatre furent envoyés en réserve à Avignon, deux furent dirigés sur -Marseille, pour former avec les troupes qu'on avait tirées de Corse le -9<sup>e</sup> corps chargé de la défense du Var. -<span class="sidenote" title="En marge">Composition des 7<sup>e</sup>, 8<sup>e</sup> et 9<sup>e</sup> corps.</span> -Les régiments laissés à Avignon -étaient destinés à renforcer le maréchal Brune ou le maréchal Suchet, -selon la direction que prendrait la guerre sur cette frontière. -Napoléon, bien qu'il eût conseillé à Murat de ne pas se presser, -s'attendait à quelque imprudence de sa part, et c'est par ce motif -qu'il avait retiré le maréchal Suchet de Strasbourg, où il commandait -le 5<sup>e</sup> corps, et l'avait envoyé en Savoie pour <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> y présider à -la formation du 7<sup>e</sup>. Par le même motif il avait préparé une réserve à -Avignon pour le renforcer, et songeait même à lui donner au besoin le -9<sup>e</sup> corps tout entier qui allait s'organiser dans le Var sous le -maréchal Brune. Napoléon s'occupant sans cesse de son plan général, y -avait ajouté une nouvelle disposition. Cinq corps (les 1<sup>er</sup>, 2<sup>e</sup>, -3<sup>e</sup>, 4<sup>e</sup> et 6<sup>e</sup>) devaient, avec la garde impériale, agir sous ses -ordres vers la frontière du Nord: le 5<sup>e</sup> confié à Rapp, depuis que le -maréchal Suchet avait passé au commandement du 7<sup>e</sup>, devait continuer à -garder l'Alsace. -<span class="sidenote" title="En marge">Création d'un corps intermédiaire à Béfort entre les Vosges -et le Jura, sous les ordres du général Lecourbe.</span> -Il résolut de créer à Béfort, où se trouve, comme on -sait, une coupure entre la chaîne des Vosges et celle du Jura, un -corps intermédiaire, composé d'une division de ligne et de plusieurs -divisions de gardes nationales mobiles. Il chargea de ce commandement -le général le plus habile dans la guerre de montagnes, l'illustre -Lecourbe, tenu si longtemps à l'écart depuis le procès de Moreau. Si -la Suisse maintenait sa neutralité, Lecourbe irait selon le besoin, ou -renforcer le 5<sup>e</sup> corps en Alsace, ou le 7<sup>e</sup> vers les Alpes. Si on ne -le réclamait sur aucun de ces points, il demeurerait en position afin -d'observer les débouchés de Bâle et de Poligny.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Appel à Paris de tous les régiments qui ont pris part à la -guerre civile.</span> -Après avoir fait ces additions à son plan, Napoléon ordonna d'amener à -Paris les régiments qui avaient pris part à la guerre civile -(notamment le 10<sup>e</sup> de ligne), et les principaux officiers, ceux -toutefois qui n'étaient pas irrévocablement compromis. Il voulait les -voir, faire sa paix avec eux, et les rallier à sa cause. Il manda le -général Grouchy auprès de lui pour le récompenser d'une manière -extraordinaire, <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> non pas que ce général eût exécuté rien de -bien difficile, mais afin d'apprendre à l'armée que dans les -circonstances présentes, le dévouement ne resterait pas sans -récompense. Cette courte expédition où l'on n'avait presque pas tiré -un coup de fusil, et où le mérite, s'il y en avait un, appartenait au -général Gilly, valut au général Grouchy le bâton de maréchal, qui -n'avait été donné jusqu'alors que pour des batailles gagnées. Napoléon -voulut ainsi encourager le dévouement à sa cause, et en même temps -élever à un haut grade un officier habitué à commander les troupes à -cheval, afin de préparer un chef à sa réserve de cavalerie, que la -mort ou la défection avaient privée successivement de Lasalle, de -Montbrun, de Bessières, de Murat. Bientôt, hélas! il devait se -repentir de cette faveur excessive, où la raison politique avait été -plus écoutée que la raison militaire.</p> - -<p>Napoléon faisait bien de s'occuper d'urgence de tout ce qui était -relatif à la guerre, car chaque jour éclataient les signes de la haine -implacable excitée contre lui en Europe. -<span class="sidenote" title="En marge">Nécessité de hâter les préparatifs militaires en présence -des projets de l'Europe contre Napoléon.</span> -On a vu qu'à la suite du -départ des légations étrangères, il avait dépêché des courriers pour -porter des ordres de rappel à nos agents, et les inviter en même temps -à déclarer que la France consentait à rester en paix avec les -puissances européennes, sur la base des traités existants. Ces -courriers, expédiés les 28 et 29 mars, avaient été tous arrêtés aux -frontières. Celui qui s'était présenté au pont de Kehl, avait été -repoussé par un commandant autrichien qui s'était refusé à le -recevoir même sous escorte. Un autre essayant de <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> passer par -Mayence, avait été retenu par le commandant prussien, et grossièrement -maltraité. Un troisième, acheminé par la Suisse et la Lombardie, -n'avait pu franchir les Alpes. C'étaient là des procédés inusités même -en guerre, car, ainsi que le disait Napoléon, on fait la guerre pour -amener la paix, et jamais pendant les hostilités les plus acharnées on -n'a interdit les communications tendantes à mettre un terme à -l'effusion du sang. Cette espèce d'excommunication diplomatique, sans -exemple, était évidemment personnelle, et faisait suite à l'étrange -déclaration du 13 mars.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Refus de recevoir ses courriers.</span> -Loin de chercher à cacher l'accueil réservé à ses courriers, Napoléon -eut recours à une dernière démarche plus éclatante que toutes les -autres, et dont il voulait que l'insuccès fût plus éclatant aussi. -L'occasion s'offrait très-naturellement. En remontant sur le trône de -France, il était convenable qu'il écrivît aux divers souverains pour -leur faire part de son nouvel avénement. Il avait assez souvent -correspondu avec eux, comme leur allié ou leur maître, pour qu'il ne -pût pas être accusé d'une présomption de parvenu en agissant de la -sorte. Il jeta donc lui-même sur le papier quelques lignes, pleines de -modération et de dignité, dans lesquelles il déclarait qu'il acceptait -les traités existants, et que si ses sentiments étaient partagés par -les autres monarques, <cite>la justice assise aux confins des États -suffirait désormais pour les garder</cite>. La plupart des souverains se -trouvant à Vienne, c'était vers cette capitale qu'il fallait diriger -son envoyé, et les convenances exigeaient que pour cette mission il -choisît <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> un de ses aides de camp, car les lettres de -souverains n'ont pas ordinairement d'autres messagers pour les porter. -Il choisit l'un des plus distingués, des mieux venus, des plus souvent -envoyés dans les cours étrangères, le comte de Flahault, et lui confia -en outre une lettre particulière pour son beau-père. Si un simple -courrier avait été arrêté, il était possible qu'un lieutenant général -obtînt plus d'égards.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrestation de M. de Flahault à Stuttgard.</span> -Le comte de Flahault partit en effet le 4 avril, franchit le pont de -Kehl, ce que n'avaient pu faire les courriers du cabinet, pénétra en -Allemagne, et se flattait d'avoir surmonté tous les obstacles, -lorsqu'il fut soudainement arrêté à Stuttgard par ordre de la cour de -Wurtemberg. On prit ses dépêches, en promettant de les transmettre à -Vienne. Un commandant de bâtiment de la marine impériale ne fut guère -plus heureux en essayant de franchir le Pas-de-Calais. Expédié en -parlementaire à la côte d'Angleterre, il ne fut pas traité en ennemi, -mais arrêté dans sa marche. On s'empara de ses dépêches qui furent -envoyées à Londres, puis on l'informa qu'elles seraient ouvertes à -Vienne, d'où l'on répondrait s'il y avait lieu.</p> - -<p>Pour faire comprendre cette singulière interdiction de tous rapports, -il faut maintenant exposer ce qui s'était passé à Vienne à la nouvelle -du débarquement de Napoléon sur les côtes de France. -<span class="sidenote" title="En marge">Exaspération des esprits en Europe contre Napoléon.</span> -En quittant l'île -d'Elbe, il avait cru trouver le congrès de Vienne dissous, ou du moins -les souverains partis, et leurs ministres demeurés seuls pour terminer -de pures questions de rédaction. Ces renseignements <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> étaient -exacts lorsqu'ils lui avaient été transmis, mais la tardive arrivée du -roi de Saxe à Presbourg, la résistance que ce prince avait opposée aux -décisions du congrès, les démonstrations militaires de Murat, avaient -retenu l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui n'avaient pas -voulu s'éloigner tant qu'il restait une difficulté à résoudre. -<span class="sidenote" title="En marge">Effet produit à Vienne par la nouvelle de son -débarquement.</span> -Aussi -quand la nouvelle du débarquement au golfe Juan était parvenue à -Vienne, par des avis partis de Gênes, elle avait trouvé les souverains -et leurs ministres encore présents, excepté lord Castlereagh remplacé -auprès du congrès par le duc de Wellington. Ils étaient tous réunis -dans une fête lorsque cette nouvelle se répandit. Elle y produisit la -sensation d'un coup de foudre. Qu'on se figure en effet ces potentats, -qui après avoir été les uns privés de leurs États par Napoléon, les -autres toujours menacés du même sort, étaient tout à coup devenus de -vaincus vainqueurs, d'esclaves maîtres, et avaient non-seulement -recouvré ce qu'ils avaient perdu, mais accru leurs domaines, ceux-ci -de moitié, ceux-là du quart ou du cinquième, qu'on se les figure -frappés d'une vision subite, et pouvant se croire reportés à ces -terribles années 1809, 1810, 1811, où ils étaient dépouillés, soumis, -tremblants, et on comprendra ce qu'ils durent éprouver! Leur premier -sentiment fut celui de la terreur, et dans cette terreur ils nous -flattèrent, hélas! car ils crurent que onze mois avaient suffi pour -refaire les forces épuisées de la France. Ce sentiment fut même assez -frappant pour exciter la malice des diplomates anglais qui n'ayant, -grâce à l'Océan, presque rien à craindre pour leur patrie, <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> -se moquaient de l'épouvante d'autrui. À cette consternation succéda -une violente colère contre les auteurs vrais ou supposés des malheurs -qu'on entrevoyait. -<span class="sidenote" title="En marge">On reproche à l'empereur Alexandre d'avoir placé Napoléon à -l'île d'Elbe, et aux Bourbons d'avoir rendu son retour possible.</span> -Tous les esprits, toutes les langues s'en prirent -d'abord à l'empereur Alexandre, qui par le traité du 11 avril avait eu -l'imprudence d'accorder l'île d'Elbe à Napoléon, et après lui aux -Bourbons qui lui avaient rouvert le chemin de la France par leur -manière de gouverner. Ce ne fut qu'un cri contre la légèreté -d'Alexandre, et contre l'inhabileté des Bourbons. On ajoutait qu'on -avait été soi-même bien inhabile de confier à de telles mains le -gouvernement de la France.</p> - -<p>Alexandre ne pouvait se dissimuler le déchaînement dont il était -l'objet, car parmi ceux qui criaient le plus haut se trouvaient les -Russes eux-mêmes. Il se défendait en disant que le traité du 11 avril -avait été inévitable, qu'à l'époque de sa conclusion personne n'y -avait fait d'objection sérieuse, car on voulait se débarrasser à tout -prix de Napoléon, disposant encore à Fontainebleau de 70 mille hommes, -et pouvant, s'il s'était replié sur le midi de la France, en -recueillir 100 mille autres venant des Pyrénées, de Lyon, de l'Italie; -que les Bourbons, en refusant d'exécuter le traité, en réduisant -Napoléon à l'enfreindre par la privation de son subside, en lui -ménageant les voies par leur manière de gouverner la France, étaient -les seuls coupables.— -<span class="sidenote" title="En marge">Alexandre promet de réparer sa faute en sacrifiant son -dernier homme et son dernier écu.</span> -D'ailleurs, ajoutait-il, s'il était l'auteur du -mal, il en serait le réparateur, et il emploierait dans cette nouvelle -lutte son dernier soldat et son dernier écu.—Il chercha même à -couvrir sa confusion par sa <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> colère, et à partir de ce jour il -fut le moins contenu des coalisés dans son attitude, son langage et sa -conduite.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On ne s'inquiète pas de savoir si Napoléon revient corrigé -par le malheur, mais on résout unanimement une guerre de destruction.</span></p> - -<p>Dans l'état d'exaltation où se trouvaient les membres du congrès, il -ne vint à l'esprit d'aucun d'eux de se demander si Napoléon ne -reviendrait pas changé, ou du moins modifié par le malheur, et si par -exemple il ne serait pas prêt à accepter, non-seulement le traité de -Paris, mais le traité de Vienne, auquel cas il n'y aurait qu'une chose -à exiger de lui, ce serait la bonne foi. Mais l'idée de Napoléon -pacifique, corrigé ou modifié, ne s'offrit à l'esprit de personne. On -n'eut devant les yeux que le redoutable capitaine qui avait fait des -armées françaises un si terrible usage, qui avait déployé en pleine -Europe une ambition follement asiatique, et sur-le-champ la résolution -de mourir tous en luttant contre lui, se trouva prise dans ces -cœurs que la terreur possédait, car il y a des moments où la peur -enfante l'héroïsme! Il n'y eut donc qu'une pensée, une seule, la -guerre universelle, sanglante, acharnée, jusqu'à la destruction des -uns ou des autres.</p> - -<p>Cependant avant de formuler une déclaration, il fallait attendre -quelques jours, pour savoir si Napoléon avait réussi (ce dont on -doutait peu), s'il avait pris la France pour but de sa tentative (ce -dont on doutait encore moins); il fallait enfin être mieux instruit, -pour ne pas diriger ses coups dans le vide. En effet, il restait -quelque incertitude dans l'esprit de divers personnages sur les -desseins de l'évadé de l'île d'Elbe, car dans cette nouvelle tourmente -on se renvoyait les uns aux autres, non-seulement <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> la faute -de son retour, mais aussi le danger. Ainsi M. de Talleyrand aimait à -se persuader que Napoléon avait débarqué au golfe Juan pour se porter -par Nice et Tende en Italie.—Ne songez pas à nous, lui dit assez -durement M. de Metternich, mais à vous-mêmes. Napoléon, croyez-moi, -est sur la route de Paris; probablement il est à Lyon dans le moment -où nous parlons, et il sera dans quelques jours aux Tuileries.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On se hâte de terminer les derniers arrangements entre les -puissances.</span> -En attendant que ce doute fût éclairci, on alla au plus pressé, et le -plus pressé pour ces copartageants de l'Europe, fut de se saisir tout -de suite des pays qu'ils s'étaient adjugés, et d'en prendre même les -titres à la face de l'ancien dominateur du continent. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts pour arracher au roi de Saxe son consentement.</span> -La première -mesure pour parvenir à ce but, était d'obtenir du malheureux roi de -Saxe son consentement aux sacrifices exigés de lui. D'après les -théories de droit régnantes (théories vraies dans tous les temps, mais -alors professées avec affectation) il n'y avait de bien cédé que ce -que le cédant <cite>abandonnait lui-même, de sa libre et pleine volonté</cite>. -Il fallait dès lors que le roi de Saxe consentît à l'abandon des -provinces convoitées par la Prusse, après quoi la Prusse céderait à la -Russie ce que celle-ci désirait en Pologne, cette dernière à son tour -ferait à l'Autriche les abandons convenus, et toute la série des -mutations stipulées, sacrifices pour les uns, agrandissements pour les -autres, s'ensuivrait naturellement.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Résistance de ce prince, mais certitude acquise de l'amener -à céder.</span> -On fit choix des trois plénipotentiaires qui avaient défendu le roi de -Saxe, et on les lui dépêcha à Presbourg. Ce furent M. de Talleyrand -pour la France, <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> M. de Metternich pour l'Autriche, lord -Wellington pour l'Angleterre. Ils se rendirent à Presbourg, où -Frédéric-Auguste avait été transporté, et le trouvèrent résolu à -résister, et fort peu touché des services qu'ils disaient lui avoir -rendus. Plusieurs jours de vives instances n'ayant amené aucun -résultat, les trois diplomates déclarèrent au roi de Saxe que s'il ne -souscrivait pas formellement aux décisions du congrès, la Prusse ne se -mettrait pas moins en possession des provinces saxonnes qui lui -avaient été attribuées, tandis que lui n'entrerait point en possession -de celles qui avaient été laissées à la couronne de Saxe, et qu'il -resterait prisonnier de la coalition.</p> - -<p>Ce prince infortuné, sans céder à ces menaces, inspira cependant aux -trois négociateurs la conviction qu'il ne ferait pas longtemps -attendre son consentement. Ils retournèrent ensuite à Vienne, pour -conclure les derniers arrangements. On mit d'accord la Bavière et -l'Autriche relativement au pays de Salzbourg, et il n'y eut plus dès -lors pour tous les souverains qu'à prendre les titres de leurs -nouveaux États. -<span class="sidenote" title="En marge">Les souverains prennent tout de suite les titres de leurs -nouveaux États.</span> -L'empereur Alexandre prit sur-le-champ les titres -d'empereur de toutes les Russies et de roi de Pologne, le roi -Frédéric-Guillaume, ceux de roi de Prusse, de grand-duc de Posen, de -duc de Saxe, de landgrave de Thuringe, de margrave des deux Lusaces, -etc. Outre le titre d'empereur d'Autriche, qu'il avait substitué à -celui d'empereur d'Allemagne en 1806, l'empereur François prit celui -de roi d'Italie, et constitua par un acte solennel, publié -immédiatement au delà des <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Alpes, le royaume -Lombardo-Vénitien, qui devait se composer des provinces italiennes -depuis le Tessin jusqu'à l'Isonzo. Dans cet acte on accorda aux -Italiens, comme on l'avait fait pour les Polonais, la consolation de -former un royaume séparé. Le roi de Sardaigne, à qui Gênes avait été -cédée, le roi des Pays-Bas dont les États avaient été doublés par -l'adjonction de la Belgique, se revêtirent des titres de leurs -nouveaux États, avec les qualifications qui en résultaient. Ainsi en -quelques jours tous les souverains eurent soin de se nantir de leurs -acquisitions, pour que la guerre qui était résolue ne pût rien changer -à leurs positions, sinon de les rendre définitives dans le cas où -cette guerre serait heureuse.</p> - -<p>Tandis que chacun s'occupait de ses intérêts, on connut enfin le 12 -mars l'entrée triomphale de Napoléon à Grenoble, et il ne fut plus -possible de douter ni de la nature, ni du succès de ses desseins. On -s'assembla sur-le-champ, et on laissa à M. de Talleyrand l'initiative -des propositions à présenter au congrès. Personne ne songeait à lui -contester la qualité de représentant de Louis XVIII, ni à son -souverain celle de roi de France, bien qu'on fût assez mécontent des -Bourbons. Mais ne voulant, dans l'intérêt commun, admettre à aucun -prix la restauration de Napoléon et de sa famille, il fallait -nécessairement s'en tenir aux Bourbons, comme à la seule dynastie -possible. Quant à M. de Talleyrand lui-même, bien qu'il eût aussi ses -mécontentements personnels contre la cour de France, il reconnaissait -ainsi que le congrès tout entier et par les mêmes raisons, la -nécessité de s'en tenir aux Bourbons, <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> et il était trop engagé -d'ailleurs envers eux pour hésiter. -<span class="sidenote" title="En marge">Comment avait été faite la déclaration du 13 mars, qui -mettait Napoléon hors la loi des nations.</span> -Sachant que le meilleur moyen de -nuire à Napoléon aux yeux de la France épuisée par vingt-deux ans de -guerre, c'était de le lui montrer comme irréconciliable avec l'Europe, -il imagina de faire reproduire purement et simplement par le congrès -l'ordonnance de Louis XVIII du 6 mars, et de traiter Napoléon comme un -malfaiteur qui, ayant rompu son ban, devait être mis à mort -sur-le-champ, sa seule identité constatée. Le procédé était étrange à -l'égard d'un homme qui avait régné avec tant d'éclat et de durée, mais -l'irritation était telle qu'on ne regardait ni aux actes, ni à leur -forme. M. de Talleyrand proposa donc de déclarer que Napoléon -Bonaparte ayant violé la convention du 11 avril, et <em>détruit ainsi le -seul titre légal sur lequel reposât son existence</em>, devait être mis -hors la loi des nations, et traité en conséquence, s'il était pris. La -générosité d'Alexandre, la modération de l'Autriche, auraient eu -quelque chose à objecter à un procédé pareil, mais la colère chez -Alexandre, chez l'Autriche la crainte de se rendre suspecte, -étouffaient toute objection, et sauf la suppression d'un ou deux -termes trop odieux la déclaration fut adoptée, datée du 13 mars, et -envoyée par courrier extraordinaire à Strasbourg, pour être publiée le -long de nos frontières, afin de rendre à la cause royale, s'il en -était temps encore, le service de faire connaître à la France -l'implacable unanimité de l'Europe contre Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui agissent sur chacune des puissances, et les -portent aux procédés les plus violents.</span> -On passa ensuite quelques jours à attendre des nouvelles, tantôt -admettant la certitude du succès <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> de Napoléon, tantôt doutant -de ce succès à la moindre lueur d'espérance, et pendant ces quelques -jours on ne songea qu'à la guerre immédiate et acharnée, la Prusse par -recrudescence de toutes ses haines, la Russie par colère d'avoir été -dupe de sa générosité, l'Angleterre par peur de voir lui échapper ses -immenses avantages, l'Autriche par froide conviction de ne pouvoir -éviter la lutte, et crainte d'inspirer des défiances à ses alliés. -Cette dernière puissance, quoique n'ayant pas moins à perdre que les -autres, voyait seule la situation avec un peu de calme, grâce au -sang-froid de l'empereur François et du prince de Metternich. Elle -n'était pas éloignée de croire que Napoléon offrirait tout d'abord -d'accepter les traités de Paris et de Vienne; elle admettait même -qu'éclairé par l'expérience, il se résignerait aux pertes -territoriales de la France, et que, couvert des gloires de la guerre, -il songerait à se procurer celles de la paix, et à joindre un rameau -d'olivier aux innombrables lauriers qui ombrageaient son front. -<span class="sidenote" title="En marge">Politique de l'Autriche en 1815.</span> -Mais elle n'en était pas assurée. Il était possible aussi qu'inconsolable -d'avoir perdu par sa faute la grandeur de la France, il commençât par -prendre quelque repos, et par en laisser prendre à la France, que de -la sorte il donnât à l'union européenne le temps de se dissoudre, et -que ses forces militaires refaites, celles de ses adversaires -diminuées ou dispersées, il recommençât la lutte pour revenir sinon -aux traités de Tilsit et de Vienne, du moins à ceux de Campo-Formio et -de Lunéville. Cette seconde supposition égalait bien la première en -vraisemblance, et fût-elle moins fondée, dans le doute il valait -mieux <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> aller au plus sûr, et le plus sûr c'était de travailler -tout de suite, par tous les moyens, à la ruine de Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Froideur et fermeté de ses résolutions.</span> -Ainsi sans -être aussi haineuse que la Prusse, aussi piquée que la Russie, aussi -avide que l'Angleterre, l'Autriche était froidement et fermement -résolue. Seulement dans ses conseils il y avait quelques divergences -sur les moyens les plus certains de détruire Napoléon. Quelques hommes -d'État autrichiens pensaient que Napoléon, revenant après onze mois du -règne des Bourbons, et placé en présence des partis subitement -réveillés, allait se trouver exposé à de singuliers embarras, et qu'en -se bornant à favoriser les divisions intérieures on serait peut-être -dispensé d'employer contre lui le moyen terrible et douteux de la -guerre. Mais ce calcul astucieux ne répondait pas aux ardentes -passions du moment, pouvait rendre suspectes les intentions de -l'Autriche, fournir l'occasion de croire par exemple qu'elle -souhaitait la régence de Marie-Louise, et nuire ainsi à ce qu'on -regardait comme le salut de l'Europe, c'est-à-dire à la parfaite union -des coalisés. L'Autriche avait donc adhéré sans passion, mais avec -fermeté, au projet d'une guerre de destruction, par deux raisons -décisives: la défiance inspirée par Napoléon, et le besoin -profondément senti de l'union européenne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Contrainte exercée sur Marie-Louise pour lui arracher son -fils et l'empêcher de retourner en France.</span> -Fort attentifs à ne donner aucun ombrage, l'empereur François et M. de -Metternich mirent tous leurs soins à s'emparer de Marie-Louise, et à -prévenir toute imprudence de sa part. Les moyens pour la soumettre ne -leur manquaient pas, car ils avaient la force, et, le duché de Parme -aidant, la persuasion. <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Ils n'avaient pas besoin, hélas! de -tant de ressources pour triompher du caractère de cette princesse. -Elle était déjà rendue non pas seulement aux volontés de son père, ce -qui eût été excusable, mais aux volontés d'un dominateur qui avait -pris le plus grand empire sur elle, le comte de Neiperg, devenu son -guide, son défenseur, son unique ami. -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui ôtent à Marie-Louise toute idée de résistance.</span> -Dans son isolement et sa -faiblesse, elle n'avait su résister ni aux soins, ni aux avantages -personnels du comte, et avait oublié complétement ce qu'elle devait à -son rang, à ses devoirs, à sa douloureuse mais glorieuse destinée. Un -moment, en apprenant les premiers succès de Napoléon, elle avait été -vivement émue, et comme saisie d'une sorte de regret. Mais bientôt -songeant aux chaînes autrichiennes qu'il aurait fallu briser, songeant -surtout à ses torts, elle avait préféré la vie tranquille, opulente et -libre qui l'attendait à Parme, à tous les hasards d'une carrière -orageuse, lesquels étaient fort au-dessus de son courage. Il faut -ajouter, pour ne pas calomnier cette princesse, que si elle était -épouse faible, elle était mère excellente, et très-sensée quoique peu -spirituelle; que si elle croyait au génie de son mari, elle se défiait -de sa prudence, et doutait fort de son maintien définitif sur le -trône; qu'elle craignait en retournant auprès de lui de compromettre -le patrimoine de son fils sans lui assurer la couronne de France, et -que faisant la destinée de ce fils d'après ses goûts, elle aimait -mieux lui ménager un patrimoine certain en Italie, qu'une grandeur -chimérique en France: calcul sans élévation, mais non sans justesse, -ainsi que les événements le prouvèrent bientôt.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> <span class="sidenote" title="En marge">On lui assure le duché de Parme, et on obtient -ainsi son entière soumission.</span> -L'empereur François et M. de Metternich la trouvèrent donc toute -persuadée, et entièrement résignée aux conditions de leur politique, -au prix bien entendu du grand-duché de Parme. Ces conditions étaient -qu'elle ne quitterait point Vienne, qu'elle remettrait provisoirement -son fils à l'empereur François, que toutes les communications reçues -de son époux, directement ou indirectement, seraient aussitôt -transmises par elle au cabinet autrichien, qui les déposerait -cachetées sur la table du congrès. Elle accepta ces conditions, bien -qu'humiliantes; elle livra son fils à l'empereur François, qui avait -d'ailleurs pour cet enfant la plus tendre affection, et ce qui était -moins excusable encore, elle livra les lettres que Napoléon lui avait -adressées par toutes les voies. -<span class="sidenote" title="En marge">Explications données par Marie-Louise à M. Meneval pour -qu'il les transmette à Napoléon.</span> -Pourtant, afin d'agir avec une -certaine franchise, elle eut une explication avec M. Meneval, resté -auprès d'elle, et demeuré serviteur fidèle de Napoléon. Elle lui dit -qu'elle ne retournerait point en France, que n'ayant pas rejoint son -époux vaincu et prisonnier, elle ne le rejoindrait pas victorieux et -rétabli sur le trône; que fatiguée d'agitations elle voulait se -renfermer dans la vie privée, se consacrer à son fils, et lui préparer -un avenir modeste et assuré. M. Meneval lui ayant objecté que le duché -de Parme, constitué d'abord héréditaire, n'était plus constitué qu'à -titre viager, elle répondit qu'elle n'avait pu obtenir davantage, que -c'était fort regrettable sans doute, mais que ce duché lui permettrait -en faisant de sages économies, d'assurer en vingt ans une grande -fortune à son fils, ce qu'elle ne pourrait pas comme simple <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> -archiduchesse; qu'il aurait de plus en Bohême des fiefs considérables, -accordés en dédommagement de l'hérédité du duché de Parme; qu'il -serait archiduc et riche archiduc, ce qui n'était pas commun en -Autriche; qu'elle lui préparait donc le bonheur, suivant sa manière de -le comprendre; qu'elle n'avait été dans tout cela que mère, et mère -selon ses idées, mais mère aussi tendre que dévouée.—Ainsi parlait et -pensait très-sincèrement l'épouse de Napoléon, non pas celle qu'il -avait prise dans la condition privée, mais celle qu'il avait demandée -au sang des Césars! M. Meneval en écoutant ce langage inclina la tête -avec douleur, sans ajouter un seul mot, et en laissant voir sans -l'exprimer sa respectueuse improbation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le Roi de Rome livré à son grand-père.</span> -Par suite de ces résolutions le fils de Napoléon fut enlevé à sa mère, -et transporté malgré ses plaintes enfantines au palais de son -grand-père, qu'il ne devait plus quitter. -<span class="sidenote" title="En marge">Les lettres de Napoléon à Marie-Louise lues au congrès.</span> -Les lettres parvenues par M. -Meneval et par M. de Bubna à Marie-Louise, furent déposées sur la -table du congrès, l'Autriche mettant le plus grand soin à prouver à -ses alliés qu'il n'existait entre elle et Napoléon aucune entente -secrète. Au prix de cette soumission Marie-Louise obtint que toutes -les cours lui garantissent la souveraineté viagère des duchés de Parme -et de Plaisance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet de ces lettres, et de celles que la reine Hortense -avait écrites à son frère le prince Eugène.</span> -Bientôt à ces lettres s'en joignirent d'autres, dont on s'était promis -à Paris l'effet le plus heureux, et qui causèrent un effet tout -contraire à Vienne. Le courrier expédié au prince Eugène par son -intendant, et qui était chargé de lettres de la reine Hortense -<span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> pour son frère, pour Marie-Louise, et pour divers grands -personnages, avait été arrêté; les dépêches dont il était porteur -avaient été déposées également sur la table du congrès. La lecture de -ces lettres produisit sur l'empereur de Russie en particulier une -sensation des plus défavorables. Alexandre, qui ne faisait rien avec -mesure, n'avait pas quitté à Paris la maison de la reine Hortense, et -à Vienne le bras du prince Eugène, dans la compagnie duquel il se -promenait tous les jours. Il avait procuré à la reine Hortense le -duché de Saint-Leu, et il avait voulu, sans y réussir, ménager une -petite souveraineté au prince Eugène. -<span class="sidenote" title="En marge">Irritation d'Alexandre, qui se croit trahi par le prince -Eugène.</span> -Dans l'état d'émotion où venait -de le jeter le retour de Napoléon, il se persuada que le frère et la -sœur avaient été dans le secret de l'expédition de l'île d'Elbe, -qu'il avait donc été trompé par eux, et il s'abandonna à une colère à -la fois sincère et affectée, car il était plus commode pour son -amour-propre de paraître trahi que dupe. En conséquence il ne parla de -rien moins que de faire arrêter le prince Eugène, et de le constituer -prisonnier. -<span class="sidenote" title="En marge">Il se calme, et se contente de retenir le prince à Vienne.</span> -Après un peu de réflexion, et aussi après quelques -explications du prince lui-même, il se contenta de sa promesse de ne -pas quitter Vienne, et à cette condition il lui laissa sa liberté.</p> - -<p>Toutes ces lettres prouvaient, ce qu'il était facile de prévoir, que -Napoléon n'avait été ni tué ni arrêté en route, qu'il n'avait pas en -représailles essayé de tuer les Bourbons, mais qu'il les avait -expulsés de France, et qu'il était remonté sur le trône en promettant -la paix et le respect des traités. Mais peu <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> importait aux -princes réunis à Vienne que Napoléon se montrât cruel ou généreux, -qu'il arrivât corrigé ou non corrigé par les événements, pacifique ou -belliqueux, libre ou lié par de nouvelles institutions: les moins -prévenus étaient convaincus qu'une fois rétabli sur le trône, les -forces de la France refaites, celles de la coalition dispersées, il -essayerait de reprendre au moins les frontières de la France, et il -faudrait alors que les uns rendissent la moitié du royaume des -Pays-Bas, les autres une moitié de la Pologne, de la Saxe, de -l'Italie. Il n'y avait donc pas à hésiter, et l'orgueil parlant comme -la prévoyance, il fallait profiter de ce que les forces de la France -n'étaient pas refaites, de ce que celles de l'Europe n'étaient pas -dispersées, pour détruire tout de suite l'homme formidable qui était -venu mettre en question la domination qu'on exerçait sur l'Europe, et -le partage léonin qu'on en avait fait à Vienne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les souverains informés de l'entrée de Napoléon à Paris, -renouvellent l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars.</span> -Aussi dès qu'on fut un peu plus renseigné, on passa de la première et -violente déclaration du 13 mars à des actes plus pratiques et plus -redoutables, quoique moins sauvages dans la forme. On résolut la -guerre immédiate par un traité qui renouvelait purement et simplement -l'alliance de Chaumont. Cette alliance stipulait, comme on s'en -souvient, que chacune des quatre puissances coalisées tiendrait 150 -mille hommes sur pied, jusqu'à ce que le but de l'alliance eût été -pleinement atteint. Ce contingent était loin d'indiquer tous les -efforts qu'on voulait faire pour détruire Napoléon, car il était bien -entendu que chacune des puissances, formellement obligée à fournir au -moins le nombre <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> d'hommes stipulé, emploierait en outre toutes -ses ressources au triomphe de la cause commune. Il était convenu qu'on -s'entendrait comme par le passé sur la direction des armées coalisées, -qu'on ne ferait rien les uns sans les autres, et surtout qu'on -n'écouterait aucune parole de l'ennemi sans la renvoyer à la -coalition, autorisée seule à négocier et à répondre. Il résultait -encore de ce traité que l'Angleterre recommencerait à fournir les 6 -millions sterling de subsides qu'elle avait promis pendant la durée de -la guerre, et de plus un dédommagement en argent pour tout ce qui -manquerait aux 150 mille hommes formant son contingent.</p> - -<p>Pour elle donc l'engagement était sinon plus grave au moins plus -onéreux: mais on servait tellement ses haines et ses intérêts dans une -guerre de cette nature, que les puissances alliées ne se regardaient -pas comme ses obligées en acceptant son argent. Seule elle n'était -représentée à Vienne ni par un souverain ni par un premier ministre, -car lord Castlereagh lui-même était reparti pour Londres. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington, présent à Vienne, signe le traité sans y -être autorisé par son gouvernement.</span> -Mais celui -qui remplaçait lord Castlereagh, lord Wellington, s'appuyant sur ses -grands services et sur sa popularité en Angleterre, ne redoutait pas -la responsabilité. Bien qu'il n'eût reçu aucune instruction (le temps -écoulé ne l'avait pas permis), il n'hésita pas à prendre son parti. Il -jugea qu'il valait la peine de recommencer la guerre pour maintenir -l'état de choses que l'Angleterre venait de faire établir en Europe; -il espérait confusément accroître sa gloire dans cette nouvelle -guerre, et il ne craignit pas d'engager son gouvernement, certain que -personne <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> n'oserait le désavouer en Angleterre, quoi qu'on pût -penser de sa conduite. Il signa donc sans la moindre objection, et fut -même provocateur plutôt qu'entraîné dans la conclusion des nouveaux -arrangements.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le protocole du 25 mars laissé ouvert pour toutes les -puissances qui voudront y adhérer.</span> -Le représentant de la France aurait désiré figurer comme partie à ce -traité, pour mieux assurer la situation des Bourbons, car il s'était -aperçu qu'on leur en voulait beaucoup de leur inhabileté, et que si on -était tout à fait d'accord sur la nécessité de renverser Napoléon, on -l'était un peu moins sur la manière de le remplacer. Très-animé pour -la cause des Bourbons, perdant même en cette occasion le sens juste -des convenances dont il était doué à un si haut degré, M. de -Talleyrand ne s'aperçut pas de ce qu'aurait de révoltant la signature -du plénipotentiaire français au bas d'un traité dont l'objet était une -guerre à outrance à la France. Il demandait donc à signer, mais ses -coopérateurs lui épargnèrent cette inadvertance, par un motif à eux -personnel. Les souverains alliés ne voulaient pas aux yeux de leurs -peuples, surtout aux yeux du peuple anglais, paraître recommencer la -guerre pour le rétablissement des Bourbons, et tenaient à se montrer -uniquement occupés de l'intérêt européen. En conséquence ils -décidèrent qu'ils seraient seuls contractants principaux, en accordant -toutefois que les autres puissances seraient admises à adhérer. Le -traité dont il s'agit, portant renouvellement de l'alliance de -Chaumont, fut daté du 25 mars, et expédié immédiatement à Londres pour -y recevoir l'adhésion britannique. Jusque-là il demeura secret, -<span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> non pas précisément dans son contenu, mais au moins dans ses -termes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Conférences chez le prince de Schwarzenberg pour arrêter le -plan de campagne.</span> -Le but et les moyens étant bien déterminés, on s'occupa de l'emploi à -faire de ces moyens. Il y eut des conférences militaires chez le -prince de Schwarzenberg, auxquelles l'empereur Alexandre voulut -absolument assister. Le prince de Schwarzenberg pour l'Autriche, -l'empereur Alexandre et le prince Wolkonsky pour la Russie, M. de -Knesebeck pour la Prusse, le duc de Wellington pour l'Angleterre, -discutèrent le plan de campagne. On aurait bien désiré commencer les -hostilités tout de suite, et le plus animé de ce désir était le duc de -Wellington, qui affichait déjà la prétention de jouer le rôle le plus -important dans cette campagne. Mais afin d'agir à coup sûr on décida -qu'il ne serait rien entrepris avant l'entrée en ligne de forces -considérables, de manière que chacune des armées coalisées pût se -soutenir par elle-même devant l'ennemi commun. -<span class="sidenote" title="En marge">Division de la coalition en trois masses, dont une doit -agir en Italie, et deux en France.</span> -On partagea les forces -de la coalition en trois colonnes principales. La première était -destinée à opérer en Italie, où les Autrichiens supposaient que Murat -agissait d'accord avec Napoléon. Dans leur zèle pour tout ce qui -regardait cette contrée, les Autrichiens se proposaient d'y consacrer -150 mille hommes. Cette portion des forces coalisées avait ordre, -Murat repoussé, de se porter par le mont Cenis en Savoie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les deux masses dirigées contre la France doivent opérer -l'une par l'Est, l'autre par le Nord.</span> -Les deux autres colonnes devaient avoir la France pour théâtre -d'opération, et Paris pour but. L'une se présentant par l'Est, de Bâle -à Mayence, devait se composer d'Autrichiens, de Bavarois, de Badois, -<span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de Wurtembergeois, de Hessois, de Russes, et s'élever à 200 -mille hommes. Cette colonne de l'Est ne pouvait agir offensivement que -lorsque le contingent russe de 80 mille hommes, obligé de traverser la -Gallicie, la Bohême, la Franconie, serait arrivé sur le Rhin, ce qui -était impossible avant le milieu ou la fin de juin.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On évalue à 800 mille combattants les forces dirigées -contre la France.</span> -La dernière colonne enfin, et la première en importance, devait agir -par le Nord. On aurait voulu la composer des Anglais, des Belges, des -Hanovriens, des Allemands du Nord, surtout des Prussiens, et la placer -sous les ordres du duc de Wellington, dans la prudence duquel on avait -une entière confiance. En ce cas la colonne du Nord aurait pu monter à -250 mille combattants, ce qui eût complété les 600 mille hommes de -troupes actives qu'on se flattait de réunir, sans compter les réserves -russes, autrichiennes, allemandes, qui porteraient la masse totale des -coalisés à 750 ou 800 mille hommes. Les Prussiens, chez qui la haine -faisait taire l'orgueil, auraient accepté volontiers le commandement -du duc de Wellington, mais l'amour-propre de Blucher faisait obstacle -à cette disposition. On s'y prit donc avec adresse pour vaincre cette -difficulté. Il fut décidé que les Hollando-Belges devant fournir au -moins 40 mille hommes, et ayant à cette guerre un intérêt hors ligne, -seraient placés sous les ordres du duc de Wellington, malgré le mérite -et le juste amour-propre du brillant prince d'Orange, fils du nouveau -roi des Pays-Bas. Les Hanovriens, les Brunswickois, ne pouvaient avoir -aucune répugnance à servir sous le généralissime <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> -britannique. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington chargé de diriger la masse qui doit opérer -par le Nord.</span> -Lord Wellington aurait ainsi 40 mille Hollando-Belges, -environ 20 mille Allemands du Nord, et s'il y ajoutait 60 mille -Anglais, il devait réunir sous sa main une masse de 120 mille soldats, -sans compter 12 ou 15,000 Portugais qu'il espérait obtenir de la cour -de Lisbonne. Il n'attendait rien de l'Espagne. -<span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour amener l'amour-propre de Blucher à -supporter la direction de lord Wellington.</span> -Toutefois il n'était -pas sage de se présenter devant Napoléon avec 120 mille combattants; -mais on pensait que Blucher, dans son ardeur, ne voudrait pas laisser -à lord Wellington la gloire d'être le premier en ligne, qu'il se -porterait en avant avec 100 ou 120 mille Prussiens, que sa passion de -combattre le rendrait docile, qu'il se placerait alors, sans en -convenir expressément, non pas sous les ordres mais sous la direction -du général anglais, que lord Wellington aurait ainsi 240 mille hommes -à sa disposition, que cette masse partant du Nord, tandis que celle du -prince de Schwarzenberg partirait de l'Est, on ferait comme on avait -fait en 1814, et que se poussant les uns les autres sur Paris, on -finirait encore une fois par y étouffer Napoléon dans les cent bras de -la coalition. Une seconde armée russe suivant la première sous Barclay -de Tolly, les réserves prussiennes devant bientôt rejoindre Blucher, -on avait encore 150 mille hommes à porter en ligne, et on ne doutait -pas avec 600 mille combattants d'accabler Napoléon, à qui on n'en -supposait pas plus de 200 mille dans l'état d'épuisement où était la -France.</p> - -<p>Ces calculs un peu exagérés, mais fort rapprochés de la vérité, furent -adoptés comme tout à fait exacts, et le plan dont il s'agit fut -immédiatement adopté.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Les troupes autrichiennes destinées à l'Italie étaient déjà en marche, -car il n'y avait pas besoin d'exciter à cet égard le zèle du cabinet -de Vienne. Il fut convenu que la seconde armée autrichienne serait -aussi promptement que possible dirigée sur Bâle, que les Bavarois qui -avaient déjà près de 30 mille hommes, se hâteraient d'en réunir 50 -mille; que les Wurtembergeois, les Badois, les Hessois, seraient -également stimulés, que l'Angleterre serait priée, en sus de ses -largesses financières envers les grandes puissances, d'accorder -quelque secours aux coalisés du second ordre, et que l'Angleterre, les -Pays-Bas ne perdraient pas un jour pour rassembler une première masse -de forces capable de tenir tête à Napoléon, s'il devançait l'époque -présumée des hostilités, c'est-à-dire le milieu de juin. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ de lord Wellington pour Bruxelles, afin de -préparer l'armée du Nord, et d'exercer toute son influence sur le -gouvernement britannique.</span> -Le duc de -Wellington voulut même partir sur-le-champ pour donner quelque -consistance aux troupes belges, hollandaises, hanovriennes, -allemandes, concentrées dans les Pays-Bas. Il voulait aussi, en se -transportant plus près de Londres, soutenir le courage de son -gouvernement, et faire ratifier les engagements qu'il avait pris sans -y être autorisé. On le chargea en même temps de donner quelques -conseils aux Bourbons, retirés en Belgique, et on lui souhaita bonne -chance dans la nouvelle lutte qui allait commencer. Les souverains se -décidèrent à rester à Vienne jusqu'à l'arrivée de leurs troupes qu'ils -pressaient de toutes les manières, résolus dès qu'elles seraient en -ligne de suivre le quartier général du prince de Schwarzenberg, ainsi -qu'ils avaient fait pendant la campagne de 1814.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Sur ces entrefaites, M. de Montrond arrive à -Vienne pour y remplir la mission secrète dont il est chargé.</span> -Sur ces entrefaites, M. de Montrond, chargé d'une mission secrète, -était heureusement parvenu à Vienne, grâce à son adresse, à son audace -et à des déguisements de toute sorte. Sa première visite fut pour M. -de Talleyrand, avec qui le liait la plus ancienne familiarité. Il -avait trop de sagacité pour ne pas découvrir tout de suite combien ce -grand personnage était engagé dans la cause des Bourbons, et il était -aussi trop avisé pour tenter des efforts inutiles. Il s'arrêta donc -dès qu'il vit à quel point M. de Talleyrand avait pris son parti, mais -il voulait savoir si les autres légations, moins intéressées que celle -de France dans la question de dynastie, seraient aussi absolues que M. -de Talleyrand. -<span class="sidenote" title="En marge">Il trouve les résolutions unanimes contre Napoléon, mais -moins unanimes pour les Bourbons.</span> -Il aborda M. de Nesselrode, essaya de lui montrer à lui -comme aux autres, que la révolution du 20 mars répondait à des -passions très-vives en France, non-seulement dans l'armée, mais dans -le peuple des villes et des campagnes, que Napoléon trouverait -beaucoup de bras à son service, et que la lutte avec lui serait fort -redoutable; qu'il fallait donc en apprécier la difficulté avant de la -braver, et que si les Bourbons étaient le véritable but de cette -lutte, ce but ne valait peut-être pas les efforts qu'on tenterait pour -l'atteindre. M. de Montrond avait assez d'esprit, et était assez connu -des diplomates auxquels il s'adressait, pour qu'ils fussent en quelque -sorte obligés d'entrer en explication avec lui. Tout en tenant compte -de ses renseignements, ils ne parurent ni surpris ni découragés. Ils -lui dirent qu'à Vienne on ne se faisait pas illusion sur la gravité de -cette lutte, mais qu'on était résolu à la poursuivre jusqu'à son -<span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> dernier terme, c'est-à-dire jusqu'à la chute de Napoléon; que -pour ce qui le concernait il y avait un parti pris irrévocable, mais -que relativement à ses successeurs, tout en préférant les Bourbons, -les alliés étaient prêts à faire ce qui serait jugé le plus -convenable.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Montrond, après avoir reconnu l'impossibilité d'agir -pour Napoléon, fait une tentative en faveur de Marie-Louise.</span> -Cet envoyé singulier de Napoléon, devenu subsidiairement envoyé de M. -Fouché, voulut voir s'il y aurait chance pour la régence de -Marie-Louise. Mais il trouva l'Autriche entièrement contraire à cette -régence, les autres puissances également, et dans le désir de savoir -ce que cette princesse pensait elle-même, il chercha à pénétrer dans -les jardins de Schœnbrunn. Il s'y présenta comme amateur de fleurs, -parvint à entretenir M. Meneval sans donner d'ombrage à la police -autrichienne, lui dit que si Marie-Louise voulait mettre l'étiquette -de côté et se confier à lui, il la transporterait elle et son fils à -Strasbourg, et garantissait même le succès de cet enlèvement. -<span class="sidenote" title="En marge">Il est repoussé par tout le monde, même par cette -princesse.</span> -M. Meneval lui apprit alors que Marie-Louise était pour sa propre régence -aussi froide que les souverains réunis à Vienne, et n'avait de passion -que pour le nouvel avenir qu'elle s'était ménagé, et dans lequel son -fils ne jouait pas le seul rôle. -<span class="sidenote" title="En marge">Coup de sonde pour savoir si le duc d'Orléans aurait -quelques chances.</span> -M. de Montrond n'insista point, remit -fidèlement les lettres dont il était porteur, prit les réponses qu'il -était résolu à remettre tout aussi exactement, et avant de partir, -voyant que Napoléon était impossible (à moins de succès -extraordinaires), et Marie-Louise hors de la pensée de toutes les -cours, il s'efforça de savoir si un prince auquel il était -personnellement attaché, et dont il avait partagé l'exil en Sicile, -<span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> M. le duc d'Orléans, ne conviendrait pas au bon sens pratique -des coalisés. Il trouva l'Angleterre toujours très-zélée pour la -personne de Louis XVIII, l'Autriche opiniâtrement attachée au principe -de la légitimité, la Prusse indifférente à tout ce qui n'était pas la -chute de Napoléon, et la Russie seule, dans la personne de son -souverain, inclinant à un changement de dynastie en France au profit -de la branche cadette de la maison de Bourbon. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Montrond repart pour Paris.</span> -Cette vérification -terminée, M. de Montrond quitta Vienne sans avoir trahi celui dont il -était l'émissaire, l'ayant peu servi parce qu'on ne pouvait rien pour -lui, ayant tenté quelque chose pour le prince qu'il chérissait, et du -reste décidé à dire à Paris l'exacte vérité, pour laquelle il avait le -penchant qu'elle inspire toujours aux esprits supérieurs. Il se -chargea d'une longue lettre de M. Meneval, dans laquelle ce fidèle -serviteur conservant le respect dont il ne s'écartait jamais, donnait -à M. de Caulaincourt sur Marie-Louise et sur la cour de Vienne des -détails qu'il importait de ne pas laisser ignorer à Napoléon. M. de -Montrond se hâta de retourner à Paris pour apporter le plus tôt -possible les renseignements qu'il avait eu l'art de se procurer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nécessité de connaître ce qui se passait à Londres, pour -avoir une idée complète de l'état de l'Europe.</span> -Nous ne connaîtrions pas suffisamment l'état de l'Europe, si, nous -bornant à considérer ce qui se passait à Vienne, nous n'arrêtions un -moment nos regards sur ce qui se passait à Londres à cette même -époque. Bien qu'on se fût conduit à Vienne comme gens qui n'étaient -pas changés et qui portaient à Napoléon une haine implacable, en -Angleterre, sans vouloir abandonner aucun des avantages acquis, -<span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> on était cependant sensiblement modifié. Assurément l'intérêt -est l'un des mobiles de l'Angleterre, comme de toute nation, quelque -éclairée qu'elle soit; mais le sentiment du droit, la sympathie pour -les opprimés (ceux, il est vrai, qu'elle n'opprime pas elle-même), -l'imagination, l'amour du grand, jouent aussi un rôle dans ses -résolutions, et l'on méconnaîtrait l'un des traits remarquables du -caractère britannique si on ne tenait compte de ces diverses -dispositions. Il est certain que sans être devenue amie ni de Napoléon -ni de la France, la Grande-Bretagne n'éprouvait plus les passions -ardentes qui l'animaient un an auparavant. -<span class="sidenote" title="En marge">Le goût de la paix avait gagné tout le monde en -Angleterre.</span> -L'ivresse du triomphe -calmée, elle s'était livrée aux jouissances de la paix, et elle -repaissait son imagination de perspectives commerciales magnifiques. -Les onze ou douze mois de repos dont elle venait de jouir lui avaient -permis de répandre ses marchandises dans le monde entier, et elle -avait fort apprécié une liberté de communications si profitable à son -industrie. Les courtes réflexions qu'elle avait eu le temps de faire -lui avaient révélé aussi toute l'étendue des charges résultant de la -dernière guerre, et elle avait pu aisément se convaincre que si cette -guerre lui avait beaucoup rapporté, elle ne lui avait pas moins coûté. -Sa dette triplée et arrivée jusqu'à absorber la moitié de son revenu, -l'<i lang="en"> income-tax</i>, si odieux par la forme et le fond, devenu pour ses -finances un besoin permanent, étaient des compensations assez lourdes -de ses acquisitions dans les deux hémisphères. Ce qu'on appelait le -<em>commissariat</em> (c'est-à-dire l'administration ambulante à la suite -<span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> des armées) avait laissé en Espagne des dettes considérables, -et tout récemment en avait contracté en Amérique qu'il était urgent -d'acquitter. -<span class="sidenote" title="En marge">Les Bourbons avaient perdu, et Napoléon avait gagné quelque -chose dans l'esprit des Anglais.</span> -Dans cette situation, recommencer la guerre n'était du -goût de personne. D'ailleurs pourquoi, et pour qui la recommencer? -S'il s'agissait des avantages acquis, Napoléon annonçait la résolution -de maintenir la paix sur la base des traités de Paris et de Vienne, et -si à la vérité on pouvait douter de sa parole, on avait dans son -intérêt même une assez grande garantie de sincérité. En outre son -désir de complaire à l'Angleterre était attesté par l'empressement -qu'il avait mis à abolir la traite des noirs (Napoléon, en effet, -venait de prononcer spontanément cette abolition). Ne sachant pas -pourquoi on ferait la guerre, on en était à se demander pour qui? -Évidemment c'était pour les Bourbons, et contre Napoléon. Or les -Bourbons avaient perdu beaucoup dans l'esprit des Anglais, et Napoléon -avait gagné quelque chose.</p> - -<p>Le compliment de Louis XVIII au prince régent avait certainement -flatté l'Angleterre, mais elle avait conçu du gouvernement des -Bourbons une opinion assez sévère. Tandis qu'elle avait trouvé odieux -celui de Ferdinand VII en Espagne, elle avait jugé celui de Louis -XVIII en France maladroit, peu éclairé, et fait pour attirer à sa -famille la catastrophe qui l'avait frappée. S'armer en faveur des -Bourbons, et dans le but d'imposer à la France un gouvernement dont -l'Angleterre n'eût pas voulu pour elle-même, n'avait paru à personne -une conduite sensée. -<span class="sidenote" title="En marge">Causes du changement survenu dans la manière de penser des -Anglais.</span> -Quant à Napoléon il avait gagné tout ce -qu'avaient perdu dans l'estime générale les souverains réunis à -Vienne. <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> Ce qu'on lui avait le plus reproché c'était son -ambition insatiable et subversive. Or les Anglais avaient vu avec une -vive improbation l'abandon de la Pologne à Alexandre, le démembrement -de la Saxe au profit de la Prusse, l'annexion de Venise à l'Autriche, -de Gênes au Piémont, et sans se demander si tous ces sacrifices -n'étaient pas la suite forcée des arrangements auxquels ils tenaient -le plus, sans se demander si ce qu'ils blâmaient tant chez les autres -ils ne le faisaient pas eux-mêmes, ils avaient dit que ce n'était pas -la peine de réprouver l'ambition de la France pour l'égaler au moins. -De plus comme les Anglais sont doués d'une forte imagination, le -retour merveilleux de l'île d'Elbe avait rendu à Napoléon tout son -prestige. Ce retour avec l'assentiment apparent de la France l'avait -placé sous la protection d'un principe qui est fondamental en -Angleterre, et qu'ils avaient soutenu depuis vingt-cinq ans contre -leurs divers ministères, celui du <em>gouvernement de fait</em>. En de telles -circonstances, recommencer une lutte acharnée, perpétuer -l'<i lang="en"> income-tax</i> dont on avait espéré s'affranchir, ajouter de nouvelles -charges à une dette déjà écrasante, se fermer les voies du commerce à -peine rouvertes, se jeter enfin dans les souffrances de la guerre -quelques mois après s'en être délivré, et tout cela pour des princes -peu capables, contre un prince trop capable sans doute, mais sans se -donner le temps de savoir s'il ne revenait pas corrigé par le malheur, -paraissait aux masses impartiales une conduite déraisonnable, inspirée -par les préjugés invétérés de l'école de M. Pitt.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le cabinet britannique, apercevant les changements survenus -dans l'opinion, hésite à se prononcer, quoique inclinant à la guerre.</span> -Le cabinet anglais sentait le changement survenu <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> dans -l'opinion publique, et s'il eût été présent à Vienne, il ne se serait -pas engagé aussi facilement que le duc de Wellington. Lord Liverpool -et M. Vansittart, qui n'étaient certainement pas des amis de la -France, répugnaient tort à s'engager dans une nouvelle guerre, et -quant à lord Castlereagh, s'il était dominé par les liaisons qu'il -avait contractées sur le continent, il n'en était pas moins comme ses -collègues inquiet de l'état des esprits en Angleterre, et il sentait -le besoin de les ménager. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de l'émigration française pour l'entraîner.</span> -L'émigration française accourue à Londres -cherchait à combattre ces dispositions chez les ministres -britanniques. Le duc de Feltre, envoyé par Louis XVIII, leur avait -communiqué non-seulement les notions qu'il devait à une longue -pratique de l'administration impériale, mais les documents les plus -nouveaux, les plus positifs, qu'il s'était procurés au moyen de ses -récentes fonctions ministérielles. Il s'était attaché à les rassurer -sur le danger de la guerre, en leur prouvant que la France, lorsqu'il -avait quitté Paris le 19 mars, n'avait pas 180 mille hommes sous les -armes, qu'elle n'aurait pas pu en réunir 50 mille sur un même point, -et que Napoléon, avec toute l'activité imaginable, ne parviendrait pas -à en amener plus de 100 mille sur un champ de bataille, les places et -l'intérieur étant pourvus. À ces raisons s'ajoutaient les promesses de -certains royalistes de l'Ouest, affirmant que moyennant quelques -ressources en matériel, débarquées sur les côtes de la Bretagne et de -la Vendée, les paysans de ces contrées se lèveraient comme autrefois, -et opéreraient une sérieuse diversion, que dès <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> lors les -forces de Napoléon seraient divisées et beaucoup moins à craindre. De -tout cela on concluait qu'au prix d'un effort vigoureux, et surtout -prompt, Napoléon pourrait être renversé, et chaque puissance rassurée -sur la possession des avantages conquis en 1814. Les ministres anglais -en étaient à peser ces raisons pour et contre, lorsqu'ils apprirent -que, sans les consulter, lord Wellington les avait engagés de nouveau -dans la coalition, et la crainte de rompre l'union européenne, la -condescendance à l'égard du négociateur britannique, le penchant de -lord Castlereagh pour la politique continentale, enfin l'esprit -systématique des ministres torys, décidèrent la question dans le sens -de la guerre. Pourtant en présence d'une résistance visible de -l'opinion publique, il fallait recourir à la ruse, et lord Castlereagh -se prêta à des dissimulations qu'aujourd'hui, grâce au progrès des -mœurs publiques, un ministre anglais n'oserait pas se -permettre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. On résolut donc, en apprenant tout ce qui avait été -fait à Vienne, d'user de quelques restrictions pour paraître -sauvegarder les principes de la Grande-Bretagne, et de ne publier les -engagements contractés que peu à peu, et à mesure que l'entraînement -général des choses justifierait le parti pris par le cabinet. -<span class="sidenote" title="En marge">Le cabinet britannique se décide dans le sens de la guerre, -en usant de précautions pour ne pas heurter l'opinion publique.</span> -Ainsi le -traité du 25 mars qui renouvelait l'alliance de Chaumont fut ratifié, -mais avec une réserve ajoutée à l'article 8. Cet article qui -admettait Louis XVIII à adhérer au <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> traité, devait être -entendu, disait-on, comme obligeant les souverains européens, dans -l'intérêt de leur sécurité mutuelle, à un effort commun contre la -puissance de Napoléon, mais non comme obligeant Sa Majesté Britannique -à poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France un -gouvernement quelconque. Le traité, parvenu à Londres le 5 avril, fut -ratifié et renvoyé le 8 avec cette réserve, spécieuse mais mensongère, -car en réalité on voulait très-positivement renverser Napoléon, et lui -substituer les Bourbons.</p> - -<p>En contractant de tels engagements, il n'était pas possible, dans un -pays constitué comme l'Angleterre, de garder le silence envers le -Parlement, qui exerce la réalité d'un pouvoir dont la couronne a -surtout les honneurs. -<span class="sidenote" title="En marge">Message annonçant un armement de pure précaution.</span> -On se décida donc le 6 avril, c'est-à-dire le -lendemain du jour où le traité du 25 mars était parvenu à Londres, à -présenter un message aux deux Chambres. Ce message annonçait qu'en -présence des événements survenus en France, la couronne avait cru -devoir augmenter ses forces de terre et de mer, et entrer en -communication avec ses alliés, afin d'établir avec eux un concert qui -pût garantir la sûreté actuelle et future de l'Europe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Langage du ministère et de l'opposition dans les deux -Chambres.</span> -Le cabinet demanda la discussion immédiate du message, et l'obtint -malgré l'opposition qui aurait désiré la retarder. Cette discussion -fut vive et approfondie. Lord Liverpool représenta le cabinet, et lord -Grey l'opposition, dans la Chambre haute. Lord Castlereagh prit la -parole pour le cabinet, sir Francis Burdett et M. Whitbread la prirent -pour l'opposition dans la Chambre des communes. Sauf <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> -quelques différences dans les termes, le fond du langage fut le même -dans les deux Chambres.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arguments du ministère, et manière de présenter la -question.</span> -Le cabinet exposa comme suit l'état des choses. En avril 1814, on -s'était conduit envers la France avec la plus extrême générosité. Au -lieu de détruire cette puissance qui depuis vingt-cinq ans n'avait -cessé de bouleverser l'Europe, au lieu de la punir de ses ravages, on -avait eu pour elle les plus grands égards. On lui avait laissé en -effet un peu plus que ses frontières de 1790, c'est-à-dire Marienbourg -au nord, Landau à l'est, Chambéry au sud, et en outre un musée produit -de la spoliation des musées européens. Quant à Napoléon, on lui avait -accordé les conditions beaucoup trop indulgentes du traité du 11 -avril. Le ministère britannique n'aurait pas signé ce traité -imprudent, si lord Castlereagh en arrivant à Paris en avril 1814 ne -l'avait trouvé rédigé et fortement appuyé par l'empereur Alexandre. -D'ailleurs à cette époque Napoléon avait encore à Lille, à Paris, à -Toulouse, à Lyon, au moins 150 mille hommes, et on avait dû tenir -compte des dangers d'une lutte prolongée. Ce traité du 11 avril qui -lui conférait la souveraineté de l'île d'Elbe et un large revenu, il -l'avait violé effrontément, en quittant cette île, et en venant -séduire une armée à qui la paix était odieuse, et qui ne rêvait -qu'avancements et pillages. On alléguait, il est vrai, pour l'excuse -de Napoléon, que le traité avait été violé à son égard. Si le traité -avait été violé, comme le prétendaient ses partisans, pourquoi ne -réclamait-il pas? Or il n'avait rien dit, ni fait dire. Seulement le -cabinet britannique avait appris indirectement que Napoléon <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> -manquait d'argent, et avait insisté auprès de la France pour que son -subside lui fût payé. Quant au reproche de ne l'avoir pas assez -surveillé, on oubliait en le proférant qu'à l'île d'Elbe Napoléon -était souverain et non prisonnier, qu'on avait été réduit à faire -observer l'île au moyen d'une croisière, et qu'une croisière pouvait -toujours être évitée, fût-elle composée de la marine la plus -nombreuse; que le colonel Campbell, séjournant tantôt à Livourne, -tantôt à Porto-Ferrajo, ne s'était malheureusement pas trouvé à -Porto-Ferrajo le 26 février, mais que lors même qu'il s'y serait -trouvé, on en aurait usé avec lui comme avec d'autres Anglais qu'on -avait mis dans les mains de la gendarmerie; qu'ainsi il n'y avait rien -à reprendre dans la conduite du cabinet britannique; que restait le -fait grave et alarmant de Napoléon replacé à la tête du gouvernement -français par la trahison d'une armée avide de guerre et de butin; que -l'Europe ne pouvait consentir à vivre dans de continuelles inquiétudes -pour que les militaires français eussent du mouvement, des grades et -de l'argent; qu'il ne s'agissait ni d'entreprendre immédiatement la -guerre, ni d'imposer tel ou tel souverain à la France, mais de se -tenir invariablement unis aux puissances du continent, car cette union -avait sauvé l'Europe, et pouvait seule encore la sauver d'un joug -insupportable; que l'Angleterre ne désirait point la guerre, qu'elle -préférait de beaucoup la paix, mais qu'il était impossible de -l'espérer d'un homme sans foi, la promettant aujourd'hui pour la -rompre demain; qu'au surplus il fallait laisser la décision de cette -question aux puissances <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> du continent, plus directement -menacées que l'Angleterre, et qu'il n'y avait pour celle-ci qu'un -principe de conduite, c'était l'union indestructible avec ces -puissances. -<span class="sidenote" title="En marge">L'union avec l'Europe posée comme un principe absolu, et -comme motif suffisant d'un armement de précaution.</span> -Le message n'avait donc qu'un but, se maintenir en -alliance étroite avec les puissances du continent, et se mettre en -mesure de répondre à leur appel, si par hasard elles avaient besoin -des forces de terre et de mer de la Grande-Bretagne.</p> - -<p>On ne pouvait plus adroitement dissimuler sous des vérités générales -la vérité matérielle de la guerre résolue et promise à Vienne. Mais -l'opposition ne se laissa point prendre au piége de ces raisonnements, -et repoussa victorieusement tous les arguments des lords Liverpool et -Castlereagh.</p> - -<p>D'abord elle demanda si, en fait, et au moment même où l'on parlait, -le gouvernement n'avait pas signé à Vienne l'engagement positif -d'entreprendre la guerre contre la France, pour renverser Napoléon et -rétablir les Bourbons. Soupçonnant la chose sans la savoir exactement, -l'opposition avait posé la question en des termes dont lord -Castlereagh abusa, avec un défaut de franchise qu'un ministre ne -devrait jamais se permettre dans un État libre. Comme en effet on ne -s'était pas exprimé de la sorte, comme on n'avait pas dit formellement -dans le traité qu'on allait faire la guerre à la France pour -substituer les Bourbons aux Bonaparte, bien que ce fût au fond le but -qu'on poursuivait, lord Castlereagh, qui depuis deux jours cependant -avait dans les mains le texte du traité du 25 mars, répondit, avec une -fausseté mal déguisée, que l'Angleterre n'avait rien signé de -<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> pareil, et tâcha de faire entendre qu'elle n'avait pris que -des engagements éventuels, et de pure précaution, conformes en un mot -au message lui-même sur lequel la discussion était ouverte.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse au ministère.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">L'opposition s'attache à démontrer qu'on fait la guerre -pour le rétablissement des Bourbons, et que ce but ne vaut pas les -difficultés et les dangers d'une nouvelle lutte.</span> -Trompée sur les faits, l'opposition ne se laissa pas vaincre dans les -raisonnements. Son thème était que si on avait bien fait autrefois de -combattre Napoléon à outrance, on agissait imprudemment et par les -vieilles inspirations aristocratiques du parti tory, en prenant -aujourd'hui l'engagement, dissimulé mais évident, de le combattre de -nouveau; que le traité du 11 avril, conséquence naturelle de la -situation en 1814, avait été violé sans pudeur, et de toutes les -manières; que non-seulement on n'avait pas payé à Napoléon son -subside, ce qui l'avait réduit à vendre une partie des canons de l'île -d'Elbe, mais qu'on avait mis en question le duché de Parme assuré à sa -femme et à son fils, refusé d'accorder une dotation promise au prince -Eugène, et discuté presque publiquement si on ne le déporterait pas -lui-même dans une île de l'Océan; qu'on lui avait donné par conséquent -tous les droits imaginables de rompre le traité du 11 avril; que, -descendu sur le territoire français, il y avait trouvé non-seulement -l'armée, mais la nation disposée à lui ouvrir les bras; qu'avec -l'armée seule il ne serait pas arrivé en vingt jours à Paris, entouré -des acclamations du peuple des villes et des campagnes; qu'évidemment -ce n'était pas comme chef d'une troupe de bandits, ainsi qu'on voulait -bien le faire croire, qu'il était revenu sans tirer un coup de fusil, -mais comme représentant vrai de la Révolution <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> française; que -les Bourbons au contraire n'avaient pas vu un bras se lever pour leur -défense, ce qui ne prouvait guère que la nation les préférât aux -Bonaparte; que dès lors, la guerre qu'on niait, mais qu'on était -décidé à commencer sans retard, consistait réellement à prendre parti -pour les Bourbons, qui s'étaient rendus suspects et antipathiques à la -majorité de la nation française, contre Napoléon, qui était aux yeux -des masses le représentant de leurs intérêts; que c'était là une -ingérence dans les affaires intérieures d'une nation indépendante, -tout à fait contraire aux principes de la Grande-Bretagne, ingérence -que moralement il faudrait s'interdire, fût-elle utile aux intérêts -britanniques, mais dont il fallait s'abstenir bien plus encore -lorsqu'elle pouvait devenir funeste à ces intérêts; que Napoléon ne -serait pas ce qu'il était, c'est-à-dire un homme d'un incontestable -génie, s'il ne revenait pas modifié par le malheur; qu'évidemment il -devait l'être dans une certaine mesure, puisqu'il se hâtait d'accepter -les conditions du traité de Paris, par lui obstinément repoussées en -1814; qu'à la vérité, on niait sa bonne foi, et qu'on rappelait son -ancienne et immense ambition; que ce qu'on disait de son ambition -était assurément très-fondé, mais que depuis le congrès de Vienne, il -n'était plus permis de parler de cette ambition sans parler de celles -qui avaient usurpé la Pologne, morcelé la Saxe, privé de leur -nationalité Venise et Gênes; que l'expérience avait prouvé que ces -dernières étaient aussi à craindre, et avaient besoin d'être contenues -autant au moins que celle de Napoléon; que dès lors si celui-ci, -profitant <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> des leçons de 1813 et 1814, proposait sérieusement -la paix, c'était la peine d'y penser avant de se prononcer si -brusquement pour la guerre; qu'autant valait lui que d'autres sur le -trône de France; que recommencer la guerre, doubler encore une fois la -dette anglaise, éterniser l'<i lang="en"> income-tax</i>, braver enfin les chances -d'une lutte qui pouvait devenir terrible si elle devenait nationale de -la part de la France, tout cela pour rétablir les Bourbons, était le -sacrifice des vrais intérêts de l'Angleterre aux vieux préjugés des -torys, et que, si flatteurs que fussent les compliments de Louis -XVIII, ils ne méritaient pas qu'on les payât d'un prix aussi -considérable.