summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-22 08:07:59 -0800
committernfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-22 08:07:59 -0800
commit4cb28788b9254323a54700eb215a8fff5032f607 (patch)
tree0db83a2f0eab329d42d62cc5ec72aba7f899f3f9
parent4ea8b251ba3758be1ef6444c1a70167536fdc3d7 (diff)
NormalizeHEADmain
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/67136-0.txt19216
-rw-r--r--old/67136-0.zipbin416695 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/67136-h.zipbin639632 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/67136-h/67136-h.htm19019
-rw-r--r--old/67136-h/images/cover-page.jpgbin60066 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/67136-h/images/img001.jpgbin10737 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/67136-h/images/img066.jpgbin53484 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/67136-h/images/img102.jpgbin83771 -> 0 bytes
11 files changed, 17 insertions, 38235 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..60e577a
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #67136 (https://www.gutenberg.org/ebooks/67136)
diff --git a/old/67136-0.txt b/old/67136-0.txt
deleted file mode 100644
index a809207..0000000
--- a/old/67136-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,19216 +0,0 @@
-The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire
-(19/20), by Adolphe Thiers
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (19/20)
- faisant suite à l''Histoire de la Révolution Française'
-
-Author: Adolphe Thiers
-
-Release Date: January 10, 2022 [eBook #67136]
-
-Language: French
-
-Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and
- the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by the Bibliothèque nationale de
- France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE
-L'EMPIRE (19/20) ***
-
-
-
-
-
-HISTOIRE DU CONSULAT
-
-ET DE L'EMPIRE
-
-
-TOME XIX
-
-
-
-
-L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
-Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
-Espagnole et Italienne.
-
-Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
-Librairie) le 10 août 1861.
-
-
-PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.
-
-
-
-
-HISTOIRE DU CONSULAT
-
-ET DE L'EMPIRE
-
-
-
-
-FAISANT SUITE
-
-À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
-
-
-
-
-PAR M. A. THIERS
-
-
-
-
-TOME DIX-NEUVIÈME
-
-
-
-
- PARIS
- LHEUREUX ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
- 60, RUE RICHELIEU
- 1861
-
-
-
-
-HISTOIRE DU CONSULAT
-
-ET DE L'EMPIRE.
-
-
-
-
-LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.
-
-L'ÎLE D'ELBE.
-
- Séjour de lord Castlereagh à Paris. -- Il obtient de Louis XVIII la
- concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet
- en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. -- L'Autriche
- envoie cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en
- Dauphiné. -- État intérieur de la France; redoublement
- d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et
- d'irritation chez les militaires. -- Découverte des restes de
- Louis XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. -- Épuration de la
- magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M.
- Merlin par M. Mourre. -- Trouble populaire à l'occasion des
- funérailles de mademoiselle Raucourt. -- Reprise du procès du
- général Exelmans. -- Acquittement de ce général. -- Pour la
- première fois l'armée française disposée à intervenir dans la
- politique. -- Jeunes généraux formant le dessein de renverser les
- Bourbons. -- Complot des frères Lallemand et de
- Lefebvre-Desnoëttes. -- Répugnance des grands personnages de
- l'Empire à se mêler de semblables entreprises. -- M. Fouché,
- moins scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. -- M.
- de Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe,
- charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se
- passe, sans oser y ajouter un conseil. -- Établissement de
- Napoléon à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. -- Organisation
- de sa petite armée et de sa petite marine. -- Ce qu'il fait pour
- la prospérité de l'île. -- État de ses finances. --
- Impossibilité pour Napoléon d'entretenir plus de deux ans les
- troupes qu'il a amenées avec lui. -- Cette circonstance et les
- nouvelles qu'il reçoit du continent le disposent à ne pas rester
- à l'île d'Elbe. -- Sa réconciliation avec Murat, et les conseils
- qu'il lui donne. -- Au commencement de l'année 1815 Napoléon
- apprend que les souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on
- songe à le déporter dans d'autres mers, et que les partis sont
- parvenus en France au dernier degré d'exaspération. -- Il prend
- tout à coup la résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les
- longues nuits, si favorables à son évasion, fassent place aux
- longs jours. -- L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme
- dans cette résolution. -- Préparatifs secrets de son entreprise,
- dont l'exécution est fixée au 26 février. -- Son dernier message
- à Murat et son embarquement le 26 février au soir. --
- Circonstances diverses de sa navigation. -- Débarquement au golfe
- Juan le 1er mars. -- Surprise et incertitude des habitants de la
- côte. -- Tentative manquée sur Antibes. -- Séjour de quelques
- heures à Cannes. -- Choix à faire entre les deux routes, celle
- des montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant
- à Marseille. -- Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par
- ce choix assure le succès de son entreprise. -- Départ le 1er
- mars au soir pour Grasse. -- Marche longue et fatigante à travers
- les montagnes. -- Arrivée le second jour à Sisteron. -- Motifs
- pour lesquels cette place ne se trouve pas gardée. -- Occupation
- de Sisteron, et marche sur Gap. -- Ce qui se passait en ce moment
- à Grenoble. -- Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du
- peuple et des militaires. -- Résolution du préfet et des généraux
- de faire leur devoir. -- Envoi de troupes à La Mure pour barrer
- la route de Grenoble. -- Napoléon, après avoir occupé Gap, se
- porte sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5e de
- ligne envoyé pour l'arrêter. -- Il se présente devant le front du
- bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5e. -- Ceux-ci
- répondent à ce mouvement par le cri de _Vive l'Empereur!_ et se
- précipitent vers Napoléon. -- Après ce premier succès, Napoléon
- continue sa marche sur Grenoble. -- En route il rencontre le 7e
- de ligne, commandé par le colonel de la Bédoyère, lequel se donne
- à lui. -- Arrivée devant Grenoble le soir même. -- Les portes
- étant fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à
- Napoléon. -- Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à
- toutes les autorités civiles et militaires. -- Napoléon séjourne
- le 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est
- emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. -- Le 9 il
- s'achemine lui-même sur Lyon. -- La nouvelle de son débarquement
- parvient le 5 mars à Paris. -- Effet qu'elle y produit. -- On
- fait partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le
- maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le
- duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. -- Convocation immédiate
- des Chambres. -- Inquiétude des classes moyennes, et profond
- chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du
- retour de Napoléon. -- Les royalistes modérés, et à leur tête MM.
- Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le
- parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de
- l'État dans le sens des opinions libérales. -- Les royalistes
- ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs actuels que
- des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à aucune
- concession. -- Louis XVIII tombe dans une extrême perplexité, et
- ne prend point de parti. -- Suite des événements entre Grenoble
- et Lyon. -- Arrivée du comte d'Artois à Lyon. -- Il est accueilli
- avec froideur par la population, et avec malveillance par les
- troupes. -- Vains efforts du maréchal Macdonald pour engager les
- militaires de tout grade à faire leur devoir. -- L'aspect des
- choses devient tellement alarmant, que le maréchal Macdonald fait
- repartir pour Paris le comte d'Artois et le duc d'Orléans. -- Il
- reste seul de sa personne pour organiser la résistance. --
- L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 mars au soir
- devant le pont de la Guillotière, les soldats qui gardaient le
- pont crient: _Vive l'Empereur!_ ouvrent la ville aux troupes
- impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald pour le
- réconcilier avec Napoléon. -- Le maréchal s'enfuit au galop afin
- de rester fidèle à son devoir. -- Entrée triomphale de Napoléon à
- Lyon. -- Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à tout le
- monde qu'il veut la paix et la liberté. -- Décrets qu'il rend
- pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps électoral en
- champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses mesures le
- succès de son entreprise. -- Après avoir séjourné à Lyon le temps
- indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par la route
- de la Bourgogne. -- Accueil enthousiaste qu'il reçoit à Mâcon et
- à Chalon. -- Message du grand maréchal Bertrand au maréchal Ney.
- -- Sincère disposition de ce dernier à faire son devoir, mais
- embarras où il se trouve au milieu de populations et de troupes
- invinciblement entraînées vers Napoléon. -- Le maréchal Ney lutte
- deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes et les
- troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à Napoléon.
- -- Marche triomphale de Napoléon à travers la Bourgogne. -- Son
- arrivée à Auxerre le 17 mars. -- Projet de s'y arrêter deux jours
- pour concentrer ses troupes et marcher militairement sur Paris.
- -- État de la capitale pendant ces derniers jours. -- Les efforts
- des royalistes modérés pour amener un rapprochement avec le parti
- constitutionnel ayant échoué, on ne change que le ministre de la
- guerre dont on se défie, et le directeur de la police qu'on ne
- croit pas assez capable. -- Avénement du duc de Feltre au
- ministère de la guerre. -- Tentative des frères Lallemand, et son
- insuccès. -- Cette circonstance rend quelque espérance à la cour,
- et on tient une séance royale où Louis XVIII est fort applaudi.
- -- Projet de la formation d'une armée sous Melun, commandée par
- le duc de Berry et le maréchal Macdonald. -- Séjour de Napoléon à
- AUXERRE. -- Son entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche
- adroitement de lui faire des conditions. -- Son départ le 19, et
- son arrivée à Fontainebleau dans la nuit. -- À la nouvelle de son
- approche, la famille royale se décide à quitter Paris. -- Départ
- de Louis XVIII et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20.
- -- Ignorance où l'on est le 20 au matin du départ de la famille
- royale. -- Les officiers à la demi-solde, assemblés
- tumultueusement sur la place du Carrousel, finissent par
- apprendre que le palais est vide, et y font arborer le drapeau
- tricolore. -- Tous les grands de l'Empire y accourent. --
- Napoléon parti de Fontainebleau dans l'après-midi arrive le soir
- à Paris. -- Scène tumultueuse de son entrée aux Tuileries. --
- Causes et caractère de cette étrange révolution.
-
-
-[Date en marge: Janv. 1815.]
-
-[En marge: Séjour de lord Castlereagh à Paris.]
-
-[En marge: Il obtient de Louis XVIII la concession du duché de Parme
-en faveur de Marie-Louise, et promet en retour l'expulsion de Murat du
-trône de Naples.]
-
-Parti de Vienne le 15 février 1815, lord Castlereagh était arrivé le
-26 à Paris, et s'y était arrêté fort peu de jours, étant impatiemment
-attendu à Londres par ses collègues, qui n'osaient pas entreprendre en
-son absence la discussion des actes du congrès. Il avait vu Louis
-XVIII, avait été reçu par ce prince avec une extrême courtoisie, et
-avait réussi dans la négociation dont il s'était chargé, laquelle
-consistait à laisser Parme à Marie-Louise pendant la vie de cette
-princesse, et à placer provisoirement à Lucques l'héritière de Parme,
-c'est-à-dire la reine d'Étrurie. Louis XVIII s'était prêté à
-l'arrangement proposé pour complaire à l'Angleterre, et surtout pour
-obtenir le concours de cette puissance dans l'affaire de Naples. Du
-reste, le bruit que produisaient en Italie les armements de Murat
-simplifiait la solution pour les ministres anglais eux-mêmes, et il
-était devenu facile de représenter le roi de Naples comme infidèle à
-ses engagements, comme perturbateur du repos européen, et comme ayant
-mérité dès lors d'être précipité du trône sur lequel on l'avait
-momentanément souffert. L'Autriche aux cinquante mille hommes qu'elle
-avait en Italie s'occupait d'en ajouter cent mille, et Louis XVIII
-avait décidé dans son Conseil que trente mille Français seraient
-réunis entre Lyon et Grenoble pour concourir par terre et par mer aux
-opérations projetées contre Murat. Tout se disposait donc pour
-détruire en Italie le dernier vestige du vaste empire de Napoléon.
-
-[En marge: Situation intérieure de la France au moment où le congrès
-de Vienne allait se séparer.]
-
-[En marge: Absence regrettable des Chambres, qui contenaient le
-gouvernement, et modéraient l'opinion publique en lui donnant
-satisfaction.]
-
-Mais le destin des Bourbons avait décidé qu'ils tomberaient avant
-Murat lui-même dans le gouffre toujours ouvert des révolutions du
-siècle, pour en sortir de nouveau, plus durables et malheureusement
-moins innocents. Leur situation, hélas, ne s'était pas plus améliorée
-que leur conduite! À la fin de décembre tout ce qu'on désirait des
-Chambres ayant été obtenu, on les avait ajournées au 1er mai 1815, et
-en se débarrassant d'une gêne apparente, la royauté s'était privée de
-son meilleur appui, car la Chambre des députés notamment, dans sa
-marche timide mais sage, était l'expression exacte de l'opinion
-publique, qui tout en trouvant les Bourbons imprudents, souvent même
-blessants, souhaitait leur redressement et leur maintien. La Chambre
-des députés, qui n'était, comme on s'en souvient, que l'ancien Corps
-législatif continué, en faisant quelquefois retentir à la tribune un
-blâme sévère contre les folies des émigrés, donnait à l'opinion une
-satisfaction, au gouvernement un avertissement salutaire, et demeurait
-comme une sorte de médiateur, qui empêchait que d'un côté l'irritation
-ne devînt trop grande, et que de l'autre on ne poussât les fautes trop
-loin. L'absence des Chambres en un pareil moment était donc infiniment
-regrettable, car la nation et l'émigration allaient s'éloigner de plus
-en plus l'une de l'autre, sans aucun pouvoir modérateur capable de les
-rapprocher et de les contenir.
-
-[En marge: Continuation des alarmes inspirées aux acquéreurs de biens
-nationaux.]
-
-Aussi les fautes, et l'effet des fautes augmentaient chaque jour. Les
-prêtres en chaire ne cessaient de prêcher contre l'usurpation des
-biens d'Église; les laïques, anciens propriétaires de domaines vendus,
-obsédaient les nouveaux acquéreurs pour les décider à restituer des
-biens que ceux-ci avaient souvent acquis à vil prix, mais qu'on
-voulait leur arracher à un prix plus vil encore. L'article de la
-Charte garantissant l'inviolabilité des ventes nationales, aurait dû
-rassurer suffisamment les acquéreurs pourvus de quelque instruction;
-mais on leur disait que la Charte était une concession aux
-circonstances tout à fait momentanée, et au milieu de la mobilité des
-temps, il était naturel qu'ils s'alarmassent. D'ailleurs les journaux
-les plus accrédités du parti royaliste tenaient sur ce sujet le
-langage le plus inquiétant, et quand on leur répondait en citant la
-loi fondamentale, ils répliquaient que la loi avait pu garantir la
-matérialité des ventes, mais qu'elle n'avait pu en relever la
-moralité, et faire que ce qui était immoral devînt honnête aux yeux de
-la conscience publique.--La loi, disaient-ils, garantit les
-acquisitions nationales, l'opinion les flétrit. On n'y peut rien, et
-il faut même s'applaudir de cette réaction de la morale universelle
-contre le crime et la spoliation.--Ce langage, si on avait été
-conséquent, aurait dû être suivi de mesures spoliatrices, mais on
-n'osait pas se les permettre, et il était, en attendant, une sorte de
-violence morale faite aux nouveaux acquéreurs, pour les obliger à se
-dessaisir eux-mêmes des biens contestés. Ainsi se trouvait réalisée
-cette parole de M. Lainé dans la commission de la Charte, qu'il
-fallait sans doute garantir les ventes, mais pas trop, afin d'obliger
-les nouveaux propriétaires à transiger avec les anciens.--
-
-On avait dans cette vue imaginé une fable des plus significatives. On
-avait prétendu que le prince de Wagram, Berthier, possesseur de la
-terre de Grosbois, ayant réuni les titres de ce domaine, les avait
-déposés aux pieds de Louis XVIII, en le suppliant d'en agréer la
-restitution; que le Roi les avait acceptés, et gardés une heure, puis
-avait rappelé le maréchal d'Empire repentant, et lui avait dit:
-Rentrez en possession du domaine de Grosbois; je ne puis mieux faire
-que d'en disposer en votre faveur, et que de vous le donner en
-récompense de vos longs services.--Cette anecdote s'était répandue
-avec une incroyable rapidité jusque dans les provinces les plus
-reculées, et y avait trouvé créance. Le prince de Wagram, interpellé
-de tout côté, avait beau affirmer que c'était là une pure invention,
-on n'en persistait pas moins à la propager comme si elle eût été
-vraie. Il avait même voulu obtenir une rétractation des journaux
-royalistes, et n'y avait pas réussi.
-
-[En marge: Inutiles efforts de M. Louis pour rassurer les acquéreurs
-de biens nationaux.]
-
-M. Louis, craignant l'effet que pouvaient produire sur le crédit les
-inquiétudes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux, avait en
-plein Conseil, et en quelque sorte de haute lutte, arraché à Louis
-XVIII la signature de l'ordonnance qui mettait en vente une portion
-des forêts de l'État, et y avait compris en assez grande quantité
-d'anciens bois d'Église. L'ordonnance signée, il avait, sans perdre
-de temps, commencé les adjudications, afin de rassurer les acquéreurs,
-car il n'était pas supposable qu'on entreprît de nouvelles
-aliénations, si on voulait revenir sur les anciennes. Le taux fort
-modique des mises à prix avait attiré des spéculateurs, qui trouvant
-dans la vente du bois à peu près l'équivalent du prix d'achat, et
-ayant ainsi la superficie presque pour rien, couraient volontiers la
-chance de ce genre d'acquisitions. Néanmoins cette mesure n'avait
-point rétabli la sécurité, et les propriétaires qui avaient acquis
-pendant la Révolution, fort nombreux dans les campagnes, continuaient
-de vivre dans de sérieuses alarmes. Or, alarmer les intérêts équivaut
-à les immoler, car la crainte agit sur les hommes autant et souvent
-plus que le mal lui-même.
-
-[En marge: Nouveaux outrages prodigués aux révolutionnaires à
-l'occasion du 21 janvier.]
-
-Les manifestations contre la Révolution française n'avaient pas cessé.
-L'anniversaire du 21 janvier en avait fourni une nouvelle occasion
-saisie avec empressement. Un homme pieux avait acheté, rue de la
-Madeleine à Paris, le terrain dans lequel avaient été inhumés le roi
-Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, et à
-l'approche du 21 janvier, il avait commencé des fouilles, pour
-rechercher les restes de ces augustes victimes. Il croyait les avoir
-retrouvés, et d'après toutes les indications il était fondé à le
-croire. En conséquence de cette découverte, le gouvernement avait
-ordonné une cérémonie funèbre pour la translation à Saint-Denis de ces
-restes si dignes de respect. Mais malheureusement on avait accompagné
-cette cérémonie de malédictions de tout genre contre la Révolution
-française, à quoi les hommes que leurs actes, ou simplement leurs
-opinions, attachaient à cette révolution, avaient répondu par mille
-doutes et par mille railleries sur la découverte faite rue de la
-Madeleine. Les royalistes avaient répliqué par de nouvelles injures
-contre les révolutionnaires, et leur avaient répété que si
-matériellement on leur pardonnait, et que si, par grande grâce, on ne
-les envoyait pas à l'échafaud, c'était tout ce qu'il leur était permis
-de prétendre, en conséquence de la promesse d'oubli contenue dans la
-Charte, mais qu'on ne pouvait étouffer la conscience publique, et
-empêcher qu'elle ne jugeât leur crime exécrable. Comme pour mieux
-assurer le retour de ces tristes récriminations, on avait ordonné une
-cérémonie annuelle en expiation de l'attentat du 21 janvier.
-
-[En marge: Destitution de MM. Muraire et Merlin.]
-
-À tous ces actes on en ajouta de plus significatifs encore à l'égard
-des personnes. En accordant en principe l'inamovibilité des
-magistrats, le Roi s'était réservé de donner ou de refuser
-l'investiture à ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de
-reviser de la sorte le personnel entier de la magistrature. En
-conséquence les magistrats de tous les degrés attendaient avec anxiété
-qu'on prononçât sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de
-dépendance qui pouvait être funeste pour les justiciables, et en
-particulier pour ceux qui possédaient des biens nationaux. Les
-Chambres avant de se séparer avaient demandé qu'il fût mis fin à cet
-état d'incertitude, et en janvier 1815 le gouvernement avait commencé
-par la Cour suprême l'épuration tant redoutée. Il avait exclu de la
-charge de premier président M. Muraire, à cause de ses affaires
-privées, de la charge de procureur général M. Merlin, à cause de son
-vote dans le procès de Louis XVI, et il les avait remplacés par M. de
-Sèze et M. Mourre. Ces changements étaient naturels, mais il était
-tout aussi naturel que le parti révolutionnaire y vît la manifestation
-des sentiments qu'on lui portait, les actes surtout étant suivis du
-langage le plus amer. Il faudrait pour se pardonner de telles choses,
-que les partis eussent un esprit de justice qui ne leur a pas été
-donné.
-
-[En marge: Funérailles de mademoiselle Raucourt.]
-
-À la même époque, le clergé cédant cette fois non point à ses
-passions, mais à des scrupules sincères, faillit amener un véritable
-soulèvement dans la population parisienne. Une célèbre tragédienne,
-mademoiselle Raucourt, venait de mourir. On présenta son cercueil à
-l'église Saint-Roch, sans s'être d'avance entendu avec le curé, pour
-obtenir de lui les prières des morts. Il eût été plus sage au curé
-d'éviter un éclat, et de supposer ces manifestations de repentir qui
-autorisent à considérer les personnes vouées à la carrière du théâtre
-comme réintégrées dans le sein de l'Église. Le curé refusa obstinément
-de recevoir le cercueil. Bientôt la foule s'accrut, et le public,
-voyant dans cette scène une nouvelle preuve de l'intolérance du
-clergé, força les portes de l'église. Le cercueil fut introduit
-violemment, et on ne sait ce qui serait arrivé, si un ordre royal,
-parti des Tuileries, n'avait prescrit au curé d'accorder à la défunte
-les honneurs funèbres.
-
-D'après les règles canoniques le curé avait raison, et comme le clergé
-n'a plus la tenue des registres de l'état civil, comme ses refus
-n'ont plus aucune influence sur l'état des personnes, et n'ont d'autre
-conséquence que la privation d'honneurs que l'Église a le droit
-d'accorder ou de dénier selon ses croyances, le curé de Saint-Roch
-était bien autorisé à refuser les prières qu'on lui demandait, et les
-amis de la défunte auraient dû la conduire au cimetière sans la
-présenter à l'église. Mais l'abus que l'on fait de ses droits prive
-souvent de leur exercice le plus légitime. Les prédications
-incendiaires du clergé avaient tellement irrité les esprits, qu'on ne
-voulait pas même lui pardonner ses exigences les plus fondées, et il
-est probable que si le curé n'avait pas obtempéré à l'ordre royal, la
-foule ameutée aurait commis quelque profanation déplorable, que
-l'armée et même la garde nationale auraient mis peu d'empressement à
-réprimer.
-
-De toutes les scènes de cette époque la plus fâcheuse, celle qui
-produisit le plus d'éclat, fut le procès intenté au général Exelmans.
-
-[En marge: Reprise imprudente du procès intenté au général Exelmans.]
-
-Déjà nous avons fait connaître l'espèce de faute reprochée à cet
-illustre général. Parmi les lettres saisies sur lord Oxford, et
-destinées à la cour de Naples, on en avait trouvé une dans laquelle le
-général Exelmans renouvelait à Murat, dont il était l'ami et l'obligé,
-l'assurance d'un absolu dévouement, et lui disait que si son trône
-était menacé, de nombreux officiers français iraient lui offrir leur
-épée. On savait dans le public que la cour de France s'efforçait
-d'obtenir à Vienne la dépossession de Murat, mais la guerre n'était
-pas déclarée contre lui, et par conséquent il n'y avait dans la lettre
-saisie rien de contraire à la discipline militaire. Seulement le
-général Exelmans ayant été maintenu en activité, on pouvait lui
-reprocher de ne pas ménager les dispositions fort connues d'un
-gouvernement qui s'était montré bienveillant à son égard. C'était tout
-au plus de sa part un défaut de convenance, nullement une violation de
-ses devoirs. Le général Dupont en avait jugé ainsi, et s'était
-contenté de lui adresser une réprimande, et de lui enjoindre un peu
-plus de circonspection à l'avenir. Mais le ministre Dupont avait été
-remplacé au département de la guerre par le maréchal Soult, et on a vu
-que ce maréchal, d'abord fort mal disposé pour la Restauration, puis
-réconcilié avec elle, avait promis de rétablir la discipline dans
-l'armée, et d'y faire rentrer la fidélité avec la soumission.
-
-[En marge: Le maréchal Soult ordonne au général Exelmans de se rendre
-à Bar-sur-Ornain.]
-
-Un des moyens qu'il voulait employer était de réveiller l'affaire
-oubliée du général Exelmans, et en faisant sentir son autorité à l'un
-des généraux les plus populaires, d'intimider tous les autres. En
-effet il était d'usage à cette époque, de dire et même de croire, que
-c'était la faiblesse du gouvernement qui encourageait le mauvais
-vouloir de l'armée. Le duc de Berry, irrité de ne pas trouver chez les
-militaires les sentiments qu'il leur témoignait, se montrait imbu de
-cette fausse pensée, et la soutenait avec la fougue de son caractère.
-Le maréchal Soult, trop soigneux de complaire à ce prince, avait mis
-le général Exelmans à la demi-solde, et lui avait enjoint de se rendre
-à Bar-sur-Ornain, son lieu natal, dans une sorte d'exil. À cette
-époque les officiers à la demi-solde contestaient au ministre de la
-guerre le droit de leur assigner un séjour. Ils disaient que n'ayant
-aucun emploi, dès lors aucun devoir à remplir qui exigeât leur
-présence dans un lieu déterminé, ils étaient libres de choisir leur
-résidence, et que n'ayant pas les avantages de l'activité, ils ne
-devaient pas en avoir les charges. De son côté le ministre de la
-guerre persistait à soutenir son droit, et il avait des raisons d'y
-tenir, car dans l'état actuel des choses, avec le penchant que les
-officiers non employés avaient à se rendre à Paris, il importait de
-pouvoir les disperser par un simple ordre de l'administration. Cet
-ordre renouvelé bien souvent était resté sans exécution, et les
-officiers à la demi-solde n'avaient pas cessé d'affluer dans la
-capitale, où ils tenaient le langage le plus inconvenant et le plus
-séditieux. Mais c'était une maladresse que de faire résoudre la
-question sur la personne d'un militaire aussi distingué que le général
-Exelmans, et pour le délit assez ridicule qu'on lui reprochait.
-
-[En marge: Le général demande un délai, et n'ayant pu l'obtenir,
-refuse d'obéir.]
-
-[En marge: Arrestation et évasion du général qui demande des juges.]
-
-Le général Exelmans, autour duquel s'était réuni tout ce que Paris
-renfermait de têtes les plus chaudes, ne se montra pas disposé à
-obtempérer à un ordre qu'il qualifiait de sentence d'exil, et pour le
-moment s'en tint à demander un délai, alléguant l'état de sa femme qui
-venait d'accoucher, et qui avait besoin de ses soins. Il eût été
-prudent de se contenter de cette demi-obéissance, et de ne pas
-provoquer une résistance ouverte, par une opiniâtreté outrée dans
-l'exercice d'un droit contesté. Mais le maréchal Soult insista, et
-exigea le départ immédiat du général Exelmans. Celui-ci excité par ses
-jeunes amis, refusa péremptoirement d'obéir. Le maréchal alors sans
-égard pour l'état où se trouvait la jeune femme du général, envoya
-chez lui pour le faire arrêter. Le général arrêté et conduit à
-Soissons, parvint à se soustraire à ses gardes, et écrivit au ministre
-pour réclamer des juges, promettant de se constituer prisonnier dès
-qu'on lui aurait désigné un tribunal régulier devant lequel il pût
-comparaître.
-
-[En marge: Grand éclat produit par cette affaire.]
-
-Cette scène produisit parmi les militaires et dans une grande partie
-du public une vive sensation. On fut profondément irrité contre le
-maréchal, devenu de serviteur zélé de l'Empire, serviteur non moins
-zélé des Bourbons, et persécuteur de ses anciens camarades beaucoup
-plus que le général Dupont ne l'avait été. On se mit à raconter les
-violences commises envers l'un des officiers les plus brillants de
-l'armée, et surtout le trouble causé à sa jeune femme, tout cela pour
-un délit fort contestable, pour un souvenir donné par lui à Murat, son
-ancien chef, son bienfaiteur, et on nia, à tort ou à raison, que le
-ministre eût à l'égard des militaires sans emploi le droit de fixer
-leur résidence. L'opinion était donc excitée au plus haut point, et
-par les stimulants les plus propres à agir sur elle.
-
-[En marge: Discussion des griefs allégués contre le général.]
-
-[En marge: Légèreté de ces griefs.]
-
-Cet éclat malheureux une fois produit, il était impossible de
-s'arrêter, et de laisser le général en fuite, et sans juges. Il
-fallait nécessairement lui en donner. Le maréchal fit donc au Conseil
-royal un rapport mal conçu et mal motivé, qui embarrassa même les
-membres du gouvernement les moins modérés. Il aurait fallu se borner à
-poursuivre le général pour délit de désobéissance, et il y avait
-beaucoup à dire en faveur du droit réclamé par le ministre de la
-guerre. L'État en effet, en accordant une demi-solde à un nombre
-considérable d'officiers, non pas à titre de retraite, mais à titre de
-demi-activité, en attendant l'activité entière, devait cependant
-conserver quelques droits sur eux, et ce n'était pas en réclamer un
-bien excessif que de prétendre leur assigner un séjour, car on pouvait
-avoir besoin d'eux dans tel endroit ou dans tel autre, et on devait
-avoir l'autorité de les y envoyer. Le ministre ne s'en tint pas à ce
-grief de désobéissance très-soutenable, et il proposa de déférer le
-général Exelmans au conseil de guerre de la 16e division militaire,
-siégeant à Lille, comme prévenu de correspondance avec l'ennemi,
-d'espionnage, de désobéissance, de manque de respect au Roi, et de
-violation du serment de chevalier de Saint-Louis. Quoiqu'on commençât
-dans le gouvernement à être fort irrité contre les militaires, on fut
-étonné de voir accumuler de tels griefs. Le général Dessoles déplora
-la nécessité où l'on s'était mis de sévir contre un officier aussi
-distingué que le général Exelmans, et trouva surtout bien étrange de
-l'accuser d'espionnage. Il dit du reste qu'il fallait tâcher d'obtenir
-pour l'exemple une condamnation, mais avec la pensée de faire grâce
-immédiatement. Le comte d'Artois, avec une violence peu conforme à sa
-bonté ordinaire, s'écria qu'on devait bien se garder de faire grâce,
-qu'il fallait sévir au contraire, afin de ramener les militaires à
-l'obéissance. Le duc de Berry tint le même langage, et ne put
-toutefois s'empêcher de considérer le grief d'espionnage comme peu
-convenable. Le Roi lui-même et M. de Jaucourt, qui l'un et l'autre
-étaient dans le secret des affaires étrangères (M. de Jaucourt
-remplaçait M. de Talleyrand par intérim), trouvèrent hasardé
-non-seulement le grief d'espionnage, mais celui de correspondance avec
-l'ennemi. Ils savaient combien il avait été difficile à Vienne de
-contester le titre royal de Murat; ils savaient que jusqu'à ses
-dernières imprudences ce titre ne lui avait pas été dénié, qu'on lui
-avait même laissé la qualification d'allié, et qu'en ce moment encore
-on ne lui avait pas donné celle d'ennemi, bien qu'on eût menacé de le
-traiter comme tel, au premier mouvement de ses troupes. Le Roi et le
-ministre intérimaire des affaires étrangères ne dissimulèrent donc pas
-qu'il serait difficile d'appliquer officiellement à Murat le titre
-d'ennemi, ce qui résulterait nécessairement de l'accusation intentée
-au général Exelmans, contre lequel on n'avait d'autre fait à alléguer
-que les lettres adressées à la cour de Naples.
-
-Le maréchal Soult engagé d'amour-propre soutint avec obstination les
-termes de son rapport. _Le général qui régnait à Naples_, ainsi qu'il
-qualifiait Murat, n'était, selon lui, que l'usurpateur de l'un des
-trônes de la maison de Bourbon, dès lors l'ennemi de la France, et
-quiconque lui avait écrit, _avait correspondu avec l'ennemi_. Le délit
-d'espionnage, selon lui, était suffisamment caractérisé par cette
-seule circonstance d'avoir fait part à Murat de la disposition où
-étaient beaucoup d'officiers français de lui offrir leur épée. Pour la
-désobéissance, elle était flagrante, puisque le général avait contesté
-le droit du ministre d'assigner un séjour aux officiers à la
-demi-solde, et avait non-seulement contesté ce droit en principe,
-mais refusé en fait de s'y soumettre. Quant au manque de respect
-envers le Roi, quant à la violation du serment de chevalier de
-Saint-Louis, les raisons du ministre étaient de la plus mince valeur,
-et ces griefs étaient du reste les moins importants. Le maréchal
-s'obstina tellement à soutenir ce système d'accusation, que, par
-condescendance autant que par paresse d'esprit, le Roi lui permit de
-motiver son rapport comme il voulut, se réservant, dans le cas d'une
-condamnation, d'user à propos du droit de faire grâce. Le duc de Berry
-quoique ayant des doutes sur la valeur des griefs articulés, se récria
-contre la disposition à l'indulgence que le Roi laissait paraître, et
-répéta qu'il faudrait bien se garder de faire grâce, car, disait-il,
-c'était la faiblesse qui perdait l'armée. Le Roi, impatienté, lui
-répondit: Mon neveu, _n'allez pas plus vite que la justice_, et
-attendez qu'elle ait prononcé.--
-
-[En marge: Le maréchal Soult persiste, et renvoie le général Exelmans
-devant la juridiction de la 16e division militaire.]
-
-On laissa donc le ministre de la guerre intenter au général Exelmans
-un procès qui reposait, comme on vient de le voir, sur les griefs les
-moins sérieux. Lorsque le général Exelmans apprit qu'il était renvoyé
-devant le conseil de guerre de la 16e division militaire, il n'hésita
-pas à se constituer prisonnier, d'après l'avis de ses nombreux amis,
-qui avec raison ne croyaient pas qu'il y eût un seul militaire, et
-même un seul magistrat, capable de le condamner.
-
-[En marge: Comparution du général.]
-
-[En marge: Ses réponses.]
-
-Le général se rendit à Lille et comparut le 23 janvier devant le
-conseil de guerre de la 16e division militaire. Le rapporteur ayant
-énoncé les griefs articulés par le maréchal Soult, le général fit des
-réponses simples et convenables, d'un ton de modération qui ne lui
-était pas habituel, mais qu'on lui avait sagement conseillé. Quant au
-grief de correspondance avec l'ennemi, il répondit que la France étant
-en ce moment en paix avec tous les États de l'Europe, il était
-impossible de prétendre qu'il eût correspondu avec un ennemi, et que
-si par hasard la France en avait un, cet ennemi actuellement ignoré ne
-pouvait être considéré comme tel qu'après une déclaration de guerre,
-ou des hostilités caractérisées. À l'égard du reproche d'espionnage,
-il déclara, avec un sentiment de dignité compris et approuvé de tous
-les assistants, qu'il n'y répondrait même pas. Quant à la
-désobéissance, il soutint que le ministre n'ayant dans l'état des
-choses aucun service à exiger des officiers à la demi-solde,
-s'arrogeait par rapport à eux le droit d'exil, en prétendant les faire
-changer de résidence à sa volonté. Relativement au délit d'offense
-envers le Roi, il affirma que plein de respect pour Sa Majesté Louis
-XVIII, il était certain de n'avoir rien écrit qui fût contraire à ce
-respect. Enfin quant au reproche d'avoir manqué aux obligations de
-chevalier de Saint-Louis, il répondit assez légèrement que sans doute
-il ne connaissait pas ces obligations, car il n'en pouvait découvrir
-aucune qui fût contraire à ce qu'il avait fait.
-
-[En marge: Son acquittement triomphal.]
-
-Ces réponses étaient si naturelles, et si fondées, qu'elles rendaient
-toute défense à peu près inutile. Le débat fut court, et presque sans
-délibérer le conseil de guerre acquitta le général à l'unanimité. On
-se figure aisément la joie, et surtout la manifestation de cette joie
-parmi les militaires accourus en foule pour accompagner le général.
-Il fut ramené chez lui en triomphe, et en quelques jours l'impression
-ressentie à Lille se propagea dans toute la France parmi les nombreux
-ennemis du gouvernement. Ses amis éclairés déplorèrent un procès où
-l'on avait posé d'une manière si maladroite, et fait résoudre d'une
-manière si dangereuse tant de graves questions à la fois. Les
-conséquences évidentes de ce procès, c'était que l'armée ne
-considérait pas Murat comme ennemi, ne reconnaissait pas au ministre
-de la guerre le droit d'assigner une résidence aux officiers à la
-demi-solde, et enfin que, juges ou accusés, tous les militaires ne
-craignaient pas de se mettre en opposition flagrante envers l'autorité
-établie.
-
-[En marge: Dispositions des diverses classes de la France à l'égard
-des Bourbons.]
-
-Jamais circonstance n'avait fait ressortir en traits plus frappants la
-faiblesse de la royauté restaurée. Sur qui s'appuyer en effet, contre
-tant d'ennemis si maladroitement provoqués, lorsque la force publique
-était manifestement hostile? Sans doute il restait la garde nationale,
-composée des classes moyennes, lesquelles souhaitaient le maintien des
-Bourbons contenus par une sage intervention des pouvoirs publics. Mais
-à Paris la morgue des gardes du corps, dans les provinces celle des
-nobles rentrés, partout l'intolérance du clergé, les menaces contre
-les acquéreurs de biens nationaux, les souffrances de l'industrie
-ruinée par l'introduction des produits anglais, les pertes de
-territoire injustement imputées à la Restauration, enfin le réveil de
-l'esprit libéral dont les Bourbons faisaient un ennemi au lieu d'en
-faire un allié, avaient fort altéré les dispositions de ces classes
-moyennes, et parmi elles ce n'était plus que les esprits infiniment
-sages qui pensaient qu'il fallait soutenir les Bourbons en essayant de
-les corriger. Mais ce sentiment renfermé dans un nombre de gens
-très-restreint, suffirait-il pour soutenir les Bourbons contre tant
-d'hostilités de tout genre? Personne ne le croyait, et la pensée d'un
-prochain changement, pensée qui souvent amène ce qu'elle prévoit,
-avait pénétré dans tous les esprits. En effet, quand cette opinion
-fatale qu'un gouvernement ne peut pas durer, vient à se répandre, les
-indifférents déjà froids se refroidissent davantage, les intéressés
-tournent les yeux ailleurs, les amis effarés commettent encore plus de
-fautes, et les fonctionnaires chargés de la défense hésitent à se
-compromettre pour un pouvoir qui ne pourra les récompenser ni de leurs
-efforts, ni de leurs dangers. Ces derniers surtout se montraient alors
-aussi mal disposés que possible. Ils appartenaient presque tous à
-l'Empire, car les royalistes, nobles ou non nobles, émigrés ou
-demeurés sur le sol, malgré leur bonne volonté de prendre les places,
-n'avaient pu les obtenir du gouvernement, tant ils étaient étrangers à
-la connaissance des affaires. Beaucoup s'étaient dirigés, comme on l'a
-vu, vers les emplois militaires, ce qui avait produit sur l'armée le
-plus déplorable effet. Les autres avaient songé aux emplois de
-finances, mais M. Louis ayant le fanatisme de son état, les avait
-impitoyablement repoussés. Quelques-uns aspiraient aux emplois
-administratifs, mais l'abbé de Montesquiou, non moins hautain avec ses
-amis qu'avec ses adversaires, avait dit qu'il ne suffisait pas
-d'avoir émigré pour connaître la France et être capable de
-l'administrer, et par dédain autant que par paresse, il n'avait pas
-changé vingt préfets sur quatre-vingt-sept. Enfin quant à ceux qui
-songeaient à la magistrature, on était bien décidé à les y admettre,
-mais l'épuration depuis longtemps annoncée de cette magistrature était
-à peine commencée, et ils n'avaient pas eu le temps d'y trouver place,
-tandis que la destitution de MM. Muraire et Merlin avait été pour les
-magistrats en fonctions un véritable sujet d'alarme. Ainsi l'armée
-profondément hostile, les fonctionnaires presque tous originaires de
-l'Empire, suspects à la dynastie qu'ils n'aimaient pas, travaillés en
-dessous par les royalistes qui voulaient leurs emplois, et fatigués de
-l'hypocrisie à laquelle ils étaient condamnés, les classes moyennes
-favorables d'abord, refroidies depuis, le peuple des campagnes
-complétement aliéné à cause des biens nationaux, le peuple des villes
-inclinant vers les révolutionnaires par goût et par habitude, enfin
-quelques amis peu nombreux et peu écoutés parmi les hommes éclairés
-qui prévoyaient le danger du rétablissement de l'Empire, telle était
-en résumé la situation des diverses classes de la société française à
-l'égard des Bourbons, situation se dessinant plus clairement à chacun
-des incidents qui se succédaient avec une étrange rapidité.
-
-[En marge: L'armée française pour la première fois disposée à
-intervenir dans la politique.]
-
-Parmi toutes ces classes, ou froides ou hostiles, la plus redoutable,
-celle des militaires, avait le sentiment que le gouvernement dépendait
-d'elle seule, et qu'il serait renversé dès qu'elle le voudrait. Cette
-disposition ne s'était jamais vue dans notre armée, et fort
-heureusement ne s'est pas revue depuis, car il n'y a rien de plus
-dangereux qu'une armée qui veut prendre aux révolutions de l'État une
-autre part que celle de maintenir l'ordre au nom des lois. Elle est
-bientôt le plus funeste et le plus abject des instruments de
-révolution, car elle devient rapidement licencieuse, indisciplinée,
-insatiable, et quelquefois lâche, bonne à opprimer l'État au dedans,
-impuissante à le défendre au dehors, le déshonorant et se déshonorant,
-jusqu'à ce qu'on la détruise par le fer et le feu, comme il est arrivé
-des prétoriens dans l'antiquité, des strélitz, des mameluks, des
-janissaires dans les temps modernes. Jusqu'ici en effet, les
-révolutions accomplies en France n'avaient eu aucun rapport à l'armée,
-qu'elles n'avaient eue ni pour cause, ni pour but, ni pour moyen. Mais
-la révolution de 1814, accomplie par toute l'Europe en armes, contre
-un chef militaire qui avait abusé de son génie et de la bravoure de
-ses soldats, semblait avoir été spécialement dirigée contre l'armée
-française, qui l'avait profondément ressenti. Flattée un moment par
-les Bourbons dans la personne de ses chefs, elle n'avait pas tardé à
-s'apercevoir qu'entre elle et le gouvernement il y avait toute la
-différence imaginable entre un parti qui avait défendu le sol et un
-parti qui avait voulu l'envahir, et cette fois (l'unique, nous le
-répétons, dans notre siècle) l'idée lui était venue de jouer un rôle
-politique, un rôle révolutionnaire.--Jetons ces émigrés à la porte,
-était le propos de toute la jeunesse militaire, accumulée à
-Paris.--Soit que Napoléon revînt se mettre à sa tête, ce qu'elle
-souhaitait ardemment (sans savoir, hélas! ce qu'elle désirait), soit
-qu'il ne vînt pas, elle était résolue à renverser le gouvernement de
-ses propres mains, et le plus tôt possible. Les officiers sans emploi
-l'annonçaient hautement, et lorsqu'ils parlaient de la sorte, ils
-trouvaient ceux qui étaient employés, ou silencieusement ou
-explicitement approbateurs, et prêts à les seconder. Quant aux
-soldats, il n'y avait pas un doute à concevoir sur leurs sentiments,
-car les jeunes ayant quitté le drapeau par suite de la désertion
-générale en 1814, et ayant été remplacés par les vieux, revenus des
-prisons ou des garnisons lointaines, l'armée était, surtout dans les
-derniers rangs, aussi hostile aux Bourbons que dévouée à Napoléon.
-
-[En marge: Complot des frères Lallemand.]
-
-[En marge: Nature de ce complot.]
-
-Un ministre de la guerre, quel qu'il fût, ne pouvait être que fort
-insuffisant pour vaincre de telles dispositions, et le maréchal Soult
-qu'on avait choisi dans l'espérance qu'il en triompherait, n'y avait
-guère réussi. Son essai de sévérité envers le général Exelmans avait
-au contraire amené les choses à un état de fermentation des plus
-inquiétants. Il n'était pas possible que des officiers de tout grade,
-généraux, colonels, chefs de bataillon, jusqu'à de simples
-sous-lieutenants, restés à la demi-solde, et réunis à Paris au nombre
-de plusieurs milliers, répétassent sans cesse qu'il fallait renvoyer
-les émigrés à l'étranger, sans que des propos ils songeassent à passer
-à l'action. Bien qu'ils fussent assez nombreux pour tenter à eux seuls
-un coup de main, ils sentaient que le résultat serait infiniment plus
-assuré s'ils avaient avec eux quelques-uns de leurs camarades pourvus
-de commandements, et pouvant disposer de corps de troupes au signal
-qu'on leur donnerait. Sous ce rapport ils étaient parfaitement servis
-par les circonstances, car parmi leurs camarades les plus pétulants
-s'en trouvaient qui avaient des commandements à très-petite distance
-de Paris. Le brillant Lefebvre-Desnoëttes était resté à la tête de la
-cavalerie de la garde, stationnée dans le Nord. Les frères Lallemand,
-officiers du plus grand mérite et des plus animés contre la
-Restauration, commandaient, l'un le département de l'Aisne, l'autre
-l'artillerie de La Fère. Enfin l'un des premiers divisionnaires de
-l'Empire, Drouet, comte d'Erlon, fils de l'ancien maître de poste de
-Varennes, était à la tête de la 16e division militaire à Lille. Ils
-pouvaient à eux quatre réunir quinze ou vingt mille hommes, les amener
-à Paris, les joindre aux quelques mille officiers à la demi-solde qui
-s'y étaient agglomérés, et n'ayant à craindre dans cette capitale que
-la maison du Roi, ils avaient la presque certitude de réussir.
-Toutefois, malgré ces conditions si menaçantes pour le gouvernement,
-leur succès était moins certain qu'ils ne le croyaient, ainsi que le
-résultat le prouva bientôt, car très-heureusement le sentiment de
-l'obéissance est tel dans l'armée française, qu'il n'est pas facile
-d'entraîner des troupes, même dans le sens de leurs passions, si c'est
-en sens contraire de leurs devoirs. Néanmoins, les officiers
-mécontents étaient pleins de confiance, et il est vrai que jamais
-conspirateurs n'avaient été autant fondés à croire au succès de leur
-entreprise. Ils s'étaient mis d'accord entre eux, officiers sans
-emploi, officiers en activité, et comprenant très-bien que dans les
-entreprises de ce genre un grand nom est une importante condition de
-réussite, ils avaient songé au seul grand nom militaire laissé dans la
-disgrâce, à celui du maréchal Davout. Ce personnage grave et sévère,
-le plus ferme observateur de la discipline militaire, était peu propre
-à conspirer. Pourtant la conduite tenue à son égard l'avait
-profondément blessé, et cette conduite était vraiment inqualifiable,
-car il était proscrit à la demande de l'ennemi, pour la défense de
-Hambourg, l'une des plus mémorables dont l'histoire ait conservé le
-souvenir. Aussi n'avait-il pas repoussé les jeunes et pétulants
-généraux qui s'étaient adressés à lui. Disposé ainsi qu'eux à
-considérer les Bourbons comme des étrangers, se flattant de pouvoir
-par un mot expédié à l'île d'Elbe faire revenir Napoléon, le remettre
-à la tête de l'Empire, l'entreprise proposée n'était à ses yeux que la
-substitution d'un gouvernement national à un gouvernement
-antinational, imposé à la France par l'Europe. Le maréchal, sans
-s'engager précisément avec les jeunes artisans de ce projet, leur
-avait montré assez de sympathie pour leur inspirer la confiance qu'il
-serait leur chef, et tout joyeux d'une telle adhésion, indiscrets
-comme des gens joyeux, ils n'avaient guère fait mystère de leurs
-espérances.
-
-[En marge: Effort pour y mêler des personnages politiques, et soin de
-ceux-ci à n'y pas entrer.]
-
-[En marge: Prudence de M. de Bassano.]
-
-Cependant à travailler ainsi pour Napoléon, il fallait travailler avec
-lui, avec son assentiment, avec son concours, et dès lors se mettre en
-communication avec ceux qui étaient supposés le représenter. Tout en
-cherchant spécialement les grands noms militaires de l'Empire, les
-hommes qui voulaient se débarrasser des Bourbons avaient songé aussi
-aux grands noms civils, afin d'entrer en rapport avec Napoléon par
-leur intermédiaire. Ils ne pouvaient recourir au prudent Cambacérès
-que sa timidité et sa gravité rendaient inabordable, au sauvage
-Caulaincourt qui fuyait toutes les relations, au trop suspect et trop
-surveillé duc de Rovigo qu'il était impossible d'approcher sans se
-dénoncer soi-même à la police, et ils s'étaient tournés vers les deux
-hommes qui passaient pour avoir la confiance personnelle de Napoléon,
-MM. Lavallette et de Bassano. Mais M. Lavallette avait reçu de
-Napoléon pendant la dernière campagne un dépôt de seize cent mille
-francs en espèces métalliques, composant toute la fortune personnelle
-de l'ancien Empereur, et il l'avait soigneusement gardé pour le
-restituer à la première demande. Dans sa fidélité, craignant de trahir
-un dépôt qui pouvait devenir le pain de son maître, il l'avait caché
-avec beaucoup de précautions dans sa propre maison, et pour le mieux
-cacher, il se cachait lui-même en ne voyant personne. C'était donc au
-fidèle et toujours accessible duc de Bassano que les auteurs de
-l'entreprise projetée avaient eu recours. Ils l'avaient à la fois
-charmé et terrifié, charmé en lui prouvant qu'on ne cessait pas de
-penser à Napoléon, terrifié en l'informant d'un projet compromettant
-pour tant de monde, particulièrement pour Napoléon lui-même, qui, à
-l'île d'Elbe, restait placé sous la main des puissances, et exposé à
-subir le contre-coup de toutes leurs inquiétudes. Ce qui contribuait
-à intimider M. de Bassano, c'est que, depuis le départ de Napoléon
-pour l'île d'Elbe, il n'en avait reçu aucune communication, et n'avait
-osé lui en adresser aucune. Les hommes qui avaient servi Napoléon
-étaient si habitués à attendre son initiative, que jamais ils ne se
-seraient permis de la prévenir, et depuis sa chute ils n'avaient pas
-changé. Les fautes des Bourbons leur avaient rendu l'espérance, sans
-leur inspirer une spontanéité d'action dont ils avaient toujours été
-dépourvus. M. de Bassano, intimement lié avec les jeunes généraux qui
-s'agitaient en ce moment, leur avait déclaré qu'il était sans rapports
-avec Napoléon, qu'il ne pouvait par conséquent leur donner ni son
-avis, ni son assentiment, encore moins l'autorité de son nom, puis il
-les avait suppliés de ne pas compromettre leur ancien chef, qui,
-toujours à la merci de ses ennemis, pouvait, sur un mot parti de
-Vienne, être transporté violemment dans des régions lointaines et sous
-un ciel meurtrier. Cette réserve n'avait été prise que comme une
-prudence ordinaire aux personnages politiques, et les jeunes têtes
-impatientes de relever l'Empire n'avaient été ni découragées, ni
-jetées dans le doute par la manière de s'exprimer de l'ancien
-confident de l'Empereur.
-
-[En marge: M. Fouché seul, parmi les révolutionnaires, paraît disposé
-à se mêler au complot projeté.]
-
-[En marge: Idées particulières à M. Fouché.]
-
-Il y avait un autre concours qu'il était tout aussi naturel de désirer
-et d'espérer, c'était celui du parti révolutionnaire. Les Bourbons
-auraient eu pour les révolutionnaires, et en particulier pour les
-_votants_, des ménagements que leur coeur rendait impossibles, qu'ils
-n'auraient probablement pas réussi à se les concilier. Mais si à cette
-difficulté fondamentale on ajoute les sanglants outrages prodigués
-tous les jours aux révolutionnaires par les gazettes royalistes, on
-comprendra que leur antipathie se fût transformée en une haine
-violente. Sous l'influence de ces dispositions, Carnot avait écrit et
-laissé publier le fameux mémoire dont nous avons parlé; Sieyès d'une
-modération dédaigneuse avait passé à un déchaînement qui ne lui était
-pas ordinaire, et une quantité d'autres personnages du même parti
-avaient suivi son exemple, à l'exception toutefois de Barras, qui, peu
-jaloux de retomber sous l'ingrat général dont il avait commencé la
-fortune, désirait mourir paisiblement sous les Bourbons, auxquels il
-faisait parvenir de sages conseils fort peu écoutés. Hors celui-là,
-les révolutionnaires étaient exaspérés. Satisfaits d'abord de la chute
-de Napoléon, ils la déploraient maintenant, et désiraient hautement
-son retour. À leur tête, on voyait comme de coutume se remuer M.
-Fouché, qui cherchait toujours à ressaisir un rôle, et s'en faisait un
-en se mêlant de tout. Tandis qu'il s'était mis, comme on l'a vu, en
-rapport avec les agents de M. le comte d'Artois, et avec M. le comte
-d'Artois lui-même, promettant de sauver les Bourbons si les Bourbons
-se confiaient à lui, il écrivait à M. de Metternich à Vienne, pour lui
-donner sur la manière d'arranger l'Europe ses idées, que M. de
-Metternich ne demandait pas; il écrivait à Napoléon pour lui
-conseiller de s'enfuir en Amérique, désirant sincèrement en
-débarrasser l'Europe et s'en débarrasser lui-même. Puis, toujours
-allant et venant d'un parti à l'autre, après avoir excité les
-révolutionnaires contre les émigrés, il faisait aux émigrés un
-épouvantail de l'agitation régnante, dans l'espoir qu'on l'appellerait
-pour la calmer. Pourtant le dernier remaniement ministériel, qui avait
-amené le maréchal Soult à la guerre, M. d'André à la police, lui ôtant
-l'espoir prochain d'un retour au pouvoir, il avait comme les hommes de
-son parti, mais par d'autres motifs, passé de l'indulgence à la colère
-envers les Bourbons, et il était prêt à s'adjoindre à quiconque
-voudrait les renverser. Il était donc bien difficile qu'il se tramât
-quelque chose contre eux, sans qu'il fût de l'entreprise et qu'il y
-eût le premier rôle. Mais les bonapartistes se défiaient profondément
-de lui, et lui préféraient le comte Thibaudeau, ancien conventionnel,
-ancien régicide, ancien préfet de l'Empire, habile et dur, retiré à
-Paris, où il avait fui le ressentiment des Marseillais exaspérés
-contre son administration. Révolutionnaire par sentiment, bonapartiste
-par ambition, sûr du reste dans ses relations, il avait été le lien
-des révolutionnaires avec les bonapartistes, jusqu'au moment où M.
-Fouché s'était mis au coeur de toutes les menées pour les diriger à
-son gré et à son profit. M. Fouché présentant aux révolutionnaires sa
-qualité de régicide pour gage, aux bonapartistes celle du plus ancien
-ministre de Napoléon, et offrant à tous et pour titre essentiel une
-activité et un savoir-faire célèbres, était bientôt devenu le
-personnage principal, et n'avait pas tardé à vouloir imposer ses
-idées. Or sa principale idée c'était de renverser les Bourbons sans
-leur substituer Napoléon lui-même. Il disait qu'à un état de choses
-nouveau, il fallait un prince nouveau, libéral comme la génération
-présente, n'inspirant pas à l'Europe la haine dont Napoléon était
-l'objet, n'étant pas exposé comme lui à voir six cent mille hommes
-repasser le Rhin pour le détrôner; il disait que la France, fatiguée
-de guerre et de despotisme, ne voulait pas plus de Napoléon que des
-Bourbons, et qu'il n'y avait que deux princes souhaitables, le duc
-d'Orléans, ou Napoléon II sous la régence de Marie-Louise; que le duc
-d'Orléans, enlacé dans les liens de sa famille, ne pouvait pas se
-séparer d'elle pour prêter la main à une révolution; que ses
-manifestations favorables se bornaient à plus de politesse envers les
-hommes de l'armée et de la Révolution, mais qu'il était impossible
-d'établir sur de pareils fondements une entreprise telle qu'un
-changement de gouvernement; que la seule solution convenable, c'était
-le Roi de Rome avec la régence de Marie-Louise; qu'en se proposant un
-tel but on aurait l'Autriche, par l'Autriche l'Europe, avec l'Europe
-la paix; qu'on aurait en outre l'armée heureuse de voir renaître
-l'Empire, Napoléon lui-même dédommagé dans la personne de son fils du
-trône qu'il aurait perdu, enfin les révolutionnaires et les libéraux
-parfaitement satisfaits, car trouvant dans le fils la gloire du père
-sans son despotisme, débarrassés en même temps des avanies de
-l'émigration, ils auraient toutes les raisons imaginables de se
-rattacher à un régime qui leur procurerait les avantages de l'Empire
-sans aucun de ses inconvénients.
-
-[Date en marge: Fév. 1815.]
-
-Ces raisons, quoique très-sensées sous plusieurs rapports, péchaient
-comme toutes celles qu'on alléguait pour tenter une révolution
-nouvelle, par un côté fondamental, c'était de supposer qu'on pût
-donner aux Bourbons un autre remplaçant que Napoléon. La régence de
-Marie-Louise était un pur rêve, car l'Autriche n'aurait livré ni
-Marie-Louise ni son fils, et cette princesse eût été aussi incapable
-de ce rôle que peu désireuse de le remplir. M. le duc d'Orléans qui
-pouvait être amené un jour, la couronne étant vacante, à céder au voeu
-irrésistible de l'opinion publique, n'aurait ni devancé ni provoqué ce
-voeu, qui alors était encore très-vague. Marie-Louise, le duc
-d'Orléans étant impossibles par des motifs différents, il fallait ou
-se proposer Napoléon pour but, ce qui était une provocation insensée
-et désastreuse à l'Europe, ou conserver les Bourbons en les
-redressant, seule chose en effet qui fût alors honnête et raisonnable.
-M. Fouché, plus sage en apparence, était donc en réalité aussi étourdi
-et moins innocent que les folles têtes qu'il prétendait diriger. Il
-produisait néanmoins par ses discours quelque impression sur beaucoup
-d'anciens serviteurs de l'Empire qui se rappelaient le despotisme,
-l'ambition de Napoléon, qui redoutaient son ressentiment (car presque
-tous l'avaient abandonné), et surtout l'effet de sa présence sur
-l'Europe. Il était difficile cependant de persuader aux jeunes
-généraux qui étaient prêts à risquer leur tête, de songer à d'autres
-qu'à Napoléon, et on avait laissé de côté cette question, pour ne
-s'occuper que du premier but, celui de renverser les Bourbons. Les
-auteurs du projet de renversement ne voyaient qu'une manière de s'y
-prendre, c'était de réunir les troupes dont disposaient quelques-uns
-d'entre eux, de les amener à Paris, de les joindre aux officiers à la
-demi-solde, et avec ces moyens d'exécuter un coup de main. Aux mois de
-janvier et de février 1815, on en était venu à parler de ce plan avec
-une indiscrétion singulière qui choquait déjà le maréchal Davout, trop
-grave pour des entreprises conduites aussi légèrement, et qui alarmait
-M. de Bassano, craignant toujours de compromettre Napoléon sans
-l'avoir consulté. Aussi M. de Bassano répétait-il à ces jeunes
-militaires, qu'il n'avait aucune communication avec l'île d'Elbe, que
-dès lors il ne pouvait leur assurer aucun concours, et qu'il les
-suppliait de ne pas compromettre Napoléon, qu'une imprudence
-exposerait à être déporté aux extrémités du globe. M. Lavallette, bien
-qu'il se cachât, avait pourtant fini par les rencontrer, et par les
-entretenir de ce qui les occupait. Il les avait suppliés de se tenir
-tranquilles, de ne pas chercher à devancer les volontés de Napoléon,
-et ils avaient répondu qu'ils n'avaient besoin de l'assentiment ni du
-concours de personne pour renverser un gouvernement antipathique à la
-nation comme à eux, et dont l'existence était entièrement dans leurs
-mains. Ils avaient donc persisté dans leurs projets, et ils
-fréquentaient surtout M. Fouché, qui avait cherché à se les attacher
-parce qu'il voyait en eux un fil de plus à mouvoir, et qui avait
-employé pour y réussir le moyen facile de les écouter sans les
-contredire.
-
-[En marge: Le complot des jeunes militaires est si légèrement conçu
-qu'il mérite à peine le nom de complot.]
-
-[En marge: Erreur de la police, qui cherche les conspirateurs où ils
-ne sont pas.]
-
-Si on appelle conspiration tout désir de renversement accompagné de
-propos menaçants, assurément il y en avait une dans ce que nous
-venons de rapporter. Mais si on appelle conspiration un projet bien
-conçu, entre gens sérieux, voulant fermement atteindre un but, décidés
-à y risquer leur tête, et ayant combiné leurs moyens avec prudence et
-précision, il est impossible de dire qu'il y eût ici quelque chose de
-semblable. Ces jeunes officiers voulaient sans contredit se
-débarrasser des Bourbons, même au prix de leur vie qu'ils n'avaient
-pas l'habitude de ménager; quelques-uns, pourvus de commandements
-actifs, avaient dans les mains de puissants moyens d'action, et de
-leur part on ne peut nier qu'il y eût conspiration. Mais de la part
-des prétendus chefs il en était autrement. Le maréchal Davout avait
-écouté, sans s'y engager, des projets qui flattaient son ressentiment,
-mais qui blessaient son bon sens et ses habitudes de discipline. M.
-Lavallette avait repoussé toute confidence. M. de Bassano, tout en
-fermant un peu moins l'oreille que M. Lavallette, avait pris soin de
-ne compromettre Napoléon à aucun degré, en affirmant qu'il ne lui
-avait rien dit, et ne lui dirait rien; et quant aux ducs de Vicence et
-de Rovigo, quant au prince Cambacérès, on ne leur avait pas même
-parlé. Le maréchal Ney, et les autres chefs de l'armée réputés
-mécontents, ignoraient complétement ce qui se passait, étaient
-suspects d'ailleurs à leurs anciens camarades à cause des faveurs
-royales qu'ils avaient acceptées, et savaient seulement, comme le
-public, que Paris regorgeait d'officiers à la demi-solde prêts aux
-plus grands coups de tête. Le seul personnage qui, par son désir
-d'avoir la main partout, fût entré dans ces projets, c'était M.
-Fouché, et au fond il en était devenu le véritable chef, uniquement
-parce que loin de décourager les auteurs de l'entreprise, il s'était
-fait leur confident, leur conseiller, et rarement leur modérateur. À
-vrai dire, s'il y avait conspiration, c'était de sa part, et de la
-part des militaires dont il flattait les passions et favorisait les
-projets. Mais c'est tout au plus si on pouvait l'affirmer d'eux et de
-lui, car rien n'était fixé, ni l'époque, ni le plan, ni les
-coopérateurs de l'entreprise. La police en voulant voir des complots
-partout, ne savait pas discerner le seul qui eût une ombre de réalité.
-Elle veillait sur les militaires en général, mais sur ceux que nous
-venons d'indiquer moins que sur les autres. Quant à M. Fouché
-lui-même, elle était loin d'apercevoir en lui le personnage dangereux
-dont il aurait fallu suivre toutes les démarches. La police officielle
-le signalait bien comme un personnage suspect dont il y avait à se
-défier, mais la police officieuse de M. le comte d'Artois le peignait
-comme le plus habile des hommes, comme le plus puissant, comme celui
-dans les mains duquel il fallait remettre le salut de la dynastie et
-de la France. À entendre cette police, les véritables conspirateurs
-étaient M. Cambacérès, qui voyait à peine quelques amis à l'heure de
-son dîner; MM. de Bassano et Lavallette, qui prenaient soin, ainsi que
-nous venons de le dire, de se séparer de toute entreprise sérieuse; le
-duc de Rovigo que tout le monde évitait tant il était compromis, et
-qui évitait tout le monde tant il trouvait ses amis ingrats envers
-lui; et enfin la reine Hortense, qui avait accepté la protection de
-l'empereur Alexandre et les bons traitements de Louis XVIII, qui
-était occupée à plaider contre son mari pour la possession de ses
-enfants, et qui, bien que toujours attachée à Napoléon, était
-tellement abattue par sa chute, qu'elle n'imaginait pas que son retour
-fût possible. D'après cette même police qu'on appelait celle du
-château, le prince Cambacérès, M. de Bassano, M. Lavallette, la reine
-Hortense, étaient en correspondance secrète avec Napoléon, recevaient
-une part de ses trésors pour soudoyer les complots qui se tramaient,
-et les ramifications de ce complot allaient plus loin encore, car M.
-de Metternich, brouillé avec les puissances du Nord, et mis par la
-reine de Naples en rapport avec Napoléon, songeait à le ramener sur la
-scène, pour se venger d'alliés ingrats qui voulaient s'emparer de la
-Saxe et de la Pologne.
-
-Les faits déjà exposés dans cette histoire suffisent pour montrer ce
-qu'il y avait de fondé dans ces suppositions. MM. de Cambacérès, de
-Bassano, Lavallette, étaient certainement investis de toute la
-confiance de Napoléon, et justement parce qu'ils la méritaient se
-seraient bien gardés d'en faire part au premier venu. La reine
-Hortense était fort dévouée à son beau-père, mais dans le moment la
-mère avait presque étouffé chez elle la fille adoptive. M. de
-Metternich était mécontent de la Prusse et de la Russie, il avait eu
-de la peine à se détacher de la cour de Naples, mais on a pu voir s'il
-songeait à se servir de Napoléon pour résister aux prétentions des
-Russes et des Prussiens; et quant à Napoléon, on jugera bientôt s'il
-avait de l'argent à consacrer à de telles entreprises, et s'il avait
-la main dans celles qui se préparaient en France. Le véritable
-inconvénient de ces extravagantes inventions, auxquelles les
-gouvernements prêtent trop souvent l'oreille quand une froide et
-solide raison ne les dirige pas, c'est de détourner leur attention des
-dangers réels pour la porter sur des dangers imaginaires, c'est de
-leur faire quitter, comme à la chasse, les vraies pistes pour se jeter
-sur les fausses. On négligeait M. Fouché, que les agents de toutes les
-polices ménageaient et prônaient même, on ne pensait pas à un seul des
-jeunes généraux qui avaient des commandements dans le Nord, et dont
-l'audace pouvait bientôt devenir dangereuse, et on attachait ses yeux
-et sa haine sur des hommes qui sans doute faisaient des voeux contre
-le gouvernement, mais dont aucun n'était prêt à lever la main contre
-lui. On assiégeait ainsi de mille rapports alarmants M. le comte
-d'Artois qui, toujours effaré, croyait tout, Louis XVIII qui, fatigué
-de ces perpétuelles alarmes, ne croyait rien, et le gouvernement,
-faute d'avoir à sa tête un esprit ferme et sagace, flottait entre tout
-croire et ne rien croire, passait ainsi à côté de tous les périls, non
-pas sans en avoir peur, mais sans les discerner.
-
-[En marge: Désir de M. de Bassano d'avertir Napoléon de ce qui se
-passe.]
-
-M. de Bassano à la fois inquiet et satisfait de ce qu'il apprenait,
-frémissait cependant à l'idée de voir une entreprise aussi grave que
-celle dont il s'agissait, tentée sans que Napoléon en fût averti, car
-elle pouvait contrarier ses vues, elle pouvait l'exposer à des mesures
-cruelles, et enfin, exécutée sans lui, elle pouvait profiter à
-d'autres qu'à lui. Ce fidèle serviteur aurait donc voulu informer
-Napoléon de ce qui se passait, et tandis qu'il en cherchait le moyen,
-l'empressement d'un jeune homme inconnu le lui offrit à l'improviste.
-
-[En marge: L'occasion lui en est offerte par M. Fleury de Chaboulon.]
-
-[En marge: Nature de la mission que M. de Bassano donne à M. Fleury de
-Chaboulon.]
-
-[En marge: Voyage de M. Fleury de Chaboulon à l'île d'Elbe.]
-
-Un auditeur de l'Empire, M. Fleury de Chaboulon, ayant de l'esprit, de
-l'ardeur, de l'ambition, s'ennuyant à Paris de n'être rien, avait
-résolu d'aller à l'île d'Elbe pour mettre son activité inoccupée au
-service de l'Empereur détrôné. Mais il voulait y arriver avec une
-recommandation propre à lui assurer un accueil favorable. Il s'adressa
-donc à M. de Bassano, qui l'écouta d'abord avec réserve, qui s'ouvrit
-davantage lorsqu'il eut reconnu sa bonne foi, et finit par lui confier
-la mission d'exposer verbalement à Napoléon la véritable situation de
-la France, c'est-à-dire l'impopularité croissante des Bourbons, le
-refroidissement des classes moyennes pour eux, l'irritation des
-acquéreurs de biens nationaux, l'exaspération de l'armée, la
-disposition des jeunes militaires à tout risquer, enfin l'opinion
-universellement accréditée, que l'état des choses ne pouvait durer, et
-qu'il changerait ou au profit de la famille Bonaparte, ou à celui de
-la famille d'Orléans. M. Fleury de Chaboulon pressant M. de Bassano de
-s'expliquer plus clairement, et d'aboutir à un avis donné à Napoléon,
-celui par exemple de quitter l'île l'Elbe, et de débarquer en France,
-M. de Bassano répondit avec raison qu'il ne pouvait prendre une
-pareille responsabilité, que d'ailleurs à un homme tel que Napoléon on
-ne donnait pas de conseil, et surtout un semblable conseil. M. Fleury
-de Chaboulon fut seulement chargé de porter à l'île d'Elbe l'exposé
-exact de la situation, avec recommandation expresse de ne rien dire
-qui fût une incitation à agir dans un sens ou dans un autre. M. de
-Bassano refusa de lui confier aucun écrit, mais lui remit un signe de
-reconnaissance qui attestât à Napoléon de quelle part il venait. M.
-Fleury de Chaboulon partit en janvier, passa par l'Italie, tomba
-malade en route, et ne put être rendu à l'île d'Elbe que dans le
-courant du mois de février.
-
-[En marge: Vie de Napoléon à l'île d'Elbe.]
-
-Avant de faire connaître les résultats de sa mission, il convient
-d'exposer comment Napoléon vivait à l'île d'Elbe, depuis qu'il avait
-passé de l'empire du monde à la souveraineté de l'une des plus petites
-îles de la Méditerranée. C'est un curieux spectacle en effet, et digne
-des regards de l'histoire, que celui de cette activité prodigieuse,
-qui après s'être étendue sur l'Europe entière, était renfermée
-maintenant dans un espace de quelques lieues, et s'exerçait sur douze
-ou quinze mille sujets et un millier de soldats! Notre tâche serait
-incomplétement remplie si nous négligions de le retracer.
-
-[En marge: Accueil qu'il avait reçu des habitants à son arrivée.]
-
-Napoléon transporté à l'île d'Elbe sur la frégate anglaise
-l'_Undaunted_, avait mouillé le 3 mai 1814 dans la rade de
-Porto-Ferrajo, et avait débarqué dans la journée du 4. Quelques jours
-avant son arrivée les habitants l'avaient brûlé en effigie par les
-motifs qui avaient tourné contre lui tous les peuples de l'Empire: la
-guerre, la conscription, les droits réunis. En apprenant sa venue ils
-avaient oublié leur colère de la veille, et étaient accourus, poussés
-par le sentiment d'une ardente curiosité. Puis ils avaient manifesté
-une joie bruyante, en songeant qu'ils seraient affranchis du joug de
-la Toscane, que le nouveau monarque leur apporterait de vastes
-trésors, attirerait chez eux un commerce considérable, et avec son
-génie créateur ferait bientôt de leur île quelque chose
-d'extraordinaire. Ils l'avaient conduit en pompe à l'église, et y
-avaient chanté un _Te Deum_. Il s'était prêté de bonne grâce à leurs
-désirs, comme s'il avait pu partager à quelque degré leur joie
-puérile.
-
-Prenant avec soumission les choses qui s'offraient à lui, ne semblant
-pas s'apercevoir qu'elles fussent petites, il s'était mis à l'oeuvre
-le lendemain même de son arrivée, et avait commencé par faire à cheval
-le tour de l'île. Après en avoir parcouru l'étendue en quelques
-heures, il avait arrêté le plan de son nouveau règne, avec le zèle que
-quinze ans auparavant il apportait à réorganiser la France.
-
-[En marge: Ses premiers soins donnés à la défense de Porto-Ferrajo.]
-
-[En marge: Moyens d'évasion préparés dans l'île de Pianosa.]
-
-Ses premiers soins furent consacrés à la ville de Porto-Ferrajo,
-située sur une hauteur, à l'entrée d'un beau golfe tourné vers
-l'Italie, et ayant vue sur les montagnes de l'Étrurie. Elle avait été
-jadis fortifiée, et pouvait devenir une place capable de quelque
-résistance. Napoléon s'appliqua sur-le-champ à la mettre en complet
-état de défense. En se faisant suivre à l'île d'Elbe par un
-détachement de sa garde, il s'était assuré plusieurs centaines
-d'hommes dévoués, soit pour se défendre contre une basse violence,
-soit pour servir de fondement à quelque entreprise hasardeuse, si
-jamais il en voulait tenter une. Ces compagnons d'exil au nombre d'un
-millier, enfermés dans une bonne place maritime avec des vivres et des
-munitions, pouvaient s'y défendre quelques semaines, et lui donner le
-temps de se dérober, si les souverains regrettant de l'avoir laissé
-trop près de l'Europe, songeaient à le déporter dans l'Océan. Il se
-hâta donc de faire réparer les remparts de Porto-Ferrajo, d'y réunir
-l'artillerie qui avait été répandue sur les côtes de l'île pendant la
-dernière guerre, de la hisser sur les murs, d'achever et d'armer les
-forts qui dominaient la rade, de préparer des magasins, d'y rassembler
-des vivres et des munitions. En très-peu de semaines Porto-Ferrajo
-devint une place qui aurait exigé pour s'en emparer une assez grosse
-expédition. Napoléon gagnait à ces précautions, outre des moyens de
-défense très-réels, l'avantage d'être plus sûrement averti de ce qu'on
-méditerait contre lui, par l'étendue même des forces qu'il faudrait
-déployer pour le violenter. Il ne borna pas là sa prévoyance. Une île
-très-petite, dépendante de sa souveraineté, celle de Pianosa, distante
-de trois lieues, présentait des circonstances favorables à ses
-desseins. Cette île, plate, couverte de bons pâturages, très-précieux
-en ces climats, était surmontée d'un rocher taillé à pic, et d'un fort
-où cinquante hommes étaient presque inexpugnables. Il fit mettre le
-fort en état de défense, y envoya des vivres et une petite garnison,
-et, sans dire son secret à personne, il disposa les choses de manière
-que du fort on pût dans la nuit descendre au rivage, s'embarquer, et
-prendre le large, ce que la position de l'île rendait facile, car elle
-est située non pas du côté de la Toscane, mais du côté de la pleine
-mer. Napoléon avait donc la ressource, si on venait pour l'enlever, de
-se réfugier dans cette île de Pianosa pendant la nuit, et puis de s'y
-embarquer n'importe pour quelles régions. Afin d'en utiliser les
-pâturages, il y fit transporter ses chevaux et son bétail, de sorte
-qu'il éloignait, en profitant des avantages de l'île, toute idée d'un
-établissement militaire.
-
-[En marge: Police établie à l'île d'Elbe.]
-
-Après avoir pourvu à la défense de l'île d'Elbe, Napoléon y organisa
-une police des plus vigilantes. On ne pouvait aborder qu'à
-Porto-Ferrajo, capitale de l'île, ou bien à Rio, Porto-Longone, Campo,
-petits ports situés, les uns à l'ouest, les autres à l'est, et
-destinés ceux-ci au service des mines, ceux-là au commerce des denrées
-du pays. Des postes de gendarmes devaient interdire l'accès des côtes
-partout ailleurs, et une police de mer bien organisée dans chacun des
-ports laissés ouverts, soumettait les arrivants, quels qu'ils fussent,
-à un examen prompt et sûr. Quatre ou cinq heures après chaque arrivage
-sur les points les plus éloignés de Porto-Ferrajo, Napoléon savait qui
-était venu dans son île, et pourquoi on y était venu. Il avait pour en
-agir ainsi d'assez graves motifs. Le gouvernement français avait placé
-en Corse un ancien ami de Georges, le général Brulart, qu'on avait
-élevé à un grade et à un commandement supérieurs à sa position,
-évidemment pour en faire le surveillant de l'île d'Elbe. Rien
-assurément n'était plus légitime qu'une semblable surveillance de la
-part du gouvernement français, mais des avis parvenus à Napoléon lui
-avaient fait craindre que cette surveillance ne fût pas le seul objet
-qu'on eût en vue, et qu'un attentat contre sa personne n'eût été
-médité. Au surplus, il ne ressort des documents trouvés depuis aucun
-indice accusateur contre le général Brulart; toutefois il est certain
-que des intrigants, correspondant avec ce qu'on appelait la police du
-château, se vantaient de pouvoir faire assassiner Napoléon, et même
-d'y travailler; il est certain encore que des sicaires d'origine corse
-furent arrêtés, et que les motifs de leur présence dans l'île d'Elbe
-restèrent fort équivoques. Napoléon les renvoya en leur déclarant qu'à
-l'avenir le premier d'entre eux surpris dans l'île d'Elbe serait
-fusillé, et il ajouta qu'au premier grief fondé, il ferait enlever le
-général Brulart en pleine ville d'Ajaccio par cinquante hommes
-déterminés, et en ferait à la face de l'Europe une justice éclatante.
-Nous devons ajouter que, soit crainte, soit innocence d'intentions, le
-général Brulart se tint tranquille, et que de sa part rien ne parut
-aller au delà d'une légitime surveillance.
-
-Ainsi Napoléon avait pris ses mesures, soit contre un assassinat, soit
-contre un projet d'enlèvement, car ayant rendu nécessaire pour le
-violenter une forte expédition, il était assuré d'être toujours averti
-en temps utile.
-
-[En marge: Organisation de la petite armée de Napoléon.]
-
-Quant au personnel de ses forces, il avait montré autant d'art à
-disposer d'un millier d'hommes, que jadis à disposer d'un million.
-Avant de quitter Fontainebleau, Drouot lui avait choisi avec beaucoup
-de soin, parmi les soldats de la vieille garde, tous prêts à le
-suivre, environ 600 grenadiers et chasseurs à pied, une centaine de
-cavaliers, et une vingtaine de marins, en tout 724 hommes d'élite.
-Ayant voyagé à pied de Fontainebleau à Savone, embarqués ensuite sur
-des bâtiments anglais, ils avaient abordé à Porto-Ferrajo vers la fin
-de mai. Napoléon qui avait craint un moment qu'on ne voulût les
-retenir, les avait vus arriver avec une joie dans laquelle il entrait
-autant de prévoyance que de plaisir de retrouver d'anciens compagnons
-d'armes. Il avait caserné les hommes de son mieux, et envoyé les
-chevaux dans les pâturages de Pianosa. N'ayant pas dans son île grand
-usage à faire des cavaliers, il les avait convertis en canonniers, et
-il employait le loisir de l'exil à les instruire. Une soixantaine de
-Polonais se trouvant à Parme, et ayant obtenu la permission de
-s'embarquer à Livourne, Napoléon avait payé le fret, et s'était
-renforcé d'un nouveau détachement d'hommes dévoués. Quelques officiers
-français mourant de faim étaient aussi venus le joindre à travers
-l'Italie, voyageant comme ils pouvaient, et il les avait également
-accueillis. Sa troupe s'était ainsi élevée à huit cents hommes
-environ, malgré quelques morts et malades manquant au nombre primitif.
-
-À ces huit cents hommes Napoléon trouva le moyen d'ajouter un renfort
-de soldats durs et intrépides. Sous son règne la garde des îles avait
-été confiée à des bataillons d'infanterie légère, dans lesquels on
-plaçait les conscrits enclins à la désertion, la plupart indociles
-mais vigoureux et braves. Deux de ces bataillons, appartenant au 35e
-léger, et contenant des Provençaux, des Liguriens, des Toscans, des
-Corses, tenaient garnison à l'île d'Elbe en 1814. Au moment où ils
-allaient s'embarquer pour la France, Napoléon leur déclara qu'il
-garderait auprès de lui ceux d'entre eux qui voudraient entrer à son
-service. Il en retint ainsi environ trois cents, Corses pour la
-plupart, lesquels, sauf quelques déserteurs peu nombreux, lui
-demeurèrent invariablement fidèles. Il disposait par conséquent de
-1100 hommes de troupes régulières, et de la première qualité. Il y
-joignit quatre cents hommes du pays, organisés de la manière suivante.
-
-L'île d'Elbe possédait un bataillon de milice de quatre compagnies,
-assez bien discipliné, et composé d'aussi bons soldats que les Corses.
-Napoléon ordonna que chacune des quatre compagnies formant ce
-bataillon, aurait tous les mois vingt-cinq hommes de garde, et
-soixante-quinze laissés dans leurs champs, ce qui supposait cent
-hommes de service, et trois cents toujours disponibles au premier
-appel. On ne payait que les cent hommes de service, lesquels faisaient
-la police dans l'intérieur de l'île et sur les côtes. La nouvelle
-armée de Napoléon comptait donc 1500 soldats, valant presque tous la
-vieille garde par le mélange avec elle.
-
-Ce n'étaient point là les vaines occupations d'un maniaque, s'amusant
-avec des hochets qui lui rappelaient son ancienne grandeur: c'était
-pour lui, ainsi que nous venons de le dire, un moyen de se garantir,
-ou contre une violence, ou contre une déportation lointaine, laquelle
-ne pouvait jamais être une surprise, s'il était en mesure de se
-défendre quelques jours; c'était enfin, si un nouvel avenir s'ouvrait
-devant lui, un moyen de descendre sur le continent, et d'y tenter un
-nouveau rôle, sans s'exposer à être arrêté par quelques gendarmes et
-fusillé sur une grande route.
-
-[En marge: À sa petite armée Napoléon ajoute une marine
-proportionnée.]
-
-Dans les mêmes vues Napoléon avait pris soin de se créer une marine.
-Il avait trouvé à Porto-Ferrajo un brick, _l'Inconstant_, en assez
-bon état, comportant 60 hommes d'équipage, une goëlette, _la
-Caroline_, en exigeant 16. Il avait acheté à Livourne une felouque,
-_l'Étoile_, à laquelle il fallait 14 hommes, et deux avisos, _la
-Mouche_ et _l'Abeille_, auxquels il en fallait 18 pour les deux. Ces
-bâtiments supposaient par conséquent une centaine de marins, et avec
-une ou deux felouques, qu'il était facile de se procurer, Napoléon
-avait de quoi embarquer les onze cents hommes composant sa petite
-armée régulière. C'était tout ce dont il avait besoin si jamais il
-songeait à sortir de son île, chose fort douteuse à ses yeux, mais
-possible. Ces cent et quelques marins avaient été rangés dans ses
-dépenses indispensables, et, en y ajoutant un petit nombre de matelots
-levés dans le pays, il pouvait en vingt-quatre heures compléter
-l'équipement de sa flottille. En attendant, au moyen de ses deux
-avisos il correspondait avec les ports de Gênes, de Livourne, de
-Naples, en recevait des provisions, des lettres, des journaux; il
-faisait avec la goëlette _la Caroline_ la police de la rade de
-Porto-Ferrajo, puis de temps en temps il promenait sur le brick
-_l'Inconstant_ le pavillon de son petit État, pavillon blanc, barré
-d'amarante et semé d'étoiles, et habituait ainsi les marines anglaise,
-française, génoise, turque, à voir ses couleurs dans la mer de
-Toscane.
-
-[En marge: Napoléon se ménage une habitation de ville et une
-habitation de campagne.]
-
-[En marge: Embellissements faits à la ville de Porto-Ferrajo, et
-mesures imaginées pour développer la prospérité de l'île d'Elbe.]
-
-Ces soins donnés à sa sûreté et à son avenir, quel qu'il pût être,
-Napoléon songea à embellir son séjour, à le rendre supportable pour
-lui, pour sa famille, pour ses soldats, à développer la prospérité de
-son petit peuple, et enfin à ménager ses finances de manière à en
-assurer la durée. En arrivant il s'était logé d'abord à l'hôtel de
-ville de Porto-Ferrajo, et s'était ensuite transporté dans un palais
-des anciens gouverneurs, fort délabré et fort insuffisant. Il résolut
-d'y ajouter un corps de bâtiment, pour le régulariser et l'agrandir,
-et pour se mettre en mesure d'y recevoir convenablement sa mère, ses
-soeurs, même sa femme, si contre toute vraisemblance celle-ci se
-décidait à venir. Il acheta des meubles à Gênes, et finit par rendre
-ce séjour habitable. Il construisit un bâtiment pour les officiers de
-son bataillon, afin qu'ils fussent réunis sous sa main, et un peu
-mieux logés que dans la ville. Outre sa résidence à Porto-Ferrajo, il
-voulut avoir une maison des champs, et il entreprit d'en construire
-une, à la fois simple et décente, dans le val San-Martino, charmante
-vallée débouchant sur la rade de Porto-Ferrajo, et ayant vue sur les
-montagnes d'Italie. Il y exécuta des défrichements et des plantations,
-et prêta fort à rire au maire, homme simple et peu habitué à flatter,
-en prétendant qu'il y sèmerait bientôt cinq cents sacs de blé.--Vous
-riez, monsieur le maire, lui dit-il vivement, c'est que vous ne savez
-pas comment les choses se développent et grandissent. Je sèmerai
-cinquante sacs la première année, cent la seconde, deux cents la
-troisième, et ainsi de suite.--À cette entreprise agricole, comme à
-son grand empire, il ne devait manquer, hélas, que le temps! Après
-avoir préparé sa double résidence à la ville et à la campagne, il
-s'occupa de sa capitale, Porto-Ferrajo, qui était une ville de trois
-mille habitants. Il en fit nettoyer et paver les rues; il y
-construisit une jolie fontaine qui versait des eaux jaillissantes; il
-rendit carrossables deux grandes routes traversant l'île entière, et
-qui partant de Porto-Ferrajo allaient, l'une à Porto-Longone, port
-principal pour les relations avec l'Italie, l'autre à Campo, petit
-port tourné vers l'île de Pianosa et la grande mer.
-
-[En marge: Les finances de Napoléon constituent la principale
-difficulté de sa nouvelle existence.]
-
-[En marge: État exact de ses finances.]
-
-[En marge: Son extrême économie.]
-
-Ses finances ne lui permettaient pas d'affecter plus de six à sept
-cent mille francs à ces divers travaux (somme dont il ne faut pas
-mesurer l'importance sur les dépenses de l'époque actuelle), et il
-parvint à s'y renfermer, en usant des bras de ses soldats auxquels il
-payait un modique salaire, en fournissant la pierre, le marbre, la
-brique, les ciments, les bois. Montant à cheval une partie du jour, il
-appliquait à ces objets, infiniment petits, ce puissant regard naguère
-fixé sur le monde, et toujours sûr dans les moindres choses comme dans
-les plus grandes. Il consacra également ses soins à tout ce qui
-pouvait améliorer le sol et faire prospérer le commerce de son île. Il
-voulait la couvrir de mûriers pour y développer l'industrie de la
-soie, et il commença par planter de ces arbres précieux les deux
-routes qu'il venait de créer. Près de Campo se trouvaient des
-carrières de beau marbre; il en ordonna l'exploitation. Les salines et
-les pêcheries de thon constituaient deux des plus gros revenus du
-pays. Il s'occupa d'en améliorer l'exploitation et le produit. Enfin
-il donna toute son attention aux mines de fer, composant la principale
-richesse de l'île d'Elbe. Ces mines fournissaient depuis longtemps un
-minerai excellent en qualité, contenant plus de quatre-vingts pour
-cent de métal pur. Mais faute de combustible on ne pouvait le
-convertir en fer, et on était réduit à le vendre aux négociants
-italiens qui se chargeaient de le traiter. Napoléon se hâta de
-recommencer sur une grande échelle l'extraction de ce minerai presque
-réduite à rien, et dans cette vue il s'efforça d'attirer des ouvriers
-en les nourrissant avec des blés achetés sur le continent italien.
-Mais pour toutes ces entreprises, l'exiguïté de ses finances était un
-obstacle difficile à surmonter. À en croire les habitants de son île,
-ses soldats, le public européen, et surtout les Bourbons, il avait
-emporté avec lui d'immenses trésors, car, excepté sa personne
-physique, on ne pouvait croire à rien de petit lorsqu'il s'agissait de
-lui. En pensant à ces trésors, ses ennemis tremblaient, et ses naïfs
-sujets tressaillaient de joie. Mais ces trésors n'étaient que chimère,
-car cet homme, le plus ambitieux des hommes, était de tous le moins
-occupé de ce qui le concernait personnellement. Il avait marché
-jusqu'au jour suprême de son abdication sans se demander de quoi il
-vivrait loin du trône. Ayant eu l'art d'économiser sur sa liste civile
-150 millions, qu'il avait dépensés non pour lui, mais pour les besoins
-extraordinaires de la guerre, il compta pour la première fois au
-moment de quitter Fontainebleau, et il se trouva qu'il n'avait que les
-quelques millions transportés à Blois, et dont la plus grande partie
-avait été enlevée à l'Impératrice par l'envoyé du Gouvernement
-provisoire, M. Dudon. Heureusement qu'avant cet enlèvement, il avait
-eu le temps d'envoyer chercher 2,500,000 francs, que les lanciers de
-la garde avaient escortés, et d'ordonner à l'Impératrice d'en prendre
-2,900,000 pour elle-même. Sur ces 2,900,000 francs, l'Impératrice
-avait pu lui en expédier encore 900,000, ce qui portait son trésor
-lorsqu'il était parti pour l'île d'Elbe à 3,400,000 francs. Cette
-somme consistant en or et en argent, suivit ses voitures et lui
-parvint à Porto-Ferrajo. C'était là son unique ressource pour le faire
-vivre à l'île d'Elbe, lui et ses soldats, s'il se résignait à y finir
-ses jours. En effet, le subside annuel de 2 millions, stipulé par le
-traité du 11 avril, n'avait point été acquitté, et il ne lui restait
-d'autres revenus que ceux de l'île. Or, ces revenus étaient fort peu
-de chose. La ville de Porto-Ferrajo rapportait en droits d'entrée et
-autres environ cent mille francs; l'île elle-même rapportait cent
-autres mille francs en contributions directes. Les pêcheries, les
-salines, les mines, dans leur état actuel, produisaient à peu près
-320,000 francs, ce qui composait un total de 520,000. Sur cette somme,
-les dépenses municipales de Porto-Ferrajo et des autres petits bourgs
-de l'île, celles des routes, dans l'état où Napoléon les avait mises,
-absorbaient au moins 200,000 francs, ce qui laissait un produit net
-d'à peu près 300,000 francs par an. Or, il fallait que Napoléon
-entretînt sa maison, sa marine et son armée, et ces trois objets
-n'exigeaient pas moins de 15 à 1,600,000 francs. C'était par
-conséquent une somme de 1,200,000 francs au moins à prendre
-annuellement sur son trésor, déjà réduit de 3,400,000 francs à
-2,800,000 par la dépense des bâtiments. Il ne pouvait donc pas vivre
-longtemps à l'île d'Elbe, si on ne lui payait le subside convenu, à
-moins de licencier sa garde, c'est-à-dire de se priver des fidèles
-soldats qui l'avaient suivi, de se livrer sans défense à la première
-troupe de bandits qui voudrait l'assassiner, et de renoncer enfin à un
-noyau d'armée dont il ne pouvait se passer, quelque entreprise qu'il
-fût amené à tenter plus tard. Aussi, sans avoir encore formé aucune
-espèce de projet, il s'appliquait à veiller sur ses moindres dépenses,
-au point d'étonner ceux qui étaient le plus habitués à son esprit
-d'ordre, et même jusqu'à faire crier autour de lui à l'avarice. Dès le
-sixième mois de son séjour, il avait cessé d'exiger le service des
-miliciens de l'île, lesquels, comme nous l'avons dit, avaient toujours
-un quart de leur effectif sous les armes. C'était l'entretien de cent
-hommes de moins à payer. Il avait changé la formation de son bataillon
-de vieille garde, et ramené le cadre de six compagnies à quatre. Il
-avait réduit ses écuries au plus strict nécessaire, n'avait conservé
-que les voitures indispensables pour sa mère, sa soeur et lui-même, et
-n'avait gardé en chevaux de selle que ce qu'il lui fallait pour
-parcourir l'île à cheval avec Drouot, Bertrand et quelques hommes
-d'escorte. Il avait fixé à un taux très-modeste, quoique convenable,
-le traitement de ses principaux officiers, sans pouvoir toutefois rien
-faire accepter à Drouot. Ce dernier, ayant le toit et la table de son
-ancien général, n'avait nul besoin, disait-il, d'autre chose pour
-vivre.
-
-[En marge: Manière de vivre de Napoléon à l'île d'Elbe.]
-
-[En marge: Pensées dont il se nourrit habituellement.]
-
-Tels avaient été les arrangements de Napoléon à l'île d'Elbe pour le
-présent et pour l'avenir. Sa vie du reste était calme et remplie, car
-c'est le propre des esprits supérieurs de savoir se soumettre aux
-sévérités du sort, surtout quand ils les ont méritées, et de
-s'intéresser aux petites choses, parce qu'elles ont leur profondeur
-comme les grandes. Sa mère, dure et impérieuse, mais exacte à remplir
-ses devoirs, avait cru de sa dignité de partager le nouveau destin de
-son fils, et elle était à Porto-Ferrajo l'objet des respects de la
-cour exilée. La princesse Pauline Borghèse, qui poussait jusqu'à la
-passion l'amitié qu'elle ressentait pour son frère, n'avait pas manqué
-de venir aussi, et sa présence était infiniment douce à Napoléon. Elle
-s'était fort appliquée à le réconcilier avec Murat, ce qui n'avait pas
-été très-difficile. Napoléon avait peu de rancune, parce qu'il
-connaissait les hommes. Il savait que Murat était léger, vain, dévoré
-du désir de régner, mais bon autant que brave, et il lui avait
-pardonné d'avoir cédé aux circonstances qui étaient extraordinaires.
-Murat repentant, surtout depuis qu'il avait senti la duperie autant
-que l'ingratitude de sa conduite, avait envoyé à l'île d'Elbe
-l'expression de son repentir, et en retour Napoléon avait chargé la
-princesse Pauline d'aller à Naples apporter à Murat, avec son pardon,
-le conseil d'être prudent, et de se tenir prêt pour les événements
-imprévus qui pouvaient encore éclater. La princesse avait porté à
-Murat ce message qui l'avait ravi, et elle était revenue ensuite tenir
-fidèle compagnie à son frère. Elle était le centre d'une petite
-société, composée des habitants les mieux élevés de l'île, qui
-vivaient autour de Napoléon comme autour de leur souverain. On avait
-disposé un théâtre dans lequel Napoléon admettait cette société, et
-très-habituellement les soldats de sa garde. Il s'y montrait doux,
-poli, serein, et même attentif, comme s'il n'eût pas assisté jadis aux
-chefs-d'oeuvre de la scène française représentés par les premiers
-acteurs du siècle. Les devoirs de sa modeste souveraineté remplis, il
-passait son temps avec Bertrand et Drouot, tantôt à cheval et courant
-à travers l'île pour inspecter ses travaux, tantôt à pied ou en canot.
-Quelquefois il s'embarquait avec ses officiers dans une grande
-chaloupe à demi pontée, et allait faire en mer des courses d'une et
-deux journées, reconnu et salué par toutes les marines. Dans ces
-longues promenades par terre ou par eau, il s'entretenait gaiement ou
-gravement selon les sujets, quelquefois avec la vive humeur d'un jeune
-homme, le plus souvent avec la gravité d'un génie vaste et profond. Il
-nourrissait toujours la pensée d'écrire l'histoire de son règne, et
-discutait les points obscurs de sa carrière avec assez de franchise,
-revenant fréquemment sur l'irréparable refus de la paix de Prague.
-C'était la seule faute qu'il avouât sans difficulté.--J'ai eu tort,
-disait-il, mais qu'on se mette à ma place. J'avais gagné tant de
-victoires, et tout récemment encore celles de Lutzen et de Bautzen, où
-j'avais rétabli ma puissance en deux journées! Je comptais sur mes
-soldats et sur moi-même, et j'ai voulu jeter une dernière fois les dés
-en l'air. J'ai perdu, mais ceux qui me blâment n'ont jamais bu à la
-coupe enivrante de la fortune...--Drouot l'écoutait la tête baissée,
-n'osant lui dire qu'il est peu sage de jouer ainsi sa propre
-existence, mais qu'il est coupable de jouer celle de ses enfants, et
-criminel celle de sa nation! L'honnête homme se taisait, ne se
-pardonnant ce silence que parce que son maître était vaincu et
-proscrit.
-
-[En marge: Napoléon en lisant les journaux, et en voyant ce qui se
-passe en France, commence à croire qu'il aura des motifs de sortir de
-l'île d'Elbe.]
-
-Dans cette vie paisible où il rêvait d'élever un monument historique
-immortel, Napoléon était presque heureux, car au calme il joignait un
-reste d'espoir. Il lisait les journaux avec soin, et avec une
-pénétration qui lui faisait deviner la vérité à travers les mille
-assertions des journalistes, comme s'il avait assisté aux
-délibérations des cabinets. Selon lui, la Révolution française,
-arrêtée un moment dans sa marche, reprenait son cours irrésistible.
-L'ancien régime et la Révolution allaient se livrer de nouveaux et
-terribles combats, et au milieu de ces troubles il devait trouver
-l'occasion de reparaître sur la scène. Il ne savait pas précisément
-s'il régnerait encore; il était certain en tout cas qu'il ne pourrait
-pas régner de la même manière, car les esprits un moment paralysés par
-l'effroi de la Révolution, avaient repris leur animation et leur
-indépendance. Que serait-il encore, que deviendrait-il, quel rôle
-aurait-il à jouer? Il n'en savait rien, mais à voir la gaucherie des
-Bourbons à Paris, l'ambition des puissances à Vienne, il se disait que
-le monde n'était pas près de se rasseoir, et dans le monde agité sa
-place devait toujours être grande comme lui. Telles étaient ses
-prévisions confuses, et elles suffisaient pour que son immense
-activité, actuellement enfermée dans son âme, ne l'étouffât point. Il
-jouissait donc d'un repos éclairé par un rayon d'espérance.
-Quelquefois le langage outrageant des feuilles publiques finissait par
-le remuer. Un jour qu'il avait reçu un grand nombre de gazettes, il
-en avait trouvé une qui disait qu'il était devenu fou, que ses plus
-fidèles serviteurs, Bertrand, Drouot, que ses proches les plus
-dévoués, sa mère, sa soeur, n'avaient pu supporter la violence de son
-caractère, et qu'ils l'avaient quitté. Il se rendit dans le salon où
-sa mère, sa soeur, Bertrand, Drouot, se réunissaient, et jetant une
-masse de journaux sur une table, Vous ne savez pas, leur dit-il, vous
-ne savez pas que je suis devenu fou.... Aucun de vous n'a pu supporter
-les emportements de mon caractère, vous ma mère, vous Drouot, vous
-êtes tous partis...--Puis il leur donna à lire ces feuilles en
-répétant: Je suis fou! je suis fou!... Il se rassit, et se vengea en
-discutant les affaires du monde, les fautes des uns, les fautes des
-autres, avec une sagacité merveilleuse.--Les Bourbons, l'Europe,
-s'écria-t-il, n'en ont pas pour six mois de la situation actuelle.--
-
-[En marge: Napoléon apprend par M. Meneval qu'à Vienne on forme le
-projet de le déporter dans l'Océan, et que les souverains vont quitter
-le congrès.]
-
-Il menait ainsi à l'île d'Elbe une vie tolérable, voyant tous les
-jours plus clairement que la scène du monde allait redevenir abordable
-pour lui. Dans cette disposition il était avide de nouvelles et il
-aurait voulu en avoir d'autres que celles qu'il trouvait dans les
-gazettes. Il avait bien envoyé quelques agents sur le continent
-italien, et ceux-ci lui avaient rapporté que l'Italie tout entière se
-lèverait à son apparition s'il voulait y descendre; mais cette
-perspective ne l'avait guère tenté, car ce n'était pas avec les
-Italiens qu'il se flattait de tenir tête à l'Europe. C'est sur la
-France qu'il aurait voulu recevoir des renseignements, mais il n'osait
-pas écrire aux hommes considérables qui l'avaient servi, de peur de
-les compromettre, et ceux-ci, de peur de le compromettre lui-même,
-avaient gardé une égale réserve. Il avait été mieux informé de ce qui
-se passait à Vienne. Ce n'était pas sa femme qui l'avait tenu au
-courant, c'était M. Meneval, dont la fidélité et le zèle ne s'étaient
-point démentis, et qui lui envoyait par le commerce de Gênes des
-nouvelles fréquentes de son fils et du congrès. M. Meneval tenait ses
-renseignements de madame de Brignole, noble Génoise d'un rare esprit,
-d'un grand dévouement à la France, et ayant vainement essayé de faire
-entendre la voix du devoir à Marie-Louise, dont elle était l'une des
-dames d'honneur. Madame de Brignole recevait ses informations des
-principaux personnages de Vienne, et notamment de M. le duc de Dalberg
-son gendre, ministre de Louis XVIII. Elle suivait les événements avec
-une extrême sollicitude, et avait appris le projet de déporter
-Napoléon dans une île de l'océan Atlantique. M. Meneval n'avait pas
-manqué de faire part de ce projet à Napoléon en exagérant la
-probabilité de l'exécution, car, ainsi que nous l'avons dit, on se
-préparait à quitter Vienne sans avoir rien décidé sur ce sujet. À
-cette nouvelle M. Meneval en avait ajouté une autre, celle de la
-séparation prochaine du congrès, et du départ des souverains pour le
-20 février au plus tard.
-
-[En marge: Fermentation produite par ces nouvelles dans l'esprit de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Aux raisons tirées de ce qui se passe à Vienne, se joint
-l'impossibilité financière d'entretenir sa petite armée.]
-
-[En marge: Par tous ces motifs, Napoléon incline à quitter l'île
-d'Elbe.]
-
-[En marge: Les longues nuits sont une raison de ne pas différer.]
-
-Ces diverses informations avaient produit sur Napoléon une impression
-extrêmement vive, et provoqué chez lui de profondes réflexions sur sa
-situation présente et future. Il s'était déjà dit plus d'une fois
-qu'il ne pouvait pas mourir dans cette île, que pour lui, pour sa
-gloire même, il valait mieux une fin tragique qu'une molle vieillesse
-dans cette tranquille prison de l'île d'Elbe. L'ennui visible de ses
-compagnons d'infortune l'encourageait fort dans ces pensées. Le grand
-maréchal Bertrand souffrait un peu moins de l'exil, depuis l'arrivée
-de sa famille; Drouot avait son attitude ordinaire, celle de la simple
-vertu dans l'accomplissement de ses devoirs. Il n'en était pas ainsi
-des autres. Soldats et officiers, la première chaleur du dévouement
-passée, s'ennuyaient profondément de leur oisiveté. Ils le
-témoignaient souvent à Napoléon, et dans leur familiarité lui
-disaient: Sire, quand partons-nous pour la France?--Il leur répondait
-par le silence et un sourire amical, mais il devinait ce qui se
-passait au fond de leur coeur, et prévoyait bien que leur patience
-n'égalerait pas la durée de son exil. Il cherchait à occuper les
-soldats en les faisant travailler à ses routes, à son jardin,
-moyennant un supplément de solde, et laissait ceux qui ne voulaient
-rien faire ravager les vignes de son domaine de San-Martino, en riant
-de leurs innocentes déprédations.--Nous venons de Saint-Cloud, lui
-disaient-ils, quand il les rencontrait sur la route mangeant encore
-les raisins qu'ils lui avaient dérobé.--C'est bien, leur répondait-il,
-mais il sentait toute l'étendue de leur ennui, et en souffrait plus
-qu'eux. Une vingtaine d'entre eux ne pouvant plus y tenir, lui avaient
-demandé leur congé, et il le leur avait accordé en termes honorables.
-Il est vrai qu'en revanche il lui était arrivé quelques officiers du
-continent, mais ceux-ci avaient fui l'ennui de France, sans connaître
-encore l'ennui de l'île d'Elbe. À ces dispositions trop manifestes de
-ses soldats, qui lui faisaient craindre de ne pouvoir les retenir
-longtemps auprès de lui, se joignait la réflexion fort simple qu'il
-serait bientôt dans l'impossibilité de les nourrir, car il avait
-emporté 3,400,000 francs à Porto-Ferrajo, et il ne devait plus lui en
-rester que 2,400,000, lorsque ses travaux seraient finis, et c'était
-tout juste de quoi payer pendant deux ans sa marine et son armée. Il
-aurait suffi de ces seules raisons, sans compter l'activité
-indomptable de son âme, pour lui faire résoudre en lui-même le parti
-de s'élancer de nouveau dans le champ des grandes aventures. Pourtant
-ces réflexions n'avaient encore provoqué chez Napoléon aucune
-détermination précise, lorsqu'il apprit le double fait que nous venons
-de rapporter, c'est qu'on voulait l'enlever pour le transférer dans
-l'Océan, et que les souverains après avoir achevé leurs travaux
-allaient se séparer. Il n'en fallut pas davantage pour mettre son âme
-ardente en fermentation. Deux considérations puissantes le frappèrent
-sur-le-champ. D'abord si les souverains allaient se séparer, la
-résolution qui le concernait devait être arrêtée, et une fois arrêtée
-on ne la laisserait pas longtemps sans exécution. Secondement, les
-souverains devant bientôt quitter Vienne et rentrer chacun chez eux,
-l'occasion serait bonne pour tenter une révolution en France, car une
-fois partis il ne leur serait pas facile de se réunir de nouveau, et
-tout concert établi de loin, par correspondance de cabinet à cabinet,
-serait lent, incomplet, de médiocre vigueur. Ces deux considérations
-étaient d'un grand poids, mais comme Napoléon en toutes choses pensait
-immédiatement aux moyens d'exécution, il trouva dans la saison
-elle-même un motif de prendre un parti immédiat. On était à la moitié
-de février 1815, et les grandes nuits allaient faire place aux grands
-jours. Or, pour s'échapper de l'île d'Elbe sur une flottille qui
-porterait ses soldats, il fallait à Napoléon de très-longues nuits.
-Cette dernière raison le décida presque, et à tout événement il
-ordonna le 16 février de faire entrer le brick _l'Inconstant_ dans la
-darse, pour le réparer, le peindre comme un bâtiment anglais, le
-pourvoir de quelques mois de vivres. Le même jour il prescrivit à son
-agent des mines à Rio, de noliser deux gros transports, sous prétexte
-d'envoyer du minerai en terre ferme. Du reste il ne dit rien de ses
-projets à personne.
-
-[En marge: La lecture des gazettes, racontant le procès Exelmans,
-donne à Napoléon la certitude d'être bien accueilli en France.]
-
-Tandis qu'il inclinait ainsi à s'échapper de sa prison, il reçut,
-après avoir été privé de communications pendant deux ou trois
-semaines, une quantité de gazettes à la fois. Il les dévora, et y
-trouva avec une vive satisfaction de nouveaux indices de la
-fermentation des esprits en France, car elles contenaient le récit du
-procès Exelmans, celui de l'émeute occasionnée par les funérailles de
-mademoiselle Raucourt, et prouvaient que les militaires et le peuple
-de Paris étaient mûrs pour une révolution. Le _Journal des Débats_
-notamment, assez exactement informé par le duc de Dalberg de ce qui se
-passait à Vienne, lui apporta la confirmation de la séparation
-prochaine des souverains, et cette concordance avec les rapports de M.
-Meneval corrobora chez lui la résolution de faire ses préparatifs de
-départ.
-
-[En marge: Arrivée soudaine de M. Fleury de Chaboulon.]
-
-[En marge: Entretien de ce jeune homme avec Napoléon.]
-
-En ce moment on lui annonça l'arrivée à Porto-Ferrajo d'un jeune
-homme inconnu qui se disait chargé d'une mission importante auprès de
-lui. Ce jeune homme était M. Fleury de Chaboulon, dont il vient d'être
-parlé. À peine débarqué à Porto-Ferrajo il avait demandé à être
-conduit chez le général Bertrand, en se donnant pour un envoyé de M.
-de Bassano. Napoléon l'admit sur-le-champ auprès de lui, l'accueillit
-d'abord avec une certaine méfiance, l'observa des pieds à la tête, vit
-bientôt qu'il avait affaire à un jeune homme plein de bonne foi et
-d'ardeur, et quand il en eut reçu la révélation d'une circonstance
-secrète, connue de M. de Bassano et de lui seul (c'était le moyen
-imaginé par M. de Bassano pour accréditer M. Fleury de Chaboulon), il
-lui prêta une oreille attentive.--On se souvient donc encore de moi en
-France? dit-il d'un ton de mécontentement; M. de Bassano ne m'a donc
-pas oublié?...--M. Fleury de Chaboulon ayant donné les motifs de la
-réserve extrême dans laquelle les plus fidèles serviteurs de l'Empire
-s'étaient renfermés, Napoléon n'insista pas un instant sur ce léger
-reproche, et écouta l'exposé de l'état des choses, fait avec agitation
-mais avec sincérité par son interlocuteur. Quoique M. Fleury de
-Chaboulon ne lui apprît rien, et que sur la simple lecture des
-journaux il eût tout deviné, il fut charmé d'en recevoir la
-confirmation par un témoin oculaire, et surtout par un témoin qui lui
-rapportait les propres paroles de M. de Bassano. Ce qui le toucha, et
-ce qui devait le toucher particulièrement, ce fut la révélation
-positive des sentiments de l'armée, et de l'impatience qu'elle
-manifestait d'échapper à l'autorité des Bourbons. C'était une forte
-raison de croire qu'à la première apparition de son ancien général
-elle ferait éclater ses sentiments, et pour une âme audacieuse comme
-celle de Napoléon, la présomption du succès suffisait pour décider
-l'entreprise. Aussi après avoir entendu l'envoyé de M. de Bassano, il
-résolut de partir immédiatement. Voulant cependant le faire expliquer
-davantage, il lui posa la question suivante:--Concluez, lui dit-il. M.
-de Bassano me conseille-t-il de m'embarquer et de descendre en
-France?...--Le jeune homme interrogé avec ce regard perçant auquel
-personne ne résistait, n'osa ni assumer sur lui, ni faire peser sur M.
-de Bassano une responsabilité aussi grande, et il répondit en
-tremblant, que M. de Bassano ne donnait aucun conseil, et lui avait
-expressément recommandé de se renfermer dans le pur exposé des faits.
-Napoléon n'insista pas, et, comprenant qu'on n'avait pu prendre
-vis-à-vis de lui une aussi lourde responsabilité, il renvoya M. de
-Chaboulon sans lui annoncer ses projets, mais en les lui laissant
-entrevoir. Craignant que l'émotion de ce jeune homme, initié pour la
-première fois de sa vie à d'importants secrets, n'amenât quelque
-indiscrétion, il lui donna une mission imaginaire pour Naples, en lui
-prescrivant, quand il l'aurait remplie, de se rendre en France auprès
-de M. de Bassano, qui lui transmettrait de nouveaux ordres[1]. À
-cette époque Napoléon devait avoir renversé le trône des Bourbons, ou
-succombé sur une grande route.
-
-[Note 1: M. Fleury de Chaboulon, dans son ouvrage sur les Cent-Jours,
-intitulé: _Mémoires sur la vie privée de Napoléon en 1815_, ouvrage
-sincère qui a eu l'honneur d'être commenté par Napoléon à
-Sainte-Hélène, a un peu grossi son rôle, qu'il a raconté sous un nom
-supposé. Dans son récit il paraît croire que c'est lui qui avait
-décidé Napoléon à quitter l'île d'Elbe. Mais comme tous ceux qui n'ont
-connu qu'un côté des choses, il a tout rapporté à ce qui lui était
-personnel, et à ce qu'il avait vu. Les ordres de Napoléon à l'île
-d'Elbe, lesquels ont été conservés, ses récits à la reine Hortense et
-au maréchal Davout, depuis son retour à Paris, récits contenus dans
-des Mémoires manuscrits qui nous ont été communiqués, les propres
-notes de Napoléon sur l'ouvrage en question, font ressortir clairement
-que les faits se sont passés un peu autrement que ne les raconte M.
-Fleury de Chaboulon, et tout à fait comme nous les rapportons ici. Une
-circonstance d'ailleurs lève tous les doutes à ce sujet, c'est la date
-des ordres pour la mise en état du brick _l'Inconstant_. Ces ordres,
-dans le registre des Correspondances de l'île d'Elbe, lequel a été
-conservé, sont du 16 février. Or à cette époque, bien que M. Fleury de
-Chaboulon, en racontant son voyage sous un nom supposé, n'ait pas
-donné la date précise de son arrivée à l'île d'Elbe, des indices
-certains prouvent qu'il n'y était pas encore rendu. Ce point est
-important, et on verra plus tard pourquoi, car il prouve que ce n'est
-pas ce qui se tramait à Paris qui détermina l'entreprise de Napoléon.
-Les communications de M. Fleury de Chaboulon achevèrent de le décider,
-mais ne furent certainement pas la cause principale de sa résolution.]
-
-[En marge: Napoléon prend le parti de quitter l'île d'Elbe, et
-s'entretient avec sa mère de cette résolution.]
-
-Gardant son secret pour lui seul, Napoléon s'en ouvrit cependant à sa
-mère.--Je ne puis, lui dit-il, mourir dans cette île, et terminer ma
-carrière dans un repos qui serait peu digne de moi. D'ailleurs, faute
-d'argent, je serais bientôt seul ici, et dès lors exposé à toutes les
-violences de mes nombreux ennemis. La France est agitée. Les Bourbons
-ont soulevé contre eux toutes les convictions et tous les intérêts
-attachés à la Révolution. L'armée me désire. Tout me fait espérer qu'à
-ma vue elle volera vers moi. Je puis sans doute rencontrer sur mon
-chemin un obstacle imprévu, je puis rencontrer un officier fidèle aux
-Bourbons qui arrête l'élan des troupes, et alors je succomberai en
-quelques heures. Cette fin vaut mieux qu'un séjour prolongé dans cette
-île, avec l'avenir qui m'y attend. Je veux donc partir, et tenter
-encore une fois la fortune. Quel est votre avis, ma mère?--Cette
-énergique femme éprouva un saisissement en écoutant cette confidence,
-et recula d'effroi, car elle comprenait que son fils, malgré sa
-gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France comme un
-malfaiteur vulgaire.--Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère un
-moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment.--Elle se recueillit,
-garda quelque temps le silence, puis d'un ton ferme et inspiré:
-Partez, mon fils, lui dit-elle, partez, et suivez votre destinée. Vous
-échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative
-manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur; du
-reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de
-batailles, vous protégera encore une fois.--Ces paroles dites, elle
-embrassa son fils avec une violente émotion[2].
-
-[Note 2: C'est le propre récit de Napoléon; consigné dans des mémoires
-manuscrits.]
-
-[En marge: Opinion de Drouot.]
-
-[En marge: Préparatifs de départ.]
-
-[En marge: Absence du commissaire anglais.]
-
-Le parti de Napoléon déjà pris, le fut plus résolûment encore. Tout à
-fait au dernier moment, il s'ouvrit à Bertrand, qu'il remplit de joie,
-car Bertrand avait du mérite à braver l'exil, vu qu'il en souffrait
-malgré la présence de sa famille. Napoléon s'expliqua aussi avec
-Drouot, qu'il remplit de trouble. Ce héros, le plus honnête des
-hommes, se demandait si le devoir de partager l'infortune de Napoléon
-s'étendait jusqu'à le suivre dans une entreprise qui pouvait exposer
-la France à d'affreux malheurs. Napoléon combattit ces doutes en lui
-montrant l'état de la France, divisée, déchirée par les partis,
-condamnée à de prochaines tentatives des uns ou des autres,
-indignement traitée par l'Europe, et ayant chance, au contraire, de se
-relever sous la main vigoureuse qui l'avait organisée en 1800. Les
-idées nouvelles d'ailleurs avec lesquelles Napoléon retournait en
-France après dix mois de réflexions profondes, sa résolution de ne pas
-retomber dans l'abîme de la guerre si la chose dépendait de lui, de
-traiter le peuple français en peuple libre et de lui rendre une large
-part à son gouvernement, étaient des raisons de plus d'espérer qu'on
-parviendrait peut-être à procurer à la France le repos, l'union, une
-liberté modérée, une situation forte, tout ce qu'elle aurait eu, si,
-dans son premier règne, Napoléon avait su se contenir. Le dévouement
-faisant le reste, Drouot se soumit aux volontés de son maître, et se
-prêta aux préparatifs secrets de la prochaine expédition. Sous un
-prétexte spécieux, Napoléon fit venir à Porto-Ferrajo le bataillon
-corse cantonné dans l'île, et fit confectionner des vêtements pour
-l'habiller à neuf. Mais il laissa dans les pâturages de Pianosa les
-chevaux des lanciers polonais, dont le déplacement n'aurait pas été
-suffisamment motivé, et dont le transport eût été difficile. On réunit
-en hommes tout ce qui était valide, au nombre d'environ onze cents,
-dont huit cents de la garde, et trois cents Corses, Piémontais ou
-Toscans, reste du 35e léger trouvé dans l'île. Aucun de ces hommes ne
-soupçonnait l'entreprise projetée; ils pouvaient supposer qu'on allait
-les passer en revue, car les travaux continuaient comme à l'ordinaire.
-Une circonstance d'ailleurs favorisait le projet d'évasion. Les
-Anglais avaient conservé dans cette mer, pour y surveiller l'île
-d'Elbe, le colonel Campbell, l'un des commissaires qui avaient
-accompagné Napoléon de Fontainebleau à Porto-Ferrajo, et afin de mieux
-dissimuler le rôle de cet agent, lui avaient donné une mission auprès
-de la cour de Toscane. Le colonel Campbell allait et venait de
-Florence à Livourne, de Livourne à Porto-Ferrajo, et était un vrai
-surveillant sans le paraître. Dans ce moment il avait quitté
-Porto-Ferrajo pour se rendre à Livourne. L'oeil de la politique
-anglaise était donc fermé, et il ne restait que ses croisières,
-toujours faciles à tromper ou à éviter. Pour mieux assurer le secret
-de ses préparatifs, Napoléon, deux jours avant de s'embarquer, fit
-mettre l'embargo sur tous les bâtiments entrés dans l'île d'Elbe, et
-ne permit plus une seule communication avec la mer. Il fit saisir par
-son officier d'ordonnance Vantini un gros bâtiment, parmi ceux qui
-étaient dans le port, et avec ce bâtiment, avec _l'Inconstant_ de 26
-canons, avec la goëlette _la Caroline_, la felouque _l'Étoile_,
-l'aviso _la Mouche_, et deux autres transports frétés à Rio, en tout
-sept bâtiments, il s'assura le moyen d'embarquer ses onze cents hommes
-et quatre pièces de canon de campagne.
-
-[En marge: Le départ fixé au 26 février.]
-
-Enfin, après avoir bien ruminé sa résolution et son plan, après s'être
-dit qu'il ne pouvait finir sa carrière dans cette île si voisine de
-France, sans être bientôt seul faute de moyens pour nourrir ses
-soldats, et exposé aux coups des plus vulgaires assassins, sans être
-d'ailleurs prochainement déporté par les puissances européennes; après
-s'être dit que dans l'état de la France d'autres tenteraient
-peut-être ce qu'il allait faire, sans avoir la même chance de réussir,
-qu'en se montrant sa présence suffirait pour attirer à lui toute
-l'armée, et mettre les Bourbons en fuite; que les souverains à la
-veille de se séparer, ainsi que l'attestaient les nouvelles reçues, ne
-seraient pas faciles à réunir de nouveau, qu'ils hésiteraient à
-reprendre les armes pour les Bourbons, en les voyant si fragiles, et
-en le trouvant lui si pacifique (car il était résolu à l'être), qu'il
-avait donc toute chance de rétablir d'un coup de baguette magique le
-trône impérial, qu'enfin il fallait se hâter pendant que les nuits
-étaient longues encore; après s'être dit tout cela une dernière fois,
-il adopta le 26 février pour le jour de sa fabuleuse entreprise.
-
-[En marge: Message à Murat avant de quitter l'île d'Elbe.]
-
-Avant de partir il expédia un message à Naples par l'un des deux
-avisos qui servaient à ses communications avec les côtes d'Italie. En
-mandant à Murat son embarquement pour la France, Napoléon le chargeait
-d'envoyer un courrier à Vienne, afin d'annoncer à la cour d'Autriche
-qu'il arriverait dans peu à Paris, mais qu'il y arriverait avec la
-ferme résolution de maintenir la paix, et de se renfermer dans le
-traité de Paris du 30 mai 1814. Il lui traçait en outre la conduite à
-tenir comme roi de Naples. Il lui recommandait expressément de
-préparer ses troupes, de les concentrer dans les Marches où elles
-étaient en partie réunies, mais de ne pas prendre l'initiative des
-hostilités, d'attendre patiemment ce qui se passerait à Paris et à
-Vienne avant d'opérer aucun mouvement, et s'il était absolument réduit
-à combattre, de rétrograder plutôt que d'avancer jusqu'à ce qu'on pût
-lui tendre la main, car plus la bataille se livrerait près de Naples,
-plus il serait fort, et plus les Autrichiens seraient faibles.
-
-[Illustration: L'Île d'Elbe.]
-
-[En marge: Embarquement et enthousiasme des troupes.]
-
-[En marge: Départ le 26 à sept heures du soir.]
-
-Le 26 jusqu'au milieu du jour, Napoléon laissa ses soldats continuer
-les travaux auxquels ils étaient employés. Dans l'après-midi on les
-convoqua subitement, on leur fit manger la soupe, et puis on les
-rassembla sur le port avec armes et bagages, en leur disant qu'ils
-allaient monter à bord des bâtiments. Bien qu'on ne leur eût pas avoué
-que c'était pour se diriger vers la France, ils n'eurent pas un doute,
-et se livrèrent à des transports de joie inexprimables. Sortir de leur
-immobilité fatigante, se déplacer, agir, revoir la France, revenir au
-faîte de la puissance et de la gloire, étaient autant de perspectives
-qui les ravissaient, et ils remplirent la rade de Porto-Ferrajo des
-cris de _Vive l'Empereur_! Les habitants, seuls attristés de ce
-départ, car il leur semblait que la fortune de leur île s'en allait
-avec Napoléon, entouraient, silencieux et mornes, la foule animée et
-bruyante qui s'embarquait. Beaucoup d'entre eux, liés avec nos
-officiers et nos soldats, leur faisaient de touchants adieux en
-souhaitant l'heureux succès de leur entreprise, et se consolaient en
-pensant que si l'étoile de Napoléon, comme ils en étaient convaincus,
-s'élevait de nouveau radieuse au ciel, il rejaillirait sur leur île
-quelques-uns de ses rayons. Napoléon ne tarda pas à paraître,
-accompagné de Bertrand, de Drouot, de Cambronne, et de tout
-l'état-major qui l'avait suivi dans l'exil. Il venait de dîner avec sa
-mère et sa soeur, et les embrassant à plusieurs reprises, tâchant
-en vain d'essuyer leurs larmes, leur rappelant l'espèce de miracle
-qui, au milieu de tous les feux de l'Europe, avait protégé vingt ans
-sa personne, il les quitta le coeur ému mais ferme, et descendit au
-rivage le front rayonnant d'espérance. Sa présence fit éclater de
-nouveaux cris d'enthousiasme, et bientôt la petite armée de onze cents
-hommes qui allait conquérir l'empire de France à la face de toute
-l'Europe, fut à bord des sept bâtiments destinés à la transporter.
-Environ trois cents hommes avec l'état-major s'embarquèrent sur le
-brick _l'Inconstant_; le reste fut réparti sur la goëlette _la
-Caroline_, et sur les cinq autres bâtiments composant la flottille.
-Vers sept heures du soir, la foule étant sur le quai, la mère et la
-soeur de Napoléon aux fenêtres du palais, la flottille impériale mit à
-la voile, se dirigeant vers le cap Saint-André. Elle voulait, en
-prenant cette direction, déborder l'île d'Elbe, et s'élever au nord,
-entre l'île de Capraia et la côte d'Italie, le plus loin possible des
-parages fréquentés par les croisières. Le vent soufflant du sud en ce
-moment, la fortune semblait vouloir favoriser cette audacieuse
-expédition, et protéger une dernière fois l'homme extraordinaire
-qu'elle avait plusieurs fois transporté au delà des Alpes, conduit en
-Égypte, ramené sain et sauf en France, secondé dans toutes ses
-entreprises des bords du Tage à ceux du Borysthène, et abandonné à
-Moscou seulement! Lui accorderait-elle encore une de ces faveurs dont
-elle avait rempli sa prodigieuse vie? Là était le doute, qui du reste
-n'en était pas un pour Napoléon et ses soldats, tant ils étaient
-confiants.
-
-[En marge: Premières circonstances de la navigation.]
-
-Bientôt commencèrent les alternatives qui se produisent même dans les
-plus brillantes réussites. L'heureux vent du sud faiblit sensiblement,
-et arrivée en vue du cap Saint-André la flottille demeura immobile. À
-peine put-on s'élever quelque peu au nord vers l'île de Capraia, et le
-27 au matin on n'avait franchi que sept ou huit lieues. On se trouvait
-dans les eaux mêmes des croisières anglaise et française, et exposé à
-les rencontrer. Le péril était grand. Le capitaine de frégate
-Chautard, qui était venu joindre Napoléon à l'île d'Elbe, le capitaine
-Taillade, qui commandait le brick _l'Inconstant_, et plusieurs marins
-étaient d'avis de rentrer à Porto-Ferrajo, afin d'y attendre sous
-voile un vent meilleur. C'était pour éviter un péril se _jeter_ dans
-un autre, car malgré l'embargo mis à Porto-Ferrajo sur tous les
-bâtiments, un avis pouvait être parvenu aux Anglais, et dans ce cas on
-aurait été enfermé dans Porto-Ferrajo par une apparition subite des
-forces britanniques, surpris en flagrant délit d'attentat à la paix
-générale, et consigné dans une île non plus en souverain mais en
-prisonnier. Il valait donc mieux persévérer, et rester en panne
-jusqu'à ce que soufflât de nouveau ce vent si désiré du sud. Napoléon
-qui avait des hasards de ce monde une expérience sans égale, savait
-que dans toute entreprise il faut voir de sang-froid les aspects si
-divers que prennent les événements, et prendre patience jusqu'au
-retour des circonstances favorables. Le plus grand danger après tout
-c'était de rencontrer la croisière française, composée de deux
-frégates et d'un brick. Or, on connaissait l'esprit qui animait les
-équipages, et il était possible de les enlever sans coup férir, en
-sautant à l'abordage avec les aigles et les trois couleurs. Il
-attendit donc avec la résolution de sortir d'embarras par un coup
-d'audace, si on était aperçu par la croisière française.
-
-[En marge: Rencontre avec le brick français _le Zéphire_.]
-
-À midi le vent fraîchit, et on s'éleva à la hauteur de Livourne. À
-droite vers la côte de Gênes on voyait une frégate, et une autre à
-gauche vers le large; au loin un vaisseau de ligne, poussé par un vent
-d'arrière, semblait se diriger à toutes voiles sur la flottille.
-C'étaient là des périls qu'il fallait braver, en se fiant du résultat
-à la fortune. On continua de naviguer, et tout à coup on se trouva
-bord à bord avec un brick de guerre français, _le Zéphire_, commandé
-par le lieutenant de vaisseau Andrieux, bon officier, que la petite
-marine de l'île d'Elbe rencontrait souvent. On pouvait essayer
-d'enlever ce brick, mais Napoléon ne voulut pas courir sans nécessité
-la chance d'une pareille tentative. Il fit coucher ses grenadiers sur
-le pont, et ordonna au capitaine Taillade, qui connaissait le
-commandant Andrieux, de parlementer avec lui. Le capitaine Taillade
-prenant son porte-voix, salua le commandant Andrieux, et lui demanda
-où il allait.--À Livourne, répondit celui-ci, et vous?--À Gênes,
-repartit le capitaine Taillade; et il offrit de se charger des
-commissions du _Zéphire_, ce que le commandant Andrieux n'accepta
-point, n'en ayant, disait-il, aucune pour ce port. Et comment se porte
-l'Empereur? demanda l'officier de la marine royale.--Très-bien,
-répondit le capitaine Taillade.--Tant mieux, ajouta le commandant
-Andrieux; et il poursuivit son chemin, sans soupçonner la rencontre
-qu'il venait de faire, et l'immensité de choses qu'il venait de
-laisser passer sans s'en apercevoir.
-
-[Date en marge: Mars 1815.]
-
-[En marge: Arrivée le 1er mars dans le golfe Juan.]
-
-À la nuit on vit disparaître les bâtiments de guerre qui avaient donné
-de l'inquiétude quelques heures auparavant, et on mit le cap sur la
-France. On employa la journée du 28 à traverser le golfe de Gênes,
-sans autre rencontre que celle d'un vaisseau de 74 qu'on prit d'abord
-pour un croiseur ennemi, mais qui bientôt ne parut plus s'occuper de
-la flottille, et le 1er mars au matin, jour à jamais mémorable,
-quoique bien funeste pour la France et pour Napoléon, on découvrit la
-côte avec une satisfaction indicible. À midi on aperçut Antibes et les
-îles Sainte-Marguerite. À trois heures on mouilla dans le golfe Juan,
-et Napoléon ayant surmonté de la manière la plus heureuse les
-premières difficultés de son entreprise, put croire au retour de son
-ancienne fortune, et ses soldats qui le croyaient comme lui, firent
-retentir les airs du cri de _Vive l'Empereur_!
-
-[En marge: Heureux débarquement.]
-
-À un signal donné, et au bruit du canon, on arbora sur tous les
-bâtiments le drapeau tricolore, chaque soldat prit la cocarde aux
-trois couleurs, et on mit les chaloupes à la mer pour opérer le
-débarquement. Napoléon ordonna au capitaine d'infanterie Lamouret
-d'aller avec vingt-cinq hommes s'emparer d'une batterie de côte,
-située au milieu du golfe. Le capitaine Lamouret s'y transporta en
-chaloupe, ne trouva que des douaniers charmés d'apprendre l'arrivée de
-Napoléon, et fort pressés de se donner à lui. On toucha terre avec
-une joie facile à comprendre, et tandis que les chaloupes opéraient le
-va-et-vient des bâtiments à la côte, le capitaine Lamouret imagina de
-se diriger sur Antibes pour enlever la place, ce qui eût procuré un
-point d'appui d'une assez grande importance.
-
-[En marge: Fausse tentative sur Antibes.]
-
-Ce téméraire officier se présenta en effet devant Antibes, aborda le
-poste qui gardait la porte, et en fut très-bien accueilli. Le général
-Corsin, commandant Antibes, était en ce moment en visite aux îles
-Sainte-Marguerite. Le colonel Cuneo d'Ornano le remplaçait. Celui-ci
-apprenant ce dont il s'agissait, et tenant à remplir ses devoirs
-militaires, laissa entrer les vingt-cinq grenadiers, puis ordonna de
-lever tout à coup le pont-levis, et les fit ainsi prisonniers. Mais
-ils se mirent à parler aux soldats du 87e, en garnison à Antibes, et
-les émurent à tel point que ceux-ci criant _Vive l'Empereur!_
-voulurent absolument livrer la place à Napoléon. Le colonel d'Ornano
-parvint à les calmer, et en attendant désarma les vingt-cinq
-grenadiers, auxquels il promit de rendre leurs armes dès que les faits
-seraient mieux éclaircis.
-
-Ces vingt-cinq hommes trop confiants se trouvaient donc perdus pour
-Napoléon, et on aurait pu regarder ce début comme de fort mauvais
-augure, si, en même temps, on n'avait vu une multitude de soldats du
-87e se jeter à bas des remparts, et courir vers Cannes pour se
-joindre, disaient-ils, à leur empereur.
-
-[En marge: Curiosité de la population, sans aucune manifestation
-prononcée.]
-
-À cinq heures le débarquement était terminé. Les onze cents hommes de
-Napoléon, avec quatre pièces de canon et leur bagage, étaient
-descendus à terre, et avaient établi leur bivouac dans un champ
-d'oliviers, sur la route d'Antibes à Cannes. D'abord les habitants en
-voyant plusieurs bâtiments chargés de monde tirer le canon, crurent
-que c'étaient des Barbaresques qui enlevaient des pêcheurs, et furent
-épouvantés. Mais bientôt mieux renseignés, ils accoururent avec
-curiosité, sans se prononcer ni dans un sens ni dans un autre, car les
-populations du littoral n'étaient pas en général très-favorables à
-l'Empire, qui leur avait valu quinze ans de guerre maritime. Napoléon
-envoya Cambronne à la tête d'une avant-garde à Cannes, pour commander
-des vivres et acheter des chevaux, et sachant que pour attirer les
-gens il ne faut pas commencer par froisser leurs intérêts, il fit tout
-payer argent comptant. Les vivres furent en effet préparés, et
-quelques mulets, quelques chevaux achetés. Malgré l'ordre de ne
-laisser sortir personne de Cannes, surtout par la route qui menait à
-Toulon, un officier de gendarmerie, auquel Cambronne avait proposé
-d'acheter des chevaux et qui avait feint de vouloir les céder,
-s'échappa au galop pour aller à Draguignan donner avis au préfet du
-Var du grand événement qui venait de s'accomplir. Heureusement pour
-Napoléon, cet officier ayant remarqué que l'artillerie qu'on avait
-débarquée était placée sur la route de Toulon, s'en fia aux premières
-apparences, et alla répandre la nouvelle que l'expédition se dirigeait
-vers la Provence, c'est-à-dire vers Toulon et Marseille.
-
-[En marge: Bivouac à Cannes.]
-
-[En marge: Les deux routes qui s'offrent à Napoléon.]
-
-Il n'en était rien, comme on va le voir. Dans le champ d'oliviers où
-Napoléon avait établi son bivouac, on lui avait dressé un siége et une
-table, et il y avait déployé ses cartes. Deux routes s'offraient:
-l'une d'un parcours facile, celle de la basse Provence, aboutissant à
-Toulon et Marseille, l'autre, celle du Dauphiné, hérissée de montagnes
-escarpées, couverte alors de neige et de glace, et coupée d'affreux
-défilés où cinquante hommes déterminés auraient pu arrêter une armée.
-Cette dernière, tracée au milieu des Alpes françaises, était en
-plusieurs endroits non carrossable, de façon qu'il fallait, si on la
-préférait, commencer par se séparer de son artillerie. Malgré ces
-difficultés effrayantes au premier aspect, Napoléon n'hésita point, et
-par le choix qu'il fit en ce moment assura le succès de son
-aventureuse entreprise.
-
-[En marge: Motifs profonds qui décident Napoléon à préférer celle des
-montagnes, et à négliger celle du littoral.]
-
-Les obstacles physiques dont la route des Alpes était hérissée
-consistaient dans des chemins escarpés ou couverts de glace, dans des
-défilés à forcer ou à tourner, et ces obstacles on pouvait les
-surmonter avec de la patience, de l'opiniâtreté, de l'audace. Napoléon
-amenait avec lui onze cents hommes, capables de tout, et
-très-suffisants pour triompher de la résistance qui pouvait s'offrir
-dans ces contrées, où il était impossible qu'il trouvât autre chose
-que de petites garnisons commandées par un capitaine ou un chef de
-bataillon. Au contraire les obstacles moraux qui l'attendaient sur la
-route du littoral étaient bien autrement redoutables. En suivant cette
-route qui passe par Toulon, Marseille, Avignon, Valence, il devait
-rencontrer des populations violentes, animées d'un royalisme furieux,
-et capables de retenir le zèle des troupes pour lui. De plus il
-allait trouver sur son chemin des autorités d'un ordre élevé, des
-amiraux à Toulon, un maréchal de France à Marseille (c'était Masséna
-qui commandait dans cette ville). Or, dans l'entreprise qu'il tentait,
-les hauts grades étaient le plus grand des dangers. Dans l'armée, les
-soldats, presque tous anciens au service, venus des prisons ou des
-garnisons étrangères, éprouvaient pour Napoléon un véritable
-fanatisme. Les officiers partageaient cette disposition, mais avec un
-peu plus de réserve, parce qu'ils étaient gênés par leurs serments et
-par le sentiment de leur devoir. Les généraux, les maréchaux surtout,
-plus retenus encore par ces mêmes considérations, et d'ailleurs
-appréciant mieux le danger du rétablissement de l'Empire, craignant
-aussi de se compromettre gravement, devaient céder plus difficilement
-que les officiers à l'entraînement des troupes. Il y avait donc moins
-de chances d'enlever un maréchal à la tête de huit ou dix mille
-hommes, qu'un colonel ou un capitaine à la tête de quelques centaines
-de soldats.
-
-Par toutes ces raisons il fallait éviter les autorités supérieures,
-civiles ou militaires, et préférer les chemins même les plus mauvais,
-si on devait n'y rencontrer que des officiers de grade inférieur. Sur
-la route du Dauphiné, Napoléon ne pouvait avoir affaire, comme nous
-venons de le dire, qu'à de petites garnisons faiblement commandées, et
-à des paysans qui n'aimaient ni les nobles, ni les prêtres, et qui
-presque tous étaient acquéreurs de biens nationaux. La plus grande
-ville à traverser, en prenant par les montagnes, était Grenoble. Or,
-Napoléon savait que les Grenoblais, animés d'un fort esprit militaire,
-comme toutes les populations de la frontière, et fidèles aux
-traditions libérales, depuis la fameuse assemblée de Vizille, étaient
-tout à fait opposés aux Bourbons. Il avait dans sa garde un
-chirurgien, Dauphinois de naissance, le docteur Émery, qui avait
-entretenu des relations secrètes avec sa ville natale, et qui
-répondait de ses compatriotes. Napoléon choisit donc la route des
-montagnes, en laissant sur sa gauche la belle route du littoral et le
-royalisme marseillais, et fit preuve ici encore une fois de ce coup
-d'oeil supérieur, qui lui avait si souvent procuré les plus grands
-triomphes militaires, et qui devait lui procurer en cette occasion le
-plus grand triomphe politique que jamais ait obtenu un chef d'empire
-ou de parti. Il fit toutes ses dispositions en conséquence.
-
-[En marge: Napoléon abandonne son artillerie, et met son bagage sur
-des mulets.]
-
-Il prit le parti d'abandonner son artillerie, dont il n'avait pas un
-sérieux besoin, car l'idée d'un combat à coups de canon n'entrait
-guère dans son esprit. Les onze cents hommes qu'il avait suffisaient
-pour le garantir de la main des gendarmes, ou de la résistance d'un
-chef de bataillon, et quant aux autres résistances c'était sur l'effet
-de sa présence qu'il comptait pour les faire évanouir. Ou bien à la
-vue de sa redingote, de son chapeau si fameux, le premier détachement
-envoyé à sa rencontre tomberait à ses pieds, et successivement l'armée
-tout entière, ou bien il expirerait sur la grande route de la mort des
-plus vils malfaiteurs: là était la question qui ne pouvait pas
-évidemment se décider à coups de canon. Renonçant à son artillerie
-qui n'aurait pas pu le suivre, il fit charger sur des mulets son petit
-trésor, reste de ce qu'il avait porté à l'île d'Elbe, et montant à 17
-ou 1800 mille francs. Le surplus avait été, ou dépensé à l'île d'Elbe,
-ou laissé à sa mère. Il résolut de quitter Cannes vers minuit. En même
-temps, il envoya à Grasse pour faire préparer des vivres, et pour
-livrer à l'impression deux proclamations dont ses officiers avaient
-déjà fait de nombreuses copies à bord du brick _l'Inconstant_, et qui
-étaient destinées l'une au peuple français, l'autre à l'armée. Ces
-proclamations contenaient ce qui suit, ou textuellement, ou en
-substance.
-
-[En marge: Ses proclamations au peuple et à l'armée.]
-
-«Français, disait-il dans la première, les victoires de Champaubert,
-de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de
-Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcis-sur-Aube, de Saint-Dizier,
-l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de
-l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, la position que
-j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de
-ses magasins, de ses munitions de guerre, de ses équipages, l'avaient
-placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais
-sur le point d'être plus puissants, et l'élite des troupes coalisées
-eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elles avaient si
-cruellement ravagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la
-capitale et désorganisa l'armée. Au même moment, la défection du duc
-de Castiglione, à qui j'avais confié des forces suffisantes pour
-battre les Autrichiens, et qui en paraissant sur les derrières de
-l'ennemi eût complété notre triomphe, acheva notre ruine. La conduite
-inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois leur patrie,
-leur prince et leur bienfaiteur, changea ainsi le destin de la guerre.
-Dans ces tristes circonstances, mon coeur fut déchiré, mais mon âme
-demeura inébranlable. Je ne consultai que l'intérêt de la patrie, je
-m'exilai sur un rocher au milieu des mers, je conservai une existence
-qui pouvait encore vous être utile....»
-
-Après avoir ainsi expliqué ses revers, Napoléon cherchait à
-caractériser l'esprit de l'émigration, qui s'appuyait, disait-il, sur
-l'étranger, et voulait rétablir les abus du régime féodal. Il
-ajoutait:
-
-«Français, dans mon exil, j'ai entendu vos plaintes et vos voeux; j'ai
-traversé les mers au milieu des périls de toute espèce; j'arrive parmi
-vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des
-individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je
-l'ignorerai toujours, et je ne conserverai que le souvenir des
-importants services qu'ils ont rendus, car il est des événements d'une
-telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine....
-Français, il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui
-n'ait eu le droit, et n'ait tenté de se soustraire au déshonneur
-d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux.
-Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de
-Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves,
-et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et aux
-braves de l'armée que je me fais, et ferai toujours gloire de tout
-devoir.»
-
-Napoléon disait à l'armée:
-
- «SOLDATS!
-
- »Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos rangs
- ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.
-
- »Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans parcourir toute
- l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à
- combattre contre nous, dans les rangs des armées étrangères, en
- maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et
- enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les
- regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos
- travaux, qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils
- calomnient notre gloire? Si leur règne durait, tout serait perdu,
- même le souvenir de nos plus mémorables journées.
-
- »Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé
- sur vos pavois, vous est rendu: venez le joindre.
-
- »Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant
- vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la
- France. Arborez cette cocarde tricolore que vous portiez dans nos
- grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les
- maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune
- se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous?
- Qui en aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à
- Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à
- Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskova, à
- Lutzen, à Wurtchen, à Montmirail... Venez vous ranger sous les
- drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que de la
- vôtre; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres; son
- intérêt, son honneur, sa gloire ne sont autres que votre intérêt,
- votre honneur, votre gloire. La victoire marchera au pas de
- charge; _l'aigle avec les couleurs nationales volera de clocher
- en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame_. Alors vous pourrez
- montrer avec honneur vos cicatrices; alors vous pourrez vous
- vanter de ce que vous aurez fait: vous serez les libérateurs de
- la patrie.»
-
-Ainsi dans ces proclamations ardentes, empreintes de toutes les
-passions du temps, mais touchant avec habileté à tous les points
-essentiels du moment, Napoléon, sans s'inquiéter d'être juste, livrait
-aux fureurs des soldats Augereau et Marmont, qu'il savait odieux à
-l'armée. Aux droits des Bourbons, il opposait le droit populaire, et
-touchait ainsi les masses par leur côté le plus sensible. Il
-promettait adroitement l'oubli, en imputant certaines faiblesses à la
-toute-puissance des révolutions, faisait appel à la cocarde tricolore
-qu'il savait cachée dans le sac des soldats, leur rappelait leur
-immortelle gloire flétrie par la haine maladroite des émigrés, et en
-une image saisissante, restée populaire, il annonçait la victoire à
-ses partisans. Ces proclamations n'étaient pas le moins profond, et ne
-devaient pas être le moins efficace de ses calculs.
-
-Avant de se mettre en route il fit repartir pour l'île d'Elbe son
-heureuse flottille, afin qu'elle annonçât à sa mère et à sa soeur le
-succès de la première moitié de son entreprise, et ordonna au brick
-_l'Inconstant_ de les transporter à Naples, pour qu'elles pussent y
-attendre en sûreté la fin de cette crise.
-
-[En marge: Rencontre avec le prince de Monaco.]
-
-Vers le soir il s'était approché de Cannes, et on lui amena à son
-bivouac, par suite de l'ordre qu'il avait donné d'arrêter toutes les
-voitures, le prince de Monaco, passé, comme tant d'hommes du temps,
-d'un culte à l'autre, de l'Empire à la Restauration. Il le fit
-relâcher sur-le-champ, l'accueillit avec gaieté, et lui demanda où il
-allait.--Je retourne chez moi, répondit le prince.--Et moi aussi,
-répliqua Napoléon. Puis il quitta le petit souverain de Monaco, en lui
-souhaitant bon voyage.
-
-À minuit il partit pour Grasse, suivant Cambronne qui avait pris les
-devants avec un détachement de cent hommes. Au centre se trouvait le
-bataillon de la vieille garde, escortant le trésor et les munitions,
-puis venait le bataillon corse formant l'arrière-garde.
-
-[En marge: Arrivée à Grasse le 2 mars au matin.]
-
-Au sortir de Cannes commençait la route de montagnes qu'il fallait
-suivre pendant quatre-vingts lieues pour atteindre Grenoble. On arriva
-le 2 mars à Grasse, vers la pointe du jour. Les quelques heures
-passées aux environs de Cannes avaient été employées à préparer des
-rations, à se procurer des chevaux, et surtout à imprimer les deux
-proclamations. À dater de ce moment, Napoléon était décidé à ne plus
-perdre une heure, afin d'arriver à Grenoble avant tous les ordres
-expédiés de Paris. Il déjeuna debout, entouré de son état-major, un
-peu en dehors de la ville de Grasse, sous les yeux de la population
-curieuse mais perplexe, et ne manifestant rien de l'enthousiasme qu'il
-espérait bientôt rencontrer.
-
-[En marge: Départ de Grasse.]
-
-[En marge: Passage de la montagne.]
-
-[En marge: Entretien avec une vieille femme gardienne de troupeaux.]
-
-À huit heures du matin il se mit en route, toujours précédé de son
-avant-garde, et employa plusieurs heures à gravir par un sentier
-couvert de glace la chaîne élevée qui sépare les bords de la mer du
-bassin de la Durance. La plus grande partie de la route se fit à pied.
-Les hommes qui avaient su se procurer des chevaux cheminaient à côté
-de leurs montures, les autres suivaient en portant leur équipement sur
-les épaules. Le froid était rigoureux, et Napoléon fut souvent obligé
-de descendre de cheval pour se réchauffer en marchant, exercice auquel
-il était peu habitué. Plus d'une fois il trébucha dans la neige, et il
-s'arrêta pour se reposer un moment dans une espèce de chalet occupé
-par une vieille femme et quelques vaches. Tandis qu'il ranimait ses
-forces devant un feu de broussailles, il s'adressa à cette paysanne,
-qui ne savait pas quels hôtes elle venait de recevoir sous son toit de
-chaume, et lui demanda si on avait des nouvelles de Paris. Elle parut
-fort étonnée d'une question à laquelle elle était peu accoutumée, et
-naturellement elle répondit qu'elle ne savait rien.--Vous ne savez
-donc pas ce que fait le Roi? reprit Napoléon.--Le Roi! repartit la
-vieille femme avec plus d'étonnement encore, le Roi!... vous voulez
-dire l'Empereur... il est toujours _là-bas_.--Cette habitante des
-Alpes ignorait donc que Napoléon avait été précipité du trône, et
-remplacé par Louis XVIII! Les témoins de cette scène furent comme
-frappés de stupeur en présence d'une aussi étrange ignorance.
-Napoléon, qui n'était pas le moins surpris, regarda Drouot, et lui
-dit: Eh bien, Drouot, à quoi sert de troubler le monde pour le remplir
-de notre nom?--Il sortit tout pensif, et songeant à la vanité de la
-gloire. On se remit en marche, et on alla prendre gîte le soir à
-Seranon, petit hameau composé de quelques fermes. Les soldats
-couchèrent dans les granges, et Napoléon trouva un lit convenable dans
-la maison de campagne d'un habitant de Grasse. On avait dans cette
-première journée franchi un espace de quinze lieues, sans avoir eu à
-surmonter d'autre obstacle que celui de la glace et des rochers. Les
-hommes étaient extrêmement fatigués, mais l'enthousiasme de leur
-entreprise les soutenait, et ils étaient prêts à réaliser la prophétie
-de l'aigle _volant de clocher en clocher_.
-
-Le 3 mars on partit de grand matin. On rencontra encore des chemins
-montueux et couverts de neige, et le soir, après avoir parcouru une
-distance à peu près égale à celle de la veille, on vint coucher à
-Barrême, dans la vallée même de la Durance, mais à dix lieues de ses
-bords.
-
-[En marge: Arrivée devant Sisteron.]
-
-[En marge: Importance de ce poste.]
-
-Le 4 on était en route de bonne heure malgré la fatigue croissante; on
-fit une halte à Digne pour y déjeuner, et on poussa jusqu'à Malijay.
-On était presque au bord de la Durance, et il fallait la remonter par
-Sisteron et Gap, pour se jeter ensuite par un col étroit dans le
-bassin de l'Isère. On allait rencontrer ici un obstacle des plus
-inquiétants. À Sisteron, la route passait de la rive gauche sur la
-rive droite de la Durance, et traversait un pont que les feux de la
-place auraient rendu inaccessible s'il avait été défendu. Un officier
-fidèle aux Bourbons, en fermant seulement les portes de cette chétive
-forteresse, pouvait arrêter la colonne expéditionnaire. Il aurait
-fallu dans ce cas qu'elle descendît la Durance pour la franchir
-au-dessous, perdît des heures précieuses, laissât ainsi à tous les
-commandants des environs le loisir de se reconnaître, et à la
-fougueuse population marseillaise le temps de se précipiter sur les
-traces de Napoléon. Le danger était donc fort grand, mais toujours
-confiant dans son ascendant, Napoléon marcha sans hésiter sur
-Sisteron.
-
-[En marge: Le trouble des commandants militaires est cause que
-Sisteron n'est point gardé.]
-
-Il avait deviné juste, et dans leur trouble ceux qui lui étaient
-opposés, au lieu d'accumuler les difficultés sur sa route, les
-faisaient disparaître. En effet, d'après les indications de l'officier
-de gendarmerie dont nous avons parlé, le préfet du Var, croyant que
-Napoléon se dirigeait sur Toulon et Marseille, avait placé dans la
-forêt de l'Esterel, c'est-à-dire sur la route du littoral, tout ce
-qu'il avait pu réunir de gardes nationales et de troupes, les
-premières fort zélées, les secondes au contraire animées de sentiments
-très-équivoques. Ces précautions prises dans la journée du 2, il avait
-expédié au maréchal Masséna à Marseille une estafette qui ne pouvait
-arriver que le 3 mars, et une autre à Grenoble qui ne pouvait y
-parvenir que le 4. En même temps il avait tâché d'informer de ce qui
-se passait tous les commandants des petites places des Alpes, sans
-leur donner des instructions que du reste, malgré son zèle, il aurait
-été incapable de leur tracer. Dans cet état de choses, chaque
-commandant, frappé d'une sorte de saisissement en apprenant la
-terrible nouvelle, n'avait songé qu'à se retirer derrière ses
-murailles, sans oser en sortir pour barrer le chemin à Napoléon. Le
-général Loverdo, qui avait sous son autorité le département des
-Basses-Alpes, avait replié le peu de troupes dont il disposait sur la
-basse Durance et sur Aix; de leur côté les commandants d'Embrun et de
-Mont-Dauphin, pressés de s'enfermer dans les places confiées à leur
-honneur, avaient rappelé tous leurs postes sur la haute Durance, et de
-la sorte Sisteron, situé entre-deux, s'était trouvé sans défense.
-Cette espèce de mouvement de contraction, naturel chez des gens
-surpris et effrayés, avait ainsi ouvert le chemin à Napoléon, sans que
-la trahison y fût pour rien. Son nom seul avait produit ces
-résolutions irréfléchies dont il allait si bien profiter.
-
-[En marge: Entrée à Sisteron.]
-
-Cambronne se présentant devant Sisteron à la tête de cent hommes, y
-pénétra sans difficulté le 5, et Napoléon vint y déjeuner, après avoir
-vu tomber comme par enchantement l'un des plus grands obstacles de sa
-route. Il commençait à rencontrer ici l'esprit des montagnards du
-Dauphiné, montagnards braves, très-sensibles à la gloire des armes,
-haïssant l'étranger, détestant ce qu'on appelait les nobles et les
-prêtres, alarmés outre mesure des prédications du clergé sur les biens
-nationaux et la dîme, et par tous ces motifs enthousiastes de
-Napoléon. On les voyait descendre en foule des montagnes au cri de
-_Vive l'Empereur!_ fournir avec empressement des vivres, des chevaux,
-tout ce qu'on leur demandait, le donner volontiers gratis, et plus
-volontiers encore pour de l'argent.
-
-Malgré le bon accueil qu'il avait reçu à Sisteron, Napoléon n'eut
-garde de s'y arrêter, et il alla coucher à Gap, afin de s'emparer des
-défilés qui conduisent du bassin de la Durance dans celui de l'Isère.
-Sa troupe était exténuée de fatigue, car il lui faisait faire dix ou
-douze lieues par jour, quand ce n'était pas quinze, et beaucoup
-d'hommes restaient en arrière. Mais les paysans les recueillaient, les
-voituraient, et il suffisait de quelques heures de repos pour que les
-traînards eussent rejoint. Arrivé à Gap le 5 au soir, il avait franchi
-près de cinquante lieues en quatre jours, par d'affreux chemins de
-montagnes, marche d'armée prodigieuse et qui allait devenir plus
-surprenante encore les jours suivants.
-
-[En marge: Prompte traversée de Gap, et arrivée à Corps.]
-
-Napoléon, fort bien reçu à Gap, y apprit cependant des nouvelles qui
-ne lui permettaient point d'y séjourner. Il avait envoyé un émissaire
-pour sonder la garnison d'Embrun, et cet émissaire avait rapporté que
-les soldats étaient prêts au premier signal à prendre la cocarde
-tricolore, mais que le sentiment du devoir retenant les officiers,
-ceux-ci, loin de vouloir livrer la place, songeaient au contraire à
-occuper le défilé dit de Saint-Bonnet, qui communique de la vallée de
-la Durance dans celle du Drac, affluent de l'Isère. Ce défilé commence
-au sortir de Gap, traverse une haute montagne au col dit de
-Saint-Guignes, et descend ensuite sur Saint-Bonnet. Napoléon craignant
-d'être prévenu à un passage aussi dangereux, y achemina son
-avant-garde le 6 de très-bonne heure, et la suivit lui-même après
-avoir attendu jusqu'à midi la queue de sa colonne à Gap. Le défilé
-n'était point gardé, et il put aller coucher le soir au bourg de
-Corps, sur la limite du département de l'Isère. Jusqu'ici tout lui
-avait parfaitement réussi: il était en plein Dauphiné, et pouvait même
-ressentir déjà les émotions de la ville de Grenoble, profondément
-agitée à son approche. S'il enlevait cette ville, importante par son
-site, ses ouvrages, son arsenal, sa nombreuse garnison, et la valeur
-politique et morale de ses habitants, il était presque maître de la
-France, car Grenoble lui donnait Lyon, et Lyon lui donnait Paris. Ne
-voulant négliger aucune précaution il se fit précéder par le docteur
-Émery, qui avait des intelligences dans Grenoble, et qui pouvait y
-préparer les esprits en sa faveur.
-
-[En marge: Situation de Grenoble. Embarras du préfet et du général
-commandant la division, et leur résolution de faire leur devoir.]
-
-[En marge: La difficulté n'était pas dans le nombre, mais dans la
-fidélité des troupes.]
-
-[En marge: Composition de la 7e division militaire, et énumération des
-troupes qui l'occupaient.]
-
-L'estafette expédiée de Draguignan par le préfet du Var était arrivée
-à Grenoble le samedi 4 mars, dans la soirée. Un savant illustre, M.
-Fourier, était préfet de l'Isère. Le général Marchand, l'un des
-officiers de l'Empire les plus estimés, commandait à Grenoble, siége
-de la 7e division militaire. Le préfet et le général furent
-très-désagréablement surpris par la nouvelle qu'on leur mandait, car,
-outre ce qu'elle avait de grave pour la France entière, elle
-s'aggravait pour eux de la responsabilité qui allait peser sur leur
-tête. En effet le préfet du Var, mieux informé, venait de leur
-indiquer la direction de Grasse, Digne, Gap et Grenoble, comme celle
-que Napoléon avait dû prendre. L'orage se portait donc directement sur
-eux. Par une disposition assez naturelle à tous les gouvernements qui
-apprennent un événement fâcheux, ils tinrent la nouvelle cachée, ce
-qui du reste avait l'avantage de leur laisser quelques heures de
-calme pour délibérer sur la conduite à tenir. M. Fourier était du
-nombre de ces savants que les agitations publiques importunent, et qui
-ne demandent aux gouvernements qu'ils servent, que l'aisance dans
-l'étude. Il aurait donc fort désiré que la Providence eût écarté de
-lui cette terrible épreuve. Attaché à Napoléon par des souvenirs de
-gloire (il avait été de l'expédition d'Égypte), aux Bourbons par
-estime et par amour du repos, il n'avait de préférence bien marquée
-pour aucune des deux dynasties, et était fort disposé à en vouloir à
-celui qui venait troubler sa paisible vie: Ajoutez à ce sentiment un
-honnête amour de son devoir, et on comprendra qu'il voulût d'abord
-être fidèle aux Bourbons, sans toutefois pousser le dévouement
-jusqu'au martyre. Quant au général Marchand, quoique largement associé
-à la gloire impériale, il était sévère observateur de la discipline
-militaire, et, tout en désapprouvant la conduite de l'émigration, il
-était assez intelligent pour comprendre les dangers auxquels le retour
-de Napoléon allait exposer la France. Sa résolution était beaucoup
-plus ferme que celle du préfet, mais à cette heure le plus ou le moins
-d'énergie ne procurait guère de moyens de résistance. Les troupes ne
-manquaient pas dans le pays. Le mouvement de concentration vers les
-Alpes, ordonné à la suite des imprudences de Murat, avait commencé, et
-il y avait dans la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, plus de
-soldats que n'en comportait l'effectif général de l'armée.
-Malheureusement en présence de Napoléon, ce n'était pas le nombre des
-troupes qui importait, mais leur fidélité. Résisteraient-elles à son
-nom, et bientôt à sa présence? Le général Marchand connaissait assez
-l'armée pour en douter. Il convoqua en secret les chefs de corps, et
-ceux-ci déclarèrent que, prêts à faire leur devoir, ils répondaient
-médiocrement de leurs officiers, et nullement de leurs soldats. On
-était même assez mal partagé à Grenoble quant au choix des régiments.
-À côté du 5e d'infanterie, bien discipliné et bien commandé, on avait
-le 4e d'artillerie, dans lequel Napoléon avait fait ses premières
-armes, et qui depuis la dissolution de l'artillerie de la garde
-impériale, en avait reçu plusieurs compagnies. On avait aussi le 3e du
-génie, animé de sentiments peu favorables aux Bourbons, et on
-craignait avec raison l'ordinaire influence des corps savants sur le
-reste des troupes. Le général Marchand conçut donc de vives
-inquiétudes, et attendit pour prendre un parti l'arrivée du général
-Mouton-Duvernet, qui commandait la subdivision de Valence. La 7e
-division militaire, formée alors de quatre départements, était
-partagée en deux subdivisions, celle de Grenoble qui comprenait
-l'Isère et le Mont-Blanc, celle de Valence qui comprenait la Drôme et
-les Hautes-Alpes. Il en résultait que le général Mouton-Duvernet, pour
-aller donner des ordres dans les Hautes-Alpes, c'est-à-dire à Gap,
-était obligé de passer par Grenoble.
-
-Ce général informé de son côté des événements, avait pris à la hâte
-quelques précautions pour la défense du pont de Romans sur l'Isère, en
-cas que Napoléon suivît les bords du Rhône, puis était parti
-précipitamment pour les Hautes-Alpes, et il était arrivé à Grenoble
-le dimanche 5, au matin. Là, dans une réunion composée du préfet
-Fourier, du général Marchand, du général Mouton-Duvernet, et de
-quelques officiers d'état-major, on avait délibéré sur les mesures
-qu'il convenait d'adopter. Il n'était pas aisé d'en imaginer qui
-répondissent aux justes inquiétudes des esprits prévoyants.
-
-[En marge: Fâcheuse alternative où l'on se trouvait de livrer à
-Napoléon ou du terrain ou des troupes.]
-
-[En marge: On prend le parti de concentrer à Grenoble toutes les
-troupes réunies en Dauphiné.]
-
-Envoyer des troupes à la rencontre de Napoléon c'était probablement
-les lui livrer, car malgré la fidélité des chefs, il était peu
-vraisemblable qu'elles résistassent à sa présence. Les rappeler à soi
-pour faire le vide autour de lui, c'était lui livrer du pays, et
-souvent des postes de la plus haute importance, comme celui de
-Sisteron par exemple. Ainsi, quoi qu'on fît, on était exposé à lui
-abandonner ou des hommes ou du terrain. Cependant l'occupation de
-Grenoble par l'ennemi était un fait si grave, que toute incertitude
-cessait par rapport à elle. Cette capitale du Dauphiné, outre qu'elle
-avait une grande importance morale, était une place anciennement
-fortifiée; elle contenait une école d'artillerie, une école du génie,
-et un matériel immense, consistant en 80 mille fusils, 200 bouches à
-feu, et tout l'attirail qui accompagne un pareil dépôt d'armes. On ne
-pouvait donc pas déserter un poste d'une telle valeur. Il fut convenu
-qu'on y réunirait toutes les troupes répandues dans le Dauphiné et la
-partie de la Savoie restée à la France. On envoya à Chambéry l'ordre
-d'en faire partir les deux régiments d'infanterie qui s'y trouvaient,
-les 7e et 11e de ligne, et à Vienne celui d'expédier le 4e de hussards
-dont on avait un extrême besoin, car on manquait de cavalerie.
-Malheureusement le 4e de hussards, quoique commandé par un officier
-excellent et plein d'honneur, le major Blot, était si peu sûr, que,
-pendant la récente visite du comte d'Artois, on n'avait pu l'empêcher
-de crier _Vive l'Empereur!_ Mais il fallait se servir de ce qu'on
-avait, et on se flatta qu'en réunissant une masse considérable de
-troupes, on parviendrait à ranimer chez elles l'esprit militaire, et
-avec l'esprit militaire le sentiment des devoirs attachés à cette
-noble profession. Ces résolutions adoptées, le général Mouton-Duvernet
-partit pour les Hautes-Alpes, en suivant la route même de Gap, par
-laquelle arrivait Napoléon. Ce général espérait le devancer au passage
-important de Saint-Bonnet, et prendre des précautions matérielles qui
-peut-être suffiraient pour l'arrêter.
-
-[En marge: Sentiments divers de la population de Grenoble.]
-
-La nouvelle, d'abord renfermée entre les principales autorités de la
-ville, s'était bientôt répandue, et dans le milieu de la journée du
-dimanche elle était devenue publique. Le préfet, le général, crurent
-alors qu'il convenait de l'annoncer officiellement, et publièrent une
-proclamation dans laquelle ils engageaient les fonctionnaires de
-toutes les classes à remplir leurs devoirs, promettant de leur donner
-eux-mêmes l'exemple. Grenoble offrait un échantillon complet de l'état
-de la France à cette époque. On y voyait quelques anciens nobles
-affichant imprudemment leurs espérances et leurs voeux, mais ayant
-compris depuis le procès Exelmans, depuis les funérailles de
-mademoiselle Raucourt, qu'ils devaient se contenir s'ils ne voulaient
-s'exposer à de nouveaux malheurs. On y voyait une bourgeoisie
-nombreuse, riche, éclairée, n'ayant donné ni dans les excès ni dans
-les brusques retours de l'esprit révolutionnaire, admirant le génie de
-Napoléon, détestant ses fautes, profondément blessée de la conduite de
-l'émigration, mais sentant vivement le danger d'un rétablissement de
-l'Empire en présence de l'Europe en armes. On y voyait enfin un peuple
-laborieux, aisé, brave, moins combattu dans ses sentiments que la
-bourgeoisie parce qu'il était moins éclairé, passionné pour la gloire
-militaire, ayant en aversion ce qu'on appelait les nobles et les
-prêtres, partageant en un mot toutes les dispositions des paysans du
-Dauphiné, bien que pour sentir comme eux il n'eût pas le motif
-intéressé des biens nationaux.
-
-On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, les émotions que la
-nouvelle de l'approche de Napoléon dut produire parmi ces diverses
-classes. La noblesse poussa des cris de colère, et courut chez les
-autorités pour les exciter à faire leur devoir, en les menaçant de
-tout son courroux si elles montraient la moindre hésitation. Mais tout
-en criant, s'agitant, elle n'apportait aucun moyen sérieux de
-résistance. Toutefois elle en avait un à sa disposition, c'était de
-fournir quelques hommes dévoués qui tireraient le premier coup de
-fusil, seule manière d'engager les troupes et de les décider. Elle
-promettait de trouver ces quelques hommes, mais on en doutait, et elle
-en doutait elle-même. La bourgeoisie se montra inquiète et partagée,
-car si elle condamnait la marche politique des Bourbons, elle
-entrevoyait clairement les périls attachés à leur chute. Quant au
-peuple, dans les rangs duquel s'étaient mêlés beaucoup d'officiers à
-la demi-solde, il tressaillit de joie, et ne cacha guère ses désirs et
-ses espérances. Les fonctionnaires dissimulaient plus que jamais leurs
-véritables sentiments, mais au fond du coeur ils souhaitaient le
-succès de Napoléon, pour être dispensés envers les Bourbons d'une
-hypocrisie fatigante, qui les humiliait sans les rassurer sur la
-conservation de leurs emplois. Une population disposée de la sorte ne
-présentait donc pas beaucoup de ressource. Si on avait possédé une
-garde nationale unie et bien organisée, on aurait pu en la mêlant aux
-troupes les contenir par le bon exemple. Mais les nobles avaient comme
-partout affecté de se renfermer dans la cavalerie de la garde
-nationale, et laissé à la bourgeoisie seule le soin de composer
-l'infanterie. Celle-ci ayant manifesté plus d'une fois une vive
-opposition à la marche du gouvernement, avait été, sous divers
-prétextes, privée de ses fusils, et elle était en ce moment désarmée
-et désorganisée. On n'avait par conséquent sous la main que les
-troupes de ligne, dont la fidélité était le grand problème du jour.
-
-[En marge: Extrême agitation parmi toutes les classes de la
-population, lorsqu'on apprend l'approche de Napoléon.]
-
-Toute la fin de la journée du dimanche 5, toute la première moitié du
-lundi 6, se passèrent en vives agitations, en une succession rapide
-d'espérances et de craintes, qui à chaque instant faisait de la joie
-des uns un sujet de vive douleur pour les autres. Tantôt on disait
-Napoléon poursuivi, arrêté, fusillé, et les royalistes promenaient
-dans les rues des visages riants, même provocants, puis rentraient
-chez eux pour mander à Lyon et à Paris les plus heureuses nouvelles:
-tantôt on disait Napoléon vainqueur de tous les obstacles, arrivé
-presque aux portes de Grenoble, et alors c'étaient les royalistes qui
-étaient tristes et silencieux, et à son tour le peuple transporté de
-joie courait les rues en criant _Vive l'Empereur!_ Les officiers à la
-demi-solde, dont l'influence fut alors funeste, cherchaient à
-s'approcher des troupes, à se mettre en rapport avec elles, trouvaient
-les officiers gênés et silencieux, mais les soldats expansifs, joyeux,
-et ayant la cocarde tricolore cachée au fond de leurs schakos. Les
-généraux instruits du danger de semblables relations essayèrent de les
-interdire, tinrent pour cela les troupes ou casernées ou sous les
-armes, mais ils ne réussirent qu'à les mécontenter, sans empêcher ces
-communications en quelque sorte électriques qui tiennent à la parfaite
-communauté des sentiments.
-
-Le lundi 6, au milieu du jour, on eut des nouvelles du général
-Mouton-Duvernet. S'étant avancé en toute hâte sur la route de Gap par
-Vizille, ce général avait rencontré un voyageur qu'il avait fait
-arrêter. C'était le docteur Émery, dépêché à Grenoble par Napoléon. Il
-avait questionné ce voyageur, qui avait déclaré ne rien savoir, être
-parti de l'île d'Elbe depuis plusieurs mois, et revenir tranquillement
-à Grenoble, sa patrie, pour y fixer son séjour. Trompé par ces
-déclarations, le général Mouton-Duvernet avait laissé passer le
-docteur Émery, et s'était ensuite porté en avant. Il avait bientôt
-appris que Napoléon, après avoir couché la veille à Gap, marchait ce
-jour-là même sur Corps, où il allait arriver, après avoir franchi le
-défilé de Saint-Bonnet. Il n'était donc plus temps de l'arrêter, et
-rebrousser chemin vers Grenoble était la seule chose que le général
-Mouton-Duvernet eût à faire. En route, ce général s'étant ravisé à
-l'égard du docteur Émery, avait fait courir après lui pour s'emparer
-de sa personne. Mais le docteur, fort alerte, avait eu le temps de
-gagner Grenoble, où il était allé se cacher chez des amis qu'il avait
-chargés de répandre les proclamations de Napoléon et la nouvelle de
-son approche.
-
-[En marge: On envoie un bataillon du 5e avec une compagnie
-d'artillerie et une du génie au pont de Ponthaut, dans l'espérance
-d'arrêter Napoléon au passage de la Bonne.]
-
-Quand on sut à Grenoble qu'il n'avait pas été possible de devancer
-Napoléon aux défilés qui séparent le bassin de la Durance de celui de
-l'Isère, qu'il serait dans la soirée à Corps, et peut-être le
-lendemain à Grenoble, l'agitation redoubla. D'une part, on disait que
-rien ne lui résisterait, et que les troupes envoyées à sa rencontre ne
-serviraient qu'à augmenter ses forces; de l'autre, on prétendait
-qu'une armée, commandée par le comte d'Artois et plusieurs maréchaux,
-se réunissait à Lyon pour arrêter l'évadé de l'île d'Elbe, et le punir
-d'une manière éclatante. Les royalistes, qui répandaient cette
-nouvelle afin de reprendre courage, ne parvenaient guère à se
-rassurer. Ils entouraient les autorités, les gourmandaient, les
-accusaient de ne rien faire, sans faire davantage eux-mêmes, et leur
-reprochaient amèrement de s'enfermer passivement dans Grenoble. À les
-entendre, c'était ouvrir toutes les issues à Napoléon, et lui livrer
-la France. On citait un nouvel endroit où il serait possible de
-l'arrêter en faisant sauter un pont. Ce pont était celui de Ponthaut
-sur une petite rivière, la Bonne, qui se jette dans le Drac, affluent
-de l'Isère, et barre la route de Gap. On disait qu'en faisant sauter
-ce pont, on réduirait Napoléon à se réfugier dans les montagnes, ou
-bien à descendre dans la plaine, c'est-à-dire au bord du Rhône, où les
-forces assemblées à Lyon ne manqueraient pas de le détruire. On
-insista tellement auprès des autorités civiles et militaires, que le
-préfet et le général prirent le parti d'envoyer à ce pont de la Bonne
-une compagnie d'artillerie, une compagnie du génie, et un bataillon du
-5e de ligne, dont on augurait bien à cause de sa parfaite discipline.
-Ce bataillon était commandé par un officier très-distingué, nommé
-Lessard, ayant servi jadis dans la garde impériale, mais rigoureux
-observateur de ses devoirs, et résolu à tenir ses serments. On suivit
-ces troupes jusqu'à la porte de Bonne par laquelle elles sortirent,
-les royalistes se confiant en leur excellente tenue, les
-bonapartistes, au contraire, disant que les regards, les gestes des
-soldats ne laissaient aucun doute sur la conduite qu'ils tiendraient
-en présence de Napoléon.
-
-[En marge: Arrivée des troupes mandées à Grenoble, et notamment du 7e
-de ligne commandé par le colonel de La Bédoyère.]
-
-La colonne étant partie dans la soirée, on ne pouvait avoir de ses
-nouvelles que le lendemain, et on les attendit avec impatience. Le
-lendemain, mardi 7, arrivèrent le 11e et le 7e de ligne, venus de
-Chambéry, et le 4e de hussards venu de Vienne. En même temps on
-s'était mis à l'ouvrage, et on avait activement travaillé à l'armement
-de la place, en tirant les canons de l'arsenal pour les hisser sur les
-murailles. Les royalistes fondaient beaucoup d'espérances sur l'un des
-deux régiments d'infanterie arrivés de Chambéry, sur le 7e, commandé
-par le colonel de La Bédoyère, jeune officier des plus brillants,
-ayant fait les campagnes les plus rudes de l'Empire, très-ancien
-gentilhomme, allié par sa femme à la famille des Damas, protégé de la
-cour, et paraissant lui être dévoué. On racontait qu'en entrant dans
-Grenoble, il avait distribué à ses soldats une somme d'argent prise
-sur ses propres deniers, et on ne doutait pas qu'il ne l'eût fait pour
-s'attacher son régiment et le maintenir dans la voie du devoir.
-
-[En marge: Réunion des chefs de corps chez le général Marchand; leur
-langage, et le silence du colonel de La Bédoyère.]
-
-Ce jeune colonel dînait en ce moment avec les officiers de la garnison
-chez le général Marchand, qui les avait réunis à sa table pour mieux
-s'assurer de leurs dispositions. La plupart, sous les yeux de
-l'autorité supérieure, manifestaient assez de zèle, mais quelques-uns
-plus sincères, tout en affirmant qu'ils feraient leur devoir,
-n'avaient pas caché qu'il leur en coûterait de le faire contre
-Napoléon. Au milieu de ces manifestations diverses, le colonel de La
-Bédoyère s'était tu, et ce silence, de la part d'un officier supposé
-royaliste, avait paru singulier, mais nullement inquiétant, tant le
-doute semblait impossible à son égard. On quitta la table vers deux
-heures, et comme à cette heure les troupes envoyées au pont de
-Ponthaut devaient être en face de Napoléon, et que la crise
-approchait, chacun se retira pour vaquer à ses fonctions.
-
-[En marge: Arrivée à La Mure des troupes envoyées pour détruire le
-pont de Ponthaut.]
-
-En effet, les troupes parties la veille au soir s'étaient dirigées par
-Vizille, La Frey, La Mure, sur Ponthaut, les deux compagnies du génie
-et de l'artillerie en semant la route de leurs cocardes blanches et en
-tenant de fort mauvais propos, le bataillon du 5e au contraire en ne
-donnant aucun signe de ses sentiments. Les deux compagnies du génie et
-de l'artillerie s'étaient arrêtées au village de La Mure, à une petite
-distance du pont de Ponthaut sur la Bonne. Le maire et les habitants
-de La Mure en apprenant ce qu'on venait faire s'émurent vivement, et
-s'opposèrent à la destruction d'un pont qui était leur principal moyen
-de communication avec la Provence. Ils alléguèrent pour raison de leur
-résistance qu'un peu au-dessus de Ponthaut la Bonne était guéable, et
-que tout le tort qu'on ferait à la colonne impériale serait de
-l'obliger à passer la rivière dans une eau assez froide. Les soldats
-du génie feignirent de trouver suffisantes les raisons des habitants
-de La Mure, et sans insister ils demandèrent des logements, qu'on
-s'empressa de leur procurer en attendant l'arrivée du 5e de ligne.
-
-[En marge: Rencontre de ces troupes avec l'avant-garde de Cambronne.]
-
-[En marge: Les soldats des deux partis se mêlent, et s'entretiennent
-les uns avec les autres.]
-
-[En marge: Le chef de bataillon du 5e ramène sa troupe en arrière.]
-
-[En marge: Cambronne en fait autant, et La Mure se trouve évacué.]
-
-Napoléon, comme nous l'avons dit, était venu coucher au bourg de
-Corps, très-pressé qu'il avait été de s'emparer des défilés entre Gap
-et Grenoble. Il les avait franchis heureusement, et s'avançait avec
-confiance en voyant l'esprit des populations se manifester autour de
-lui par des cris continuels de _Vive l'Empereur!_ Pourtant il savait
-bien que le lendemain serait le jour décisif, car il rencontrerait
-pour la première fois un rassemblement de troupes, et de la conduite
-que tiendrait ce rassemblement dépendrait le sort de son aventureuse
-expédition. Tandis qu'il se préparait à prendre quelques heures de
-repos à Corps, il avait eu soin d'envoyer Cambronne, avec une
-avant-garde de 200 hommes, pour s'assurer du pont de la Bonne et en
-empêcher la destruction. Les lanciers polonais, pourvus de chevaux
-depuis qu'on avait pénétré dans l'intérieur, avaient devancé
-Cambronne, et franchissant la Bonne, étaient venus demander des
-logements au maire de La Mure. À cette heure, c'est-à-dire vers
-minuit, arrivait le bataillon du 5e. Bientôt on se mêla, et les
-lanciers cherchant à fraterniser avec les soldats du 5e les trouvèrent
-bien disposés, mais gênés par la présence de leurs officiers.
-Néanmoins il s'établit entre eux de nombreux entretiens, et déjà les
-soldats du 5e inclinaient visiblement vers les lanciers, lorsque le
-chef de bataillon Lessard survenu presque aussitôt, et redoutant pour
-sa troupe le contact des soldats de l'île d'Elbe, résolut de la faire
-rétrograder, et de rebrousser jusqu'au village de La Frey. De son
-côté, Cambronne arrivé aussi à La Mure, craignant qu'au milieu de ces
-pourparlers un homme pris de vin ne provoquât une collision, ce que
-Napoléon lui avait recommandé d'éviter, alla chercher ses gens pour
-ainsi dire un à un, afin de les ramener en deçà de Ponthaut. Ainsi de
-part et d'autre on abandonna spontanément La Mure. Toutefois le pont
-de Ponthaut resta au pouvoir de Cambronne.
-
-[En marge: Le chef de bataillon du 5e prend position.]
-
-La nuit se passa de la sorte, l'anxiété la plus vive régnant chez ceux
-qui étaient chargés d'arrêter Napoléon, comme chez ceux qui le
-suivaient. Pendant ce temps, le chef de bataillon du 5e avait fait une
-marche rétrograde de quelques heures pour empêcher toute communication
-entre ses soldats et ceux de Napoléon, et s'était arrêté dans une
-bonne position, ayant à droite des montagnes, à gauche des étangs. Il
-était là en mesure de se défendre, et procurait à sa troupe un peu de
-repos. Il attendit jusque vers midi, ne voyant rien venir, et se
-flattant déjà que Napoléon aurait changé de route, ce qui l'eût
-déchargé d'une immense responsabilité. Vers une heure quelques
-lanciers se montrèrent, et plusieurs d'entre eux s'approchèrent assez
-pour être entendus des soldats du 5e, leur annonçant que l'Empereur
-allait paraître, les pressant de ne pas tirer et de se donner à lui.
-Le brave chef de bataillon, fidèle à son devoir, les somma de
-s'éloigner, menaçant de faire feu s'ils s'obstinaient à donner à sa
-troupe des conseils de défection.
-
-[En marge: Arrivée de Napoléon à La Mure le 7 au matin.]
-
-Ces cavaliers se replièrent sur une colonne plus considérable qui
-s'avançait, et paraissait être de plusieurs centaines d'hommes. Cette
-colonne était celle de l'île d'Elbe dirigée par Napoléon lui-même. Il
-avait couché à Corps, était venu à La Mure, où il avait laissé à sa
-troupe le temps de manger la soupe, et s'était ensuite dirigé sur la
-position où on lui disait que se trouvait un bataillon du 5e de ligne
-avec quelques troupes d'artillerie et du génie, dans l'attitude de
-gens prêts à se défendre. Les lanciers qui s'étaient repliés lui
-avaient dit que les officiers semblaient disposés à résister, mais que
-probablement les soldats ne feraient pas feu. Napoléon regarda quelque
-temps avec sa lunette la troupe qui était devant lui, pour observer sa
-contenance et sa position. Dans ce moment survinrent des officiers à
-la demi-solde, déguisés en bourgeois, qui lui donnèrent des détails
-sur les sentiments de la troupe chargée de lui barrer le
-chemin.--L'artillerie et le génie ne tireraient pas, assuraient-ils.
-Quant à l'infanterie, l'officier qui la commandait ordonnerait
-certainement le feu, mais on doutait qu'il fût obéi.--Napoléon, après
-avoir entendu ce rapport, résolut de marcher en avant, et de décider
-par un acte d'audace une question qui ne pouvait plus être décidée
-autrement. Il rangea sur la gauche de la route l'avant-garde de
-Cambronne, sur la droite le gros de sa colonne, et en avant la
-cinquantaine de cavaliers qu'il était parvenu à monter. Puis d'une
-voix distincte il commanda à ses soldats de mettre l'arme sous le bras
-gauche, la pointe en bas, et il prescrivit à l'un de ses aides de camp
-de se porter sur le front du 5e, de lui dire qu'il allait s'avancer,
-et que ceux qui tireraient répondraient à la France et à la postérité
-des événements qu'ils auraient amenés. Il avait raison, hélas! et ceux
-qu'il interpellait ainsi allaient décider si Waterloo serait inscrit
-ou non sur les sanglantes pages de notre histoire!
-
-[En marge: Napoléon se présente devant les soldats du 5e et leur
-découvre sa poitrine.]
-
-[En marge: Ils courent à lui en criant _Vive l'Empereur!_]
-
-[En marge: Entretien de Napoléon avec le chef de bataillon du 5e.]
-
-[En marge: Napoléon ne doute plus de son succès définitif.]
-
-Ses ordres donnés, il ébranla sa colonne et marcha en tête, suivi de
-Cambronne, Drouot et Bertrand. L'aide de camp envoyé en avant aborda
-le bataillon, lui répéta les paroles de l'Empereur, et le lui montra
-de la main, qui s'approchait. À cet aspect les soldats du 5e furent
-saisis d'une anxiété extraordinaire, et regardant tantôt Napoléon,
-tantôt leur chef, semblaient implorer ce dernier pour qu'il ne leur
-imposât pas un devoir impossible à remplir. Le chef de bataillon les
-voyant troublés, éperdus, devina bien qu'ils étaient incapables de
-tenir devant leur ancien maître, et d'une voix ferme ordonna de battre
-en retraite.--Que voulez-vous que je fasse? dit-il à un aide de camp
-du général Marchand, qui était eu mission auprès de lui; ils sont
-pâles comme la mort, et tremblent à l'idée de faire feu sur cet
-homme.--Tandis qu'il bat en retraite, les cinquante lanciers de
-Napoléon courent au galop sur le 5e, non pour le charger, mais pour le
-joindre et lui parler. Le brave Lessard croyant qu'il va être attaqué
-ordonne sur-le-champ à ses soldats de s'arrêter, et de présenter la
-baïonnette aux assaillants. Les lanciers, arrivés sur les baïonnettes
-du 5e, le sabre dans le fourreau, crient: Amis, ne tirez pas;
-voici l'Empereur qui s'avance.--Et en effet, Napoléon, arrivé
-aussitôt qu'eux, se trouve devant le bataillon et à portée de
-la voix. S'arrêtant alors, Soldats du 5e, s'écrie-t-il, me
-reconnaissez-vous?--Oui, oui! répondent plusieurs centaines de
-voix.--Ouvrant alors sa redingote, et découvrant sa poitrine:
-Quel est celui de vous, ajoute-t-il, qui voudrait tirer sur son
-empereur?--Transportés à ces derniers mots, artilleurs et fantassins
-mettent leurs schakos au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes
-en criant _Vive l'Empereur!_ puis rompent leurs rangs, entourent
-Napoléon, et baisent ses mains en l'appelant leur général, leur
-empereur, leur père! Le chef de bataillon du 5e abandonné de sa troupe
-ne sait que devenir, lorsque Napoléon, se débarrassant des mains des
-soldats, court à lui, lui demande son nom, son grade, ses services,
-puis ajoute: Mon ami, qui vous a fait chef de bataillon?--Vous,
-Sire.--Qui vous a fait capitaine?--Vous, Sire.--Et vous vouliez faire
-tirer sur moi!--Oui, réplique ce brave homme, pour remplir mon
-devoir.--Il remet ensuite son épée à Napoléon, qui la prend, lui serre
-la main, et d'une voix où ne perce pas la moindre irritation, lui dit:
-Venez me retrouver à Grenoble.--En ce moment le geste, l'accent de
-Napoléon indiquent qu'il ne prend l'épée de ce digne officier que pour
-la lui rendre. S'adressant alors à Drouot et à Bertrand, Tout est
-fini, leur dit-il, dans dix jours nous serons aux Tuileries.--En
-effet, après ce grave événement, la question paraissait résolue, et il
-n'était plus douteux qu'il régnerait encore. Combien de temps,
-personne ne le savait!
-
-[Illustration: Napoléon.]
-
-[En marge: Sa marche sur Grenoble.]
-
-[En marge: Rencontre avec le 7e.]
-
-[En marge: Dispositions du colonel de La Bédoyère.]
-
-Après quelques instants donnés à la joie, les troupes conquises à La
-Mure, mêlées avec celles qui arrivaient de l'île d'Elbe, marchèrent
-confondues vers La Frey et Vizille. Chemin faisant on rencontra des
-partisans enthousiastes de l'Empire qui accouraient au-devant de
-Napoléon, et qui annonçaient qu'un régiment entier se dirigeait de
-Grenoble vers La Mure, son colonel en tête. Ils semblaient croire aux
-manifestations des soldats qu'il n'y avait rien à en craindre. Bientôt
-en effet on aperçut de loin ce régiment qui s'avançait en colonne, et
-de nouveaux survenants apprirent ce qu'il fallait penser de ses
-dispositions. C'était le 7e de ligne commandé par le colonel de La
-Bédoyère, dont le silence à la table du général Marchand avait paru
-singulier, et en contradiction avec ses sentiments supposés. Le jeune
-de La Bédoyère avait, comme nous l'avons dit, par sa femme, par sa
-famille, des liens étroits avec la maison de Bourbon, et on aurait dû
-croire qu'il lui était dévoué. Mais il nourrissait au fond du coeur
-des sentiments contraires à son origine et à sa parenté. Il avait
-conservé pour Napoléon, pour la gloire des armes françaises, un
-attachement des plus vifs. Partageant les préjugés de la plupart de
-ses camarades, il voyait dans les Bourbons des créatures de
-l'étranger, et il ne voulait plus servir. Néanmoins sur les instances
-de sa famille, il avait consenti à reprendre du service, et il avait
-accepté le commandement du 7e, se flattant d'après les bruits vagues
-de guerre qui avaient circulé pendant le congrès de Vienne, qu'on
-pourrait venger sur les Autrichiens les derniers malheurs de la
-France. Envoyé en Dauphiné par une fatalité déplorable, et se trouvant
-sur le chemin de Napoléon, il n'avait pu résister à l'entraînement qui
-le portait vers lui. Mais incapable d'attendre que la fortune se fût
-prononcée pour se prononcer lui-même, il avait, en quittant la table
-du général Marchand, réuni son régiment sur l'une des places de
-Grenoble, fait tirer d'une caisse l'aigle du 7e, crié _Vive
-l'Empereur!_ et brandissant son épée, dit à ses soldats: Qui m'aime me
-suive!--Le régiment presque entier l'avait suivi, et avait pris la
-route de La Mure, au milieu des applaudissements frénétiques du peuple
-de Grenoble.
-
-[En marge: Le colonel de La Bédoyère se jette dans les bras de
-Napoléon.]
-
-Tels furent les détails rapportés à Napoléon, détails qui étaient de
-nature à dissiper ses inquiétudes, s'il avait pu en conserver après ce
-qui venait de se passer à La Mure. Bientôt le 7e s'étant rapproché, on
-vit La Bédoyère se jeter à bas de cheval pour courir vers Napoléon, et
-celui-ci de son côté mettre pied à terre, recevoir dans ses bras le
-colonel, et le remercier avec effusion du mouvement spontané qui
-l'avait porté vers lui, dans un moment où tout était incertain encore.
-La Bédoyère répondit qu'il avait agi de la sorte pour relever la
-France humiliée, puis, avec l'abandon d'un coeur qui ne se possédait
-plus, dit à Napoléon qu'il allait trouver la nation bien changée,
-qu'il devait renoncer à son ancienne manière de gouverner, et qu'il ne
-pouvait régner qu'à la condition de commencer un nouveau règne[3].--Je
-le sais, dit Napoléon, je reviens pour relever votre gloire, pour
-sauver les principes de la Révolution, pour vous assurer une liberté
-qui, difficile au début de mon règne, est devenue aujourd'hui
-non-seulement possible mais nécessaire.--
-
-[Note 3: Napoléon a nié à Sainte-Hélène que La Bédoyère lui eût parlé
-de la sorte. Sans doute Napoléon était autorisé à contester la
-violence de langage qu'on a prêtée à La Bédoyère, mais il ne pouvait
-nier le fond des idées exprimées par ce dernier, et que nous avons
-rapportées en substance. Du reste, je puis garantir toutes les
-circonstances du récit qu'on vient de lire. J'ai eu pour les
-événements de l'île d'Elbe, de Cannes, de Grasse, de Gap, de La Mure,
-de Grenoble, de Lyon, une quantité de relations manuscrites du plus
-haut intérêt, rédigées les unes par des militaires, les autres par des
-magistrats, tous témoins oculaires, dignes d'une entière confiance par
-leur caractère et leur position. Quant au séjour à l'île d'Elbe, le
-document le plus curieux, le plus complet, c'est le registre des
-Ordres et des Correspondances de Napoléon, et c'est en l'ayant sous
-les yeux que j'ai composé cette narration.]
-
-[En marge: Arrivée à Vizille.]
-
-Napoléon traversa ensuite Vizille, et après y avoir reçu l'accueil le
-plus démonstratif, continua sa route vers Grenoble, où il arriva vers
-les neuf heures du soir dans cette même journée du 7. Il avait exécuté
-en six jours un trajet de quatre-vingts lieues, à la tête d'une troupe
-armée, marche, comme il l'a dit lui-même, sans exemple dans
-l'histoire. Le zèle des habitants fournissant des chevaux, des
-charrettes à ses soldats, l'avait singulièrement aidé à réaliser ce
-prodige de vitesse.
-
-[En marge: Transports du peuple de Grenoble en apprenant l'approche de
-Napoléon.]
-
-En cet instant la confusion régnait dans Grenoble. Le général en
-apprenant le départ du 7e avait fait fermer les portes de la ville, et
-déposer les clefs chez lui, ce qui n'avait pas empêché quelques
-soldats du 7e restés en arrière de se jeter à bas des remparts pour
-rejoindre leurs camarades. La noblesse consternée s'était retirée dans
-ses maisons; la bourgeoisie partagée entre le plaisir d'être vengée de
-la noblesse, et la crainte des malheurs qui menaçaient la France, se
-montrait à peine. Le peuple, livré à lui-même, courait les rues
-pêle-mêle avec les officiers à la demi-solde, en criant _Vive
-l'Empereur!_ Poussé au dernier degré d'exaltation par la nouvelle de
-l'événement de La Mure, que quelques hommes à cheval avaient apportée,
-il avait couru aux portes de la ville, et les trouvant fermées, il
-s'était accumulé sur les remparts, attendant que la colonne de l'île
-d'Elbe apparût à ses yeux impatients.
-
-[En marge: Entrée triomphale à Grenoble.]
-
-Lorsque Napoléon fut en vue de Grenoble, des transports de joie
-éclatèrent. Le peuple qui était sur les remparts se précipita vers la
-porte pour essayer de l'ouvrir, tandis qu'au dehors des bandes de
-paysans travaillaient à l'enfoncer. La porte cédant sous ce double
-effort, s'abattit à l'instant même où Napoléon arrivait à la tête de
-ses soldats. Il eut la plus grande difficulté à s'avancer à travers
-les rangs pressés de la foule, et il alla descendre à l'hôtel des
-Trois Dauphins.
-
-[En marge: Napoléon logé à l'hôtel des Trois Dauphins.]
-
-Dès qu'on avait connu son approche, les principales autorités avaient
-disparu. Le général s'était transporté dans le département du
-Mont-Blanc, pour y réunir autour de lui ce qui restait de troupes, et
-tâcher jusqu'au dernier moment de s'acquitter de ses obligations
-militaires. Le préfet, embarrassé par ses relations passées avec
-Napoléon, s'était enfui, de peur, s'il le voyait, d'être entraîné hors
-de la ligne de ses devoirs. Il s'était dirigé vers Lyon, en se faisant
-excuser auprès de son ancien maître de ce départ précipité. Napoléon
-ne voulut loger ni à la préfecture ni à l'hôtel de la division
-militaire, et il resta à l'auberge des Trois Dauphins, où il était
-d'abord descendu, par suite de la loi qu'il s'était imposée dans cette
-expédition de payer partout sa dépense, afin de se distinguer en cela
-des princes de Bourbon, dont les voyages avaient été fort onéreux aux
-provinces visitées.
-
-[En marge: Réception des autorités civiles et militaires.]
-
-À peine établi dans le modeste appartement de l'hôtel des Trois
-Dauphins, il se mit à recevoir ceux qui se présentèrent, et passa la
-soirée à entretenir le maire, les autorités municipales, les chefs des
-troupes, et à se montrer de temps en temps à la fenêtre pour
-satisfaire l'impatience du peuple. Il remit au lendemain la réception
-officielle des autorités départementales, ainsi que la revue des
-troupes.
-
-Le lendemain 8 mars, il employa la première partie de la matinée à
-donner des ordres pour organiser son gouvernement dans les contrées
-qu'il venait de conquérir, puis il reçut les autorités civiles,
-judiciaires et militaires. Toutes, en le félicitant de son triomphe,
-en lui présageant un triomphe plus complet encore dans sa marche sur
-Paris, s'applaudirent de le voir revenir pour relever les principes
-menacés de la Révolution française, et cependant, à travers de
-nombreuses protestations de dévouement, lui déclarèrent hardiment
-qu'il fallait se préparer à un nouveau règne, entièrement différent du
-précédent, à un règne à la fois pacifique et libéral. Bien que le
-respect pour l'autorité à peine rétablie de Napoléon fût grand, le
-langage n'était plus celui qu'on tient à un maître, mais au chef d'un
-État libre. Les visages, en exprimant toujours en sa présence la
-curiosité et l'admiration, ne révélaient plus cette humble soumission
-qui se manifestait autrefois dès qu'on le voyait paraître.
-
-[En marge: Discours de Napoléon à toutes les autorités; sentiments
-pacifiques et libéraux dont il fait profession.]
-
-[En marge: Napoléon promet la paix.]
-
-Napoléon ne témoigna ni gêne, ni mécontentement. Tranquille, serein,
-et comme façonné à son nouveau rôle, il dit à tous ceux qu'il
-entretint, soit en particulier, soit en public, tantôt avec le langage
-familier de la conversation, tantôt avec le langage contenu d'une
-réception officielle, qu'il venait d'employer dix mois à réfléchir au
-passé, et à tâcher d'en tirer d'utiles leçons; que les outrages dont
-il avait été l'objet, loin de l'irriter, l'avaient instruit; qu'il
-voyait ce qu'il fallait à la France, et tâcherait de le lui procurer;
-que la paix et la liberté étaient, il le savait, un besoin impérieux
-du temps, et qu'il en ferait désormais la règle de sa conduite; qu'il
-avait sans doute aimé la grandeur, et trop cédé à l'entraînement des
-conquêtes, mais qu'il n'était pas le seul coupable; que les puissances
-de l'Europe par leur soumission, les corps constitués par leur
-empressement à lui offrir le sang et les trésors de la France, la
-France elle-même par ses applaudissements, avaient contribué à un
-entraînement qui avait été général; que d'ailleurs la tentation de
-faire de la France la dominatrice des nations était excusable, qu'il
-fallait se la pardonner, mais n'y plus revenir; qu'il n'aurait pas
-signé le traité de Paris, car il n'avait pas hésité à descendre du
-trône plutôt que d'ôter lui-même à la France ce qu'il ne lui avait pas
-donné, mais que le respect des traités était la loi de tout
-gouvernement régulier, qu'il acceptait donc le traité de Paris une
-fois signé, et le prendrait pour base de sa politique; que, moyennant
-cette déclaration, il ne doutait pas du maintien de la paix; qu'il
-avait transmis l'expression de ces sentiments à son beau-père, qu'il
-avait des raisons d'espérer que cette communication lui vaudrait le
-concours de l'Autriche, qu'il allait encore écrire à Vienne par Turin,
-et qu'il comptait sur la prochaine arrivée à Paris de sa femme et de
-son fils.
-
-[En marge: Il promet la liberté.]
-
-Quant au gouvernement intérieur de la France, Napoléon empruntant le
-langage des passions du temps, dit qu'il venait pour sauver les
-paysans de la dîme, les acquéreurs de biens nationaux d'une spoliation
-imminente, l'armée d'humiliations insupportables, et assurer enfin le
-triomphe des principes de 1789, mis en péril par les entreprises de
-l'émigration; que les Bourbons, eussent-ils les lumières et la force
-qui leur manquaient, n'auraient jamais pu se comporter autrement
-qu'ils n'avaient fait; que, représentants d'une royauté féodale,
-s'appuyant sur les nobles et les prêtres, proscrits avec eux, ils
-n'avaient pu revenir sans eux; qu'en se gardant d'être injustes ou
-injurieux pour les Bourbons, on devait tirer de leurs fautes une
-seule conclusion, c'est qu'ils étaient incompatibles avec la France,
-et qu'il fallait pour protéger les intérêts nouveaux un gouvernement
-nouveau, né de ces intérêts, formé par eux et pour eux; que son fils,
-pour lequel il allait travailler, serait le vrai représentant de ce
-gouvernement; qu'il venait pour préparer son règne, et le lui ménager
-digne et tranquille; qu'au surplus s'il n'était pas venu, les Bourbons
-n'en eussent pas moins succombé au milieu des convulsions qu'ils
-auraient provoquées; que lui, au contraire, en donnant sécurité aux
-intérêts nouveaux, satisfaction à l'esprit de liberté, préviendrait
-les agitations futures en supprimant leur cause; qu'il proposerait
-lui-même la révision des constitutions impériales, pour en faire
-sortir la véritable monarchie représentative, seule forme de
-gouvernement qui fût digne d'une nation aussi éclairée que la France;
-que quiconque le seconderait dans cette oeuvre patriotique serait le
-bienvenu, car il ne voulait tirer des derniers événements que des
-leçons et non des sujets de ressentiment; qu'il aurait les bras
-ouverts pour tous ceux qui épouseraient la cause nationale; qu'on
-avait bien fait de recevoir les Bourbons, d'essayer encore une fois de
-leur manière de gouverner, qu'il n'en pouvait vouloir à personne de
-s'être prêté à cet essai, car il l'avait conseillé en quittant
-Fontainebleau à ses serviteurs les plus fidèles; mais que l'essai
-était fait, et qu'il fallait nécessairement en conclure que le
-gouvernement des Bourbons était impossible; qu'il attendrait donc avec
-confiance, et accueillerait cordialement le retour de tous les bons
-Français à la cause de la Révolution, de la liberté, de la France,
-dont lui et son fils étaient les vrais, les uniques représentants.
-
-[En marge: Napoléon se montre surtout occupé d'assurer le règne de son
-fils.]
-
-Dans tout ce qu'il dit, Napoléon, simple, ouvert, adroit, convint de
-ce qu'on aurait pu lui reprocher, de manière à faire expirer le blâme
-en le devançant. Il s'exprima du reste avec une suffisante dignité,
-mettant les fautes d'autrui et les siennes sur le compte des
-circonstances, plus fortes, disait-il, que les hommes. Il excusa même
-les Bourbons en s'appliquant à les montrer moins coupables pour les
-montrer plus incorrigibles, ne fit jamais mention des droits de sa
-dynastie que comme des droits de la nation elle-même; parla de son
-fils plus souvent que de lui-même, afin d'indiquer qu'il reparaissait
-sur la scène uniquement pour préparer, sur la tête d'un enfant qui
-serait celui de la France, un règne paisible, libéral et prospère. Ces
-explications eurent un succès général, même auprès de ceux qui
-redoutaient cette tentative de rétablissement de l'Empire en face de
-l'Europe armée, et qui craignaient aussi chez Napoléon ses habitudes
-d'autorité arbitraire et absolue. On se flatta, ou du moins, le sort
-en étant jeté, on prit plaisir à se flatter qu'avec ces dispositions,
-et son génie rajeuni par le repos, la réflexion, le malheur, il
-parviendrait à surmonter les difficultés de son nouveau rôle, et à
-donner à la France tout ce qu'il avait le bon esprit de lui promettre.
-
-Toujours libre dans ses pensées au milieu des situations les plus
-agitées, il s'entretint avec M. Berryat-Saint-Prix de quelques
-dispositions de nos codes sur lesquelles les jurisconsultes n'étaient
-pas d'accord, et il lui promit de ranger l'examen, et au besoin le
-changement de ces dispositions au nombre des réformes législatives
-dont il allait s'occuper au sein d'une paix profonde, qu'il ne
-songerait plus, disait-il, à troubler.
-
-[En marge: Après avoir donné audience aux autorités, Napoléon passe
-les troupes en revue.]
-
-[En marge: Langage qu'il leur tient.]
-
-[En marge: Il les dirige immédiatement sur Lyon, en séjournant
-lui-même à Grenoble vingt-quatre heures de plus.]
-
-Après avoir ainsi donner audience aux diverses autorités, il alla
-passer la revue des troupes, et naturellement il en fut accueilli avec
-transport. Le 5e de ligne caserné à Grenoble, les 7e et 11e venus de
-Chambéry, le 4e de hussards tiré de Vienne, le 3e du génie, le 4e
-d'artillerie, poussèrent des acclamations dont la vivacité tenait de
-la frénésie. Deux ou trois chefs de corps avaient par scrupule
-militaire quitté leur régiment, mais la plupart étaient restés, se
-tenant pour dégagés de leur serment par l'autorité d'une révolution.
-Les cocardes tricolores, conservées par les soldats au fond de leurs
-sacs, avaient reparu avec une promptitude magique; les aigles même,
-cachées on ne sait où, s'étaient retrouvées au sommet des drapeaux
-tricolores, et on n'aurait pas dit qu'il venait d'y avoir dans le
-règne impérial une interruption d'une année. Napoléon parla beaucoup
-aux soldats de leur gloire flétrie par l'émigration, puis leur répéta
-qu'il voulait la paix, qu'il y comptait, car il était résolu à ne plus
-se mêler des affaires d'autrui, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on se
-mêlât des affaires de la France, et que si par malheur on s'en mêlait,
-il ne doutait pas de les retrouver aussi vaillants et aussi heureux
-que jadis. Il ajouta qu'après avoir marché sur Grenoble sous l'escorte
-de ses compagnons d'exil, sortis avec lui de l'île d'Elbe, il allait
-sous l'escorte des braves qui venaient de se rallier à sa cause,
-marcher sur Lyon et Paris, et achever ainsi la conquête de la France,
-laquelle s'accomplirait comme s'était accomplie celle de la Provence
-et du Dauphiné, non par les armes, mais par l'élan irrésistible de
-l'armée et du peuple; que les heures étaient précieuses, qu'il ne
-fallait pas laisser aux Bourbons le temps de se reconnaître et
-d'appeler l'étranger à leur secours; qu'il importait donc de partir
-tout de suite sans perdre un seul instant. Aussi, après avoir fait
-distribuer aux troupes des rations qui étaient préparées, il les mit
-lui-même en route vers quatre heures de l'après-midi, en les dirigeant
-sur Lyon par Bourgoin.
-
-En les quittant Napoléon leur annonça qu'il les suivrait de près, que
-le lendemain au plus tard il serait à leur tête, et irait s'ouvrir les
-portes de Lyon, comme il s'était ouvert celles de Grenoble, en
-montrant le drapeau tricolore. Les 5e, 11e et 7e de ligne, le 3e du
-génie, le 4e d'artillerie, munis d'un parc de campagne de trente
-bouches à feu, le 4e de hussards en tête, partirent pour Lyon au cri
-de _Vive l'Empereur!_ C'était un corps de 7 mille hommes, complétement
-fanatisés, suffisants pour vaincre des soldats fidèles aux Bourbons si
-on en rencontrait, mais plus certains encore d'entraîner par le
-sentiment qui les avait entraînés eux-mêmes toutes les troupes qu'on
-essayerait de leur opposer.
-
-Napoléon, reprenant l'habitude qu'il avait dans ses campagnes de
-travailler pendant que ses armées marchaient, rentra à l'hôtel des
-Trois Dauphins pour y donner des ordres indispensables, se proposant
-de partir le lendemain sous l'escorte des soldats de l'île d'Elbe,
-qui grâce à cette disposition auraient goûté une journée de repos. Il
-devait ainsi arriver le surlendemain 10 aux portes de Lyon, à la tête
-d'un rassemblement beaucoup plus considérable que tous ceux qu'on
-pourrait diriger contre lui.
-
-[En marge: Napoléon adresse au préfet Fourier et au général Marchand
-l'invitation de le rejoindre.]
-
-[En marge: Message à Marie-Louise.]
-
-Il était mécontent du préfet Fourier, qui ne l'avait pas attendu, et
-qui avait fui Grenoble pour ne pas se trouver en sa présence.--Il
-était en Égypte avec nous, répétait-il; il a trempé dans la
-Révolution, il a même signé une des adresses envoyées à la Convention
-contre le malheureux Louis XVI (Napoléon se trompait en ce point),
-qu'a-t-il donc de commun avec les Bourbons?--Dans son premier
-mouvement de dépit Napoléon allait prendre un arrêté contre M.
-Fourier, lorsqu'on lui communiqua les explications que ce préfet, en
-quittant Grenoble, lui avait adressées par voie indirecte. Il se
-calma, et lui expédia l'ordre de le venir joindre à Lyon. Il expédia
-le même ordre au général Marchand, puis se mit à écrire à Marie-Louise
-pour lui annoncer son entrée à Grenoble et la certitude de sa
-prochaine entrée à Paris, pour la presser de le rejoindre, de lui
-amener son fils, et de renouveler à l'empereur François l'assurance de
-ses intentions pacifiques. Il adressa cette lettre au général de
-Bubna, commandant les troupes autrichiennes à Turin, le même avec
-lequel il avait traité si amicalement à Dresde en 1813, lui recommanda
-de la transmettre à Marie-Louise, et voulut que le courrier porteur de
-son message prît publiquement la route du mont Cenis, afin qu'on crût
-à des communications établies avec la cour d'Autriche. Le jeudi 9,
-tous ses ordres étant donnés, il quitta Grenoble à midi, accompagné
-des voeux du peuple du Dauphiné, et s'achemina sur Lyon.
-
-[En marge: Impression produite à Paris par la nouvelle du débarquement
-de Napoléon.]
-
-[En marge: Cette nouvelle arrive le 5 mars.]
-
-[En marge: Louis XVIII la reçoit avec peu d'émotion.]
-
-Tandis que Napoléon pénétrait ainsi en France, s'emparant
-successivement des troupes envoyées pour le combattre, le bruit de son
-apparition avait causé partout une émotion profonde. Cette nouvelle,
-partie du golfe Juan dans l'après-midi du 1er mars, s'était répandue
-aussi vite que le permettaient les moyens de communication dont on
-disposait à cette époque. Elle avait été apportée à Marseille le 3, et
-avait jeté la population effervescente de cette ville dans un état
-d'agitation extraordinaire. Elle était arrivée le 5 au matin à Lyon,
-où elle avait trouvé les habitants partagés, et fort animés les uns
-contre les autres; enfin transmise par le télégraphe à Paris, elle y
-était parvenue au milieu de cette même journée du 5. Remise à
-l'instant par M. de Vitrolles à Louis XVIII, elle avait singulièrement
-surpris ce prince, qui prenant en général toutes choses avec assez de
-sang-froid, s'était montré dans le premier moment plus étonné
-qu'alarmé, et cherchait pour ainsi dire dans les yeux de ceux qui
-l'entouraient ce qu'il fallait penser de ce grand événement. Bientôt,
-à la folle joie des uns, qui croyaient qu'on n'aurait qu'à saisir et à
-fusiller l'échappé de l'île d'Elbe, à la terreur des autres, qui le
-voyaient déjà maître de toutes les forces envoyées contre lui, il
-avait compris que l'événement était de la plus haute gravité, et il
-avait tâché de démêler dans les avis contradictoires de ses
-conseillers habituels ce qu'il y avait de plus convenable à faire.
-Impotent dès son jeune âge, n'ayant agi que très-peu dans l'exil,
-s'étant même raillé très-souvent de l'activité incessante de son
-frère, il était devenu inerte autant par habitude que par nature,
-répugnait aux résolutions promptes et décisives, et était aussi lent
-d'esprit que de corps dans les occasions difficiles.
-
-[En marge: Secret gardé; convocation des princes et des ministres.]
-
-[En marge: Réunion de corps d'armée dans diverses directions.]
-
-[En marge: M. le comte d'Artois doit se rendre à Lyon, le duc de Berry
-en Franche-Comté, le duc d'Angoulême en Languedoc.]
-
-À l'exemple de ses préfets il voulut que l'on tînt la nouvelle secrète
-le plus longtemps possible. Il n'y avait eu d'abord d'initiés au
-redoutable mystère que les princes, le ministre de la guerre,
-personnage indispensable en semblable circonstance, M. de Blacas, qui
-était toujours instruit de tout, et M. de Vitrolles, qui des débris de
-l'ancien ministère d'État avait conservé le télégraphe. Les princes
-furent fort émus, car appelés par leur position à se mettre à la tête
-des troupes, ils sentaient mieux que personne la difficulté de leur
-rôle. Quant au maréchal Soult, ministre de la guerre, qui s'était jeté
-dans les bras des Bourbons comme s'il n'avait jamais dû rencontrer
-désormais la terrible figure de Napoléon, il fut consterné des
-embarras qui se dressaient devant lui. Il n'en fit pas moins grande
-montre de zèle. L'idée qui se présenta naturellement à tous les
-esprits, fut de donner aux princes le commandement des divers
-rassemblements de troupes qu'on allait former, et de placer le
-principal de ces rassemblements sous les ordres de M. le comte
-d'Artois, toujours le plus remuant des membres de la famille, et le
-plus populaire parmi les royalistes extrêmes, qui cette fois pouvaient
-rendre des services signalés si leur dévouement était aussi actif que
-bruyant. Napoléon étant en marche depuis le 1er mars, et ayant dû se
-diriger sur Lyon quelque route qu'il eût prise, celle de Grenoble ou
-celle de Marseille, c'était à Lyon évidemment qu'on devait le
-rencontrer, et qu'il fallait accumuler les moyens de résistance. M. le
-comte d'Artois offrit avec beaucoup d'empressement de s'y transporter,
-et cette mesure coulait tellement de source que son offre fut acceptée
-sur-le-champ. On imagina de lui donner pour lieutenants ses deux fils,
-le duc de Berry à gauche, le duc d'Angoulême à droite (celui-ci était
-en ce moment à Bordeaux), l'un et l'autre devant partir des provinces
-qu'ils avaient l'habitude de visiter, et en amener les forces sur les
-flancs de Napoléon. Il fut convenu que M. le duc de Berry, qui était
-connu des provinces militaires de l'Est, se rendrait en Franche-Comté,
-réunirait à Besançon les troupes de ligne, les gardes nationales de
-bonne volonté, et les conduirait par Lons-le-Saulnier sur la gauche de
-Lyon; que M. le duc d'Angoulême, familiarisé avec les populations du
-Midi, quitterait Bordeaux immédiatement, se rendrait par Toulouse à
-Nîmes, et prendrait ainsi Napoléon par derrière, avec les forces qu'il
-aurait rassemblées. Ces combinaisons, que le ministre de la guerre
-regardait comme très-savantes, supposaient deux conditions:
-premièrement, qu'on aurait le temps de concentrer les troupes sur ces
-divers points, et secondement, qu'elles seraient fidèles. Or on
-délibérait le 5 au soir; les ordres expédiés le 6 ne pouvaient arriver
-dans chaque lieu que le 7, le 8, le 9, le 10, selon les distances,
-exigeaient en outre un certain temps pour leur exécution, et on vient
-de voir que Napoléon devait être dans la journée même du 10 devant
-Lyon. Quant à la fidélité des troupes, le récit qui précède prouve ce
-qu'il restait d'espérance fondée sous ce rapport.
-
-Le ministre de la guerre n'en affectait pas moins un grand zèle, une
-grande activité, et proposait très-sérieusement comme des moyens
-infaillibles de salut les mesures que nous venons d'énumérer. On le
-laissa faire, car après tout il savait mieux que les hommes dont la
-royauté était entourée, comment il fallait s'y prendre pour remuer des
-soldats. Ignorant ce qui s'était passé à La Mure et à Grenoble, on ne
-désespéra pas de la fidélité des troupes, et pour s'en mieux assurer,
-on résolut de placer auprès des princes des chefs populaires et
-respectés dans l'armée. Le maréchal Ney, commandant en Franche-Comté,
-fut choisi pour accompagner le duc de Berry. Le maréchal Macdonald,
-commandant à Bourges, reçut ordre de partir sur-le-champ pour Nîmes,
-afin d'assister le duc d'Angoulême. Ces deux maréchaux, qui avaient
-été à Fontainebleau les négociateurs de Napoléon, semblaient
-parfaitement choisis pour lui être opposés. On ne doutait pas de la
-rigide probité avec laquelle le maréchal Macdonald remplirait ses
-devoirs. Quant au maréchal Ney, quoiqu'on le sût mécontent de la cour
-et pour ce motif retiré dans ses terres, on supposait qu'il devait
-voir avec peine le retour de Napoléon, surtout en se rappelant les
-scènes de Fontainebleau, et on se flattait qu'à l'aspect de ce
-formidable revenant toutes ses passions se réveilleraient.
-
-[En marge: Le duc d'Orléans adjoint au comte d'Artois.]
-
-[En marge: Sur les observations du duc d'Orléans, M. le duc de Berry
-est retenu à Paris.]
-
-[En marge: Le maréchal Ney remplace le duc de Berry en Franche-Comté.]
-
-Enfin, pour procurer à M. le comte d'Artois un lieutenant de plus, et
-un lieutenant de grande importance, on fit un choix, en apparence
-malicieux, mais en réalité proposé très-innocemment par M. le comte
-d'Artois lui-même, celui de M. le duc d'Orléans. Ce prince, quoiqu'il
-se comportât avec beaucoup de réserve, était, comme nous l'avons dit,
-redevenu l'objet de toutes les défiances de l'émigration. Fort visité
-chez lui, il était agréable aux militaires qui se souvenaient de ses
-services dans les armées républicaines, et aux partisans des idées
-constitutionnelles qui étaient charmés de voir leurs opinions
-partagées par un membre de la famille royale. Cette espèce de
-popularité, dont M. le duc d'Orléans ne songeait nullement à abuser,
-offusquait la cour, et Louis XVIII n'était pas fâché de se débarrasser
-de lui en le donnant à M. le comte d'Artois, qui, pour sa part,
-n'était pas fâché d'avoir à ses côtés un Bourbon militaire. Ce choix
-fut accueilli aussi facilement que les autres, et on chargea le
-ministre de la guerre de prescrire immédiatement les mouvements de
-troupes et de matériel qui devaient être la conséquence des
-combinaisons adoptées. Il fut convenu que M. le comte d'Artois
-partirait pour Lyon dans la nuit même du 5 au 6 mars. On manda M. le
-duc d'Orléans aux Tuileries, pour lui communiquer la nouvelle qu'on
-tenait secrète, et pour lui transmettre par la bouche même du Roi les
-ordres qui le concernaient. Ce prince ne se fit point attendre.--Eh
-bien, lui dit Louis XVIII avec une singulière nonchalance, _Bonaparte_
-est en France!--M. le duc d'Orléans, apercevant avec son ordinaire
-sagacité le danger qui menaçait la dynastie, ne dissimula pas ses
-craintes.--Que voulez-vous que j'y fasse? répondit Louis XVIII avec un
-mouvement d'impatience; j'aimerais mieux qu'il n'y fût pas, mais il y
-est, et il faut nous en débarrasser comme nous pourrons.--M. le duc
-d'Orléans, convaincu que les mesures adoptées pour la défense de Lyon
-seraient tardives et inefficaces, se sentait peu de goût pour la
-mission qu'on lui offrait, et tâcha de persuader au Roi de le garder à
-Paris, où ne resterait aucun prince du sang s'il s'éloignait, et où la
-popularité dont il ne se vantait pas, mais qui était reconnue,
-pourrait être utile. Mais en demandant à rester, il demandait
-justement ce que le Roi voulait le moins, et il dut se soumettre et
-partir. Le seul résultat qu'il obtint de ses conseils, fut de faire
-retenir à Paris M. le duc de Berry. On pensa, en effet, qu'il fallait
-laisser auprès du Roi l'un de ses neveux, et que d'ailleurs il ne
-convenait pas de livrer à lui-même le caractère trop bouillant de M.
-le duc de Berry. En conséquence on décida que le maréchal Ney se
-rendrait seul à Besançon. Ce maréchal, qui était dans sa terre des
-Coudreaux, fut immédiatement appelé à Paris par le télégraphe.
-
-[En marge: Après les mesures militaires, on s'occupe des mesures
-politiques.]
-
-[En marge: Ordre de courir sus à Napoléon.]
-
-Après avoir pris ces mesures militaires, on convoqua les autres
-ministres pour s'occuper des mesures politiques. L'impression fut la
-même chez tous, c'est-à-dire extrêmement vive, mêlée de quelque
-repentir chez ceux qui sentaient les fautes commises, accompagnée chez
-les autres d'un seul regret, celui d'avoir été trop doux,
-c'est-à-dire, trop faibles à les entendre. Aussi voulaient-ils
-compenser leur récente faiblesse par une grande énergie dans les
-circonstances présentes. Sans réfléchir, sans se rendre compte de la
-gravité de l'acte qu'ils allaient commettre, du terrible droit de
-représailles auquel ils allaient s'exposer, ils rédigèrent une
-ordonnance, fondée sur l'article 14 de la Charte, par laquelle il
-était prescrit à tout citoyen de courir sus à Napoléon, de le prendre
-mort ou vif, et si on le prenait vivant, de le livrer à une commission
-militaire, qui lui ferait sur-le-champ l'application des lois
-existantes, et par conséquent le ferait fusiller. Cette ordonnance fut
-non-seulement rendue contre Napoléon, mais aussi contre les compagnons
-et les fauteurs de son entreprise. Il suffisait de l'identité
-constatée pour que la condamnation et l'exécution fussent immédiates.
-
-[En marge: Convocation immédiate des Chambres.]
-
-À cet acte dictatorial, premier emploi de cet article 14 qui devait
-être si funeste à la dynastie, on en ajouta un autre fort légitime,
-fort nécessaire, ce fut de convoquer les Chambres, qui avaient été
-ajournées au 1er mai. Il n'y avait rien de mieux entendu que de les
-appeler autour du Roi, pour prendre d'accord avec elles les mesures de
-défense que les circonstances comportaient, et d'opposer ainsi à
-Napoléon, représentant du despotisme militaire, la royauté légitime
-entourée de tout l'appareil de la liberté constitutionnelle. Les
-Chambres furent donc appelées à se réunir dans le plus bref délai
-possible, et leurs membres présents à Paris furent invités à se rendre
-à leurs palais respectifs, afin de se constituer dès qu'ils seraient
-en nombre suffisant pour délibérer.
-
-[En marge: Première émotion produite par la nouvelle du débarquement.]
-
-[En marge: Le gouvernement s'applique à en diminuer l'effet.]
-
-Ces résolutions adoptées le lundi 6 mars, publiées le mardi 7 (jour
-même où Napoléon entrait à Grenoble), révélèrent au public la grande
-nouvelle, qu'on avait retenue tant qu'on avait pu, mais qui peu à peu
-s'était échappée des Tuileries, et avait causé une profonde sensation
-parmi les gens informés. Pourtant les détails publiés diminuèrent un
-peu la première émotion. Le gouvernement ne connaissait encore que le
-débarquement de Napoléon au golfe Juan, à la tête de onze cents
-hommes, la tentative manquée sur Antibes, et la marche vers les hautes
-Alpes. Les préfets en mandant ces faits avaient mis en relief les
-circonstances les plus favorables, et le gouvernement s'appliqua de
-son côté à communiquer au public l'impression rassurante qu'on avait
-cherché à lui inspirer à lui-même. Comme on attachait une extrême
-importance à la première manifestation des sentiments de l'armée, on
-appuya beaucoup sur ce qui s'était passé à Antibes, et on présenta
-_Buonaparte_, ainsi qu'on l'appelait alors, comme repoussé par les
-troupes qu'il avait rencontrées en débarquant, et comme obligé de se
-jeter dans les montagnes, où il ne pouvait tarder de succomber sous
-les coups de la misère ou de la justice.--Ce _lâche brigand_,
-s'écriait-on, indigne de mourir de la mort des héros, mourrait bientôt
-de la mort des malfaiteurs, et il fallait remercier le ciel qui
-prenait soin de le faire sortir de la retraite où l'on avait eu la
-faiblesse de le laisser, pour venir s'offrir lui-même au supplice
-qu'il n'avait que trop mérité.--Cette manière de considérer la chose
-fut adoptée par les royalistes ardents, et après s'être remis de leur
-première terreur, ils ne virent plus dans le grand événement du jour
-qu'un sujet d'espérance.
-
-[En marge: Satisfaction secrète du peuple et des révolutionnaires.]
-
-[En marge: Inquiétudes de la bourgeoisie.]
-
-Le reste du public en jugea autrement. Il ne s'en tint pas à la
-version officielle, et ne considéra pas Napoléon comme aussi
-certainement perdu qu'on se plaisait à le dire. La masse du peuple,
-éprouvant une préférence d'instinct pour l'homme qui avait si
-puissamment remué son imagination, conçut une secrète joie à la
-nouvelle de son retour. Les militaires, émus jusqu'au fond de l'âme,
-se mirent à former pour leur ancien général des voeux qu'ils ne
-dissimulaient guère, bien que les chefs affectassent une rigide
-fidélité à leurs devoirs. Les révolutionnaires, après avoir applaudi
-dix mois auparavant au retour des Bourbons qui les vengeait de
-Napoléon, applaudirent de même au retour de Napoléon qui les vengeait
-des Bourbons. Les acquéreurs de biens nationaux, innombrables dans les
-campagnes, se regardèrent comme sauvés d'une spoliation imminente. La
-bourgeoisie, au contraire, tranquille, désintéressée dans la question
-des biens nationaux dont elle avait beaucoup moins acheté que les
-habitants des campagnes, désirant la paix et une liberté modérée, fut
-saisie d'une profonde inquiétude. Quoique blessée par la partialité
-des Bourbons pour les nobles et les prêtres, elle aimait mieux
-conserver les Bourbons en leur résistant, que de courir avec Napoléon
-de nouvelles chances de guerre, et très-peu de chances de liberté. Ces
-sentiments étaient surtout ceux de la bourgeoisie de Paris, la plus
-sage de France, parce qu'elle a beaucoup de lumières, et beaucoup
-moins de ces intérêts particuliers de province qui font fléchir la
-rectitude des opinions. Ainsi dans les villes maritimes, ruinées par
-le blocus continental, la bourgeoisie éprouva une sorte de fureur,
-tandis que dans les villes manufacturières, dont l'industrie créée par
-Napoléon avait beaucoup souffert des communications avec l'Angleterre,
-elle ressentit une joie véritable, balancée seulement par les craintes
-de guerre.
-
-[En marge: Douleur des hommes éclairés.]
-
-[En marge: Dangers de tout genre qu'ils entrevoient comme conséquence
-inévitable du retour de Napoléon.]
-
-Chez les hommes véritablement éclairés, il n'y eut qu'un sentiment,
-celui de la douleur. Ces hommes en général peu nombreux, mais
-influents sans chercher à l'être, n'attendirent du retour de Napoléon
-que d'affreuses calamités. Pour aucun la guerre ne parut douteuse. Le
-congrès qu'on avait cru près de se dissoudre, s'était prolongé, et il
-était évident dès lors qu'il ne se séparerait plus, et s'efforcerait
-de renverser, sans lui laisser le temps de se rasseoir, l'homme qui
-venait mettre en question tout ce qu'on avait fait à Vienne. Ce serait
-donc un nouveau duel à mort de la France avec les grandes puissances
-européennes. Ce premier danger devait suffire à lui seul pour décider
-tout bon citoyen contre la tentative faite en ce moment. À la vérité
-le tort en était non-seulement à Napoléon, mais aux Bourbons
-eux-mêmes, qui par leurs fautes avaient suggéré l'idée et préparé le
-succès de cette entreprise; mais que le tort fût aux uns ou aux
-autres, pour la France le malheur était le même.
-
-Sous le rapport des affaires intérieures, les motifs de regrets, sans
-être aussi graves, étaient sérieux pourtant. Les Bourbons avaient
-choqué quiconque avait dans le coeur l'amour du sol et l'attachement
-aux principes de quatre-vingt-neuf, mais enfin on était occupé à leur
-tenir tête, et à les vaincre constitutionnellement. Les élections de
-l'année allaient faire arriver un contingent d'opposants modérés,
-lesquels renforceraient la majorité indépendante qui s'était formée
-dans la Chambre des députés, et on avait ainsi la certitude d'une
-victoire régulière, lente peut-être, mais tôt ou tard complète, sur
-les fâcheux penchants de l'émigration. De la sorte on rétablirait avec
-les vrais principes de la Révolution française, une liberté sage,
-légale, pratique, à l'image de celle qui faisait le bonheur de
-l'Angleterre. C'était au surplus une oeuvre commencée, et il valait
-mieux la mener à fin, que d'en aller entreprendre une autre, et de
-recommencer ainsi toujours sans jamais rien achever.
-
-D'ailleurs aurait-on avec Napoléon, même éclairé par l'adversité et la
-réflexion, d'égales chances de succès? C'était fort contestable. Sans
-doute on n'aurait aucune difficulté avec lui à l'égard des principes
-de quatre-vingt-neuf, qui composaient en quelque sorte sa philosophie
-politique; mais sous le rapport de la liberté constitutionnelle, on
-aurait probablement fort à faire. Même en supposant bien rapide chez
-lui l'éducation du malheur, ne rencontrerait-on pas sa puissante
-volonté, son redoutable génie, et pourrait-on le plier à toutes les
-exigences du régime constitutionnel? Il fallait donc prévoir avec lui
-une guerre certaine, une liberté douteuse, et c'était plus qu'il n'en
-fallait pour empêcher les hommes éclairés de souhaiter son retour.
-
-[En marge: Sentiments et conduite du parti constitutionnel.]
-
-Il n'y a ni exagération ni partialité à dire que ces hommes se
-trouvaient presque exclusivement dans les rangs du parti
-constitutionnel. On appelait parti constitutionnel celui qui cherchait
-à fonder une liberté régulière sous les Bourbons, en les y soumettant
-peu à peu par des victoires légalement remportées sur leurs mauvaises
-tendances. Soit dans les Chambres, soit au dehors, ce parti fut
-unanime pour se rallier aux Bourbons, et essayer de les soutenir. Sans
-doute quelques sentiments personnels se mêlaient à la générosité de
-cette résolution. Ainsi les membres des deux Chambres se sentaient
-compromis, les uns pour avoir prononcé la déchéance de Napoléon, les
-autres pour y avoir chaudement adhéré. Certains écrivains, comme M.