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Perplexité du Parlement.</span> -Le Parlement était évidemment touché de ces raisons qui avaient frappé -tous les esprits en Angleterre. À la vérité, quelques hommes -politiques voyant qu'on avait gagné à Vienne autant que les puissances -les plus ambitieuses, et que la guerre était un moyen certain de -conserver ce qu'on avait gagné, inclinaient à la faire, mais ceux-là -mêmes ne laissaient pas d'avoir des doutes sur le résultat, et ce qui -paraissait plus sage à tous, c'était de prendre le temps de réfléchir -avant de se décider. M. Ponsonby, placé entre le ministère et -l'opposition, se fit l'organe de ce sentiment. L'opposition, en -réponse au message, avait proposé une résolution qui tendait -positivement à recommander au gouvernement la conservation de la paix. -Adopter cette résolution, c'était se prononcer contre la guerre, et la -majorité demandait avec raison qu'avant de s'arrêter à un parti -quelconque, on laissât la situation s'éclaircir. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Ponsonby, membre modéré des Communes, appuie le message -ministériel.</span> -M. Ponsonby prenant -<span class="sidenote" title="En marge">Raisons sur lesquelles il se fonde pour appuyer ce -message.</span> -la parole, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> dit que si dans le message il voyait la résolution -formelle de la guerre, il ne le voterait point, car il était de ceux -qui pensaient qu'il ne fallait pas repousser péremptoirement toutes -les ouvertures de Napoléon; qu'il ne croyait pas, comme on l'avait -dit, qu'il eût été rappelé par l'armée seule, qu'évidemment une grande -partie de la nation française inclinait vers lui; qu'il fallait -prendre un tel état de choses en grande considération, bien peser les -avantages et les dangers de la guerre, préférer la paix si elle était -sûre, ne préférer la guerre que si elle était indispensable, et -offrait des chances suffisantes de succès, en un mot, examiner, -réfléchir, et par conséquent faire au message une réponse conforme à -son intention, qui était non pas de se rejeter immédiatement dans une -lutte sanglante, mais de rester unis aux puissances du continent, avec -des moyens suffisants pour les seconder dans leurs déterminations. Par -ces motifs, et par ces motifs seuls, M. Ponsonby n'adoptait pas la -proposition de l'opposition. Celle-ci alors pour éclaircir la -question, interpella le cabinet plusieurs fois, le somma de déclarer -la vérité, et d'avouer qu'en votant dans le sens du message, on votait -la guerre certaine, et même très-prochaine. Une dénégation énergique -et réitérée partit plusieurs fois des siéges occupés par les membres -du cabinet, qui ne craignirent pas ainsi d'avancer un mensonge -signalé, mensonge que les ministres britanniques, il faut le dire à -l'honneur de leurs institutions, ne se sont jamais permis depuis avec -ce degré d'audace.</p> - -<p>La proposition de l'opposition n'obtint donc que très-peu de voix, -une quarantaine tout au plus, et <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> le ministère se vit appuyé -par plus de deux cents.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Adoption du message, et ratification du traité du 25 mars.</span> -Ce vote à peine émis le gouvernement fit partir pour Vienne le traité -du 25 mars, ratifié avec la réserve illusoire dont nous avons parlé, -et il expédia deux membres du cabinet pour Bruxelles, afin de se -mettre d'accord sur tous les points avec le duc de Wellington. -<span class="sidenote" title="En marge">Envoi de deux membres du cabinet à Bruxelles pour se -concerter avec lord Wellington.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Vues qu'on lui expose.</span> -Ils furent chargés de l'assurer qu'en voulait comme lui la guerre, et -qu'on la soutiendrait énergiquement; que tout ce qu'on avait dit -n'était qu'une ruse, rendue nécessaire par l'état des esprits en -Angleterre; qu'on lui laissait le soin d'expliquer à Louis XVIII le -vrai sens de la réserve ajoutée à l'article 8, laquelle était un pur -ménagement pour certains scrupules, et n'empêchait pas qu'on ne -désirât le rétablissement des Bourbons, et qu'on ne fût prêt à y -travailler avec autant d'énergie qu'auparavant. Le gouvernement fit -dire en outre à lord Wellington qu'il fournirait les 6 millions -sterling promis aux trois grandes puissances, mais qu'il lui était -impossible d'aller au delà, et que relativement aux petites puissances -allemandes il tâcherait de leur attribuer la plus forte part de la -compensation due en argent pour l'incomplet du contingent de 150 mille -hommes. Enfin il pressa vivement lord Wellington de bien faire -connaître ses plans et ceux de la coalition, pour qu'on pût y prendre -confiance et les seconder. En attendant, afin de conformer la conduite -au langage tenu dans le Parlement, l'amirauté donna à la marine -anglaise l'ordre de respecter le pavillon tricolore qu'elle n'avait -pas respecté jusqu'alors, car elle tirait sur ce pavillon en laissant -passer librement le pavillon <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> blanc. L'amirauté permit même -aux bâtiments de commerce des deux nations de fréquenter les ports de -l'une et de l'autre. C'était une feinte de deux ou trois mois à -s'imposer jusqu'au jour des premières hostilités.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Prudence de lord Wellington, et efforts qu'il fait pour -tempérer les Prussiens et les émigrés français.</span> -Arrivés à Bruxelles les représentants du cabinet britannique -trouvèrent le duc de Wellington fort disposé à admettre tous les -ménagements de forme, pourvu que le fond n'en souffrît point, et dans -cette pensée, s'efforçant de contenir les Prussiens d'un côté, les -émigrés français de l'autre, pour qu'il ne fût pas commis -d'imprudence. Cette double tâche était également difficile, car chez -les uns et les autres les passions étaient singulièrement excitées. -Les Prussiens étaient parvenus à un degré de fureur difficile à -exprimer. Ils parlaient d'entrer de nouveau en France, et cette fois -de n'y laisser debout ni un palais ni une chaumière. -<span class="sidenote" title="En marge">Folles passions des Prussiens.</span> -Leurs principaux -corps de troupes campaient aux environs de Liége, et comme cette ville -avait conservé des sentiments favorables à la France, ils y -commettaient toute sorte de violences, exerçaient contre les habitants -une police inquisitoriale, enfermaient ou exilaient ceux qui étaient -accusés de connivence avec les Français, et étendaient -particulièrement leurs rigueurs sur les troupes saxonnes, qui depuis -le morcellement de la Saxe se repentaient fort de leur conduite à -Leipzig, et ne prenaient pas la peine de le cacher. Les manifestations -de ces troupes avaient été telles qu'il avait fallu les faire passer -sur les derrières, pour les désarmer. Blucher voulait en outre trier -les soldats saxons qui <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> étaient devenus Prussiens en vertu des -derniers arrangements de Vienne, et les incorporer dans son armée. Les -Saxons au contraire refusaient de se soumettre à cette dislocation, et -menaçaient d'une violente résistance, secondés qu'ils étaient par -toutes les sympathies des Liégeois. On avait conseillé à Blucher -d'ajourner cette mesure, mais il ne paraissait vouloir écouter aucun -conseil de modération. Un journal insensé, <cite>le Mercure du Rhin</cite>, était -l'interprète des passions des Prussiens. Suivant ce journal il ne -fallait pas combattre les Français comme des adversaires ordinaires, -mais les traiter <em>comme des chiens enragés</em>, dont on se débarrasse en -les assommant. Il fallait faire la guerre à Napoléon, sans doute, mais -au peuple français plus encore qu'à Napoléon, car ce peuple par son -orgueil et son ambition tourmentait l'Europe depuis vingt-cinq ans; il -fallait le briser comme corps de nation, le partager en Bourguignons, -en Champenois, en Auvergnats, en Bretons, en Aquitains, qui auraient -leurs rois particuliers, détacher les Alsaciens, les Lorrains, les -Flamands, restituer ceux-ci à l'empire germanique, et rendre à cet -empire sa force d'unité en lui donnant un empereur; il fallait par -conséquent faire en Allemagne le contraire de ce qu'on ferait en -France, puisqu'on lui ôterait ses rois pour leur substituer un -empereur, tandis qu'on ôterait à la France son empereur pour lui -imposer cinq ou six rois; il fallait prendre les biens nationaux, -fruits du pillage révolutionnaire, et en faire ou des dotations pour -les armées coalisées, ou le gage d'un papier qui servirait à solder -la nouvelle guerre de <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> la coalition. Ces extravagances, -délayées dans des articles aussi révoltants par la forme que par le -fond, étaient reproduites chaque matin dans ce journal, et colportées -sur tous les bords du Rhin.</p> - -<p>À ce langage les Prussiens ajoutaient des projets militaires qui -n'étaient guère plus sages. Ils auraient voulu marcher tout de suite -sur Paris, sans s'inquiéter si les autres armées de la coalition -étaient prêtes à soutenir leurs efforts. Ils avaient la prétention à -eux seuls, aidés tout au plus de quelques Anglais, Hanovriens et -Hollandais, de tout renverser sur leur passage, et de finir la guerre -d'un coup.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Emportements des émigrés français.</span> -À Gand, où s'était rendu Louis XVIII, se trouvait un autre foyer de -passions non moins déraisonnables. Si quelques-uns des ministres qui -avaient suivi Louis XVIII, tels que MM. Louis et de Jaucourt, -cherchaient dans les événements une leçon, les autres n'y voyaient -qu'un motif de rigueurs trop différées. On y disait couramment que -l'armée française était un composé de brigands dont il fallait se -défaire, qu'on avait trop flatté ses chefs, qu'il fallait revenir -d'une telle politique, abattre quelques têtes parmi les généraux et -les révolutionnaires fameux, et faire ainsi succéder l'énergie à la -faiblesse. On ne voulait voir dans le retour de Napoléon que le -résultat d'une vaste conspiration, et dans la conduite de ceux qui -avaient favorisé ce retour, qu'une trahison au lieu d'un entraînement. -Il y avait une tête vouée d'avance à toutes les malédictions, et on la -désignait hautement, c'était celle de l'infortuné maréchal Ney. Ainsi, -loin de songer à se corriger, on songeait à se venger, et <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> à -se souiller d'un sang dont on devait à jamais regretter l'effusion!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesure gardée par Louis XVIII.</span> -Il faut reconnaître, à l'éloge de Louis XVIII, que s'il manquait de -chaleur d'âme, il était exempt aussi de ces passions déplorables, -qu'il laissait dire ces folies sans les répéter, sans les encourager, -et se bornait à souhaiter que la coalition le rétablît bientôt sur le -trône. Il admettait même la nécessité d'accorder à son frère, à ses -neveux, aux gens de la cour, moins de part au gouvernement, et -beaucoup plus à ses ministres. Malheureusement certains diplomates -étrangers, que leurs lumières auraient dû garantir des égarements du -moment, en fournissaient eux-mêmes l'exemple, et le comte Pozzo -écrivait sur ce sujet à lord Castlereagh une lettre où à beaucoup de -sens politique se joignaient les paroles furieuses qui suivent. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage du comte Pozzo di Borgo.</span> -«Nous -avons laissé Louis XVIII front à front avec tous les démons de la -révolution, et nous l'avons chargé de nos imprudences et des siennes. -Bonaparte étant survenu dans cette position, l'armée a renversé le -trône qu'elle devait soutenir, le peuple a été étonné et stupide; il -applaudira davantage à la pièce contraire, lorsque, comme je l'espère, -nous lui donnerons cette pièce. Mais il ne faudra pas nous contenter -des compliments qui nous attendent. Si nous voulons notre repos, il -faut mettre le Roi à même de disperser l'armée et d'en créer une -nouvelle, et de purger la France de cinquante grands criminels dont -l'existence est incompatible avec la paix. Les Français doivent se -charger de l'exécution, et les alliés leur donner l'occasion de -pouvoir le faire. <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Notre salut est dû à notre union, et notre -union est beaucoup l'effet d'une heureuse combinaison de circonstances -qui ne se renouvellera pas aisément.» Ces paroles, dans la bouche d'un -homme remarquable par la supériorité de son esprit, et qui plus tard -fit preuve de la plus haute raison, prouvent quelles passions aveugles -animaient alors l'Europe tout entière.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Conférences entre les Anglais et les Prussiens sur le plan -de campagne.</span> -C'est au milieu de ces emportements que le sage duc de Wellington -était chargé d'apporter quelque calme, et, comme on le pense bien, il -y avait de la peine. Mais comme il s'agissait surtout d'opérations -militaires, et qu'en cette matière il avait une grande autorité et un -pouvoir formel, il se contentait de faire prévaloir sous ce rapport -les vues de sa prudence, et quant au reste il laissait dire. Pourtant -il déplorait le langage des journaux publiés sur les bords du Rhin, et -exprimait la crainte qu'on ne renouvelât la faute du manifeste du duc -de Brunswick. Il conseillait au maréchal Blucher de ménager les -Saxons, et de ne pas chercher encore à incorporer ceux qui -appartenaient à la Prusse. Il conseillait au roi Louis XVIII d'écarter -les influences de cour, d'adopter, à l'exemple de l'Angleterre, un -ministère sérieusement responsable, et concentrant dans sa main la -puissance avec la responsabilité. Quant à la question militaire, il -tint des conférences à Gand avec les représentants du cabinet -britannique, avec les généraux prussiens, et avec le duc de Feltre, -ministre de la guerre de Louis XVIII. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington fait adopter ses vues, et prend un grand -ascendant sur les Prussiens.</span> -Bien que dans ces conférences on -évaluât très-bas les forces de la France, le duc de Wellington trouva -dans <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> tout ce qu'on lui dit des motifs de prudence plutôt que -de témérité. Il parvint à persuader au général Gneisenau, représentant -de Blucher, qu'il y avait peu d'avantage à se presser, qu'il fallait -d'abord se serrer aux Anglais avec le gros de l'armée prussienne, afin -de composer au Nord une masse de 250 mille hommes, et attendre ensuite -qu'une force égale s'avançât par l'Est sous le prince de -Schwarzenberg, et fût même assez rapprochée pour faire sentir vivement -son action. Différer ainsi la victoire pour la rendre plus certaine, -marcher méthodiquement en deux grosses colonnes, dont chacune serait -de beaucoup supérieure aux forces supposées de Napoléon, assurer sa -marche en prenant les places qu'on trouverait sur son chemin, puis -acculer Napoléon sur Paris, et l'étouffer sous la réunion accablante -de 4 à 500 mille combattants, en évitant de donner prise à son génie -manœuvrier, tel était le plan du duc de Wellington, calqué sur la -campagne de 1814, dont il ne retranchait que les imprudences de -Blucher. Le général Gneisenau, qui était homme d'esprit, se rendit à -ces vues, et promit de la part de l'armée prussienne autant de -déférence aux conseils du général anglais que de dévouement à la cause -commune. Il fut convenu que la concentration des troupes destinées à -opérer vers le nord de la France s'exécuterait le plus tôt possible; -que les Anglais, les Hollando-Belges, les Hanovriens, les -Brunswickois, etc., composant l'armée propre du duc de Wellington, -s'assembleraient prochainement entre Bruxelles et Mons, et borderaient -la rive gauche de la Sambre, tandis que les Prussiens viendraient -<span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> en border la rive droite en se portant sans perte de temps de -Liége sur Charleroy; qu'ils se tiendraient en communication étroite -les uns avec les autres au moyen de ponts nombreux, prêts à se porter -secours si, pendant qu'ils attendraient le reste des coalisés, leur -terrible adversaire fondait sur eux à l'improviste. La calme et forte -raison de lord Wellington prit dès lors dans les conseils prussiens un -ascendant qui devait pour notre malheur exercer une immense influence -sur la suite des événements.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit sur l'esprit de Napoléon par la connaissance -acquise des projets de la coalition.</span> -Telles avaient été les négociations et les combinaisons militaires du -côté des puissances coalisées, du 20 mars au 10 avril. Napoléon ne -s'était fait aucune illusion: pourtant, en voyant ses courriers -arrêtés à Mayence, à Kehl, à Turin, en voyant surtout M. de Flahault, -parvenu jusqu'à Stuttgard, obligé de rebrousser chemin, il comprit que -les passions étaient plus violentes encore qu'il ne l'avait imaginé. -Du reste le retour de son émissaire secret, M. de Montrond, ajouta à -la connaissance générale qu'il avait de l'état des choses, la -connaissance précise de particularités qui auraient affligé son -cœur, s'il eût été moins habitué aux coups du sort. Il sut par les -diverses communications dont M. de Montrond était chargé, que sa -femme, dominée par le goût du repos, par le vulgaire intérêt du duché -de Parme, peut-être par des sentiments moins avouables, s'était livrée -et avait livré son fils à l'autorité du congrès, et qu'elle ne -viendrait point à Paris. Il reconnut que la résolution de le combattre -était poussée jusqu'à la fureur, et qu'on voulait le frapper d'une -véritable excommunication politique, <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> emportant interdiction -des rapports les plus simples, même de ceux que le droit public, dans -l'intérêt de l'humanité, commande d'entretenir en temps de guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Il est peu surpris, et il se décide à faire connaître la -vérité tout entière à la France.</span> -Il n'avait au fond jamais douté de ce qu'il venait d'apprendre, seulement -il trouvait que la réalité dépassait ses prévisions, et il n'en était -ni surpris, ni courroucé, car il sentait bien qu'il s'était attiré ce -débordement de colères. Il n'y a pas au monde de juge plus -infaillible, surtout contre lui-même, qu'un grand esprit qui a failli, -qui sent ses fautes, et qui voudrait les réparer! Napoléon était donc -résolu, malgré sa bouillante nature, à ne céder à aucun emportement, à -tout supporter, et à tout dire au public. Jusqu'alors il s'était -contenté, en passant des revues, de répéter qu'il ne se mêlerait plus -des affaires des autres nations, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on -se mêlât de celles de la France, et il n'avait pu aller plus loin, -n'ayant reçu aucune déclaration de guerre. Si en effet il eût devancé -les manifestations des cabinets étrangers, on n'aurait pas manqué -d'imputer à son esprit querelleur cette promptitude à prêter des -intentions hostiles à l'Europe. Mais après des faits patents, -officiels, comme ceux qui venaient de se produire, il n'y avait plus à -hésiter: il fallait parler ouvertement, pour que la France sût à quel -état de dépendance on prétendait la réduire, car on ne voulait pas -même lui permettre de choisir son gouvernement, pour que les nations -de l'Europe sussent aussi qu'on allait de nouveau verser leur sang, -non en vue de leur indépendance, ou même de leur ambition, puisque -Napoléon concédait jusqu'aux arrangements de Vienne, <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> mais -afin de satisfaire les passions de leurs maîtres, pour que la nation -anglaise enfin sût à quel point on la trompait. Il était urgent en -outre de promulguer les décrets relatifs aux anciens militaires, aux -gardes nationaux mobilisés, et aux diverses mesures d'armement, car si -le travail préliminaire avait pu jusqu'ici se faire dans les bureaux, -la publicité officielle du <cite>Moniteur</cite> était désormais nécessaire pour -obtenir l'obéissance de ceux qu'on allait appeler à la défense du -pays. L'orgueil seul de Napoléon aurait pu souffrir de ce qu'il allait -publier, mais sa gloire passée lui rendait toutes les humiliations -bien supportables, et d'ailleurs cet orgueil qui avait tant failli, ne -pouvait plus intéresser le monde qu'en s'humiliant pour un grand but, -celui d'éclairer l'Europe sur la justice de sa cause.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Publication de la déclaration du 13 mars, et commentaire de -cette déclaration par le Conseil d'État.</span> -Il commença par faire publier comme officielle la déclaration du 13 -mars, dont il n'avait été parlé que d'une manière vague, et comme -d'une pièce douteuse. Il la fit suivre d'une consultation du Conseil -d'État, qui était en ce moment l'autorité morale la plus haute, les -Chambres étant dissoutes. Ce corps, après avoir constaté -l'authenticité de la déclaration du 13 mars, soutenait que cette -pièce, émanée réellement des souverains réunis en congrès, outrageait -à la fois le droit, la vérité des faits, le bon sens, et n'était -qu'une provocation pure et simple à l'assassinat. Il soutenait que -Napoléon à l'île d'Elbe était, d'après le traité du 11 avril, un -souverain véritable, que l'étendue du territoire n'était d'aucune -considération, que les droits attachés à la souveraineté lui avaient -été assurés, que dès lors en <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> débarquant au golfe Juan, et en -commettant ainsi un acte d'agression contre un monarque imposé à la -France, il n'avait encouru que les conséquences attachées à l'exercice -du droit de la guerre, c'est-à-dire la diminution ou la privation de -ses États, même la captivité de sa personne, s'il avait été vaincu, -mais nullement la mort, qui n'était permise que sur le champ de -bataille contre des combattants refusant de se rendre; qu'en le -mettant hors la loi, et en provoquant chacun à lui courir sus, -l'ordonnance du Roi du 6 mars et la déclaration du congrès de Vienne -du 13 avaient pris le caractère d'une provocation à l'assassinat, -interdite entre nations civilisées; que d'ailleurs dans l'acte du 13 -mars la vérité des faits était aussi outragée que le droit; que le -traité du 11 avril avait été violé de toutes les manières, qu'on avait -pris ou séquestré les propriétés privées de la famille Bonaparte, -refusé d'acquitter soit à Napoléon lui-même, soit à ses proches le -subside stipulé, refusé également à certaines catégories de militaires -la somme de deux millions que Napoléon avait été autorisé à leur -distribuer; que le duché de Parme promis à Marie-Louise avait été mis -en question, et retiré à son fils auquel il était dû; que la dotation -promise au prince Eugène avait été déniée; qu'enfin Marie-Louise et -son fils avaient été empêchés (ce qui était vrai pour une certaine -époque) de se rendre à l'île d'Elbe auprès de leur époux et père; -qu'ainsi la violation du traité du 11 avril était le fait du -gouvernement royal, non du monarque sorti de l'île d'Elbe, que dès -lors celui-ci n'avait point été l'agresseur; <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> que sous un -autre rapport, celui des vœux de la France, il avait été plus fondé -encore à se conduire comme il l'avait fait, car il avait su que la -nation française humiliée dans sa gloire, menacée dans ses droits, -exposée à un bouleversement prochain par les attaques incessantes aux -acquéreurs de biens nationaux, désirait qu'on l'affranchît des périls -sans nombre suspendus sur sa tête; qu'ainsi Napoléon autorisé par la -violation du traité du 11 avril à ne plus en observer les conditions, -avait reçu l'approbation la plus éclatante de sa conduite par -l'accueil que la France lui avait fait; qu'il n'avait donc point de -torts, tandis qu'on les avait eus tous envers lui, surtout en se -rendant coupable d'une provocation à l'assassinat, à laquelle il avait -répondu en remettant le duc d'Angoulême en liberté, et en laissant en -France les duchesses d'Orléans et de Bourbon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Rapport de M. de Caulaincourt exposant l'arrestation de -tous les courriers français.</span> -Cette déclaration, quelque bien motivée qu'elle fût, n'avait que -l'importance banale d'une récrimination: mais Napoléon la fit suivre -d'une pièce plus grave, c'était un rapport de M. de Caulaincourt sur -les tentatives infructueuses qu'il avait faites pour établir des -relations diplomatiques avec les puissances européennes. Dans ce -rapport inséré le 13 avril au <cite>Moniteur</cite>, on ne parlait pas, bien -entendu, de la mission secrète confiée à M. de Montrond, mais des -courriers envoyés pour annoncer les intentions pacifiques de -l'Empereur, courriers arrêtés à Turin, à Kehl, à Mayence; on y -racontait l'arrestation de M. de Flahault à Stuttgard, le refus de -recevoir à Douvres le message au prince régent, et le renvoi <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> -de ce message au congrès de Vienne. Ces faits étaient exposés avec une -parfaite modération de langage, mais aussi avec une fermeté qui ne -laissait percer aucune crainte. Les pièces refusées étaient insérées -textuellement dans le <cite>Moniteur</cite>, pour rendre la France et l'Europe -juges de la conduite des deux parties, celle qui voulait parler, celle -qui ne voulait pas entendre. La conclusion tirée de ces communications -était qu'il ne fallait ni se faire illusion, ni s'alarmer, mais voir -les choses telles qu'elles étaient, et se préparer à repousser des -hostilités qui, sans être absolument certaines, devenaient infiniment -probables.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Insertion au <cite>Moniteur</cite> des discussions du Parlement -d'Angleterre, et des articles des journaux allemands les plus -violents.</span> -Napoléon fit en outre publier les discussions du parlement -d'Angleterre, les extraits les plus significatifs des journaux -étrangers, et notamment les articles du <cite>Mercure du Rhin</cite>. Par là le -public se trouvait averti, et ne pouvait plus douter des intentions -des puissances. Rien ne s'opposait dès lors à la promulgation des -décrets relatifs à l'armement de la France, et c'était à l'armée qui -avait voulu le rétablissement de l'Empire, c'était aux habitants des -campagnes qui avaient voulu garantir l'inviolabilité des acquisitions -nationales, c'était à tous les hommes enfin qui avaient désiré venger -la Révolution des entreprises de l'émigration, à s'unir pour soutenir -le chef qu'ils avaient rétabli sur le trône. On pouvait au surplus -compter sur un zèle véritable de leur part, et sur des efforts qui, -bien dirigés, avaient quelque chance de réussir, si toutefois la -fortune n'était pas trop contraire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ayant fait connaître la vérité tout entière, Napoléon -publie les décrets relatifs à l'armement de la France.</span> -En conséquence Napoléon fit publier avec les divers <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> actes -que nous venons de mentionner, les décrets relatifs au rappel des -anciens militaires et à l'organisation des gardes nationales mobiles. -Ces décrets, fondés sur des lois antérieures, dont ils ordonnaient et -réglaient l'exécution, avaient un caractère parfaitement légal, et -n'étaient plus un usage du pouvoir absolu que Napoléon s'était jadis -attribué. Les anciens militaires étaient appelés à venir défendre la -cause de la France, si chère à leur cœur, avec promesse d'être à la -paix immédiatement renvoyés dans leurs foyers. Ils avaient le choix ou -de se rendre aux régiments dans lesquels ils avaient servi jadis, ou -de joindre les régiments les plus voisins. Les gardes nationaux -étaient astreints au service sédentaire de 20 à 60 ans. De 20 à 40, -ils pouvaient, suivant leur âge, leur force physique, leurs goûts, -leur situation de famille, être appelés à faire partie des compagnies -d'élite, et à servir dans les places ou sur les ailes de l'armée -active. Un comité d'arrondissement composé du sous-préfet, d'un membre -du conseil d'arrondissement, d'un officier de gendarmerie, avait -mission de désigner les hommes qui, sous le titre de grenadiers ou -chasseurs, composeraient ces compagnies d'élite. Ceux qui avaient de -l'aisance étaient tenus de s'habiller à leurs frais, les autres -devaient être habillés aux frais des départements. L'État se chargeait -d'armer les uns et les autres. Les officiers, à partir du grade de -chef de bataillon, devaient être nommés par l'Empereur, et au-dessous -de ce grade par les comités de département, sur la présentation des -comités d'arrondissement. Les ministres de la police <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> et de -l'intérieur avaient joint à ces décrets des circulaires aux préfets, -dans lesquelles ils cherchaient à exciter le zèle des citoyens, et -disaient sur l'intérêt qu'on avait à défendre la dynastie impériale -des choses qui, dans leur bouche, étaient beaucoup mieux placées que -dans la bouche de l'Empereur.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Quoique ces décrets eussent été tardivement publiés, aucun -temps n'avait été perdu pour leur exécution.</span> -Ce dernier du reste n'avait pas besoin que son activité fût stimulée: -il travaillait jour et nuit à diriger ou à presser le zèle de -l'administration, au moyen de cette attention universelle et -infatigable qui embrassait à la fois l'ensemble et les détails. Il -n'avait pu insérer plus tôt au <cite>Moniteur</cite> les décrets relatifs aux -anciens militaires et aux gardes nationaux, car en publiant des -mesures aussi significatives avant des actes patents des cabinets -étrangers, il se serait donné les apparences de la provocation au lieu -de celles de la défense légitime. -<span class="sidenote" title="En marge">Soin avec lequel Napoléon les fait exécuter.</span> -Mais il n'y avait heureusement pas -de temps perdu, car ces décrets, publiés plus tôt, n'auraient trouvé -ni à Paris, ni dans les provinces, des agents prêts à les mettre à -exécution. Pour le décret notamment qui était relatif à la garde -nationale, il avait fallu créer toute une administration nouvelle, et -quant à celui qui concernait les anciens militaires, comme il -s'adressait à des hommes dont l'éducation était faite, les quelques -jours de retard étaient peu regrettables, car à l'instant même de leur -arrivée au corps, ils étaient propres à entrer dans les bataillons de -guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ des troisièmes bataillons.</span> -Les hommes en congé de semestre commençant à arriver dans les -régiments, Napoléon ordonna de diriger vers les corps d'armée les -troisièmes <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> bataillons, n'eussent-ils que 400 hommes, sauf à -les compléter plus tard. -<span class="sidenote" title="En marge">Mobilisation des gardes nationaux.</span> -Quant aux gardes nationaux à mobiliser, il -prescrivit de procéder sur-le-champ à la formation des bataillons -d'élite, de leur donner une simple blouse avec un collet de couleur, -et des fusils non réparés, et de les diriger sur les places les plus -voisines, pour rendre immédiatement disponibles les troupes de ligne. -L'organisation, l'équipement, l'armement de ces bataillons devaient -s'achever dans les places. -<span class="sidenote" title="En marge">Mesures relatives à la cavalerie.</span> -Quant à la cavalerie, Napoléon s'étant -aperçu que les achats de chevaux s'exécutaient lentement, que le -licenciement de la maison du Roi n'avait procuré que 300 chevaux au -lieu de 3 mille qu'il avait espérés, résolut d'en prendre tout de -suite 7 à 8 mille à la gendarmerie, en les lui payant immédiatement, -afin qu'elle pût les remplacer sans retard. -<span class="sidenote" title="En marge">Emprunt de sept à huit mille chevaux à la gendarmerie.</span> -C'étaient des chevaux bien -dressés, bien nourris, auxquels il ne manquait qu'un peu d'habitude de -la fatigue. -<span class="sidenote" title="En marge">Achats dans les campagnes.</span> -Il renouvela l'ordre de faire partir des officiers de -remonte pour courir la France l'argent à la main, et y acheter des -chevaux. Il répétait que de Cannes à Grenoble il avait trouvé en à -acheter tant qu'il avait voulu, qu'en se transportant chez les -agriculteurs, on en recueillerait un grand nombre, que c'était -d'ailleurs par l'ensemble et la variété des moyens qu'on arrivait en -toutes choses à se procurer les quantités nécessaires. En attendant il -ne négligeait pas le dépôt de Versailles, et n'en remettait le soin -qu'à lui-même. -<span class="sidenote" title="En marge">Ateliers d'armes et d'habillements.</span> -Les ateliers d'armes et d'habillements avaient été -développés de manière à obtenir par jour mille fusils neufs, deux -mille réparés, et <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> mille habillements complets. C'est avec une -surveillance continue et l'argent comptant qu'il s'assurait ces -résultats.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, non content des déclarations de son cabinet, veut -faire une manifestation personnelle en passant en revue la garde -nationale de Paris.</span> -Non content de la publicité donnée aux actes des puissances envers la -France, il voulut faire une manifestation personnelle, et la faire -devant la garde nationale de Paris, qu'on lui avait rendue suspecte au -moment de son arrivée. Cette garde se composait du haut et moyen -commerce de la capitale, de cette bonne bourgeoisie en un mot, qui -aurait mieux aimé corriger les Bourbons en leur résistant légalement, -que les renverser pour les remplacer par Napoléon, de qui elle -attendait la guerre et peu de liberté. Toutefois si Napoléon était -revenu sans elle, et presque malgré elle, il était revenu par une -sorte de prodige, et sans verser une goutte de sang; il se présentait -comme amendé sous les rapports les plus essentiels; il éloignait -l'émigration, relevait les principes de 1789, faisait reluire la -gloire de la France si chère au peuple de la capitale, et enfin il -était menacé par l'Europe qui voulait le détruire par des moyens -révoltants et attentatoires à l'indépendance nationale! -<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions de la bourgeoisie de Paris.</span> -C'étaient là -bien des motifs pour lui ramener la bourgeoisie parisienne, et, -disons-le, tous les bons citoyens dont elle était remplie. -Certainement il aurait fallu ne pas le laisser revenir, l'en empêcher -même à tout prix, si on l'avait pu; mais une fois remis en possession -du pouvoir, donnant des signes frappants de retour à une politique -saine au dedans comme au dehors, proscrit par l'Europe d'une manière -qui impliquait la négation de tous nos droits, le soutenir était à -<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> la fois un acte de bon sens et de vrai patriotisme.</p> - -<p>Du reste, dans un corps nombreux il y a toujours de toutes les -opinions, en quantité plus ou moins grande selon l'esprit qui y règne, -et il suffit d'ôter la parole aux uns, de la donner aux autres, pour -en modifier les sentiments apparents, et quelquefois même les -sentiments réels. Outre que par le fait seul du rétablissement -paisible de Napoléon et par ses professions de foi, la garde nationale -était fort apaisée, on avait changé beaucoup de ses officiers, et -ranimé le zèle des hommes qui détestaient l'émigration et l'étranger. -Elle était donc disposée à faire à l'Empereur un accueil infiniment -plus favorable que dans les premiers jours.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue de la garde nationale parisienne le 16 avril.</span> -On la réunit le dimanche 16 avril sur la place du Carrousel, et on fit -ranger d'un côté les quarante-huit bataillons dont elle se composait, -et de l'autre les troupes belles et nombreuses qui traversaient la -capitale pour se rendre aux frontières. Napoléon s'était réservé le -commandement personnel de la milice parisienne, et n'avait délégué au -général Durosnel, son aide de camp, que le commandement en second. Il -en parcourut les rangs à cheval avec cette assurance imposante qu'il -devait à la fermeté de son caractère et à vingt ans de commandement -sur les plus grandes armées de l'univers. Les vives acclamations d'une -minorité ardente, que la masse ne désapprouvait point mais n'imitait -pas non plus, donnèrent presque à cette revue l'apparence de -l'enthousiasme. Après avoir parcouru les rangs des quarante-huit -bataillons Napoléon fit former les officiers en cercle autour de lui, -et leur adressa, <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> d'une voix claire et vibrante, l'allocution -suivante.</p> - -<div class="quote"> -<p><span class="sidenote" title="En marge">Allocution de Napoléon.</span> - «Soldats de la garde nationale de Paris, je suis bien aise de - vous voir. Je vous ai formés il y a quinze mois pour le maintien - de la tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté. - Vous avez rempli mon attente; vous avez versé votre sang pour la - défense de Paris, et si les troupes ennemies sont entrées dans - vos murs, la faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et - surtout à la fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces - malheureuses circonstances.</p> - -<p>»Le trône royal ne convenait pas à la France. Il ne donnait - aucune sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux. Il - nous avait été imposé par l'étranger, et s'il eût existé il eût - été un monument de honte et de malheur. Je suis arrivé armé de - toute la force du peuple et de l'armée pour faire disparaître - cette tache, et rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire - de la France.</p> - -<p> »Soldats de la garde nationale, ce matin même le télégraphe de - Lyon m'a appris que le drapeau tricolore flotte à Antibes et à - Marseille. Cent coups de canon, tirés sur toutes nos frontières, - apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont - terminées; <cite>je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons - pas encore d'ennemis</cite>. S'ils rassemblent leurs troupes, nous - rassemblerons les nôtres. Nos armées sont toutes composées de - braves qui se sont signalés dans cent batailles, et qui - présenteront à l'étranger une barrière de fer, tandis que de - nombreux bataillons de grenadiers et de chasseurs des gardes - nationales garantiront nos frontières. <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> Je ne me mêlerai - point des affaires des autres nations; malheur aux gouvernements - qui se mêleraient des nôtres!...</p> - -<p> »Soldats de la garde nationale, vous avez été forcés d'arborer - des couleurs repoussées par la France, mais les couleurs - nationales étaient dans vos cœurs. Vous jurez de les prendre - toujours pour signe de ralliement, et de défendre ce trône - impérial, seule et naturelle garantie de vos droits. Vous jurez - de ne jamais souffrir que des étrangers, chez lesquels nous avons - paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de notre gouvernement. - Vous jurez enfin de tout sacrifier à l'honneur et à - l'indépendance de la France!...»</p> -</div> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait aux paroles de Napoléon.</span> -Ce discours, parfaitement approprié à l'auditoire, et qui faisait -sentir la gravité de la situation, fut chaleureusement applaudi par -les officiers auxquels il s'adressait. Ils crièrent tous en agitant -leurs épées: Nous le jurons, nous le jurons!—Napoléon vit ensuite -défiler sous ses yeux vingt mille hommes de garde nationale, à peu -près autant de troupes de ligne, et il eut lieu de se féliciter de -cette journée. Il avait dit à la France ce qu'il voulait qu'elle sût, -et il avait fait sa paix avec la garde nationale parisienne, -c'est-à-dire avec cette partie sage et honnête de la population, qui a -toujours une influence décisive sur la destinée des gouvernements.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La résidence de Napoléon transférée à l'Élysée.</span> -Le lendemain 17 il quitta les Tuileries pour s'établir au palais de -l'Élysée, qu'il trouvait plus agréable à habiter au printemps, et qui -lui permettait d'interrompre son immense travail par quelques -promenades sous de beaux ombrages. D'ailleurs il avait <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> -sensiblement changé de manière d'être. Il avait toujours été simple, -naturel, familier même, mais jamais il n'avait été aussi accessible. -Il convenait en effet à sa position présente de se laisser approcher, -afin de pouvoir persuader ceux qu'il avait besoin de ramener à sa -personne et à sa nouvelle façon de penser. -<span class="sidenote" title="En marge">Sa manière d'y vivre.</span> -À l'Élysée, où la reine -Hortense faisait les honneurs, il pouvait avec moins d'appareil qu'aux -Tuileries appeler à sa table les personnages divers qu'il désirait -entretenir, et sur lesquels il voulait exercer non-seulement -l'ascendant, mais le charme puissant de son esprit.</p> - -<p>Son frère Joseph était revenu de Suisse fort à propos, car le jour -même de son départ il allait être arrêté par ordre de la coalition. -Napoléon l'établit au Palais-Royal, avec le titre de prince français, -un traitement convenable, et la recommandation expresse de beaucoup -d'économie et de modestie. Ces précautions n'étaient pas inutiles, la -vue de ce frère ayant déjà causé certaines défiances. On craignait -tout ce qui rappelait l'ancien Empire, et surtout ce vaste système de -royautés de famille qui avait tant contribué à soulever l'Europe -contre la France. Napoléon avait envoyé une frégate chercher sa mère -qui de l'île d'Elbe s'était rendue à Naples, sa sœur qu'on détenait -à Livourne, et ceux de ses frères qui avaient pu se soustraire aux -mains de la coalition. Il lui était doux de les avoir auprès de lui, -mais il désirait que leur attitude n'offusquât en rien le nouvel -esprit qui se manifestait en France, et entendait leur imposer la -simplicité qu'il s'imposait à lui-même par goût autant que par -calcul. -<span class="sidenote" title="En marge">Tristesse de Napoléon succédant bientôt à la joie de son -retour.</span> -D'heure <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> en heure d'ailleurs il s'attristait sans le -laisser voir, et ses partisans s'attristaient également sans se rendre -compte de ce qu'ils éprouvaient, et sans savoir le dissimuler aussi -bien que lui.</p> - -<p>Le retour triomphal de Napoléon en France avait exercé sur les -imaginations une sorte de prestige: -<span class="sidenote" title="En marge">Causes de cette tristesse.</span> -non-seulement ses amis personnels, -mais tous ceux qui avaient trouvé dans le rétablissement de l'Empire -la satisfaction de leurs passions, de leurs intérêts, ou de leurs -préjugés, avaient éprouvé un instant d'enthousiasme dont ils n'avaient -pu se défendre. Mais cet enivrement avait été de courte durée, et -bientôt les difficultés avaient apparu, difficultés énormes au dedans -et au dehors: -<span class="sidenote" title="En marge">Profonde division des partis.</span> -au dedans, division profonde des partis, diversité -complète dans leurs vues, et par exemple, les bonapartistes bornant -leurs prétentions au maintien de l'Empire, tandis que les -révolutionnaires entendaient se servir de Napoléon un moment pour s'en -débarrasser ensuite quand l'étranger serait repoussé: au dehors, -passion effrénée de détruire l'homme redoutable qui était venu -s'emparer encore une fois des forces de la France, et la France -elle-même, dont on détestait l'énergie sans cesse renaissante. -<span class="sidenote" title="En marge">Haine implacable de l'Europe.</span> -Bien qu'autrefois les partisans de Napoléon eussent une immense confiance -dans sa fortune et dans son génie, bien que les derniers événements -eussent en partie relevé cette confiance, ils étaient saisis d'une -inquiétude secrète en voyant toutes les puissances de l'Europe marcher -contre nous avec une ardeur incroyable, et ils se demandaient si la -France aurait le moyen de résister à tant d'ennemis, si en moins -<span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> d'une année elle aurait pu refaire assez complétement ses -forces pour leur tenir tête à tous, si Napoléon enfin par ses -combinaisons parviendrait à les écraser, car il ne faudrait pas moins -que les écraser pour désarmer leur haine implacable. -<span class="sidenote" title="En marge">Secrets pressentiments de Napoléon et de ses partisans.</span> -Lui-même, quoique -doué d'une fermeté indomptable, n'avait plus cette audace sereine des -temps passés, inspirée par une suite de succès prodigieux. Il était -sérieux, même triste, cherchait à le dissimuler à tous les regards, et -y réussissait grâce à la prodigieuse animation de son esprit. Mais il -retombait sur lui-même dès qu'il se trouvait seul, ou dans son -intimité qui était réduite à cinq ou six personnes, la reine Hortense, -le prince Cambacérès, M. de Caulaincourt, M. de Bassano, M. -Lavallette, et Carnot enfin qui en l'approchant de plus près s'était -attaché à lui cordialement. Au milieu de ces personnages, qui avaient -quelquefois le conseil jamais le reproche à la bouche, Napoléon -parlait de toutes choses avec une sincérité parfaite, et vraiment -noble lorsqu'il s'agissait de ses fautes. Il disait que les -négociations tentées au dehors n'étaient pas même des négociations, -qu'on aurait dans deux mois l'Europe entière sur les bras, et que pour -lui résister on aurait des forces un peu refaites sans doute par une -année de repos, mais tellement inférieures en nombre qu'il faudrait -des prodiges pour triompher. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon n'espère son salut que de prodigieux efforts de -génie et d'héroïsme.</span> -Il avait le sentiment que les souverains, -élevés par sa ruine à un rang qu'ils n'avaient jamais occupé en -Europe, ne consentiraient pas facilement à en descendre, que vaincus -dans une campagne ils en recommenceraient une seconde, qu'il faudrait -par conséquent se résigner <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> à une lutte à mort, lutte que -l'armée, que certaines provinces frontières soutiendraient avec -vigueur et persévérance, mais que la nation, toujours prévenue contre -les guerres du premier Empire, soutiendrait à contre-cœur, parce -qu'elle se croirait comme jadis sacrifiée à un seul homme. Napoléon ne -se flattait donc pas beaucoup, et n'avait pas pris les acclamations -des soldats ravis de revoir leur ancien général, des acquéreurs de -biens nationaux charmés de recouvrer la sécurité perdue, des -révolutionnaires débarrassés des outrages de l'émigration, pour -l'assentiment sérieux et unanime de la nation. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses entretiens secrets avec les hommes de son intimité.</span> -Il ne croyait de sa -part ni à l'effort enthousiaste de 1793, ni à l'effort honnête et -généreux de 1813; il ne comptait que sur ses soldats et sur lui-même, -et s'il conservait quelques espérances c'était en songeant aux chances -imprévues que la guerre fait naître, et dont un homme de génie comme -lui pouvait profiter jusqu'à changer en un jour la face des choses. -<span class="sidenote" title="En marge">Chagrin de n'être pas cru lorsqu'il parle de paix et de -liberté.</span> -Ce qu'il sentait le plus et avec le plus d'amertume, sans oser dire qu'il -y eût injustice, c'était l'incrédulité qu'il rencontrait partout en -parlant de paix et de liberté.—Oui, disait-il, j'ai eu de vastes -desseins, mais puis-je les avoir encore? Quelqu'un peut-il supposer -que je pense aujourd'hui à la Vistule, à l'Elbe, même au Rhin? Ah! -certes, c'est une bien grande douleur que de renoncer à ces frontières -géographiques, noble conquête de la Révolution, et s'il ne fallait y -sacrifier que la vie de mes soldats et la mienne, le sacrifice serait -bientôt fait! Mais il ne s'agit pas même de cette ambition -patriotique, puisque j'accepte le traité de Paris; il s'agit de -sauver <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> notre indépendance, de ne pas recevoir la -contre-révolution des mains de l'étranger. Ah! je ne demande au sort -qu'une ou deux victoires, pour rétablir le prestige de nos armes, pour -reconquérir le droit d'être maîtres chez nous, et notre gloire -relevée, notre indépendance reconquise, je suis prêt à conclure la -paix la plus modeste. Mais, hélas! l'Europe ne veut pas croire à cette -disposition, et la France pas davantage!—Napoléon, bien entendu, ne -s'exprimait ainsi que dans ses entretiens les plus intimes, et ces -entretiens portaient encore sur un autre sujet non moins grave, non -moins urgent, c'est-à-dire sur la nouvelle constitution à donner à la -France. Il avait promis à Grenoble, à Lyon, et partout où il avait -passé, de modifier profondément les institutions impériales. La France -l'avait pris au mot, et il n'y avait pas moyen de manquer de parole. -<span class="sidenote" title="En marge">Nécessité pour Napoléon de donner la liberté.</span> -Ce qu'on appelait dès cette époque la monarchie constitutionnelle, -c'est-à-dire un monarque représenté par des ministres responsables, -devant des Chambres qui accordent ou refusent leur confiance à ces -ministres, et les obligent à gouverner au grand jour d'une publicité -quotidienne, était alors le vœu presque unanime de la nation, qui -ne voulait plus qu'un seul homme pût mener à Moscou la fortune de la -France. Qu'il eût, ou qu'il n'eût pas le goût de cette monarchie -constitutionnelle, Napoléon, dont l'esprit ferme ne savait pas -marchander avec la nécessité, était résolu à en faire l'essai.</p> - -<p>Indépendamment du mérite de l'institution en elle-même, il avait pour -agir ainsi une raison de position tout à fait décisive. Pour -s'excuser en effet <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> d'avoir expulsé les Bourbons et d'avoir -exposé la France à une guerre effroyable, il fallait qu'il fût autre -chose qu'eux. Par exemple sa nature et son origine le garantissaient -de paraître un complaisant de l'étranger, ou un complice du clergé et -de la noblesse, car il était à la fois la gloire et l'égalité civile -personnifiées. Mais il y avait une chose qu'il n'était pas, que les -Bourbons étaient plus que lui, c'était la liberté: et il est vrai -qu'on l'aurait plutôt cru pacifique que libéral. Il était donc obligé -en venant remplacer les Bourbons, au prix de si grands dangers pour la -France, de donner cette liberté, et de la donner, non pas en hésitant -comme Louis XVIII, et en cherchant à en reprendre la moitié après -l'avoir donnée, mais franchement et complétement. Or, nous le -répétons, son parti à cet égard était pris, sinon par goût, au moins -par clairvoyance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sa conviction qu'il la fallait accorder franchement.</span> -Quant au mérite de l'institution en elle-même, sans l'aimer, car une -volonté comme la sienne ne pouvait guère aimer les entraves, il -paraissait sous certains rapports entièrement converti, et -particulièrement sous le plus important de tous, celui de la libre -discussion des actes du pouvoir par la presse quotidienne.</p> - -<p>Sans doute s'il y a quelque chose qui au premier aspect révolte les -âmes honnêtes, c'est d'entendre quotidiennement le vrai et le faux, et -le faux bien plus souvent que le vrai, d'entendre l'ignorance ou -l'improbité prétendre redresser les hommes les plus savants, les plus -probes, et tout défigurer cyniquement, impudemment, sans mesure. Mais -il y a dans l'état contraire, c'est-à-dire dans le silence <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> -forcé d'une nation éclairée, de quoi surpasser les inconvénients de la -liberté la plus excessive. -<span class="sidenote" title="En marge">Sa nouvelle manière de penser relativement à la liberté de -la presse.</span> -En effet un pouvoir couvert par le silence -peut tout, et qui peut tout est tenté de tout faire, de sorte qu'en y -regardant bien on se trouve placé dans cette alternative: ou laisser -dire, ou laisser commettre des indignités. Or le choix ne saurait être -douteux, et à la pratique on reconnaît bientôt qu'il vaut mieux -laisser dire des indignités, pour que ceux qui gouvernent soient -empêchés d'en commettre. De plus, le défaut de contradiction engendre -peu à peu une telle défiance, qu'un gouvernement peut moins se -défendre contre les faux bruits, contre la calomnie échangée de bouche -en bouche, qu'il ne le peut contre une presse l'attaquant à la face du -ciel. À la vérité cette sourde défiance du public, qui dans le régime -du silence accueille si volontiers la calomnie, et devient ainsi la -punition du pouvoir absolu, opère moins vite que la calomnie -audacieuse de la presse libre, mais ce mal lent et sourd qui mine, est -au moins aussi funeste quand il a gagné les masses, que le mal patent -de la licence. On peut atteindre ce dernier par la réponse -contradictoire: impossible d'atteindre l'autre dans l'ombre où il se -cache. Sans compter qu'il arrive un jour, jour bien mal choisi, car -c'est celui du malheur, où toutes les barrières venant à tomber à la -fois, la passion longtemps contenue éclate, verse sur vous l'énorme -arriéré de vingt ans d'injures, et vous accable quand il n'y a plus -une voix pour vous défendre, plus une oreille pour vous écouter!</p> - -<p>Ces expériences Napoléon venait de les faire, et <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> suivant sa -destinée toujours extrême, il les avait faites complètes et terribles. -Disposant pendant son premier règne de tous les organes de l'opinion, -il avait vu naître dans le public une telle incrédulité, qu'il ne lui -était plus permis de démentir un fait faux, ni d'attester un fait -vrai, à ce point que le pouvoir était pour ainsi dire sans voix, et -que l'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'ennemi qui mentaient, -qu'à ceux du gouvernement qui disaient vrai. Aussi, comme nous l'avons -déjà rapporté, Napoléon avait-il renoncé en 1813 et 1814 à publier des -bulletins, et se contentait-il d'insérer au <cite>Moniteur</cite> des lettres -qu'on donnait comme écrites par des officiers de l'armée à divers -personnages de l'État. Enfin était venu le jour du malheur, et resté -seul ou presque seul à Fontainebleau, Napoléon avait entendu s'élever -un cri de malédiction qui l'avait accompagné à l'île d'Elbe, et qui ne -l'y avait pas laissé reposer un instant, lui apportant avec de justes -reproches, d'odieuses et révoltantes calomnies, non-seulement sur ses -grands actes publics, mais sur sa vie intime et privée. Son orgueil, -haut comme son génie, avait surnagé pour ainsi dire sur cette mer -d'infamies, et après tant d'horreurs il avait vu, ses fautes restant -évidentes, sa gloire survivre, et amener encore à ses pieds l'armée et -les masses populaires!</p> - -<p>Échappé à cet orage, il était revenu complétement éclairé, et -déclarait tout haut que c'était une fausse prudence que de vouloir -enchaîner la presse; et effectivement, le 25 mars, il avait, comme on -l'a vu, aboli la censure.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> <span class="sidenote" title="En marge">La liberté de la presse conduisait forcément à -toutes les autres libertés.</span> -Mais lorsqu'on laisse tout écrire sur les affaires publiques, il n'y a -plus qu'un pas à faire pour laisser tout dire devant une assemblée, et -Napoléon n'était pas éloigné de croire qu'on pouvait gouverner avec -des Chambres attaquant, tourmentant, renvoyant les ministres. -L'expérience apprend en effet que si la liberté de la presse est -souvent la calomnie sans réponse, la liberté de la tribune au -contraire, est la calomnie avec la réponse instantanée devant les -mêmes auditeurs qui ont entendu l'accusation, et avec la solennelle -réparation du vote immédiat. Or il n'y a pas un homme ferme et droit -qui ne préfère la discussion de ses actes devant une assemblée, -obligée d'écouter la défense comme l'attaque, et de prononcer -sur-le-champ, à la défense par écrit devant des lecteurs qui ont -accueilli l'accusation par malice, qui se dispensent de lire la -réfutation par légèreté, et ne se donnent guère la peine d'être -justes, parce qu'ils n'ont pas mission expresse de l'être.</p> - -<p>Ainsi une fois la libre discussion des actes du pouvoir admise par -écrit, il ne pouvait plus y avoir d'objection à la permettre par la -parole, et la concession d'assemblées libres s'ensuivait. Napoléon -d'ailleurs avait fort observé l'Angleterre tout en la combattant à -outrance, parce qu'il cherchait la révélation de ses desseins dans les -discussions de son Parlement, et il était loin d'avoir de la -constitution anglaise la peur qu'éprouvent pour elle les esprits -médiocres ou timides. Il n'y pouvait voir que des obstacles à sa -volonté, et à cet égard, il était, dans le moment du moins, résigné à -en rencontrer de nombreux et de puissants; il était résigné à avoir -<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> des ministres attaqués, des lois rejetées, des résolutions -formellement arrêtées.—Autrefois, répétait-il, de telles résistances -auraient contrarié mes projets; mais aujourd'hui en fait de projets je -n'ai plus que celui de gagner une bataille, de reconquérir notre -indépendance, de venger le malheur d'avoir vu deux cent mille -étrangers dans notre capitale, et cela fait, d'avoir la paix!... La -paix obtenue, sur la seule base de notre indépendance, quand il ne -s'agira plus que d'administrer notre bel empire de France, je ne serai -véritablement pas humilié d'entendre ses représentants m'opposer des -objections et même des refus. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon résigné à rencontrer des obstacles à ses volontés, -et occupé uniquement du désir de vaincre l'Europe encore une fois.</span> -Après avoir dominé et vaincu le monde, -se laisser contredire n'a rien de tellement déplaisant que je ne -puisse m'y soumettre. En tout cas, mon fils s'y fera, et je tâcherai -de l'y préparer par mes leçons et mes exemples, mais qu'on me laisse -vaincre, vaincre une seule fois ces monarques jadis si humbles, -aujourd'hui si arrogants, voilà ce que je demande au Ciel et à la -nation!...—</p> - -<p>En tenant ce langage, Napoléon était sincère, mais se connaissait-il -bien lui-même? Plus tard, lorsqu'il aurait vaincu l'Europe encore une -fois, ce qu'il demandait si instamment à Dieu et aux hommes, -saurait-il supporter la contradiction, et non pas seulement la -contradiction juste dans le fond, modérée dans la forme, mais la -contradiction absurde au fond, révoltante dans la forme, comme elle se -produit souvent dans les États libres, saurait-il, disons-nous, en -sourire, et attendre des faits seuls sa lente justification? Personne -à cet égard ne <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> pouvait entrevoir l'avenir, et pas plus lui -que les autres; mais il se regardait comme obligé par sa situation à -changer complétement les institutions impériales, car en n'apportant -pas la paix, il fallait au moins qu'il apportât la liberté. Les hommes -qui le soutenaient, c'est-à-dire les révolutionnaires, les gens -éclairés, la jeunesse, voulaient la liberté franche et entière, et ne -se seraient nullement contentés de ce qu'on appelait les principes de -quatre-vingt-neuf, c'est-à-dire de l'égalité civile. Converti ou non -sur le mérite de la liberté, Napoléon l'était donc sur sa nécessité, -et par ce motif il était résolu à la donner. Ce qu'elle amènerait dans -l'avenir, il l'ignorait, et cherchait à peine à le pénétrer, car il -éprouvait actuellement un bien autre souci que celui de savoir s'il -serait plus ou moins gêné par les institutions nouvelles! il éprouvait -celui de savoir s'il vaincrait l'Europe, ce qui était pour lui, pour -son parti, composé de militaires, de révolutionnaires, d'acquéreurs de -biens nationaux, la question d'existence. Là était sa vraie, son -unique préoccupation, et celle-là effaçait toutes les autres. Tout ce -qu'il faudrait pour contenter les hommes qui le soutenaient, il était -prêt à le faire, parce que la mesure de ses concessions devait être -celle de leur zèle à le soutenir, et avec la netteté de vues d'un -homme supérieur, il ne discutait pas sur ce qui était nécessaire. Il -était par ces motifs fermement décidé à faire un essai complet de la -monarchie constitutionnelle, et en désirait même le succès, car -l'insuccès eût été le triomphe des Bourbons. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon craignait seulement la réunion des assemblées -pendant les premiers mois d'une guerre formidable, dont le théâtre -pouvait se trouver transporté sous les murs de Paris.</span> -Cependant il n'était pas -sans quelques appréhensions <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> sur ce qui arriverait dans les -premiers jours de cet essai. En effet, si avec les années, dans un -pays où elles ont duré longtemps, les assemblées deviennent un bon -instrument de gouvernement, elles sont à leur début un instrument -douteux, et souvent dangereux. Quand l'art de les conduire est devenu -un art véritable, dans lequel excellent des chefs qui savent allier -aux vues de la politique le talent de parler aux hommes, quand surtout -elles ont existé assez longtemps pour être habituées aux événements, -et avoir habitué le pays à leurs agitations, elles ne sont point à -craindre, et elles offrent plus de ressource même dans le péril qu'un -gouvernement absolu, sans lien avec la nation. Mais quand elles -existent de la veille, quand on n'a pas d'hommes rompus au métier de -les conduire, en essayer pour la première fois au milieu d'une guerre -formidable, est une entreprise critique, que Napoléon redoutait -singulièrement.</p> - -<p>Dans les temps modernes, le Parlement britannique a su garder une -attitude convenable pendant la guerre, soit habitude, soit sécurité -due à la protection des mers. Dans les temps anciens, le Sénat romain, -bien autrement admirable, avait vendu le champ sur lequel campait -Annibal. Mais c'était une vieille assemblée, accoutumée à gouverner -Rome dans la prospérité et les revers. Personne ne pouvait se flatter -en 1815 de réunir en France ou le Sénat romain, ou le Parlement -britannique. Or Napoléon était convaincu que dans la lutte qui allait -s'engager, on aurait des extrémités cruelles à traverser, et que si on -perdait son sang-froid, on perdrait la partie. Si au contraire on ne -se troublait pas plus qu'il ne <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> s'était troublé après Brienne, -après Craonne et Laon, il était possible de triompher. Malheureusement -il se défiait non du courage, mais du calme d'assemblées neuves, -formées de la veille, partagées en factions de tout genre, et ne -voyant souvent dans un événement fâcheux qu'une occasion opportune de -satisfaire leurs passions. Il craignait qu'au premier revers, la -terreur des uns, la colère des autres, l'intrigue de quelques-uns, ne -fissent naître un chaos, dont l'ennemi profiterait pour arriver encore -une fois au cœur du pays. Aussi, tout en voulant faire l'épreuve de -la liberté, il redoutait cet essai fait immédiatement, sous le canon -de l'Europe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Son désir eût été de donner la monarchie constitutionnelle -tout entière, en ajournant la réunion des Chambres jusqu'après les -premiers événements de la guerre.</span> -Cette appréhension lui avait inspiré la pensée de donner tout -simplement, et avec très-peu de différence, la constitution anglaise, -et d'en ajourner jusqu'après les premières hostilités la mise en -pratique. Il n'y avait dans ce projet aucune perfidie, mais un secret -pressentiment du danger de réunir une assemblée inexpérimentée, en -présence des armées étrangères marchant sur Paris. S'il eût été de -mauvaise foi, il aurait eu un moyen facile et certain de tromper les -amis de la liberté, en mettant le tort non de son côté, mais du leur, -c'était de convoquer tout de suite une assemblée constituante, et de -lui confier le soin d'élaborer une constitution en revisant les -sénatus-consultes impériaux. Dans l'état des esprits, entre les -anciens révolutionnaires restés les uns à la constitution de 1791, les -autres aux constitutions de 1793 ou de 1795, et les nouveaux libéraux -ramenés par la réflexion aux institutions britanniques, la lutte -aurait été inévitablement longue <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> et violente, l'accord -impossible, et tandis que cette lice politique eût été ouverte, -Napoléon conservant provisoirement la plénitude du pouvoir impérial, -aurait pu gagner des batailles, terminer la guerre, se servir ensuite -contre cette assemblée de l'incohérence de ses vues, du ridicule de sa -conduite, la dissoudre, et constituer la France comme il l'aurait -voulu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Danger d'exciter par cette conduite la défiance des -esprits.</span> -Ce plan était d'un succès à peu près assuré, mais il fallait commencer -par convoquer une assemblée, et Napoléon le craignait pendant les -premiers mois d'une guerre effroyable dont le théâtre serait placé -entre Lille et Paris. De plus ne sachant quelle constitution on lui -proposerait, il aimait mieux en faire une lui-même tout de suite, la -faire la meilleure possible, puis la présenter au consentement du -pays, par la voie usuelle à cette époque des votes écrits, forme -illusoire, mais de peu d'importance si le fond était bon. Telle était -sa véritable pensée; mais même en agissant de bonne foi -parviendrait-il à vaincre la profonde défiance des esprits? N'ayant -pas été cru de l'Europe lorsqu'il parlait de paix, serait-il cru de la -France lorsqu'il parlerait de liberté, et ce qui ne serait de sa part -que prudence vraie, ne serait-il pas pris pour arrière-pensée de -despote? Là était son danger: dans la voie si périlleuse où il s'était -engagé en revenant de l'île d'Elbe, il allait marcher courbé sous le -poids énorme de ses fautes passées, et il se pouvait qu'à cette -dernière partie de sa carrière, la Providence lui infligeât un -supplice souvent réservé à de glorieux coupables, celui de voir -repousser leur repentir, même le plus sincère.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> Le moment était donc venu de se fixer sur les questions -constitutionnelles, et d'arrêter enfin le mode de gouvernement à -donner à la France. La fermentation des esprits sous ce rapport était -au comble. On écrivait dans tous les sens, et habituellement dans les -plus extrêmes. De vieux républicains se réveillant d'un long sommeil, -des royalistes qui naguère trouvaient criminels les moindres vœux -pour la liberté, demandaient la république, ou à peu près. D'autres -réclamaient la royauté démantelée de 1791; d'autres, et parmi ceux-ci -les jeunes gens, dégagés des préjugés de l'ancien régime comme de ceux -du nouveau, penchaient plutôt vers la constitution britannique, sans -toutefois en connaître encore le vrai mécanisme. Pourtant avec une vue -vague de la chose, c'était le gouvernement qu'ils préféraient, et il -faut ajouter que la majorité du pays inclinait de leur côté. Elle -aurait désiré tout simplement la Charte de 1814 un peu élargie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion des divers partis, et de leurs principaux -personnages, sur la question du gouvernement à donner à la France.</span> -En général tous ceux qui n'étaient pas des révolutionnaires entêtés, -inaccessibles aux leçons de l'expérience, ou des royalistes poussant -au désordre par intérêt de parti, souhaitaient la monarchie -constitutionnelle. -<span class="sidenote" title="En marge">Sieyès.</span> -L'illustre Sieyès, dont le grand esprit avait -pénétré le profond mécanisme de la monarchie anglaise, ne demandait -pas autre chose pour la France, et quoique n'aimant pas Napoléon, -était d'avis qu'il fallait se rattacher à lui pour sauver avec son -secours la double cause de la Révolution et de l'indépendance -nationale. -<span class="sidenote" title="En marge">Carnot.</span> -Carnot, exaspéré par une année de règne des Bourbons, -touché par les procédés de Napoléon, et par <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> l'aveu qu'il -faisait de ses fautes, voulait qu'on essayât d'allier sous lui la -monarchie avec la liberté. -<span class="sidenote" title="En marge">Fouché.</span> -Fouché, peu sensible aux théories, -craignant surtout Napoléon qu'il avait vu revenir avec regret, ne -désirant pas précisément sa chute qui aurait ramené immédiatement les -Bourbons, mais cherchant des garanties contre lui, visait à diminuer -son pouvoir au profit des oppositions quelconques qui pourraient -naître dans les Chambres futures, et qu'il se flattait de mener par -l'intrigue. Comme tout le monde, il ne voulait que la monarchie -constitutionnelle, mais en y diminuant le plus possible le pouvoir du -souverain.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le parti constitutionnel.