-Benjamin Constant, avaient déployé contre le régime impérial une
-violence de langage qui devait les rendre au moins incompatibles avec
-le souverain de l'île d'Elbe, redevenu souverain de la France. Mais
-indépendamment de quelques motifs particuliers, la plupart furent
-dirigés par le désir parfaitement honnête de tenir le serment prêté
-aux Bourbons, d'achever avec eux l'édifice commencé de la liberté
-constitutionnelle, et d'épargner à la France une nouvelle et fatale
-lutte avec l'Europe. Les chefs du parti constitutionnel mettaient
-d'ailleurs à honneur de prouver que leur opposition, manifestée ou par
-des discours ou par des écrits, s'adressait non à la dynastie des
-Bourbons, mais à leur marche politique. C'était de la part de ces
-hommes une conduite loyale, sensée et habile.
-
-[En marge: Les chefs du parti constitutionnel entourent M. Lainé,
-président de la seconde Chambre.]
-
-Ceux qui appartenaient aux Chambres se hâtèrent d'accourir au lieu de
-leurs séances, de s'y voir, de s'y entretenir, d'épancher dans leurs
-conversations les sentiments qu'ils éprouvaient, en attendant qu'ils
-pussent les faire éclater par leurs discours lorsqu'ils seraient en
-nombre pour délibérer. C'est autour du président de la Chambre des
-députés, M. Lainé, qu'on chercha surtout à se grouper. M. Lainé,
-devenu partisan ardent des Bourbons par haine de Napoléon, avait tous
-les sentiments des royalistes sans leurs préjugés. Il commençait à
-reconnaître les fautes commises, auxquelles d'ailleurs il n'était pas
-étranger, et n'était pas homme à cacher ce qu'il ressentait. Il se
-hâta d'avouer ces fautes, et trouva de l'écho parmi les royalistes
-modérés, même chez quelques-uns des ministres.
-
-[En marge: Manière dont se partagent les ministres par suite du grand
-événement annoncé.]
-
-[En marge: Les uns reconnaissent les fautes commises, les autres les
-nient, et tendent plutôt à les aggraver.]
-
-Ces derniers, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne composaient pas un
-vrai cabinet. Pour qu'il y ait un cabinet, sous la forme de
-gouvernement qu'on essayait alors de donner à la France, il faut
-d'abord que la royauté y consente, en souffrant qu'il s'élève une
-volonté à côté de la sienne; secondement, il faut qu'il se trouve
-parmi les ministres un chef, admis comme tel par ses collègues, et
-accepté à la fois par les Chambres et par la royauté comme leur
-intermédiaire et leur lien. Or Louis XVIII, ainsi que nous l'avons dit
-encore, quoique moins effarouché qu'aucun des monarques que nous ayons
-eus, par le spectacle des assemblées libres, ce qu'il devait à un long
-séjour en Angleterre, n'avait pas fait jusqu'alors tous les sacrifices
-d'autorité qu'exige le régime représentatif, et si dans la pratique il
-cédait beaucoup de son pouvoir royal, c'était autant par ennui des
-affaires que par bon sens. Quoi qu'il en soit, il ne cherchait pas à
-se donner un véritable chef de cabinet, et de plus il n'avait autour
-de lui aucun homme capable de le devenir. M. de Talleyrand, absent et
-nonchalant, ne pouvait pas l'être, bien qu'il fût le personnage le
-plus éminent de cette époque. M. de Montesquiou, le plus considérable
-après M. de Talleyrand, et le seul capable de figurer devant une
-assemblée, aurait pu être ce chef, si on avait accordé plus
-d'importance aux Chambres, et s'il avait eu le caractère à la fois
-souple, ferme et laborieux, que ce rôle exige. Il y avait donc des
-ministres, comme nous avons déjà eu occasion de le faire remarquer, et
-point de ministère. Ces ministres se partageaient en gens d'esprit,
-sentant les fautes commises, portés même à les reconnaître, et en
-complices ou complaisants de l'émigration, croyant que si on avait eu
-un tort, c'était de s'être montré trop faible, trop condescendant pour
-les partis adverses. Parmi les premiers, il fallait ranger M. le baron
-Louis, exclusivement occupé des finances, et ayant dans sa spécialité
-déployé les qualités d'un grand ministre; M. Beugnot, fort injustement
-attaqué par l'émigration dont il avait repoussé l'intervention dans la
-police, et auquel les royalistes ardents reprochaient avec amertume
-d'avoir laissé consommer l'évasion de l'île d'Elbe, qu'il aurait dû en
-sa qualité de ministre de la marine empêcher par des croisières plus
-vigilantes; M. de Jaucourt, remplaçant temporaire de M. de Talleyrand,
-ayant peu d'avis en dehors des affaires de son département, homme
-honnête, intelligent et modéré; enfin M. de Montesquiou, apercevant à
-quel point on s'était peu à peu laissé entraîner hors du vrai courant
-des sentiments nationaux, mettant une noble franchise à en convenir,
-mécontent de tous les partis, mais du sien plus que d'aucun autre, lui
-imputant volontiers tout le mal qui s'était accompli, et dans son
-chagrin, aimant à dire que lui et ses collègues n'avaient rien de
-mieux à faire que de céder la place à des hommes plus populaires et
-plus capables de sauver la royauté.
-
-MM. Dambray et Ferrand par aveuglement, le maréchal Soult par les
-engagements qu'il avait pris avec les royalistes extrêmes,
-partageaient au contraire les idées de l'émigration. Selon eux, il
-fallait tout simplement être un peu plus royaliste qu'on ne l'avait
-été, surtout plus rigoureux, frapper à droite et à gauche si on en
-avait l'occasion, reprendre peut-être quelques-unes des concessions de
-la Charte (ceci se disait tout bas), et essayer par ces moyens de
-sauver la monarchie. M. de Blacas ne se prononçait point. Il avait
-assez de clairvoyance pour reconnaître qu'on s'était trompé, soit dans
-un sens, soit dans un autre, mais il se regardait comme tellement
-identifié à la royauté, qu'il ne supposait même pas que le blâme et le
-changement pussent l'atteindre.
-
-[En marge: M. de Montesquiou se rapproche du président Lainé; il se
-montre disposé à faire des sacrifices, et tout d'abord celui de son
-portefeuille.]
-
-[En marge: M. Lainé s'entoure des chefs de l'opposition.]
-
-Les ministres à repentir s'étaient portés vers M. Lainé, et M. de
-Montesquiou notamment n'avait pas hésité à dire que s'il fallait
-sacrifier trois ou quatre membres du cabinet, lui compris, il était
-prêt à les jeter dans le gouffre pour le refermer. M. Lainé avait fort
-applaudi à ces dispositions, et cherché à s'entourer des chefs de
-l'opposition modérée, soit dans les Chambres, soit au dehors. Il en
-était deux notamment qu'il avait attirés auprès de lui, c'étaient M.
-Benjamin Constant, dont les écrits avaient produit une vive sensation,
-et M. de Lafayette, qui, après avoir fait une visite à Louis XVIII au
-moment de la promulgation de la Charte, pour prouver qu'il était prêt
-à accepter la liberté sous les Bourbons, était retourné à son domaine
-de Lagrange, et y vivait paisiblement, en attendant qu'il reçût des
-électeurs la mission formelle de se mêler des affaires publiques.
-
-[En marge: Concessions qu'on demande au gouvernement.]
-
-Entre M. Lainé, M. de Montesquiou et les divers chefs du parti
-constitutionnel, on avait émis certaines idées, comme de changer trois
-ou quatre ministres, tels que M. de Montesquiou qui s'offrait en
-sacrifice, MM. de Blacas, Soult, Ferrand qui ne s'offraient pas, de
-mettre à leur place des personnages populaires, d'augmenter la Chambre
-des pairs, d'y appeler des hommes signalés par de grands services
-civils ou militaires, de compléter la Chambre des députés, en faisant
-remplacer les deux séries dont les pouvoirs étaient expirés par des
-députés agréables à l'opinion libérale, et, vu le peu de temps dont on
-disposait, de confier ces choix à la Chambre elle-même; de réorganiser
-les gardes nationales, de les composer de la bourgeoisie, généralement
-bonne, et d'en donner le commandement supérieur à M. de Lafayette; de
-s'expliquer sur les biens nationaux de manière à dissiper les
-inquiétudes des acquéreurs; de rechercher enfin les mesures qui
-avaient froissé l'armée, de les abroger immédiatement, et de leur
-substituer des dispositions contraires.
-
-[En marge: M. de Montesquiou juge ces concessions raisonnables, mais
-n'est plus écouté par la cour, qui lui reproche de montrer de la
-faiblesse.]
-
-[En marge: Louis XVIII placé entre des avis contraires, ne prend
-aucune résolution.]
-
-M. de Montesquiou avait paru croire qu'aucune de ces concessions, même
-le choix de M. de Lafayette, n'était un prix trop élevé du service
-qu'on rendrait en sauvant la monarchie. Les ministres opposés aux
-concessions, et en particulier les sacrifiés, avaient jeté les hauts
-cris, et M. de Blacas, écoutant tout pour le compte de Louis XVIII qui
-ne se prononçait pas, demeurait immobile et silencieux. En vain M.
-Lainé, prévoyant que Napoléon marcherait avec sa rapidité ordinaire,
-insistait-il pour qu'on prît promptement un parti, M. de Montesquiou,
-désavoué par la cour depuis qu'il montrait des sentiments si sages, ne
-pouvait guère donner une réponse qu'il n'obtenait pas lui-même, et
-Louis XVIII, obsédé par les remontrances de la portion raisonnable des
-royalistes, par les emportements de la portion exaltée, ne sachant qui
-entendre, qui croire, aimait mieux dans le doute ne pas sortir de ses
-habitudes, c'est-à-dire garder M. de Blacas et ne renvoyer personne.
-
-Dans cette cruelle perplexité, on ne se bornait pas à consulter les
-constitutionnels, qui de tous les opposants étaient les seuls
-sincères, les seuls animés du désir de conserver la dynastie en
-redressant sa marche, on reprenait certaines relations avec les
-principaux révolutionnaires, tels que MM. Fouché, Barras et autres,
-imitant en cela les malades, presque toujours portés à préférer les
-empiriques qui les flattent, aux vrais médecins qui leur prescrivent
-des remèdes déplaisants. Il faut ajouter que dans les partis, les
-entêtés, les fous, lorsqu'ils sont obligés de choisir entre leurs
-adversaires, pardonnent plus volontiers aux extrêmes qui leur
-ressemblent, qu'aux modérés avec lesquels ils n'ont pas plus de
-rapports de caractère que d'opinion.
-
-[En marge: Nouvelles tentatives auprès de M. Fouché.]
-
-[En marge: Celui-ci n'y répond point.]
-
-Les intermédiaires ordinairement employés auprès de M. Fouché lui
-firent encore entrevoir le ministère de la police, dont on l'avait
-dégoûté en le lui faisant trop attendre, mais ils le trouvèrent évasif
-cette fois, beaucoup moins empressé que de coutume à donner ses
-conseils, et indiquant clairement qu'il était trop tard. M. d'André,
-dirigeant la police avec sagesse et modération, chercha même à attirer
-auprès de lui le duc de Rovigo, pour avoir son avis, et le duc de
-Rovigo lui répondit sans détour, qu'on avait tellement maltraité les
-hommes de l'Empire, et en particulier ceux de l'armée, qu'il y avait
-bien peu de chances d'en ramener aucun.
-
-[En marge: Agitations et inquiétudes des bonapartistes.]
-
-Tandis que du côté des royalistes on s'agitait sans rien produire, on
-ne s'agitait pas moins du côté des bonapartistes et des
-révolutionnaires, et d'une manière tout aussi inefficace pour le but
-qu'on avait en vue. Les uns et les autres avaient été surpris comme
-par un coup de foudre en apprenant l'apparition de Napoléon. M. de
-Bassano, qui seul s'était mis en communication avec l'île d'Elbe,
-uniquement pour envoyer quelques informations, n'avait pas été moins
-surpris que les autres, car M. Fleury de Chaboulon ne lui avait rien
-mandé depuis son départ, et n'était pas encore revenu. Dans la crainte
-d'un résultat malheureux, l'ancien et fidèle ministre de Napoléon en
-était à regretter la part, si petite qu'elle fût, qu'il pouvait avoir
-eue à la détermination de son maître. Les jeunes militaires, premiers
-inventeurs du complot que nous avons exposé, lesquels n'avaient eu
-aucune communication avec l'île d'Elbe, pas même avec le colonel de La
-Bédoyère, devenus plus ardents que jamais, voulaient agir
-sur-le-champ, afin de seconder l'entreprise de Napoléon. Les
-bonapartistes de l'ordre civil, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély,
-Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, et autres, aussi peu informés que M.
-de Bassano, craignaient autant d'agir que de ne pas agir, car s'il
-pouvait être bon d'opérer au nord une diversion en faveur de Napoléon,
-il était possible d'un autre côté qu'on dérangeât ses plans, en
-conseillant un mouvement qu'il n'aurait ni prévu ni ordonné. Habitués
-à attendre, et point à devancer les déterminations de l'Empereur, ils
-étaient plongés dans les plus étranges perplexités.
-
-[En marge: Satisfaction des révolutionnaires.]
-
-[En marge: M. Fouché seul éprouve une sorte de dépit du retour de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Cependant il est d'avis de le seconder.]
-
-Quant aux révolutionnaires, ils furent en général satisfaits.
-Cependant le principal d'entre eux, M. Fouché, bien qu'il aimât
-par-dessus tout les événements, toujours agréables à sa nature agitée,
-avait été fort contrarié par la nouvelle du retour de Napoléon, qui
-venait déranger ses calculs. Il croyait en effet avoir les Bourbons
-dans ses mains, et être en mesure de les maintenir ou de les renverser
-à son gré, par la position qu'il avait prise au sein de toutes les
-intrigues, même royalistes.--Nous allions, disait-il à ses affidés,
-composer un ministère de régicides, tels que Carnot, Garat et moi, de
-militaires inflexibles, tels que Davout, et nous aurions renvoyé ou
-dominé les Bourbons. Mais voilà cet homme terrible qui vient nous
-apporter son despotisme et la guerre. Pourtant, au point où en sont
-les choses, il faut le seconder, afin de l'enchaîner par nos services,
-sauf à voir ce que nous ferons ensuite lorsqu'il sera ici, et qu'il
-sera probablement aussi embarrassé que nous par son triomphe.--
-
-[En marge: Projets des frères Lallemand, et encouragement que leur
-donne M. Fouché.]
-
-Plus hardi que les bonapartistes à la façon de M. de Bassano, moins
-respectueux pour l'infaillibilité de l'Empereur, et sachant risquer,
-sinon sa vie, du moins celle des autres, il fut d'avis de mettre la
-main à l'oeuvre, et de lâcher la bride aux jeunes militaires. Les
-généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, Drouet d'Erlon, étaient venus
-à Paris, et il les encouragea dans leur projet d'agir immédiatement.
-Drouet d'Erlon commandait à Lille sous le maréchal Mortier,
-et il pouvait disposer de plusieurs régiments d'infanterie.
-Lefebvre-Desnoëttes avait à Cambrai les anciens chasseurs de la garde,
-devenus chasseurs royaux, et tout près à Arras, les grenadiers à
-cheval, devenus cuirassiers royaux. Les deux frères Lallemand étaient,
-l'un commandant dans l'Aisne, l'autre général d'artillerie à La Fère.
-Il fut convenu que le plus téméraire de tous, et le plus sûr de sa
-troupe, Lefebvre-Desnoëttes, partirait de Cambrai avec les chasseurs
-de la garde, se porterait vers l'Aisne, se présenterait devant La
-Fère, où les frères Lallemand amèneraient les troupes qu'ils auraient
-réussi à entraîner, qu'ensuite descendant l'Oise en commun, ils se
-rendraient à Compiègne, où Drouet les rejoindrait avec l'infanterie de
-Lille. Placés ainsi à la tête de douze ou quinze mille hommes, ils
-pouvaient exercer une influence considérable sur les événements,
-décider peut-être le soulèvement de l'armée entière, et tout au moins
-couper la retraite aux Bourbons, pour les livrer (sains et saufs du
-reste) à Napoléon, qui en ferait ce qu'il voudrait.
-
-[En marge: Le maréchal Davout refuse définitivement son concours.]
-
-Ce projet devait s'exécuter sur l'heure, sans autre délai que le temps
-d'aller de Paris à Lille, car on était au commencement de mars,
-Napoléon avait débarqué le 1er, on ne savait pas plus que le
-gouvernement la direction qu'il avait prise, mais dans tous les cas il
-importait d'opérer le plus tôt possible une forte diversion en sa
-faveur. On s'était toujours flatté que le maréchal Davout prendrait le
-commandement du corps d'armée insurgé, dès qu'on aurait réuni ce corps
-quelque part, et on avait espéré qu'un si grand nom, à la tête de
-troupes éprouvées, déciderait les incertains à se joindre au
-mouvement. Mais on avait mis tant de pétulance, d'indiscrétion dans
-l'organisation de ce complot, que le maréchal, soit répugnance pour
-une entreprise qui ne concordait guère avec ses habitudes de
-discipline, soit crainte d'être compromis par des étourdis, soit aussi
-crainte de devancer les ordres de Napoléon, vint déclarer à M. de
-Bassano qu'il ne fallait pas le compter au nombre des collaborateurs
-de l'oeuvre qu'on préparait, beaucoup trop légèrement à son avis. Les
-jeunes généraux, fort mécontents, répondirent qu'ils sauraient se
-passer de lui, et sans plus différer ils partirent pour aller tenter,
-sans leur illustre chef, l'aventure qu'ils avaient depuis si longtemps
-projetée.
-
-[En marge: Les royalistes toujours incertains de ce qu'il faut faire,
-continuent de ne pas prendre de parti.]
-
-[En marge: Arrivée à Paris du maréchal Ney.]
-
-[En marge: Il part pour la Franche-Comté, en promettant d'amener
-Napoléon prisonnier aux pieds de Louis XVIII.]
-
-Tandis que les ennemis de la maison de Bourbon se comportaient avec
-l'activité et l'audace qui leur étaient naturelles, les Bourbons
-eux-mêmes, assaillis de conseils contradictoires, continuaient
-d'hésiter entre les résolutions proposées, et se bornaient à quelques
-mesures militaires qui n'auraient pu être efficaces que s'ils avaient
-été sûrs de l'armée. Nous avons dit que le duc de Berry, destiné
-d'abord à la Franche-Comté, devait rester à Paris auprès du Roi, et
-que le maréchal Ney était chargé de se rendre seul à Besançon. Ce
-maréchal, mandé par le télégraphe, avait appris avec beaucoup de peine
-l'événement qui ouvrait de nouveau à Napoléon le chemin du trône.
-Moins coupable envers son ancien empereur des torts qu'il avait eus,
-que de ceux dont il s'était vanté, il n'aurait pas désiré se retrouver
-sous sa main; mais il faut dire à son honneur qu'avec son bon sens de
-soldat, il entrevoyait comme certaine et nécessairement funeste une
-nouvelle guerre contre l'Europe si on rétablissait l'Empire. Ses
-motifs pour voir avec effroi, même avec colère, le retour de Napoléon,
-n'étaient donc pas moins patriotiques que personnels. N'ayant jamais
-pris la peine de dissimuler ses sentiments, il les exprima tout haut
-dès son arrivée à Paris. Enchanté de le trouver dans ces dispositions,
-on le combla de caresses, on le conduisit chez le Roi qui lui fit
-l'accueil le plus flatteur, et auquel il promit de ramener Napoléon,
-vaincu et prisonnier. Les habitués de la cour prétendirent même qu'il
-avait dit _prisonnier dans une cage de fer_, propos vrai ou faux, qui
-ne prouvait rien qu'une intempérance de langage fort pardonnable chez
-un soldat peu accoutumé à ménager ses paroles. Le maréchal Ney partit
-donc, donnant à la cour des espérances qui de sa part étaient données
-sincèrement, plus sincèrement qu'elles n'étaient reçues, car on
-affectait de croire à sa fidélité plus qu'on n'y croyait
-véritablement. Sans se l'avouer, en effet, on pressentait
-l'entraînement général qui allait emporter les esprits et les coeurs
-vers l'homme qu'on avait par sa faute constitué le représentant de
-tous les intérêts moraux et matériels de la Révolution française.
-
-[En marge: Départ du comte d'Artois pour Lyon.]
-
-[En marge: État agité de cette grande ville.]
-
-Le comte d'Artois, parti dans la nuit du 5 au 6 mars, arriva le
-mercredi 8 à Lyon, au milieu d'une agitation extraordinaire des
-esprits. Nous avons précédemment fait connaître la situation morale de
-cette grande ville. Un parti peu nombreux mais violent de royalistes
-aveugles avait fini par éloigner des Bourbons toute la population
-lyonnaise, qui au surplus s'était toujours regardée comme l'obligée de
-Napoléon, parce qu'il s'était appliqué à réparer ses malheurs, et
-qu'il avait ouvert le continent à son commerce. Un assassinat récent
-commis sur un patriote par un royaliste, assassinat demeuré impuni,
-avait porté l'exaspération au comble, et en apprenant l'approche de la
-colonne de l'île d'Elbe, tout le monde, à l'exception de quelques
-esprits sages, avait tressailli de joie. Bientôt même, à la nouvelle
-des événements de Grenoble, on n'avait plus conservé de doute sur ce
-qui arriverait prochainement à Lyon.
-
-[En marge: Insuffisance des moyens du Gouvernement royal.]
-
-Les royalistes étaient irrités et consternés, disant comme partout
-qu'on ne faisait rien, mais pas plus qu'ailleurs n'indiquant ce qu'il
-y avait à faire. Le comte Roger de Damas, gouverneur de la division,
-ne manquait certes ni de bonne volonté ni de courage, mais il ne
-disposait d'aucune force sur laquelle il pût compter. La garde
-nationale, expression la plus fidèle de la population, était froide au
-moins, sauf la petite portion de cette garde qui servait à cheval, et
-qui là comme ailleurs était formée par la noblesse du pays. Les
-troupes de la garnison consistant dans le 24e de ligne et le 13e de
-dragons cantonnés à Lyon, et dans le 20e de ligne venu de Montbrison,
-ne dissimulaient aucunement leurs sentiments, et paraissaient prêtes à
-ouvrir les bras à Napoléon dès qu'il se montrerait aux portes de la
-ville. On n'avait pas une seule pièce de canon. Le maréchal Soult
-avait eu la singulière idée d'en faire demander à Grenoble,
-c'est-à-dire à un arrondissement d'artillerie qui d'après toutes les
-probabilités devait être envahi lorsque les ordres de Paris y
-parviendraient. Du reste la privation n'était pas grande, car il faut
-des bras pour manoeuvrer les canons, et on ne pouvait pas plus compter
-sur les bras de l'artillerie que sur ceux de l'infanterie.
-
-Tel était l'état des choses à Lyon, lorsque M. le comte d'Artois y
-arriva. Il vit bientôt que le zèle honorable mais peu réfléchi qui l'y
-avait conduit, ne servirait qu'à l'exposer à une échauffourée. Il fut
-donc fort au regret d'y être venu, car sans se préoccuper des dangers
-personnels qu'il pouvait courir, il allait par sa présence rendre
-infiniment plus grave la perte à peu près certaine de cette grande
-ville.
-
-[En marge: Vains efforts de M. le comte d'Artois pour se concilier la
-population.]
-
-[En marge: Avis du duc d'Orléans.]
-
-[En marge: Arrivée du maréchal Macdonald.]
-
-[En marge: Ce maréchal s'efforce d'agir sur l'esprit des troupes.]
-
-Il se donna, suivant sa coutume, beaucoup de mouvement, il prodigua
-les paroles et les caresses, mais en dehors de ceux qui l'approchaient
-et sur lesquels il agissait par sa bonté et sa grâce, il ne conquit
-personne. Il avait besoin de quelques fonds pour accorder des
-gratifications aux troupes, et les caisses du Trésor n'ayant pas été
-pourvues en temps utile, il trouva partout des excuses au lieu
-d'argent. Le duc d'Orléans étant arrivé à Lyon vingt-quatre heures
-après lui, il délibéra avec ce prince sur ce qu'il y avait de plus
-utile à faire. La question était à Lyon ce qu'elle avait été à
-Grenoble. Opposer des troupes à Napoléon, c'était les lui livrer;
-rétrograder en les emmenant avec soi, c'était lui livrer du pays. Ce
-dernier parti était pourtant le seul à prendre, car d'après toutes les
-vraisemblances Lyon devant être aux mains de l'ennemi dans deux jours,
-il valait mieux se retirer avec les troupes que de fournir à Napoléon
-un renfort de quelques mille hommes. Le duc d'Orléans s'efforça de
-prouver au comte d'Artois que le parti de la retraite était le plus
-sage, mais celui-ci retenu par le chagrin d'abandonner une ville telle
-que Lyon, voulut avant de faire un pareil sacrifice consulter le
-maréchal Macdonald, qui allait passer pour se rendre à Nîmes auprès du
-duc d'Angoulême. Ce maréchal, dont la voiture s'était cassée en route,
-n'arriva que le 9 au soir à Lyon. Conduit chez le comte d'Artois qui
-l'attendait avec impatience, et qui lui ordonna de rester auprès de
-lui parce que la route de Nîmes était interceptée, le maréchal montra
-les meilleures dispositions, mais fut très-peu rassuré par le rapport
-qu'on lui fit de la situation. Toutefois il ne fut point d'avis
-d'évacuer Lyon avant d'y être contraint par les événements. Il proposa
-de couper les ponts du Rhône, si on le pouvait, ou au moins de les
-barricader; de passer les troupes en revue, de leur parler, de tâcher
-de les déterminer en faveur de la cause royale, de choisir parmi les
-royalistes ardents quelques hommes dévoués qui, vêtus en soldats,
-tireraient le premier coup de fusil, et engageraient ainsi le combat,
-ce qui déciderait peut-être l'armée à résister à Napoléon. Ces
-propositions ne firent guère d'illusion à la sagacité du duc
-d'Orléans, mais ce n'était pas le cas de disputer sur les moyens quand
-on en avait si peu, et ce prince n'objecta rien. Le comte d'Artois,
-faute de mieux, agréa ce que lui proposa le maréchal, le chargea de
-donner les ordres nécessaires, et alla prendre quelque repos en
-attendant le lendemain. C'était en effet le lendemain 10 que, d'après
-tous les calculs, Napoléon devait se présenter aux portes de Lyon.
-
-[En marge: Il fait barricader les ponts et ramener les bateaux à la
-droite du Rhône.]
-
-Le maréchal Macdonald passa la nuit à faire couper ou barricader les
-ponts, à ramener les bateaux de la rive gauche à la rive droite du
-Rhône, et à recevoir les chefs des régiments qu'il trouva prêts à
-remplir leur devoir, par honneur mais non par affection, et unanimes
-dans l'opinion qu'ils avaient conçue des mauvaises dispositions de
-leurs soldats. Il leur recommanda de préparer au comte d'Artois une
-réception convenable, et tandis qu'il était occupé de ces soins, le
-général Brayer, commandant à Lyon, vint lui dire qu'il fallait se
-garder de montrer le prince aux troupes, car l'accueil était trop
-douteux pour en courir le risque. Le maréchal se transporta en hâte
-chez le prince qu'il fit éveiller, l'étonna peu en lui rapportant ces
-tristes nouvelles, et convint avec lui de commencer la revue sans sa
-présence, sauf à le faire appeler, si les efforts qu'il allait tenter
-obtenaient un premier succès.
-
-[En marge: Revue des troupes le 10 mars au matin.]
-
-[En marge: Impossibilité d'arracher aux soldats le cri de _Vive le
-Roi_.]
-
-Dès le matin, par une pluie battante, le maréchal fit assembler les
-20e et 24e de ligne, ainsi que le 13e de dragons, lesquels au milieu
-du désordre régnant n'avaient reçu aucune distribution, ce qui
-ajoutait à leur disposition hostile la mauvaise humeur des privations.
-Il les fit former en cercle autour de lui, leur rappela les vingt ans
-de guerre pendant lesquels il avait toujours servi dans leurs rangs,
-la loyale conduite qu'il avait tenue à Fontainebleau, les fautes qui
-avaient amené les malheurs de la France en 1814, et leur annonça de
-plus grands malheurs encore si on livrait le pays à Napoléon, car on
-aurait de nouveau l'Europe sur les bras, plus unie, plus puissante,
-plus irritée que jamais! Il parla avec raison, avec chaleur, mais sans
-succès. Désirant enfin tirer la conclusion de son discours, il saisit
-son épée, et, d'une voix forte, cria: _Vive le Roi!_--Pas une voix ne
-répondit à la sienne. Un peu déconcerté, il voulut essayer si la
-présence du comte d'Artois ne produirait pas quelque effet, certain
-d'ailleurs par l'attitude des troupes qu'il n'en pouvait rien advenir
-de fâcheux. Le prince accourut, montra aux soldats son visage aimable
-et attrayant, fut reçu d'eux avec respect, mais avec une invincible
-froideur. Arrivé devant le 13e de dragons, le maréchal fit sortir des
-rangs un vieux sous-officier, dont les cheveux gris, et la croix
-étalée sur sa poitrine, attestaient les longs services. Il lui parla
-de ses campagnes, et puis l'invita, devant le prince, à crier: _Vive
-le Roi!_--Le vieux soldat, ébahi, resta immobile et muet, salua M. le
-comte d'Artois et rentra dans le rang, sans avoir poussé le cri qu'on
-lui demandait.
-
-[En marge: Le comte d'Artois abandonne la revue.]
-
-[En marge: Le maréchal Macdonald reçoit chez lui le corps des
-officiers, et cherche en vain à détruire les préventions dont leur
-esprit est rempli.]
-
-Le prince vivement affecté changea de couleur, mais ne témoigna rien,
-et retourna vers sa demeure, laissant sur le terrain le maréchal qui,
-pour faire un dernier essai, invita les officiers à le suivre chez
-lui. Ils y vinrent au nombre d'une centaine, et sans s'écarter des
-égards dus à l'homme de guerre éprouvé qui leur parlait, exposèrent
-leurs griefs avec une extrême amertume. Le maréchal pour les calmer
-convint des torts qu'on avait eus envers l'armée, leur en promit la
-réparation, mais ne put les ramener, même en leur présentant la
-perspective d'un duel à mort avec l'Europe. Il les trouva profondément
-irrités contre la maison du Roi, et contre ce qu'ils appelaient les
-chouans, blessés du dédain qu'on montrait pour la Légion d'honneur,
-car en ce moment même le comte Roger de Damas ne la portait point, et
-quoique convaincus de la presque certitude d'une nouvelle lutte avec
-l'Europe, résolus à en braver les chances, et à mourir tous pour
-relever la France, pour la purger, disaient-ils, des émigrés, des
-chouans, des Autrichiens, des Russes, des Anglais, qu'ils confondaient
-dans les mêmes appellations et la même haine.
-
-[En marge: Sur le conseil du maréchal Macdonald, M. le comte d'Artois
-quitte Lyon.]
-
-Il n'y avait rien à obtenir d'esprits aussi malheureusement prévenus.
-Le maréchal se rendit chez M. le comte d'Artois, et bien qu'il n'y eût
-aucun danger pour sa personne, si ce n'est celui de devenir prisonnier
-de Napoléon, il l'engagea à partir sur-le-champ avec M. le duc
-d'Orléans. Quant à lui, il se décida à rester, pour essayer encore
-d'engager le combat, et d'amener les troupes à prendre parti pour la
-Restauration contre l'Empire.
-
-[En marge: Le maréchal Macdonald reste à Lyon pour essayer jusqu'au
-dernier moment d'amener les troupes à faire leur devoir.]
-
-Après avoir accompagné les princes jusqu'à leur voiture, il revint
-vers les ponts du Rhône, afin de voir où en était l'exécution de ses
-ordres. Les ponts, bien entendu, n'avaient pas été coupés, car la
-population n'y aurait pas consenti; mais ils n'étaient pas même
-barricadés. Quant à ces agitateurs royalistes qui avaient tant
-contribué à indisposer la population lyonnaise, aucun ne s'était
-offert pour prendre la capote du soldat, et tirer le premier coup de
-fusil. Le maréchal fit obstruer les ponts du mieux qu'il put, et
-ordonna l'ouverture d'une tranchée, pour commencer une espèce de tête
-de pont. Tandis qu'il présidait lui-même à ces travaux, un soldat
-d'infanterie dont il cherchait à stimuler le zèle, lui répondit avec
-sang-froid: Allons donc, maréchal, vous êtes un brave homme, qui avez
-passé votre vie dans nos rangs, et non dans ceux des émigrés! Vous
-feriez bien mieux de nous conduire auprès de notre empereur qui
-approche, et qui vous recevrait à bras ouverts...--Il n'y avait ni
-punitions, ni raisonnements à adresser à des soldats ainsi disposés,
-et le maréchal attendit dans une anxiété cruelle l'apparition de
-l'ennemi, que plusieurs officiers, envoyés en reconnaissance, disaient
-prochaine. Il était trois ou quatre heures de l'après-midi, vendredi
-10, et on assurait que Napoléon n'était pas loin du faubourg de la
-Guillotière.
-
-[En marge: Marche de Napoléon de Grenoble à Lyon.]
-
-Napoléon, en effet, que nous avons laissé sortant de Grenoble le 9 à
-midi, n'avait pas perdu de temps, et s'était hâté de rejoindre ses
-troupes qu'il avait dès le 8 acheminées vers Lyon. Voyageant dans une
-calèche ouverte, et n'avançant qu'au pas à cause de l'affluence des
-populations, sa marche de Grenoble à Lyon, au milieu des campagnards
-acquéreurs pour la plupart de biens nationaux, et curieux de voir cet
-homme extraordinaire, fut une sorte de triomphe. On n'entendait de
-tout côté que les cris de _Vive l'Empereur! à bas les nobles! à bas
-les prêtres!_ et, à chaque instant, Napoléon était obligé de s'arrêter
-pour écouter les harangues des maires, et pour leur faire des réponses
-conformes à leurs passions. Il avait soupé à Rives, couché à Bourgoin,
-et continué le 10 à marcher sur Lyon où il espérait entrer avant la
-fin du jour.
-
-[En marge: Son avant-garde, composée d'un détachement du 4e de
-hussards, arrive le 10 à quatre heures au faubourg de la Guillotière.]
-
-[En marge: Elle fraternise avec le 13e de dragons et avec les troupes
-qui gardent le pont de la Guillotière.]
-
-[En marge: Le maréchal Macdonald est réduit à s'enfuir au galop.]
-
-Vers quatre heures son avant-garde, composée d'un détachement du 4e de
-hussards, parut à l'entrée du faubourg de la Guillotière, où se
-trouvait en observation un détachement du 13e de dragons. À peine ces
-deux troupes de cavalerie furent-elles en présence l'une de l'autre,
-qu'elles fraternisèrent au cri de _Vive l'Empereur!_ puis elles
-parcoururent le faubourg, où le peuple les accueillit en poussant le
-même cri. Bientôt peuple et cavaliers se dirigèrent en masse vers le
-pont de la Guillotière. Au bruit que faisait cette foule, le maréchal
-Macdonald fit ordonner à deux bataillons de le suivre, et s'avança
-lui-même vers le pont en prescrivant à ses officiers de mettre l'épée
-à la main, pour tâcher d'entraîner les troupes, et de faire partir ce
-premier coup de fusil, duquel il attendait le salut de la cause
-royale. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, les hussards du 4e mêlés
-aux dragons du 13e parurent, et poussant le cri de _Vive l'Empereur!_
-provoquèrent chez les fantassins qui gardaient le pont un mouvement
-irrésistible. Ceux-ci répondirent par le cri de _Vive l'Empereur!_
-puis se jetant sur les barricades qu'on avait essayé d'élever,
-travaillèrent à les abattre au plus vite. De leur côté les hussards et
-les dragons, aidés par le peuple du faubourg, se mirent à l'oeuvre, et
-en moins de quelques minutes le passage fut rétabli. Le maréchal, à ce
-spectacle, ne songea plus qu'à s'échapper, pour se soustraire au zèle
-de ses soldats qui voulaient le conduire à Napoléon, et le forcer de
-se réconcilier avec lui. Enfonçant les éperons dans les flancs de son
-cheval, il s'enfuit au galop, accompagné du général Digeon et de ses
-aides de camp. Il traversa Lyon ventre à terre, serré de près par
-quelques cavaliers qui, sans intention de lui faire aucun mal,
-désiraient s'emparer de sa personne pour le rattacher à la cause
-impériale. Mais le maréchal, s'opiniâtrant dans l'accomplissement de
-son devoir, par honneur, par intelligence des vrais intérêts de la
-France, voulait se dérober à une réconciliation qui, de la part de
-Napoléon, eût été certainement accompagnée des plus éclatantes
-faveurs. Il fut poursuivi pendant quelques lieues, puis, comme dirent
-ses soldats, _abandonné à sa mauvaise étoile_, qu'il s'obstinait à
-suivre.
-
-[En marge: Entrée triomphale de Napoléon à Lyon.]
-
-Au pont de la Guillotière se passait en ce moment une scène d'un autre
-genre. On avait débarrassé le pont le plus promptement possible, et
-une foule immense composée de bourgeois offensés par les royalistes,
-de patriotes tourmentés depuis six mois à titre de révolutionnaires,
-était accourue à la rencontre de Napoléon, et, mêlée aux troupes, le
-proclamait empereur. Quant à lui, tranquille et accueillant comme un
-maître qui rentre dans son domaine, il répondait par des saluts
-affectueux aux témoignages enthousiastes qu'on lui prodiguait de
-toutes parts.
-
-[En marge: Son langage à toutes les autorités.]
-
-Il alla descendre non pas dans une auberge comme à Grenoble, mais au
-palais de l'archevêché, qui était pour lui un palais de famille. Les
-autorités civiles, judiciaires et militaires se hâtèrent de lui
-apporter leurs hommages et leurs félicitations. Aux unes comme aux
-autres il répéta les discours qu'il avait déjà tenus à Grenoble, mais
-cette fois en un langage moins populaire et un peu plus impérial. Il
-leur dit qu'il venait pour sauver les principes et les intérêts de la
-Révolution mis en péril par les émigrés, pour rendre à la France sa
-gloire, sans toutefois lui rendre la guerre qu'il espérait pouvoir
-éviter; qu'il accepterait les traités signés avec l'Europe, et vivrait
-en paix avec elle, pourvu qu'elle ne songeât point à se mêler de nos
-affaires; que les temps étaient changés, qu'il fallait se contenter
-d'être la plus glorieuse des nations, sans prétendre à maîtriser
-toutes les autres; qu'au dedans comme au dehors il tiendrait compte
-des changements survenus, et accorderait à la France toute la liberté
-dont elle était digne et capable; que si un pouvoir très-étendu était
-nécessaire quand il avait de vastes projets de conquête, un pouvoir
-sagement limité suffisait pour administrer la France pacifique et
-heureuse; qu'il arriverait bientôt à Paris, et qu'il se hâterait de
-convoquer la nation elle-même, pour modifier de concert avec elle les
-constitutions de l'Empire, et les adapter au nouvel état des choses.
-
-[En marge: Napoléon porte en avant les régiments qui viennent de
-l'accueillir, et donne un peu de repos à ceux qui l'ont suivi.]
-
-[En marge: Revue des troupes.]
-
-Ce langage réussit à Lyon comme il avait réussi à Grenoble, et il
-semblait tellement impossible dans le moment de penser autrement, que
-personne ne se demanda si Napoléon était sincère. Les réceptions et
-les harangues terminées, son premier soin à Lyon de même qu'à
-Grenoble, fut de pousser toujours sur Paris, sans perdre une heure.
-Pour cela il résolut de faire comme il avait déjà fait, de retenir
-auprès de lui les troupes qui l'avaient escorté, afin de leur procurer
-un peu de repos, et de porter en avant celles qui venaient de se
-donner à lui, et qui n'avaient encore essuyé aucune fatigue. Il se
-proposait de les suivre avec celles qu'il avait amenées de Grenoble,
-et qui, après une halte d'un jour, seraient capables de se remettre en
-route. Avec la garnison de Lyon il devait avoir environ 12 mille
-hommes, et un parc d'artillerie qui se compléterait en passant à
-Auxonne. Il était douteux que les Bourbons eussent le temps de réunir
-une force pareille, et surtout qu'ils pussent la décider à se battre.
-Toutefois Napoléon ne pouvait acheminer sur Paris la division Brayer
-qui venait de lui livrer Lyon, sans auparavant la voir et lui parler.
-Il ordonna donc pour le lendemain matin la revue de la garde nationale
-et des troupes. Le lendemain 11 mars, en effet, il passa en revue,
-sur la place Bellecour, qu'il avait réédifiée, les soldats de l'île
-d'Elbe, ceux de Grenoble, ceux de Lyon, mêlés à la garde nationale
-lyonnaise. L'espérance, hélas chimérique! d'avoir à la tête du
-gouvernement un grand homme, dévoué à la cause de la Révolution,
-acceptant par bon sens autant que par nécessité la paix et les
-principes d'une sage liberté, de réunir par conséquent le triple
-avantage du génie, de la gloire, et d'une origine populaire, tout cela
-sans guerre et sans despotisme, cette espérance séduisait les
-imaginations, et rendit à Napoléon le coeur des Lyonnais, aliéné
-depuis trois ans par ses fautes. Il parcourut le front de la division
-Brayer, la remercia dignement, en général qui savait parler aux
-soldats, et l'invita à partir immédiatement pour aller lui conquérir
-de nouveaux régiments et de nouvelles cités.
-
-[En marge: M. Fourier nommé préfet de Lyon.]
-
-Rentré à l'archevêché, il s'occupa sans retard des soins de
-l'administration, dont il cherchait à chaque pas à ressaisir les fils
-épars. Le jeune Fleury de Chaboulon, de retour de Naples, vint
-soudainement tomber à ses pieds, ivre de joie de le voir si
-miraculeusement échappé à tous les dangers de la mer et de la terre.
-Napoléon l'accueillit avec bonté, et l'attacha sur-le-champ à son
-cabinet. Il songea ensuite à choisir un préfet de Lyon. Ainsi qu'on
-l'a vu, il avait été mécontent à Grenoble du départ précipité de M.
-Fourier. Mais bientôt calmé par ses explications, il lui avait fait
-dire de le joindre à Lyon, et M. Fourier, incapable de trahir le
-pouvoir qui tombait, mais tout aussi incapable de tenir rigueur au
-pouvoir qui se relevait, s'était hâté de venir. Napoléon le reçut à
-merveille, puis trouvant convenable, et même piquant de faire préfet
-de Lyon le préfet qui avait voulu lui interdire l'entrée de Grenoble,
-il lui donna la préfecture du Rhône, ce que M. Fourier accepta sans
-difficulté.
-
-[En marge: Décrets de Lyon.]
-
-[En marge: Dissolution des Chambres de Louis XVIII.]
-
-À ces actes administratifs Napoléon en ajouta de plus graves. Arrivé à
-Lyon, il se regardait comme déjà en possession de l'autorité
-souveraine, et il résolut d'en user pour frapper au coeur les pouvoirs
-qui lui étaient opposés. Il prononça la dissolution des deux Chambres
-de Louis XVIII, en alléguant contre chacune d'elles les motifs les
-plus propres à les rendre impopulaires. Il reprocha à celle des pairs
-d'être composée, ou d'anciens sénateurs de l'Empire qui avaient
-pactisé avec l'ennemi victorieux, ou d'émigrés qui étaient rentrés à
-la suite de l'étranger. Quant à la Chambre des députés, il rappela que
-ses pouvoirs étaient expirés, au moins pour les deux tiers de ses
-membres, qu'elle s'était prêtée aussi aux communications avec
-l'ennemi, enfin qu'elle avait émis un vote scandaleux et antinational
-en accordant, sous prétexte de payer les dettes du Roi, une somme de
-trente millions, destinée à solder vingt ans de guerre civile.
-
-[En marge: Convocation du Champ de Mai.]
-
-Après avoir frappé les deux Chambres actuellement en fonctions, il
-fallait cependant prendre garde de réveiller dans les esprits l'idée
-de ce despotisme géant, qui durant quinze années avait voulu exister
-tout seul, et décider tout seul des destinées de la France. Les
-Chambres de la royauté détruites, Napoléon prit une mesure qui devait
-préparer la formation des Chambres de l'Empire. Il décréta que le
-corps électoral tout entier, réuni sous deux mois à Paris en Champ de
-Mai, y assisterait au sacre de l'Impératrice et du Roi de Rome, et
-apporterait aux constitutions impériales les changements commandés par
-l'état des esprits et par le besoin d'une sage liberté. C'était une
-manière indirecte d'annoncer, sans la promettre formellement, la
-prochaine arrivée de Marie-Louise et du Roi de Rome, d'en référer au
-pays lui-même pour les nouvelles institutions qu'il s'agissait de lui
-donner, de prendre en même temps pour base du pouvoir impérial la
-souveraineté de la nation, et non le droit divin invoqué par les
-Bourbons.
-
-[En marge: Rétablissement de la magistrature impériale.]
-
-[En marge: Expulsion des émigrés.]
-
-[En marge: Projet de décret comminatoire contre MM. de Talleyrand, de
-Dalberg, de Vitrolles, etc., contre les maréchaux Marmont et
-Augereau.]
-
-[En marge: Résistance du grand maréchal Bertrand à ce décret.]
-
-Napoléon ne se borna point à frapper les grands corps de l'État
-composant le gouvernement des Bourbons, et à proclamer la formation à
-bref délai de ceux qui devaient composer le sien, il voulut par
-quelques autres mesures s'assurer le concours des principaux
-fonctionnaires. Ainsi les Bourbons avaient annoncé la reconstitution
-de la magistrature, et, en faisant attendre cette reconstitution,
-avaient tenu les magistrats dans une inquiétude continuelle. Napoléon
-déclara nulles les destitutions et les nominations prononcées depuis
-avril 1814, et ordonna aux anciens magistrats impériaux de remonter
-immédiatement sur leurs siéges. C'était se donner d'un trait de plume
-la magistrature tout entière. Il ne prescrivit rien touchant les
-préfets et sous-préfets, qui pour la plupart étaient ceux de l'Empire
-restés au service de la Restauration, sur lesquels il était impossible
-de statuer de loin, et dont il était probable qu'il recouvrerait le
-plus grand nombre lorsqu'ils seraient en position de faire leur choix.
-À ces mesures que la politique justifiait, Napoléon en ajouta de moins
-excusables, destinées les unes à satisfaire les passions du parti
-révolutionnaire et militaire, les autres à ramener ou à contenir
-certains ennemis de grande importance en les intimidant sans les
-frapper. Il décida par décret que les émigrés rentrés sans radiation
-régulière, antérieure à 1814, seraient tenus d'évacuer le territoire,
-et que ceux d'entre eux qui avaient obtenu des grades militaires en
-déposeraient les épaulettes, et quitteraient sur-le-champ les rangs de
-l'armée. Cette mesure, déjà fort rigoureuse mais inévitable, car si on
-n'y avait pourvu d'avance les soldats auraient expulsé violemment les
-officiers émigrés qu'on avait introduits dans leurs rangs, fut de
-beaucoup dépassée par une autre qui n'avait pas l'excuse de la
-nécessité, et qui, par la notoriété des personnages atteints, devait
-produire un effet déplorable. Napoléon en voulait à MM. de Talleyrand,
-de Dalberg, de Vitrolles, Marmont, Augereau, etc., qui avaient, les
-uns amené l'ennemi, les autres traité avec lui. Il rédigea donc un
-décret pour ordonner la mise en jugement, et en attendant le séquestre
-des biens, contre MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, contre
-M. Lynch, maire de Bordeaux, contre les maréchaux Marmont et Augereau,
-sous le prétexte que tous indistinctement avaient connivé avec les
-envahisseurs du territoire. Comme la plupart étaient absents, et que
-les autres ne pouvaient manquer de s'absenter bientôt, c'était une
-menace qui devait porter sur les biens seulement, et qu'on pouvait
-faire cesser si ces personnages demandaient à se rallier. Ce n'en
-était pas moins de la part de Napoléon un acte de réaction violente,
-qui contrastait avec la clémence promise dans ses proclamations, et
-qui pouvait faire beaucoup plus de mal à sa cause en alarmant les
-esprits, qu'aux absents en les menaçant sans les atteindre. Le grand
-maréchal Bertrand, revêtu de la qualité de major général, devait
-contre-signer ces décrets, rendus militairement en quelque sorte. Le
-caractère généreux du grand maréchal répugnait à de tels actes, et il
-résista vivement. Il soutint qu'une pareille mesure suffirait pour
-détruire toute confiance dans les promesses de Napoléon, et pour
-fournir à ses ennemis l'occasion de dire qu'il revenait en France
-plein de ressentiments, et aussi enraciné que jamais dans ses
-habitudes despotiques. Napoléon répondit au grand maréchal qu'il
-n'entendait rien à la politique, que la clémence ne produisait ses
-effets qu'accompagnée d'une certaine dose de sévérité, surtout à
-l'égard d'ennemis dangereux, et quelques-uns implacables; qu'en
-réalité il ne voulait point exercer de rigueurs, qu'il venait de le
-prouver en nommant préfet de Lyon M. Fourier, si hautement prononcé
-contre lui; qu'il fallait pourtant traiter différemment ceux qui
-avaient cédé aux circonstances, et ceux qui avaient connivé avec
-l'ennemi pendant que les bons Français versaient leur sang à la
-frontière; que cette apparence de sévérité serait une immense
-satisfaction pour tous ceux qui composaient son parti en France; que,
-du reste, il le répétait, il voulait intimider, non frapper, et qu'il
-était prêt à ouvrir les bras à quiconque manifesterait l'intention de
-revenir à lui. Pourtant Napoléon se laissa fléchir par les
-observations du grand maréchal Bertrand, qui lui disait qu'il ne
-fallait pas fermer la voie à un raccommodement, et qu'au lieu de
-ramener les hommes dont il s'agissait, on les éloignerait en les
-menaçant. Le décret fut donc non pas abandonné mais ajourné.
-
-[En marge: Nouvelle lettre à Marie-Louise.]
-
-Napoléon avant de quitter Lyon écrivit de nouveau à Marie-Louise, lui
-fit connaître les progrès de sa marche, lui annonça son entrée
-triomphale à Paris pour le 20 mars, jour de naissance du Roi de Rome,
-et la pressa enfin de revenir en France. Il envoya un message à son
-frère Joseph, qui était dans le canton de Vaud, pour le charger de
-faire parvenir à Vienne la lettre écrite à Marie-Louise, pour
-l'informer aussi de ses prodigieux succès, pour l'autoriser en outre à
-déclarer officiellement à tous les ministres des puissances résidant
-en Suisse, l'intention formelle où il était de conserver la paix aux
-conditions du traité de Paris.
-
-[En marge: Napoléon quitte Lyon le 13 mars au matin, et prend la route
-de la Bourgogne.]
-
-Ayant pourvu à tout, il résolut de quitter Lyon le 13 mars au matin,
-après y avoir séjourné le 11 et le 12 seulement, c'est-à-dire le temps
-absolument indispensable pour rallier les troupes qui arrivaient
-successivement de Grenoble, pour les faire reposer un jour, et les
-acheminer à la suite de la division Brayer, partie de Lyon dès le 11.
-Son projet était de choisir entre les deux routes qui menaient de Lyon
-à Paris, celle de la Bourgogne, beaucoup plus sûre que celle du
-Bourbonnais, à cause de l'esprit des habitants.
-
-[En marge: Mouvements qu'on exécute sur ses flancs et ses derrières
-pour l'arrêter.]
-
-[En marge: Marche des Marseillais.]
-
-[En marge: Conduite de Masséna.]
-
-Tout présageait à Napoléon dans le reste de son voyage, un succès
-aussi prompt, aussi complet, que celui qu'il avait obtenu de La Mure à
-Lyon. On se donnait cependant beaucoup de mouvement, soit sur ses
-derrières, soit sur ses flancs. En effet, les Marseillais en apprenant
-son débarquement, avaient été saisis d'une irritation indicible. Ils
-avaient cru voir leur port fermé de nouveau, leur misère encore
-assurée pour des années, et ils avaient demandé à partir tous pour
-courir après celui qu'ils appelaient _le brigand de l'île d'Elbe_. Le
-maréchal Masséna, destiné malgré sa gloire aux injustices des deux
-dynasties, n'avait pas plus à se louer de Napoléon que de Louis XVIII.
-Dégoûté de tout, excepté du repos, il jugeait la situation de la
-hauteur de son rare bon sens et de son sincère patriotisme. Attaché de
-coeur à la Révolution, mais craignant une nouvelle lutte avec
-l'Europe, il voyait dans Louis XVIII la contre-révolution, dans
-Napoléon la guerre, et n'avait de penchant ni pour l'un ni pour
-l'autre. Dans cette disposition, il envisageait avec peine plutôt
-qu'avec plaisir la tentative de son ancien empereur, et était décidé à
-se renfermer dans la rigoureuse observation de ses devoirs militaires.
-Cédant à la demande des Marseillais, il en avait laissé partir douze
-ou quinze cents, escortés de deux régiments d'infanterie, qui avaient
-la cocarde tricolore cachée dans leur sac. Cette colonne s'était
-dirigée sur Grenoble pour prendre Napoléon à revers, et elle ne
-pouvait certes pas lui faire grand mal, étant à plus de cent lieues de
-lui. Masséna avait en outre pris ses précautions à Toulon, pour qu'au
-milieu du délire des partis on ne livrât pas cette importante place
-aux Anglais, et il s'était réservé quelques forces à Marseille, afin
-de ne pas rester à la merci d'une populace furieuse.
-
-[En marge: Forces du maréchal Ney à Lons-le-Saulnier.]
-
-[En marge: Bertrand écrit à Ney pour l'inviter à bien réfléchir à sa
-conduite.]
-
-À Nîmes commençaient à se réunir quelques troupes de ligne, à la tête
-desquelles devait se mettre M. le duc d'Angoulême. Mais ces
-rassemblements, quoique placés sur les derrières de Napoléon,
-n'étaient pas fort à craindre à la distance où ils se trouvaient de
-lui. Ce qui présentait plus de gravité, c'était le mouvement du
-maréchal Ney, envoyé en Franche-Comté, et destiné à se porter par
-Besançon et Lons-le-Saulnier dans le flanc de Napoléon. Celui-là
-pouvait joindre l'armée impériale, mais il lui était difficile de
-réunir au delà de six mille hommes, qui se battraient à contre-coeur,
-ou ne se battraient même pas contre les douze ou quinze mille de
-Napoléon, remplis d'enthousiasme, et résolus à passer sur le corps de
-quiconque voudrait leur résister. Ce dernier danger n'était donc pas
-très-inquiétant, mais une collision eût fort contrarié Napoléon, qui
-avait la prétention et l'espérance d'arriver à Paris sans qu'une
-goutte de sang eût coulé. Il cherchait par ce motif à éviter tout
-conflit, mais il était décidé à n'écrire ni au maréchal Ney ni à
-d'autres, désirant tout devoir aux soldats, dont il ne craignait pas
-d'être l'obligé, et rien aux chefs militaires, dont il n'avait pas été
-content au moment de sa chute, et desquels il ne voulait pas recevoir
-de conditions. Toutefois le grand maréchal Bertrand ne garda pas la
-même réserve. Il écrivit à Ney pour lui dépeindre la marche triomphale
-de Cannes à Lyon et lui en prédire la continuation jusqu'à Paris,
-pour lui faire sentir la gravité de la résolution qu'il allait
-prendre, le danger de cette résolution pour lui, son inutilité pour
-les Bourbons, s'il la prenait contraire à la cause impériale. Il
-chargea quelques vieux sous-officiers de l'île d'Elbe de se rendre au
-corps de Ney, pour communiquer avec les soldats de ce corps, et les
-embraser du feu qui les dévorait tous. Du reste il était probable que
-l'on aurait dépassé Mâcon et Chalon, seuls points par lesquels on
-pouvait être pris en flanc, lorsque Ney serait en mesure d'agir.
-Napoléon quitta Lyon le 13 mars au matin, annonçant à tout le monde
-qu'il serait le 20 à Paris. Il était vraisemblable en effet que la
-rapidité de son aigle, _volant de clocher en clocher_, comme il
-l'avait dit, ne serait pas moins grande de Lyon à Paris, que de Cannes
-à Lyon.
-
-[En marge: Marche de Napoléon sur Mâcon et Chalon.]
-
-[En marge: Accueil enthousiaste des populations de ce pays.]
-
-[En marge: Entrée à Mâcon.]
-
-En s'avançant en Bourgogne, Napoléon allait rencontrer des populations
-animées au plus haut point de l'esprit qui avait assuré son triomphe
-dans la première partie de son expédition. Les pays qui bordent la
-Saône avaient singulièrement prospéré pendant l'Empire, parce qu'alors
-les communications fluviales remplaçant les communications maritimes,
-la Saône était devenue la voie du commerce continental. Indépendamment
-de cette circonstance, la présence de l'ennemi si mal combattu en 1814
-par Augereau, avait exaspéré les habitants, fort patriotes comme tous
-ceux des provinces frontières. Les imprudences de la noblesse et du
-clergé avaient fait le reste, et la Franche-Comté, la Bourgogne
-étaient aussi disposées que le Dauphiné à ouvrir les bras à Napoléon.
-Les villes de Mâcon et de Chalon surtout, à la nouvelle des événements
-de Lyon et de Grenoble, avaient été saisies d'une véritable fièvre.
-Napoléon fit une pause de quelques instants à Villefranche, et alla
-coucher le soir à Mâcon, en marchant au milieu d'une affluence et d'un
-enthousiasme extraordinaires. En apprenant sa prochaine arrivée, les
-habitants de Mâcon envahirent le siége des autorités, et opérèrent
-eux-mêmes la révolution. Ainsi le mouvement des esprits était tel que
-l'approche de Napoléon produisait ce que quelques jours auparavant sa
-présence aurait pu seule accomplir. Il fut reçu à Mâcon avec des
-transports inouïs, le peuple accourant pêle-mêle avec les troupes, qui
-abandonnaient leurs chefs ou s'en faisaient suivre. _À bas les nobles!
-à bas les prêtres! à bas les Bourbons! Vive l'Empereur!_ étaient les
-cris de cette multitude composée de paysans, de soldats, de marins de
-la Saône, et animée de tous les sentiments nationaux et
-révolutionnaires que les Bourbons avaient eu l'imprudence de froisser.
-
-Napoléon reçut les autorités municipales, s'entretint familièrement
-avec ceux des habitants qui lui adressèrent la parole, leur dit
-pourquoi il était sorti de l'île d'Elbe, dans des termes à peu près
-semblables à ceux qu'il avait employés à Lyon et à Grenoble; leur
-parla de paix, de liberté, et les charma par cette bonhomie dans la
-grandeur, dont il savait si habilement se servir quand il voulait s'en
-donner la peine. Il demanda à l'un des officiers municipaux pourquoi,
-tandis qu'on s'était si bien défendu à Chalon contre les Autrichiens,
-on s'était si mal défendu à Mâcon, où les sentiments et le courage
-étaient les mêmes?--C'est votre faute, lui répondit naïvement le
-Mâconnais. Vous nous aviez donné de mauvaises autorités, vous nous
-aviez laissés sans armes et sans chefs, et nous n'avons rien pu avec
-nos bras seuls.--L'Empereur sourit, et lui dit: Cela prouve, mon ami,
-que nous avons tous fait des fautes; mais il ne faut pas les
-recommencer. Nous ne nous fierons désormais qu'à de vrais patriotes;
-nous n'irons pas chercher les étrangers chez eux, mais s'ils viennent
-chez nous, nous les recevrons de manière à leur ôter l'envie de
-revenir.--
-
-[En marge: Départ pour Chalon.]
-
-Après avoir écouté et dit bien des paroles en compagnie de ces bonnes
-gens, il prit quelque repos, se proposant de continuer sa route le
-lendemain sur Chalon.
-
-[En marge: En ce moment Napoléon pouvait trouver le maréchal Ney sur
-son flanc droit.]
-
-[En marge: Situation du maréchal Ney, et force dont il dispose.]
-
-Napoléon touchait à la seconde conjoncture décisive de son entreprise,
-c'était la rencontre possible avec le maréchal Ney. Il ne la redoutait
-pas précisément, car il avait déjà rallié à sa cause plus de la moitié
-des troupes concentrées par les Bourbons dans l'est de la France,
-c'est-à-dire de douze à quinze mille hommes. Or, d'après tous les
-renseignements, c'est à peine si le maréchal pouvait avoir six mille
-hommes, probablement mal disposés, et entièrement noyés au milieu
-d'une population dévouée à l'Empire et à la Révolution. Cependant il
-était impossible de prévoir ce que pourrait faire la _mauvaise tête_
-du maréchal, ainsi qu'on s'exprimait généralement, et Napoléon aurait
-vivement regretté une collision, dont le résultat n'était pas
-douteux, mais dont le succès eût ôté quelque chose de son prestige à
-cette conquête pacifique de la France accomplie sans aucune effusion
-de sang. Le grand maréchal Bertrand, ainsi que nous l'avons déjà dit,
-avait seul écrit au maréchal Ney, en son propre nom, et pour lui
-inspirer de sérieuses réflexions. Quant à Napoléon, il s'était
-contenté de lui adresser des ordres de mouvement, conçus comme si Ney
-n'avait jamais cessé d'être sous son commandement. Il lui avait
-prescrit de diriger ses troupes sur Autun et Auxerre, où il
-s'attendait à le voir lui-même. Au surplus, on était fort près du
-maréchal, car on le disait à Lons-le-Saulnier, et si quelques hommes
-prudents étaient inquiets, le peuple regardait Ney et ses soldats
-comme aussi conquis que tout ce qu'on avait rencontré de La Mure à
-Mâcon.
-
-[En marge: Ses dispositions morales et politiques.]
-
-[En marge: Il est tout à fait isolé de ceux qui complotaient contre
-les Bourbons.]
-
-Le moment approchait en effet, où allait s'accomplir l'une des scènes
-les plus étranges de notre longue et prodigieuse révolution. Le
-maréchal Ney, complétement étranger aux menées des généraux Lallemand
-et Lefebvre-Desnoëttes, brouillé depuis longtemps avec le maréchal
-Davout, convaincu que Napoléon lui gardait rancune pour sa conduite à
-Fontainebleau, n'ayant par conséquent aucune affinité avec les
-bonapartistes, avait senti s'évanouir son humeur contre les Bourbons,
-en apprenant le débarquement opéré au golfe Juan, et dans son simple
-bon sens, il avait regardé cet événement comme précurseur de la guerre
-étrangère et peut-être de la guerre civile. Aussi avait-il promis de
-très-bonne foi à Louis XVIII de s'opposer de toutes ses forces à la
-marche de Napoléon.
-
-[En marge: Efforts du maréchal Ney pour composer son corps d'armée.]
-
-Arrivé à Besançon, il avait fait avec zèle, intelligence et
-résolution, tout ce qu'exigeaient les circonstances. Presque rien
-n'était prêt de ce qui est nécessaire à la composition d'un corps
-d'armée, soit par la faute des circonstances, soit par celle des
-bureaux de la guerre. Il y avait suppléé tant qu'il avait pu, en se
-plaignant au ministre avec sa rudesse ordinaire. Trouvant les
-royalistes abattus, et peu disposés à soutenir l'arrogance qui avait
-tant nui à la cause des Bourbons, il s'était emporté contre eux, et
-avait contribué à remonter les esprits par cette énergie naturelle qui
-respirait dans ses yeux, retentissait dans sa voix, se révélait en un
-mot dans tous les mouvements de sa personne héroïque. Les royalistes
-du pays, sans partager sa confiance, avaient été charmés de ses
-sentiments et de son attitude.
-
-[En marge: Choix des généraux de Bourmont et Lecourbe pour commander
-ses divisions.]
-
-Après avoir donné des ordres pour atteler quelques pièces
-d'artillerie, pour confectionner des cartouches, pour suppléer enfin
-au matériel qui lui manquait, il avait résolu de distribuer ses
-troupes en deux divisions, sous deux généraux de confiance. Il pouvait
-disposer de cinq régiments d'infanterie, le 15e léger cantonné à
-Saint-Amour, le 81e de ligne à Poligny, le 76e à Bourg, les 60e et 77e
-déjà réunis à Lons-le-Saulnier, et de trois régiments de cavalerie, le
-5e de dragons établi à Lons-le-Saulnier, le 8e de chasseurs en route
-pour s'y rendre, et le 6e de hussards envoyé à Auxonne pour protéger
-le dépôt d'artillerie. On lui avait promis en outre le 4e de ligne et
-le 6e léger, lesquels ne devaient guère arriver que dans une dizaine
-de jours. Il avait choisi pour les mettre à la tête de ses deux
-divisions les généraux de Bourmont et Lecourbe. Le général de
-Bourmont, commandant à Besançon, était sous sa main. Ancien chef de
-chouans, il avait de quoi rassurer les royalistes; distingué par ses
-services militaires sous l'Empire, il était fort présentable aux
-troupes. Il réunissait donc toutes les convenances à la fois, et il ne
-pouvait refuser de servir activement, lorsqu'il s'agissait de défendre
-la cause des Bourbons. Il n'en était pas de même du général Lecourbe.
-Cet officier, le premier de son temps pour la guerre de montagnes,
-était un vieux républicain, disgracié par Napoléon, vivant dans ses
-terres, et resté aussi loin des faveurs des Bourbons que de celles de
-Napoléon. Ney le fit venir, lui rappela leur ancienne confraternité
-d'armes à l'armée du Rhin, leur commune aversion pour le despotisme
-impérial, les maux que l'ambition de Napoléon avait causés à la
-France, les dangers dont cette ambition la menaçait encore, le trouva
-dépourvu de rancune à l'égard de Napoléon, mais alarmé de son retour
-qui pouvait être suivi de la guerre civile et de la guerre étrangère,
-et parvint à lui faire accepter le commandement de l'une des deux
-divisions qu'on essayait de former en Franche-Comté.
-
-[En marge: Ses dispositions terminées, le maréchal Ney se porte à
-Lons-le-Saulnier le 12 mars au matin.]
-
-[En marge: État des esprits à Lons-le-Saulnier et dans la contrée
-environnante.]
-
-[En marge: Profonde sensation produite par l'approche de Napoléon.]
-
-Ces arrangements terminés, son artillerie attelée à la hâte, le
-maréchal partit pour Lons-le-Saulnier avec les généraux Lecourbe et de
-Bourmont. Arrivé dans cette ville le 12 mars au matin, il y trouva les
-60e et 77e de ligne, et le 5e de dragons. On y attendait le 8e de
-chasseurs. Il avait deux partis à prendre, ou de se jeter sur Lyon,
-s'il était temps encore d'en interdire l'entrée à Napoléon, ou s'il
-était trop tard, de tourner à droite pour se porter sur la Saône, et
-pour intercepter la route de Paris à travers la Bourgogne. Mais à
-peine entré à Lons-le-Saulnier, Ney apprit que Lyon était évacué, et
-il commença à sentir l'immense commotion produite dans le pays par
-l'approche de Napoléon. Les troupes ne disaient rien, mais malgré leur
-silence on pouvait apercevoir dans leurs yeux leur profonde émotion.
-La population curieuse et inquiète, en quête de nouvelles, les
-désirant favorables à Napoléon, ne prenait guère la peine de cacher
-ses sentiments. Le clergé s'était enfermé dans les églises. La
-noblesse désolée était accourue pour chercher auprès du maréchal une
-confiance qu'elle avait perdue. Le comte de Grivel, ancien militaire,
-inspecteur des gardes nationales, royaliste dévoué, était venu offrir
-son épée pour contribuer au salut de la cause royale si gravement
-compromise.
-
-[En marge: Efforts du maréchal Ney pour fermer son coeur aux
-impressions de ceux qui l'entourent.]
-
-[En marge: Son langage énergique.]
-
-[En marge: Il gourmande jusqu'aux royalistes eux-mêmes.]
-
-Le maréchal Ney entrevoyait déjà les embarras dans lesquels il s'était
-jeté, mais plus il sentait approcher de son coeur les impressions qui
-régnaient autour de lui, plus il se roidissait pour les en éloigner.
-Il disait aux royalistes qui lui parlaient de la gravité de la
-situation, qu'il la connaissait bien, que ce n'était pas une petite
-entreprise que de tenir tête à Napoléon, mais qu'il fallait avoir le
-courage de ce qu'on entreprenait; qu'il n'avait pas besoin de
-_trembleurs_ autour de lui, que ceux qui avaient peur étaient libres
-de se retirer; que fût-il seul, il résisterait; qu'il prendrait un
-fusil, tirerait le premier coup, et obligerait bien ses soldats à se
-battre. Les royalistes éperdus lui serraient la main en entendant ce
-langage, lui témoignaient leur gratitude, leur admiration même, mais
-ne lui manifestaient pas de grandes espérances, car ils n'en
-conservaient que de très-faibles. L'attitude des troupes était en
-effet désespérante.
-
-[En marge: Revue des troupes, et harangue que leur adresse le
-maréchal.]
-
-Quelques heures après son arrivée, le maréchal Ney voulut passer ses
-régiments en revue. Il fit déployer les 60e et 77e de ligne, le 5e de
-dragons, et le 8e de chasseurs qui avait rejoint. Après les avoir
-soigneusement examinés, il réunit les officiers en cercle autour de
-lui, et leur parla avec chaleur et résolution. Il leur rappela qu'il
-avait suivi Napoléon jusqu'à Moscou et jusqu'à Fontainebleau, qu'il
-l'avait servi par conséquent jusqu'au dernier moment, mais qu'après
-son abdication, il avait comme eux prêté serment aux Bourbons, et
-entendait rester fidèle à ce serment; que le rétablissement de
-l'Empire devait inévitablement amener sur la France un déluge de maux,
-qu'il attirerait sur elle l'Europe tout entière, et ferait recommencer
-une lutte désastreuse; que tout bon Français devait s'y opposer; que
-pour sa part il y était décidé, sans vouloir toutefois contraindre
-personne, et que si parmi ceux qui l'écoutaient il se trouvait des
-hommes que leurs affections détournaient de leurs devoirs, ils
-n'avaient qu'à le déclarer, et qu'il les renverrait chez eux, sans
-qu'il leur en coûtât d'autre peine que celle de sortir des rangs, mais
-qu'il n'entendait garder auprès de lui que des hommes sûrs et dévoués.
-
-[En marge: Silence glacial des soldats.]
-
-[En marge: Propos que tiennent entre eux les officiers.]
-
-Malgré son ascendant ordinaire sur les troupes, le maréchal obtint
-pour unique réponse un silence glacial, qui lui montrait assez qu'il
-fallait renvoyer chez eux presque tous ses officiers s'il ne voulait
-avoir auprès de lui que des hommes de son avis. À peine le cercle
-était-il rompu, que les aides de camp du maréchal entendirent dans
-tous les rangs les propos les plus fâcheux.--Qu'avions-nous besoin,
-murmuraient la plupart des officiers, de ce que nous dit là le
-maréchal? Ne sait-il pas ce que nous pensons? Ne doit-il pas le penser
-comme nous? Nous sommes dans les rangs, nous y attendrons en bon ordre
-ce que le sort décidera. Qu'il attende comme nous, et laisse les
-royalistes qui l'entourent faire les énergumènes, sans se livrer à des
-manifestations qui ne lui conviennent point!--
-
-Ces propos répétés au maréchal lui déplurent moins que le langage
-découragé des royalistes qui composaient son état-major.--Qu'on s'en
-aille, répétait-il avec une sorte d'irritation nerveuse, qu'on s'en
-aille si on tremble, qu'on me laisse seul, et je saurai bien prendre
-un fusil des mains d'un grenadier, et tirer le premier coup de feu.--
-
-[En marge: Le maréchal Ney s'obstine, et donne rendez-vous au comte
-d'Artois sur la Saône.]
-
-Plus l'impression générale envahissait son robuste coeur, plus il se
-défendait, et par cette lutte intérieure il touchait les royalistes
-clairvoyants sans les rassurer, mais il affligeait les bonapartistes,
-désolés de le voir s'engager dans une voie sans issue. Plusieurs
-officiers de M. le comte d'Artois, notamment le duc de Maillé,
-s'étaient rendus auprès de lui. Il se plaignit amèrement à eux de ce
-qu'on avait évacué Lyon si facilement, conjura M. le comte d'Artois de
-ne pas rétrograder davantage, de venir par un mouvement à gauche
-rejoindre la Saône, tandis qu'il la rejoindrait lui par un mouvement à
-droite, et soutint qu'en réunissant leurs forces ils réussiraient
-peut-être à arrêter l'ennemi. Il promit, toujours avec la même
-sincérité, de s'engager le premier, et ajouta qu'aussitôt son
-artillerie arrivée, le lendemain probablement, il s'acheminerait sur
-Mâcon ou Chalon à la rencontre de M. le comte d'Artois. Il ne savait
-pas, l'infortuné, que le lendemain ce ne serait pas M. le comte
-d'Artois, déjà retourné à Paris, mais Napoléon lui-même, qui se
-trouverait sur la Saône!
-
-[En marge: Suite de nouvelles funestes pendant toute la journée du
-13.]
-
-Le lendemain 13, pendant que Napoléon marchait sur Mâcon, la situation
-prit tout à coup l'aspect le plus sombre. À chaque instant on recevait
-la nouvelle que l'incendie avait éclaté, tantôt sur un point, tantôt
-sur un autre, de manière qu'on en était comme enveloppé de toute part.
-M. Capelle, préfet de l'Ain, arriva vers le milieu de la journée,
-poursuivi par les habitants de Bourg qui venaient de s'insurger. Le
-76e, qui occupait cette ville, s'était uni aux habitants pour arborer
-les trois couleurs. Plus près encore, à Saint-Amour, le 15e léger
-menaçait d'en faire autant. Vers les dix heures du soir, un officier,
-parti de Mâcon, apporta la nouvelle, envoyée par le préfet lui-même,
-que la ville de Mâcon s'était soulevée et avait expulsé les autorités
-royales. À minuit, une dépêche du maire de Chalon annonça qu'un
-bataillon du 76e, escortant l'artillerie que le maréchal attendait
-avec impatience, s'était révolté, et conduisait cette artillerie à
-Napoléon. Une heure après, un officier qui avait suivi la route de la
-Bourgogne raconta que le 6e de hussards, commandé par le prince de
-Carignan, s'était porté au galop sur Dijon pour insurger cette ville;
-et une heure plus tard, on apprit par une dépêche du général Heudelet
-que cette capitale de la Bourgogne, répondant à l'impulsion des villes
-voisines, venait de proclamer le rétablissement de l'Empire.
-
-Ces divers messages, successivement parvenus au maréchal pendant cette
-fatale nuit, furent pour lui comme autant de coups de poignard. Ne
-pouvant retrouver un sommeil sans cesse interrompu par de si terribles
-émotions, il se leva, et se mit à se promener en tout sens,
-s'attendant à de nouveaux coups plus douloureux encore. Il savait
-qu'un certain nombre de soldats de l'île d'Elbe, venus de Lyon,
-s'étaient mêlés à ses troupes, et s'efforçaient de leur communiquer le
-souffle de l'insurrection.
-
-[En marge: Arrivée dans la nuit du 13 au 14 de voyageurs partis de
-Lyon, les uns simples négociants, les autres officiers envoyés par
-Bertrand.]
-
-[En marge: Langage qu'ils tiennent au maréchal Ney, et faux bruits sur
-lesquels ils s'appuient.]
-
-Il était dans cet état d'agitation, lorsque vers le milieu de la nuit
-deux négociants partis de Lyon dans la journée lui furent amenés, et
-lui causèrent par leur rapport une impression profonde. Ils lui
-racontèrent avec quelle facilité la révolution en faveur de l'Empire
-s'était opérée à Lyon, combien on avait de raisons de croire cette
-révolution déjà effectuée à Paris, et combien il serait inutile de
-répandre du sang pour s'y opposer. Au même instant survinrent des
-officiers porteurs de la lettre du grand maréchal Bertrand, connus
-personnellement du maréchal Ney, et chargés d'ajouter des explications
-verbales à la lettre qu'ils apportaient. Ces officiers, mêlant le faux
-et le vrai, et répétant ce qu'ils avaient entendu dire autour de
-Napoléon, donnèrent des paroles du grand maréchal Bertrand un funeste
-commentaire. Ils assurèrent que tout était concerté depuis longtemps
-entre Paris, l'île d'Elbe et Vienne; qu'à Paris une vaste conspiration
-comprenant l'armée entière, et jusqu'au ministre de la guerre, avait
-déjà renversé, ou allait renverser les Bourbons; que Napoléon placé au
-centre de cette trame, était d'accord avec son beau-père, que le
-général autrichien Kohler était allé s'entendre avec lui à
-Porto-Ferrajo, que les vaisseaux anglais eux-mêmes s'étaient éloignés
-pour laisser passer la flottille impériale, que les puissances,
-fatiguées des Bourbons, étaient décidées à accueillir Napoléon s'il
-s'engageait à conserver la paix et à observer le traité du 30 mai, ce
-qu'il venait en effet de promettre solennellement; qu'ainsi tout était
-convenu, arrangé, et qu'il y aurait folie à résister à une révolution
-préparée de si longue main, entre les plus hauts potentats, et dont
-les suites en apparence les plus inquiétantes avaient été conjurées
-d'avance.
-
-[En marge: Origine de ces faux bruits.]
-
-[En marge: Ney croit Napoléon d'accord avec l'Europe, et suppose la
-révolution déjà faite à Paris.]
-
-On sait, par le récit qui précède, ce qu'il y avait de vrai dans ces
-assertions. Elles étaient une nouvelle preuve de ce qu'on peut, dans
-les moments de crise, construire de mensonges au moyen de quelques
-faits et de quelques propos légèrement recueillis, follement
-interprétés. En effet Napoléon avait laissé entrevoir autour de lui un
-accord avec l'Autriche, sans cependant l'affirmer; M. Fleury de
-Chaboulon avait raconté dans l'état-major quelque chose des menées
-étourdies des généraux Lefebvre-Desnoëttes et Lallemand, lesquelles,
-comme on l'a vu, n'avaient point été concertées avec l'île d'Elbe; et
-de ces indices si légers on avait composé autour de Napoléon le tissu
-de faussetés apporté au malheureux Ney.--Voilà, se dit-il, ce que
-signifient ces paroles de Bertrand, que toutes les mesures sont prises
-d'une manière infaillible, et ainsi on m'envoyait combattre seul une
-révolution désirée, préparée par tout le monde, même par
-l'Europe!...--À partir de ce moment, le maréchal se regarda comme une
-dupe, victime de son ignorance, sacrifiée au soutien d'une cause
-perdue, et ne pouvant pas même essayer de se battre, car ses soldats
-ne voudraient pas le suivre, et, en décidât-il quelques-uns, il ne
-verserait qu'un sang inutile, dont il serait gravement responsable
-envers Napoléon et envers la France. L'idée d'aller presque sans
-soldats combattre ses anciens compagnons d'armes, pour défendre une
-cour qui avait fait essuyer plus d'une humiliation à sa femme et à
-lui, pour écarter d'ailleurs des calamités auxquelles il ne croyait
-plus, Napoléon paraissant d'accord avec les puissances, lui sembla une
-idée extravagante, et à laquelle il fallait renoncer.
-
-[En marge: Brusque revirement qui s'opère dans l'esprit du maréchal.]
-
-[En marge: Ney consulte les généraux de Bourmont et Lecourbe, qui
-n'essaient pas de le retenir.]
-
-[En marge: Ney assemble les troupes, et leur lit une proclamation par
-laquelle il annonce la chute des Bourbons et le rétablissement de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Enthousiasme frénétique des troupes.]
-
-Mais comment faire après s'être tant engagé, après avoir tant promis
-une lutte à outrance contre Napoléon? L'infortuné maréchal était dans
-une perplexité cruelle. On essaya de lui persuader qu'il n'y avait
-qu'une manière convenable d'agir, c'était d'agir ouvertement, en
-disant par exemple dans une proclamation à ses troupes, que la France
-s'étant formellement prononcée pour Napoléon, lui serviteur obéissant
-de la France ne voulait pas provoquer la guerre civile pour une
-dynastie ennemie de la gloire nationale, et à jamais condamnée par ses
-fautes. On rédigea une proclamation dans ce sens, et Ney parut disposé
-à la publier, peut-être même à en faire personnellement la lecture à
-ses soldats. Si dans notre temps, après quarante années de pratique de
-la liberté, interrompue mais non oubliée, après avoir appris à nous
-attacher à des principes, à les respecter, à nous respecter en eux, on
-nous proposait, militaires ou civils, de passer aussi brusquement d'un
-parti à un autre, nous nous étonnerions, et nous prendrions une telle
-proposition pour une offense. Mais la France alors n'avait reçu que
-l'éducation peu morale des révolutions et du despotisme, et en voyant
-le gouvernement passer si rapidement de mains en mains, on ne
-comprenait pas une invariabilité de conduite en contradiction avec la
-variabilité des événements, et bientôt les hommes politiques, plus
-accoutumés à calculer leurs démarches que les militaires, ne se
-montrèrent pas beaucoup plus scrupuleux. Le maréchal, outre qu'il ne
-pouvait avoir que les moeurs du temps, était d'un tempérament fougueux
-et violent, qui n'admettait pas les milieux en fait de conduite.
-S'étant brusquement donné aux Bourbons en 1814 par fatigue de la
-guerre, s'étant aussi brusquement éloigné d'eux par mécontentement de
-la cour, il leur était brusquement revenu à la nouvelle du
-débarquement de Cannes, qui avait réveillé dans son esprit les images
-sanglantes de la guerre civile et de la guerre étrangère, et il avait
-exprimé la résolution de résister à Napoléon avec une intempérance de
-langage qui tenait à l'impétuosité de son caractère. Voyant
-aujourd'hui disparaître à la fois la probabilité de la guerre civile
-par l'entraînement des soldats vers Napoléon, celle de la guerre
-étrangère par un prétendu accord avec l'Europe, il ne croyait pas
-qu'il lui appartînt de vouloir autre chose que ce que voulait la
-France, et il changeait sans scrupule, avec la mobilité d'un enfant,
-car enfant est l'homme que ses impressions gouvernent. Un autre, en
-reconnaissant qu'il s'était trompé, se serait mis à l'écart, laissant
-passer la fortune qu'il n'avait pas su deviner. Mais le maréchal, par
-intérêt autant que par caractère, n'entendait pas briser son épée,
-parce qu'il avait commis une erreur politique en ne prévoyant pas le
-triomphe de Napoléon. Cédant en outre à quelques-unes de ses secrètes
-rancunes, il se disait que si avec Napoléon on n'avait ni la guerre
-civile ni la guerre étrangère, mieux valait lui que les Bourbons, car
-on serait débarrassé des émigrés, de leurs préjugés, de leur
-arrogance, de leurs tendances contre-révolutionnaires. Du reste, il
-voulut avant d'agir consulter les généraux de Bourmont et Lecourbe,
-ses deux divisionnaires. L'un était, avons-nous dit, un vieux
-royaliste, l'autre un vieux républicain, fort opposés tous les deux à
-Napoléon, mais sensés, et voyant bien ce qu'avait d'irrésistible le
-mouvement qui se prononçait autour d'eux. Le général de Bourmont, doux
-et fin, quoique militaire énergique, se tut tristement comme
-reconnaissant la force des choses, et, quant à la manière de s'y
-soumettre, laissa au maréchal le soin de sa dignité. Lecourbe, ayant
-conservé la franchise d'un vieil officier de l'armée du Rhin, dit à
-Ney: Tu renonces à toute résistance, et je crois que tu as raison, car
-nous voudrions en vain nous mettre en travers de ce torrent. Mais tu
-aurais mieux fait de suivre mon conseil, de ne pas te mêler de tout
-cela, et de me laisser dans mes champs.--Sauf cette apostrophe un peu
-dure, Ney ne rencontra pas autour de lui une objection sérieuse, et il
-prit soudainement la résolution, dès qu'il ne résistait plus au
-torrent, de s'y livrer. Sans plus tarder il appela ses aides de camp,
-qu'il n'instruisit point de ce qu'il allait faire, et ordonna qu'on
-réunît les troupes sur la principale place de la ville. Arrivé en leur
-présence, et entouré de son état-major dans les rangs duquel se
-trouvaient plusieurs officiers royalistes, qu'il avait souvent
-gourmandés pour leur tiédeur, il tira son épée d'une manière
-convulsive, et au milieu d'une attente silencieuse, il lut la
-proclamation célèbre qu'on lui avait rédigée, et qui devait lui coûter
-la vie.--Soldats, s'écria-t-il, _la cause des Bourbons est à jamais
-perdue_... La dynastie légitime que la France a adoptée va remonter
-sur le trône... C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il
-appartient désormais de régner sur notre beau pays!..--À ces mots, qui
-causèrent une indicible surprise autour de lui, une joie furieuse
-éclata comme le tonnerre dans les rangs des soldats. Mettant leurs
-schakos au bout de leurs fusils, ils poussèrent les cris de _Vive
-l'Empereur! vive le maréchal Ney!_ avec une violence inouïe, puis ils
-rompirent les rangs, se précipitèrent sur le maréchal, et baisant les
-uns ses mains, les autres les basques de son habit, ils le
-remercièrent à leur façon d'avoir cédé au voeu de leur coeur. Ceux qui
-ne pouvaient l'approcher, entouraient ses aides de camp un peu
-embarrassés d'hommages qu'ils ne méritaient pas, car ils étaient
-étrangers au brusque revirement qui venait de s'accomplir, et leur
-serrant la main, Vous êtes de braves gens, disaient-ils; nous
-comptions sur vous et sur le maréchal, et nous étions bien certains
-que vous ne resteriez pas longtemps avec les émigrés.--Les habitants,
-non moins expressifs dans leurs témoignages, s'étaient joints aux
-soldats, et Ney rentra chez lui escorté d'une multitude bruyante et
-remplie d'allégresse.
-
-[En marge: Chagrin de quelques officiers de Ney.]
-
-[En marge: Rude réponse du maréchal.]
-
-[En marge: Il se rallie non à un homme mais à la France, et à
-condition que Napoléon se conduira en homme amendé par le malheur.]
-
-Pourtant en revenant à sa résidence, il trouva la gêne, et même
-l'improbation sur le visage de la plupart de ses aides de camp. L'un
-d'eux, ancien émigré, brisa son épée en lui disant: Monsieur le
-maréchal, il fallait nous avertir, et ne pas nous rendre témoins d'un
-pareil spectacle.--Et que vouliez-vous que je fisse? lui répondit le
-maréchal. Est-ce que je puis arrêter la mer avec mes mains?--D'autres,
-en convenant qu'il était impossible de faire battre les soldats contre
-Napoléon, lui exprimèrent le regret de ce qu'il prenait sur lui de
-jouer à si peu d'intervalle de temps deux rôles si contraires.--Vous
-êtes des enfants, répliqua le maréchal; il faut vouloir une chose ou
-une autre. Puis-je aller me cacher comme un poltron, en fuyant la
-responsabilité des événements? Le maréchal Ney ne peut pas se réfugier
-dans l'ombre. D'ailleurs il n'y a qu'un moyen de diminuer le mal,
-c'est de se prononcer tout de suite, pour prévenir la guerre civile,
-pour nous emparer de l'homme qui revient, et l'empêcher de commettre
-des folies; car, ajouta-t-il, je n'entends pas me donner à un homme,
-mais à la France, et si cet homme voulait nous ramener sur la Vistule,
-je ne le suivrais point!--
-
-[En marge: Les officiers du corps de Ney répètent qu'ils veulent de
-Napoléon, mais sans le despotisme et sans la guerre.]
-
-Après avoir ainsi rudoyé ses improbateurs, Ney reçut à dîner, outre
-les généraux, tous les chefs des régiments, un seul excepté qui refusa
-de s'y rendre. Sauf un peu de gêne, provenant de la violation du
-devoir militaire qu'on se reprochait intérieurement, ce ne fut qu'une
-longue récapitulation des fautes des Bourbons, qui sans le vouloir ou
-en le voulant (chacun en jugeait à sa manière), s'étaient livrés à
-l'émigration, à l'étranger, et avaient affiché des sentiments qui
-n'étaient pas ceux de la France. Ce ne fut aussi qu'une protestation
-unanime contre les anciennes fautes de l'Empereur, contre sa folie
-belliqueuse, contre son despotisme, contre son refus d'écouter les
-représentations de ses généraux en 1812 et en 1813, ce ne fut enfin
-qu'une résolution énergique de lui dire la vérité, et d'exiger de sa
-part des garanties de liberté et de bonne politique.--Je vais le voir,
-disait Ney, je vais lui parler, et je lui déclarerai que nous ne nous
-laisserons plus conduire à Moscou. Ce n'est pas à lui que je me donne,
-c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au
-représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du
-régime impérial que nous entendons nous prêter.--Les généraux Lecourbe
-et de Bourmont assistèrent à ce dîner, prenant peu de part à ce qui
-s'y disait, mais admettant comme inévitable, et comme trop motivée par
-les fautes des Bourbons, la révolution qui venait de s'accomplir.
-
-[En marge: Ney exécute les ordres de Napoléon, et dirige ses troupes
-sur la route de la Bourgogne.]
-
-Le maréchal quitta ses convives pour exécuter les ordres qu'il avait
-reçus de Lyon, conçus, avons-nous dit, comme si Napoléon n'avait cessé
-de régner, et prescrivant d'acheminer les troupes sur Autun et
-Auxonne. Il adressa à sa femme une lettre dans laquelle il racontait
-ce qu'il avait fait, et qu'il finissait par ces mots caractéristiques:
-«_Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries_[4].»
-
-[Note 4: Je tiens ce détail d'un ancien colonel de l'artillerie de la
-garde impériale, membre de plusieurs de nos assemblées, royaliste de
-coeur, homme d'esprit et d'une parfaite sincérité, qui avait vu cette
-lettre dans les mains de la maréchale.]
-
-[En marge: Arrivée de Napoléon à Auxerre.]
-
-L'entreprise si extraordinaire de conquérir la France avec sa personne
-seule, commencée par Napoléon à La Mure, presque accomplie à Grenoble
-et à Lyon, ne pouvait plus présenter le moindre doute après la
-détermination du maréchal Ney. Napoléon qui avait couché le 14 à
-Chalon, continua sa route par Autun et Avallon, marchant presque au
-pas des troupes, que tour à tour il suivait ou devançait, pour se
-ménager des séjours dans les résidences un peu considérables. Il
-arriva ainsi le 17 à Auxerre, entouré des populations de la Bourgogne,
-qui s'insurgeaient de concert avec les troupes pour proclamer le
-rétablissement de l'Empire. Partout il répétait le langage qu'il avait
-tenu à Lyon, affirmant qu'il apportait la paix, la liberté, et le
-triomphe définitif des principes de quatre-vingt-neuf. Le préfet de
-l'Yonne, M. Gamot, beau-frère du maréchal Ney, était venu à sa
-rencontre jusqu'à Vermanton. Il l'accueillit amicalement, et alla
-s'établir à la préfecture, où il se hâta de faire ses préparatifs pour
-sa dernière marche, celle qui devait le conduire à Paris même.
-
-[En marge: Événements à Paris pendant la marche si rapide de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Efforts de M. Lainé pour rapprocher l'opposition
-constitutionnelle de la dynastie.]
-
-Pendant que Napoléon s'avançait ainsi vers Paris, M. Lainé, stimulé
-par les événements, n'avait cessé de faire les plus honorables efforts
-pour réconcilier la dynastie avec l'opposition constitutionnelle. À
-mesure que les membres de la Chambre des députés arrivaient à Paris,
-il les suppliait d'oublier les fautes commises, et de chercher dans
-ces fautes mêmes l'occasion du bien, en exigeant des réparations qu'on
-était, disait-il, disposé à leur accorder, telles qu'une large
-modification du ministère, une augmentation de la Chambre des pairs,
-le renouvellement des deux tiers de la Chambre des députés (tout cela
-dans le sens libéral); une loi électorale qui en consacrant
-l'influence de la propriété consacrerait aussi celle des professions
-libérales et industrielles, une loi sur la responsabilité
-ministérielle (garantie à laquelle on tenait beaucoup alors), une
-nouvelle législation sur la presse, et enfin un système de tarifs qui
-protégerait l'industrie française contre l'industrie britannique.
-Ajoutant avec très-bonne intention un mensonge officieux aux promesses
-qu'il énumérait, M. Lainé affirmait que toutes ces concessions, on y
-pensait, on s'en occupait même, pour en faire le sujet des travaux de
-la session, lorsque le _génie du mal_ avait de nouveau mis le pied sur
-le sol de la France. Ne se bornant pas à tenir ces sages propos dans
-les entretiens particuliers, M. Lainé conduisit au pied du trône les
-députés arrivés à Paris, et répéta devant le Roi qu'il fallait
-reconnaître et oublier les fautes commises, et les réparer par un
-ensemble de mesures conformes aux besoins du temps et aux voeux de
-l'opinion publique.
-
-[En marge: M. de Montesquiou seconde M. Lainé, mais la cour refuse de
-l'écouter.]
-
-[En marge: Les royalistes sont convaincus que la seule faute commise
-c'est d'avoir été faible.]
-
-Les chefs du parti constitutionnel, tant ceux qui étaient dans les
-Chambres, que ceux qui n'y étaient pas, et parmi ces derniers MM. de
-Lafayette et Benjamin Constant, s'étaient empressés d'entourer M.
-Lainé, et d'adhérer publiquement à ses idées conciliatrices. Tout
-allait donc bien de ce côté, mais il fallait amener la cour à ces
-idées, et M. Lainé n'avait cessé d'insister pour qu'on mît la main à
-l'oeuvre et que l'on commençât par le commencement, c'est-à-dire par
-le changement de trois ou quatre ministres. Il avait persuadé, comme
-on l'a vu, M. de Montesquiou, qui s'offrait le premier en sacrifice,
-mais il n'avait persuadé que lui seul. La cour, rendue par le danger à
-son exaltation royaliste, loin d'être disposée à des concessions,
-l'était plutôt à des rigueurs, soutenant que les seules fautes
-commises étaient des fautes de faiblesse. Louis XVIII placé entre les
-royalistes modérés et les royalistes violents, ne sachant à qui
-entendre, inclinant toutefois vers les premiers, mais obligé de
-commencer le sacrifice d'une partie du ministère par M. de Blacas, que
-les libéraux mal informés considéraient comme l'agent de l'émigration
-auprès de la royauté, ne se hâtait pas de prendre un parti, et perdait
-ainsi en déplorables hésitations le temps que Napoléon employait à
-s'avancer avec une rapidité foudroyante.
-
-[En marge: En fait de concessions on n'en veut faire qu'à l'armée.]
-
-[En marge: Imprudent appel à tous les officiers à la demi-solde.]
-
-[En marge: Recours tardif et inutile à la garde nationale.]
-
-En fait de concessions, on n'avait songé à en faire qu'à l'armée, et
-celles-là, du reste assez mal conçues, outre le défaut de dignité
-avaient l'inconvénient de préparer des dangers plutôt que des moyens
-de salut. Le ministre de la guerre s'était activement occupé des
-officiers à la demi-solde et des anciens soldats laissés dans leurs
-foyers. Il avait rappelé les uns et les autres à l'activité. En
-conséquence les officiers à la demi-solde avaient reçu ordre de se
-rendre immédiatement à la suite des régiments, pour y former le cadre
-de nouveaux bataillons que l'on voulait composer avec les soldats
-rappelés. Ceux qui n'auraient pas trouvé place dans ces bataillons
-dits de réserve, devaient être employés dans des bataillons de garde
-nationale qu'on songeait à mobiliser. Les autres enfin devaient être
-réunis autour de la personne royale, pour accroître la maison
-militaire, dont ils auraient les avantages et les honneurs. Tous
-étaient à l'instant même remis en jouissance de la solde entière. Sans
-doute il est des situations où aucun remède n'est bon; cependant avec
-l'esprit qu'on avait laissé naître et s'étendre parmi les officiers à
-la demi-solde, s'imaginer qu'on parviendrait à les rattacher aux
-Bourbons dans un moment où ils savaient Napoléon descendu sur le sol
-de la France, était de la part du ministre de la guerre une bien
-étrange illusion. La garde nationale elle-même, animée de l'esprit de
-la bourgeoisie qui n'inclinait pas vers le rétablissement de l'Empire,
-sur laquelle par conséquent on aurait dû compter, était loin d'être
-sûre. Appelée à temps, préparée de longue main à la double défense du
-trône et des libertés publiques, elle aurait pu contenir l'armée, et
-l'empêcher de se jeter dans les bras de Napoléon. Mais on l'avait
-laissée presque partout se diviser en cavalerie composée de l'ancienne
-noblesse, et en infanterie composée de la classe moyenne: or, celle-ci
-blessée, irritée, mécontente, avait été dissoute dans la plupart des
-villes. Il n'y avait donc pas grand parti à en tirer. Néanmoins on
-invita les préfets à former des bataillons de garde nationale mobile
-sous des officiers à la demi-solde. On les autorisa même à convoquer
-les Conseils généraux pour voter des contributions destinées à cet
-emploi. On multipliait ainsi les remèdes, comme on fait à l'égard d'un
-malade désespéré, sans savoir s'ils seront utiles, uniquement pour ne
-pas assister à son agonie sans lui rien prescrire. À tout cela le
-ministre de la guerre avait ajouté une proclamation violente, peu
-propre à lui concilier l'armée, et de nature au contraire à prêter à
-rire à tous ceux qui se rappelaient son langage et sa conduite à
-Toulouse.
-
-[En marge: En apprenant la nouvelle de l'entrée de Napoléon à Lyon,
-les royalistes exaspérés croient à une vaste conspiration.]
-
-[En marge: Leurs soupçons se portent sur tout le monde.]
-
-[En marge: Ils se croient trahis par le maréchal Soult, et mal servis
-par M. d'André.]
-
-[En marge: Injustice de ces défiances.]
-
-Voilà ce qu'on avait fait pour arrêter la marche de Napoléon.
-Cependant lorsqu'on apprit ses progrès rapides, lorsqu'on sut qu'il
-était entré à Grenoble, puis à Lyon, ce qu'on avait d'abord nié,
-déclaré faux, impossible, il fallut se rendre à l'évidence, et
-renoncer à dire, comme le faisaient les royalistes, que Napoléon
-n'était venu en France que pour y être fusillé. Mais si on sentit
-davantage le besoin d'agir, on ne comprit pas mieux dans quel sens il
-convenait d'agir. L'usage des partis qui ont commis des fautes n'est
-pas de se croire coupables mais trahis. Les royalistes de toute
-nuance, en voyant les défections qui venaient de se produire à
-Grenoble et à Lyon (on ignorait alors celle du maréchal Ney), furent
-saisis d'une sorte de défiance fébrile, qui s'adressait à tout le
-monde sans distinction. Ils virent des traîtres partout, et crièrent à
-la trahison en présence même des chefs de l'armée qu'on avait tant
-caressés naguère. Ceux d'entre eus qui n'avaient pas l'âme fière, et
-il s'en trouvait de tels parmi les plus braves, ne répondaient à ces
-allusions offensantes que par des protestations outrées de dévouement,
-et n'en étaient pas pour cela plus fidèles. Les autres étaient
-indignés, et n'avaient qu'un désir, c'était de voir bientôt punie tant
-de folie et d'arrogance. Comme il était arrivé quelques mois
-auparavant, les défiances se portèrent plus particulièrement sur les
-deux personnages qui dirigeaient l'armée et la police. Après les avoir
-accusés de ne rien faire, on les accusa de faire trop, lorsqu'ils
-prirent les mesures que nous venons de rapporter. Les royalistes
-supposaient qu'il y avait une vaste conspiration dans laquelle
-entraient tous les officiers de l'armée, depuis les sous-lieutenants
-jusqu'aux maréchaux. Notre récit a démontré pourtant qu'il n'en était
-rien, qu'à Grenoble les généraux Marchand et Mouton-Duvernet avaient
-sincèrement essayé de remplir leurs devoirs, qu'à Lyon le général
-Brayer ne s'était rendu qu'après que ses troupes avaient ouvert les
-portes de la ville à l'armée impériale, que La Bédoyère était étranger
-aux menées des frères Lallemand et de Lefebvre-Desnoëttes, que
-Napoléon même avait agi indépendamment du faible et étourdi complot de
-Paris. Mais les vérités de cette nature, c'est l'histoire qui,
-longtemps après les événements, à force de recherches et
-d'impartialité, finit par les établir; et dans le moment les partis
-n'en croient rien. Les royalistes, dans leur supposition d'une vaste
-conspiration embrassant presque tout le monde, se demandaient si le
-maréchal Soult lui-même n'en était pas. Les plus exaltés d'entre eux,
-que la conduite du maréchal Soult en Bretagne, que son monument de
-Quiberon, avaient particulièrement charmés, lui restaient fidèles, et
-soutenaient que lui seul pouvait sauver la monarchie. Les autres, en
-bien plus grand nombre, voyaient des raisons de se défier jusque dans
-les actes qui enchantaient quelques-uns d'entre eux. La proclamation
-violente du maréchal n'était à leurs yeux qu'une feinte pour mieux
-tromper la dynastie, et la livrer pieds et poings liés à Napoléon. La
-mesure consistant à réunir à Paris, et à placer auprès du Roi les
-officiers à la demi-solde qui n'auraient pas trouvé place dans les
-nouveaux bataillons, mesure tardive et maintenant imprudente, mais
-imaginée de très-bonne foi, n'était encore à leurs yeux qu'une
-perfidie. Il n'en était rien assurément, car le maréchal Soult,
-très-capable d'abandonner les gens que la fortune délaissait, ne
-l'était pas de les trahir, et loin d'avoir une tête profonde, l'avait
-faible. Il n'en passait pas moins pour un Italien raffiné du quinzième
-siècle, et tandis que trois mois auparavant, lorsqu'il s'agissait
-d'expulser le général Dupont, on disait que tout était perdu si on ne
-prenait pas le maréchal pour ministre de la guerre, aujourd'hui, au
-contraire, on disait que tout était perdu si on le laissait dans ce
-poste.
-
-On tenait des propos semblables, mais avec infiniment moins de
-violence, contre M. d'André, chargé de la police en qualité de
-directeur général. Ce fonctionnaire, ancien constituant, comme nous
-l'avons dit, dévoué au Roi avec lequel il avait correspondu quinze
-ans, aurait dû rassurer les royalistes sous le rapport au moins de la
-fidélité. Mais dans certains moments l'esprit de parti, comme un
-cheval effarouché, ne reconnaît pas même les voix les plus amies.
-Après avoir succédé à M. Beugnot, M. d'André avait été obligé de
-suivre la même conduite, et de repousser les absurdes inventions de
-toutes les polices officieuses, que M. le comte d'Artois encourageait
-en les souffrant, quelquefois en les payant. Dès lors, M. d'André
-n'avait plus été pour la cour qu'un incapable, sinon un traître.--Il
-ne veut rien croire de ce qu'on lui dit, était le grand grief articulé
-contre lui.--Il faut à ce sujet citer un fait, qui serait bien peu
-digne de l'histoire, s'il ne peignait avec une extrême vérité
-l'effarement de l'esprit de parti. On ne recevait que peu de
-nouvelles, car les préfets qui se trouvaient sur la route de Napoléon,
-saisis, déconcertés à son approche, avaient à peine le temps d'écrire
-avant son arrivée, et n'y songeaient plus après. Néanmoins le
-télégraphe était sans cesse en mouvement, soit pour transmettre des
-ordres administratifs, soit pour questionner les autorités qui ne
-parlaient pas assez au gré du gouvernement, et pour leur demander les
-nouvelles qu'elles n'envoyaient point. On supposa donc que si le
-télégraphe s'agitait si fort, c'était pour le service de Napoléon, et
-non pour celui de Louis XVIII. On fit appeler le directeur du
-télégraphe, qui fut fort étonné des soupçons qu'on avait conçus, et
-donna des explications simples et convaincantes, devant lesquelles il
-fallut bien se rendre, après avoir laissé percer les plus ridicules
-terreurs.
-
-Ces faits prouvent à quel point les royalistes étaient troublés. M. de
-Blacas, sans partager leur exagération ordinaire, ne pouvait cependant
-se défendre de leurs défiances, et dans sa profonde inquiétude il se
-demandait, lui aussi, si le maréchal Soult ne serait pas un traître,
-et M. d'André un incapable. Poussé au désespoir par les nouvelles de
-Lyon, il imagina de faire en plein conseil subir un interrogatoire au
-maréchal Soult, comme à une espèce de criminel, et dans son
-exaltation, il s'était muni d'une paire de pistolets, prêt, disait-il,
-à se porter aux dernières extrémités s'il trouvait le maréchal en état
-de trahison. Naturellement le Roi ne devait point assister à une
-pareille séance, car on ne voulait pas qu'il fût témoin des violences
-auxquelles on pouvait être amené. Cependant M. de Vitrolles, plus
-calme, représenta à M. de Blacas que les soupçons conçus à l'égard du
-maréchal lui semblaient peu fondés, qu'il avait vu en lui un homme
-troublé par les circonstances, et nullement un traître, qu'on s'était
-évidemment trompé sur sa capacité en le choisissant pour remplacer le
-général Dupont, qu'il fallait peut-être le changer, mais s'en tenir
-là, sans y joindre un esclandre.
-
-Le maréchal, en effet, ne trahissait personne, comme nous l'avons dit,
-mais était tombé dans un désordre d'esprit qui n'ajoutait pas à la
-clarté de ses perceptions. Tourmenté par les soupçons des royalistes,
-il avait cherché à les calmer au moyen d'une proclamation violente,
-qui n'avait fait que les inquiéter par sa violence même, et tandis
-qu'il gagnait si peu leur confiance, il voyait s'avancer à pas de
-géant l'homme qu'il avait outragé de la manière la plus cruelle. Il y
-avait là de quoi ébranler une tête plus solide que la sienne. Du
-reste, les mesures qu'il avait prises en rappelant à l'activité les
-militaires en demi-solde, en prescrivant divers mouvements de troupes,
-pouvaient être inefficaces, mais n'avaient rien de perfide, et ce
-n'était pas sa faute si, arrivés en présence de Napoléon, les soldats
-abandonnaient la cause royale. Ce qu'il aurait fallu, c'eût été de
-disposer de la fidélité de l'armée, dont personne ne disposait que
-Napoléon lui-même, à qui on la voulait opposer, et, par conséquent, le
-maréchal Soult n'avait agi ni mieux ni plus mal qu'un autre. Son seul
-tort, c'était d'avoir trop promis à la cour, d'avoir trop fait espérer
-de son énergie et de sa capacité.
-
-[En marge: On fait subir au maréchal Soult, et en plein conseil,
-l'interrogatoire le plus offensant.]
-
-[En marge: Le maréchal ayant offert sa démission, on en profite, et on
-lui retire le portefeuille de la guerre.]
-
-Appelé au Conseil, son attitude y fut conforme à sa situation,
-c'est-à-dire fort embarrassée. Interrogé presque en coupable, il
-répondit sans se révolter des soupçons dont il était l'objet, énuméra
-longuement les mesures qu'il avait prises, protesta plusieurs fois de
-la pureté de ses intentions, finit presque par y faire croire, donna
-ainsi une idée un peu meilleure de sa fidélité, mais moins bonne de
-sa capacité, et ayant souvent répété quand il ne savait plus que dire,
-que si on doutait de sa loyauté il était prêt à remettre sa démission
-au Roi, il fut en quelque sorte pris au mot, et sans désemparer
-conduit par M. de Blacas auprès de Louis XVIII. Ce prince, qui
-n'entendait rien à toutes les mesures administratives dont on
-prétendait juger le mérite, mais qui voyait avec son sens fin et droit
-que le ministre de la guerre n'avait fait ni des merveilles ni des
-perfidies, et qu'il fallait pourtant sacrifier quelqu'un à la colère
-du parti royaliste, laissa le maréchal parler aussi longuement qu'il
-voulut, puis l'offre de sa démission s'étant renouvelée, saisit
-l'occasion commode qui se présentait, lui dit qu'il faisait grand cas
-de ses services, qu'il en conserverait un bon souvenir, mais que le
-fardeau du ministère paraissant le fatiguer dans le moment, il l'en
-déchargeait, et allait lui donner un successeur. Le maréchal, surpris
-d'être si facilement cru sur parole quand il montrait le désir de se
-retirer, aurait voulu revenir sur ce qu'il avait dit, mais le Roi ne
-s'y prêta point, et il fut obligé de considérer comme définitive sa
-démission offerte pour la forme. Il sortit du cabinet du Roi fort
-mécontent d'y laisser son portefeuille, et fut reconduit par MM. de
-Blacas et de Vitrolles jusqu'aux portes des Tuileries, en protestant
-toujours de sa loyauté. Il y trouva une foule effarée qui poussait le
-cri de _Vive le Roi!_ dès qu'elle voyait entrer ou sortir quelque
-grand personnage, et qui ne manqua pas de répéter ce cri en apercevant
-le maréchal. Il y répondit en agitant son chapeau à plumes blanches,
-et en criant lui-même _Vive le Roi!_ puis il se jeta dans sa voiture,
-et rentra dans les bureaux de la guerre congédié après un ministère de
-trois mois, accusé de trahison par ceux mêmes auxquels il avait
-sacrifié son passé, compromis auprès de Napoléon qu'il venait
-d'injurier violemment dans sa dernière proclamation, et trop heureux
-s'il eût été tout à fait compromis auprès de ce dernier, car il
-n'aurait pas encouru la pesante responsabilité de major général dans
-la funeste journée de Waterloo!
-
-[En marge: Le duc de Feltre chargé de remplacer le maréchal Soult.]
-
-On usa de moins de détours avec M. d'André. C'était un ami sûr, bien
-que quelques fous affectassent d'en douter, et on lui donna sa
-démission en alléguant tout simplement l'intérêt du service du Roi.
-Ces résolutions prises le 11 mars, il fallait pourvoir au remplacement
-des deux hauts fonctionnaires congédiés. C'était le cas de déférer aux
-sages avis de M. Lainé, et d'accorder une satisfaction à l'opinion
-publique. Mais M. de Montesquiou, intermédiaire de M. Lainé, ne
-paraissait plus qu'un homme sans courage, un faux mérite, depuis qu'il
-conseillait les concessions, et on ne l'écoutait guère. À mesure même
-que le danger augmentait, les royalistes extrêmes prenaient plus
-d'ascendant, et ne voulant pas s'avouer que leur tort était d'avoir
-éloigné d'eux l'opinion publique, ils imaginèrent que ce qu'il fallait
-pour les sauver c'étaient des gens habiles, possédant cette infernale
-habileté qu'ils reconnaissaient à Napoléon, tout en contestant son
-génie, et ils étaient disposés à les aller chercher partout. Il y
-avait un ancien ministre de la guerre, celui qui pendant dix années
-avait reçu, transmis et fait exécuter les ordres impériaux, qui,
-depuis son retour de Blois, n'avait cessé d'adresser à la cour ses
-humbles assurances de dévouement, c'était le général Clarke, duc de
-Feltre. Jusqu'ici on avait accueilli son humilité mais non ses
-services. On résolut d'y recourir, car celui-là devait savoir, si
-quelqu'un le savait, comment on pouvait combattre Napoléon par des
-procédés semblables aux siens. On le fit donc appeler, et on le trouva
-heureux de cette offre, au point d'en oublier le danger. Dès qu'il ne
-refusait pas de se compromettre dans un pareil moment, on était
-autorisé à compter sur sa fidélité, et il fut envoyé sur-le-champ au
-ministère de la guerre, pour y remplacer le maréchal Soult sans perte
-d'un seul instant.
-
-[En marge: M. de Bourrienne remplace M. d'André à la direction de la
-police.]
-
-Puisqu'il ne s'agissait pas de conquérir l'opinion publique, et qu'on
-ne voulait voir dans ce qui se passait qu'une lutte, où l'emporterait
-le plus habile dans ce genre d'habileté noire attribuée à Napoléon,
-c'était le cas de songer à M. Fouché pour le ministère de la police.
-On lui avait toujours fait espérer ce ministère sans jamais le lui
-donner, et, comme nous l'avons déjà dit, on avait fini par le rebuter.
-On venait de reprendre avec lui des communications souvent
-interrompues, et il avait répondu, en affectant comme auparavant un
-grand respect pour les Bourbons, mais en déclarant qu'il ne pouvait
-rien accepter, et qu'au point où en étaient les choses une crise grave
-était impossible à éviter. Privé de ce maître en fait de police, on
-était descendu infiniment plus bas en importance, en esprit, en
-renommée, et on avait cherché à compenser ce qui manquait sous tous
-ces rapports au nouveau candidat, par la violence de sa haine contre
-Napoléon. On s'était adressé à M. de Bourrienne, exclu depuis
-longtemps de la confiance impériale, devenu par ce motif directeur des
-postes, et on lui avait confié la police, non pas comme ministre, car
-il était impossible de lui conférer un pareil titre, mais comme
-directeur général. On était certain que celui-là devait connaître,
-haïr, poursuivre sans pitié les hommes de l'Empire, et que de sa part
-il n'y aurait à leur égard ni connivence ni ménagement.
-
-[En marge: Ces deux changements sont accordés pour satisfaire
-l'opinion.]
-
-Les deux changements dont nous venons de dire l'occasion et les motifs
-étaient une singulière manière de répondre aux conseils de MM. Lainé
-et de Montesquiou, qui ne cessaient de demander avec instance qu'on
-renvoyât quatre ministres, et qu'on les remplaçât par des personnages
-respectables et populaires. Mais l'exaspération croissait avec le
-danger, et l'aveuglement avec l'exaspération. On croyait que le salut
-était une affaire non pas de confiance à inspirer à l'opinion, mais
-d'astuce profonde, et que le plus habile machinateur, quelque peu
-estimable qu'il fût, était le seul sauveur à appeler auprès de soi;
-triste aveuglement, qui attestait non pas la perversité des Bourbons
-ou des émigrés, fort honnêtes gens pour la plupart, mais la perversité
-de l'esprit de parti, toujours proportionnée au défaut de lumières!
-
-[En marge: Retour momentané d'espérance dû à la tentative manquée des
-frères Lallemand.]
-
-[En marge: Comment avorte le complot militaire de ces généraux.]
-
-[En marge: Ils sont obligés de s'enfuir.]
-
-Ces changements de personnes eurent lieu les 11 et 12 mars, et un
-succès partiel, obtenu dans le moment, fit luire une espérance
-passagère. En effet, les généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes,
-d'Erlon, étaient, comme on l'a vu, partis pour le Nord, afin de mettre
-à exécution leur inutile et imprudente tentative. Lefebvre-Desnoëttes,
-après s'être concerté avec le comte d'Erlon qui devait amener
-l'infanterie de Lille sur Compiègne, avec les frères Lallemand qui
-devaient amener du département de l'Aisne sur La Fère tout ce qu'ils
-pourraient entraîner de troupes de toutes armes, était parti le 9 mars
-au matin de Cambray, avec les chasseurs royaux (anciens chasseurs à
-cheval de la garde), en faisant dire aux cuirassiers royaux (anciens
-grenadiers à cheval), de venir le joindre. Les chasseurs à cheval
-habitués à obéir aveuglément au général qui pendant dix ans les avait
-conduits sur tous les champs de bataille, l'avaient suivi comme de
-coutume, et le 10 mars au matin s'étaient présentés devant La Fère,
-dont les portes étaient ouvertes et ne pouvaient se fermer devant des
-troupes françaises. Les frères Lallemand accourus de leur côté,
-avaient essayé d'enlever le régiment d'artillerie qui résidait à La
-Fère, en disant qu'il s'était opéré à Paris une révolution en faveur
-de l'Empire, que les Bourbons étaient détrônés et prisonniers, et
-qu'il fallait se mettre en mouvement pour prêter concours à Napoléon.
-Le régiment d'artillerie n'aurait pas demandé mieux que d'écouter les
-frères Lallemand et de les suivre, mais le général d'Aboville qui se
-trouvait là, ferme observateur de ses devoirs, avait résisté, et les
-généraux Lallemand, craignant de perdre du temps, étaient partis pour
-Compiègne avec Lefebvre-Desnoëttes, espérant trouver les grenadiers à
-cheval, et surtout l'infanterie de Lille conduite par le comte
-d'Erlon. Parvenus à Compiègne à la tête des anciens chasseurs
-de la garde, qui formaient un millier de cavaliers superbes,
-Lefebvre-Desnoëttes et les frères Lallemand tentèrent d'enlever le 6e
-de chasseurs, dont les officiers hésitèrent et finirent par résister.
-Tandis qu'ils échouaient auprès de ce régiment, il leur fallut
-attendre le comte d'Erlon qui ne paraissait point. Celui-ci, en effet,
-au moment d'ébranler son infanterie, avait été surpris et complétement
-paralysé par le maréchal Mortier arrivant de Paris. Le maréchal lui
-avait dit de se tenir tranquille, de laisser les révolutions
-s'accomplir sans s'y compromettre, et de se cacher pour l'instant,
-afin de ne pas être l'objet de quelque acte de sévérité. Le comte
-d'Erlon avait donc été réduit à l'impuissance d'agir, et obligé même
-de se dérober pour éviter des poursuites.
-
-Cette nouvelle consterna les généraux Lallemand et
-Lefebvre-Desnoëttes, qui comprirent trop tard qu'en ces circonstances
-si graves, où les âmes flottaient entre le devoir et la passion, tout
-autre que Napoléon, se présentant pour les décider, les embarrasserait
-au lieu de les entraîner. Ils étaient ainsi sans savoir quel parti
-prendre, lorsque le commandant en second, Lion, les voyant dans cette
-perplexité, les questionna vivement, et les força de dire ce qu'ils
-entendaient faire du corps ainsi compromis. Alors ils lui avouèrent
-tout, et lui proposèrent de se jeter en partisans sur la route de
-Lyon, seule chose en effet qu'ils eussent à faire. Le commandant Lion,
-effrayé d'une telle entreprise, s'y refusa, et les tira en quelque
-sorte d'embarras en prenant le commandement du corps, pendant qu'ils
-tâcheraient de s'évader. Il envoya sur l'heure même à Paris, au nom
-des chasseurs, un acte de soumission et de repentir, fondé sur
-l'ignorance où ils avaient été des intentions des généraux qui avaient
-essayé de les égarer.
-
-[En marge: Ensemble de nouvelles favorables qu'on tâche d'accréditer
-pour relever les courages.]
-
-Il ne fallait rien moins que la nouvelle de cette tentative
-impuissante, répandue à Paris le 12 mars, pour contre-balancer l'effet
-produit par les désastreuses nouvelles de Grenoble et de Lyon. Ce
-n'est qu'à la dernière extrémité que les partis se résignent à
-désespérer de leur salut, et si une espérance inattendue vient briller
-un moment à leurs yeux, ils s'y rattachent avec ardeur, comme les
-mourants à la vie quand elle semble leur être rendue. L'espérance
-cette fois était de nature à tromper même des esprits sages, car bien
-que les troupes restées fidèles n'eussent résisté qu'à des imprudents,
-et non pas à Napoléon, on pouvait en conclure, avec un peu de penchant
-à se faire illusion, que dans la main de chefs énergiques elles
-tiendraient contre Napoléon lui-même. Les rapports qu'on recevait de
-Franche-Comté, et en particulier de l'état-major du maréchal Ney (on
-ignorait encore sa défection), étaient favorables aussi. Les officiers
-royalistes qui entouraient le maréchal donnaient de sa conduite les
-témoignages les plus satisfaisants. De son côté le maréchal Oudinot,
-parti pour Metz, affirmait n'avoir trouvé que d'excellents sentiments
-dans l'ancienne garde impériale à pied. De tout cela on composa un
-ensemble de nouvelles rassurantes, auxquelles on se mit à croire et à
-faire croire. On se dit que de Cannes à Lyon Bonaparte avait pris tout
-le monde au dépourvu, n'avait rien trouvé de prêt pour la résistance,
-et qu'il avait triomphé, comme tant de fois en sa vie, en surprenant
-ses ennemis et en les frappant de stupeur. Mais à partir de ce point,
-ajoutait-on, il rencontrerait partout une résistance énergique et
-invincible. Il allait être pris en flanc par le maréchal Ney, et il ne
-viendrait pas à bout du brave des braves. Le maréchal Oudinot
-marcherait de Metz pour le prendre en queue. Enfin les troupes réunies
-à Paris et dans les environs composeraient une armée de quarante mille
-hommes, que le duc de Berry commanderait en personne, avec le maréchal
-Macdonald pour chef d'état-major, et sous les yeux du prince et du
-respectable maréchal qui devait le seconder, chacun ferait son devoir.
-À cette époque, il était partout question du premier coup de fusil à
-faire tirer, comme du remède décisif qui sauverait la monarchie, car
-une fois le conflit engagé, les troupes, disait-on, seraient bien
-obligées de se battre. Or, on avait à Paris le moyen assuré de faire
-tirer ce premier coup de fusil, c'était la maison du Roi, forte de
-cinq mille braves gens, tous profondément dévoués, et quant à ceux-là
-on ne devait pas douter qu'ils fissent feu. On se flattait d'avoir
-trente ou quarante mille hommes au moins, tandis que Napoléon n'en
-pouvait amener que huit ou dix mille à sa suite, et quelque habile
-général qu'il fût, il ne l'emporterait pas avec une telle
-disproportion de forces.
-
-[En marge: Formation de l'armée de Melun sous le duc de Berry et le
-maréchal Macdonald.]
-
-Ces raisons étaient spécieuses, et l'esprit de parti s'est souvent
-payé de moins bonnes. On nomma donc M. le duc de Berry commandant de
-l'armée de Paris, destinée à camper en avant de Villejuif. On lui
-donna pour major général le maréchal Macdonald, qui venait de faire à
-Lyon des prodiges de fidélité et de courage. On chargea M. le duc
-d'Orléans de se rendre dans le Nord, d'y composer une armée de réserve
-avec les troupes qui avaient en dernier lieu montré un si bon esprit,
-de les réunir à Amiens ou à Saint-Quentin, et après les avoir pourvues
-du matériel nécessaire, de les amener sur Paris, pour former la gauche
-de M. le duc de Berry, et combattre à ses côtés. On envoya au maréchal
-Oudinot l'ordre de mettre en mouvement l'infanterie de la vieille
-garde s'il persistait à compter sur elle, de marcher de manière à
-prendre par le travers la route de Lyon à Paris, et de promettre le
-grade d'officier à tout soldat qui s'engagerait à faire feu.
-
-[En marge: Enrôlement des volontaires royaux.]
-
-En même temps on ouvrit des registres dans Paris pour l'enrôlement des
-volontaires. Tous les jours des royalistes ardents se promenaient dans
-les rues de la capitale, en agitant des drapeaux blancs, et en
-poussant le cri _Aux armes!_ contre l'usurpateur, le tyran, qui allait
-attirer sur la France le double fléau du despotisme et de la guerre.
-Quoique ces démonstrations ne fissent pas sur la population un effet
-bien marqué, cependant la jeunesse libérale, placée sous l'influence
-du journal _le Censeur_, lequel paraissait en forme de volume afin
-d'échapper à la censure, et s'attachait à montrer tous les dangers du
-retour de Napoléon, la jeunesse libérale sans être passionnée pour les
-Bourbons les préférait de beaucoup à Napoléon, et était prête à
-soutenir ses préférences les armes à la main. Aussi les étudiants en
-droit s'étaient-ils inscrits en assez grand nombre. On espérait que la
-garde nationale, inquiète pour la paix comme la jeunesse des écoles
-pour la liberté, servirait la cause royale avec le même zèle. On
-s'efforçait donc en ce moment de s'encourager les uns les autres, et
-de se relever de l'abattement produit par les nouvelles de Grenoble et
-de Lyon.
-
-[En marge: Séance à la Chambre des députés.]
-
-[En marge: Discours des ministres.]
-
-[En marge: Bon effet du langage tenu par M. de Montesquiou.]
-
-Afin de propager ces sentiments par le retentissement de la tribune,
-on provoqua une séance des Chambres. Cette séance eut lieu le 13 mars.
-Le nouveau ministre de la guerre, duc de Feltre, et M. de Montesquiou,
-ministre de l'intérieur, y jouèrent le principal rôle. Le ministre de
-la guerre proposa de déclarer que les garnisons d'Antibes, de La Fère,
-de Lille, que les maréchaux Mortier, Macdonald, avaient bien mérité du
-Roi et de la patrie. Il proposa aussi d'annoncer que les militaires
-qui rendraient des services dans les circonstances actuelles
-recevraient des récompenses nationales. Il raconta à cette occasion la
-tentative du général Lefebvre-Desnoëttes et des frères Lallemand,
-qu'il qualifia d'infâme; il affirma que les troupes étaient animées
-d'un excellent esprit, qu'elles rempliraient leur devoir, que
-d'ailleurs il serait le premier à leur en donner l'exemple, et que si
-Lyon n'avait pas résisté, c'était uniquement parce que l'artillerie
-avait manqué. On applaudit à ces explications, à ces espérances, à ces
-promesses de dévouement, parce qu'on avait un extrême besoin d'y
-croire. Un membre de la Chambre proposa de placer la Charte sous la
-protection spéciale de l'armée et des gardes nationales, un autre de
-payer immédiatement les arrérages de la Légion d'honneur. Toutes ces
-motions furent votées à la presque unanimité. Au langage quelque peu
-puéril du ministre de la guerre, le ministre de l'intérieur fit
-succéder des paroles sages et dignes, et n'ayant pu faire appeler au
-ministère les chefs du parti constitutionnel, il les remercia du moins
-de leur noble conduite en cette occasion. Il loua notamment en
-très-bons termes les écrivains libéraux, qui oubliaient des
-dissentiments particuliers pour défendre ce qui était le bien commun
-de tous, le Roi et la liberté.
-
-[En marge: Séance royale du 16 mars.]
-
-L'effet de cette scène ayant semblé favorable, on en prépara une plus
-solennelle. On annonça que le Roi et les princes se rendraient le 16 à
-la Chambre des députés, pour y renouveler leur alliance avec la
-nation, et y donner de formelles assurances de leur fidélité à la
-Charte constitutionnelle. M. de Montesquiou, M. Lainé, ne pouvant
-obtenir des incertitudes du Roi, des fâcheuses tendances des princes,
-qu'on se jetât dans les bras du parti constitutionnel, voulaient au
-moins que par des démonstrations répétées on parvînt à se concilier
-l'opinion publique, seule force qui pût être utilement opposée à
-Napoléon.
-
-Le Roi prépara un discours qu'il rédigea lui-même avec soin, et qu'il
-apprit par coeur afin de le mieux débiter. Ce discours ayant été
-communiqué au Conseil, fut jugé un chef-d'oeuvre, et il était en effet
-aussi noble qu'habile. Rassuré par ce suffrage, Louis XVIII partit des
-Tuileries en grande pompe, revêtu du cordon de la Légion d'honneur,
-entouré de tous les princes, et marchant à travers une double haie
-composée de gardes nationaux et de troupes de ligne. Il avait le duc
-d'Orléans dans sa voiture, et il prit soin de lui faire remarquer
-qu'il portait la plaque de la Légion d'honneur.--Je voudrais bien, lui
-répondit le prince, que ce ne fût pas aujourd'hui pour la première
-fois.--Pendant le trajet, le public, composé surtout de la bourgeoisie
-de Paris, se montrait affectueux; la garde nationale poussait des cris
-de _Vive le Roi_; les troupes gardaient le silence. Tandis que M. le
-duc de Berry et M. le duc d'Orléans observaient ce spectacle, le Roi
-n'y donnait aucune attention, et se récitait à lui-même le discours
-qu'il allait prononcer.
-
-Arrivé au palais Bourbon, Louis XVIII entra dans la salle des séances,
-et franchit les marches du trône, appuyé sur MM. de Blacas et de
-Duras. Les membres des deux Chambres se levèrent vivement à l'aspect
-du monarque, et applaudirent de toutes leurs forces. Les plus
-expansifs dans leurs témoignages étaient les députés siégeant au côté
-gauche. Ils voulaient tous la paix, la Charte, le Roi, et tenaient à
-lui prouver que s'il était sincère avec eux, ils le seraient avec lui.
-Trois et quatre fois ils se levèrent, en répétant le cri de _Vive le
-Roi!_ Secondés dans cette manifestation par les députés royalistes,
-ils firent entendre à Louis XVIII des acclamations qui l'émurent
-profondément, et qui auraient pu lui faire croire qu'il était sauvé.
-Malheureusement, ce n'était là que le cri de quelques citoyens
-éclairés et vraiment patriotes. Le reste de la nation, entraîné par
-des ressentiments dont les Bourbons étaient la cause involontaire,
-courait à de nouveaux abîmes!
-
-Le Roi, après s'être remis, prononça, d'une voix claire et bien
-accentuée, les paroles suivantes:
-
-[En marge: Discours du Roi.]
-
- «MESSIEURS,
-
- »Dans ce moment de crise, où l'ennemi public a pénétré dans une
- portion de mon royaume, et où il menace la liberté de tout le
- reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui,
- en vous unissant avec moi, font la force de l'État. Je viens, en
- m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et
- mes voeux.
-
- »J'ai revu ma patrie, je l'ai réconciliée avec toutes les
- puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux
- traités qui nous ont rendu la paix; j'ai travaillé au bonheur de
- mon peuple; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les
- marques les plus touchantes de son amour; pourrais-je, à soixante
- ans, mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa
- défense?...»
-
-Ici de nouvelles acclamations retentirent.--Non, s'écriaient les
-députés, ce n'est pas à vous, c'est à nous à mourir pour le trône et
-la Charte!--Le Roi reprit:
-
- «Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France.
- Celui qui vient parmi nous allumer les torches de la guerre
- civile, y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère; il vient
- remettre notre patrie sous son joug de fer; il vient enfin
- détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée,
- cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette
- Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de
- maintenir.
-
- »Rallions-nous donc autour d'elle! qu'elle soit notre étendard
- sacré! Les descendants de Henri IV s'y rangeront les premiers;
- ils seront suivis de tous les bons Français. Enfin, Messieurs,
- que le concours des deux Chambres donne à l'autorité toute la
- force qui lui est nécessaire; et cette guerre vraiment nationale
- prouvera, par son heureuse issue, ce que peut un grand peuple uni
- par l'amour de son Roi et de la loi fondamentale de l'État.»--
-
-[En marge: Accueil chaleureux fait à ce discours.]
-
-À peine ces derniers mots étaient-ils prononcés que le comte d'Artois
-se levant, et saisissant les mains du Roi avec respect, lui dit ces
-paroles: Permettez, Sire, qu'au nom de votre famille j'unisse ma voix
-à la vôtre, pour protester de notre franche et cordiale union avec
-Votre Majesté, et pour jurer d'être fidèle à vous et à la Charte
-constitutionnelle.--Oui, oui, s'écrièrent le duc de Berry et le duc
-d'Orléans, nous le jurons!--À cette scène inattendue, les deux
-Chambres se levèrent pour applaudir à une conformité de sentiments,
-bien salutaire si elle avait été manifestée plus tôt, pour remercier
-la royauté de chercher son appui dans la nation, et pour le lui
-promettre tout entier. Mais, hélas, elles n'en disposaient pas, et
-ces Chambres elles-mêmes, dans leur extrême prudence, n'avaient
-peut-être pas assez résisté à la royauté pour acquérir une popularité
-qui leur permît de la défendre et de la sauver.
-
-[En marge: Succès de la séance royale.]
-
-Louis XVIII se retira au milieu de l'émotion générale, fort touché du
-succès de son discours et de celui de la séance, succès d'une utilité
-certaine quinze jours auparavant, et aujourd'hui d'une utilité bien
-douteuse!
-
-[En marge: Revue de la garde nationale; son effet moins heureux que
-celui de la séance royale.]
-
-Après la séance royale on avait convoqué la garde nationale, afin que
-les princes pussent la passer en revue, et que sous leurs yeux les
-hommes de bonne volonté, destinés à former les bataillons mobiles,
-sortissent des rangs. Le comte d'Artois déploya tout ce qu'il avait de
-grâce pour plaire à la bourgeoisie parisienne sous les armes, mais
-quand on fit appel aux hommes de bonne volonté il ne s'en présenta
-qu'un petit nombre. On avait en effet trop froissé les sentiments de
-cette bourgeoisie pour lui inspirer un dévouement bien ardent. Elle
-avait peur de ce qui venait, sans avoir grand amour pour ce qui s'en
-allait. Néanmoins les apparences furent sauvées, et les princes,
-quoique moins bien accueillis qu'à la Chambre des députés, furent
-cependant reçus d'une manière convenable. Sous l'impression de ces
-diverses manifestations, et surtout de la tentative manquée des frères
-Lallemand, on était revenu un peu à l'espérance, on croyait à la force
-numérique et à la fidélité du rassemblement de troupes qui allait se
-former à Melun sous le duc de Berry, sous le maréchal Macdonald, sous
-les généraux Belliard, Maison, Haxo, etc. Les bonapartistes au
-contraire déconcertés par l'aventure des frères Lallemand, croyant y
-voir un symptôme alarmant des dispositions de l'armée, étaient
-tremblants, et se cachaient, intimidés surtout par le nom du nouveau
-préfet de police Bourrienne.
-
-[En marge: Séjour de Napoléon à Auxerre.]
-
-[En marge: Bruits qui circulaient à Auxerre.]
-
-[En marge: Ces bruits, sans inquiéter Napoléon, le décident à marcher
-sur Paris militairement.]
-
-Pendant ce temps, Napoléon arrivé à Auxerre le 17 y préparait sa
-marche sur Paris. Avec les troupes de Grenoble, de Lyon, avec celles
-de Franche-Comté qu'amenait le maréchal Ney, il pouvait réunir environ
-une vingtaine de mille hommes et soixante bouches à feu. Le 14e de
-ligne, envoyé à Auxerre pour le combattre, l'avait rejoint au cri de
-_Vive l'Empereur!_ et avait ainsi augmenté ses forces d'un régiment
-d'infanterie. On avait reçu à Auxerre la nouvelle de la formation
-d'une armée à Melun. On parlait d'une quarantaine de mille hommes de
-troupes de ligne, de maison militaire, de gardes nationaux, sous les
-ordres directs du duc de Berry et de plusieurs maréchaux, et il était
-possible que ce premier coup de fusil tant désiré par les royalistes,
-si redouté par Napoléon, fût enfin tiré sous Paris. On devait croire,
-en effet, que dans les cinq ou six mille hommes composant la maison
-militaire, il s'en trouverait toujours assez pour engager le conflit,
-et alors la situation pouvait devenir grave. Napoléon n'était guère
-inquiet de ces rumeurs. Il se disait que les troupes ne tiendraient
-pas plus en avant de Paris qu'en avant de Lyon et de Grenoble, qu'à
-son approche le gouvernement perdrait la tête, et que le Roi s'en
-irait comme avaient fait les préfets, ceux du moins qui avaient voulu
-être fidèles. D'ailleurs, des émissaires venus des environs de la
-capitale affirmaient n'avoir pas rencontré de soldats sur leur chemin,
-et n'avoir vu à Melun que des rassemblements d'officiers à la
-demi-solde, fort mal disposés pour le gouvernement qu'ils étaient
-chargés de défendre. Napoléon n'attachait donc pas grande importance
-aux bruits qui circulaient, mais il était capitaine trop avisé pour
-n'en pas tenir compte, et il avait résolu de passer deux ou trois
-jours à Auxerre, afin d'y concentrer ses forces, et de marcher
-militairement sur Paris. Il attendait le maréchal Ney avec le corps de
-la Franche-Comté, peut-être même avec la vieille garde qu'on disait
-échappée aux mains du maréchal Oudinot, et il était certain d'avoir
-dans ces deux jours donné à son armée une consistance suffisante. Pour
-que l'infanterie qui le suivait ne fût pas trop fatiguée, il imagina
-de l'embarquer sur la Seine à Auxerre, et de la faire voyager par eau
-jusqu'à Montereau. Il en usa de même pour l'artillerie, et dans cette
-vue il fit rassembler à prix d'argent tous les bateaux de la Seine. Il
-achemina sa cavalerie par terre sur ce même point de Montereau, et il
-disposa les choses de manière à pénétrer le 19 dans la forêt de
-Fontainebleau avec toutes ses armes réunies.
-
-[En marge: Entretien de Napoléon avec le préfet et avec divers
-personnages.]
-
-Ces mesures prises avec sa promptitude et sa précision accoutumées, il
-employa son temps à recevoir les maires, les sous-préfets, les chefs
-de corps, et à leur tenir les discours qu'il avait tenus partout. Le
-soir, à la table du préfet, et dans un cercle plus étroit, composé de
-Drouot, de Bertrand, de Cambronne et du préfet lui-même, il parla
-confidentiellement, et avec le langage net, expressif, mordant, qui
-lui était propre.--J'ai laissé répandre autour de moi, dit-il, que
-j'étais d'accord avec les puissances, il n'en est rien. Je ne suis
-d'accord avec personne, pas même avec ceux qu'on accuse de conspirer à
-Paris pour ma cause. J'ai vu de l'île d'Elbe les fautes que l'on
-commettait, et j'ai résolu d'en profiter. Mon entreprise a toutes les
-apparences d'un acte d'audace extraordinaire, et elle n'est en réalité
-qu'un acte de raison. Il n'était pas douteux que les soldats, les
-paysans, les classes moyennes elles-mêmes, après tout ce qu'on avait
-fait pour les blesser, m'accueilleraient avec transport. À Grenoble,
-je n'ai eu qu'à _frapper la porte avec ma tabatière_ pour qu'elle
-s'ouvrît. Sans doute, Louis XVIII est un prince sage, éclairé par le
-malheur, et s'il avait été seul, j'aurais eu infiniment plus de peine
-à lui reprendre la France. Mais sa famille, ses amis, détruisent tout
-le bien qu'il serait capable de faire. Ils se sont persuadés qu'ils
-rentraient dans l'héritage de leurs pères, et qu'ils pouvaient s'y
-conduire à leur gré, et ils ne voient pas que c'est dans mon héritage
-qu'ils rentrent, et que le mien ne pouvait pas être géré comme le
-leur.--Sur l'observation du préfet que les Bourbons s'étaient
-cependant renfermés dans la stricte observation des lois, Napoléon
-répondit que ce n'était pas assez de gouverner selon le texte des
-lois, qu'il fallait gouverner selon leur esprit.--On exécutait,
-dit-il, les lois du temps présent avec l'esprit du temps passé, et il
-n'était pas possible qu'on ne révoltât pas la génération actuelle.
-C'est là l'unique cause de mon succès. On a prétendu l'année dernière
-que c'est moi qui avais ramené les Bourbons. Ils me ramènent cette
-année, par conséquent nous sommes quittes...--
-
-[En marge: Arrivée du maréchal Ney à Mâcon.]
-
-Napoléon passa ainsi la soirée à s'entretenir avec sa verve
-accoutumée, faisant l'exposé le plus frappant des fautes des Bourbons,
-avouant aussi les siennes avec bonne grâce, mais affirmant du reste
-qu'il était changé, et qu'on ne trouverait plus en lui ni le maître
-absolu, ni le conquérant, car il savait, disait-il, se corriger, et
-n'était pas comme les Bourbons, qui en vingt-cinq ans _n'avaient rien
-appris, rien oublié_...--
-
-Le lendemain 18, arriva le maréchal Ney. Napoléon l'attendait avec
-impatience, et semblait même s'étonner qu'il ne fût pas arrivé plus
-tôt. Le maréchal, retenu par les ordres qu'il avait eu à expédier,
-était en effet en retard, et ce n'était pas d'ailleurs sans embarras
-qu'il s'approchait du quartier général. Il avait deux causes de gêne,
-sa conduite à Fontainebleau, et celle qu'il venait de tenir à
-Lons-le-Saulnier. Sa conduite à Fontainebleau, sauf les formes qui
-avaient été rudes, pouvait s'expliquer par l'empire des circonstances.
-Son dernier revirement, quoique pouvant s'expliquer de même, avait été
-si brusque, qu'il en était embarrassé même devant Napoléon qui en
-avait tant profité. Le maréchal, pour se justifier, avait répété
-partout ce qu'il avait déjà dit à Lons-le-Saulnier, qu'il cédait au
-voeu de la France, laquelle venait de se montrer unanime à Grenoble, à
-Lyon, à Mâcon, à Chalon, etc., mais qu'il n'avait pas entendu se
-donner à un homme, surtout à celui qui avait conduit les Français à
-Moscou; que les circonstances étaient changées, qu'il fallait
-aujourd'hui à la France la paix et la liberté, qu'il l'entendait
-ainsi, et le dirait à l'Empereur à sa prochaine entrevue, et que si
-l'Empereur ne voulait pas écouter ce langage, il se retirerait dans
-ses champs pour n'en plus sortir.--Tels étaient les propos que Ney
-avait semés sur sa route, qu'il répéta en arrivant au préfet son
-beau-frère, et qu'il voulait adresser à Napoléon lui-même. Pourtant en
-approchant, sa hardiesse tombait peu à peu, et craignant de ne pas
-oser, ou de ne pas savoir dire tout ce qu'il avait dans l'esprit, il
-avait fait de sa conduite et de ses sentiments un exposé par écrit,
-qui commençait à Fontainebleau et finissait à Lons-le-Saulnier. Il le
-lut à son beau-frère, qui n'y trouva rien à reprendre, et il se rendit
-chez Napoléon, cet exposé à la main, peu d'instants après son arrivée.
-
-[En marge: Entrevue de Napoléon avec le maréchal.]
-
-[En marge: Son adresse à empêcher le maréchal de dire ce qu'il
-voulait.]
-
-[En marge: Napoléon et le maréchal affectent d'être plus contents l'un
-de l'autre qu'ils ne le sont véritablement.]
-
-[En marge: Unanimité des militaires à désirer, en se donnant à
-Napoléon, qu'il soit changé, et qu'il soit à la fois pacifique et
-libéral.]
-
-Napoléon, avec sa profonde sagacité, avait deviné tout ce que le
-maréchal serait tenté de lui dire, et il lui suffisait de ce qu'il
-avait déjà entendu de plus d'une bouche, pour prévoir que Ney lui
-apporterait à la fois des excuses et des remontrances. Or, il voulait
-le dispenser des unes, et s'épargner les autres. Il vint à lui les
-bras ouverts, en s'écriant: Embrassons-nous, mon cher maréchal....
-Puis Ney déployant son papier, il ne lui en laissa pas commencer la
-lecture.--Vous n'avez pas besoin d'excuse, lui dit-il. Votre excuse,
-comme la mienne, est dans les événements, qui ont été plus forts que
-les hommes. Mais ne parlons plus du passé, et ne nous en souvenons que
-pour nous mieux conduire dans l'avenir.--Après ces premiers mots,
-Napoléon ne donnant pas au maréchal le temps de proférer une parole,
-lui fit un exposé de la situation et de ses intentions qui ne laissait
-rien à désirer, car il reconnaissait à la fois la nécessité de la paix
-et d'une liberté suffisante, et paraissait résolu à concéder l'une et
-l'autre. Il déclara qu'il acceptait le traité de Paris, qu'il l'avait
-fait dire à Vienne, qu'il comptait sur cette communication et sur
-l'intervention de Marie-Louise pour prévenir une nouvelle lutte avec
-l'Europe, et que rendu à Paris, il réunirait les hommes les plus
-éclairés pour se concerter avec eux sur les changements qu'il
-convenait d'apporter aux constitutions impériales. Le maréchal aurait
-voulu en vain ajouter quelque chose aux déclarations de Napoléon, car
-elles comprenaient tout ce qui était désirable, et précisaient mieux
-qu'il n'aurait pu le faire les besoins du moment. Pourtant il répéta à
-sa manière tout ce qu'il venait d'entendre, afin de pouvoir au moins
-se vanter de l'avoir dit, et Napoléon l'écouta sans peine, parce que
-ce n'était que la répétition de ses propres pensées, précédemment
-exprimées. L'entretien fut donc très-convenable. Néanmoins Ney, sans
-avoir la finesse de son interlocuteur, comprit bien que celui-ci
-n'avait pas voulu se laisser poser des conditions, et Napoléon avait
-compris encore mieux qu'on avait voulu lui en faire. Ils furent donc
-au fond moins satisfaits l'un de l'autre qu'ils n'affectaient de le
-paraître. Ney en se retirant dit à tous les officiers et à son
-beau-frère qu'il avait été très-content de l'Empereur, qui avait été
-avec lui très-amical, et très-raisonnable. Ses camarades applaudirent
-et déclarèrent qu'ils n'avaient rien à souhaiter, puisqu'ils
-retrouvaient l'Empereur, et le retrouvaient corrigé par les
-événements. Napoléon, de son côté, devinant aux airs de visage, aux
-mots échappés, qu'on s'excusait de la violation de ses devoirs
-militaires par la résolution hautement annoncée de lui mettre un
-frein, feignit de ne pas s'en apercevoir, et affecta de se montrer
-parfaitement content du maréchal. Toutefois, ce premier moment
-d'effusion passé, il reprit peu à peu une certaine hauteur impériale
-avec Ney, et lui donna rendez-vous à Paris, comme s'il n'avait pas eu
-besoin de lui pour y entrer.
-
-[En marge: Départ de Napoléon d'Auxerre, et son entrée à Fontainebleau
-le 20 mars au matin.]
-
-Le 19 au matin, toutes ses dispositions étant terminées et ses troupes
-devant être rendues à Montereau, Napoléon quitta Auxerre pour se
-mettre à leur tête. Vers la nuit il était à la lisière de la forêt de
-Fontainebleau entouré de ses soldats. Là, on lui parla beaucoup des
-mouvements de troupes qui se faisaient en avant de Paris; il n'en tint
-compte, et s'enfonça dans la forêt suivi de quelques cavaliers. À
-quatre heures du matin, 20 mars, il pénétra dans cette cour du château
-de Fontainebleau, où onze mois auparavant (20 avril) il avait adressé
-ses adieux à la garde impériale. Déjà un groupe de cavalerie,
-déserteur de l'armée de Melun, s'y était transporté pour l'attendre.
-En mettant le pied dans ce palais où avait fini le premier Empire, et
-où semblait recommencer le second, son visage s'illumina d'un profond
-sentiment de satisfaction. Cette revanche que lui accordait la fortune
-était assurément bien éclatante, et dans ce grand esprit qui s'était
-guéri à l'île d'Elbe de toutes les illusions (on en verra bientôt la
-preuve), la joie fit taire un instant la prévoyance!
-
-[En marge: Les fausses espérances conçues par les royalistes
-promptement dissipées.]
-
-[En marge: Leur désespoir, et leur penchant à émigrer de nouveau.]
-
-Cependant, la plus violente agitation régnait aux Tuileries. Les
-espérances dont on s'était bercé n'avaient pas été de longue durée, et
-tandis qu'il avait fallu au maréchal Soult trois mois pour se
-discréditer, huit jours avaient suffi au ministre Clarke pour perdre
-toute la confiance qu'on avait mise en lui. En apprenant la marche
-triomphale de Napoléon à travers les populations de la Bourgogne, en
-apprenant surtout la défection du maréchal Ney, on avait bientôt
-reconnu que c'était puérilité d'attendre son salut d'un ministre de la
-guerre quel qu'il fût, et on s'était livré à un complet désespoir. Les
-royalistes violents n'avaient vu de ressource que dans une seconde
-émigration à l'étranger, où ils espéraient trouver encore l'appui
-qu'ils avaient obtenu à toutes les époques. En effet, si les nouvelles
-de France étaient désolantes, celles de Vienne étaient rassurantes au
-contraire, et on savait que le congrès réuni extraordinairement avait
-fulminé contre Napoléon un véritable arrêt de mort. Malheureusement il
-fallait aller chercher au dehors ce dangereux appui de l'étranger, qui
-pouvait procurer quelque force matérielle, mais en en ôtant toute
-force morale!
-
-[En marge: MM. Lainé et de Montesquiou persistent à conseiller les
-concessions, mais les conseillent vainement.]
-
-On doit à M. Lainé, à M. de Montesquiou, à tous ceux enfin qui avaient
-cru trouver le salut de la cause royale dans l'union de la dynastie
-avec le parti libéral, la justice de reconnaître qu'ils ne
-désespérèrent pas de leur politique, et que jusqu'au dernier jour ils
-voulurent en essayer à leurs risques et périls, c'est-à-dire avec le
-danger de tomber dans les mains de Napoléon, avant d'avoir pu opérer
-la réconciliation désirée. MM. Lainé et de Montesquiou insistèrent
-pour qu'on se livrât entièrement aux constitutionnels, qu'on les prît
-pour ministres, qu'on mît M. de Lafayette à la tête de la garde
-nationale, et qu'on opposât ainsi à Napoléon la Charte confiée aux
-mains des libéraux. Les constitutionnels ratifièrent ces propositions
-en s'offrant jusqu'au dernier instant, et le 19 mars au matin, M.
-Benjamin Constant écrivit dans le _Journal des Débats_ un article de
-la plus extrême violence contre Napoléon, déclarant pour les Bourbons
-et pour la Charte une préférence formelle et irrévocable.
-
-[En marge: Déchaînement de la cour contre MM. de Montesquiou et de
-Blacas.]
-
-[En marge: M. de Blacas accusé d'être la cause des irrésolutions du
-Roi.]
-
-À cette heure, le conseil des ministres n'était presque plus le
-conseil du Roi, car, ainsi qu'il arrive dans les jours de crise, une
-foule d'empressés accouraient autour du gouvernement, forçaient ses
-portes, se mêlaient à ses délibérations, et prétendaient conduire les
-affaires presque autant que ceux qui en étaient responsables. Ces
-moments sont ceux de la dissolution du pouvoir, car tout le monde
-ordonne, personne n'obéit, et quand cet état se produit, on peut
-affirmer que l'agonie commence. Les royalistes de diverses nuances
-avaient envahi les deux ou trois étages des Tuileries; on les
-rencontrait partout, se remuant, parlant, déclamant contre MM. de
-Montesquiou et de Blacas, à qui on attribuait tout le mal. Le premier
-était devenu un objet d'aversion depuis qu'il faisait entendre des
-conseils de modération, et on disait que c'était un esprit léger, un
-faux mérite, inventé et vanté par les femmes, et incapable de
-supporter le fardeau du pouvoir. Le second avait aux yeux de ces
-royalistes fougueux le tort d'être l'homme du Roi. On le considérait
-comme la cause de l'inertie de Louis XVIII et de ses irrésolutions.
-Les modérés eux-mêmes aussi bien que les immodérés s'en prenaient à
-lui de n'être pas écoutés, lui reprochaient d'être en quelque sorte un
-mur élevé autour de la royauté pour empêcher les saines inspirations
-de lui parvenir, et il est certain que sa froide hauteur était bien
-faite pour inspirer cette idée, quoiqu'en réalité il s'empressât de
-transmettre exactement à Louis XVIII tout ce qu'il apprenait. Il faut
-ajouter que dans les circonstances difficiles, c'est ordinairement aux
-favoris, ou à ceux qui passent pour tels, qu'on s'en prend des
-malheurs publics, et qu'on se venge de leur faveur en les accusant de
-tout, même de ce qu'ils tâchent d'empêcher.
-
-[En marge: Le parti d'une prompte retraite prévaut.]
-
-[En marge: Partage d'avis entre les royalistes, sur le lieu où l'on
-doit se retirer.]
-
-Le déchaînement contre ces deux personnages était donc extrême. M. de
-Montesquiou, ne se déconcertant guère, persistait à soutenir le
-système des concessions, tandis que M. de Blacas gardait un froid
-silence. Les royalistes extrêmes s'obstinant à ne reconnaître au
-gouvernement d'autre tort que celui de la faiblesse, regardaient les
-concessions comme un redoublement de cette faiblesse qui ajouterait à
-la déconsidération du pouvoir sans apporter aucune amélioration
-sensible à l'état des choses. À leur avis il n'y avait plus qu'à
-quitter Paris, et à se retirer à l'étranger, où l'on trouverait
-l'appui de l'Europe, le seul sur lequel on pût désormais compter. Ils
-se disaient avec une satisfaction à peine dissimulée que la coalition
-punirait cette nation ingrate qu'on n'avait pas su gouverner, parce
-qu'elle ne pouvait être menée que par une main de fer, celle de
-Napoléon ou celle de l'Europe. Ils ajoutaient qu'on y gagnerait d'être
-débarrassé de cette Charte, cause essentielle, à les en croire, des
-nouveaux revers dont la légitimité était menacée. Le tort, à leurs
-yeux, n'était pas de l'avoir mal observée, mais de l'avoir donnée.
-
-[En marge: M. de Vitrolles voudrait qu'on se retirât en Vendée, M. de
-Montesquiou en Flandre, sans toutefois passer la frontière.]
-
-Pourtant, même entre royalistes violents, ils étaient loin de
-s'entendre. Il y en avait, M. de Vitrolles tout le premier, auxquels
-le recours à l'étranger répugnait profondément. Ils avaient éprouvé
-récemment combien était importune l'influence de l'étranger, car cette
-influence les avait empêchés de se livrer à toutes leurs passions, et
-ils auraient bien voulu ne pas retomber dans sa dépendance. Pour y
-échapper ils avaient imaginé un moyen, c'était, en sortant de Paris
-(ce que les uns et les autres considéraient comme inévitable), de se
-retirer non pas au nord, vers Lille ou Dunkerque, mais à l'ouest, vers
-Angers, Nantes et la Rochelle, ce qui devait conduire en Vendée, au
-milieu des vieux soldats du royalisme, qui depuis dix mois avaient
-repris les armes. On se figurait qu'on réunirait là cinquante mille
-soldats, lesquels, appuyés sur Nantes, la Rochelle, Bordeaux, recevant
-des Anglais des secours en argent et en matériel, tiendraient assez
-longtemps, attireraient une partie des forces de l'usurpateur, et
-donneraient à l'Europe, sans apparence de complicité avec elle, le
-temps de résoudre la question fondamentale entre le Rhin et la Seine.
-Déjà M. le duc de Bourbon était parti pour Tours et Angers, et on ne
-doutait pas qu'il ne parvînt à émouvoir profondément la Vendée. On
-avait des nouvelles de Bordeaux, où M. le duc et madame la duchesse
-d'Angoulême avaient excité de vifs élans d'enthousiasme, et on
-regardait l'asile de l'Ouest comme aussi sûr qu'honorable, car enfin,
-en admettant qu'on fût forcé dans cet asile, il restait la mer pour
-s'enfuir, et retourner en Angleterre, d'où l'on était venu.
-
-[En marge: Violente altercation entre M. de Vitrolles et M. de
-Montesquiou.]
-
-On pouvait sans doute faire valoir des raisons fort spécieuses en
-faveur de ce plan, mais il y avait autant d'impopularité attachée à
-l'appui des chouans qu'à celui de l'étranger, et entre ces deux
-impopularités le choix était difficile. Aussi M. de Montesquiou,
-devenu le contradicteur habituel de M. de Vitrolles, disait-il avec le
-ton d'un homme importuné par de sots conseils: Eh! monsieur, le roi
-des chouans ne sera jamais le roi des Français!--À quoi M. de
-Vitrolles répondait que celui des Autrichiens, des Anglais et des
-Russes, n'avait pas plus de chances de le devenir.--Ces deux
-personnages en étaient arrivés à une telle antipathie réciproque,
-qu'ils ne pouvaient plus souffrir la présence l'un de l'autre, et
-étaient toujours prêts à en venir aux outrages, M. de Vitrolles
-indiquant assez clairement qu'il regardait M. de Montesquiou comme un
-abbé de cour, aussi impertinent que léger, M. de Montesquiou, à son
-tour, qualifiant M. de Vitrolles de brouillon violent, aussi fatigant
-que dangereux.
-
-[En marge: Louis XVIII incline à rester à Paris le plus longtemps
-possible.]
-
-Le système des concessions étant écarté, M. de Montesquiou ne voyait
-d'autre ressource que de se retirer vers la frontière du Nord,
-Dunkerque ou Lille, de rester dans l'une de ces deux places sans
-abandonner le sol français, et de laisser le duel de Napoléon avec
-l'Europe se vider sans y prendre part. C'était le conseil que M. le
-duc d'Orléans, que le maréchal Macdonald, que tous les hommes sages
-avaient donné à Louis XVIII, s'il fallait, comme tout l'annonçait,
-quitter la capitale et la livrer à Napoléon. Mais ce plan ne plaisait
-pas plus au vieux monarque que celui de se réfugier en Vendée. Sortir
-de Paris était pour la paresse de Louis XVIII une résolution
-souverainement désagréable, et tout plan qui commençait par un
-déplacement lui était odieux. Aller guerroyer dans la Vendée lui
-semblait un parti d'aventuriers, qui ne convenait ni à son âge, ni à
-sa santé, ni à sa dignité. Prendre une place forte pour asile ne lui
-paraissait guère praticable, car il fallait d'abord une place prête à
-se dévouer, secondement une garnison pour la bien défendre, et les
-trois ou quatre mille cavaliers auxquels allait se réduire la maison
-militaire lorsqu'on abandonnerait Paris, n'étaient pas une garnison
-suffisante pour une ville comme Lille, dont la défense exigeait au
-moins douze ou quinze mille hommes de la meilleure infanterie. Enfin
-être assiégé dans une forteresse, pour finir par se rendre, était à
-ses yeux un sort assez ridicule.
-
-Ce qui lui agréait le plus, c'était Paris, et, à défaut de Paris,
-Londres. Or, avec cette disposition à l'inertie, rester aux Tuileries
-jusqu'à la dernière extrémité, était au fond sa résolution secrète,
-car il augurait mal d'une nouvelle émigration.--La première fois,
-disait-il, on nous a bien reçus, parce qu'on imputait nos revers à la
-grande et irrésistible catastrophe de la Révolution; mais, cette fois,
-on les imputera à notre maladresse, et on nous traitera comme des gens
-malhabiles et des hôtes importuns.--Il voulait donc attendre jusqu'à
-la dernière heure, en laissant tout proposer sans rien accueillir, en
-laissant à M. de Blacas la tâche ingrate d'opposer objection sur
-objection aux propositions qui lui déplaisaient.
-
-[En marge: Projet du maréchal Marmont de fortifier les Tuileries, et
-d'y supporter un siége.]
-
-[En marge: Railleries de Louis XVIII à l'égard de ce projet.]
-
-Au milieu de cette cour en tumulte, où les auteurs de projets
-rencontraient tantôt le regard distrait et ironique du Roi, tantôt les
-sèches négations de M. de Blacas, il y avait un personnage qui n'était
-pas capable de se tenir tranquille en une conjoncture aussi grave,
-c'était le maréchal Marmont. Léger, vain, agité, grand faiseur
-d'embarras comme de coutume, appelé à commander la maison du Roi en
-cette occasion, et du reste le méritant par sa rare bravoure, il
-voulait lui aussi sauver le Roi, et prétendait en avoir trouvé le
-moyen. Se heurtant dans les mouvements qu'il se donnait, contre la
-froideur peu accueillante de M. de Blacas, il avait conçu pour ce
-ministre la haine la plus vive, et sans se ranger précisément avec les
-exagérés, il criait avec eux contre lui, et attribuait à son influence
-tous les maux de la royauté. Il avait poussé l'imprudence jusqu'à
-proposer à M. de Vitrolles d'enlever M. de Blacas pour l'éloigner du
-Roi, de s'emparer ensuite du gouvernement, et de sauver la monarchie
-sans M. de Blacas, et même sans le Roi. Son plan, lorsque lui et M.
-de Vitrolles se seraient saisis du pouvoir, consistait à fortifier les
-Tuileries, à y amasser des vivres et des munitions, à s'y enfermer
-avec tous les royalistes fidèles, à y attendre Napoléon, et à lui
-opposer l'embarras, sans doute assez grand, d'assiéger un vieux roi
-dans son palais, de l'y bombarder peut-être au milieu de l'indignation
-universelle. M. de Vitrolles avait répondu que le temps des
-enlèvements de favoris était passé avec les favoris eux-mêmes, que M.
-de Blacas ne l'était pas, et qu'on donnerait, sans sauver le Roi, un
-spectacle aussi odieux que ridicule. Louis XVIII ayant reçu du
-maréchal Marmont la confidence de la seconde partie de son plan, lui
-avait répondu d'un ton peu flatteur: Vous me proposez la chaise
-curule; cette idée est au moins aussi vieille que toutes celles qu'on
-reproche à mes pauvres émigrés.--
-
-Dans toute situation désespérée on a volontiers recours aux
-empiriques, et on s'adressa une dernière fois à M. Fouché, pour en
-obtenir, à défaut de son concours, au moins un bon conseil, car, ainsi
-que nous l'avons dit, entre la confusion de recourir à un régicide, ou
-celle de faire des concessions aux constitutionnels, on aimait mieux
-la première.
-
-[En marge: Derniers conseils demandés à M. Fouché.]
-
-On chargea donc M. Dambray de voir M. Fouché, et de l'entretenir au
-nom de Louis XVIII. M. Fouché avait un tel goût d'intrigue, qu'engagé
-contre les Bourbons jusqu'à pousser lui-même les frères Lallemand à
-entreprendre leur folle tentative, il avait plaisir encore à
-rencontrer le chancelier de Louis XVIII, à écouter des propositions et
-à y répondre. M. Dambray ayant au nom du Roi demandé à M. Fouché son
-opinion et ses conseils, ce qui indiquait assez qu'on serait prêt à
-accepter son concours, il dit, ce que tout le monde savait, qu'il
-était trop tard; que le mouvement était donné, que l'armée le suivrait
-jusqu'au dernier homme; que Napoléon serait à Paris avant huit jours,
-qu'il n'y avait donc plus qu'à se retirer, et à mettre la royauté hors
-d'atteinte, afin d'attendre en sûreté les événements ultérieurs. M.
-Dambray s'étant récrié contre des prophéties aussi désolantes, et
-ayant paru dire que M. Fouché ne prévoyait si facilement de telles
-extrémités que parce qu'au fond il les désirait peut-être, celui-ci,
-avec un mélange d'imprudence et de vanité sans pareilles, lui
-répondit, que pour son compte, il éprouvait du retour de Napoléon
-autant de chagrin que les royalistes eux-mêmes, qu'il détestait
-Napoléon et en était détesté, mais qu'il se résignait à une épreuve
-devenue inévitable; que si les Bourbons avaient pris ses conseils
-moins tardivement, il leur aurait épargné à eux et à la France cette
-nouvelle et dangereuse crise, mais qu'il n'était plus temps d'y
-échapper; que pour la traverser heureusement, il fallait même s'y
-prêter, qu'ainsi on ne devrait pas être étonné, si dans quelques jours
-lui, duc d'Otrante, devenait ministre de Napoléon, qu'il le
-deviendrait pour échapper à sa tyrannie et en accélérer la chute; que
-c'était vers cette voie de salut qu'il avait les yeux fixés, et
-qu'alors peut-être débarrassé de ce fou dangereux, il pourrait en
-faveur des Bourbons ce qu'il ne pouvait pas aujourd'hui.
-
-[En marge: Cynisme de ce personnage.]
-
-[En marge: Voyant qu'on ne peut conquérir M. Fouché, on se décide à le
-faire arrêter.]
-
-[En marge: Son évasion.]
-
-On ne sait de quoi il faut le plus s'étonner, ou du cynisme de tels
-aveux, ou de l'imprudence de telles confidences, ou de la puérilité
-d'un orgueil qui croyait prévoir et dominer les événements de si loin.
-M. Dambray se laissa prendre à tous ces faux semblants de politique
-profonde, et quitta son interlocuteur, consterné et écrasé par sa
-prétendue supériorité. Il en fit part au Roi et au comte d'Artois, qui
-furent fâchés, le dernier surtout, de s'être adressés si tard au génie
-de M. Fouché. Cependant son refus de répondre aux avances de la cour
-parut suspect, et on se dit que puisqu'il repoussait des ouvertures
-qui étaient des offres véritables, c'est qu'il était résolûment engagé
-avec l'ennemi. Ne l'ayant pas pour soi, il fallait l'annuler, et pour
-cela s'emparer de sa personne. La police violente de M. de Bourrienne
-ne pouvait être détournée d'un tel acte, ni par son bon sens ni par
-ses scrupules, et elle envoya des agents pour arrêter le duc
-d'Otrante. C'était une extravagance inutile, qu'en tout cas il ne
-fallait pas essayer sans réussir. Mais M. Fouché qui, en se mêlant à
-tout, avait au moins l'esprit de s'attendre à tout, s'était ménagé une
-retraite dans l'hôtel de la reine Hortense, contigu au sien, et en
-prétextant auprès des agents qui venaient l'arrêter le besoin de
-s'éloigner quelques minutes, il leur échappa par son jardin.
-
-[En marge: En apprenant l'entrée de Napoléon à Fontainebleau, Louis
-XVIII se décide à quitter Paris.]
-
-[En marge: Il donne sa confiance au maréchal Macdonald, et lui remet
-le soin de préparer son départ.]
-
-[En marge: Précautions prises par le maréchal.]
-
-Cette aventure eût fort prêté à rire, si la situation eût été moins
-grave. Le 19 au matin, la nouvelle étant parvenue que Napoléon allait
-être à Fontainebleau, le moment extrême que Louis XVIII s'était
-assigné pour prendre un parti, était évidemment arrivé. Avec ses
-opinions et ses goûts, il n'avait guère à choisir. Il était trop
-tard, en effet, pour recourir au parti constitutionnel, dont il
-connaissait peu les principaux chefs, et auxquels, lors même qu'il se
-serait fié à eux, il n'aurait pu se livrer qu'en excitant la colère de
-son parti à un point qui dépassait son courage. Il jugeait ridicule le
-projet du maréchal Marmont de braver un siége dans les Tuileries; il
-trouvait le projet de M. de Vitrolles de se réfugier en Vendée, digne
-de M. le comte d'Artois, et pour lui c'était tout dire. Il ne lui
-restait donc qu'à se retirer sur la frontière du Nord, sans la
-franchir. Ce dernier projet qui était celui du duc d'Orléans et du
-maréchal Macdonald, était plus conforme à son esprit de sagesse, et il
-le préférait de beaucoup à tous les autres. M. le duc d'Orléans
-s'était rendu en Flandre. Le maréchal Macdonald, destiné à commander
-l'armée de Melun, sous le duc de Berry, était à Paris, et Louis XVIII
-avait conçu pour sa prudence, son sang-froid, sa loyauté, une grande
-estime. Il l'avait appelé auprès de lui, afin d'avoir son avis. Le
-maréchal, occupé à former l'armée de Melun, avait déclaré au Roi que
-cette armée ne lui inspirait aucune confiance, que la maison
-militaire, dévouée, brave, mais inexpérimentée, ne tiendrait pas deux
-heures contre les troupes impériales; que les bataillons volontaires
-de la garde nationale étaient presque nuls en nombre; qu'enfin les
-troupes de ligne passeraient à l'ennemi dès qu'on serait à portée de
-canon. Leurs dispositions étaient même si peu rassurantes, que le
-maréchal n'avait pas encore osé les réunir à Melun, de peur, en les
-assemblant, de faire éclater leurs sentiments secrets. Aussi n'y
-avait-il envoyé que les officiers à la demi-solde, formés en
-bataillons d'élite par le maréchal Soult, lesquels tenaient déjà les
-plus affreux propos, et menaçaient à chaque instant de s'insurger. De
-ce sincère exposé des choses, le maréchal avait conclu qu'il fallait
-se retirer à Lille, s'y enfermer, et y attendre le résultat de la
-lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire rétabli. Le Roi
-avait trouvé l'avis du maréchal fort sensé, et s'y était complétement
-rallié. Seulement il ne croyait pas qu'il fût plus facile de tenir à
-Lille qu'à Paris, et son penchant était de regagner tout simplement
-l'asile d'Hartwell, où il avait goûté pendant six ans un parfait
-repos, et où il craignait d'être obligé de finir sa vie, grâce aux
-fautes de ses amis et de son frère. Au surplus, comme Lille était le
-chemin de Londres, et comme après tout, rester à la frontière, si on
-le pouvait, valait mieux évidemment, il adopta le plan du maréchal, et
-lui ordonna d'en préparer l'exécution. Mais une inquiétude le
-préoccupait, et le maréchal ne laissait pas de la partager dans une
-certaine mesure. La mémoire, cette dangereuse faculté des Bourbons,
-lui rappelait que Louis XVI, cherchant à fuir, avait été arrêté à
-Varennes, et ramené de force à Paris. Il craignait donc qu'une émeute
-populaire, excitée par les gens des faubourgs et par les officiers à
-la demi-solde, n'arrêtât sa voiture, et ne l'empêchât de partir.
-Entrant dans ses craintes, le maréchal convint avec lui d'envoyer les
-troupes à Villejuif, sous prétexte de leur formation en corps d'armée,
-et après s'être débarrassé de leur présence de réunir la maison
-militaire dans le Champ-de-Mars, sous le prétexte, également fort
-plausible, de la passer en revue, de conduire la famille royale au
-milieu d'elle, puis de franchir brusquement la Seine, de prendre le
-chemin de la Révolte, et de gagner par Saint-Denis la route du Nord.
-Le Roi tomba d'accord de tous ces détails avec le maréchal Macdonald,
-ne dit rien de ses projets au maréchal Marmont, de l'indiscrétion
-duquel il se défiait, et ne donna à ce dernier d'autres ordres que de
-tenir la maison militaire toujours sur pied, et prête à partir pour
-aller combattre.
-
-Les choses en étaient arrivées à ce point dans la matinée du 19, que
-personne ne songeait plus à contredire, à présenter des projets, et
-qu'avec la perspective de voir Napoléon entrer dans Paris sous
-vingt-quatre heures, chacun ne pensait qu'à se dérober à sa férocité,
-qu'on se figurait d'après la haine qu'on lui portait. Louis XVIII
-était donc débarrassé de ses contradicteurs, et quant à son frère le
-comte d'Artois, à son neveu le duc de Berry, l'évidence du danger ne
-leur permettait plus d'avoir un avis autre que le sien. Tout fut donc
-disposé en grand secret le 19 au matin, pour partir dans la journée ou
-dans la nuit, lorsqu'on n'aurait plus aucun doute sur l'approche de
-Napoléon.
-
-[En marge: Moyens employés pour se procurer des fonds.]
-
-[En marge: Distributions faites aux principaux personnages de la
-cour.]
-
-[En marge: M. de Vitrolles chargé d'aller organiser un gouvernement
-royal dans le Midi.]
-
-Conformément au projet adopté, le maréchal Macdonald achemina
-immédiatement les troupes sur Villejuif, dirigea sur Vincennes les
-volontaires royaux commandés par M. de Viomesnil, et annonça qu'il se
-rendrait avec les princes à Villejuif pour y prendre le commandement
-de l'armée. Ces bruits avaient pour but de tromper le gros du public,
-mais on ne dissimula guère aux gens de la cour qu'il fallait se
-préparer à quitter Paris. Aussi toute la journée fut-elle remplie de
-départs individuels. On avait besoin d'argent, et avec un ministre
-aussi scrupuleux que M. Louis, s'en procurer était difficile.
-Cependant on parvint à y pourvoir par des moyens parfaitement
-réguliers. On n'avait pas encore disposé du domaine extraordinaire,
-qui était administré par la liste civile. Il s'y trouvait pour près de
-six millions en actions de la Banque, que depuis plusieurs jours on
-avait eu soin de faire vendre. La liste civile s'en constitua
-débitrice envers le trésor extraordinaire, et elle les réalisa en or
-et en argent. Comme on était au commencement de l'année, la liste
-civile qui était considérable, pouvait prendre une avance de plusieurs
-millions, et de la sorte on s'en procura encore 5 ou 6, ce qui faisait
-un total de 11 ou 12. On en confia 4 au trésorier de la maison
-militaire, et 3 environ à M. de Blacas pour les dépenses de la maison
-civile. Quelques millions furent distribués entre les princes, les
-principaux seigneurs de la cour et les généraux accompagnant la
-famille royale[5]; puis, ce qui n'était pas aussi régulier, on plaça
-dans des fourgons les diamants de la couronne, pour les emporter à la
-suite de la royauté fugitive. Politiquement on croyait n'avoir rien à
-ordonner, et on n'ordonna rien. On se contenta de prescrire aux
-ministres de suivre le Roi, mais on ne fit aucune communication aux
-Chambres. Seulement M. le duc d'Angoulême et madame la duchesse
-d'Angoulême se trouvant dans le Midi, où se manifestait beaucoup de
-zèle en faveur de la cause royale, le duc de Bourbon de son côté étant
-parti pour la Vendée, il fut convenu que M. de Vitrolles, qui avait
-toujours paru compter beaucoup sur les provinces de l'Ouest, s'y
-rendrait afin de servir de ministre responsable soit à M. le duc
-d'Angoulême, soit à M. le duc de Bourbon, et essayerait d'y former
-sous l'autorité de ces princes un gouvernement particulier à ces
-contrées. Il était porteur des pouvoirs du Roi, et devait s'acheminer
-vers le Midi au moment où la famille royale prendrait la route du
-Nord.
-
-[Note 5: Le compte de ces sommes, très-régulièrement présenté, existe
-aux archives de l'Empire.]
-
-Pendant toute cette journée du 19 une foule inquiète, curieuse, et
-visiblement bienveillante, remplit la place du Carrousel, regardant
-les voitures qui entraient et sortaient, et se doutant par les départs
-qu'on avait remarqués dans le faubourg Saint-Germain, qu'il s'en
-accomplirait bientôt un plus important aux Tuileries. Cette foule,
-bien que dans ses rangs il se cachât plus d'un officier à la
-demi-solde venu pour observer ce qui se passait, témoignait un intérêt
-véritable pour la famille royale, et criait de temps en temps _Vive le
-Roi!_ Dans cette même journée, M. Lainé vint au nom du parti
-constitutionnel renouveler une dernière fois l'offre de faire une
-tentative de résistance, en mettant M. de Lafayette à la tête de la
-garde nationale. On l'accueillit avec politesse, mais sans lui
-annoncer le prochain départ de la cour, et en laissant voir que pour
-tout projet il était trop tard. Dans l'après-midi le Roi, d'accord
-avec le maréchal Macdonald, voulut faire une première sortie pour
-sonder les dispositions du peuple, et voir s'il aurait la liberté de
-quitter la capitale. Le maréchal Marmont avait reçu ordre de réunir la
-maison militaire au Champ-de-Mars, ce qui, prescrit à l'improviste,
-n'avait pu être exécuté que partiellement. Pourtant le gros de la
-maison militaire avait répondu à l'appel, et il était convenu que le
-Roi, sous prétexte d'aller la passer en revue, sortirait des
-Tuileries, y rentrerait si tout lui semblait paisible, et au contraire
-si l'aspect de la foule était inquiétant, franchirait la Seine sur le
-pont d'Iéna, traverserait le bois de Boulogne, et gagnerait la route
-de Saint-Denis en ordonnant à ses gardes du corps de le suivre.
-
-Il sortit en effet entre deux et trois heures, trouva la foule du
-Carrousel curieuse, mais paisible, affectueuse même, et s'ouvrant avec
-respect pour le laisser passer. Il se rendit au Champ-de-Mars, aperçut
-partout le plus grand calme, et rentra aux Tuileries, dans l'intention
-de ne partir que dans la soirée même, ce qui lui donnait un peu plus
-de temps pour ses préparatifs.
-
-[En marge: Départ de Louis XVIII le 19 au soir.]
-
-Vers la fin du jour, on sut que Napoléon s'était porté sur
-Fontainebleau, et on ne douta plus de son entrée à Paris le lendemain.
-En conséquence, on résolut de ne plus différer le départ. Vers onze
-heures, la foule des curieux s'étant peu à peu dispersée, on ferma les
-grilles des Tuileries, et toute la famille royale monta en voiture.
-Elle se dirigea sur Saint-Denis, sans rencontrer ni résistance ni
-curiosité, car à cette heure les rues de la capitale étaient
-entièrement désertes. Le maréchal Macdonald ordonna aux troupes qui
-n'étaient point encore parties pour Villejuif de prendre le chemin de
-Saint-Denis, n'ayant pas du reste la moindre espérance de les
-soustraire à la contagion et de les conserver à la royauté. À minuit,
-on traversa Saint-Denis, sans avoir essuyé d'autre accident que
-quelques cris inconvenants d'un bataillon d'officiers à la demi-solde,
-acheminé dans cette direction. Ainsi, après onze mois, l'infortunée
-famille des Bourbons, moins par ses fautes que par celles de ses amis,
-prenait une seconde fois la route de l'exil!
-
-[En marge: Ignorance du public le 20 mars au matin.]
-
-Le lendemain, 20 mars, lorsque le jour vint éclairer la solitude des
-Tuileries, une grande anxiété régna parmi les curieux, accourus comme
-la veille pour savoir ce qui se passait. On voyait encore des
-domestiques en livrée, mais on ne découvrait pas un officier, pas un
-garde du corps, et on remarquait seulement les postes de la garde
-nationale placés en dehors comme de coutume. Le drapeau blanc flottait
-toujours sur le dôme principal, quelques cris plus rares de _Vive le
-Roi!_ se faisaient entendre, mais ceux de _Vive l'Empereur!_ quoiqu'il
-y eût là beaucoup d'officiers à la demi-solde, n'osaient pas se
-produire. Bientôt le fatal secret finit par se répandre, et remplit
-Paris en un clin d'oeil. Les personnages principaux des partis,
-informés les premiers, coururent se le communiquer les uns aux autres,
-les royalistes avec désespoir, les constitutionnels avec dépit d'avoir
-été leurrés et inutilement compromis, les chefs du parti bonapartiste
-avec une joie bien naturelle, car depuis l'arrestation manquée de M.
-Fouché ils avaient vécu dans des inquiétudes continuelles, et, en ce
-moment encore, ils ne pouvaient se défendre d'une sorte de crainte,
-car tant que Napoléon n'était pas aux Tuileries, rien ne leur
-paraissait décidé. Quelques-uns se rendirent chez le vieux Cambacérès,
-pour lui demander ce qu'il fallait faire. Il leur recommanda
-expressément de ne devancer en rien les volontés de Napoléon, qui ne
-saurait gré à personne d'avoir voulu agir avant lui et sans lui. Comme
-on lui parlait des caisses publiques, des postes, de tout ce qu'il
-importait enfin de sauver d'un désordre populaire, Ne vous en mêlez
-pas, disait-il, tout vaut mieux que de chercher à suppléer l'autorité
-de l'Empereur.--C'était là le vieil Empire, mais le nouveau n'y
-pourrait guère ressembler.
-
-[En marge: M. Lavallette envoie un courrier à Napoléon pour lui
-apprendre le départ de la cour.]
-
-M. Lavallette voulut cependant aller aux postes, qu'il avait
-administrées si longtemps, uniquement pour avoir des nouvelles, ne
-sachant pas qu'il allait ainsi préparer l'arrêt de mort qui devait le
-frapper plus tard. Les employés, en le voyant, l'entourèrent, le
-supplièrent de se mettre à leur tête, et M. Ferrand, le directeur des
-postes pour le compte de Louis XVIII, lui demanda avec instance de le
-remplacer, et de lui délivrer à lui-même un permis pour obtenir des
-chevaux. Ce vieux royaliste, persuadé que les Bourbons avaient
-succombé non par leurs fautes mais par une conspiration, croyait en
-voir l'accomplissement dans l'apparition de M. Lavallette, pourtant
-bien accidentelle. M. Lavallette, étranger à toute conspiration, même
-à la petite échauffourée des frères Lallemand, se borna à faire partir
-un courrier pour Fontainebleau, afin de prévenir Napoléon de
-l'évacuation des Tuileries.
-
-[En marge: Les officiers à la demi-solde accumulés à Paris font
-arborer le drapeau tricolore aux Tuileries.]
-
-[En marge: Tous les grands de l'Empire s'y rendent pour recevoir
-Napoléon.]
-
-À la nouvelle de cette évacuation, les jeunes officiers qui depuis un
-an remplissaient Paris de leurs propos et de leur opposition,
-s'étaient transportés à la place du Carrousel au nombre de quelques
-mille. Le général Exelmans y avait paru des premiers. Après avoir
-examiné pendant quelque temps ce palais silencieux et désert, sur
-lequel le drapeau blanc continuait de flotter, ils y pénétrèrent,
-trouvèrent les domestiques pressés de leur en ouvrir les portes,
-firent abattre le drapeau blanc et arborer le drapeau tricolore au
-milieu de la joie des assistants. On se répandit ensuite dans Paris
-pour chercher les anciens ministres, les anciens dignitaires de
-l'Empire, MM. de Bassano, de Rovigo, Decrès, Mollien, Gaudin, la reine
-Hortense et l'ancienne reine d'Espagne, femme de Joseph. En un instant
-le palais fut rempli des serviteurs de l'Empire, attendant leur maître
-avec impatience. Un grand nombre de militaires de tous grades étaient
-allés à sa rencontre sur la route de Fontainebleau.
-
-Napoléon, en effet, parvenu dans la nuit à Fontainebleau, s'y était
-reposé quelques heures pour attendre sa cavalerie; bientôt il avait
-reçu le courrier de M. Lavallette, et avait vu M. de Caulaincourt
-lui-même accourir dans la première voiture de poste qu'il avait pu se
-procurer. Napoléon avait serré dans ses bras ce fidèle serviteur, et
-l'avait tenu longtemps pressé sur son coeur. Il résolut de partir
-sur-le-champ, et d'entrer le jour même à Paris, pour s'emparer du
-gouvernement sans aucun retard. D'ailleurs le 20 mars était le jour
-de la naissance de son fils, et il avait la superstition des
-anniversaires, superstition ordinaire chez ceux qui ont beaucoup
-demandé à la fortune, et en ont beaucoup obtenu.
-
-[En marge: Marche de Napoléon de Fontainebleau à Paris.]
-
-[En marge: Son arrivée aux Tuileries le 20 mars à neuf heures du
-soir.]
-
-Après avoir donné quelques ordres relatifs à la marche de ses troupes,
-il quitta Fontainebleau à deux heures, en voiture de poste, ayant avec
-lui M. de Caulaincourt, et ses fidèles compagnons Bertrand et Drouot.
-Près de Villejuif il vit venir à lui la plupart des troupes destinées
-à former l'armée de Melun. L'état-major de cette armée s'était, comme
-nous l'avons dit, dirigé sur Saint-Denis. Les soldats étaient donc
-sans chefs, et il n'en était que plus facile pour eux de se livrer à
-leurs sentiments. Napoléon, après avoir reçu les témoignages de leur
-enthousiasme, continua son voyage, escorté par une foule d'officiers à
-cheval, appartenant à tous les régiments. Cette foule retardant sa
-marche, il n'entra dans Paris que vers les neuf heures du soir. Il
-suivit le boulevard extérieur jusqu'aux Invalides, pour éviter les
-rues étroites du centre de la capitale, puis il remonta les quais
-jusqu'au guichet des Tuileries. Le peuple de Paris ignorait son
-arrivée, et il n'y eut d'autres témoins de cette étrange et
-prodigieuse restauration impériale, que quelques curieux et la masse
-des officiers réunis sur la place du Carrousel.
-
-[En marge: Scène de son entrée.]
-
-[En marge: Vive émotion qu'il éprouve.]
-
-La voiture pénétra dans la cour du palais, sans qu'on sût d'abord ce
-qu'elle contenait. Mais une minute suffit pour qu'on en fût informé.
-Alors Napoléon, arraché des mains de MM. de Caulaincourt, Bertrand,
-Drouot, fut porté dans les bras des officiers à la demi-solde, en
-proie à une joie délirante. Un cri formidable de _Vive l'Empereur!_
-avait averti la foule des hauts fonctionnaires qui remplissaient les
-Tuileries. Elle se précipita aussitôt vers l'escalier, et formant un
-courant contraire à celui des officiers qui montaient, il s'engagea
-une sorte de conflit presque alarmant, car on faillit s'étouffer, et
-étouffer Napoléon lui-même. On le porta ainsi au sommet de l'escalier,
-en poussant des cris frénétiques, et lui, pour la première fois de sa
-vie ne pouvant dominer l'émotion qu'il éprouvait, laissa échapper
-quelques larmes, et, déposé enfin sur le sol, marcha devant lui sans
-reconnaître personne, abandonnant ses mains à ceux qui les serraient,
-les baisaient, les meurtrissaient de leurs témoignages.
-
-Après quelques instants il recouvra ses sens, reconnut ses plus
-fidèles serviteurs, les embrassa, puis, sans prendre un moment de
-repos, s'enferma avec eux pour composer un gouvernement.
-
-[En marge: Caractères et causes de la révolution du 20 mars 1815.]
-
-Ainsi en vingt jours, du 1er au 20 mars, s'était accomplie cette
-étrange prophétie que l'aigle impériale _volerait sans s'arrêter de
-clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame_! Rien dans la
-destinée de Napoléon n'avait été plus extraordinaire, ni plus
-difficile à expliquer en apparence, quoique extrêmement facile à
-expliquer en réalité. Les infortunés Bourbons qui s'en allaient,
-imputaient cette révolution non pas à leurs fautes, mais à une immense
-conspiration, qui, à les en croire, embrassait la France entière. Or,
-de conspiration il n'y en avait pas, comme on l'a vu. À la vérité il
-avait existé un projet insignifiant de quelques jeunes officiers,
-dupes de M. Fouché, projet qui avait si peu d'importance, que mis à
-exécution avec le puissant encouragement du débarquement de Napoléon,
-il avait complétement échoué. Mais ce projet n'avait eu aucun lien
-réel avec l'île d'Elbe, puisque M. de Bassano qui le connaissait sans
-s'y être associé, avait envoyé à Napoléon l'avis du mécontentement
-public, sans même y ajouter un conseil. Napoléon, peu influencé par
-cette communication, s'attendant à être prochainement enlevé de l'île
-d'Elbe, à voir ses compagnons d'exil périr d'ennui ou de misère sous
-ses yeux, et croyant le congrès dissous, s'était décidé à partir, mû
-surtout par son activité dévorante, par son audace extraordinaire, et
-comptant pour traverser la mer sur sa fortune, et pour traverser
-l'intérieur de la France sur tous les sentiments que les Bourbons
-avaient froissés. Toute la profondeur de sa conception avait consisté
-à juger d'une manière sûre, que le sentiment national représenté par
-l'armée, que les sentiments de quatre-vingt-neuf représentés par le
-peuple des campagnes et des villes, éclateraient à sa vue, que dès
-lors moyennant un premier danger vaincu, il entraînerait à sa suite le
-peuple et l'armée, et arriverait d'un trait à Paris suivi des soldats
-envoyés pour le combattre. Il s'était donc embarqué avec sa foi
-accoutumée dans son étoile, avait heureusement traversé la mer, avait
-débarqué sans difficulté sur une côte gardée à peine par quelques
-douaniers, puis entre deux routes, celle des Alpes semée d'obstacles
-physiques, celle du littoral semée d'obstacles moraux, avait préféré
-la première, et trouvant à La Mure un bataillon qui hésitait, l'avait
-décidé en lui découvrant hardiment sa poitrine. Ce jour-là la France
-avait été conquise, et Napoléon était remonté sur son trône! Ainsi un
-acte de clairvoyance consistant à lire dans le coeur de la France
-blessée par l'émigration, un acte d'audace consistant à entraîner un
-bataillon qui hésitait entre le devoir et ses sentiments, étaient,
-avec les fautes des Bourbons, les vraies causes de cette révolution
-étrange, et bien ordinaire, disons-le, tout extraordinaire qu'elle
-puisse paraître! Était-il possible en effet que l'ancien régime et la
-Révolution, replacés en face l'un de l'autre en 1814, se trouvassent
-en présence sans se saisir encore une fois corps à corps, pour se
-livrer un dernier et formidable combat? Assurément non, et une
-nouvelle lutte entre ces deux puissances était inévitable. Napoléon,
-il est vrai, en s'y mêlant, lui donnait des proportions européennes,
-c'est-à-dire gigantesques. Sans lui cette lutte aurait été peut-être
-moins prompte; peut-être aussi n'aurait-elle point provoqué
-l'intervention de l'étranger, et dans ce cas il faudrait regretter à
-jamais qu'étant inévitable, elle eût été aggravée par sa présence.
-Mais ce point est fort douteux, et probablement l'étranger en voyant
-les Bourbons renversés par les régicides, n'aurait pas été moins tenté
-d'intervenir qu'en voyant apparaître le visage irritant du vainqueur
-d'Austerlitz!
-
-[En marge: Profond chagrin des gens éclairés.]
-
-Quoi qu'il en soit, au milieu de la joie délirante des uns, de la
-consternation naturelle des autres, les patriotes éclairés qui
-auraient souhaité que la liberté modérée s'interposant entre l'ancien
-régime et la Révolution, fît aboutir leur dernier conflit à des luttes
-paisibles et légales, et que ce conflit ne devînt pas un dernier duel
-à mort entre la France et l'Europe, devaient être profondément
-attristés. Aussi la bourgeoisie, comprenant de ces patriotes plus
-qu'aucune autre classe, sans regretter les émigrés, sans repousser
-Napoléon qui lui plaisait par sa gloire, était incertaine, inquiète,
-sans larmes dans les yeux, sans joie au visage, et à peine curieuse,
-tant elle prévoyait de tristes choses qu'elle avait déjà vues, et qui
-l'alarmaient profondément. Les événements devaient bientôt justifier
-ses pressentiments douloureux!
-
-
-FIN DU LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.
-
-
-
-
-LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.
-
-L'ACTE ADDITIONNEL.
-
- Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers
- entretiens. -- Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du
- 20 mars. -- Le prince Cambacérès provisoirement chargé de
- l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au
- ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le
- général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui
- des affaires étrangères, etc.... -- Le comte de Lobau nommé
- commandant de la première division militaire, avec mission de
- rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque
- tous traverser la capitale. -- Le 21 mars au matin Napoléon se
- met à l'oeuvre, et se saisit de toutes les parties du
- gouvernement. -- Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès
- pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le Rhin? --
- Raisons péremptoires contre une telle résolution. -- Napoléon
- prend le parti de s'arrêter, et d'organiser ses forces
- militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base du traité
- de Paris. -- Ordre au général Exelmans de suivre avec trois mille
- chevaux la retraite de la cour fugitive. -- Séjour de Louis XVIII
- à Lille. -- Accueil froid mais respectueux des troupes. --
- Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux.
- -- Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à Dunkerque et
- de s'y établir. -- Louis XVIII approuve d'abord cet avis, puis
- change de résolution et se retire à Gand. -- Les troupes et les
- maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant de le
- suivre au delà. -- Licenciement de la maison militaire. --
- Pacification du nord et de l'est de la France. -- Courte
- apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa prompte retraite en
- Angleterre. -- La politique des chefs vendéens est d'attendre la
- guerre générale avant d'essayer une prise d'armes. -- Madame la
- duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où la population paraît
- disposée à la soutenir. -- Le général Clausel chargé de ramener
- Bordeaux à l'autorité impériale. -- M. de Vitrolles essaie
- d'établir un gouvernement royal à Toulouse. -- Voyage de M. le
- duc d'Angoulême à Marseille. -- Ce prince réunit quelques
- régiments pour marcher sur Lyon. -- Les troubles du Midi
- n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la France comme
- définitivement pacifiée par le départ de Louis XVIII. -- Tout en
- affichant les sentiments les plus pacifiques Napoléon, certain
- d'avoir la guerre, commence ses préparatifs militaires sur la
- plus grande échelle. -- Son plan conçu et ordonné du 25 au 27
- mars. -- Formation de huit corps d'armée, sous le titre de corps
- d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris, destinés à agir
- les premiers. -- Reconstitution de la garde impériale. -- Pour ne
- pas recourir à la conscription Napoléon rappelle les semestriers,
- les militaires en congé illimité, et se flatte de réunir ainsi
- 400 mille hommes dans les cadres de l'armée active. -- Il se
- réserve de rappeler plus tard la conscription de 1815, pour
- laquelle il croit n'avoir pas besoin de loi. -- Les officiers à
- la demi-solde employés à former les 4e et 5e bataillons. --
- Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes nationales d'élite
- afin de leur confier la défense des places et de quelques
- portions de la frontière. -- Création d'ateliers extraordinaires
- d'armes et d'habillements, et rétablissement du dépôt de
- Versailles. -- Armement de Paris et de Lyon. -- La marine appelée
- à contribuer à la défense de ces points importants. -- Après
- avoir donné ces ordres, Napoléon expédie quelques troupes au
- général Clausel pour soumettre Bordeaux, et envoie le général
- Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du duc d'Angoulême.
- -- Réception, le 28 mars, des grands corps de l'État. --
- Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la promesse de
- maintenir la paix, et de modifier profondément les institutions
- impériales. -- Prompte répression des essais de résistance dans
- le Midi. -- Entrée du général Clausel à Bordeaux, et embarquement
- de madame la duchesse d'Angoulême. -- Arrestation de M. de
- Vitrolles à Toulouse. -- Campagne de M. le duc d'Angoulême sur le
- Rhône. -- Capitulation de ce prince. -- Napoléon le fait
- embarquer à Cette. -- Soumission générale à l'Empire. --
- Continuation des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9e
- corps. -- État de l'Europe. -- Refus de recevoir les courriers
- français, et singulière exaltation des esprits à Vienne. --
- Déclaration du congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis
- hors la loi des nations. -- Cette déclaration envoyée par
- courriers extraordinaires sur toutes les frontières de France. --
- On enlève le Roi de Rome à Marie-Louise, et on oblige cette
- princesse à se prononcer entre Napoléon et la coalition. --
- Marie-Louise renonce à son époux, et consent à rester à Vienne
- sous la garde de son père et des souverains. -- En apprenant le
- succès définitif de Napoléon et son entrée à Paris, le congrès
- renouvelle l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars. -- Le
- duc de Wellington, quoique sans instructions de son gouvernement,
- ne craint pas d'engager l'Angleterre, et signe le traité du 25
- mars. -- Plan de campagne, et projet de faire marcher 800 mille
- hommes contre la France. -- Deux principaux rassemblements, un à
- l'Est sous le prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord
- Wellington et Blucher. -- Départ de lord Wellington pour
- Bruxelles, et envoi du traité du 25 mars à Londres. -- État des
- esprits en Angleterre. -- La masse de la nation anglaise,
- dégoûtée de la guerre, mécontente des Bourbons, et frappée des
- déclarations réitérées de Napoléon, voudrait qu'on mît ses
- dispositions pacifiques à l'épreuve. -- Le cabinet, décidé à
- ratifier les engagements contractés par lord Wellington, mais
- embarrassé par l'état de l'opinion, prend le parti de dissimuler
- avec le Parlement, et lui propose un message trompeur qui
- n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on ratifie en
- secret le traité du 25 mars, et qu'on se prononce ainsi pour la
- guerre. -- Discussion et adoption du message au Parlement, dans
- la croyance qu'il ne s'agit que de simples précautions. -- Deux
- membres du cabinet britannique envoyés en Belgique pour
- s'entendre avec lord Wellington. -- État de la cour de Gand. --
- Violences des Allemands et menace de partager la France. -- Lord
- Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et malgré
- l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les
- hostilités avant la concentration de toutes les forces coalisées.
- -- Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, n'ayant
- plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité à la
- nation. -- Publication, le 13 avril, du rapport de M. de
- Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations
- qu'on vient d'essuyer. -- Revue de la garde nationale, et langage
- énergique de Napoléon. -- Napoléon redouble d'activité dans ses
- préparatifs militaires, et fait insérer au _Moniteur_ les décrets
- relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés
- jusque-là sans aucune publicité. -- Tristesse de Napoléon et du
- public. -- Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a
- faite de modifier les institutions impériales. -- Il n'hésite pas
- à donner purement et simplement la monarchie constitutionnelle.
- -- Son opinion sur les diverses questions qui se rattachent à
- cette grave matière. -- Il ne veut pas convoquer une
- Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée
- révolutionnaire sur les bras. -- Il prend la résolution de
- rédiger lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle,
- et de la présenter à l'acceptation de la France. -- Ayant appris
- que M. Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait
- appeler, et lui confie la rédaction de la nouvelle constitution.
- -- Napoléon paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant,
- sauf l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et
- le titre de la nouvelle constitution. -- Napoléon veut absolument
- la qualifier d'_Acte additionnel aux constitutions de l'Empire_.
- -- Le projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin
- Constant est nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage.
- -- Rédaction définitive et promulgation de la nouvelle
- constitution sous le titre d'_Acte additionnel_. -- Caractère de
- cet acte.
-
-
-[Date en marge: Mars 1815.]
-
-[En marge: Aspect des Tuileries pendant la soirée du 20 mars.]
-
-[En marge: Entretien de Napoléon avec la reine Hortense.]
-
-Le palais des Tuileries pendant la soirée du 20 mars présenta le
-spectacle d'une joie confuse et bruyante, que le respect, toujours
-fort amoindri par les révolutions, ne contenait plus, de rencontres
-fortuites entre personnages qui ne s'étaient pas vus depuis une année,
-et qui ne croyaient plus se revoir en ce palais. Dès qu'il en
-paraissait un auquel on avait cessé de penser, et qui avait eu le
-mérite, alors fort rare, de se dérober à la faveur des Bourbons, on
-l'applaudissait en oubliant la majesté du lieu et du maître qui était
-revenu l'habiter. On vit avec beaucoup d'intérêt défiler à travers les
-rangs serrés de cette foule la reine d'Espagne et la reine Hortense.
-Celle-ci, comme nous l'avons dit, protégée par l'empereur Alexandre,
-était demeurée à Paris, où elle avait obtenu pour ses enfants le duché
-de Saint-Leu. L'empereur, affectueux pour tous les assistants, ne fut
-sévère que pour elle.--Vous à Paris! lui dit-il en l'apercevant; c'est
-vous seule que je n'aurais pas voulu y trouver.--J'y suis restée,
-répondit-elle en pleurant, pour soigner ma mère.--Mais après la mort
-de votre mère...--Après cette mort, j'ai trouvé dans l'empereur
-Alexandre un protecteur pour mes enfants, et je me suis efforcée
-d'assurer leur avenir!...--Vos enfants!... il valait mieux pour eux la
-misère et l'exil que la protection de l'empereur de Russie.--Mais
-vous, Sire, n'avez-vous pas permis que le roi de Rome dût le duché de
-Parme à la générosité de ce prince?--Ne répondant rien à cet argument
-péremptoire, Napoléon reprit: Et ce procès, qui vous l'a conseillé?
-(La princesse venait de plaider devant les tribunaux français, pour
-disputer ses enfants à son mari)... On vous a fait étaler des misères
-de famille qu'il fallait cacher, et vous avez perdu votre procès...
-c'est bien fait...--Regrettant bientôt cette sévérité, et ouvrant les
-bras à une fille adoptive qu'il aimait, Napoléon l'embrassa en lui
-disant: Je suis un bon père, vous le savez, ne parlons plus de tout
-ceci... Vous avez donc vu mourir cette pauvre Joséphine!... Au milieu
-de nos désastres, sa mort m'a navré le coeur...--Cette courte
-explication terminée, Napoléon redevint pour la reine Hortense le père
-le plus affectueux, et continua de se montrer tel pendant tout son
-séjour en France.
-
-[En marge: Accueil fait aux divers dignitaires de l'Empire.]
-
-On vit ensuite arriver le prince Cambacérès, cassé, vieilli, à peine
-capable de ressentir un mouvement de joie, M. de Bassano, plus ravi
-encore de retrouver son maître que de recouvrer la faveur souveraine.
-Napoléon accueillit le premier avec la considération qu'il avait
-toujours accordée à sa haute sagesse, le second, avec une amitié
-démonstrative. Il les entretint longuement tous les deux. Puis vinrent
-les ducs de Vicence, de Gaëte, de Rovigo, Decrès, les comtes Mollien,
-Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lavallette, Defermon. Un murmure
-favorable, toujours mesuré sur leur conduite récente, accueillit ces
-divers personnages. Lorsque parut le maréchal Davout, que sa mémorable
-défense de Hambourg et sa proscription avaient rendu cher aux
-bonapartistes, des applaudissements bruyants éclatèrent, et il fallut
-rappeler aux assistants qu'on n'était pas dans un lieu public.
-
-[En marge: Entrevue avec le maréchal Davout.]
-
-Napoléon n'avait pas vu le maréchal depuis la lugubre séparation à
-Smorgoni, en 1812, lorsqu'il quitta l'armée de Russie. Le maréchal
-retiré d'abord sur le bas Elbe, puis renfermé dans Hambourg, y avait
-tenu le drapeau tricolore arboré jusqu'à la fin d'avril, en face de
-toutes les armées européennes, et quand il était rentré à Paris les
-Bourbons régnaient depuis deux mois. Napoléon l'embrassa, le
-complimenta sur sa glorieuse défense de Hambourg, lui parla de son
-mémoire justificatif qu'il loua beaucoup, et ajouta malicieusement:
-J'ai vu avec plaisir en lisant ce mémoire que mes lettres vous avaient
-été utiles...--Le maréchal en effet avait cité pour sa justification
-quelques passages des terribles lettres que Napoléon lui avait écrites
-de Dresde, en omettant cependant ceux qui ordonnaient des rigueurs
-excessives, laissées du reste sans exécution.--Je n'ai cité, répondit
-le maréchal, qu'une très-petite partie des lettres de Votre Majesté,
-parce qu'elle était absente... Aujourd'hui je les citerais en
-entier.--Napoléon sourit de cette réponse, et témoigna au maréchal la
-plus haute estime.
-
-[En marge: Entrevue avec le duc d'Otrante.]
-
-Bientôt se présenta un personnage tout différent, que d'imbéciles
-courtisans se hâtèrent de conduire à l'Empereur comme celui dont
-l'adhésion importait le plus, c'était le duc d'Otrante. À force de
-jouer l'homme nécessaire, M. Fouché l'était devenu aux yeux du public,
-et on le prenait pour l'auteur de cette prétendue conspiration, dont
-la journée actuelle semblait le triomphe: chimère funeste, à laquelle
-les bonapartistes avaient la sottise de croire, que les émigrés
-fugitifs se promettaient de punir par le sang, et qui devait faire
-tomber les têtes les plus illustres! Ces courtisans avaient vanté à
-Napoléon les services, les dangers même de M. Fouché, et en le voyant
-paraître, ils s'écrièrent: Laissez passer M. le duc d'Otrante! comme
-si ce personnage avait dû amener enchaînés aux pieds de Napoléon tous
-les partis dont on le supposait le secret moteur. Napoléon n'était pas
-dupe de la commune illusion, mais sentant la nécessité de ménager
-tout le monde, il reçut M. Fouché comme un vieil ami de la Révolution
-et de l'Empire, en mettant cependant une nuance entre son accueil
-d'aujourd'hui et celui d'autrefois, en lui montrant moins de
-familiarité et moins de dureté. M. Fouché dit à Napoléon qu'il avait
-bien fait de venir, car la France n'y tenait plus, et ne manqua pas de
-raconter avec une sorte de nonchalance que c'était lui, duc d'Otrante,
-qui avait fait marcher les troupes de Flandre, pour opérer une
-diversion en sa faveur, et que si ce mouvement n'avait pas réussi, la
-faute en était à l'étourderie des exécuteurs.
-
-[En marge: Langage tenu par Napoléon aux divers personnages de
-l'Empire accourus auprès de lui.]
-
-Napoléon écouta complaisamment tout ce que M. Fouché et d'autres lui
-dirent pour se faire valoir.--Je vois, leur dit-il, qu'on a conspiré,
-et, continua-t-il en souriant, je veux bien croire que c'est pour moi.
-Quant à moi je n'ai conspiré avec personne. Mes seuls correspondants
-ont été les journaux. Lorsque j'ai vu en les lisant de quelle manière
-on traitait l'armée, les acquéreurs de biens nationaux, et en général
-tous les hommes qui avaient lié leur cause à celle de la Révolution,
-je n'ai plus douté des sentiments de la France, et j'ai résolu de
-venir la délivrer de l'influence des émigrés. D'ailleurs j'étais
-certain qu'on voulait m'enlever pour me transporter entre les
-tropiques. J'ai choisi le moment où le congrès devait être dissous, et
-où les nuits étaient encore assez longues pour couvrir mon évasion.
-Une fois échappé à la mer, je me suis présenté aux soldats et je leur
-ai demandé s'ils voulaient tirer sur moi. Ils m'ont répondu en criant:
-Vive l'Empereur! Les paysans ont répété ce cri, en y ajoutant: À bas
-les nobles! à bas les prêtres! Ils m'ont suivi de ville en ville, et
-lorsqu'ils ne pouvaient aller plus loin, ils livraient à d'autres le
-soin de m'escorter jusqu'à Paris. Après les Provençaux les Dauphinois,
-après les Dauphinois les Lyonnais, après les Lyonnais les
-Bourguignons, m'ont fait cortége, et les vrais conspirateurs qui m'ont
-préparé tous ces amis ont été les Bourbons eux-mêmes. Maintenant il
-faut profiter de leurs fautes, et des nôtres, ajouta-t-il en inclinant
-la tête avec un sourire modeste. Il ne s'agit pas de recommencer le
-passé. Je viens de demeurer une année à l'île d'Elbe, _et là, comme
-dans un tombeau, j'ai pu entendre la voix de la postérité_. Je sais ce
-qu'il faut éviter, je sais ce qu'il faut vouloir. J'avais conçu jadis
-de magnifiques rêves pour la France. Au lendemain de Marengo,
-d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, ces rêves étaient pardonnables. Je
-n'ai pas besoin de vous dire que j'y ai renoncé... Hélas, il ne m'est
-plus permis de rêver après tout ce que j'ai vu. Je veux la paix, et
-moi qui n'aurais jamais consenti à signer le traité de Paris, je
-m'engage, maintenant qu'il est signé, à l'exécuter fidèlement. J'ai
-écrit à Vienne, à ma femme, à mon beau-père, pour offrir la paix à ces
-conditions. Sans doute la haine contre nous est grande, mais en
-laissant à chacun ce qu'il a pris, l'intérêt peut-être fera taire la
-passion. L'Autriche a de puissants motifs de nous ménager.
-L'Angleterre est écrasée de dettes. Alexandre par vanité, les
-Prussiens par haine, seront seuls tentés de recommencer; mais il n'est
-pas sûr qu'ils soient suivis. Nous serons prêts d'ailleurs, et si
-après nous être présentés à l'Europe le traité de Paris à la main, on
-ne nous écoute pas, nous prierons Dieu de nous assister, et, je
-l'espère, nous serons victorieux encore une fois...--Mais, continua
-Napoléon, ce n'est pas la paix seule que je veux donner à la France,
-c'est la liberté. Notre rôle est de faire résolument, et bien, tout ce
-que les Bourbons n'ont pas su faire. Ils ont alarmé les intérêts
-légitimes de la Révolution, et ont outragé notre gloire tout en
-voulant caresser les chefs de l'armée: il faut rassurer ces intérêts,
-et relever cette gloire. Il faut plus, il faut donner franchement la
-liberté qu'ils ont donnée contraints et forcés, et tandis qu'ils
-l'offraient d'une main, essayant de la retirer de l'autre. J'ai aimé
-le pouvoir sans limites, et j'en avais besoin lorsque je cherchais à
-reconstituer la France et à fonder un empire immense. Il ne m'est plus
-nécessaire aujourd'hui... Qu'on me laisse apaiser ou vaincre
-l'étranger, et je me contenterai ensuite de l'autorité d'un roi
-constitutionnel... Je ne suis plus jeune, bientôt je n'aurai plus la
-même activité; d'ailleurs, ce sera bien assez pour mon fils de
-l'autorité d'un roi d'Angleterre!... Seulement gardons-nous d'être des
-maladroits, et d'échouer dans nos essais de liberté, car nous
-rendrions à la France le besoin et le goût du pouvoir absolu. Pour
-moi, sauver la cause de la Révolution, assurer notre indépendance par
-la politique ou la victoire, et puis préparer le trône constitutionnel
-de mon fils, voilà la seule gloire à laquelle j'aspire. Je me croirai
-assez puissant si je réussis dans cette double tâche. Après les
-premiers soins donnés à la réorganisation de notre armée et au
-rétablissement de nos rapports avec l'Europe, je m'occuperai avec vous
-de revoir nos constitutions, et de les approprier à l'état des
-esprits. Et sans tarder, nous rendrons, dès demain, la liberté de la
-presse. La liberté de la presse! s'écria Napoléon, pourquoi la
-craindrais-je désormais?... _Après ce qu'elle écrit depuis un an, elle
-n'a plus rien à dire de moi, et il lui reste encore quelque chose à
-dire de mes adversaires_...--
-
-[En marge: Satisfaction et confiance qu'inspire le langage de
-Napoléon.]
-
-Ces discours que nous résumons, adressés soit aux uns, soit aux
-autres, avec un esprit infini, un parfait naturel, et une complète
-apparence de bonne foi, répondaient si bien à la situation et aux
-préoccupations de ceux qui les écoutaient, qu'il ne venait à la pensée
-de personne d'en contester la sincérité. Sans doute les plus
-clairvoyants, si l'émotion du moment leur avait permis de réfléchir,
-se seraient demandé si Napoléon serait capable de soumettre son
-caractère aux dures épreuves de la liberté. Mais ces clairvoyants
-eux-mêmes, étourdis par l'événement auquel ils assistaient, par le
-prodige d'un retour si miraculeusement exécuté, songeaient bien plus à
-jouir du présent qu'à se plonger dans l'avenir, pour y chercher des
-sujets de tristesse.
-
-[En marge: Après quelques paroles dites pour expliquer ses nouvelles
-intentions, Napoléon s'occupe de composer un ministère.]
-
-Quoi qu'il en soit, il n'entrait guère dans les habitudes de Napoléon,
-bien qu'il fût éloquent et qu'il aimât à parler, de perdre son temps
-en vains discours. Ce qu'il avait dit, était nécessaire pour apprendre
-à tous dans quelles dispositions il arrivait. Il y avait quelque chose
-d'aussi nécessaire et d'aussi pressant, c'était de composer un
-ministère. Composer un ministère n'importait guère jadis, quand
-Napoléon était tout, l'ensemble et le détail du gouvernement. Mais
-aujourd'hui, voulant associer le pays à son action, et lui prouver ses
-intentions par ses choix, il était obligé d'apporter beaucoup de
-réflexion et de discernement dans la désignation de ministres qui ne
-pourraient plus être de simples commis.
-
-[En marge: Retour du duc Decrès à la marine, du duc de Gaëte aux
-finances, de M. Mollien au trésor.]
-
-[En marge: Résolution d'appeler le maréchal Davout au ministère de la
-guerre, le général Carnot au ministère de l'intérieur, M. Fouché au
-ministère de la police, M. de Caulaincourt aux affaires étrangères.]
-
-Après avoir conféré le soir même avec le prince Cambacérès, dont il
-appréciait toujours le grand sens, et M. de Bassano, dont il venait
-d'éprouver l'invariable dévouement, Napoléon arrêta la liste de ses
-ministres avec sa promptitude de résolution accoutumée. Il y en avait
-plusieurs qu'il suffisait de remettre à leur place, car ils étaient
-dignes de la conserver sous tous les régimes, c'étaient le duc Decrès
-à la marine, le duc de Gaëte aux finances, le comte Mollien à
-l'administration du trésor, et enfin le duc de Vicence aux affaires
-étrangères. Sur ces divers choix, aucun doute ne pouvait s'élever. Il
-n'en était pas de même pour la guerre, l'intérieur, la police, la
-justice. Il fallait là des choix nouveaux et caractéristiques. Le duc
-de Feltre avait suivi les Bourbons, il ne pouvait donc plus être
-question de lui. Mais on pouvait le remplacer avantageusement par un
-personnage que la voix publique aurait indiqué elle-même si elle avait
-eu le temps de se faire entendre, c'était le défenseur de Hambourg, le
-maréchal Davout, administrateur probe, ferme et laborieux, autant
-qu'homme de guerre intrépide, joignant à ses mérites essentiels un
-grand mérite de circonstance, celui d'avoir été le seul maréchal
-proscrit par les Bourbons. Napoléon résolut de lui proposer et de lui
-faire accepter le portefeuille de la guerre.
-
-Pour le ministère de l'intérieur, il aurait désiré M. Lavallette, dont
-la droiture de coeur égalait la droiture d'esprit, et avec lequel il
-avait depuis vingt ans l'habitude de s'épancher sans réserve. On lui
-objecta que pour un ministère aussi important, il fallait un
-personnage plus éclatant et qui indiquât mieux ses intentions
-nouvelles, et on lui proposa l'illustre Carnot, type des
-révolutionnaires honnêtes, ayant joint à ses anciens titres
-d'organisateur de la victoire et de proscrit de fructidor, ceux de
-défenseur d'Anvers, et d'auteur du _Mémoire au Roi_. À peine indiqué,
-ce choix plut à Napoléon. Carnot avait gagné son coeur en demandant du
-service en 1814, et en résistant hardiment à la Restauration.
-Seulement il craignait la signification républicaine de son nom, car
-la France, disait-il, est aujourd'hui éprise de la monarchie
-constitutionnelle (ce mot était devenu usuel depuis une année), mais
-elle n'a pas cessé d'avoir peur de la république.--Tenant toutefois à
-ce choix, Napoléon imagina un moyen d'en corriger la signification en
-donnant à Carnot le titre de comte, comme récompense méritée de sa
-belle conduite à Anvers.
-
-Le ministère de la police n'importait pas moins que celui de
-l'intérieur, et Napoléon aurait voulu y replacer le duc de Rovigo,
-quoique ce dernier l'eût souvent importuné par sa franchise. Ce fut,
-dès qu'il en parla, un récri universel, non contre la personne du duc
-de Rovigo, mais contre l'ancien arbitraire impérial dont il était la
-représentation vivante. Napoléon n'insista pas, mais accueillit assez
-mal le nom du duc d'Otrante qui se trouva simultanément dans toutes
-les bouches. Il voyait dans M. Fouché plus qu'un intrigant toujours en
-haleine, il y voyait un ennemi secret, capable des plus dangereuses
-machinations. On lui dit que M. Fouché avait ajouté au régicide de
-nouvelles incompatibilités avec les Bourbons, puisqu'il s'était exposé
-à être incarcéré.--Brouillé avec les Bourbons, répondit Napoléon, il
-est possible qu'il le soit, mais cela même n'est pas certain. En tout
-cas il ne l'est ni avec le duc d'Orléans, ni avec la république, ni
-avec je ne sais quelle régence de Marie-Louise qu'il a imaginée, et
-dont il colporte le projet depuis l'an dernier.--On répliqua que le
-duc d'Otrante, irrévocablement séparé des Bourbons par le sang de
-Louis XVI et par une récente arrestation, serait définitivement
-rattaché à l'Empire par le portefeuille de la police; que d'ailleurs
-au milieu du réveil des partis, il avait seul assez de dextérité pour
-les diriger, les contenir sans les froisser, qu'en un mot il était
-nécessaire.
-
-Napoléon ne convint que de ce dernier mérite, dû au hasard des
-circonstances, et il céda, sans espérer de M. Fouché tous les services
-qu'on semblait en attendre. Mais il sentit qu'il serait dangereux d'en
-faire un ennemi déclaré, en le frustrant d'un poste qu'il ambitionnait
-ardemment. Au surplus il résolut de lui donner un surveillant, en
-plaçant le duc de Rovigo qui était son ennemi à la tête de la
-gendarmerie. Il dédommageait ainsi un serviteur fidèle, et le mettait
-en sentinelle auprès du ministre trop peu sûr qu'il était obligé de
-prendre.
-
-Restait à remplir le ministère de la justice. Napoléon voulait le
-confier, au moins par intérim, au prince Cambacérès, qui seul avait
-assez de tact et d'autorité pour rallier la magistrature, inquiète,
-divisée, mécontente de l'esprit rétrograde des Bourbons, mais alarmée
-de l'esprit entreprenant de Napoléon, et hésitante entre les maîtres
-qui s'étaient succédé depuis une année. On ne pouvait qu'applaudir à
-un tel choix, si Napoléon parvenait à décider le timide
-archichancelier à prendre au gouvernement une part quelconque.
-
-[En marge: Napoléon s'adresse aux divers personnages sur lesquels il
-avait arrêté sa pensée, afin d'avoir leur acceptation.]
-
-[En marge: M. de Caulaincourt hésite à accepter les affaires
-étrangères, et remet son acceptation aux jours suivants.]
-
-Les personnages dont il fallait s'assurer le consentement étaient
-actuellement dans le salon des Tuileries, et sous la main de Napoléon.
-Il s'en saisit à l'instant même, et, un seul excepté, ne les laissa
-pas sortir sans les avoir nommés. MM. Decrès, de Gaëte, Mollien,
-consentirent à reprendre d'anciens postes où tout le monde s'attendait
-à les revoir. Le duc de Vicence enclin en tout temps, et plus encore
-aujourd'hui, à mal augurer des événements, n'espérait pas assez la
-conservation de la paix pour entreprendre la mission de la maintenir.
-Il résista donc aux instances de Napoléon, et tout dévoué qu'il était,
-il quitta les Tuileries sans avoir accepté le département des affaires
-étrangères. Le prince Cambacérès, dégoûté des choses et des hommes,
-n'avait aucun penchant à se charger d'un ministère, ce qui d'ailleurs
-pour un ancien grand dignitaire était un amoindrissement de situation.
-Il est vrai qu'avec le régime constitutionnel qui était annoncé, un
-ministre responsable pouvait devenir supérieur même aux anciens
-dignitaires. Ces considérations n'étaient pas de nature à toucher le
-prince Cambacérès; il céda néanmoins par dévouement et par obéissance
-à Napoléon, et reçut le titre de prince archichancelier, _administrant
-provisoirement la justice_.
-
-[En marge: Résistance du maréchal Davout.]
-
-[En marge: Motifs qui décident son acceptation.]
-
-Napoléon prit ensuite à part le maréchal Davout et lui annonça ses
-intentions. Le maréchal lui exprima le désir de servir activement à la
-tête des troupes, comme il avait toujours fait, et lui objecta en
-outre le peu de sympathie qu'il inspirait à l'armée, où sa dureté
-était devenue proverbiale.--C'est justement cette dureté, jointe à
-votre probité incontestée, lui répondit Napoléon, dont j'ai besoin.
-L'armée a été infectée depuis un an par la faveur. Les Bourbons ont
-prodigué les grades. Tous ceux qui ont épousé ma cause, et le nombre
-en est considérable, attendent des faveurs à leur tour, et n'en seront
-pas moins avides. Il me faut un ministre inflexible, et dont
-l'impartiale justice, dirigée par le seul amour du bien public, ne
-puisse être taxée de tendance au royalisme. Votre situation vous met
-au-dessus du soupçon, et vous me rendrez des services que je ne puis
-attendre d'aucun autre.--Comme le maréchal continuait de résister,
-l'Empereur ajouta: Vous êtes un homme sûr, je puis vous dire tout. Je
-laisse croire que je suis d'accord avec une au moins des puissances
-européennes, et que j'ai notamment de secrètes communications avec mon
-beau-père, l'empereur d'Autriche. Il n'en est rien: je suis seul,
-seul, entendez-vous, en face de l'Europe. Je m'attends à la trouver
-unie et implacable. Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela
-préparer en trois mois des moyens formidables. J'ai besoin d'un
-administrateur infatigable autant qu'intègre, et en outre quand je
-partirai pour l'armée, il me faut ici quelqu'un de sûr, à qui je
-puisse déléguer une autorité absolue sur Paris. Vous voyez qu'il ne
-s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir. Notre
-existence à tous en dépend.--À ces franches et énergiques paroles, le
-maréchal Davout obéit en soldat, et il accepta le ministère de la
-guerre en échangeant avec Napoléon un fort serrement de main.
-
-[En marge: M. Fouché préférait les affaires étrangères. Il accepte la
-police.]
-
-Napoléon entretint ensuite le duc de Rovigo, et avec son adresse
-accoutumée lui parla du ministère de la police de manière à provoquer
-un refus. Ce fidèle serviteur comprenait en effet que la police ne
-pouvait plus être dans ses mains, et il exposa lui-même les raisons
-pour lesquelles il ne devait pas s'en charger. Napoléon feignant de se
-rendre à ses désirs, lui annonça qu'il lui confiait la gendarmerie, et
-par conséquent la surveillance de M. Fouché. Enfin il prit en
-particulier le duc d'Otrante. Ce dernier, qui le croirait? aurait
-voulu non pas la police, qui lui convenait si bien, mais les affaires
-étrangères. De même que M. de Talleyrand était l'intermédiaire des
-Bourbons auprès de l'Europe, il aurait voulu être auprès d'elle celui
-de Napoléon. Il avait la présomption de croire qu'il pourrait par ses
-intrigues au dehors, ou ramener les puissances européennes à
-l'Empereur, ou, si la chose était impossible, leur faire agréer
-quelqu'un qu'il choisirait lui-même, comme Marie-Louise, le duc
-d'Orléans, ou tout autre. Il se persuadait qu'il arriverait ainsi plus
-sûrement au grand rôle qu'il rêvait depuis que la carrière des
-révolutions était rouverte. Il eut donc la hardiesse d'insinuer qu'il
-serait plus utile au dehors qu'au dedans. Napoléon qui avait discerné
-d'un coup d'oeil la profonde vanité de M. Fouché, se défendit d'en
-rire, car le malheur lui avait appris à se contenir. Il s'excusa de ne
-pas le mettre à la tête des affaires étrangères en citant le nom du
-duc de Vicence, devant lequel toute prétention devait tomber. Il lui
-adressa d'ailleurs des choses obligeantes sur les grands services
-qu'il était appelé à rendre dans le ministère de la police, et alors
-M. Fouché accepta le poste offert, voyant bien qu'on ne lui en
-offrirait point d'autre.
-
-[En marge: Carnot étant absent, on remet sa nomination au lendemain.]
-
-Il ne restait plus à obtenir que le consentement du futur ministre de
-l'intérieur. Mais le sauvage Carnot n'était pas aux Tuileries. Vivant
-seul, dans l'un des faubourgs de Paris, ne connaissant les événements
-qu'avec le public, il ne savait pas encore l'arrivée de Napoléon aux
-Tuileries. Il était tard, Napoléon le fit mander pour le lendemain
-matin.
-
-Ainsi s'acheva cette journée du 20 mars, commencée dans la forêt de
-Fontainebleau, et terminée à Paris au milieu de l'ancienne cour
-impériale, par la formation d'un ministère. Il fut convenu que le
-_Moniteur_ du lendemain publierait les nouveaux choix, excepté ceux de
-MM. Carnot et de Caulaincourt. M. de Bassano, toujours dévoué à
-l'Empereur, reprit la secrétairerie d'État, M. Lavallette les postes,
-et tous les anciens présidents du Conseil d'État furent réintégrés
-dans leur présidence.
-
-[En marge: Le 21 mars Napoléon, sans perdre un moment, donne ses
-premiers ordres.]
-
-[En marge: Il fait annoncer partout son entrée à Paris pour déterminer
-la révolution dans toute la France.]
-
-[En marge: Le comte de Lobau chargé de la première division militaire
-afin de réorganiser les régiments qui doivent presque tous y passer.]
-
-Le lendemain 21, après quelques courtes heures de repos, Napoléon
-recommença cette active correspondance au moyen de laquelle il faisait
-mouvoir si puissamment les ressorts du gouvernement. Il traça d'abord
-au maréchal Davout ce qu'il avait à faire pour se saisir de sa vaste
-administration, que les circonstances allaient rendre si importante.
-Il lui ordonna d'annoncer dans toute la France la journée du 20 mars,
-soit par le télégraphe, soit par des courriers extraordinaires, afin
-de décider les troupes qui n'avaient pas encore fait éclater leurs
-sentiments, et les autorités locales qui hésitaient à prendre parti.
-Il lui recommanda d'expédier des officiers hardis et intelligents dans
-les départements où les préfets voudraient résister au rétablissement
-de l'Empire, afin de se servir des troupes contre eux; d'envoyer
-surtout des instructions aux commandants des places frontières pour y
-arborer le drapeau tricolore, et en fermer les portes à l'ennemi qui
-serait peut-être tenté de les surprendre. Il prescrivit au ministre de
-la police de s'occuper sur-le-champ des préfets et des sous-préfets
-pour les confirmer ou les révoquer suivant leur conduite, et au
-nouveau commandant de la gendarmerie, duc de Rovigo, de s'emparer le
-plus tôt possible de cette troupe si précieuse par son intelligence,
-sa vigilance et son dévouement à ses devoirs. Il manda le comte de
-Lobau, dont le sens, le tact et l'autorité morale dans l'armée étaient
-éprouvés, pour lui conférer le commandement de Paris et des troupes
-qui devaient y passer. Napoléon en prenant cette mesure avait une
-intention digne de la profondeur de son esprit. La révolution qui
-venait de le replacer sur le trône était au fond une révolution
-militaire. La plupart des régiments avaient été obligés de se
-prononcer pour lui en présence d'officiers, les uns embarrassés
-quoique dévoués à sa cause, les autres tout à fait contraires, et à
-l'égard de ces derniers, du reste bien peu nombreux, les soldats se
-trouvaient dans un état de révolte qu'il fallait faire cesser au plus
-tôt, si on ne voulait pas tomber dans une véritable anarchie. Le comte
-de Lobau était merveilleusement choisi pour porter remède à un
-semblable état de choses. Napoléon lui donna, outre le commandement de
-la première division militaire, une autorité dictatoriale sur les
-troupes de passage, avec mission de changer les officiers, ou de les
-réconcilier avec leurs soldats, et de rétablir ainsi l'ordre et la
-discipline dans l'armée. Le projet de Napoléon était d'amener
-successivement presque tous les régiments à Paris, au moins pour
-quelques jours, afin de les faire passer sous la main douce et ferme
-du comte de Lobau. Il lui recommanda d'entreprendre à l'instant même
-ce genre de reconstitution, car sur les quinze ou vingt mille hommes
-qui étaient actuellement réunis dans la capitale, sur le nombre à peu
-près égal qui allait y arriver, il lui fallait en choisir vingt mille
-environ, en bon état, pour les diriger sur Lille, afin de tenir tête,
-ou à quelque tentative royaliste de la part des princes fugitifs, ou à
-quelque pointe, peu vraisemblable mais possible, de l'armée
-anglo-hollandaise cantonnée en Belgique.
-
-[En marge: Grave question qui s'élevait au moment de l'entrée de
-Napoléon à Paris.]
-
-[En marge: Devait-il profiter de l'élan des esprits, et pousser
-jusqu'au Rhin?]
-
-Les précautions à prendre de ce côté faisaient naître une question qui
-n'en était pas une pour Napoléon, mais qu'il discuta le matin même
-avec le nouveau ministre de la guerre. Devait-il, comme l'ont imaginé
-depuis certains critiques[6], poursuivre sa marche triomphale vers le
-Nord, et aller accomplir jusqu'aux bords du Rhin la révolution qu'il
-venait d'opérer du Rhône à la Seine, de manière à recouvrer d'un seul
-coup les anciennes frontières de la France avec la France elle-même?
-Le projet était séduisant, car avec l'enthousiasme qui régnait, il
-était sûr de ne rencontrer aucun obstacle jusqu'à Lille, et pouvait se
-flatter de surmonter ceux qu'il rencontrerait de Lille à Cologne.
-Pourtant ce projet tout éblouissant qu'il paraissait, n'ébranla pas un
-instant les résolutions d'une prudence, nouvelle chez lui mais
-fortement arrêtée.
-
-[Note 6: Ce reproche s'adresse au maréchal Marmont, qui, avec la
-légèreté ordinaire de ses jugements, a prétendu dans ses Mémoires
-qu'il fallait ne pas s'arrêter à Paris, mais profiter de l'élan
-imprimé aux esprits pour marcher jusqu'au Rhin. On va voir par ce qui
-suit combien ce jugement est inconsidéré, et dépourvu à la fois de
-raison et de connaissance des faits.]