</span> -Le parti constitutionnel (ainsi qu'on le nommait sous Louis XVIII) -avait été dispersé par la révolution du 20 mars, et ses principaux -membres, fort compromis, s'étaient hâtés de fuir la vengeance de -Napoléon. Ils s'étaient bientôt rassurés en voyant sa manière d'agir, -et plusieurs étaient restés à Paris, où on les laissait vivre -tranquillement. -<span class="sidenote" title="En marge">Madame de Staël, M. de Lafayette, M. Benjamin Constant.</span> -Madame de Staël n'avait pas quitté sa demeure; M. de -Lafayette était rentré à son château de Lagrange. Le plus actif et le -plus compromis de tous par ses écrits outrageants contre l'Empire, et -particulièrement par son fameux article inséré le 19 mars dans le -<cite>Journal des Débats</cite>, M. Benjamin Constant, s'était procuré un -passe-port du ministre d'Amérique, M. Crawfurd, et se tenait caché en -attendant qu'il lui convînt d'en faire usage. Ces divers personnages -fort détachés des Bourbons par les derniers événements, étaient -disposés, si on les rassurait, et si ce qu'on disait des intentions -libérales de Napoléon se vérifiait, à tenter <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> avec lui l'essai -de monarchie constitutionnelle qu'ils avaient vainement commencé sous -Louis XVIII. -<span class="sidenote" title="En marge">Le prince Joseph.</span> -Le prince Joseph, qui avait déploré la faculté laissée à -Napoléon de tout faire jusqu'à se perdre, partageait exactement les -sentiments du parti constitutionnel, avait cherché à nouer des -relations avec les chefs de ce parti, notamment avec M. de Lafayette -et madame de Staël, et s'efforçait de persuader à Napoléon de se -mettre en rapport avec eux, à quoi Napoléon ne montrait aucune -répugnance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion des anciens hommes d'État de l'Empire, Cambacérès, -de Bassano, Molé, etc.</span> -Quant aux hommes d'État de l'Empire, pour la plupart anciens -révolutionnaires dégoûtés de la liberté, ou anciens royalistes -rattachés à Napoléon par le prestige de la force et de la gloire, -ayant contracté sous lui la douce habitude de l'autorité non -contestée, ils se sentaient peu de goût et peu de confiance pour les -essais de liberté qu'on allait tenter. L'archichancelier Cambacérès, -avec son sens pratique, reconnaissait néanmoins qu'on ne pouvait pas -faire autrement; mais servant par pure obéissance depuis le 20 mars, -il bornait sa coopération à l'administration de la justice. MM. -Mollien, de Gaëte, Decrès, avaient repris avec leurs fonctions l'usage -de laisser Napoléon résoudre lui seul les grandes difficultés. M. de -Bassano approuvait Napoléon selon sa coutume, mais sans avoir dans le -résultat sa confiance accoutumée. M. Molé répugnait à la fois aux -hommes et aux choses du jour, et affichait des doutes qui lui -permettaient de se tenir dans une demi-retraite, dans une -demi-adhésion. Il n'avait en effet accepté que l'administration peu -compromettante des ponts et chaussées. Mais en <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> somme les -plus vives impulsions poussaient vers une monarchie constitutionnelle -très-libérale. -<span class="sidenote" title="En marge">Brochures, journaux, plans de tout genre adressés à -Napoléon.</span> -On écrivait dans ce sens force brochures, force -articles de journaux, et on adressait même à Napoléon de nombreux -mémoires sur la future constitution, mémoires la plupart du temps -très-étranges, car en général les gens qui adressent à un prince des -plans qu'on ne leur demande pas, sont ou des intrigants cherchant à -produire leur personne, ou des extravagants cherchant à produire leurs -rêves. Napoléon parcourait ces <i lang="la"> factums</i>, tantôt s'irritait, tantôt -riait de leur contenu, mais le plus souvent s'attristait d'un pareil -état des esprits à la veille d'une lutte sanglante contre l'Europe. -Son confident actuel était M. Lavallette. Il considérait tout autant -le vieux Cambacérès, aimait tout autant M. de Bassano, mais sa vive -pensée qui avait besoin de se répandre ne trouvait dans le premier -qu'un écho éteint, et dans le second qu'un écho monotone. Il -s'épanchait donc plus volontiers avec M. Lavallette, esprit fin, sûr, -indépendant, conseillant sans jamais prendre les airs de la sagesse -méconnue lorsque ses conseils étaient repoussés. Napoléon -s'entretenait quelquefois avec lui une partie de la nuit, même après -avoir travaillé toute la journée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sentiments que lui inspire cet état des esprits.</span> -En lisant certains avis donnés avec le ton de l'exigence et -quelquefois même de la menace, il s'emportait, parcourait d'un pas -rapide les salons de l'Élysée, et s'écriait qu'après tout la France ne -connaissait aucun de ces tribuns, qu'elle ne connaissait que lui, -n'avait confiance qu'en lui, et que s'il laissait faire, l'armée et -le peuple auraient bientôt écrasé <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> les royalistes et fermé la -bouche aux chicaneurs. Puis avant que M. Lavallette lui eût montré -l'indignité d'un tel rôle, il revenait, se bornait à sourire des -extravagances étalées sur sa table, et comparant la France de 1800 qui -le suppliait de la débarrasser des <em>bavards</em>, avec la France de 1815 -qui réclamait une liberté sans limites, il demandait si tout cela -était bien sérieux, et si des vœux si changeants attestaient un -besoin réel et une conviction profonde. À cela, M. Lavallette -répliquait avec raison qu'il ne fallait tenir compte ni des esprits, -ni des temps extrêmes, mais qu'en prenant la France dans sa -disposition la plus habituelle on la trouverait voulant avec -persévérance une liberté tempérée, qui la garantît à la fois des -égarements d'un homme et des désordres de la multitude; que la -question pour elle avait toujours consisté dans la mesure, non dans le -fond des choses, et que si on y regardait bien on reconnaîtrait que -depuis 1789 elle avait exactement voulu ce qu'elle voulait -aujourd'hui. Napoléon se rendait à ces sages observations, mais alors -il s'affligeait de la diversité, de la confusion des idées du temps -présent, et s'en affligeait à cause de la crise militaire qu'on allait -traverser, se demandant si avec la maladresse, hélas! trop visible, -des amis de la liberté on pourrait faire face à la lutte effroyable -qu'on aurait bientôt à soutenir.—Faire, disait-il, un premier essai -de liberté au bruit du canon! et quel bruit! jamais on n'en aura -entendu un pareil!...—Quoi qu'il en soit il ne songeait pas le moins -du monde à résister aux amis de la liberté, car pour lui il n'y avait -pas de milieu, il <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> fallait qu'il fût avec eux ou avec les -royalistes: or comme il ne pouvait s'appuyer sur les derniers, il -fallait bien qu'il s'appuyât sur les premiers. Du reste, de même qu'à -la guerre il devenait doux, calme, en présence du danger, il montrait -dans cette nouvelle situation une douceur singulière, ne manifestait -aucune impatience, s'efforçait de ramener à la raison ceux qui s'en -écartaient, et au fond était beaucoup moins soucieux de la part de -pouvoir qu'on lui laisserait, que des moyens qu'on lui accorderait -pour combattre et vaincre l'ennemi extérieur.</p> - -<p>Nous avons dit sa secrète pensée: c'était de ne pas se mettre sur les -bras une assemblée constituante, bien que ce fût un moyen assuré de -tuer la liberté par le ridicule qui résulterait de la confusion des -idées, mais de s'entourer de quelques hommes capables, de rédiger avec -eux une constitution qui ne laissât rien à désirer aux vrais libéraux, -de la promulguer solennellement, puis de courir à l'ennemi, et de ne -convoquer les nouvelles Chambres qu'après avoir mis les armées -coalisées à une suffisante distance de la capitale. -<span class="sidenote" title="En marge">Hasard qui met M. Benjamin Constant à la disposition de -Napoléon.</span> -En fait d'hommes -capables de rédiger une constitution, le hasard en plaça un sous sa -main qui était le mieux choisi quoique le moins prévu dans la -circonstance. L'écrivain fougueux qui le 19 mars avait dénoncé -Napoléon à la France comme une calamité, et avait pris au nom des amis -de la liberté l'engagement de ne jamais se rattacher à lui, M. -Benjamin Constant, était demeuré caché à Paris, ainsi que nous venons -de le dire, cherchant moins à se procurer le moyen de s'évader -<span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> qu'à s'enquérir s'il y aurait sûreté à rester. On s'était -adressé au général Sébastiani, esprit indulgent comme tout esprit -politique, et avec la confiance qu'il n'y avait aucun danger à lui -livrer le secret de M. Benjamin Constant. Dès qu'il fut informé de la -présence de ce personnage à Paris, le général se rendit chez -l'Empereur, et lui annonça que M. Benjamin Constant était en France et -à sa discrétion.—Ah, vous le tenez! s'écria Napoléon, comme s'il eût -été heureux de pouvoir exercer une vengeance ardemment désirée.—Le -général surpris allait presque s'alarmer, mais Napoléon ne lui en -laissa pas le temps.—Soyez tranquille, lui dit-il, je ne veux faire -aucun mal à votre protégé; envoyez-le-moi, et il sera -content.—Napoléon avait entrevu sur-le-champ qu'il pouvait en cette -occasion donner une preuve éclatante de générosité, conquérir la -première plume de l'époque, et trouver le rédacteur le plus autorisé -de sa future constitution, en pardonnant et en élevant à un poste -considérable le plus injurieux de ses adversaires: et à peine avait-il -entrevu la chose comme possible, qu'il l'avait résolue. On se -demandera s'il n'entrait pas dans cette conduite plus de mépris des -hommes que de vraie générosité, et on appréciera mal le sentiment qui -l'animait. Ce sentiment n'était autre que la clémence tant vantée de -César, c'est-à-dire une connaissance approfondie des hommes, un -discernement très-fin du peu de solidité de leurs passions, une grande -facilité d'humeur à leur égard, et un grand art de les ramener en les -séduisant. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, au lieu de faire arrêter M. Benjamin Constant, -lui adresse l'invitation de se rendre auprès de lui.</span> -Quoi qu'il en soit, Napoléon fit adresser à M. Benjamin -Constant par le <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> chambellan de service, l'invitation la plus -polie de se rendre auprès de lui.</p> - -<p>Aujourd'hui que quarante années de discussion publique nous ont -enseigné la pratique (très-momentanément oubliée, je l'espère) des -institutions libres, et par suite le respect de nous-mêmes, bien peu -de personnes répondraient à une telle invitation, ou bien elles -iraient demander respectueusement au souverain la permission de -conserver leur dignité, en restant étrangères à un gouvernement -qu'elles auraient violemment combattu. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant répond à l'invitation qui lui est -adressée.</span> -M. Benjamin Constant, mécontent -des Bourbons qui avaient si mal répondu à la bonne volonté des -constitutionnels, tout plein des assurances libérales données par -Napoléon, convaincu aussi de la nécessité de se rattacher au seul -homme qui pût sauver la France de l'invasion, déféra sans hésiter à -l'invitation qu'il avait reçue.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Attitude de Napoléon devant M. Benjamin Constant.</span> -Napoléon avait bien des attitudes à prendre devant cet homme de tant -d'esprit, qui à cette heure était à sa merci. Il aurait pu être ou -caressant ou dur, et dans les deux cas il eût manqué de convenance. Il -fut simple, poli et plein de franchise.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Franchise de ses explications.</span> -Ne s'occupant en rien du passé, il ne parla que de l'œuvre pour -laquelle M. Benjamin Constant était appelé. Il lui dit qu'ayant promis -à la France une constitution libérale, il la voulait donner, et la -donner telle qu'elle convenait, sans les restrictions d'un pouvoir -timide, ou les complaisances calculées d'un pouvoir astucieux, -accordant tout d'abord plus qu'il ne fallait pour avoir le droit de -tout retirer ensuite; que les esprits étaient fort animés sur ce -sujet, et <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> naturellement peu raisonnables; qu'il n'était pas -sûr que ce fût leur dernier mot, car ils avaient bien varié depuis -1800, époque où ils ne voulaient aucune liberté, tandis que maintenant -ils les réclamaient toutes; qu'il ne fallait pas du reste s'y tromper, -que les vœux pour une constitution libre étaient les vœux d'une -minorité; que les masses populaires ne voulaient que lui Napoléon, et -lui demandaient uniquement de les délivrer des nobles, des prêtres et -de l'étranger; mais qu'il entendait tenir grand compte des vœux des -hommes éclairés, et se montrer aussi éclairé qu'eux; qu'il avait donc -la ferme résolution d'accorder la monarchie constitutionnelle; qu'il -n'y en avait qu'une, il le savait, laquelle consistait dans des -ministres responsables, obligés de discuter au sein de Chambres les -affaires du pays, et dans une liberté complète de la presse, sans -aucune censure préalable; que sur ce dernier point notamment il était -convaincu; que vouloir enchaîner la presse était puéril; qu'il n'y -aurait par conséquent aucune difficulté de fond avec lui, et qu'il -s'agirait uniquement de trouver la forme convenable sans l'humilier; -que l'on pouvait sans doute se demander s'il s'accommoderait à la -longue des entraves au-devant desquelles il allait; que la défiance à -cet égard était permise, qu'il ne s'en offensait point, mais qu'il -était très-préparé à subir les désagréments du régime constitutionnel, -et qu'en tout cas il espérait qu'on le ménagerait; qu'autrefois il -avait eu de vastes desseins, que pour de tels desseins le gouvernement -constitutionnel eût été un obstacle, mais qu'un seul intérêt le -préoccupait désormais, c'était de résister à l'ennemi <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> -extérieur; que la lutte serait terrible, il ne fallait pas se le -dissimuler; qu'il laissait parler de négociations, mais qu'en réalité -on ne négociait pas; qu'il fallait de toute nécessité se battre à -outrance, et qu'on ne lui en refuserait certainement pas les moyens; -qu'après avoir rejeté l'ennemi hors du territoire, il se hâterait de -conclure la paix; qu'alors, lorsqu'il s'agirait simplement -d'administrer le pays, le concours éclairé de ses représentants, -fussent-ils un peu tracassiers, ne lui déplairait pas; qu'on n'avait -point à quarante-six ans le caractère qu'on avait eu à vingt-six; -qu'il se sentait changé, qu'en tout cas le gouvernement, partagé mais -fortement appuyé, d'une monarchie libérale, conviendrait beaucoup -mieux à son fils; qu'il travaillait pour ce fils bien plus que pour -lui-même; que par conséquent il ne pouvait y avoir entre lui et les -amis éclairés de la liberté aucun dissentiment sérieux; que la -question consistait tout entière dans la forme à trouver, et qu'on -respecterait, il l'espérait bien, sa dignité et sa gloire, qui étaient -celles de la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon livre à M. Benjamin Constant tous les plans qu'on -lui a envoyés, et le charge de rédiger une constitution.</span> -Ces paroles prononcées d'un ton calme, ferme, convaincu, et à l'ombre -de tant de lauriers, saisirent vivement l'imagination impressionnable -de M. Benjamin Constant, le persuadèrent complétement ou à peu près, -et il remercia le sort qui l'avait rendu prisonnier d'un tel -vainqueur. Napoléon lui livra ensuite un amas de projets de -constitution, les uns signés, les autres anonymes. Jusque-là poli mais -sérieux, il se dérida tout à coup en prenant en main certains de ces -projets, dont il énonçait le sens, puis l'auteur.—En voici un d'un -républicain, disait-il; <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> en voici un autre d'un monarchiste à -la façon de Mounier; en voici un troisième d'un royaliste pur...—Puis -exposant le contenu, Napoléon souriait du contraste des idées avec le -nom des auteurs, car les républicains ne proposaient souvent que le -despotisme, et les royalistes l'anarchie.—Faites de tout cela ce que -vous voudrez, ajouta-t-il, arrêtez vos idées, qui sans doute le sont -déjà, trouvez une forme, et venez me revoir, nous n'aurons pas de -peine à nous mettre d'accord.—Napoléon congédia ensuite M. Benjamin -Constant, sans l'avoir ni caressé ni maltraité, mais en l'ayant dominé -par la simplicité, le charme et la fermeté de son esprit, devant -lequel toute question se présentait non pas comme à résoudre, mais -comme résolue.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant accepte la mission qui lui est -donnée.</span> -M. Benjamin Constant était l'homme du temps qui, outre son talent -d'écrire, clair, piquant, incisif, possédait le mieux la théorie de la -monarchie constitutionnelle. Il ne lui manquait que d'avoir appris par -l'expérience où résident les points essentiels de ce mécanisme, et -bien qu'il fût plus près de les connaître qu'aucun de ses -contemporains, il ne savait pas encore avec la dernière précision à -quoi il fallait tenir essentiellement, et en quoi il était permis de -se montrer facile. Mais il n'avait dans l'esprit aucune des erreurs -régnantes, et ayant été le publiciste employé par le parti libéral -contre la première Restauration, il avait un crédit, comme rédacteur -de constitution, dont nul autre en France n'aurait pu se prévaloir.</p> - -<p>Ses idées étant arrêtées, son travail ne pouvait être bien long, du -moins sous le rapport de la conception, <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> et il revint bientôt -auprès de Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Fréquentes entrevues avec Napoléon, et accord complet avec -lui.</span> -Il le trouva aussi naturel, mais plus accueillant -encore, le rapprochement entre ces deux hommes devenant à chaque -entrevue non pas plus facile, mais plus séant. Cette fois l'entretien -roula sur les détails de la constitution future, et sur aucun point il -ne se révéla de désaccord entre les deux interlocuteurs. -<span class="sidenote" title="En marge">Facilité à concéder la liberté de la presse.</span> -Napoléon -admit sans contestation que la presse quotidienne devait être exempte -de toute censure préalable, et relever dans ses écarts des tribunaux -seuls. C'était accorder d'un coup les points les plus contestés en -cette matière. Sur ce sujet Napoléon était, avons-nous dit, pleinement -converti par son expérience antérieure. Quant aux deux Chambres, à -l'obligation pour les ministres de s'y rendre, d'y justifier leurs -actes, M. Benjamin Constant ne rencontra pas plus de difficulté de la -part de Napoléon, ce qui était accepter le partage du gouvernement -avec elles, et plus que le partage, car si dans ce système le monarque -se réserve l'action il laisse aux Chambres la direction, et ce n'est -là du reste qu'obéir à la nécessité des choses. En effet on veut en -vain gouverner en dehors des vrais sentiments d'une nation, en dehors -de ses idées dominantes: si on l'essaye quelques jours, on est bientôt -forcé d'y renoncer. Le mieux dès lors est de subir de bonne grâce ce -qu'on ne peut empêcher, et d'accepter le moyen le plus direct -d'introduire la pensée de la nation dans le gouvernement, ce qui -revient à faire dépendre les ministres du vote des Chambres dans tous -leurs actes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Attributions des Chambres.</span> -Napoléon concéda en outre que les Chambres amenderaient <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> les -lois à leur gré, sauf le droit pour le gouvernement de ne pas -sanctionner les lois ainsi amendées; qu'elles pourraient non pas -<em>supplier</em>, comme dans la Charte de Louis XVIII, mais <em>inviter</em> le -gouvernement à présenter certaines lois désirées par l'opinion -publique, et en indiquer les dispositions, à condition toutefois que -l'invitation ne serait présentée à l'Empereur que lorsque les deux -Chambres seraient d'accord. La Chambre des députés dut avoir le -privilége d'être saisie la première des propositions d'impôt; la -Chambre des pairs dut avoir le privilége de la haute juridiction -d'État sur les ministres, sur les chefs militaires, sur tous les -hommes revêtus d'un grand pouvoir. C'était donc la monarchie -constitutionnelle tout entière, et sans une seule réserve. Restait la -composition des Chambres.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Leur composition.</span> -Pour la Chambre des députés, la moindre en dignité, la plus forte en -influence, Napoléon admit sans contestation l'élection directe. Si on -avait eu le temps, on aurait pu rédiger une loi électorale, qui eût -indiqué tout de suite la catégorie de citoyens investie du droit de -nommer les députés. La matière était nouvelle et grave, et il était -difficile, dans l'état des connaissances acquises, de se fixer sur les -questions qu'elle soulèverait. On imagina de se servir du système -existant en y apportant quelques modifications. C'était le système de -Sieyès, lequel consistait à faire désigner par l'universalité des -citoyens environ cent mille électeurs à vie, répartis en deux classes -de colléges, colléges d'arrondissement, colléges de département. Il -avait l'avantage apparent d'associer tous les citoyens à l'élection, -<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> mais le vice profond, inhérent au suffrage universel, d'être -illusoire, car ce qu'il y a de sérieux dans l'intervention du pays, -est d'appeler à voter non pas la totalité des citoyens, mais la -portion réellement éclairée et capable d'avoir un avis. Cependant les -cent mille électeurs alors inscrits sur les listes offraient un -échantillon de la nation suffisant pour avoir sa vraie pensée. On -renonça à la combinaison subtile de faire présenter des candidats par -les colléges d'arrondissement aux colléges de département, et par les -colléges de département au Sénat, ce qui n'était qu'une manière de -faire expirer la véritable opinion du pays, non pas précisément entre -deux guichets, mais entre deux scrutins. Napoléon concéda que les -colléges d'arrondissement nommeraient directement 300 députés, et les -colléges de département à peu près autant, et toujours directement, ce -qui devait procurer une assemblée presque égale en nombre à la Chambre -des communes d'Angleterre. M. Benjamin Constant accepta ces bases, -lesquelles constituaient une immense amélioration, car même sous la -Charte de 1814 on n'avait eu que l'ancien Corps législatif, qui était -nommé par le Sénat sur des listes de candidats dressées par les -colléges électoraux. Napoléon admit ce que l'expérience a consacré -depuis comme seule combinaison raisonnable, le renouvellement intégral -de la seconde Chambre tous les cinq ans.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Constitution de la Chambre haute.</span> -Quant à la composition de la première Chambre, il y eut plus de -difficulté entre Napoléon et M. Benjamin Constant, non que l'un voulût -concéder moins, et l'autre obtenir plus, mais parce que le <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> -sujet lui-même soulevait les doutes les plus graves.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant incline vers l'hérédité; Napoléon en -est d'avis, mais craint l'effet qu'elle produira sur les esprits.</span> -M. Benjamin Constant, sans être absolument fixé, inclinait vers une -pairie héréditaire. Il regardait cette institution comme celle qui, -dans la composition d'une Chambre haute, offrait le plus heureux -mélange de gravité et d'indépendance d'esprit. Napoléon, en étant de -cet avis plus que M. Benjamin Constant lui-même, répugnait cependant à -introduire l'hérédité dans la nouvelle constitution. Avec son langage -si net et si heureusement figuré, Il faut, disait-il, une -aristocratie, et il la faut surtout dans un État libre, où la -démocratie a toujours une influence prépondérante. Un gouvernement qui -essaye de se mouvoir dans un seul élément, est comme un ballon dans -les airs, inévitablement emporté dans la direction où soufflent les -vents. Au contraire, celui qui est placé entre deux éléments, et peut -se servir de l'un ou de l'autre à son gré, n'est point asservi. Il est -comme un vaisseau qui est porté sur les flots, et qui n'use des vents -que pour marcher. Le vent le pousse, mais ne le domine pas.—On ne -pouvait rendre sous une forme plus ingénieuse une pensée plus -profonde. Mais tout en pensant de la sorte, Napoléon craignait, dans -l'état des choses, de ne pouvoir se servir utilement de ce qu'il y -avait d'aristocratie en France.—L'ancienne noblesse est contre moi, -disait-il, et la nouvelle est bien nouvelle. Tout cela ne ressemble -pas à l'aristocratie anglaise, née avec la constitution anglaise, -ayant contribué à la donner au pays, et n'ayant pas cessé de la -pratiquer... D'ailleurs, ajoutait-il, nous avons un peuple plein de -préventions contre la noblesse héréditaire. <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> Ce qui l'anime le -plus en ce moment, ce qui le fait courir au-devant de moi, c'est la -haine des nobles et des prêtres, et si vous lui présentez la pairie -héréditaire vous lui ferez jeter les hauts cris, sans être bien assuré -d'avoir créé une véritable aristocratie avec une Chambre des pairs qui -pour assez longtemps sera composée de chambellans et de généraux...—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ajournement de la question.</span> -En présence de ces motifs divers Napoléon était profondément perplexe, -car si l'hérédité de la pairie était conforme à ses convictions, il en -craignait l'effet sur l'esprit ombrageux des libéraux français.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficulté relative à l'abolition de la confiscation.</span> -Quant aux garanties générales, telles que l'inamovibilité de la -magistrature, la liberté individuelle, la liberté des cultes, etc., il -les admettait sans contestation, et se bornait à demander une -rédaction claire, précise, ne prêtant point à l'équivoque. Il n'y eut -qu'une de ces garanties qu'il contesta, et même avec beaucoup de -vivacité, ce fut l'abolition de la confiscation. -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs de Napoléon pour vouloir qu'on ne mentionne pas -l'abolition de la confiscation.</span> -Il ne voulait pas, -bien entendu, stipuler le contraire; il désirait le silence.—Je ne -songe, dit-il, à prendre le bien de personne, et ne veux en rien -imiter la Convention nationale. Mais on me prépare une nouvelle -émigration. Si la guerre se prolonge vous allez avoir un soulèvement -en Vendée. Qu'elle se prolonge ou non, vous aurez des rassemblements -sur nos frontières comme ceux de Coblentz. Déjà il s'en forme un à -Gand, où figurent des hommes que j'ai comblés d'honneurs et de -richesses. Ce rassemblement grandira tous les jours, et si je n'ai pas -terminé la lutte en trois mois, il s'organisera là un gouvernement -dont les ordres seront par certaines classes de Français mieux obéis -que les miens. Ne <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> croyez pas que je veuille faire tomber la -tête ou prendre la fortune de qui que ce soit. Mais je ne puis rester -désarmé, et si je n'ai pas dans les mains des moyens d'intimidation, -je ne saurai comment me défendre contre ce gouvernement extérieur, -reconnu et obéi au dedans. Actuellement j'ai à Besançon, j'ai à -Marseille d'anciens préfets de Louis XVIII qui donnent des ordres -secrets. Je vais les expulser, mais ils se tiendront à la frontière, -et feront là autant de mal qu'à l'intérieur même. Il faut que je -puisse contenir les ennemis résolus, et ramener les irrésolus. Soyez -sûr qu'avec la faculté de séquestrer les biens, sans les confisquer, -j'agirai même sur Talleyrand. Du reste, à la paix, je rétablirai cette -garantie qui est indispensable, je le reconnais; jusque-là je désire -qu'on s'abstienne d'en parler.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Prétextes que les royalistes fournissaient à Napoléon pour -soutenir son thème.</span> -Cette mauvaise disposition fut la seule que Napoléon laissa percer -dans le travail de la nouvelle constitution, mais il se montra -obstinément attaché à ce qu'il demandait. Il avait tort sans doute de -vouloir se réserver une portion quelconque de pouvoir arbitraire, car -quelques moyens d'intimidation de plus ou de moins ne pouvaient ni le -sauver ni le perdre, et c'était uniquement sur le champ de bataille -que son sort devait se décider. Mais il faut reconnaître, pour être -entièrement vrai, que les royalistes se conduisaient de manière à -excuser la mauvaise pensée de Napoléon. D'abord épouvantés, ils -s'étaient tenus paisibles: rassurés bientôt en voyant la liberté -laissée à tous les partis de parler, d'écrire, de se mouvoir, ils en -profitaient largement, allaient, venaient publiquement de Paris dans -la Vendée, de <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> Paris à Gand, préparant évidemment la guerre -civile en Vendée, et des mouvements royalistes au sein de la capitale. -Pour le moment il n'y avait pas à s'en inquiéter, mais si l'ennemi -arrivait sous les murs de Paris, le danger pouvait devenir sérieux, et -on comprend, tout en désapprouvant Napoléon, qu'un homme d'action, -habitué à ne pas s'arrêter devant les obstacles, placé en outre dans -un temps bien voisin encore des doctrines révolutionnaires, demandât -des moyens d'intimidation sans même vouloir en user.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ajournement de cette difficulté.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Question grave au sujet du titre à donner à la nouvelle -Constitution.</span> -M. Benjamin Constant ajourna cette contestation, bien résolu -d'ailleurs à y revenir. Il y avait une dernière question, toute de -forme, et sur laquelle Napoléon paraissait encore plus irrévocablement -fixé, s'il était possible, c'était le titre et le mode de présentation -du nouvel acte constitutionnel. Il voulait octroyer cette nouvelle -Charte comme Louis XVIII avait octroyé la sienne, mais en sauvant les -apparences, et en cette matière les apparences sont beaucoup, car -elles emportent la reconnaissance ou la négation du droit.—J'ai -reconnu, disait-il, la souveraineté nationale, et ce n'est pas une -grande faveur que je lui ai faite, car en réalité la nation est -souveraine, et il n'y a de souverain durable que celui dont elle veut. -Ainsi je ne prétends pas, à l'exemple de Louis XVIII, me présenter -comme tirant de mon droit seul la constitution que je vais donner à la -France; mais si je ne prétends pas la tirer de mon droit, je veux la -tirer de mon bon sens, la faire la meilleure possible, et à cet égard -vous et moi nous valons mieux qu'une assemblée qui n'en finirait pas, -et qui bouleverserait <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> peut-être le pays sans aboutir à aucun -résultat. -<span class="sidenote" title="En marge">Idées sur l'origine des constitutions.</span> -L'œuvre une fois terminée, et le mieux que nous pourrons, -je l'offrirai à l'acceptation nationale, suivant le mode adopté pour -les anciennes constitutions impériales, celui de l'inscription des -votes sur des registres ouverts dans les mairies. On dira que ce mode -est illusoire; j'en conviens. Il n'est pas plus illusoire cependant -que la convocation d'assemblées primaires, qui offrirait un mode plus -compliqué mais pas beaucoup plus sérieux. En ce genre, l'essentiel est -de faire bien, et quant à la forme, pourvu qu'elle n'emporte pas la -négation du fond, la plus simple est celle qu'il faut préférer. La -véritable acceptation du peuple c'est la durée, qui est son -assentiment éclairé, donné par lui après l'expérience faite d'une -constitution.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant aurait voulu que la nouvelle -Constitution ne se rattachât point à l'ancien Empire.</span> -M. Benjamin Constant n'était nullement disposé à contester ces idées, -car il était d'avis lui aussi d'éviter, soit une assemblée -constituante qui aurait travaillé une année sans rien produire, soit -des assemblées primaires qui auraient pu amener une confusion -désastreuse, et d'employer la forme d'acceptation la plus abrégée, -pourvu qu'elle emportât la reconnaissance expresse de la souveraineté -nationale. Toutefois il aurait souhaité que la nouvelle constitution -se distinguât des anciennes constitutions impériales non-seulement par -le fond (c'était accordé), mais par la forme; qu'elle s'en distinguât -surtout par le titre, afin d'inspirer confiance, et de ne pas -l'exposer à être confondue avec les anciens sénatus-consultes, qui, -une fois sortis du cerveau de Napoléon, étaient aussitôt convertis en -lois fondamentales <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> de l'État par la servilité du Sénat. En -conséquence il disait que sans être dupe des hypocrisies de forme, il -fallait, par un moyen ou par un autre, conjurer la défiance générale, -et pour cela donner à la constitution actuelle un caractère nouveau, -et qui la distinguât tout à fait des précédentes.— -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon veut au contraire rattacher le présent au passé.</span> -Non, non, répondait -Napoléon, on veut m'ôter mon passé, faire de moi ce que je ne suis -pas, un autre homme, effacer ainsi quinze ans de règne, effacer ma -gloire, effacer celle de la France, comme si tout était mauvais dans -ce premier règne!... Je n'y consentirai pas. Je puis bien céder à -l'expérience, et surtout aux circonstances qui n'admettent plus la -dictature dont j'ai joui, mais je n'entends pas me laisser humilier. -D'ailleurs, croyez-moi, la France veut son vieil empereur, un peu -changé sans doute, mais lui et pas un autre...—</p> - -<p>Sur ce point Napoléon se montra inébranlable, car il voyait dans une -forme absolument nouvelle une intention de l'humilier en lui imposant -le désaveu de tout son passé. Il fallut donc considérer la -constitution à laquelle on travaillait comme une simple modification -des anciennes, et nullement comme un ordre de choses entièrement -distinct du précédent. En cela Napoléon était pour ce qu'il appelait -sa gloire, aussi opiniâtre et aussi susceptible que Louis XVIII pour -ce qu'il appelait son droit. C'était une faute grave, car la -constitution de 1815 était totalement différente de celles de 1802 et -de 1804; et tandis qu'en général on veut paraître donner plus qu'on ne -donne, il s'exposait cette fois à paraître donner moins qu'il ne -donnait en réalité: calcul détestable, <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> et triste fruit de -l'orgueil! Il eût mieux valu cent fois, dans l'état des esprits, -promettre plus qu'on ne faisait, que de faire plus qu'on ne -promettait.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La nouvelle Constitution intitulée <cite>Acte additionnel aux -constitutions de l'Empire</cite>.</span> -De cette contestation il résulta le nouveau titre, si malheureusement -célèbre, d'<cite>Acte additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>, titre qui -devait tendre à persuader au public qu'on n'apportait qu'une -modification, tandis qu'en réalité on apportait un changement radical -à l'ancien état de choses. M. Constant enchanté d'avoir obtenu le fond -céda sur la forme, à laquelle il avait lui-même le tort, naturel à un -esprit philosophique, de ne pas attacher assez d'importance. Il prit -la plume et rédigea en termes simples, clairs, élégants, la -constitution la meilleure et la mieux écrite qui ait été accordée à la -France dans la longue série de ses révolutions. Il vit, revit -l'Empereur, et se mit d'accord avec lui sur tous les points, même sur -celui de la pairie héréditaire. -<span class="sidenote" title="En marge">L'hérédité de la pairie définitivement adoptée.</span> -Quant à ce dernier, Napoléon après -avoir résisté par les motifs que nous avons exposés, après avoir -répété qu'on courait risque de frapper la nouvelle œuvre d'une -impopularité fâcheuse en y introduisant l'hérédité, parut se raviser -cependant à l'égard d'une raison qui l'avait fort préoccupé, c'était -la difficulté d'utiliser l'aristocratie dans l'état présent de la -France. Il dit qu'après deux ou trois batailles gagnées, s'il les -gagnait, après la paix conclue, s'il parvenait à la conclure, -l'ancienne noblesse reviendrait probablement à lui comme elle l'avait -déjà fait, et que la pairie héréditaire serait pour elle un appât -beaucoup plus puissant que le Sénat; qu'il aurait donc ainsi le moyen -de la rallier, et que les deux noblesses, <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> ancienne et -nouvelle, fondues l'une avec l'autre, finiraient peut-être par -composer un corps aristocratique assez imposant. Il se rendit donc sur -l'hérédité de la pairie, mais persista obstinément à garder le silence -sur l'article de la confiscation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Acte additionnel envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin -Constant nommé membre de ce conseil pour y défendre son œuvre.</span> -La nouvelle constitution avait été assez promptement terminée, une -seule question divisant ses auteurs, et la plume du rédacteur étant -fort exercée: mais il fallait la faire sortir de ce mystère, et lui -donner l'appui d'une autorité considérable. On s'en entretenait déjà -dans le public, on parlait des conférences secrètes dont elle était -l'objet, et la jalousie n'avait pas manqué de naître, soit au sein du -Conseil d'État, soit chez certains révolutionnaires qui avaient mis la -main à nos diverses constitutions, et qui se voyaient avec peine -frustrés de toute participation à celle-ci. -<span class="sidenote" title="En marge">Examen du nouvel acte constitutionnel par le Conseil -d'État.</span> -Il était temps de la -soumettre au Conseil d'État, et pour que M. Benjamin Constant pût -soutenir son œuvre<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>, il fallait qu'il eût droit de siéger dans -ce conseil. Il y avait là un prétexte fort naturel de le nommer -conseiller d'État, et Napoléon par une voie simple et adroitement -choisie, eut la satisfaction de conquérir son ennemi naguère le plus -violent, tandis que cet ennemi eut de son côté la satisfaction -<span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> d'être conquis d'une manière plausible et presque avouable. -Aujourd'hui on est beaucoup plus étonné qu'on ne le fut alors de ce -brusque ralliement. On avait assisté à de si étranges revirements en -1814, les mœurs politiques étaient si peu formées, qu'on le -remarqua sans en être cependant ni très-surpris, ni très-indigné. M. -Benjamin Constant fut donc nommé conseiller d'État, afin de pouvoir -travailler officiellement à la Constitution. Quelques personnages tels -que le prince Cambacérès, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulay -de la Meurthe et les présidents des diverses sections du Conseil -d'État, furent appelés à l'Élysée pour prendre part à des conférences -préalables, et il s'y éleva peu d'objections contre le nouveau -travail, qui, sauf le titre, sauf le silence gardé sur la -confiscation, ne pouvait en soulever de sérieuses. Cependant on fit -quelques remaniements de rédaction, et on inséra un article nouveau, -assez inutile, mais répondant à toutes les passions du temps. En effet -pour les bonapartistes la dynastie, pour les acquéreurs de biens -nationaux les ventes dites nationales, pour les paysans l'abolition -des dîmes et des droits féodaux, pour les révolutionnaires de diverses -nuances la condamnation irrévocable de l'ancien régime, étaient des -objets sacrés passant avant tous les autres. -<span class="sidenote" title="En marge">Article général ajouté.</span> -On inséra donc un article -final portant le numéro 67, lequel disait que le peuple français, en -déléguant ses pouvoirs aux autorités instituées par la nouvelle -constitution, ne leur conférait cependant pas le droit de proposer le -rétablissement des Bourbons (la dynastie impériale fût-elle éteinte), -le droit de rétablir l'ancienne <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> noblesse féodale, les -priviléges seigneuriaux, les dîmes, les priviléges de culte, le droit -surtout de porter atteinte à l'irrévocabilité de la vente des biens -nationaux, et interdisait formellement à quelque individu que ce fût -toute proposition de ce genre. Cet article avait une seule valeur, -c'était de ranger les objets essentiels dans une catégorie à part, et -de leur donner une espèce de caractère sacré, tant que la -Constitution, il est vrai, resterait sacrée elle-même.</p> - -<p>Le nouvel acte fut ensuite porté au Conseil d'État. On ne fit presque -aucune objection en séance générale; mais dans les conversations -particulières qui s'établirent, on critiqua le titre d'<cite>Acte -additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>, qui le distinguait trop -peu des constitutions passées, et le laissait exposé à ces faciles -changements qui s'opéraient jadis au moyen d'un sénatus-consulte -toujours adopté par le Sénat à la presque unanimité, et toujours -sanctionné dans les mairies par quelques millions de <em>oui</em> contre -quelques milliers de <em>non</em>. Tout le monde aussi releva le silence -gardé sur la confiscation, et en parut alarmé. La remarque fort simple -que la Charte de 1814 prononçait l'abolition de la confiscation, et -qu'on serait justement scandalisé de ne pas la retrouver dans l'Acte -additionnel, cette remarque fut faite universellement, même en séance -générale, et on pressa vivement les présidents de section, en -particulier M. Benjamin Constant, d'insister auprès de l'Empereur pour -qu'il consentît à remplir une lacune si regrettable, et destinée à -être si mal interprétée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Dernière conférence, où la confiscation donne lieu -à une scène fort vive.</span> -Le 21 avril au soir il y eut une dernière conférence à l'Élysée, et la -rédaction fut définitivement arrêtée. Le mandat donné aux divers -collaborateurs du nouvel acte constitutionnel fut fidèlement exécuté, -et on supplia Napoléon de combler la lacune relative à la -confiscation. On fit naturellement valoir auprès de lui l'article de -la Charte de 1814 qui abolissait cette peine barbare. Napoléon -répondit que cet article n'était de la part des Bourbons qu'une -véritable hypocrisie. Leur empressement à supprimer nominalement la -confiscation n'avait eu, disait-il, d'autre cause que l'intention de -flétrir l'origine des biens nationaux, confisqués sur les nobles et -les prêtres. Mais leur respect pour la propriété était feint, car ils -n'avaient rien négligé pour dépouiller les nouveaux acquéreurs de -leurs biens, directement ou indirectement. Il ne fallait donc pas se -laisser prendre à de faux semblants, et être dupes d'une disposition -menteuse. Quant à lui, il ne voulait en réalité prendre le bien de -personne, mais on lui ôterait en insistant le seul moyen qu'il eût -d'intimider le nouveau Coblentz.— -<span class="sidenote" title="En marge">Paroles de Napoléon.</span> -Pourtant, comme sans nier ce qu'il -disait des Bourbons, on persistait à soutenir le principe de la -propriété, qui en lui-même était sacré, et qu'il était peu séant de -méconnaître dans un moment où l'on se piquait de proclamer les droits -des citoyens, jusque-là méconnus ou incomplétement reconnus, Napoléon -se leva les yeux enflammés, le geste menaçant, et parcourant d'un pas -rapide la pièce où l'on discutait, il dit qu'on l'entraînait dans une -voie qui n'était pas la sienne; qu'on donnait ainsi un dangereux -essor aux plus <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> mauvaises doctrines du jour, qu'on les -encourageait, qu'on les excitait; que l'opinion se gâtait d'heure en -heure, et devenait détestable; que la France, la vraie France, -cherchait <cite>le vieux bras de l'Empereur, et ne le trouvait plus</cite>; qu'on -allait le livrer désarmé à toutes les factions; que le peuple et -l'armée abhorraient les émigrés, lui en voudraient de son indulgence -envers eux, et ne lui pardonneraient pas de leur laisser des richesses -qui allaient servir à solder la guerre étrangère; que si du reste le -moyen sortait un peu de la mansuétude du régime libéral, il fallait le -concéder aux circonstances; qu'on <cite>voulait faire de lui un ange, qu'il -n'en était pas un</cite>, et qu'il fallait le prendre tel quel, c'est-à-dire -pour un homme qui n'avait pas l'habitude de se laisser attaquer -impunément...— -<span class="sidenote" title="En marge">L'abolition de la confiscation n'est pas mentionnée.</span> -Après cette sortie, laquelle n'était que la répétition -de ce qu'on entendait dire tous les jours à certains hommes effrayés -du prétendu mouvement révolutionnaire, Napoléon se calma, mais sans -avoir permis d'insérer l'article relatif à l'abolition de la -confiscation, et en promettant solennellement de rétablir cet article -après la paix, comme font tous les pouvoirs qui s'engagent à renoncer -à l'arbitraire l'urgence passée, c'est-à-dire lorsque le mal est -irréparable pour leurs victimes et pour eux-mêmes.</p> - -<p>On se rendit devant la colère de Napoléon, et M. Benjamin Constant -comme les autres, car il était impatient de voir au <cite>Moniteur</cite> une -œuvre dont il était fier, et dont il aurait pu justement -s'enorgueillir sans cette omission.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Insertion au <cite>Moniteur</cite>, le 23 avril, de l'Acte -additionnel.</span> -Le dimanche 23 avril le <cite>Moniteur</cite> publia la nouvelle <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> -constitution, sous le titre d'<span class="smcap">Acte additionnel aux constitutions de -l'Empire</span>. Le préambule était fort adroit. -<span class="sidenote" title="En marge">Préambule de l'Acte additionnel.</span> -Il rappelait qu'à diverses -époques l'Empereur, en profitant de l'expérience acquise, avait -modifié les constitutions précédentes, notamment en l'an <span class="smcap">VIII</span>, en l'an -<span class="smcap">X</span>, en l'an <span class="smcap">XII</span>, mais toujours en renvoyant ces modifications au -consentement du peuple; que tout occupé alors d'établir un vaste -système fédératif en Europe (Napoléon appelait ainsi son projet de -monarchie universelle), il avait été obligé d'ajourner certaines -dispositions nécessaires à la liberté des citoyens; qu'amené -aujourd'hui à renoncer à ce vaste système fédératif, et à se vouer -exclusivement au bonheur de la France, il avait résolu de modifier les -constitutions impériales, en conservant du passé ce qu'il avait de -bon, mais en empruntant aux lumières du temps présent ce qui était -propre à consacrer les droits des citoyens, <cite>en donnant au système -représentatif toute son extension, en combinant en un mot le plus haut -point de liberté politique avec la force nécessaire pour faire -respecter par l'étranger l'indépendance du peuple français et la -dignité de la couronne</cite>.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions principales.</span> -D'après le dispositif l'Empereur était chargé du pouvoir exécutif, et -exerçait le pouvoir législatif en concurrence avec deux Chambres. De -ces deux Chambres l'une, celle des pairs, était héréditaire, et à la -nomination de l'Empereur, sans limite quant au nombre de ses membres; -l'autre, celle des représentants, était élective, renouvelable en -entier tous les cinq ans, et formée de 629 membres, élus directement -par les deux séries de colléges de département <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> et -d'arrondissement. Toutefois, le commerce devait avoir 23 représentants -spéciaux choisis d'après un mode particulier. La Chambre des -représentants nommait son président, sauf l'approbation de l'Empereur. -La Chambre des pairs avait le privilége de la haute juridiction d'État -sur les ministres, les chefs militaires, etc.; la Chambre des -représentants avait l'initiative, la priorité des résolutions en -matière de finances et de levées d'hommes. Le budget devait être voté -tous les ans. Les Chambres pouvaient amender les lois, elles pouvaient -même en proposer en vertu de leur propre initiative, et celles-ci -étaient envoyées à l'Empereur si elles avaient réuni le vote favorable -des deux branches de la législature. Les ministres pouvaient être -membres de l'une ou de l'autre Chambre, avaient la faculté de s'y -présenter s'ils ne l'étaient pas, et étaient tenus de s'y rendre pour -fournir sur leurs actes toutes les explications qu'elles -demanderaient. Ils étaient responsables, et, en cas de mise en -accusation, ils étaient accusés par la Chambre des représentants, et -jugés par la Chambre des pairs. L'Empereur avait le droit de dissoudre -la Chambre des représentants, à la condition d'en réunir une nouvelle -dans six mois au plus tard. La magistrature était inamovible; les -tribunaux militaires n'avaient de juridiction que sur les délits -militaires; les Français étaient libres de leur personne, ne devaient -être ni détenus ni exilés arbitrairement, et ne relevaient que de -leurs juges naturels. L'état de siége ne pouvait être établi qu'en cas -d'invasion de l'ennemi, ou de troubles civils. Dans ce dernier cas il -ne pouvait être établi que par une loi, ou en <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> l'absence des -Chambres par un décret, qui devait être converti en loi le plus tôt -possible. Tout Français avait le droit d'imprimer son opinion sans -aucune censure préalable, à charge d'en répondre devant la justice, -comprenant toujours le jury pour les délits de la presse. Le droit de -pétition individuelle était garanti. Les cultes étaient déclarés égaux -et libres. Enfin la dynastie, les biens nationaux, l'abrogation de la -dîme et des anciens priviléges, étaient, comme on l'a vu, placés sous -une garantie spéciale, puisqu'il était défendu aux membres des deux -Chambres de faire aucune proposition qui fût de nature à y porter -atteinte.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Forme de l'acceptation.</span> -Les dispositions des sénatus-consultes antérieurs, contraires au -nouvel acte, étaient annulées. Les autres étaient maintenues. Le -présent Acte additionnel devait être envoyé à l'acceptation du peuple -français qui serait admis au chef-lieu des mairies, chez les juges de -paix, notaires, etc., à voter par <em>oui</em> ou <em>non</em> sur des registres -ouverts à cet effet. Le recensement des votes devait être fait dans -l'assemblée du Champ de Mai, composée de tous les membres des colléges -électoraux qui voudraient se rendre à Paris.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Acte additionnel contenait la plus grande somme de -liberté qui ait jamais été donnée à la France.</span> -Jamais la liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable, -n'avait été plus complétement accordée à la France, sauf l'article -relatif à la confiscation, lequel était ajourné. Napoléon l'avait -accordée aussi entière, non par ruse, mais parce qu'avec son grand -esprit il avait compris qu'obligé de la donner, il la fallait donner -avec ses conditions nécessaires; parce qu'il était alors exclusivement -occupé d'une seule idée, celle de vaincre l'Europe <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> conjurée -contre lui, et que ce résultat obtenu, le plus ou le moins de pouvoir -dont il jouirait était à ses yeux un objet secondaire; parce qu'il se -figurait que dans la pratique de la Constitution on lui concéderait à -lui plus qu'à un autre, grâce à sa gloire, à son génie, à l'énergie de -sa volonté; parce qu'enfin songeant à son fils plus qu'à lui-même, il -ne désirait pas pour ce fils au delà des pouvoirs d'un roi -d'Angleterre.</p> - -<p>Il nous reste à voir comment fut reçue cette liberté si complétement -donnée, et on trouvera dans le récit qui va suivre une nouvelle preuve -qu'en politique, comme en toutes choses, il ne suffit pas que les -remèdes soient bons, il faut qu'ils soient appliqués à temps.</p> - -<p class="p2 center">FIN DU LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.<br /> -<span class="smaller">LE CHAMP DE MAI.</span></h2> - -<p class="resume"> - Publication de l'Acte additionnel. — Effet qu'il - produit. — Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée - de toutes les constitutions que la France ait jamais obtenues, il - est très-mal accueilli. — Motifs de ce mauvais accueil. — La France - ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que - l'Europe lorsqu'il parle de paix. — Déchaînement des royalistes et - froideur des révolutionnaires. — Le parti constitutionnel est le - seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et néanmoins - il reste défiant. — Importance du rôle de M. de Lafayette en cette - circonstance. — Le parti constitutionnel met des conditions à son - adhésion, et exige la convocation immédiate des - Chambres. — Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des - Chambres assemblées pendant les premières opérations de la - campagne. — On lui force la main, et avant même l'acceptation - définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à - exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. — Il appelle - en même temps le corps électoral au <cite>Champ de Mai</cite>. — Ces mesures - produisent un certain apaisement dans les esprits. — Suite des - événements à Vienne et à Londres. — Quoique très-animées, les - puissances cependant ne laissent pas de considérer comme fort - grave la lutte qui se prépare. — L'Autriche voudrait essayer de se - débarrasser de Napoléon en lui suscitant des embarras - intérieurs. — Tentative d'une négociation occulte avec M. - Fouché. — Envoi à Bâle d'un agent secret. — Napoléon découvre cette - sourde menée, et, pour la déjouer, dépêche M. Fleury de Chaboulon - à Bâle. — Explication violente avec M. Fouché, surpris en trahison - flagrante. — Pour le moment cette menée n'a pas de suite. — La - coalition persiste, et le ministère britannique, poussé à bout, - finit par avouer au Parlement le projet de recommencer - immédiatement la guerre. — L'opposition se dit trompée, le - Parlement le croit, et vote néanmoins la guerre à une grande - majorité. — Marche des armées ennemies vers la France. — Aventures - de Murat en Italie. — Sa folle entreprise et sa triste fin. — Il - s'enfuit en Provence. — Sinistre augure que tout le monde en tire - pour Napoléon, et que ce dernier en tire lui-même. — Progrès des - préparatifs militaires. — Formation spontanée des - fédérés. — Services que Napoléon espère en obtenir pour la défense - de Lyon et de Paris. — Tandis que les révolutionnaires se décident - à appuyer Napoléon, les loyalistes lèvent le masque, et - commencent la guerre civile en <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> Vendée. — Premiers - mouvements insurrectionnels dans les quatre subdivisions de - l'ancienne Vendée, et combat d'Aizenay. — Promptes mesures de - Napoléon. — Il se prive de vingt mille hommes qui lui eussent été - bien utiles contre l'ennemi extérieur, et les dirige sur la - Vendée. — En même temps il charge M. Fouché de négocier un - armistice avec les chefs vendéens. — Résultat et esprit des - élections. — Réunion de la Chambre des pairs et de celle des - représentants. — Dispositions de celle-ci. — Tout en voulant - sincèrement soutenir Napoléon contre l'étranger, elle est - préoccupée de la crainte de paraître servile. — Ses premiers actes - marqués au coin d'une extrême susceptibilité. — Napoléon en est - vivement affecté. — Champ de Mai. — Grandeur et tristesse de cette - cérémonie. — Adresses des deux Chambres. — Conseils dignes et - sévères de Napoléon. — Ses profondes remarques sur ce qui manque à - son gouvernement pour subsister devant des Chambres. — Sinistres - présages. — Il quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de - l'armée. — Adieux à ses ministres et à sa famille. — Dernières - considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1815.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Malgré sa valeur réelle, l'Acte additionnel est très-mal -accueilli.</span> -Jamais la liberté n'avait été plus complétement donnée à la France que -dans l'Acte additionnel, et cependant jamais elle ne fut plus mal -reçue. Les hommes, vieux ou jeunes, qui après un long sommeil de -l'esprit public étaient revenus à l'amour de la liberté, avaient tous -une manière différente de l'entendre, l'expérience ne les ayant pas -encore amenés à un système commun. Ils s'étaient généralement imaginé -que quelques centaines de constituants seraient appelés à discuter les -diverses formes de gouvernement, et que de cette discussion sortirait -la forme que chacun d'eux préférait. La plupart s'étaient flattés -d'être du nombre de ces constituants, et le Conseil d'État lui-même -avait espéré qu'au lieu de lui communiquer simplement la constitution -nouvelle, on la lui donnerait à rédiger. L'esprit de système et les -prétentions personnelles étaient donc frustrés à la fois par le mode -adopté. De plus on détestait les anciennes constitutions impériales, -<span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> qu'on rendait responsables avec quelque raison des malheurs -du premier Empire, et on avait nourri l'espoir d'un changement -radical, qui trancherait profondément avec le passé pour le fond et -pour la forme. -<span class="sidenote" title="En marge">La forme et le titre sont la première cause de ce mauvais -accueil.</span> -Au lieu de cela, trouver un matin au <cite>Moniteur</cite>, tout -fait, et sans possibilité d'y rien changer, un simple acte, dit -<em>additionnel</em> aux constitutions impériales, lequel ne paraissait être -qu'une légère modification, tandis qu'on aurait voulu un changement -complet, lequel encore n'avait d'autre garantie de solidité que -l'acceptation muette dans les mairies, les justices de paix, etc., fut -une déception universelle et cruelle. On s'était promis un ordre de -choses absolument nouveau, qui serait l'ouvrage de tout le monde et -recevrait une sanction solennelle, et l'on avait, ou l'on croyait -avoir une insignifiante modification, mesurée par le pouvoir lui-même, -et sanctionnée par un mode banal, qui ne procurait aucune sécurité, -car avec ce mode rien ne garantissait que les actes additionnels ne se -succéderaient pas les uns aux autres, comme jadis les -sénatus-consultes. Obtenir peu, et ce peu n'y pouvoir pas compter, fut -naturellement pour tous les esprits un motif de se dire et de se -croire indignement trompés.</p> - -<p>On était donc prévenu par le titre de l'œuvre, même avant de -l'avoir lue. En la lisant, il aurait fallu des lumières qu'on n'avait -pas alors pour reconnaître qu'elle contenait la véritable monarchie -constitutionnelle, telle du moins que le législateur peut l'écrire, la -pratique elle-même n'étant jamais que l'ouvrage du temps. Mais à -cette époque les <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> amis de la liberté, s'ils ne manquaient pas -d'instruction, manquaient tout à fait d'expérience. -<span class="sidenote" title="En marge">L'hérédité de la pairie est la seconde.</span> -Les uns en ne -trouvant pas dans l'Acte additionnel la république ou à peu près, les -autres en y trouvant deux Chambres, furent exaspérés; tous furent -révoltés en y trouvant une Chambre héréditaire, et cette disposition, -comme l'avait prévu Napoléon, devint une cause de réprobation -générale. Ainsi, au mécontentement du titre qui n'indiquait qu'une -modification au lieu d'un changement radical, au mécontentement de la -forme qui rappelait la Charte octroyée de Louis XVIII, s'ajouta le -mécontentement naissant du fond lui-même. Pour les anciens -républicains, c'était la monarchie; pour les monarchistes de 1791, -c'était la monarchie avec deux Chambres, la <em>monarchie Mounier</em> en un -mot; pour les jeunes libéraux enfin, un peu plus avancés que les deux -classes précédentes, c'était la monarchie aristocratique, parce que la -pairie était héréditaire. -<span class="sidenote" title="En marge">Partout se répand l'idée que Napoléon, en se disant changé, -est au fond toujours le même.</span> -Les journaux retentirent unanimement des -mêmes diatribes, et les royalistes rassurés par les ménagements de la -police impériale, se joignirent aux républicains, ennemis de la -monarchie, aux monarchistes, ennemis des deux Chambres, aux jeunes -libéraux, ennemis de l'hérédité, pour répéter ces reproches fort -singulièrement placés dans leur bouche, que l'Acte additionnel était -une charte octroyée comme celle de Louis XVIII, consacrant la -monarchie féodale des deux Chambres, dont une héréditaire. Ils -contribuèrent ainsi à propager l'idée, déjà fort répandue, que -Napoléon n'était point changé, qu'après avoir beaucoup promis en -arrivant il ne <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> tenait rien maintenant qu'il se croyait -établi, que revenu à ses anciennes pratiques il tirait de son -despotisme personnel un simulacre de constitution, le remplissait des -mêmes choses que les Bourbons, le donnait dans la même forme, -l'<em>octroyait</em> en un mot par un mode d'octroi à lui, celui des -registres ouverts chez les officiers publics, manière de procéder -aussi insolente, aussi illusoire que celle qu'avait employée Louis -XVIII. -<span class="sidenote" title="En marge">Déclamations des royalistes écoutées par les patriotes.</span> -Cette idée pénétra rapidement dans des esprits ouverts à la -défiance, et y causa le mal le plus à redouter dans le moment, en -refroidissant le zèle des amis de la Révolution et de la liberté, les -seuls disposés à courir à la frontière. Tout homme qu'on dégoûtait ou -décourageait parmi eux, était non pas seulement un partisan ôté à -Napoléon, mais un soldat enlevé à la défense du pays. Tandis que les -patriotes de toute nuance, excités par les royalistes, déclaraient -l'Acte additionnel une œuvre ténébreuse du despotisme, les hommes -au contraire qui reprochaient au gouvernement de se livrer au parti -révolutionnaire, et qui se faisaient même de leurs craintes affectées -un prétexte pour se tenir à l'écart en attendant que la victoire eût -prononcé, ces hommes allaient disant partout qu'on ne reconnaissait -plus Napoléon, qu'il n'avait plus aucune volonté, aucune énergie, -qu'il se laissait mener par des fous, qu'il avait donné une -constitution anarchique, et qu'après avoir consenti à devenir -l'instrument des jacobins et des régicides, il serait bientôt leur -dupe et leur victime.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Défaut général de sang-froid, tenant à la gravité de la -situation.</span> -Au fond chacun était intérieurement agité par le sentiment de la -grande crise qui se préparait, <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> et qu'on voyait approcher à -pas de géant avec les armées européennes. Les partis sentaient tous -leur sort attaché au résultat de cette crise, et le défaut de -sang-froid se joignant à l'erreur de leurs jugements, ils en étaient -plus impressionnables, et dès lors plus déraisonnables encore que de -coutume.</p> - -<p>Napoléon discernait cette disposition des esprits, et il était -vivement affecté des défiances qu'il inspirait. Il avait bien prévu -que la pairie héréditaire ne réussirait pas, mais il ne se serait -jamais douté qu'on abusât aussi gravement du titre donné au nouvel -acte. -<span class="sidenote" title="En marge">Chagrin de Napoléon, et efforts qu'il fait pour garder tout -son calme.</span> -Pourtant il s'efforçait de conserver quelque calme au milieu du -trouble général.—Vous le voyez, dit-il à M. Lavallette qu'il mandait -sans cesse auprès de lui, pour épancher en sûreté les sentiments dont -son cœur était plein, vous le voyez, toutes les têtes sont -atteintes de vertige. Moi seul, dans ce vaste empire, j'ai conservé -mon sang-froid, et si je le perdais, je ne sais ce que nous -deviendrions!— -<span class="sidenote" title="En marge">Son ancien despotisme cause essentielle de l'incrédulité -qu'il rencontre.</span> -En effet, il faisait un continuel effort sur lui-même -pour contenir sa bouillante nature, s'interdisait la moindre vivacité, -écoutait les plus ridicules objections avec un calme, une douceur, -qu'il ne montrait ordinairement que dans les grands périls, se gardait -d'ajouter au feu de toutes les passions le feu des siennes, et expiait -ainsi, dans des souffrances qui n'avaient pour témoins que Dieu et -quelques amis, les fautes de son long despotisme! Mais, hélas! si les -fautes sont expiables devant Dieu, elles sont irréparables devant les -hommes. Dieu voit le repentir, et il s'en contente! Les hommes n'ont -ni sa vue ni sa clémence: ils n'aperçoivent que les fautes, et à leur -<span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> rude justice il faut le châtiment matériel, complet, -éclatant! Napoléon allait en faire bientôt une terrible et mémorable -épreuve.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vive approbation donnée à l'Acte additionnel par le parti -constitutionnel.</span> -L'Acte additionnel ne trouva de défenseurs que parmi les anciens -constitutionnels, et seulement parmi les plus sages. Le rôle brillant -de rédacteur de la nouvelle constitution déféré à M. Benjamin -Constant, les avait à la fois flattés et rassurés. En lisant -l'œuvre elle-même, ils furent encore plus satisfaits. Madame de -Staël, que son rare esprit et sa parfaite connaissance de l'Angleterre -garantissaient des erreurs régnantes, approuva hautement l'Acte -additionnel. L'école fort éclairée des publicistes genevois, qui -suivait l'impulsion de madame de Staël et de M. Benjamin Constant, -l'approuva également. -<span class="sidenote" title="En marge">Défense de cet acte par M. de Sismondi.</span> -Le plus savant de ces publicistes, M. de -Sismondi, en entreprit dans le <cite>Moniteur</cite> la défense en règle. Il -s'attacha, dans une suite d'articles remarquables, à démontrer que la -forme adoptée ne ressemblait en rien à l'octroi de Louis XVIII, car ce -prince n'avait admis que son propre droit, et dès lors s'était réservé -la faculté de retirer ce qu'il donnait, tandis que Napoléon avait -reconnu formellement la souveraineté nationale, lui avait déféré son -ouvrage, et si elle l'agréait, était irrévocablement engagé envers -elle; que le mode employé pour rédiger et faire accepter la nouvelle -constitution, quoique laissant beaucoup de part au pouvoir, était la -seule admissible dans les circonstances actuelles, car la réunion des -assemblées primaires pour élire une constituante, la réunion de cette -constituante, outre la difficulté de telles opérations en présence de -l'ennemi, auraient <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> eu l'inconvénient de livrer à une dispute -interminable une œuvre sur les bases de laquelle tous les esprits -sensés étaient d'accord; que si Napoléon n'eût pas été de bonne foi, -il aurait pu en effet recourir à ce moyen, laisser disputer sans fin -cette constituante, pendant qu'il irait combattre l'ennemi extérieur, -puis, revenu vainqueur, livrer cette assemblée au ridicule, la -dissoudre, et reprendre son ancien pouvoir tout entier; qu'au -contraire, en présentant lui-même sur-le-champ une œuvre complète, -une œuvre qui, sauf un point, ne laissait rien à désirer aux amis -sincères de la liberté, il prouvait la résolution sérieuse de se -dépouiller de son ancien pouvoir, et de doter le pays de la vraie -monarchie constitutionnelle; que la comparaison de la nouvelle -constitution avec celles qui l'avaient précédée démontrait que c'était -la meilleure que la France eût jamais obtenue, car à certains égards -elle était plus libérale même que celle d'Angleterre; qu'enfin le -maintien des sénatus-consultes antérieurs était la chose du monde la -plus naturelle et la plus nécessaire, car ces sénatus-consultes étant -formellement annulés dans toutes les dispositions qui étaient -contraires à l'Acte additionnel, on n'avait plus à les craindre sous -le rapport politique, et que sous les autres rapports il fallait les -laisser subsister, sous peine de voir la législation civile, la -législation administrative, c'est-à-dire l'organisation entière de -l'État crouler d'un seul coup; qu'en donnant une constitution -nouvelle, on ne pouvait avoir d'autre prétention que celle de changer -la forme politique du gouvernement, mais qu'on devait laisser au -temps seul le soin de modifier <span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> la législation civile et -administrative, en se conformant pour la manière de procéder à l'Acte -additionnel.</p> - -<p>Ce qu'écrivait M. de Sismondi était la vérité même, mais la vérité -pour les esprits sages et non prévenus. Les autres, et c'était le -grand nombre, inspirés par leur défiance ou par le déplaisir que leur -causaient certaines dispositions de l'Acte additionnel, avaient cru -revoir dans cet acte Napoléon tout entier avec son caractère et son -despotisme: avec son caractère, il était bien possible qu'ils eussent -raison, car quoiqu'il eût reçu de ses malheurs une forte impression, -il se pouvait qu'il ne fût pas suffisamment changé, mais avec son -despotisme ils avaient tort, car on venait d'obtenir mieux que la -constitution anglaise, et puisqu'on avait fait la faute énorme de -rappeler Napoléon, il fallait bien contre l'étranger se servir de lui, -tel quel, et tâcher de lui rendre possible et supportable le rôle de -monarque constitutionnel. M. de Lafayette, malgré les susceptibilités -de son libéralisme, était plus juste. Il avait désapprouvé la forme de -l'Acte additionnel, mais l'avait pardonnée en faveur du fond, et avait -complimenté son ami, M. Benjamin Constant.— -<span class="sidenote" title="En marge">Approbation de M. de Lafayette, donnée cependant à une -condition, celle de la convocation immédiate des Chambres.</span> -Votre constitution, lui -avait-il écrit, vaut mieux que sa réputation, mais il faut y faire -croire, et pour qu'on y croie la mettre immédiatement en vigueur.—</p> - -<p>M. de Lafayette venait de passer quatorze ans dans sa terre de -Lagrange, et quoiqu'il sût gré à Napoléon de l'avoir tiré autrefois -des cachots d'Olmütz, il ne lui pardonnait pas d'avoir enlevé toute -liberté à la France. Cependant, n'ayant aucun mauvais <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> -sentiment pour un homme qui lui avait rendu un grand service, ayant -même un certain goût pour sa personne et son génie, il était à l'égard -de sa prétendue conversion d'une incrédulité invincible. Il changeait -si peu lui-même, qu'il ne comprenait guère que les autres pussent -changer. Toutefois, dans l'ardeur dont il était plein, il ne demandait -pas mieux que de se prêter à des essais de liberté, n'importe avec -qui, avec Napoléon comme avec les Bourbons, d'autant qu'avec Napoléon, -s'il trouvait plus de danger pour la liberté politique, il trouvait -aussi plus de sécurité sous le rapport des principes sociaux de 1789, -et plus de grandeur, plus d'indépendance vis-à-vis de l'étranger. -Complétement satisfait, sauf un point, du contenu de l'Acte -additionnel, il tenait essentiellement à la mise en pratique, et était -prêt à déposer la plus grande partie de ses défiances, si on -convoquait les Chambres tout de suite. Selon lui, une fois que les -hommes marquants du parti libéral seraient réunis dans une assemblée, -Napoléon n'était plus à craindre. On se servirait de son épée pour -repousser l'ennemi, et puis après s'en être servi, si on n'était pas -content de lui, on le déposerait au besoin, on le remplacerait par son -fils, et on fonderait ainsi la monarchie constitutionnelle. Cette -manière de raisonner avait l'inconvénient d'autoriser Napoléon à -raisonner de même, à dire aussi qu'une fois vainqueur il renverrait -les amis de la liberté s'il n'était pas content d'eux, et ce qu'on -aurait gagné à le charger des entraves d'une assemblée immédiatement -convoquée, ce serait de lui lier les mains envers l'ennemi extérieur, -<span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> sans les lui lier bien sûrement envers la liberté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts qu'on fait pour conquérir M. de Lafayette.