-
-[En marge: Puissantes raisons qui s'y opposent.]
-
-[En marge: État inquiétant du midi de la France.]
-
-D'abord, pendant sa marche sur Paris, Napoléon avait recueilli des
-nouvelles du Midi, lesquelles sans être alarmantes méritaient
-toutefois quelque attention. On lui disait, ce qui était vrai, que
-Marseille était en feu, et que la population de la basse Provence
-marchait sur Grenoble et Lyon sous la conduite du duc d'Angoulême. La
-matinée du 21 lui procura en même temps des nouvelles de Bordeaux et
-de l'Ouest. On lui mandait que sous l'influence de madame la duchesse
-d'Angoulême, Bordeaux imitant Marseille, essayait d'insurger les
-départements au delà de la Garonne, et avait quelque chance d'y
-réussir; que M. le duc de Bourbon, établi à Angers, y fomentait un
-soulèvement dans la Vendée; que le maréchal Saint-Cyr accouru à
-Orléans avec des pouvoirs extraordinaires de Louis XVIII, y avait
-fait disparaître la cocarde tricolore, arborée par les troupes sous
-l'impulsion du général Pajol, mis ce général aux arrêts, et relevé le
-drapeau blanc sur les bords de la Loire. Enfin, et ceci était plus
-grave, on assurait qu'il ne fallait pas se fier à la garde nationale
-parisienne. Cette garde, composée de la bourgeoisie de la capitale,
-n'avait pas vu avec plaisir la chute du trône constitutionnel de Louis
-XVIII, et craignait par-dessus tout la guerre. Si même on jugeait de
-ses dispositions d'après le langage de quelques-uns de ses officiers,
-on était fondé à lui prêter des intentions véritablement hostiles.
-
-[En marge: Dispositions incertaines de la garde nationale de Paris.]
-
-Il n'y avait pas dans tous ces faits matière à inquiétude sérieuse
-pour un esprit aussi ferme que celui de Napoléon. Il connaissait la
-sagesse de la garde nationale de Paris, il savait que, mécontente au
-premier moment, elle lui redeviendrait bientôt favorable lorsqu'elle
-serait instruite de ses intentions pacifiques et libérales, et
-lorsqu'on aurait éloigné de ses rangs quelques officiers qui
-cherchaient le bruit et l'importance. Quant aux tentatives royalistes
-dans l'Ouest et le Midi, il était persuadé que le prodigieux effet de
-son entrée à Paris suffirait pour les déjouer, et en tout cas il était
-loin de croire que les Bourbons, n'ayant pas réussi à lui résister
-lorsqu'ils étaient maîtres de Paris, pussent, fugitifs et relégués aux
-extrémités du territoire, trouver des forces qui leur avaient fait
-défaut lorsqu'ils disposaient de la plénitude de l'autorité
-souveraine. Cependant c'eût été leur faire la partie trop belle que de
-s'éloigner du siége du gouvernement avant d'en avoir saisi fortement
-les rênes; que de se lancer témérairement à travers la Belgique et les
-provinces rhénanes avec les seules troupes organisées qui fussent
-disponibles, en ne laissant à Paris que des ministres nommés de la
-veille, des régiments épars ou disloqués, et en s'exposant ainsi à
-voir renaître derrière soi l'autorité des Bourbons, qu'on avait
-renversée en passant. Mais il y avait de bien autres considérations
-encore et de plus graves à opposer à un tel projet.
-
-[En marge: Forces qu'on devait rencontrer soit en Belgique soit dans
-les provinces rhénanes, et qui auraient été d'une supériorité
-numérique écrasante.]
-
-D'abord on ne pouvait pas, en ramassant toutes les troupes disponibles
-de Paris à Lille, réunir plus de 25 à 30 mille hommes d'infanterie, 4
-à 5 mille hommes de cavalerie, et 50 à 60 bouches à feu médiocrement
-attelées[7]. Or savait-on ce qu'on trouverait en Belgique? Des peuples
-assurément très-bien disposés pour nous, mais des troupes fidèles à
-leur souverain, et trois ou quatre fois plus nombreuses que celles que
-nous amènerions. On devait en effet rencontrer aux environs de
-Bruxelles 20 mille Hollando-Belges, 30 mille Anglais et Hanovriens,
-qu'on pousserait en marchant vers Liège sur 30 mille Prussiens, et on
-serait ainsi en présence de 80 mille ennemis avec environ 30 à 36
-mille combattants. En faisant un pas de plus, on rencontrerait encore
-20 mille Prussiens, 18 mille Bavarois, 20 ou 30 mille Wurtembergeois,
-Badois, Hessois, etc., et on aurait en arrivant aux bords du Rhin 140
-ou 150 mille ennemis sur les bras. On irait donc chercher bien loin
-une défaite, possible sur la Meuse, presque certaine sur le Rhin; on
-disséminerait ses forces qui n'étaient que trop éparpillées; on
-augmenterait la difficulté administrative déjà bien grande de
-réorganiser l'armée, en portant ses cadres vides de Lille, Mézières,
-Nancy, jusqu'à Cologne, Coblentz, Mayence; on compromettrait, en
-poussant les alliés les uns sur les autres, le plan qui faisait déjà
-la principale espérance de Napoléon, et qui consistait à profiter de
-la dispersion de ses adversaires pour se jeter au milieu d'eux, et les
-battre les uns après les autres; enfin, et par-dessus tout, en rendant
-les hostilités immédiates, on se priverait des trois mois qu'on était
-assuré d'avoir si on ne prenait pas l'initiative, trois mois bien plus
-précieux pour nous que pour l'ennemi, car il avait quelque chose et
-nous n'avions rien, et ces trois mois employés comme Napoléon savait
-le faire, serviraient à compenser l'énorme inégalité de forces qui
-existait entre la France et l'Europe coalisée.
-
-[Note 7: Je parle d'après des états positifs.]
-
-Dans tout ce qui précède nous n'avons pas parlé de la situation
-nouvelle de Napoléon devant la France, situation des plus difficiles,
-et qui lui défendait absolument, péremptoirement, toute opération
-immédiate au delà de nos frontières.
-
-[En marge: Raisons politiques qui se joignaient aux raisons
-militaires, pour obliger Napoléon à s'arrêter à Paris.]
-
-En effet, comment s'était présenté Napoléon en débarquant à Cannes? Il
-s'était présenté en libérateur qui venait débarrasser la France des
-émigrés, mais sans attenter ni à la liberté ni à la paix. Paix et
-liberté étaient les deux mots qui n'avaient cessé de remplir ses
-discours depuis Grenoble. Proférer ces mots était facile, mais y faire
-croire ne l'était pas autant. Afin d'y parvenir, Napoléon avait
-déclaré partout, et avait même écrit à Vienne des diverses villes où
-il avait passé, qu'il acceptait le traité de Paris, et l'observerait
-fidèlement, bien qu'il n'eût pas voulu le signer. Cette déclaration
-avait charmé tous ceux qui l'avaient entendue, car ils avaient compris
-que s'il y avait une seule chance de sauver la paix, c'était
-d'annoncer sur-le-champ qu'on acceptait l'oeuvre des puissances,
-c'est-à-dire l'ancienne frontière de 1789, un peu agrandie vers Landau
-et Chambéry. Or, si le lendemain de son entrée à Paris, Napoléon
-s'était élancé d'un bond sur la Meuse et le Rhin, on aurait
-nécessairement cru voir en lui le même homme qui avait conduit la
-fortune de la France à Moscou, pour la ramener par la route de Leipzig
-sur les hauteurs de Montmartre; on n'aurait plus douté de retrouver le
-conquérant, et avec le conquérant le despote qui avait perdu le pays
-et sa grandeur. Moralement il n'aurait eu personne pour lui, et
-matériellement il aurait eu quelques cadres vides, portés à l'immense
-distance du Rhin, où la difficulté de les recruter eût été triplée.
-
-Si donc aux raisons militaires et administratives, on ajoute les
-raisons politiques, on peut affirmer qu'il y avait non-seulement de
-puissants motifs de s'arrêter à Paris, mais nécessité absolue et
-indiscutable.
-
-Aussi le parti de Napoléon était-il pris, une fois parvenu au centre
-de l'Empire, de s'y saisir des rênes du gouvernement, d'y offrir la
-paix aux puissances sur la base des traités de Paris et de Vienne, d'y
-endurer les refus humiliants auxquels il serait vraisemblablement
-exposé, de rendre ces refus publics au lieu de les dissimuler, afin de
-mettre avec lui l'orgueil de la nation, de profiter du répit de ces
-pourparlers pour armer avec son activité ordinaire, de tenir ses corps
-entre la capitale et la frontière du Nord pour rendre ses opérations
-plus faciles, puis en feignant l'inaction, de fondre tout à coup sur
-l'ennemi en pénétrant brusquement au milieu de ses cantonnements
-dispersés. C'étaient là les seules idées sensées, solides, dignes du
-génie administratif et militaire de Napoléon.
-
-[En marge: Formation d'un corps de vingt mille hommes, qui, sous le
-général Reille, doit se porter à la frontière du Nord pour en protéger
-les places.]
-
-[En marge: Le général Exelmans doit suivre avec trois mille chevaux la
-cour fugitive.]
-
-Ayant confié au comte de Lobau le soin de réunir dans sa main les
-troupes qui étaient à Paris, ou qui devaient y venir, de les inspecter
-rapidement, d'y remettre l'union et la discipline, il lui prescrivit
-de former tout de suite un corps d'une vingtaine de mille hommes, que
-commanderait le sage et brave général Reille, et qui s'avancerait sur
-Lille, où l'on disait que Louis XVIII avait le projet de s'établir
-avec sa maison militaire, et peut-être un renfort de troupes
-étrangères. Heureusement le maréchal Mortier commandait à Lille sous
-l'autorité supérieure du duc d'Orléans. On était assuré que ce
-maréchal, s'il recevait Louis XVIII dans cette place, comme c'était
-son devoir, ne consentirait pas à y admettre les troupes anglaises et
-prussiennes, et que le duc d'Orléans ne voudrait pas se conduire
-autrement que le maréchal Mortier; que par conséquent Lille, s'il
-devenait momentanément un lieu de repos pour Louis XVIII, ne serait
-pas livré à l'ennemi. Pourtant il fallait surveiller non-seulement
-cette place, mais toutes celles de la frontière du Nord, et le général
-Reille aurait les moyens de suffire à cette tâche avec les 20 ou 30
-mille hommes qu'on allait successivement placer sous ses ordres. Le
-général Reille ne pouvant pas être prêt avant trois ou quatre jours,
-Napoléon ordonna au général Exelmans de réunir immédiatement la
-cavalerie disponible, et de suivre avec trois mille chevaux la cour
-fugitive. La mission du général Exelmans consistait uniquement à
-pousser cette cour hors du territoire avec les ménagements
-convenables, sauf peut-être à lui reprendre le petit trésor dont elle
-s'était munie, et les diamants de la Couronne qu'elle avait placés
-dans ses fourgons. On était certain que le général Exelmans, malgré
-ses griefs personnels, n'ajouterait pas à la rigueur de sa mission, et
-Napoléon désirait qu'il en fût ainsi, parce qu'il mettait de l'orgueil
-à faire contraster sa conduite avec celle des hommes qui avaient mis
-sa tête à prix.
-
-[En marge: Ordres relatifs à l'Ouest et au Midi.]
-
-Quant au Midi, avant de rien prescrire, il voulut savoir avec
-précision ce qui s'y passait. D'ailleurs il lui fallait le temps de
-rassembler quelques troupes indépendamment de celles qu'on allait
-donner au général Reille, et en attendant l'esprit de Lyon et de
-Grenoble le rassurait pleinement sur ce qu'on tenterait de ce côté.
-Relativement à l'Ouest, il expédia un officier pour Orléans, afin
-d'intimer au maréchal Saint-Cyr, sous la menace des peines les plus
-sévères, l'ordre de restituer le commandement au général Pajol, et il
-fit partir pour Bordeaux le général Clausel avec mission d'y marcher
-avec les troupes qu'il trouverait sur son chemin, et d'en expulser
-madame la duchesse d'Angoulême, qui, toute respectable qu'elle était,
-ne pouvait devenir un ennemi bien redoutable.
-
-Après avoir consacré à ces soins urgents la matinée du 21, il employa
-le reste de la journée à passer la revue tant des corps qui étaient à
-Paris, que de ceux qui l'avaient suivi depuis Grenoble, et qui avaient
-eu le temps de venir de Fontainebleau. C'était une occasion naturelle
-de se montrer aux Parisiens qui ne l'avaient pas encore vu, et de
-tenir un langage qui, sortant du cercle de ses entretiens intimes, pût
-être reporté par tous les échos de la France à tous les échos de
-l'Europe.
-
-[En marge: Revue militaire le 21 mars au matin.]
-
-[En marge: Véhémente allocution aux troupes.]
-
-[En marge: Grand effet produit par cette revue.]
-
-On réunit sur la place du Carrousel environ vingt-cinq mille hommes,
-comprenant les troupes venues de Grenoble à Fontainebleau, celles du
-camp de Villejuif, et surtout le bataillon de l'île d'Elbe, qui avait
-exécuté à pied et en vingt jours la prodigieuse marche de deux cent
-quarante lieues. La garde nationale parisienne n'y fut point appelée,
-parce qu'elle n'avait point été préparée par quelques changements
-d'officiers à figurer dans une solennité où l'on allait célébrer le
-rétablissement de l'Empire. Mais la population avertie était accourue,
-et parmi les plus empressés se trouvaient naturellement ceux qui
-haïssaient les émigrés, ceux à qui la gloire impériale n'avait pas
-cessé d'être chère, et beaucoup de curieux que la merveilleuse
-expédition de l'île d'Elbe avait arrachés à leur indifférence. Du
-reste on peut toujours ménager une fête brillante à un gouvernement,
-car tout gouvernement, si dépourvu qu'il soit, a ses partisans qui
-sont présents à ses solennités tandis que ses adversaires en sont
-absents, et qui applaudissent assez pour simuler l'universalité des
-citoyens. Ici d'ailleurs il y avait dans les événements accomplis de
-quoi toucher la population la plus froide. Le peuple des faubourgs en
-effet se rendit à la place du Carrousel pour applaudir l'homme qui
-plus qu'aucun autre avait remué son imagination, pour applaudir
-surtout les huit cents grenadiers et chasseurs de la garde, qui, après
-avoir suivi leur général dans l'exil, le ramenaient triomphant sur le
-trône de France. Ces vieux soldats, couverts de cicatrices, épuisés de
-fatigue, portant des chaussures en lambeaux, émurent vivement les
-assistants, et bon nombre d'entre eux répondirent non par des cris,
-mais par des larmes, aux acclamations de la foule. Les regards avides
-du public ne les quittaient que pour chercher sous sa redingote
-populaire le personnage fabuleux, qui venait de réaliser un nouveau
-miracle digne de sa fortune passée. On le trouvait engraissé, mais
-fortement bruni, ce qui corrigeait l'effet de son embonpoint, et
-promenant toujours autour de lui l'oeil enflammé du génie. Il fit
-former les troupes en masse serrée autour de son cheval, les officiers
-en avant, et leur adressa de sa voix vibrante quelques paroles
-énergiques et passionnées. «Soldats, leur dit-il, je suis venu avec
-huit cents hommes en France, parce que je comptais sur l'amour du
-peuple et sur la mémoire de l'armée. Je n'ai pas été trompé dans mon
-attente. Soldats, je vous en remercie! La gloire de ce que nous venons
-d'accomplir est toute au peuple et à vous. La mienne, à moi, c'est de
-vous avoir connus et devinés... Le trône des Bourbons était
-illégitime, parce que renversé par la nation il y a vingt ans, il
-n'avait été relevé que par des mains étrangères, parce qu'il n'offrait
-de garanties qu'à une minorité arrogante, dont les prétentions
-étaient contraires à vos droits. Le trône impérial peut seul garantir
-les intérêts de la nation, et le plus noble de ces intérêts, celui de
-notre gloire. Soldats, nous allons marcher pour chasser du territoire
-ces princes complices et instruments de l'ennemi, et arrivés à la
-frontière, nous nous y arrêterons... Nous ne voulons pas nous mêler
-des affaires des autres nations, mais malheur à celles qui voudraient
-se mêler des nôtres!--Puis faisant approcher les officiers du
-bataillon de l'île d'Elbe, et les montrant aux troupes, Soldats,
-reprit Napoléon, voilà les officiers qui m'ont accompagné dans mon
-infortune; ils sont tous mes amis, ils sont tous chers à mon coeur!
-Chaque fois que je les voyais, je croyais revoir l'armée elle-même,
-car dans ces huit cents braves il y a des représentants de tous les
-régiments. Leur présence me rappelait ces immortelles journées, qui
-jamais ne s'effaceront ni de votre mémoire ni de la mienne. En les
-aimant, c'est vous que j'aimais! Ils vous ont rapporté intactes et
-toujours glorieuses ces aigles que la trahison avait couvertes un
-moment d'un crêpe funèbre. Soldats, je vous les rends; jurez-moi
-que vous les suivrez partout où l'intérêt de la patrie les
-appellera!...--Nous le jurons!» répondirent-ils en agitant leurs
-baïonnettes, en brandissant leurs sabres.--L'émotion fut grande, parce
-que les sentiments auxquels s'adressait Napoléon étaient profonds chez
-les hommes qui écoutaient son allocution véhémente.
-
-[En marge: Carnot accepte le ministère de l'intérieur, et M. de
-Caulaincourt celui des affaires étrangères.]
-
-Napoléon rentra ensuite dans l'intérieur du palais au milieu d'une
-affluence considérable, le regard animé et comme entouré d'un
-prestige nouveau. Les hauts fonctionnaires qui ne s'étaient pas
-présentés la veille, soit qu'ils n'eussent point été avertis, soit
-qu'ils hésitassent encore, se montrèrent dans cette journée du 21, et
-l'Empereur fut en quelque sorte universellement reconnu et proclamé.
-Carnot arraché à sa retraite était venu aux Tuileries, et poussé par
-un sentiment que partageaient tous ses amis, celui de s'unir à
-Napoléon pour défendre en commun la cause de la Révolution, avait
-accepté le ministère de l'intérieur. Le titre de comte ne lui plaisait
-guère; il ne jugea pas conforme à la gravité de la situation d'en
-faire une difficulté. Le duc de Vicence accepta également le ministère
-des affaires étrangères. Le gouvernement de Napoléon se trouva donc
-complet, et il put immédiatement mettre la main à son immense tâche.
-
-[En marge: Retraite de Louis XVIII vers Lille.]
-
-Tandis que Napoléon vaquait à ces premiers soins, Louis XVIII avait
-continué sa retraite sur Lille. Ainsi qu'on l'a vu, les royalistes
-extrêmes avaient tâché de l'attirer en Vendée, tandis que les
-royalistes modérés, soucieux de ménager les sentiments de la France,
-avaient voulu l'amener à Lille, pour qu'il assistât sans passer la
-frontière à la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire
-rétabli. N'ayant pas grande confiance dans l'asile qu'il pourrait
-trouver au sein d'une ville française, répugnant au séjour de la
-Belgique, Louis XVIII n'avait de goût que pour le pays où il avait
-durant six années joui d'un parfait repos. Aussi, délivré des fous et
-des sages dès qu'il avait passé Saint-Denis, il avait cédé à son
-penchant, et pris la route d'Abbeville, qui devait le conduire à
-Calais, de Calais à Londres.
-
-[En marge: Débris dont la cour fugitive est suivie.]
-
-Pendant ce temps le comte d'Artois et le duc de Berry restés à la tête
-de la maison militaire, avaient suivi la route de Beauvais au pas de
-l'infanterie. Rien n'était plus pénible à voir que la maison militaire
-en ce moment. Remplie de gens dévoués, mais pour la plupart étrangers
-au service militaire, incomplétement équipée, elle formait une longue
-queue de traînards, qui faute de chevaux avaient mis sur des
-charrettes leurs personnes et leurs équipements. Il n'y avait de
-fortement organisée que la compagnie des gardes du corps du maréchal
-Marmont, composée avec soin d'anciens soldats, et bien tenue comme
-l'étaient ordinairement les troupes confiées à ce maréchal. Le reste
-offrait l'aspect le plus triste et le plus désolé. Il y avait un
-spectacle plus triste encore, c'était celui des troupes réunies à
-Saint-Denis.
-
-[En marge: Le maréchal Macdonald suit le Roi, et le rejoint à
-Abbeville.]
-
-Nous avons dit que pour dissimuler au public le prochain départ de la
-famille royale, on avait dirigé sur Villejuif les troupes destinées à
-l'armée de Melun, et qu'une fois la sortie du Roi opérée sans
-obstacle, on leur avait expédié l'ordre de se rabattre sur
-Saint-Denis. Elles n'avaient point obéi, comme on l'a vu, et il
-n'avait paru à Saint-Denis que le très-petit nombre de celles qu'on y
-avait envoyées directement. Parmi ces dernières figuraient une grande
-partie de l'artillerie, un bataillon d'officiers à la demi-solde, plus
-quelques jeunes gens de l'école de droit qui avaient suivi Louis XVIII
-sous le nom de volontaires royaux, et qui représentaient la jeunesse
-honnête, espérant la liberté des Bourbons et ne l'attendant pas des
-Bonaparte. Le maréchal Macdonald s'était transporté à Saint-Denis pour
-y recueillir ces débris, et les conduire à Louis XVIII. Mais arrivé
-dans l'après-midi du 20, il trouva le bataillon des officiers à la
-demi-solde en pleine révolte, s'efforçant d'insurger l'artillerie, et
-ravageant même les bagages du cortége royal. Le maréchal s'efforça de
-mettre un terme à ce scandale, mais quoique personnellement respecté,
-il fut réduit à s'éloigner, et à rejoindre la maison militaire, qu'il
-rencontra en marche et dans l'état que nous venons de décrire. Il
-quitta ensuite le comte d'Artois et le duc de Berry pour se rendre
-auprès du Roi, et essayer de faire prévaloir le conseil qu'il n'avait
-cessé de donner, celui de se retirer à Lille.
-
-[En marge: État dans lequel il le trouve.]
-
-[En marge: Conseils qu'il lui donne.]
-
-Parvenu le 21 au soir à Abbeville il se présenta au Roi, qu'il trouva
-entre M. de Blacas et le prince Berthier, parfaitement calme, et
-paraissant plus sensible à l'incommodité de ce brusque déplacement
-qu'à la perte du trône. Conservant peu d'espérance, attribuant ses
-nouveaux malheurs à son frère et aux émigrés, convaincu que l'Europe
-n'éprouverait qu'un médiocre intérêt pour des gens qui n'avaient pas
-su se soutenir, Louis XVIII était plus pressé de gagner son asile
-d'Hartwell que de sauver par une conduite habile les restes d'un
-avenir dont il doutait fort. Il parla uniquement de sa fatigue, de sa
-goutte, des gênes auxquelles l'exposait la perte de son bagage, et
-n'écouta qu'avec une sorte de distraction tout ce que lui dit le
-maréchal pour le ramener dans la direction de Lille. Ce brave et sage
-militaire, qui joignait à une rare intrépidité, à une profonde
-expérience de la guerre, beaucoup de sens politique, lui rappela le
-mauvais effet produit par les compliments qu'il avait faits au prince
-régent en quittant Londres, le reproche universellement adressé aux
-Bourbons de préférer l'étranger à la France, et particulièrement
-l'Angleterre à tous les autres pays, l'inconvénient de justifier ces
-préventions en se hâtant de passer la frontière, et de la passer pour
-gagner Londres. Il insista donc avec véhémence pour que le Roi se
-rendît à Lille, et qu'il restât au moins sur le bord extrême du
-territoire. À Lille il serait en sûreté, et pourrait toujours se
-mettre à l'abri en faisant une ou deux lieues pour sortir de France.
-
-[En marge: Louis XVIII consent à se rendre à Lille.]
-
-Louis XVIII lui répondit avec finesse qu'il ne serait pas à Lille plus
-en sûreté qu'ailleurs, parce qu'il y faudrait une garnison, que toute
-garnison se comporterait comme les troupes dont on avait essayé de se
-servir, et qu'appeler à Lille les Anglais ou les Prussiens serait aux
-yeux de la France la pire des conduites. Sensible du reste aux
-observations d'un serviteur aussi loyal que le maréchal Macdonald, il
-consentit à suivre son avis; seulement il lui demanda le temps de
-prendre un peu de nourriture, et l'engagea à le précéder, en
-promettant de le rejoindre dans quelques heures. Pendant cette espèce
-de conseil, le maréchal avait parlé seul. M. de Blacas, jugeant tous
-les partis également mauvais, n'avait presque rien dit, bien qu'il
-préférât visiblement la retraite sur Lille. L'infortuné Berthier,
-aussi étonné de se trouver où il était, que le public de l'y voir,
-avait montré sur son visage abattu et silencieux les perplexités de
-son âme: triste punition dans la personne d'un honnête homme de ce
-désir d'être de tous les régimes, et de conserver malgré son passé sa
-place dans tous!
-
-[En marge: Le maréchal y précède le Roi.]
-
-Le maréchal Macdonald prit donc immédiatement la route de Béthune,
-afin d'aller préparer à Lille l'établissement de la famille royale. Il
-arriva le 22 mars au matin devant cette place, occupée par le duc
-d'Orléans qui en avait fermé les portes. On doit se souvenir que ce
-prince avait reçu le commandement des troupes du Nord, avec mission
-d'y former une réserve, qui viendrait prendre la gauche du duc de
-Berry si on se battait en avant de Paris, et couvrirait la retraite de
-la famille royale si on était obligé d'abandonner la capitale. Ce
-prince, le seul qui jouît de quelque popularité parmi les troupes, les
-avait trouvées tranquilles mais évidemment mal disposées pour la cause
-royale, et avait eu soin de les tenir séparées, pour retarder en les
-divisant l'explosion de leurs sentiments. Il avait dirigé sur Lille
-celles dont la discipline lui semblait un peu moins ébranlée, et
-s'était enfermé dans cette place avec six à sept mille hommes et le
-maréchal Mortier, également résolu à y donner asile au roi et à en
-refuser l'accès aux Prussiens et aux Anglais. Ayant appris le 21 au
-matin par le télégraphe que Napoléon était entré à Paris, il avait
-interdit toute communication extérieure, dans la double intention
-d'empêcher les émissaires bonapartistes de pénétrer dans la ville, et
-les soldats de déserter.
-
-[En marge: Difficultés que le maréchal éprouve pour entrer dans la
-place.]
-
-Les ordres du duc d'Orléans avaient été si ponctuellement exécutés,
-que les clefs de la ville avaient été déposées à l'état-major de la
-place, et que les gardiens s'étant absentés il n'y avait personne pour
-répondre. Le maréchal Macdonald ne sachant comment se faire entendre,
-fut obligé d'écrire un billet au crayon, de l'attacher à une pierre,
-et de le jeter à la sentinelle qui gardait le rempart. Comme le billet
-portait sur la suscription qu'il était du maréchal Macdonald, la
-sentinelle le remit au poste le plus voisin, et ce poste à
-l'état-major. La porte fut bientôt ouverte et le maréchal fut conduit
-auprès du duc d'Orléans, qui lui apprit l'état des choses, et lui
-donna la certitude que le Roi recevrait des troupes une hospitalité
-respectueuse mais courte, à condition toutefois de ne chercher à
-introduire dans la place ni la maison militaire, ni les Anglais.
-
-[En marge: Arrivée de Louis XVIII à la suite du maréchal.]
-
-[En marge: Accueil qu'il reçoit.]
-
-Louis XVIII arriva en effet dans l'après-midi du 22, et fut reçu avec
-tous les honneurs dus au souverain. La population de Lille, pieuse et
-royaliste, poussa des cris violents de _Vive le Roi!_ tandis que les
-troupes bordant la haie et présentant les armes gardèrent un morne
-silence.
-
-[En marge: Conseil tenu devant Louis XVIII.]
-
-[En marge: M. le duc d'Orléans lui conseille de se rendre
-immédiatement à Dunkerque.]
-
-[En marge: Motifs donnés pour choisir Dunkerque.]
-
-À peine arrivé, Louis XVIII voulut entendre le prince et les maréchaux
-sur la conduite qu'il convenait de tenir. En présence du Roi, de M. de
-Blacas, du prince Berthier, des maréchaux Macdonald et Mortier, M. le
-duc d'Orléans exposa la situation avec une parfaite netteté de vues et
-de langage. Il approuva fort le maréchal Macdonald d'avoir conseillé
-au Roi de rester le plus possible sur le territoire français, mais il
-démontra en même temps que la ville de Lille serait à peine habitable
-quelques heures, que le spectacle qu'on venait d'avoir sous les yeux,
-celui d'une population bruyamment sympathique et de troupes
-froidement respectueuses, était l'expression vraie de l'état des
-choses; que les troupes étaient maîtresses de Lille, qu'elles ne
-souffriraient pas qu'il fût commis la moindre inconvenance envers le
-Roi, qu'elles s'en feraient même un point d'honneur, mais qu'elles
-étaient imbues de l'idée qu'on voulait livrer la place aux Anglais,
-que dans cette défiance elles ne consentiraient jamais à y laisser
-entrer la maison militaire, encore moins à en sortir elles-mêmes, si
-par hasard on voulait se débarrasser de leur présence; que du reste,
-en supposant qu'on parvînt à les éloigner, ce n'était pas avec douze
-cents hommes de la garde nationale et trois à quatre mille cavaliers
-écloppés de la maison militaire, qu'on pourrait défendre une
-forteresse où il fallait au moins douze mille hommes de la meilleure
-infanterie pour être en sûreté; que pendant quelques jours les troupes
-se prêteraient à former la garde du Roi, mais qu'elles ne
-soutiendraient pas longtemps ce rôle, surtout quand viendraient les
-ordres de Paris; que le meilleur parti était de se transporter à
-Dunkerque, où la population était aussi royaliste qu'à Lille; que là
-il faudrait peu de garnison, et qu'on y suffirait avec la maison
-militaire convertie en infanterie; qu'on y aurait d'ailleurs la
-ressource de la mer, et le refuge de l'Angleterre au besoin; qu'en
-demeurant par ce choix sur le territoire français, on y serait en même
-temps plus éloigné du théâtre de la guerre; que probablement on
-retiendrait dans son parti Calais, Ardres, Gravelines, qu'on y aurait
-un peu de marine, qu'on formerait ainsi un petit royaume maritime, où
-le drapeau blanc continuerait de flotter sans aucune apparence de
-complicité avec le drapeau ennemi qui allait envahir la France.
-
-[En marge: Le départ remis au lendemain.]
-
-Le maréchal Mortier appuya vivement cet avis plein de sagesse, et le
-prince Berthier ne le contredit point. M. de Blacas l'approuva. Le
-maréchal Macdonald en l'adoptant, n'éleva d'objection que sur un
-point, la précipitation du départ, qui donnerait au Roi l'apparence
-d'un fugitif, saisi de peur ou chassé de Lille. Le duc d'Orléans ayant
-répondu qu'on avait vingt-cinq lieues à faire pour gagner Dunkerque,
-et que ce qui était facile le jour même serait peut-être difficile le
-lendemain, l'avis du départ immédiat sembla prévaloir, sauf néanmoins
-l'extrême lassitude du Roi, qui exigeait quelques heures de repos.
-
-[En marge: Les troupes respectueuses mais défiantes, craignent qu'on
-ne veuille livrer Lille aux Anglais.]
-
-On se sépara donc avec ordre de préparer le départ; mais toujours
-perplexe et fatigué le Roi le remit au lendemain. Le duc d'Orléans et
-les maréchaux employèrent la fin du jour à visiter les troupes et à
-leur parler.--Le Roi est en sûreté parmi nous, répondirent les
-officiers auxquels on s'adressa; mais nous savons qu'on veut livrer la
-place à l'ennemi, et que c'est le projet des émigrés dont le Roi est
-entouré. Si donc la maison militaire se présente, nous ferons feu sur
-elle.--Malgré toutes les assurances contraires il n'y eut aucun moyen
-de dissiper ces préventions, et ce qui contribuait à les enraciner
-dans l'esprit des troupes, c'est que des gens de l'entourage royal
-disaient qu'il fallait mettre un terme à cette comédie d'un faux
-respect pour la personne du souverain, sous lequel se cachait une
-trahison prochaine, et que le plus simple était d'introduire dix
-mille Anglais dans la place. Ces imprudents propos étaient crus, et
-ceux du duc d'Orléans considérés comme un pur effet de sa crédulité.
-Il était dès lors évident qu'on pourrait à peine passer un jour ou
-deux dans cette situation équivoque.
-
-[En marge: Croyant apercevoir la maison militaire, elles sont prêtes à
-faire feu.]
-
-[En marge: Impossibilité de laisser plus longtemps la cour à Lille.]
-
-[En marge: Insistance pour la retraite à Dunkerque.]
-
-[En marge: Louis XVIII préfère se rendre en Belgique.]
-
-Le lendemain 23 il y eut une fausse alerte. Quelques coureurs s'étant
-montrés en vue des remparts de Lille, le bruit se répandit que c'était
-la maison du Roi qui approchait. En un instant les troupes
-manifestèrent la plus vive émotion, et elles se déclarèrent prêtes à
-tirer sur les nouveaux arrivants. Le duc d'Orléans, les maréchaux,
-eurent une peine extrême à les calmer, et elles parurent toujours
-convaincues qu'on songeait à livrer la place aux Anglais. En présence
-de pareilles dispositions, il n'était plus possible que le Roi
-prolongeât son séjour à Lille. Le conseil qu'il avait tenu la veille
-avec le duc d'Orléans, avec M. de Blacas, avec les maréchaux Berthier,
-Macdonald, Mortier, s'assembla de nouveau le matin même, et reconnut à
-l'unanimité la nécessité de quitter une ville gardée par des troupes
-pleines d'égards pour Louis XVIII, mais dévouées à Napoléon, et
-toujours disposées au premier incident à proclamer l'autorité
-impériale. Il n'y avait divergence que sur le lieu où le Roi se
-retirerait en sortant de Lille. Le duc d'Orléans, appuyé par les trois
-maréchaux, insista de nouveau pour Dunkerque. Le Roi ne repoussa pas
-cet avis, mais il dit que dans l'état des choses il croyait trop
-dangereux de faire sur le territoire français les vingt-cinq lieues
-qui le séparaient de Dunkerque, et il annonça qu'il allait prendre
-d'abord la route de la Belgique, sauf à gagner Dunkerque par le
-territoire belge. Les raisons que lui présenta le duc d'Orléans pour
-ne pas abandonner un instant le territoire national n'ayant point
-changé sa résolution, le maréchal Macdonald d'un ton respectueux mais
-ferme lui déclara qu'il était, à son grand regret, obligé de le
-quitter; que jamais il n'émigrerait, surtout pour se rendre dans un
-pays rempli des troupes de la coalition; qu'il était resté fidèle à la
-royauté tant qu'elle avait été en France, qu'il ne pouvait la suivre
-au delà; qu'il n'irait point offrir son épée à l'homme qui était venu
-bouleverser son pays, mais qu'il attendrait dans la retraite des jours
-plus heureux. Louis XVIII écouta avec une parfaite convenance cette
-franche déclaration, remercia le maréchal de sa noble conduite, lui
-rendit ses serments, et lui fit les adieux les plus affectueux. Le
-maréchal Mortier tint le même langage, reçut la même réponse et les
-mêmes témoignages, et annonça qu'avec le maréchal Macdonald il
-accompagnerait le Roi jusqu'à l'extrême frontière. Le prince Berthier
-se tut, mais prenant à part les maréchaux Macdonald et Mortier, il
-leur dit que capitaine d'une compagnie de gardes du corps il était
-obligé de suivre le Roi jusqu'au lieu choisi pour sa retraite, et que
-ce devoir rempli il était décidé à rentrer en France. Il les chargea
-même d'en donner avis à Paris. Le Roi s'adressant alors à M. le duc
-d'Orléans, lui demanda, avec une malice visible, ce qu'il allait
-faire. Le duc d'Orléans lui répondit avec sang-froid, qu'il pensait
-comme messieurs les maréchaux, mais que, prince du sang, il ne
-pouvait agir comme eux, c'est-à-dire rester en France; qu'il suivrait
-le Roi jusqu'à la frontière, puis qu'il solliciterait la permission de
-le quitter, ne voulant point aller en Belgique, lieu de réunion des
-armées ennemies. Le Roi, d'un ton tranquille, lui dit qu'il faisait
-bien, et donna les ordres pour son départ immédiat.
-
-[En marge: Les maréchaux et le duc d'Orléans le quittent à la
-frontière.]
-
-Le 23, vers le milieu du jour, Louis XVIII sortit de Lille par la
-route de Belgique, la population lui témoignant de vifs regrets, les
-troupes un parfait respect, mais paraissant fort soulagées d'être
-déchargées d'un dépôt embarrassant. Le duc d'Orléans et les maréchaux
-escortant à cheval la voiture du Roi le conduisirent jusqu'à la
-frontière, qui est à deux lieues environ de la place, puis après avoir
-reçu ses remercîments et lui avoir adressé leurs adieux, rentrèrent
-dans Lille pour déposer leur commandement. Le duc d'Orléans écrivit à
-tous les généraux qui dépendaient de lui, pour les délier de leurs
-obligations militaires, et les rendre à eux-mêmes et à leur pays. Le
-maréchal Mortier lui apprit alors un détail qu'il avait eu la
-délicatesse de tenir secret, c'est qu'il avait reçu de Paris le
-pouvoir et l'ordre d'agir comme il l'entendrait pour le salut de la
-frontière, pour l'expulsion des princes de Bourbon, même pour leur
-arrestation si elle paraissait nécessaire. Le maréchal n'avait voulu
-ni gêner les princes, ni même hâter leur départ, en leur déclarant les
-devoirs nouveaux qui lui étaient imposés par celui qui était redevenu
-le maître du territoire, et il ne les leur avait révélés que lorsque
-leur résolution était prise et à peu près accomplie. M. le duc
-d'Orléans partit pour l'Angleterre, le maréchal Macdonald pour ses
-terres, et le maréchal Mortier manda par le télégraphe à Paris que
-Louis XVIII avait quitté Lille, que cette place n'était point et
-n'avait jamais été en danger. Il transmit le commandement au général
-comte d'Erlon, qui avait été obligé de se cacher depuis l'échauffourée
-des frères Lallemand. Au milieu de ces brusques révolutions, qui
-troublent et font souvent dévier les coeurs les plus honnêtes,
-l'histoire est heureuse d'avoir à reproduire des scènes où tout le
-monde, princes, maréchaux, soldats, surent remplir des devoirs presque
-opposés, avec tant de délicatesse et de précision.
-
-[En marge: Licenciement de la maison militaire.]
-
-Pendant ce temps la maison du Roi, harassée de fatigue, s'était
-traînée jusqu'à Abbeville, ayant à sa tête le comte d'Artois et le duc
-de Berry, et à ses trousses le général Exelmans, qui avec trois mille
-chevaux la surveillait sans chercher à la joindre. D'Abbeville elle
-s'était dirigée sur Lille, puis apprenant en route le départ du Roi,
-elle s'était portée sur Béthune. Là les princes sentant
-l'impossibilité de la conduire à l'étranger et de l'y entretenir,
-prirent le parti de la licencier. Trois cents hommes seulement,
-parfaitement propres au service, et dont l'entretien n'était pas au
-dessus des moyens actuels de la famille royale, furent retenus, et
-suivirent le maréchal Marmont en Belgique, où ils devaient composer la
-garde personnelle de Louis XVIII. Les autres se dispersèrent dans
-toutes les directions. Les princes franchirent la frontière pour se
-réunir au Roi.
-
-[En marge: Soumission des provinces du Nord et de l'Est.]
-
-Tandis que Louis XVIII avait évacué le territoire, et fait cesser
-pour le Nord les très-légères inquiétudes qu'on avait pu concevoir à
-Paris, à l'Est les choses s'étaient passées tout aussi tranquillement.
-Le maréchal Victor, chargé de former un corps d'armée en Champagne et
-en Lorraine, s'était vu obligé de renoncer à cette entreprise. Le
-maréchal Oudinot, délaissé par les grenadiers et les chasseurs royaux
-(ancienne garde impériale), avait également abandonné son
-commandement, et le drapeau tricolore avait été partout arboré autour
-de lui. L'ancienne garde impériale s'était spontanément dirigée sur
-Paris. En Alsace, le maréchal Suchet se soumettant à la révolution qui
-venait de s'accomplir, avait fait flotter le drapeau tricolore dans
-toute la province, et mis nos places frontières à l'abri des
-tentatives extérieures. On a déjà vu par nos précédents récits ce qui
-s'était passé de Grenoble à Besançon, par conséquent les inquiétudes
-qu'on aurait pu concevoir pour nos places ne s'étaient réalisées nulle
-part, et l'ennemi, malgré le désir qu'il en avait, n'en avait surpris
-aucune.
-
-Dans l'intérieur le progrès de l'autorité impériale n'était ni moins
-général ni moins rapide. Le maréchal Saint-Cyr, parti de Paris le 20
-mars avec M. de Vitrolles, s'était rendu à Orléans où commandait le
-général Dupont. Trouvant les troupes à moitié soulevées, il avait fait
-fermer les portes de la ville, abattre le drapeau tricolore, et
-incarcérer le général Pajol qui était l'auteur du mouvement. Mais des
-officiers envoyés de Paris ayant pénétré dans la ville, et communiqué
-avec le 1er de cuirassiers en garnison à Orléans, ce régiment était
-spontanément monté à cheval, avait assailli le siége des autorités,
-délivré le général Pajol, et mis en fuite le maréchal Saint-Cyr, qui
-s'était retiré en toute hâte vers la basse Loire. Le général Pajol,
-prenant le commandement, avait fait proclamer à Orléans et dans les
-environs le rétablissement de l'autorité impériale.
-
-[En marge: Soumission momentanée de la Vendée, et retraite en
-Angleterre du duc de Bourbon.]
-
-Cette partie importante du cours de la Loire était donc reconquise. À
-Angers, le duc de Bourbon, après un entretien avec M. d'Autichamp et
-les principaux chefs vendéens, avait bientôt acquis la conviction que
-si les anciens meneurs de la Vendée étaient disposés à s'agiter
-encore, la population des campagnes, quoique royaliste, n'avait plus
-assez d'ardeur pour braver les maux de la guerre civile, dont le
-souvenir était resté vivant dans tous les esprits. Se sentant plus
-embarrassant pour le pays qu'utile à la cause royale, le prince avait
-déféré au conseil, qui lui était généralement donné, de se retirer. Un
-officier de gendarmerie, le commandant Noireau, instruit de l'état des
-choses, lui avait offert des passe-ports, à condition qu'il en userait
-sur-le-champ, ce que le prince avait accepté sans hésitation. Il était
-allé s'embarquer à Nantes, laissant la contrée non pas revenue à
-Napoléon, mais paisible.
-
-[En marge: Marche du général Clausel sur Bordeaux.]
-
-Le général Clausel, envoyé dans la Gironde, s'était arrêté à
-Angoulême, y avait reçu pour le compte de l'Empereur la soumission des
-départements voisins, puis, réunissant une partie de la gendarmerie,
-avait marché sur la Dordogne pour y rassembler des troupes, et remplir
-sa mission à l'égard de la ville de Bordeaux.
-
-[En marge: Madame la duchesse d'Angoulême à Bordeaux.]
-
-Il régnait dans cette grande cité une agitation extraordinaire,
-produite par la présence de madame la duchesse d'Angoulême et par
-celle de MM. Lainé et de Vitrolles. La population, royaliste par
-intérêt et par conviction, désolée du retour de Napoléon qui allait
-amener de nouveau la clôture des mers, s'était levée avec empressement
-à la vue de madame la duchesse d'Angoulême (venue avec le prince son
-époux pour célébrer le 12 mars), et avait promis de soutenir la cause
-des Bourbons. Ces vives démonstrations se passaient en présence de
-deux régiments, le 8e léger et le 62e de ligne, en garnison à
-Bordeaux, et y assistant avec un silence peu rassurant. Tout faisait
-présager qu'à l'aspect du drapeau tricolore arboré sur la rive droite
-de la Gironde, ils éclateraient et feraient cesser une insurrection
-sans consistance.
-
-[En marge: Essai par M. de Vitrolles d'un gouvernement royal à
-Toulouse.]
-
-[En marge: Présence de M. le duc d'Angoulême à Marseille.]
-
-[En marge: Son plan de campagne sur le Rhône.]
-
-[En marge: Attitude du maréchal Masséna.]
-
-M. de Vitrolles après avoir communiqué à la princesse les intentions
-du Roi, s'était transporté à Toulouse pour y établir le centre du
-gouvernement royal dans le Midi. Il avait opéré des levées d'hommes et
-d'argent, placé de sa propre autorité le maréchal Pérignon à la tête
-des rassemblements royalistes, et tâché de maintenir la correspondance
-entre Bordeaux où était restée madame la duchesse d'Angoulême, et
-Marseille où était accouru en toute hâte M. le duc d'Angoulême. Le
-prince en effet s'était rendu à Marseille, et on devine d'après
-l'esprit qui régnait dans cette ville, les manifestations véhémentes
-auxquelles la population avait dû se livrer. Ayant toujours haï
-l'Empire, menacée de nouveau de mourir de faim, après avoir rêvé
-plutôt que goûté l'abondance, elle était en proie à une sorte de
-fureur, et avait accueilli M. le duc d'Angoulême avec des transports
-qui tenaient du délire. Le maréchal Masséna commandait au milieu de
-ces populations incandescentes avec le sang-froid dédaigneux d'un
-homme de guerre qui avait réussi jadis à dompter les Calabres, et que
-les cris de la multitude n'effrayaient guère. Accompagnant le prince
-le jour de son entrée, il avait vu un groupe de femmes du peuple qui
-tenaient leurs enfants dans leurs bras, se jeter au-devant de son
-cheval, puis tomber à genoux, et lui dire dans l'idiome naïf du pays:
-Maréchal, ne trahissez pas ce bon prince!--Prenant à peine garde à ces
-démonstrations, n'aimant ni la dynastie qui s'en allait, ni celle qui
-revenait, et déplorant les nouvelles convulsions qui devaient coûter
-tant de sang à la France, il avait résolu de se renfermer dans la
-stricte observation de ses devoirs militaires. Il avait donné à M. le
-duc d'Angoulême deux régiments, le 83e et le 58e, et une colonne de
-volontaires avec lesquels ce prince devait essayer, en remontant le
-Rhône, de reprendre Grenoble et Lyon. Le maréchal Masséna qui ne
-voulait pas le suivre dans cette campagne était resté à Marseille pour
-y maintenir l'ordre, et surtout pour veiller sur Toulon, bien décidé à
-appesantir sa dure main sur quiconque tenterait de livrer aux Anglais
-ce grand arsenal maritime.
-
-[En marge: Napoléon se regarde comme rentré en possession de l'Empire;
-idées qui le préoccupent.]
-
-[En marge: Napoléon, sans le dire, regardait la guerre comme
-inévitable, et devant être terrible.]
-
-Tel était l'état des choses les 23 et 24 mars dans les diverses
-parties de la France. Napoléon informé de la retraite de Louis XVIII,
-de la soumission des provinces du Nord et de l'Est, certain dès lors
-de la conservation des places frontières, ne doutant pas de la
-soumission de la Vendée, au moins pour le moment, ne tenait aucun
-compte de l'insurrection du Midi, bien qu'elle s'étendît de Bordeaux à
-Marseille. La conservation des places lui avait seule causé quelque
-souci, car c'eût été un grand malheur que l'occupation par l'ennemi
-d'une forteresse comme Lille, Metz ou Strasbourg. Rassuré sur ce point
-important, délivré de la présence du Roi, qui n'eût été du reste qu'un
-embarras, il se regardait comme remis en pleine possession de
-l'Empire. S'il parvenait à concilier son autorité avec l'indépendance
-toute nouvelle des esprits, et surtout à apaiser l'Europe, ou à la
-vaincre, il était certain de recommencer un second règne, moins
-éclatant peut-être, mais plus prospère que le premier, et plus
-méritoire s'il savait substituer les douceurs bienfaisantes de la paix
-aux sanglantes grandeurs de la guerre. Mais il avait toujours douté,
-sans le dire, de l'apaisement de l'Europe, et en réalité il ne
-comptait que sur une campagne courte et vigoureuse, exécutée avec les
-ressources que la France un peu reposée, et trois cent mille soldats
-revenus de l'étranger, offraient à son puissant génie militaire.
-
-[En marge: Déclaration du congrès de Vienne qui met Napoléon hors la
-loi des nations.]
-
-Il n'était que depuis quelques jours dans Paris, et il avait déjà pu
-s'apercevoir de la vérité de ses pressentiments, car tandis que tout
-se soumettait dans l'intérieur, tout prenait au dehors un caractère de
-violence inouïe. Les Bourbons en se retirant avaient répandu une
-déclaration du congrès de Vienne qui était de la plus extrême gravité.
-On avait d'abord révoqué en doute l'authenticité de cette déclaration,
-et Napoléon avait favorisé ce doute qui lui convenait, mais aux
-résolutions, au style, il n'avait pu s'empêcher de reconnaître la
-fureur de ses ennemis, fureur qu'il s'était attirée par un intolérable
-abus de la victoire pendant plus de quinze années. Selon cette
-déclaration, les puissances réunies à Vienne, considérant que Napoléon
-Bonaparte, en violant le traité du 11 avril, avait détruit le seul
-titre légal sur lequel reposât son existence, et attenté au repos
-général, le mettaient hors la loi des nations, ce qui le rendait
-passible du traitement réservé aux plus vils criminels. La conclusion
-évidente, c'est que quiconque pourrait se saisir de lui devrait le
-fusiller immédiatement, et serait considéré comme ayant rendu à
-l'Europe un service signalé. Ce n'était pas envers un grand homme, qui
-sans contredit avait tourmenté l'Europe, mais dont tous les princes
-vivants avaient flatté et exploité la puissance et venaient d'égaler
-l'ambition, ce n'était pas, disons-nous, envers ce grand homme, un
-acte digne des moeurs du siècle, et l'orgueil, l'avidité, la peur,
-pouvaient seuls, non pas justifier cet acte, mais l'expliquer.
-
-[En marge: Les légations étrangères demandent toutes leurs
-passe-ports.]
-
-[En marge: On les leur accorde, en donnant aux secrétaires d'ambassade
-de Russie et d'Autriche des lettres pour Vienne.]
-
-Napoléon se réservait de le publier sous quelques jours, lorsqu'il
-voudrait faire connaître à la France la situation tout entière. Pour
-le moment, en rapprochant la déclaration du 13 mars de quelques autres
-manifestations, il y voyait la réalisation de tout ce qu'il avait
-prévu, et une raison de se préparer, sans perdre un instant, à
-soutenir une lutte formidable. De nouvelles manifestations d'ailleurs,
-conséquence de la déclaration du 13 mars, ne purent lui laisser aucun
-doute. À peine M. de Caulaincourt avait-il mis le pied dans l'hôtel
-de son ministère, que les légations étrangères vinrent lui demander
-leurs passe-ports. Pour les unes, telles que celles d'Angleterre et de
-Russie, dont les chefs étaient absents, les secrétaires avaient pris
-sur eux de faire cette demande; pour les autres, comme celles
-d'Autriche, de Prusse, de Suède, de Danemark, de Sardaigne, de
-Hollande, etc., les chefs de mission s'en étaient chargés eux-mêmes,
-et malgré les efforts de M. de Caulaincourt pour les retenir, ils
-avaient persisté dans la volonté de partir. M. de Caulaincourt eut à
-ce sujet un long entretien avec M. de Vincent, ambassadeur d'Autriche,
-chercha de toutes les manières à lui persuader que la France voulait
-la paix, qu'elle entendait même rester fidèle au traité de Paris; mais
-il parvint difficilement à s'en faire écouter, et n'obtint seulement
-pas qu'il se chargeât de lettres de Napoléon pour sa femme et pour son
-beau-père. Toutefois désirant quitter Paris immédiatement, M. de
-Vincent consentit à ce que l'un des secrétaires de la légation
-autrichienne qui partait un jour plus tard, emportât les deux lettres.
-L'humilité était en ce moment l'un des calculs de Napoléon: M. de
-Caulaincourt ne voulant cependant pas pousser ce calcul trop loin, se
-contenta de bien constater les dispositions pacifiques de son maître,
-mais ne mit aucun obstacle au départ des représentants des diverses
-cours, et leur envoya leurs passe-ports le jour même où ils les
-avaient réclamés.
-
-Tout en les laissant partir on profita de l'autorisation donnée par M.
-de Vincent pour confier au secrétaire de la légation autrichienne une
-lettre destinée à Marie-Louise, et une autre destinée à l'empereur
-François. La reine Hortense, fort liée avec la légation russe depuis
-qu'Alexandre s'était constitué publiquement son protecteur, écrivit
-longuement à ce monarque pour lui exposer de son mieux les nouvelles
-dispositions de Napoléon, sous le double rapport de la politique
-intérieure et extérieure. Elle remit cette lettre à M. de Boutiakin,
-secrétaire de la légation russe, et l'un des étrangers que sa bonne
-grâce avait rendus tout à fait bienveillants pour sa personne, sinon
-pour sa cause. On se servit de la même voie pour révéler à l'empereur
-Alexandre le traité secret d'alliance conclu le 3 janvier entre Louis
-XVIII, l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse et la Russie. On y
-ajouta quelques papiers laissés par M. de Blacas à Paris, et tous
-propres à faire connaître à l'empereur Alexandre les sentiments de ses
-alliés à son égard. La reine Hortense profita encore du départ d'un
-intendant de son frère qui se rendait à Vienne, pour écrire à
-différentes personnes, notamment à Marie-Louise, et leur retracer avec
-les plus vives couleurs le rétablissement triomphal de Napoléon sur le
-trône impérial, l'élan des populations vers lui, leur éloignement
-invincible pour les Bourbons, dès lors la nécessité pour l'Europe, si
-elle ne voulait pas s'exposer à une lutte sanglante, d'accepter un
-fait désormais accompli, et qui ne troublerait ni la paix, ni le
-partage qu'on avait fait à Vienne de presque tous les États de
-l'univers.
-
-[En marge: En réponse à la démarche des légations, on rappelle les
-agents français au dehors.]
-
-Le départ des légations, quoique fort menaçant, s'expliquait cependant
-jusqu'à un certain point, car accréditées auprès de Louis XVIII,
-elles étaient sans pouvoirs pour rester auprès de Napoléon. Rien à la
-vérité ne les eût empêchées d'attendre de nouveaux ordres, mais leur
-empressement à partir ne pouvait être assimilé à une déclaration de
-guerre, et il importait de ne point prévenir une telle déclaration, et
-de mettre ainsi tous les torts du côté du congrès de Vienne, qui
-n'était populaire ni en France ni en Europe. La seule manière digne et
-non irritante de répondre à la démarche des légations étrangères,
-c'était de rappeler les légations françaises, qu'il était impossible
-de maintenir décemment auprès de princes qui avaient rompu leurs
-relations avec nous, et qui se trouvaient composées pour la plupart
-d'anciens émigrés, ennemis implacables de l'Empire. M. de Caulaincourt
-adressa aux divers membres de ces légations une circulaire, pour
-déclarer qu'on leur retirait leurs pouvoirs, qu'ils étaient rappelés
-par conséquent sur le territoire national, et devaient y rentrer
-immédiatement. En attendant, il les autorisait à donner l'assurance
-que la France ne prendrait avec aucune puissance l'initiative des
-hostilités, et se renfermerait dans la stricte observation des traités
-existants.
-
-[En marge: Quelques différences de conduite à l'égard de certaines
-cours.]
-
-[En marge: Mission secrète de M. de Montrond à Vienne.]
-
-[En marge: Objet de cette mission.]
-
-Il était impossible de dire ni de faire autre chose dans la situation
-présente. Il y avait toutefois quelques différences de conduite à
-observer à l'égard des diverses cours, et même quelques moyens
-indirects à employer envers certaines d'entre elles, qu'il ne fallait
-pas négliger quel qu'en pût être le résultat. La cour de Vienne, par
-exemple, outre qu'elle était actuellement le siége du congrès, avait
-pour Napoléon la qualité de cour parente, et il n'était peut-être pas
-impossible de s'y ouvrir un accès. On savait que l'Autriche était fort
-mécontente de la Russie et de la Prusse, qu'elle avait failli entrer
-en guerre avec l'une et l'autre, et que plus d'une fois elle avait
-regretté d'avoir autant grossi la puissance de la Russie. La
-perspective d'avoir à Paris un gendre corrigé par le malheur, contenu
-par de nouvelles institutions, de voir régner après lui le fils d'une
-archiduchesse élevé par elle dans un esprit assurément pacifique,
-cette perspective était de nature à provoquer de sages réflexions, et
-à ramener peu à peu l'Autriche à d'autres sentiments que ceux qui
-avaient dicté la déclaration du 13 mars. Un homme pouvait beaucoup
-sous ce rapport, et cet homme était M. de Talleyrand. Si on parvenait
-à le gagner, il devenait possible de gagner la cour de Vienne
-elle-même. Napoléon ne savait pas alors à quel point M. de Talleyrand
-s'était engagé dans la cause de la légitimité, et à quel point surtout
-il s'était aliéné la cour de Vienne en cédant à la jalousie que lui
-inspirait M. de Metternich. Néanmoins la conquête de M. de Talleyrand
-eût été d'un prix inestimable, et par ce motif on imagina de lui
-envoyer un personnage singulier, homme du monde fort connu dans les
-salons, fort inconnu dans la politique, souvent employé dans certaines
-négociations occultes, doué d'un esprit rare, d'une grande audace,
-présentant le contraste qui se rencontre quelquefois d'un bon sens
-supérieur avec une conduite désordonnée, et ayant sur M. de Talleyrand
-l'influence d'un familier initié à tous les secrets de sa vie: ce
-personnage était M. de Montrond, et si quelqu'un pouvait pénétrer à
-Vienne, se faire écouter de M. de Talleyrand, enlever même
-Marie-Louise et son fils, c'était lui, par son savoir-faire, ses
-relations nombreuses et sa témérité sans pareille. Prisonnier de
-Napoléon qui l'avait fait enfermer à Ham pour ses propos satiriques,
-il avait eu l'art de s'évader, était rentré en France avec les
-Bourbons, et aujourd'hui par goût des aventures, était prêt à tout
-tenter même au profit de son ancien persécuteur. C'était le duc
-d'Otrante, passé maître en fait de moyens occultes, qui avait songé à
-employer M. de Montrond, et Napoléon réduit aux expédients y avait
-consenti. On chargea ce singulier envoyé de lettres de M. de
-Caulaincourt pour M. Meneval (resté, jusqu'alors, auprès de
-Marie-Louise) et pour divers personnages influents. On l'autorisa à
-traiter à toutes conditions avec ceux qui voudraient faire leur paix,
-MM. de Talleyrand, de Dalberg et autres; on l'autorisa s'il parvenait
-à s'introduire auprès de Marie-Louise, s'il la trouvait disposée à
-s'enfuir, à lui en fournir les moyens, et on lui ouvrit les crédits
-nécessaires pour que les ressources financières ne fissent pas défaut
-à l'inépuisable fertilité de son esprit. Voilà par quelles voies
-obscures Napoléon était réduit à passer, pour pénétrer auprès des
-cabinets qu'il avait si longtemps dominés et humiliés! M. de Montrond
-partit en même temps que les courriers d'ambassade qui portaient la
-circulaire de rappel à nos légations, mais prévoyant que toutes les
-frontières seraient fermées, il se fit donner le passe-port d'un abbé
-attaché à la diplomatie romaine, et parvint ainsi à tromper les
-polices européennes, et à gagner la route de Vienne que nos courriers
-ne pouvaient pas s'ouvrir.
-
-[En marge: On ne rappelle point les agents français auprès de
-l'Amérique, de la Suisse, de la cour de Rome et de la Porte.]
-
-Indépendamment de cette mission secrète, on fit en rappelant nos
-agents diplomatiques, quelques exceptions autorisées par les
-convenances et commandées par la politique. M. Serurier, ministre de
-France aux États-Unis, fut laissé à son poste, d'abord pour l'Amérique
-qui s'était toujours montrée amie de l'Empire, et ensuite pour M.
-Serurier lui-même qui s'y était conduit très-sagement. Les secrétaires
-de légation qui se trouvaient en Suisse, à Rome, à Constantinople,
-reçurent l'ordre d'y rester, et on leur donna même le titre de chargés
-d'affaires. La Suisse, maintenant qu'elle était constituée, paraissait
-jalouse de conserver sa neutralité, et cette neutralité couvrant une
-partie importante de notre frontière, méritait qu'on fît des efforts
-pour ne pas la compromettre. On savait la cour de Rome mécontente de
-l'obstination des Bourbons à révoquer le concordat, et on lui fit
-offrir avec l'abandon de toute idée de ce genre, la garantie de son
-ancien territoire, les Légations comprises. Quant à la Porte, M. de
-Rivière, nommé par Louis XVIII ambassadeur à Constantinople, fut
-retenu à Toulon, et M. Ruffin, notre ancien chargé d'affaires, reçut
-des instructions qui lui recommandaient de flatter de toutes les
-manières le sultan Mahmoud. Le retour miraculeux de Napoléon pouvait
-bien avoir frappé l'imagination sensible et superstitieuse des Turcs,
-et les avoir ramenés à la cause impériale. Enfin, tout en rappelant de
-Madrid M. de Laval, comme on connaissait les différends qui s'étaient
-élevés entre les deux maisons de Bourbon à l'occasion de l'arrestation
-de Mina sur le territoire français, on dépêcha un officier pour
-traiter la question de l'échange des prisonniers qui n'avait pas été
-résolue jusqu'alors, et on autorisa même cet officier à ne pas se
-renfermer dans l'objet apparent de sa mission. La coalition fût-elle
-encore générale, c'était quelque chose que d'avoir pour amis ou pour
-neutres l'Amérique, la Suisse, le Saint-Siége, la Turquie et
-l'Espagne.
-
-[En marge: Napoléon ne garde ces ménagements que pour laisser aux
-puissances tout le tort de la guerre.]
-
-[En marge: Ses plans pour l'armement de la France.]
-
-Napoléon se prêtait à ces expédients pour se dire à lui-même qu'il
-n'avait rien négligé, et pour prouver à la France qu'il avait sacrifié
-tout orgueil personnel au désir de maintenir la paix. Mais il ne
-comptait que sur son épée pour vaincre la mauvaise volonté des
-puissances. Aussi profita-t-il de la soumission des provinces du Nord
-et de l'Est pour arrêter sur-le-champ le plan de ses préparatifs
-militaires. Arrivé le 20 mars au soir, il avait le 21 au matin invité
-le maréchal Davout à se rendre à l'hôtel de son ministère, lui avait
-désigné les commis de la guerre le plus au fait de cette vaste
-administration, et les avait mandés eux-mêmes aux Tuileries afin de
-leur donner ses premiers ordres. Sachant par expérience que la
-formation des corps d'armée pressait plus encore que le recrutement
-des régiments, parce que les corps une fois formés tout y affluait
-bientôt, hommes et choses, il commença par prescrire cette formation,
-et par affecter à chacun d'eux un état-major complet.
-
-[En marge: Formation de six corps d'armée sur les frontières, sous le
-titre de corps d'observation.]
-
-[En marge: Emplacement de ces divers corps.]
-
-Avec les troupes qui étaient cantonnées dans le département du Nord
-il composa le 1er corps, lui assigna le comte Drouet-d'Erlon pour
-général en chef, et Lille pour emplacement. Les troupes parties de
-Paris sous le général Reille, durent constituer le 2e corps, et il
-leur assigna Valenciennes pour lieu de réunion. Ce corps devait être
-le plus considérable, parce qu'il était destiné à s'engager le premier
-à travers les masses ennemies. Quoiqu'il eût le projet d'opérer par
-Maubeuge, Napoléon plaça le 2e corps un peu à gauche, c'est-à-dire à
-Valenciennes, afin de mieux cacher ses desseins[8].
-
-[Note 8: Les lettres de Napoléon, des 25, 26, 27 et 28 mars, prouvent
-que le plan qu'il adopta pour cette campagne était dès cette époque
-arrêté dans sa pensée.]
-
-Le 3e, confié au général Vandamme, et cantonné autour de Mézières,
-comprit les troupes dispersées dans les Ardennes et la Champagne. Le
-4e, sous le général Gérard, établi autour de Metz, fut composé des
-troupes de la Lorraine. Le 5e, destiné au général Rapp, avait
-Strasbourg pour centre de formation, et pour éléments les régiments de
-l'Alsace.
-
-[En marge: Combinaison imaginée pour leur rapide concentration.]
-
-Ces corps avaient l'avantage de couvrir chacune de nos frontières, et
-de se prêter par leur situation à une concentration de forces que
-Napoléon songeait à rendre rapide, et tout à fait imprévue, au moyen
-de combinaisons profondes que nous ferons connaître en leur lieu.
-Maubeuge était le point de cette concentration arrêté déjà dans son
-esprit, et il la voulait opérer non-seulement par le reploiement des
-ailes sur le centre, mais par celui de la queue sur la tête. Il
-résolut par ce motif de former un 6e corps composé des troupes qu'il
-aurait nécessairement à Paris, et qui par Soissons, Laon, la Fère,
-seraient promptement rendues à Maubeuge. Il confia ce 6e corps au
-général comte de Lobau, qui commandait la première division militaire.
-Nous avons déjà dit qu'en vue de rétablir la discipline dans les
-régiments, il avait pris le parti de les faire passer presque tous à
-Paris sous la main du comte de Lobau. Par cette raison, il devait y
-avoir beaucoup de troupes dans la capitale, et il était facile d'y
-composer un corps nombreux, vigoureusement constitué, lequel partant
-de Paris en même temps que le 1er corps partirait de Lille, le 4e de
-Metz, viendrait former avec le 2e et le 3e une masse compacte à
-Maubeuge. C'est ainsi que Napoléon, avec un art supérieur, faisait
-concourir à un même but les diverses combinaisons commandées par les
-circonstances.
-
-[En marge: Reconstitution de la garde impériale.]
-
-À ce 6e corps Napoléon ajouta la garde impériale, qu'il se proposait
-de réorganiser sur une très-grande échelle. Il rétablit la vieille
-garde sur le pied de quatre régiments de quatre bataillons (grenadiers
-et chasseurs compris), et la jeune sur le pied de douze régiments de
-deux bataillons, en y adjoignant une forte cavalerie et l'ancienne
-réserve d'artillerie qui s'était signalée dans toutes les batailles du
-siècle. Napoléon estimait qu'avec le 6e corps et la garde, il aurait
-une réserve de 50 mille hommes, laquelle, jointe aux quatre corps
-cantonnés de Lille à Metz, lui permettrait de prendre l'offensive à la
-tête de 150 mille combattants (plus ou moins, selon le temps qui lui
-serait laissé pour se préparer), et comme il n'indiquait d'aucune
-manière le projet de prendre l'offensive, encore moins de la prendre
-par Maubeuge, son plan pouvait être suffisamment préparé en restant
-suffisamment secret.
-
-[En marge: Projet de former ultérieurement un 7e et un 8e corps.]
-
-Le 5e corps établi en Alsace, c'est-à-dire en dehors de ces
-combinaisons, devait couvrir le haut Rhin, et devenir un second point
-de concentration, si le fort de la guerre se portait de ce côté. Il
-devait se lier avec les troupes que Napoléon destinait à garder les
-Alpes, agir contre la Suisse si elle ne faisait pas respecter sa
-neutralité, ou contre l'Italie si Murat, comme on avait raison de le
-craindre, était trop faible pour occuper à lui seul les Autrichiens.
-Ce corps étant placé en dehors des opérations du Nord, il lui fallait
-pour chef un de ces hommes qui savent se conduire par eux-mêmes, et
-n'ont pas besoin d'être menés par la main. Napoléon choisit le
-maréchal Suchet. Il se proposa de former plus tard un 7e corps qui
-surveillerait les Alpes-Maritimes, et enfin un 8e qui, s'il ne servait
-à contenir les Espagnols peu dangereux dans le moment, servirait à
-contenir le midi de la France dont les dispositions restaient fort
-suspectes. Il destinait ce 8e corps au général Clausel, actuellement
-chargé de réduire Bordeaux.
-
-[En marge: Réunion immédiate des régiments et des états-majors au lieu
-de formation de chaque corps.]
-
-[En marge: Formation des quatrième et cinquième bataillons.]
-
-En prescrivant sur-le-champ la composition de ces corps, auxquels il
-donna le titre de _corps d'observation_ pour ôter à ce qu'il faisait
-tout caractère de provocation, Napoléon avait encore trois mois pour
-les organiser. Les généraux mis à leur tête, d'Erlon, Reille,
-Vandamme, Gérard, Rapp, Suchet, parfaitement choisis sous tous les
-rapports politiques et militaires, reçurent ordre de se transporter
-sans perte de temps sur les lieux, et de réunir leurs troupes hors des
-places. Pour cela, chaque régiment en se rendant à son corps dut
-verser tous ses hommes disponibles dans ses deux premiers bataillons,
-et laisser le cadre du troisième dans les places pour y faire fonction
-de dépôt. Ayant un très-grand nombre d'officiers à la demi-solde,
-Napoléon décréta la formation immédiate dans chaque régiment du
-quatrième, du cinquième et du sixième bataillon. Lorsque les hommes,
-appelés par les moyens que nous allons exposer, seraient rendus au
-dépôt, on devait remplir d'abord le troisième bataillon qui, devenu
-bataillon de guerre à son tour, irait rejoindre son régiment au corps
-d'armée. Le quatrième, le cinquième feraient de même, au fur et à
-mesure de l'arrivée des hommes au dépôt.
-
-[En marge: Manière de se procurer le personnel nécessaire à ces
-diverses créations.]
-
-Cette organisation si simple étant arrêtée, restait à se procurer les
-moyens de recrutement. Voici comment s'y prit Napoléon pour les
-trouver.
-
-Il y avait sous les drapeaux au 20 mars 1815 180 mille hommes, et 50
-mille en congé de semestre, qui devaient au premier appel porter
-l'effectif total à 230 mille hommes. C'était bien peu, et pourtant on
-n'était parvenu à ce chiffre que par suite de l'armement demandé par
-M. de Talleyrand à Louis XVIII. La France heureusement possédait en
-soldats rentrés et laissés dans leurs foyers une masse d'hommes bien
-plus considérable. Si on se reporte à ce que nous avons déjà dit (tome
-XVIII) de l'organisation de l'armée sous les Bourbons, on comprendra
-parfaitement ce que nous allons exposer.
-
-[En marge: Quelles étaient en 1814 les forces de la France dans toute
-l'Europe.]
-
-Au moment de l'abdication de Napoléon, il y avait en France et en
-Europe le nombre suivant de soldats français de toutes armes, les uns
-réunis en corps d'armée, les autres tenant garnison dans les places
-lointaines, ou restés comme prisonniers dans les mains de l'ennemi.
-Pendant la campagne de 1814 Napoléon avait 65 mille hommes sous son
-commandement direct, le général Maison 15 mille, le maréchal Soult 36
-mille, le général Decaen 4 mille, le maréchal Suchet 12 mille, le
-maréchal Augereau 28 mille, total 160 mille combattants composant
-l'armée active. Les places de l'intérieur en contenaient 95 mille, ce
-qui portait à 255 mille à peu près l'effectif réel sur le territoire
-français. Il était resté 24 mille hommes dans les garnisons de la
-Catalogne, 30 mille dans celles du Piémont et de l'Italie, plus 32
-mille défendant l'Adige sous le prince Eugène, et ramenés en France
-par le général Grenier. À Magdebourg, à Hambourg, et dans les diverses
-places d'Allemagne, il y avait 60 mille hommes, et 40 mille dans les
-places cédées par la convention du 23 avril, telles qu'Anvers, Wesel,
-Mayence, etc., ce qui faisait un total de 186 mille hommes pour les
-garnisons de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Belgique.
-On devait recouvrer 130 mille prisonniers de Russie, d'Allemagne,
-d'Angleterre, bien que le nombre en fût plus considérable en réalité.
-Si tous ces soldats s'étaient trouvés dans l'intérieur, la France
-aurait possédé un armement formidable, car indépendamment d'une
-quarantaine de mille hommes en gendarmes, vétérans, états-majors,
-qu'il faut toujours dans les comptes français ajouter au chiffre de
-l'effectif total, elle aurait eu de 600 à 610 mille soldats, la
-plupart aguerris, et une moitié au moins ayant fait toutes nos
-guerres. Si en 1815 Napoléon avait pu réunir ce personnel entier
-autour de lui, il eût été invincible et la France avec lui. Mais voici
-ce qu'étaient devenues ces masses d'hommes depuis la paix.
-
-[En marge: Ce qu'étaient devenues ces forces depuis leur rentrée en
-1814.]
-
-[En marge: La Restauration obligée de les congédier faute de pouvoir
-les payer.]
-
-Après l'abdication de Fontainebleau, la désertion, comme on l'a vu,
-s'était introduite parmi les soldats. Les uns par une sorte de dépit
-patriotique, les autres par aversion du service dont ils n'avaient
-connu que les horreurs, avaient quitté le drapeau, que l'autorité
-militaire ne mettait plus grand intérêt à défendre. On estime que 170
-ou 180 mille hommes désertèrent à cette époque, soit parmi les troupes
-stationnées sur le territoire, soit parmi celles qui rentraient. Il en
-serait resté encore près de 420 mille dans les rangs, mais le budget
-de la Restauration, ainsi que nous l'avons dit, permettait à peine
-d'en payer le tiers. Il fallut donc se débarrasser du surplus par
-divers moyens. On renvoya chez eux 25 mille hommes, devenus étrangers
-par suite des cessions de territoire. On congédia par ordonnance ceux
-qui appartenaient à la conscription de 1815, ce qui en fit partir
-encore 46 mille; enfin on délivra des congés définitifs à 115 mille
-sujets de tout âge, comme ayant suffisamment payé leur dette à la
-patrie, ou ayant acquis au service de l'État des infirmités plus ou
-moins graves. L'effectif se trouva ainsi réduit à 230 mille hommes, et
-comme tout faible qu'il était on ne pouvait le payer, le ministre de
-la guerre en laissa encore 50 mille en congé de semestre, ce qui
-réduisit à 180 mille le nombre de soldats réellement présents au
-drapeau.
-
-[En marge: Comment s'y prend Napoléon pour rappeler en 1815 la partie
-recouvrable de cet immense personnel.]
-
-[En marge: Napoléon compte sur une armée active de 400 mille hommes.]
-
-Tel était l'état exact de nos forces au 20 mars 1815: 180 mille
-hommes sous les drapeaux, et 50 mille en congé, que sur un ordre des
-bureaux de la guerre on avait la faculté de réunir immédiatement. Par
-conséquent la première mesure à prendre était de rappeler ces 50 mille
-hommes; mais en les rappelant et en portant ainsi l'effectif à 230
-mille, il était impossible par ce seul moyen de former les trois
-premiers bataillons de guerre à 500 hommes chacun, et encore moins de
-commencer la composition des quatrièmes et cinquièmes bataillons. Il
-fallait donc de toute nécessité d'autres appels. La conscription,
-rendue odieuse par Napoléon, et imprudemment abandonnée par les
-Bourbons, ne pouvait être de nouveau employée sans réveiller à
-l'instant les plus tristes souvenirs. Il restait la ressource de
-puiser dans l'immense personnel rentré en France, et dispersé sur
-toute l'étendue du territoire. La meilleure partie de ce personnel,
-par les sentiments et par l'expérience de la guerre, c'étaient les
-prisonniers revenus de l'étranger. Mais la plupart rentrés récemment,
-étaient aux drapeaux, car c'était pour leur faire place qu'on avait
-renvoyé les autres. On ne pouvait s'adresser aux 115 mille congédiés
-définitivement, puisqu'ils se trouvaient en possession de leur
-libération absolue, ni aux congédiés à titre d'étrangers, puisqu'ils
-avaient quitté le territoire. On était donc réduit à la masse de ceux
-qui avaient déserté, et enfin comme dernière ressource aux conscrits
-de 1815. On avait considéré ceux qui avaient déserté comme en congé
-sans solde, afin de n'avoir pas à sévir contre eux. On pouvait donc
-les rappeler, et sur 160 mille environ restés sujets de la France, on
-espérait en reprendre la moitié, c'est-à-dire 80 mille, ce qui devait
-porter l'effectif de 230 à 310 mille hommes, ou 300 mille net. Mais ce
-nombre était encore fort insuffisant, et il fallait nécessairement
-recourir à la conscription de 1815. Cette conscription avait été levée
-par décret en 1814, décret qu'aucun acte n'avait aboli. On était donc
-autorisé à l'invoquer et à s'en servir, moyennant toutefois une
-décision du Conseil d'État, facile à obtenir. Alors sans décréter de
-nouvelle conscription on devait avoir encore une source de recrutement
-assez abondante. Cette classe n'était pas loin de 140 mille hommes,
-lesquels avaient été congédiés par ordonnance royale. En tenant compte
-du défaut de temps, et de la mauvaise volonté de certaines provinces,
-le total de la classe ne devait pas donner moins de cent mille hommes,
-ce qui aurait porté l'armée de ligne à 400 mille, le plus grand nombre
-ayant fait la guerre, ou ayant au moins figuré quelque temps sous les
-drapeaux, avantage considérable, et qui devait beaucoup ajouter à la
-force numérique de cet effectif.
-
-[En marge: Afin de pouvoir la rendre disponible tout entière, Napoléon
-songe à mobiliser une partie des gardes nationales.]
-
-[En marge: À quel nombre pouvaient s'élever les gardes nationales
-mobilisables.]
-
-Pour qu'une pareille armée fût suffisante, et pût résister à la
-coalition, il fallait qu'elle fût convertie tout entière en armée
-active, et qu'elle n'eût pas de places à garder. Il s'offrait un moyen
-que Napoléon entrevit sur-le-champ, c'était un appel aux gardes
-nationales, combiné de façon à ne prendre que la partie capable de
-servir, et à ne recourir à elle que dans les provinces animées d'un
-ardent patriotisme. Dès cette époque il existait dans nos lois une
-disposition qui permettait de faire un pareil choix. En formant à
-part les compagnies d'élite, sous le titre de grenadiers et de
-chasseurs (manière de procéder empruntée à nos régiments
-d'infanterie), les autorités locales, chargées du recensement, avaient
-le moyen de n'introduire dans ces compagnies que les hommes jeunes,
-valides, ayant les goûts militaires, quelquefois même ayant servi,
-n'étant de plus ni mariés, ni nécessaires à leurs familles. On l'avait
-déjà fait en 1814, et à Fère-Champenoise on avait eu un exemple de ce
-que pouvaient des gardes nationaux ainsi choisis. Il suffisait donc de
-développer l'institution des compagnies d'élite pour se procurer un
-précieux supplément à l'armée active, et cette opération devait être
-singulièrement facilitée par la présence dans les campagnes d'un grand
-nombre d'anciens soldats rentrés, et d'un nombre plus grand encore de
-petits acquéreurs de biens nationaux. Avec des comités de recrutement
-bien composés dans chaque arrondissement, il était facile, en prenant
-les anciens militaires et les citoyens qui se distinguaient par la
-vivacité de leurs sentiments, de former des bataillons de 5 à 600
-hommes chacun, propres à un très-bon service. La quantité considérable
-des officiers à la demi-solde ajoutait à la facilité de lever ces
-bataillons celle de les enfermer dans de bons cadres. Napoléon avait
-calculé qu'en levant ainsi le trentième de la population, on réunirait
-près d'un million d'hommes, et en bornant cet appel aux provinces
-frontières, exaspérées par la dernière invasion, et voisines
-d'ailleurs des places fortes qu'il s'agissait de garder, on aurait
-aisément 400 bataillons, qui seulement à 500 hommes chacun,
-procureraient 200 mille soldats. Il ne serait pas difficile de
-persuader à des Lorrains de défendre Thionville, Nancy, Metz, à des
-Alsaciens de défendre Strasbourg, à des Francs-Comtois de défendre
-Besançon, à des Dauphinois de défendre Grenoble, Embrun, Briançon. En
-se réduisant pour le moment aux Ardennes, à la Champagne, à la
-Bourgogne, à la Lorraine, à l'Alsace, à la Franche-Comté, au Lyonnais,
-à l'Auvergne, au Dauphiné, la réunion de 200 mille hommes de
-compagnies d'élite était certaine, et alors l'armée de ligne devenait
-disponible dans sa totalité. Outre que les hommes jetés dans les
-places devaient y former d'excellentes garnisons, ils pouvaient, ceux
-du moins qui seraient les mieux organisés, composer des divisions de
-réserve, capables d'aider utilement l'armée active, et même de marcher
-dans ses rangs. L'armée serait ainsi dédommagée de ce qu'elle aurait
-laissé à ses dépôts, et retrouverait son effectif de 400 mille hommes,
-qui dans la main de Napoléon était suffisant pour écraser la
-coalition, si toutefois on avait le temps d'exécuter ces diverses
-créations. La France était donc en mesure d'opposer à l'Europe 600
-mille combattants, dont 400 mille de troupes actives, et 200 mille de
-garnisons. C'était assez pour une campagne, quelque sanglante qu'elle
-fût, et si cette campagne tournait bien, il était probable que la
-coalition n'en ferait pas une seconde. Il devenait dès lors possible,
-en ne se montrant pas trop exigeant, d'aboutir à une paix modérée,
-infiniment plus avantageuse que celle de Paris.
-
-[En marge: Ordre dans lequel Napoléon prescrit les mesures relatives à
-l'armement de la France.]
-
-Tels furent les principes sur lesquels Napoléon fonda son plan de
-résistance nationale à l'étranger. La présence d'une immense quantité
-d'anciens soldats rentrés, l'esprit des campagnes irritées contre la
-noblesse et le clergé, l'existence d'un grand nombre d'officiers à la
-demi-solde, rendaient ce plan beaucoup plus facile à réaliser qu'il ne
-l'eût été dans des circonstances ordinaires.
-
-Napoléon à qui son expérience administrative enseignait comment et à
-quel moment il fallait exécuter chaque chose, prescrivit ces diverses
-mesures dans l'ordre convenable. S'il eût essayé de les entreprendre
-toutes à la fois, bien qu'il eût de fortes raisons de se hâter, il en
-serait résulté, outre beaucoup de confusion, une émotion dans les
-esprits plus vive qu'il ne lui convenait encore de la produire. Il ne
-voulait rien cacher, mais il ne voulait pas que le lendemain même de
-son arrivée fût le signal d'une sorte de levée en masse, car on
-n'aurait pas manqué d'attribuer à ses goûts, au lieu de l'attribuer à
-la nécessité, cet appel désespéré au dévouement du pays.
-
-Par ce motif il résolut de commencer ses opérations par l'ordre de
-rejoindre, expédié aux hommes en congé de semestre. Quelques jours
-après un décret devait rappeler sous les drapeaux les militaires qui
-les avaient quittés sans autorisation, et ensuite le Conseil d'État
-devait prononcer sur la question de savoir si le décret qui avait levé
-la conscription de 1815 était encore valable. Si on eût prétendu
-exécuter ces trois opérations à la fois, les autorités locales et la
-gendarmerie n'y auraient pas suffi, et quelques jours d'intervalle
-entre chacune d'elles n'étaient pas de trop. Du reste, les soldats en
-congé de semestre, les anciens militaires échappés au drapeau sans
-ordre, étaient déjà plus ou moins formés au métier des armes, et
-pourvu qu'ils fussent habillés et armés le jour de leur arrivée au
-corps, ils pouvaient figurer tout de suite dans les bataillons de
-guerre.
-
-[En marge: Réorganisation de la garde impériale.]
-
-Napoléon se proposant de réorganiser la garde impériale en fit revenir
-les cadres à Paris, et afin de fournir aux anciens militaires un motif
-de plus de reprendre du service, il décida que tous les hommes valides
-qui avaient porté les armes, et qui demanderaient à entrer dans la
-garde, seraient admis dans les douze régiments de jeune garde qu'on
-allait créer. Il y avait là de quoi en attirer douze ou quinze mille.
-
-Ne voulant pas sacrifier un seul corps de troupes à des emplois
-accessoires, Napoléon ordonna d'expédier pour la Corse les bâtiments
-disponibles à Toulon, afin de ramener trois régiments d'infanterie qui
-se trouvaient dans cette île. Il profita de ce que les Anglais
-continuaient de ménager le drapeau blanc, pour le laisser sur les
-bâtiments de la marine de l'État, en faisant prendre toutefois la
-cocarde tricolore aux équipages. Grâce à cette ruse, il pouvait
-recouvrer avec ces trois régiments les éléments d'une bonne division
-pour le 7e corps qui, faute de ressources, n'était encore qu'en
-projet.
-
-[En marge: Mesures relatives à la cavalerie.]
-
-[En marge: Rétablissement du dépôt de Versailles.]
-
-Ces soins donnés à l'infanterie il s'occupa de la cavalerie qui ne
-pouvait manquer de redevenir superbe, à la seule condition d'avoir des
-chevaux. En effet, les principales ressources du recrutement
-consistant en hommes qui avaient déjà servi, il y avait possibilité
-de n'admettre dans la cavalerie que des sujets tout formés, ce qui
-était bien plus important pour cette arme que pour celle de
-l'infanterie. Les 180 mille hommes composant l'effectif au 1er mars
-comprenaient à peu près 20 mille cavaliers. Napoléon résolut de porter
-tout de suite cette cavalerie à 40 mille hommes, et dès qu'il le
-pourrait à 50 mille. L'administration royale avait passé des marchés
-pour 4 mille chevaux. Il ordonna l'exécution immédiate de ces marchés,
-et ensuite il rétablit le grand dépôt de Versailles qui, sous la
-direction du général Bourcier, lui avait été si utile en 1814. Il
-prescrivit à ce général de se rendre sur-le-champ à Versailles, de
-s'emparer de tous les locaux qu'il avait occupés un an auparavant, et
-d'y réunir en masse des équipements et des chevaux. Il lui ouvrit un
-crédit de plusieurs millions pour payer comptant les chevaux que les
-paysans amèneraient.
-
-[En marge: Divers modes employés pour se procurer des chevaux.]
-
-Moyennant qu'ils envoyassent à Versailles leurs hommes à pied les
-régiments de cavalerie étaient donc assurés d'y trouver de quoi
-suppléer à tout ce qui leur manquait, et comme l'armée active allait
-s'organiser entre Lille et Paris, ils n'avaient pas beaucoup de chemin
-à faire pour se monter et s'équiper. Napoléon espérait tirer de la
-maison du Roi licenciée deux à trois mille chevaux tout formés; il se
-proposait en outre d'en prendre quelques mille à la gendarmerie, en
-remboursant immédiatement aux gendarmes la valeur de leur monture.
-Enfin il fit partir de Paris des officiers de cavalerie, qui, en
-courant les campagnes avec de l'argent, devaient, selon lui, ramener
-dix ou quinze mille chevaux. L'expérience qu'il venait de faire dans
-sa marche du golfe Juan à Grenoble lui persuadait qu'on les
-trouverait, moyennant qu'on se présentât partout l'argent à la main.
-Il avait pour maxime que, dans les moments d'urgence, c'est par la
-variété des moyens qu'on réussit, parce que si ce n'est l'un, c'est
-l'autre qui procure les objets qu'on est pressé d'obtenir.
-
-[En marge: Soins donnés à l'artillerie.]
-
-L'artillerie étant l'arme qui exige le plus de temps pour être mise en
-campagne, même quand le matériel existe, il prescrivit de la faire
-sortir des arsenaux, et de la diriger vers chaque corps d'armée. Il
-restait un assez grand nombre de chevaux d'artillerie, débris de notre
-ancien état militaire, placés en dépôt chez les paysans. Napoléon
-ordonna de les reprendre, et d'en acheter sur-le-champ la quantité
-nécessaire pour atteler une puissante artillerie, qui ne devait pas
-être de moins de trois pièces par mille hommes. Enfin il décréta la
-formation à Vincennes d'un parc de 150 bouches à feu pour reconstituer
-l'ancienne réserve de la garde.
-
-[En marge: Ouvrages de fortification.]
-
-[En marge: Mesures pour la défense de Paris.]
-
-Après s'être occupé de la composition de l'armée, Napoléon donna son
-attention aux ouvrages de fortification. Ayant apprécié par la fatale
-journée du 30 mars 1814 le rôle que la capitale était appelée à jouer
-dans la défense de l'Empire, il était résolu d'entourer Paris
-d'ouvrages aussi solides qu'on pourrait les construire en trois mois,
-et de couvrir ces ouvrages d'une artillerie formidable. L'expérience
-lui ayant également appris l'importance qu'il fallait attacher en cas
-d'invasion, aux places de La Fère, Soissons, Château-Thierry,
-Langres, Béfort, il projeta de les fortifier en proportion du temps
-dont il disposerait, et comme il y avait encore beaucoup d'autres
-points qui pouvaient devenir momentanément utiles, il forma une
-commission de généraux pour faire une rapide étude de toutes nos
-frontières, et désigner non-seulement les villes, mais les passages de
-montagnes et de forêts susceptibles de résistance. Quant aux grandes
-places, considérées depuis longtemps comme le boulevard du territoire,
-il ordonna de les réparer, de les armer, de les approvisionner, de les
-mettre, en un mot, en complet état de défense.
-
-[En marge: La marine appelée à concourir à cette défense.]
-
-La marine, dans la situation actuelle, ne pouvait être d'aucune
-utilité, car une victoire navale, dût-on la remporter, n'aurait pas
-couvert Paris. Avec sa fertilité d'esprit accoutumée, Napoléon imagina
-de faire concourir la marine à la protection du territoire, ce qui
-devait avoir le double avantage de procurer du pain aux matelots
-privés d'emploi par la clôture des mers, et d'utiliser les bras
-robustes de soixante mille hommes aussi zélés que braves. Il décida
-qu'on les formerait en vingt régiments sous des officiers de mer,
-qu'on en laisserait une partie sur le littoral pour la garde de nos
-ports et de nos côtes, et qu'on en amènerait 30 mille aux environs de
-la capitale, pour contribuer à sa défense. Il avait en outre, le
-projet de distribuer quelques mille canonniers de marine sur les
-ouvrages de Paris, et de leur donner à servir deux ou trois cents
-bouches à feu de gros calibre, qui devaient être amenées de Brest, de
-Cherbourg, de Dunkerque, et de toutes les parties du littoral.
-
-[En marge: Création d'ateliers d'habillement.]
-
-Restait à pourvoir de vêtements et d'armes les nombreux soldats
-appelés sous les drapeaux. L'habillement présentait de grandes
-difficultés à cause du peu de temps qu'on avait. Avec de l'argent, il
-était possible de diminuer ces difficultés. Napoléon manda auprès de
-lui les fournisseurs ordinaires de l'État, et leur fit payer en
-valeurs réelles 16 millions qui leur étaient dus, et que la
-Restauration n'avait pas encore acquittés. À ce prix, Paris et les
-principales villes allaient se couvrir d'ateliers extraordinaires, et
-au moyen d'une surveillance incessante, on avait l'espérance de
-satisfaire aux plus urgents besoins. Napoléon ne demandait pour chaque
-soldat de ligne qu'une capote, une veste, un pantalon, et quant à la
-garde nationale, il avait adopté une blouse d'uniforme qui devait
-suffire au service dans les places.
-
-[En marge: Réparation et fabrication des armes à feu.]
-
-L'armement était plus difficile encore. Napoléon se rappelait que les
-fusils avaient manqué dans la dernière campagne, et que par ce motif
-vingt mille hommes des faubourgs n'avaient pu concourir à défendre la
-capitale. Il espérait, comme on vient de le voir, porter l'armée de
-ligne à 310 mille hommes par l'appel des semestriers et des déserteurs
-de 1814, et à 400 mille par l'appel de la conscription de 1815. Enfin,
-il comptait sur un complément de 200 mille gardes nationaux qui
-élèveraient le total des défenseurs du pays à 600 mille, et à 660
-mille avec les marins.
-
-Il lui fallait donc au moins 600 mille fusils pour les premiers jours
-de juin, époque où il supposait que les hostilités commenceraient. Il
-y en avait à peu près 200 mille, soit dans les mains des soldats, soit
-dans les divers dépôts. Il en existait 450 mille neufs dans les
-magasins, ce qu'on devait au duc de Berry qui n'avait cessé de
-réclamer et de presser la fabrication des armes à feu. Restait par
-conséquent à s'en procurer 250 mille. Les soldats revenus de
-l'étranger avaient rapporté un grand nombre de fusils qui pouvaient
-servir moyennant quelques réparations; mais ces fusils étaient
-dispersés sur toutes les frontières, et le plus souvent dans des lieux
-où il était impossible d'organiser des ateliers. Napoléon résolut de
-les faire transporter à Paris, où il en avait déjà 40 mille à réparer,
-mais où les moyens de réparation et de fabrication allaient devenir
-considérables par la création de nouveaux ateliers. Il répartit les
-autres entre les places fortes, depuis Grenoble jusqu'à Strasbourg,
-depuis Strasbourg jusqu'à Lille. Il comptait en avoir réparé 200
-mille, et fabriqué 50 mille en deux mois. Il se flattait d'atteindre
-ainsi le chiffre de 600 mille, répondant à celui des hommes appelés
-sous les drapeaux. Son projet était, dans les six derniers mois de
-1815, de pousser la fabrication des fusils neufs à 300 mille au moins,
-afin de pourvoir aux consommations, et de se mettre en mesure d'armer
-de nouveaux bras. Mais pour cela il prescrivit la formation d'ateliers
-extraordinaires à Paris et aux environs, en y employant des ébénistes,
-des serruriers, des horlogers même, dirigés par des officiers
-d'artillerie. Il fit payer aux fabricants de l'État 1800 mille francs
-qui leur restaient dus, et mettre en outre à leur disposition tous
-les fonds dont ils auraient besoin.
-
-[En marge: Moyens financiers employés pour suffire aux dépenses de cet
-armement général.]
-
-[En marge: Ces moyens dus en grande partie au baron Louis.]
-
-C'était l'habile ministre des finances de la première restauration, M.
-Louis, qui, sans savoir pour qui il travaillait, avait préparé les
-moyens financiers dont Napoléon allait se servir pour assurer la
-défense du territoire. Grâce à la paix et au maintien courageux des
-contributions indirectes, M. Louis avait rétabli la perception des
-impôts ordinaires, et fait affluer leurs produits au Trésor. De plus,
-par son exactitude à reconnaître les dettes de l'État, et par
-l'heureuse combinaison des _reconnaissances de liquidation_, il
-s'était ménagé les précieuses facilités de la dette flottante, qui
-permettent d'anticiper sur les revenus de l'année, et procurent ainsi
-au trésor d'un grand État la disponibilité de toutes ses ressources.
-Cet habile ministre avait donc laissé en se retirant, outre la
-perception régulière et facile des impôts ordinaires, la possibilité
-d'en devancer le produit par une création de cinquante ou soixante
-millions de bons du Trésor. Cette ressource, avec celle des impôts
-courants, suffisait pour les premiers mois, les dépenses n'étant point
-à cette époque ce qu'elles sont devenues depuis. Dans trois mois on
-devait avoir la paix ou une bataille décisive, après laquelle, si on
-était vainqueur, on ne serait point embarrassé pour remplacer au
-budget la portion du revenu absorbée d'avance. Par cette prompte et
-heureuse création du crédit, due au baron Louis, MM. Mollien et de
-Gaëte avaient trouvé tous les services à jour, et des latitudes pour
-dépenser cinquante millions au delà des recettes courantes. C'était
-tout ce qu'il fallait dans les mains créatrices et économes de
-Napoléon, pour subvenir aux premiers armements, sans recourir à des
-moyens extraordinaires et inquiétants[9].
-
-[Note 9: Ce qu'il y a de plus difficile dans les temps de révolution,
-c'est d'amener les gouvernements qui se succèdent à être justes les
-uns envers les autres, et cette difficulté, déjà si grande, s'accroît
-lorsqu'il s'agit de finances. La calomnie, souvent la plus noire, est
-la seule justice qu'on puisse attendre d'eux. J'en ai vu de mon temps
-des exemples bien étranges, mais aucun de plus extraordinaire par la
-promptitude des représailles, que celui que présentent les années 1814
-et 1815. Lorsque le baron Louis succéda à MM. Mollien et de Gaëte, il
-fit des finances impériales un tableau peu équitable, et il donna de
-l'état du Trésor un bilan des plus injustement chargés. On devait,
-onze mois après, lui rendre une justice de la même sorte. On ne vécut
-pendant les Cent Jours que des ressources qu'il avait créées, et on se
-garda bien de le reconnaître. Napoléon à Sainte-Hélène, où il a montré
-en général assez d'impartialité, et où il en aurait montré davantage
-encore si son grand esprit n'avait été dominé par les mauvaises
-habitudes du temps, Napoléon, parlant très-brièvement des finances des
-Cent Jours, dit en passant que M. le comte Mollien (auquel il adresse
-d'ailleurs des louanges fort méritées), se servant habilement d'une
-quarantaine de millions que le baron Louis employait à _agioter sur
-les reconnaissances de liquidation_, parvint à suffire à tous les
-besoins extraordinaires du moment. Telle est la manière cavalière et
-calomnieuse dont Napoléon parle de l'une des plus belles opérations
-financières du siècle. Ces quarante millions (Napoléon ne dit pas
-assez) étaient la ressource de la dette flottante, que le baron Louis
-avait procurée à l'État, et le prétendu _agiotage_ sur les
-reconnaissances de liquidation n'était qu'un expédient temporaire,
-critiquable sans doute dans des temps réguliers, mais nécessaire aux
-débuts du crédit. Le baron Louis, en émettant sur la place les
-_reconnaissances de liquidation_, qui n'étaient autre chose que nos
-bons du Trésor, alors inconnus, crut devoir les soutenir, en les
-rachetant quand elles fléchissaient, et il réussit ainsi à leur donner
-crédit, et à les maintenir très-près du pair. Ce n'était pas plus de
-l'_agiotage_ que les rachats des bons de la caisse d'amortissement,
-que Napoléon se permit plus d'une fois pour soutenir ces bons,
-lorsqu'il faisait vendre en grande quantité des biens nationaux et des
-biens des communes. Le baron Louis racheta très-peu des
-_reconnaissances de liquidation_ quand elles eurent obtenu crédit, et
-ne fit à cet égard que l'indispensable. Aujourd'hui que les bons du
-Trésor, grâce à des finances régulières, sont toujours au pair, on est
-dispensé de recourir à ces moyens, et si des circonstances graves
-pouvaient mettre les bons du Trésor au-dessous du pair, on blâmerait
-le ministre qui, au lieu de les relever par l'acquittement exact des
-bons échus, voudrait les racheter sur la place à des cours avilis. On
-le considérerait comme un commerçant rachetant son papier à perte, et
-spéculant sur sa propre déconsidération. Mais nous sommes au temps du
-crédit _établi_, et, à l'époque dont nous parlons, on en était aux
-difficultés du crédit à _établir_. Du reste, nous n'avons pas présenté
-ces réflexions pour soutenir des vérités qui ne font plus doute parmi
-les esprits éclairés en finances, mais pour montrer une fois de plus
-ce que c'est que la justice des hommes les uns envers les autres, et
-ce que doit être au contraire la justice de l'histoire. Les ressources
-créées par un ministre habile, et dont Napoléon vécut en 1815, étaient
-qualifiées par lui de _somme tenue en réserve pour l'agiotage_, et il
-rendait ainsi la calomnie à ceux qui, dix mois auparavant, faisaient
-de ses finances un si triste et si injuste tableau. Cependant un jour
-vient où chaque chose, chaque homme est remis à sa place, et trop
-heureuse l'histoire, lorsqu'au lieu d'avoir des renommées mensongères
-à détruire, ou des condamnations ajournées à prononcer, elle n'a qu'à
-relever des mérites réciproquement méconnus. Quant à moi, toujours
-soucieux d'être juste, je sens comme ces jurés qui se félicitent
-d'avoir un acquittement au lieu d'une condamnation à prononcer, et je
-crois être équitable envers les deux régimes en disant: Le comte
-Mollien créa le mécanisme du Trésor, et le baron Louis, le crédit.]
-
-[En marge: Grâce à cet ensemble de mesures, Napoléon se flatte d'avoir
-sous quelques mois 400 mille hommes d'armée active, et 200 mille de
-garnison dans les places.]
-
-Grâce à cet ensemble de moyens, Napoléon était à peu près certain
-d'avoir sous quelques mois 400 mille hommes de troupes actives, 200
-mille de troupes de garnison, les unes et les autres pourvues du
-matériel nécessaire, et d'avoir approché d'autant plus de ces nombres,
-que la guerre serait plus différée. Dans les grandes opérations
-administratives, c'est la prévoyance sachant saisir l'ensemble aussi
-bien que les détails, n'oubliant rien, et n'ajournant rien parce
-qu'elle n'oublie rien, c'est la prévoyance, disons-nous, qui assure
-les résultats dans le temps quelquefois fort court qu'on peut leur
-consacrer. C'est lorsqu'on n'embrasse pas tout d'une seule vue, et
-que ne prévoyant pas tous les détails, on laisse au temps le soin de
-vous les révéler successivement, c'est alors qu'on est exposé à être
-en retard, parce que les parties non prévues n'étant pas entreprises
-avec les autres, se trouvent ajournées dans l'exécution, et qu'on se
-voit souvent arrêté par l'omission en apparence la moins importante.
-
-[En marge: Napoléon commence l'exécution des mesures projetées, par
-celles qui n'exigent aucune publicité.]
-
-Pour quiconque a une idée de l'administration des États, il sera
-facile de reconnaître dans l'exposé que nous venons de faire des
-préparatifs de Napoléon, qu'il n'y manquait pas un seul des objets
-dont se compose un vaste armement, que tous étaient prévus, ordonnés
-sans tâtonnements, et avec une sûreté dans le choix des moyens qui ne
-pouvait appartenir qu'au plus grand génie mûri par la plus grande
-expérience. Il faut ajouter que dans l'exécution de ces mesures, il
-était soigneusement tenu compte des considérations de la politique.
-Ainsi la formation immédiate des corps d'armée, si essentielle pour
-leur bonne organisation, et palliée autant que possible par la
-qualification de _corps d'observation_, l'appel des semestriers, la
-création instantanée des quatrièmes et cinquièmes bataillons, le
-rétablissement du dépôt de Versailles, le transport des armes dans les
-lieux de réparation, enfin la formation au ministère de l'intérieur de
-bureaux auxquels devait ressortir la garde nationale, étaient des
-mesures urgentes, et qu'à aucun prix il ne fallait différer. Mais
-elles avaient l'avantage de pouvoir dans les premiers moments
-s'exécuter par simple correspondance administrative. Dans dix ou
-quinze jours, lorsque la situation serait éclaircie, lorsqu'il n'y
-aurait plus à cacher l'hostilité déclarée de l'Europe, lorsqu'il
-faudrait avertir le pays, et, loin de craindre de le troubler,
-l'émouvoir au contraire sur ses dangers, les autres mesures qu'il
-était impossible d'entreprendre en secret, telles que l'appel et le
-triage des anciens militaires déserteurs de leurs corps, la
-mobilisation des gardes nationales, la décision du Conseil d'État sur
-la conscription de 1815, les levées de chevaux, la création d'ateliers
-extraordinaires, les mouvements de terre autour de Paris, auraient
-leur tour, sans qu'il y eût un jour perdu, puisque ces mesures ne
-pouvaient administrativement venir qu'après les autres, et l'éclat
-qu'elles feraient serait dès lors sans inconvénient, puisque la
-politique, au lieu de se taire, commanderait de parler très-haut.
-
-[En marge: Tout son plan conçu, arrêté et ordonné du 25 au 27 mars.]
-
-[En marge: Révision des grades militaires conférés par les Bourbons.]
-
-[En marge: Traitements employés à l'égard des maréchaux Marmont,
-Augereau, Berthier, Soult, Macdonald, etc.]
-
-[En marge: Ney envoyé en inspection sur la frontière du Nord et de
-l'Est.]
-
-C'est le 24 mars, quatre jours après son entrée dans Paris, que
-Napoléon avait été rassuré sur l'évacuation du territoire par les
-Bourbons. C'est le 25, le 26, le 27 mars, que les résolutions dont on
-vient de lire l'exposé furent conçues, directement transmises aux
-principaux chefs des bureaux de la guerre, même avant que le maréchal
-Davout eût pu se familiariser avec les hommes et les choses dont se
-composait son ministère. En attendant que le ministre fût au courant,
-les mesures pour l'armement de la France étaient décidées et
-ordonnées, de manière qu'il n'avait plus qu'à en suivre l'exécution
-sous la direction et la surveillance de son infatigable maître.
-Appliquant la même vigueur d'impulsion au ministère de l'intérieur,
-Napoléon indiqua au ministre Carnot un choix excellent pour diriger
-les bureaux de la garde nationale, celui du général Mathieu Dumas,
-qui présentait une réunion de qualités militaires et civiles
-parfaitement adaptées à la double nature de la milice qu'il était
-chargé d'organiser. Il prescrivit au général Mathieu Dumas de préparer
-sans bruit mais sur-le-champ le travail relatif à la mobilisation des
-gardes nationales. Napoléon s'occupa aussi de la révision des grades
-militaires accordés par les Bourbons, et qui avaient été trop
-prodigués pour qu'il fût possible de les maintenir tous. Il posa sur
-cette matière quelques principes sûrs et équitables, et remit à une
-commission de généraux, jouissant de la confiance publique, le soin de
-les appliquer. Il décida lui-même la question pour les maréchaux. Dans
-son décret de Lyon, qui exceptait treize personnes de l'oubli promis à
-toutes, il avait compris les maréchaux Marmont et Augereau. Il n'eut
-pas le courage de persévérer à l'égard d'Augereau, qui, étant
-gouverneur à Caen, venait d'expier sa proclamation de Lyon par une
-proclamation des plus violentes contre les Bourbons. Il persista quant
-au maréchal Marmont, et laissa son nom sur le décret, dont l'exécution
-était du reste ajournée. Napoléon résolut de retrancher de la liste
-des maréchaux, en leur réservant des pensions proportionnées à leurs
-anciens services, les maréchaux Oudinot, Victor, Saint-Cyr, qui
-avaient chaudement épousé la cause des Bourbons. Il songeait, en
-agissant ainsi, bien moins à punir qu'à créer des vacances pour ceux
-qui se dévoueraient encore à la défense de la France. Trois autres
-maréchaux, Berthier, Soult, Macdonald, se trouvaient dans une
-position à peu près semblable. Napoléon différa sa résolution
-relativement à eux. Il était si attaché à Berthier, qu'il lui en
-coûtait beaucoup de se montrer sévère envers cet ancien serviteur, et
-il lui fit dire qu'il oublierait bien volontiers ses faiblesses de
-père de famille, à condition d'un prompt retour à Paris. Quant au
-maréchal Soult, il ne le croyait point inflexible, et le supposait
-très-irrité contre les Bourbons, qui, après l'avoir exposé à de si
-étranges contradictions, l'en avaient si mal récompensé. Il ne prit
-aucune mesure à son égard, pas plus qu'à l'égard du maréchal
-Macdonald, dont il avait pu apprécier le noble caractère. Son projet
-était de les attirer l'un et l'autre à Paris pour leur offrir de
-l'emploi, avec la conservation de toutes leurs dignités. Quant aux
-maréchaux Lefebvre, Suchet, Davout, Ney, Mortier qui s'étaient
-prononcés pour l'Empire, quant à Masséna dont il ne doutait point, il
-avait déjà employé les uns, et voulait employer les autres d'une
-manière conforme à leurs mérites. Il prit à l'égard du maréchal Ney
-une mesure dictée à la fois par l'intérêt du maréchal et par
-celui du service public. Ney éprouvait un véritable malaise de la
-conduite si contradictoire qu'il avait tenue à Fontainebleau et à
-Lons-le-Saulnier, et les reproches qu'il avait mérités, croyait les
-apercevoir sur le visage de tous ceux qu'il rencontrait, lors même
-qu'il ne les trouvait pas dans leur bouche. Cette fausse position
-agitait son esprit et égarait sa langue. Cherchant dans les torts
-d'autrui la justification des siens, il laissait échapper tantôt sur
-les Bourbons, tantôt sur Napoléon, des propos fâcheux, nuisibles à sa
-propre dignité, et qui pouvaient rendre difficile de l'employer. Or
-comme Napoléon ne voulait à aucun prix se priver des services du
-maréchal, il imagina de l'éloigner de Paris, et lui donna l'ordre
-d'aller inspecter la frontière depuis Dunkerque jusqu'à Bâle, avec des
-pouvoirs étendus sur les autorités civiles et militaires, et la
-recommandation expresse de faire connaître tout ce qui intéresserait
-la défense du territoire et la composition de l'armée. Ney, malgré les
-travers de son caractère, avait une grande sagacité dans les affaires
-de son métier, et il ne pouvait qu'être fort utile sur la frontière,
-tandis qu'à Paris il aurait été aussi nuisible à la chose publique
-qu'à lui-même.
-
-[En marge: Nouvelles reçues du Midi.]
-
-[En marge: Forces confiées au général Clausel pour la soumission de
-Bordeaux.]
-
-[En marge: Le général Grouchy envoyé à Lyon pour tenir tête au duc
-d'Angoulême.]
-
-[En marge: Instructions relatives à la manière de traiter ce prince.]
-
-Ces diverses dispositions relatives à l'armement général de la France
-avaient été, comme nous l'avons dit, conçues et ordonnées du 25 au 27
-mars. Pendant ce temps on avait reçu de fréquentes nouvelles du midi
-de l'Empire. Napoléon avait appris que dans l'Ouest tout tendait à la
-soumission, du moins pour le moment, mais que dans le Midi, surtout
-entre Marseille et Lyon, les royalistes faisaient quelques progrès.
-Quoiqu'il n'en eût aucun souci, il voulait mettre fin à des
-démonstrations qui auraient pu contrarier ses préparatifs de guerre.
-Il ordonna au général Morand de faire descendre deux colonnes mobiles
-le long de la Loire, l'une sur la rive gauche, l'autre sur la rive
-droite, de composer chacune d'elles d'un régiment d'infanterie et de
-deux régiments de cavalerie, et de réprimer impitoyablement tout
-mouvement insurrectionnel. Il lui prescrivit également de prendre sur
-le littoral trois régiments d'infanterie, et de les envoyer au
-général Clausel, pour aider celui-ci à soumettre Bordeaux. Il manda
-près de lui le général Grouchy, qui s'était publiquement brouillé avec
-les Bourbons à l'occasion de la dignité des colonels généraux,
-transférée aux princes du sang, et le chargea de se rendre à Lyon pour
-arrêter les entreprises du duc d'Angoulême. Il lui recommanda d'agir
-avec vigueur et promptitude, en employant toutefois envers le prince
-d'autres traitements que ceux qu'on lui avait destinés à
-lui-même.--Mais, lui demanda le général, si le prince tombe dans mes
-mains, que dois-je faire?--Le prendre et respecter sa personne, dit
-Napoléon, car je veux que l'Europe juge de la différence entre moi et
-les _brigands couronnés qui mettent ma tête à prix_.--Ces paroles
-avaient trait à la déclaration du 13 mars, faite au nom des souverains
-réunis à Vienne, et se ressentaient de l'irritation qu'il en avait
-éprouvée. Napoléon se tut un instant, puis paraissant réfléchir de
-nouveau à ses résolutions, il ajouta: On pourrait peut-être faire de
-ce prince un moyen d'échange avec les cours étrangères, et le donner
-pour qu'on me rendît mon fils et ma femme...--Bientôt renonçant à
-cette idée, par la raison qu'on ne tiendrait pas assez au duc
-d'Angoulême pour consentir à un pareil échange, Napoléon revint à ses
-premières instructions.--Poussez, dit-il, le prince hors du
-territoire; ayez les plus grands égards pour lui si vous le prenez;
-écrivez-moi immédiatement, et nous le renverrons sain et sauf, en
-exigeant cependant qu'on nous restitue les diamants de la couronne,
-que j'avais en ma possession l'année dernière, que je me suis hâté de
-rendre, et qui n'appartiennent ni à Louis XVIII, ni à moi, mais à la
-France.--
-
-Ces paroles prononcées, Napoléon expédia sur-le-champ le général
-Grouchy, et, bien qu'il fût loin de s'en défier, il le fit accompagner
-par l'un de ses aides de camp dans la vigueur, l'honnêteté et
-l'intelligence duquel il avait la plus entière confiance, le général
-Corbineau. Il prescrivit à celui-ci de ne pas quitter le général
-Grouchy, afin de le pousser ou de le contenir suivant le besoin. Il
-fit en même temps partir en poste l'une des divisions du 6e corps déjà
-organisée par le comte de Lobau, et bonne surtout à employer dans le
-Midi, car elle était composée des régiments qui s'étaient prononcés
-pour l'Empire avec le plus d'élan, c'est-à-dire du 7e de ligne
-(régiment de La Bédoyère), des 20e et 24e (régiments de la garnison de
-Lyon), enfin du 14e, venu au-devant de Napoléon entre Fontainebleau et
-Auxerre. Ces quatre régiments suffisaient pour disperser les insurgés
-du Midi, et, cette facile tâche accomplie, ils devaient fournir le
-fond du 7e corps destiné à garder les Alpes.
-
-[En marge: Après s'être occupé des provinces insoumises Napoléon donne
-son attention à la politique intérieure.]
-
-[En marge: Langage conforme à celui qu'il a tenu à Grenoble et à
-Lyon.]
-
-Les mesures militaires étaient loin d'occuper exclusivement
-l'attention de Napoléon. Il fallait qu'il s'occupât aussi de la
-politique intérieure, et qu'il s'expliquât à l'égard du gouvernement
-réservé à la France. Déjà dans la revue du 21, et dans une ou deux
-autres qui avaient suivi, il avait fait entendre aux troupes un
-langage conforme à celui qu'il avait tenu à Grenoble, à Lyon, à
-Auxerre. Il était venu, avait-il dit, pour relever la gloire
-nationale, pour remettre en vigueur les principes de 1789, et donner
-à la France toute la liberté dont elle était capable. Ces professions
-de foi adressées à quelques municipalités de province, à quelques
-régiments, devaient être répétées à des autorités plus élevées,
-c'est-à-dire aux grands corps de l'État, avec la solennité convenable,
-et de manière à bien préciser les engagements pris envers la France.
-
-[En marge: Napoléon veut débuter par un acte éclatant qui ne laisse
-aucun doute sur ses intentions libérales.]
-
-Napoléon avait fixé au dimanche 26 mars la réception des grands corps
-de l'État, pour entendre de leur part et pour leur adresser en réponse
-un langage convenu avec eux. Mais la veille même de ce jour il voulut
-parler aux esprits par un acte patent, qui révélerait clairement ses
-dispositions actuelles.
-
-[En marge: Sa nouvelle manière de penser à l'égard de la liberté de la
-presse.]
-
-Jamais gouvernement n'avait comprimé plus que le sien la manifestation
-de l'opinion publique. Il l'avait comprimée dans les premiers temps de
-son règne par une admiration qui ne laissait à personne la liberté de
-son jugement, et dans les derniers temps par une police inexorable qui
-ne permettait, ni dans les journaux, ni dans les livres, l'expression
-d'aucune autre pensée que celle du pouvoir lui-même. Mais vers la fin
-de son règne, Napoléon avait senti les inconvénients de ce régime
-oppressif, et les avait signalés plus d'une fois au duc de Rovigo,
-ministre de la police, qui de son côté les avait reconnus et avoués.
-Le principal, mais non le seul de ces inconvénients, consistait dans
-une défiance telle qu'on n'ajoutait plus aucune foi aux paroles du
-gouvernement, même quand il disait vrai. En fait d'événements de
-guerre, par exemple, l'incrédulité à l'égard de l'autorité française
-s'était changée en véritable crédulité pour l'étranger, et en refusant
-absolument de croire à nos bulletins, on croyait aveuglément à ceux de
-l'ennemi, cent fois plus menteurs que les nôtres. Profondément affecté
-de cette disposition du public, Napoléon écrivait au duc de Rovigo en
-1813: On ne nous croit plus, il ne faut donc plus parler en notre nom,
-et en faisant parler d'autres pour nous il faut dire toute la vérité,
-car il n'y a plus qu'elle qui puisse nous sauver.--Napoléon avait en
-effet renoncé à rédiger des bulletins en 1813 et en 1814, et s'était
-borné à insérer dans le _Moniteur_ des articles sous la forme qui
-suit: _On nous écrit de l'armée_...
-
-Cette cruelle expérience avait fort dessillé les yeux de Napoléon au
-sujet de la liberté de la presse. Pourtant si en 1813 et en 1814 on
-lui avait soudainement proposé de s'exposer de gaieté de coeur à toute
-la violence de la presse, violence redoutable quand elle passe
-brusquement de la compression à la liberté sans limites, il aurait
-certainement refusé, comme on se refuse à une vive souffrance dont la
-nécessité immédiate n'est pas démontrée. Mais il revenait de l'île
-d'Elbe, où il avait pendant une année essuyé un affreux débordement
-des journaux de toute l'Europe. Après une telle épreuve il n'avait
-plus rien à craindre, et comme il le remarquait si spirituellement,
-_on n'avait plus rien à dire sur lui, tandis qu'il restait beaucoup à
-dire encore sur ses adversaires_.
-
-[En marge: Nécessité pour Napoléon de donner toutes les libertés que
-les Bourbons avaient ou refusées, ou accordées avec restriction.]
-
-[En marge: Décret du 25 mars abolissant la censure.]
-
-Sans méconnaître les inconvénients de la liberté de la presse, il
-était donc converti à son sujet par la double expérience qu'il avait
-faite comme souverain et comme proscrit. Mais il était dirigé par un
-motif plus puissant encore, motif qui par rapport à la politique
-intérieure allait dicter toute sa conduite, c'était la nécessité de
-faire en chaque chose l'opposé de ce qu'avaient fait les Bourbons. Il
-n'avait effectivement d'autre excuse d'être venu prendre leur place,
-au risque d'une guerre affreuse, que de se montrer en tout leur
-contraire et leur correctif. Ainsi ils n'avaient pas assez épousé la
-gloire de la France, et dès lors il la fallait exalter plus que
-jamais. Ils avaient alarmé les intérêts nés de la Révolution, et
-sur-le-champ il fallait déclarer ces intérêts sacrés. Ils avaient
-donné la liberté en hésitant, en tâtonnant, en y apportant une
-quantité de restrictions: il fallait la donner franche, entière, sans
-réserve, avec un air tranquille et assuré, quoi qu'il en pût résulter,
-parce que le pire eût été de fournir l'occasion de dire qu'on agissait
-comme les Bourbons, et que dès lors il ne valait pas la peine pour se
-débarrasser d'eux d'exposer la France à une révolution, et ce qui
-était plus grave, à une guerre générale. La censure notamment avait
-paru un manque de foi à la Charte, et un contre-sens complet avec le
-système de gouvernement qu'elle était destinée à inaugurer: Napoléon
-résolut donc de l'abolir par un simple décret inséré au _Moniteur_.
-
-[En marge: Création des éditeurs responsables.]
-
-Seulement il prit dans le détail certaines précautions de police, que
-les lois plus tard ont consacrées comme sages et nécessaires. Il
-exigea de chaque feuille publique la désignation d'un personnage
-principal, qui répondrait des actes de cette feuille, et qu'on a
-nommé depuis _éditeur responsable_. C'était M. Fouché qui avait
-imaginé cette précaution, parce que dans sa persuasion vaniteuse de
-faire des hommes ce qu'il voulait, il s'était flatté en personnifiant
-les journaux de les avoir tous à sa disposition. Napoléon ne le
-croyait guère, mais il était décidé à en courir la chance, et le 25
-mars le _Moniteur_ annonça l'abolition de la censure.
-
-[En marge: Réception des grands corps de l'État, imaginée pour fournir
-à Napoléon l'occasion de s'expliquer.]
-
-[En marge: Langage du prince Cambacérès à la tête des ministres.]
-
-En voulant recevoir les grands corps de l'État Napoléon ne pouvait y
-comprendre les deux Chambres qui avaient été dissoutes par les décrets
-de Lyon. Il y suppléa par les ministres reçus en corps (ce qui leur
-attribuait une importance qu'ils n'avaient jamais eue), par le Conseil
-d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour d'appel,
-etc. Le prince Cambacérès portant la parole pour les ministres, prit
-en leur nom tous les engagements qui étaient désirables de la part des
-dépositaires du pouvoir exécutif. Après avoir adressé des
-félicitations au monarque que la Providence avait suscité deux fois,
-disait-il, la première pour sauver la France de l'anarchie, la seconde
-pour la sauver de la contre-révolution, le prince Cambacérès résumait
-comme il suit les principes du pouvoir exécutif.--_Déjà, Votre Majesté
-a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent tenir; déjà elle a
-fait connaître à tous les peuples par ses proclamations les maximes
-d'après lesquelles elle veut que son Empire soit désormais gouverné._
-Les Bourbons avaient promis de tout oublier, et n'ont point tenu leur
-parole. Votre Majesté tiendra la sienne, oubliera les violences des
-partis, et ne _se souviendra que des services rendus à la patrie. Elle
-oubliera_ aussi _que nous avons été les maîtres du monde_, et ne fera
-de guerre que pour repousser une agression injuste. Elle ne veut plus
-aucun arbitraire, elle veut le respect des personnes, le respect des
-propriétés, la libre circulation de la pensée, et nous serons heureux
-de la seconder dans l'accomplissement de cette tâche, qui lui vaudra
-la plus douce et la meilleure de toutes les gloires.--
-
-[En marge: Réponse de l'Empereur.]
-
-En attendant la garantie des institutions, toujours la plus sûre, on
-ne pouvait demander au gouvernement un meilleur langage.--_Les
-sentiments que vous exprimez sont les miens_, répondit Napoléon, puis
-il donna audience au Conseil d'État.
-
-[En marge: Discours du Conseil d'État à l'Empereur.]
-
-Ce corps s'était proposé d'établir les principes en vertu desquels
-Napoléon recommençait à régner, et en vertu desquels aussi le Conseil
-d'État n'hésitait pas à reprendre ses fonctions, comme si rien ne se
-fût passé entre avril 1814 et mars 1815.
-
-Voici quelle était son argumentation.
-
-[En marge: Ce corps cherche à établir les principes en vertu desquels
-Napoléon doit être considéré comme le seul pouvoir légitime.]
-
-La France, en 1789, avait aboli la monarchie féodale, et lui avait
-substitué la monarchie représentative, fondée sur l'égalité des droits
-et la juste intervention des citoyens dans le gouvernement de l'État.
-
-Les Bourbons en 1790 avaient feint de se soumettre aux nouveaux
-principes proclamés par la nation, et bientôt par leur sourde
-résistance ils avaient provoqué et mérité leur chute, confirmée par
-une suite de décisions nationales.
-
-[En marge: Raisonnements sur lesquels il appuie cette doctrine.]
-
-En l'an VIII et en l'an X, après de longues et cruelles agitations, la
-France avait confié le soin de la gouverner à Napoléon Bonaparte,
-_déjà couronné par la victoire_, et lui avait remis le soin de ses
-destinées, sous les titres successifs de Premier Consul et d'Empereur.
-Le peuple avait deux fois confirmé par ses votes ces délégations de sa
-souveraineté.
-
-En 1814 les puissances coalisées ayant profité d'un moment de revers
-pour pénétrer dans notre capitale, le Sénat, chargé de défendre les
-constitutions nationales, les avait livrées, et appuyé sur l'étranger
-avait aboli l'Empire, et rappelé Louis-Stanislas-Xavier au trône. En
-se comportant ainsi, ce corps avait fait ce qu'il n'avait pas le droit
-de faire. Pourtant il avait attaché à ce rappel une condition
-expresse, celle d'une Constitution qui sauvegardait en partie les
-droits de la nation, et que le monarque était tenu d'accepter avant de
-remonter sur le trône.
-
-Louis XVIII n'avait pas même observé cette condition fondamentale,
-car, entré à Paris sous la protection des baïonnettes étrangères, il
-avait daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, et de la
-sorte déclaré nuls tous les actes antérieurs de la nation. Il avait
-donné une Constitution imparfaite, rendue plus imparfaite par
-l'exécution; il avait humilié la gloire de la France, favorisé les
-prétentions de l'ancienne noblesse, laissé mettre en question les
-propriétés dites nationales, privé la Légion d'honneur de sa dotation,
-avili ses insignes en les prodiguant, mis en un mot en péril tout ce
-que la Révolution avait consacré.
-
-On devait donc considérer ce qui s'était fait depuis 1814 comme nul en
-principe aussi bien que mauvais en fait, car le Sénat n'avait pas eu
-le droit d'abolir l'Empire, et en admettant qu'il le pût, Louis XVIII
-n'avait pas rempli la condition qu'on lui avait imposée pour remonter
-sur le trône. Enfin la conduite de ce gouvernement d'émigrés avait
-répondu à l'illégitimité de son origine.
-
-Napoléon en revenant miraculeusement de son exil, et accueilli sur son
-passage par les acclamations de l'armée et du peuple, _avait rétabli
-la nation dans ses droits les plus sacrés_, et seul était légitime,
-car il n'y a de légitime que le pouvoir conféré par la nation.
-
-Toutefois, le temps et les voeux de la France avaient indiqué des
-modifications nécessaires aux institutions du premier Empire. Napoléon
-avait pris l'engagement d'opérer ces modifications. Cet engagement il
-le tiendrait, et il ferait confirmer les modifications promises dans
-une grande assemblée des représentants de la nation, annoncée pour le
-mois de mai. En attendant la réunion de cette assemblée, Napoléon
-devait exercer et faire exercer le pouvoir d'après les lois
-existantes, et le Conseil d'État, jadis chargé par lui de veiller à
-l'application de ces lois, venait lui prêter son concours loyal et
-constitutionnel.
-
-[En marge: À quelles conditions les gouvernements sont fondés à se
-dire légitimes.]
-
-C'était Thibaudeau, successivement conventionnel et préfet, qui avait
-prêté sa plume à cette logique serrée mais artificielle, et à laquelle
-il n'y avait presque rien à répondre, si on fait consister la
-légitimité des gouvernements dans certaines conditions d'origine, et
-non pas dans leur forme et leur conduite. Les gouvernements en effet
-sortent de tous les hasards des révolutions, et il est difficile
-d'assigner à quels signes précis leur origine peut les rendre
-légitimes. Tantôt ils naissent d'une émotion populaire, tantôt de la
-victoire, tantôt même de la défaite, et quelquefois du retour d'une
-nation désabusée vers une ancienne dynastie, que de communs malheurs
-lui ont fait regretter: et chaque fois il faut les subir, imposés
-qu'ils sont par la nécessité, et chaque fois ils se prétendent seuls
-légitimes, en alléguant des théories admises par les uns, contestées
-par les autres, et sur lesquelles le monde disputera éternellement.
-Sans nier ce qu'ont de respectable, d'auguste, de solide les titres à
-régner fondés sur une longue transmission héréditaire, nous dirons
-cependant que pour les gens d'un simple bon sens, les gouvernements
-toujours nécessaires à leur début, deviennent légitimes avec le temps,
-lorsque la nation pour laquelle ils sont établis, trouvant leur forme
-appropriée à ses moeurs comme à ses lumières, et leur conduite
-conforme à ses intérêts, les maintient par un assentiment réfléchi et
-durable. Telle est la légitimité sinon dogmatique au moins pratique,
-laquelle est de toutes la plus sérieuse, car un gouvernement, fût-il
-proclamé par une nation tout entière, hommes, femmes, vieillards,
-enfants, votant chez les maires et les notaires, ou bien vînt-il du
-mont Sinaï, sans interruption de succession, n'a plus de raison d'être
-s'il froisse les croyances, les moeurs, l'honneur, les intérêts d'une
-nation. C'est à l'oeuvre, et à l'oeuvre seule qu'un gouvernement se
-juge et se légitime. Hors de là tout est artificiel et pure argutie.
-Mais à Louis XVIII datant ses actes de la dix-neuvième année de son
-règne, il n'y avait pas de meilleure réponse à opposer que la
-souveraineté du peuple, exercée chez les maires et les notaires, en
-écrivant oui ou non sur un méprisable registre. L'une valait l'autre.
-
-Napoléon appréciait ces théories à leur valeur, mais il se prêta à la
-logique conventionnelle, pour répondre à la logique royaliste, et y
-donna son assentiment dans les termes suivants:
-
-[En marge: Réponse de Napoléon au Conseil d'État, et principes dont il
-fait profession.]
-
-«Les princes sont les premiers citoyens de l'État. Leur autorité est
-plus ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent.
-La souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt
-des peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de
-légitimité.
-
-»J'ai renoncé aux idées du grand Empire, dont, depuis quinze ans, je
-n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la
-consolidation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes
-pensées.»
-
-[En marge: Effet moral de ces diverses déclarations.]
-
-Ce qui importait véritablement dans toutes ces manifestations, c'était
-l'abandon formel de l'ancien système d'empire guerrier et conquérant,
-la renonciation au pouvoir arbitraire, la promesse de se conformer
-rigoureusement à la légalité, et l'engagement de donner des
-institutions qui garantissent la liberté de la nation et la bonne
-gestion de ses intérêts. Cet engagement, Napoléon était disposé à le
-tenir le plus tôt possible, ne fût-ce que pour se justifier d'avoir
-jeté la France dans une nouvelle révolution; mais il était naturel que
-n'étant à Paris que depuis six jours, le soin de saisir les rênes de
-l'État, d'établir les premiers rapports avec l'étranger, de préparer
-la réorganisation de l'armée, d'expulser du territoire les princes ses
-rivaux, l'eût exclusivement absorbé. Cette dernière partie de sa tâche
-n'était pas même complétement achevée, il lui restait à délivrer le
-Midi de toutes les insurrections royalistes; mais il s'en occupait
-avec activité, et il ne lui fallait que quelques jours pour y réussir.
-
-[En marge: Apaisement successif des insurrections royalistes.]
-
-[En marge: Hésitations des chefs vendéens, et soumission momentanée
-des provinces de l'Ouest.]
-
-En effet, le rétablissement de l'autorité impériale ne rencontrait
-nulle part d'obstacles sérieux, malgré quelques émotions vives, mais
-locales, et destinées à être passagères. Dans l'Ouest, les chefs
-vendéens, étourdis de la nouvelle chute du trône des Bourbons,
-sentaient confusément qu'ils étaient pour quelque chose dans cette
-catastrophe, et n'osaient former jusqu'ici le projet d'une
-insurrection, en présence du découragement des campagnes, de la joie
-des villes, et en songeant surtout à quel ennemi ils avaient affaire,
-ennemi prêt à devenir selon leur conduite bienfaisant ou terrible.
-Quelques chouans de profession, quelques paysans bretons ou vendéens
-pleins de leur ancienne foi, étaient bien disposés à s'agiter encore,
-mais leurs généraux, sans l'appui de l'Angleterre, sans son argent et
-ses munitions, sans l'aide surtout d'une guerre générale, n'étaient
-pas prêts à tenter une guerre civile.
-
-[En marge: Marche du général Clausel sur Bordeaux.]
-
-[En marge: Il s'établit avec quelques troupes sur la droite de la
-Dordogne, et essaye de parlementer avec les royalistes bordelais
-commandés par M. de Martignac.]
-
-Aussi le général Morand n'avait-il rencontré en Vendée aucune
-difficulté, et après avoir fait arborer le drapeau tricolore sur les
-deux rives de la Loire, il s'apprêtait à courir au secours du général
-Clausel, qui lui-même n'en avait pas grand besoin. Ce dernier avait
-ramassé à Angoulême quelques détachements de garde nationale et de
-gendarmerie, puis avait marché sur la Dordogne, en dépêchant à la
-garnison de Blaye un officier sûr pour la rallier. Cette garnison
-était formée par quelques compagnies du 62e, régiment en résidence à
-Bordeaux. Elle s'était hâtée d'adhérer aux événements de Paris dès
-qu'elle les avait connus, et de détacher 150 hommes qui étaient venus
-joindre le général Clausel à Cubzac. Cet illustre général arriva donc
-au bord de la Dordogne avec une centaine de gendarmes, 150 hommes du
-62e, et trois ou quatre cents gardes nationaux. Le pont de Cubzac
-ayant été coupé, le général s'arrêta sur la rive droite de la rivière
-tandis que les volontaires bordelais en occupaient la rive gauche.
-Après avoir essuyé quelques coups de canon mal dirigés, il parvint à
-rétablir le passage au moyen de barques recueillies çà et là, et se
-mit à parlementer avec le chef des volontaires bordelais qui s'étaient
-hâtés d'évacuer l'entre-deux-mers (on appelle ainsi le terrain compris
-entre la Dordogne et la Gironde). Le chef de ces volontaires était M.
-de Martignac, depuis ministre du roi Charles X, resté cher à la
-génération qui l'a connu par la modération de son caractère et le
-charme de sa parole. Le général Clausel lui fit savoir les événements
-de Paris qu'on s'efforçait de tenir cachés à Bordeaux, afin de
-prolonger les illusions et la résistance de la population. Le général
-n'eut pas de peine à démontrer à M. de Martignac que toute résistance
-sérieuse était impossible, et ne ferait qu'attirer des malheurs sur
-une cité grande et intéressante. M. de Martignac promit de se rendre à
-Bordeaux, d'y transmettre les communications du général, et de
-rapporter bientôt une réponse commandée par la nécessité. Le général
-suivit de près M. de Martignac, et vint avec sa petite troupe camper à
-la Bastide, sur la rive droite de la Gironde, en face et au-dessus de
-Bordeaux.
-
-[En marge: Agitation régnant dans l'intérieur de Bordeaux.]
-
-[En marge: Passage de M. de Vitrolles dans cette ville.]
-
-En ce moment il régnait dans cette ville la plus étrange confusion. M.
-de Vitrolles en la traversant pour aller à Toulouse, y avait laissé
-les instructions de Louis XVIII et ses propres conseils. Le premier
-projet des royalistes avait été de défendre les bords de la Loire,
-depuis Nantes jusqu'à l'Auvergne, de profiter du pays montagneux qui
-forme le centre de la France entre l'Auvergne et les Cévennes, pour
-s'y maintenir, et en outre de conserver les deux rives du Rhône
-jusqu'à Arles, Marseille et Toulon. Ils avaient écrit aux Anglais pour
-demander des armes et de l'argent, et à Ferdinand VII pour obtenir des
-soldats espagnols. Dans cet imprudent recours à l'étranger, nos ports
-restant ouverts au pavillon britannique comme au pavillon blanc, on
-s'exposait à revoir les scènes de 1793 à Toulon. Mais la passion et le
-besoin ne raisonnent pas, surtout lorsque l'esprit de parti fait
-complétement illusion au patriotisme. Toutes ces combinaisons
-n'avaient pas empêché qu'on eût perdu la Loire, et la Loire perdue, on
-avait tâché de garder la ligne de la Garonne, prolongée par le canal
-du Midi jusqu'au Rhône, c'est-à-dire Bordeaux, Toulouse, Nîmes,
-Marseille, Toulon. On parlait même avec espérance des succès de M. le
-duc d'Angoulême sur les bords du Rhône.
-
-[En marge: Madame la duchesse d'Angoulême essaye par sa présence de
-conserver les Bordelais à la cause royale.]
-
-[En marge: À Bordeaux comme à Lille on ne peut compter sur les
-troupes, qui se montrent respectueuses, mais disposées à se donner à
-Napoléon.]
-
-La ligne de la Garonne étant restée aux royalistes, madame la
-duchesse d'Angoulême mettait tous ses soins à ne pas la perdre. M.
-Lainé qui s'était rendu auprès de cette princesse, la secondait de son
-mieux. Certainement il aurait été bien à désirer qu'à Paris M. Lainé
-eût réussi à éclairer les Bourbons, et que par ce moyen on eût prévenu
-la révolution du 20 mars, laquelle ne pouvait amener que d'affreux
-malheurs. Mais Napoléon s'étant de nouveau emparé du trône de France,
-et un dernier et suprême engagement avec l'Europe étant inévitable, ce
-qu'il y avait de plus sensé et de plus patriotique était de se
-rattacher à lui le plus promptement possible, pour qu'il eût toutes
-les forces nationales à sa disposition. Quelques personnes
-comprenaient cette vérité dans la population si sensée et si
-spirituelle de Bordeaux, mais la masse, irritée par vingt ans de
-souffrances, désolée de voir les mers se fermer de nouveau devant
-elle, partageait par conviction et par intérêt les sentiments de
-madame la duchesse d'Angoulême, et voulait la soutenir au prix de son
-sang. Dans cette situation tout dépendait des troupes et de la
-conduite qu'elles tiendraient. Elles consistaient en deux régiments,
-le 62e de ligne et le 8e léger, et elles avaient exactement l'attitude
-de la garnison de Lille, c'est-à-dire qu'elles observaient envers
-l'auguste fille de Louis XVI le plus profond respect, sans dissimuler
-que leur coeur battait pour Napoléon.
-
-[Date en marge: Avril 1815.]
-
-[En marge: La nécessité de céder étant reconnue, M. de Martignac vient
-demander au général Clausel le temps convenable pour la retraite de la
-princesse.]
-
-M. de Martignac étant venu annoncer à Bordeaux l'arrivée du général
-Clausel et porter ses propositions, on visita les casernes, on parla
-aux soldats; madame la duchesse d'Angoulême s'y employa elle-même, et
-néanmoins leur réponse fut peu satisfaisante. Les troupes déclarèrent
-unanimement qu'elles ne souffriraient pas qu'on manquât en rien à la
-princesse, mais qu'elles ne tireraient pas sur le général Clausel, et
-ne permettraient pas qu'on tirât sur lui. Après une semblable
-déclaration, il n'y avait plus qu'à s'éloigner, et c'était l'opinion
-de tous les hommes raisonnables de la garde nationale. La partie
-ardente de la population, enrégimentée dans des corps de volontaires,
-voulait au contraire qu'on s'obstinât, mais elle n'offrait aucune
-consistance, et aurait été obligée elle-même de s'enfuir, après avoir
-échangé quelques coups de fusil.
-
-[En marge: Le général Clausel consent à temporiser.]
-
-M. de Martignac revint donc auprès du général Clausel avec l'assurance
-d'une reddition prochaine, si on ne précipitait pas les événements, et
-si on donnait à madame la duchesse d'Angoulême le temps de se retirer.
-Le général Clausel appréciant cette situation, promit de se tenir
-immobile à la Bastide, afin d'attendre que la raison eût prévalu sur
-la passion.
-
-[En marge: Conflit entre les royalistes modérés et les royalistes
-violents, et soumission de Bordeaux.]
-
-[En marge: Départ de madame la duchesse d'Angoulême.]
-
-Il occupait, le 1er avril, la droite de la Gironde, observant
-paisiblement du lieu où il était le tumulte de Bordeaux. En face de
-lui, de l'autre côté du fleuve, la garde nationale était sous les
-armes, ayant près d'elle les compagnies de volontaires. Déjà la
-nouvelle était répandue que madame la duchesse d'Angoulême allait
-abandonner la ville, et les volontaires exaspérés s'en prenaient de
-cette retraite à la garde nationale, et en particulier à certains
-bataillons réputés trop modérés. Bientôt une collision s'ensuivit: un
-officier estimé de la garde nationale fut tué, et alors cette garde
-irritée de la violence des volontaires, se prononça tout à fait pour
-une reddition immédiate. Madame la duchesse d'Angoulême s'embarqua; le
-général Clausel auquel on avait livré le pont de la Gironde, pénétra
-dans Bordeaux, et sans un seul acte de rigueur y rétablit le calme et
-la soumission à l'autorité impériale.
-
-[En marge: Tentative de M. de Vitrolles pour établir un gouvernement
-royal à Toulouse.]
-
-[En marge: Le général Delaborde, à la tête d'une compagnie
-d'artillerie, s'empare de M. de Vitrolles, et le retient prisonnier.]
-
-À Toulouse, M. de Vitrolles avait essayé, comme nous l'avons dit,
-d'établir un gouvernement royal, qui devait former la liaison entre
-Bordeaux où agissait madame la duchesse d'Angoulême, et Marseille où
-M. le duc d'Angoulême préparait une campagne offensive. M. de
-Vitrolles leva des impôts et des troupes, forma des bataillons de
-volontaires, et pour commander ces volontaires ainsi que les rares
-détachements de ligne qu'on avait retenus, fit choix du maréchal
-Pérignon, lequel vivait en Languedoc, et n'était ni d'âge ni de
-caractère à servir très-utilement la cause royale. À toutes ces
-mesures M. de Vitrolles joignit la création d'un _Moniteur_, dans
-lequel on s'attachait à nier les nouvelles favorables à la cause
-impériale, et à propager au contraire celles qui étaient favorables au
-rétablissement des Bourbons. Ce petit gouvernement toulousain tenta,
-quelquefois avec succès, plus souvent sans succès, des expéditions
-contre les villes voisines, qui d'après des informations parties de
-Paris, avaient arboré le drapeau tricolore. Il comptait pour se
-maintenir dans cette région sur le secours des Espagnols, mais M. de
-Laval avait mandé de Madrid, que Ferdinand VII, très-zélé d'ailleurs
-pour la maison de Bourbon, était lui-même dans de tels embarras,
-qu'il ne pouvait disposer d'un seul régiment. Bientôt la nouvelle de
-l'entrée du général Clausel à Bordeaux précipita la fin de cette
-tentative royaliste destinée à relier Bordeaux et Marseille. En effet
-le général comte Delaborde, celui qui avait si bien combattu les
-Anglais en Espagne, se trouvait à Toulouse, n'attendant que l'occasion
-de relever l'étendard impérial. Le général Charton lui avait été
-expédié par le ministre de la guerre, avec des pouvoirs
-extraordinaires, et l'ordre de faire disparaître le fantôme royal qui
-agitait inutilement la contrée. Il y avait à Toulouse les restes du 3e
-régiment d'artillerie, qu'on avait dirigé presque en entier sur Nîmes
-pour le service du duc d'Angoulême. Une compagnie de ce régiment ayant
-été jugée trop peu sûre, avait été renvoyée à Toulouse. Le général
-Delaborde profita de la circonstance, s'aboucha par le moyen de
-quelques officiers à la demi-solde avec cette compagnie, lui persuada
-d'arborer les trois couleurs, puis se mettant à sa tête, arrêta le
-maréchal Pérignon et M. de Vitrolles au nom de l'Empereur, permit au
-maréchal de regagner ses terres, mais retint M. de Vitrolles
-prisonnier jusqu'à ce que le gouvernement eût prononcé sur son sort.
-Cette petite révolution, opérée le 4 avril, ne coûta pas une goutte de
-sang, et fit flotter le drapeau tricolore tout le long des Pyrénées,
-depuis Bayonne jusqu'à Perpignan.
-
-[En marge: Opérations de M. le duc d'Angoulême en Provence.]
-
-Restaient la Provence et les deux rives du Rhône jusqu'à Valence, que
-M. le duc d'Angoulême avait réussi à ranger sous son autorité, et où
-il semblait appelé à obtenir quelque succès.
-
-Ce prince après avoir visité Marseille et Toulon, et être revenu sur
-Nîmes, avait par sa présence surexcité le royalisme méridional, qui
-certes n'avait pas besoin de l'être. Le maréchal Masséna le laissant
-faire, et se bornant à conserver la tranquillité jusqu'au moment où
-l'esprit de parti mettrait nos ports en danger, lui avait abandonné
-une portion des troupes, et avait gardé seulement ce qu'il fallait
-pour défendre Toulon et Marseille contre toute tentative des Anglais.
-Il avait confié Toulon aux 69e et 82e de ligne, et avait amené à
-Marseille le 16e pour y maintenir l'ordre, ce qui n'était pas facile
-au milieu de populations incandescentes.
-
-[En marge: Ce prince remonte le Rhône, et envoie une colonne sur
-Grenoble.]
-
-[En marge: Ce plan, bien conçu, ne pèche que par les moyens
-d'exécution, qui menacent de faire défaut par suite de l'infidélité
-des troupes.]
-
-De son côté le duc d'Angoulême parti de Nîmes avait remonté le Rhône,
-en dirigeant par la vallée de la Durance une seconde colonne qui
-devait par Sisteron et Gap se porter sur Grenoble. Le projet du prince
-était, si on réussissait dans la vallée du Rhône à occuper
-Montélimart, Valence, Vienne, et dans les Alpes Gap et Grenoble, de
-réunir sur Lyon les deux colonnes expéditionnaires, de reprendre cette
-capitale du Midi, et de relever ainsi sur les derrières de Napoléon le
-drapeau blanc momentanément abattu. Ce plan, conçu par les généraux
-Ernouf et d'Aultanne, restés fidèles à la cause royale, ne péchait que
-par les moyens d'exécution. Pouvait-on compter sur les troupes, et à
-leur défaut les populations enflammées du Midi suffiraient-elles pour
-vaincre les populations du Dauphiné, du Lyonnais, de l'Auvergne, qui
-moins bruyantes que celles du Midi étaient néanmoins aussi prononcées
-et aussi courageuses? Là résidait toute la question, qu'on ne pouvait
-résoudre que par le fait même, c'est-à-dire en essayant l'expédition
-proposée. De ce côté également on comptait sur l'étranger, et M. le
-duc d'Angoulême avait dépêché un officier de confiance au roi de
-Sardaigne pour obtenir de lui quelques mille Piémontais.
-
-[En marge: Forces dont dispose M. le duc d'Angoulême.]
-
-M. le duc d'Angoulême avait à sa disposition les 58e et 83e de ligne,
-envoyés dans le premier moment à la poursuite de Napoléon, et restés
-depuis dans la vallée de la Durance, plus le 10e de ligne et le 14e de
-chasseurs à cheval, ces deux derniers tirés du Languedoc. Le 10e de
-ligne commandé par M. d'Ambrugeac, portait le titre de régiment du
-colonel général, avait à sa tête beaucoup d'officiers sûrs, et
-quoiqu'il nourrît au fond du coeur les sentiments du reste de l'armée,
-ne semblait pas les partager, parce qu'il avait été tenu dans un
-courant d'idées différent. La présence du prince, l'entourage des
-volontaires royalistes, avaient achevé de l'entraîner dans une voie
-qui n'était pas naturellement la sienne. Le 14e de chasseurs avait
-suivi, mais plus froidement, l'impulsion donnée. On avait joint à ces
-troupes un détachement du 3e d'artillerie, dont une compagnie venait
-d'opérer la révolution de Toulouse, et on avait renforcé le tout de
-bandes de volontaires fournies par Nîmes, Avignon, Arles, Aix,
-Beaucaire. Comme on se défiait des régiments de ligne les mieux
-disposés en apparence, on avait essayé de les affaiblir, même de les
-dissoudre, en offrant soixante francs par homme aux soldats qui
-voudraient passer dans les rangs des volontaires royalistes. On en
-avait trouvé un certain nombre parmi ceux qui sortis depuis quinze ou
-vingt ans de leur pays étaient devenus des espèces de mercenaires,
-prêts à servir toutes les causes, celle de l'étranger exceptée. On se
-flattait que ces hommes très-aguerris donneraient aux volontaires une
-consistance qui leur manquait, non pas faute de courage, mais faute
-d'expérience de la guerre.
-
-[En marge: Marche du général Ernouf sur Gap avec les 58e et 83e de
-ligne.]
-
-[En marge: Marche du duc d'Angoulême avec le 10e de ligne et le 14e de
-chasseurs sur le pont Saint-Esprit.]
-
-En exécution du plan convenu, le général Ernouf prit les 58e et 83e de
-ligne restés sur les bords de la Durance, et se chargea de
-l'expédition qui en remontant cette rivière devait déboucher sur
-Grenoble. On lui adjoignit un contingent de volontaires. M. le duc
-d'Angoulême, avec le 10e de ligne (colonel général), le 14e de
-chasseurs, 400 hommes du premier régiment étranger, et une troupe de
-volontaires, en tout cinq mille hommes environ, se réserva
-l'expédition principale, qui devait remonter le Rhône, et s'emparer
-successivement de Montélimart, de Valence et de Vienne. Le général
-Ernouf lui avait promis de ne pas le faire attendre, et d'être à
-Grenoble aussi vite qu'il serait à Vienne.
-
-[En marge: Le prince enlève le pont, et se transporte à Montélimart.]
-
-Le 28 mars M. le duc d'Angoulême enleva bravement le pont
-Saint-Esprit, y laissa un détachement, et le 29 entra dans
-Montélimart. Les populations de ces contrées étaient ardemment
-royalistes sur le Rhône inférieur, et successivement devenaient
-bonapartistes sur le Rhône supérieur, mais comme elles étaient
-divisées, il y avait partout une minorité suffisante pour que chaque
-parti pût à son tour faire entendre de vives acclamations. Le duc
-d'Angoulême fut bien accueilli à Montélimart, et chercha à s'y établir
-solidement en faisant enlever le pont de la Drôme.
-
-[En marge: Le général Debelle essaye de défendre le pont de Loriol.]
-
-À la première nouvelle de ce mouvement, les autorités du Lyonnais et
-du Dauphiné avaient rassemblé en toute hâte ce qu'elles pouvaient
-réunir de forces, et elles n'en avaient guère, la plupart des
-régiments ayant suivi Napoléon à Paris. Elles ne purent rassembler que
-des gardes nationales, fort zélées mais peu propres à se mesurer avec
-des troupes de ligne. Le général Debelle, sorti de Valence avec
-quelques gardes nationaux, essaya de se maintenir au delà de la Drôme,
-et malgré sa bonne volonté fut repoussé par le comte Amédée d'Escars
-qui avait avec lui, outre un détachement du 10e de ligne, des troupes
-de volontaires entremêlées d'un certain nombre d'anciens soldats. Le
-général Debelle obligé de repasser la Drôme, s'efforça du moins d'en
-conserver le cours, et pour cela se proposa de bien défendre le pont
-de Loriol.
-
-[En marge: Le duc d'Angoulême enlève le pont de Loriol.]
-
-[En marge: Ce prince entre triomphalement à Valence.]
-
-Le duc d'Angoulême, prenant confiance en lui-même, résolut de pousser
-de Montélimart sur Valence. Il séjourna un jour ou deux à Montélimart
-pour organiser le pays dans ses intérêts, et le 2 avril il essaya de
-forcer le passage de la Drôme. Le général Debelle avait envoyé au pont
-de Loriol le chef de bataillon d'artillerie Noël, brave homme qui
-n'avait consenti à reprendre du service qu'affranchi de ses serments
-par le départ de Louis XVIII. Il lui avait donné 300 hommes du 39e, un
-demi-escadron de gardes d'honneur, et 400 gardes nationaux des
-environs. Le chef de bataillon Noël plaça son artillerie sur le pont,
-avec une partie du détachement du 39e pour la garder, et répandit le
-reste de son monde le long de la Drôme, pour défendre les quais de la
-rivière au-dessus et au-dessous de Loriol. Dans cette position il se
-maintint quelque temps, et il serait parvenu à arrêter les royalistes
-sans un incident bizarre, qui fut à cette époque interprété de
-manières très-diverses. On comptait beaucoup du côté des bonapartistes
-sur la défection du 10e de ligne et du 14e de chasseurs, et on était
-prêt au premier signal à leur ouvrir les bras. En effet quelques
-soldats du 10e croyant le moment venu de se prononcer, quittèrent le
-régiment et se précipitèrent sur le pont la crosse en l'air. On les
-accueillit fraternellement, et on crut pouvoir en faire autant pour
-les troupes qui suivaient. Mais deux compagnies du 10e, bien tenues
-par leurs officiers, firent feu, et coururent ensuite sur le pont
-baïonnette baissée. Les soldats du 39e surpris, se retirèrent en
-désordre en criant à la trahison. Cet accident valut aux royalistes la
-conquête du cours de la Drôme, et le lendemain 3 avril ils entrèrent à
-Valence, le duc d'Angoulême en tête, au milieu des acclamations du
-parti royaliste.
-
-Le duc d'Angoulême se conduisit à Valence comme à Montélimart: il
-s'arrêta le 4 et le 5, pour nommer des autorités qui fussent dévouées
-à sa cause, et pour attendre aussi des nouvelles de la colonne qui par
-Sisteron et Gap avait dû se porter sur Grenoble et s'en emparer. Mais
-les succès de cette dernière n'avaient pas égalé ceux de la colonne
-principale.
-
-[En marge: Opérations de la colonne dirigée sur Gap et Grenoble.]
-
-Le général Ernouf suivant la route même qu'avait prise Napoléon pour
-se rendre à Grenoble, avait à franchir, pour passer du bassin de la
-Durance dans celui de l'Isère, les défilés de Saint-Bonnet qui forment
-une gorge étroite et longue, et où la colonne de l'île d'Elbe avait
-failli être arrêtée. Pour prévenir ce danger, le général résolut de
-forcer le passage sur deux points à la fois. Le 58e de ligne et
-quelques royalistes sous les ordres du général Gardanne durent
-s'avancer par la grande route de Gap, puis se rabattre à gauche, et
-s'engager dans le défilé de Saint-Bonnet, tandis que le 83e, sous le
-général Loverdo, quittant la grande route avant Gap, devait prendre
-par une gorge latérale, aboutir par Serres et Mens sur La Mure, et
-faire ainsi tomber la position de Saint-Bonnet en la tournant.
-
-Ce plan fut exactement suivi, et les deux détachements marchèrent sur
-les points indiqués, tandis que M. le duc d'Angoulême s'avançait sur
-Montélimart. Le général Gardanne, ancien gouverneur des pages sous
-l'Empire, servait à contre-coeur la cause royale, et n'y restait
-attaché que parce qu'il craignait le ressentiment de Napoléon pour la
-conduite peu conséquente qu'il avait tenue depuis 1814. Il se présenta
-donc devant Gap, à la tête de troupes aussi mécontentes que lui, mais
-pas aussi hésitantes, et n'attendant qu'une occasion propice pour
-faire volte-face. Elles rencontrèrent en route le maire de Gap, qui
-vint amicalement leur offrir des vivres et leur témoigner son
-étonnement de les voir engagées dans une résistance à l'Empire si peu
-naturelle et si complétement inutile. Les soldats accueillirent ces
-propos en souriant, et se regardant entre eux se demandèrent s'il
-était temps de céder à leur penchant. Toutefois les démonstrations des
-habitants autour d'eux n'étaient pas encore assez encourageantes pour
-les entraîner.
-
-[En marge: Défection du 58e et du général Gardanne.]
-
-Le lendemain ils pénétrèrent dans le défilé de Saint-Bonnet, et
-trouvèrent sur leur chemin les maires et les habitants leur apportant
-comme la veille des vivres en abondance, mais cette fois criant de
-toutes leurs forces _Vive l'Empereur!_ À ce spectacle ils n'y tinrent
-plus, tirèrent la cocarde tricolore de leur sac, la mirent à leur
-schako, et se prononcèrent pour Napoléon. Le général Chabert étant
-survenu rassura le général Gardanne, en lui annonçant que tout le
-monde était pardonné pour sa conduite antérieure, et le décida à
-suivre le mouvement des troupes. On laissa les volontaires royalistes
-s'en aller sans leur faire aucun mal, et ils revinrent avec quelques
-officiers fidèles sur la route de Sisteron.
-
-[En marge: Défection du 83e, et complet insuccès de la colonne dirigée
-sur Grenoble.]
-
-Pendant que le détachement du général Gardanne se comportait de la
-sorte, celui du général Loverdo n'agissait guère mieux. Les 28, 29, 30
-mars, le général Loverdo avec le 83e et des colonnes de Provençaux
-s'était porté sur Serres et Saint-Maurice, et était déjà près de
-déboucher vers La Mure, sur les derrières du général Chabert opposé au
-général Gardanne. Là il apprit la conduite du 58e, et il trouva les
-généraux Gardanne et Chabert accourus pour le convertir. Dans les
-premiers jours du débarquement au golfe Juan, le général Loverdo
-cédant à l'impulsion de ses sentiments personnels, avait voulu se
-rallier à Napoléon. Placé depuis au milieu d'un ardent foyer de
-royalisme, il s'était tellement engagé avec les partisans des
-Bourbons, qu'il lui était difficile de se dégager honorablement. Il
-resta donc fidèle à la cause qu'il avait embrassée par occasion, et
-quoique tenté de céder aux instances des généraux Chabert et Gardanne,
-il rebroussa chemin, ramenant avec lui le 83e fort mécontent. Mais à
-peine était-il à Sisteron que ce régiment, qui avait suivi son général
-à contre-coeur, déserta tout entier, et courut se réunir au général
-Chabert sur la route de Grenoble. Ces deux régiments étaient un
-puissant renfort pour les partisans de l'Empire dans cette contrée, et
-bientôt ils allaient être opposés au duc d'Angoulême entre Vienne et
-Valence.
-
-[En marge: Insurrection du général Gilly à Nîmes, et reprise par les
-impérialistes du pont Saint-Esprit.]
-
-Tandis que ces fâcheux événements se produisaient au sein de la
-colonne qui devait enlever Grenoble, et rejoindre le duc d'Angoulême
-sur la route de Lyon, il se passait sur ses derrières des événements
-plus graves encore. Le prince avait laissé en Languedoc des
-populations frémissantes, les unes de royalisme, les autres d'esprit
-révolutionnaire et bonapartiste. Les nouvelles de Paris d'abord
-contestées avaient fini par se répandre, et avaient inspiré aux
-partisans de l'Empire autant d'espérance que d'impatience de
-triompher. Le général Gilly exilé à Remoulins, dans les environs de
-Nîmes, attendait avec beaucoup d'officiers à la demi-solde l'occasion
-de se soulever. Aidé de ses anciens compagnons d'armes, il vint à
-Nîmes, entra en communication avec le 63e de ligne et le 10e de
-chasseurs que le duc d'Angoulême avait laissés dans cette ville, et
-les décida à prendre la cocarde tricolore. L'entreprise ne fut pas
-difficile à exécuter, car il n'y avait aucune force pour résister à ce
-mouvement, et d'ailleurs la population protestante s'empressant de
-suivre l'exemple donné par les troupes, la révolution fut accomplie à
-Nîmes en un instant. Le général Gilly se mit alors à la tête du 63e de
-ligne et du 10e de chasseurs, courut au pont Saint-Esprit, et l'enleva
-au détachement de volontaires royalistes qui en avait la garde. De la
-sorte on faisait sur les derrières du duc d'Angoulême, ce qu'il
-voulait faire lui-même sur les derrières de Napoléon, c'est-à-dire
-qu'on détruisait son ouvrage à mesure qu'il s'éloignait.
-
-[En marge: Marche du général Grouchy et soulèvement des populations du
-Rhône supérieur contre les populations du Rhône inférieur.]
-
-Abandonné à sa droite par la colonne dirigée sur Grenoble, menacé en
-arrière par les troupes laissées à Nîmes, le duc d'Angoulême n'aurait
-eu chance de se sauver que s'il lui eût été possible de marcher en
-avant, et de forcer les portes de Lyon. Mais devant lui les issues se
-fermaient au lieu de s'ouvrir. Le général Grouchy arrivé le 3 avril à
-Lyon, y avait trouvé les habitants dans une émotion extraordinaire. En
-effet dès qu'on avait appris dans le Lyonnais, la Franche-Comté,
-l'Auvergne, que les Marseillais marchaient sur Lyon suivis des gens du
-Midi, un mouvement en sens contraire s'était produit. Outre la
-jalousie qu'excitaient les populations méridionales, il existait
-contre elles de grandes préventions dans tout le bassin supérieur du
-Rhône. On les disait fanatiques, cruelles, dévastatrices, et
-naturellement à un peu de vérité on ajoutait beaucoup de calomnie.
-Toujours est-il qu'on les haïssait autant qu'on les craignait. Aussi
-dans le Lyonnais, et à plus de trente lieues à la ronde, on s'était
-levé en toute hâte, et de nombreuses compagnies de gardes nationaux
-étaient accourues à la défense de Lyon. Lyon seul avait fourni plus de
-six mille hommes, et trente mille au moins étaient en marche pour les
-rejoindre. Le Dauphiné presque entier s'apprêtait à fondre sur Vienne
-et sur Valence.
-
-Le général Grouchy envoya les gardes nationaux lyonnais à
-Saint-Vallier, expédia le général Piré avec le 6e léger sur le pont de
-Romans, afin de garder le cours de l'Isère; enfin il dirigea vers
-Saint-Marcellin un bataillon du 39e avec le 83e qui venait d'embrasser
-la cause impériale. L'Isère se trouva donc gardé de tous côtés, et le
-duc d'Angoulême, qui avait vu Grenoble se fermer sur sa droite, et le
-pont Saint-Esprit sur ses derrières, voyait Lyon se fermer devant lui,
-et un cercle de fer se former autour de sa personne. Dans cette
-position, il n'avait qu'à rétrograder le plus tôt possible pour
-regagner Avignon et la route de Marseille, avant que les Languedociens
-la lui fermassent.
-
-[En marge: Le duc d'Angoulême obligé de rétrograder sur Avignon.]
-
-[En marge: Capitulation accordée à ce prince par le général Gilly,
-sauf l'approbation du général Grouchy.]
-
-Le 5 avril il prit le parti de battre en retraite, et le 6 au matin il
-évacua Valence. Tandis qu'il se retirait, l'Isère fut franchi sur tous
-les points par les Lyonnais, par le 6e léger, par les 39e et 83e de
-ligne. Au pont de Loriol, sur la Drôme, le 14e de chasseurs abandonna
-tout entier la cause royale. Le 3e d'artillerie manifesta les plus
-mauvaises dispositions, mais le 10e d'infanterie (colonel général),
-entouré de trois mille volontaires royalistes, montra un peu plus de
-fidélité. Le 7 avril le prince arriva à Montélimart, et il apprit là
-que les troupes du général Gilly, ayant franchi le pont Saint-Esprit,
-et renforcées d'une masse de gardes nationaux du Dauphiné, lui
-barraient la route d'Avignon. Il était condamné très-évidemment à
-devenir prisonnier de Napoléon, et il ne lui restait d'autre
-ressource que de se sauver, lui et les siens, à l'aide d'une
-capitulation honorable. Il dépêcha donc le baron de Damas au général
-Gilly pour entrer en pourparlers. Quant à la personne du prince, il
-n'y avait pas de difficulté, et le général Gilly, interprétant avec
-ses propres sentiments ceux de Napoléon, entendait que le duc
-d'Angoulême fût libre, moyennant qu'il évacuât le territoire
-immédiatement. Malheureusement les officiers et les soldats du général
-Gilly ne partageaient pas ses sentiments, et à cause d'eux il n'osait
-pas être aussi facile à l'égard du prince qu'il l'aurait voulu.
-
-Pourtant les conditions à exiger de part et d'autre étaient tellement
-indiquées, qu'après quelques difficultés, on se mit d'accord. Il fut
-convenu que le prince se retirerait librement vers l'un des ports de
-la Provence ou du Languedoc, avec un certain nombre d'officiers, et
-s'y embarquerait, que les troupes de ligne rentreraient sous
-l'autorité impériale, que les volontaires royalistes seraient
-licenciés après avoir remis leurs armes, que l'argent et ce qui
-appartenait à l'État serait restitué aux agents financiers, et
-qu'ainsi disparaîtrait toute trace de l'insurrection royaliste. Ces
-conditions furent acceptées et signées le 8 avril par le baron de
-Damas et le général Gilly, sauf l'adhésion de l'autorité supérieure,
-c'est-à-dire du général Grouchy, nommé commandant dans les provinces
-du Midi.
-
-[En marge: Embarras du général Grouchy, qui en réfère à Napoléon.]
-
-À peine cette capitulation fut-elle connue des gardes nationaux
-accourus en foule du Dauphiné et barrant la route d'Avignon, qu'une
-opposition des plus vives se manifesta parmi eux, et qu'ils
-demandèrent à grands cris que les conditions souscrites ne fussent pas
-ratifiées. Dans ce moment le général Grouchy parvenu à Valence,
-descendait sur Montélimart et Avignon, afin de continuer la poursuite
-des royalistes. En apprenant le 9 que le duc d'Angoulême était
-prisonnier, et que la décision du sort du prince était remise entre
-ses mains, il fut extrêmement embarrassé. Quoique fort irrité contre
-les Bourbons, il se souvenait cependant des liens qui le rattachaient
-à eux, et toute mesure de rigueur contre le duc d'Angoulême répugnait
-à son caractère autant qu'à ses souvenirs de famille. Au lieu de
-s'emparer de sa personne, il eût bien mieux aimé le pousser doucement
-vers la mer, comme le général Exelmans avait poussé Louis XVIII vers
-la frontière belge. D'ailleurs en agissant de la sorte, il serait
-resté fidèle aux instructions de Napoléon, qui lui avait dit: _Poussez
-le prince dehors_.--Mais dès qu'il avait M. le duc d'Angoulême en sa
-possession, il était obligé par ses instructions mêmes d'en référer à
-Paris. C'est ce qu'il fit en envoyant un courrier à Lyon, pour que de
-Lyon on demandât par le télégraphe les ordres de l'Empereur. M. le duc
-d'Angoulême fut donc retenu à Pont-Saint-Esprit avec tous ceux qui
-l'accompagnaient, jusqu'à la réponse de Paris. Du reste, il fut traité
-avec les égards dus à son rang et à sa noble conduite. Dans
-l'intervalle de ces pourparlers, le 10e d'infanterie (colonel général)
-et le 3e d'artillerie passèrent en entier dans le camp impérial.
-
-Sur ces entrefaites l'insurrection, après quelques mouvements sans
-importance, expirait dans le Midi. Du côté de Gap les généraux Ernouf
-et Loverdo, ayant promis au duc d'Angoulême d'arriver à Grenoble en
-même temps qu'il arriverait à Vienne, voulurent, malgré les défections
-qu'ils avaient essuyées, tenter un dernier effort pour tenir parole.
-N'ayant plus que des volontaires royalistes, ils essayèrent avec eux
-de se porter au delà de Sisteron, dans la direction de Gap. En effet
-le général Loverdo vint camper le 6 au soir au village de la Saulce, à
-l'entrée d'un défilé formé d'un côté par un rocher à pic, et de
-l'autre par la Durance. Un bataillon du 49e avec du canon défendait ce
-défilé. Les paysans de la contrée, fort ardents contre les royalistes,
-étaient embusqués au sommet du rocher, prêts à faire rouler d'énormes
-quartiers de pierre sur la tête des assaillants.
-
-[En marge: Déroute des volontaires royalistes à la Saulce.]
-
-Le 7 avril au matin le commandant du bataillon du 49e s'avança entre
-les deux troupes pour parlementer. On lui répondit à coups de fusil.
-Aussitôt il fit tirer à mitraille sur la colonne du général Loverdo,
-tandis que les paysans faisaient pleuvoir sur elle une avalanche de
-gros cailloux. À l'instant les volontaires royalistes, quoique braves
-gens du reste, s'enfuirent, faute de discipline et d'habitude de la
-guerre. Quelques-uns ayant voulu traverser la Durance à la nage furent
-fusillés presque à bout portant; la masse se retira vers Sisteron,
-laissant environ cent cinquante morts ou blessés sur le terrain.
-
-[En marge: Masséna proclame à Toulon le rétablissement de l'Empire.]
-
-Tandis que ces événements se passaient sur la Durance, Masséna, placé
-dans une position délicate, entre les Bourbons qu'il n'aimait point,
-et Napoléon qu'il n'aimait guère davantage, mais qui dans les
-circonstances actuelles représentait à ses yeux la cause de la
-Révolution, avait été retenu par ses devoirs militaires envers le
-prince. Il n'avait voulu ni le servir, ni le trahir, et était resté à
-Marseille pour y maintenir la tranquillité, et empêcher les violences
-de tout genre. Ayant appris qu'on songeait à unir les marines
-française et anglaise, et que sous le prétexte de l'union des deux
-pavillons on s'exposait à livrer Toulon aux rivaux de notre marine, il
-crut le moment venu de se prononcer. Il se retira à Toulon, convoqua
-les troupes, et fit arborer le drapeau tricolore. Puis il envoya un
-officier à Marseille, et donna vingt-quatre heures à cette ville pour
-abattre le drapeau blanc, et arborer les trois couleurs. Menacée par
-Masséna d'un côté, par le général Grouchy de l'autre, Marseille se
-rendit, et, à son grand regret, proclama le rétablissement de
-l'Empire. Le 10 avril, toute cette partie du Midi était soumise, et
-l'autorité de Napoléon reconnue d'Antibes à Huningue, de Huningue à
-Dunkerque, de Dunkerque à Bayonne, de Bayonne à Perpignan. Le duc
-d'Angoulême, toujours détenu à Pont-Saint-Esprit, attendait qu'on
-prononçât sur son sort, et quoique ayant déployé un vrai courage,
-n'était pas sans crainte, parce qu'il jugeait Napoléon d'après les
-préjugés de son parti. Au surplus, il conservait la dignité qui
-convenait à son rang, pieusement résigné à ce qui pouvait lui arriver,
-et puni seulement de ses injustes préventions par de secrètes
-inquiétudes.
-
-Il ne courait aucun danger, comme on le pense bien, et n'était exposé
-qu'à l'ennui d'attendre la fin de sa captivité au milieu de
-populations violentes, chez lesquelles ses ennemis seuls se
-montraient, tandis que ses amis vaincus avaient été obligés de se
-cacher.
-
-[En marge: Napoléon confirme la capitulation du duc d'Angoulême, et
-lui rend la liberté.]
-
-Napoléon apprit le 11 au matin le dénoûment des événements du Midi, la
-captivité du duc d'Angoulême, et la capitulation en vertu de laquelle
-ce prince devait s'embarquer au port de Cette. Il approuva sans aucune
-hésitation ce qui avait été fait, supposant d'ailleurs par les
-dépêches reçues que la capitulation était déjà ou exécutée, ou à la
-veille de l'être. M. de Bassano écrivit donc par son ordre que la
-capitulation était approuvée, et devait recevoir son exécution. À
-peine cette nouvelle, qu'on ne cherchait pas à cacher, était-elle
-connue, que beaucoup d'hommes attachés à Napoléon et à la cause qu'il
-représentait, blâmèrent sa résolution, ou en contestèrent au moins la
-prudence. Sans prétendre qu'il dût se venger de l'ordonnance du 6 mars
-et de la déclaration du 13, ils dirent qu'on était engagé dans une
-lutte effroyable, que les péripéties en seraient nombreuses et
-étranges, que bien des têtes chères à la France pourraient se trouver
-dans les mains de l'ennemi, et que tout en ayant pour la personne du
-duc d'Angoulême les égards qu'on lui devait, il ne serait peut-être
-pas inutile de le retenir en otage. Napoléon, sans nier ce qu'avait de
-spécieux cette manière de voir, persistait à faire contraster sa
-conduite avec celle de ses adversaires, et trouvait dans ce contraste
-plus d'avantage que dans la conservation du gage le plus précieux. Il
-n'était donc nullement au regret de l'approbation qu'il avait donnée,
-lorsque vers la fin de ce même jour, une nouvelle dépêche lui apprit
-ce qu'il n'avait pas cru d'abord, que la capitulation n'était point
-encore exécutée, et que le prince restait détenu à Pont-Saint-Esprit.
-Il était temps de changer d'avis, et d'adopter l'opinion de ceux qui
-n'approuvaient point la capitulation. Il eut à ce sujet un long
-entretien avec M. de Bassano.--Je devrais peut-être, dit-il, retenir
-le duc d'Angoulême, et me réserver ainsi un otage qui pourrait devenir
-fort utile dans la situation grave et obscure où nous nous trouvons
-tous. Mais je n'en ferai rien; il vaut mieux apprendre aux souverains
-nos ennemis la différence qu'il y a entre eux et moi.--C'était un
-orgueil bien placé, qui prouvait le besoin que Napoléon avait en ce
-moment de l'opinion publique, et de plus le progrès des moeurs depuis
-la sanglante catastrophe de Vincennes. Il confirma sans retard les
-ordres expédiés par M. de Bassano, et fit insérer au _Moniteur_ du
-lendemain la lettre écrite au général Grouchy, dans laquelle il disait
-que l'ordonnance royale du 6 mars, et la déclaration de Vienne du 13,
-l'auraient autorisé à traiter M. le duc d'Angoulême comme on avait
-voulu le traiter lui-même, mais qu'il n'userait point de représailles,
-et que M. le duc d'Angoulême pourrait se retirer librement comme tous
-les autres membres de sa famille. Napoléon se borna à exiger du prince
-la promesse de restituer les diamants de la couronne, sans retarder au
-surplus son départ jusqu'à l'accomplissement de cette promesse.
-
-[En marge: Napoléon profite de la fin des troubles du Midi pour
-s'occuper exclusivement de ses préparatifs de guerre.]
-
-[En marge: Composition des 7e, 8e et 9e corps.]
-
-[En marge: Création d'un corps intermédiaire à Béfort entre les Vosges
-et le Jura, sous les ordres du général Lecourbe.]
-
-Napoléon éprouva une grande satisfaction de cette fin si prompte et
-si heureuse des troubles du Midi. Il n'en avait jamais douté, mais
-dans sa situation, les jours, les heures étaient d'un prix infini, et
-il lui importait beaucoup de ne pas épuiser ses troupes en faux
-mouvements pour la répression de la guerre civile. La division
-expédiée en poste sur Lyon continua sa route, afin de contribuer à
-former le 7e corps, qui devait, sous le maréchal Suchet, veiller à la
-garde des Alpes. Napoléon manda le maréchal Masséna à Paris, afin de
-se réconcilier avec ce vieux compagnon d'armes, sauf à le renvoyer
-ensuite dans le Midi s'il lui convenait d'y rester. En attendant il
-dépêcha le maréchal Brune pour commander entre Marseille, Toulon et
-Antibes. Rassuré par les lettres interceptées sur les moyens offensifs
-des Espagnols, il pensa que le 8e corps, destiné au général Clausel,
-et porté d'abord à douze régiments, en aurait assez de six, et il le
-forma en deux divisions, dont l'une résiderait à Bordeaux, l'autre à
-Toulouse, bien plus pour contenir les royalistes méridionaux que pour
-faire face aux Espagnols. Des six régiments devenus disponibles,
-quatre furent envoyés en réserve à Avignon, deux furent dirigés sur
-Marseille, pour former avec les troupes qu'on avait tirées de Corse le
-9e corps chargé de la défense du Var. Les régiments laissés à Avignon
-étaient destinés à renforcer le maréchal Brune ou le maréchal Suchet,
-selon la direction que prendrait la guerre sur cette frontière.
-Napoléon, bien qu'il eût conseillé à Murat de ne pas se presser,
-s'attendait à quelque imprudence de sa part, et c'est par ce motif
-qu'il avait retiré le maréchal Suchet de Strasbourg, où il commandait
-le 5e corps, et l'avait envoyé en Savoie pour y présider à la
-formation du 7e. Par le même motif il avait préparé une réserve à
-Avignon pour le renforcer, et songeait même à lui donner au besoin le
-9e corps tout entier qui allait s'organiser dans le Var sous le
-maréchal Brune. Napoléon s'occupant sans cesse de son plan général, y
-avait ajouté une nouvelle disposition. Cinq corps (les 1er, 2e, 3e, 4e
-et 6e) devaient, avec la garde impériale, agir sous ses ordres vers la
-frontière du Nord: le 5e confié à Rapp, depuis que le maréchal Suchet
-avait passé au commandement du 7e, devait continuer à garder l'Alsace.
-Il résolut de créer à Béfort, où se trouve, comme on sait, une coupure
-entre la chaîne des Vosges et celle du Jura, un corps intermédiaire,
-composé d'une division de ligne et de plusieurs divisions de gardes
-nationales mobiles. Il chargea de ce commandement le général le plus
-habile dans la guerre de montagnes, l'illustre Lecourbe, tenu si
-longtemps à l'écart depuis le procès de Moreau. Si la Suisse
-maintenait sa neutralité, Lecourbe irait selon le besoin, ou renforcer
-le 5e corps en Alsace, ou le 7e vers les Alpes. Si on ne le réclamait
-sur aucun de ces points, il demeurerait en position afin d'observer
-les débouchés de Bâle et de Poligny.
-
-[En marge: Appel à Paris de tous les régiments qui ont pris part à la
-guerre civile.]
-
-Après avoir fait ces additions à son plan, Napoléon ordonna d'amener à
-Paris les régiments qui avaient pris part à la guerre civile
-(notamment le 10e de ligne), et les principaux officiers, ceux
-toutefois qui n'étaient pas irrévocablement compromis. Il voulait les
-voir, faire sa paix avec eux, et les rallier à sa cause. Il manda le
-général Grouchy auprès de lui pour le récompenser d'une manière
-extraordinaire, non pas que ce général eût exécuté rien de bien
-difficile, mais afin d'apprendre à l'armée que dans les circonstances
-présentes, le dévouement ne resterait pas sans récompense. Cette
-courte expédition où l'on n'avait presque pas tiré un coup de fusil,
-et où le mérite, s'il y en avait un, appartenait au général Gilly,
-valut au général Grouchy le bâton de maréchal, qui n'avait été donné
-jusqu'alors que pour des batailles gagnées. Napoléon voulut ainsi
-encourager le dévouement à sa cause, et en même temps élever à un haut
-grade un officier habitué à commander les troupes à cheval, afin de
-préparer un chef à sa réserve de cavalerie, que la mort ou la
-défection avaient privée successivement de Lasalle, de Montbrun, de
-Bessières, de Murat. Bientôt, hélas! il devait se repentir de cette
-faveur excessive, où la raison politique avait été plus écoutée que la
-raison militaire.
-
-[En marge: Nécessité de hâter les préparatifs militaires en présence
-des projets de l'Europe contre Napoléon.]
-
-Napoléon faisait bien de s'occuper d'urgence de tout ce qui était
-relatif à la guerre, car chaque jour éclataient les signes de la haine
-implacable excitée contre lui en Europe. On a vu qu'à la suite du
-départ des légations étrangères, il avait dépêché des courriers pour
-porter des ordres de rappel à nos agents, et les inviter en même temps
-à déclarer que la France consentait à rester en paix avec les
-puissances européennes, sur la base des traités existants. Ces
-courriers, expédiés les 28 et 29 mars, avaient été tous arrêtés aux
-frontières. Celui qui s'était présenté au pont de Kehl, avait été
-repoussé par un commandant autrichien qui s'était refusé à le
-recevoir même sous escorte. Un autre essayant de passer par Mayence,
-avait été retenu par le commandant prussien, et grossièrement
-maltraité. Un troisième, acheminé par la Suisse et la Lombardie,
-n'avait pu franchir les Alpes. C'étaient là des procédés inusités même
-en guerre, car, ainsi que le disait Napoléon, on fait la guerre pour
-amener la paix, et jamais pendant les hostilités les plus acharnées on
-n'a interdit les communications tendantes à mettre un terme à
-l'effusion du sang. Cette espèce d'excommunication diplomatique, sans
-exemple, était évidemment personnelle, et faisait suite à l'étrange
-déclaration du 13 mars.
-
-[En marge: Refus de recevoir ses courriers.]
-
-Loin de chercher à cacher l'accueil réservé à ses courriers, Napoléon
-eut recours à une dernière démarche plus éclatante que toutes les
-autres, et dont il voulait que l'insuccès fût plus éclatant aussi.
-L'occasion s'offrait très-naturellement. En remontant sur le trône de
-France, il était convenable qu'il écrivît aux divers souverains pour
-leur faire part de son nouvel avénement. Il avait assez souvent
-correspondu avec eux, comme leur allié ou leur maître, pour qu'il ne
-pût pas être accusé d'une présomption de parvenu en agissant de la
-sorte. Il jeta donc lui-même sur le papier quelques lignes, pleines de
-modération et de dignité, dans lesquelles il déclarait qu'il acceptait
-les traités existants, et que si ses sentiments étaient partagés par
-les autres monarques, _la justice assise aux confins des États
-suffirait désormais pour les garder_. La plupart des souverains se
-trouvant à Vienne, c'était vers cette capitale qu'il fallait diriger
-son envoyé, et les convenances exigeaient que pour cette mission il
-choisît un de ses aides de camp, car les lettres de souverains n'ont
-pas ordinairement d'autres messagers pour les porter. Il choisit l'un
-des plus distingués, des mieux venus, des plus souvent envoyés dans
-les cours étrangères, le comte de Flahault, et lui confia en outre une
-lettre particulière pour son beau-père. Si un simple courrier avait
-été arrêté, il était possible qu'un lieutenant général obtînt plus
-d'égards.
-
-[En marge: Arrestation de M. de Flahault à Stuttgard.]
-
-Le comte de Flahault partit en effet le 4 avril, franchit le pont de
-Kehl, ce que n'avaient pu faire les courriers du cabinet, pénétra en
-Allemagne, et se flattait d'avoir surmonté tous les obstacles,
-lorsqu'il fut soudainement arrêté à Stuttgard par ordre de la cour de
-Wurtemberg. On prit ses dépêches, en promettant de les transmettre à
-Vienne. Un commandant de bâtiment de la marine impériale ne fut guère
-plus heureux en essayant de franchir le Pas-de-Calais. Expédié en
-parlementaire à la côte d'Angleterre, il ne fut pas traité en ennemi,
-mais arrêté dans sa marche. On s'empara de ses dépêches qui furent
-envoyées à Londres, puis on l'informa qu'elles seraient ouvertes à
-Vienne, d'où l'on répondrait s'il y avait lieu.
-
-[En marge: Exaspération des esprits en Europe contre Napoléon.]
-
-[En marge: Effet produit à Vienne par la nouvelle de son
-débarquement.]
-
-[En marge: On reproche à l'empereur Alexandre d'avoir placé Napoléon à
-l'île d'Elbe, et aux Bourbons d'avoir rendu son retour possible.]
-
-Pour faire comprendre cette singulière interdiction de tous rapports,
-il faut maintenant exposer ce qui s'était passé à Vienne à la nouvelle
-du débarquement de Napoléon sur les côtes de France. En quittant l'île
-d'Elbe, il avait cru trouver le congrès de Vienne dissous, ou du moins
-les souverains partis, et leurs ministres demeurés seuls pour terminer
-de pures questions de rédaction. Ces renseignements étaient exacts
-lorsqu'ils lui avaient été transmis, mais la tardive arrivée du roi de
-Saxe à Presbourg, la résistance que ce prince avait opposée aux
-décisions du congrès, les démonstrations militaires de Murat, avaient
-retenu l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui n'avaient pas
-voulu s'éloigner tant qu'il restait une difficulté à résoudre. Aussi
-quand la nouvelle du débarquement au golfe Juan était parvenue à
-Vienne, par des avis partis de Gênes, elle avait trouvé les souverains
-et leurs ministres encore présents, excepté lord Castlereagh remplacé
-auprès du congrès par le duc de Wellington. Ils étaient tous réunis
-dans une fête lorsque cette nouvelle se répandit. Elle y produisit la
-sensation d'un coup de foudre. Qu'on se figure en effet ces potentats,
-qui après avoir été les uns privés de leurs États par Napoléon, les
-autres toujours menacés du même sort, étaient tout à coup devenus de
-vaincus vainqueurs, d'esclaves maîtres, et avaient non-seulement
-recouvré ce qu'ils avaient perdu, mais accru leurs domaines, ceux-ci
-de moitié, ceux-là du quart ou du cinquième, qu'on se les figure
-frappés d'une vision subite, et pouvant se croire reportés à ces
-terribles années 1809, 1810, 1811, où ils étaient dépouillés, soumis,
-tremblants, et on comprendra ce qu'ils durent éprouver! Leur premier
-sentiment fut celui de la terreur, et dans cette terreur ils nous
-flattèrent, hélas! car ils crurent que onze mois avaient suffi pour
-refaire les forces épuisées de la France. Ce sentiment fut même assez
-frappant pour exciter la malice des diplomates anglais qui n'ayant,
-grâce à l'Océan, presque rien à craindre pour leur patrie, se
-moquaient de l'épouvante d'autrui. À cette consternation succéda une
-violente colère contre les auteurs vrais ou supposés des malheurs
-qu'on entrevoyait. Tous les esprits, toutes les langues s'en prirent
-d'abord à l'empereur Alexandre, qui par le traité du 11 avril avait eu
-l'imprudence d'accorder l'île d'Elbe à Napoléon, et après lui aux
-Bourbons qui lui avaient rouvert le chemin de la France par leur
-manière de gouverner. Ce ne fut qu'un cri contre la légèreté
-d'Alexandre, et contre l'inhabileté des Bourbons. On ajoutait qu'on
-avait été soi-même bien inhabile de confier à de telles mains le
-gouvernement de la France.
-
-[En marge: Alexandre promet de réparer sa faute en sacrifiant son
-dernier homme et son dernier écu.]
-
-[En marge: On ne s'inquiète pas de savoir si Napoléon revient corrigé
-par le malheur, mais on résout unanimement une guerre de destruction.]
-
-Alexandre ne pouvait se dissimuler le déchaînement dont il était
-l'objet, car parmi ceux qui criaient le plus haut se trouvaient les
-Russes eux-mêmes. Il se défendait en disant que le traité du 11 avril
-avait été inévitable, qu'à l'époque de sa conclusion personne n'y
-avait fait d'objection sérieuse, car on voulait se débarrasser à tout
-prix de Napoléon, disposant encore à Fontainebleau de 70 mille hommes,
-et pouvant, s'il s'était replié sur le midi de la France, en
-recueillir 100 mille autres venant des Pyrénées, de Lyon, de l'Italie;
-que les Bourbons, en refusant d'exécuter le traité, en réduisant
-Napoléon à l'enfreindre par la privation de son subside, en lui
-ménageant les voies par leur manière de gouverner la France, étaient
-les seuls coupables.--D'ailleurs, ajoutait-il, s'il était l'auteur du
-mal, il en serait le réparateur, et il emploierait dans cette nouvelle
-lutte son dernier soldat et son dernier écu.--Il chercha même à
-couvrir sa confusion par sa colère, et à partir de ce jour il fut le
-moins contenu des coalisés dans son attitude, son langage et sa
-conduite.
-
-Dans l'état d'exaltation où se trouvaient les membres du congrès, il
-ne vint à l'esprit d'aucun d'eux de se demander si Napoléon ne
-reviendrait pas changé, ou du moins modifié par le malheur, et si par
-exemple il ne serait pas prêt à accepter, non-seulement le traité de
-Paris, mais le traité de Vienne, auquel cas il n'y aurait qu'une chose
-à exiger de lui, ce serait la bonne foi. Mais l'idée de Napoléon
-pacifique, corrigé ou modifié, ne s'offrit à l'esprit de personne. On
-n'eut devant les yeux que le redoutable capitaine qui avait fait des
-armées françaises un si terrible usage, qui avait déployé en pleine
-Europe une ambition follement asiatique, et sur-le-champ la résolution
-de mourir tous en luttant contre lui, se trouva prise dans ces coeurs
-que la terreur possédait, car il y a des moments où la peur enfante
-l'héroïsme! Il n'y eut donc qu'une pensée, une seule, la guerre
-universelle, sanglante, acharnée, jusqu'à la destruction des uns ou
-des autres.
-
-Cependant avant de formuler une déclaration, il fallait attendre
-quelques jours, pour savoir si Napoléon avait réussi (ce dont on
-doutait peu), s'il avait pris la France pour but de sa tentative (ce
-dont on doutait encore moins); il fallait enfin être mieux instruit,
-pour ne pas diriger ses coups dans le vide. En effet, il restait
-quelque incertitude dans l'esprit de divers personnages sur les
-desseins de l'évadé de l'île d'Elbe, car dans cette nouvelle tourmente
-on se renvoyait les uns aux autres, non-seulement la faute de son
-retour, mais aussi le danger. Ainsi M. de Talleyrand aimait à se
-persuader que Napoléon avait débarqué au golfe Juan pour se porter par
-Nice et Tende en Italie.--Ne songez pas à nous, lui dit assez durement
-M. de Metternich, mais à vous-mêmes. Napoléon, croyez-moi, est sur la
-route de Paris; probablement il est à Lyon dans le moment où nous
-parlons, et il sera dans quelques jours aux Tuileries.--
-
-[En marge: On se hâte de terminer les derniers arrangements entre les
-puissances.]
-
-[En marge: Efforts pour arracher au roi de Saxe son consentement.]
-
-En attendant que ce doute fût éclairci, on alla au plus pressé, et le
-plus pressé pour ces copartageants de l'Europe, fut de se saisir tout
-de suite des pays qu'ils s'étaient adjugés, et d'en prendre même les
-titres à la face de l'ancien dominateur du continent. La première
-mesure pour parvenir à ce but, était d'obtenir du malheureux roi de
-Saxe son consentement aux sacrifices exigés de lui. D'après les
-théories de droit régnantes (théories vraies dans tous les temps, mais
-alors professées avec affectation) il n'y avait de bien cédé que ce
-que le cédant _abandonnait lui-même, de sa libre et pleine volonté_.
-Il fallait dès lors que le roi de Saxe consentît à l'abandon des
-provinces convoitées par la Prusse, après quoi la Prusse céderait à la
-Russie ce que celle-ci désirait en Pologne, cette dernière à son tour
-ferait à l'Autriche les abandons convenus, et toute la série des
-mutations stipulées, sacrifices pour les uns, agrandissements pour les
-autres, s'ensuivrait naturellement.
-
-[En marge: Résistance de ce prince, mais certitude acquise de l'amener
-à céder.]
-
-On fit choix des trois plénipotentiaires qui avaient défendu le roi de
-Saxe, et on les lui dépêcha à Presbourg. Ce furent M. de Talleyrand
-pour la France, M. de Metternich pour l'Autriche, lord Wellington pour
-l'Angleterre. Ils se rendirent à Presbourg, où Frédéric-Auguste avait
-été transporté, et le trouvèrent résolu à résister, et fort peu touché
-des services qu'ils disaient lui avoir rendus. Plusieurs jours de
-vives instances n'ayant amené aucun résultat, les trois diplomates
-déclarèrent au roi de Saxe que s'il ne souscrivait pas formellement
-aux décisions du congrès, la Prusse ne se mettrait pas moins en
-possession des provinces saxonnes qui lui avaient été attribuées,
-tandis que lui n'entrerait point en possession de celles qui avaient
-été laissées à la couronne de Saxe, et qu'il resterait prisonnier de
-la coalition.
-
-[En marge: Les souverains prennent tout de suite les titres de leurs
-nouveaux États.]
-
-Ce prince infortuné, sans céder à ces menaces, inspira cependant aux
-trois négociateurs la conviction qu'il ne ferait pas longtemps
-attendre son consentement. Ils retournèrent ensuite à Vienne, pour
-conclure les derniers arrangements. On mit d'accord la Bavière et
-l'Autriche relativement au pays de Salzbourg, et il n'y eut plus dès
-lors pour tous les souverains qu'à prendre les titres de leurs
-nouveaux États. L'empereur Alexandre prit sur-le-champ les titres
-d'empereur de toutes les Russies et de roi de Pologne, le roi
-Frédéric-Guillaume, ceux de roi de Prusse, de grand-duc de Posen, de
-duc de Saxe, de landgrave de Thuringe, de margrave des deux Lusaces,
-etc. Outre le titre d'empereur d'Autriche, qu'il avait substitué à
-celui d'empereur d'Allemagne en 1806, l'empereur François prit celui
-de roi d'Italie, et constitua par un acte solennel, publié
-immédiatement au delà des Alpes, le royaume Lombardo-Vénitien, qui
-devait se composer des provinces italiennes depuis le Tessin jusqu'à
-l'Isonzo. Dans cet acte on accorda aux Italiens, comme on l'avait fait
-pour les Polonais, la consolation de former un royaume séparé. Le roi
-de Sardaigne, à qui Gênes avait été cédée, le roi des Pays-Bas dont
-les États avaient été doublés par l'adjonction de la Belgique, se
-revêtirent des titres de leurs nouveaux États, avec les qualifications
-qui en résultaient. Ainsi en quelques jours tous les souverains eurent
-soin de se nantir de leurs acquisitions, pour que la guerre qui était
-résolue ne pût rien changer à leurs positions, sinon de les rendre
-définitives dans le cas où cette guerre serait heureuse.
-
-[En marge: Comment avait été faite la déclaration du 13 mars, qui
-mettait Napoléon hors la loi des nations.]
-
-Tandis que chacun s'occupait de ses intérêts, on connut enfin le 12
-mars l'entrée triomphale de Napoléon à Grenoble, et il ne fut plus
-possible de douter ni de la nature, ni du succès de ses desseins. On
-s'assembla sur-le-champ, et on laissa à M. de Talleyrand l'initiative
-des propositions à présenter au congrès. Personne ne songeait à lui
-contester la qualité de représentant de Louis XVIII, ni à son
-souverain celle de roi de France, bien qu'on fût assez mécontent des
-Bourbons. Mais ne voulant, dans l'intérêt commun, admettre à aucun
-prix la restauration de Napoléon et de sa famille, il fallait
-nécessairement s'en tenir aux Bourbons, comme à la seule dynastie
-possible. Quant à M. de Talleyrand lui-même, bien qu'il eût aussi ses
-mécontentements personnels contre la cour de France, il reconnaissait
-ainsi que le congrès tout entier et par les mêmes raisons, la
-nécessité de s'en tenir aux Bourbons, et il était trop engagé
-d'ailleurs envers eux pour hésiter. Sachant que le meilleur moyen de
-nuire à Napoléon aux yeux de la France épuisée par vingt-deux ans de
-guerre, c'était de le lui montrer comme irréconciliable avec l'Europe,
-il imagina de faire reproduire purement et simplement par le congrès
-l'ordonnance de Louis XVIII du 6 mars, et de traiter Napoléon comme un
-malfaiteur qui, ayant rompu son ban, devait être mis à mort
-sur-le-champ, sa seule identité constatée. Le procédé était étrange à
-l'égard d'un homme qui avait régné avec tant d'éclat et de durée, mais
-l'irritation était telle qu'on ne regardait ni aux actes, ni à leur
-forme. M. de Talleyrand proposa donc de déclarer que Napoléon
-Bonaparte ayant violé la convention du 11 avril, et _détruit ainsi le
-seul titre légal sur lequel reposât son existence_, devait être mis
-hors la loi des nations, et traité en conséquence, s'il était pris. La
-générosité d'Alexandre, la modération de l'Autriche, auraient eu
-quelque chose à objecter à un procédé pareil, mais la colère chez
-Alexandre, chez l'Autriche la crainte de se rendre suspecte,
-étouffaient toute objection, et sauf la suppression d'un ou deux
-termes trop odieux la déclaration fut adoptée, datée du 13 mars, et
-envoyée par courrier extraordinaire à Strasbourg, pour être publiée le
-long de nos frontières, afin de rendre à la cause royale, s'il en
-était temps encore, le service de faire connaître à la France
-l'implacable unanimité de l'Europe contre Napoléon.
-
-[En marge: Motifs qui agissent sur chacune des puissances, et les
-portent aux procédés les plus violents.]
-
-[En marge: Politique de l'Autriche en 1815.]
-
-[En marge: Froideur et fermeté de ses résolutions.]
-
-On passa ensuite quelques jours à attendre des nouvelles, tantôt
-admettant la certitude du succès de Napoléon, tantôt doutant de ce
-succès à la moindre lueur d'espérance, et pendant ces quelques jours
-on ne songea qu'à la guerre immédiate et acharnée, la Prusse par
-recrudescence de toutes ses haines, la Russie par colère d'avoir été
-dupe de sa générosité, l'Angleterre par peur de voir lui échapper ses
-immenses avantages, l'Autriche par froide conviction de ne pouvoir
-éviter la lutte, et crainte d'inspirer des défiances à ses alliés.
-Cette dernière puissance, quoique n'ayant pas moins à perdre que les
-autres, voyait seule la situation avec un peu de calme, grâce au
-sang-froid de l'empereur François et du prince de Metternich. Elle
-n'était pas éloignée de croire que Napoléon offrirait tout d'abord
-d'accepter les traités de Paris et de Vienne; elle admettait même
-qu'éclairé par l'expérience, il se résignerait aux pertes
-territoriales de la France, et que, couvert des gloires de la guerre,
-il songerait à se procurer celles de la paix, et à joindre un rameau
-d'olivier aux innombrables lauriers qui ombrageaient son front. Mais
-elle n'en était pas assurée. Il était possible aussi qu'inconsolable
-d'avoir perdu par sa faute la grandeur de la France, il commençât par
-prendre quelque repos, et par en laisser prendre à la France, que de
-la sorte il donnât à l'union européenne le temps de se dissoudre, et
-que ses forces militaires refaites, celles de ses adversaires
-diminuées ou dispersées, il recommençât la lutte pour revenir sinon
-aux traités de Tilsit et de Vienne, du moins à ceux de Campo-Formio et
-de Lunéville. Cette seconde supposition égalait bien la première en
-vraisemblance, et fût-elle moins fondée, dans le doute il valait
-mieux aller au plus sûr, et le plus sûr c'était de travailler tout de
-suite, par tous les moyens, à la ruine de Napoléon. Ainsi sans être
-aussi haineuse que la Prusse, aussi piquée que la Russie, aussi avide
-que l'Angleterre, l'Autriche était froidement et fermement résolue.
-Seulement dans ses conseils il y avait quelques divergences sur les
-moyens les plus certains de détruire Napoléon. Quelques hommes d'État
-autrichiens pensaient que Napoléon, revenant après onze mois du règne
-des Bourbons, et placé en présence des partis subitement réveillés,
-allait se trouver exposé à de singuliers embarras, et qu'en se bornant
-à favoriser les divisions intérieures on serait peut-être dispensé
-d'employer contre lui le moyen terrible et douteux de la guerre. Mais
-ce calcul astucieux ne répondait pas aux ardentes passions du moment,
-pouvait rendre suspectes les intentions de l'Autriche, fournir
-l'occasion de croire par exemple qu'elle souhaitait la régence de
-Marie-Louise, et nuire ainsi à ce qu'on regardait comme le salut de
-l'Europe, c'est-à-dire à la parfaite union des coalisés. L'Autriche
-avait donc adhéré sans passion, mais avec fermeté, au projet d'une
-guerre de destruction, par deux raisons décisives: la défiance
-inspirée par Napoléon, et le besoin profondément senti de l'union
-européenne.
-
-[En marge: Contrainte exercée sur Marie-Louise pour lui arracher son
-fils et l'empêcher de retourner en France.]
-
-[En marge: Motifs qui ôtent à Marie-Louise toute idée de résistance.]
-
-Fort attentifs à ne donner aucun ombrage, l'empereur François et M. de
-Metternich mirent tous leurs soins à s'emparer de Marie-Louise, et à
-prévenir toute imprudence de sa part. Les moyens pour la soumettre ne
-leur manquaient pas, car ils avaient la force, et, le duché de Parme
-aidant, la persuasion. Ils n'avaient pas besoin, hélas! de tant de
-ressources pour triompher du caractère de cette princesse. Elle était
-déjà rendue non pas seulement aux volontés de son père, ce qui eût été
-excusable, mais aux volontés d'un dominateur qui avait pris le plus
-grand empire sur elle, le comte de Neiperg, devenu son guide, son
-défenseur, son unique ami. Dans son isolement et sa faiblesse, elle
-n'avait su résister ni aux soins, ni aux avantages personnels du
-comte, et avait oublié complétement ce qu'elle devait à son rang, à
-ses devoirs, à sa douloureuse mais glorieuse destinée. Un moment, en
-apprenant les premiers succès de Napoléon, elle avait été vivement
-émue, et comme saisie d'une sorte de regret. Mais bientôt songeant aux
-chaînes autrichiennes qu'il aurait fallu briser, songeant surtout à
-ses torts, elle avait préféré la vie tranquille, opulente et libre qui
-l'attendait à Parme, à tous les hasards d'une carrière orageuse,
-lesquels étaient fort au-dessus de son courage. Il faut ajouter, pour
-ne pas calomnier cette princesse, que si elle était épouse faible,
-elle était mère excellente, et très-sensée quoique peu spirituelle;
-que si elle croyait au génie de son mari, elle se défiait de sa
-prudence, et doutait fort de son maintien définitif sur le trône;
-qu'elle craignait en retournant auprès de lui de compromettre le
-patrimoine de son fils sans lui assurer la couronne de France, et que
-faisant la destinée de ce fils d'après ses goûts, elle aimait mieux
-lui ménager un patrimoine certain en Italie, qu'une grandeur
-chimérique en France: calcul sans élévation, mais non sans justesse,
-ainsi que les événements le prouvèrent bientôt.
-
-[En marge: On lui assure le duché de Parme, et on obtient ainsi son
-entière soumission.]
-
-[En marge: Explications données par Marie-Louise à M. Meneval pour
-qu'il les transmette à Napoléon.]
-
-L'empereur François et M. de Metternich la trouvèrent donc toute
-persuadée, et entièrement résignée aux conditions de leur politique,
-au prix bien entendu du grand-duché de Parme. Ces conditions étaient
-qu'elle ne quitterait point Vienne, qu'elle remettrait provisoirement
-son fils à l'empereur François, que toutes les communications reçues
-de son époux, directement ou indirectement, seraient aussitôt
-transmises par elle au cabinet autrichien, qui les déposerait
-cachetées sur la table du congrès. Elle accepta ces conditions, bien
-qu'humiliantes; elle livra son fils à l'empereur François, qui avait
-d'ailleurs pour cet enfant la plus tendre affection, et ce qui était
-moins excusable encore, elle livra les lettres que Napoléon lui avait
-adressées par toutes les voies. Pourtant, afin d'agir avec une
-certaine franchise, elle eut une explication avec M. Meneval, resté
-auprès d'elle, et demeuré serviteur fidèle de Napoléon. Elle lui dit
-qu'elle ne retournerait point en France, que n'ayant pas rejoint son
-époux vaincu et prisonnier, elle ne le rejoindrait pas victorieux et
-rétabli sur le trône; que fatiguée d'agitations elle voulait se
-renfermer dans la vie privée, se consacrer à son fils, et lui préparer
-un avenir modeste et assuré. M. Meneval lui ayant objecté que le duché
-de Parme, constitué d'abord héréditaire, n'était plus constitué qu'à
-titre viager, elle répondit qu'elle n'avait pu obtenir davantage, que
-c'était fort regrettable sans doute, mais que ce duché lui permettrait
-en faisant de sages économies, d'assurer en vingt ans une grande
-fortune à son fils, ce qu'elle ne pourrait pas comme simple
-archiduchesse; qu'il aurait de plus en Bohême des fiefs considérables,
-accordés en dédommagement de l'hérédité du duché de Parme; qu'il
-serait archiduc et riche archiduc, ce qui n'était pas commun en
-Autriche; qu'elle lui préparait donc le bonheur, suivant sa manière de
-le comprendre; qu'elle n'avait été dans tout cela que mère, et mère
-selon ses idées, mais mère aussi tendre que dévouée.--Ainsi parlait et
-pensait très-sincèrement l'épouse de Napoléon, non pas celle qu'il
-avait prise dans la condition privée, mais celle qu'il avait demandée
-au sang des Césars! M. Meneval en écoutant ce langage inclina la tête
-avec douleur, sans ajouter un seul mot, et en laissant voir sans
-l'exprimer sa respectueuse improbation.
-
-[En marge: Le Roi de Rome livré à son grand-père.]
-
-[En marge: Les lettres de Napoléon à Marie-Louise lues au congrès.]
-
-Par suite de ces résolutions le fils de Napoléon fut enlevé à sa mère,
-et transporté malgré ses plaintes enfantines au palais de son
-grand-père, qu'il ne devait plus quitter. Les lettres parvenues par M.
-Meneval et par M. de Bubna à Marie-Louise, furent déposées sur la
-table du congrès, l'Autriche mettant le plus grand soin à prouver à
-ses alliés qu'il n'existait entre elle et Napoléon aucune entente
-secrète. Au prix de cette soumission Marie-Louise obtint que toutes
-les cours lui garantissent la souveraineté viagère des duchés de Parme
-et de Plaisance.
-
-[En marge: Effet de ces lettres, et de celles que la reine Hortense
-avait écrites à son frère le prince Eugène.]
-
-[En marge: Irritation d'Alexandre, qui se croit trahi par le prince
-Eugène.]
-
-[En marge: Il se calme, et se contente de retenir le prince à Vienne.]
-
-Bientôt à ces lettres s'en joignirent d'autres, dont on s'était promis
-à Paris l'effet le plus heureux, et qui causèrent un effet tout
-contraire à Vienne. Le courrier expédié au prince Eugène par son
-intendant, et qui était chargé de lettres de la reine Hortense pour
-son frère, pour Marie-Louise, et pour divers grands personnages, avait
-été arrêté; les dépêches dont il était porteur avaient été déposées
-également sur la table du congrès. La lecture de ces lettres produisit
-sur l'empereur de Russie en particulier une sensation des plus
-défavorables. Alexandre, qui ne faisait rien avec mesure, n'avait pas
-quitté à Paris la maison de la reine Hortense, et à Vienne le bras du
-prince Eugène, dans la compagnie duquel il se promenait tous les
-jours. Il avait procuré à la reine Hortense le duché de Saint-Leu, et
-il avait voulu, sans y réussir, ménager une petite souveraineté au
-prince Eugène. Dans l'état d'émotion où venait de le jeter le retour
-de Napoléon, il se persuada que le frère et la soeur avaient été dans
-le secret de l'expédition de l'île d'Elbe, qu'il avait donc été trompé
-par eux, et il s'abandonna à une colère à la fois sincère et affectée,
-car il était plus commode pour son amour-propre de paraître trahi que
-dupe. En conséquence il ne parla de rien moins que de faire arrêter le
-prince Eugène, et de le constituer prisonnier. Après un peu de
-réflexion, et aussi après quelques explications du prince lui-même, il
-se contenta de sa promesse de ne pas quitter Vienne, et à cette
-condition il lui laissa sa liberté.
-
-Toutes ces lettres prouvaient, ce qu'il était facile de prévoir, que
-Napoléon n'avait été ni tué ni arrêté en route, qu'il n'avait pas en
-représailles essayé de tuer les Bourbons, mais qu'il les avait
-expulsés de France, et qu'il était remonté sur le trône en promettant
-la paix et le respect des traités. Mais peu importait aux princes
-réunis à Vienne que Napoléon se montrât cruel ou généreux, qu'il
-arrivât corrigé ou non corrigé par les événements, pacifique ou
-belliqueux, libre ou lié par de nouvelles institutions: les moins
-prévenus étaient convaincus qu'une fois rétabli sur le trône, les
-forces de la France refaites, celles de la coalition dispersées, il
-essayerait de reprendre au moins les frontières de la France, et il
-faudrait alors que les uns rendissent la moitié du royaume des
-Pays-Bas, les autres une moitié de la Pologne, de la Saxe, de
-l'Italie. Il n'y avait donc pas à hésiter, et l'orgueil parlant comme
-la prévoyance, il fallait profiter de ce que les forces de la France
-n'étaient pas refaites, de ce que celles de l'Europe n'étaient pas
-dispersées, pour détruire tout de suite l'homme formidable qui était
-venu mettre en question la domination qu'on exerçait sur l'Europe, et
-le partage léonin qu'on en avait fait à Vienne.
-
-[En marge: Les souverains informés de l'entrée de Napoléon à Paris,
-renouvellent l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars.]
-
-Aussi dès qu'on fut un peu plus renseigné, on passa de la première et
-violente déclaration du 13 mars à des actes plus pratiques et plus
-redoutables, quoique moins sauvages dans la forme. On résolut la
-guerre immédiate par un traité qui renouvelait purement et simplement
-l'alliance de Chaumont. Cette alliance stipulait, comme on s'en
-souvient, que chacune des quatre puissances coalisées tiendrait 150
-mille hommes sur pied, jusqu'à ce que le but de l'alliance eût été
-pleinement atteint. Ce contingent était loin d'indiquer tous les
-efforts qu'on voulait faire pour détruire Napoléon, car il était bien
-entendu que chacune des puissances, formellement obligée à fournir au
-moins le nombre d'hommes stipulé, emploierait en outre toutes ses
-ressources au triomphe de la cause commune. Il était convenu qu'on
-s'entendrait comme par le passé sur la direction des armées coalisées,
-qu'on ne ferait rien les uns sans les autres, et surtout qu'on
-n'écouterait aucune parole de l'ennemi sans la renvoyer à la
-coalition, autorisée seule à négocier et à répondre. Il résultait
-encore de ce traité que l'Angleterre recommencerait à fournir les 6
-millions sterling de subsides qu'elle avait promis pendant la durée de
-la guerre, et de plus un dédommagement en argent pour tout ce qui
-manquerait aux 150 mille hommes formant son contingent.
-
-[En marge: Lord Wellington, présent à Vienne, signe le traité sans y
-être autorisé par son gouvernement.]
-
-Pour elle donc l'engagement était sinon plus grave au moins plus
-onéreux: mais on servait tellement ses haines et ses intérêts dans une
-guerre de cette nature, que les puissances alliées ne se regardaient
-pas comme ses obligées en acceptant son argent. Seule elle n'était
-représentée à Vienne ni par un souverain ni par un premier ministre,
-car lord Castlereagh lui-même était reparti pour Londres. Mais celui
-qui remplaçait lord Castlereagh, lord Wellington, s'appuyant sur ses
-grands services et sur sa popularité en Angleterre, ne redoutait pas
-la responsabilité. Bien qu'il n'eût reçu aucune instruction (le temps
-écoulé ne l'avait pas permis), il n'hésita pas à prendre son parti. Il
-jugea qu'il valait la peine de recommencer la guerre pour maintenir
-l'état de choses que l'Angleterre venait de faire établir en Europe;
-il espérait confusément accroître sa gloire dans cette nouvelle
-guerre, et il ne craignit pas d'engager son gouvernement, certain que
-personne n'oserait le désavouer en Angleterre, quoi qu'on pût penser
-de sa conduite. Il signa donc sans la moindre objection, et fut même
-provocateur plutôt qu'entraîné dans la conclusion des nouveaux
-arrangements.
-
-[En marge: Le protocole du 25 mars laissé ouvert pour toutes les
-puissances qui voudront y adhérer.]
-
-Le représentant de la France aurait désiré figurer comme partie à ce
-traité, pour mieux assurer la situation des Bourbons, car il s'était
-aperçu qu'on leur en voulait beaucoup de leur inhabileté, et que si on
-était tout à fait d'accord sur la nécessité de renverser Napoléon, on
-l'était un peu moins sur la manière de le remplacer. Très-animé pour
-la cause des Bourbons, perdant même en cette occasion le sens juste
-des convenances dont il était doué à un si haut degré, M. de
-Talleyrand ne s'aperçut pas de ce qu'aurait de révoltant la signature
-du plénipotentiaire français au bas d'un traité dont l'objet était une
-guerre à outrance à la France. Il demandait donc à signer, mais ses
-coopérateurs lui épargnèrent cette inadvertance, par un motif à eux
-personnel. Les souverains alliés ne voulaient pas aux yeux de leurs
-peuples, surtout aux yeux du peuple anglais, paraître recommencer la
-guerre pour le rétablissement des Bourbons, et tenaient à se montrer
-uniquement occupés de l'intérêt européen. En conséquence ils
-décidèrent qu'ils seraient seuls contractants principaux, en accordant
-toutefois que les autres puissances seraient admises à adhérer. Le
-traité dont il s'agit, portant renouvellement de l'alliance de
-Chaumont, fut daté du 25 mars, et expédié immédiatement à Londres pour
-y recevoir l'adhésion britannique. Jusque-là il demeura secret, non
-pas précisément dans son contenu, mais au moins dans ses termes.
-
-[En marge: Conférences chez le prince de Schwarzenberg pour arrêter le
-plan de campagne.]
-
-[En marge: Division de la coalition en trois masses, dont une doit
-agir en Italie, et deux en France.]
-
-Le but et les moyens étant bien déterminés, on s'occupa de l'emploi à
-faire de ces moyens. Il y eut des conférences militaires chez le
-prince de Schwarzenberg, auxquelles l'empereur Alexandre voulut
-absolument assister. Le prince de Schwarzenberg pour l'Autriche,
-l'empereur Alexandre et le prince Wolkonsky pour la Russie, M. de
-Knesebeck pour la Prusse, le duc de Wellington pour l'Angleterre,
-discutèrent le plan de campagne. On aurait bien désiré commencer les
-hostilités tout de suite, et le plus animé de ce désir était le duc de
-Wellington, qui affichait déjà la prétention de jouer le rôle le plus
-important dans cette campagne. Mais afin d'agir à coup sûr on décida
-qu'il ne serait rien entrepris avant l'entrée en ligne de forces
-considérables, de manière que chacune des armées coalisées pût se
-soutenir par elle-même devant l'ennemi commun. On partagea les forces
-de la coalition en trois colonnes principales. La première était
-destinée à opérer en Italie, où les Autrichiens supposaient que Murat
-agissait d'accord avec Napoléon. Dans leur zèle pour tout ce qui
-regardait cette contrée, les Autrichiens se proposaient d'y consacrer
-150 mille hommes. Cette portion des forces coalisées avait ordre,
-Murat repoussé, de se porter par le mont Cenis en Savoie.
-
-[En marge: Les deux masses dirigées contre la France doivent opérer
-l'une par l'Est, l'autre par le Nord.]
-
-Les deux autres colonnes devaient avoir la France pour théâtre
-d'opération, et Paris pour but. L'une se présentant par l'Est, de Bâle
-à Mayence, devait se composer d'Autrichiens, de Bavarois, de Badois,
-de Wurtembergeois, de Hessois, de Russes, et s'élever à 200 mille
-hommes. Cette colonne de l'Est ne pouvait agir offensivement que
-lorsque le contingent russe de 80 mille hommes, obligé de traverser la
-Gallicie, la Bohême, la Franconie, serait arrivé sur le Rhin, ce qui
-était impossible avant le milieu ou la fin de juin.
-
-[En marge: On évalue à 800 mille combattants les forces dirigées
-contre la France.]
-
-[En marge: Lord Wellington chargé de diriger la masse qui doit opérer
-par le Nord.]
-
-[En marge: Moyens employés pour amener l'amour-propre de Blucher à
-supporter la direction de lord Wellington.]
-
-La dernière colonne enfin, et la première en importance, devait agir
-par le Nord. On aurait voulu la composer des Anglais, des Belges, des
-Hanovriens, des Allemands du Nord, surtout des Prussiens, et la placer
-sous les ordres du duc de Wellington, dans la prudence duquel on avait
-une entière confiance. En ce cas la colonne du Nord aurait pu monter à
-250 mille combattants, ce qui eût complété les 600 mille hommes de
-troupes actives qu'on se flattait de réunir, sans compter les réserves
-russes, autrichiennes, allemandes, qui porteraient la masse totale des
-coalisés à 750 ou 800 mille hommes. Les Prussiens, chez qui la haine
-faisait taire l'orgueil, auraient accepté volontiers le commandement
-du duc de Wellington, mais l'amour-propre de Blucher faisait obstacle
-à cette disposition. On s'y prit donc avec adresse pour vaincre cette
-difficulté. Il fut décidé que les Hollando-Belges devant fournir au
-moins 40 mille hommes, et ayant à cette guerre un intérêt hors ligne,
-seraient placés sous les ordres du duc de Wellington, malgré le mérite
-et le juste amour-propre du brillant prince d'Orange, fils du nouveau
-roi des Pays-Bas. Les Hanovriens, les Brunswickois, ne pouvaient avoir
-aucune répugnance à servir sous le généralissime britannique. Lord
-Wellington aurait ainsi 40 mille Hollando-Belges, environ 20 mille
-Allemands du Nord, et s'il y ajoutait 60 mille Anglais, il devait
-réunir sous sa main une masse de 120 mille soldats, sans compter 12 ou
-15,000 Portugais qu'il espérait obtenir de la cour de Lisbonne. Il
-n'attendait rien de l'Espagne. Toutefois il n'était pas sage de se
-présenter devant Napoléon avec 120 mille combattants; mais on pensait
-que Blucher, dans son ardeur, ne voudrait pas laisser à lord
-Wellington la gloire d'être le premier en ligne, qu'il se porterait en
-avant avec 100 ou 120 mille Prussiens, que sa passion de combattre le
-rendrait docile, qu'il se placerait alors, sans en convenir
-expressément, non pas sous les ordres mais sous la direction du
-général anglais, que lord Wellington aurait ainsi 240 mille hommes à
-sa disposition, que cette masse partant du Nord, tandis que celle du
-prince de Schwarzenberg partirait de l'Est, on ferait comme on avait
-fait en 1814, et que se poussant les uns les autres sur Paris, on
-finirait encore une fois par y étouffer Napoléon dans les cent bras de
-la coalition. Une seconde armée russe suivant la première sous Barclay
-de Tolly, les réserves prussiennes devant bientôt rejoindre Blucher,
-on avait encore 150 mille hommes à porter en ligne, et on ne doutait
-pas avec 600 mille combattants d'accabler Napoléon, à qui on n'en
-supposait pas plus de 200 mille dans l'état d'épuisement où était la
-France.
-
-Ces calculs un peu exagérés, mais fort rapprochés de la vérité, furent
-adoptés comme tout à fait exacts, et le plan dont il s'agit fut
-immédiatement adopté.
-
-[En marge: Départ de lord Wellington pour Bruxelles, afin de préparer
-l'armée du Nord, et d'exercer toute son influence sur le gouvernement
-britannique.]
-
-Les troupes autrichiennes destinées à l'Italie étaient déjà en marche,
-car il n'y avait pas besoin d'exciter à cet égard le zèle du cabinet
-de Vienne. Il fut convenu que la seconde armée autrichienne serait
-aussi promptement que possible dirigée sur Bâle, que les Bavarois qui
-avaient déjà près de 30 mille hommes, se hâteraient d'en réunir 50
-mille; que les Wurtembergeois, les Badois, les Hessois, seraient
-également stimulés, que l'Angleterre serait priée, en sus de ses
-largesses financières envers les grandes puissances, d'accorder
-quelque secours aux coalisés du second ordre, et que l'Angleterre, les
-Pays-Bas ne perdraient pas un jour pour rassembler une première masse
-de forces capable de tenir tête à Napoléon, s'il devançait l'époque
-présumée des hostilités, c'est-à-dire le milieu de juin. Le duc de
-Wellington voulut même partir sur-le-champ pour donner quelque
-consistance aux troupes belges, hollandaises, hanovriennes,
-allemandes, concentrées dans les Pays-Bas. Il voulait aussi, en se
-transportant plus près de Londres, soutenir le courage de son
-gouvernement, et faire ratifier les engagements qu'il avait pris sans
-y être autorisé. On le chargea en même temps de donner quelques
-conseils aux Bourbons, retirés en Belgique, et on lui souhaita bonne
-chance dans la nouvelle lutte qui allait commencer. Les souverains se
-décidèrent à rester à Vienne jusqu'à l'arrivée de leurs troupes qu'ils
-pressaient de toutes les manières, résolus dès qu'elles seraient en
-ligne de suivre le quartier général du prince de Schwarzenberg, ainsi
-qu'ils avaient fait pendant la campagne de 1814.
-
-[En marge: Sur ces entrefaites, M. de Montrond arrive à Vienne pour y
-remplir la mission secrète dont il est chargé.]
-
-[En marge: Il trouve les résolutions unanimes contre Napoléon, mais
-moins unanimes pour les Bourbons.]
-
-Sur ces entrefaites, M. de Montrond, chargé d'une mission secrète,
-était heureusement parvenu à Vienne, grâce à son adresse, à son audace
-et à des déguisements de toute sorte. Sa première visite fut pour M.
-de Talleyrand, avec qui le liait la plus ancienne familiarité. Il
-avait trop de sagacité pour ne pas découvrir tout de suite combien ce
-grand personnage était engagé dans la cause des Bourbons, et il était
-aussi trop avisé pour tenter des efforts inutiles. Il s'arrêta donc
-dès qu'il vit à quel point M. de Talleyrand avait pris son parti, mais
-il voulait savoir si les autres légations, moins intéressées que celle
-de France dans la question de dynastie, seraient aussi absolues que M.
-de Talleyrand. Il aborda M. de Nesselrode, essaya de lui montrer à lui
-comme aux autres, que la révolution du 20 mars répondait à des
-passions très-vives en France, non-seulement dans l'armée, mais dans
-le peuple des villes et des campagnes, que Napoléon trouverait
-beaucoup de bras à son service, et que la lutte avec lui serait fort
-redoutable; qu'il fallait donc en apprécier la difficulté avant de la
-braver, et que si les Bourbons étaient le véritable but de cette
-lutte, ce but ne valait peut-être pas les efforts qu'on tenterait pour
-l'atteindre. M. de Montrond avait assez d'esprit, et était assez connu
-des diplomates auxquels il s'adressait, pour qu'ils fussent en quelque
-sorte obligés d'entrer en explication avec lui. Tout en tenant compte
-de ses renseignements, ils ne parurent ni surpris ni découragés. Ils
-lui dirent qu'à Vienne on ne se faisait pas illusion sur la gravité de
-cette lutte, mais qu'on était résolu à la poursuivre jusqu'à son
-dernier terme, c'est-à-dire jusqu'à la chute de Napoléon; que pour ce
-qui le concernait il y avait un parti pris irrévocable, mais que
-relativement à ses successeurs, tout en préférant les Bourbons, les
-alliés étaient prêts à faire ce qui serait jugé le plus convenable.
-
-[En marge: M. de Montrond, après avoir reconnu l'impossibilité d'agir
-pour Napoléon, fait une tentative en faveur de Marie-Louise.]
-
-[En marge: Il est repoussé par tout le monde, même par cette
-princesse.]
-
-[En marge: Coup de sonde pour savoir si le duc d'Orléans aurait
-quelques chances.]
-
-[En marge: M. de Montrond repart pour Paris.]
-
-Cet envoyé singulier de Napoléon, devenu subsidiairement envoyé de M.
-Fouché, voulut voir s'il y aurait chance pour la régence de
-Marie-Louise. Mais il trouva l'Autriche entièrement contraire à cette
-régence, les autres puissances également, et dans le désir de savoir
-ce que cette princesse pensait elle-même, il chercha à pénétrer dans
-les jardins de Schoenbrunn. Il s'y présenta comme amateur de fleurs,
-parvint à entretenir M. Meneval sans donner d'ombrage à la police
-autrichienne, lui dit que si Marie-Louise voulait mettre l'étiquette
-de côté et se confier à lui, il la transporterait elle et son fils à
-Strasbourg, et garantissait même le succès de cet enlèvement. M.
-Meneval lui apprit alors que Marie-Louise était pour sa propre régence
-aussi froide que les souverains réunis à Vienne, et n'avait de passion
-que pour le nouvel avenir qu'elle s'était ménagé, et dans lequel son
-fils ne jouait pas le seul rôle. M. de Montrond n'insista point, remit
-fidèlement les lettres dont il était porteur, prit les réponses qu'il
-était résolu à remettre tout aussi exactement, et avant de partir,
-voyant que Napoléon était impossible (à moins de succès
-extraordinaires), et Marie-Louise hors de la pensée de toutes les
-cours, il s'efforça de savoir si un prince auquel il était
-personnellement attaché, et dont il avait partagé l'exil en Sicile,
-M. le duc d'Orléans, ne conviendrait pas au bon sens pratique des
-coalisés. Il trouva l'Angleterre toujours très-zélée pour la personne
-de Louis XVIII, l'Autriche opiniâtrement attachée au principe de la
-légitimité, la Prusse indifférente à tout ce qui n'était pas la chute
-de Napoléon, et la Russie seule, dans la personne de son souverain,
-inclinant à un changement de dynastie en France au profit de la
-branche cadette de la maison de Bourbon. Cette vérification terminée,
-M. de Montrond quitta Vienne sans avoir trahi celui dont il était
-l'émissaire, l'ayant peu servi parce qu'on ne pouvait rien pour lui,
-ayant tenté quelque chose pour le prince qu'il chérissait, et du reste
-décidé à dire à Paris l'exacte vérité, pour laquelle il avait le
-penchant qu'elle inspire toujours aux esprits supérieurs. Il se
-chargea d'une longue lettre de M. Meneval, dans laquelle ce fidèle
-serviteur conservant le respect dont il ne s'écartait jamais, donnait
-à M. de Caulaincourt sur Marie-Louise et sur la cour de Vienne des
-détails qu'il importait de ne pas laisser ignorer à Napoléon. M. de
-Montrond se hâta de retourner à Paris pour apporter le plus tôt
-possible les renseignements qu'il avait eu l'art de se procurer.
-
-[En marge: Nécessité de connaître ce qui se passait à Londres, pour
-avoir une idée complète de l'état de l'Europe.]
-
-[En marge: Le goût de la paix avait gagné tout le monde en
-Angleterre.]
-
-[En marge: Les Bourbons avaient perdu, et Napoléon avait gagné quelque
-chose dans l'esprit des Anglais.]
-
-Nous ne connaîtrions pas suffisamment l'état de l'Europe, si, nous
-bornant à considérer ce qui se passait à Vienne, nous n'arrêtions un
-moment nos regards sur ce qui se passait à Londres à cette même
-époque. Bien qu'on se fût conduit à Vienne comme gens qui n'étaient
-pas changés et qui portaient à Napoléon une haine implacable, en
-Angleterre, sans vouloir abandonner aucun des avantages acquis, on
-était cependant sensiblement modifié. Assurément l'intérêt est l'un
-des mobiles de l'Angleterre, comme de toute nation, quelque éclairée
-qu'elle soit; mais le sentiment du droit, la sympathie pour les
-opprimés (ceux, il est vrai, qu'elle n'opprime pas elle-même),
-l'imagination, l'amour du grand, jouent aussi un rôle dans ses
-résolutions, et l'on méconnaîtrait l'un des traits remarquables du
-caractère britannique si on ne tenait compte de ces diverses
-dispositions. Il est certain que sans être devenue amie ni de Napoléon
-ni de la France, la Grande-Bretagne n'éprouvait plus les passions
-ardentes qui l'animaient un an auparavant. L'ivresse du triomphe
-calmée, elle s'était livrée aux jouissances de la paix, et elle
-repaissait son imagination de perspectives commerciales magnifiques.
-Les onze ou douze mois de repos dont elle venait de jouir lui avaient
-permis de répandre ses marchandises dans le monde entier, et elle
-avait fort apprécié une liberté de communications si profitable à son
-industrie. Les courtes réflexions qu'elle avait eu le temps de faire
-lui avaient révélé aussi toute l'étendue des charges résultant de la
-dernière guerre, et elle avait pu aisément se convaincre que si cette
-guerre lui avait beaucoup rapporté, elle ne lui avait pas moins coûté.
-Sa dette triplée et arrivée jusqu'à absorber la moitié de son revenu,
-l'_income-tax_, si odieux par la forme et le fond, devenu pour ses
-finances un besoin permanent, étaient des compensations assez lourdes
-de ses acquisitions dans les deux hémisphères. Ce qu'on appelait le
-_commissariat_ (c'est-à-dire l'administration ambulante à la suite
-des armées) avait laissé en Espagne des dettes considérables, et tout
-récemment en avait contracté en Amérique qu'il était urgent
-d'acquitter. Dans cette situation, recommencer la guerre n'était du
-goût de personne. D'ailleurs pourquoi, et pour qui la recommencer?
-S'il s'agissait des avantages acquis, Napoléon annonçait la résolution
-de maintenir la paix sur la base des traités de Paris et de Vienne, et
-si à la vérité on pouvait douter de sa parole, on avait dans son
-intérêt même une assez grande garantie de sincérité. En outre son
-désir de complaire à l'Angleterre était attesté par l'empressement
-qu'il avait mis à abolir la traite des noirs (Napoléon, en effet,
-venait de prononcer spontanément cette abolition). Ne sachant pas
-pourquoi on ferait la guerre, on en était à se demander pour qui?