</span> -Quoi qu'il en soit, M. de Lafayette était prêt, nous le répétons, à se -tenir pour satisfait si on ne lui faisait pas attendre la convocation -des Chambres. Or il était l'homme qu'on mettait le plus de prix à -contenter, car il était avec Carnot l'homme le plus respecté de la -Révolution parmi ceux qui avaient survécu. S'il n'avait pas eu comme -Carnot l'honneur d'organiser la victoire, il avait eu celui de ne -voter ni la mort de Louis XVI, ni la mort d'aucun citoyen. Le -rattacher à l'Empire, c'eût été ménager à Napoléon le garant le plus -accrédité sous le rapport des intentions libérales. Aussi faisait-on -de grands efforts pour le conquérir. Plusieurs personnes s'y -appliquaient, le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin -Constant. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin -Constant s'y appliquent.</span> -Le général Matthieu Dumas, tout occupé d'organiser les -gardes nationales dans l'intérêt de la défense du pays, tenant à la -liberté sans doute, mais plus encore au triomphe de nos armes, -profitait de ses anciennes relations avec M. de Lafayette pour le -rapprocher de Joseph. Joseph de son côté avait eu quelques relations -avec M. de Lafayette, mais interrompues par ses deux royautés de -Naples et d'Espagne, et il avait essayé de le revoir dans les -circonstances actuelles, guidé par la double et honnête intention de -préparer à Napoléon un appui et un lien. Il se montrait à l'illustre -patriote de 1789 franchement libéral, et effectivement il l'était -devenu sous le joug de son frère, si lourd à porter; mais il croyait -l'être encore plus qu'il ne l'était, ce qui du reste lui rendait son -rôle plus facile. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Lafayette fait toujours dépendre son adhésion de la -convocation immédiate des Chambres.</span> -M. de Lafayette, avec une politesse assez hautaine, -<span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> écoutait ses discours, et lui répondait qu'il croirait tout -ce qu'on voudrait, si on convoquait les Chambres; à quoi Joseph ne -dissimulait pas que Napoléon opposerait une vive résistance, craignant -beaucoup de laisser à Paris une assemblée qui divaguerait pendant -qu'il se battrait.</p> - -<p>M. Benjamin Constant s'était fait aussi le courtisan de M. de -Lafayette.—<cite>Vous êtes</cite>, lui disait-il, <cite>ma conscience</cite>, ce qui -signifiait qu'il le regardait dans les circonstances présentes comme -son excuse. En effet, M. Benjamin Constant ne pouvait se dissimuler -que sa conduite, même au milieu des changements effrontés du temps, -avait été remarquée, et jugée assez peu favorablement, car devenir le -conseiller d'État d'un prince sur la tête duquel il appelait naguère -l'exécration publique, n'était pas facilement explicable. Mais avoir -M. de Lafayette pour ami, pour approbateur, c'était avoir réponse à -tous les reproches. M. Benjamin Constant cherchait donc à persuader M. -de Lafayette, qui à lui comme à Joseph répondait imperturbablement -qu'il croirait tout ce qu'on dirait, et approuverait tout ce qu'on -ferait, si on convoquait les Chambres. Il y avait à cette convocation -précipitée une objection de légalité fort grave, c'était de mettre en -pratique la Constitution avant qu'elle eût été acceptée. -<span class="sidenote" title="En marge">Difficulté légale qui n'arrête pas M. de Lafayette.</span> -Quelque grave -qu'elle fût cette objection n'arrêtait ni M. de Lafayette, ni les -partisans de la convocation immédiate. Bien qu'ils blâmassent un mode -d'acceptation dans lequel la volonté populaire était traitée fort -légèrement, ils ne craignaient pas de traiter cette volonté plus -légèrement encore, en la <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> supposant connue d'avance, et en -n'attendant pas même qu'elle se fût prononcée. Suivant eux, il -importait peu de manquer à toutes les formes envers le peuple, pourvu -qu'on satisfît à ses désirs. Pourtant il s'agissait de faire agréer -une proposition de ce genre à celui qui pouvait seul prononcer, et ce -n'était pas chose facile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Raisons de Napoléon pour résister à la convocation -immédiate.</span> -Napoléon en effet, tout en étant complétement décidé à mettre en -pratique la nouvelle Constitution, tout en désirant même que l'essai -qu'on allait faire réussît, parce que le succès du parti libéral était -le sien, tandis que son insuccès était le triomphe des Bourbons, -redoutait la convocation des Chambres, et craignait qu'au premier -bruit du canon elles ne manquassent, non pas de courage (la Convention -avait montré le contraire), mais de sang-froid. Il s'attendait à -traverser de cruelles vicissitudes, à se trouver peut-être sous les -murs de Paris combattant pour en disputer l'entrée à l'Europe, et ne -désespérait pas de triompher, si on ne se troublait pas, si on savait -considérer avec calme toutes les horreurs d'une guerre à outrance. Or, -avec le coup d'œil pénétrant dont il était doué, il entrevoyait -qu'une Chambre des représentants formée dans les circonstances -actuelles serait un résumé de tous les partis, qu'une journée -malheureuse, vraisemblable même dans l'hypothèse du succès définitif, -au lieu d'être une raison de s'unir et de persévérer, deviendrait -peut-être une occasion de se diviser, peut-être même de lui arracher -l'épée avec laquelle il défendrait la France, et il est impossible de -dire que cette opinion fût dénuée de sincérité et de fondement, car -les <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> assemblées à la fois neuves et désunies sont assurément -de mauvais instruments de guerre. Aussi aurait-il voulu profiter de -tous les délais résultant régulièrement de l'Acte additionnel, pour -différer la réunion des Chambres, pour se ménager ainsi deux mois -pendant lesquels il aurait eu le temps de frapper les premiers coups -sur l'ennemi, et, à la manière dont il dirigeait les opérations -militaires, il était possible qu'il eût enfanté des événements tels -que la campagne, sinon la guerre, fût décidée dans ces deux mois. -Alors son ascendant et les courages étant raffermis par le succès, la -réunion des Chambres pourrait être essayée sans danger.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La réunion des Chambres n'en était pas moins le seul moyen -de vaincre l'incrédulité générale.</span> -Quand on songe aux événements postérieurs, lesquels amenèrent ce qui -est bien pis que la défaite d'une dynastie, la défaite du pays, on ne -peut s'empêcher de considérer comme très-sage l'opinion de Napoléon en -ce moment. Mais la défiance qu'il inspirait à l'Europe sous le rapport -des intentions pacifiques, il l'inspirait à la France sous le rapport -des intentions libérales. Outre l'éloignement peu réfléchi qu'on avait -pour certaines dispositions de l'Acte additionnel, on éprouvait -partout le sentiment que c'était une promesse trompeuse, sur laquelle -Napoléon reviendrait à la première victoire, et si quelque chose -pouvait vaincre l'incrédulité universelle, c'était le spectacle d'une -assemblée placée à côté du gouvernement, discutant contradictoirement -avec lui les affaires publiques, le surveillant attentivement, et -toujours prête à déconcerter ses entreprises inconstitutionnelles. -Ainsi telle était, grâce à ses fautes passées, l'affreuse position de -Napoléon, que <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> la convocation immédiate des Chambres -l'exposait à avoir l'anarchie derrière lui, tandis qu'il aurait -l'ennemi en face, et qu'au contraire la non-convocation lui ôtait la -confiance publique, qui seule pouvait lui procurer des soldats!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts du prince Joseph et de M. Benjamin Constant pour -triompher de la résistance de Napoléon.</span> -Joseph, par zèle sincère, par désir aussi de se donner de -l'importance, tâchait d'obtenir de son frère des concessions qui le -missent en crédit auprès des constitutionnels, et avait par ce motif -fort insisté pour qu'on réunît tout de suite les Chambres. M. Benjamin -Constant, pour complaire à ses amis, pour se ménager surtout la faveur -de M. de Lafayette, qui se servait avec infiniment de finesse du désir -qu'on avait de son approbation, avait fortement appuyé les conclusions -de Joseph. L'un et l'autre disaient que l'Acte additionnel n'avait pas -réussi; que personne ne le prenait au sérieux; qu'il fallait quelque -chose qui parlât aux yeux, et que la présence de six cents -représentants et de deux cents pairs autour du trône pourrait seule -faire croire à la réalité des promesses impériales. Napoléon se -défendait vivement, en disant qu'il savait bien que l'Acte additionnel -n'avait pas réussi, que le titre qui était sa faute, et la pairie -héréditaire qui était celle de M. Constant, l'avaient ruiné dans -l'opinion publique; que la disposition des esprits était aux chimères, -et non à ce qui était positif et sain; que cette fâcheuse tendance -s'aggravait tous les jours; qu'avec des sacrifices, n'importe -lesquels, on ne la guérirait pas; que pour opposer un remède à un mal -qui n'avait de remède que le temps, il n'irait pas se mettre sur les -bras une assemblée constituante, <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> lorsque sur ses bras déjà si -chargés allaient se trouver toutes les armées de l'Europe.—Il résista -donc plusieurs jours aux instances dont il était assailli, et qui -provenaient du parti constitutionnel, jaloux tout à la fois de créer -de nouvelles excuses à son adhésion, et de s'entourer d'une nombreuse -assemblée où il espérait siéger en maître.</p> - -<p>Mais l'obsession ne fut pas moindre que la résistance, et elle était -appuyée par un déchaînement inouï de la presse périodique, -particulièrement de la presse royaliste, qui reprochait à l'Acte -additionnel de ne pas reconnaître assez explicitement la souveraineté -nationale. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts unanimes de la presse dans le même sens.</span> -Malheureusement les hommes qui s'intitulaient patriotes se -laissaient prendre au piége de ces déclamations. -<span class="sidenote" title="En marge">Raisons qui ébranlent la résolution de Napoléon, sans du -reste changer sa conviction.</span> -Napoléon n'en était -pas dupe, mais il avait besoin du parti révolutionnaire et libéral -pour tenir tête à l'intérieur au parti royaliste, à l'extérieur aux -armées coalisées, et il lui importait au plus haut point de ne pas -laisser refroidir le zèle qui poussait aux frontières les anciens -soldats, surtout les gardes nationaux mobilisés. Ce qui disposait ces -braves gens, les uns à remplir les vides de nos régiments, les autres -à se jeter dans les places, c'était le bruit qu'on faisait à leurs -oreilles en répétant qu'il fallait courir aux frontières pour écarter -l'étranger, les Bourbons, les nobles, les prêtres, la -contre-révolution, en un mot. Or si le parti révolutionnaire et -libéral qui disait ces choses, venait par mécontentement à se taire, -il pouvait en résulter une tiédeur funeste qui priverait l'armée de -soutien, et l'exposerait à se trouver seule aux prises avec l'ennemi; -or cette armée était héroïque <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> sans doute, mais numériquement -insuffisante pour résister à l'Europe conjurée. Cette raison exerçait -une influence considérable et tous les jours plus grande sur l'esprit -de Napoléon, qui voyait une funeste impopularité succéder peu à peu à -l'enthousiasme avec lequel les amis de la Révolution l'avaient -accueilli à son débarquement. Pourtant cette raison n'aurait -probablement pas suffi, si une autre, qui vint s'ajouter à la -première, n'avait entraîné sa détermination.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dernière considération qui le décide.</span> -Tandis qu'au dedans, à l'aide des défiances qu'il inspirait, on -cherchait à le peindre comme un despote incorrigible, usant -aujourd'hui de finesse, mais toujours prêt à revenir à ses penchants -invétérés, au dehors on le représentait comme un tyran farouche, -entouré de soldats aussi farouches que lui, n'osant pas faire un pas -hors des rangs de ses légions, inspirant la terreur et l'éprouvant, -odieux en un mot à la nation française, sur laquelle il était venu de -nouveau appesantir son joug de fer. Vainement se montrait-il sur la -place du Carrousel, dans des revues presque quotidiennes, et où tout -le monde pouvait l'approcher; on répondait aux récits fort exacts du -<cite>Moniteur</cite> que s'il se présentait quelque part c'était toujours -entouré de soldats. Cette persistance dans un pareil mensonge -finissait par agir sur l'opinion de l'Europe, et par persuader à -celle-ci qu'il suffirait de battre cent ou deux cent mille mameluks -pour venir à bout du tyran, et qu'on trouverait ensuite la France -pressée de se débarrasser de sa tyrannie. Il importait autant de -répondre à cette seconde fausseté qu'à la première. <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Il prend le parti de convoquer les Chambres immédiatement.</span> -La convocation immédiate des Chambres, quels que fussent ses -inconvénients, avait le double avantage de faire tomber les mauvais -bruits du dedans et du dehors, de prouver d'un côté que Napoléon avait -donné sérieusement l'Acte additionnel, puisque sans attendre les -délais légaux il mettait la nation en jouissance effective de ses -droits, et de l'autre qu'il ne craignait pas le contact avec elle, -puisqu'il s'entourait de ses représentants.—Eh bien, dit-il à Joseph -et à M. Benjamin Constant, qui persistaient à demander l'exécution -anticipée de l'Acte additionnel, j'en ai pris mon parti, je -convoquerai les Chambres, et je ferai cesser ainsi tous les doutes sur -mes intentions; je prouverai ma confiance dans cette nation qu'on dit -que je crains, en appelant ses élus autour de moi.—Il ne restait -qu'une difficulté, c'était de devancer le vœu populaire, en se -dispensant d'attendre l'acceptation de la Constitution pour la mettre -en vigueur. On rédigea un décret, et on le fit précéder d'un préambule -qui expliquait cette manière d'agir par l'impatience que Napoléon -éprouvait de s'entourer des représentants de la nation, et de les -avoir quelques jours auprès de sa personne avant de partir pour -l'armée. Au préambule adroitement écrit succédait le décret qui -convoquait immédiatement les colléges électoraux afin d'élire six cent -vingt-neuf représentants. Ce même décret portait en outre que les -colléges qui avaient autrefois des présidents à vie nommés par -l'Empereur, les choisiraient eux-mêmes lors de la prochaine élection. -<span class="sidenote" title="En marge">Décret qui ordonne les élections et convoque les Chambres -pour la fin de mai.</span> -Le décret fut rendu le 30 avril, et on espérait qu'un mois suffisant -pour les opérations <span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> électorales, les représentants pourraient -se joindre aux électeurs dans la grande assemblée du Champ de Mai, -fixée au 26. On ne s'en tint pas à cette grave concession. Afin de -prouver par un acte de plus qu'on voulait mettre la nation en -possession de tous ses droits, un nouveau décret accorda aux communes -la nomination par la voie élective des maires et officiers municipaux. -Cette mesure était exclusivement applicable aux communes dans -lesquelles les maires étaient à la nomination des préfets, et elle -était motivée sur l'ignorance où les nouveaux préfets devaient être du -mérite de leurs administrés. Mais comme cette catégorie comprenait la -plus grande quantité des communes, et notamment les plus petites, elle -livrait dans les campagnes la composition des autorités municipales au -parti patriote. Les acquéreurs de biens nationaux devaient y figurer -en grand nombre; et, comme calcul de parti, la mesure était -certainement bien conçue.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Mai 1815.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Apaisement momentané du parti libéral.</span> -Quelle que fût la mauvaise humeur des opposants, elle devait être -apaisée ou confondue, du moins pour quelques jours, par des mesures -qui tendaient à rendre si prompte et si sérieuse l'exécution de l'Acte -additionnel. Il était difficile de dire que c'était un leurre, une -promesse vaine dont l'accomplissement remis à la paix, serait ajourné -indéfiniment. Il était également difficile en Europe de dépeindre -comme un tyran farouche, réduit à se cacher, l'homme qui allait de son -propre mouvement se placer au milieu des représentants du pays. -Napoléon prouvait ainsi tout à la fois sa sincérité et sa force -morale.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction de M. de Lafayette.</span> -M. de Lafayette cette fois fut pleinement satisfait, et il ne s'en -cacha point. Le prince Joseph avait été chargé de lui offrir la -pairie; il la refusa, disant qu'il ne pouvait accepter d'autre mandat -que celui du pays, et il résolut de se présenter aux électeurs du -département de la Marne. -<span class="sidenote" title="En marge">Il refuse la pairie pour se faire nommer député de la -Marne.</span> -M. Benjamin Constant de son côté, lui -racontant avec joie la victoire remportée sur les répugnances de -l'Empereur, lui demanda en retour son appui auprès d'un collége -électoral quelconque, afin de devenir membre de la seconde Chambre. -<span class="sidenote" title="En marge">Services qu'il rend au gouvernement auprès de l'étranger.</span> -M. de Lafayette consentit à tout, car il était en ce moment dans une -disposition à ne rien refuser. On lui demanda un autre service que son -patriotisme ne pouvait hésiter à rendre, et qu'il rendit avec le plus -grand empressement. M. Crawfurd, ministre des États-Unis à Paris, avec -lequel il avait des relations d'amitié, retournait en Amérique pour y -devenir ministre de la guerre. Il devait passer par l'Angleterre où il -avait des amis et du crédit. M. de Lafayette obtint qu'il se chargeât -de lettres destinées aux principaux personnages d'Angleterre et -écrites en faveur de la paix. -<span class="sidenote" title="En marge">Lettres écrites par madame de Staël pour disposer les -ministres anglais à la paix.</span> -Madame de Staël, qui grâce à sa longue -opposition à l'Empire était peu suspecte de partialité pour Napoléon, -et qui par son esprit, par sa brillante renommée pouvait exercer -quelque influence sur les ministres britanniques, leur adressa des -lettres pressantes pour leur conseiller de se retirer de la coalition. -Napoléon, suivant elle, n'était plus un despote, isolé dans la nation, -mais un monarque libéral, appuyé sur la France. Le peuple et l'armée -l'entouraient de leur dévouement; la lutte serait donc terrible, -<span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> et dans l'intérêt de l'humanité et de la liberté, il valait -mieux accepter Napoléon corrigé, lié par de fortes institutions, et -franchement converti à la paix s'il ne l'était à la liberté, que de -verser des torrents de sang pour le détrôner sans aucune certitude de -réussir. Accueilli, écouté, cru, pris au pied de la lettre, il -donnerait la paix et la liberté qu'il promettait. Repoussé, combattu, -vainqueur, il n'accepterait plus le traité de Paris, et pas davantage -peut-être les conséquences de l'Acte additionnel. Les intérêts de -l'Europe, de l'humanité, de la liberté, étaient donc d'accord, et -commandaient une politique pacifique. Les raisons données par madame -de Staël étaient, comme on le voit, aussi spécieuses que -spirituellement et patriotiquement présentées.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Esprit qui se manifeste dans les provinces à l'approche des -dangers qui menacent la France.</span> -Tandis que le parti constitutionnel récompensait Napoléon de ses -sacrifices par un appui chaleureux, il se passait dans les provinces -un fait d'une assez grande importance, surtout dans l'intérêt de la -résistance à l'étranger, intérêt qui touchait Napoléon plus que tous -les autres. Bien qu'après le long silence du premier empire on fût -revenu avec ardeur à la politique et au goût de la contradiction, dans -certaines provinces menacées par l'ennemi, la présence du danger -faisait taire l'esprit de chicane et de subtilité. Par exemple, en -Champagne, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en -Dauphiné, les populations se prêtaient avec le zèle le plus louable -aux mesures de défense. Les anciens militaires rejoignaient leurs -drapeaux, et les hommes désignés pour faire partie de la garde -nationale mobilisée, répondaient avec empressement <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> à l'appel -des officiers chargés de leur organisation. Tandis que cet excellent -esprit se manifestait dans les provinces de l'Est, il s'en manifestait -un pareil et non moins honorable, quoique inspiré par d'autres motifs, -dans les provinces de l'Ouest. On a vu par le récit de ce qui s'était -passé à Angers, à Nantes, au Mans, à Rennes, pendant les onze mois de -la première Restauration, que la bourgeoisie des villes avait été à la -fois blessée et alarmée de l'attitude de la noblesse et du peuple des -campagnes, et de leur audace à reprendre les armes en pleine paix. -Depuis le 20 mars, l'avantage de la possession du pouvoir avait -repassé du côté de cette bourgeoisie, et elle s'en était réjouie dans -un intérêt de sécurité bien plus que d'ambition. Mais les mouvements -des chefs vendéens, leurs relations presque publiques avec -l'Angleterre, l'annonce et même l'apparition sur les côtes de -bâtiments anglais chargés d'armes, enfin quelques violences exercées -dans les campagnes, avaient excité une agitation extraordinaire à -Nantes, à Vannes, à Quimper, à Rennes, au Mans, à Angers, etc. La -population de Nantes surtout, jadis si malheureuse entre les attaques -des Vendéens d'un côté, et les égorgements de Carrier de l'autre, ne -voyait pas approcher sans frémir le renouvellement de la guerre -civile. -<span class="sidenote" title="En marge">Idée de se fédérer née spontanément chez les citoyens de la -Bretagne.</span> -Les esprits fermentaient, et au bruit d'un assassinat commis -sur un vieillard, d'honnêtes habitants de Nantes s'émurent, et -conçurent la pensée de former avec les principales villes des cinq -départements de la Bretagne, un pacte d'alliance par lequel ils -promettaient de se porter <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> mutuellement secours, en cas de -danger extérieur ou intérieur, et d'appeler ce pacte du nom de -<cite>Fédération bretonne</cite>, à l'imitation de la fédération de 1790. À peine -produite cette idée, si bien appropriée aux circonstances, envahit -toutes les têtes, et plusieurs centaines de Nantais partirent pour -Rennes, où la même idée avait germé, et où ils étaient attendus -impatiemment. Ils y furent reçus avec enthousiasme, fêtés, logés chez -les principaux habitants, et on remit à quelques personnes de sens -rassis le soin de libeller le pacte qui devait confédérer les citoyens -de la Bretagne contre l'ennemi du dedans et du dehors. Rien n'était -plus pur que l'intention des braves Bretons en cette circonstance, et -plus dégagé de tout esprit de faction. -<span class="sidenote" title="En marge">Intentions véritables de ces premiers fédérés.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Esprit et statuts de leur institution.</span> -Ils ne prétendaient ni dominer -le pouvoir, ni opprimer les classes élevées de la nation, mais se -défendre contre les incendies et les assassinats de l'ancienne -chouannerie, et contre les débarquements des Anglais. Toutefois la -disposition dominante dans ces réunions était fortement libérale. On -convint de rédiger un préambule dans lequel seraient exposés les -motifs de l'association, et d'y joindre quelques articles statutaires -qui préciseraient les engagements qu'on prenait les uns envers les -autres. Il fut stipulé d'abord que les fédérés ne formeraient point un -corps séparé des autres citoyens, ayant son uniforme, ses armes, ses -chefs, et agissant pour son compte, mais qu'ils viendraient se ranger -dans l'organisation existante et légale de la garde nationale; que -cette organisation étant répandue dans tout l'Empire, ils pourraient -toujours y trouver place, de manière à être utiles <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> partout -où il y aurait des dangers à conjurer; que leurs obligations -consisteraient à se mettre à la disposition des autorités publiques, à -se rendre à leur premier appel soit dans les bataillons mobilisés, -soit dans les bataillons sédentaires, et quand le cadre légal de la -garde nationale manquerait, à se porter individuellement là où les -appelleraient les maires, les sous-préfets, les préfets, pour leur -prêter secours chaque fois qu'il y aurait à repousser une atteinte -contre l'ordre public. Enfin ils s'obligeaient à un autre genre de -service, celui-ci tout moral, consistant à dissiper autant qu'il -serait en eux les fausses notions par lesquelles on essayait de -tromper les simples habitants des campagnes, à prêcher par leur -exemple et leur parole l'accomplissement des devoirs civiques, à se -mettre en un mot à la disposition du gouvernement impérial pour la -défense intérieure et extérieure du pays.</p> - -<p>Malgré les inconvénients attachés à toute association politique, -celle-ci, inspirée par un vif sentiment des dangers publics, exempte -de toute vue particulière, se réduisant exclusivement au rôle -d'auxiliaire du pouvoir, donnait moins qu'aucune autre prise à la -critique, et pouvait même rendre au pays d'immenses services.</p> - -<p>On rédigea le préambule et l'acte, et on entra en rapport avec le -préfet pour lui soumettre l'un et l'autre. Le gouvernement, comme on -le voit, n'avait pas eu la moindre part à ce mouvement tout spontané, -et provoqué uniquement par les inquiétudes de la partie la plus -indépendante et la plus honnête de la population bretonne. Bien que -Napoléon eût <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> été longtemps populaire dans les provinces de -l'Ouest qu'il avait pacifiées, néanmoins ses dernières guerres de 1812 -et de 1813 l'avaient beaucoup dépopularisé. On le considérait comme un -vrai danger, et si on avait applaudi à son retour parce qu'il venait -mettre fin à l'influence de l'émigration, c'était à la condition de -lui lier les mains par de fortes lois. Dans cette disposition, ne -voulant pas donner à la nouvelle fédération une couleur bonapartiste, -les fédérés s'étaient abstenus de parler de l'Empereur. Des gens sages -leur firent sentir qu'une telle association serait bien près de -devenir un péril si elle était formée en dehors du gouvernement, -qu'elle ne rendrait même de véritables services qu'en s'unissant -étroitement à lui, que d'ailleurs elle ne serait autorisée qu'à ce -prix. Le préambule fut alors remanié, et répondit aux intentions des -bons citoyens, qui étaient prêts à seconder Napoléon de toutes leurs -forces, mais à la condition d'une liberté sage et réelle.</p> - -<p>La plupart des villes de la Bretagne envoyèrent des députations à -Rennes, et plusieurs jours se passèrent en fêtes, en réjouissances, en -promesses de dévouement réciproque. On compta très-promptement plus de -vingt mille fédérés dans les départements de la Loire-Inférieure, du -Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine, -composant l'ancienne Bretagne. À peine cette conduite des Bretons -fut-elle connue, qu'elle produisit un grand retentissement dans les -départements voisins, et de proche en proche dans toute la France. -Les Angevins menacés des mêmes dangers <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> que les Bretons, -s'assemblèrent pour suivre leur exemple. -<span class="sidenote" title="En marge">Imitation de cette fédération dans les provinces frontières -de l'Est.</span> -La Bourgogne animée d'une -autre haine que celle des chouans, de la haine des Russes, des -Autrichiens, des Prussiens, envoya des députés à Dijon pour signer un -acte de fédération, et elle adopta purement et simplement le texte de -la fédération bretonne. La Lorraine, la Franche-Comté, le Lyonnais, le -Dauphiné, se montrèrent prêts à en faire autant. Au milieu de ce -mouvement des esprits, particulier aux provinces menacées par la -guerre civile ou par la guerre étrangère, il n'était pas possible que -la grande ville de Paris restât indifférente et inactive. Mais dans -Paris il y a plusieurs Paris, et tandis que les classes nobles -regrettaient les Bourbons, que les classes moyennes regrettaient la -paix, le peuple des faubourgs animé d'une haine brutale pour ce qu'on -appelait les nobles et les prêtres, et d'une haine patriotique pour ce -qu'on appelait l'étranger, avait toujours regretté de n'avoir pas eu -des fusils en 1814 pour défendre les murs de la capitale. -<span class="sidenote" title="En marge">L'idée de la fédération s'introduit à Paris.</span> -Là se trouvaient avec des hommes compromis dans les désordres de 1793, des -jeunes gens sincèrement patriotes, de braves militaires retirés du -service, et les uns comme les autres excitèrent le peuple des -faubourgs à imiter les Bretons et les Bourguignons. Le mouvement -commencé dans les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine, se -propagea bientôt dans les autres. On adopta l'acte des Bretons, mais -les Parisiens voulurent avoir leur préambule particulier, ainsi qu'on -l'avait fait ailleurs, car tout en adoptant exactement le dispositif -imaginé en Bretagne, chacun entendait le motiver <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> à sa -manière et suivant le sentiment de sa province. Les fédérés de Paris -s'adressèrent à Napoléon lui-même, demandèrent à être reçus par lui, -passés en revue, et autorisés à lui lire une adresse.</p> - -<p>Ces diverses fédérations avaient pris naissance dans les derniers -jours d'avril et les premiers jours de mai. L'Acte additionnel publié -dans l'intervalle avait bien causé quelque mécontentement, mais son -effet, corrigé par le décret de convocation des Chambres, n'avait -point arrêté l'élan qui animait les provinces menacées de la guerre -civile ou de la guerre étrangère, et elles avaient continué à se -fédérer. -<span class="sidenote" title="En marge">Opinion du gouvernement à l'égard des fédérations.</span> -Le gouvernement n'avait eu aucune part, nous le répétons, ni -à la conception, ni à la propagation de ces fédérations provinciales. -Les hommes qui le composaient avaient sur ce sujet des sentiments -très-divers. Ceux qui voulaient se sauver à tout prix de l'étranger et -de la contre-révolution opérée par l'étranger, devaient accueillir -avec empressement le concours spontané de la partie vive des -populations. Ceux au contraire qui déploraient les sacrifices faits -par Napoléon aux tendances libérales, voyaient ou affectaient de voir -partout le parti révolutionnaire prêt à dévorer le pouvoir, et -manifestaient pour les fédérations une sorte d'horreur. Ils -considéraient ce mouvement, surtout à Paris où il était plus près -d'eux, comme une abomination et un grave péril. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, sans les avoir provoquées, les voit avec plaisir, -surtout pour la défense de la capitale.</span> -Si Napoléon semblait -l'encourager, ou seulement le souffrir, ils étaient décidés à ne plus -reconnaître en lui qu'un instrument malheureux et déshonoré des -jacobins. Quant à lui il souriait de ces craintes, laissait dire ce -qu'on voulait sur ce sujet, <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> et était satisfait du mouvement -qui venait de se produire. Aimant l'ordre par goût, par raison, par -intérêt, il n'avait aucun penchant pour ce qu'on appelait les -jacobins; mais il les jugeait, et n'en avait pas la peur que certaines -gens en éprouvaient, et dans le moment il se réjouissait de voir se -lever pour la défense du pays des bras vigoureux, qui en Bretagne -contiendraient les chouans, et à Paris disputeraient l'entrée de la -capitale aux Anglais, aux Prussiens, aux Russes. Dussent-ils à la paix -lui créer des embarras, il ne s'inquiétait guère de ce qui arriverait -lorsque l'ennemi serait expulsé du territoire, et il était certain -d'avoir alors contre des désordres populaires, outre l'armée, les -Chambres elles-mêmes, qui pouvaient bien être plus libérales que lui, -mais qui ne le seraient jamais jusqu'à favoriser les entreprises de la -démagogie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière dont il entend employer les fédérés à Paris.</span> -Aussi ne mit-il aucune hésitation à permettre, et même à seconder les -fédérations. Ainsi que nous venons de le dire, il les trouvait utiles -pour soutenir l'esprit public contre les royalistes à Lyon, à -Marseille, à Bordeaux, à Nantes, à Rennes, etc., et très-utiles à -Paris pour concourir à la défense de la capitale. Ce dernier point -était à ses yeux le plus important. Son projet, comme on l'a vu déjà, -était de couvrir Paris de solides ouvrages en terre, n'ayant pas le -loisir d'en construire en maçonnerie, d'y amener deux cents bouches à -feu de la marine servies par des marins, d'y placer encore deux cents -bouches à feu de campagne servies par les jeunes gens des écoles, et -il pensait que si à quinze ou dix-huit mille hommes des dépôts il -pouvait joindre <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> vingt-cinq mille hommes des faubourgs, gens -robustes et anciens soldats pour la plupart, Paris défendu par -quarante mille hommes d'infanterie et dix mille canonniers, serait -imprenable, et qu'alors manœuvrant librement au dehors avec l'armée -active, il viendrait à bout de toutes les coalitions. La garde -nationale n'entrait point dans ce calcul, non parce qu'il doutait de -son courage, mais parce qu'il suspectait toujours ses dispositions, et -voyait avec sa finesse ordinaire, que quoique ralliée à lui par -nécessité, elle regrettait au fond du cœur la paix et la liberté -sous les Bourbons. Il n'était pas même décidé à lui laisser des armes, -et se réservait à cet égard de prendre un parti au dernier instant. -<span class="sidenote" title="En marge">Comment il entend les organiser.</span> -Quant aux fédérés, il était décidé à les constituer régulièrement, à -mettre à leur tête des officiers sûrs, à les incorporer même dans la -garde nationale sous un titre quelconque, ce qui permettrait à l'heure -du péril de se servir d'eux, et au besoin de leur transmettre les -fusils de cette garde. Pour le moment il résolut de ne pas les armer -encore, d'abord pour prendre le temps de les connaître et de les -organiser, et ensuite parce qu'il n'était pas assez riche en matériel -pour prodiguer les fusils<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> Il confia au brave général Darricau la mission de les -organiser sous le titre de <em>tirailleurs</em> attachés à la garde nationale -de Paris, et chargés en cette qualité de la défense extérieure de la -capitale. Il consentit même à les passer en revue un dimanche, et à -écouter l'adresse qu'ils désiraient lui présenter. Il choisit ce même -jour pour passer également en revue le 10<sup>e</sup> de ligne, ce fameux -régiment qui seul de toute l'armée avait combattu pour les Bourbons. -Ce régiment n'était ni autrement fait ni autrement inspiré que les -7<sup>e</sup>, 58<sup>e</sup>, 83<sup>e</sup> d'infanterie, qui, en Dauphiné, s'étaient donnés à -Napoléon avec tant d'empressement. Mais les circonstances -particulières dans lesquelles le 10<sup>e</sup> s'était trouvé, l'avaient retenu -quelques jours de plus au service des Bourbons. Il était dans l'armée -signalé comme très-mauvais, et on lui imputait même au pont de la -Drôme une trahison dont il était fort innocent, et que nous avons -essayé, dans notre récit, de représenter sous ses couleurs -véritables. Napoléon l'avait fait venir à Paris <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> pour le voir -et lui adresser des paroles qui retentissent dans tous les cœurs.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le dimanche 14 mai Napoléon passe en revue les fédérés et -10<sup>e</sup> de ligne.</span> -Le dimanche 14 mai ayant été choisi pour la revue des fédérés et du -10<sup>e</sup>, ce fut une grande rumeur dans toute la cour contre cette double -témérité. Ceux qui déploraient les complaisances de Napoléon pour le -parti révolutionnaire étaient scandalisés, et disaient derrière lui -qu'il se livrait <em>à la canaille</em>, et qu'on ne pourrait bientôt plus -demeurer à ses côtés. Ceux au contraire qui dévoués entièrement à -Napoléon, ne cherchaient aucun faux prétexte pour s'éloigner, étaient -sérieusement effrayés de le voir en présence du 10<sup>e</sup>, dans les rangs -duquel avait été préparé, disait-on, un projet d'assassinat. Ces -derniers, pleins d'alarmes sincères pour Napoléon, entouraient sa -personne ce jour-là jusqu'à se rendre importuns.</p> - -<p>Napoléon, sans s'inquiéter des fausses lamentations des uns, des -craintes exagérées des autres, descendit du palais dans la cour des -Tuileries, et commença par passer en revue les fédérés. Ils étaient -plusieurs milliers, sans uniforme, quelques-uns assez mal vêtus, mais -pour la plupart vieux soldats, et portant sur leurs visages hâlés -l'énergique expression de leurs sentiments. Plusieurs fois il se -retourna vers son entourage, et se moquant des scrupules de certaines -gens, il dit en souriant: Voilà des hommes comme il me les faut pour -se faire tuer sous les murs de Paris.—Puis il entendit patiemment le -discours que l'orateur des fédérés était chargé de lui adresser, et -que cet orateur lut de son mieux. -<span class="sidenote" title="En marge">Allocution des fédérés.</span> -«Sire, dit-il, nous avons reçu les -Bourbons <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> avec froideur, parce qu'ils étaient devenus -étrangers à la France, et que nous n'aimons pas les rois imposés par -l'ennemi. Nous vous avons accueilli avec enthousiasme, parce que vous -êtes l'homme de la nation, le défenseur de la patrie, et que nous -attendons de vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous -nous assurerez ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les -droits du peuple; vous régnerez par la Constitution et les lois. Nous -venons vous offrir nos bras, notre courage et notre sang pour la -défense de la capitale.....</p> - -<p>»La plupart d'entre nous ont fait sous vos ordres les guerres de la -liberté et celles de la gloire; nous sommes presque tous d'anciens -défenseurs de la patrie; la patrie doit remettre avec confiance des -armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous, Sire, des -fusils; nous jurons entre vos mains de ne combattre que pour sa cause -et la vôtre. Nous ne sommes les instruments d'aucun parti, les agents -d'aucune faction. Nous avons entendu l'appel de la patrie, nous -accourons à la voix de notre souverain; c'est dire assez ce que la -nation doit attendre de nous. Citoyens, nous obéissons à nos -magistrats et aux lois; soldats, nous obéirons à nos chefs. Nous ne -voulons que conserver l'honneur national, et rendre impossible -l'entrée de l'ennemi dans cette capitale, si elle pouvait être menacée -d'un nouvel affront, etc....»</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon.</span> -L'Empereur répondit en ces termes:</p> - -<p>«Soldats fédérés, je suis revenu seul, parce que <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> je comptais -sur le peuple des villes, sur les habitants des campagnes et les -soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur -national. Vous avez justifié ma confiance. J'accepte votre offre; je -vous donnerai des armes. Je vous donnerai pour vous guider des -officiers couverts d'honorables blessures et accoutumés à voir -l'ennemi fuir devant eux. Vos bras robustes et faits aux plus pénibles -travaux sont plus propres que tous autres au maniement des armes. -Quant au courage, vous êtes Français! Vous serez les éclaireurs de la -garde nationale. Je serai sans inquiétude pour la capitale lorsque la -garde nationale et vous, vous serez chargés de sa défense; et s'il est -vrai que les étrangers persistent dans le projet impie d'attenter à -notre indépendance et à notre honneur, je pourrai profiter de la -victoire sans être arrêté par aucune sollicitude. Soldats fédérés, je -suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous. Vive la -nation!»—Après cette allocution, les fédérés défilèrent, et, si l'on -juge les hommes sur l'habit, on dut être affecté assez péniblement. On -dut l'être surtout de voir cet empereur, jadis si puissant, si -orgueilleux, entouré de si belles troupes, obligé aujourd'hui de -recourir à des défenseurs sans uniforme et sans fusils! Ces soldats -certainement en valaient d'autres, et il faisait bien de les -accueillir: mais que dire de la politique qui l'avait conduit à de -telles extrémités?</p> - -<p>Après avoir passé en revue les fédérés, Napoléon se dirigea vers le -10<sup>e</sup> de ligne, le fit former en carré, et mit pied à terre pour se -placer au centre <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> du carré. Une troupe inquiète d'officiers se -pressait autour de lui; il les fit éloigner, ne garda que deux ou -trois aides de camp auprès de sa personne, et d'une voix vibrante -adressa au régiment du duc d'Angoulême ces énergiques paroles.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Paroles adressées au 10<sup>e</sup> de ligne.</span> -«Soldats du 10<sup>e</sup>, vous êtes les seuls de toute l'armée qui ayez osé -tirer sur le drapeau tricolore, sur ce drapeau sacré de nos victoires, -que nous avons porté dans toutes les capitales. Je devrais, pour un -tel crime, rayer votre numéro des numéros de l'armée, et vous faire -sortir à jamais de ses rangs. Mais je veux croire que vos chefs vous -ont seuls entraînés, et que la faute de votre indigne conduite est à -eux et non à vous. Je changerai ces chefs, je vous en donnerai de -meilleurs, puis je vous enverrai à l'avant-garde. Il ne se tirera -nulle part un coup de fusil que vous n'y soyez, et lorsqu'à force de -dévouement et de courage vous aurez lavé votre honte dans votre sang, -je vous rendrai vos drapeaux, et j'espère que d'ici à peu de temps -vous serez redevenus dignes de les porter.»</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Repentir et soumission du 10<sup>e</sup> de ligne.</span> -Ces soldats, que Napoléon avait si peu flattés, poussèrent des cris -violents de <cite>Vive l'Empereur!</cite> et, levant les mains vers lui, disaient -que ce n'était pas leur faute, mais celle de leurs officiers, qu'ils -les avaient suivis à contre-cœur, qu'à peine libres ils avaient -fait éclater leurs vrais sentiments, et qu'on verrait, partout où on -les placerait, qu'ils valaient les autres soldats de l'armée. Loin -donc de recevoir des coups de fusil, Napoléon n'avait recueilli que -des acclamations enthousiastes et des démonstrations <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> de -dévouement. Ce n'est pas en effet en flattant les hommes, mais en leur -parlant énergiquement, qu'on parvient à les dominer et à les conduire -à de grands buts.</p> - -<p>Napoléon, en ce moment, ne se comportait pas autrement à l'égard de -l'esprit public, et pour lui donner le ressort convenable il avait -pris le parti de faire connaître la vérité tout entière. Tandis -qu'autrefois il avait tout dissimulé, aujourd'hui il ne cachait plus -rien; il laissait publier les articles des journaux étrangers où l'on -s'attaquait violemment à sa personne, où l'on montrait aussi contre la -France une haine insensée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nature des sentiments qu'on éprouve en France à l'égard de -Napoléon.</span> -La France pouvait voir clairement que l'expulsion des Bourbons et le -rétablissement de Napoléon, en lui donnant quelques garanties de plus -sous le rapport des principes sociaux de 1789, mais des doutes sous le -rapport de la liberté, allaient lui coûter en outre une cruelle -effusion de sang. C'était à elle cependant à soutenir ce qu'elle avait -fait ou laissé faire, et les bons citoyens qui auraient voulu voir -Napoléon arrêté à tout prix entre Cannes et Paris, parce qu'ils -trouvaient avec les Bourbons la fondation de la liberté plus facile et -la paix certaine, aujourd'hui que Napoléon était revenu avec des -intentions évidemment plus sages, pensaient qu'il fallait lui prêter -tout l'appui possible, afin de s'épargner le danger et la honte d'une -contre-révolution opérée par les baïonnettes étrangères. Il arrivait -journellement des municipalités, des tribunaux, des colléges -électoraux, des adresses exprimant le désir de trouver sous Napoléon -la liberté au dedans et l'indépendance <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> au dehors, ce qui -entraînait l'obligation de le contenir et de le soutenir. Ce double -sentiment était exprimé partout, en termes plus ou moins convenables, -suivant que ces adresses partaient de localités plus ou moins -éclairées, mais il était universel. Il animait les colléges -électoraux, où se préparaient au milieu du déchaînement de la presse, -soit royaliste soit révolutionnaire, des élections marquées du -caractère à la fois bonapartiste et libéral du moment. La liberté -d'écrire était complète; néanmoins, tandis qu'on laissait tout -imprimer, M. Fouché avait arrêté un numéro du <cite>Censeur</cite>, journal -célèbre du temps, publié en volumes, comme nous l'avons dit, pour -échapper à la censure pendant la première Restauration, et empreint du -libéralisme honnête de la jeunesse. Napoléon, averti par les -réclamations que cet acte avait soulevées, s'était hâté d'ordonner la -restitution du volume, quoiqu'il fût rempli de vives attaques contre -lui. Il paraissait donc sincère dans sa résolution de respecter la -liberté d'écrire, et du reste, la tolérance dont il faisait preuve, -loin de lui nuire le servait, car plus le pays était livré à lui-même, -plus il manifestait franchement les deux sentiments dont il était -plein, désir d'obtenir une sage liberté, et résolution de faire -respecter par l'étranger l'indépendance nationale. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de Napoléon pour rendre la guerre nationale.</span> -Pour exciter -l'esprit public, on avait laissé former dans un café, dit café -Montansier, place du Palais-Royal, une sorte de club, où se -réunissaient beaucoup d'officiers et d'anciens révolutionnaires, et où -l'on entendait tour à tour des chants patriotiques et militaires, ou -des déclamations virulentes <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> contre l'étranger, les Bourbons, -l'émigration, etc. L'animation contre tout ce qu'on appelait de ces -divers noms était grande, soit dans les faubourgs de Paris, soit dans -les provinces de l'Est et de l'Ouest, menacées les unes de la guerre -étrangère, les autres de la guerre civile, et malgré l'improbation -manifestée contre l'Acte additionnel, les soutiens semblaient ne -devoir pas manquer à Napoléon, si en défendant le sol, et en fondant -la liberté, il restait fidèle aux deux conditions de son nouveau rôle.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Crainte des puissances qu'elle ne le devienne.</span> -Tandis qu'on s'efforçait en France de rendre la guerre nationale, on -craignait en Europe qu'elle ne le devînt, et on commençait à faire des -réflexions sérieuses sur la conduite à tenir. On continuait de -repousser les messagers de Napoléon, et on venait d'en arrêter encore -un expédié tout récemment de Paris. -<span class="sidenote" title="En marge">Persistance à arrêter les courriers de Napoléon.</span> -En effet, après l'arrestation à -Stuttgard de M. de Flahault, chargé d'annoncer à Vienne le -rétablissement de l'Empire, le cabinet français avait imaginé l'envoi -d'un nouveau messager, assez bien choisi pour la mission qu'on lui -destinait: c'était M. de Stassart, Belge de naissance, attaché au -service de Marie-Louise, devenu depuis le retour de cette princesse en -Autriche l'un des chambellans de l'empereur François, et actuellement -de passage à Paris, où l'avaient attiré des affaires privées. Un tel -personnage, retournant auprès de sa cour, avait des chances de -franchir la frontière que n'avait aucun autre. On l'avait chargé de -deux lettres, l'une de M. le duc de Vicence pour M. de Metternich, et -l'autre de Napoléon pour l'empereur François. Cette <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> fois il -n'était plus question de paix ou de guerre, de politique en un mot, -mais des droits sacrés de la famille, des droits d'un époux sur son -épouse, d'un père sur son fils, et Napoléon, s'adressant directement à -son beau-père, redemandait sa femme, et sinon sa femme, au moins son -fils qu'on n'avait aucun motif légitime de lui refuser. M. le duc de -Vicence ajoutait quelques réflexions sur cette étrange interdiction de -tous rapports diplomatiques, dans laquelle on persévérait avec tant -d'obstination, et rappelait en passant l'offre si souvent réitérée de -maintenir la paix aux conditions du traité de Paris. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrestation de M. de Stassart.</span> -M. de Stassart, -plus heureux que les courriers des affaires étrangères arrêtés à Kehl -et à Mayence, plus heureux que M. de Flahault arrêté à Stuttgard, -était parvenu jusqu'à Lintz vers les derniers jours d'avril, mais -retenu là sous le prétexte d'une irrégularité de passe-ports, il avait -été obligé de livrer ses dépêches, qui avaient été envoyées à Vienne -et déposées sur la table du congrès. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses dépêches lues en plein congrès.</span> -La lecture des lettres -interceptées n'avait guère ému les membres du congrès, et ne leur -avait rien appris qu'ils ne sussent parfaitement. -<span class="sidenote" title="En marge">Bien qu'elles persévèrent dans leurs sentiments, les -puissances éprouvent un certain embarras du jugement porté en Europe -sur la déclaration du 13 mars.</span> -Néanmoins ils -n'étaient ni les uns ni les autres dans les dispositions qui les -animaient lorsqu'ils avaient signé le 13 mars la fameuse déclaration -contre Napoléon, et le jugement porté soit en France, soit en -Angleterre contre cette déclaration n'avait pas laissé de les toucher -beaucoup. Ils avaient donc songé à une seconde déclaration, non pas -plus pacifique que la première, mais moins sauvage dans la forme, et -mieux raisonnée. Ils voulaient aussi répondre à l'opposition anglaise -qui disait <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> qu'on faisait la guerre uniquement pour les -Bourbons, et en même temps calmer les esprits en France, afin -d'empêcher que la guerre n'y devînt nationale. -<span class="sidenote" title="En marge">Projet d'une nouvelle déclaration justificative des -précédentes.</span> -Ce dernier motif était -de beaucoup le plus déterminant, car bien que les gazettes anglaises -et allemandes s'appliquassent à représenter Napoléon comme appuyé sur -l'armée seule, le public européen commençait à voir que de nombreux -intérêts s'attachaient à lui, et non-seulement des intérêts, mais des -convictions sincères, celles notamment de tous les hommes qui étaient -indignés contre la prétention affichée par l'Europe de nous imposer un -gouvernement. -<span class="sidenote" title="En marge">Difficulté de se mettre d'accord.</span> -On avait par ces motifs essayé dans le congrès de -trouver une rédaction qui satisfît aux diverses convenances de la -situation, mais on n'y avait guère réussi. On avait cherché des termes -admissibles pour dire que, sans vouloir s'ingérer dans le gouvernement -de la France, sans vouloir lui imposer ni la personne d'un monarque, -ni un système particulier d'institutions, les puissances se bornaient -à donner l'exclusion à un seul homme dans l'intérêt du repos de tous, -parce qu'une expérience prolongée avait démontré que le repos de tous -était impossible avec cet homme. -<span class="sidenote" title="En marge">On ne voudrait pas faire mention des Bourbons.</span> -Bien qu'exclure un souverain, quand -il n'y en avait que deux de possibles, ce fût pour ainsi dire imposer -le choix de l'autre, les écrivains du congrès étaient parvenus -néanmoins à exprimer ces idées d'une manière assez conciliable avec le -droit des gens, et même pour donner encore moins de prise à la -principale objection du Parlement britannique, ils avaient omis de -nommer les Bourbons. Mais cette <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> omission avait à l'instant -soulevé les réclamations des deux cours d'Espagne et de Sicile. La -légation britannique elle-même avait trouvé que ne pas nommer les -Bourbons, c'était beaucoup trop les négliger, et peut-être donner -ouverture à des prétentions dangereuses. Lord Clancarty, membre -principal de cette légation depuis le départ de lord Castlereagh et de -lord Wellington, avait appuyé les cours de Madrid et de Palerme, -lesquelles demandaient à qui les souverains alliés destinaient le -trône de France s'ils en écartaient Louis XVIII? Songeraient-ils à la -régence de Marie-Louise, à la royauté du duc d'Orléans, ou à la -république? Dans l'impossibilité de s'expliquer clairement sur ces -divers sujets, les membres du congrès s'étaient séparés sans accepter -aucun texte de déclaration, car s'ils trouvaient que le nom des -Bourbons effacé de ce texte y manquait sensiblement, ils trouvaient -aussi que son insertion provoquait des objections extrêmement -embarrassantes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vues particulières de la Russie et de l'Autriche.</span> -Deux cours avaient surtout des objections à une profession de foi trop -explicite en faveur des Bourbons, c'étaient la Russie et l'Autriche, -l'une et l'autre par des motifs entièrement différents. Alexandre -était toujours aussi implacable à l'égard de Napoléon, soit parce -qu'il était piqué du ridicule que lui avait valu le traité du 11 -avril, soit parce qu'il ne voulait pas voir remonter sur la scène du -monde un personnage qui ne laissait plus que des places secondaires -dès qu'il y paraissait. -<span class="sidenote" title="En marge">La Russie toujours violemment prononcée contre Napoléon, -est froide à l'égard des Bourbons.</span> -Mais s'il était aussi résolu que jamais contre -la personne de Napoléon, il n'était aucunement d'avis de lui donner -encore <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> une fois Louis XVIII pour successeur. Outre que Louis -XVIII l'avait blessé de beaucoup de manières, il regardait le -rétablissement des Bourbons comme une œuvre qui ne serait pas plus -durable la seconde fois que la première. L'Autriche, en concluant à -peu près de même, raisonnait autrement. -<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche, quoique très-portée pour les Bourbons, ne -voudrait pas se lier envers eux, afin d'être libre de recourir à -certaines manœuvres dans l'intérieur de la France.</span> -Elle excluait non moins -formellement Napoléon, elle ne souhaitait en aucune façon la régence -de Marie-Louise, et, les Bonaparte exclus, elle préférait les Bourbons -à tous autres. Il n'y avait pas en effet en France et en Europe un -plus pur royaliste que l'empereur François. Mais le moyen de renverser -les Bonaparte était la guerre, et l'Autriche y répugnait, non par -faiblesse, ce qui n'est pas son défaut ordinaire, mais par prudence. -Elle sortait à peine d'une lutte violente, et s'en était tirée avec un -bonheur qui, depuis un siècle, n'avait plus couronné ses entreprises. -Elle en sortait avec son ancienne part de la Pologne, avec la -frontière de l'Inn, avec l'Illyrie, avec l'Italie jusqu'au Pô et au -Tessin. Le plus grand succès imaginable dans la future guerre ne -pourrait pas lui valoir davantage, et accroîtrait, si on était -vainqueur, les prétentions des deux cours du Nord, toujours fortement -unies, la Russie et la Prusse. Il n'y avait pas dans tout cela de quoi -lui inspirer un goût bien vif pour la guerre. De plus, les nouvelles -qu'on recevait de France s'accordaient à représenter Napoléon comme -assuré de l'appui du parti révolutionnaire et libéral, et comme -pouvant disposer dès lors d'une grande portion des forces nationales. -Une seule combinaison pouvait le priver de cet appui, c'était celle -qui, en donnant satisfaction aux révolutionnaires <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> et aux -libéraux, les détacherait de Napoléon qu'ils craignaient, et dont ils -se défiaient toujours beaucoup. -<span class="sidenote" title="En marge">Le but de ces manœuvres serait de détacher de Napoléon -les libéraux et les révolutionnaires, en leur laissant le choix d'un -souverain.</span> -Susciter à Napoléon de graves embarras -intérieurs était donc une politique que l'Autriche n'aurait pas voulu -négliger, et qui, sans exclure absolument les Bourbons, exigeait qu'on -ne se liât pas irrévocablement à eux. Dans cette vue, M. de -Metternich, très-bien informé de ce qui se passait à Paris, avait -songé à M. le duc d'Otrante, et l'avait jugé tout à fait approprié aux -fins qu'il se proposait. -<span class="sidenote" title="En marge">On songe à M. Fouché pour nouer ces intrigues.</span> -Flatter la vanité et l'ambition d'un tel -homme lui avait paru un moyen assuré d'introduire la confusion dans -les affaires de France, et il avait imaginé d'envoyer un agent secret, -pour demander à M. Fouché un moyen de résoudre autrement que par une -guerre horrible la question qui divisait en ce moment la France et -l'Europe. -<span class="sidenote" title="En marge">Envoi d'un agent à Bâle nommé Werner, avec invitation à M. -Fouché d'en envoyer un dans la même ville.</span> -M. de Metternich avait fait choix pour ce rôle d'un -personnage prudent et digne de confiance, nommé Werner, et l'avait -expédié à Bâle. Il avait en même temps chargé un employé d'une maison -de banque, allant à Paris pour affaires de sa profession, de remettre -une lettre à M. Fouché pour l'informer de ce qu'on pensait, et -l'inviter à envoyer à Bâle quelqu'un avec qui M. Werner pût -s'aboucher. Ainsi tandis qu'à Vienne on disputait sans parvenir à -s'entendre sur la nouvelle déclaration à faire, M. Werner était parti -pour Bâle, où il était arrivé le 1<sup>er</sup> mai, et où il attendait qu'on -lui dépêchât de Paris l'interlocuteur sûr avec lequel il pourrait -traiter.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Cette ouverture, parvenue à M. Fouché, est découverte par -Napoléon.</span> -Le commis de banque, porteur de la lettre de M. de Metternich, ne -parvint pas sans peine à communiquer <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> avec M. Fouché, et, dans -les efforts qu'il fit, il laissa échapper quelques signes de sa -présence à Paris et de sa singulière mission. M. de Caulaincourt en -fut averti, et avec sa fidélité accoutumée il prévint Napoléon, qui -fit chercher, saisir, interroger le commis de banque, et sut bientôt -que des communications étaient ou déjà établies, ou à la veille de -s'établir, entre M. Fouché et M. de Metternich. Bien qu'il eût juré de -dépouiller le vieil homme, et qu'il y eût jusque-là réussi, il se -retrouva un moment tout entier. Il vit avec sa bouillante imagination -mille trahisons cachées sous la trame qu'on venait de découvrir, et -cédant à son caractère aussi emporté que son esprit, il songea un -moment à faire arrêter M. Fouché, à saisir ses papiers, à dénoncer et -punir sa perfidie, ce qu'il espérait faire aux applaudissements de la -France qui estimait peu ce ministre, et qui, éclairée sur ses -noirceurs, approuverait son châtiment.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon imagine d'expédier à Bâle M. Fleury de Chaboulon, -pour y jouer, à l'insu de M. Fouché, le rôle de son envoyé.</span> -Mais ce ne fut là qu'un emportement passager. Napoléon voulut -réfléchir, examiner, et se décider en complète connaissance de cause. -M. Fouché étant venu travailler avec lui, il retrouva en le voyant son -imperturbable sang-froid des champs de bataille, lui parla longuement, -confidentiellement des affaires de l'Europe, et surtout des intrigues -qui se croisaient à Vienne, de manière à provoquer les épanchements de -son interlocuteur, en s'approchant le plus près possible du fait dont -il cherchait à obtenir l'aveu. Le rusé ministre ne comprit rien à -cette tactique, quoiqu'il eût reçu la lettre de M. de Metternich, et -au lieu de désarmer son maître par <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> un aveu sincère, il -persista à se taire. Plus d'une fois Napoléon fut près d'éclater, mais -il se contint, ne dit rien de plus, et renvoya M. Fouché trompé autant -que trompeur, et ne se doutant pas de l'espèce d'examen qu'il venait -de subir. Napoléon pensa que le moyen le plus sûr de découvrir le -secret de cette trame dont il s'exagérait la perfidie, était -d'expédier sur-le-champ à Bâle un homme de confiance, porteur des -signes de reconnaissance dont on avait obtenu la communication, et en -mesure dès lors de s'aboucher avec M. Werner, et de surprendre ainsi -l'intrigue à sa source. Il choisit pour cette mission le jeune -auditeur qui était venu le joindre à l'île d'Elbe, et dont il avait -récompensé le courage et la dextérité en l'attachant à son cabinet, M. -Fleury de Chaboulon. Il le manda, lui traça la conduite à tenir, lui -donna des ordres pour les autorités de la frontière, afin qu'on ne -laissât passer que lui seul, et que le véritable agent de M. Fouché, -si M. Fouché en envoyait un, fût arrêté et mis dans l'impossibilité de -remplir sa mission.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Rencontre à Bâle de M. Werner et de M. Fleury de -Chaboulon.</span> -M. Fleury de Chaboulon partit sur-le-champ. Arrivé à la frontière il -communiqua aux autorités les ordres convenus, passa seul, trouva M. -Werner à Bâle, et se mit à jouer adroitement son rôle auprès de lui. -M. Werner, complétement abusé, lui dit naïvement pourquoi il était -envoyé. M. Fleury de Chaboulon put constater d'abord que ce qu'on -appelait la trame ourdie par M. Fouché était bien récente, et qu'elle -commençait à peine; que rien par conséquent n'avait précédé la -présente communication; que, pour la première fois de sa vie, M. -Fouché en fait <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> de sourdes menées, était non pas provocateur -mais provoqué, qu'enfin il ne s'agissait point d'assassiner Napoléon, -ce que celui-ci avait cru d'abord, mais de le détrôner, sans recourir -à la cruelle et chanceuse extrémité de la guerre. M. Werner affirma -vivement à M. Fleury qu'on n'en voulait nullement à la vie de -Napoléon, repoussa même avec indignation toute supposition de ce -genre, mais déclara qu'on en voulait à sa puissance; que jamais à -aucun prix l'Europe ne le souffrirait sur le trône de France; que lui -mis à part elle admettrait tous les gouvernements dont la nation -française pourrait s'accommoder, la république exceptée; qu'elle avait -grande confiance dans les lumières et l'influence de M. le duc -d'Otrante, qu'elle connaissait sa haine pour Napoléon, et qu'elle -était prête à s'entendre avec lui pour résoudre la difficulté, en -épargnant au monde une nouvelle et horrible effusion de sang.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Fleury de Chaboulon tient le langage qu'aurait dû tenir -M. Fouché s'il avait été fidèle.</span> -M. Fleury de Chaboulon jouant très-bien le rôle d'agent de M. Fouché, -répondit que ce ministre avait eu effectivement à se plaindre de -Napoléon, et avait pu en concevoir quelque ressentiment, mais qu'il -avait immolé toute rancune à l'intérêt du pays; que sans doute il -aurait voulu en 1814 d'autres arrangements que ceux qui avaient -prévalu, que depuis il n'aurait peut-être pas souhaité le retour de -Napoléon, mais qu'actuellement il était convaincu que Napoléon était -nécessaire, que lui seul pouvait rasseoir la France sur ses bases, -rapprocher les partis, et constituer un gouvernement durable; que -Napoléon était revenu avec des idées saines sur toutes choses, qu'il -était décidé à maintenir <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> la paix et à donner à la France des -institutions sagement libérales; que d'ailleurs on voudrait en vain le -renverser, que l'armée, les hommes engagés dans la Révolution, les -acquéreurs de biens nationaux, la jeunesse imbue d'idées nouvelles, -presque toutes les classes de la nation enfin, l'émigration exceptée, -voyaient en lui le représentant de leurs opinions ou de leurs -intérêts, et surtout le représentant de l'indépendance nationale; que -des milliers de volontaires se levaient chaque jour pour seconder -l'armée; qu'à quatre cent mille soldats de ligne Napoléon allait -joindre quatre cent mille gardes nationaux d'élite, et que la lutte -avec lui serait terrible; que la campagne de 1814, où, grâce à son -génie la coalition avait couru tant de dangers, n'était rien à côté de -ce qu'on rencontrerait en 1815, parce qu'au lieu de forces détruites -ou dispersées de Dantzig à Valence, on aurait affaire en Champagne à -toutes les forces réunies de la France; qu'il valait donc mieux -s'entendre que de s'égorger pour la famille des Bourbons, dont la -France ne pouvait plus vouloir dès qu'on cherchait à la lui imposer -par la force; que le duc d'Otrante serait heureux d'être -l'intermédiaire d'un semblable rapprochement, et qu'il demandait que -M. de Metternich lui fît connaître ses idées sur un pareil sujet, pour -tâcher d'y adapter les siennes, si, comme il n'en doutait pas, elles -étaient conformes à la grande sagesse de cet homme d'État éminent.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Étonnement de M. Werner.</span> -L'envoyé de M. de Metternich, qui de très-bonne foi se croyait en -présence du mandataire du duc d'Otrante, était confondu de surprise -en entendant <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> un langage si peu conforme à celui qu'il avait -attendu, répétait avec une naïve obstination qu'il était bien étonné -d'un tel discours, que M. le duc d'Otrante passait pour ne point aimer -Napoléon, pour n'avoir jamais eu aucune illusion à son sujet, pour -être un homme sage prêt à entrer dans tous les arrangements -raisonnables; que du reste en présence de dispositions si peu prévues -de sa part, lui M. Werner ne pouvait rien dire, car il était bien -plutôt venu pour écouter des propositions que pour en faire. -<span class="sidenote" title="En marge">Les deux interlocuteurs conviennent de retourner auprès de -leurs commettants, pour avoir des instructions nouvelles.</span> -Les deux -interlocuteurs, après s'être expliqués davantage, convinrent de -retourner auprès de leurs commettants pour leur communiquer ce qu'ils -avaient appris, et pour revenir bientôt munis d'instructions mieux -adaptées au véritable état des choses. M. Fleury de Chaboulon, à qui -Napoléon avait fait sa leçon, insista pour que M. Werner revînt mieux -renseigné sur les dispositions des puissances à l'égard de divers -sujets fort importants, tels que la transmission de la couronne au roi -de Rome dans le cas où Napoléon abdiquerait, et le choix du prince -Eugène comme régent, si Marie-Louise ne voulait pas retourner en -France pour défendre les droits de son fils. Après ces explications, -les deux envoyés se séparèrent avec promesse de se revoir à Bâle sous -peu de jours.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Pendant ce temps, Napoléon a une violente explication avec -M. Fouché.</span> -Pendant ce temps Napoléon avait eu un nouvel entretien des plus graves -avec M. Fouché. Soit qu'en voyant le silence obstiné du ministre de la -police il éprouvât une irritation intérieure qui commençait à percer, -soit qu'un avis émané, dit-on, de M. Réal, eût averti M. Fouché, ce -dernier, avec une indifférence <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> affectée, avoua à Napoléon -qu'il avait reçu une lettre de M. de Metternich apportée par un -individu obscur et sans caractère, à laquelle il n'avait attaché -aucune importance, et dont par ce motif il n'avait pas cru devoir -parler. Napoléon, pour recevoir M. Fouché, avait quitté M. Lavallette -qui était resté dans une pièce voisine d'où on pouvait tout entendre. -Il ne put se contenir devant la duplicité du ministre de la police; il -lui déclara qu'il savait tout, qu'une pareille communication émanant -du principal personnage de la coalition, contenant l'offre de l'envoi -d'un agent à Bâle, était la plus importante qu'on pût imaginer dans -les circonstances actuelles, et qu'il était impossible qu'elle fût -l'objet d'une distraction. Puis d'un ton amer et accablant: Vous êtes -un traître, dit-il à M. Fouché de manière à être entendu de la pièce -voisine, et je pourrais vous faire expier votre trahison aux grands -applaudissements de la France.... Si mon gouvernement ne vous convient -point, pourquoi ne pas le déclarer, pourquoi vous obstiner à rester -mon ministre?....—M. Fouché, comme un serviteur très-habitué aux -emportements de son maître, et ayant renoncé depuis longtemps à se -faire respecter, balbutia quelques explications embarrassées, puis se -retira, rencontra sur son chemin M. Lavallette, et le sourire de -l'indifférence au visage, se contenta de lui dire: L'Empereur est -toujours le même, toujours plein de défiance, voyant des trahisons -partout, et s'en prenant à tout le monde de ce que l'Europe ne veut -pas de lui.—M. Fouché n'en dit pas davantage, comme si à de tels -outrages, mérités ou immérités, <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> il était permis de n'opposer -que l'indifférence!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Grave faute que commet Napoléon en s'emportant.</span> -Napoléon qui depuis deux mois avait remporté de nombreuses victoires -sur lui-même, n'avait pas été maître de lui cette fois, et avait -commis une grande faute, car on ne dit pas de telles choses, ou bien -on brise celui à qui on les a fait entendre. Quand il était au faîte -de sa grandeur il pouvait se livrer ainsi au plaisir d'exhaler son -mécontentement, et il en était quitte pour se créer un ennemi -impuissant; mais en ce moment il se préparait dans celui qu'il avait -appelé traître, un traître véritable, et des plus dangereux. Il était -d'ailleurs injuste envers M. Fouché, car bien que ce ministre se fût à -bon droit rendu suspect en cachant des ouvertures aussi sérieuses que -celles dont il s'agissait, il ressortait évidemment de ce qu'on avait -recueilli à Bâle que si des trahisons étaient à craindre, aucune -n'était accomplie encore. Il eût donc mieux valu avertir froidement le -ministre, lui faire voir qu'on était au courant, lui montrer qu'on le -surveillait, et ne pas éclater, puisque la situation très-grave, -très-délicate où on se trouvait, ne permettait pas de pousser l'éclat -jusqu'à un châtiment sévère. En effet, M. Fouché avait eu l'art de se -faire passer auprès du public pour un conseiller indépendant, capable -de donner de sages avis à son maître, et même de lui résister. En le -frappant, Napoléon aurait paru aux yeux de beaucoup de gens ne vouloir -supporter aucun conseil, et aux yeux de tous être abandonné de la -fortune, puisqu'il l'était de M. Fouché. Ne pouvant frapper, il aurait -donc mieux fait de se taire. Du reste, après cet éclat, il s'en tint -à une indulgence <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> méprisante, qui n'était pas propre à lui -ramener M. Fouché. Voyant que rien n'était entamé encore, il résolut -d'attendre et de tenir toujours fixés sur le ministre de la police ses -yeux pénétrants. -<span class="sidenote" title="En marge">La fausse négociation de Bâle continuée, mais sans -résultat.</span> -Il raconta ce qui s'était passé à M. Fleury de -Chaboulon, l'autorisa à voir M. Fouché, et à s'entendre avec lui, afin -de poursuivre cette bizarre négociation de Bâle, et de savoir ce que -dirait l'agent de M. de Metternich en réponse aux questions qu'on lui -avait posées. M. Fleury de Chaboulon se rendit chez le duc d'Otrante -qui lui parla de l'Empereur comme d'un enfant qui ne savait ni se -contenir ni se conduire, qui était encore une fois en voie de se -perdre, et qu'il fallait servir non pour lui, mais pour la cause -commune. Puis, après s'être vengé par de mauvais propos des mépris de -Napoléon, il convint avec M. de Chaboulon de la manière d'amener une -seconde entrevue, et d'en tirer les éclaircissements les plus utiles -qu'on pourrait.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Werner déclare qu'on ne donne l'exclusion qu'à Napoléon, -et que lui exclu, on est prêt à admettre le gouvernement que voudra la -France.</span> -M. Fleury de Chaboulon retourna effectivement à Bâle, et y retrouva M. -Werner exact au rendez-vous. Cette fois prenant un rôle un peu moins -passif, M. Werner, qui toujours croyait parler au représentant du duc -d'Otrante, s'expliqua plus clairement sur les intentions des -puissances réunies à Vienne. D'abord il fut comme la première fois, et -plus encore s'il est possible, affirmatif sur ce qui regardait la -personne de Napoléon, à laquelle on donnait l'exclusion absolue, comme -tout à fait incompatible avec le repos général. Puis il déclara que -Napoléon exclu, on ne demanderait pas mieux que de résoudre à -l'amiable les difficultés survenues, aucun <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> des souverains, -disait-il, n'en voulant à la France elle-même, et n'entendant lui -imposer un gouvernement. Ce que les puissances préféraient, ce qui -amènerait pour la France les meilleurs rapports avec elles, c'était le -rétablissement des Bourbons. Si la France voulait se prêter à ce -rétablissement, il serait pris avec elle des arrangements de nature à -rassurer les opinions et les intérêts nés de la Révolution française. -La Charte subirait les modifications nécessaires; la plus grande -partie des emplois seraient réservés aux nouvelles familles; les -émigrés rentrés depuis le 1<sup>er</sup> avril 1814 seraient éloignés des -affaires; il serait formé un ministère homogène et indépendant, et -constitué de telle manière que les influences de cour en fussent -écartées. M. Werner ajouta que si les Français repoussaient la branche -aînée de Bourbon, les puissances coalisées ne repousseraient pas -absolument la branche cadette, et qu'enfin, s'il le fallait, elles -consentiraient à l'avénement du fils de Napoléon au trône impérial, -sauf à choisir, à défaut de Marie-Louise, le personnage qui pourrait -être le plus convenablement chargé de la régence. Mais la condition -absolue, irrévocable, était toujours que Napoléon cessât de régner, et -qu'il se remît entre les mains de son beau-père, qui le traiterait -avec les égards commandés par l'honneur et la parenté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vains efforts de M. Fleury de Chaboulon pour persuader à -son interlocuteur qu'il faut accepter Napoléon.</span> -M. Fleury de Chaboulon essaya vainement de revenir sur tout ce qu'il -avait déjà dit, et notamment sur l'immensité des forces dont Napoléon -allait disposer, M. Werner l'écouta avec politesse, mais ne lui fit -jamais que cette réponse, c'est que, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> exclu, on -serait prêt à transiger sur tous les points, même sur la transmission -de la couronne à son fils, en choisissant un régent qui conciliât -l'intérêt de la France avec celui de la paix. Après mille répétitions -superflues, les deux agents se quittèrent, se promettant de se revoir, -si leurs commettants le croyaient convenable et utile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La négociation abandonnée comme inutile.</span> -M. Fleury de Chaboulon revenu à Paris raconta tout à Napoléon et au -duc d'Otrante, et reçut ordre de ne plus continuer des communications -considérées désormais comme sans objet. Napoléon en conclut qu'on -était quelque peu ébranlé à Vienne, puisqu'on lui offrait de laisser -régner son fils; il en conçut même une certaine espérance de trouver -les volontés moins fermes, moins opiniâtres qu'il ne l'avait supposé, -et de les vaincre avec une ou deux batailles, ce qu'il n'espérait pas -d'abord. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché en prend occasion de dire partout que la personne -de Napoléon est la seule cause des maux qui menacent la France.</span> -De son côté, M. Fouché en conclut que Napoléon était le seul -obstacle à la paix; que lui, duc d'Otrante, avait eu bien raison de se -prononcer pour la régence de Marie-Louise, qu'un tel arrangement -aurait fait cesser sur-le-champ les dangers dont la France et l'Europe -étaient menacées, et que si Napoléon entendait bien ses intérêts et -ceux de sa dynastie, il reviendrait à cet arrangement, et abdiquerait -en faveur de son fils, en restant à la tête de l'armée jusqu'à ce -qu'on fût d'accord avec les puissances; qu'il irait ensuite se choisir -une retraite honorée et tranquille dans quelque coin du monde, seule -fin qui lui fût permise après avoir tant tourmenté les hommes. M. -Fouché se mit même à répéter ces choses avec une légèreté imprudente, -et qui n'était explicable <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> que parce qu'il sentait Napoléon -affaibli. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon le laisse dire, et l'observe, avec la résolution -de le frapper au besoin.</span> -Napoléon connaissant une partie de ces propos ajourna sa -vengeance, se disant qu'il fallait laisser M. Fouché intriguer et -parler, ce qui était un besoin de sa nature remuante, sauf à le -frapper en cas de flagrant délit; que ses intrigues et ses propos ne -décideraient rien; que la victoire seule prononcerait; que vainqueur -il le soumettrait ou le briserait, que vaincu au contraire, un ennemi -de plus, fût-ce M. Fouché, ne rendrait pas sa perte plus certaine, car -elle était inévitable en cas de défaite. Cette opinion, vraie sans -doute, était toutefois exagérée, car même après une défaite, la -fidélité de ceux que Napoléon laissait derrière lui aurait pu en -diminuer les conséquences, et donner peut-être le temps de la réparer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le résultat obtenu par M. de Metternich était d'avoir mis -la désunion dans le gouvernement français.</span> -M. de Metternich n'avait pas fait, comme on le voit, une tentative -complétement infructueuse, puisqu'il avait semé la désunion dans le -sein du gouvernement français, puisqu'il avait fourni à M. Fouché -l'occasion de se convaincre que Napoléon le détestait et le méprisait -toujours, que Napoléon écarté tout pouvait être arrangé, et arrangé -par les propres mains de lui, duc d'Otrante, car on était prêt à -Vienne à l'accepter pour instrument d'une révolution nouvelle. Montrer -en perspective à M. le duc d'Otrante, pour cette année 1815, le rôle -de M. de Talleyrand en 1814, c'était flatter la plus vive et la plus -dangereuse de ses passions, et lui inspirer un ardent désir de la -satisfaire. Le ministre d'Autriche était donc loin d'avoir perdu sa -peine, mais il ignorait la portée du mal qu'il avait fait à notre -cause, et du bien qu'il avait fait à la sienne. Quoi qu'il en -<span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> soit, on éprouvait toujours à Vienne le besoin d'ajouter -quelques explications à la déclaration du 13 mars, et de parler à -l'Europe et à la France au moyen d'une déclaration nouvelle. -<span class="sidenote" title="En marge">On finit par se mettre d'accord à Vienne sur la nouvelle -déclaration à faire.</span> -Jusque-là -on n'avait pas pu se mettre d'accord sur un projet de rédaction qui -satisfît à toutes les convenances, les uns trouvant injuste et -inconvenant de taire le nom des Bourbons, les autres jugeant imprudent -d'afficher l'intention de les imposer à la France. Dans l'embarras -qu'on éprouvait on se servit d'un moyen assez commode que les -circonstances offraient elles-mêmes. Le traité du 25 mars était revenu -à Vienne ratifié par toutes les cours. L'Angleterre seule avait ajouté -à l'article 8 une réserve dont l'objet était de dire qu'en formant des -vœux pour les Bourbons, les puissances avaient pour but essentiel, -et même unique, de sauvegarder la sûreté commune de l'Europe menacée -par la présence de Napoléon sur le trône de France. Il fallait -répondre à cette réserve, et dire dans quelle mesure on y adhérait. -C'était le cas dès lors d'une dépêche particulière de cabinet à -cabinet, qui permettait de s'expliquer avec moins de solennité que -dans une déclaration européenne, et de mieux observer les nuances, -grâce à plus d'étendue et d'abandon dans le langage. -<span class="sidenote" title="En marge">On profite de la réserve ajoutée par l'Angleterre à -l'article 8 du traité, pour lui répondre et s'expliquer sur la -question capitale.</span> -En conséquence -lord Clancarty dans une dépêche adressée à lord Castlereagh, fut -chargé de déclarer au cabinet britannique que le congrès admettait -pleinement la réserve à l'article 8, car il entendait cet article -comme l'Angleterre elle-même; que la déclaration du 13 mars, le refus -de toute communication avec la France, l'arrestation <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> de ses -courriers, signifiaient purement et simplement qu'on regardait la -présence du chef actuel de la France à la tête de ce grand pays comme -incompatible avec la paix européenne; que de nombreuses expériences ne -laissaient aucun doute sur ce qu'il fallait attendre de lui si on lui -permettait de s'établir; qu'il profiterait de la première occasion -pour reprendre les armes, et pour essayer d'appesantir encore une fois -sur l'Europe un joug qu'elle était résolue à ne plus souffrir; qu'on -était donc en guerre avec lui et ses adhérents, non par choix mais par -nécessité; qu'au surplus les puissances ne prétendaient en aucune -manière contester le droit qu'avait la France de se choisir un -gouvernement, ni gêner l'exercice de ce droit; -<span class="sidenote" title="En marge">On déclare que l'Europe n'entend pas imposer un -gouvernement à la France, et qu'en excluant Napoléon, elle n'est -occupée que de sa sûreté.</span> -que malgré l'intérêt -général dont le roi Louis XVIII était l'objet de la part des -souverains, ceux-ci ne chercheraient nullement à violenter les -Français en faveur d'une dynastie quelconque; qu'ils se borneraient à -exiger de la dynastie préférée des garanties pour la tranquillité -permanente de l'Europe, et que rassurés sous ce rapport ils -s'abstiendraient de toute ingérence dans les affaires intérieures -d'une nation grande et libre.</p> - -<p>Lord Clancarty terminait sa dépêche en disant que pour être bien -certain de ne pas rendre inexactement la pensée des divers cabinets, -il avait communiqué sa dépêche à leurs principaux ministres, que -ceux-ci l'avaient unanimement approuvée, et qu'il avait été autorisé à -le déclarer.</p> - -<p>Pendant qu'à Vienne on s'y prenait de la sorte pour mettre d'accord -ceux qui voulaient se prononcer formellement en faveur des Bourbons, -et ceux <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> qui voulaient qu'on se bornât à donner l'exclusion à -Napoléon, le cabinet britannique contraint par l'opposition de -s'expliquer, avait fini par avouer la politique de la guerre, et avait -réussi à y engager le Parlement. Voici en effet ce qui venait de se -passer à Londres.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le traité du 25 mars, connu à Londres, y provoque une -dernière discussion, qui devient décisive.</span> -Vers la fin d'avril le traité du 25 mars, portant renouvellement de -l'alliance de Chaumont, avait été publié dans divers journaux, et son -texte remplissait de surprise les membres du Parlement auxquels on -avait dit qu'on armait par pure précaution, et sans aucun parti pris -de déclarer la guerre à la France. Le ministère connaissait-il, ou ne -connaissait-il pas ce traité du 25 mars, lorsqu'on avait discuté le -message royal dans la séance du 7 avril? S'il le connaissait, il avait -trompé le Parlement, et manqué à la probité politique, qui, dans un -pays libre, peut permettre de se taire, mais ne doit jamais autoriser -à mentir. -<span class="sidenote" title="En marge">On interpelle lord Castlereagh, et on lui dit qu'il a -trompé le Parlement, si à la date du 7 avril il connaissait le traité -du 25 mars.</span> -M. Whitbread, l'un des chefs les plus habiles et les plus -actifs de l'opposition, interpella vivement lord Castlereagh, et lui -demanda, au milieu du Parlement silencieux et confus du rôle qu'on lui -avait fait jouer, si le traité dit du 25 mars, publié dans diverses -feuilles, était ou n'était pas authentique. Lord Castlereagh pris au -dépourvu balbutia quelques mots de réponse, et avoua le fond du -traité, sans en avouer les termes.—Quelles sont les différences, -s'écria l'opposition, entre le traité véritable, et celui qui a été -publié?—Lord Castlereagh ne pouvant les signaler, puisqu'il n'y en -avait pas, répondit que le traité n'étant pas encore universellement -ratifié, il lui était interdit <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> d'entrer dans aucune -explication. À travers ces défaites l'opposition discerna clairement -que le traité était authentique, que le gouvernement s'était engagé -avec les alliés de l'Angleterre à recommencer immédiatement la guerre, -et que le cabinet l'avait complétement abusée en lui parlant de -simples précautions à prendre, car il était impossible d'admettre que -le traité signé le 25 mars à Vienne, ne fût pas connu le 7 avril à -Londres, c'est-à-dire treize jours après sa signature. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Castlereagh, obligé enfin de répondre, fixe au 28 -avril le jour des explications.</span> -D'ailleurs lord -Castlereagh n'osant pas pousser l'inexactitude jusqu'à une imposture -matérielle, avoua que le 7 avril il connaissait le traité.—Alors vous -nous avez indignement trompés, répliquèrent violemment tous les -membres de l'opposition, et le ministre britannique fut singulièrement -embarrassé. Il y avait de quoi, car bien que les mœurs publiques -eussent encore beaucoup de progrès à faire, jamais on n'avait trompé -le Parlement d'une manière aussi audacieuse. M. Whitbread dit alors -que puisque le moment n'était pas venu de s'expliquer, il fallait que -le Parlement suspendît ses séances jusqu'au jour où l'on serait en -mesure de lui révéler la vérité tout entière, car il ne pourrait que -se tromper, voter à contre-sens, tant qu'il ignorerait la situation -véritable. Lord Castlereagh poussé à bout, accepta le lundi 28 avril -pour communiquer le traité et en justifier le contenu.</p> - -<p>Le 28 avril la communication eut lieu, et il s'éleva une discussion -des plus véhémentes au sein du Parlement britannique. M. Whitbread -après avoir répété qu'on avait abusé le Parlement, car on avait parlé -de simples précautions tandis qu'il s'agissait <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> de la guerre, -que cette guerre était dangereuse et nullement nécessaire aux intérêts -de la Grande-Bretagne, demanda qu'il fût présenté une adresse -respectueuse à la Couronne pour la supplier d'aviser aux moyens de -maintenir la paix. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage de lord Castlereagh.</span> -Lord Castlereagh prit ensuite la parole, et débuta -par quelques personnalités, en disant que si antérieurement on avait -écouté M. Whitbread et ses amis, on aurait abandonné la lutte contre -Napoléon la veille même du triomphe, et que l'Angleterre serait bien -loin de se trouver dans la magnifique position qu'elle avait conquise -pour avoir suivi des conseils contraires à ceux de ces messieurs. Puis -il chercha par des subtilités et des demi-mensonges à répondre au -reproche de duplicité envers le Parlement.—Qu'avait-on annoncé le 7 -avril? Qu'on allait se mettre en mesure de faire face aux événements, -c'est-à-dire entreprendre des préparatifs; mais on n'avait pris aucun -engagement précis dans le sens de la paix ou de la guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">L'Angleterre a dû armer par précaution, et laisser aux -puissances du continent le soin de décider la paix ou la guerre.</span> -On n'avait -pris que celui de sauvegarder le mieux possible les intérêts -britanniques, et ces intérêts consistaient essentiellement dans une -étroite union avec les puissances continentales. Or, ces puissances -étant par leur situation géographique plus menacées que l'Angleterre, -on avait dû leur laisser le soin de décider la question. Loin de les -pousser à la guerre, on leur en avait au contraire montré le péril; -mais pensant unanimement qu'elles ne pouvaient ni désarmer avec -sécurité devant un homme tel que Napoléon, ni rester éternellement -armées sans s'exposer à des charges écrasantes, elles avaient -décidément adopté le parti de l'action <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> immédiate. Dès lors, -l'Angleterre avait-elle pu se séparer d'elles, et rompre un accord -auquel on avait dû la délivrance de l'Europe, et auquel on devait -encore sa sûreté? Personne n'oserait le soutenir. -<span class="sidenote" title="En marge">Les puissances ayant opté pour la guerre, l'Angleterre n'a -pu se séparer d'elles.</span> -Personne non plus -n'oserait avancer que ces puissances eussent tort. Était-il possible -en effet qu'elles vécussent dans un état d'inquiétude perpétuelle, et -que par suite de cette inquiétude elles restassent éternellement en -armes? N'était-il pas évident, par exemple, que Napoléon, dès qu'on -l'aurait laissé s'établir, dès qu'on lui aurait permis de réunir trois -à quatre cent mille hommes, saisirait la première occasion d'accabler -encore ses voisins? À la vérité on le disait changé, et revenu à des -idées pacifiques: changé, oui, mais en paroles, et pour endormir la -vigilance des puissances; mais bien fous seraient ceux qui croiraient -à un tel changement! Au premier instant favorable, dès qu'il -apercevrait un affaiblissement de forces chez les puissances, ou un -commencement de désunion entre elles, il se jetterait sur l'Europe, et -la mettrait de nouveau à la chaîne. C'était une vérité dont ne pouvait -douter aucun esprit sensé. Il fallait donc profiter de ce qu'on était -prêt, car il y avait des cas où attaquer n'était que se défendre. On -objectait, il est vrai, qu'on trouverait derrière l'homme dont il -s'agissait, une grande nation, la nation française. S'il en était -ainsi, et si la nation française, par faiblesse ou par ambition, -soutenait cet homme, eh bien! il fallait qu'elle en portât la peine! -<span class="sidenote" title="En marge">L'intérêt du monde entier est de se débarrasser d'un homme -qui menace le repos universel.</span> -L'Europe ne pouvait rester exposée à une ruine inévitable, parce qu'il -plaisait à une nation de se donner un tel chef, ou <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> parce -qu'il plaisait à une armée corrompue, avide de richesses et -d'honneurs, de placer à sa tête un conquérant barbare qui prétendait -renouveler les folles entreprises des conquérants asiatiques! Les -puissances alliées ne voulaient pas imposer à la France un -gouvernement, elles voulaient seulement la réduire à l'impossibilité -de nuire à autrui, et de mettre éternellement en question le repos et -l'existence du monde.—</p> - -<p>Telle avait été la substance des explications de lord Castlereagh. -Bien qu'il n'eût pas annoncé la guerre comme certaine et comme -irrévocablement arrêtée en principe, il avait cependant tellement -insisté sur les motifs de la faire, que ses paroles équivalaient à la -déclaration de guerre elle-même. -<span class="sidenote" title="En marge">Réponse de M. Ponsonby.</span> -Beaucoup d'orateurs répondirent à -lord Castlereagh, mais l'un d'eux mérita d'être distingué, ce fut M. -Ponsonby, membre très-modéré du Parlement, celui qui le 7 avril avait -décidé la majorité à voter dans le sens du message royal, parce que -l'Angleterre suivant lui restait libre alors d'adopter la paix ou la -guerre. M. Ponsonby pouvait donc plus qu'aucun autre se plaindre -d'avoir été trompé. Il était évident, dit-il, que le 7 avril le -cabinet avait voulu donner à croire au Parlement qu'il y avait encore -une alternative entre la paix et la guerre, tandis qu'en fait il n'en -existait plus, et que la guerre était résolue, puisqu'à cette époque -le traité du 25 mars était signé à Vienne et parvenu à Londres. (M. -Ponsonby aurait pu l'affirmer bien plus positivement s'il avait connu -les dépêches de lord Castlereagh.) Le Parlement avait donc cru ce -jour-là <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> voter de simples précautions, tandis qu'en réalité il -avait voté la guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Il s'attache à démontrer qu'on a trompé le Parlement, et -que les avantages de la guerre ne sont pas en proportion avec les -périls.</span> -Les ministres l'avaient par conséquent trompé. -Or, disait M. Ponsonby avec une indignation fortement significative de -la part d'un esprit modéré, une telle manière d'agir ne serait pas -tolérable dans la vie privée; qu'en penser lorsqu'elle était employée -dans la vie publique, et que les intérêts auxquels on manquait étaient -ceux non pas d'un individu, mais de tout un pays? Quant aux motifs de -la guerre, M. Ponsonby les déclarait tout à fait insuffisants, surtout -en les mettant en comparaison avec la gravité de cette guerre. Sans -doute, ajoutait-il, l'Angleterre ne devait pas se séparer des -puissances continentales, mais elle avait apparemment le droit de leur -adresser des conseils, et était-il bien certain que le gouvernement -britannique leur eût montré, comme il s'en vantait, tous les dangers -de cette nouvelle lutte? Ces dangers étaient graves, car on allait -braver à la fois un grand homme et une grande nation. Cet homme, M. -Ponsonby ne l'avait jamais estimé sous le rapport des qualités -morales, mais on ne pouvait contester ni ses talents prodigieux, ni -l'énergie de la nation à la tête de laquelle il était placé. Insulter -cette nation, lui attribuer tous les vices, pour s'arroger à soi -toutes les vertus, ce n'était pas discuter sérieusement un tel sujet. -Il n'en restait pas moins vrai qu'on se trouvait en présence d'un -homme extraordinaire, auquel on donnait l'appui de la nation la plus -redoutable, en menaçant l'indépendance de cette nation de la façon la -moins dissimulée. On ne voulait pas, disait-on, lui imposer un -gouvernement, mais seulement lui <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> en interdire un dans -l'intérêt général! Si, par exemple, ajoutait encore M. Ponsonby, -indépendamment de ce gouvernement qu'on prétendait lui interdire, il y -en avait deux ou trois autres à choisir, on pourrait comprendre que ce -ne fût pas lui en imposer un. Mais tout homme clairvoyant devait -reconnaître qu'il n'y avait pour la France de possibles que les -Bonaparte ou les Bourbons, et dès lors exclure les Bonaparte, -n'était-ce pas imposer les Bourbons? Or, on venait d'essayer ces -derniers: ils avaient malgré leurs qualités morales blessé la nation -par leurs fautes, et c'était la froisser presque tout entière que de -vouloir les lui rendre. C'était poursuivre au delà de toute raison la -politique de M. Pitt, que de renouveler la guerre pour les Bourbons, -lorsque après avoir été miraculeusement replacés sur le trône ils -n'avaient pas su s'y maintenir. -<span class="sidenote" title="En marge">Il serait plus sage d'attendre, pour voir si la conduite de -Napoléon sera en rapport avec ses promesses.</span> -À raisonner de la sorte, l'auguste -dynastie qui occupait aujourd'hui le trône d'Angleterre ne régnerait -pas, car l'Angleterre aurait dû poursuivre jusqu'à extinction le -rétablissement des Stuarts. Si encore les conditions qu'on se vantait -d'avoir obtenues pour la Grande-Bretagne à la dernière paix étaient -compromises, soit; mais Bonaparte offrait la paix, l'offrait avec -instance, aux conditions des traités de Paris et de Vienne. Fallait-il -donc verser encore des torrents de sang, doubler la dette, prolonger -indéfiniment l'<i lang="en"> income-tax</i>, pour des avantages qui n'étaient plus -contestés? Il était impossible, disait-on, de compter sur la parole de -Napoléon: c'était un ambitieux sans foi. Mais franchement, depuis le -congrès de Vienne, était-il permis d'élever contre <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> quelqu'un -le reproche d'ambition? Quant au caractère manifesté antérieurement -par Napoléon, sans doute ce caractère entreprenant avait dû inspirer -de fortes inquiétudes, et il était vrai que les hommes ne changeaient -guère: mais ce qui était tout aussi vrai, c'est qu'avec l'âge leur -conduite se modifiait, et que tel qui ne pouvait souffrir le repos, -finissait par s'y faire et par l'aimer. D'ailleurs, chez un homme de -génie l'intérêt bien entendu suffisait quelquefois pour modifier la -conduite. Napoléon qui haïssait l'Angleterre, ne venait-il pas, en -abolissant la traite des noirs, de prouver le désir ardent de lui -complaire? En rendant la liberté au duc d'Angoulême, après qu'on avait -mis sa propre tête à prix, n'avait-il pas agi tout autrement qu'en -1804 à l'égard du duc d'Enghien? Cet homme entier, incorrigible, -n'était donc pas aussi immuable qu'on le disait, et si pour prévenir -un prétendu danger on allait le pousser à bout, l'obliger à combattre, -forcer la nation française à s'unir à lui, ne pouvait-il pas remporter -une ou deux victoires éclatantes, et alors que deviendraient ces -avantages de la dernière paix qu'on mettait tant d'importance à -conserver? Que deviendraient ces puissances du continent à la sécurité -desquelles on sacrifiait toute prudence et toute raison? N'aurait-on -pas fait dans ce cas le plus mauvais des calculs, et pour n'avoir pas -voulu croire à un changement sinon de caractère, du moins de conduite, -changement que l'intérêt rendait vraisemblable, n'aurait-on pas risqué -et le prix non contesté d'une longue guerre, et la sécurité des -puissances, car certes Napoléon, redevenu vainqueur, n'accorderait -<span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> plus la paix de Paris? On aurait donc, par excès de -prévoyance, manqué de prévoyance véritable, et créé le danger qu'on -voulait prévenir.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vote définitif.</span> -Telles étaient les raisons alléguées de part et d'autre dans le -Parlement britannique, et toutes, comme on le voit, se réduisaient à -cette raison unique: Pouvait-on croire à Napoléon, à ses assurances de -paix?—Le doute de la France était donc celui du monde, et on allait -déclarer la guerre à Napoléon non pour ce qu'il voulait en ce moment, -mais pour ce qu'il avait voulu et fait jadis. Il offrait la paix, il -la demandait par toutes les voies publiques et détournées, il la -demandait humblement, et un doute universel répondait à ses instances. -<span class="sidenote" title="En marge">La guerre adoptée par 273 voix contre 72.</span> -Ce doute, en effet, était la seule réponse aux excellents -raisonnements de l'opposition anglaise, et le Parlement, tout en les -appréciant, repoussa par 273 voix contre 72 l'adresse pacifique de M. -Whitbread.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La guerre votée en Angleterre, est commencée de fait en -Italie.</span> -Dès ce moment la guerre nous était déclarée à Londres pour le compte -de l'Europe entière, et malheureusement, tandis qu'elle était résolue -en principe à Londres, elle était commencée de fait en Italie. On a vu -que l'infortuné Murat avait été mis en rapport avec l'île d'Elbe par -la princesse Pauline qui s'était alternativement transportée de -Porto-Ferrajo à Naples, et de Naples à Porto-Ferrajo. -<span class="sidenote" title="En marge">Sages conseils que Napoléon avait fait donner à Murat en -s'embarquant pour la France.</span> -Elle avait par -son zèle, et avec le secours de la reine de Naples, opéré une secrète -réconciliation de famille entre Napoléon et Murat, et préparé leur -action commune pour le cas d'événements nouveaux, faciles à prévoir -bien que difficiles à préciser <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> d'avance. Napoléon, en -quittant Porto-Ferrajo, avait expédié un message à Murat pour le -prévenir de son départ de l'île d'Elbe, pour le charger d'écrire à -Vienne et d'y annoncer sa résolution de s'en tenir au traité de Paris, -pour lui conseiller de ne pas prendre l'initiative des hostilités, -d'attendre que la France, replacée sous le sceptre des Bonaparte, pût -lui tendre une main secourable, de se replier s'il était attaqué, afin -de mettre de son côté l'avantage des distances et de la concentration -des forces, et de livrer bataille sur le Garigliano plutôt que sur le -Pô. Ces conseils étaient dignes de celui qui les donnait, mais fort -au-dessus de l'intelligence de celui qui les recevait. La tête de -Murat, en apprenant l'heureux débarquement de Napoléon et son entrée à -Grenoble, avait pris feu. Il n'avait pas douté du triomphe de son -beau-frère, et dans son exaltation s'occupant à peine des Autrichiens, -il avait été surtout préoccupé du danger de voir l'Italie repasser -aussi vite que la France sous le sceptre impérial, et la couronne de -fer lui échapper de nouveau, car ce prince infortuné ne se bornait pas -à rêver la conservation du royaume de Naples, il rêvait d'en doubler -ou d'en tripler l'étendue. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat ne suit aucun des conseils donnés par son beau-frère, -et entre tout à coup en action.</span> -Il ne fit donc rien de ce qui lui était si -sagement recommandé. D'abord, à la première nouvelle du départ de -Napoléon, loin d'adresser à Vienne le message dont il était chargé, et -dont l'intention était de calmer l'Autriche à son profit autant qu'à -celui de la France, il commença par recourir à ses dissimulations -ordinaires. Il manda les ministres d'Autriche et d'Angleterre pour -leur déclarer <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> qu'il avait absolument ignoré la tentative de -son beau-frère, ce qui était un mensonge inutile, car personne ne -voulait croire qu'il n'en fût pas instruit, et il aurait mieux valu -avouer qu'il la connaissait, pour avoir occasion d'annoncer à -l'Autriche et à l'Angleterre que leurs intérêts n'auraient pas à en -souffrir. Puis, quand le succès de Napoléon parut assuré, il songea -non pas à se tenir hors de portée des Autrichiens en restant au midi -de la Péninsule, mais à se saisir tout de suite de l'Italie entière, -et à s'en proclamer le roi avant que l'Empire fût rétabli en deçà et -au delà des Alpes. -<span class="sidenote" title="En marge">Il envahit les Marches, pour être en possession du royaume -d'Italie, aussitôt que Napoléon le sera de l'Empire de France.</span> -Il prit donc le parti de se mettre incontinent en -marche, sous divers prétextes qui pussent ne pas trop offusquer -l'Autriche et l'Angleterre, qu'il désirait tromper le plus longtemps -possible. Il avait précédemment occupé les Marches, en représaille de -ce que le Pape n'avait pas voulu le reconnaître, et partant de ce -précédent, il imagina de s'avancer avec des forces considérables -jusqu'aux bords du Pô, disant à l'Autriche et à l'Angleterre que dans -les circonstances présentes il croyait devoir se reporter à la ligne -de l'armistice de 1814, époque où il avait été stipulé que les -Autrichiens seraient à la gauche du Pô, et les Napolitains à la -droite. Une pareille proposition n'était soutenable que si Murat -reprenait entièrement la position de 1814, c'est-à-dire celle d'allié -de la coalition contre la France. Il ne dit rien qui fût contraire à -cette supposition, il fit même parvenir aux Anglais les assurances les -plus tranquillisantes. Avant de partir pour se mettre à la tête de ses -troupes, il confia la régence du royaume à sa femme, qui <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> fit -de grands efforts pour le détourner de sa folle entreprise; mais il ne -tint aucun compte de ses conseils, lui remit les pouvoirs les plus -étendus, et lui laissa 10 mille hommes de l'armée active pour garder -Naples, précaution nécessaire dans l'état des esprits, mais qui aurait -dû être pour lui une raison déterminante de ne pas se porter en avant, -et de se concentrer au contraire derrière le Garigliano. -<span class="sidenote" title="En marge">Forces réelles de Murat.</span> -Il pouvait -disposer encore d'environ 50 mille hommes bien équipés, ayant assez -bonne apparence, mais privés de leurs officiers français, qui avaient -quitté le service napolitain, les uns par dégoût, les autres pour -obéir à l'ordonnance de rappel de Louis XVIII. Murat avait de plus 30 -mille hommes de milices, difficiles à employer hors de chez eux, et -surtout dans une guerre où les rivalités de dynasties allaient exercer -une grande influence. Il se mit donc en campagne avec 50 mille hommes, -en y comprenant ce qui était déjà dans les Marches.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il en laisse une partie à la reine, dirige un détachement -sur la Toscane, et s'avance avec le corps principal dans les -Légations.</span> -Cette première et regrettable division des forces napolitaines ne fut -pas la seule. Murat détacha encore une colonne qui, à travers l'État -romain, devait se rendre en Toscane pour en expulser le général -autrichien Nugent. Cette colonne, forte de 7 à 8 mille Napolitains, -avait ordre de passer en vue de Rome pour se diriger par Viterbe et -Arezzo sur Florence, et rejoindre l'armée principale à Bologne. -L'apparition d'une force armée si près du Vatican n'était pas de -nature à plaire au Pape, et surtout à le rassurer sur les intentions -de la cour de Naples. Murat lui envoya le général Campana pour -protester de son dévouement au saint-siége, et le <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> supplier -de rester à Rome, car la prétention de ce nouveau roi d'Italie était -d'imiter Napoléon en toutes choses, et en créant un royaume d'Italie, -d'avoir dans ses États, paisible, honoré, richement doté, et -soi-disant indépendant, le chef de l'Église catholique. Mais le Pape -n'était pas facile à persuader, et après avoir refusé d'être le sujet -du moderne Charlemagne, voulait encore moins être celui d'un petit -prince italien, que sa bravoure sans génie n'autorisait pas à se -croire fondateur d'empire. -<span class="sidenote" title="En marge">Le Pape quitte Rome, et tous les princes italiens suivent -son exemple.</span> -Insensible aux assurances de Murat, Pie VII -quitta sa capitale avec la plupart des cardinaux, et fut suivi de tout -ce que Rome contenait de plus considérable, notamment du roi d'Espagne -Charles IV, de sa femme, du prince de la Paix, de la reine d'Étrurie, -etc. Ils se retirèrent tous à Gênes. Les autres cours d'Italie -suivirent cet exemple. Le grand-duc de Toscane se rendit à Livourne, -où l'appui des Anglais lui était assuré; le roi de Sardaigne alla -joindre la cour pontificale à Gênes, où se trouvait lord Bentinck.</p> - -<p>Les troupes napolitaines destinées à la Toscane passèrent sous les -murs de Rome sans y entrer, et prirent la route de Florence par -Arezzo. Murat avec le corps principal prit celle d'Ancône et de -Rimini.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat, tout en prenant l'offensive, essaie de dissimuler -avec les Anglais et les Autrichiens.</span> -En avançant ainsi, son langage n'avait pas cessé d'être des plus -pacifiques à l'égard des Autrichiens et des Anglais. Il ne voulait, -disait-il, en se transportant sur le Pô, que se replacer dans les -termes de l'armistice de 1814, ce qui était une insinuation d'alliance -bien plutôt qu'une menace d'hostilité. Pourtant cette espèce de -comédie ne pouvait être de <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> longue durée, et l'infortuné Murat -allait être contraint de s'expliquer clairement, et de faire enfin -briller aux yeux des peuples d'Italie cette couronne qu'il avait -l'ambition de mettre sur sa tête. Napoléon lui avait expédié messages -sur messages pour le calmer, et venait en dernier lieu de lui dépêcher -le général Belliard, excellent conseiller en fait de politique comme -en fait de guerre. Mais ces messages n'avaient pu joindre Murat en -route, et il n'avait eu pour se guider que les rumeurs de la renommée, -et quelques lettres de Joseph, qui lui avait envoyé de Suisse des -nouvelles de la marche triomphale de Napoléon, et adressé de vives -instances pour qu'il se ralliât à la cause de la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il apprend à Ancône le succès définitif de Napoléon.</span> -Arrivé à Ancône, Murat apprit que Napoléon avait dépassé Lyon, que -l'armée française se livrait à lui partout où il paraissait, que dès -lors le succès n'était plus douteux. Ces nouvelles opérèrent sur lui -un effet magique. -<span class="sidenote" title="En marge">À cette nouvelle, il n'en est que plus pressé de se mettre -en possession du royaume d'Italie, de crainte de voir reparaître le -prince Eugène.</span> -Il vit aussitôt Napoléon rétabli sur le trône, prêt -à étendre de nouveau la main sur l'Italie, et les Autrichiens expulsés -de cette contrée aussi vite que les Bourbons de France. Il conclut de -ces visions qu'il fallait ne pas se laisser devancer, qu'il devait au -contraire chasser lui-même les Autrichiens d'Italie, se mettre à leur -place, et s'offrir ainsi à Napoléon comme un auxiliaire disposant de -vingt millions d'Italiens, et dès lors n'étant pas facile à déposséder -au profit du prince Eugène. Ce qui augmentait sa fermentation d'esprit -c'était le voisinage des Autrichiens qui de leur côté avaient occupé -les Légations, et qu'on allait rencontrer au sortir des Marches. Il -fallait donc, <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> ou s'arrêter à la frontière même des Marches, -et y attendre les événements, ou se prononcer immédiatement en -attaquant les Autrichiens. -<span class="sidenote" title="En marge">Délibération avec ses ministres.</span> -Une grande délibération s'établit à ce -sujet entre Murat et trois de ses ministres qui l'avaient accompagné. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces derniers supplient en vain Murat de différer son entrée -en action.</span> -Tous trois le supplièrent de gagner du temps, et de ne pas encore -jeter le gant aux puissances coalisées. Jusque-là, en effet, il -n'avait rien entrepris qui ne pût se justifier soit aux yeux de -l'Autriche, soit aux yeux de l'Angleterre. Il avait annoncé qu'il -allait occuper la ligne de l'ancien armistice, et en s'arrêtant même -avant de l'avoir atteinte, il prouvait la sincérité de ses intentions. -Il pouvait ainsi attendre en sécurité les événements de France, avec -l'avantage de ne pas se compromettre lui-même, de ne pas compromettre -Napoléon, et enfin de n'avoir pas porté trop loin de Naples le théâtre -de la guerre si on en venait aux mains. Les raisons abondaient par -conséquent, et surabondaient en faveur de l'expectative. Mais Murat -regardait le succès de Napoléon comme aussi certain en Italie qu'en -France, par la seule puissance de sa renommée. Il voyait l'Empire -français à peine rétabli à Paris, se relever immédiatement à Milan par -un simple contre-coup, et le prince Eugène de nouveau proclamé -vice-roi. Ce dernier souci le tourmentait, et il voulait en se -présentant à Napoléon avoir un double titre à ses yeux, celui d'avoir -expulsé les Autrichiens de l'Italie, et celui d'en être le possesseur -de fait. -<span class="sidenote" title="En marge">Une lettre de Joseph mal interprétée le décide, et il passe -le Rubicon.</span> -Tandis que ses ministres employaient les plus grands efforts -pour le décider à ne pas commencer les hostilités, et semblaient même -l'avoir ébranlé dans <span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> ses résolutions, il reçut tout à coup -une nouvelle lettre de Joseph, datée de Prangins, et dans laquelle ce -prince, lui annonçant les derniers triomphes de Napoléon, le conjurait -de se rallier à lui, de le seconder en Italie <em>par les armes</em> et <em>par -la politique</em>, de rassurer en même temps les Autrichiens pour les -détacher de la coalition, et ajoutait ces mots malheureux: <cite>Parlez, -agissez suivant votre cœur; marchez aux Alpes, mais ne les dépassez -pas</cite><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.—Cette lettre écrite dans le désordre de la joie contenait -la plus déplorable contradiction, car elle conseillait de se conduire -politiquement à l'égard des Autrichiens, et en même temps de marcher -aux Alpes. Pourtant si elle avait été lue avec un peu plus de -réflexion qu'on n'en avait mis à l'écrire, Murat y aurait vu d'abord -que Joseph n'avait aucune idée de la situation. Si Joseph en effet -avait su que les Autrichiens occupaient les deux rives du Pô, il -n'aurait pas cru possible de concilier une conduite politique à leur -égard avec une marche vers les Alpes. Évidemment il ignorait que les -Autrichiens étaient déjà sur la droite du Pô, et il les croyait comme -en 1814 confinés à la gauche de ce fleuve, ce qui aurait permis, sans -conflit avec eux, de joindre le pied des Alpes dans une partie au -moins de la chaîne. Évidemment aussi le conseil de marcher aux Alpes, -et de ne pas les dépasser, était moins une invitation d'y marcher, -qu'une <span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> recommandation de ne pas violer la frontière de -France. -<span class="sidenote" title="En marge">Premier combat avec les Autrichiens, qui se retirent pour -se concentrer.</span> -Malheureusement Mural ne tenant compte que du conseil de -marcher aux Alpes, voulut s'emparer immédiatement de toute l'Italie: -il n'écouta ni les conseils, ni même les supplications de ses -ministres, passa la frontière des Légations, et refoula les -avant-gardes de la cavalerie autrichienne sur Césène. Les Autrichiens -qui n'étaient pas en force, et qui ne pouvaient tenir tête à une armée -de quarante et quelques mille hommes, se replièrent en bon ordre sur -la route de Bologne. Le général Bianchi les commandait. De part et -d'autre les pertes furent insignifiantes.</p> - -<p>C'est le 31 mars que Murat avait jeté le masque, et de sa propre main -posé la couronne d'Italie sur sa tête. Ce même jour il publia, en la -datant de Rimini, une proclamation des plus déclamatoires, pour -appeler les Italiens à l'indépendance et leur promettre l'unité de -l'Italie. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat se proclame roi d'Italie, sans parler de Napoléon ni -de la France.</span> -Mais dans cette proclamation il ne parlait ni de Napoléon ni -de la France, par deux motifs assez mesquins, le premier de se ménager -encore avec les Anglais, et le second de ne pas rappeler la -vice-royauté du prince Eugène. C'était fort mal calculer, car après -avoir rompu avec les Autrichiens, la prétention de temporiser avec les -Anglais était une chimère, et c'était une autre chimère que de vouloir -à cette époque créer un parti purement italien, qui ne fût ni -autrichien ni français. Alors en effet, à la suite de longues guerres -contre l'Autriche, on ne connaissait que deux manières d'être en -Italie, être partisan des Autrichiens ou partisan des Français. -D'ailleurs les Italiens, éloignés de Napoléon <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> en 1814 par les -souffrances endurées sous son règne, lui étaient bientôt revenus: ils -ne connaissaient que lui, ne pouvaient s'enthousiasmer que pour lui, -et Murat les glaçait en taisant ce grand nom pour y substituer le -sien, faisait même quelque chose de pis en rappelant sa défection de -1814, qui avait révolté tous les ennemis de la puissance autrichienne -en Italie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mauvais effet de cette proclamation.</span> -Cette proclamation restée sans écho fut donc un premier et fâcheux -insuccès. Elle enflamma quelques jeunes têtes, mais laissa froide la -nation elle-même, qui n'augurait rien de bon de la conduite de Murat. -<span class="sidenote" title="En marge">Séjour à Bologne.</span> -Il s'avança jusqu'à Bologne en faisant le coup de sabre avec la -cavalerie autrichienne, y réunit quelques Italiens en petit nombre, -essaya de composer un gouvernement, et ne rencontra partout que -très-peu de concours. Pourtant, dans cette ville populeuse et éclairée -de Bologne, où fermentait le patriotisme italien, il aurait pu trouver -quelques bras prêts à le servir, bien qu'on lui sût mauvais gré -d'avoir laissé percer des vues trop personnelles; mais, avec son -imprévoyance ordinaire, il n'avait pas même songé à s'approvisionner -de fusils, et eût-il excité un véritable enthousiasme, cet -enthousiasme, faute d'armes, serait demeuré stérile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche sur Parme et Plaisance.</span> -Après avoir montré deux ou trois jours sa vaine royauté au peuple de -Bologne, il continua sa marche sur Modène et Parme, avec le projet de -franchir le Pô, et d'aller prendre à Milan la couronne de fer. C'était -suivre d'une singulière façon les conseils de Napoléon et même de -Joseph, qui avaient tant recommandé <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> de se conduire -politiquement envers les Autrichiens. Ceux-ci en se repliant avaient -commencé à se concentrer. -<span class="sidenote" title="En marge">Combat sur le Panaro.</span> -Ils livrèrent sur le Panaro, en avant de -Modène, un combat sanglant, et qui coûta environ 800 hommes à chacun -des deux partis. Les Napolitains, commandés par Murat, se conduisirent -bien, et entrèrent à Modène. Le général Filangieri, fort connu depuis, -fut dans cette occasion gravement blessé. Les Autrichiens n'étant pas -encore en mesure de prendre l'offensive repassèrent le Pô pour en -défendre le cours, en attendant que leurs forces fussent réunies.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat songe à se porter sur le Pô supérieur, et à se jeter -brusquement sur Milan, en tournant tous les postes autrichiens.</span> -Après avoir commis la faute de s'attaquer aux Autrichiens, au lieu de -rester dans les Marches et de concentrer son armée en avant des -Abruzzes, ce qui laissait place à la fois à la politique et à la -guerre, Murat n'avait qu'un moyen de réparer cette faute, si toutefois -elle était réparable, c'était de rappeler à lui les troupes envoyées -en Toscane, de pousser sur Parme, Plaisance, Pavie, à la tête de -cinquante mille soldats, et là, n'ayant qu'un pas à faire pour être à -Milan, de s'y porter en traversant le Pô dans sa partie supérieure. Il -eût ainsi fait tomber tous les postes autrichiens établis sur le Pô -inférieur, et donné un fort ébranlement aux imaginations en entrant -dans la capitale de la Lombardie. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce plan n'était pas sans chances de succès.</span> -Murat eut bien cette idée, surtout -pour suivre le conseil de Joseph de marcher aux Alpes; mais ne pouvant -s'empêcher de mêler toujours l'intrigue aux témérités, il s'était -appliqué à rester en rapport avec lord Bentinck, auquel il ne cessait -de répéter qu'il n'avait tiré l'épée que parce que les <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> -Autrichiens s'étaient conduits sans loyauté à son égard, avaient -machiné contre sa couronne après la lui avoir garantie, et que si -l'Angleterre voulait au contraire être de bonne foi avec lui, il -serait de bonne foi avec elle. Lord Bentinck qui, malgré sa parfaite -droiture, ne manquait pas de finesse, lui ayant répondu que pour être -cru il fallait qu'il commençât par respecter les États du roi de -Sardaigne, Murat eut la simplicité de s'arrêter et de rebrousser -chemin. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat y renonce par déférence pour les Anglais, qu'il -continue à ménager.</span> -Renonçant à passer le Pô au-dessus de Plaisance, où il eût -trouvé ce fleuve moins difficile à franchir et les Autrichiens moins -bien établis, il redescendit vers Bologne, pour tenter un passage aux -environs de Ferrare. -<span class="sidenote" title="En marge">Il se reporte sur le Pô inférieur.</span> -Il essaya en effet une attaque sur Occhio-Bello -le 8 avril, et après avoir perdu beaucoup de monde, il fut obligé de -renoncer au passage de ce grand fleuve. -<span class="sidenote" title="En marge">Vaine tentative du 8 avril pour franchir le Pô à -Occhio-Bello.</span> -Il revint donc dans les -Légations, ne sachant plus que faire, n'osant remonter en Piémont à -cause des Anglais, ne pouvant forcer un fleuve comme le Pô défendu par -les Autrichiens avec toute leur armée, s'étant proclamé roi d'Italie -sans qu'une acclamation populaire confirmât cette investiture -spontanée, n'ayant plus l'élan de l'offensive pour s'être arrêté, ni -même la force de la défensive pour s'être porté trop en avant. Dès ce -moment, il était moralement perdu, même avant de l'être -matériellement. Il songea alors, mais trop tard, à la sagesse des avis -que lui avait donnés son beau-frère, et voulut regagner par les -Marches la route des Abruzzes, afin de ne livrer que sur le Garigliano -la bataille décisive que Napoléon lui avait conseillé d'éviter, mais -en tous cas de ne l'accepter <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> que le plus près possible de -Naples. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat est obligé de se replier sur les Abruzzes.</span> -Il se replia donc par Césène et Rimini; mais les Autrichiens, -qui avaient eu le temps de se concentrer, le suivirent avec plus de -soixante mille hommes, ayant à leur tête les généraux Bianchi et -Neiperg (ce dernier venait de quitter Marie-Louise pour servir en -Italie). Il était donc très-douteux que Murat pût regagner Capoue et -Naples sans être contraint d'en venir à une bataille. Exécutant une -retraite des plus difficiles, il livra chaque jour des combats -d'arrière-garde, dans lesquels il soutenait les soldats napolitains -par sa bravoure personnelle, mais qui finissaient toujours par la -perte du terrain disputé. Bientôt la démoralisation et la désertion -affaiblirent ses rangs d'une manière alarmante. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat, pour arrêter la démoralisation parmi ses troupes, se -décide à livrer bataille.</span> -Enfin arrivé à -Tolentino, et ayant la majeure partie de ses troupes dans la main, il -voulut décider de son sort dans une lutte désespérée. La bataille fut -longue et soutenue même avec assez de vigueur par les Napolitains, à -la tête desquels Murat se comporta en héros. -<span class="sidenote" title="En marge">Malheureuse journée de Tolentino.</span> -Il fit de tels efforts, -se jetant de sa personne au milieu des bataillons ennemis où il -cherchait la mort à défaut de la victoire, qu'un moment il se flatta -de triompher. Malheureusement le général Neiperg étant survenu avec -des troupes fraîches, il fallut céder au nombre et à la supériorité de -l'armée autrichienne. Les Napolitains vaincus se retirèrent par la -route de Fermo et Pescara qui longe la mer. Mais un corps autrichien -ayant fait un mouvement de flanc par Salmona, Castel di Sangro et -Isernia, les força de reprendre au plus tôt la route directe de -Naples. Murat tâchait <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> dans chaque rencontre de contenir -l'ennemi, mais après l'effort suprême fait à Tolentino, ses soldats -désertaient par milliers. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat, réduit à une poignée d'hommes, abandonne son armée -et se retire à Naples.</span> -Bientôt il ne lui resta pas plus de dix à -douze mille hommes, et, parvenu aux environs de Capoue, il laissa les -débris de son armée au baron de Carascosa, pour ne pas tomber au -pouvoir des Autrichiens. Rentré secrètement à Naples, et assez mal -accueilli par la reine qui avait vainement essayé d'empêcher sa folle -expédition, il lui adressa ces douloureuses paroles: Madame, ne vous -étonnez pas de me voir vivant, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour -mourir.—Le malheureux Murat disait vrai. Il s'était conduit en héros, -mais à la tête des États rien ne supplée à l'esprit politique. -<span class="sidenote" title="En marge">Il s'enfuit en Provence.</span> -Il s'embarqua sur un bâtiment léger pour la Provence, tandis que sa femme -traitait de la reddition de Naples avec les Anglais et les -Autrichiens. L'évacuation complète du royaume de Naples par cette -branche de la famille Bonaparte était naturellement la condition -principale de la capitulation, et la restauration très-prochaine des -Bourbons en était la conséquence inévitable. La reine n'avait demandé -pour elle et ses enfants que la liberté. Mais cette condition fût, -comme tant d'autres, violée par les alliés, et la sœur de Napoléon -fut conduite à Trieste. Le 20 mai tout était terminé à Naples.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Fin du règne de Murat.</span> -Telle fut la fin de la royauté de Murat. La fin de sa vie, retardée de -quelques mois, devait être plus triste encore. Cet infortuné, doué de -brillantes qualités militaires, brave jusqu'à l'héroïsme, général de -cavalerie accompli si au talent de jeter ses escadrons sur l'ennemi -il avait su joindre celui <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> de les conserver, bon, généreux, -doué de quelque esprit, fut atteint de la maladie de régner que -Napoléon avait communiquée à tous ses proches, même à ses lieutenants, -et il en mourut. C'est cette peste morale qui d'un cœur excellent -fit un moment un cœur infidèle, presque perfide, et un désastreux -allié pour la France, car d'après le jugement de Napoléon, Murat la -perdit deux fois, en l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop -tôt en 1815. -<span class="sidenote" title="En marge">Comment il faut juger sa conduite, et le tort qu'elle fit à -la France.</span> -La sévérité de ce jugement est exagérée sans doute, car -Murat n'avait pas assez d'importance pour perdre la France, bien qu'il -en eût assez pour la compromettre gravement. Il est certain que si en -1814 il se fût joint au prince Eugène au lieu de se prononcer contre -lui, les Autrichiens auraient été ou retenus en assez grand nombre en -Italie pour débarrasser la France d'une partie notable de ses -envahisseurs, ou assez contenus pour que le prince Eugène pût -descendre sur Lyon par le mont Cenis, ce qui aurait probablement amené -de très-heureuses conséquences. Il est certain encore qu'en 1815, si -Murat, concentrant 60 mille hommes aux environs d'Ancône, se fût tenu -là dans une immobilité imposante, tout à la fois ménageant et occupant -les Autrichiens, ceux-ci n'auraient pas eu un seul soldat à présenter -ni devant Antibes, ni devant Chambéry, et que 30 mille hommes auraient -pu être reportés des Vosges vers les Ardennes, ce qui aurait procuré à -Napoléon une tout autre proportion de forces sur le champ de bataille -de Waterloo. -<span class="sidenote" title="En marge">Sévérité du jugement de Napoléon.</span> -Il est donc vrai que si Murat ne perdit pas la France -deux fois, comme Napoléon l'en a accusé<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> il la compromit -deux fois par ce triste besoin de régner, qui d'un soldat héroïque et -généreux fit un roi médiocre, un mauvais parent, et un mauvais -Français<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mouvement général des armées coalisées.</span> -Quoi qu'il en soit de ces divers jugements, la guerre était finie dès -le milieu de mai en Italie, et les Autrichiens étaient libres de -reporter vers la France la plus grande partie de leurs forces. Toutes -les armées de l'Europe étaient en ce moment dirigées vers nos -frontières. Indépendamment de ce que les Autrichiens pouvaient amener -sur le Var et sur le mont Cenis, 70 mille de leurs soldats, 40 mille -Bavarois, 20 mille Wurtembergeois, 10 mille Badois, 10 mille -Allemands des petits princes marchaient vers <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> le Rhin. Ils -étaient suivis par 80 mille Russes arrivés déjà à Prague, et par 70 -mille autres occupés à traverser la Pologne. Cent vingt mille -Prussiens sous Blucher campaient entre la Sambre et la Meuse, avec -d'importantes réserves sur l'Oder. Enfin 100 mille Anglais, -Hanovriens, Hollando-Belges et Allemands du Nord se concentraient -autour de Bruxelles sous lord Wellington. -<span class="sidenote" title="En marge">Masse énorme de forces dirigée contre la France.</span> -Ce dernier qui s'était -efforcé de persuader à Blucher d'attendre la réunion générale des -forces européennes avant d'affronter Napoléon, en se voyant dès le -milieu de juin en mesure de réunir 250 mille combattants avec les -Prussiens, aurait été assez tenté de ne pas attendre la colonne de -l'est pour agir au nord, et de commencer au moins le siége de nos -places. Mais l'idée de ne pas s'engager les uns sans les autres ayant -universellement prévalu, lord Wellington et son voisin Blucher ne -s'occupaient que de rassembler leurs troupes, de choisir leurs -positions, d'établir entre eux de sûres communications pour le cas -d'une subite apparition des Français. Tout était donc en mouvement -vers nos frontières, et à la fin de juin 450 mille hommes sans les -réserves russes et prussiennes, sans les Autrichiens d'Italie, -allaient envahir notre territoire. Les Anglais leur destinaient, en -fait de subside, cinq millions sterling à répartir entre la Russie, la -Prusse et l'Autriche, deux millions et demi à distribuer entre les -petits princes allemands, enfin un million sterling pour la seconde -armée russe, total huit millions et demi sterling, ou 212 millions 500 -mille francs. -<span class="sidenote" title="En marge">Les peuples un peu moins irrités contre la France qu'en -1814, mais les gouvernements beaucoup plus.</span> -En général si les peuples étaient un peu moins animés -contre la France, les gouvernements <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> au contraire l'étaient -davantage. Ainsi les Anglais n'auraient pas voulu que pour rétablir -les Bourbons on troublât leur commerce et on perpétuât l'<i lang="en"> income-tax</i>; -les Allemands, ou déçus dans leurs espérances de liberté, ou spoliés -comme les Saxons, et tous accablés par les charges de la guerre, -n'étaient pas très-satisfaits de la voir recommencer. Les Belges -regrettaient les Français depuis qu'ils avaient chez eux les -Hollandais, les Anglais, les Prussiens. Les Autrichiens étaient -très-mécontents de la prédominance des Russes. Ces divers sentiments -avaient partagé le cœur des peuples, et fait rejaillir en partie -sur les potentats réunis à Vienne la haine violente qu'un an -auparavant ils vouaient exclusivement à Napoléon. Les souverains au -contraire étaient plus irrités que jamais, et ne pardonnaient pas à -Napoléon de les avoir détournés du festin servi à Vienne à leur -ambition. Leurs armées, quoique condamnées à se battre de nouveau, -étaient en communauté de sentiments avec eux. -<span class="sidenote" title="En marge">Violence inouïe des Prussiens.</span> -L'armée prussienne, -comme nous l'avons déjà dit, dépassait en exagération toutes les -autres. Les officiers prussiens à Liége, froissés par les dispositions -qu'on leur montrait, commettaient souvent des violences sur les Belges -réputés nos amis, et annonçaient que cette fois ils ne laisseraient -pas pierre sur pierre dans les provinces françaises. Ils menaçaient -même d'égorger les femmes et les vieillards, mais heureusement -n'étaient pas capables de tenir ces féroces promesses. Leurs -collisions avec les Saxons étaient journalières. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage odieux des journaux allemands.</span> -Les journaux des -bords du Rhin continuaient de tenir le langage le plus <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> -extravagant. Les Bourbons, disaient-ils, n'avaient pas su gouverner; -mais Napoléon gouvernait trop bien, car il avait plus tiré de la -France en deux mois que les Bourbons en une année. Il ne fallait donc -ni des uns ni de l'autre. Il fallait (comme ils l'avaient déjà dit) -donner à la France une douzaine de rois, et réserver pour l'Allemagne -le bienfait d'un empereur unique; il fallait reprendre l'Alsace, la -Lorraine, employer les biens nationaux à doter les soldats allemands, -et payer ainsi la guerre d'extermination qu'on allait entreprendre. On -ne devait prêter l'oreille à aucune proposition, à moins qu'en signe -de soumission la France ne livrât Lille, Metz et Strasbourg!—À Gand, -l'émigration française correspondait toujours avec les généraux -Wellington et Blucher, pour les informer de tout ce qu'on apprenait de -France, et elle agitait fort avec eux une grave question, celle d'une -nouvelle insurrection vendéenne. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts des généraux coalisés pour obtenir des royalistes -français une diversion en Vendée.</span> -Le duc de Wellington, très-attentif -aux préparatifs de Napoléon, aurait voulu qu'on lui causât le gros -embarras d'un soulèvement sur les deux bords de la Loire. N'en -résultât-il que le détournement de quinze ou vingt mille hommes -retenus entre Nantes et La Rochelle tandis qu'on se battrait entre -Maubeuge et Charleroy, c'était un grand soulagement pour ceux qui -auraient à essuyer le premier choc de l'armée française. -<span class="sidenote" title="En marge">Hésitation des Vendéens.</span> -Au contraire, -les chefs vendéens, trouvant le zèle fort attiédi dans leurs -campagnes, avaient montré la résolution assez arrêtée de ne pas -devancer les coalisés, et d'attendre pour agir que ceux-ci eussent -attiré à eux toutes les forces de la France. Mais sur les instances -du duc <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> de Wellington on avait fait partir le marquis de La -Rochejaquelein pour aller donner le signal trop différé de -l'insurrection, en promettant le secours d'une flotte anglaise chargée -d'armes et de munitions.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tristesse que la catastrophe de Murat inspire à Napoléon.</span> -Tel était le sinistre tableau qui se déroulait aux yeux de Napoléon -vers la seconde quinzaine du mois de mai. Il serait difficile de -rendre à quel point il avait été affecté par la catastrophe de Murat. -Bien qu'on ne pût conclure de ce qui était arrivé à Murat et à l'armée -napolitaine, ce qui arriverait à lui et à l'armée française, il ne put -s'empêcher de voir dans les événements de Naples un sinistre présage. -Les dernières faveurs que la fortune lui avait prodiguées de -Porto-Ferrajo à Paris ne lui avaient pas fait longtemps illusion: -bientôt aux difficultés qui étaient venues l'assaillir, aux rigueurs -croissantes de l'Europe, il avait senti que l'implacable fortune -n'était point apaisée, et il avait considéré les quelques jours -écoulés du 26 février au 20 mars comme les dernières lueurs d'un astre -à son déclin. -<span class="sidenote" title="En marge">Sinistre augure qu'il en tire, et que ses ennemis en tirent -avec lui.</span> -En voyant tomber Murat à côté de lui, Murat dont la -légèreté lui avait toujours été antipathique, mais qui avait si bien -dirigé sa cavalerie sur les champs de bataille de l'Europe, et qui -était l'un de ses plus anciens compagnons d'armes, il fut saisi d'une -profonde pitié et de sombres préoccupations qu'il voulait en vain -cacher, et que ses amis découvraient malgré lui. Quoique mécontent de -son beau-frère il fit partir un homme de confiance chargé de lui -porter des consolations, de lui faire sentir, toutefois avec douceur, -combien ses fautes avaient été nombreuses <span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> et graves, et de -l'engager à rester quelque temps entre Marseille et Toulon, dans le -lieu qui lui agréerait le plus. Ce n'était pas le cas en effet de -montrer aux Parisiens le roi de Naples vaincu, et de réjouir les -ennemis de l'Empire par la vue d'une victime qui à leurs yeux en -présageait une bien plus grande et plus détestée.</p> - -<p>Les royalistes semblant deviner, avec l'ordinaire malice des partis, -tout ce que Napoléon avait dans l'âme, éprouvaient une joie -singulière. Pour eux la fin de Murat était l'image anticipée de la -chute de Napoléon. Ils ne tenaient pas compte de la différence, et -faisaient remarquer non sans fondement, que si Napoléon et l'armée -française étaient bien supérieurs à Murat, le duc de Wellington, le -maréchal Blucher, le prince de Schwarzenberg et les cinq cent mille -hommes qu'ils commandaient, n'étaient pas moins supérieurs au général -Bianchi et à l'armée autrichienne de Tolentino. Usant de la liberté -qui leur était laissée, ils disaient tout haut ce que présageait la -chute de Murat, l'écrivaient clairement dans certaines feuilles, -allaient, venaient, s'agitaient, notamment dans le Midi, à Marseille, -à Toulouse, à Bordeaux, et ils commençaient dans la Vendée à former -des rassemblements qui pouvaient faire craindre une prise d'armes -prochaine.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne songe plus qu'à la guerre, bien qu'il permette -à M. Fouché d'envoyer un nouvel émissaire à Vienne, M. de Saint-Léon.</span> -Rien de tout cela n'échappait à Napoléon, et il ne voyait plus de -remède à cette situation que dans la guerre entreprise promptement, et -conduite avec vigueur et bonheur. M. Fouché, par goût pour l'intrigue -au dehors aussi bien qu'au dedans, avait voulu faire une nouvelle -tentative auprès des puissances, <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> et il avait envoyé à Vienne -M. de Saint-Léon, homme d'esprit, vivant dans l'intimité de M. de -Talleyrand, d'opinion fort libérale, et très-capable de faire valoir -les dangers d'une lutte obstinée pour les Bourbons. M. Fouché avait -donné à M. de Saint-Léon une lettre pour M. de Metternich, lettre -sensée, presque éloquente, dans laquelle il plaidait chaudement la -cause de Napoléon, avec l'espérance que s'il ne gagnait pas la cause -de Napoléon, ce qui lui était assez indifférent, il gagnerait -peut-être celle de la régence de Marie-Louise, peut-être même celle du -duc d'Orléans, et s'épargnerait ainsi le retour des Bourbons. Napoléon -ne se faisait guère illusion ni sur les motifs de M. Fouché, ni sur -ses chances de succès; néanmoins il le laissait faire, une tentative -de ce genre ne pouvant pas nuire, et n'empêchant d'ailleurs aucun de -ses préparatifs. Mais la ressource véritable, la ressource unique, il -la voyait dans un grand coup prochainement frappé sur la portion des -coalisés qui était à sa portée, et il songeait à profiter de ce que -l'une des deux colonnes ennemies, celle du prince de Schwarzenberg, -était en arrière de l'autre, pour fondre à l'improviste sur Blucher et -Wellington cantonnés le long de notre frontière du Nord. -<span class="sidenote" title="En marge">Quoique fort attristé, Napoléon a confiance dans ses -combinaisons militaires.</span> -Déjà il -méditait, comme nous l'avons dit, l'un des plans les plus profonds -qu'il ait conçus de sa vie, et s'il retrouvait l'espérance, c'était en -descendant en lui-même, et en apercevant combien la courte vue de ses -ennemis laissait de chances à sa suprême clairvoyance militaire. Avec -une victoire comme il en avait tant gagné, et comme il était capable -d'en <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> gagner encore, les royalistes se calmeraient, l'Europe -sourde aujourd'hui à ses ouvertures prêterait l'oreille, et les -difficultés que son gouvernement rencontrait s'aplaniraient. -<span class="sidenote" title="En marge">Prodigieuse activité de ses préparatifs.</span> -Aussi -travaillait-il jour et nuit à préparer entre Paris et Maubeuge une -armée de cent cinquante mille hommes, pour la jeter comme une massue -sur la tête des Anglais et des Prussiens, les plus voisins de lui. Par -ce motif il lui tardait de partir, et les votes sur la Constitution -proclamés en assemblée du Champ de Mai, les élections terminées, les -deux Chambres réunies, il comptait quitter Paris pour aller en Flandre -décider de son destin et de celui du monde en deux ou trois journées. -Jamais il n'avait travaillé ni plus activement ni plus fructueusement. -<span class="sidenote" title="En marge">Succès de la levée des gardes nationaux mobiles.</span> -Les bataillons de gardes nationaux d'élite se formaient avec une -extrême facilité, surtout dans les provinces frontières, et il était -certain que ces provinces seules donneraient au moins 150 mille -hommes. Napoléon dirigeait ces bataillons vers les places fortes, avec -une simple blouse à collet de couleur, et avec de vieux fusils qui -devaient être réparés dans le loisir des garnisons. Malheureusement le -recrutement de l'armée active ne s'opérait pas aussi bien. Le rappel -des anciens soldats ne donnait pas ce qu'on s'en était promis. -Beaucoup d'entre eux avaient préféré servir dans les gardes nationales -mobilisées, parce que c'était un service limité sous le rapport de la -durée et du déplacement, et avaient singulièrement contribué à la -rapide formation de ces bataillons. D'autres s'étaient mariés, -d'autres appartenant aux classes de 1813 et de 1814 n'avaient aucun -goût <span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> pour la guerre, dont ils n'avaient connu que les -désastres. -<span class="sidenote" title="En marge">Déficit dans le rappel des anciens militaires.