-Évidemment c'était pour les Bourbons, et contre Napoléon. Or les
-Bourbons avaient perdu beaucoup dans l'esprit des Anglais, et Napoléon
-avait gagné quelque chose.
-
-[En marge: Causes du changement survenu dans la manière de penser des
-Anglais.]
-
-Le compliment de Louis XVIII au prince régent avait certainement
-flatté l'Angleterre, mais elle avait conçu du gouvernement des
-Bourbons une opinion assez sévère. Tandis qu'elle avait trouvé odieux
-celui de Ferdinand VII en Espagne, elle avait jugé celui de Louis
-XVIII en France maladroit, peu éclairé, et fait pour attirer à sa
-famille la catastrophe qui l'avait frappée. S'armer en faveur des
-Bourbons, et dans le but d'imposer à la France un gouvernement dont
-l'Angleterre n'eût pas voulu pour elle-même, n'avait paru à personne
-une conduite sensée. Quant à Napoléon il avait gagné tout ce
-qu'avaient perdu dans l'estime générale les souverains réunis à
-Vienne. Ce qu'on lui avait le plus reproché c'était son ambition
-insatiable et subversive. Or les Anglais avaient vu avec une vive
-improbation l'abandon de la Pologne à Alexandre, le démembrement de la
-Saxe au profit de la Prusse, l'annexion de Venise à l'Autriche, de
-Gênes au Piémont, et sans se demander si tous ces sacrifices n'étaient
-pas la suite forcée des arrangements auxquels ils tenaient le plus,
-sans se demander si ce qu'ils blâmaient tant chez les autres ils ne le
-faisaient pas eux-mêmes, ils avaient dit que ce n'était pas la peine
-de réprouver l'ambition de la France pour l'égaler au moins. De plus
-comme les Anglais sont doués d'une forte imagination, le retour
-merveilleux de l'île d'Elbe avait rendu à Napoléon tout son prestige.
-Ce retour avec l'assentiment apparent de la France l'avait placé sous
-la protection d'un principe qui est fondamental en Angleterre, et
-qu'ils avaient soutenu depuis vingt-cinq ans contre leurs divers
-ministères, celui du _gouvernement de fait_. En de telles
-circonstances, recommencer une lutte acharnée, perpétuer
-l'_income-tax_ dont on avait espéré s'affranchir, ajouter de nouvelles
-charges à une dette déjà écrasante, se fermer les voies du commerce à
-peine rouvertes, se jeter enfin dans les souffrances de la guerre
-quelques mois après s'en être délivré, et tout cela pour des princes
-peu capables, contre un prince trop capable sans doute, mais sans se
-donner le temps de savoir s'il ne revenait pas corrigé par le malheur,
-paraissait aux masses impartiales une conduite déraisonnable, inspirée
-par les préjugés invétérés de l'école de M. Pitt.
-
-[En marge: Le cabinet britannique, apercevant les changements survenus
-dans l'opinion, hésite à se prononcer, quoique inclinant à la guerre.]
-
-[En marge: Efforts de l'émigration française pour l'entraîner.]
-
-[En marge: Le cabinet britannique se décide dans le sens de la guerre,
-en usant de précautions pour ne pas heurter l'opinion publique.]
-
-Le cabinet anglais sentait le changement survenu dans l'opinion
-publique, et s'il eût été présent à Vienne, il ne se serait pas engagé
-aussi facilement que le duc de Wellington. Lord Liverpool et M.
-Vansittart, qui n'étaient certainement pas des amis de la France,
-répugnaient tort à s'engager dans une nouvelle guerre, et quant à lord
-Castlereagh, s'il était dominé par les liaisons qu'il avait
-contractées sur le continent, il n'en était pas moins comme ses
-collègues inquiet de l'état des esprits en Angleterre, et il sentait
-le besoin de les ménager. L'émigration française accourue à Londres
-cherchait à combattre ces dispositions chez les ministres
-britanniques. Le duc de Feltre, envoyé par Louis XVIII, leur avait
-communiqué non-seulement les notions qu'il devait à une longue
-pratique de l'administration impériale, mais les documents les plus
-nouveaux, les plus positifs, qu'il s'était procurés au moyen de ses
-récentes fonctions ministérielles. Il s'était attaché à les rassurer
-sur le danger de la guerre, en leur prouvant que la France, lorsqu'il
-avait quitté Paris le 19 mars, n'avait pas 180 mille hommes sous les
-armes, qu'elle n'aurait pas pu en réunir 50 mille sur un même point,
-et que Napoléon, avec toute l'activité imaginable, ne parviendrait pas
-à en amener plus de 100 mille sur un champ de bataille, les places et
-l'intérieur étant pourvus. À ces raisons s'ajoutaient les promesses de
-certains royalistes de l'Ouest, affirmant que moyennant quelques
-ressources en matériel, débarquées sur les côtes de la Bretagne et de
-la Vendée, les paysans de ces contrées se lèveraient comme autrefois,
-et opéreraient une sérieuse diversion, que dès lors les forces de
-Napoléon seraient divisées et beaucoup moins à craindre. De tout cela
-on concluait qu'au prix d'un effort vigoureux, et surtout prompt,
-Napoléon pourrait être renversé, et chaque puissance rassurée sur la
-possession des avantages conquis en 1814. Les ministres anglais en
-étaient à peser ces raisons pour et contre, lorsqu'ils apprirent que,
-sans les consulter, lord Wellington les avait engagés de nouveau dans
-la coalition, et la crainte de rompre l'union européenne, la
-condescendance à l'égard du négociateur britannique, le penchant de
-lord Castlereagh pour la politique continentale, enfin l'esprit
-systématique des ministres torys, décidèrent la question dans le sens
-de la guerre. Pourtant en présence d'une résistance visible de
-l'opinion publique, il fallait recourir à la ruse, et lord Castlereagh
-se prêta à des dissimulations qu'aujourd'hui, grâce au progrès des
-moeurs publiques, un ministre anglais n'oserait pas se permettre[10].
-On résolut donc, en apprenant tout ce qui avait été fait à Vienne,
-d'user de quelques restrictions pour paraître sauvegarder les
-principes de la Grande-Bretagne, et de ne publier les engagements
-contractés que peu à peu, et à mesure que l'entraînement général des
-choses justifierait le parti pris par le cabinet. Ainsi le traité du
-25 mars qui renouvelait l'alliance de Chaumont fut ratifié, mais avec
-une réserve ajoutée à l'article 8. Cet article qui admettait Louis
-XVIII à adhérer au traité, devait être entendu, disait-on, comme
-obligeant les souverains européens, dans l'intérêt de leur sécurité
-mutuelle, à un effort commun contre la puissance de Napoléon, mais non
-comme obligeant Sa Majesté Britannique à poursuivre la guerre dans la
-vue d'imposer à la France un gouvernement quelconque. Le traité,
-parvenu à Londres le 5 avril, fut ratifié et renvoyé le 8 avec cette
-réserve, spécieuse mais mensongère, car en réalité on voulait
-très-positivement renverser Napoléon, et lui substituer les Bourbons.
-
-[Note 10: Ces dissimulations sont constatées par la correspondance de
-lord Castlereagh récemment publiée, et par les documents non publiés
-que nous avons eus sous les yeux, et qui sont relatifs au congrès de
-Vienne.]
-
-[En marge: Message annonçant un armement de pure précaution.]
-
-En contractant de tels engagements, il n'était pas possible, dans un
-pays constitué comme l'Angleterre, de garder le silence envers le
-Parlement, qui exerce la réalité d'un pouvoir dont la couronne a
-surtout les honneurs. On se décida donc le 6 avril, c'est-à-dire le
-lendemain du jour où le traité du 25 mars était parvenu à Londres, à
-présenter un message aux deux Chambres. Ce message annonçait qu'en
-présence des événements survenus en France, la couronne avait cru
-devoir augmenter ses forces de terre et de mer, et entrer en
-communication avec ses alliés, afin d'établir avec eux un concert qui
-pût garantir la sûreté actuelle et future de l'Europe.
-
-[En marge: Langage du ministère et de l'opposition dans les deux
-Chambres.]
-
-Le cabinet demanda la discussion immédiate du message, et l'obtint
-malgré l'opposition qui aurait désiré la retarder. Cette discussion
-fut vive et approfondie. Lord Liverpool représenta le cabinet, et lord
-Grey l'opposition, dans la Chambre haute. Lord Castlereagh prit la
-parole pour le cabinet, sir Francis Burdett et M. Whitbread la prirent
-pour l'opposition dans la Chambre des communes. Sauf quelques
-différences dans les termes, le fond du langage fut le même dans les
-deux Chambres.
-
-[En marge: Arguments du ministère, et manière de présenter la
-question.]
-
-[En marge: L'union avec l'Europe posée comme un principe absolu, et
-comme motif suffisant d'un armement de précaution.]
-
-Le cabinet exposa comme suit l'état des choses. En avril 1814, on
-s'était conduit envers la France avec la plus extrême générosité. Au
-lieu de détruire cette puissance qui depuis vingt-cinq ans n'avait
-cessé de bouleverser l'Europe, au lieu de la punir de ses ravages, on
-avait eu pour elle les plus grands égards. On lui avait laissé en
-effet un peu plus que ses frontières de 1790, c'est-à-dire Marienbourg
-au nord, Landau à l'est, Chambéry au sud, et en outre un musée produit
-de la spoliation des musées européens. Quant à Napoléon, on lui avait
-accordé les conditions beaucoup trop indulgentes du traité du 11
-avril. Le ministère britannique n'aurait pas signé ce traité
-imprudent, si lord Castlereagh en arrivant à Paris en avril 1814 ne
-l'avait trouvé rédigé et fortement appuyé par l'empereur Alexandre.
-D'ailleurs à cette époque Napoléon avait encore à Lille, à Paris, à
-Toulouse, à Lyon, au moins 150 mille hommes, et on avait dû tenir
-compte des dangers d'une lutte prolongée. Ce traité du 11 avril qui
-lui conférait la souveraineté de l'île d'Elbe et un large revenu, il
-l'avait violé effrontément, en quittant cette île, et en venant
-séduire une armée à qui la paix était odieuse, et qui ne rêvait
-qu'avancements et pillages. On alléguait, il est vrai, pour l'excuse
-de Napoléon, que le traité avait été violé à son égard. Si le traité
-avait été violé, comme le prétendaient ses partisans, pourquoi ne
-réclamait-il pas? Or il n'avait rien dit, ni fait dire. Seulement le
-cabinet britannique avait appris indirectement que Napoléon manquait
-d'argent, et avait insisté auprès de la France pour que son subside
-lui fût payé. Quant au reproche de ne l'avoir pas assez surveillé, on
-oubliait en le proférant qu'à l'île d'Elbe Napoléon était souverain et
-non prisonnier, qu'on avait été réduit à faire observer l'île au moyen
-d'une croisière, et qu'une croisière pouvait toujours être évitée,
-fût-elle composée de la marine la plus nombreuse; que le colonel
-Campbell, séjournant tantôt à Livourne, tantôt à Porto-Ferrajo, ne
-s'était malheureusement pas trouvé à Porto-Ferrajo le 26 février, mais
-que lors même qu'il s'y serait trouvé, on en aurait usé avec lui comme
-avec d'autres Anglais qu'on avait mis dans les mains de la
-gendarmerie; qu'ainsi il n'y avait rien à reprendre dans la conduite
-du cabinet britannique; que restait le fait grave et alarmant de
-Napoléon replacé à la tête du gouvernement français par la trahison
-d'une armée avide de guerre et de butin; que l'Europe ne pouvait
-consentir à vivre dans de continuelles inquiétudes pour que les
-militaires français eussent du mouvement, des grades et de l'argent;
-qu'il ne s'agissait ni d'entreprendre immédiatement la guerre, ni
-d'imposer tel ou tel souverain à la France, mais de se tenir
-invariablement unis aux puissances du continent, car cette union avait
-sauvé l'Europe, et pouvait seule encore la sauver d'un joug
-insupportable; que l'Angleterre ne désirait point la guerre, qu'elle
-préférait de beaucoup la paix, mais qu'il était impossible de
-l'espérer d'un homme sans foi, la promettant aujourd'hui pour la
-rompre demain; qu'au surplus il fallait laisser la décision de cette
-question aux puissances du continent, plus directement menacées que
-l'Angleterre, et qu'il n'y avait pour celle-ci qu'un principe de
-conduite, c'était l'union indestructible avec ces puissances. Le
-message n'avait donc qu'un but, se maintenir en alliance étroite avec
-les puissances du continent, et se mettre en mesure de répondre à leur
-appel, si par hasard elles avaient besoin des forces de terre et de
-mer de la Grande-Bretagne.
-
-On ne pouvait plus adroitement dissimuler sous des vérités générales
-la vérité matérielle de la guerre résolue et promise à Vienne. Mais
-l'opposition ne se laissa point prendre au piége de ces raisonnements,
-et repoussa victorieusement tous les arguments des lords Liverpool et
-Castlereagh.
-
-D'abord elle demanda si, en fait, et au moment même où l'on parlait,
-le gouvernement n'avait pas signé à Vienne l'engagement positif
-d'entreprendre la guerre contre la France, pour renverser Napoléon et
-rétablir les Bourbons. Soupçonnant la chose sans la savoir exactement,
-l'opposition avait posé la question en des termes dont lord
-Castlereagh abusa, avec un défaut de franchise qu'un ministre ne
-devrait jamais se permettre dans un État libre. Comme en effet on ne
-s'était pas exprimé de la sorte, comme on n'avait pas dit formellement
-dans le traité qu'on allait faire la guerre à la France pour
-substituer les Bourbons aux Bonaparte, bien que ce fût au fond le but
-qu'on poursuivait, lord Castlereagh, qui depuis deux jours cependant
-avait dans les mains le texte du traité du 25 mars, répondit, avec une
-fausseté mal déguisée, que l'Angleterre n'avait rien signé de pareil,
-et tâcha de faire entendre qu'elle n'avait pris que des engagements
-éventuels, et de pure précaution, conformes en un mot au message
-lui-même sur lequel la discussion était ouverte.
-
-[En marge: Réponse au ministère.]
-
-[En marge: L'opposition s'attache à démontrer qu'on fait la guerre
-pour le rétablissement des Bourbons, et que ce but ne vaut pas les
-difficultés et les dangers d'une nouvelle lutte.]
-
-Trompée sur les faits, l'opposition ne se laissa pas vaincre dans les
-raisonnements. Son thème était que si on avait bien fait autrefois de
-combattre Napoléon à outrance, on agissait imprudemment et par les
-vieilles inspirations aristocratiques du parti tory, en prenant
-aujourd'hui l'engagement, dissimulé mais évident, de le combattre de
-nouveau; que le traité du 11 avril, conséquence naturelle de la
-situation en 1814, avait été violé sans pudeur, et de toutes les
-manières; que non-seulement on n'avait pas payé à Napoléon son
-subside, ce qui l'avait réduit à vendre une partie des canons de l'île
-d'Elbe, mais qu'on avait mis en question le duché de Parme assuré à sa
-femme et à son fils, refusé d'accorder une dotation promise au prince
-Eugène, et discuté presque publiquement si on ne le déporterait pas
-lui-même dans une île de l'Océan; qu'on lui avait donné par conséquent
-tous les droits imaginables de rompre le traité du 11 avril; que,
-descendu sur le territoire français, il y avait trouvé non-seulement
-l'armée, mais la nation disposée à lui ouvrir les bras; qu'avec
-l'armée seule il ne serait pas arrivé en vingt jours à Paris, entouré
-des acclamations du peuple des villes et des campagnes; qu'évidemment
-ce n'était pas comme chef d'une troupe de bandits, ainsi qu'on voulait
-bien le faire croire, qu'il était revenu sans tirer un coup de fusil,
-mais comme représentant vrai de la Révolution française; que les
-Bourbons au contraire n'avaient pas vu un bras se lever pour leur
-défense, ce qui ne prouvait guère que la nation les préférât aux
-Bonaparte; que dès lors, la guerre qu'on niait, mais qu'on était
-décidé à commencer sans retard, consistait réellement à prendre parti
-pour les Bourbons, qui s'étaient rendus suspects et antipathiques à la
-majorité de la nation française, contre Napoléon, qui était aux yeux
-des masses le représentant de leurs intérêts; que c'était là une
-ingérence dans les affaires intérieures d'une nation indépendante,
-tout à fait contraire aux principes de la Grande-Bretagne, ingérence
-que moralement il faudrait s'interdire, fût-elle utile aux intérêts
-britanniques, mais dont il fallait s'abstenir bien plus encore
-lorsqu'elle pouvait devenir funeste à ces intérêts; que Napoléon ne
-serait pas ce qu'il était, c'est-à-dire un homme d'un incontestable
-génie, s'il ne revenait pas modifié par le malheur; qu'évidemment il
-devait l'être dans une certaine mesure, puisqu'il se hâtait d'accepter
-les conditions du traité de Paris, par lui obstinément repoussées en
-1814; qu'à la vérité, on niait sa bonne foi, et qu'on rappelait son
-ancienne et immense ambition; que ce qu'on disait de son ambition
-était assurément très-fondé, mais que depuis le congrès de Vienne, il
-n'était plus permis de parler de cette ambition sans parler de celles
-qui avaient usurpé la Pologne, morcelé la Saxe, privé de leur
-nationalité Venise et Gênes; que l'expérience avait prouvé que ces
-dernières étaient aussi à craindre, et avaient besoin d'être contenues
-autant au moins que celle de Napoléon; que dès lors si celui-ci,
-profitant des leçons de 1813 et 1814, proposait sérieusement la paix,
-c'était la peine d'y penser avant de se prononcer si brusquement pour
-la guerre; qu'autant valait lui que d'autres sur le trône de France;
-que recommencer la guerre, doubler encore une fois la dette anglaise,
-éterniser l'_income-tax_, braver enfin les chances d'une lutte qui
-pouvait devenir terrible si elle devenait nationale de la part de la
-France, tout cela pour rétablir les Bourbons, était le sacrifice des
-vrais intérêts de l'Angleterre aux vieux préjugés des torys, et que,
-si flatteurs que fussent les compliments de Louis XVIII, ils ne
-méritaient pas qu'on les payât d'un prix aussi considérable.
-
-[En marge: Perplexité du Parlement.]
-
-[En marge: M. Ponsonby, membre modéré des Communes, appuie le message
-ministériel.]
-
-[En marge: Raisons sur lesquelles il se fonde pour appuyer ce
-message.]
-
-Le Parlement était évidemment touché de ces raisons qui avaient frappé
-tous les esprits en Angleterre. À la vérité, quelques hommes
-politiques voyant qu'on avait gagné à Vienne autant que les puissances
-les plus ambitieuses, et que la guerre était un moyen certain de
-conserver ce qu'on avait gagné, inclinaient à la faire, mais ceux-là
-mêmes ne laissaient pas d'avoir des doutes sur le résultat, et ce qui
-paraissait plus sage à tous, c'était de prendre le temps de réfléchir
-avant de se décider. M. Ponsonby, placé entre le ministère et
-l'opposition, se fit l'organe de ce sentiment. L'opposition, en
-réponse au message, avait proposé une résolution qui tendait
-positivement à recommander au gouvernement la conservation de la paix.
-Adopter cette résolution, c'était se prononcer contre la guerre, et la
-majorité demandait avec raison qu'avant de s'arrêter à un parti
-quelconque, on laissât la situation s'éclaircir. M. Ponsonby prenant
-la parole, dit que si dans le message il voyait la résolution formelle
-de la guerre, il ne le voterait point, car il était de ceux qui
-pensaient qu'il ne fallait pas repousser péremptoirement toutes les
-ouvertures de Napoléon; qu'il ne croyait pas, comme on l'avait dit,
-qu'il eût été rappelé par l'armée seule, qu'évidemment une grande
-partie de la nation française inclinait vers lui; qu'il fallait
-prendre un tel état de choses en grande considération, bien peser les
-avantages et les dangers de la guerre, préférer la paix si elle était
-sûre, ne préférer la guerre que si elle était indispensable, et
-offrait des chances suffisantes de succès, en un mot, examiner,
-réfléchir, et par conséquent faire au message une réponse conforme à
-son intention, qui était non pas de se rejeter immédiatement dans une
-lutte sanglante, mais de rester unis aux puissances du continent, avec
-des moyens suffisants pour les seconder dans leurs déterminations. Par
-ces motifs, et par ces motifs seuls, M. Ponsonby n'adoptait pas la
-proposition de l'opposition. Celle-ci alors pour éclaircir la
-question, interpella le cabinet plusieurs fois, le somma de déclarer
-la vérité, et d'avouer qu'en votant dans le sens du message, on votait
-la guerre certaine, et même très-prochaine. Une dénégation énergique
-et réitérée partit plusieurs fois des siéges occupés par les membres
-du cabinet, qui ne craignirent pas ainsi d'avancer un mensonge
-signalé, mensonge que les ministres britanniques, il faut le dire à
-l'honneur de leurs institutions, ne se sont jamais permis depuis avec
-ce degré d'audace.
-
-La proposition de l'opposition n'obtint donc que très-peu de voix,
-une quarantaine tout au plus, et le ministère se vit appuyé par plus
-de deux cents.
-
-[En marge: Adoption du message, et ratification du traité du 25 mars.]
-
-[En marge: Envoi de deux membres du cabinet à Bruxelles pour se
-concerter avec lord Wellington.]
-
-[En marge: Vues qu'on lui expose.]
-
-Ce vote à peine émis le gouvernement fit partir pour Vienne le traité
-du 25 mars, ratifié avec la réserve illusoire dont nous avons parlé,
-et il expédia deux membres du cabinet pour Bruxelles, afin de se
-mettre d'accord sur tous les points avec le duc de Wellington. Ils
-furent chargés de l'assurer qu'en voulait comme lui la guerre, et
-qu'on la soutiendrait énergiquement; que tout ce qu'on avait dit
-n'était qu'une ruse, rendue nécessaire par l'état des esprits en
-Angleterre; qu'on lui laissait le soin d'expliquer à Louis XVIII le
-vrai sens de la réserve ajoutée à l'article 8, laquelle était un pur
-ménagement pour certains scrupules, et n'empêchait pas qu'on ne
-désirât le rétablissement des Bourbons, et qu'on ne fût prêt à y
-travailler avec autant d'énergie qu'auparavant. Le gouvernement fit
-dire en outre à lord Wellington qu'il fournirait les 6 millions
-sterling promis aux trois grandes puissances, mais qu'il lui était
-impossible d'aller au delà, et que relativement aux petites puissances
-allemandes il tâcherait de leur attribuer la plus forte part de la
-compensation due en argent pour l'incomplet du contingent de 150 mille
-hommes. Enfin il pressa vivement lord Wellington de bien faire
-connaître ses plans et ceux de la coalition, pour qu'on pût y prendre
-confiance et les seconder. En attendant, afin de conformer la conduite
-au langage tenu dans le Parlement, l'amirauté donna à la marine
-anglaise l'ordre de respecter le pavillon tricolore qu'elle n'avait
-pas respecté jusqu'alors, car elle tirait sur ce pavillon en laissant
-passer librement le pavillon blanc. L'amirauté permit même aux
-bâtiments de commerce des deux nations de fréquenter les ports de
-l'une et de l'autre. C'était une feinte de deux ou trois mois à
-s'imposer jusqu'au jour des premières hostilités.
-
-[En marge: Prudence de lord Wellington, et efforts qu'il fait pour
-tempérer les Prussiens et les émigrés français.]
-
-[En marge: Folles passions des Prussiens.]
-
-Arrivés à Bruxelles les représentants du cabinet britannique
-trouvèrent le duc de Wellington fort disposé à admettre tous les
-ménagements de forme, pourvu que le fond n'en souffrît point, et dans
-cette pensée, s'efforçant de contenir les Prussiens d'un côté, les
-émigrés français de l'autre, pour qu'il ne fût pas commis
-d'imprudence. Cette double tâche était également difficile, car chez
-les uns et les autres les passions étaient singulièrement excitées.
-Les Prussiens étaient parvenus à un degré de fureur difficile à
-exprimer. Ils parlaient d'entrer de nouveau en France, et cette fois
-de n'y laisser debout ni un palais ni une chaumière. Leurs principaux
-corps de troupes campaient aux environs de Liége, et comme cette ville
-avait conservé des sentiments favorables à la France, ils y
-commettaient toute sorte de violences, exerçaient contre les habitants
-une police inquisitoriale, enfermaient ou exilaient ceux qui
-étaient accusés de connivence avec les Français, et étendaient
-particulièrement leurs rigueurs sur les troupes saxonnes, qui depuis
-le morcellement de la Saxe se repentaient fort de leur conduite à
-Leipzig, et ne prenaient pas la peine de le cacher. Les manifestations
-de ces troupes avaient été telles qu'il avait fallu les faire passer
-sur les derrières, pour les désarmer. Blucher voulait en outre trier
-les soldats saxons qui étaient devenus Prussiens en vertu des derniers
-arrangements de Vienne, et les incorporer dans son armée. Les Saxons
-au contraire refusaient de se soumettre à cette dislocation, et
-menaçaient d'une violente résistance, secondés qu'ils étaient par
-toutes les sympathies des Liégeois. On avait conseillé à Blucher
-d'ajourner cette mesure, mais il ne paraissait vouloir écouter aucun
-conseil de modération. Un journal insensé, _le Mercure du Rhin_, était
-l'interprète des passions des Prussiens. Suivant ce journal il ne
-fallait pas combattre les Français comme des adversaires ordinaires,
-mais les traiter _comme des chiens enragés_, dont on se débarrasse en
-les assommant. Il fallait faire la guerre à Napoléon, sans doute, mais
-au peuple français plus encore qu'à Napoléon, car ce peuple par son
-orgueil et son ambition tourmentait l'Europe depuis vingt-cinq ans; il
-fallait le briser comme corps de nation, le partager en Bourguignons,
-en Champenois, en Auvergnats, en Bretons, en Aquitains, qui auraient
-leurs rois particuliers, détacher les Alsaciens, les Lorrains, les
-Flamands, restituer ceux-ci à l'empire germanique, et rendre à cet
-empire sa force d'unité en lui donnant un empereur; il fallait par
-conséquent faire en Allemagne le contraire de ce qu'on ferait en
-France, puisqu'on lui ôterait ses rois pour leur substituer un
-empereur, tandis qu'on ôterait à la France son empereur pour lui
-imposer cinq ou six rois; il fallait prendre les biens nationaux,
-fruits du pillage révolutionnaire, et en faire ou des dotations pour
-les armées coalisées, ou le gage d'un papier qui servirait à solder
-la nouvelle guerre de la coalition. Ces extravagances, délayées dans
-des articles aussi révoltants par la forme que par le fond, étaient
-reproduites chaque matin dans ce journal, et colportées sur tous les
-bords du Rhin.
-
-À ce langage les Prussiens ajoutaient des projets militaires qui
-n'étaient guère plus sages. Ils auraient voulu marcher tout de suite
-sur Paris, sans s'inquiéter si les autres armées de la coalition
-étaient prêtes à soutenir leurs efforts. Ils avaient la prétention à
-eux seuls, aidés tout au plus de quelques Anglais, Hanovriens et
-Hollandais, de tout renverser sur leur passage, et de finir la guerre
-d'un coup.
-
-[En marge: Emportements des émigrés français.]
-
-À Gand, où s'était rendu Louis XVIII, se trouvait un autre foyer de
-passions non moins déraisonnables. Si quelques-uns des ministres qui
-avaient suivi Louis XVIII, tels que MM. Louis et de Jaucourt,
-cherchaient dans les événements une leçon, les autres n'y voyaient
-qu'un motif de rigueurs trop différées. On y disait couramment que
-l'armée française était un composé de brigands dont il fallait se
-défaire, qu'on avait trop flatté ses chefs, qu'il fallait revenir
-d'une telle politique, abattre quelques têtes parmi les généraux et
-les révolutionnaires fameux, et faire ainsi succéder l'énergie à la
-faiblesse. On ne voulait voir dans le retour de Napoléon que le
-résultat d'une vaste conspiration, et dans la conduite de ceux qui
-avaient favorisé ce retour, qu'une trahison au lieu d'un entraînement.
-Il y avait une tête vouée d'avance à toutes les malédictions, et on la
-désignait hautement, c'était celle de l'infortuné maréchal Ney. Ainsi,
-loin de songer à se corriger, on songeait à se venger, et à se
-souiller d'un sang dont on devait à jamais regretter l'effusion!
-
-[En marge: Mesure gardée par Louis XVIII.]
-
-[En marge: Langage du comte Pozzo di Borgo.]
-
-Il faut reconnaître, à l'éloge de Louis XVIII, que s'il manquait de
-chaleur d'âme, il était exempt aussi de ces passions déplorables,
-qu'il laissait dire ces folies sans les répéter, sans les encourager,
-et se bornait à souhaiter que la coalition le rétablît bientôt sur le
-trône. Il admettait même la nécessité d'accorder à son frère, à ses
-neveux, aux gens de la cour, moins de part au gouvernement, et
-beaucoup plus à ses ministres. Malheureusement certains diplomates
-étrangers, que leurs lumières auraient dû garantir des égarements du
-moment, en fournissaient eux-mêmes l'exemple, et le comte Pozzo
-écrivait sur ce sujet à lord Castlereagh une lettre où à beaucoup de
-sens politique se joignaient les paroles furieuses qui suivent. «Nous
-avons laissé Louis XVIII front à front avec tous les démons de la
-révolution, et nous l'avons chargé de nos imprudences et des siennes.
-Bonaparte étant survenu dans cette position, l'armée a renversé le
-trône qu'elle devait soutenir, le peuple a été étonné et stupide; il
-applaudira davantage à la pièce contraire, lorsque, comme je l'espère,
-nous lui donnerons cette pièce. Mais il ne faudra pas nous contenter
-des compliments qui nous attendent. Si nous voulons notre repos, il
-faut mettre le Roi à même de disperser l'armée et d'en créer une
-nouvelle, et de purger la France de cinquante grands criminels dont
-l'existence est incompatible avec la paix. Les Français doivent se
-charger de l'exécution, et les alliés leur donner l'occasion de
-pouvoir le faire. Notre salut est dû à notre union, et notre union est
-beaucoup l'effet d'une heureuse combinaison de circonstances qui ne se
-renouvellera pas aisément.» Ces paroles, dans la bouche d'un homme
-remarquable par la supériorité de son esprit, et qui plus tard fit
-preuve de la plus haute raison, prouvent quelles passions aveugles
-animaient alors l'Europe tout entière.
-
-[En marge: Conférences entre les Anglais et les Prussiens sur le plan
-de campagne.]
-
-[En marge: Lord Wellington fait adopter ses vues, et prend un grand
-ascendant sur les Prussiens.]
-
-C'est au milieu de ces emportements que le sage duc de Wellington
-était chargé d'apporter quelque calme, et, comme on le pense bien, il
-y avait de la peine. Mais comme il s'agissait surtout d'opérations
-militaires, et qu'en cette matière il avait une grande autorité et un
-pouvoir formel, il se contentait de faire prévaloir sous ce rapport
-les vues de sa prudence, et quant au reste il laissait dire. Pourtant
-il déplorait le langage des journaux publiés sur les bords du Rhin, et
-exprimait la crainte qu'on ne renouvelât la faute du manifeste du duc
-de Brunswick. Il conseillait au maréchal Blucher de ménager les
-Saxons, et de ne pas chercher encore à incorporer ceux qui
-appartenaient à la Prusse. Il conseillait au roi Louis XVIII d'écarter
-les influences de cour, d'adopter, à l'exemple de l'Angleterre, un
-ministère sérieusement responsable, et concentrant dans sa main la
-puissance avec la responsabilité. Quant à la question militaire, il
-tint des conférences à Gand avec les représentants du cabinet
-britannique, avec les généraux prussiens, et avec le duc de Feltre,
-ministre de la guerre de Louis XVIII. Bien que dans ces conférences on
-évaluât très-bas les forces de la France, le duc de Wellington trouva
-dans tout ce qu'on lui dit des motifs de prudence plutôt que de
-témérité. Il parvint à persuader au général Gneisenau, représentant de
-Blucher, qu'il y avait peu d'avantage à se presser, qu'il fallait
-d'abord se serrer aux Anglais avec le gros de l'armée prussienne, afin
-de composer au Nord une masse de 250 mille hommes, et attendre ensuite
-qu'une force égale s'avançât par l'Est sous le prince de
-Schwarzenberg, et fût même assez rapprochée pour faire sentir vivement
-son action. Différer ainsi la victoire pour la rendre plus certaine,
-marcher méthodiquement en deux grosses colonnes, dont chacune serait
-de beaucoup supérieure aux forces supposées de Napoléon, assurer sa
-marche en prenant les places qu'on trouverait sur son chemin, puis
-acculer Napoléon sur Paris, et l'étouffer sous la réunion accablante
-de 4 à 500 mille combattants, en évitant de donner prise à son génie
-manoeuvrier, tel était le plan du duc de Wellington, calqué sur la
-campagne de 1814, dont il ne retranchait que les imprudences de
-Blucher. Le général Gneisenau, qui était homme d'esprit, se rendit à
-ces vues, et promit de la part de l'armée prussienne autant de
-déférence aux conseils du général anglais que de dévouement à la cause
-commune. Il fut convenu que la concentration des troupes destinées à
-opérer vers le nord de la France s'exécuterait le plus tôt possible;
-que les Anglais, les Hollando-Belges, les Hanovriens, les
-Brunswickois, etc., composant l'armée propre du duc de Wellington,
-s'assembleraient prochainement entre Bruxelles et Mons, et borderaient
-la rive gauche de la Sambre, tandis que les Prussiens viendraient en
-border la rive droite en se portant sans perte de temps de Liége sur
-Charleroy; qu'ils se tiendraient en communication étroite les uns avec
-les autres au moyen de ponts nombreux, prêts à se porter secours si,
-pendant qu'ils attendraient le reste des coalisés, leur terrible
-adversaire fondait sur eux à l'improviste. La calme et forte raison de
-lord Wellington prit dès lors dans les conseils prussiens un ascendant
-qui devait pour notre malheur exercer une immense influence sur la
-suite des événements.
-
-[En marge: Effet produit sur l'esprit de Napoléon par la connaissance
-acquise des projets de la coalition.]
-
-[En marge: Il est peu surpris, et il se décide à faire connaître la
-vérité tout entière à la France.]
-
-Telles avaient été les négociations et les combinaisons militaires du
-côté des puissances coalisées, du 20 mars au 10 avril. Napoléon ne
-s'était fait aucune illusion: pourtant, en voyant ses courriers
-arrêtés à Mayence, à Kehl, à Turin, en voyant surtout M. de Flahault,
-parvenu jusqu'à Stuttgard, obligé de rebrousser chemin, il comprit que
-les passions étaient plus violentes encore qu'il ne l'avait imaginé.
-Du reste le retour de son émissaire secret, M. de Montrond, ajouta à
-la connaissance générale qu'il avait de l'état des choses, la
-connaissance précise de particularités qui auraient affligé son coeur,
-s'il eût été moins habitué aux coups du sort. Il sut par les diverses
-communications dont M. de Montrond était chargé, que sa femme, dominée
-par le goût du repos, par le vulgaire intérêt du duché de Parme,
-peut-être par des sentiments moins avouables, s'était livrée et avait
-livré son fils à l'autorité du congrès, et qu'elle ne viendrait point
-à Paris. Il reconnut que la résolution de le combattre était poussée
-jusqu'à la fureur, et qu'on voulait le frapper d'une véritable
-excommunication politique, emportant interdiction des rapports les
-plus simples, même de ceux que le droit public, dans l'intérêt de
-l'humanité, commande d'entretenir en temps de guerre. Il n'avait au
-fond jamais douté de ce qu'il venait d'apprendre, seulement il
-trouvait que la réalité dépassait ses prévisions, et il n'en était ni
-surpris, ni courroucé, car il sentait bien qu'il s'était attiré ce
-débordement de colères. Il n'y a pas au monde de juge plus
-infaillible, surtout contre lui-même, qu'un grand esprit qui a failli,
-qui sent ses fautes, et qui voudrait les réparer! Napoléon était donc
-résolu, malgré sa bouillante nature, à ne céder à aucun emportement, à
-tout supporter, et à tout dire au public. Jusqu'alors il s'était
-contenté, en passant des revues, de répéter qu'il ne se mêlerait plus
-des affaires des autres nations, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on
-se mêlât de celles de la France, et il n'avait pu aller plus loin,
-n'ayant reçu aucune déclaration de guerre. Si en effet il eût devancé
-les manifestations des cabinets étrangers, on n'aurait pas manqué
-d'imputer à son esprit querelleur cette promptitude à prêter des
-intentions hostiles à l'Europe. Mais après des faits patents,
-officiels, comme ceux qui venaient de se produire, il n'y avait plus à
-hésiter: il fallait parler ouvertement, pour que la France sût à quel
-état de dépendance on prétendait la réduire, car on ne voulait pas
-même lui permettre de choisir son gouvernement, pour que les nations
-de l'Europe sussent aussi qu'on allait de nouveau verser leur sang,
-non en vue de leur indépendance, ou même de leur ambition, puisque
-Napoléon concédait jusqu'aux arrangements de Vienne, mais afin de
-satisfaire les passions de leurs maîtres, pour que la nation anglaise
-enfin sût à quel point on la trompait. Il était urgent en outre de
-promulguer les décrets relatifs aux anciens militaires, aux gardes
-nationaux mobilisés, et aux diverses mesures d'armement, car si le
-travail préliminaire avait pu jusqu'ici se faire dans les bureaux, la
-publicité officielle du _Moniteur_ était désormais nécessaire pour
-obtenir l'obéissance de ceux qu'on allait appeler à la défense du
-pays. L'orgueil seul de Napoléon aurait pu souffrir de ce qu'il allait
-publier, mais sa gloire passée lui rendait toutes les humiliations
-bien supportables, et d'ailleurs cet orgueil qui avait tant failli, ne
-pouvait plus intéresser le monde qu'en s'humiliant pour un grand but,
-celui d'éclairer l'Europe sur la justice de sa cause.
-
-[En marge: Publication de la déclaration du 13 mars, et commentaire de
-cette déclaration par le Conseil d'État.]
-
-Il commença par faire publier comme officielle la déclaration du 13
-mars, dont il n'avait été parlé que d'une manière vague, et comme
-d'une pièce douteuse. Il la fit suivre d'une consultation du Conseil
-d'État, qui était en ce moment l'autorité morale la plus haute, les
-Chambres étant dissoutes. Ce corps, après avoir constaté
-l'authenticité de la déclaration du 13 mars, soutenait que cette
-pièce, émanée réellement des souverains réunis en congrès, outrageait
-à la fois le droit, la vérité des faits, le bon sens, et n'était
-qu'une provocation pure et simple à l'assassinat. Il soutenait que
-Napoléon à l'île d'Elbe était, d'après le traité du 11 avril, un
-souverain véritable, que l'étendue du territoire n'était d'aucune
-considération, que les droits attachés à la souveraineté lui avaient
-été assurés, que dès lors en débarquant au golfe Juan, et en
-commettant ainsi un acte d'agression contre un monarque imposé à la
-France, il n'avait encouru que les conséquences attachées à l'exercice
-du droit de la guerre, c'est-à-dire la diminution ou la privation de
-ses États, même la captivité de sa personne, s'il avait été vaincu,
-mais nullement la mort, qui n'était permise que sur le champ de
-bataille contre des combattants refusant de se rendre; qu'en le
-mettant hors la loi, et en provoquant chacun à lui courir sus,
-l'ordonnance du Roi du 6 mars et la déclaration du congrès de Vienne
-du 13 avaient pris le caractère d'une provocation à l'assassinat,
-interdite entre nations civilisées; que d'ailleurs dans l'acte du 13
-mars la vérité des faits était aussi outragée que le droit; que le
-traité du 11 avril avait été violé de toutes les manières, qu'on avait
-pris ou séquestré les propriétés privées de la famille Bonaparte,
-refusé d'acquitter soit à Napoléon lui-même, soit à ses proches le
-subside stipulé, refusé également à certaines catégories de militaires
-la somme de deux millions que Napoléon avait été autorisé à leur
-distribuer; que le duché de Parme promis à Marie-Louise avait été mis
-en question, et retiré à son fils auquel il était dû; que la dotation
-promise au prince Eugène avait été déniée; qu'enfin Marie-Louise et
-son fils avaient été empêchés (ce qui était vrai pour une certaine
-époque) de se rendre à l'île d'Elbe auprès de leur époux et père;
-qu'ainsi la violation du traité du 11 avril était le fait du
-gouvernement royal, non du monarque sorti de l'île d'Elbe, que dès
-lors celui-ci n'avait point été l'agresseur; que sous un autre
-rapport, celui des voeux de la France, il avait été plus fondé encore
-à se conduire comme il l'avait fait, car il avait su que la nation
-française humiliée dans sa gloire, menacée dans ses droits, exposée à
-un bouleversement prochain par les attaques incessantes aux acquéreurs
-de biens nationaux, désirait qu'on l'affranchît des périls sans nombre
-suspendus sur sa tête; qu'ainsi Napoléon autorisé par la violation du
-traité du 11 avril à ne plus en observer les conditions, avait reçu
-l'approbation la plus éclatante de sa conduite par l'accueil que la
-France lui avait fait; qu'il n'avait donc point de torts, tandis qu'on
-les avait eus tous envers lui, surtout en se rendant coupable d'une
-provocation à l'assassinat, à laquelle il avait répondu en remettant
-le duc d'Angoulême en liberté, et en laissant en France les duchesses
-d'Orléans et de Bourbon.
-
-[En marge: Rapport de M. de Caulaincourt exposant l'arrestation de
-tous les courriers français.]
-
-Cette déclaration, quelque bien motivée qu'elle fût, n'avait que
-l'importance banale d'une récrimination: mais Napoléon la fit suivre
-d'une pièce plus grave, c'était un rapport de M. de Caulaincourt sur
-les tentatives infructueuses qu'il avait faites pour établir des
-relations diplomatiques avec les puissances européennes. Dans ce
-rapport inséré le 13 avril au _Moniteur_, on ne parlait pas, bien
-entendu, de la mission secrète confiée à M. de Montrond, mais des
-courriers envoyés pour annoncer les intentions pacifiques de
-l'Empereur, courriers arrêtés à Turin, à Kehl, à Mayence; on y
-racontait l'arrestation de M. de Flahault à Stuttgard, le refus de
-recevoir à Douvres le message au prince régent, et le renvoi de ce
-message au congrès de Vienne. Ces faits étaient exposés avec une
-parfaite modération de langage, mais aussi avec une fermeté qui ne
-laissait percer aucune crainte. Les pièces refusées étaient insérées
-textuellement dans le _Moniteur_, pour rendre la France et l'Europe
-juges de la conduite des deux parties, celle qui voulait parler, celle
-qui ne voulait pas entendre. La conclusion tirée de ces communications
-était qu'il ne fallait ni se faire illusion, ni s'alarmer, mais voir
-les choses telles qu'elles étaient, et se préparer à repousser des
-hostilités qui, sans être absolument certaines, devenaient infiniment
-probables.
-
-[En marge: Insertion au _Moniteur_ des discussions du Parlement
-d'Angleterre, et des articles des journaux allemands les plus
-violents.]
-
-Napoléon fit en outre publier les discussions du parlement
-d'Angleterre, les extraits les plus significatifs des journaux
-étrangers, et notamment les articles du _Mercure du Rhin_. Par là le
-public se trouvait averti, et ne pouvait plus douter des intentions
-des puissances. Rien ne s'opposait dès lors à la promulgation des
-décrets relatifs à l'armement de la France, et c'était à l'armée qui
-avait voulu le rétablissement de l'Empire, c'était aux habitants des
-campagnes qui avaient voulu garantir l'inviolabilité des acquisitions
-nationales, c'était à tous les hommes enfin qui avaient désiré venger
-la Révolution des entreprises de l'émigration, à s'unir pour soutenir
-le chef qu'ils avaient rétabli sur le trône. On pouvait au surplus
-compter sur un zèle véritable de leur part, et sur des efforts qui,
-bien dirigés, avaient quelque chance de réussir, si toutefois la
-fortune n'était pas trop contraire.
-
-[En marge: Ayant fait connaître la vérité tout entière, Napoléon
-publie les décrets relatifs à l'armement de la France.]
-
-En conséquence Napoléon fit publier avec les divers actes que nous
-venons de mentionner, les décrets relatifs au rappel des anciens
-militaires et à l'organisation des gardes nationales mobiles. Ces
-décrets, fondés sur des lois antérieures, dont ils ordonnaient et
-réglaient l'exécution, avaient un caractère parfaitement légal, et
-n'étaient plus un usage du pouvoir absolu que Napoléon s'était jadis
-attribué. Les anciens militaires étaient appelés à venir défendre la
-cause de la France, si chère à leur coeur, avec promesse d'être à la
-paix immédiatement renvoyés dans leurs foyers. Ils avaient le choix ou
-de se rendre aux régiments dans lesquels ils avaient servi jadis, ou
-de joindre les régiments les plus voisins. Les gardes nationaux
-étaient astreints au service sédentaire de 20 à 60 ans. De 20 à 40,
-ils pouvaient, suivant leur âge, leur force physique, leurs goûts,
-leur situation de famille, être appelés à faire partie des compagnies
-d'élite, et à servir dans les places ou sur les ailes de l'armée
-active. Un comité d'arrondissement composé du sous-préfet, d'un membre
-du conseil d'arrondissement, d'un officier de gendarmerie, avait
-mission de désigner les hommes qui, sous le titre de grenadiers ou
-chasseurs, composeraient ces compagnies d'élite. Ceux qui avaient de
-l'aisance étaient tenus de s'habiller à leurs frais, les autres
-devaient être habillés aux frais des départements. L'État se chargeait
-d'armer les uns et les autres. Les officiers, à partir du grade de
-chef de bataillon, devaient être nommés par l'Empereur, et au-dessous
-de ce grade par les comités de département, sur la présentation des
-comités d'arrondissement. Les ministres de la police et de
-l'intérieur avaient joint à ces décrets des circulaires aux préfets,
-dans lesquelles ils cherchaient à exciter le zèle des citoyens, et
-disaient sur l'intérêt qu'on avait à défendre la dynastie impériale
-des choses qui, dans leur bouche, étaient beaucoup mieux placées que
-dans la bouche de l'Empereur.
-
-[En marge: Quoique ces décrets eussent été tardivement publiés, aucun
-temps n'avait été perdu pour leur exécution.]
-
-[En marge: Soin avec lequel Napoléon les fait exécuter.]
-
-[En marge: Départ des troisièmes bataillons.]
-
-[En marge: Mobilisation des gardes nationaux.]
-
-[En marge: Mesures relatives à la cavalerie.]
-
-[En marge: Emprunt de sept à huit mille chevaux à la gendarmerie.]
-
-[En marge: Achats dans les campagnes.]
-
-[En marge: Ateliers d'armes et d'habillements.]
-
-Ce dernier du reste n'avait pas besoin que son activité fût stimulée:
-il travaillait jour et nuit à diriger ou à presser le zèle de
-l'administration, au moyen de cette attention universelle et
-infatigable qui embrassait à la fois l'ensemble et les détails. Il
-n'avait pu insérer plus tôt au _Moniteur_ les décrets relatifs aux
-anciens militaires et aux gardes nationaux, car en publiant des
-mesures aussi significatives avant des actes patents des cabinets
-étrangers, il se serait donné les apparences de la provocation au lieu
-de celles de la défense légitime. Mais il n'y avait heureusement pas
-de temps perdu, car ces décrets, publiés plus tôt, n'auraient trouvé
-ni à Paris, ni dans les provinces, des agents prêts à les mettre à
-exécution. Pour le décret notamment qui était relatif à la garde
-nationale, il avait fallu créer toute une administration nouvelle, et
-quant à celui qui concernait les anciens militaires, comme il
-s'adressait à des hommes dont l'éducation était faite, les quelques
-jours de retard étaient peu regrettables, car à l'instant même de leur
-arrivée au corps, ils étaient propres à entrer dans les bataillons de
-guerre. Les hommes en congé de semestre commençant à arriver dans les
-régiments, Napoléon ordonna de diriger vers les corps d'armée les
-troisièmes bataillons, n'eussent-ils que 400 hommes, sauf à les
-compléter plus tard. Quant aux gardes nationaux à mobiliser, il
-prescrivit de procéder sur-le-champ à la formation des bataillons
-d'élite, de leur donner une simple blouse avec un collet de couleur,
-et des fusils non réparés, et de les diriger sur les places les plus
-voisines, pour rendre immédiatement disponibles les troupes de ligne.
-L'organisation, l'équipement, l'armement de ces bataillons devaient
-s'achever dans les places. Quant à la cavalerie, Napoléon s'étant
-aperçu que les achats de chevaux s'exécutaient lentement, que le
-licenciement de la maison du Roi n'avait procuré que 300 chevaux au
-lieu de 3 mille qu'il avait espérés, résolut d'en prendre tout de
-suite 7 à 8 mille à la gendarmerie, en les lui payant immédiatement,
-afin qu'elle pût les remplacer sans retard. C'étaient des chevaux bien
-dressés, bien nourris, auxquels il ne manquait qu'un peu d'habitude de
-la fatigue. Il renouvela l'ordre de faire partir des officiers de
-remonte pour courir la France l'argent à la main, et y acheter des
-chevaux. Il répétait que de Cannes à Grenoble il avait trouvé en à
-acheter tant qu'il avait voulu, qu'en se transportant chez les
-agriculteurs, on en recueillerait un grand nombre, que c'était
-d'ailleurs par l'ensemble et la variété des moyens qu'on arrivait en
-toutes choses à se procurer les quantités nécessaires. En attendant il
-ne négligeait pas le dépôt de Versailles, et n'en remettait le soin
-qu'à lui-même. Les ateliers d'armes et d'habillements avaient été
-développés de manière à obtenir par jour mille fusils neufs, deux
-mille réparés, et mille habillements complets. C'est avec une
-surveillance continue et l'argent comptant qu'il s'assurait ces
-résultats.
-
-[En marge: Napoléon, non content des déclarations de son cabinet, veut
-faire une manifestation personnelle en passant en revue la garde
-nationale de Paris.]
-
-[En marge: Dispositions de la bourgeoisie de Paris.]
-
-Non content de la publicité donnée aux actes des puissances envers la
-France, il voulut faire une manifestation personnelle, et la faire
-devant la garde nationale de Paris, qu'on lui avait rendue suspecte au
-moment de son arrivée. Cette garde se composait du haut et moyen
-commerce de la capitale, de cette bonne bourgeoisie en un mot, qui
-aurait mieux aimé corriger les Bourbons en leur résistant légalement,
-que les renverser pour les remplacer par Napoléon, de qui elle
-attendait la guerre et peu de liberté. Toutefois si Napoléon était
-revenu sans elle, et presque malgré elle, il était revenu par une
-sorte de prodige, et sans verser une goutte de sang; il se présentait
-comme amendé sous les rapports les plus essentiels; il éloignait
-l'émigration, relevait les principes de 1789, faisait reluire la
-gloire de la France si chère au peuple de la capitale, et enfin il
-était menacé par l'Europe qui voulait le détruire par des moyens
-révoltants et attentatoires à l'indépendance nationale! C'étaient là
-bien des motifs pour lui ramener la bourgeoisie parisienne, et,
-disons-le, tous les bons citoyens dont elle était remplie.
-Certainement il aurait fallu ne pas le laisser revenir, l'en empêcher
-même à tout prix, si on l'avait pu; mais une fois remis en possession
-du pouvoir, donnant des signes frappants de retour à une politique
-saine au dedans comme au dehors, proscrit par l'Europe d'une manière
-qui impliquait la négation de tous nos droits, le soutenir était à la
-fois un acte de bon sens et de vrai patriotisme.
-
-Du reste, dans un corps nombreux il y a toujours de toutes les
-opinions, en quantité plus ou moins grande selon l'esprit qui y règne,
-et il suffit d'ôter la parole aux uns, de la donner aux autres, pour
-en modifier les sentiments apparents, et quelquefois même les
-sentiments réels. Outre que par le fait seul du rétablissement
-paisible de Napoléon et par ses professions de foi, la garde nationale
-était fort apaisée, on avait changé beaucoup de ses officiers, et
-ranimé le zèle des hommes qui détestaient l'émigration et l'étranger.
-Elle était donc disposée à faire à l'Empereur un accueil infiniment
-plus favorable que dans les premiers jours.
-
-[En marge: Revue de la garde nationale parisienne le 16 avril.]
-
-On la réunit le dimanche 16 avril sur la place du Carrousel, et on fit
-ranger d'un côté les quarante-huit bataillons dont elle se composait,
-et de l'autre les troupes belles et nombreuses qui traversaient la
-capitale pour se rendre aux frontières. Napoléon s'était réservé le
-commandement personnel de la milice parisienne, et n'avait délégué au
-général Durosnel, son aide de camp, que le commandement en second. Il
-en parcourut les rangs à cheval avec cette assurance imposante qu'il
-devait à la fermeté de son caractère et à vingt ans de commandement
-sur les plus grandes armées de l'univers. Les vives acclamations d'une
-minorité ardente, que la masse ne désapprouvait point mais n'imitait
-pas non plus, donnèrent presque à cette revue l'apparence de
-l'enthousiasme. Après avoir parcouru les rangs des quarante-huit
-bataillons Napoléon fit former les officiers en cercle autour de lui,
-et leur adressa, d'une voix claire et vibrante, l'allocution suivante.
-
-[En marge: Allocution de Napoléon.]
-
- «Soldats de la garde nationale de Paris, je suis bien aise de
- vous voir. Je vous ai formés il y a quinze mois pour le maintien
- de la tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté.
- Vous avez rempli mon attente; vous avez versé votre sang pour la
- défense de Paris, et si les troupes ennemies sont entrées dans
- vos murs, la faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et
- surtout à la fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces
- malheureuses circonstances.
-
- »Le trône royal ne convenait pas à la France. Il ne donnait
- aucune sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux. Il
- nous avait été imposé par l'étranger, et s'il eût existé il eût
- été un monument de honte et de malheur. Je suis arrivé armé de
- toute la force du peuple et de l'armée pour faire disparaître
- cette tache, et rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire
- de la France.
-
- »Soldats de la garde nationale, ce matin même le télégraphe de
- Lyon m'a appris que le drapeau tricolore flotte à Antibes et à
- Marseille. Cent coups de canon, tirés sur toutes nos frontières,
- apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont
- terminées; _je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons
- pas encore d'ennemis_. S'ils rassemblent leurs troupes, nous
- rassemblerons les nôtres. Nos armées sont toutes composées de
- braves qui se sont signalés dans cent batailles, et qui
- présenteront à l'étranger une barrière de fer, tandis que de
- nombreux bataillons de grenadiers et de chasseurs des gardes
- nationales garantiront nos frontières. Je ne me mêlerai point des
- affaires des autres nations; malheur aux gouvernements qui se
- mêleraient des nôtres!...
-
- »Soldats de la garde nationale, vous avez été forcés d'arborer
- des couleurs repoussées par la France, mais les couleurs
- nationales étaient dans vos coeurs. Vous jurez de les prendre
- toujours pour signe de ralliement, et de défendre ce trône
- impérial, seule et naturelle garantie de vos droits. Vous jurez
- de ne jamais souffrir que des étrangers, chez lesquels nous avons
- paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de notre gouvernement.
- Vous jurez enfin de tout sacrifier à l'honneur et à
- l'indépendance de la France!...»
-
-[En marge: Accueil fait aux paroles de Napoléon.]
-
-Ce discours, parfaitement approprié à l'auditoire, et qui faisait
-sentir la gravité de la situation, fut chaleureusement applaudi par
-les officiers auxquels il s'adressait. Ils crièrent tous en agitant
-leurs épées: Nous le jurons, nous le jurons!--Napoléon vit ensuite
-défiler sous ses yeux vingt mille hommes de garde nationale, à peu
-près autant de troupes de ligne, et il eut lieu de se féliciter de
-cette journée. Il avait dit à la France ce qu'il voulait qu'elle sût,
-et il avait fait sa paix avec la garde nationale parisienne,
-c'est-à-dire avec cette partie sage et honnête de la population, qui a
-toujours une influence décisive sur la destinée des gouvernements.
-
-[En marge: La résidence de Napoléon transférée à l'Élysée.]
-
-[En marge: Sa manière d'y vivre.]
-
-Le lendemain 17 il quitta les Tuileries pour s'établir au palais de
-l'Élysée, qu'il trouvait plus agréable à habiter au printemps, et qui
-lui permettait d'interrompre son immense travail par quelques
-promenades sous de beaux ombrages. D'ailleurs il avait sensiblement
-changé de manière d'être. Il avait toujours été simple, naturel,
-familier même, mais jamais il n'avait été aussi accessible. Il
-convenait en effet à sa position présente de se laisser approcher,
-afin de pouvoir persuader ceux qu'il avait besoin de ramener à sa
-personne et à sa nouvelle façon de penser. À l'Élysée, où la reine
-Hortense faisait les honneurs, il pouvait avec moins d'appareil qu'aux
-Tuileries appeler à sa table les personnages divers qu'il désirait
-entretenir, et sur lesquels il voulait exercer non-seulement
-l'ascendant, mais le charme puissant de son esprit.
-
-[En marge: Tristesse de Napoléon succédant bientôt à la joie de son
-retour.]
-
-Son frère Joseph était revenu de Suisse fort à propos, car le jour
-même de son départ il allait être arrêté par ordre de la coalition.
-Napoléon l'établit au Palais-Royal, avec le titre de prince français,
-un traitement convenable, et la recommandation expresse de beaucoup
-d'économie et de modestie. Ces précautions n'étaient pas inutiles, la
-vue de ce frère ayant déjà causé certaines défiances. On craignait
-tout ce qui rappelait l'ancien Empire, et surtout ce vaste système de
-royautés de famille qui avait tant contribué à soulever l'Europe
-contre la France. Napoléon avait envoyé une frégate chercher sa mère
-qui de l'île d'Elbe s'était rendue à Naples, sa soeur qu'on détenait à
-Livourne, et ceux de ses frères qui avaient pu se soustraire aux mains
-de la coalition. Il lui était doux de les avoir auprès de lui, mais il
-désirait que leur attitude n'offusquât en rien le nouvel esprit qui se
-manifestait en France, et entendait leur imposer la simplicité qu'il
-s'imposait à lui-même par goût autant que par calcul. D'heure en
-heure d'ailleurs il s'attristait sans le laisser voir, et ses
-partisans s'attristaient également sans se rendre compte de ce qu'ils
-éprouvaient, et sans savoir le dissimuler aussi bien que lui.
-
-[En marge: Causes de cette tristesse.]
-
-[En marge: Profonde division des partis.]
-
-[En marge: Haine implacable de l'Europe.]
-
-[En marge: Secrets pressentiments de Napoléon et de ses partisans.]
-
-[En marge: Napoléon n'espère son salut que de prodigieux efforts de
-génie et d'héroïsme.]
-
-[En marge: Ses entretiens secrets avec les hommes de son intimité.]
-
-[En marge: Chagrin de n'être pas cru lorsqu'il parle de paix et de
-liberté.]
-
-[En marge: Nécessité pour Napoléon de donner la liberté.]
-
-Le retour triomphal de Napoléon en France avait exercé sur les
-imaginations une sorte de prestige: non-seulement ses amis personnels,
-mais tous ceux qui avaient trouvé dans le rétablissement de l'Empire
-la satisfaction de leurs passions, de leurs intérêts, ou de leurs
-préjugés, avaient éprouvé un instant d'enthousiasme dont ils n'avaient
-pu se défendre. Mais cet enivrement avait été de courte durée, et
-bientôt les difficultés avaient apparu, difficultés énormes au dedans
-et au dehors: au dedans, division profonde des partis, diversité
-complète dans leurs vues, et par exemple, les bonapartistes bornant
-leurs prétentions au maintien de l'Empire, tandis que les
-révolutionnaires entendaient se servir de Napoléon un moment pour s'en
-débarrasser ensuite quand l'étranger serait repoussé: au dehors,
-passion effrénée de détruire l'homme redoutable qui était venu
-s'emparer encore une fois des forces de la France, et la France
-elle-même, dont on détestait l'énergie sans cesse renaissante. Bien
-qu'autrefois les partisans de Napoléon eussent une immense confiance
-dans sa fortune et dans son génie, bien que les derniers événements
-eussent en partie relevé cette confiance, ils étaient saisis d'une
-inquiétude secrète en voyant toutes les puissances de l'Europe marcher
-contre nous avec une ardeur incroyable, et ils se demandaient si la
-France aurait le moyen de résister à tant d'ennemis, si en moins
-d'une année elle aurait pu refaire assez complétement ses forces pour
-leur tenir tête à tous, si Napoléon enfin par ses combinaisons
-parviendrait à les écraser, car il ne faudrait pas moins que les
-écraser pour désarmer leur haine implacable. Lui-même, quoique doué
-d'une fermeté indomptable, n'avait plus cette audace sereine des temps
-passés, inspirée par une suite de succès prodigieux. Il était sérieux,
-même triste, cherchait à le dissimuler à tous les regards, et y
-réussissait grâce à la prodigieuse animation de son esprit. Mais il
-retombait sur lui-même dès qu'il se trouvait seul, ou dans son
-intimité qui était réduite à cinq ou six personnes, la reine Hortense,
-le prince Cambacérès, M. de Caulaincourt, M. de Bassano, M.
-Lavallette, et Carnot enfin qui en l'approchant de plus près s'était
-attaché à lui cordialement. Au milieu de ces personnages, qui avaient
-quelquefois le conseil jamais le reproche à la bouche, Napoléon
-parlait de toutes choses avec une sincérité parfaite, et vraiment
-noble lorsqu'il s'agissait de ses fautes. Il disait que les
-négociations tentées au dehors n'étaient pas même des négociations,
-qu'on aurait dans deux mois l'Europe entière sur les bras, et que pour
-lui résister on aurait des forces un peu refaites sans doute par une
-année de repos, mais tellement inférieures en nombre qu'il faudrait
-des prodiges pour triompher. Il avait le sentiment que les souverains,
-élevés par sa ruine à un rang qu'ils n'avaient jamais occupé en
-Europe, ne consentiraient pas facilement à en descendre, que vaincus
-dans une campagne ils en recommenceraient une seconde, qu'il faudrait
-par conséquent se résigner à une lutte à mort, lutte que l'armée, que
-certaines provinces frontières soutiendraient avec vigueur et
-persévérance, mais que la nation, toujours prévenue contre les guerres
-du premier Empire, soutiendrait à contre-coeur, parce qu'elle se
-croirait comme jadis sacrifiée à un seul homme. Napoléon ne se
-flattait donc pas beaucoup, et n'avait pas pris les acclamations des
-soldats ravis de revoir leur ancien général, des acquéreurs de
-biens nationaux charmés de recouvrer la sécurité perdue, des
-révolutionnaires débarrassés des outrages de l'émigration, pour
-l'assentiment sérieux et unanime de la nation. Il ne croyait de sa
-part ni à l'effort enthousiaste de 1793, ni à l'effort honnête et
-généreux de 1813; il ne comptait que sur ses soldats et sur lui-même,
-et s'il conservait quelques espérances c'était en songeant aux chances
-imprévues que la guerre fait naître, et dont un homme de génie comme
-lui pouvait profiter jusqu'à changer en un jour la face des choses. Ce
-qu'il sentait le plus et avec le plus d'amertume, sans oser dire qu'il
-y eût injustice, c'était l'incrédulité qu'il rencontrait partout en
-parlant de paix et de liberté.--Oui, disait-il, j'ai eu de vastes
-desseins, mais puis-je les avoir encore? Quelqu'un peut-il supposer
-que je pense aujourd'hui à la Vistule, à l'Elbe, même au Rhin? Ah!
-certes, c'est une bien grande douleur que de renoncer à ces frontières
-géographiques, noble conquête de la Révolution, et s'il ne fallait y
-sacrifier que la vie de mes soldats et la mienne, le sacrifice serait
-bientôt fait! Mais il ne s'agit pas même de cette ambition
-patriotique, puisque j'accepte le traité de Paris; il s'agit de
-sauver notre indépendance, de ne pas recevoir la contre-révolution des
-mains de l'étranger. Ah! je ne demande au sort qu'une ou deux
-victoires, pour rétablir le prestige de nos armes, pour reconquérir le
-droit d'être maîtres chez nous, et notre gloire relevée, notre
-indépendance reconquise, je suis prêt à conclure la paix la plus
-modeste. Mais, hélas! l'Europe ne veut pas croire à cette disposition,
-et la France pas davantage!--Napoléon, bien entendu, ne s'exprimait
-ainsi que dans ses entretiens les plus intimes, et ces entretiens
-portaient encore sur un autre sujet non moins grave, non moins urgent,
-c'est-à-dire sur la nouvelle constitution à donner à la France. Il
-avait promis à Grenoble, à Lyon, et partout où il avait passé, de
-modifier profondément les institutions impériales. La France l'avait
-pris au mot, et il n'y avait pas moyen de manquer de parole. Ce qu'on
-appelait dès cette époque la monarchie constitutionnelle, c'est-à-dire
-un monarque représenté par des ministres responsables, devant des
-Chambres qui accordent ou refusent leur confiance à ces ministres, et
-les obligent à gouverner au grand jour d'une publicité quotidienne,
-était alors le voeu presque unanime de la nation, qui ne voulait plus
-qu'un seul homme pût mener à Moscou la fortune de la France. Qu'il
-eût, ou qu'il n'eût pas le goût de cette monarchie constitutionnelle,
-Napoléon, dont l'esprit ferme ne savait pas marchander avec la
-nécessité, était résolu à en faire l'essai.
-
-Indépendamment du mérite de l'institution en elle-même, il avait pour
-agir ainsi une raison de position tout à fait décisive. Pour
-s'excuser en effet d'avoir expulsé les Bourbons et d'avoir exposé la
-France à une guerre effroyable, il fallait qu'il fût autre chose
-qu'eux. Par exemple sa nature et son origine le garantissaient de
-paraître un complaisant de l'étranger, ou un complice du clergé et de
-la noblesse, car il était à la fois la gloire et l'égalité civile
-personnifiées. Mais il y avait une chose qu'il n'était pas, que les
-Bourbons étaient plus que lui, c'était la liberté: et il est vrai
-qu'on l'aurait plutôt cru pacifique que libéral. Il était donc obligé
-en venant remplacer les Bourbons, au prix de si grands dangers pour la
-France, de donner cette liberté, et de la donner, non pas en hésitant
-comme Louis XVIII, et en cherchant à en reprendre la moitié après
-l'avoir donnée, mais franchement et complétement. Or, nous le
-répétons, son parti à cet égard était pris, sinon par goût, au moins
-par clairvoyance.
-
-[En marge: Sa conviction qu'il la fallait accorder franchement.]
-
-Quant au mérite de l'institution en elle-même, sans l'aimer, car une
-volonté comme la sienne ne pouvait guère aimer les entraves, il
-paraissait sous certains rapports entièrement converti, et
-particulièrement sous le plus important de tous, celui de la libre
-discussion des actes du pouvoir par la presse quotidienne.
-
-[En marge: Sa nouvelle manière de penser relativement à la liberté de
-la presse.]
-
-Sans doute s'il y a quelque chose qui au premier aspect révolte les
-âmes honnêtes, c'est d'entendre quotidiennement le vrai et le faux, et
-le faux bien plus souvent que le vrai, d'entendre l'ignorance ou
-l'improbité prétendre redresser les hommes les plus savants, les plus
-probes, et tout défigurer cyniquement, impudemment, sans mesure. Mais
-il y a dans l'état contraire, c'est-à-dire dans le silence forcé
-d'une nation éclairée, de quoi surpasser les inconvénients de la
-liberté la plus excessive. En effet un pouvoir couvert par le silence
-peut tout, et qui peut tout est tenté de tout faire, de sorte qu'en y
-regardant bien on se trouve placé dans cette alternative: ou laisser
-dire, ou laisser commettre des indignités. Or le choix ne saurait être
-douteux, et à la pratique on reconnaît bientôt qu'il vaut mieux
-laisser dire des indignités, pour que ceux qui gouvernent soient
-empêchés d'en commettre. De plus, le défaut de contradiction engendre
-peu à peu une telle défiance, qu'un gouvernement peut moins se
-défendre contre les faux bruits, contre la calomnie échangée de bouche
-en bouche, qu'il ne le peut contre une presse l'attaquant à la face du
-ciel. À la vérité cette sourde défiance du public, qui dans le régime
-du silence accueille si volontiers la calomnie, et devient ainsi la
-punition du pouvoir absolu, opère moins vite que la calomnie
-audacieuse de la presse libre, mais ce mal lent et sourd qui mine, est
-au moins aussi funeste quand il a gagné les masses, que le mal patent
-de la licence. On peut atteindre ce dernier par la réponse
-contradictoire: impossible d'atteindre l'autre dans l'ombre où il se
-cache. Sans compter qu'il arrive un jour, jour bien mal choisi, car
-c'est celui du malheur, où toutes les barrières venant à tomber à la
-fois, la passion longtemps contenue éclate, verse sur vous l'énorme
-arriéré de vingt ans d'injures, et vous accable quand il n'y a plus
-une voix pour vous défendre, plus une oreille pour vous écouter!
-
-Ces expériences Napoléon venait de les faire, et suivant sa destinée
-toujours extrême, il les avait faites complètes et terribles.
-Disposant pendant son premier règne de tous les organes de l'opinion,
-il avait vu naître dans le public une telle incrédulité, qu'il ne lui
-était plus permis de démentir un fait faux, ni d'attester un fait
-vrai, à ce point que le pouvoir était pour ainsi dire sans voix, et
-que l'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'ennemi qui mentaient,
-qu'à ceux du gouvernement qui disaient vrai. Aussi, comme nous l'avons
-déjà rapporté, Napoléon avait-il renoncé en 1813 et 1814 à publier des
-bulletins, et se contentait-il d'insérer au _Moniteur_ des lettres
-qu'on donnait comme écrites par des officiers de l'armée à divers
-personnages de l'État. Enfin était venu le jour du malheur, et resté
-seul ou presque seul à Fontainebleau, Napoléon avait entendu s'élever
-un cri de malédiction qui l'avait accompagné à l'île d'Elbe, et qui ne
-l'y avait pas laissé reposer un instant, lui apportant avec de justes
-reproches, d'odieuses et révoltantes calomnies, non-seulement sur ses
-grands actes publics, mais sur sa vie intime et privée. Son orgueil,
-haut comme son génie, avait surnagé pour ainsi dire sur cette mer
-d'infamies, et après tant d'horreurs il avait vu, ses fautes restant
-évidentes, sa gloire survivre, et amener encore à ses pieds l'armée et
-les masses populaires!
-
-Échappé à cet orage, il était revenu complétement éclairé, et
-déclarait tout haut que c'était une fausse prudence que de vouloir
-enchaîner la presse; et effectivement, le 25 mars, il avait, comme on
-l'a vu, aboli la censure.
-
-[En marge: La liberté de la presse conduisait forcément à toutes les
-autres libertés.]
-
-Mais lorsqu'on laisse tout écrire sur les affaires publiques, il n'y a
-plus qu'un pas à faire pour laisser tout dire devant une assemblée, et
-Napoléon n'était pas éloigné de croire qu'on pouvait gouverner avec
-des Chambres attaquant, tourmentant, renvoyant les ministres.
-L'expérience apprend en effet que si la liberté de la presse est
-souvent la calomnie sans réponse, la liberté de la tribune au
-contraire, est la calomnie avec la réponse instantanée devant les
-mêmes auditeurs qui ont entendu l'accusation, et avec la solennelle
-réparation du vote immédiat. Or il n'y a pas un homme ferme et droit
-qui ne préfère la discussion de ses actes devant une assemblée,
-obligée d'écouter la défense comme l'attaque, et de prononcer
-sur-le-champ, à la défense par écrit devant des lecteurs qui ont
-accueilli l'accusation par malice, qui se dispensent de lire la
-réfutation par légèreté, et ne se donnent guère la peine d'être
-justes, parce qu'ils n'ont pas mission expresse de l'être.
-
-[En marge: Napoléon résigné à rencontrer des obstacles à ses volontés,
-et occupé uniquement du désir de vaincre l'Europe encore une fois.]
-
-Ainsi une fois la libre discussion des actes du pouvoir admise par
-écrit, il ne pouvait plus y avoir d'objection à la permettre par la
-parole, et la concession d'assemblées libres s'ensuivait. Napoléon
-d'ailleurs avait fort observé l'Angleterre tout en la combattant à
-outrance, parce qu'il cherchait la révélation de ses desseins dans les
-discussions de son Parlement, et il était loin d'avoir de la
-constitution anglaise la peur qu'éprouvent pour elle les esprits
-médiocres ou timides. Il n'y pouvait voir que des obstacles à sa
-volonté, et à cet égard, il était, dans le moment du moins, résigné à
-en rencontrer de nombreux et de puissants; il était résigné à avoir
-des ministres attaqués, des lois rejetées, des résolutions
-formellement arrêtées.--Autrefois, répétait-il, de telles résistances
-auraient contrarié mes projets; mais aujourd'hui en fait de projets je
-n'ai plus que celui de gagner une bataille, de reconquérir notre
-indépendance, de venger le malheur d'avoir vu deux cent mille
-étrangers dans notre capitale, et cela fait, d'avoir la paix!... La
-paix obtenue, sur la seule base de notre indépendance, quand il ne
-s'agira plus que d'administrer notre bel empire de France, je ne serai
-véritablement pas humilié d'entendre ses représentants m'opposer des
-objections et même des refus. Après avoir dominé et vaincu le monde,
-se laisser contredire n'a rien de tellement déplaisant que je ne
-puisse m'y soumettre. En tout cas, mon fils s'y fera, et je tâcherai
-de l'y préparer par mes leçons et mes exemples, mais qu'on me laisse
-vaincre, vaincre une seule fois ces monarques jadis si humbles,
-aujourd'hui si arrogants, voilà ce que je demande au Ciel et à la
-nation!...--
-
-[En marge: Napoléon craignait seulement la réunion des assemblées
-pendant les premiers mois d'une guerre formidable, dont le théâtre
-pouvait se trouver transporté sous les murs de Paris.]
-
-En tenant ce langage, Napoléon était sincère, mais se connaissait-il
-bien lui-même? Plus tard, lorsqu'il aurait vaincu l'Europe encore une
-fois, ce qu'il demandait si instamment à Dieu et aux hommes,
-saurait-il supporter la contradiction, et non pas seulement la
-contradiction juste dans le fond, modérée dans la forme, mais la
-contradiction absurde au fond, révoltante dans la forme, comme elle se
-produit souvent dans les États libres, saurait-il, disons-nous, en
-sourire, et attendre des faits seuls sa lente justification? Personne
-à cet égard ne pouvait entrevoir l'avenir, et pas plus lui que les
-autres; mais il se regardait comme obligé par sa situation à changer
-complétement les institutions impériales, car en n'apportant pas la
-paix, il fallait au moins qu'il apportât la liberté. Les hommes qui le
-soutenaient, c'est-à-dire les révolutionnaires, les gens éclairés, la
-jeunesse, voulaient la liberté franche et entière, et ne se seraient
-nullement contentés de ce qu'on appelait les principes de
-quatre-vingt-neuf, c'est-à-dire de l'égalité civile. Converti ou non
-sur le mérite de la liberté, Napoléon l'était donc sur sa nécessité,
-et par ce motif il était résolu à la donner. Ce qu'elle amènerait dans
-l'avenir, il l'ignorait, et cherchait à peine à le pénétrer, car il
-éprouvait actuellement un bien autre souci que celui de savoir s'il
-serait plus ou moins gêné par les institutions nouvelles! il éprouvait
-celui de savoir s'il vaincrait l'Europe, ce qui était pour lui, pour
-son parti, composé de militaires, de révolutionnaires, d'acquéreurs de
-biens nationaux, la question d'existence. Là était sa vraie, son
-unique préoccupation, et celle-là effaçait toutes les autres. Tout ce
-qu'il faudrait pour contenter les hommes qui le soutenaient, il était
-prêt à le faire, parce que la mesure de ses concessions devait être
-celle de leur zèle à le soutenir, et avec la netteté de vues d'un
-homme supérieur, il ne discutait pas sur ce qui était nécessaire. Il
-était par ces motifs fermement décidé à faire un essai complet de la
-monarchie constitutionnelle, et en désirait même le succès, car
-l'insuccès eût été le triomphe des Bourbons. Cependant il n'était pas
-sans quelques appréhensions sur ce qui arriverait dans les premiers
-jours de cet essai. En effet, si avec les années, dans un pays où
-elles ont duré longtemps, les assemblées deviennent un bon instrument
-de gouvernement, elles sont à leur début un instrument douteux, et
-souvent dangereux. Quand l'art de les conduire est devenu un art
-véritable, dans lequel excellent des chefs qui savent allier aux vues
-de la politique le talent de parler aux hommes, quand surtout elles
-ont existé assez longtemps pour être habituées aux événements, et
-avoir habitué le pays à leurs agitations, elles ne sont point à
-craindre, et elles offrent plus de ressource même dans le péril qu'un
-gouvernement absolu, sans lien avec la nation. Mais quand elles
-existent de la veille, quand on n'a pas d'hommes rompus au métier de
-les conduire, en essayer pour la première fois au milieu d'une guerre
-formidable, est une entreprise critique, que Napoléon redoutait
-singulièrement.
-
-Dans les temps modernes, le Parlement britannique a su garder une
-attitude convenable pendant la guerre, soit habitude, soit sécurité
-due à la protection des mers. Dans les temps anciens, le Sénat romain,
-bien autrement admirable, avait vendu le champ sur lequel campait
-Annibal. Mais c'était une vieille assemblée, accoutumée à gouverner
-Rome dans la prospérité et les revers. Personne ne pouvait se flatter
-en 1815 de réunir en France ou le Sénat romain, ou le Parlement
-britannique. Or Napoléon était convaincu que dans la lutte qui allait
-s'engager, on aurait des extrémités cruelles à traverser, et que si on
-perdait son sang-froid, on perdrait la partie. Si au contraire on ne
-se troublait pas plus qu'il ne s'était troublé après Brienne, après
-Craonne et Laon, il était possible de triompher. Malheureusement il se
-défiait non du courage, mais du calme d'assemblées neuves, formées de
-la veille, partagées en factions de tout genre, et ne voyant souvent
-dans un événement fâcheux qu'une occasion opportune de satisfaire
-leurs passions. Il craignait qu'au premier revers, la terreur des uns,
-la colère des autres, l'intrigue de quelques-uns, ne fissent naître un
-chaos, dont l'ennemi profiterait pour arriver encore une fois au coeur
-du pays. Aussi, tout en voulant faire l'épreuve de la liberté, il
-redoutait cet essai fait immédiatement, sous le canon de l'Europe.
-
-[En marge: Son désir eût été de donner la monarchie constitutionnelle
-tout entière, en ajournant la réunion des Chambres jusqu'après les
-premiers événements de la guerre.]
-
-Cette appréhension lui avait inspiré la pensée de donner tout
-simplement, et avec très-peu de différence, la constitution anglaise,
-et d'en ajourner jusqu'après les premières hostilités la mise en
-pratique. Il n'y avait dans ce projet aucune perfidie, mais un secret
-pressentiment du danger de réunir une assemblée inexpérimentée, en
-présence des armées étrangères marchant sur Paris. S'il eût été de
-mauvaise foi, il aurait eu un moyen facile et certain de tromper les
-amis de la liberté, en mettant le tort non de son côté, mais du leur,
-c'était de convoquer tout de suite une assemblée constituante, et de
-lui confier le soin d'élaborer une constitution en revisant les
-sénatus-consultes impériaux. Dans l'état des esprits, entre les
-anciens révolutionnaires restés les uns à la constitution de 1791, les
-autres aux constitutions de 1793 ou de 1795, et les nouveaux libéraux
-ramenés par la réflexion aux institutions britanniques, la lutte
-aurait été inévitablement longue et violente, l'accord impossible, et
-tandis que cette lice politique eût été ouverte, Napoléon conservant
-provisoirement la plénitude du pouvoir impérial, aurait pu gagner des
-batailles, terminer la guerre, se servir ensuite contre cette
-assemblée de l'incohérence de ses vues, du ridicule de sa conduite, la
-dissoudre, et constituer la France comme il l'aurait voulu.
-
-[En marge: Danger d'exciter par cette conduite la défiance des
-esprits.]
-
-Ce plan était d'un succès à peu près assuré, mais il fallait commencer
-par convoquer une assemblée, et Napoléon le craignait pendant les
-premiers mois d'une guerre effroyable dont le théâtre serait placé
-entre Lille et Paris. De plus ne sachant quelle constitution on lui
-proposerait, il aimait mieux en faire une lui-même tout de suite, la
-faire la meilleure possible, puis la présenter au consentement du
-pays, par la voie usuelle à cette époque des votes écrits, forme
-illusoire, mais de peu d'importance si le fond était bon. Telle était
-sa véritable pensée; mais même en agissant de bonne foi
-parviendrait-il à vaincre la profonde défiance des esprits? N'ayant
-pas été cru de l'Europe lorsqu'il parlait de paix, serait-il cru de la
-France lorsqu'il parlerait de liberté, et ce qui ne serait de sa part
-que prudence vraie, ne serait-il pas pris pour arrière-pensée de
-despote? Là était son danger: dans la voie si périlleuse où il s'était
-engagé en revenant de l'île d'Elbe, il allait marcher courbé sous le
-poids énorme de ses fautes passées, et il se pouvait qu'à cette
-dernière partie de sa carrière, la Providence lui infligeât un
-supplice souvent réservé à de glorieux coupables, celui de voir
-repousser leur repentir, même le plus sincère.
-
-Le moment était donc venu de se fixer sur les questions
-constitutionnelles, et d'arrêter enfin le mode de gouvernement à
-donner à la France. La fermentation des esprits sous ce rapport était
-au comble. On écrivait dans tous les sens, et habituellement dans les
-plus extrêmes. De vieux républicains se réveillant d'un long sommeil,
-des royalistes qui naguère trouvaient criminels les moindres voeux
-pour la liberté, demandaient la république, ou à peu près. D'autres
-réclamaient la royauté démantelée de 1791; d'autres, et parmi ceux-ci
-les jeunes gens, dégagés des préjugés de l'ancien régime comme de ceux
-du nouveau, penchaient plutôt vers la constitution britannique, sans
-toutefois en connaître encore le vrai mécanisme. Pourtant avec une vue
-vague de la chose, c'était le gouvernement qu'ils préféraient, et il
-faut ajouter que la majorité du pays inclinait de leur côté. Elle
-aurait désiré tout simplement la Charte de 1814 un peu élargie.
-
-[En marge: Opinion des divers partis, et de leurs principaux
-personnages, sur la question du gouvernement à donner à la France.]
-
-[En marge: Sieyès.]
-
-[En marge: Carnot.]
-
-[En marge: Fouché.]
-
-En général tous ceux qui n'étaient pas des révolutionnaires entêtés,
-inaccessibles aux leçons de l'expérience, ou des royalistes poussant
-au désordre par intérêt de parti, souhaitaient la monarchie
-constitutionnelle. L'illustre Sieyès, dont le grand esprit avait
-pénétré le profond mécanisme de la monarchie anglaise, ne demandait
-pas autre chose pour la France, et quoique n'aimant pas Napoléon,
-était d'avis qu'il fallait se rattacher à lui pour sauver avec son
-secours la double cause de la Révolution et de l'indépendance
-nationale. Carnot, exaspéré par une année de règne des Bourbons,
-touché par les procédés de Napoléon, et par l'aveu qu'il faisait de
-ses fautes, voulait qu'on essayât d'allier sous lui la monarchie avec
-la liberté. Fouché, peu sensible aux théories, craignant surtout
-Napoléon qu'il avait vu revenir avec regret, ne désirant pas
-précisément sa chute qui aurait ramené immédiatement les Bourbons,
-mais cherchant des garanties contre lui, visait à diminuer son pouvoir
-au profit des oppositions quelconques qui pourraient naître dans les
-Chambres futures, et qu'il se flattait de mener par l'intrigue. Comme
-tout le monde, il ne voulait que la monarchie constitutionnelle, mais
-en y diminuant le plus possible le pouvoir du souverain.
-
-[En marge: Le parti constitutionnel.]
-
-[En marge: Madame de Staël, M. de Lafayette, M. Benjamin Constant.]
-
-[En marge: Le prince Joseph.]
-
-Le parti constitutionnel (ainsi qu'on le nommait sous Louis XVIII)
-avait été dispersé par la révolution du 20 mars, et ses principaux
-membres, fort compromis, s'étaient hâtés de fuir la vengeance de
-Napoléon. Ils s'étaient bientôt rassurés en voyant sa manière d'agir,
-et plusieurs étaient restés à Paris, où on les laissait vivre
-tranquillement. Madame de Staël n'avait pas quitté sa demeure; M. de
-Lafayette était rentré à son château de Lagrange. Le plus actif et le
-plus compromis de tous par ses écrits outrageants contre l'Empire, et
-particulièrement par son fameux article inséré le 19 mars dans le
-_Journal des Débats_, M. Benjamin Constant, s'était procuré un
-passe-port du ministre d'Amérique, M. Crawfurd, et se tenait caché en
-attendant qu'il lui convînt d'en faire usage. Ces divers personnages
-fort détachés des Bourbons par les derniers événements, étaient
-disposés, si on les rassurait, et si ce qu'on disait des intentions
-libérales de Napoléon se vérifiait, à tenter avec lui l'essai de
-monarchie constitutionnelle qu'ils avaient vainement commencé sous
-Louis XVIII. Le prince Joseph, qui avait déploré la faculté laissée à
-Napoléon de tout faire jusqu'à se perdre, partageait exactement les
-sentiments du parti constitutionnel, avait cherché à nouer des
-relations avec les chefs de ce parti, notamment avec M. de Lafayette
-et madame de Staël, et s'efforçait de persuader à Napoléon de se
-mettre en rapport avec eux, à quoi Napoléon ne montrait aucune
-répugnance.
-
-[En marge: Opinion des anciens hommes d'État de l'Empire, Cambacérès,
-de Bassano, Molé, etc.]
-
-[En marge: Brochures, journaux, plans de tout genre adressés à
-Napoléon.]
-
-Quant aux hommes d'État de l'Empire, pour la plupart anciens
-révolutionnaires dégoûtés de la liberté, ou anciens royalistes
-rattachés à Napoléon par le prestige de la force et de la gloire,
-ayant contracté sous lui la douce habitude de l'autorité non
-contestée, ils se sentaient peu de goût et peu de confiance pour les
-essais de liberté qu'on allait tenter. L'archichancelier Cambacérès,
-avec son sens pratique, reconnaissait néanmoins qu'on ne pouvait pas
-faire autrement; mais servant par pure obéissance depuis le 20 mars,
-il bornait sa coopération à l'administration de la justice. MM.
-Mollien, de Gaëte, Decrès, avaient repris avec leurs fonctions l'usage
-de laisser Napoléon résoudre lui seul les grandes difficultés. M. de
-Bassano approuvait Napoléon selon sa coutume, mais sans avoir dans le
-résultat sa confiance accoutumée. M. Molé répugnait à la fois aux
-hommes et aux choses du jour, et affichait des doutes qui lui
-permettaient de se tenir dans une demi-retraite, dans une
-demi-adhésion. Il n'avait en effet accepté que l'administration peu
-compromettante des ponts et chaussées. Mais en somme les plus vives
-impulsions poussaient vers une monarchie constitutionnelle
-très-libérale. On écrivait dans ce sens force brochures, force
-articles de journaux, et on adressait même à Napoléon de nombreux
-mémoires sur la future constitution, mémoires la plupart du temps
-très-étranges, car en général les gens qui adressent à un prince des
-plans qu'on ne leur demande pas, sont ou des intrigants cherchant à
-produire leur personne, ou des extravagants cherchant à produire leurs
-rêves. Napoléon parcourait ces _factums_, tantôt s'irritait, tantôt
-riait de leur contenu, mais le plus souvent s'attristait d'un pareil
-état des esprits à la veille d'une lutte sanglante contre l'Europe.
-Son confident actuel était M. Lavallette. Il considérait tout autant
-le vieux Cambacérès, aimait tout autant M. de Bassano, mais sa vive
-pensée qui avait besoin de se répandre ne trouvait dans le premier
-qu'un écho éteint, et dans le second qu'un écho monotone. Il
-s'épanchait donc plus volontiers avec M. Lavallette, esprit fin, sûr,
-indépendant, conseillant sans jamais prendre les airs de la sagesse
-méconnue lorsque ses conseils étaient repoussés. Napoléon
-s'entretenait quelquefois avec lui une partie de la nuit, même après
-avoir travaillé toute la journée.
-
-[En marge: Sentiments que lui inspire cet état des esprits.]
-
-En lisant certains avis donnés avec le ton de l'exigence et
-quelquefois même de la menace, il s'emportait, parcourait d'un pas
-rapide les salons de l'Élysée, et s'écriait qu'après tout la France ne
-connaissait aucun de ces tribuns, qu'elle ne connaissait que lui,
-n'avait confiance qu'en lui, et que s'il laissait faire, l'armée et
-le peuple auraient bientôt écrasé les royalistes et fermé la bouche
-aux chicaneurs. Puis avant que M. Lavallette lui eût montré
-l'indignité d'un tel rôle, il revenait, se bornait à sourire des
-extravagances étalées sur sa table, et comparant la France de 1800 qui
-le suppliait de la débarrasser des _bavards_, avec la France de 1815
-qui réclamait une liberté sans limites, il demandait si tout cela
-était bien sérieux, et si des voeux si changeants attestaient un
-besoin réel et une conviction profonde. À cela, M. Lavallette
-répliquait avec raison qu'il ne fallait tenir compte ni des esprits,
-ni des temps extrêmes, mais qu'en prenant la France dans sa
-disposition la plus habituelle on la trouverait voulant avec
-persévérance une liberté tempérée, qui la garantît à la fois des
-égarements d'un homme et des désordres de la multitude; que la
-question pour elle avait toujours consisté dans la mesure, non dans le
-fond des choses, et que si on y regardait bien on reconnaîtrait que
-depuis 1789 elle avait exactement voulu ce qu'elle voulait
-aujourd'hui. Napoléon se rendait à ces sages observations, mais alors
-il s'affligeait de la diversité, de la confusion des idées du temps
-présent, et s'en affligeait à cause de la crise militaire qu'on allait
-traverser, se demandant si avec la maladresse, hélas! trop visible,
-des amis de la liberté on pourrait faire face à la lutte effroyable
-qu'on aurait bientôt à soutenir.--Faire, disait-il, un premier essai
-de liberté au bruit du canon! et quel bruit! jamais on n'en aura
-entendu un pareil!...--Quoi qu'il en soit il ne songeait pas le moins
-du monde à résister aux amis de la liberté, car pour lui il n'y avait
-pas de milieu, il fallait qu'il fût avec eux ou avec les royalistes:
-or comme il ne pouvait s'appuyer sur les derniers, il fallait bien
-qu'il s'appuyât sur les premiers. Du reste, de même qu'à la guerre il
-devenait doux, calme, en présence du danger, il montrait dans cette
-nouvelle situation une douceur singulière, ne manifestait aucune
-impatience, s'efforçait de ramener à la raison ceux qui s'en
-écartaient, et au fond était beaucoup moins soucieux de la part de
-pouvoir qu'on lui laisserait, que des moyens qu'on lui accorderait
-pour combattre et vaincre l'ennemi extérieur.
-
-[En marge: Hasard qui met M. Benjamin Constant à la disposition de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Napoléon, au lieu de faire arrêter M. Benjamin Constant,
-lui adresse l'invitation de se rendre auprès de lui.]
-
-Nous avons dit sa secrète pensée: c'était de ne pas se mettre sur les
-bras une assemblée constituante, bien que ce fût un moyen assuré de
-tuer la liberté par le ridicule qui résulterait de la confusion des
-idées, mais de s'entourer de quelques hommes capables, de rédiger avec
-eux une constitution qui ne laissât rien à désirer aux vrais libéraux,
-de la promulguer solennellement, puis de courir à l'ennemi, et de ne
-convoquer les nouvelles Chambres qu'après avoir mis les armées
-coalisées à une suffisante distance de la capitale. En fait d'hommes
-capables de rédiger une constitution, le hasard en plaça un sous sa
-main qui était le mieux choisi quoique le moins prévu dans la
-circonstance. L'écrivain fougueux qui le 19 mars avait dénoncé
-Napoléon à la France comme une calamité, et avait pris au nom des amis
-de la liberté l'engagement de ne jamais se rattacher à lui, M.
-Benjamin Constant, était demeuré caché à Paris, ainsi que nous venons
-de le dire, cherchant moins à se procurer le moyen de s'évader qu'à
-s'enquérir s'il y aurait sûreté à rester. On s'était adressé au
-général Sébastiani, esprit indulgent comme tout esprit politique, et
-avec la confiance qu'il n'y avait aucun danger à lui livrer le secret
-de M. Benjamin Constant. Dès qu'il fut informé de la présence de ce
-personnage à Paris, le général se rendit chez l'Empereur, et lui
-annonça que M. Benjamin Constant était en France et à sa
-discrétion.--Ah, vous le tenez! s'écria Napoléon, comme s'il eût été
-heureux de pouvoir exercer une vengeance ardemment désirée.--Le
-général surpris allait presque s'alarmer, mais Napoléon ne lui en
-laissa pas le temps.--Soyez tranquille, lui dit-il, je ne veux
-faire aucun mal à votre protégé; envoyez-le-moi, et il sera
-content.--Napoléon avait entrevu sur-le-champ qu'il pouvait en cette
-occasion donner une preuve éclatante de générosité, conquérir la
-première plume de l'époque, et trouver le rédacteur le plus autorisé
-de sa future constitution, en pardonnant et en élevant à un poste
-considérable le plus injurieux de ses adversaires: et à peine avait-il
-entrevu la chose comme possible, qu'il l'avait résolue. On se
-demandera s'il n'entrait pas dans cette conduite plus de mépris des
-hommes que de vraie générosité, et on appréciera mal le sentiment qui
-l'animait. Ce sentiment n'était autre que la clémence tant vantée de
-César, c'est-à-dire une connaissance approfondie des hommes, un
-discernement très-fin du peu de solidité de leurs passions, une grande
-facilité d'humeur à leur égard, et un grand art de les ramener en les
-séduisant. Quoi qu'il en soit, Napoléon fit adresser à M. Benjamin
-Constant par le chambellan de service, l'invitation la plus polie de
-se rendre auprès de lui.
-
-[En marge: M. Benjamin Constant répond à l'invitation qui lui est
-adressée.]
-
-Aujourd'hui que quarante années de discussion publique nous ont
-enseigné la pratique (très-momentanément oubliée, je l'espère) des
-institutions libres, et par suite le respect de nous-mêmes, bien peu
-de personnes répondraient à une telle invitation, ou bien elles
-iraient demander respectueusement au souverain la permission de
-conserver leur dignité, en restant étrangères à un gouvernement
-qu'elles auraient violemment combattu. M. Benjamin Constant, mécontent
-des Bourbons qui avaient si mal répondu à la bonne volonté des
-constitutionnels, tout plein des assurances libérales données par
-Napoléon, convaincu aussi de la nécessité de se rattacher au seul
-homme qui pût sauver la France de l'invasion, déféra sans hésiter à
-l'invitation qu'il avait reçue.
-
-[En marge: Attitude de Napoléon devant M. Benjamin Constant.]
-
-Napoléon avait bien des attitudes à prendre devant cet homme de tant
-d'esprit, qui à cette heure était à sa merci. Il aurait pu être ou
-caressant ou dur, et dans les deux cas il eût manqué de convenance. Il
-fut simple, poli et plein de franchise.
-
-[En marge: Franchise de ses explications.]
-
-Ne s'occupant en rien du passé, il ne parla que de l'oeuvre pour
-laquelle M. Benjamin Constant était appelé. Il lui dit qu'ayant promis
-à la France une constitution libérale, il la voulait donner, et la
-donner telle qu'elle convenait, sans les restrictions d'un pouvoir
-timide, ou les complaisances calculées d'un pouvoir astucieux,
-accordant tout d'abord plus qu'il ne fallait pour avoir le droit de
-tout retirer ensuite; que les esprits étaient fort animés sur ce
-sujet, et naturellement peu raisonnables; qu'il n'était pas sûr que ce
-fût leur dernier mot, car ils avaient bien varié depuis 1800, époque
-où ils ne voulaient aucune liberté, tandis que maintenant ils les
-réclamaient toutes; qu'il ne fallait pas du reste s'y tromper, que les
-voeux pour une constitution libre étaient les voeux d'une minorité;
-que les masses populaires ne voulaient que lui Napoléon, et lui
-demandaient uniquement de les délivrer des nobles, des prêtres et de
-l'étranger; mais qu'il entendait tenir grand compte des voeux des
-hommes éclairés, et se montrer aussi éclairé qu'eux; qu'il avait donc
-la ferme résolution d'accorder la monarchie constitutionnelle; qu'il
-n'y en avait qu'une, il le savait, laquelle consistait dans des
-ministres responsables, obligés de discuter au sein de Chambres les
-affaires du pays, et dans une liberté complète de la presse, sans
-aucune censure préalable; que sur ce dernier point notamment il était
-convaincu; que vouloir enchaîner la presse était puéril; qu'il n'y
-aurait par conséquent aucune difficulté de fond avec lui, et qu'il
-s'agirait uniquement de trouver la forme convenable sans l'humilier;
-que l'on pouvait sans doute se demander s'il s'accommoderait à la
-longue des entraves au-devant desquelles il allait; que la défiance à
-cet égard était permise, qu'il ne s'en offensait point, mais qu'il
-était très-préparé à subir les désagréments du régime constitutionnel,
-et qu'en tout cas il espérait qu'on le ménagerait; qu'autrefois il
-avait eu de vastes desseins, que pour de tels desseins le gouvernement
-constitutionnel eût été un obstacle, mais qu'un seul intérêt le
-préoccupait désormais, c'était de résister à l'ennemi extérieur; que
-la lutte serait terrible, il ne fallait pas se le dissimuler; qu'il
-laissait parler de négociations, mais qu'en réalité on ne négociait
-pas; qu'il fallait de toute nécessité se battre à outrance, et qu'on
-ne lui en refuserait certainement pas les moyens; qu'après avoir
-rejeté l'ennemi hors du territoire, il se hâterait de conclure la
-paix; qu'alors, lorsqu'il s'agirait simplement d'administrer le pays,
-le concours éclairé de ses représentants, fussent-ils un peu
-tracassiers, ne lui déplairait pas; qu'on n'avait point à quarante-six
-ans le caractère qu'on avait eu à vingt-six; qu'il se sentait changé,
-qu'en tout cas le gouvernement, partagé mais fortement appuyé, d'une
-monarchie libérale, conviendrait beaucoup mieux à son fils; qu'il
-travaillait pour ce fils bien plus que pour lui-même; que par
-conséquent il ne pouvait y avoir entre lui et les amis éclairés de la
-liberté aucun dissentiment sérieux; que la question consistait tout
-entière dans la forme à trouver, et qu'on respecterait, il l'espérait
-bien, sa dignité et sa gloire, qui étaient celles de la France.
-
-[En marge: Napoléon livre à M. Benjamin Constant tous les plans qu'on
-lui a envoyés, et le charge de rédiger une constitution.]
-
-Ces paroles prononcées d'un ton calme, ferme, convaincu, et à l'ombre
-de tant de lauriers, saisirent vivement l'imagination impressionnable
-de M. Benjamin Constant, le persuadèrent complétement ou à peu près,
-et il remercia le sort qui l'avait rendu prisonnier d'un tel
-vainqueur. Napoléon lui livra ensuite un amas de projets de
-constitution, les uns signés, les autres anonymes. Jusque-là poli mais
-sérieux, il se dérida tout à coup en prenant en main certains de ces
-projets, dont il énonçait le sens, puis l'auteur.--En voici un d'un
-républicain, disait-il; en voici un autre d'un monarchiste à la façon
-de Mounier; en voici un troisième d'un royaliste pur...--Puis exposant
-le contenu, Napoléon souriait du contraste des idées avec le nom des
-auteurs, car les républicains ne proposaient souvent que le
-despotisme, et les royalistes l'anarchie.--Faites de tout cela ce que
-vous voudrez, ajouta-t-il, arrêtez vos idées, qui sans doute le sont
-déjà, trouvez une forme, et venez me revoir, nous n'aurons pas de
-peine à nous mettre d'accord.--Napoléon congédia ensuite M. Benjamin
-Constant, sans l'avoir ni caressé ni maltraité, mais en l'ayant dominé
-par la simplicité, le charme et la fermeté de son esprit, devant
-lequel toute question se présentait non pas comme à résoudre, mais
-comme résolue.
-
-[En marge: M. Benjamin Constant accepte la mission qui lui est
-donnée.]
-
-M. Benjamin Constant était l'homme du temps qui, outre son talent
-d'écrire, clair, piquant, incisif, possédait le mieux la théorie de la
-monarchie constitutionnelle. Il ne lui manquait que d'avoir appris par
-l'expérience où résident les points essentiels de ce mécanisme, et
-bien qu'il fût plus près de les connaître qu'aucun de ses
-contemporains, il ne savait pas encore avec la dernière précision à
-quoi il fallait tenir essentiellement, et en quoi il était permis de
-se montrer facile. Mais il n'avait dans l'esprit aucune des erreurs
-régnantes, et ayant été le publiciste employé par le parti libéral
-contre la première Restauration, il avait un crédit, comme rédacteur
-de constitution, dont nul autre en France n'aurait pu se prévaloir.
-
-[En marge: Fréquentes entrevues avec Napoléon, et accord complet avec
-lui.]
-
-[En marge: Facilité à concéder la liberté de la presse.]
-
-Ses idées étant arrêtées, son travail ne pouvait être bien long, du
-moins sous le rapport de la conception, et il revint bientôt auprès de
-Napoléon. Il le trouva aussi naturel, mais plus accueillant encore, le
-rapprochement entre ces deux hommes devenant à chaque entrevue non pas
-plus facile, mais plus séant. Cette fois l'entretien roula sur les
-détails de la constitution future, et sur aucun point il ne se révéla
-de désaccord entre les deux interlocuteurs. Napoléon admit sans
-contestation que la presse quotidienne devait être exempte de toute
-censure préalable, et relever dans ses écarts des tribunaux seuls.
-C'était accorder d'un coup les points les plus contestés en cette
-matière. Sur ce sujet Napoléon était, avons-nous dit, pleinement
-converti par son expérience antérieure. Quant aux deux Chambres, à
-l'obligation pour les ministres de s'y rendre, d'y justifier leurs
-actes, M. Benjamin Constant ne rencontra pas plus de difficulté de la
-part de Napoléon, ce qui était accepter le partage du gouvernement
-avec elles, et plus que le partage, car si dans ce système le monarque
-se réserve l'action il laisse aux Chambres la direction, et ce n'est
-là du reste qu'obéir à la nécessité des choses. En effet on veut en
-vain gouverner en dehors des vrais sentiments d'une nation, en dehors
-de ses idées dominantes: si on l'essaye quelques jours, on est bientôt
-forcé d'y renoncer. Le mieux dès lors est de subir de bonne grâce ce
-qu'on ne peut empêcher, et d'accepter le moyen le plus direct
-d'introduire la pensée de la nation dans le gouvernement, ce qui
-revient à faire dépendre les ministres du vote des Chambres dans tous
-leurs actes.
-
-[En marge: Attributions des Chambres.]
-
-Napoléon concéda en outre que les Chambres amenderaient les lois à
-leur gré, sauf le droit pour le gouvernement de ne pas sanctionner les
-lois ainsi amendées; qu'elles pourraient non pas _supplier_, comme
-dans la Charte de Louis XVIII, mais _inviter_ le gouvernement à
-présenter certaines lois désirées par l'opinion publique, et en
-indiquer les dispositions, à condition toutefois que l'invitation ne
-serait présentée à l'Empereur que lorsque les deux Chambres seraient
-d'accord. La Chambre des députés dut avoir le privilége d'être saisie
-la première des propositions d'impôt; la Chambre des pairs dut avoir
-le privilége de la haute juridiction d'État sur les ministres, sur les
-chefs militaires, sur tous les hommes revêtus d'un grand pouvoir.
-C'était donc la monarchie constitutionnelle tout entière, et sans une
-seule réserve. Restait la composition des Chambres.
-
-[En marge: Leur composition.]
-
-Pour la Chambre des députés, la moindre en dignité, la plus forte en
-influence, Napoléon admit sans contestation l'élection directe. Si on
-avait eu le temps, on aurait pu rédiger une loi électorale, qui eût
-indiqué tout de suite la catégorie de citoyens investie du droit de
-nommer les députés. La matière était nouvelle et grave, et il était
-difficile, dans l'état des connaissances acquises, de se fixer sur les
-questions qu'elle soulèverait. On imagina de se servir du système
-existant en y apportant quelques modifications. C'était le système de
-Sieyès, lequel consistait à faire désigner par l'universalité des
-citoyens environ cent mille électeurs à vie, répartis en deux classes
-de colléges, colléges d'arrondissement, colléges de département. Il
-avait l'avantage apparent d'associer tous les citoyens à l'élection,
-mais le vice profond, inhérent au suffrage universel, d'être
-illusoire, car ce qu'il y a de sérieux dans l'intervention du pays,
-est d'appeler à voter non pas la totalité des citoyens, mais la
-portion réellement éclairée et capable d'avoir un avis. Cependant les
-cent mille électeurs alors inscrits sur les listes offraient un
-échantillon de la nation suffisant pour avoir sa vraie pensée. On
-renonça à la combinaison subtile de faire présenter des candidats par
-les colléges d'arrondissement aux colléges de département, et par les
-colléges de département au Sénat, ce qui n'était qu'une manière de
-faire expirer la véritable opinion du pays, non pas précisément entre
-deux guichets, mais entre deux scrutins. Napoléon concéda que les
-colléges d'arrondissement nommeraient directement 300 députés, et les
-colléges de département à peu près autant, et toujours directement, ce
-qui devait procurer une assemblée presque égale en nombre à la Chambre
-des communes d'Angleterre. M. Benjamin Constant accepta ces bases,
-lesquelles constituaient une immense amélioration, car même sous la
-Charte de 1814 on n'avait eu que l'ancien Corps législatif, qui était
-nommé par le Sénat sur des listes de candidats dressées par les
-colléges électoraux. Napoléon admit ce que l'expérience a consacré
-depuis comme seule combinaison raisonnable, le renouvellement intégral
-de la seconde Chambre tous les cinq ans.
-
-[En marge: Constitution de la Chambre haute.]
-
-Quant à la composition de la première Chambre, il y eut plus de
-difficulté entre Napoléon et M. Benjamin Constant, non que l'un voulût
-concéder moins, et l'autre obtenir plus, mais parce que le sujet
-lui-même soulevait les doutes les plus graves.
-
-[En marge: M. Benjamin Constant incline vers l'hérédité; Napoléon en
-est d'avis, mais craint l'effet qu'elle produira sur les esprits.]
-
-M. Benjamin Constant, sans être absolument fixé, inclinait vers une
-pairie héréditaire. Il regardait cette institution comme celle qui,
-dans la composition d'une Chambre haute, offrait le plus heureux
-mélange de gravité et d'indépendance d'esprit. Napoléon, en étant de
-cet avis plus que M. Benjamin Constant lui-même, répugnait cependant à
-introduire l'hérédité dans la nouvelle constitution. Avec son langage
-si net et si heureusement figuré, Il faut, disait-il, une
-aristocratie, et il la faut surtout dans un État libre, où la
-démocratie a toujours une influence prépondérante. Un gouvernement qui
-essaye de se mouvoir dans un seul élément, est comme un ballon dans
-les airs, inévitablement emporté dans la direction où soufflent les
-vents. Au contraire, celui qui est placé entre deux éléments, et peut
-se servir de l'un ou de l'autre à son gré, n'est point asservi. Il est
-comme un vaisseau qui est porté sur les flots, et qui n'use des vents
-que pour marcher. Le vent le pousse, mais ne le domine pas.--On ne
-pouvait rendre sous une forme plus ingénieuse une pensée plus
-profonde. Mais tout en pensant de la sorte, Napoléon craignait, dans
-l'état des choses, de ne pouvoir se servir utilement de ce qu'il y
-avait d'aristocratie en France.--L'ancienne noblesse est contre moi,
-disait-il, et la nouvelle est bien nouvelle. Tout cela ne ressemble
-pas à l'aristocratie anglaise, née avec la constitution anglaise,
-ayant contribué à la donner au pays, et n'ayant pas cessé de la
-pratiquer... D'ailleurs, ajoutait-il, nous avons un peuple plein de
-préventions contre la noblesse héréditaire. Ce qui l'anime le plus en
-ce moment, ce qui le fait courir au-devant de moi, c'est la haine des
-nobles et des prêtres, et si vous lui présentez la pairie héréditaire
-vous lui ferez jeter les hauts cris, sans être bien assuré d'avoir
-créé une véritable aristocratie avec une Chambre des pairs qui pour
-assez longtemps sera composée de chambellans et de généraux...--
-
-[En marge: Ajournement de la question.]
-
-En présence de ces motifs divers Napoléon était profondément perplexe,
-car si l'hérédité de la pairie était conforme à ses convictions, il en
-craignait l'effet sur l'esprit ombrageux des libéraux français.
-
-[En marge: Difficulté relative à l'abolition de la confiscation.]
-
-[En marge: Motifs de Napoléon pour vouloir qu'on ne mentionne pas
-l'abolition de la confiscation.]
-
-Quant aux garanties générales, telles que l'inamovibilité de la
-magistrature, la liberté individuelle, la liberté des cultes, etc., il
-les admettait sans contestation, et se bornait à demander une
-rédaction claire, précise, ne prêtant point à l'équivoque. Il n'y eut
-qu'une de ces garanties qu'il contesta, et même avec beaucoup de
-vivacité, ce fut l'abolition de la confiscation. Il ne voulait pas,
-bien entendu, stipuler le contraire; il désirait le silence.--Je ne
-songe, dit-il, à prendre le bien de personne, et ne veux en rien
-imiter la Convention nationale. Mais on me prépare une nouvelle
-émigration. Si la guerre se prolonge vous allez avoir un soulèvement
-en Vendée. Qu'elle se prolonge ou non, vous aurez des rassemblements
-sur nos frontières comme ceux de Coblentz. Déjà il s'en forme un à
-Gand, où figurent des hommes que j'ai comblés d'honneurs et de
-richesses. Ce rassemblement grandira tous les jours, et si je n'ai pas
-terminé la lutte en trois mois, il s'organisera là un gouvernement
-dont les ordres seront par certaines classes de Français mieux obéis
-que les miens. Ne croyez pas que je veuille faire tomber la tête ou
-prendre la fortune de qui que ce soit. Mais je ne puis rester désarmé,
-et si je n'ai pas dans les mains des moyens d'intimidation, je ne
-saurai comment me défendre contre ce gouvernement extérieur, reconnu
-et obéi au dedans. Actuellement j'ai à Besançon, j'ai à Marseille
-d'anciens préfets de Louis XVIII qui donnent des ordres secrets. Je
-vais les expulser, mais ils se tiendront à la frontière, et feront là
-autant de mal qu'à l'intérieur même. Il faut que je puisse contenir
-les ennemis résolus, et ramener les irrésolus. Soyez sûr qu'avec la
-faculté de séquestrer les biens, sans les confisquer, j'agirai même
-sur Talleyrand. Du reste, à la paix, je rétablirai cette garantie qui
-est indispensable, je le reconnais; jusque-là je désire qu'on
-s'abstienne d'en parler.--
-
-[En marge: Prétextes que les royalistes fournissaient à Napoléon pour
-soutenir son thème.]
-
-Cette mauvaise disposition fut la seule que Napoléon laissa percer
-dans le travail de la nouvelle constitution, mais il se montra
-obstinément attaché à ce qu'il demandait. Il avait tort sans doute de
-vouloir se réserver une portion quelconque de pouvoir arbitraire, car
-quelques moyens d'intimidation de plus ou de moins ne pouvaient ni le
-sauver ni le perdre, et c'était uniquement sur le champ de bataille
-que son sort devait se décider. Mais il faut reconnaître, pour être
-entièrement vrai, que les royalistes se conduisaient de manière à
-excuser la mauvaise pensée de Napoléon. D'abord épouvantés, ils
-s'étaient tenus paisibles: rassurés bientôt en voyant la liberté
-laissée à tous les partis de parler, d'écrire, de se mouvoir, ils en
-profitaient largement, allaient, venaient publiquement de Paris dans
-la Vendée, de Paris à Gand, préparant évidemment la guerre civile en
-Vendée, et des mouvements royalistes au sein de la capitale. Pour le
-moment il n'y avait pas à s'en inquiéter, mais si l'ennemi arrivait
-sous les murs de Paris, le danger pouvait devenir sérieux, et on
-comprend, tout en désapprouvant Napoléon, qu'un homme d'action,
-habitué à ne pas s'arrêter devant les obstacles, placé en outre dans
-un temps bien voisin encore des doctrines révolutionnaires, demandât
-des moyens d'intimidation sans même vouloir en user.
-
-[En marge: Ajournement de cette difficulté.]
-
-[En marge: Question grave au sujet du titre à donner à la nouvelle
-Constitution.]
-
-[En marge: Idées sur l'origine des constitutions.]
-
-M. Benjamin Constant ajourna cette contestation, bien résolu
-d'ailleurs à y revenir. Il y avait une dernière question, toute de
-forme, et sur laquelle Napoléon paraissait encore plus irrévocablement
-fixé, s'il était possible, c'était le titre et le mode de présentation
-du nouvel acte constitutionnel. Il voulait octroyer cette nouvelle
-Charte comme Louis XVIII avait octroyé la sienne, mais en sauvant les
-apparences, et en cette matière les apparences sont beaucoup, car
-elles emportent la reconnaissance ou la négation du droit.--J'ai
-reconnu, disait-il, la souveraineté nationale, et ce n'est pas une
-grande faveur que je lui ai faite, car en réalité la nation est
-souveraine, et il n'y a de souverain durable que celui dont elle veut.