</span> -Par toutes ces causes, au lieu de 90 mille anciens soldats -qu'on avait espéré recouvrer sur 150 mille qui avaient déserté en -1814, on ne pouvait compter que sur 70 mille, dont 58 mille rendus, et -12 mille en marche pour rejoindre. En les ajoutant aux 180 mille -hommes de l'effectif existant au 1<sup>er</sup> mars, aux 50 mille hommes en -congé de semestre qui avaient tous obéi, on pouvait se flatter d'avoir -environ 300 mille hommes d'armée active, dont 200 à 210 mille présents -dans les bataillons de guerre, les autres laissés aux dépôts ou à -l'intérieur. Ce n'était certes pas assez pour la grandeur des périls -qui menaçaient la France. -<span class="sidenote" title="En marge">Recours à la conscription de 1815.</span> -Napoléon était décidé à rappeler la -conscription de 1815, que le Conseil d'État avait déclaré appartenir -au gouvernement, pour la partie au moins qui en 1814 avait été -incorporée. Quant au surplus, il fallait une loi qu'on était occupé à -rédiger afin de la soumettre aux Chambres. Les diverses pertes de la -conscription de 1815 déduites, on comptait sur 112 mille hommes, dont -45 mille immédiatement appelables. L'armée active devait donc monter à -412 mille hommes, compris les non-valeurs. On espérait porter à 200 -mille hommes les gardes nationaux mobilisés, et en y ajoutant 25 mille -marins qui allaient se rendre soit à Paris, soit à Lyon, en y ajoutant -20 mille fédérés à Paris, 10 mille à Lyon, la France devait avoir -assez de bras pour la défendre. Restait enfin la ressource à laquelle -Napoléon songeait déjà, celle de demander aux Chambres assemblées une -levée extraordinaire de 150 mille hommes à prendre sur toutes les -<span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> classes antérieures. Il aurait ainsi environ 800 mille -soldats, et avec de l'union dans les pouvoirs, de la persévérance dans -les efforts, il n'y avait pas à désespérer du salut de la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Force réelle sur laquelle on peut compter dans le moment.</span> -Pour le moment il n'y avait de réellement disponibles que les 300 -mille hommes d'armée active, qui devaient en donner, comme nous venons -de le dire, 200 et quelques mille au feu, plus 200 mille gardes -nationaux bien choisis, occupant les places fortes et les défilés de -nos frontières. Napoléon avait prescrit de requérir sur-le-champ les -45 mille conscrits de 1815, actuellement appelables, ce qui devait -mettre immédiatement à sa disposition 250 mille combattants, force qui -dans sa main pouvait servir à frapper un premier coup terrible. Mais, -telle quelle, cette force ne devait pas être prête avant la mi-juin.</p> - -<p>Il travaillait sans relâche à la réunir et à l'organiser, et écrivait -pour cela jusqu'à cent cinquante lettres par jour. Ici c'étaient cent -ou deux cents recrues laissées dans un dépôt, et qu'il fallait -expédier aux bataillons de guerre; là c'étaient des régiments de -cavalerie qui avaient des hommes et pas de chevaux, d'autres qui -avaient des chevaux et pas d'hommes, ou qui manquaient de -harnachement. Suivant chaque chose avec une précision de mémoire -prodigieuse, Napoléon ordonnait, après avoir ordonné veillait à -l'exécution de ses ordres au moyen d'officiers allant et venant dans -tous les sens, reçus, écoutés sur l'heure quand ils avaient à rendre -compte de ce qu'ils avaient vu, toujours réexpédiés à l'instant même, -et autant de fois qu'il le fallait pour l'entier accomplissement de -leur mission. <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Départ des troisièmes bataillons.</span> -Napoléon avait déjà fait partir les troisièmes -bataillons des places où affluaient les gardes nationaux mobiles, et -partout il avait formé le quatrième destiné à servir de dépôt. Dans -quelques régiments le cinquième bataillon avait été créé, et aussitôt -le quatrième avait rejoint les bataillons de guerre. Ce n'était -toutefois qu'une exception, et les régiments n'avaient en général que -trois bataillons de guerre, ce qui aurait suffi s'ils avaient été plus -nombreux; mais malgré tous les efforts bien peu comptaient 600 hommes -par bataillon. -<span class="sidenote" title="En marge">Soins donnés à la cavalerie.</span> -La cavalerie n'attirait pas moins que l'infanterie -l'attention de Napoléon. Grâce au dépôt de Versailles, aux levées de -chevaux sur la gendarmerie, et aux achats dans les provinces, on -pouvait se flatter de réunir à la mi-juin (la garde impériale -comprise) 40 mille cavaliers excellents, car tous avaient servi. Les -confections d'habillement, les réparations d'armes, étaient l'objet -des mêmes soins. Napoléon allait en personne visiter les ateliers de -tailleurs, de selliers, d'armuriers, et les animait de sa présence -vivifiante. Les officiers d'artillerie employés à la direction du -travail des armes rendaient les plus grands services. On avait de quoi -donner des fusils neufs à toute l'armée, des fusils réparés aux gardes -nationaux mobilisés, et il devait en rester 100 mille pour la -conscription de 1815. Si la guerre se prolongeait jusqu'à l'hiver, -l'été et l'automne devaient fournir de quoi satisfaire à tous les -besoins. -<span class="sidenote" title="En marge">Quantité d'hommes levés en deux mois.</span> -Au prix de cette prodigieuse activité, Napoléon avait en deux -mois (de la fin de mars à la fin de mai) levé, équipé, armé environ -300 mille hommes, dont 50 mille semestriers, <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> 70 mille anciens -soldats et 180 mille gardes nationaux d'élite, résultat prodigieux -pour qui connaît les difficultés de la haute administration, et qui du -reste eût été impossible sans l'immense personnel militaire dont la -France disposait à cette époque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Reploiement des dépôts en cas d'invasion subite.</span> -Avec sa prévoyance qui s'appliquait à tout, Napoléon avait calculé que -si l'ennemi passait la frontière, les places seraient bloquées et les -dépôts avec elles. Il avait donc ordonné le reploiement successif des -dépôts, pour la frontière du Nord sur Abbeville, Amiens, -Saint-Quentin, Châlons, Bar, Brienne, Arcis-sur-Aube, Nogent; pour la -frontière de l'Est, sur Châlon, Dijon, Autun, Troyes; pour les -frontières du Midi, sur Avignon et Nîmes. Il était ainsi assuré qu'un -brusque mouvement d'invasion, en isolant nos places, n'isolerait pas -nos régiments, et ne les priverait pas de leurs ressources en hommes -et en matériel. Une commission composée des généraux Rogniat, Dejean, -Bernard, Marescot (celui-ci tiré de la disgrâce où il était -injustement tombé à la suite de la capitulation de Baylen), s'était -occupée de la mise en état de défense de nos places, en première, -seconde et troisième ligne. Les réparations urgentes, l'armement et -l'approvisionnement étaient ordonnés et en cours d'exécution. De plus, -la commission avait signalé les passages de nos frontières où une -route coupée, un ouvrage de campagne bien placé, pouvaient donner aux -divisions de gardes nationaux mobilisés le moyen de tenir tête à -l'ennemi. Enfin, Paris et Lyon, désignés comme les deux postes -essentiels, s'étaient déjà couverts de travaux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Détail de la défense de Paris.</span> -Napoléon n'avait point oublié que si en 1814, tandis qu'il -manœuvrait autour de Paris, cette grande ville avait pu tenir huit -jours, il aurait sauvé sa couronne et la France. Il avait considéré -que Lyon à l'est pouvait jouer le rôle de Paris au nord, et il avait -prescrit pour ces deux points tout ce que le temps permettait de -faire. On a déjà vu que n'ayant pas le loisir d'exécuter autour de -Paris des travaux de maçonnerie, il s'était contenté d'ordonner des -travaux de campagne. Le général Haxo avait couvert de redoutes les -deux versants de Belleville, de manière que de la plaine de Vincennes -au sud, à la plaine de Saint-Denis au nord, toutes les hauteurs -fussent occupées, et certes, si dans la journée du 30 mars 1814 les -soldats de Marmont avaient trouvé un semblable appui, ils n'auraient -pas succombé. Le canal Saint-Martin, qui de la Villette va joindre la -Seine à Saint-Denis, avait été garni de flèches, de manière à -présenter une ligne très-défensive. À Saint-Denis les inondations -étaient préparées. Il était peu probable que l'ennemi, perçant cette -ligne, osât s'aventurer entre les hauteurs de Montmartre et la Seine, -car il se serait exposé à être jeté dans la rivière. Mais, en tout -cas, Montmartre, Clichy, l'Étoile, avaient été pourvus de fortes -redoutes, qui en faisaient autant de réduits très-solides. Enfin des -ouvrages de campagne étaient commencés sur la rive gauche, entre -Montrouge et Vaugirard. Les fédérés et un certain nombre de gardes -nationaux s'étaient offerts pour prendre part aux travaux de -terrassement. Napoléon les avait acceptés pour le bon exemple, mais -il avait deux mille <span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> travailleurs bien payés, dont les bras -plus exacts exécutaient sans interruption les redoutes tracées par le -général Haxo.</p> - -<p>Tout ayant été dit au public sur nos relations avec l'Europe, Napoléon -qui n'avait plus rien à cacher, avait fait commencer l'armement de ces -redoutes, d'abord pour présider lui-même à cette opération, et ensuite -pour user d'avance, et avant l'apparition de l'ennemi, l'émotion -qu'elle devait causer. Il raisonnait donc cette fois autrement qu'en -1814, et au lieu de dissimuler les périls, il s'attachait à les rendre -frappants. Sur 300 pièces de gros calibre demandées dans les ports et -transportées par mer aux bouches de la Seine, 200 étaient arrivées à -Rouen et en route vers Paris. À mesure de leur arrivée on les plaçait -sur les ouvrages, quoique inachevés. Pour éviter la confusion des -calibres et les erreurs qui en résultent dans les distributions de -munitions, Napoléon avait décidé que le 12 et le 6 seraient sur la -rive droite, la plus menacée des deux, le 8 et le 4 sur la rive -gauche. Il avait fait mettre en batterie sur les points culminants de -la butte Saint-Chaumont un certain nombre de grosses pièces venues des -ports. Les écoles de Saint-Cyr et d'Alfort, l'école polytechnique, se -livraient journellement à l'exercice du canon. Un parc de 200 bouches -à feu de campagne était préparé à Vincennes, pour être amené comme -artillerie mobile sur les points où on croirait en avoir besoin. Deux -régiments de marins tirés de Brest et de Cherbourg étaient en marche -sur Paris. Napoléon avait ordonné en outre le recensement et la -complète organisation des fédérés, et les avait formés en -vingt-quatre <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> bataillons. Sans les armer encore, il avait -voulu qu'on leur donnât cent fusils par bataillon, afin d'instruire -ceux qui n'avaient jamais servi. Son projet était de réduire -successivement la garde nationale à 8 ou 10 mille hommes sûrs, et de -remettre aux fédérés les 15 mille fusils qu'on aurait ainsi rendus -disponibles. Il n'entrait dans ce projet aucun calcul démagogique, -mais une certaine méfiance de la garde nationale, suspecte à ses yeux -de royalisme, et une grande confiance dans le dévouement et la -bravoure des fédérés, qu'il n'avait aucun scrupule à faire tuer sous -les murs de Paris. Grâce à ces soins, dans un mois et demi au plus -tard, c'est-à-dire à la fin de juin, Paris devait être à l'abri de -toute attaque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Postes fortifiés compris dans le rayon de la défense de -Paris.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout destiné au commandement de Paris.</span> -Napoléon avait rattaché à la défense de la capitale la défense des -villes de Nogent-sur-Marne, de Meaux, de Château-Thierry, de Melun, de -Montereau, de Nogent-sur-Seine, d'Arcis-sur-Aube, d'Auxerre, et placé -tout cet ensemble sous les ordres du maréchal Davout, qu'il se -proposait de nommer gouverneur de Paris, avec des pouvoirs -extraordinaires. Le défenseur de Hambourg, proscrit par les Bourbons, -lui avait semblé réunir au plus haut degré les conditions militaires -et politiques pour un tel rôle. Il comptait bien, avec ce qu'il -conserverait de la garde nationale, avec les fédérés, les marins, les -dépôts, lui laisser de 70 à 80 mille combattants. Avec une telle -force, de tels ouvrages et un tel chef, la capitale lui paraissait -invincible.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Détail de la défense de Lyon.</span> -Napoléon s'était occupé en même temps de la <span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> défense de Lyon, -et avait prescrit les divers travaux à exécuter. Appliquant à cette -seconde capitale les mêmes principes qu'à la première, il avait fait -venir de Toulon par le Rhône 150 bouches à feu de gros calibre, et -avait ordonné de les placer dans les ouvrages. Un régiment de marine -était en route pour s'y rendre. L'école vétérinaire de Lyon était, -comme les écoles de Paris, destinée à servir une partie des batteries. -Confiant dans l'esprit des Lyonnais, Napoléon avait fixé à 10 mille le -nombre des gardes nationaux qui contribueraient à la défense de leur -ville. Il leur avait envoyé 10 mille fusils non réparés, et qui -devaient être remis en état dans les ateliers extraordinaires créés -sur les lieux. Les pays environnants, tels que la Bourgogne, la -Franche-Comté, le Dauphiné, l'Auvergne, ayant suivi l'exemple de la -Bretagne, il comptait en tirer 10 mille fédérés, lesquels, avec les -dépôts, devaient compléter la garnison de Lyon. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Suchet chargé de la guerre sur toute la -frontière de l'Est.</span> -Le maréchal Suchet -était chargé de veiller à ces détails. L'ayant rappelé de l'Alsace, -Napoléon lui avait donné le commandement de cette frontière en lui -disant: Quand vous êtes quelque part, je suis tranquille pour -l'endroit où vous êtes; partez donc, et gardez-moi l'Est, pendant que -je vais défendre le Nord contre l'Europe entière.—Le maréchal Suchet, -avec le 7<sup>e</sup> corps, devait avoir environ 20 mille hommes de bonnes -troupes, plus 12 mille provenant de deux divisions de gardes -nationales d'élite, et il pouvait ainsi occuper la Savoie avec 32,000 -combattants. Appuyé sur Lyon, bien fortifié, il avait grande chance de -tenir tête aux Autrichiens. Sur le bas Rhône, vers <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> Avignon, -se trouvaient en réserve quatre des six régiments tirés du 8<sup>e</sup> corps. -<span class="sidenote" title="En marge">Formation du 9<sup>e</sup> corps sous le maréchal Brune pour la -défense des Alpes maritimes.</span> -Le maréchal Brune, avec les deux restant, et trois autres tirés de -Corse, devait former le 9<sup>e</sup> corps, chargé d'observer le Var, Toulon et -Marseille. Cette dernière ville surtout était l'objet d'une -surveillance spéciale. Napoléon avait ordonné de désarmer la garde -nationale marseillaise, de la réduire à 1500 hommes sûrs, d'armer les -forts Saint-Jean et Nicolas, et d'en enlever les munitions qui -n'étaient pas indispensables pour les renfermer dans l'arsenal de -Toulon. Il avait fait retrancher le Pont-Saint-Esprit sur le Rhône, et -prescrit la mise en état de la petite place de Sisteron, pour arrêter -l'ennemi, si après avoir envahi la Provence il essayait de pénétrer -dans le Dauphiné et le Lyonnais. -<span class="sidenote" title="En marge">Défense du Jura par Lecourbe.</span> -Au-dessus de Lyon, et en remontant la -Saône, Napoléon (nous l'avons dit) avait placé sous le général -Lecourbe un corps supplémentaire, qui n'avait pas de rang dans les -neuf corps embrassant la défense du territoire, parce qu'il avait été -formé plus tard, et qu'il ne se composait que d'une division de ligne. -Napoléon lui avait adjoint deux belles divisions de gardes nationales -d'élite, et lui avait confié la trouée de Béfort et les passages du -Jura. L'armée d'Alsace ou 5<sup>e</sup> corps, se liant avec Lecourbe, gardait -le Rhin. Ce 5<sup>e</sup> corps avait été réuni tout entier dans les lignes de -Wissembourg. Des bataillons d'élite occupaient Strasbourg, et les -places depuis Huningue jusqu'à Landau. D'autres bataillons gardaient -les passages des Vosges, tandis que la cavalerie légère battait -l'estrade le long du Rhin, aidée par des lanciers volontaires formés -dans le <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> pays. -<span class="sidenote" title="En marge">Prescriptions diverses pour le cas d'invasion.</span> -Il était décidé qu'à la première apparition de -l'ennemi le tocsin sonnerait, que les commandants des places -s'enfermeraient dans leurs enceintes, que les préfets et les généraux -se retireraient emmenant avec eux le bétail, les vivres, et la levée -en masse, composée de tous les citoyens de bonne volonté. Ils devaient -se porter vers les passages difficiles dont la défense avait été -préparée d'avance, y tenir tant que possible, ne se replier qu'à la -dernière extrémité, et le faire sur les corps d'armée chargés de -couvrir la frontière. Des corps francs, organisés dans les pays où il -y avait beaucoup d'anciens militaires, étaient chargés de concourir à -ces mesures. -<span class="sidenote" title="En marge">Emploi des militaires pensionnés.</span> -Enfin, s'ingéniant à mettre en valeur toutes les -ressources du pays, Napoléon avait songé à une dernière combinaison -qui, dans certaines parties du territoire, pouvait être d'une réelle -utilité. Il avait remarqué, en compulsant les états du ministère de la -guerre, qu'il y avait 15 mille officiers et 78 mille sous-officiers et -soldats en retraite, les uns et les autres pensionnés par l'État. Si -un grand nombre étaient incapables de supporter les bivouacs, le -froid, la chaud, la faim, beaucoup étaient en état de servir dans -l'intérieur d'une ville, de tenir une épée ou un fusil, et de s'y -rendre utiles de plus d'une façon. Attachés à la Révolution et à -l'Empire, n'aimant pas les Bourbons, ils pouvaient imposer à la -malveillance, et Napoléon imagina d'en appeler vingt-cinq ou trente -mille, de les distribuer dans les villes d'un esprit douteux, où ils -seraient prêts à se réunir en armes autour des autorités, et à leur -apporter l'appui <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> de leurs paroles dans les lieux publics, et -celui de leurs bras dans les moments de danger. Napoléon voulait que, -sans les contraindre, on fît seulement appel à leur zèle, et qu'on -leur rendît le déplacement facile en leur donnant, outre leurs -pensions, une indemnité de route et les vivres de campagne. Il ordonna -d'en envoyer à Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, Tours, -Lille, Dunkerque, etc. De la sorte, aucune des forces du pays, depuis -les plus jeunes jusqu'aux plus vieilles, ne devait rester oisive ou -inutile.</p> - -<p>À ces mesures d'une prévoyance universelle et infatigable, Napoléon -ajouta toutes celles qu'exigeait particulièrement l'organisation de -l'armée avec laquelle il allait combattre. On a vu qu'elle comprenait -cinq corps, le 1<sup>er</sup> réuni autour de Lille sous le comte d'Erlon, le -2<sup>e</sup> autour de Valenciennes sous le général Reille, le 3<sup>e</sup> autour de -Mézières sous le général Vandamme, le 4<sup>e</sup> autour de Metz sous le -général Gérard, le 6<sup>e</sup> enfin, formé entre Paris et Laon, sous le comte -de Lobau. Napoléon rabattant de gauche à droite sur Maubeuge les corps -des généraux d'Erlon et Reille, de droite à gauche sur ce même point -de Maubeuge ceux des généraux Vandamme et Gérard, puis les appuyant -avec la garde et le 6<sup>e</sup> corps parti de Paris, se proposait de percer -la frontière avec 150 mille hommes. -<span class="sidenote" title="En marge">Mouvements ordonnés pour l'armée du Nord, qui doit agir la -première, et sous le commandement direct de Napoléon.</span> -Le moment n'est pas venu d'exposer -par quelle combinaison il se flattait de surprendre ainsi la portion -la plus rapprochée et la plus considérable de ses ennemis. Mais ayant -résolu d'être en opération le 15 juin, au plus tard, et touchant déjà -aux derniers <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> jours de mai, il avait tracé dès cette époque la -marche du général Gérard, qui ayant plus de soixante lieues à -parcourir pour se rendre au point de concentration, devait être en -mouvement avant tous les autres. Napoléon lui avait en très-grand -secret fixé le jour où il faudrait qu'il s'ébranlât, et les -précautions qu'il aurait à prendre pour donner à son départ toute -autre signification que la véritable. Le comte de Lobau, à mesure que -ses régiments étaient prêts, avait ordre de les acheminer sur Soissons -et Laon, où se réunissait le 6<sup>e</sup> corps. Napoléon s'occupait activement -de la garde, qu'il espérait porter à 20 ou 25 mille hommes, et dont il -avait confié l'organisation au général Drouot. La grande réserve -d'artillerie était comme d'usage l'objet de tous ses soins, et il -poussait la vigilance jusqu'à inspecter lui-même les batteries prêtes -à partir, et à signaler un harnais qui manquait<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. N'ayant pas -encore assez de chevaux de trait, même avec les 6 mille retirés de -chez les paysans, il venait d'en faire lever 8 à 10 mille, en les -payant comptant, dans les provinces voisines des corps d'armée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Froissement résultant de cet immense mouvement de choses.</span> -Tant de choses ne s'accomplissaient pas sans froissement. Le maréchal -Davout habitué pendant quinze ans à agir au loin, et dans une sorte -d'indépendance, placé maintenant sous une surveillance qui ne lui -laissait ni liberté ni repos, éprouvait quelquefois des mouvements -d'humeur assez vifs. Il <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> était soumis sans doute, mais point à -la manière du duc de Feltre, c'est-à-dire en perdant tout caractère. -Il y avait un genre de contrôle qui l'incommodait plus -particulièrement, c'était celui qui s'exerçait sur le choix des -officiers, et auquel Napoléon tenait expressément depuis qu'il fallait -s'assurer non-seulement de la valeur, mais de la fidélité des -militaires employés. Il avait été établi que les choix seraient -vérifiés par trois personnages de confiance, les comtes de Lobau, de -La Bédoyère et de Flahault. Ces deux derniers, fort au courant des -dispositions de la jeunesse militaire, critiquaient certaines -présentations du ministre de la guerre, et celui-ci accueillait -très-mal leurs observations. Napoléon eut donc à intervenir plus d'une -fois, et nous ne mentionnerions pas ces détails, si les froissements -avec le ministre de la guerre n'avaient eu plus tard des conséquences -graves. Il s'éleva notamment une contestation au sujet du général -Bourmont, que le maréchal Davout ne voulait pas admettre dans le -service actif, et dont les généraux de La Bédoyère et Gérard -répondaient sur leur tête. Napoléon ayant fini par adopter l'avis de -ces derniers après bien des hésitations, fut obligé de donner au -maréchal Davout un ordre formel, et le maréchal ne se rendit que -devant une injonction absolue.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Mortier chargé de commander la garde -impériale.</span> -Napoléon choisit le maréchal Mortier pour commander la garde -impériale. Il aurait voulu rappeler auprès de lui Berthier, son chef -d'état-major dans toutes les guerres qu'il avait faites, son -interprète exact et infatigable, son ami enfin, et le nommer major -général de l'armée. Berthier avait commis <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> quelques -faiblesses; Napoléon lui avait fait dire de n'y pas plus penser qu'il -n'y pensait lui-même, et de venir le rejoindre. Berthier ne résistant -pas à cet appel, était en route pour revenir, mais entouré de -surveillance, et prêt à rentrer par Bâle, il avait été contraint de -rebrousser chemin et de retourner en Allemagne, où l'attendait une -mort aussi déplorable que mystérieuse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult nommé major général à défaut de -Berthier.</span> -Ne sachant comment remplacer son major général, Napoléon eut recours -au plus laborieux de ses lieutenants, au maréchal Soult, qui s'était -un moment dévoué aux Bourbons en croyant faire une chose durable, et -qui, voyant maintenant qu'il s'était trompé, s'appliquait à effacer -les traces de cette erreur. La violente proclamation qu'il avait -publiée contre Napoléon l'embarrassait, et il avait cherché à la -racheter par une autre aussi violente contre les Bourbons, qu'il -devait adresser à l'armée en prenant la qualité de major général. -Napoléon, dans l'intérêt du maréchal, en adoucit les termes, et la fit -publier sous forme d'ordre du jour. Il connaissait trop les hommes -pour tenir compte de leurs fluctuations, surtout dans des temps aussi -difficiles que ceux qu'on traversait alors. L'essentiel n'était pas -qu'ils fussent des politiques conséquents, mais de bons militaires. -L'essentiel n'était pas que le maréchal Soult eût servi un seul -maître, mais qu'il eût comme major général la clarté, la netteté, -l'exactitude de Berthier. Les événements allaient bientôt montrer à -quel point Napoléon avait réussi dans son choix. -<span class="sidenote" title="En marge">Restitution à tous les régiments de leurs anciens numéros.</span> -Il prit enfin une -dernière mesure, c'était de restituer à tous les <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> régiments -leurs anciens numéros qu'on leur avait ôtés et qu'ils regrettaient -beaucoup. Leur rendre ces numéros c'était les satisfaire, et les -obliger d'être dignes de leur passé.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ordre à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de -leurs troupes.</span> -Napoléon enjoignit à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de -leurs troupes, retint seulement auprès de lui le maréchal Soult, afin -de l'initier à ses nouvelles fonctions, et n'attendit pour partir que -l'assemblée du Champ de Mai et la réunion des Chambres. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon n'attend pour partir que la célébration de la fête -du Champ de Mai.</span> -Ce moment -approchait, car les votes sur l'Acte additionnel étaient émis, les -élections étaient achevées, et les nouveaux élus presque tous rendus à -Paris. Le grand déchaînement des journaux, des écrivains de brochures, -des discoureurs de lieux publics contre l'Acte additionnel, s'était -apaisé en présence des opérations électorales, qui avaient été une -diversion pour l'ardeur des esprits, et une preuve qu'on ne voulait -pas éluder les promesses de la Constitution, puisque les Chambres -étaient convoquées avant l'époque où elles auraient dû l'être. La -liberté avait été complète, tant pour les élections que pour le vote -de l'Acte additionnel. On avait laissé tout dire, tout imprimer, on -avait même admis des votes motivés de la façon la plus blessante. M. -de Lafayette à Meaux avait accepté l'Acte additionnel en réservant la -souveraineté du peuple, atteinte selon lui par quelques unes des -dispositions de cet acte. M. de Kergorlay avait voté contre en -protestant pour la souveraineté des Bourbons. -<span class="sidenote" title="En marge">Opérations électorales.</span> -Le gouvernement seul ne -s'était pas défendu, rien n'étant encore organisé pour la défense du -pouvoir dans un État libre. Excepté la suspension momentanée <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> -du sixième volume du Censeur, suspension levée, comme on l'a vu, par -ordre de Napoléon, aucune rigueur d'aucun genre n'avait porté atteinte -à l'action des individus, et on avait eu cette liberté confuse, -violente, à mille couleurs, des jours de révolution. -<span class="sidenote" title="En marge">Liberté qui leur est laissée.</span> -Chacun avait -proposé sa chimère, et l'avait proposée à sa manière; mais il manquait -quelque chose à cet état de révolution, c'était la passion, non pas -chez les partis (ils en avaient eu rarement davantage), mais chez la -nation elle-même. La nation avait été absente dans les municipalités, -dans les justices de paix, dans les notariats, où l'on allait voter -pour ou contre l'Acte additionnel, aussi bien que dans les colléges où -l'on allait voter pour le choix des représentants. -<span class="sidenote" title="En marge">La France y prend peu de part.</span> -Dégoûtée de -révolutions et de contre-révolutions, elle ne savait à qui, à quoi -s'attacher, et dans son malaise elle restait cachée dans ses demeures. -Nous parlons ici de la masse intermédiaire, sage, discrète, -désintéressée de la nation. Les Bourbons qu'elle n'avait pas désirés, -mais qu'après réflexion elle avait jugés les plus aptes à lui procurer -un gouvernement pacifique et libéral, l'avaient froissée par un règne -de onze mois; Napoléon qui plaisait à son orgueil, et répondait à -plusieurs de ses instincts, l'effrayait, et sans chercher s'il était -véritablement changé, s'il était converti à la paix et à la liberté, -elle apercevait clairement en lui sa destinée fatale, c'est-à-dire la -guerre, la guerre acharnée jusqu'à une défaite mortelle de la France -ou de l'Europe. Ainsi froissée par les uns, effrayée par l'autre, elle -restait, nous le répétons, chez elle, c'est-à-dire au <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> foyer -des millions de familles dont elle se compose, et n'allait contribuer -par son vote ni à l'adoption de l'Acte additionnel ni à l'élection de -ses représentants.</p> - -<p>Tandis qu'on avait vu jadis, lorsque la France voulait se donner un -sauveur dans la personne du général Bonaparte, trois à quatre millions -de citoyens venir déposer leur vote avec empressement, douze ou treize -cent mille seulement avaient exprimé un avis sur l'Acte additionnel, -et il n'avait paru que cent mille électeurs environ dans les colléges -électoraux.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Petit nombre des royalistes participant aux scrutins.</span> -Ces nombres restreints indiquaient bien qui était venu dans les -mairies, les notariats, les colléges: c'étaient les partis, les partis -seuls, chez lesquels la passion ne se refroidit jamais. Quand nous -disons les partis, nous disons trop peut-être, car les partisans des -Bourbons n'avaient osé paraître ni dans l'un, ni dans l'autre de ces -scrutins. Ce n'était pas, certes, que leur liberté eût été gênée, il -s'en fallait! Leurs adversaires se piquant de modération de principes, -se seraient bien gardés d'atteindre ou même de menacer leur sécurité. -Mais les royalistes répugnant à tout ce qui était la pratique des -institutions libres, se faisant en outre de leurs adversaires des -idées fausses, se les dépeignant comme des terroristes dangereux, -manquaient à la fois d'habitude et de courage pour exercer leurs -droits. Les plus audacieux seulement avaient osé apporter leur vote, -moins par goût pour l'exercice de leurs droits que par bravade. -<span class="sidenote" title="En marge">Nombre des votes donnés à l'Acte additionnel.</span> -Aussi -trois ou quatre mille votants tout au plus, sur treize cent mille, -étaient-ils allés déposer leur <em>non</em> contre l'Acte additionnel, et -<span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> un nombre encore moindre avait-il paru dans les colléges -électoraux pour combattre le candidat patriote, bien que tout se fût -passé d'ailleurs avec un ordre parfait et un calme des plus -rassurants. -<span class="sidenote" title="En marge">Le parti révolutionnaire et militaire paraît seul aux -élections.</span> -Ceux au contraire qui s'étaient montrés en grand nombre -dans le scrutin étaient d'anciens révolutionnaires, des acquéreurs de -biens nationaux, des amis ardents de la liberté, des amis passionnés -de la gloire nationale qu'ils s'obstinaient à personnifier dans -Napoléon, des fonctionnaires publics presque tous originaires de 1789, -et enfin beaucoup d'hommes éclairés qui se disaient qu'après avoir -commis la faute de laisser revenir Napoléon, il fallait défendre dans -sa personne l'indépendance de la France, et faire de bonne foi l'essai -de monarchie constitutionnelle qu'il proposait d'une manière si -spécieuse, la liberté devant être acceptée de toute main, quand on -n'est l'esclave ni des préjugés ni des partis. Les choix faits par ces -diverses classes d'électeurs étaient généralement bons et d'un -caractère modéré. En l'absence des opposants ils avaient élu presque -partout des fonctionnaires civils ou militaires faisant des vœux -pour la consolidation du nouvel Empire, des acquéreurs de biens -nationaux aspirant à recouvrer leur sécurité, des révolutionnaires -repentants de leurs excès, tels que Barère par exemple, ou de jeunes -libéraux irréprochables, ayant de saines opinions mais peu -d'expérience, comme M. Duchêne de Grenoble. Les uns et les autres -avaient adopté sincèrement les deux idées dominantes, maintenir -Napoléon contre l'Europe, et lui résister s'il revenait à ses -penchants <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> despotiques. -<span class="sidenote" title="En marge">Qualité des représentants élus.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">La plupart dévoués à Napoléon, mais non au despotisme.</span> -Toutefois ces nouveaux, élus, tenant à -Napoléon qui était leur intérêt, plus qu'à la liberté qui était leur -opinion, avaient tellement entendu dire qu'en acceptant Napoléon, sa -gloire, ses principes sociaux, il ne fallait pas accepter son -despotisme, qu'ils allaient se montrer singulièrement susceptibles -vis-à-vis du pouvoir impérial, se comporter en libéraux plus qu'en -bonapartistes, et cela jusqu'à compromettre la cause de Napoléon pour -celle de la liberté, bien que telle ne fût pas leur préférence. -<span class="sidenote" title="En marge">Leur susceptibilité sous le rapport des intérêts de la -liberté.</span> -Aussi -aurait-il fallu pour se bien conduire à leur égard un tact, une -patience, une dextérité, qui étaient difficiles à trouver chez des -ministres paraissant pour la première fois devant des assemblées -libres.</p> - -<p>Les colléges électoraux déférant au décret qui les invitait à la -cérémonie du Champ de Mai, avaient envoyé pour les représenter à cette -grande solennité les électeurs les plus zélés, les plus riches, les -plus curieux. Ceux-ci étaient arrivés au nombre de quatre à cinq mille -à Paris, indépendamment des six cents représentants élus. -<span class="sidenote" title="En marge">Ordre à tous les hauts fonctionnaires d'ouvrir leurs -maisons aux représentants et aux électeurs.</span> -Avec eux -étaient venues également les députations des régiments qui devaient -recevoir au Champ de Mai les drapeaux destinés à l'armée. Napoléon -avait ordonné aux ministres, aux grands dignitaires d'avoir leurs -maisons ouvertes, d'y attirer ces députés de toute sorte, et de leur -faire bon accueil. On les entendait tous répéter les mêmes choses, -c'est-à-dire qu'il fallait tenir tête à l'Europe, et s'efforcer de la -vaincre puisqu'on ne pouvait éviter la lutte avec elle, mais -immédiatement après conclure la paix, renoncer <span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> aux -conquêtes, et fonder la vraie monarchie constitutionnelle, pour n'être -pas au dehors à la merci de l'étranger, au dedans à la merci d'un -homme. Ils trouvaient écho chez les membres du gouvernement qui -étaient eux-mêmes de cet avis, mais les uns avec une honorable -fidélité envers l'Empereur, comme Carnot, les autres comme M. Fouché, -avec un esprit d'intrigue à peine dissimulé. -<span class="sidenote" title="En marge">Intrigues du duc d'Otrante auprès des nouveaux députés.</span> -Ce dernier, sans avoir -besoin d'y être invité, cultivait soigneusement les électeurs en -mission à Paris, surtout les députés, et de préférence les plus -jeunes, qu'il supposait plus maniables, affectait, comme c'était de -mise alors, de se montrer inconciliable avec les Bourbons, mais -très-alarmé de la présence de Napoléon à la tête du gouvernement, -disant que si celui-ci avait le patriotisme d'abdiquer en faveur du -Roi de Rome, tout s'arrangerait à l'instant même, qu'il en avait la -certitude, qu'on le lui avait mandé de Vienne....—Ces assertions dans -la bouche du ministre de la police exerçaient une influence -dangereuse, et du reste ne faisaient pas plus d'honneur à sa -perspicacité qu'à sa fidélité, car les puissances, invariablement -attachées à la cause des Bourbons, n'auraient accueilli aucun des -arrangements qu'il rêvait, et si elles feignaient de n'en vouloir qu'à -Napoléon, c'était pour se faire livrer avec lui l'épée de la France. -Les propos du duc d'Otrante se répandaient de bouche en bouche, -causaient du ravage dans les esprits, arrivaient même jusqu'aux -oreilles impériales, bien qu'un peu atténués dans leur forme. Napoléon -en apprenait toujours assez pour voir clairement que son ministre de -la police le trahissait, <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> mais se maîtrisant mieux -qu'autrefois, il attendait que les circonstances fussent moins graves -pour faire respecter son autorité, ce qui après tout aurait été -parfaitement légitime, car jamais dans un état régulier on n'eût -toléré cette conduite d'un ministre dénonçant comme un danger public -le monarque qu'il servait. Un bon citoyen pouvait penser ainsi, -surtout avant l'entrée de Napoléon à Paris, mais s'il le pensait il ne -devait pas accepter le poste de ministre de la police.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Remise de la fête du Champ de Mai, au 1<sup>er</sup> juin, pour des -difficultés de forme.</span> -Si tous les procès-verbaux des votes relatifs à l'Acte additionnel ou -à l'élection des représentants eussent été envoyés à Paris, on aurait -procédé sans délai à leur recensement, et la cérémonie du Champ de -Mai, destinée à solenniser l'acceptation de la nouvelle Constitution, -aurait pu rester fixée au 26 mai. L'ouverture des Chambres aurait -suivi immédiatement, après quoi Napoléon serait parti pour l'armée. -Mais il fallait quelques jours de plus pour recueillir les -procès-verbaux, et la cérémonie fut remise au 1<sup>er</sup> juin. Napoléon se -proposait d'installer les Chambres trois ou quatre jours après, et de -partir du 10 au 12 juin, afin d'être en pleine opération le 15. On -désigna dans Paris quatre-vingt-sept lieux de réunion pour les -députations des colléges électoraux, qui devaient y recenser les votes -de leurs départements et choisir une députation centrale chargée -d'opérer le recensement général sous les yeux du prince -archichancelier. Elles employèrent à ce travail de pure forme les -derniers jours de mai, temps que de son côté Napoléon consacrait à -l'achèvement de ses préparatifs <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> militaires. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Paris de l'impératrice mère, du cardinal Fesch, -du prince Jérôme.</span> -À peu près à -cette date arrivèrent à Paris sa mère, son oncle le cardinal Fesch, -son frère Jérôme, qui étaient parvenus à se dérober à la marine -anglaise. Napoléon recommanda au prince Jérôme d'oublier et de faire -oublier son ancienne qualité de roi, de n'être désormais que -militaire, et lui ordonna de prendre le commandement d'une division -dans le 2<sup>e</sup> corps d'armée (général Reille), ce que ce prince fit avec -empressement. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Lucien, et sa réconciliation avec Napoléon.</span> -À la même époque arriva un autre membre de la famille -impériale, le prince Lucien, qui s'était longtemps obstiné à vivre à -Rome loin des faveurs et de l'autorité de son frère, et qui n'avait -paru céder que depuis les communs désastres de la famille. Il venait à -Paris pour deux motifs, également honorables, pour se rallier et pour -plaider la cause du Pape. Napoléon, dans un moment où tant de -cœurs, après l'enthousiasme passager du 20 mars, se refroidissaient -autour de lui, vit le retour de ce frère avec un extrême plaisir. Il -lui donna toute satisfaction relativement au Pape. Disposé en effet à -maintenir les traités de 1814 à l'égard de souverains qu'il n'aimait -guère, et qui se montraient ses adversaires implacables, Napoléon -était bien plus porté à les maintenir à l'égard d'un prince -inoffensif, qu'il avait aimé même en le persécutant, qui n'était pour -lui ni un rival ni un ennemi, et dont l'autorité morale, toujours d'un -grand poids, était facile à acquérir au moyen de traitements -convenables. Il chargea donc le prince Lucien de dire au Pape (ce qui -n'était que la répétition de ses premières instructions) qu'il -n'entendait se mêler à <span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> l'avenir ni des affaires spirituelles -ni des affaires temporelles du Saint-Siége; qu'il ferait de son mieux -pour lui conserver tout l'ancien territoire pontifical, les Légations -comprises, et qu'en France il lui garantissait l'exercice de -l'autorité spirituelle sur la base du Concordat. C'était tout ce qu'il -fallait pour satisfaire le Pape et le ramener à nous, si toutefois on -ramenait la victoire sous nos drapeaux.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Désir de Napoléon de faire de Lucien le président de la -Chambre des représentants.</span> -Napoléon logea le prince Lucien au Palais-Royal. Il désirait le faire -élire représentant dans l'Isère, département tout à fait dévoué à la -cause impériale. Son intention secrète, si Lucien devenait membre de -la Chambre des représentants, était de le nommer président de cette -Chambre, se souvenant de quelle manière il avait présidé les -Cinq-Cents dans la mémorable journée du 18 brumaire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Pendant ces actes préliminaires de la réunion des Chambres, -on reçoit la nouvelle d'une insurrection dans la Vendée.</span> -Tandis qu'il se livrait à ces soins si voisins de son départ, Napoléon -reçut tout à coup la nouvelle fort grave d'une insurrection dans la -Vendée. On a vu que lors de l'apparition du duc de Bourbon dans cette -contrée, une tiédeur générale avait accueilli ce prince, et qu'il -avait dû, non par timidité mais par prudence, se retirer en -Angleterre. On a vu encore que récemment Louis XVIII avait expédié de -Gand pour la Vendée, en le faisant passer par Londres, le marquis -Louis de La Rochejaquelein, afin de réveiller le zèle attiédi des -vieux serviteurs de la maison de Bourbon. Voici comment la Vendée -avait répondu à ce dernier appel.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des Vendéens en 1815.</span> -Les anciens chefs vendéens qui survivaient, MM. d'Autichamp, de -Suzannet, de Sapinaud, gens d'expérience, chez lesquels le zèle -royaliste était <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> tempéré par le bon sens, trouvant leurs -paysans singulièrement modifiés depuis vingt ans, répugnaient à -exposer leur province à de nouveaux ravages, pour une vaine tentative -de guerre civile qui n'aurait pas de résultat sérieux. -<span class="sidenote" title="En marge">Leur hésitation à s'insurger.</span> -Ils soutenaient -que la Vendée, capable d'opérer une diversion utile lorsque Napoléon -serait aux prises avec les forces de l'Europe, était incapable de -résister si elle s'engageait contre lui avant la coalition européenne. -Ils avaient donc résolu d'attendre que le canon eût retenti sur la -Sambre avant de faire une levée de boucliers sur la Loire.</p> - -<p>Les esprits ardents au contraire blâmaient cette pusillanimité -apparente, et voulaient qu'on expiât par plus d'empressement la faute -d'avoir laissé partir M. le duc de Bourbon. Sensibles à ces reproches, -le cœur remué par leurs anciens souvenirs, les vieux chefs se -mirent à courir les campagnes, pour opérer le dénombrement de leurs -paysans, pour voir sur quoi ils pouvaient compter, et donner ainsi la -preuve de leur zèle royaliste. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de M. Louis de La Rochejaquelein.</span> -Telles étaient leurs dispositions -lorsque parurent les émissaires du marquis Louis de La Rochejaquelein. -Ce frère de l'illustre Henri de La Rochejaquelein, n'ayant pas encore -servi dans la Vendée, joignait à l'ambition de soutenir l'éclat de son -nom, une foi exaltée en sa cause, un grand courage, mais une prudence -qui n'égalait pas ses autres qualités. Il avait obtenu des Anglais -quelques fusils et quelques munitions, avec la promesse d'un convoi -considérable et prochain d'armes, de poudre, d'artillerie et d'argent. -Parti avec le premier secours qu'on lui avait remis, il <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> -s'était embarqué sur une petite division anglaise, était venu mouiller -en vue des Sables-d'Olonne, et avait écrit à son frère Auguste de La -Rochejaquelein, pour lui faire part de sa mission, de ses projets, de -ses espérances.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion des chefs pour lire ses lettres et délibérer sur -leur contenu.</span> -À cette nouvelle, une réunion des chefs eut lieu le 11 mai à la -Chapelle-Basse-Mer, près de la Loire, dans le territoire de M. de -Suzannet, successeur du célèbre Charette. Les personnages présents à -cette réunion furent MM. d'Autichamp, de Suzannet et Auguste de La -Rochejaquelein, le troisième des frères de ce nom. Il n'y manquait que -M. de Sapinaud. Malgré les motifs que ces chefs avaient eus de -différer l'insurrection, ils ne résistèrent pas à la lecture des -lettres du marquis Louis de La Rochejaquelein, annonçant de grands -secours en armes, en munitions, en argent, même en hommes, et la -prochaine ouverture des hostilités européennes en Flandre. -<span class="sidenote" title="En marge">Résolution de donner le 15 mai le signal de -l'insurrection.</span> -En -conséquence il fut convenu que le 15 mai on sonnerait le tocsin dans -toute la Vendée, et qu'on prendrait les armes. Chacun devait commander -dans le pays auquel sa famille et ses services antérieurs le -rattachaient, M. d'Autichamp en Anjou, M. Auguste de La Rochejaquelein -dans les environs de Bressuire, c'est-à-dire dans le Bocage, M. de -Sapinaud dans la région dite du Centre, s'étendant entre -Mortagne-les-Herbiers, Saint-Fulgent, Bourbon-Vendée, enfin M. de -Suzannet dans le Marais. On estimait que M. d'Autichamp pourrait lever -18 mille paysans, M. Auguste de La Rochejaquelein 5 mille, M. de -Sapinaud 8 mille, M. de Suzannet 25 mille, en tout 56 mille. -C'étaient là des calculs tels qu'on <span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> les fait dans la guerre -civile, c'est-à-dire sans fondement.</p> - -<p>Du 11 au 15 mai arrivèrent des officiers détachés par M. Louis de La -Rochejaquelein, annonçant sa prochaine apparition, avec 14,000 fusils, -plusieurs millions de cartouches, et un corps de 300 artilleurs -anglais. Ce premier convoi devait être suivi d'un autre, trois ou -quatre fois plus considérable. Ces nouvelles attestées par des hommes -de confiance, confirmèrent les chefs de l'insurrection dans leurs -projets, et le jour convenu ils tinrent parole.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tocsin sonné le 15 mai dans toute la Vendée.</span> -Toute la nuit du 14 au 15 mai on entendit le tocsin dans ces -malheureuses campagnes, qui vingt-cinq ans auparavant avaient tant -versé de sang, tant accumulé de ruines, pour ne point arrêter le cours -invincible de la Révolution française, et pour le rendre seulement un -peu plus sanglant. Elles n'allaient pas faire beaucoup mieux cette -fois; disons-le, elles allaient faire pis, car pour une question de -dynastie elles allaient détourner quinze ou vingt mille Français du -formidable rendez-vous de Waterloo, et contribuer ainsi au désastre le -plus tragique de notre histoire. -<span class="sidenote" title="En marge">Aveuglement des malheureux paysans vendéens.</span> -Ces pauvres paysans, les uns dominés -par leurs souvenirs personnels, les autres par les récits de leurs -pères, se levèrent à la voix de leurs chefs, et se présentèrent dans -leurs paroisses portant des fusils, des bâtons, des perches armées de -faux. Un tiers au plus avaient des fusils en mauvais état, et très-peu -de la poudre et des balles. -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui entraînent la plupart d'entre eux.</span> -Les ardents entraînèrent les incertains en -y employant les encouragements, les reproches, et quelquefois les -menaces. La crainte d'être notés <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> comme des lâches ou des -<em>bleus</em> en décida un assez grand nombre. -<span class="sidenote" title="En marge">Opérations de M. d'Autichamp.</span> -M. d'Autichamp, qui avait -compté sur 18 mille hommes, n'en put rassembler que 4 ou 5 mille au -plus, s'approcha de Chemillé et de Chollet, où se trouvaient quatre -bataillons des 15<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> de ligne, et malgré le désir qu'il aurait -eu d'enlever ces deux points qui commandaient la route d'Angers à -Bourbon-Vendée, s'en abstint par prudence. Il craignait d'avoir -affaire à trois mille soldats de ligne, et ne se croyait pas en état -de les battre avec quatre à cinq mille paysans mal armés. Il laissa -quelques détachements en observation, puis se dirigea sur la Sèvre -entre Clisson, Tiffauges et Mortagne, pour communiquer avec M. de -Suzannet, se joindre à lui, et tenter quelque chose lorsqu'ils -seraient réunis.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Opérations de M. Auguste de La Rochejaquelein.</span> -M. Auguste de La Rochejaquelein, qui n'avait affaire dans son pays -qu'à de la gendarmerie et à des gardes nationaux, se jeta sur -Bressuire, en désarma la garde nationale, s'empara de cent cinquante -fusils, et sur la nouvelle que son frère Louis était à la côte avec un -secours en matériel, résolut de s'y porter afin de se procurer les -munitions dont il avait besoin. Mais jugeant dangereux, dans ce -mouvement, de laisser sur ses derrières les forces qui occupaient -Chollet, il prit le parti d'y marcher hardiment, dans l'espoir d'y -rallier M. d'Autichamp, et avec lui d'enlever un poste de si grande -importance.</p> - -<p>En ce moment, le général Delaborde qui avait sous son gouvernement les -13<sup>e</sup>, 12<sup>e</sup> et 22<sup>e</sup> divisions militaires, c'est-à-dire la Bretagne et -la Vendée, avait <span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> ordonné aux troupes de se concentrer, et -prescrit aux colonels des 15<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> de se rendre de Chollet à -Bourbon-Vendée, pour y renforcer le général Travot, commandant le -département de la Vendée. -<span class="sidenote" title="En marge">Combat des Échaubroignes.</span> -Le 26<sup>e</sup> était déjà en marche, et traversait -le village des Échaubroignes, lorsqu'il fut surpris le 17 mai par les -deux mille cinq cents paysans de M. Auguste de La Rochejaquelein qui -débouchaient sur ses derrières en se portant sur Chollet. Bien que les -soldats du 26<sup>e</sup> ne fussent pas plus d'un millier d'hommes, ils -s'arrêtèrent, défendirent les Échaubroignes, puis percèrent la masse -des insurgés pour rebrousser chemin vers Chollet, dans la crainte de -ne pouvoir arriver à Bourbon-Vendée. Ils perdirent une cinquantaine -d'hommes en morts ou blessés, et en mirent le double hors de combat du -côté des insurgés. Ceux-ci s'étaient battus à leur manière, sans -ordre, mais avec une ardeur qui était chez eux le résultat du courage -naturel et de la foi.</p> - -<p>M. Auguste de La Rochejaquelein fut obligé de s'arrêter, car ces -pauvres gens ne pouvaient jamais s'absenter plus de quelques jours, et -se croyaient quittes pour un temps envers leur cause, dès qu'ils -avaient fait une course ou livré un combat. Néanmoins il retint les -quatre ou cinq cents hommes les plus résolus et les mieux armés, pour -aller joindre son frère vers la côte.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mouvement de M. de Suzannet dans le Marais, et de M. de -Sapinaud dans la région du centre.</span> -Dans ces entrefaites M. de Suzannet, parti de Maisdon, avait réuni son -monde entre Machecoul, Clisson, Montaigu, Bourbon-Vendée, s'était -porté sur Saint-Léger pour donner la main à M. de Sapinaud, qui, de -son côté, rassemblait l'armée du centre. <span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> Arrivé à Saint-Léger -le 16, il fut informé de la présence de M. Louis de La Rochejaquelein -sur la côte de Saint-Gilles avec une petite division anglaise, et il -s'y dirigea sans perdre de temps. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces chefs se portent à la côte de Saint-Gilles pour -recevoir les secours de l'Angleterre.</span> -Il y trouva M. Louis de La -Rochejaquelein descendu à terre avec l'aide des gens du Marais, -lesquels avaient assailli les douaniers et les vétérans gardiens de la -côte, et favorisé le débarquement à la Croix-de-Vic. Mais la déception -de M. de Suzannet fut grande, lorsqu'il sut à quoi se réduisaient les -secours si vantés de l'Angleterre. Point d'artilleurs, point d'argent, -et 2 mille fusils au lieu de 14 mille, tel était le secours apporté -par la division anglaise. C'était une vieille réputation que -l'Angleterre s'était acquise parmi ces pauvres paysans, de promettre -toujours et de ne jamais tenir ses promesses, réputation que -partageaient avec elle les émissaires qui se présentaient en son nom, -quelque titrés qu'ils fussent. Les fusils, la poudre et surtout -l'argent étaient indispensables aux insurgés vendéens, non que -l'avidité eût quelque part à leur conduite, mais ne portant avec eux -que leurs fusils rouillés ou leurs bâtons, ils avaient besoin d'armes -pour se battre, et d'argent pour se nourrir. Avec de l'argent -comptant, quelques paysans expédiés en avant leur faisaient cuire du -pain, abattre de la viande, et ils vivaient ainsi sans pâtir, et sans -ruiner les campagnes qu'ils traversaient.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Leur déception en voyant le convoi qu'on avait débarqué.</span> -Les soldats de M. de Suzannet furent cruellement déçus, s'écrièrent -qu'on les trompait comme jadis, et que l'Angleterre ne voulait comme -autrefois qu'éterniser la guerre pour ruiner la France. M. Louis -<span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> de La Rochejaquelein protesta du contraire, répondit de -l'arrivée d'un prochain convoi très-considérable, et finit par obtenir -quelque créance. M. de Sapinaud survint avec environ deux mille des -siens, aussi déçus, aussi mécontents que les paysans de M. de -Suzannet, et les uns et les autres rentrèrent dans le Bocage, pour ne -pas rester exposés aux coups des <em>bleus</em>, qui allaient inévitablement -sortir en force de Nantes et des Sables.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. Louis de La Rochejaquelein pour calmer le -mécontentement des insurgés.</span> -M. Louis de La Rochejaquelein s'était présenté au nom de Louis XVIII, -et joignait à la qualité de représentant du Roi celle d'envoyé du -gouvernement britannique. -<span class="sidenote" title="En marge">Il se fait décerner le commandement général.</span> -Il avait un grand nom, beaucoup d'ardeur, -beaucoup de courage, et, bien qu'il fût inférieur d'âge et de grade -aux vieux chefs de la Vendée, il fut accepté pour généralissime, grâce -à la facilité d'humeur de MM. de Suzannet et de Sapinaud. Cette -mesure, adoptée pour mettre de l'ensemble dans les opérations, ne -devait pas mettre de l'union dans les cœurs, car M. d'Autichamp, -lieutenant général et renommé par ses anciens services, ne pouvait pas -se voir avec plaisir placé sous M. Louis de La Rochejaquelein, qui -était simple maréchal de camp, et n'avait aucune connaissance de la -guerre de la Vendée. Celui-ci écrivit à M. d'Autichamp, qui se soumit -comme ses autres compagnons d'armes à un supérieur qu'il croyait donné -par le Roi à la Vendée.</p> - -<p>Il fallait décider ce qu'on ferait. Les 2 mille fusils mis à terre -avaient été pris par les gens du Marais et distribués entre eux. Il -avait été débarqué environ 800 mille cartouches, dont une partie fut -<span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> acheminée vers le corps de M. d'Autichamp, et une autre vers -celui de M. Auguste de La Rochejaquelein, sous l'escorte de quelques -centaines d'hommes. MM. de Suzannet et de Sapinaud réunis avaient 7 à -8 mille hommes, et, avant que leurs paysans rentrassent chez eux, ils -voulaient tenter quelque chose. -<span class="sidenote" title="En marge">Désir de faire quelque chose en attendant les nouveaux -secours de l'Angleterre.</span> -Le but le plus voisin et le plus utile -à atteindre eût été Bourbon-Vendée, chef-lieu du département, ou bien -les Sables, poste maritime d'un grand prix pour les débarquements -futurs. M. de Suzannet par esprit de localité aurait voulu enlever -l'île de Noirmoutiers, qui aurait mis à sa disposition un réduit vaste -et sûr au milieu du Marais. On hésitait entre ces divers projets -lorsque la nouvelle que le général Travot était sorti de -Bourbon-Vendée ramena vers ce point les chefs vendéens. Ils -imaginèrent qu'ils pourraient profiter de l'absence du général pour -s'emparer de son chef-lieu, ou bien l'assaillir lui-même en route s'il -avait peu de troupes. Ils vinrent donc coucher à Aizenay le 19 au -soir.</p> - -<p>Le général Travot avait retiré des Sables quelques détachements, et -les joignant à ceux qu'il avait sous la main, il était parti avec -douze cents hommes pour Saint-Gilles, afin d'interrompre les -débarquements qui s'opéraient dans le Marais. Il avait rencontré le -convoi destiné à M. Auguste de La Rochejaquelein, en avait pris une -partie, puis s'était reporté vers le grand rassemblement qu'on lui -signalait vers Aizenay. Ne tenant pas compte du nombre des insurgés, -et se doutant qu'ils devaient marcher peu militairement, il résolut -de les attaquer de nuit à Aizenay. <span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Combat d'Aizenay.</span> -En effet, il s'y porta -dans la nuit du 19 au 20, et les surprit dans un désordre extrême, les -uns dormant après une marche fatigante, les autres buvant et mangeant -après de longues privations, et aucun ne songeant à se garder. -<span class="sidenote" title="En marge">Défaite des insurgés.</span> -Il -fondit à l'improviste avec un millier d'hommes sur ces six ou sept -mille malheureux, les jeta dans une affreuse confusion, en tua ou -blessa trois ou quatre cents, et mit les autres en fuite. Ils se -réfugièrent d'abord dans les bois voisins d'Aizenay, et rentrèrent -pour la plupart chez eux, où ils avaient l'habitude de revenir, -vaincus ou vainqueurs, après quelques jours d'absence.</p> - -<p>Pendant ce temps, M. d'Autichamp était resté sur la frontière de son -district. Apprenant que les 15<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> de ligne s'étaient repliés à -la position du Pont-Barré, dans la direction d'Angers, il s'était -emparé de Chollet, et avait ensuite permis à ses hommes, qui du reste -auraient pris la permission s'il ne la leur avait donnée, d'aller se -reposer dans leurs familles. M. Auguste de La Rochejaquelein, après -avoir recueilli les débris du convoi qui lui était destiné, avait -rejoint son frère, et était rentré dans le pays de Bressuire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dans quelle situation le combat d'Aizenay laisse les -insurgés.</span> -Bien que les chefs n'eussent plus auprès d'eux que les hommes les plus -dévoués, ils étaient à peu près maîtres du Bocage, c'est-à-dire de -tout le pays compris entre Chemillé, Chollet et les Herbiers d'un -côté, Bressuire et Machecoul de l'autre. Les petites garnisons -impériales s'étaient repliées les unes sur la Loire, les autres vers -les villes principales de l'intérieur, telles que Parthenay, <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> -Fontenay, Bourbon-Vendée. Les paysans avaient montré leur ancien -courage, mais ils n'étaient plus ni aussi fanatiques, ni aussi -empressés qu'autrefois, et c'est tout au plus si on était parvenu à en -déplacer quinze mille. La presque nullité du premier secours envoyé -d'Angleterre les avait fort indisposés, et avait réveillé, comme nous -venons de le dire, toutes leurs préventions contre le gouvernement -britannique. M. Louis de La Rochejaquelein pour corriger ce fâcheux -effet leur affirmait qu'un convoi important allait arriver, et il -avait la plus grande peine à les convaincre. Les anciens chefs étaient -comme jadis fort divisés. M. d'Autichamp était peu satisfait de se -voir soumis à M. Louis de La Rochejaquelein, et celui-ci, aidé d'un -officier de l'Empire devenu tout à coup royaliste ardent, le général -Canuel, essayait d'imposer à la Vendée une organisation militaire qui -n'était pas du goût du pays, et qui pouvait bien ôter aux Vendéens -leurs qualités naturelles, sans leur donner les qualités acquises des -armées régulières. Son projet, après avoir mis un peu d'ensemble dans -les quatre armées vendéennes, était de se porter en masse sur la côte -pour y recevoir le convoi de munitions, d'armes et d'argent qu'il -attendait d'Angleterre, et qu'il ne cessait pas d'annoncer, afin de -rendre le courage à ces pauvres paysans, qui ne pouvaient se battre -sans armes ni se nourrir sans argent.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Impression que font éprouver à Napoléon les événements de -la Vendée.</span> -Tels étaient les événements survenus dans la Vendée pendant les -derniers jours de mai. Napoléon n'en fut ni surpris ni sérieusement -alarmé. Avec la sûreté ordinaire de son coup d'œil il aperçut -<span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> bien vite que l'insurrection n'avait plus assez d'élan pour -sortir de chez elle, et causer un trouble sérieux dans l'intérieur de -la France. Cependant elle suffisait pour entraver ses préparatifs -militaires, et il fallait nécessairement des troupes à la frontière du -pays insurgé, si on voulait empêcher le mal de s'étendre. C'était donc -le sacrifice à faire de quelques-uns de ses régiments, sacrifice bien -regrettable dans les circonstances, mais qu'il résolut de réduire à -l'indispensable, se disant qu'une bataille gagnée au Nord ferait plus -pour la pacification de la Vendée que toutes les forces qu'il pourrait -y envoyer. Son désir eût été de laisser le général Delaborde à la tête -des troupes destinées à combattre l'insurrection, mais ce général -étant malade, il le remplaça par le général Lamarque. -<span class="sidenote" title="En marge">Mesures qu'il ordonne.</span> -En attendant le -départ de ce dernier, il expédia le général Corbineau, dont -l'intelligence et l'énergie lui inspiraient la plus juste confiance. -Il lui donna pour première instruction de concentrer les troupes, et -de résister aux instances des villes où s'étaient réfugiés les -acquéreurs de biens nationaux, et qui demandaient toutes des -garnisons. Il leur fit dire que c'était à elles à pourvoir à leur -sûreté en organisant les gardes nationales. Les points de -concentration furent Angers et Nantes sur la Loire, et dans -l'intérieur Bourbon-Vendée et Niort. Depuis l'évacuation de nos vastes -conquêtes, la gendarmerie était très-nombreuse en France, et il y en -avait un dépôt considérable à Versailles. Napoléon la forma en cinq -bataillons à pied et trois escadrons à cheval, puis la dirigea sans -perte de temps vers les bords de la Loire. Ces <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> bataillons et -ces escadrons, composés de soldats éprouvés, devaient servir de points -de ralliement aux fédérés et aux gardes nationaux. Il fallait préparer -ensuite des colonnes de troupes actives qui pussent pénétrer dans -l'intérieur du pays insurgé, et y étouffer l'insurrection. Les 26<sup>e</sup> et -15<sup>e</sup> de ligne s'étaient repliés sur Angers. Napoléon les y laissa pour -qu'ils eussent le temps de rassembler leur effectif, et leur adjoignit -le 27<sup>e</sup>. À Rochefort se trouvait le 43<sup>e</sup>, à Nantes le 65<sup>e</sup>. Napoléon -donna des ordres pour les renforcer d'un ou deux régiments tirés du -corps du général Clausel, et fit former immédiatement les 3<sup>e</sup> et 4<sup>e</sup> -bataillons de ces divers régiments. Cette formation terminée, les -colonnes placées à la circonférence de l'insurrection devaient y -pénétrer concentriquement, et écraser les rebelles partout où ils se -montreraient. Napoléon recommanda de ne pas les ménager. Il fit suivre -les colonnes par des commissions militaires, avec ordre de juger et -d'exécuter sur-le-champ les principaux rebelles pris les armes à la -main. Il prescrivit de raser les châteaux de tous les chefs de -l'insurrection. Il voulait qu'un châtiment rapide et terrible -décourageât ces malheureux paysans qui n'avaient plus, il faut le -reconnaître, les prétextes légitimes de 1793 pour se soulever, car on -respectait leur culte, leur vie, leurs biens, on leur épargnait même -les rigueurs de la conscription, en pratiquant chez eux les levées -avec des ménagements qui les réduisaient presque à rien.— -<span class="sidenote" title="En marge">Malgré son désir de ne pas affaiblir la grande armée -destinée à se battre en Flandre, Napoléon est obligé de se priver de -vingt mille hommes.</span> -Quand la -Vendée verra, dit Napoléon, à quoi elle s'expose, elle réfléchira et -se calmera.—Afin d'être <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> plus sûr d'un prompt résultat, il -fit partir le 47<sup>e</sup> en poste pour Laval, où les chouans commençaient à -remuer, et en outre une division de jeune garde qui devait être tenue -en réserve à Angers sous le général Brayer. Ainsi, malgré sa -résolution de détourner le moins possible des forces destinées à la -grande armée, cette insurrection déplorable devait le priver de quatre -ou cinq régiments, de plusieurs troisièmes bataillons, et d'une -division de jeune garde, c'est-à-dire de 20 mille hommes au moins, qui -allaient lui manquer sur un champ de bataille où ils auraient pu -décider la victoire. C'était un immense malheur, sans autre profit -pour les royalistes que de servir un peu leur cause, et de ruiner -celle de la France à Waterloo!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures politiques contre les insurgés et les royalistes.</span> -Au mouvement que se donnaient les royalistes, Napoléon avait bien -entrevu qu'on lui préparait des soulèvements intérieurs, destinés à -seconder les attaques de l'extérieur, et il voulait qu'on ne laissât -pas le champ libre aux ennemis de tout genre qui, pour le perdre, -s'exposaient à perdre la France. Il désirait donc des mesures contre -ceux qui fomentaient ostensiblement la guerre civile. Mais il trouva -de l'opposition chez certains de ses ministres, qui refusaient, avec -raison, de rentrer dans la voie de l'arbitraire, et notamment chez M. -Fouché, qui ne songeait, quant à lui, qu'à se préparer des titres -auprès de tous les partis, en les ménageant quoi qu'ils fissent. La -question était grave, car on était placé entre l'inconvénient de tout -permettre à des adversaires fort disposés à se servir des facilités -qu'on leur laisserait, et l'inconvénient de <span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> recourir aux -lois barbares de la Convention et du Directoire. Napoléon exigea la -préparation d'une loi modérée et ferme, qui définît avec précision les -divers genres de délit tendant à provoquer la guerre civile, ou à -conniver avec la guerre étrangère, et la destina à former avec les -lois financières la première proposition qu'on présenterait aux -Chambres. En attendant, il voulut que le Conseil d'État recherchât -dans les lois antérieures les dispositions qui n'étaient ni exagérées, -ni cruelles, afin d'en prescrire l'application. Il ordonna d'éloigner -du pays insurgé les hommes qui n'y avaient pas leur domicile habituel, -de dresser la liste de ceux qui avaient quitté leur résidence -ordinaire, soit pour se mettre à la tête des rassemblements, soit pour -se rendre à la cour de Gand, et leur fit adresser la sommation de -rentrer à cette résidence sous peine de séquestration de leurs biens. -À Toulouse, mais surtout à Marseille, des hommes audacieux, signalés -comme ennemis implacables, prêchaient l'insurrection à une populace -incandescente. Il en fit éloigner quelques-uns, et réduisit la garde -nationale de ces villes à un petit nombre d'hommes sûrs, et dans les -mains desquels on pouvait sans danger laisser des armes.—Je ne veux -pas sévir, dit-il à ses ministres, mais je veux intimider, et si, -tandis que six cent mille hommes marchent sur la France, je souffre -les tentatives des partis intérieurs, nous aurons à Paris même des -insurrections qui tendront la main aux armées coalisées.—Ses -ministres se turent, et M. Fouché comme les autres, celui-ci toutefois -en se promettant de ne pas exécuter les ordres de son maître, non par -respect <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> pour les principes d'une légalité rigoureuse, mais -pour en faire son profit personnel auprès des royalistes. Tristes et -déplorables temps que ceux de la guerre civile connivant avec la -guerre étrangère, temps où l'on est partagé entre la crainte de -manquer à la défense du pays, et la crainte de manquer aux principes -d'une saine liberté!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon songe à convenir d'une trêve avec les insurgés.</span> -Cependant Napoléon pensa qu'il y avait encore autre chose à faire que -d'employer l'intimidation contre les Vendéens. Il était évident pour -lui qu'ils ne marchaient pas d'aussi grand cœur qu'autrefois, qu'il -y avait parmi eux des divergences et même de l'ébranlement, et il -imagina de recourir à la politique.—Ces malheureux Vendéens sont -fous, dit-il à ses ministres. Durant tout mon règne, je les ai laissés -tranquilles, je n'ai pas inquiété un seul de leurs chefs, pas un seul -de leurs prêtres. Bien plus, j'ai rétabli leurs villes, je leur ai -donné des routes, j'ai fait pour eux tout ce que m'a permis le temps -dont j'ai disposé, et en récompense de pareils traitements ils -viennent se jeter sur moi pendant que j'ai l'Europe sur les bras! -Malgré la répugnance que j'ai à sévir, je ne puis les laisser faire, -et je vais être obligé d'employer à leur égard le fer et le feu. À -quoi bon, cependant? Ce n'est pas eux qui décideront la question. Je -vais me battre contre leurs amis, les Anglais et les Prussiens, et -décider non-seulement du sort de deux dynasties, mais du sort de -l'Europe. Si je suis vaincu, leur cause est gagnée; si je suis -vainqueur, rien ne pourra assurer leur triomphe. J'extirperai -jusqu'aux racines de cette odieuse guerre civile, hommes et <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span> -choses; je ferai disparaître tout ce qui permet à de pauvres paysans -aveuglés d'assassiner leurs compatriotes, ou de se faire assassiner -par eux pour les plus absurdes préjugés. Ainsi leur sort ne dépendra -pas d'eux, mais de la coalition et de moi. Qu'ils se tiennent donc en -repos; qu'ils ne fassent pas ravager leurs champs, incendier leurs -chaumières, égorger leurs hommes les plus valides pour un effort -inutile. Qu'ils laissent mon armée et celle des étrangers trancher la -question dans un duel à mort! Certes il périra dans ce conflit assez -d'hommes et des meilleurs, sans qu'on oblige encore les Français à -s'égorger les uns les autres. Quelques jours de patience, et tout sera -terminé.....— -<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché chargé de négocier cette trêve.</span> -Vous, duc d'Otrante, ajouta Napoléon, vous avez connu, -pratiqué dans le temps les divers chefs vendéens; il doit y en avoir à -Paris, mandez-les auprès de vous de gré ou de force, faites-leur -entendre raison, et proposez-leur une suspension d'armes, qui -épargnera à cette malheureuse France d'inutiles ravages! La trêve que -vous leur demanderez n'aura pas besoin d'être longue. Dans quatre -semaines leur cause sera gagnée ou perdue, au prix d'un autre sang que -le leur, et si elle est perdue, selon leur manière de penser, elle -sera certainement gagnée selon leurs vrais intérêts, car je leur ferai -cent fois plus de bien par mes lois et mes travaux, que ne leur en -feraient les Bourbons, auxquels ils se sacrifient inutilement depuis -vingt-cinq années!—</p> - -<p>On ne pouvait convier le duc d'Otrante à meilleure fête que de -l'engager à entamer des relations particulières avec les partis. Il -fit appeler MM. de <span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> Malartic, de Flavigny et de La Béraudière, -les chargea de se transporter en Vendée pour y propager les idées de -Napoléon, qu'il rendit exactement, mais en son langage et avec ses -sentiments à lui.— -<span class="sidenote" title="En marge">Langage tenu par M. Fouché aux représentants de la Vendée.</span> -Pourquoi, leur dit-il, vous sacrifier pour ramener -les Bourbons, auxquels vous ne devez rien, et pour renverser un homme -qui vous a fait du bien, qui vous en fera encore, mais qui en tout cas -n'en a pas peut-être pour six semaines? Vous êtes dupes des préjugés -de vos prêtres et de l'ambition de vos chefs. Ils vous mènent à la -boucherie, pour eux et non pour vous, tandis que si vous avez la -sagesse de ne pas vous en mêler, vous serez débarrassés de l'Empire -avant peu, ou soumis à un joug qui en vérité ne sera guère lourd pour -vos contrées. Vous détestez Bonaparte; je ne l'aime guère davantage, -mais ni vous ni moi n'y pouvons rien. Il va comme un furieux se ruer -sur l'Europe; il y succombera vraisemblablement: eh bien, dans ce cas, -nous tâcherons de nous entendre, et comme, lui renversé, il n'y a que -les Bourbons de possibles, nous nous concerterons pour les ramener, et -les faire régner plus sagement que la première fois. Je ne vous -demande pas de déposer les armes, ni de faire acte de soumission à -l'Empire, mais de suspendre les hostilités. Je tâcherai même d'obtenir -que les troupes impériales se retirent à la lisière du pays insurgé, -et que vous restiez maîtres chez vous, mais à la condition que vous y -demeuriez tranquilles et inoffensifs.—</p> - -<p>Ces paroles étaient de nature à faire impression sur les Vendéens, -car si on ôte à leurs derniers <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> efforts le motif coupable, et -qu'ils ne s'avouaient point, de priver l'armée française de vingt -mille soldats, tout était absurde et extravagant dans cette tentative -de guerre civile. Touchés du langage vrai, et presque cynique, tenu -par le duc d'Otrante, les trois négociateurs partirent en toute hâte -pour aller proposer à la Vendée la suspension d'armes dont nous venons -d'indiquer les conditions. Du reste comme on l'annonçait aux Vendéens, -ils n'avaient pas beaucoup à attendre, car on était à la veille du -1<sup>er</sup> juin, jour définitivement assigné pour la cérémonie du Champ de -Mai, et immédiatement après Napoléon devait partir pour l'armée, afin -de décider la question posée entre l'Europe et lui.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Recensement général des votes pour l'acceptation de l'Acte -additionnel.</span> -En effet, la presque totalité des registres contenant les votes sur -l'Acte additionnel étant arrivés, on avait commencé les opérations du -recensement. Les 29 et 30 mai, les députations des colléges électoraux -s'étant assemblées dans les quatre-vingt-sept lieux de réunion qui -leur avaient été assignés, avaient entrepris la supputation des votes. -<span class="sidenote" title="En marge">Résultat numérique des votes.</span> -Ce travail achevé, elles avaient désigné chacune cinq membres pour -aller procéder, sous la présidence du prince archichancelier, au -recensement général des votes des départements. De plus, elles avaient -autorisé leurs délégués à rédiger une adresse à l'Empereur. Ces -délégués, formant une assemblée de quatre à cinq cents membres, se -réunirent le mercredi 31 dans le palais du Corps législatif, et -reconnurent que le nombre des votes, non compris ceux de quelques -arrondissements, encore inconnus, <span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> était de 1,304,206, sur -lesquels 1,300,000 affirmatifs et 4,206 négatifs. Le nombre des votes -pour l'institution du Consulat à vie avait été de 3,577,259 et le -nombre pour l'institution de l'Empire de 3,572,329. La supériorité -numérique des votes affirmatifs sur les votes négatifs était la même, -mais le chiffre des votants différait beaucoup, car il était presque -réduit des trois quarts, ce qui prouve qu'en 1815 la France, entre la -contre-révolution représentée par les Bourbons, et la guerre -représentée par Napoléon, ne savait plus à quelles mains confier ses -destinées, et attestait sa consternation par son absence.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les électeurs présents à Paris rédigent une adresse à -l'Empereur.</span> -Immédiatement après ce recensement on s'était occupé de l'adresse. -Divers projets furent présentés, et l'un d'entre eux, rédigé par M. -Carion de Nisas, avec la participation du gouvernement, fut adopté. Ce -projet exprimait énergiquement les deux pensées du moment: résolution -de la France de combattre sous les ordres de Napoléon pour assurer -l'indépendance nationale, et résolution après la paix de développer -les libertés publiques suivant le système de la monarchie -constitutionnelle. Le dévouement à Napoléon était aussi complétement -exprimé qu'on pouvait le désirer. M. Dubois d'Angers, doué d'un organe -assez fort pour se faire entendre dans la plus vaste enceinte, fut -choisi pour lire cette adresse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Objet de la cérémonie du Champ de Mai.</span> -L'objet du Champ de Mai, qui avait singulièrement varié depuis le -programme de Lyon, car il avait dû consister d'abord dans la -présentation des nouvelles institutions aux électeurs assemblés, -<span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> et dans le couronnement du Roi de Rome en présence de sa -mère, était réduit désormais par le mode de présentation de l'Acte -additionnel et par les refus de Marie-Louise, à un simple recensement -de votes. Afin de donner à cette cérémonie une signification capable -de toucher les spectateurs et le public, Napoléon voulut y ajouter la -distribution des drapeaux aux troupes qui allaient partir pour la -frontière du Nord. Ces drapeaux, remis à des soldats qui jureraient de -mourir sous peu de jours pour les défendre, étaient plus que tout le -reste propres à émouvoir les nombreux citoyens réunis au Champ de -Mars. -<span class="sidenote" title="En marge">Bruits qui circulent avant la cérémonie, et qui sont la -suite des propos du duc d'Otrante.</span> -Jusqu'à la veille de la cérémonie on fit circuler des bruits -très-contradictoires sur ce qui s'y passerait. L'origine de ces bruits -remontait au duc d'Otrante. Cet intrigant infatigable rêvait toujours -de se débarrasser de Napoléon, non pour ramener les Bourbons qu'il -n'acceptait que comme un pis-aller, mais pour obtenir, s'il était -possible, la régence de Marie-Louise et du Roi de Rome, afin d'être le -maître sous le gouvernement d'une femme et d'un enfant. La négociation -secrète essayée auprès de lui par M. de Metternich, et traversée par -l'envoi de M. Fleury de Chaboulon à Bâle, l'avait plus que jamais -rempli du sentiment de sa propre importance, et fortifié dans l'idée -d'écarter Napoléon pour lui substituer Marie-Louise et le Roi de Rome. -Il disait donc tout haut à qui voulait l'entendre, avec une imprudence -qu'expliquait seule la situation précaire de Napoléon, que si cet -homme, comme il l'appelait, avait quelque patriotisme, il se -retirerait de la scène et abdiquerait <span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> en faveur de son fils, -qu'à cette condition il désarmerait infailliblement l'Europe, la -mettrait du moins dans son tort, et imposerait à tous les Français le -devoir de combattre à outrance. Mais il ajoutait qu'on ne serait pas -même réduit à la cruelle extrémité de combattre, que d'après toutes -les vraisemblances l'abdication de Napoléon suffirait pour arrêter les -armées européennes. Quand on demandait à M. Fouché sur quoi il se -fondait pour parler ainsi, il répondait d'un air mystérieux qu'il -avait de fortes raisons pour le faire, laissait entrevoir des -relations intimes avec les puissances étrangères, de manière à donner -autorité à ses paroles et grande valeur à sa personne. Selon lui, -c'était la cérémonie du Champ de Mai dont Napoléon devrait profiter -pour donner cet exemple de désintéressement, et tenter ce coup de -profonde politique. On devine quel chemin faisaient de tels propos, -sortant de la bouche du ministre de la police, de celui auquel on -accordait le moins de respect, et le plus d'importance. -<span class="sidenote" title="En marge">Il propose à Napoléon d'offrir éventuellement son -abdication à l'Europe.</span> -Afin de -prendre ses précautions à l'égard de Napoléon, et d'excuser des propos -dont l'écho pouvait parvenir à ses oreilles, M. Fouché essaya de lui -présenter un plan qu'il disait des plus habiles, et qui consistait à -offrir aux souverains coalisés son abdication éventuelle, à la -condition de la paix immédiate, puis s'ils rejetaient cette offre à -prendre la nation pour juge de leur mauvaise foi, et à l'appeler tout -entière aux armes. Selon le duc d'Otrante, si les souverains -acceptaient sa proposition, Napoléon aurait assuré à son fils la -couronne, à lui-même une gloire immense, et un <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> repos entouré -du respect universel, quel que fût le lieu où il songerait à se -retirer; et si au contraire les souverains refusaient, il aurait droit -de demander à la France les derniers sacrifices.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mépris avec lequel Napoléon accueille les idées du duc -d'Otrante.</span> -Napoléon repoussa dédaigneusement cette invention d'un cerveau -toujours en fermentation, et plus soucieux de montrer la fertilité que -la justesse de ses idées. Quand Napoléon avait la sagesse de se -contenir devant M. Fouché, il usait avec lui de façons méprisantes qui -étaient commodes, et qui le dispensaient de sévir contre des témérités -qu'il aurait été obligé autrement de prendre beaucoup trop au sérieux. -Il n'eut pas de peine à montrer soit au duc d'Otrante, soit à -d'autres, combien ces idées étaient chimériques. Ce que l'Europe -voulait en demandant qu'on lui sacrifiât Napoléon, c'était de se faire -remettre l'épée de la France, et cette épée obtenue, de nous faire -passer sous les Fourches Caudines. En effet, si l'offre d'abdication -n'avait pas été suivie de la remise immédiate de la personne de -Napoléon aux souverains, ce qui eût été pour la France une honte, pour -Napoléon un acte d'insigne duperie, l'Europe aurait regardé cette -offre comme une comédie à laquelle il fallait répondre par le mépris. -Si la remise de la personne de Napoléon s'en était suivie, on eût été -dans la position des Carthaginois à l'égard des Romains: après la -remise des vaisseaux et des armes, il aurait fallu livrer Carthage, -c'est-à-dire que l'Europe, qui ne voulait ni de Marie-Louise ni du Roi -de Rome mais des Bourbons, les aurait imposés, même sans aucune -garantie, à des gens assez simples pour s'être livrés <span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> -eux-mêmes. Tout ce qu'on aurait gagné à ces tergiversations, c'eût été -de montrer de l'incertitude et de la crainte, d'ébranler l'autorité de -Napoléon dans un moment où il importait qu'elle fût plus forte que -jamais, de perdre en démarches ridicules le temps le plus précieux -pour les opérations militaires, et surtout d'énerver le moral de -l'armée, qui ne voyait que l'Empereur, ne voulait voir que lui. Ces -raisons, frappantes d'évidence, prouvaient l'extrême légèreté de M. -Fouché, et le peu de solidité de ses combinaisons. Il n'en allait pas -moins les colporter çà et là, et elles n'en faisaient pas moins de -ravage dans les esprits, en répandant l'idée qu'un grand acte de -dévouement de la part de Napoléon aurait pu sauver la France, qui -faute de cet acte restait exposée aux plus affreux périls. Le vrai -dévouement de la part de Napoléon eût consisté à mourir à l'île -d'Elbe, mais ce dévouement eût exigé tant de vertu, qu'il n'y a pas -grande justice à l'imposer à un mortel quelconque. Dans ce cas, il n'y -aurait jamais eu de prétendants dans le monde, c'est-à-dire point -d'ambition dans le cœur humain!</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Juin 1815.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Question de savoir si Napoléon se présentera au Champ de -Mai en empereur ou en général.</span> -La question de l'abdication éventuelle qui n'avait pas été -sérieusement soulevée, mise de côté, il en restait une autre, celle de -savoir comment Napoléon se présenterait au Champ de Mai. Serait-ce en -simple général, plus soldat qu'empereur, ou en souverain entouré de -toute la pompe du trône? Beaucoup de libéraux très-sincères, mais à -demi républicains, et entendant se servir de Napoléon seulement pour -se débarrasser des Bourbons par la victoire, auraient voulu que les -apparences <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> répondissent au fond des choses, telles qu'ils les -concevaient, et que Napoléon, ne parût au Champ de Mai qu'en soldat. -Mais au contraire les amis effarés de l'autorité, qui jetaient les -hauts cris depuis qu'il semblait se prêter aux désirs des libéraux, ne -manquaient pas de dire que Napoléon se livrait aux révolutionnaires -pour avoir leur appui, et qu'autant aurait valu rester à l'île d'Elbe -que d'en revenir pour être leur esclave. Napoléon ne faisait pas plus -de cas des exigences des uns, que des terreurs affectées des autres, -mais il était piqué de ce qu'on le disait déchu, tombé aux mains de -<em>la canaille</em>, parce qu'il avait accepté pour régner les conditions -d'un monarque constitutionnel. Aussi, bien qu'il attachât peu de prix -aux propos de ces jaloux partisans de l'autorité impériale, il ne -voulut pas fournir matière à leurs observations malveillantes en se -montrant pour ainsi dire découronné devant la nombreuse assemblée -venue de tous les points de la France. Il prit donc le parti de se -rendre au Champ de Mai comme il s'était rendu au sacre, c'est-à-dire -avec le même appareil. -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui lui font adopter le cérémonial du sacre.</span> -Ce n'était pas une faute grave assurément, car -son sort allait dépendre d'une bataille en Flandre, et non des -impressions fugitives produites par un vain spectacle sur des esprits -agités; c'était une faute pourtant, car il avait besoin de toute la -bonne volonté des amis de la liberté, et il ne fallait pas leur -déplaire même dans les petites choses. -<span class="sidenote" title="En marge">La fête fixée au 1<sup>er</sup> Juin.</span> -Quoi qu'il en soit, sans -beaucoup s'inquiéter de ces opinions diverses, il se transporta le -1<sup>er</sup> juin au Champ de Mars, en habit de soie, en toque à plumes, en -manteau <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> impérial, dans la voiture du sacre attelée de huit -chevaux, précédé des princes de sa famille, et ayant à sa portière les -maréchaux à cheval. Parmi eux figurait le maréchal Ney qu'il n'avait -pas vu depuis un mois. Ne pouvant contenir un mouvement d'humeur en -l'apercevant, Je croyais, lui dit-il, que vous aviez émigré.—Il -s'achemina ainsi par le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées, le -pont d'Iéna, vers le Champ de Mars, à travers une foule curieuse, -toujours sensible à sa présence, l'applaudissant assez vivement, mais -profondément inquiète. D'un côté du Champ de Mars se trouvaient -vingt-cinq mille hommes composant la garde nationale de Paris, de -l'autre, vingt-cinq mille soldats de la garde impériale et du 6<sup>e</sup> -corps, lesquels n'attendaient pour partir que la fin de la cérémonie. -Tous applaudirent Napoléon, mais les soldats de la garde impériale et -du 6<sup>e</sup> corps avec frénésie. Ces cris passionnés, il faut le dire, ne -signifiaient point de leur part un dévouement intéressé à une -révolution qu'ils avaient faite, mais la résolution de mourir pour -l'honneur des armes françaises!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Description de l'enceinte préparée à l'École militaire.</span> -Napoléon tourna autour du bâtiment de l'École militaire, et y entra -par derrière. Monté au premier étage du palais, il fut introduit dans -l'enceinte destinée à la cérémonie. Cette enceinte, construite en -dehors, présentait un demi-cercle dont les deux extrémités -s'appuyaient au bâtiment de l'École militaire, et dont le milieu -s'ouvrait sur le Champ de Mars. Le trône était adossé au bâtiment de -l'École; à droite et à gauche se développaient des gradins -demi-circulaires; en face s'élevait un autel, et au delà <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> de -l'autel une ouverture, ménagée au milieu de l'enceinte, permettait -d'apercevoir le Champ de Mars tout entier hérissé de baïonnettes. En -avant de cette ouverture on avait disposé une plate-forme sur laquelle -l'Empereur devait distribuer les drapeaux, et qui communiquait avec le -Champ de Mars par une longue suite de marches décorées de trophées -magnifiques.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Aspect de la cérémonie.</span> -Napoléon suivi de son cortége vint prendre place sur le trône, -accueilli par des cris ardents de <cite>Vive l'Empereur</cite>! Sur les côtés du -trône, ses frères occupaient des tabourets. Derrière, et un peu -au-dessus, sa mère, ses sœurs occupaient une tribune appliquée aux -fenêtres de l'École militaire. À droite et à gauche, sur les gradins -de l'amphithéâtre semi-circulaire, se trouvaient distribués selon leur -rang les corps de l'État, les autorités civiles et militaires, la -magistrature, les représentants récemment élus, les députations des -colléges électoraux, et enfin les envoyés de l'armée venant recevoir -les drapeaux des régiments. Cette vaste réunion comprenait neuf à dix -mille individus. À l'autel, l'archevêque de Tours, M. de Barral, -environné de son clergé, se préparait à célébrer la messe, et enfin de -toutes les parties de cette enceinte on découvrait au loin, dans -l'immense étendue du Champ de Mars, cinquante mille hommes de l'armée -et de la garde nationale, et cent bouches à feu. Paris n'avait jamais -vu de spectacle plus imposant. Il n'y manquait pour transporter les -âmes que le sentiment qui anime tout, celui du contentement. -L'accueil fait à l'Empereur à son entrée avait été <span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span> -chaleureux de la part des électeurs et des députations de l'armée, -mais les acclamations qu'on avait entendues révélaient, hélas, le -désir plus que l'espérance! Sous sa toque à plumes, le beau visage de -Napoléon était grave et presque triste. On cherchait en vain à ses -côtés sa femme et son fils, et on sentait péniblement l'isolement -produit autour de lui par l'inexorable volonté de l'Europe. À la place -de sa femme et de son fils, on voyait ses frères, rappelant des -guerres funestes pour des trônes de famille, et parmi eux Lucien seul -trouvait grâce, parce qu'il n'avait jamais porté de couronne. Quelques -assistants improuvaient la pompe déployée; le plus grand nombre -nourrissaient des pensées plus sérieuses, et songeaient au pressant -péril de l'État. L'armée poussant de temps en temps des cris -convulsifs de <cite>Vive l'Empereur!</cite> échappait à la tristesse générale par -les nobles fureurs du patriotisme. En un mot l'aspect de cette scène -était celui d'un duel à mort qui se préparait non entre deux -individus, mais entre une nation et le monde!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La fête débute par une messe solennelle.</span> -On commença par appeler sur ce trône qui venait de se relever, pour -combien de temps, Dieu seul le savait! sur cette nation agenouillée au -pied des autels, la bénédiction du Ciel. La messe fut célébrée, et un -<i lang="la"> Te Deum</i> chanté. Après la messe, les membres composant la députation -des colléges électoraux s'avancèrent, au nombre d'environ cinq cents, -et, conduits par le prince archichancelier, vinrent prendre place au -pied du trône. Celui d'entre eux qui devait lire l'adresse prit alors -la parole, et d'une voix forte et vibrante se fit entendre <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> à -toute l'assistance. Dévouement à l'Empereur et à la liberté, paix si -on pouvait persuader l'Europe, guerre acharnée si on ne le pouvait -pas, tel était le fond du discours, parce que c'était le fond de -toutes les pensées chez ceux qui avaient ou désiré, ou laissé -accomplir le retour de Napoléon.—Rassemblés, dit en substance -l'orateur des colléges électoraux, rassemblés de toutes les parties de -l'Empire autour des tables de la loi, où nous venons inscrire le -vœu du peuple, il nous est impossible de ne pas faire entendre la -voix de la France, dont nous sommes les organes, de ne pas dire en -présence de l'Europe, au chef de la nation, ce qu'elle attend de lui, -ce qu'il peut attendre d'elle.... -<span class="sidenote" title="En marge">Discours des électeurs.</span> -«Que veulent, Sire, ces monarques -qui s'avancent vers nous en un si vaste appareil de guerre? Par quel -acte avons-nous motivé leur agression? Avons-nous depuis la paix violé -les traités?.... Resserrés dans des frontières que la nature n'a point -tracées, que même avant votre règne la victoire et la paix avaient -reculées, nous n'avons point franchi cette étroite enceinte, par -respect pour les traités que vous n'avez point signés et que vous avez -cependant offert de respecter. Que veulent-ils donc de nous?... Ils ne -veulent pas du chef que nous voulons, et nous ne voulons pas de celui -qu'ils prétendent nous imposer. Ils osent vous proscrire, vous qui -tant de fois maître de leurs capitales, les avez raffermis -généreusement sur leurs trônes ébranlés! Cette haine de nos ennemis -ajoute à notre amour pour vous. On proscrirait le moins connu de nos -citoyens, <span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> que nous devrions le défendre avec la même énergie, -car il serait sous l'égide de la puissance française.</p> - -<p>»Ne demande-t-on que des garanties? Elles sont toutes dans nos -nouvelles institutions et dans la volonté du peuple français, unie -désormais à la vôtre. Vainement veut-on cacher de funestes desseins -sous le dessein unique de vous séparer de nous, et de nous donner des -maîtres qui ne nous entendent plus, que nous n'entendons plus! Leur -présence momentanée a détruit toutes les illusions qui s'attachaient -encore à leur nom. Ils ne pourraient plus croire à nos serments, nous -ne pourrions plus croire à leurs promesses. La dîme, la féodalité, les -priviléges, tout ce qui nous est odieux, était trop évidemment le but -de leur pensée. Un million de fonctionnaires, de magistrats voués -depuis vingt-cinq ans aux maximes de 1789, un plus grand nombre encore -de citoyens éclairés qui font une profession réfléchie de ces maximes, -et entre lesquels nous venons de choisir nos représentants, cinq cent -mille guerriers, notre force et notre gloire, six millions de -propriétaires investis par la Révolution, n'étaient point les Français -des Bourbons: ils ne voulaient régner que pour une poignée de -privilégiés, depuis vingt-cinq ans punis ou pardonnés. Leur trône un -moment relevé par les armes étrangères et environné d'erreurs -incurables, s'est écroulé devant vous, parce que vous nous rapportiez -du sein de la retraite, qui n'est féconde en grandes pensées que pour -les grands hommes, la vraie <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> liberté, la vraie gloire..... -Comment cette marche triomphale de Cannes à Paris n'a-t-elle pas -dessillé tous les yeux? Dans l'histoire de tous les peuples est-il une -scène plus nationale, plus héroïque, plus imposante? Ce triomphe, qui -n'a point coûté de sang, ne suffit-il pas pour détromper nos ennemis? -En veulent-ils de plus sanglants? Eh bien, Sire, attendez de nous tout -ce qu'un héros fondateur peut attendre d'une nation fidèle, énergique, -inébranlable dans son double vœu de liberté au dedans, -d'indépendance au dehors.....</p> - -<p>»Confiants dans vos promesses, nos représentants vont avec maturité, -avec réflexion, avec sagesse, revoir nos lois, et les mettre en -rapport avec le système constitutionnel, et pendant ce temps, puissent -les chefs des nations nous entendre! S'ils acceptent vos offres de -paix, le peuple français attendra de votre administration forte, -libérale, paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que lui -aura coûtés la paix; mais si on ne lui laisse que le choix entre la -honte et la guerre, il se lèvera tout entier afin de vous dégager des -offres trop modérées peut-être que vous avez faites pour épargner à -l'Europe de nouveaux bouleversements. Tout Français est soldat; la -victoire suivra de nouveau vos aigles, et nos ennemis qui comptaient -sur nos divisions, regretteront bientôt de nous avoir provoqués.»</p> - -<p>Ce discours, dont nous ne donnons que les principaux passages, -prononcé avec chaleur et avec une voix retentissante, remua les -assistants, et malgré <span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> leurs préoccupations leur arracha de -vifs applaudissements.</p> - -<p>L'archichancelier annonça ensuite le résultat des votes, qui était, -avons-nous dit, de 1,300,000 votes affirmatifs et de 4,206 négatifs, -et déclara l'Acte additionnel accepté par la nation française. Cet -acte ayant été apporté au pied du trône, l'Empereur le signa et -prononça le discours suivant, écrit avec la force de pensée et de -style qui lui était ordinaire.</p> - -<div class="quote"> -<span class="sidenote" title="En marge">Réponse de l'Empereur.</span> -<p class="center">«Messieurs les électeurs, messieurs les députés - de l'armée de terre et de mer,</p> - - <p>»Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple. Dans la - prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au - conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet - unique et constant de mes pensées et de mes actions.</p> - -<p> »Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans - l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la - France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits.</p> - -<p> »L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt-cinq - années de victoires, méconnus et perdus à jamais, le cri de - l'honneur français flétri, les vœux de la nation, m'ont ramené - sur ce trône, qui m'est cher, parce qu'il est le palladium de - l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple.</p> - -<p> »Français, en traversant au milieu de l'allégresse publique les - diverses provinces de l'Empire pour arriver dans ma capitale, - j'ai dû compter sur une longue paix: les nations sont liées par - les <span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> traités conclus par leurs gouvernements, quels - qu'ils soient.</p> - -<p> »Ma pensée se portait alors tout entière sur les moyens de fonder - notre liberté par une Constitution conforme à la volonté et à - l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le Champ de Mai.</p> - -<p> »Je ne tardai pas à apprendre que les princes qui ont méconnu - tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts - de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent - d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières - toutes nos places frontières du Nord, et de concilier les - différends qui les divisent encore, en se partageant la Lorraine - et l'Alsace.</p> - -<p> »Il a fallu se préparer à la guerre.</p> - -<p> »Cependant, devant courir personnellement les hasards des - combats, ma première sollicitude a dû être de constituer sans - retard la nation. Le peuple a accepté l'Acte que je lui ai - présenté.</p> - -<p> »Français, lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions, - et que l'Europe sera convaincue de ce qu'on doit aux droits et à - l'indépendance de vingt-huit millions d'hommes, une loi - solennelle, faite dans les formes voulues par l'Acte - constitutionnel, réunira les différentes dispositions de nos - Constitutions aujourd'hui éparses.</p> - -<p> »Français, vous allez retourner dans vos départements. Dites aux - citoyens que les circonstances sont graves; qu'avec de l'union, - de l'énergie et de la persévérance, nous sortirons victorieux de - cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs; <span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span> - que les générations à venir scruteront sévèrement notre conduite; - qu'une nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance. - Dites-leur que les rois étrangers que j'ai élevés sur le trône, - ou qui me doivent la conservation de leur couronne, qui tous, au - temps de ma prospérité, ont brigué mon alliance et la protection - du peuple français, dirigent aujourd'hui tous leurs coups contre - ma personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en - veulent, je mettrais à leur merci cette existence, contre - laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux - citoyens que tant que les Français me conserveront les sentiments - d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos - ennemis sera impuissante.</p> - -<p> »Français, ma volonté est celle du peuple; mes droits sont les - siens; mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être autres - que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.»</p> -</div> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet du discours de l'Empereur.</span> -Ce discours provoqua de vives acclamations. L'archevêque de Bourges, -remplissant les fonctions de grand aumônier, présenta en ce moment le -livre des Évangiles à Napoléon, qui, la main étendue sur ce livre, -prêta serment aux Constitutions de l'Empire. Le prince archichancelier -y répondit en prêtant le premier le serment de fidélité. <em>Nous le -jurons!</em> s'écrièrent des milliers de voix. De bruyants -applaudissements se firent alors entendre, et aux acclamations -répétées de <cite>Vive l'Empereur!</cite> se mêlèrent quelques cris de <cite>Vive -l'Impératrice!</cite> Ce dernier cri, resté sans écho, produisit une sorte -d'embarras: on ne savait, en effet, s'il fallait le répéter en -l'absence de <span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> celle qui aurait dû accourir avec son fils -auprès de son époux, et qui n'en avait eu ni le courage ni même la -volonté. Ce silence pénible de quelques instants fut promptement -interrompu par les députations militaires, brandissant leurs épées et -criant: <cite>Vive l'Impératrice! vive le Roi de Rome! nous irons les -chercher!</cite>—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se place en avant de l'enceinte pour la -distribution des drapeaux.</span> -Après cette partie de la cérémonie Napoléon se leva, déposa son -manteau impérial, et traversant l'enceinte demi-circulaire, vint se -poser sur la plate-forme où il devait distribuer les drapeaux. Le -spectacle, en ce moment, était magnifique, parce que la grandeur du -sentiment moral égalait la majesté des lieux. Le ministre de -l'intérieur tenant le drapeau de la garde nationale de Paris, le -ministre de la guerre tenant le drapeau du premier régiment de -l'armée, le ministre de la marine tenant celui du premier corps de la -marine, étaient debout auprès de l'Empereur. Sur les marches -nombreuses qui communiquaient de l'enceinte au Champ de Mars, étaient -répandus d'un côté des officiers tenant les drapeaux des gardes -nationales et de l'armée, de l'autre les députations chargées de les -recevoir. -<span class="sidenote" title="En marge">Aspect du Champ de Mars.</span> -En face, cinquante mille hommes et cent pièces de canon -étaient rangés sur plusieurs lignes; enfin, dans la vaste étendue du -Champ de Mars, se trouvait le peuple de Paris presque tout entier.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Grand effet de cette partie de la cérémonie.</span> -Napoléon s'avançant jusqu'à la première marche et ayant au-dessous de -lui, à portée de sa voix, des détachements des divers corps, leur dit -en saisissant un des drapeaux: Soldats de la garde nationale de Paris -et de la garde impériale, je vous confie l'aigle <span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> aux couleurs -nationales; vous jurez de périr s'il le faut pour la défendre contre -les ennemis de la patrie et du trône!...—Oui, oui, nous le jurons! -répondirent des milliers de voix.—Vous, reprit Napoléon, vous, -soldats de la garde nationale, vous jurez de ne jamais souffrir que -l'étranger souille de nouveau la capitale de la grande -nation!...—Oui, oui, nous le jurons! répondirent de bonne foi, et -très-décidés à remplir cette promesse, les gardes nationaux -parisiens.—Et vous, soldats de la garde impériale, vous jurez de vous -surpasser vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir, et de mourir -tous plutôt que de souffrir que les étrangers viennent dicter la loi à -la patrie!—Oui, oui! répondirent avec transport les soldats de la -garde, qui devaient bientôt dans les champs de Waterloo tenir leur -parole non pas de vaincre, hélas! mais de mourir! Après ces courtes -allocutions, accueillies avec transport, les députations de l'armée se -succédant à rangs pressés, vinrent recevoir leurs drapeaux. Napoléon, -animé par cette scène et se rappelant les nombreuses rencontres où ces -divers régiments s'étaient illustrés, leur adressa à chacun des -paroles pleines d'à-propos, et qui achevèrent de les électriser. La -scène quoique longue toucha profondément les spectateurs. Comme la -journée s'avançait, et que le temps manquait pour distribuer les -drapeaux des gardes nationales aux députés des colléges électoraux, -cette partie de la cérémonie fut remise aux jours suivants. Les -troupes défilèrent ensuite au pas accéléré, au bruit des fanfares et -des cris de <cite>Vive l'Empereur!</cite> répétés avec enthousiasme <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> par -l'armée, et par la garde nationale qui bientôt avait pris feu -elle-même et cédé à l'entraînement universel.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tristes impressions qu'on éprouvait là où l'on ne voyait -pas la distribution des drapeaux.</span> -Pendant que cette partie de la cérémonie, jugée très-belle par tous -ceux qui en furent témoins, s'accomplissait en vue du Champ de Mars, -un peu en arrière, dans l'enceinte où étaient réunis les corps de -l'État, et où l'on n'apercevait pas assez le spectacle pour en être -ému, en arrière, disons-nous, régnaient les inquiétudes, les divisions -d'opinion, les préoccupations profondes. Les libéraux tendant au -républicanisme trouvaient dans ce qu'ils avaient sous les yeux trop de -ressemblance avec l'ancien Empire; leurs contradicteurs, plus -alarmistes qu'alarmés, y trouvaient trop de ressemblance avec la -Révolution; la plupart des électeurs, venus de bonne foi à Paris, -auraient voulu approcher l'Empereur de plus près, et être moins -séparés de lui par la pompe d'une grande cérémonie. Ainsi tandis qu'en -avant de cette enceinte le sentiment national transportait les -cœurs, en arrière la juste inquiétude des circonstances les -attristait et les divisait. Ce n'était plus la fédération de 1790, où -la nation était ignorante, enthousiaste et unie: c'était le lendemain -d'une immense révolution, où elle était instruite, déçue, accablée -sous le poids des fautes commises, presque désespérée, et ne -conservant des sentiments de 1789 qu'une héroïque bravoure exercée par -vingt-cinq ans de guerre. M. Fouché contribuant imprudemment aux -divisions, sous lesquelles il devait bientôt succomber lui-même, osa, -dans les intervalles de cette longue représentation, dire à <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> -voix basse à la reine Hortense: L'Empereur a perdu une belle occasion -de compléter sa gloire et d'assurer le trône de son fils en -abdiquant.... Je le lui avais conseillé, mais il ne veut écouter aucun -conseil...—De telles paroles n'étaient pas faites pour réunir les -âmes dans une commune résolution de défendre la France et la liberté -sous la direction de Napoléon, direction qu'il fallait bien accepter -puisqu'on l'avait désiré ou laissé venir, et qui d'ailleurs pour la -guerre était la meilleure qu'on pût souhaiter.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Seconde cérémonie au Louvre le 4 juin, pour achever la -distribution des drapeaux.</span> -Voulant achever la distribution des drapeaux, revoir les électeurs et -les rapprocher de sa personne, Napoléon imagina de les rassembler dans -la grande galerie du Louvre, où, rangés sur deux lignes, ils pouvaient -trouver place avec les députations de l'armée. Il choisit le dimanche -suivant, 4 juin, pour cette seconde cérémonie, et fixa l'ouverture des -Chambres soit au lundi 5, soit au mardi 6, selon le temps qu'il leur -faudrait pour se constituer. Il se proposait de partir pour l'armée le -lundi suivant, 12 juin, et tenait à les avoir installées et mises au -travail avant d'aller dans les champs de la Flandre décider de son -sort et de celui de la France. Tandis que les opinions étaient -partagées autour de lui, que les uns étaient d'avis de ne pas prendre -l'initiative des hostilités et d'attendre l'ennemi entre la frontière -et la capitale, pour lui laisser l'odieux de l'agression, d'autres -plus touchés des considérations militaires que des considérations -politiques, et sachant les Anglais seuls à la frontière, voulaient -qu'on se jetât brusquement sur eux pour les écraser. Napoléon -laissait dire, répondait rarement sur ce sujet, afin de <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> ne -pas dévoiler ses desseins, suivait de l'œil la marche des masses -ennemies, et calculait le point juste où il pourrait s'interposer -entre elles pour les frapper avant leur réunion. Il estimait que ce -serait vers le 15 juin, et il espérait avoir à cette date les forces -qui lui étaient indispensables pour agir efficacement.—Le comte de -Lobau le pressant de commencer les opérations, Attendez, lui dit-il, -que j'aie au moins cent mille hommes, et vous verrez alors comment je -m'en servirai.—Tout en faisait espérer cent cinquante mille pour le -milieu de juin, et son départ étant fixé au 12, Napoléon voulait avant -de partir avoir réglé avec les Chambres la marche des affaires.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion des Chambres le samedi 3 juin, pour leur donner le -temps de se constituer.</span> -Il les convoqua par décret pour le samedi 3 juin, de manière que celle -des représentants pût employer les 3, 4 et 5 juin à vérifier les -pouvoirs de ses membres, à choisir son président, ses vice-présidents -et secrétaires, à se constituer enfin avant la séance impériale, car à -cette époque la constitution des Chambres précédait la cérémonie où le -souverain venait en personne ouvrir leur session. -<span class="sidenote" title="En marge">Désir persistant de Napoléon de conférer à son frère Lucien -la présidence de la Chambre des représentants.</span> -Napoléon avait de -plus un motif particulier pour en agir de la sorte. Il tenait, comme -nous l'avons dit, à faire de son frère Lucien le président de la -Chambre des représentants, et dans cette intention, il l'avait fait -élire représentant dans le département de l'Isère, ce qui n'avait -rencontré aucune difficulté. Il voulait donc attendre le résultat du -scrutin dans la Chambre des représentants avant de publier la liste -des pairs, sur laquelle il ne pouvait se dispenser de porter le -prince Lucien si la présidence <span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> de la seconde Chambre ne lui -était pas dévolue.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficultés qui s'opposent à l'accomplissement de ce -désir.</span> -Toutefois le projet de Napoléon était d'exécution très-difficile. Les -six cents et quelques membres de la Chambre des représentants, la -plupart, avons-nous dit, anciens magistrats, militaires, acquéreurs de -biens nationaux, révolutionnaires honnêtes, étaient animés -d'intentions excellentes, et tout pleins du double désir de soutenir -Napoléon et de le soumettre au régime constitutionnel. -<span class="sidenote" title="En marge">La Chambre, quoique dévouée à Napoléon, est dominée par la -crainte de paraître servile.</span> -L'Acte -additionnel leur avait déplu sans doute, non qu'ils eussent voulu y -insérer autre chose que ce qu'il contenait, mais parce qu'il -rattachait trop le second Empire au premier, et parce qu'il ne leur -laissait presque rien à faire. Cependant l'idée de leur donner à -remanier les Constitutions impériales pour les adapter à l'Acte -additionnel, de toucher au besoin à ce dernier, paraissant admise par -l'Empereur lui-même, ainsi qu'il résultait de son discours au Champ de -Mai, ils avaient obtenu satisfaction sous les rapports essentiels, et -n'avaient aucun motif sérieux d'opposition. Élus néanmoins sous -l'influence d'un sentiment général de défiance à l'égard de l'ancien -despotisme impérial, ils étaient singulièrement préoccupés du souci de -ne pas se montrer dépendants. Tous les pouvoirs, hommes ou assemblées, -ont leurs faiblesses: la Chambre des représentants en avait une, -c'était la crainte de paraître servile. On était donc toujours prêt à -prendre avec Napoléon le langage de tribun sans en avoir les -sentiments, tandis qu'il aurait fallu au contraire, en étant prêt à -lui résister s'il revenait à ses anciennes habitudes, s'unir à lui -pour sauver en commun la France et <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> les principes de la -Révolution. Dans cet état de susceptibilité, la Chambre des -représentants était peu disposée à nommer le prince Lucien: elle se -serait crue compromise dès son début en prenant si vite les couleurs -impériales. À cette faiblesse elle joignait l'inexpérience de -provinciaux récemment arrivés, ne connaissant ni Paris, ni les hommes, -ni le manége des assemblées. Tout en repoussant Lucien parce qu'il -était frère de l'Empereur, elle ne savait qui choisir. Quelques-uns de -ses membres, enclins à une liberté approchant de la liberté -républicaine, auraient accepté volontiers M. de Lafayette, qui bien -que satisfait de l'Acte additionnel, cachait peu son éloignement pour -Napoléon; mais les révolutionnaires lui reprochaient un reste de -penchant pour la maison de Bourbon. Il était donc trop révolutionnaire -pour les uns, trop peu pour les autres, et ne semblait pas propre à -réunir la majorité des suffrages. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Lanjuinais est le seul candidat qui ait des chances -d'être élu.</span> -M. Lanjuinais, signalé dans la -Convention par sa résistance à la Montagne, et sous l'Empire par sa -résistance à l'Empereur, répondait à la double pensée du jour. Ce -n'était pas une objection qu'il eût été admis à la pairie sous Louis -XVIII. On voulait par là indiquer qu'on n'était pas exclusif, et qu'on -prenait les amis de la liberté partout où on les trouvait. M. -Lanjuinais avait par conséquent de nombreuses chances d'être préféré -comme président de la Chambre des représentants.</p> - -<p>L'inconvénient, nous l'avons déjà dit, de la liberté donnée trop tard, -c'est qu'on en fait presque toujours le difficile essai dans des -circonstances périlleuses, où le pouvoir a peur d'elle, où elle a -peur <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> du pouvoir, et où ils se combattent au lieu de s'unir -pour le salut commun. Le gouvernement, aussi inexpérimenté que -l'Assemblée, ne discernait pas clairement les dispositions de -celle-ci, et commettait la faute de poursuivre une chose impossible en -désirant la présidence du prince Lucien, tandis que mieux servi il y -aurait renoncé, et aurait laissé se produire sans obstacle la -candidature de M. Lanjuinais, qui n'avait rien d'offensif ni même de -blessant.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion de la Chambre des représentants et vérification des -pouvoirs.</span> -La Chambre des représentants convoquée le samedi 3 afin de se -constituer, décréta un règlement provisoire, se divisa en commissions -pour opérer la vérification des pouvoirs, et déclara définitivement -admis tous ceux dont l'élection ne présenterait pas de difficulté. -<span class="sidenote" title="En marge">Difficulté soulevée à l'occasion des élections de l'Isère, -qui comprennent celle de Lucien.</span> -Sans aucune malveillance, la commission chargée d'examiner les -élections de l'Isère fit la remarque naturelle que le prince Lucien, -nommé représentant, serait très-probablement élevé à la pairie, et -qu'il était nécessaire de le savoir avant d'admettre ou lui ou son -suppléant M. Duchesne. L'assemblée différa cette admission, comme -toutes celles qui donnaient lieu à quelques objections, et l'ajourna -jusqu'après la publication officielle de la liste des pairs. Dans le -premier moment on n'avait mis aucune malice à soulever une pareille -difficulté. Pourtant la malice vient vite; on se dit bientôt à -l'oreille que Napoléon désirait son frère Lucien pour président, que -c'était là le vrai motif pour lequel on ajournait la publication de la -liste des nouveaux pairs, et tout de suite les observations -malveillantes s'ensuivirent. La Chambre devait, dit <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> un -membre, procéder le lendemain à l'élection du bureau, et il était -nécessaire de connaître la liste des pairs pour que les voix ne -s'égarassent pas sur des noms appelés à la pairie. Il ne fut rien -répondu du côté du gouvernement, parce que rien n'était organisé pour -la direction de l'Assemblée, et on resta dans une indécision qui, sans -provoquer encore de l'humeur, ne devait pas tarder à en faire naître. -Il fut convenu que le lendemain 4, bien que la Chambre fût invitée à -assister à la cérémonie du Louvre, elle tiendrait séance au palais du -Corps législatif, afin d'accélérer autant que possible sa -constitution.</p> - -<p>Le lendemain dimanche 4 juin, tandis que les députations qui avaient -assisté au Champ de Mai se réunissaient au Louvre, les représentants -se rendirent au palais du Corps législatif, pour y continuer leurs -travaux. -<span class="sidenote" title="En marge">Renouvellement de la difficulté soulevée la veille.</span> -Dès l'ouverture de la séance on revint à la question soulevée -la veille, et cette fois la malice commençant à s'en mêler, on demanda -de nouveau comment il fallait considérer l'élection du prince Lucien. -Un membre voulait qu'on ajournât cette élection par le motif qu'étant -pair de droit, le prince Lucien ne pouvait être représentant. -<span class="sidenote" title="En marge">On veut savoir avant le scrutin si Lucien sera pair ou -représentant.</span> -L'Assemblée portée à l'indépendance mais non à l'hostilité, parut -importunée de cette difficulté, et repoussa la manière proposée de -motiver l'ajournement. -<span class="sidenote" title="En marge">Refus de répondre.</span> -Elle en était là, lorsqu'elle reçut une lettre -du ministre de l'intérieur Carnot, adressée au président provisoire, -et déclarant que la liste des nouveaux pairs ne serait définitivement -publiée qu'après la constitution de la Chambre des représentants. Ce -n'était pas faire preuve de connaissance des assemblées, <span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> que -de traiter celle-ci avec des façons si absolues. Elle manifesta une -impression marquée de déplaisir. Un de ses membres, M. Dupin, s'écria: -Si nous déclarions à notre tour que nous ne nous constituerons -qu'après avoir connu la composition de la pairie, que pourrait-on nous -répondre?...—Des murmures interrompirent cette observation qui était -fondée, mais qui dépassait la mauvaise humeur de la Chambre, et on -procéda au scrutin pour le choix d'un président, sans se prononcer sur -les élections de l'Isère. Le nom du prince Lucien se trouvait pour -ainsi dire écarté de fait par l'ajournement de son admission. -<span class="sidenote" title="En marge">Scrutin.</span> -Du reste -pas un des suffrages ne se porta sur lui, et ils se répartirent tous -entre MM. Lanjuinais, de Lafayette, de Flaugergues, et quelques autres -candidats. M. Lanjuinais en réunit 189, M. de Lafayette 68, M. -Flaugergues 74, M. Merlin 41, M. Dupont de l'Eure 29. -<span class="sidenote" title="En marge">M. Lanjuinais obtient la majorité.</span> -Ces nombres -révélaient bien les dispositions de l'Assemblée. Elle voulait -constater son indépendance, et inclinait visiblement vers l'homme qui -exprimait le mieux cette indépendance, car M. Lanjuinais avait été -l'un des opposants de l'ancien Sénat, sans être un ennemi déclaré de -l'Empereur. Cependant comme M. Lanjuinais, tout en ayant obtenu le -plus grand nombre de voix, n'avait pas eu la majorité absolue, on -recommença le scrutin, et cette fois il réunit 277 suffrages, M. de -Lafayette 73, M. de Flaugergues 58. M. Lanjuinais fut donc nommé -président sauf l'approbation de l'Empereur, qui d'après l'Acte -additionnel était nécessaire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Cérémonie au Louvre, pendant qu'ont lieu les -scrutins à la Chambre des représentants.</span> -Pendant qu'on se livrait à ces scrutins au palais du Corps législatif, -la seconde cérémonie de la distribution des drapeaux s'accomplissait -au Louvre. L'Empereur après avoir reçu sur son trône quelques -députations qui avaient des adresses à lui remettre, s'était rendu -dans la galerie du Louvre, où sont exposés les chefs-d'œuvre de -peinture que nos rois ont depuis plusieurs siècles amassés pour la -jouissance, l'instruction et l'honneur de la France. D'un côté se -trouvaient rangées les députations des colléges électoraux avec les -étendards destinés aux gardes nationales, et de l'autre les -députations de l'armée. Cette galerie, la plus longue de l'Europe, -toute pleine de glorieux drapeaux et contenant dix mille personnes, -présentait une perspective profonde, d'un effet aussi grand que -singulier. C'était surtout pour les membres des colléges électoraux -qu'avait lieu la nouvelle cérémonie: Napoléon, qu'ils avaient la -satisfaction de voir et d'entendre de près, leur parla à tous avec son -esprit d'à-propos, et les laissa en général très-satisfaits. Le -despote oriental avait fait place dans leur imagination au grand -homme, simple, accessible, prêt à entendre et à écouter la voix de ses -sujets. Arrivé au vaste salon carré qui termine la galerie, Napoléon -revint sur ses pas, tourna alors ses regards vers les députations de -l'armée, les électrisa de nouveau par sa présence et ses paroles, et -leur dit qu'ils allaient bientôt se revoir là où ils s'étaient tant -vus jadis, où ils avaient tant appris à s'estimer, c'est-à-dire sur -les champs de bataille où cette fois ne les appelait plus l'amour des -conquêtes, mais l'indépendance <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> sacrée de la patrie. Cette -cérémonie commencée à midi n'était finie qu'à sept heures. Elle fut -suivie d'une fête magnifique dans le jardin des Tuileries.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Irritation de Napoléon en apprenant la nomination de M. -Lanjuinais.</span> -À peine la journée terminée, Napoléon avait eu à s'occuper des -scrutins de la Chambre des représentants, et à se former un avis sur -ce sujet. Sa première impression fut celle d'un extrême -mécontentement. -<span class="sidenote" title="En marge">Il veut d'abord ne pas la confirmer.</span> -Une divergence d'opinion sur les questions les plus -graves l'aurait moins blessé que cet empressement à se séparer de sa -personne, en repoussant son frère pour prendre un homme respectable -assurément, mais l'un des opposants du Sénat sous le premier Empire. -En présence de l'Europe qui mettait une si grande affectation à -diriger sur lui tous ses coups, il pensait qu'il eût été plus généreux -et plus habile de s'unir à lui fortement. Mais, il faut le répéter -sans cesse dans cette histoire pour l'instruction de tous, la -conséquence des fautes est d'en subir la peine dans le moment où cette -peine est le plus poignante. Après avoir accepté, encouragé, exigé -pendant quinze ans une servilité sans bornes, Napoléon ne pouvait pas -même obtenir pour sa personne des égards qui, en cet instant, auraient -eu le double mérite du courage et d'une habile démonstration contre -l'ennemi extérieur. S'étant beaucoup fait violence depuis deux mois et -demi, il n'y tint plus cette fois, et laissa voir la plus vive -irritation.—On a voulu m'offenser, dit-il, en choisissant un ennemi. -Pour prix de toutes les concessions que j'ai faites on veut -m'insulter et m'affaiblir... Eh bien, s'il en est ainsi, <span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> je -résisterai, je dissoudrai cette Assemblée, et j'en appellerai à la -France qui ne connaît que moi, qui pour sa défense n'a confiance qu'en -moi, et qui ne tient pas le moindre compte de ces inconnus, lesquels, -à eux tous, ne peuvent rien pour elle... Ces hommes, ajoutait-il, qui -ne veulent pas des Bourbons, qui seraient désolés pour leurs places, -pour leurs biens, pour leurs opinions, de les voir revenir, ne savent -pas même s'unir à moi, qui puis seul les garantir contre tout ce -qu'ils craignent, car c'est à coups de canon maintenant qu'on peut -défendre la Révolution, et lequel d'entre eux est capable d'en tirer -un?...—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché profite de l'occasion pour dire aux représentants -que Napoléon songe déjà à dissoudre les Chambres.</span> -Cette première explosion n'aurait pas eu de grands inconvénients, elle -aurait eu même l'avantage de calmer Napoléon en donnant un libre cours -aux sentiments dont son cœur était plein, si elle n'avait dû être -divulguée, exagérée par la perfidie du duc d'Otrante, lequel alla dire -partout que Napoléon était incorrigible, qu'il voulait dissoudre les -Chambres dès le lendemain de leur réunion. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se calme, et consent à recevoir M. Lanjuinais.</span> -Toutefois, après ce -mouvement d'humeur, Napoléon s'apaisa. Carnot, le prince -archichancelier, M. Lavallette, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, -s'efforcèrent de lui faire entendre raison, et n'y eurent pas beaucoup -de peine, son grand esprit lui disant, une fois la colère passée, tout -ce que pouvaient lui dire les hommes les plus sages. Il sentit que -rompre en ce moment serait une folie, qu'il fallait accorder quelque -chose à la faiblesse de cette assemblée, qui avait la prétention de -paraître indocile tout en étant profondément dévouée. D'ailleurs M. -Lanjuinais <span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> était un honnête homme, ami de la Révolution -autant qu'ennemi de ses excès, voulant le triomphe de la cause -commune, et facile en outre à adoucir avec de bons procédés. L'homme -qui parla le plus vivement et le plus utilement dans ce sens fut M. -Regnaud de Saint-Jean d'Angély. Ce personnage était, par ses -antécédents, sa brillante facilité de parole, destiné plus que jamais -à devenir l'organe du gouvernement auprès des Chambres. Il tenait par -ce motif à se rendre agréable à leurs yeux, en appuyant leurs désirs -auprès de l'Empereur. De plus, quoique sincèrement dévoué à Napoléon, -il était tombé sous l'influence de M. Fouché, qui, le voyant appelé à -jouer un rôle considérable devant les Chambres et très-flatté de ce -rôle, l'avait encouragé à le prendre, lui en facilitait le moyen de -toutes les manières, et cherchait à lui persuader que résister à -Napoléon c'était le sauver: vérité, hélas! trop réelle quelques années -auparavant, et qui, sentie et pratiquée à temps, aurait sauvé Napoléon -et la France, mais qui était tardive en 1815, et pouvait même en -présence de l'Europe armée devenir funeste! Au surplus, en conseillant -d'accepter M. Lanjuinais comme président, M. Regnaud de Saint-Jean -d'Angély donnait à Napoléon un conseil fort sage, car tout autre choix -eût été dans les circonstances inconvenant et impossible.</p> - -<p>Tandis qu'on s'efforçait de persuader Napoléon, on alla chercher M. -Lanjuinais; on lui dit, ce qui était vrai, qu'il devait à l'Empereur -de le voir, de s'expliquer avec lui après une si longue opposition -dans le Sénat, et de le rassurer sur l'usage <span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> qu'il pourrait -faire du pouvoir immense de la présidence. -<span class="sidenote" title="En marge">Entrevue de M. Lanjuinais avec Napoléon.</span> -M. Lanjuinais se rendit le -soir même à l'Élysée, et fut reçu immédiatement. Napoléon l'accueillit -arec une grâce infinie, mais avec une extrême franchise.—Le passé -n'est rien, lui dit-il, je n'ai pas la faiblesse d'y penser; je ne -tiens compte que du caractère des hommes et de leurs dispositions -présentes. Êtes-vous mon ami ou mon ennemi?—M. Lanjuinais, touché de -la franchise avec laquelle Napoléon le questionnait, lui répondit -qu'il n'était point son ennemi, qu'il voyait en lui la cause de la -Révolution, et qu'aux conditions de la monarchie constitutionnelle -sincèrement maintenues, il le soutiendrait franchement.—Nous sommes -d'accord, répondit Napoléon, et je ne vous demande pas -davantage.— -<span class="sidenote" title="En marge">L'élection de M. Lanjuinais confirmée.</span> -L'entrevue s'étant terminée de la manière la plus amicale, -Napoléon se décida à confirmer le choix de la Chambre.</p> - -<p>Pourtant le bruit de sa première résistance s'était répandu. M. Fouché -ne l'avait laissé ignorer à personne, et il avait déjà répété partout -que Napoléon était toujours le même, qu'il ne pouvait souffrir aucune -indépendance, et que ce serait un grand miracle si la Chambre n'était -pas dissoute dans quelques jours. Le lendemain, lundi 5, les -représentants étant assemblés pour achever l'œuvre de leur -constitution, on murmurait de banc en banc ce qui s'était passé, et -ignorant le résultat de l'entrevue de Napoléon avec M. Lanjuinais, on -était fort enclin au mécontentement. Le président d'âge fit connaître -qu'il avait la veille communiqué à l'Empereur le vote de la Chambre, -que l'Empereur <span class="pagenum"><a id="page604" name="page604"></a>(p. 604)</span> s'était borné à répondre qu'il aviserait, et -ferait connaître sa résolution par le chambellan de service. À ce -dernier détail on murmura fortement. Un membre fit remarquer avec -raison, que ce n'était pas par l'entremise d'un chambellan que -devaient s'établir les rapports des Chambres avec le monarque. M. -Dumolard, et après lui M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, cherchèrent -à expliquer la réponse de l'Empereur, en disant que ses paroles -avaient été mal saisies par le président d'âge, explication à laquelle -celui-ci se prêta volontiers pour réparer la maladresse qu'il avait -commise en rapportant un détail qu'il eût mieux valu taire. Pendant -qu'on raisonnait sur ce sujet, et que pour couper court à la -difficulté on suspendait la séance, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély -se rendit à l'Élysée, en rapporta lui-même le décret qui nommait M. -Lanjuinais président, et le présenta en sa qualité de ministre d'État, -ce qui faisait disparaître toute susceptibilité. L'approbation donnée -au choix de M. Lanjuinais calma le mécontentement de la Chambre. Elle -désigna ensuite pour vice-présidents, M. de Flaugergues (élu par 403 -voix), M. Dupont de l'Eure (par 279 voix), M. de Lafayette (par 257). -Le quatrième vice-président restait à nommer. Le lendemain le général -Grenier fut élu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Constitution de la Chambre des pairs.</span> -En même temps qu'on portait à la Chambre des représentants la -nomination définitive de son président, on portait à celle des pairs -la liste des membres appelés à la composer. Napoléon avait demandé à -ses frères, à ses principaux ministres, une liste de pairs dressée -suivant les vues de chacun d'eux. <span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> De ces listes comparées il -avait composé une liste de 130 pairs, qui pouvait et devait être -complétée plus tard, à mesure que le succès amènerait de nouvelles -adhésions, particulièrement dans l'ancienne noblesse. M. de Lafayette -vivement pressé par Joseph d'accepter la pairie, avait préféré siéger -dans la Chambre des représentants, où il devait trouver plus de -conformité d'opinion et une influence plus directe sur les événements. -<span class="sidenote" title="En marge">Composition de la liste des nouveaux pairs.</span> -Napoléon avait d'abord choisi ses frères Joseph, Lucien, Louis, Jérôme -(lesquels, du reste, étaient pairs de droit), son oncle le cardinal -Fesch, son fils adoptif le prince Eugène (retenu à Vienne par la -coalition), les maréchaux Davout, Suchet, Ney, Brune, Moncey, Soult, -Lefebvre, Grouchy, Jourdan, Mortier; les ministres Carnot, Decrès, de -Bassano, Caulaincourt, Mollien, Fouché; le cardinal Cambacérès, les -archevêques de Tours (de Barral), de Bourges (de Beaumont), de -Toulouse (Primat); les généraux Bertrand, Drouot, Belliard, Clausel, -Savary, Duhesme, d'Erlon, Exelmans, Friant, Flahault, Gérard, Lobau, -La Bédoyère, Delaborde, Lecourbe, Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, -Molitor, Pajol, Rampon, Reille, Travot, Vandamme, etc. Il avait choisi -plusieurs régicides, Sieyès, Cambacérès, Carnot, Fouché, Thibaudeau, -non comme régicides, mais comme personnages éminents, que leur qualité -de régicides ne devait pas exclure des hautes fonctions publiques. Il -avait pris dans l'ancienne noblesse quelques noms, MM. de Beauvau, de -Beaufremont, de Boissy, de Forbin, de La Rochefoucauld, de Nicolaï, -de Praslin, de Ségur, etc. S'il n'en avait <span class="pagenum"><a id="page606" name="page606"></a>(p. 606)</span> pas pris -davantage, c'était faute d'en avoir un plus grand nombre dont il pût -disposer. Il comptait sur ses prochaines victoires pour en conquérir -d'autres. Ce n'était pas le goût qu'on lui attribuait pour les anciens -noms qui le dirigeait, mais l'utilité bien sentie de les placer dans -la Chambre haute, appelée à être à la fois conservatrice et -indépendante.</p> - -<p>Le prince Joseph avait manifesté un vif déplaisir en entendant le -texte du décret qui le nommait pair, car il prétendait l'être de -droit. -<span class="sidenote" title="En marge">Réclamation déplacée de Joseph, qui prétend être pair de -droit.</span> -Malgré les efforts qu'on fit pour l'engager à se taire, il -réclama en disant que c'était sans doute par une erreur de rédaction -qu'il était mentionné sur le décret, car il devait la pairie à sa -naissance, et nullement à la nomination impériale. Au milieu des -tiraillements qui se manifestaient déjà, il y avait de la part des -frères de l'Empereur une grande imprudence à ne pas savoir se contenir -eux-mêmes. Que pourrait-on en effet, objecter à tous ceux qui étaient -si pressés de parler hors de propos, si les frères de Napoléon ne -savaient pas s'abstenir d'une réclamation aussi puérile? Ils commirent -une autre faute non moins remarquée que la précédente, en ne voulant -pas siéger avec leurs collègues, et en exigeant des siéges -particuliers à côté du président. S'étant aperçus du mauvais effet -produit par cette prétention, ils y renoncèrent. Ce fut le prince -Lucien qui le premier donna ce bon exemple, en allant se confondre -dans les rangs de ses collègues.</p> - -<p>Ces diverses opérations avaient rempli les journées des 5 et 6 juin, -et il fallut remettre la séance impériale au mercredi 7. Cette séance -devait consister <span class="pagenum"><a id="page607" name="page607"></a>(p. 607)</span> dans la lecture du discours de la couronne, -et dans la prestation du serment à l'Empereur par les pairs et les -représentants. -<span class="sidenote" title="En marge">Préparatifs de la séance impériale, et rédaction du -discours de la couronne.</span> -Napoléon, suivant son usage, avait écrit lui-même le -discours qu'il devait prononcer, et l'avait rédigé de ce style net, -franc et ferme qui convenait à un esprit comme le sien, toujours -résolu en toutes choses. Il avait voulu donner la monarchie -constitutionnelle, non par goût de se lier les mains, mais par la -conviction qu'elle était nécessaire, et que ses propres fautes -d'ailleurs la rendaient indispensable. Il prit donc le parti de -s'expliquer à cet égard en termes brefs mais décisifs. Sachant de plus -que les représentants arrivaient avec le regret de trouver une -Constitution toute faite, et de n'avoir rien à faire eux-mêmes, il -consentit à leur reconnaître le droit de toucher aux matières -constitutionnelles en coordonnant les anciennes constitutions avec la -nouvelle. Il voulut ajouter à ces concessions quelques conseils, -donnés du même ton que les concessions, c'est-à-dire avec une extrême -fermeté. Après ces points principaux, il en était d'autres non moins -importants à aborder. Sans avoir aucun penchant pour la persécution, -Napoléon avait la volonté bien arrêtée de ne pas se laisser attaquer -impunément par les partis ennemis. Il aurait désiré qu'on prévînt -l'insurrection de la Vendée, et il s'était trouvé sur ce sujet en -désaccord avec ses ministres. Ces derniers, tout en jugeant -indispensable la répression de certaines menées, craignaient néanmoins -en ayant recours aux lois antérieures de fournir de nouveaux prétextes -à ceux qui leur reprochaient de laisser subsister l'ancien <span class="pagenum"><a id="page608" name="page608"></a>(p. 608)</span> -arsenal des lois révolutionnaires. Il fallait résoudre la difficulté, -et présenter des mesures qui, sans retour à l'arbitraire, continssent -quelque peu l'audacieuse activité des partis. La presse avait été -délivrée de la censure, mais il n'en devenait que plus nécessaire et -plus légitime d'apporter quelques limites à ses excès par -l'intervention régulière des tribunaux. Enfin il fallait présenter le -budget.</p> - -<p>C'étaient là de suffisantes et régulières occupations pour les -Chambres, et Napoléon s'était attaché à leur en tracer le plan dans un -discours clair et précis, qui obtint l'assentiment unanime de ses -ministres lorsqu'il leur en donna communication.</p> - -<p>Tandis qu'il préparait le langage à tenir devant les deux Chambres, -celle des représentants ayant les défauts des assemblées nouvelles, -était impatiente de toucher aux sujets les plus délicats. -<span class="sidenote" title="En marge">Difficultés soulevées dans la Chambre des représentants, à -l'occasion du serment à prêter à l'Empereur.</span> -Le mardi 6 -juin, veille de la séance impériale, un représentant fit une motion -relative au serment qu'on devait prêter le lendemain. Il proposa de -déclarer qu'on ne pourrait exiger de serment qu'en vertu d'une loi, et -qu'en tout cas celui qu'on devait prêter le jour suivant ne -préjudicierait en rien au droit des Chambres de reviser les -constitutions impériales.</p> - -<p>Cette proposition causa une vive émotion. Si elle avait été entendue -dans son sens le plus rigoureux, il aurait fallu en conclure que le -serment exigé était illégal, que dès lors on ne le prêterait pas, à -moins que dans la journée même il ne fût rendu une loi pour -l'autoriser. Mais en rédigeant cette loi sur l'heure, il n'était pas -probable qu'elle pût être en <span class="pagenum"><a id="page609" name="page609"></a>(p. 609)</span> vingt-quatre heures adoptée par -les deux Chambres, et dès lors le serment étant impossible le -lendemain, il en serait résulté aux yeux des partis et de l'Europe, -que les Chambres avaient refusé de jurer fidélité à Napoléon. Dans un -moment où cinq cent mille soldats marchaient sur la France, l'effet -aurait pu être extrêmement fâcheux.</p> - -<p>L'Assemblée, qui malgré sa susceptibilité comprenait qu'après avoir -replacé Napoléon sur le trône il fallait se garder de l'affaiblir, -accueillit avec une anxiété visible la proposition qu'on venait de -faire. Divers représentants se hâtèrent de la combattre. -<span class="sidenote" title="En marge">Solution de la difficulté.</span> -Ils dirent -que des sénatus-consultes antérieurs avaient prescrit le serment à -l'Empereur, que dès lors il était légal, ces sénatus-consultes n'ayant -pas été abolis; qu'au surplus il était bien entendu que ce serment -n'imposait qu'un engagement de fidélité à la dynastie impériale, et -nullement l'obligation de tenir pour immuables des lois dont la -révision était chose convenue d'après le discours même de l'Empereur -au Champ de Mai. M. Roy, depuis ministre des finances de Louis XVIII -et de Charles X, pour lequel Napoléon avait été sévère, répondit que -tout étant nouveau dans le second Empire, la Chambre des pairs ne -ressemblant pas au Sénat, la Chambre des représentants au Corps -législatif, le sénatus-consulte qu'on invoquait devait être considéré -comme tombé en désuétude, et ne pouvait suffire pour rendre légal le -serment exigé des deux Chambres. L'Assemblée appréciant le danger de -cette discussion, manifesta un mécontentement visible. MM. Dumolard, -Bedoch, Sébastiani, répliquèrent vivement à M. Roy, <span class="pagenum"><a id="page610" name="page610"></a>(p. 610)</span> en -disant que si les attributions de la pairie et de la Chambre des -représentants différaient de celles du Sénat et du Corps législatif, -le monarque restait, qu'on lui devait fidélité sous le régime nouveau -comme sous l'ancien; que de plus, dans les circonstances présentes, -l'union des pouvoirs étant la condition du salut commun, les -convenances du moment se joignaient aux convenances générales pour -qu'on prêtât avec empressement le serment demandé. M. Boulay de la -Meurthe, ministre d'État, alla plus loin encore, et même trop loin, en -signalant un parti qu'il qualifia parti de l'étranger, dans lequel il -ne rangeait, disait-il, ni l'auteur de la proposition, ni aucun de -ceux qui l'appuyaient, mais à la tête duquel il plaçait surtout les -royalistes, et dont le travail consistait selon lui à diviser les -pouvoirs, pour ouvrir à l'ennemi les portes de la France. Cette sortie -trop vive fut accueillie avec un silence d'embarras et même -d'improbation. De toutes parts on demanda la clôture de cette -discussion. D'abord on s'était borné à réclamer l'ordre du jour sur la -proposition, bientôt on voulut quelque chose de plus significatif, et -à l'ordre du jour pur et simple on substitua la déclaration explicite -de la légalité, de la convenance et de la nécessité du serment. Soit -que les opposants fussent absents ou convertis, l'Assemblée adopta -cette déclaration à l'unanimité.</p> - -<p>Dans un pays habitué de longue main à la liberté, et où l'on a pris -l'habitude de n'attacher de l'importance qu'aux actes de la majorité, -et non aux actes des individus qu'il faut laisser libres parce qu'ils -perdent ainsi toute portée fâcheuse, on n'aurait pas <span class="pagenum"><a id="page611" name="page611"></a>(p. 611)</span> été -fort ému de cette séance. Mais les partis s'en servirent pour -prétendre que Napoléon n'avait pas la nation avec lui, puisque ses -représentants nommés de la veille répugnaient au serment de fidélité. -Napoléon en fut affecté. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, à cause de la situation extérieure, est vivement -affecté par les manifestations contre sa personne.</span> -Voyant l'obstination des puissances coalisées -à diriger leurs coups contre sa personne seule, il aurait voulu que -les Chambres répondissent à cette tactique en s'unissant étroitement à -lui. Devenu triste depuis quelque temps, depuis surtout qu'il avait vu -la fatalité se prononcer, et commencer par emporter Murat, il le -devint davantage en voyant l'isolement remplacer autour de sa personne -la forte et cordiale union dont il aurait eu besoin. Il sentit plus -que jamais que c'était à la fortune des armes à prononcer, et à lui -ramener les cœurs, qui (la chose est triste à dire) ont besoin de -succès pour s'attacher.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance impériale le 7 juin.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Accueil favorable fait à Napoléon.</span> -Le 7, il se rendit au palais du Corps législatif, dans un appareil -plus simple que celui qu'il avait déployé au Champ de Mai, et fut -chaudement applaudi par la Chambre des représentants, dont les -intentions étaient excellentes si son expérience était médiocre, et -chose singulière, mieux accueilli par elle que par la Chambre des -pairs. En présence des dispositions extrêmement libérales du public, -la Chambre des pairs nommée par le pouvoir, et sinon confuse au moins -un peu embarrassée de son origine, croyait plus digne d'applaudir avec -réserve celui à qui elle devait l'existence, en laissant le soin de -l'applaudir avec vivacité à la Chambre élective qui tirait son origine -du pays.</p> - -<p>L'Empereur étant assis sur son trône, et ayant <span class="pagenum"><a id="page612" name="page612"></a>(p. 612)</span> ses frères à -sa droite et à sa gauche, le prince archichancelier lut la formule du -serment, qui était celle-ci: <cite>Je jure obéissance aux Constitutions de -l'Empire et fidélité à l'Empereur</cite>. L'archichancelier fit ensuite -l'appel des pairs et des représentants, qui prêtèrent serment avec un -accent chaleureux. Cela fait, Napoléon prononça d'un ton grave le -discours suivant, modèle de simplicité, de concision et de grandeur.</p> - -<div class="quote"> -<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours qu'il prononce.</span> -«Messieurs de la Chambre des pairs, et Messieurs de la Chambre - des représentants,</p> - -<p>»Depuis trois mois les circonstances et la confiance du peuple - m'ont revêtu d'un pouvoir illimité. Aujourd'hui s'accomplit le - désir le plus pressant de mon cœur: je viens commencer la - monarchie constitutionnelle.</p> - -<p> »Les hommes sont impuissants pour assurer l'avenir; les - institutions seules fixent les destinées des nations. La - monarchie est nécessaire en France pour garantir la liberté, - l'indépendance et les droits du peuple.</p> - -<p> »Nos constitutions sont éparses: une de nos plus importantes - occupations sera de les réunir dans un seul cadre, et de les - coordonner dans une seule pensée. Ce travail recommandera - l'époque actuelle aux générations futures.</p> - -<p> »J'ambitionne de voir la France jouir de toute la liberté - possible; je dis possible, parce que l'anarchie ramène toujours - au gouvernement absolu.</p> - -<p> »Une coalition formidable de rois en veut à <span class="pagenum"><a id="page613" name="page613"></a>(p. 613)</span> notre - indépendance; ses armées arrivent sur nos frontières.</p> - -<p> »La frégate <i>la Melpomène</i> a été attaquée et prise dans la - Méditerranée, après un combat sanglant contre un vaisseau anglais - de 74. Le sang a coulé en pleine paix.</p> - -<p> »Nos ennemis comptent sur nos divisions intestines. Ils excitent - et fomentent la guerre civile. Des rassemblements ont lieu; on - communique avec Gand, comme en 1792 avec Coblentz. Des mesures - législatives sont indispensables: c'est à votre patriotisme, à - vos lumières et à votre attachement à ma personne que je me - confie sans réserve.</p> - -<p> »La liberté de la presse est inhérente à la constitution - actuelle, on n'y peut rien changer sans altérer tout notre - système politique; mais il faut des lois répressives, surtout - dans l'état actuel de la nation. Je recommande à vos méditations - cet objet important.</p> - -<p> »Mes ministres vous feront connaître la situation de nos - affaires.</p> - -<p> »Les finances seraient dans un état satisfaisant sans le surcroît - de dépenses que les circonstances actuelles ont exigé.</p> - -<p> »Cependant on pourrait faire face à tout si les recettes - comprises dans le budget étaient toutes réalisables dans l'année, - et c'est sur les moyens d'arriver à ce résultat que mon ministre - des finances fixera votre attention.</p> - -<p> »Il est possible que le premier devoir du prince m'appelle - bientôt à la tête des enfants de la nation <span class="pagenum"><a id="page614" name="page614"></a>(p. 614)</span> afin de - combattre pour la patrie. L'armée et moi nous ferons notre - devoir.</p> - -<p> »Vous, pairs et représentants, donnez à la nation l'exemple de la - confiance, de l'énergie et du patriotisme; et, comme le sénat du - grand peuple de l'antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de - survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause - sainte de la patrie triomphera!»</p> -</div> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet de ce discours.</span> -Ce discours, qui touchait à tous les sujets avec un tact supérieur, -une dignité parfaite, fut couvert d'applaudissements, et il le -méritait. On ne pouvait désirer un aveu plus complet de la monarchie -constitutionnelle, et une profession plus explicite de ses principes.</p> - -<p>À l'entrée d'une carrière où les Anglais nous avaient précédés de deux -siècles, il était naturel d'imiter leurs usages. En conséquence -chacune des Chambres résolut de présenter une adresse en réponse au -discours de la couronne, et elles chargèrent de la rédiger leur bureau -accru de quelques membres, de manière à pouvoir la présenter dans la -semaine, le départ de Napoléon étant annoncé pour le dimanche ou le -lundi suivant.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Impatience qu'éprouve Napoléon de partir pour l'armée.</span> -Napoléon effectivement était décidé à frapper le coup que depuis son -retour à Paris il préparait contre la portion de la coalition placée à -sa portée. Ce n'est pas encore le moment de faire connaître ses -combinaisons; il suffira de dire qu'au milieu des occupations de tout -genre que lui valaient l'insurrection de la Vendée, la réunion des -Chambres et la présence à Paris des électeurs venus au Champ de -<span class="pagenum"><a id="page615" name="page615"></a>(p. 615)</span> Mai, il n'avait cessé, en travaillant jour et nuit, de tout -disposer pour son entrée en action le 15 juin. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses derniers préparatifs.</span> -Le lendemain de la -cérémonie du Champ de Mai, il avait eu soin de faire partir la garde -et le 6<sup>e</sup> corps pour Laon; il avait ordonné aux généraux d'Erlon et -Reille d'entreprendre à leur tour le mouvement que le général Gérard -avait commencé depuis plusieurs jours, et qui devait opérer la -concentration générale de l'armée derrière Maubeuge. Il leur avait -indiqué à tous avec un soin minutieux les précautions qui étaient les -plus propres à tromper l'ennemi, et qui, en effet, le trompèrent -complétement, comme on le verra bientôt. Napoléon comptait que la -garde et le 6<sup>e</sup> corps ayant atteint Maubeuge le 14 juin, il pourrait -paraître le 15 au matin sous les murs de Charleroy à la tête de 130 -mille hommes. Il en aurait eu 150 sans l'insurrection de la Vendée, -mais avec cette force, telle quelle, il espérait sinon terminer la -guerre d'un coup, du moins lui imprimer dès le début un caractère qui -en Europe ferait réfléchir les puissances, et en France rendrait -l'accord aux esprits décousus et ébranlés. -<span class="sidenote" title="En marge">Tristesse de Napoléon dans les derniers moments de son -séjour à Paris.</span> -Si ses préoccupations -n'empêchaient pas son travail, son travail n'empêchait pas non plus -ses préoccupations. Tout en affectant la gaieté dans les nombreuses -réceptions de l'Élysée où il donnait chaque jour à dîner, il retombait -tristement sur lui-même dès qu'il se retrouvait dans son intimité, -c'est-à-dire avec la reine Hortense et M. Lavallette. Cet empressement -des Chambres à écarter toute apparence de servilité, qui les portait à -s'isoler de lui, lorsqu'il aurait fallu au contraire se serrer autour -de sa personne, l'affectait plus qu'il <span class="pagenum"><a id="page616" name="page616"></a>(p. 616)</span> ne voulait en -convenir. Il s'affligeait de voir l'union des pouvoirs se dissoudre, -la confusion s'introduire dans les esprits, chacun se précipiter avec -impatience dans l'arène des discussions théoriques qu'il avait voulu -fermer en donnant l'Acte additionnel, chacun caresser sa chimère et se -presser de la produire, toutes choses désolantes mais que rendaient -inévitables la convocation des Chambres dans un moment pareil, et un -premier essai de liberté fait sous le canon de l'ennemi. Au milieu de -ce déchaînement de l'esprit de contradiction, il sentait l'admiration -superstitieuse dont il avait été l'objet pendant quinze années, et que -le prodigieux retour de l'île d'Elbe avait fait renaître un instant, -s'évanouir d'heure en heure; il se voyait entouré de doutes, de -critiques de toute espèce dirigées contre ses moindres actes. Ses amis -les plus sincères qui n'auraient jamais osé autrefois lui répéter ce -qu'on disait de lui, s'empressaient au contraire, les uns par -affection, les autres par diminution de respect, de lui rapporter les -discours les plus inconvenants tenus sur son compte. Il pouvait savoir -par ce moyen que M. Fouché continuait de se permettre les propos les -plus fâcheux, qu'il n'exécutait pas ses ordres, notamment à l'égard -des royalistes en correspondance avec Gand et la Vendée, qu'il était -pour eux plein de ménagements, et que de temps en temps il les mandait -à son ministère pour se faire un mérite auprès d'eux de sa -désobéissance aux ordres impériaux. Napoléon, en apprenant ces actes -d'infidélité, s'emportait, voulait les réprimer, puis s'arrêtait, -craignant qu'on ne dît que le despote avait <span class="pagenum"><a id="page617" name="page617"></a>(p. 617)</span> reparu, et ainsi -ses anciennes rigueurs contre des êtres souvent inoffensifs, tels que -les colporteurs de la Bulle par exemple, le privaient aujourd'hui du -moyen de contenir de redoutables ennemis pris en flagrant délit. -Toutefois il se relevait en songeant à la guerre, en songeant aux -chances qu'elle offre à l'homme de génie, en songeant aux triomphes -qu'il avait remportés en 1814, et qui l'auraient sauvé si en dehors de -Paris il avait eu quelques redoutes, et au dedans un frère digne de -lui. Mais cette confiance à peine ranimée, il la sentait presque -aussitôt défaillir en pensant à la masse d'ennemis qui marchaient sur -la France, à la masse d'ennemis de tout genre qui s'agitaient dans -l'intérieur, et il se demandait si dans son gouvernement les choses -étaient disposées pour supporter un revers, revers toujours possible -même dans une guerre destinée à finir heureusement, et avec cette -sagacité supérieure dont il était doué, il croyait voir dans -l'ensemble de la situation les signes d'une adversité persistante, qui -sans ébranler son énergique cœur, attristaient profondément son -esprit. Il se plaisait à en disserter sans fin avec ses intimes, et -quelquefois, bien qu'accablé de travail, il passait une partie des -nuits à s'entretenir du profond changement des choses autour de lui, -de la singulière destinée des grands hommes, et en particulier de la -sienne, qui avait bien toutes les apparences d'un astre à son déclin.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Visite à la Malmaison, et souvenir donné à l'impératrice -Joséphine.</span> -Dans cette disposition à la tristesse, il voulut visiter la Malmaison -où l'impératrice Joséphine était morte le printemps précédent, et où -il n'était pas <span class="pagenum"><a id="page618" name="page618"></a>(p. 618)</span> allé depuis son retour de l'île d'Elbe. Il -éprouvait le besoin de revoir cette modeste demeure où il avait passé -les plus belles années de sa vie, auprès d'une épouse qui avait des -défauts assurément, mais qui était une amie véritable, une de ces -amies qu'on ne retrouve pas deux fois, et qu'on regrette toujours -quand on les a perdues. Il obligea la reine Hortense qui n'avait pas -encore osé rentrer dans ce lieu plein de si poignants souvenirs, à -l'accompagner. Malgré ses occupations accablantes il consacra -plusieurs heures à parcourir ce petit château, et ces jardins où -Joséphine cultivait des fleurs qu'elle faisait venir des quatre -parties du globe. En revoyant ces objets si chers et si attristants il -tomba dans des rêveries douloureuses! Quelle différence entre cette -année 1815 et ces années 1800, 1801, 1802, où il était à la fois -l'objet de l'admiration, de la confiance, de l'amour du monde! Mais -alors il ne l'avait ni fatigué, ni asservi, ni ravagé, et au lieu d'un -tyran les peuples voyaient en lui un sauveur! En considérant ces -choses, loin de se flatter, il se rendait à lui-même la sévère justice -du génie, mais il se disait que revenu de ses fautes, le monde devrait -lui rendre un peu de confiance, et lui permettre de montrer la -nouvelle sagesse rapportée de l'île d'Elbe. Mais les hommes, hélas! ne -rendent pas leur confiance quand ils l'ont une fois retirée, et Dieu -seul accueille le repentir parce que seul il peut en juger la -sincérité!</p> - -<p>Napoléon, en se promenant dans ce lieu tout à la fois attrayant et -douloureux, dit à la reine Hortense: Pauvre Joséphine! à chaque -détour de ces <span class="pagenum"><a id="page619" name="page619"></a>(p. 619)</span> allées, je crois la revoir. Sa mort, dont la -nouvelle est venue me surprendre à l'île d'Elbe, a été l'une des plus -vives douleurs de cette funeste année 1814. Elle avait des faiblesses -sans doute, mais celle-là au moins ne m'aurait jamais abandonné!...—</p> - -<p>Au retour de la Malmaison, Napoléon voulut que la reine Hortense fît -exécuter pour lui une copie du portrait le plus ressemblant qu'on eût -conservé de Joséphine. Ne sachant où il serait dans un mois, il -désirait emporter avec lui cette espèce de talisman, à l'aide duquel -il pouvait faire reluire à ses yeux les plus heureuses années de sa -vie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Long et curieux entretien de Napoléon sur la difficulté de -diriger les Chambres, lorsque les moyens de les conduire ne sont pas -préparés de longue main.</span> -Mais il avait à peine le temps de s'attrister, et il était sans cesse -arraché à lui-même par les mille affaires qu'il devait expédier avant -son départ. La direction des Chambres était celle qui après la guerre -l'occupait le plus. Il eut sur ce sujet plusieurs entretiens, et il -s'exprima avec la plus rare sagacité, comme si, au lieu d'avoir été -toute sa vie homme de guerre, administrateur, monarque absolu, il eût -été premier ministre de Georges IV. La veille de son départ, et prêt à -monter en voiture, Je ne sais, dit-il à ses ministres, comment vous -ferez pour conduire les Chambres en mon absence. M. Fouché croit qu'en -gagnant quelques vieux corrompus, en flattant quelques jeunes -enthousiastes on domine les assemblées, mais il se trompe. C'est là de -l'intrigue, et l'intrigue ne mène pas loin. En Angleterre, sans -négliger absolument ces moyens, on en a de plus grands et de plus -sérieux. Rappelez-vous M. Pitt, et voyez aujourd'hui lord -Castlereagh! Les Chambres en Angleterre <span class="pagenum"><a id="page620" name="page620"></a>(p. 620)</span> sont anciennes, et -expérimentées; elles ont fait depuis longtemps connaissance avec les -hommes destinés à devenir leurs chefs; elles ont pris de la confiance -ou du goût pour eux, soit à cause de leurs talents, soit à cause de -leur caractère; elles les ont en quelque sorte imposés au choix de la -couronne, et après les avoir faits ministres, il faudrait qu'elles -fussent bien inconséquentes, bien ennemies d'elles-mêmes et de leur -pays pour ne pas suivre leur direction. C'est ainsi qu'avec un signe -de son sourcil M. Pitt les dirigeait, et que les dirige encore -aujourd'hui lord Castlereagh. Ah, si j'avais de tels instruments, je -ne craindrais pas les Chambres. Mais ai-je rien de pareil? Voilà, -parmi ces représentants, des hommes venus de toutes les parties de la -France, avec de bonnes intentions sans doute, avec le désir que je me -tire d'affaire et que je les en tire eux-mêmes, mais n'ayant, pour la -plupart du moins, jamais vécu dans les assemblées, n'ayant jamais eu -le souci, la responsabilité des événements, inconnus de mes ministres -et n'en connaissant pas un, personnellement du moins. Qui voulez-vous -qui les dirige? Certainement je ne pouvais pas mieux choisir mes -ministres que je ne l'ai fait; je les ai pris pour ainsi dire dans la -confiance publique. Le pays me les aurait donnés lui-même au scrutin, -si je les lui avais demandés. Aurait-il pu, en effet, m'indiquer un -meilleur ministre de la justice que le sage Cambacérès, un plus -imposant ministre de la guerre que le laborieux et sévère Davout, un -plus rassurant ministre des affaires étrangères que le grave et -pacifique <span class="pagenum"><a id="page621" name="page621"></a>(p. 621)</span> Caulaincourt, un ministre de l'intérieur plus -capable de rassurer et d'armer les patriotes que cet excellent Carnot? -Les gens de finance ne m'auraient-ils pas signalé eux-mêmes la -probité, l'habileté du comte Mollien? Et le public ne croit-il pas -avoir l'œil du gouvernement toujours ouvert sur lui lorsque M. -Fouché est ministre de la police? Et pourtant, lequel de vous, -messieurs, pourrait se présenter aux deux Chambres, leur parler, s'en -faire écouter, les conduire? J'ai tâché d'y suppléer au moyen de mes -ministres d'État, au moyen de Regnaud, de Boulay de la Meurthe, de -Merlin, de Defermon. Certainement, Regnaud a du talent, mais -croyez-vous que, dans un cas grave, il pourrait dominer les orages? -Non, ce n'est pas d'une position secondaire qu'on impose aux hommes, -qu'on s'en empare, et qu'on s'en fait suivre. Hélas! ce n'est pas dans -notre paisible Conseil d'État qu'on se forme aux tempêtes des -assemblées... Non, non, ajoutait Napoléon, vous ne gouvernerez pas ces -Chambres, et si bientôt je ne gagne une bataille, elles vous -dévoreront tous, quelque grands que vous soyez! Je n'ai pas pu, vous -le savez, refuser de les convoquer, car je me suis trouvé dans un -cercle vicieux. J'avais donné moi-même l'Acte additionnel afin de -prévenir les discussions interminables et confuses d'une nouvelle -Constituante, mais on n'a pas voulu croire à l'Acte additionnel, et -pour y faire croire il m'a fallu convoquer des Chambres, qui, je le -vois bien, vont se faire constituantes. Tout cela se tenait. -Actuellement il faut nous en tirer comme nous pourrons. Les ministres -à portefeuille administreront, <span class="pagenum"><a id="page622" name="page622"></a>(p. 622)</span> les ministres d'État parleront -de leur mieux, et moi j'irai combattre. Si je suis victorieux, nous -obligerons tout le monde à se renfermer dans ses attributions, et nous -aurons le temps de nous habituer à ce nouveau régime. Si je suis -vaincu, Dieu sait ce qui arrivera de vous et de moi! Tel était notre -sort, que rien ne pouvait conjurer! Dans vingt ou trente jours, tout -sera décidé. Pour le présent, faisons ce qui se peut, nous verrons -ensuite! Mais que les amis de la liberté y pensent bien, si par leur -maladresse ils perdent la partie, ce n'est pas moi qui la gagnerai, ce -sont les Bourbons!—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Décret rendu sur l'organisation du gouvernement, en -l'absence de l'Empereur.</span> -Après ce singulier entretien qu'il eut dans la nuit qui précéda son -départ, Napoléon décida par un décret que les ministres, auxquels -s'adjoindraient ses frères, formeraient un conseil de gouvernement -sous la présidence de Joseph; que les quatre ministres d'État, -secondés par six conseillers d'État nommés à cet effet, seraient -chargés des rapports avec les Chambres, se présenteraient à elles au -nom de la couronne, discuteraient les lois, et donneraient les -explications nécessaires lorsqu'il faudrait justifier les actes du -gouvernement. En signant ce décret il sourit, et répéta plusieurs -fois: Ah! ah! vous avez grand besoin que je gagne une bataille!—Ces -paroles ne signifiaient certainement pas qu'il attendait une victoire -pour briser les Chambres et revenir au gouvernement absolu, car il -n'entrevoyait pas comment on pourrait, dans l'état des esprits, -gouverner au nom d'une autorité unique et silencieuse, mais que les -anxiétés naissant du danger étant dissipées, la confiance en sa -fortune <span class="pagenum"><a id="page623" name="page623"></a>(p. 623)</span> étant revenue, il remettrait un peu d'ensemble et -d'unité dans les volontés, et rendrait possible la marche des choses. -Victorieux, il n'aurait peut-être pas borné là ses vœux, mais pour -le moment il était convaincu que la cause de la liberté modérée était -la sienne, et que le triomphe des idées opposées était le triomphe des -Bourbons.—Si nous ne réussissons pas dans cet essai, répéta-t-il -plusieurs fois, nous n'avons qu'à céder la place à Louis XVIII.—Il ne -prévoyait pas qu'avec les Bourbons eux-mêmes, appuyés sur cinq cent -mille étrangers, la liberté renaîtrait pourvu qu'on rendît au pays le -droit de voter les lois et les budgets dans une assemblée -indépendante, fût-elle composée des plus violents royalistes!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Adresses des deux Chambres.</span> -Les deux Chambres, pendant ces trois derniers jours, avaient préparé -leurs adresses. Dans la Chambre des représentants il s'éleva encore -divers incidents qui révélaient toujours le désir de rester unis à -l'Empereur, mais la crainte de paraître serviles. M. Félix -Lepelletier, pour répondre à la motion relative au serment, proposa de -déclarer Napoléon sauveur de la patrie. Aussitôt la profonde anxiété -des visages fit voir qu'on tremblait d'être sur le chemin de -l'adulation.—Qu'est-ce que vous déclarerez, s'écria un interrupteur, -lorsque Napoléon l'aura sauvée?—Alors, sur d'adroites réflexions de -quelques représentants dévoués au gouvernement, on écarta cette -proposition inopportune. Du reste, le projet d'adresse était plein de -la pensée du moment, c'est-à-dire union avec Napoléon, mais soin -extrême à veiller sur les libertés publiques, et <span class="pagenum"><a id="page624" name="page624"></a>(p. 624)</span> grande -application à revoir les Constitutions impériales, à les raccorder -avec l'Acte additionnel, qu'au fond on voulait refaire en entier. La -Chambre des pairs elle-même, aussi peu expérimentée que celle des -représentants, avait voulu obéir aux tendances du jour, en disant dans -son adresse que si le succès répondait à la justice de notre cause, -aux espérances qu'on était accoutumé à concevoir du génie de -l'Empereur et de la bravoure de l'armée, <cite>la nation n'aurait plus à -craindre que l'entraînement de la prospérité et les séductions de la -victoire</cite>. Cette phrase avait inquiété le prince Cambacérès, qui avait -demandé à la communiquer à Napoléon. Celui-ci l'avait vivement -improuvée, et elle avait été ainsi modifiée: <cite>Si le succès répond à la -justice de notre cause... la France n'en veut d'autre fruit que la -paix. Nos institutions garantissent à l'Europe que jamais le -gouvernement français ne peut être entraîné par les séductions de la -victoire.</cite> Après une discussion assez vive, la nouvelle rédaction -avait prévalu.</p> - -<p>Ainsi, comme il arrive souvent, chacun oubliant son rang et son rôle, -se faisait le flatteur de l'esprit dominant. Napoléon devait recevoir -les deux Chambres avant de partir, et il résolut de leur adresser de -sages conseils, ce que les circonstances autorisaient, et ce qui n'est -point défendu à la couronne (surtout quand elle a raison) dans la -monarchie la plus rigoureusement constitutionnelle. Napoléon reçut les -Chambres le 11 juin. Après avoir écouté l'adresse des pairs, il leur -fit la réponse suivante:</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon à ces adresses.</span> -«La lutte dans laquelle nous sommes engagés est sérieuse. -<cite>L'entraînement de la prospérité</cite> n'est <span class="pagenum"><a id="page625" name="page625"></a>(p. 625)</span> pas le danger qui -nous menace aujourd'hui. C'est sous les <em>Fourches Caudines</em> que les -étrangers veulent nous faire passer!</p> - -<p>»La justice de notre cause, l'esprit public de la nation et le courage -de l'armée sont de puissants motifs pour espérer des succès; mais si -nous avions des revers, c'est alors surtout que j'aimerais à voir -déployer toute l'énergie de ce grand peuple; c'est alors que je -trouverais dans la Chambre des pairs des preuves d'attachement à la -patrie et à moi.</p> - -<p>»C'est dans les temps difficiles que les grandes nations, comme les -grands hommes, déploient toute l'énergie de leur caractère, et -deviennent un objet d'admiration pour la postérité...»</p> - -<p>Napoléon dit à la Chambre des représentants, après avoir entendu la -lecture de son adresse:</p> - -<p>»Je retrouve avec satisfaction mes propres sentiments dans ceux que -vous m'exprimez. Dans ces graves circonstances, ma pensée est absorbée -par la guerre imminente au succès de laquelle sont attachés -l'indépendance et l'honneur de la France.</p> - -<p>»Je partirai cette nuit pour me mettre à la tête de l'armée; les -mouvements des différents corps ennemis y rendent ma présence -indispensable. Pendant mon absence, je verrais avec plaisir qu'une -commission nommée par chaque Chambre méditât sur l'ensemble de nos -institutions.</p> - -<p>»La Constitution est notre point de ralliement; elle doit être notre -étoile polaire dans ces moments d'orage. Toute discussion publique -qui tendrait à <span class="pagenum"><a id="page626" name="page626"></a>(p. 626)</span> diminuer directement ou indirectement la -confiance qu'on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur -pour l'État. Nous nous trouverions au milieu des écueils sans boussole -et sans direction. La crise où nous sommes engagés est forte. -N'imitons pas l'exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous côtés par -les Barbares, se rendit la risée de la postérité, en s'occupant de -discussions abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la -ville.................»</p> - -<p>Ces belles et sévères paroles blessèrent ceux qui allaient bientôt les -mériter, mais firent une profonde impression sur la majorité, tant -elles étaient justes et frappantes. Il était bien vrai, du reste, que -le danger à craindre n'était pas celui de la victoire! Il était bien -vrai aussi qu'il fallait se défendre de rappeler les discussions des -Grecs du Bas-Empire sous les coups du bélier de Mahomet! Les -représentants, assistant en grand nombre à cette cérémonie, avaient -commencé à applaudir, quand M. Lanjuinais leur interdit les -applaudissements, sous le prétexte du respect dû à la couronne. -Napoléon leur eût pardonné assurément un pareil manque de respect. La -majorité fut mécontente de l'interdiction du président, car elle était -dévouée à Napoléon, en qui elle voyait le défenseur de la Révolution -et de la France. Chacun se retira exprimant des idées différentes, les -amis de Napoléon criant contre le parti de l'étranger, ses ennemis au -contraire prétendant qu'il fallait préparer un décret de l'assemblée -pour empêcher qu'elle ne fût dissoute, car, disaient-ils, le premier -acte de Napoléon victorieux serait de <span class="pagenum"><a id="page627" name="page627"></a>(p. 627)</span> dissoudre les Chambres. -Ils ne prenaient pas garde qu'un décret de l'assemblée pour prévenir -l'usage du droit de dissolution, serait tout simplement une violation -audacieuse de la Constitution. Quant à la majorité, croyant de bonne -foi que ce serait une occupation patriotique et saine que de -travailler à remanier nos lois, elle songeait à nommer une commission -chargée de reviser et de fondre ensemble toutes les constitutions -impériales.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Adieux de Napoléon à ses ministres et à sa famille.</span> -Napoléon, après s'être séparé des membres des deux Chambres dans cette -même soirée du dimanche, acheva ses apprêts, adressa ses adieux à ses -ministres, donna au maréchal Davout, nommé commandant en chef de -Paris, ses dernières instructions pour la défense de la capitale, fit -à Carnot, dont la sincérité l'avait touché, un adieu cordial, froid -mais sans apparence d'humeur à M. Fouché, et passa les derniers -instants avec sa famille et ses amis les plus intimes. En sentant -l'heure des combats approcher, il était ranimé, car il retrouvait sous -ses pieds le terrain où il avait toujours marché en maître. Il serra -tendrement dans ses bras sa fille adoptive, la reine Hortense, et il -dit à madame Bertrand, en lui donnant la main avant de monter en -voiture: Il faut espérer, madame Bertrand, que nous n'aurons pas -bientôt à regretter l'île d'Elbe.—Hélas, le moment approchait où il -aurait tout à regretter, tout, même les plus mauvais jours! -<span class="sidenote" title="En marge">Son départ pour l'armée le 12 juin au matin.</span> -Il partit -le lundi 12 juin, à trois heures et demie du matin.</p> - -<p>Telle fut jusqu'à la période des événements militaires, laquelle fut -si courte, comme on le verra <span class="pagenum"><a id="page628" name="page628"></a>(p. 628)</span> bientôt, telle fut l'époque -sombre et fatale dite des Cent Jours, époque qui après avoir débuté -par un triomphe extraordinaire, se changea tout à coup en difficultés, -en amertumes, en sombres pressentiments! L'explication de ce contraste -est facile à donner: de Porto-Ferrajo à Paris, du 26 février au 20 -mars, Napoléon fut en présence des fautes des Bourbons, et alors tout -fut succès éblouissant pour lui, de Porto-Ferrajo à Cannes, de Cannes -à Grenoble, de Grenoble à Lyon, de Lyon à Paris! Il semblait que la -fortune elle-même, revenue à son favori, s'empressât de le seconder en -mettant à sa disposition tantôt les vents dont sa flottille avait -besoin, tantôt les hommes sur lesquels son ascendant devait être -irrésistible. Mais à peine entré à Paris, il ne se trouva plus en -présence des fautes des Bourbons, mais en présence des siennes, de -celles qu'il avait accumulées pendant son premier règne, et alors tout -son génie, tout son repentir même semblèrent impuissants! Le traité de -Paris qu'il avait si obstinément refusé en 1814 jusqu'à lui préférer -la perte du trône, il l'accepta sans hésiter, et demanda la paix à -l'Europe avec une humilité qui du reste convenait à sa gloire.—Non, -répondit l'Europe, vous offrez la paix, mais sans la vouloir -sincèrement. Et elle repoussa le suppliant même jusqu'à fermer la -frontière à ses courriers!—Napoléon s'adressa ensuite à la France, et -lui offrit sincèrement la liberté, car si son caractère répugnait aux -entraves, son génie comprenait qu'il n'était plus possible de -gouverner sans la nation, et surtout qu'il ne lui restait qu'un -parti, celui de la liberté. <span class="pagenum"><a id="page629" name="page629"></a>(p. 629)</span> La France ne dit pas non comme -l'Europe, mais elle parut douter, et pour la convaincre, Napoléon se -vit obligé de convoquer immédiatement les Chambres, les Chambres -pleines de partis agités, acharnés, implacables, lesquels pour tout -appui contre l'Europe n'avaient à lui offrir que leurs divisions. -Repoussé par l'Europe, accueilli par les doutes de la France dans un -moment où il aurait eu besoin de tout son appui, Napoléon, après vingt -jours de joie, tomba dans une sombre tristesse, qu'il ne secouait dans -certains moments qu'en travaillant à tirer des débris de notre état -militaire l'armée héroïque et malheureuse de Waterloo! Ainsi -triomphant des fautes des Bourbons, succombant sous les siennes, il -donna au monde après tant de spectacles si grandement instructifs, un -dernier spectacle, plus profondément moral et plus profondément -tragique que les précédents, le génie, vainement, quoique sincèrement -repentant! Et, disons-le, au milieu de ces vicissitudes, de ces vingt -jours de courte joie, de ces cent jours de tristesse mortelle, il y -eut un acteur de ces grandes scènes qui n'eut pas un jour de -contentement, pas un seul, ce fut la France! la France victime -infortunée des fautes des Bourbons comme de celles de Napoléon, -victime pour les avoir laissé commettre, ce qui fut à elle sa faute et -sa punition! Triste siècle que le nôtre, du moins pour ceux qui en ont -vu la première moitié! Fasse le Ciel que la génération qui nous suit, -et qui est appelée à en remplir la seconde moitié, voie des jours -meilleurs! Mais qu'elle veuille <span class="pagenum"><a id="page630" name="page630"></a>(p. 630)</span> bien nous en croire, c'est en -profitant des leçons dont ce demi-siècle abonde, et que cette histoire -s'attache à mettre en lumière, qu'elle pourra obtenir ces jours -meilleurs, et surtout les mériter!</p> - -<p class="p2 center">FIN DU LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME ET DU TOME DIX-NEUVIÈME.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="pagenum"><a id="page631" name="page631"></a>(p. 631)</span> TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME DIX-NEUVIÈME.</h2> - -<div class="toc"> -<p class="center">LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.</p> - -<p class="center">L'ÎLE D'ELBE.</p> - -<p>Séjour de lord Castlereagh à Paris. — Il obtient de Louis XVIII la - concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet - en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. — L'Autriche envoie - cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en - Dauphiné. — État intérieur de la France; redoublement - d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et - d'irritation chez les militaires. — Découverte des restes de Louis - XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. — Épuration de la - magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M. - Merlin par M. Mourre. — Trouble populaire à l'occasion des - funérailles de mademoiselle Raucourt. — Reprise du procès du - général Exelmans. — Acquittement de ce général. — Pour la première - fois l'armée française disposée à intervenir dans la - politique. — Jeunes généraux formant le dessein de renverser les - Bourbons. — Complot des frères Lallemand et de - Lefebvre-Desnoëttes. — Répugnance des grands personnages de - l'Empire à se mêler de semblables entreprises. — M. Fouché, moins - scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. — M. de - Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe, - charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se - passe, sans oser y ajouter un conseil. — Établissement de Napoléon - à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. — Organisation de sa - petite armée et de sa petite marine. — Ce qu'il fait pour la - prospérité de l'île. — État de ses finances. — Impossibilité pour - Napoléon d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a - amenées avec lui. — Cette circonstance et les nouvelles qu'il - reçoit du continent <span class="pagenum"><a id="page632" name="page632"></a>(p. 632)</span> le disposent à ne pas rester à l'île - d'Elbe. — Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui - donne. — Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les - souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le - déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en - France au dernier degré d'exaspération. — Il prend tout à coup la - résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues nuits, - si favorables à son évasion, fassent place aux longs - jours. — L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans - cette résolution. — Préparatifs secrets de son entreprise, dont - l'exécution est fixée au 26 février. — Son dernier message à Murat - et son embarquement le 26 février au soir. — Circonstances - diverses de sa navigation. — Débarquement au golfe Juan le 1<sup>er</sup> - mars. — Surprise et incertitude des habitants de la - côte. — Tentative manquée sur Antibes. — Séjour de quelques heures - à Cannes. — Choix à faire entre les deux routes, celle des - montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à - Marseille. — Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par ce - choix assure le succès de son entreprise. — Départ le 1<sup>er</sup> mars - au soir pour Grasse. — Marche longue et fatigante à travers les - montagnes. — Arrivée le second jour à Sisteron. — Motifs pour - lesquels cette place ne se trouve pas gardée. — Occupation de - Sisteron, et marche sur Gap. — Ce qui se passait en ce moment à - Grenoble. — Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du - peuple et des militaires. — Résolution du préfet et des généraux - de faire leur devoir. — Envoi de troupes à La Mure pour barrer la - route de Grenoble. — Napoléon, après avoir occupé Gap, se porte - sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne - envoyé pour l'arrêter. — Il se présente devant le front du - bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5<sup>e</sup>. — Ceux-ci - répondent à ce mouvement par le cri de <cite>Vive l'Empereur!</cite> et se - précipitent vers Napoléon. — Après ce premier succès, Napoléon - continue sa marche sur Grenoble. — En route il rencontre le 7<sup>e</sup> de - ligne, commandé par le colonel de La Bédoyère, lequel se donne à - lui. — Arrivée devant Grenoble le soir même. — Les portes étant - fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à - Napoléon. — Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à - toutes les autorités civiles et militaires. — Napoléon séjourne le - 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est - emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. — Le 9 il - s'achemine lui-même sur Lyon. — La nouvelle de son débarquement - parvient le 5 mars à Paris. — Effet qu'elle y produit. — On fait - partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le - maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le - duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. — Convocation immédiate - des Chambres. — Inquiétude des classes moyennes, et profond - chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du - retour de Napoléon. — Les royalistes modérés, et à leur tête MM. - Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le - parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de - l'État dans le sens des opinions libérales. — Les royalistes - ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs <span class="pagenum"><a id="page633" name="page633"></a>(p. 633)</span> - actuels que des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à - aucune concession. — Louis XVIII tombe dans une extrême - perplexité, et ne prend point de parti. — Suite des événements - entre Grenoble et Lyon. — Arrivée du comte d'Artois à Lyon. — Il - est accueilli avec froideur par la population, et avec - malveillance par les troupes. — Vains efforts du maréchal - Macdonald pour engager les militaires de tout grade à faire leur - devoir. — L'aspect des choses devient tellement alarmant, que le - maréchal Macdonald fait repartir pour Paris le comte d'Artois et - le duc d'Orléans. — Il reste seul de sa personne pour organiser la - résistance. — L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 - mars au soir devant le pont de la Guillotière, les soldats qui - gardaient le pont crient: <cite>Vive l'Empereur!</cite> ouvrent la ville aux - troupes impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald - pour le réconcilier avec Napoléon. — Le maréchal s'enfuit au galop - afin de rester fidèle à son devoir. — Entrée triomphale de - Napoléon à Lyon. — Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à - tout le monde qu'il veut la paix et la liberté. — Décrets qu'il - rend pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps - électoral en champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses - mesures le succès de son entreprise. — Après avoir séjourné à Lyon - le temps indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par - la route de la Bourgogne. — Accueil enthousiaste qu'il reçoit à - Mâcon et à Chalon. — Message du grand maréchal Bertrand au - maréchal Ney. — Sincère disposition de ce dernier à faire son - devoir, mais embarras où il se trouve au milieu de populations et - de troupes invinciblement entraînées vers Napoléon. — Le maréchal - Ney lutte deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes - et les troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à - Napoléon. — Marche triomphale de Napoléon à travers la - Bourgogne. — Son arrivée à Auxerre le 17 mars. — Projet de s'y - arrêter deux jours pour concentrer ses troupes et marcher - militairement sur Paris. — État de la capitale pendant ces - derniers jours. — Les efforts des royalistes modérés pour amener - un rapprochement avec le parti constitutionnel ayant échoué, on - ne change que le ministre de la guerre dont on se défie, et le - directeur de la police qu'on ne croit pas assez - capable. — Avénement du duc de Feltre au ministère de la - guerre. — Tentative des frères Lallemand, et son insuccès. — Cette - circonstance rend quelque espérance à la cour, et on tient une - séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. — Projet de la - formation d'une armée sous Melun, commandée par le duc de Berry - et le maréchal Macdonald. — Séjour de Napoléon à Auxerre. — Son - entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche adroitement de lui - faire des conditions. — Son départ le 19, et son arrivée à - Fontainebleau dans la nuit. — À la nouvelle de son approche, la - famille royale se décide à quitter Paris. — Départ de Louis XVIII - et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. — Ignorance où - l'on est le 20 au matin du départ de la famille royale. — Les - officiers à la demi-solde, assemblés tumultueusement sur la place - du Carrousel, finissent par apprendre que le palais est vide, et - y font arborer le drapeau tricolore. — Tous <span class="pagenum"><a id="page634" name="page634"></a>(p. 634)</span> les grands de - l'Empire y accourent. — Napoléon parti de Fontainebleau dans - l'après-midi arrive le soir à Paris. — Scène tumultueuse de son - entrée aux Tuileries. — Causes et caractère de cette étrange - révolution. -<span class="ralign"><a href="#page1">1 à 228</a></span></p> - -<p class="p2 center">LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.</p> - -<p class="center">L'ACTE ADDITIONNEL.</p> - -<p>Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers - entretiens. — Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du - 20 mars. — Le prince Cambacérès provisoirement chargé de - l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au - ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le - général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui - des affaires étrangères, etc.... — Le comte de Lobau nommé - commandant de la première division militaire, avec mission de - rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque - tous traverser la capitale. — Le 21 mars au matin Napoléon se met - à l'œuvre, et se saisit de toutes les parties du - gouvernement. — Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès - pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le - Rhin? — Raisons péremptoires contre une telle - résolution. — Napoléon prend le parti de s'arrêter, et d'organiser - ses forces militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base - du traité de Paris. — Ordre au général Exelmans de suivre avec - trois mille chevaux la retraite de la cour fugitive. — Séjour de - Louis XVIII à Lille. — Accueil froid mais respectueux des - troupes. — Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs - maréchaux. — Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à - Dunkerque et de s'y établir. — Louis XVIII approuve d'abord cet - avis, puis change de résolution et se retire à Gand. — Les troupes - et les maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant - de le suivre au delà. — Licenciement de la maison - militaire. — Pacification du nord et de l'est de la - France. — Courte apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa - prompte retraite en Angleterre. — La politique des chefs vendéens - est d'attendre la guerre générale avant d'essayer une prise - d'armes. — Madame la duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où - la population paraît disposée à la soutenir. — Le général Clausel - chargé de ramener Bordeaux à l'autorité impériale. — M. de - Vitrolles essaie d'établir un gouvernement royal à - Toulouse. — Voyage de M. le duc d'Angoulême à Marseille. — Ce - prince réunit quelques régiments pour marcher sur Lyon. — Les - troubles du Midi n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la - France comme définitivement pacifiée par le départ de Louis - XVIII. — Tout en affichant les sentiments les plus pacifiques - Napoléon, certain d'avoir la guerre, commence ses préparatifs - militaires sur la plus grande échelle. — Son plan conçu et ordonné - du 25 au 27 mars. — Formation de huit corps d'armée, sous le - titre de corps d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris, - <span class="pagenum"><a id="page635" name="page635"></a>(p. 635)</span> destinés à agir les premiers. — Reconstitution de la - garde impériale. — Pour ne pas recourir à la conscription Napoléon - rappelle les semestriers, les militaires en congé illimité, et se - flatte de réunir ainsi 400 mille hommes dans les cadres de - l'armée active. — Il se réserve de rappeler plus tard la - conscription de 1815, pour laquelle il croit n'avoir pas besoin - de loi. — Les officiers à la demi-solde employés à former les 4<sup>e</sup> - et 5<sup>e</sup> bataillons. — Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes - nationales d'élite afin de leur confier la défense des places et - de quelques portions de la frontière. — Création d'ateliers - extraordinaires d'armes et d'habillements, et rétablissement du - dépôt de Versailles. — Armement de Paris et de Lyon. — La marine - appelée à contribuer à la défense de ces points - importants. — Après avoir donné ces ordres, Napoléon expédie - quelques troupes au général Clausel pour soumettre Bordeaux, et - envoie le général Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du - duc d'Angoulême. — Réception, le 28 mars, des grands corps de - l'État. — Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la - promesse de maintenir la paix, et de modifier profondément les - institutions impériales. — Prompte répression des essais de - résistance dans le Midi. — Entrée du général Clausel à Bordeaux, - et embarquement de madame la duchesse d'Angoulême. — Arrestation - de M. de Vitrolles à Toulouse. — Campagne de M. le duc d'Angoulême - sur le Rhône. — Capitulation de ce prince. — Napoléon le fait - embarquer à Cette. — Soumission générale à l'Empire. — Continuation - des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9<sup>e</sup> corps. — État - de l'Europe. — Refus de recevoir les courriers français, et - singulière exaltation des esprits à Vienne. — Déclaration du - congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis hors la loi des - nations. — Cette déclaration envoyée par courriers extraordinaires - sur toutes les frontières de France. — On enlève le Roi de Rome à - Marie-Louise, et on oblige cette princesse à se prononcer entre - Napoléon et la coalition. — Marie-Louise renonce à son époux, et - consent à rester à Vienne sous la garde de son père et des - souverains. — En apprenant le succès définitif de Napoléon et son - entrée à Paris, le congrès renouvelle l'alliance de Chaumont par - le traité du 25 mars. — Le duc de Wellington, quoique sans - instructions de son gouvernement, ne craint pas d'engager - l'Angleterre, et signe le traité du 25 mars. — Plan de campagne, - et projet de faire marcher 800 mille hommes contre la - France. — Deux principaux rassemblements, un à l'Est sous le - prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord Wellington et - Blucher. — Départ de lord Wellington pour Bruxelles, et envoi du - traité du 25 mars à Londres. — État des esprits en Angleterre. — La - masse de la nation anglaise, dégoûtée de la guerre, mécontente - des Bourbons, et frappée des déclarations réitérées de Napoléon, - voudrait qu'on mît ses dispositions pacifiques à l'épreuve. — Le - cabinet, décidé à ratifier les engagements contractés par lord - Wellington, mais embarrassé par l'état de l'opinion, prend le - parti de dissimuler avec le Parlement, et lui propose un message - trompeur qui n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on - ratifie en secret le traité du <span class="pagenum"><a id="page636" name="page636"></a>(p. 636)</span> 25 mars, et qu'on se - prononce ainsi pour la guerre. — Discussion et adoption du message - au Parlement, dans la croyance qu'il ne s'agit que de simples - précautions. — Deux membres du cabinet britannique envoyés en - Belgique pour s'entendre avec lord Wellington. — État de la cour - de Gand. — Violences des Allemands et menace de partager la - France. — Lord Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et - malgré l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les - hostilités avant la concentration de toutes les forces - coalisées. — Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, - n'ayant plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité - à la nation. — Publication, le 13 avril, du rapport de M. de - Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations - qu'on vient d'essuyer. — Revue de la garde nationale, et langage - énergique de Napoléon. — Napoléon redouble d'activité dans ses - préparatifs militaires, et fait insérer au <cite>Moniteur</cite> les décrets - relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés - jusque-là sans aucune publicité. — Tristesse de Napoléon et du - public. — Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a - faite de modifier les institutions impériales. — Il n'hésite pas à - donner purement et simplement la monarchie - constitutionnelle. — Son opinion sur les diverses questions qui se - rattachent à cette grave matière. — Il ne veut pas convoquer une - Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée - révolutionnaire sur les bras. — Il prend la résolution de rédiger - lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, et de la - présenter à l'acceptation de la France. — Ayant appris que M. - Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait appeler, et - lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. — Napoléon - paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, sauf - l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et le - titre de la nouvelle constitution. — Napoléon veut absolument la - qualifier d'<cite>Acte additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>. — Le - projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin Constant est - nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. — Rédaction - définitive et promulgation de la nouvelle constitution sous le - titre d'<cite>Acte additionnel</cite>. — Caractère de cet acte. -<span class="ralign"><a href="#page229">229 à 446</a></span></p> - -<p class="p2 center">LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.</p> - -<p class="center">LE CHAMP DE MAI.</p> - -<p>Publication de l'Acte additionnel. — Effet qu'il - produit. — Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée - de toutes les constitutions que la France ait jamais obtenues, il - est très-mal accueilli. — Motifs de ce mauvais accueil. — La France - ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que - l'Europe lorsqu'il parle de paix. — Déchaînement des royalistes et - froideur des révolutionnaires. — Le parti constitutionnel est le - seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et néanmoins - il reste défiant. — Importance du rôle de M. de Lafayette en - cette circonstance. — Le parti <span class="pagenum"><a id="page637" name="page637"></a>(p. 637)</span> constitutionnel met des - conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate des - Chambres. — Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des - Chambres assemblées pendant les premières opérations de la - campagne. — On lui force la main, et avant même l'acceptation - définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à - exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. — Il appelle - en même temps le corps électoral au <em>Champ de Mai</em>. — Ces mesures - produisent un certain apaisement dans les esprits. — Suite des - événements à Vienne et à Londres. — Quoique très-animées, les - puissances cependant ne laissent pas de considérer comme fort - grave la lutte qui se prépare. — L'Autriche voudrait essayer de se - débarrasser de Napoléon en lui suscitant des embarras - intérieurs. — Tentative d'une négociation occulte avec M. - Fouché. — Envoi à Bâle d'un agent secret. — Napoléon découvre cette - sourde menée, et, pour la déjouer, dépêche M. Fleury de Chaboulon - à Bâle. — Explication violente avec M. Fouché, surpris en trahison - flagrante. — Pour le moment cette menée n'a pas de suite. — La - coalition persiste, et le ministère britannique, poussé à bout, - finit par avouer au Parlement le projet de recommencer - immédiatement la guerre. — L'opposition se dit trompée, le - Parlement le croit, et vote néanmoins la guerre à une grande - majorité. — Marche des armées ennemies vers la France. — Aventures - de Murat en Italie. — Sa folle entreprise et sa triste fin. — Il - s'enfuit en Provence. — Sinistre augure que tout le monde en tire - pour Napoléon, et que ce dernier en tire lui-même. — Progrès des - préparatifs militaires. — Formation spontanée des - fédérés. — Services que Napoléon espère en obtenir pour la défense - de Lyon et de Paris. — Tandis que les révolutionnaires se décident - à appuyer Napoléon, les royalistes lèvent le masque, et - commencent la guerre civile en Vendée. — Premiers mouvements - insurrectionnels dans les quatre subdivisions de l'ancienne - Vendée, et combat d'Aizenay. — Promptes mesures de Napoléon. — Il - se prive de vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles - contre l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. — En même - temps il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs - vendéens. — Résultat et esprit des élections. — Réunion de la - Chambre des pairs et de celle des représentants. — Dispositions de - celle-ci. — Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon contre - l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître - servile. — Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême - susceptibilité. — Napoléon en est vivement affecté. — Champ de - Mai. — Grandeur et tristesse de cette cérémonie. — Adresses des - deux Chambres. — Conseils dignes et sévères de Napoléon. — Ses - profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour - subsister devant des Chambres. — Sinistres présages. — Il quitte - Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. — Adieux à - ses ministres et à sa famille. — Dernières considérations sur - cette tentative de rétablissement de l'Empire. -<span class="ralign"><a href="#page447">447 à 630</a></span></p> -</div> - -<p class="p2 center">FIN DE LA TABLE DU TOME DIX-NEUVIÈME.</p> - -<div class="chapter"> -<h2>Notes</h2> -<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> -<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: M. Fleury de Chaboulon, dans son ouvrage sur les -Cent-Jours, intitulé: <cite>Mémoires sur la vie privée de Napoléon en -1815</cite>, ouvrage sincère qui a eu l'honneur d'être commenté par Napoléon -à Sainte-Hélène, a un peu grossi son rôle, qu'il a raconté sous un nom -supposé. Dans son récit il paraît croire que c'est lui qui avait -décidé Napoléon à quitter l'île d'Elbe. Mais comme tous ceux qui n'ont -connu qu'un côté des choses, il a tout rapporté à ce qui lui était -personnel, et à ce qu'il avait vu. Les ordres de Napoléon à l'île -d'Elbe, lesquels ont été conservés, ses récits à la reine Hortense et -au maréchal Davout, depuis son retour à Paris, récits contenus dans -des Mémoires manuscrits qui nous ont été communiqués, les propres -notes de Napoléon sur l'ouvrage en question, font ressortir clairement -que les faits se sont passés un peu autrement que ne les raconte M. -Fleury de Chaboulon, et tout à fait comme nous les rapportons ici. Une -circonstance d'ailleurs lève tous les doutes à ce sujet, c'est la date -des ordres pour la mise en état du brick <i>l'Inconstant</i>. Ces ordres, -dans le registre des Correspondances de l'île d'Elbe, lequel a été -conservé, sont du 16 février. Or à cette époque, bien que M. Fleury de -Chaboulon, en racontant son voyage sous un nom supposé, n'ait pas -donné la date précise de son arrivée à l'île d'Elbe, des indices -certains prouvent qu'il n'y était pas encore rendu. Ce point est -important, et on verra plus tard pourquoi, car il prouve que ce n'est -pas ce qui se tramait à Paris qui détermina l'entreprise de Napoléon. -Les communications de M. Fleury de Chaboulon achevèrent de le décider, -mais ne furent certainement pas la cause principale de sa résolution.</p> - -<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> -<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: C'est le propre récit de Napoléon; consigné dans des -mémoires manuscrits.</p> - -<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> -<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Napoléon a nié à Sainte-Hélène que La Bédoyère lui eût -parlé de la sorte. Sans doute Napoléon était autorisé à contester la -violence de langage qu'on a prêtée à La Bédoyère, mais il ne pouvait -nier le fond des idées exprimées par ce dernier, et que nous avons -rapportées en substance. Du reste, je puis garantir toutes les -circonstances du récit qu'on vient de lire. J'ai eu pour les -événements de l'île d'Elbe, de Cannes, de Grasse, de Gap, de La Mure, -de Grenoble, de Lyon, une quantité de relations manuscrites du plus -haut intérêt, rédigées les unes par des militaires, les autres par des -magistrats, tous témoins oculaires, dignes d'une entière confiance par -leur caractère et leur position. Quant au séjour à l'île d'Elbe, le -document le plus curieux, le plus complet, c'est le registre des -Ordres et des Correspondances de Napoléon, et c'est en l'ayant sous -les yeux que j'ai composé cette narration.</p> - -<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> -<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Je tiens ce détail d'un ancien colonel de l'artillerie de -la garde impériale, membre de plusieurs de nos assemblées, royaliste -de cœur, homme d'esprit et d'une parfaite sincérité, qui avait vu -cette lettre dans les mains de la maréchale.</p> - -<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> -<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Le compte de ces sommes, très-régulièrement présenté, -existe aux archives de l'Empire.</p> - -<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> -<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Ce reproche s'adresse au maréchal Marmont, qui, avec la -légèreté ordinaire de ses jugements, a prétendu dans ses Mémoires -qu'il fallait ne pas s'arrêter à Paris, mais profiter de l'élan -imprimé aux esprits pour marcher jusqu'au Rhin. On va voir par ce qui -suit combien ce jugement est inconsidéré, et dépourvu à la fois de -raison et de connaissance des faits.</p> - -<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> -<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Je parle d'après des états positifs.</p> - -<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> -<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Les lettres de Napoléon, des 25, 26, 27 et 28 mars, -prouvent que le plan qu'il adopta pour cette campagne était dès cette -époque arrêté dans sa pensée.</p> - -<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> -<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Ce qu'il y a de plus difficile dans les temps de -révolution, c'est d'amener les gouvernements qui se succèdent à être -justes les uns envers les autres, et cette difficulté, déjà si grande, -s'accroît lorsqu'il s'agit de finances. La calomnie, souvent la plus -noire, est la seule justice qu'on puisse attendre d'eux. J'en ai vu de -mon temps des exemples bien étranges, mais aucun de plus -extraordinaire par la promptitude des représailles, que celui que -présentent les années 1814 et 1815. Lorsque le baron Louis succéda à -MM. Mollien et de Gaëte, il fit des finances impériales un tableau peu -équitable, et il donna de l'état du Trésor un bilan des plus -injustement chargés. On devait, onze mois après, lui rendre une -justice de la même sorte. On ne vécut pendant les Cent Jours que des -ressources qu'il avait créées, et on se garda bien de le reconnaître. -Napoléon à Sainte-Hélène, où il a montré en général assez -d'impartialité, et où il en aurait montré davantage encore si son -grand esprit n'avait été dominé par les mauvaises habitudes du temps, -Napoléon, parlant très-brièvement des finances des Cent Jours, dit en -passant que M. le comte Mollien (auquel il adresse d'ailleurs des -louanges fort méritées), se servant habilement d'une quarantaine de -millions que le baron Louis employait à <cite>agioter sur les -reconnaissances de liquidation</cite>, parvint à suffire à tous les besoins -extraordinaires du moment. Telle est la manière cavalière et -calomnieuse dont Napoléon parle de l'une des plus belles opérations -financières du siècle. Ces quarante millions (Napoléon ne dit pas -assez) étaient la ressource de la dette flottante, que le baron Louis -avait procurée à l'État, et le prétendu <em>agiotage</em> sur les -reconnaissances de liquidation n'était qu'un expédient temporaire, -critiquable sans doute dans des temps réguliers, mais nécessaire aux -débuts du crédit. Le baron Louis, en émettant sur la place les -<cite>reconnaissances de liquidation</cite>, qui n'étaient autre chose que nos -bons du Trésor, alors inconnus, crut devoir les soutenir, en les -rachetant quand elles fléchissaient, et il réussit ainsi à leur donner -crédit, et à les maintenir très-près du pair. Ce n'était pas plus de -l'<em>agiotage</em> que les rachats des bons de la caisse d'amortissement, -que Napoléon se permit plus d'une fois pour soutenir ces bons, -lorsqu'il faisait vendre en grande quantité des biens nationaux et des -biens des communes. Le baron Louis racheta très-peu des -<em>reconnaissances de liquidation</em> quand elles eurent obtenu crédit, et -ne fit à cet égard que l'indispensable. Aujourd'hui que les bons du -Trésor, grâce à des finances régulières, sont toujours au pair, on est -dispensé de recourir à ces moyens, et si des circonstances graves -pouvaient mettre les bons du Trésor au-dessous du pair, on blâmerait -le ministre qui, au lieu de les relever par l'acquittement exact des -bons échus, voudrait les racheter sur la place à des cours avilis. On -le considérerait comme un commerçant rachetant son papier à perte, et -spéculant sur sa propre déconsidération. Mais nous sommes au temps du -crédit <em>établi</em>, et, à l'époque dont nous parlons, on en était aux -difficultés du crédit à <em>établir</em>. Du reste, nous n'avons pas présenté -ces réflexions pour soutenir des vérités qui ne font plus doute parmi -les esprits éclairés en finances, mais pour montrer une fois de plus -ce que c'est que la justice des hommes les uns envers les autres, et -ce que doit être au contraire la justice de l'histoire. Les ressources -créées par un ministre habile, et dont Napoléon vécut en 1815, étaient -qualifiées par lui de <cite>somme tenue en réserve pour l'agiotage</cite>, et il -rendait ainsi la calomnie à ceux qui, dix mois auparavant, faisaient -de ses finances un si triste et si injuste tableau. Cependant un jour -vient où chaque chose, chaque homme est remis à sa place, et trop -heureuse l'histoire, lorsqu'au lieu d'avoir des renommées mensongères -à détruire, ou des condamnations ajournées à prononcer, elle n'a qu'à -relever des mérites réciproquement méconnus. Quant à moi, toujours -soucieux d'être juste, je sens comme ces jurés qui se félicitent -d'avoir un acquittement au lieu d'une condamnation à prononcer, et je -crois être équitable envers les deux régimes en disant: Le comte -Mollien créa le mécanisme du Trésor, et le baron Louis, le crédit.</p> - -<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> -<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Ces dissimulations sont constatées par la correspondance -de lord Castlereagh récemment publiée, et par les documents non -publiés que nous avons eus sous les yeux, et qui sont relatifs au -congrès de Vienne.</p> - -<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> -<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: M. Benjamin Constant, en avouant, dans ses Lettres sur -les Cent Jours, la grande part qu'il eut à l'Acte additionnel, n'a pas -avoué qu'il en fût le rédacteur. Il est pourtant certain que l'Acte -additionnel fut entièrement rédigé de sa main, et que, sauf quelques -articles modifiés, l'ouvrage entier fut de lui. Il est d'ailleurs -facile de reconnaître à l'unité, à la précision, à la simplicité -élégante du langage, qu'il n'y eut qu'une plume, et que cette plume -était la meilleure du temps. Celle de Napoléon, qui était la plus -grande, était plus dogmatique et plus nerveuse.</p> - -<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> -<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Il est peu de sujets sur lesquels on ait plus divagué -que sur la formation des fédérés de 1815, et sur les dispositions de -Napoléon à leur égard. Les uns imputent à Napoléon de les avoir -excités pour s'en servir contre les royalistes, les autres prétendent -qu'il en eut peur, et que par ce motif il ne voulut jamais les armer, -et se priva ainsi du secours puissant des patriotes. Ces deux -assertions sont également fausses. Napoléon fut étranger à la -formation des fédérés, laquelle n'eut d'autre cause que les -inquiétudes de ce qu'on appelait dans l'Ouest les <em>bleus</em>. Une fois -créés sans lui, Napoléon ne fut pas fâché de cette création, bien -qu'il ne se dissimulât point le parti qu'en pourraient tirer plus tard -contre lui les libéraux exagérés. Mais dans le moment il s'inquiétait -peu de la vivacité d'opinion de ceux qui l'appuyaient contre -l'étranger, et c'était surtout des bras qu'il voulait avoir. Vaincre -encore une fois l'Europe était sa passion dominante, et je dirai même -unique. Le reste n'était d'aucun poids à ses yeux. Acquérir vingt-cinq -mille bons soldats pour la garde de Paris, était ce qu'il appréciait -le plus dans l'institution des fédérés. Le manque de fusils l'empêcha -seul d'armer immédiatement les fédérés de Paris, et il craignait si -peu de leur mettre des armes dans les mains, que son projet -très-arrêté, et constaté par sa correspondance, était, si Paris se -trouvait en péril, de faire passer les fusils de la garde nationale -sédentaire à la garde nationale active, chargée de la défense -extérieure de la ville. C'était un prétexte tout trouvé d'avance pour -faire arriver les armes des mains des uns à celles des autres, sans -offenser personne.</p> - -<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> -<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Cette lettre, dont il a été parlé comme cause -déterminante de Murat, existe en effet aux affaires étrangères; elle -est datée de Prangins, du 16 mars, et contient textuellement les -passages que nous rapportons.</p> - -<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> -<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Volume IX des Mémoires de Napoléon, page 15.</p> - -<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> -<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Napoléon a adressé un autre reproche à Murat, c'est -d'avoir presque décidé les Autrichiens à lui fermer l'oreille en 1815, -parce qu'ils attribuèrent aux incitations de Paris le mouvement -offensif de l'armée napolitaine. C'est une erreur de fait que Napoléon -dut commettre à Sainte-Hélène, n'ayant pas sous les yeux les documents -du congrès de Vienne. Déjà bien avant le débarquement de Napoléon au -golfe Juan les Autrichiens étaient éclairés sur les dispositions de -Murat par la note qu'il adressa au congrès relativement aux Bourbons, -et ils s'attendaient tellement à une agression de sa part, qu'ils -avaient ordonné, comme nous l'avons dit tome XVIII, une concentration -de 150 mille hommes en Italie. De plus le parti pris le 13 mars contre -Napoléon l'était bien avant la marche des Napolitains sur Césène, et -indépendamment de la conduite de Murat en Italie. Ce prince infortuné -n'eut donc aucune influence sur les résolutions politiques de la cour -de Vienne à l'égard de la France, et les conséquences de ses fautes, -déjà bien assez graves sans qu'on les exagère, furent de s'engager -trop tôt avec les Autrichiens, ce qui permit à ceux-ci, la question -d'Italie résolue, de reporter à temps cinquante ou soixante mille -hommes vers les Alpes, et de paralyser une partie notable de nos -forces. Telle est la vérité rigoureuse dégagée de toute exagération, -comme nous avons le goût et l'habitude de la donner sur les hommes et -sur les choses.</p> - -<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> -<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Je donne ces détails en ayant sous les yeux les lettres -innombrables où les moindres remarques sont consignées sur toutes les -parties du matériel.</p> - - -<p class="p4 center">Note au lecteur de ce fichier numérique:</p> - -<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.</p> -</div> - -</div> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE (19/20)</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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