-Ainsi je ne prétends pas, à l'exemple de Louis XVIII, me présenter
-comme tirant de mon droit seul la constitution que je vais donner à la
-France; mais si je ne prétends pas la tirer de mon droit, je veux la
-tirer de mon bon sens, la faire la meilleure possible, et à cet égard
-vous et moi nous valons mieux qu'une assemblée qui n'en finirait pas,
-et qui bouleverserait peut-être le pays sans aboutir à aucun résultat.
-L'oeuvre une fois terminée, et le mieux que nous pourrons, je
-l'offrirai à l'acceptation nationale, suivant le mode adopté pour les
-anciennes constitutions impériales, celui de l'inscription des votes
-sur des registres ouverts dans les mairies. On dira que ce mode est
-illusoire; j'en conviens. Il n'est pas plus illusoire cependant que la
-convocation d'assemblées primaires, qui offrirait un mode plus
-compliqué mais pas beaucoup plus sérieux. En ce genre, l'essentiel est
-de faire bien, et quant à la forme, pourvu qu'elle n'emporte pas la
-négation du fond, la plus simple est celle qu'il faut préférer. La
-véritable acceptation du peuple c'est la durée, qui est son
-assentiment éclairé, donné par lui après l'expérience faite d'une
-constitution.--
-
-[En marge: M. Benjamin Constant aurait voulu que la nouvelle
-Constitution ne se rattachât point à l'ancien Empire.]
-
-[En marge: Napoléon veut au contraire rattacher le présent au passé.]
-
-M. Benjamin Constant n'était nullement disposé à contester ces idées,
-car il était d'avis lui aussi d'éviter, soit une assemblée
-constituante qui aurait travaillé une année sans rien produire, soit
-des assemblées primaires qui auraient pu amener une confusion
-désastreuse, et d'employer la forme d'acceptation la plus abrégée,
-pourvu qu'elle emportât la reconnaissance expresse de la souveraineté
-nationale. Toutefois il aurait souhaité que la nouvelle constitution
-se distinguât des anciennes constitutions impériales non-seulement par
-le fond (c'était accordé), mais par la forme; qu'elle s'en distinguât
-surtout par le titre, afin d'inspirer confiance, et de ne pas
-l'exposer à être confondue avec les anciens sénatus-consultes, qui,
-une fois sortis du cerveau de Napoléon, étaient aussitôt convertis en
-lois fondamentales de l'État par la servilité du Sénat. En conséquence
-il disait que sans être dupe des hypocrisies de forme, il fallait, par
-un moyen ou par un autre, conjurer la défiance générale, et pour cela
-donner à la constitution actuelle un caractère nouveau, et qui la
-distinguât tout à fait des précédentes.--Non, non, répondait Napoléon,
-on veut m'ôter mon passé, faire de moi ce que je ne suis pas, un autre
-homme, effacer ainsi quinze ans de règne, effacer ma gloire, effacer
-celle de la France, comme si tout était mauvais dans ce premier
-règne!... Je n'y consentirai pas. Je puis bien céder à l'expérience,
-et surtout aux circonstances qui n'admettent plus la dictature dont
-j'ai joui, mais je n'entends pas me laisser humilier. D'ailleurs,
-croyez-moi, la France veut son vieil empereur, un peu changé sans
-doute, mais lui et pas un autre...--
-
-Sur ce point Napoléon se montra inébranlable, car il voyait dans une
-forme absolument nouvelle une intention de l'humilier en lui imposant
-le désaveu de tout son passé. Il fallut donc considérer la
-constitution à laquelle on travaillait comme une simple modification
-des anciennes, et nullement comme un ordre de choses entièrement
-distinct du précédent. En cela Napoléon était pour ce qu'il appelait
-sa gloire, aussi opiniâtre et aussi susceptible que Louis XVIII pour
-ce qu'il appelait son droit. C'était une faute grave, car la
-constitution de 1815 était totalement différente de celles de 1802 et
-de 1804; et tandis qu'en général on veut paraître donner plus qu'on ne
-donne, il s'exposait cette fois à paraître donner moins qu'il ne
-donnait en réalité: calcul détestable, et triste fruit de l'orgueil!
-Il eût mieux valu cent fois, dans l'état des esprits, promettre plus
-qu'on ne faisait, que de faire plus qu'on ne promettait.
-
-[En marge: La nouvelle Constitution intitulée _Acte additionnel aux
-constitutions de l'Empire_.]
-
-[En marge: L'hérédité de la pairie définitivement adoptée.]
-
-De cette contestation il résulta le nouveau titre, si malheureusement
-célèbre, d'_Acte additionnel aux constitutions de l'Empire_, titre qui
-devait tendre à persuader au public qu'on n'apportait qu'une
-modification, tandis qu'en réalité on apportait un changement radical
-à l'ancien état de choses. M. Constant enchanté d'avoir obtenu le fond
-céda sur la forme, à laquelle il avait lui-même le tort, naturel à un
-esprit philosophique, de ne pas attacher assez d'importance. Il prit
-la plume et rédigea en termes simples, clairs, élégants, la
-constitution la meilleure et la mieux écrite qui ait été accordée à la
-France dans la longue série de ses révolutions. Il vit, revit
-l'Empereur, et se mit d'accord avec lui sur tous les points, même sur
-celui de la pairie héréditaire. Quant à ce dernier, Napoléon après
-avoir résisté par les motifs que nous avons exposés, après avoir
-répété qu'on courait risque de frapper la nouvelle oeuvre d'une
-impopularité fâcheuse en y introduisant l'hérédité, parut se raviser
-cependant à l'égard d'une raison qui l'avait fort préoccupé, c'était
-la difficulté d'utiliser l'aristocratie dans l'état présent de la
-France. Il dit qu'après deux ou trois batailles gagnées, s'il les
-gagnait, après la paix conclue, s'il parvenait à la conclure,
-l'ancienne noblesse reviendrait probablement à lui comme elle l'avait
-déjà fait, et que la pairie héréditaire serait pour elle un appât
-beaucoup plus puissant que le Sénat; qu'il aurait donc ainsi le moyen
-de la rallier, et que les deux noblesses, ancienne et nouvelle,
-fondues l'une avec l'autre, finiraient peut-être par composer un corps
-aristocratique assez imposant. Il se rendit donc sur l'hérédité de la
-pairie, mais persista obstinément à garder le silence sur l'article de
-la confiscation.
-
-[En marge: L'Acte additionnel envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin
-Constant nommé membre de ce conseil pour y défendre son oeuvre.]
-
-[En marge: Examen du nouvel acte constitutionnel par le Conseil
-d'État.]
-
-[En marge: Article général ajouté.]
-
-La nouvelle constitution avait été assez promptement terminée, une
-seule question divisant ses auteurs, et la plume du rédacteur étant
-fort exercée: mais il fallait la faire sortir de ce mystère, et lui
-donner l'appui d'une autorité considérable. On s'en entretenait déjà
-dans le public, on parlait des conférences secrètes dont elle était
-l'objet, et la jalousie n'avait pas manqué de naître, soit au sein du
-Conseil d'État, soit chez certains révolutionnaires qui avaient mis la
-main à nos diverses constitutions, et qui se voyaient avec peine
-frustrés de toute participation à celle-ci. Il était temps de la
-soumettre au Conseil d'État, et pour que M. Benjamin Constant pût
-soutenir son oeuvre[11], il fallait qu'il eût droit de siéger dans ce
-conseil. Il y avait là un prétexte fort naturel de le nommer
-conseiller d'État, et Napoléon par une voie simple et adroitement
-choisie, eut la satisfaction de conquérir son ennemi naguère le plus
-violent, tandis que cet ennemi eut de son côté la satisfaction d'être
-conquis d'une manière plausible et presque avouable. Aujourd'hui on
-est beaucoup plus étonné qu'on ne le fut alors de ce brusque
-ralliement. On avait assisté à de si étranges revirements en 1814, les
-moeurs politiques étaient si peu formées, qu'on le remarqua sans en
-être cependant ni très-surpris, ni très-indigné. M. Benjamin Constant
-fut donc nommé conseiller d'État, afin de pouvoir travailler
-officiellement à la Constitution. Quelques personnages tels que le
-prince Cambacérès, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulay de la
-Meurthe et les présidents des diverses sections du Conseil d'État,
-furent appelés à l'Élysée pour prendre part à des conférences
-préalables, et il s'y éleva peu d'objections contre le nouveau
-travail, qui, sauf le titre, sauf le silence gardé sur la
-confiscation, ne pouvait en soulever de sérieuses. Cependant on fit
-quelques remaniements de rédaction, et on inséra un article nouveau,
-assez inutile, mais répondant à toutes les passions du temps. En effet
-pour les bonapartistes la dynastie, pour les acquéreurs de biens
-nationaux les ventes dites nationales, pour les paysans l'abolition
-des dîmes et des droits féodaux, pour les révolutionnaires de diverses
-nuances la condamnation irrévocable de l'ancien régime, étaient des
-objets sacrés passant avant tous les autres. On inséra donc un article
-final portant le numéro 67, lequel disait que le peuple français, en
-déléguant ses pouvoirs aux autorités instituées par la nouvelle
-constitution, ne leur conférait cependant pas le droit de proposer le
-rétablissement des Bourbons (la dynastie impériale fût-elle éteinte),
-le droit de rétablir l'ancienne noblesse féodale, les priviléges
-seigneuriaux, les dîmes, les priviléges de culte, le droit surtout de
-porter atteinte à l'irrévocabilité de la vente des biens nationaux, et
-interdisait formellement à quelque individu que ce fût toute
-proposition de ce genre. Cet article avait une seule valeur, c'était
-de ranger les objets essentiels dans une catégorie à part, et de leur
-donner une espèce de caractère sacré, tant que la Constitution, il est
-vrai, resterait sacrée elle-même.
-
-[Note 11: M. Benjamin Constant, en avouant, dans ses Lettres sur les
-Cent Jours, la grande part qu'il eut à l'Acte additionnel, n'a pas
-avoué qu'il en fût le rédacteur. Il est pourtant certain que l'Acte
-additionnel fut entièrement rédigé de sa main, et que, sauf quelques
-articles modifiés, l'ouvrage entier fut de lui. Il est d'ailleurs
-facile de reconnaître à l'unité, à la précision, à la simplicité
-élégante du langage, qu'il n'y eut qu'une plume, et que cette plume
-était la meilleure du temps. Celle de Napoléon, qui était la plus
-grande, était plus dogmatique et plus nerveuse.]
-
-Le nouvel acte fut ensuite porté au Conseil d'État. On ne fit presque
-aucune objection en séance générale; mais dans les conversations
-particulières qui s'établirent, on critiqua le titre d'_Acte
-additionnel aux constitutions de l'Empire_, qui le distinguait trop
-peu des constitutions passées, et le laissait exposé à ces faciles
-changements qui s'opéraient jadis au moyen d'un sénatus-consulte
-toujours adopté par le Sénat à la presque unanimité, et toujours
-sanctionné dans les mairies par quelques millions de _oui_ contre
-quelques milliers de _non_. Tout le monde aussi releva le silence
-gardé sur la confiscation, et en parut alarmé. La remarque fort simple
-que la Charte de 1814 prononçait l'abolition de la confiscation, et
-qu'on serait justement scandalisé de ne pas la retrouver dans l'Acte
-additionnel, cette remarque fut faite universellement, même en séance
-générale, et on pressa vivement les présidents de section, en
-particulier M. Benjamin Constant, d'insister auprès de l'Empereur pour
-qu'il consentît à remplir une lacune si regrettable, et destinée à
-être si mal interprétée.
-
-[En marge: Dernière conférence, où la confiscation donne lieu à une
-scène fort vive.]
-
-[En marge: Paroles de Napoléon.]
-
-[En marge: L'abolition de la confiscation n'est pas mentionnée.]
-
-Le 21 avril au soir il y eut une dernière conférence à l'Élysée, et la
-rédaction fut définitivement arrêtée. Le mandat donné aux divers
-collaborateurs du nouvel acte constitutionnel fut fidèlement exécuté,
-et on supplia Napoléon de combler la lacune relative à la
-confiscation. On fit naturellement valoir auprès de lui l'article de
-la Charte de 1814 qui abolissait cette peine barbare. Napoléon
-répondit que cet article n'était de la part des Bourbons qu'une
-véritable hypocrisie. Leur empressement à supprimer nominalement la
-confiscation n'avait eu, disait-il, d'autre cause que l'intention de
-flétrir l'origine des biens nationaux, confisqués sur les nobles et
-les prêtres. Mais leur respect pour la propriété était feint, car ils
-n'avaient rien négligé pour dépouiller les nouveaux acquéreurs de
-leurs biens, directement ou indirectement. Il ne fallait donc pas se
-laisser prendre à de faux semblants, et être dupes d'une disposition
-menteuse. Quant à lui, il ne voulait en réalité prendre le bien de
-personne, mais on lui ôterait en insistant le seul moyen qu'il eût
-d'intimider le nouveau Coblentz.--Pourtant, comme sans nier ce qu'il
-disait des Bourbons, on persistait à soutenir le principe de la
-propriété, qui en lui-même était sacré, et qu'il était peu séant de
-méconnaître dans un moment où l'on se piquait de proclamer les droits
-des citoyens, jusque-là méconnus ou incomplétement reconnus, Napoléon
-se leva les yeux enflammés, le geste menaçant, et parcourant d'un pas
-rapide la pièce où l'on discutait, il dit qu'on l'entraînait dans une
-voie qui n'était pas la sienne; qu'on donnait ainsi un dangereux
-essor aux plus mauvaises doctrines du jour, qu'on les encourageait,
-qu'on les excitait; que l'opinion se gâtait d'heure en heure, et
-devenait détestable; que la France, la vraie France, cherchait _le
-vieux bras de l'Empereur, et ne le trouvait plus_; qu'on allait le
-livrer désarmé à toutes les factions; que le peuple et l'armée
-abhorraient les émigrés, lui en voudraient de son indulgence envers
-eux, et ne lui pardonneraient pas de leur laisser des richesses qui
-allaient servir à solder la guerre étrangère; que si du reste le moyen
-sortait un peu de la mansuétude du régime libéral, il fallait le
-concéder aux circonstances; qu'on _voulait faire de lui un ange, qu'il
-n'en était pas un_, et qu'il fallait le prendre tel quel, c'est-à-dire
-pour un homme qui n'avait pas l'habitude de se laisser attaquer
-impunément...--Après cette sortie, laquelle n'était que la répétition
-de ce qu'on entendait dire tous les jours à certains hommes effrayés
-du prétendu mouvement révolutionnaire, Napoléon se calma, mais sans
-avoir permis d'insérer l'article relatif à l'abolition de la
-confiscation, et en promettant solennellement de rétablir cet article
-après la paix, comme font tous les pouvoirs qui s'engagent à renoncer
-à l'arbitraire l'urgence passée, c'est-à-dire lorsque le mal est
-irréparable pour leurs victimes et pour eux-mêmes.
-
-On se rendit devant la colère de Napoléon, et M. Benjamin Constant
-comme les autres, car il était impatient de voir au _Moniteur_ une
-oeuvre dont il était fier, et dont il aurait pu justement
-s'enorgueillir sans cette omission.
-
-[En marge: Insertion au _Moniteur_, le 23 avril, de l'Acte
-additionnel.]
-
-[En marge: Préambule de l'Acte additionnel.]
-
-Le dimanche 23 avril le _Moniteur_ publia la nouvelle constitution,
-sous le titre d'ACTE ADDITIONNEL AUX CONSTITUTIONS DE L'EMPIRE. Le
-préambule était fort adroit. Il rappelait qu'à diverses époques
-l'Empereur, en profitant de l'expérience acquise, avait modifié les
-constitutions précédentes, notamment en l'an VIII, en l'an X, en l'an
-XII, mais toujours en renvoyant ces modifications au consentement du
-peuple; que tout occupé alors d'établir un vaste système fédératif en
-Europe (Napoléon appelait ainsi son projet de monarchie universelle),
-il avait été obligé d'ajourner certaines dispositions nécessaires à la
-liberté des citoyens; qu'amené aujourd'hui à renoncer à ce vaste
-système fédératif, et à se vouer exclusivement au bonheur de la
-France, il avait résolu de modifier les constitutions impériales, en
-conservant du passé ce qu'il avait de bon, mais en empruntant aux
-lumières du temps présent ce qui était propre à consacrer les droits
-des citoyens, _en donnant au système représentatif toute son
-extension, en combinant en un mot le plus haut point de liberté
-politique avec la force nécessaire pour faire respecter par l'étranger
-l'indépendance du peuple français et la dignité de la couronne_.
-
-[En marge: Dispositions principales.]
-
-D'après le dispositif l'Empereur était chargé du pouvoir exécutif, et
-exerçait le pouvoir législatif en concurrence avec deux Chambres. De
-ces deux Chambres l'une, celle des pairs, était héréditaire, et à la
-nomination de l'Empereur, sans limite quant au nombre de ses membres;
-l'autre, celle des représentants, était élective, renouvelable en
-entier tous les cinq ans, et formée de 629 membres, élus directement
-par les deux séries de colléges de département et d'arrondissement.
-Toutefois, le commerce devait avoir 23 représentants spéciaux choisis
-d'après un mode particulier. La Chambre des représentants nommait son
-président, sauf l'approbation de l'Empereur. La Chambre des pairs
-avait le privilége de la haute juridiction d'État sur les ministres,
-les chefs militaires, etc.; la Chambre des représentants avait
-l'initiative, la priorité des résolutions en matière de finances et de
-levées d'hommes. Le budget devait être voté tous les ans. Les Chambres
-pouvaient amender les lois, elles pouvaient même en proposer en vertu
-de leur propre initiative, et celles-ci étaient envoyées à l'Empereur
-si elles avaient réuni le vote favorable des deux branches de la
-législature. Les ministres pouvaient être membres de l'une ou de
-l'autre Chambre, avaient la faculté de s'y présenter s'ils ne
-l'étaient pas, et étaient tenus de s'y rendre pour fournir sur leurs
-actes toutes les explications qu'elles demanderaient. Ils étaient
-responsables, et, en cas de mise en accusation, ils étaient accusés
-par la Chambre des représentants, et jugés par la Chambre des pairs.
-L'Empereur avait le droit de dissoudre la Chambre des représentants, à
-la condition d'en réunir une nouvelle dans six mois au plus tard. La
-magistrature était inamovible; les tribunaux militaires n'avaient de
-juridiction que sur les délits militaires; les Français étaient libres
-de leur personne, ne devaient être ni détenus ni exilés
-arbitrairement, et ne relevaient que de leurs juges naturels. L'état
-de siége ne pouvait être établi qu'en cas d'invasion de l'ennemi, ou
-de troubles civils. Dans ce dernier cas il ne pouvait être établi que
-par une loi, ou en l'absence des Chambres par un décret, qui devait
-être converti en loi le plus tôt possible. Tout Français avait le
-droit d'imprimer son opinion sans aucune censure préalable, à charge
-d'en répondre devant la justice, comprenant toujours le jury pour les
-délits de la presse. Le droit de pétition individuelle était garanti.
-Les cultes étaient déclarés égaux et libres. Enfin la dynastie, les
-biens nationaux, l'abrogation de la dîme et des anciens priviléges,
-étaient, comme on l'a vu, placés sous une garantie spéciale, puisqu'il
-était défendu aux membres des deux Chambres de faire aucune
-proposition qui fût de nature à y porter atteinte.
-
-[En marge: Forme de l'acceptation.]
-
-Les dispositions des sénatus-consultes antérieurs, contraires au
-nouvel acte, étaient annulées. Les autres étaient maintenues. Le
-présent Acte additionnel devait être envoyé à l'acceptation du peuple
-français qui serait admis au chef-lieu des mairies, chez les juges de
-paix, notaires, etc., à voter par _oui_ ou _non_ sur des registres
-ouverts à cet effet. Le recensement des votes devait être fait dans
-l'assemblée du Champ de Mai, composée de tous les membres des colléges
-électoraux qui voudraient se rendre à Paris.
-
-[En marge: L'Acte additionnel contenait la plus grande somme de
-liberté qui ait jamais été donnée à la France.]
-
-Jamais la liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable,
-n'avait été plus complétement accordée à la France, sauf l'article
-relatif à la confiscation, lequel était ajourné. Napoléon l'avait
-accordée aussi entière, non par ruse, mais parce qu'avec son grand
-esprit il avait compris qu'obligé de la donner, il la fallait donner
-avec ses conditions nécessaires; parce qu'il était alors exclusivement
-occupé d'une seule idée, celle de vaincre l'Europe conjurée contre
-lui, et que ce résultat obtenu, le plus ou le moins de pouvoir dont il
-jouirait était à ses yeux un objet secondaire; parce qu'il se figurait
-que dans la pratique de la Constitution on lui concéderait à lui plus
-qu'à un autre, grâce à sa gloire, à son génie, à l'énergie de sa
-volonté; parce qu'enfin songeant à son fils plus qu'à lui-même, il ne
-désirait pas pour ce fils au delà des pouvoirs d'un roi d'Angleterre.
-
-Il nous reste à voir comment fut reçue cette liberté si complétement
-donnée, et on trouvera dans le récit qui va suivre une nouvelle preuve
-qu'en politique, comme en toutes choses, il ne suffit pas que les
-remèdes soient bons, il faut qu'ils soient appliqués à temps.
-
-
-FIN DU LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.
-
-
-
-
-LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.
-
-LE CHAMP DE MAI.
-
- Publication de l'Acte additionnel. -- Effet qu'il produit. --
- Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée de toutes
- les constitutions que la France ait jamais obtenues, il est
- très-mal accueilli. -- Motifs de ce mauvais accueil. -- La France
- ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que
- l'Europe lorsqu'il parle de paix. -- Déchaînement des royalistes
- et froideur des révolutionnaires. -- Le parti constitutionnel est
- le seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et
- néanmoins il reste défiant. -- Importance du rôle de M. de
- Lafayette en cette circonstance. -- Le parti constitutionnel met
- des conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate
- des Chambres. -- Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des
- Chambres assemblées pendant les premières opérations de la
- campagne. -- On lui force la main, et avant même l'acceptation
- définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à
- exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. -- Il
- appelle en même temps le corps électoral au _Champ de Mai_. --
- Ces mesures produisent un certain apaisement dans les esprits. --
- Suite des événements à Vienne et à Londres. -- Quoique
- très-animées, les puissances cependant ne laissent pas de
- considérer comme fort grave la lutte qui se prépare. --
- L'Autriche voudrait essayer de se débarrasser de Napoléon en lui
- suscitant des embarras intérieurs. -- Tentative d'une négociation
- occulte avec M. Fouché. -- Envoi à Bâle d'un agent secret. --
- Napoléon découvre cette sourde menée, et, pour la déjouer,
- dépêche M. Fleury de Chaboulon à Bâle. -- Explication violente
- avec M. Fouché, surpris en trahison flagrante. -- Pour le moment
- cette menée n'a pas de suite. -- La coalition persiste, et le
- ministère britannique, poussé à bout, finit par avouer au
- Parlement le projet de recommencer immédiatement la guerre. --
- L'opposition se dit trompée, le Parlement le croit, et vote
- néanmoins la guerre à une grande majorité. -- Marche des armées
- ennemies vers la France. -- Aventures de Murat en Italie. -- Sa
- folle entreprise et sa triste fin. -- Il s'enfuit en Provence. --
- Sinistre augure que tout le monde en tire pour Napoléon, et que
- ce dernier en tire lui-même. -- Progrès des préparatifs
- militaires. -- Formation spontanée des fédérés. -- Services que
- Napoléon espère en obtenir pour la défense de Lyon et de Paris.
- -- Tandis que les révolutionnaires se décident à appuyer
- Napoléon, les loyalistes lèvent le masque, et commencent la
- guerre civile en Vendée. -- Premiers mouvements insurrectionnels
- dans les quatre subdivisions de l'ancienne Vendée, et combat
- d'Aizenay. -- Promptes mesures de Napoléon. -- Il se prive de
- vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles contre
- l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. -- En même temps
- il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs
- vendéens. -- Résultat et esprit des élections. -- Réunion de la
- Chambre des pairs et de celle des représentants. -- Dispositions
- de celle-ci. -- Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon
- contre l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître
- servile. -- Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême
- susceptibilité. -- Napoléon en est vivement affecté. -- Champ de
- Mai. -- Grandeur et tristesse de cette cérémonie. -- Adresses des
- deux Chambres. -- Conseils dignes et sévères de Napoléon. -- Ses
- profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour
- subsister devant des Chambres. -- Sinistres présages. -- Il
- quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. --
- Adieux à ses ministres et à sa famille. -- Dernières
- considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire.
-
-
-[Date en marge: Avril 1815.]
-
-[En marge: Malgré sa valeur réelle, l'Acte additionnel est très-mal
-accueilli.]
-
-[En marge: La forme et le titre sont la première cause de ce mauvais
-accueil.]
-
-Jamais la liberté n'avait été plus complétement donnée à la France que
-dans l'Acte additionnel, et cependant jamais elle ne fut plus mal
-reçue. Les hommes, vieux ou jeunes, qui après un long sommeil de
-l'esprit public étaient revenus à l'amour de la liberté, avaient tous
-une manière différente de l'entendre, l'expérience ne les ayant pas
-encore amenés à un système commun. Ils s'étaient généralement imaginé
-que quelques centaines de constituants seraient appelés à discuter les
-diverses formes de gouvernement, et que de cette discussion sortirait
-la forme que chacun d'eux préférait. La plupart s'étaient flattés
-d'être du nombre de ces constituants, et le Conseil d'État lui-même
-avait espéré qu'au lieu de lui communiquer simplement la constitution
-nouvelle, on la lui donnerait à rédiger. L'esprit de système et les
-prétentions personnelles étaient donc frustrés à la fois par le mode
-adopté. De plus on détestait les anciennes constitutions impériales,
-qu'on rendait responsables avec quelque raison des malheurs du premier
-Empire, et on avait nourri l'espoir d'un changement radical, qui
-trancherait profondément avec le passé pour le fond et pour la forme.
-Au lieu de cela, trouver un matin au _Moniteur_, tout fait, et sans
-possibilité d'y rien changer, un simple acte, dit _additionnel_ aux
-constitutions impériales, lequel ne paraissait être qu'une légère
-modification, tandis qu'on aurait voulu un changement complet, lequel
-encore n'avait d'autre garantie de solidité que l'acceptation muette
-dans les mairies, les justices de paix, etc., fut une déception
-universelle et cruelle. On s'était promis un ordre de choses
-absolument nouveau, qui serait l'ouvrage de tout le monde et recevrait
-une sanction solennelle, et l'on avait, ou l'on croyait avoir une
-insignifiante modification, mesurée par le pouvoir lui-même, et
-sanctionnée par un mode banal, qui ne procurait aucune sécurité, car
-avec ce mode rien ne garantissait que les actes additionnels
-ne se succéderaient pas les uns aux autres, comme jadis les
-sénatus-consultes. Obtenir peu, et ce peu n'y pouvoir pas compter, fut
-naturellement pour tous les esprits un motif de se dire et de se
-croire indignement trompés.
-
-[En marge: L'hérédité de la pairie est la seconde.]
-
-[En marge: Partout se répand l'idée que Napoléon, en se disant changé,
-est au fond toujours le même.]
-
-[En marge: Déclamations des royalistes écoutées par les patriotes.]
-
-On était donc prévenu par le titre de l'oeuvre, même avant de l'avoir
-lue. En la lisant, il aurait fallu des lumières qu'on n'avait pas
-alors pour reconnaître qu'elle contenait la véritable monarchie
-constitutionnelle, telle du moins que le législateur peut l'écrire, la
-pratique elle-même n'étant jamais que l'ouvrage du temps. Mais à
-cette époque les amis de la liberté, s'ils ne manquaient pas
-d'instruction, manquaient tout à fait d'expérience. Les uns en ne
-trouvant pas dans l'Acte additionnel la république ou à peu près, les
-autres en y trouvant deux Chambres, furent exaspérés; tous furent
-révoltés en y trouvant une Chambre héréditaire, et cette disposition,
-comme l'avait prévu Napoléon, devint une cause de réprobation
-générale. Ainsi, au mécontentement du titre qui n'indiquait qu'une
-modification au lieu d'un changement radical, au mécontentement de la
-forme qui rappelait la Charte octroyée de Louis XVIII, s'ajouta le
-mécontentement naissant du fond lui-même. Pour les anciens
-républicains, c'était la monarchie; pour les monarchistes de 1791,
-c'était la monarchie avec deux Chambres, la _monarchie Mounier_ en un
-mot; pour les jeunes libéraux enfin, un peu plus avancés que les deux
-classes précédentes, c'était la monarchie aristocratique, parce que la
-pairie était héréditaire. Les journaux retentirent unanimement des
-mêmes diatribes, et les royalistes rassurés par les ménagements de la
-police impériale, se joignirent aux républicains, ennemis de la
-monarchie, aux monarchistes, ennemis des deux Chambres, aux jeunes
-libéraux, ennemis de l'hérédité, pour répéter ces reproches fort
-singulièrement placés dans leur bouche, que l'Acte additionnel était
-une charte octroyée comme celle de Louis XVIII, consacrant la
-monarchie féodale des deux Chambres, dont une héréditaire. Ils
-contribuèrent ainsi à propager l'idée, déjà fort répandue, que
-Napoléon n'était point changé, qu'après avoir beaucoup promis en
-arrivant il ne tenait rien maintenant qu'il se croyait établi, que
-revenu à ses anciennes pratiques il tirait de son despotisme personnel
-un simulacre de constitution, le remplissait des mêmes choses que les
-Bourbons, le donnait dans la même forme, l'_octroyait_ en un mot par
-un mode d'octroi à lui, celui des registres ouverts chez les officiers
-publics, manière de procéder aussi insolente, aussi illusoire que
-celle qu'avait employée Louis XVIII. Cette idée pénétra rapidement
-dans des esprits ouverts à la défiance, et y causa le mal le plus à
-redouter dans le moment, en refroidissant le zèle des amis de la
-Révolution et de la liberté, les seuls disposés à courir à la
-frontière. Tout homme qu'on dégoûtait ou décourageait parmi eux, était
-non pas seulement un partisan ôté à Napoléon, mais un soldat enlevé à
-la défense du pays. Tandis que les patriotes de toute nuance, excités
-par les royalistes, déclaraient l'Acte additionnel une oeuvre
-ténébreuse du despotisme, les hommes au contraire qui reprochaient au
-gouvernement de se livrer au parti révolutionnaire, et qui se
-faisaient même de leurs craintes affectées un prétexte pour se tenir à
-l'écart en attendant que la victoire eût prononcé, ces hommes allaient
-disant partout qu'on ne reconnaissait plus Napoléon, qu'il n'avait
-plus aucune volonté, aucune énergie, qu'il se laissait mener par des
-fous, qu'il avait donné une constitution anarchique, et qu'après avoir
-consenti à devenir l'instrument des jacobins et des régicides, il
-serait bientôt leur dupe et leur victime.
-
-[En marge: Défaut général de sang-froid, tenant à la gravité de la
-situation.]
-
-Au fond chacun était intérieurement agité par le sentiment de la
-grande crise qui se préparait, et qu'on voyait approcher à pas de
-géant avec les armées européennes. Les partis sentaient tous leur sort
-attaché au résultat de cette crise, et le défaut de sang-froid se
-joignant à l'erreur de leurs jugements, ils en étaient plus
-impressionnables, et dès lors plus déraisonnables encore que de
-coutume.
-
-[En marge: Chagrin de Napoléon, et efforts qu'il fait pour garder tout
-son calme.]
-
-[En marge: Son ancien despotisme cause essentielle de l'incrédulité
-qu'il rencontre.]
-
-Napoléon discernait cette disposition des esprits, et il était
-vivement affecté des défiances qu'il inspirait. Il avait bien prévu
-que la pairie héréditaire ne réussirait pas, mais il ne se serait
-jamais douté qu'on abusât aussi gravement du titre donné au nouvel
-acte. Pourtant il s'efforçait de conserver quelque calme au milieu du
-trouble général.--Vous le voyez, dit-il à M. Lavallette qu'il mandait
-sans cesse auprès de lui, pour épancher en sûreté les sentiments dont
-son coeur était plein, vous le voyez, toutes les têtes sont atteintes
-de vertige. Moi seul, dans ce vaste empire, j'ai conservé mon
-sang-froid, et si je le perdais, je ne sais ce que nous
-deviendrions!--En effet, il faisait un continuel effort sur lui-même
-pour contenir sa bouillante nature, s'interdisait la moindre vivacité,
-écoutait les plus ridicules objections avec un calme, une douceur,
-qu'il ne montrait ordinairement que dans les grands périls, se gardait
-d'ajouter au feu de toutes les passions le feu des siennes, et expiait
-ainsi, dans des souffrances qui n'avaient pour témoins que Dieu et
-quelques amis, les fautes de son long despotisme! Mais, hélas! si les
-fautes sont expiables devant Dieu, elles sont irréparables devant les
-hommes. Dieu voit le repentir, et il s'en contente! Les hommes n'ont
-ni sa vue ni sa clémence: ils n'aperçoivent que les fautes, et à leur
-rude justice il faut le châtiment matériel, complet, éclatant!
-Napoléon allait en faire bientôt une terrible et mémorable épreuve.
-
-[En marge: Vive approbation donnée à l'Acte additionnel par le parti
-constitutionnel.]
-
-[En marge: Défense de cet acte par M. de Sismondi.]
-
-L'Acte additionnel ne trouva de défenseurs que parmi les anciens
-constitutionnels, et seulement parmi les plus sages. Le rôle brillant
-de rédacteur de la nouvelle constitution déféré à M. Benjamin
-Constant, les avait à la fois flattés et rassurés. En lisant l'oeuvre
-elle-même, ils furent encore plus satisfaits. Madame de Staël, que son
-rare esprit et sa parfaite connaissance de l'Angleterre garantissaient
-des erreurs régnantes, approuva hautement l'Acte additionnel. L'école
-fort éclairée des publicistes genevois, qui suivait l'impulsion de
-madame de Staël et de M. Benjamin Constant, l'approuva également. Le
-plus savant de ces publicistes, M. de Sismondi, en entreprit dans le
-_Moniteur_ la défense en règle. Il s'attacha, dans une suite
-d'articles remarquables, à démontrer que la forme adoptée ne
-ressemblait en rien à l'octroi de Louis XVIII, car ce prince n'avait
-admis que son propre droit, et dès lors s'était réservé la faculté de
-retirer ce qu'il donnait, tandis que Napoléon avait reconnu
-formellement la souveraineté nationale, lui avait déféré son ouvrage,
-et si elle l'agréait, était irrévocablement engagé envers elle; que le
-mode employé pour rédiger et faire accepter la nouvelle constitution,
-quoique laissant beaucoup de part au pouvoir, était la seule
-admissible dans les circonstances actuelles, car la réunion des
-assemblées primaires pour élire une constituante, la réunion de cette
-constituante, outre la difficulté de telles opérations en présence de
-l'ennemi, auraient eu l'inconvénient de livrer à une dispute
-interminable une oeuvre sur les bases de laquelle tous les esprits
-sensés étaient d'accord; que si Napoléon n'eût pas été de bonne foi,
-il aurait pu en effet recourir à ce moyen, laisser disputer sans fin
-cette constituante, pendant qu'il irait combattre l'ennemi extérieur,
-puis, revenu vainqueur, livrer cette assemblée au ridicule, la
-dissoudre, et reprendre son ancien pouvoir tout entier; qu'au
-contraire, en présentant lui-même sur-le-champ une oeuvre complète,
-une oeuvre qui, sauf un point, ne laissait rien à désirer aux amis
-sincères de la liberté, il prouvait la résolution sérieuse de se
-dépouiller de son ancien pouvoir, et de doter le pays de la vraie
-monarchie constitutionnelle; que la comparaison de la nouvelle
-constitution avec celles qui l'avaient précédée démontrait que c'était
-la meilleure que la France eût jamais obtenue, car à certains égards
-elle était plus libérale même que celle d'Angleterre; qu'enfin le
-maintien des sénatus-consultes antérieurs était la chose du monde la
-plus naturelle et la plus nécessaire, car ces sénatus-consultes étant
-formellement annulés dans toutes les dispositions qui étaient
-contraires à l'Acte additionnel, on n'avait plus à les craindre sous
-le rapport politique, et que sous les autres rapports il fallait les
-laisser subsister, sous peine de voir la législation civile, la
-législation administrative, c'est-à-dire l'organisation entière de
-l'État crouler d'un seul coup; qu'en donnant une constitution
-nouvelle, on ne pouvait avoir d'autre prétention que celle de changer
-la forme politique du gouvernement, mais qu'on devait laisser au
-temps seul le soin de modifier la législation civile et
-administrative, en se conformant pour la manière de procéder à l'Acte
-additionnel.
-
-[En marge: Approbation de M. de Lafayette, donnée cependant à une
-condition, celle de la convocation immédiate des Chambres.]
-
-Ce qu'écrivait M. de Sismondi était la vérité même, mais la vérité
-pour les esprits sages et non prévenus. Les autres, et c'était le
-grand nombre, inspirés par leur défiance ou par le déplaisir que leur
-causaient certaines dispositions de l'Acte additionnel, avaient cru
-revoir dans cet acte Napoléon tout entier avec son caractère et son
-despotisme: avec son caractère, il était bien possible qu'ils eussent
-raison, car quoiqu'il eût reçu de ses malheurs une forte impression,
-il se pouvait qu'il ne fût pas suffisamment changé, mais avec son
-despotisme ils avaient tort, car on venait d'obtenir mieux que la
-constitution anglaise, et puisqu'on avait fait la faute énorme de
-rappeler Napoléon, il fallait bien contre l'étranger se servir de lui,
-tel quel, et tâcher de lui rendre possible et supportable le rôle de
-monarque constitutionnel. M. de Lafayette, malgré les susceptibilités
-de son libéralisme, était plus juste. Il avait désapprouvé la forme de
-l'Acte additionnel, mais l'avait pardonnée en faveur du fond, et avait
-complimenté son ami, M. Benjamin Constant.--Votre constitution, lui
-avait-il écrit, vaut mieux que sa réputation, mais il faut y faire
-croire, et pour qu'on y croie la mettre immédiatement en vigueur.--
-
-M. de Lafayette venait de passer quatorze ans dans sa terre de
-Lagrange, et quoiqu'il sût gré à Napoléon de l'avoir tiré autrefois
-des cachots d'Olmütz, il ne lui pardonnait pas d'avoir enlevé toute
-liberté à la France. Cependant, n'ayant aucun mauvais sentiment pour
-un homme qui lui avait rendu un grand service, ayant même un certain
-goût pour sa personne et son génie, il était à l'égard de sa prétendue
-conversion d'une incrédulité invincible. Il changeait si peu lui-même,
-qu'il ne comprenait guère que les autres pussent changer. Toutefois,
-dans l'ardeur dont il était plein, il ne demandait pas mieux que de se
-prêter à des essais de liberté, n'importe avec qui, avec Napoléon
-comme avec les Bourbons, d'autant qu'avec Napoléon, s'il trouvait plus
-de danger pour la liberté politique, il trouvait aussi plus de
-sécurité sous le rapport des principes sociaux de 1789, et plus de
-grandeur, plus d'indépendance vis-à-vis de l'étranger. Complétement
-satisfait, sauf un point, du contenu de l'Acte additionnel, il tenait
-essentiellement à la mise en pratique, et était prêt à déposer la plus
-grande partie de ses défiances, si on convoquait les Chambres tout de
-suite. Selon lui, une fois que les hommes marquants du parti libéral
-seraient réunis dans une assemblée, Napoléon n'était plus à craindre.
-On se servirait de son épée pour repousser l'ennemi, et puis après
-s'en être servi, si on n'était pas content de lui, on le déposerait au
-besoin, on le remplacerait par son fils, et on fonderait ainsi la
-monarchie constitutionnelle. Cette manière de raisonner avait
-l'inconvénient d'autoriser Napoléon à raisonner de même, à dire aussi
-qu'une fois vainqueur il renverrait les amis de la liberté s'il
-n'était pas content d'eux, et ce qu'on aurait gagné à le charger des
-entraves d'une assemblée immédiatement convoquée, ce serait de lui
-lier les mains envers l'ennemi extérieur, sans les lui lier bien
-sûrement envers la liberté.
-
-[En marge: Efforts qu'on fait pour conquérir M. de Lafayette.]
-
-[En marge: Le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin
-Constant s'y appliquent.]
-
-[En marge: M. de Lafayette fait toujours dépendre son adhésion de la
-convocation immédiate des Chambres.]
-
-Quoi qu'il en soit, M. de Lafayette était prêt, nous le répétons, à se
-tenir pour satisfait si on ne lui faisait pas attendre la convocation
-des Chambres. Or il était l'homme qu'on mettait le plus de prix à
-contenter, car il était avec Carnot l'homme le plus respecté de la
-Révolution parmi ceux qui avaient survécu. S'il n'avait pas eu comme
-Carnot l'honneur d'organiser la victoire, il avait eu celui de ne
-voter ni la mort de Louis XVI, ni la mort d'aucun citoyen. Le
-rattacher à l'Empire, c'eût été ménager à Napoléon le garant le plus
-accrédité sous le rapport des intentions libérales. Aussi faisait-on
-de grands efforts pour le conquérir. Plusieurs personnes s'y
-appliquaient, le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin
-Constant. Le général Matthieu Dumas, tout occupé d'organiser les
-gardes nationales dans l'intérêt de la défense du pays, tenant à la
-liberté sans doute, mais plus encore au triomphe de nos armes,
-profitait de ses anciennes relations avec M. de Lafayette pour le
-rapprocher de Joseph. Joseph de son côté avait eu quelques relations
-avec M. de Lafayette, mais interrompues par ses deux royautés de
-Naples et d'Espagne, et il avait essayé de le revoir dans les
-circonstances actuelles, guidé par la double et honnête intention de
-préparer à Napoléon un appui et un lien. Il se montrait à l'illustre
-patriote de 1789 franchement libéral, et effectivement il l'était
-devenu sous le joug de son frère, si lourd à porter; mais il croyait
-l'être encore plus qu'il ne l'était, ce qui du reste lui rendait son
-rôle plus facile. M. de Lafayette, avec une politesse assez hautaine,
-écoutait ses discours, et lui répondait qu'il croirait tout ce qu'on
-voudrait, si on convoquait les Chambres; à quoi Joseph ne dissimulait
-pas que Napoléon opposerait une vive résistance, craignant beaucoup de
-laisser à Paris une assemblée qui divaguerait pendant qu'il se
-battrait.
-
-[En marge: Difficulté légale qui n'arrête pas M. de Lafayette.]
-
-M. Benjamin Constant s'était fait aussi le courtisan de M. de
-Lafayette.--_Vous êtes_, lui disait-il, _ma conscience_, ce qui
-signifiait qu'il le regardait dans les circonstances présentes comme
-son excuse. En effet, M. Benjamin Constant ne pouvait se dissimuler
-que sa conduite, même au milieu des changements effrontés du temps,
-avait été remarquée, et jugée assez peu favorablement, car devenir le
-conseiller d'État d'un prince sur la tête duquel il appelait naguère
-l'exécration publique, n'était pas facilement explicable. Mais avoir
-M. de Lafayette pour ami, pour approbateur, c'était avoir réponse à
-tous les reproches. M. Benjamin Constant cherchait donc à persuader M.
-de Lafayette, qui à lui comme à Joseph répondait imperturbablement
-qu'il croirait tout ce qu'on dirait, et approuverait tout ce qu'on
-ferait, si on convoquait les Chambres. Il y avait à cette convocation
-précipitée une objection de légalité fort grave, c'était de mettre en
-pratique la Constitution avant qu'elle eût été acceptée. Quelque grave
-qu'elle fût cette objection n'arrêtait ni M. de Lafayette, ni les
-partisans de la convocation immédiate. Bien qu'ils blâmassent un mode
-d'acceptation dans lequel la volonté populaire était traitée fort
-légèrement, ils ne craignaient pas de traiter cette volonté plus
-légèrement encore, en la supposant connue d'avance, et en n'attendant
-pas même qu'elle se fût prononcée. Suivant eux, il importait peu de
-manquer à toutes les formes envers le peuple, pourvu qu'on satisfît à
-ses désirs. Pourtant il s'agissait de faire agréer une proposition de
-ce genre à celui qui pouvait seul prononcer, et ce n'était pas chose
-facile.
-
-[En marge: Raisons de Napoléon pour résister à la convocation
-immédiate.]
-
-Napoléon en effet, tout en étant complétement décidé à mettre en
-pratique la nouvelle Constitution, tout en désirant même que l'essai
-qu'on allait faire réussît, parce que le succès du parti libéral était
-le sien, tandis que son insuccès était le triomphe des Bourbons,
-redoutait la convocation des Chambres, et craignait qu'au premier
-bruit du canon elles ne manquassent, non pas de courage (la Convention
-avait montré le contraire), mais de sang-froid. Il s'attendait à
-traverser de cruelles vicissitudes, à se trouver peut-être sous les
-murs de Paris combattant pour en disputer l'entrée à l'Europe, et ne
-désespérait pas de triompher, si on ne se troublait pas, si on savait
-considérer avec calme toutes les horreurs d'une guerre à outrance. Or,
-avec le coup d'oeil pénétrant dont il était doué, il entrevoyait
-qu'une Chambre des représentants formée dans les circonstances
-actuelles serait un résumé de tous les partis, qu'une journée
-malheureuse, vraisemblable même dans l'hypothèse du succès définitif,
-au lieu d'être une raison de s'unir et de persévérer, deviendrait
-peut-être une occasion de se diviser, peut-être même de lui arracher
-l'épée avec laquelle il défendrait la France, et il est impossible de
-dire que cette opinion fût dénuée de sincérité et de fondement, car
-les assemblées à la fois neuves et désunies sont assurément de mauvais
-instruments de guerre. Aussi aurait-il voulu profiter de tous les
-délais résultant régulièrement de l'Acte additionnel, pour différer la
-réunion des Chambres, pour se ménager ainsi deux mois pendant lesquels
-il aurait eu le temps de frapper les premiers coups sur l'ennemi, et,
-à la manière dont il dirigeait les opérations militaires, il était
-possible qu'il eût enfanté des événements tels que la campagne, sinon
-la guerre, fût décidée dans ces deux mois. Alors son ascendant et les
-courages étant raffermis par le succès, la réunion des Chambres
-pourrait être essayée sans danger.
-
-[En marge: La réunion des Chambres n'en était pas moins le seul moyen
-de vaincre l'incrédulité générale.]
-
-Quand on songe aux événements postérieurs, lesquels amenèrent ce qui
-est bien pis que la défaite d'une dynastie, la défaite du pays, on ne
-peut s'empêcher de considérer comme très-sage l'opinion de Napoléon en
-ce moment. Mais la défiance qu'il inspirait à l'Europe sous le rapport
-des intentions pacifiques, il l'inspirait à la France sous le rapport
-des intentions libérales. Outre l'éloignement peu réfléchi qu'on avait
-pour certaines dispositions de l'Acte additionnel, on éprouvait
-partout le sentiment que c'était une promesse trompeuse, sur laquelle
-Napoléon reviendrait à la première victoire, et si quelque chose
-pouvait vaincre l'incrédulité universelle, c'était le spectacle d'une
-assemblée placée à côté du gouvernement, discutant contradictoirement
-avec lui les affaires publiques, le surveillant attentivement, et
-toujours prête à déconcerter ses entreprises inconstitutionnelles.
-Ainsi telle était, grâce à ses fautes passées, l'affreuse position de
-Napoléon, que la convocation immédiate des Chambres l'exposait à avoir
-l'anarchie derrière lui, tandis qu'il aurait l'ennemi en face, et
-qu'au contraire la non-convocation lui ôtait la confiance publique,
-qui seule pouvait lui procurer des soldats!
-
-[En marge: Efforts du prince Joseph et de M. Benjamin Constant pour
-triompher de la résistance de Napoléon.]
-
-Joseph, par zèle sincère, par désir aussi de se donner de
-l'importance, tâchait d'obtenir de son frère des concessions qui le
-missent en crédit auprès des constitutionnels, et avait par ce motif
-fort insisté pour qu'on réunît tout de suite les Chambres. M. Benjamin
-Constant, pour complaire à ses amis, pour se ménager surtout la faveur
-de M. de Lafayette, qui se servait avec infiniment de finesse du désir
-qu'on avait de son approbation, avait fortement appuyé les conclusions
-de Joseph. L'un et l'autre disaient que l'Acte additionnel n'avait pas
-réussi; que personne ne le prenait au sérieux; qu'il fallait quelque
-chose qui parlât aux yeux, et que la présence de six cents
-représentants et de deux cents pairs autour du trône pourrait seule
-faire croire à la réalité des promesses impériales. Napoléon se
-défendait vivement, en disant qu'il savait bien que l'Acte additionnel
-n'avait pas réussi, que le titre qui était sa faute, et la pairie
-héréditaire qui était celle de M. Constant, l'avaient ruiné dans
-l'opinion publique; que la disposition des esprits était aux chimères,
-et non à ce qui était positif et sain; que cette fâcheuse tendance
-s'aggravait tous les jours; qu'avec des sacrifices, n'importe
-lesquels, on ne la guérirait pas; que pour opposer un remède à un mal
-qui n'avait de remède que le temps, il n'irait pas se mettre sur les
-bras une assemblée constituante, lorsque sur ses bras déjà si chargés
-allaient se trouver toutes les armées de l'Europe.--Il résista donc
-plusieurs jours aux instances dont il était assailli, et qui
-provenaient du parti constitutionnel, jaloux tout à la fois de créer
-de nouvelles excuses à son adhésion, et de s'entourer d'une nombreuse
-assemblée où il espérait siéger en maître.
-
-[En marge: Efforts unanimes de la presse dans le même sens.]
-
-[En marge: Raisons qui ébranlent la résolution de Napoléon, sans du
-reste changer sa conviction.]
-
-Mais l'obsession ne fut pas moindre que la résistance, et elle était
-appuyée par un déchaînement inouï de la presse périodique,
-particulièrement de la presse royaliste, qui reprochait à l'Acte
-additionnel de ne pas reconnaître assez explicitement la souveraineté
-nationale. Malheureusement les hommes qui s'intitulaient patriotes se
-laissaient prendre au piége de ces déclamations. Napoléon n'en était
-pas dupe, mais il avait besoin du parti révolutionnaire et libéral
-pour tenir tête à l'intérieur au parti royaliste, à l'extérieur aux
-armées coalisées, et il lui importait au plus haut point de ne pas
-laisser refroidir le zèle qui poussait aux frontières les anciens
-soldats, surtout les gardes nationaux mobilisés. Ce qui disposait ces
-braves gens, les uns à remplir les vides de nos régiments, les autres
-à se jeter dans les places, c'était le bruit qu'on faisait à leurs
-oreilles en répétant qu'il fallait courir aux frontières pour
-écarter l'étranger, les Bourbons, les nobles, les prêtres, la
-contre-révolution, en un mot. Or si le parti révolutionnaire et
-libéral qui disait ces choses, venait par mécontentement à se taire,
-il pouvait en résulter une tiédeur funeste qui priverait l'armée de
-soutien, et l'exposerait à se trouver seule aux prises avec l'ennemi;
-or cette armée était héroïque sans doute, mais numériquement
-insuffisante pour résister à l'Europe conjurée. Cette raison exerçait
-une influence considérable et tous les jours plus grande sur l'esprit
-de Napoléon, qui voyait une funeste impopularité succéder peu à peu à
-l'enthousiasme avec lequel les amis de la Révolution l'avaient
-accueilli à son débarquement. Pourtant cette raison n'aurait
-probablement pas suffi, si une autre, qui vint s'ajouter à la
-première, n'avait entraîné sa détermination.
-
-[En marge: Dernière considération qui le décide.]
-
-[En marge: Il prend le parti de convoquer les Chambres immédiatement.]
-
-[En marge: Décret qui ordonne les élections et convoque les Chambres
-pour la fin de mai.]
-
-Tandis qu'au dedans, à l'aide des défiances qu'il inspirait, on
-cherchait à le peindre comme un despote incorrigible, usant
-aujourd'hui de finesse, mais toujours prêt à revenir à ses penchants
-invétérés, au dehors on le représentait comme un tyran farouche,
-entouré de soldats aussi farouches que lui, n'osant pas faire un pas
-hors des rangs de ses légions, inspirant la terreur et l'éprouvant,
-odieux en un mot à la nation française, sur laquelle il était venu de
-nouveau appesantir son joug de fer. Vainement se montrait-il sur la
-place du Carrousel, dans des revues presque quotidiennes, et où tout
-le monde pouvait l'approcher; on répondait aux récits fort exacts du
-_Moniteur_ que s'il se présentait quelque part c'était toujours
-entouré de soldats. Cette persistance dans un pareil mensonge
-finissait par agir sur l'opinion de l'Europe, et par persuader à
-celle-ci qu'il suffirait de battre cent ou deux cent mille mameluks
-pour venir à bout du tyran, et qu'on trouverait ensuite la France
-pressée de se débarrasser de sa tyrannie. Il importait autant de
-répondre à cette seconde fausseté qu'à la première. La convocation
-immédiate des Chambres, quels que fussent ses inconvénients, avait le
-double avantage de faire tomber les mauvais bruits du dedans et du
-dehors, de prouver d'un côté que Napoléon avait donné sérieusement
-l'Acte additionnel, puisque sans attendre les délais légaux il mettait
-la nation en jouissance effective de ses droits, et de l'autre qu'il
-ne craignait pas le contact avec elle, puisqu'il s'entourait de ses
-représentants.--Eh bien, dit-il à Joseph et à M. Benjamin Constant,
-qui persistaient à demander l'exécution anticipée de l'Acte
-additionnel, j'en ai pris mon parti, je convoquerai les Chambres, et
-je ferai cesser ainsi tous les doutes sur mes intentions; je prouverai
-ma confiance dans cette nation qu'on dit que je crains, en appelant
-ses élus autour de moi.--Il ne restait qu'une difficulté, c'était de
-devancer le voeu populaire, en se dispensant d'attendre l'acceptation
-de la Constitution pour la mettre en vigueur. On rédigea un décret, et
-on le fit précéder d'un préambule qui expliquait cette manière d'agir
-par l'impatience que Napoléon éprouvait de s'entourer des
-représentants de la nation, et de les avoir quelques jours auprès de
-sa personne avant de partir pour l'armée. Au préambule adroitement
-écrit succédait le décret qui convoquait immédiatement les colléges
-électoraux afin d'élire six cent vingt-neuf représentants. Ce même
-décret portait en outre que les colléges qui avaient autrefois des
-présidents à vie nommés par l'Empereur, les choisiraient eux-mêmes
-lors de la prochaine élection. Le décret fut rendu le 30 avril, et on
-espérait qu'un mois suffisant pour les opérations électorales, les
-représentants pourraient se joindre aux électeurs dans la grande
-assemblée du Champ de Mai, fixée au 26. On ne s'en tint pas à cette
-grave concession. Afin de prouver par un acte de plus qu'on voulait
-mettre la nation en possession de tous ses droits, un nouveau décret
-accorda aux communes la nomination par la voie élective des maires et
-officiers municipaux. Cette mesure était exclusivement applicable aux
-communes dans lesquelles les maires étaient à la nomination des
-préfets, et elle était motivée sur l'ignorance où les nouveaux préfets
-devaient être du mérite de leurs administrés. Mais comme cette
-catégorie comprenait la plus grande quantité des communes, et
-notamment les plus petites, elle livrait dans les campagnes la
-composition des autorités municipales au parti patriote. Les
-acquéreurs de biens nationaux devaient y figurer en grand nombre; et,
-comme calcul de parti, la mesure était certainement bien conçue.
-
-[Date en marge: Mai 1815.]
-
-[En marge: Apaisement momentané du parti libéral.]
-
-Quelle que fût la mauvaise humeur des opposants, elle devait être
-apaisée ou confondue, du moins pour quelques jours, par des mesures
-qui tendaient à rendre si prompte et si sérieuse l'exécution de l'Acte
-additionnel. Il était difficile de dire que c'était un leurre, une
-promesse vaine dont l'accomplissement remis à la paix, serait ajourné
-indéfiniment. Il était également difficile en Europe de dépeindre
-comme un tyran farouche, réduit à se cacher, l'homme qui allait de son
-propre mouvement se placer au milieu des représentants du pays.
-Napoléon prouvait ainsi tout à la fois sa sincérité et sa force
-morale.
-
-[En marge: Satisfaction de M. de Lafayette.]
-
-[En marge: Il refuse la pairie pour se faire nommer député de la
-Marne.]
-
-[En marge: Services qu'il rend au gouvernement auprès de l'étranger.]
-
-[En marge: Lettres écrites par madame de Staël pour disposer les
-ministres anglais à la paix.]
-
-M. de Lafayette cette fois fut pleinement satisfait, et il ne s'en
-cacha point. Le prince Joseph avait été chargé de lui offrir la
-pairie; il la refusa, disant qu'il ne pouvait accepter d'autre mandat
-que celui du pays, et il résolut de se présenter aux électeurs du
-département de la Marne. M. Benjamin Constant de son côté, lui
-racontant avec joie la victoire remportée sur les répugnances de
-l'Empereur, lui demanda en retour son appui auprès d'un collége
-électoral quelconque, afin de devenir membre de la seconde Chambre. M.
-de Lafayette consentit à tout, car il était en ce moment dans une
-disposition à ne rien refuser. On lui demanda un autre service que son
-patriotisme ne pouvait hésiter à rendre, et qu'il rendit avec le plus
-grand empressement. M. Crawfurd, ministre des États-Unis à Paris, avec
-lequel il avait des relations d'amitié, retournait en Amérique pour y
-devenir ministre de la guerre. Il devait passer par l'Angleterre où il
-avait des amis et du crédit. M. de Lafayette obtint qu'il se chargeât
-de lettres destinées aux principaux personnages d'Angleterre et
-écrites en faveur de la paix. Madame de Staël, qui grâce à sa longue
-opposition à l'Empire était peu suspecte de partialité pour Napoléon,
-et qui par son esprit, par sa brillante renommée pouvait exercer
-quelque influence sur les ministres britanniques, leur adressa des
-lettres pressantes pour leur conseiller de se retirer de la coalition.
-Napoléon, suivant elle, n'était plus un despote, isolé dans la nation,
-mais un monarque libéral, appuyé sur la France. Le peuple et l'armée
-l'entouraient de leur dévouement; la lutte serait donc terrible, et
-dans l'intérêt de l'humanité et de la liberté, il valait mieux
-accepter Napoléon corrigé, lié par de fortes institutions, et
-franchement converti à la paix s'il ne l'était à la liberté, que de
-verser des torrents de sang pour le détrôner sans aucune certitude de
-réussir. Accueilli, écouté, cru, pris au pied de la lettre, il
-donnerait la paix et la liberté qu'il promettait. Repoussé, combattu,
-vainqueur, il n'accepterait plus le traité de Paris, et pas davantage
-peut-être les conséquences de l'Acte additionnel. Les intérêts de
-l'Europe, de l'humanité, de la liberté, étaient donc d'accord, et
-commandaient une politique pacifique. Les raisons données par madame
-de Staël étaient, comme on le voit, aussi spécieuses que
-spirituellement et patriotiquement présentées.
-
-[En marge: Esprit qui se manifeste dans les provinces à l'approche des
-dangers qui menacent la France.]
-
-[En marge: Idée de se fédérer née spontanément chez les citoyens de la
-Bretagne.]
-
-[En marge: Intentions véritables de ces premiers fédérés.]
-
-[En marge: Esprit et statuts de leur institution.]
-
-Tandis que le parti constitutionnel récompensait Napoléon de ses
-sacrifices par un appui chaleureux, il se passait dans les provinces
-un fait d'une assez grande importance, surtout dans l'intérêt de la
-résistance à l'étranger, intérêt qui touchait Napoléon plus que tous
-les autres. Bien qu'après le long silence du premier empire on fût
-revenu avec ardeur à la politique et au goût de la contradiction, dans
-certaines provinces menacées par l'ennemi, la présence du danger
-faisait taire l'esprit de chicane et de subtilité. Par exemple, en
-Champagne, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en
-Dauphiné, les populations se prêtaient avec le zèle le plus louable
-aux mesures de défense. Les anciens militaires rejoignaient leurs
-drapeaux, et les hommes désignés pour faire partie de la garde
-nationale mobilisée, répondaient avec empressement à l'appel des
-officiers chargés de leur organisation. Tandis que cet excellent
-esprit se manifestait dans les provinces de l'Est, il s'en manifestait
-un pareil et non moins honorable, quoique inspiré par d'autres motifs,
-dans les provinces de l'Ouest. On a vu par le récit de ce qui s'était
-passé à Angers, à Nantes, au Mans, à Rennes, pendant les onze mois de
-la première Restauration, que la bourgeoisie des villes avait été à la
-fois blessée et alarmée de l'attitude de la noblesse et du peuple des
-campagnes, et de leur audace à reprendre les armes en pleine paix.
-Depuis le 20 mars, l'avantage de la possession du pouvoir avait
-repassé du côté de cette bourgeoisie, et elle s'en était réjouie dans
-un intérêt de sécurité bien plus que d'ambition. Mais les mouvements
-des chefs vendéens, leurs relations presque publiques avec
-l'Angleterre, l'annonce et même l'apparition sur les côtes de
-bâtiments anglais chargés d'armes, enfin quelques violences exercées
-dans les campagnes, avaient excité une agitation extraordinaire à
-Nantes, à Vannes, à Quimper, à Rennes, au Mans, à Angers, etc. La
-population de Nantes surtout, jadis si malheureuse entre les attaques
-des Vendéens d'un côté, et les égorgements de Carrier de l'autre, ne
-voyait pas approcher sans frémir le renouvellement de la guerre
-civile. Les esprits fermentaient, et au bruit d'un assassinat commis
-sur un vieillard, d'honnêtes habitants de Nantes s'émurent, et
-conçurent la pensée de former avec les principales villes des cinq
-départements de la Bretagne, un pacte d'alliance par lequel ils
-promettaient de se porter mutuellement secours, en cas de danger
-extérieur ou intérieur, et d'appeler ce pacte du nom de _Fédération
-bretonne_, à l'imitation de la fédération de 1790. À peine produite
-cette idée, si bien appropriée aux circonstances, envahit toutes les
-têtes, et plusieurs centaines de Nantais partirent pour Rennes, où la
-même idée avait germé, et où ils étaient attendus impatiemment. Ils y
-furent reçus avec enthousiasme, fêtés, logés chez les principaux
-habitants, et on remit à quelques personnes de sens rassis le soin de
-libeller le pacte qui devait confédérer les citoyens de la Bretagne
-contre l'ennemi du dedans et du dehors. Rien n'était plus pur que
-l'intention des braves Bretons en cette circonstance, et plus dégagé
-de tout esprit de faction. Ils ne prétendaient ni dominer le pouvoir,
-ni opprimer les classes élevées de la nation, mais se défendre contre
-les incendies et les assassinats de l'ancienne chouannerie, et contre
-les débarquements des Anglais. Toutefois la disposition dominante dans
-ces réunions était fortement libérale. On convint de rédiger un
-préambule dans lequel seraient exposés les motifs de l'association, et
-d'y joindre quelques articles statutaires qui préciseraient les
-engagements qu'on prenait les uns envers les autres. Il fut stipulé
-d'abord que les fédérés ne formeraient point un corps séparé des
-autres citoyens, ayant son uniforme, ses armes, ses chefs, et agissant
-pour son compte, mais qu'ils viendraient se ranger dans l'organisation
-existante et légale de la garde nationale; que cette organisation
-étant répandue dans tout l'Empire, ils pourraient toujours y trouver
-place, de manière à être utiles partout où il y aurait des dangers à
-conjurer; que leurs obligations consisteraient à se mettre à la
-disposition des autorités publiques, à se rendre à leur premier appel
-soit dans les bataillons mobilisés, soit dans les bataillons
-sédentaires, et quand le cadre légal de la garde nationale manquerait,
-à se porter individuellement là où les appelleraient les maires, les
-sous-préfets, les préfets, pour leur prêter secours chaque fois qu'il
-y aurait à repousser une atteinte contre l'ordre public. Enfin ils
-s'obligeaient à un autre genre de service, celui-ci tout moral,
-consistant à dissiper autant qu'il serait en eux les fausses notions
-par lesquelles on essayait de tromper les simples habitants des
-campagnes, à prêcher par leur exemple et leur parole l'accomplissement
-des devoirs civiques, à se mettre en un mot à la disposition du
-gouvernement impérial pour la défense intérieure et extérieure du
-pays.
-
-Malgré les inconvénients attachés à toute association politique,
-celle-ci, inspirée par un vif sentiment des dangers publics, exempte
-de toute vue particulière, se réduisant exclusivement au rôle
-d'auxiliaire du pouvoir, donnait moins qu'aucune autre prise à la
-critique, et pouvait même rendre au pays d'immenses services.
-
-On rédigea le préambule et l'acte, et on entra en rapport avec le
-préfet pour lui soumettre l'un et l'autre. Le gouvernement, comme on
-le voit, n'avait pas eu la moindre part à ce mouvement tout spontané,
-et provoqué uniquement par les inquiétudes de la partie la plus
-indépendante et la plus honnête de la population bretonne. Bien que
-Napoléon eût été longtemps populaire dans les provinces de l'Ouest
-qu'il avait pacifiées, néanmoins ses dernières guerres de 1812 et de
-1813 l'avaient beaucoup dépopularisé. On le considérait comme un vrai
-danger, et si on avait applaudi à son retour parce qu'il venait mettre
-fin à l'influence de l'émigration, c'était à la condition de lui lier
-les mains par de fortes lois. Dans cette disposition, ne voulant pas
-donner à la nouvelle fédération une couleur bonapartiste, les fédérés
-s'étaient abstenus de parler de l'Empereur. Des gens sages leur firent
-sentir qu'une telle association serait bien près de devenir un péril
-si elle était formée en dehors du gouvernement, qu'elle ne rendrait
-même de véritables services qu'en s'unissant étroitement à lui, que
-d'ailleurs elle ne serait autorisée qu'à ce prix. Le préambule fut
-alors remanié, et répondit aux intentions des bons citoyens, qui
-étaient prêts à seconder Napoléon de toutes leurs forces, mais à la
-condition d'une liberté sage et réelle.
-
-[En marge: Imitation de cette fédération dans les provinces frontières
-de l'Est.]
-
-[En marge: L'idée de la fédération s'introduit à Paris.]
-
-La plupart des villes de la Bretagne envoyèrent des députations à
-Rennes, et plusieurs jours se passèrent en fêtes, en réjouissances, en
-promesses de dévouement réciproque. On compta très-promptement plus de
-vingt mille fédérés dans les départements de la Loire-Inférieure, du
-Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine,
-composant l'ancienne Bretagne. À peine cette conduite des Bretons
-fut-elle connue, qu'elle produisit un grand retentissement dans les
-départements voisins, et de proche en proche dans toute la France.
-Les Angevins menacés des mêmes dangers que les Bretons, s'assemblèrent
-pour suivre leur exemple. La Bourgogne animée d'une autre haine que
-celle des chouans, de la haine des Russes, des Autrichiens, des
-Prussiens, envoya des députés à Dijon pour signer un acte de
-fédération, et elle adopta purement et simplement le texte de la
-fédération bretonne. La Lorraine, la Franche-Comté, le Lyonnais, le
-Dauphiné, se montrèrent prêts à en faire autant. Au milieu de ce
-mouvement des esprits, particulier aux provinces menacées par la
-guerre civile ou par la guerre étrangère, il n'était pas possible que
-la grande ville de Paris restât indifférente et inactive. Mais dans
-Paris il y a plusieurs Paris, et tandis que les classes nobles
-regrettaient les Bourbons, que les classes moyennes regrettaient la
-paix, le peuple des faubourgs animé d'une haine brutale pour ce qu'on
-appelait les nobles et les prêtres, et d'une haine patriotique pour ce
-qu'on appelait l'étranger, avait toujours regretté de n'avoir pas eu
-des fusils en 1814 pour défendre les murs de la capitale. Là se
-trouvaient avec des hommes compromis dans les désordres de 1793, des
-jeunes gens sincèrement patriotes, de braves militaires retirés du
-service, et les uns comme les autres excitèrent le peuple des
-faubourgs à imiter les Bretons et les Bourguignons. Le mouvement
-commencé dans les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine, se
-propagea bientôt dans les autres. On adopta l'acte des Bretons, mais
-les Parisiens voulurent avoir leur préambule particulier, ainsi qu'on
-l'avait fait ailleurs, car tout en adoptant exactement le dispositif
-imaginé en Bretagne, chacun entendait le motiver à sa manière et
-suivant le sentiment de sa province. Les fédérés de Paris
-s'adressèrent à Napoléon lui-même, demandèrent à être reçus par lui,
-passés en revue, et autorisés à lui lire une adresse.
-
-[En marge: Opinion du gouvernement à l'égard des fédérations.]
-
-[En marge: Napoléon, sans les avoir provoquées, les voit avec plaisir,
-surtout pour la défense de la capitale.]
-
-Ces diverses fédérations avaient pris naissance dans les derniers
-jours d'avril et les premiers jours de mai. L'Acte additionnel publié
-dans l'intervalle avait bien causé quelque mécontentement, mais son
-effet, corrigé par le décret de convocation des Chambres, n'avait
-point arrêté l'élan qui animait les provinces menacées de la guerre
-civile ou de la guerre étrangère, et elles avaient continué à se
-fédérer. Le gouvernement n'avait eu aucune part, nous le répétons, ni
-à la conception, ni à la propagation de ces fédérations provinciales.
-Les hommes qui le composaient avaient sur ce sujet des sentiments
-très-divers. Ceux qui voulaient se sauver à tout prix de l'étranger et
-de la contre-révolution opérée par l'étranger, devaient accueillir
-avec empressement le concours spontané de la partie vive des
-populations. Ceux au contraire qui déploraient les sacrifices faits
-par Napoléon aux tendances libérales, voyaient ou affectaient de voir
-partout le parti révolutionnaire prêt à dévorer le pouvoir, et
-manifestaient pour les fédérations une sorte d'horreur. Ils
-considéraient ce mouvement, surtout à Paris où il était plus près
-d'eux, comme une abomination et un grave péril. Si Napoléon semblait
-l'encourager, ou seulement le souffrir, ils étaient décidés à ne plus
-reconnaître en lui qu'un instrument malheureux et déshonoré des
-jacobins. Quant à lui il souriait de ces craintes, laissait dire ce
-qu'on voulait sur ce sujet, et était satisfait du mouvement qui venait
-de se produire. Aimant l'ordre par goût, par raison, par intérêt, il
-n'avait aucun penchant pour ce qu'on appelait les jacobins; mais il
-les jugeait, et n'en avait pas la peur que certaines gens en
-éprouvaient, et dans le moment il se réjouissait de voir se lever pour
-la défense du pays des bras vigoureux, qui en Bretagne contiendraient
-les chouans, et à Paris disputeraient l'entrée de la capitale aux
-Anglais, aux Prussiens, aux Russes. Dussent-ils à la paix lui créer
-des embarras, il ne s'inquiétait guère de ce qui arriverait lorsque
-l'ennemi serait expulsé du territoire, et il était certain d'avoir
-alors contre des désordres populaires, outre l'armée, les Chambres
-elles-mêmes, qui pouvaient bien être plus libérales que lui, mais qui
-ne le seraient jamais jusqu'à favoriser les entreprises de la
-démagogie.
-
-[En marge: Manière dont il entend employer les fédérés à Paris.]
-
-[En marge: Comment il entend les organiser.]
-
-Aussi ne mit-il aucune hésitation à permettre, et même à seconder les
-fédérations. Ainsi que nous venons de le dire, il les trouvait utiles
-pour soutenir l'esprit public contre les royalistes à Lyon, à
-Marseille, à Bordeaux, à Nantes, à Rennes, etc., et très-utiles à
-Paris pour concourir à la défense de la capitale. Ce dernier point
-était à ses yeux le plus important. Son projet, comme on l'a vu déjà,
-était de couvrir Paris de solides ouvrages en terre, n'ayant pas le
-loisir d'en construire en maçonnerie, d'y amener deux cents bouches à
-feu de la marine servies par des marins, d'y placer encore deux cents
-bouches à feu de campagne servies par les jeunes gens des écoles, et
-il pensait que si à quinze ou dix-huit mille hommes des dépôts il
-pouvait joindre vingt-cinq mille hommes des faubourgs, gens robustes
-et anciens soldats pour la plupart, Paris défendu par quarante mille
-hommes d'infanterie et dix mille canonniers, serait imprenable, et
-qu'alors manoeuvrant librement au dehors avec l'armée active, il
-viendrait à bout de toutes les coalitions. La garde nationale
-n'entrait point dans ce calcul, non parce qu'il doutait de son
-courage, mais parce qu'il suspectait toujours ses dispositions, et
-voyait avec sa finesse ordinaire, que quoique ralliée à lui par
-nécessité, elle regrettait au fond du coeur la paix et la liberté sous
-les Bourbons. Il n'était pas même décidé à lui laisser des armes, et
-se réservait à cet égard de prendre un parti au dernier instant. Quant
-aux fédérés, il était décidé à les constituer régulièrement, à mettre
-à leur tête des officiers sûrs, à les incorporer même dans la garde
-nationale sous un titre quelconque, ce qui permettrait à l'heure du
-péril de se servir d'eux, et au besoin de leur transmettre les fusils
-de cette garde. Pour le moment il résolut de ne pas les armer encore,
-d'abord pour prendre le temps de les connaître et de les organiser, et
-ensuite parce qu'il n'était pas assez riche en matériel pour prodiguer
-les fusils[12].
-
-[Note 12: Il est peu de sujets sur lesquels on ait plus divagué que
-sur la formation des fédérés de 1815, et sur les dispositions de
-Napoléon à leur égard. Les uns imputent à Napoléon de les avoir
-excités pour s'en servir contre les royalistes, les autres prétendent
-qu'il en eut peur, et que par ce motif il ne voulut jamais les armer,
-et se priva ainsi du secours puissant des patriotes. Ces deux
-assertions sont également fausses. Napoléon fut étranger à la
-formation des fédérés, laquelle n'eut d'autre cause que les
-inquiétudes de ce qu'on appelait dans l'Ouest les _bleus_. Une fois
-créés sans lui, Napoléon ne fut pas fâché de cette création, bien
-qu'il ne se dissimulât point le parti qu'en pourraient tirer plus tard
-contre lui les libéraux exagérés. Mais dans le moment il s'inquiétait
-peu de la vivacité d'opinion de ceux qui l'appuyaient contre
-l'étranger, et c'était surtout des bras qu'il voulait avoir. Vaincre
-encore une fois l'Europe était sa passion dominante, et je dirai même
-unique. Le reste n'était d'aucun poids à ses yeux. Acquérir vingt-cinq
-mille bons soldats pour la garde de Paris, était ce qu'il appréciait
-le plus dans l'institution des fédérés. Le manque de fusils l'empêcha
-seul d'armer immédiatement les fédérés de Paris, et il craignait si
-peu de leur mettre des armes dans les mains, que son projet
-très-arrêté, et constaté par sa correspondance, était, si Paris se
-trouvait en péril, de faire passer les fusils de la garde nationale
-sédentaire à la garde nationale active, chargée de la défense
-extérieure de la ville. C'était un prétexte tout trouvé d'avance pour
-faire arriver les armes des mains des uns à celles des autres, sans
-offenser personne.]
-
-Il confia au brave général Darricau la mission de les organiser sous
-le titre de _tirailleurs_ attachés à la garde nationale de Paris, et
-chargés en cette qualité de la défense extérieure de la capitale. Il
-consentit même à les passer en revue un dimanche, et à écouter
-l'adresse qu'ils désiraient lui présenter. Il choisit ce même jour
-pour passer également en revue le 10e de ligne, ce fameux régiment qui
-seul de toute l'armée avait combattu pour les Bourbons. Ce régiment
-n'était ni autrement fait ni autrement inspiré que les 7e, 58e, 83e
-d'infanterie, qui, en Dauphiné, s'étaient donnés à Napoléon avec tant
-d'empressement. Mais les circonstances particulières dans lesquelles
-le 10e s'était trouvé, l'avaient retenu quelques jours de plus au
-service des Bourbons. Il était dans l'armée signalé comme
-très-mauvais, et on lui imputait même au pont de la Drôme une trahison
-dont il était fort innocent, et que nous avons essayé, dans notre
-récit, de représenter sous ses couleurs véritables. Napoléon l'avait
-fait venir à Paris pour le voir et lui adresser des paroles qui
-retentissent dans tous les coeurs.
-
-[En marge: Le dimanche 14 mai Napoléon passe en revue les fédérés et
-10e de ligne.]
-
-Le dimanche 14 mai ayant été choisi pour la revue des fédérés et du
-10e, ce fut une grande rumeur dans toute la cour contre cette double
-témérité. Ceux qui déploraient les complaisances de Napoléon pour le
-parti révolutionnaire étaient scandalisés, et disaient derrière lui
-qu'il se livrait _à la canaille_, et qu'on ne pourrait bientôt plus
-demeurer à ses côtés. Ceux au contraire qui dévoués entièrement à
-Napoléon, ne cherchaient aucun faux prétexte pour s'éloigner, étaient
-sérieusement effrayés de le voir en présence du 10e, dans les rangs
-duquel avait été préparé, disait-on, un projet d'assassinat. Ces
-derniers, pleins d'alarmes sincères pour Napoléon, entouraient sa
-personne ce jour-là jusqu'à se rendre importuns.
-
-[En marge: Allocution des fédérés.]
-
-Napoléon, sans s'inquiéter des fausses lamentations des uns, des
-craintes exagérées des autres, descendit du palais dans la cour des
-Tuileries, et commença par passer en revue les fédérés. Ils étaient
-plusieurs milliers, sans uniforme, quelques-uns assez mal vêtus, mais
-pour la plupart vieux soldats, et portant sur leurs visages hâlés
-l'énergique expression de leurs sentiments. Plusieurs fois il se
-retourna vers son entourage, et se moquant des scrupules de certaines
-gens, il dit en souriant: Voilà des hommes comme il me les faut pour
-se faire tuer sous les murs de Paris.--Puis il entendit patiemment le
-discours que l'orateur des fédérés était chargé de lui adresser, et
-que cet orateur lut de son mieux. «Sire, dit-il, nous avons reçu les
-Bourbons avec froideur, parce qu'ils étaient devenus étrangers à la
-France, et que nous n'aimons pas les rois imposés par l'ennemi. Nous
-vous avons accueilli avec enthousiasme, parce que vous êtes l'homme de
-la nation, le défenseur de la patrie, et que nous attendons de vous
-une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous nous assurerez
-ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les droits du
-peuple; vous régnerez par la Constitution et les lois. Nous venons
-vous offrir nos bras, notre courage et notre sang pour la défense de
-la capitale.....
-
-»La plupart d'entre nous ont fait sous vos ordres les guerres de la
-liberté et celles de la gloire; nous sommes presque tous d'anciens
-défenseurs de la patrie; la patrie doit remettre avec confiance des
-armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous, Sire, des
-fusils; nous jurons entre vos mains de ne combattre que pour sa cause
-et la vôtre. Nous ne sommes les instruments d'aucun parti, les agents
-d'aucune faction. Nous avons entendu l'appel de la patrie, nous
-accourons à la voix de notre souverain; c'est dire assez ce que la
-nation doit attendre de nous. Citoyens, nous obéissons à nos
-magistrats et aux lois; soldats, nous obéirons à nos chefs. Nous ne
-voulons que conserver l'honneur national, et rendre impossible
-l'entrée de l'ennemi dans cette capitale, si elle pouvait être menacée
-d'un nouvel affront, etc....»
-
-[En marge: Réponse de Napoléon.]
-
-L'Empereur répondit en ces termes:
-
-«Soldats fédérés, je suis revenu seul, parce que je comptais sur le
-peuple des villes, sur les habitants des campagnes et les soldats de
-l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur national. Vous
-avez justifié ma confiance. J'accepte votre offre; je vous donnerai
-des armes. Je vous donnerai pour vous guider des officiers couverts
-d'honorables blessures et accoutumés à voir l'ennemi fuir devant eux.
-Vos bras robustes et faits aux plus pénibles travaux sont plus propres
-que tous autres au maniement des armes. Quant au courage, vous êtes
-Français! Vous serez les éclaireurs de la garde nationale. Je serai
-sans inquiétude pour la capitale lorsque la garde nationale et vous,
-vous serez chargés de sa défense; et s'il est vrai que les étrangers
-persistent dans le projet impie d'attenter à notre indépendance et à
-notre honneur, je pourrai profiter de la victoire sans être arrêté par
-aucune sollicitude. Soldats fédérés, je suis bien aise de vous voir.
-J'ai confiance en vous. Vive la nation!»--Après cette allocution, les
-fédérés défilèrent, et, si l'on juge les hommes sur l'habit, on dut
-être affecté assez péniblement. On dut l'être surtout de voir cet
-empereur, jadis si puissant, si orgueilleux, entouré de si belles
-troupes, obligé aujourd'hui de recourir à des défenseurs sans uniforme
-et sans fusils! Ces soldats certainement en valaient d'autres, et il
-faisait bien de les accueillir: mais que dire de la politique qui
-l'avait conduit à de telles extrémités?
-
-Après avoir passé en revue les fédérés, Napoléon se dirigea vers le
-10e de ligne, le fit former en carré, et mit pied à terre pour se
-placer au centre du carré. Une troupe inquiète d'officiers se pressait
-autour de lui; il les fit éloigner, ne garda que deux ou trois aides
-de camp auprès de sa personne, et d'une voix vibrante adressa au
-régiment du duc d'Angoulême ces énergiques paroles.
-
-[En marge: Paroles adressées au 10e de ligne.]
-
-«Soldats du 10e, vous êtes les seuls de toute l'armée qui ayez osé
-tirer sur le drapeau tricolore, sur ce drapeau sacré de nos victoires,
-que nous avons porté dans toutes les capitales. Je devrais, pour un
-tel crime, rayer votre numéro des numéros de l'armée, et vous faire
-sortir à jamais de ses rangs. Mais je veux croire que vos chefs vous
-ont seuls entraînés, et que la faute de votre indigne conduite est à
-eux et non à vous. Je changerai ces chefs, je vous en donnerai de
-meilleurs, puis je vous enverrai à l'avant-garde. Il ne se tirera
-nulle part un coup de fusil que vous n'y soyez, et lorsqu'à force de
-dévouement et de courage vous aurez lavé votre honte dans votre sang,
-je vous rendrai vos drapeaux, et j'espère que d'ici à peu de temps
-vous serez redevenus dignes de les porter.»
-
-[En marge: Repentir et soumission du 10e de ligne.]
-
-Ces soldats, que Napoléon avait si peu flattés, poussèrent des cris
-violents de _Vive l'Empereur!_ et, levant les mains vers lui, disaient
-que ce n'était pas leur faute, mais celle de leurs officiers, qu'ils
-les avaient suivis à contre-coeur, qu'à peine libres ils avaient fait
-éclater leurs vrais sentiments, et qu'on verrait, partout où on les
-placerait, qu'ils valaient les autres soldats de l'armée. Loin donc de
-recevoir des coups de fusil, Napoléon n'avait recueilli que des
-acclamations enthousiastes et des démonstrations de dévouement. Ce
-n'est pas en effet en flattant les hommes, mais en leur parlant
-énergiquement, qu'on parvient à les dominer et à les conduire à de
-grands buts.
-
-Napoléon, en ce moment, ne se comportait pas autrement à l'égard de
-l'esprit public, et pour lui donner le ressort convenable il avait
-pris le parti de faire connaître la vérité tout entière. Tandis
-qu'autrefois il avait tout dissimulé, aujourd'hui il ne cachait plus
-rien; il laissait publier les articles des journaux étrangers où l'on
-s'attaquait violemment à sa personne, où l'on montrait aussi contre la
-France une haine insensée.
-
-[En marge: Nature des sentiments qu'on éprouve en France à l'égard de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Efforts de Napoléon pour rendre la guerre nationale.]
-
-La France pouvait voir clairement que l'expulsion des Bourbons et le
-rétablissement de Napoléon, en lui donnant quelques garanties de plus
-sous le rapport des principes sociaux de 1789, mais des doutes sous le
-rapport de la liberté, allaient lui coûter en outre une cruelle
-effusion de sang. C'était à elle cependant à soutenir ce qu'elle avait
-fait ou laissé faire, et les bons citoyens qui auraient voulu voir
-Napoléon arrêté à tout prix entre Cannes et Paris, parce qu'ils
-trouvaient avec les Bourbons la fondation de la liberté plus facile et
-la paix certaine, aujourd'hui que Napoléon était revenu avec des
-intentions évidemment plus sages, pensaient qu'il fallait lui prêter
-tout l'appui possible, afin de s'épargner le danger et la honte d'une
-contre-révolution opérée par les baïonnettes étrangères. Il arrivait
-journellement des municipalités, des tribunaux, des colléges
-électoraux, des adresses exprimant le désir de trouver sous Napoléon
-la liberté au dedans et l'indépendance au dehors, ce qui entraînait
-l'obligation de le contenir et de le soutenir. Ce double sentiment
-était exprimé partout, en termes plus ou moins convenables, suivant
-que ces adresses partaient de localités plus ou moins éclairées, mais
-il était universel. Il animait les colléges électoraux, où se
-préparaient au milieu du déchaînement de la presse, soit royaliste
-soit révolutionnaire, des élections marquées du caractère à la fois
-bonapartiste et libéral du moment. La liberté d'écrire était complète;
-néanmoins, tandis qu'on laissait tout imprimer, M. Fouché avait arrêté
-un numéro du _Censeur_, journal célèbre du temps, publié en volumes,
-comme nous l'avons dit, pour échapper à la censure pendant la première
-Restauration, et empreint du libéralisme honnête de la jeunesse.
-Napoléon, averti par les réclamations que cet acte avait soulevées,
-s'était hâté d'ordonner la restitution du volume, quoiqu'il fût rempli
-de vives attaques contre lui. Il paraissait donc sincère dans sa
-résolution de respecter la liberté d'écrire, et du reste, la tolérance
-dont il faisait preuve, loin de lui nuire le servait, car plus le pays
-était livré à lui-même, plus il manifestait franchement les deux
-sentiments dont il était plein, désir d'obtenir une sage liberté, et
-résolution de faire respecter par l'étranger l'indépendance nationale.
-Pour exciter l'esprit public, on avait laissé former dans un café, dit
-café Montansier, place du Palais-Royal, une sorte de club, où se
-réunissaient beaucoup d'officiers et d'anciens révolutionnaires, et où
-l'on entendait tour à tour des chants patriotiques et militaires, ou
-des déclamations virulentes contre l'étranger, les Bourbons,
-l'émigration, etc. L'animation contre tout ce qu'on appelait de ces
-divers noms était grande, soit dans les faubourgs de Paris, soit dans
-les provinces de l'Est et de l'Ouest, menacées les unes de la guerre
-étrangère, les autres de la guerre civile, et malgré l'improbation
-manifestée contre l'Acte additionnel, les soutiens semblaient ne
-devoir pas manquer à Napoléon, si en défendant le sol, et en fondant
-la liberté, il restait fidèle aux deux conditions de son nouveau rôle.
-
-[En marge: Crainte des puissances qu'elle ne le devienne.]
-
-[En marge: Persistance à arrêter les courriers de Napoléon.]
-
-[En marge: Arrestation de M. de Stassart.]
-
-[En marge: Ses dépêches lues en plein congrès.]
-
-[En marge: Bien qu'elles persévèrent dans leurs sentiments, les
-puissances éprouvent un certain embarras du jugement porté en Europe
-sur la déclaration du 13 mars.]
-
-[En marge: Projet d'une nouvelle déclaration justificative des
-précédentes.]
-
-[En marge: Difficulté de se mettre d'accord.]
-
-[En marge: On ne voudrait pas faire mention des Bourbons.]
-
-Tandis qu'on s'efforçait en France de rendre la guerre nationale, on
-craignait en Europe qu'elle ne le devînt, et on commençait à faire des
-réflexions sérieuses sur la conduite à tenir. On continuait de
-repousser les messagers de Napoléon, et on venait d'en arrêter encore
-un expédié tout récemment de Paris. En effet, après l'arrestation à
-Stuttgard de M. de Flahault, chargé d'annoncer à Vienne le
-rétablissement de l'Empire, le cabinet français avait imaginé l'envoi
-d'un nouveau messager, assez bien choisi pour la mission qu'on lui
-destinait: c'était M. de Stassart, Belge de naissance, attaché au
-service de Marie-Louise, devenu depuis le retour de cette princesse en
-Autriche l'un des chambellans de l'empereur François, et actuellement
-de passage à Paris, où l'avaient attiré des affaires privées. Un tel
-personnage, retournant auprès de sa cour, avait des chances de
-franchir la frontière que n'avait aucun autre. On l'avait chargé de
-deux lettres, l'une de M. le duc de Vicence pour M. de Metternich, et
-l'autre de Napoléon pour l'empereur François. Cette fois il n'était
-plus question de paix ou de guerre, de politique en un mot, mais des
-droits sacrés de la famille, des droits d'un époux sur son épouse,
-d'un père sur son fils, et Napoléon, s'adressant directement à son
-beau-père, redemandait sa femme, et sinon sa femme, au moins son fils
-qu'on n'avait aucun motif légitime de lui refuser. M. le duc de
-Vicence ajoutait quelques réflexions sur cette étrange interdiction de
-tous rapports diplomatiques, dans laquelle on persévérait avec tant
-d'obstination, et rappelait en passant l'offre si souvent réitérée de
-maintenir la paix aux conditions du traité de Paris. M. de Stassart,
-plus heureux que les courriers des affaires étrangères arrêtés à Kehl
-et à Mayence, plus heureux que M. de Flahault arrêté à Stuttgard,
-était parvenu jusqu'à Lintz vers les derniers jours d'avril, mais
-retenu là sous le prétexte d'une irrégularité de passe-ports, il avait
-été obligé de livrer ses dépêches, qui avaient été envoyées à Vienne
-et déposées sur la table du congrès. La lecture des lettres
-interceptées n'avait guère ému les membres du congrès, et ne leur
-avait rien appris qu'ils ne sussent parfaitement. Néanmoins ils
-n'étaient ni les uns ni les autres dans les dispositions qui les
-animaient lorsqu'ils avaient signé le 13 mars la fameuse déclaration
-contre Napoléon, et le jugement porté soit en France, soit en
-Angleterre contre cette déclaration n'avait pas laissé de les toucher
-beaucoup. Ils avaient donc songé à une seconde déclaration, non pas
-plus pacifique que la première, mais moins sauvage dans la forme, et
-mieux raisonnée. Ils voulaient aussi répondre à l'opposition anglaise
-qui disait qu'on faisait la guerre uniquement pour les Bourbons, et en
-même temps calmer les esprits en France, afin d'empêcher que la guerre
-n'y devînt nationale. Ce dernier motif était de beaucoup le plus
-déterminant, car bien que les gazettes anglaises et allemandes
-s'appliquassent à représenter Napoléon comme appuyé sur l'armée seule,
-le public européen commençait à voir que de nombreux intérêts
-s'attachaient à lui, et non-seulement des intérêts, mais des
-convictions sincères, celles notamment de tous les hommes qui étaient
-indignés contre la prétention affichée par l'Europe de nous imposer un
-gouvernement. On avait par ces motifs essayé dans le congrès de
-trouver une rédaction qui satisfît aux diverses convenances de la
-situation, mais on n'y avait guère réussi. On avait cherché des termes
-admissibles pour dire que, sans vouloir s'ingérer dans le gouvernement
-de la France, sans vouloir lui imposer ni la personne d'un monarque,
-ni un système particulier d'institutions, les puissances se bornaient
-à donner l'exclusion à un seul homme dans l'intérêt du repos de tous,
-parce qu'une expérience prolongée avait démontré que le repos de tous
-était impossible avec cet homme. Bien qu'exclure un souverain, quand
-il n'y en avait que deux de possibles, ce fût pour ainsi dire imposer
-le choix de l'autre, les écrivains du congrès étaient parvenus
-néanmoins à exprimer ces idées d'une manière assez conciliable avec le
-droit des gens, et même pour donner encore moins de prise à la
-principale objection du Parlement britannique, ils avaient omis de
-nommer les Bourbons. Mais cette omission avait à l'instant soulevé les
-réclamations des deux cours d'Espagne et de Sicile. La légation
-britannique elle-même avait trouvé que ne pas nommer les Bourbons,
-c'était beaucoup trop les négliger, et peut-être donner ouverture à
-des prétentions dangereuses. Lord Clancarty, membre principal de cette
-légation depuis le départ de lord Castlereagh et de lord Wellington,
-avait appuyé les cours de Madrid et de Palerme, lesquelles demandaient
-à qui les souverains alliés destinaient le trône de France s'ils en
-écartaient Louis XVIII? Songeraient-ils à la régence de Marie-Louise,
-à la royauté du duc d'Orléans, ou à la république? Dans
-l'impossibilité de s'expliquer clairement sur ces divers sujets, les
-membres du congrès s'étaient séparés sans accepter aucun texte de
-déclaration, car s'ils trouvaient que le nom des Bourbons effacé de ce
-texte y manquait sensiblement, ils trouvaient aussi que son insertion
-provoquait des objections extrêmement embarrassantes.
-
-[En marge: Vues particulières de la Russie et de l'Autriche.]
-
-[En marge: La Russie toujours violemment prononcée contre Napoléon,
-est froide à l'égard des Bourbons.]
-
-[En marge: L'Autriche, quoique très-portée pour les Bourbons, ne
-voudrait pas se lier envers eux, afin d'être libre de recourir à
-certaines manoeuvres dans l'intérieur de la France.]
-
-[En marge: Le but de ces manoeuvres serait de détacher de Napoléon les
-libéraux et les révolutionnaires, en leur laissant le choix d'un
-souverain.]
-
-[En marge: On songe à M. Fouché pour nouer ces intrigues.]
-
-[En marge: Envoi d'un agent à Bâle nommé Werner, avec invitation à M.
-Fouché d'en envoyer un dans la même ville.]
-
-Deux cours avaient surtout des objections à une profession de foi trop
-explicite en faveur des Bourbons, c'étaient la Russie et l'Autriche,
-l'une et l'autre par des motifs entièrement différents. Alexandre
-était toujours aussi implacable à l'égard de Napoléon, soit parce
-qu'il était piqué du ridicule que lui avait valu le traité du 11
-avril, soit parce qu'il ne voulait pas voir remonter sur la scène du
-monde un personnage qui ne laissait plus que des places secondaires
-dès qu'il y paraissait. Mais s'il était aussi résolu que jamais contre
-la personne de Napoléon, il n'était aucunement d'avis de lui donner
-encore une fois Louis XVIII pour successeur. Outre que Louis XVIII
-l'avait blessé de beaucoup de manières, il regardait le rétablissement
-des Bourbons comme une oeuvre qui ne serait pas plus durable la
-seconde fois que la première. L'Autriche, en concluant à peu près de
-même, raisonnait autrement. Elle excluait non moins formellement
-Napoléon, elle ne souhaitait en aucune façon la régence de
-Marie-Louise, et, les Bonaparte exclus, elle préférait les Bourbons à
-tous autres. Il n'y avait pas en effet en France et en Europe un plus
-pur royaliste que l'empereur François. Mais le moyen de renverser les
-Bonaparte était la guerre, et l'Autriche y répugnait, non par
-faiblesse, ce qui n'est pas son défaut ordinaire, mais par prudence.
-Elle sortait à peine d'une lutte violente, et s'en était tirée avec un
-bonheur qui, depuis un siècle, n'avait plus couronné ses entreprises.
-Elle en sortait avec son ancienne part de la Pologne, avec la
-frontière de l'Inn, avec l'Illyrie, avec l'Italie jusqu'au Pô et au
-Tessin. Le plus grand succès imaginable dans la future guerre ne
-pourrait pas lui valoir davantage, et accroîtrait, si on était
-vainqueur, les prétentions des deux cours du Nord, toujours fortement
-unies, la Russie et la Prusse. Il n'y avait pas dans tout cela de quoi
-lui inspirer un goût bien vif pour la guerre. De plus, les nouvelles
-qu'on recevait de France s'accordaient à représenter Napoléon comme
-assuré de l'appui du parti révolutionnaire et libéral, et comme
-pouvant disposer dès lors d'une grande portion des forces nationales.
-Une seule combinaison pouvait le priver de cet appui, c'était celle
-qui, en donnant satisfaction aux révolutionnaires et aux libéraux, les
-détacherait de Napoléon qu'ils craignaient, et dont ils se défiaient
-toujours beaucoup. Susciter à Napoléon de graves embarras intérieurs
-était donc une politique que l'Autriche n'aurait pas voulu négliger,
-et qui, sans exclure absolument les Bourbons, exigeait qu'on ne se
-liât pas irrévocablement à eux. Dans cette vue, M. de Metternich,
-très-bien informé de ce qui se passait à Paris, avait songé à M. le
-duc d'Otrante, et l'avait jugé tout à fait approprié aux fins qu'il se
-proposait. Flatter la vanité et l'ambition d'un tel homme lui avait
-paru un moyen assuré d'introduire la confusion dans les affaires de
-France, et il avait imaginé d'envoyer un agent secret, pour demander à
-M. Fouché un moyen de résoudre autrement que par une guerre horrible
-la question qui divisait en ce moment la France et l'Europe. M. de
-Metternich avait fait choix pour ce rôle d'un personnage prudent et
-digne de confiance, nommé Werner, et l'avait expédié à Bâle. Il avait
-en même temps chargé un employé d'une maison de banque, allant à Paris
-pour affaires de sa profession, de remettre une lettre à M. Fouché
-pour l'informer de ce qu'on pensait, et l'inviter à envoyer à Bâle
-quelqu'un avec qui M. Werner pût s'aboucher. Ainsi tandis qu'à Vienne
-on disputait sans parvenir à s'entendre sur la nouvelle déclaration à
-faire, M. Werner était parti pour Bâle, où il était arrivé le 1er mai,
-et où il attendait qu'on lui dépêchât de Paris l'interlocuteur sûr
-avec lequel il pourrait traiter.
-
-[En marge: Cette ouverture, parvenue à M. Fouché, est découverte par
-Napoléon.]
-
-Le commis de banque, porteur de la lettre de M. de Metternich, ne
-parvint pas sans peine à communiquer avec M. Fouché, et, dans les
-efforts qu'il fit, il laissa échapper quelques signes de sa présence à
-Paris et de sa singulière mission. M. de Caulaincourt en fut averti,
-et avec sa fidélité accoutumée il prévint Napoléon, qui fit chercher,
-saisir, interroger le commis de banque, et sut bientôt que des
-communications étaient ou déjà établies, ou à la veille de s'établir,
-entre M. Fouché et M. de Metternich. Bien qu'il eût juré de dépouiller
-le vieil homme, et qu'il y eût jusque-là réussi, il se retrouva un
-moment tout entier. Il vit avec sa bouillante imagination mille
-trahisons cachées sous la trame qu'on venait de découvrir, et cédant à
-son caractère aussi emporté que son esprit, il songea un moment à
-faire arrêter M. Fouché, à saisir ses papiers, à dénoncer et punir sa
-perfidie, ce qu'il espérait faire aux applaudissements de la France
-qui estimait peu ce ministre, et qui, éclairée sur ses noirceurs,
-approuverait son châtiment.
-
-[En marge: Napoléon imagine d'expédier à Bâle M. Fleury de Chaboulon,
-pour y jouer, à l'insu de M. Fouché, le rôle de son envoyé.]
-
-Mais ce ne fut là qu'un emportement passager. Napoléon voulut
-réfléchir, examiner, et se décider en complète connaissance de cause.
-M. Fouché étant venu travailler avec lui, il retrouva en le voyant son
-imperturbable sang-froid des champs de bataille, lui parla longuement,
-confidentiellement des affaires de l'Europe, et surtout des intrigues
-qui se croisaient à Vienne, de manière à provoquer les épanchements de
-son interlocuteur, en s'approchant le plus près possible du fait dont
-il cherchait à obtenir l'aveu. Le rusé ministre ne comprit rien à
-cette tactique, quoiqu'il eût reçu la lettre de M. de Metternich, et
-au lieu de désarmer son maître par un aveu sincère, il persista à se
-taire. Plus d'une fois Napoléon fut près d'éclater, mais il se
-contint, ne dit rien de plus, et renvoya M. Fouché trompé autant que
-trompeur, et ne se doutant pas de l'espèce d'examen qu'il venait de
-subir. Napoléon pensa que le moyen le plus sûr de découvrir le secret
-de cette trame dont il s'exagérait la perfidie, était d'expédier
-sur-le-champ à Bâle un homme de confiance, porteur des signes de
-reconnaissance dont on avait obtenu la communication, et en mesure dès
-lors de s'aboucher avec M. Werner, et de surprendre ainsi l'intrigue à
-sa source. Il choisit pour cette mission le jeune auditeur qui était
-venu le joindre à l'île d'Elbe, et dont il avait récompensé le courage
-et la dextérité en l'attachant à son cabinet, M. Fleury de Chaboulon.
-Il le manda, lui traça la conduite à tenir, lui donna des ordres pour
-les autorités de la frontière, afin qu'on ne laissât passer que lui
-seul, et que le véritable agent de M. Fouché, si M. Fouché en envoyait
-un, fût arrêté et mis dans l'impossibilité de remplir sa mission.
-
-[En marge: Rencontre à Bâle de M. Werner et de M. Fleury de
-Chaboulon.]
-
-M. Fleury de Chaboulon partit sur-le-champ. Arrivé à la frontière il
-communiqua aux autorités les ordres convenus, passa seul, trouva M.
-Werner à Bâle, et se mit à jouer adroitement son rôle auprès de lui.
-M. Werner, complétement abusé, lui dit naïvement pourquoi il était
-envoyé. M. Fleury de Chaboulon put constater d'abord que ce qu'on
-appelait la trame ourdie par M. Fouché était bien récente, et qu'elle
-commençait à peine; que rien par conséquent n'avait précédé la
-présente communication; que, pour la première fois de sa vie, M.
-Fouché en fait de sourdes menées, était non pas provocateur mais
-provoqué, qu'enfin il ne s'agissait point d'assassiner Napoléon, ce
-que celui-ci avait cru d'abord, mais de le détrôner, sans recourir à
-la cruelle et chanceuse extrémité de la guerre. M. Werner affirma
-vivement à M. Fleury qu'on n'en voulait nullement à la vie de
-Napoléon, repoussa même avec indignation toute supposition de ce
-genre, mais déclara qu'on en voulait à sa puissance; que jamais à
-aucun prix l'Europe ne le souffrirait sur le trône de France; que lui
-mis à part elle admettrait tous les gouvernements dont la nation
-française pourrait s'accommoder, la république exceptée; qu'elle avait
-grande confiance dans les lumières et l'influence de M. le duc
-d'Otrante, qu'elle connaissait sa haine pour Napoléon, et qu'elle
-était prête à s'entendre avec lui pour résoudre la difficulté, en
-épargnant au monde une nouvelle et horrible effusion de sang.
-
-[En marge: M. Fleury de Chaboulon tient le langage qu'aurait dû tenir
-M. Fouché s'il avait été fidèle.]
-
-M. Fleury de Chaboulon jouant très-bien le rôle d'agent de M. Fouché,
-répondit que ce ministre avait eu effectivement à se plaindre de
-Napoléon, et avait pu en concevoir quelque ressentiment, mais qu'il
-avait immolé toute rancune à l'intérêt du pays; que sans doute il
-aurait voulu en 1814 d'autres arrangements que ceux qui avaient
-prévalu, que depuis il n'aurait peut-être pas souhaité le retour de
-Napoléon, mais qu'actuellement il était convaincu que Napoléon était
-nécessaire, que lui seul pouvait rasseoir la France sur ses bases,
-rapprocher les partis, et constituer un gouvernement durable; que
-Napoléon était revenu avec des idées saines sur toutes choses, qu'il
-était décidé à maintenir la paix et à donner à la France des
-institutions sagement libérales; que d'ailleurs on voudrait en vain le
-renverser, que l'armée, les hommes engagés dans la Révolution, les
-acquéreurs de biens nationaux, la jeunesse imbue d'idées nouvelles,
-presque toutes les classes de la nation enfin, l'émigration exceptée,
-voyaient en lui le représentant de leurs opinions ou de leurs
-intérêts, et surtout le représentant de l'indépendance nationale; que
-des milliers de volontaires se levaient chaque jour pour seconder
-l'armée; qu'à quatre cent mille soldats de ligne Napoléon allait
-joindre quatre cent mille gardes nationaux d'élite, et que la lutte
-avec lui serait terrible; que la campagne de 1814, où, grâce à son
-génie la coalition avait couru tant de dangers, n'était rien à côté de
-ce qu'on rencontrerait en 1815, parce qu'au lieu de forces détruites
-ou dispersées de Dantzig à Valence, on aurait affaire en Champagne à
-toutes les forces réunies de la France; qu'il valait donc mieux
-s'entendre que de s'égorger pour la famille des Bourbons, dont la
-France ne pouvait plus vouloir dès qu'on cherchait à la lui imposer
-par la force; que le duc d'Otrante serait heureux d'être
-l'intermédiaire d'un semblable rapprochement, et qu'il demandait que
-M. de Metternich lui fît connaître ses idées sur un pareil sujet, pour
-tâcher d'y adapter les siennes, si, comme il n'en doutait pas, elles
-étaient conformes à la grande sagesse de cet homme d'État éminent.
-
-[En marge: Étonnement de M. Werner.]
-
-[En marge: Les deux interlocuteurs conviennent de retourner auprès de
-leurs commettants, pour avoir des instructions nouvelles.]
-
-L'envoyé de M. de Metternich, qui de très-bonne foi se croyait en
-présence du mandataire du duc d'Otrante, était confondu de surprise
-en entendant un langage si peu conforme à celui qu'il avait attendu,
-répétait avec une naïve obstination qu'il était bien étonné d'un tel
-discours, que M. le duc d'Otrante passait pour ne point aimer
-Napoléon, pour n'avoir jamais eu aucune illusion à son sujet, pour
-être un homme sage prêt à entrer dans tous les arrangements
-raisonnables; que du reste en présence de dispositions si peu prévues
-de sa part, lui M. Werner ne pouvait rien dire, car il était bien
-plutôt venu pour écouter des propositions que pour en faire. Les deux
-interlocuteurs, après s'être expliqués davantage, convinrent de
-retourner auprès de leurs commettants pour leur communiquer ce qu'ils
-avaient appris, et pour revenir bientôt munis d'instructions mieux
-adaptées au véritable état des choses. M. Fleury de Chaboulon, à qui
-Napoléon avait fait sa leçon, insista pour que M. Werner revînt mieux
-renseigné sur les dispositions des puissances à l'égard de divers
-sujets fort importants, tels que la transmission de la couronne au roi
-de Rome dans le cas où Napoléon abdiquerait, et le choix du prince
-Eugène comme régent, si Marie-Louise ne voulait pas retourner en
-France pour défendre les droits de son fils. Après ces explications,
-les deux envoyés se séparèrent avec promesse de se revoir à Bâle sous
-peu de jours.
-
-[En marge: Pendant ce temps, Napoléon a une violente explication avec
-M. Fouché.]
-
-Pendant ce temps Napoléon avait eu un nouvel entretien des plus graves
-avec M. Fouché. Soit qu'en voyant le silence obstiné du ministre de la
-police il éprouvât une irritation intérieure qui commençait à percer,
-soit qu'un avis émané, dit-on, de M. Réal, eût averti M. Fouché, ce
-dernier, avec une indifférence affectée, avoua à Napoléon qu'il avait
-reçu une lettre de M. de Metternich apportée par un individu obscur et
-sans caractère, à laquelle il n'avait attaché aucune importance, et
-dont par ce motif il n'avait pas cru devoir parler. Napoléon, pour
-recevoir M. Fouché, avait quitté M. Lavallette qui était resté dans
-une pièce voisine d'où on pouvait tout entendre. Il ne put se contenir
-devant la duplicité du ministre de la police; il lui déclara qu'il
-savait tout, qu'une pareille communication émanant du principal
-personnage de la coalition, contenant l'offre de l'envoi d'un agent à
-Bâle, était la plus importante qu'on pût imaginer dans les
-circonstances actuelles, et qu'il était impossible qu'elle fût l'objet
-d'une distraction. Puis d'un ton amer et accablant: Vous êtes un
-traître, dit-il à M. Fouché de manière à être entendu de la pièce
-voisine, et je pourrais vous faire expier votre trahison aux grands
-applaudissements de la France.... Si mon gouvernement ne vous convient
-point, pourquoi ne pas le déclarer, pourquoi vous obstiner à rester
-mon ministre?....--M. Fouché, comme un serviteur très-habitué aux
-emportements de son maître, et ayant renoncé depuis longtemps à se
-faire respecter, balbutia quelques explications embarrassées, puis se
-retira, rencontra sur son chemin M. Lavallette, et le sourire de
-l'indifférence au visage, se contenta de lui dire: L'Empereur est
-toujours le même, toujours plein de défiance, voyant des trahisons
-partout, et s'en prenant à tout le monde de ce que l'Europe ne veut
-pas de lui.--M. Fouché n'en dit pas davantage, comme si à de tels
-outrages, mérités ou immérités, il était permis de n'opposer que
-l'indifférence!
-
-[En marge: Grave faute que commet Napoléon en s'emportant.]
-
-[En marge: La fausse négociation de Bâle continuée, mais sans
-résultat.]
-
-Napoléon qui depuis deux mois avait remporté de nombreuses victoires
-sur lui-même, n'avait pas été maître de lui cette fois, et avait
-commis une grande faute, car on ne dit pas de telles choses, ou bien
-on brise celui à qui on les a fait entendre. Quand il était au faîte
-de sa grandeur il pouvait se livrer ainsi au plaisir d'exhaler son
-mécontentement, et il en était quitte pour se créer un ennemi
-impuissant; mais en ce moment il se préparait dans celui qu'il avait
-appelé traître, un traître véritable, et des plus dangereux. Il était
-d'ailleurs injuste envers M. Fouché, car bien que ce ministre se fût à
-bon droit rendu suspect en cachant des ouvertures aussi sérieuses que
-celles dont il s'agissait, il ressortait évidemment de ce qu'on avait
-recueilli à Bâle que si des trahisons étaient à craindre, aucune
-n'était accomplie encore. Il eût donc mieux valu avertir froidement le
-ministre, lui faire voir qu'on était au courant, lui montrer qu'on le
-surveillait, et ne pas éclater, puisque la situation très-grave,
-très-délicate où on se trouvait, ne permettait pas de pousser l'éclat
-jusqu'à un châtiment sévère. En effet, M. Fouché avait eu l'art de se
-faire passer auprès du public pour un conseiller indépendant, capable
-de donner de sages avis à son maître, et même de lui résister. En le
-frappant, Napoléon aurait paru aux yeux de beaucoup de gens ne vouloir
-supporter aucun conseil, et aux yeux de tous être abandonné de la
-fortune, puisqu'il l'était de M. Fouché. Ne pouvant frapper, il aurait
-donc mieux fait de se taire. Du reste, après cet éclat, il s'en tint
-à une indulgence méprisante, qui n'était pas propre à lui ramener M.
-Fouché. Voyant que rien n'était entamé encore, il résolut d'attendre
-et de tenir toujours fixés sur le ministre de la police ses yeux
-pénétrants. Il raconta ce qui s'était passé à M. Fleury de Chaboulon,
-l'autorisa à voir M. Fouché, et à s'entendre avec lui, afin de
-poursuivre cette bizarre négociation de Bâle, et de savoir ce que
-dirait l'agent de M. de Metternich en réponse aux questions qu'on lui
-avait posées. M. Fleury de Chaboulon se rendit chez le duc d'Otrante
-qui lui parla de l'Empereur comme d'un enfant qui ne savait ni se
-contenir ni se conduire, qui était encore une fois en voie de se
-perdre, et qu'il fallait servir non pour lui, mais pour la cause
-commune. Puis, après s'être vengé par de mauvais propos des mépris de
-Napoléon, il convint avec M. de Chaboulon de la manière d'amener une
-seconde entrevue, et d'en tirer les éclaircissements les plus utiles
-qu'on pourrait.
-
-[En marge: M. Werner déclare qu'on ne donne l'exclusion qu'à Napoléon,
-et que lui exclu, on est prêt à admettre le gouvernement que voudra la
-France.]
-
-M. Fleury de Chaboulon retourna effectivement à Bâle, et y retrouva M.
-Werner exact au rendez-vous. Cette fois prenant un rôle un peu moins
-passif, M. Werner, qui toujours croyait parler au représentant du duc
-d'Otrante, s'expliqua plus clairement sur les intentions des
-puissances réunies à Vienne. D'abord il fut comme la première fois, et
-plus encore s'il est possible, affirmatif sur ce qui regardait la
-personne de Napoléon, à laquelle on donnait l'exclusion absolue, comme
-tout à fait incompatible avec le repos général. Puis il déclara que
-Napoléon exclu, on ne demanderait pas mieux que de résoudre à
-l'amiable les difficultés survenues, aucun des souverains, disait-il,
-n'en voulant à la France elle-même, et n'entendant lui imposer un
-gouvernement. Ce que les puissances préféraient, ce qui amènerait pour
-la France les meilleurs rapports avec elles, c'était le rétablissement
-des Bourbons. Si la France voulait se prêter à ce rétablissement, il
-serait pris avec elle des arrangements de nature à rassurer les
-opinions et les intérêts nés de la Révolution française. La Charte
-subirait les modifications nécessaires; la plus grande partie des
-emplois seraient réservés aux nouvelles familles; les émigrés rentrés
-depuis le 1er avril 1814 seraient éloignés des affaires; il serait
-formé un ministère homogène et indépendant, et constitué de telle
-manière que les influences de cour en fussent écartées. M. Werner
-ajouta que si les Français repoussaient la branche aînée de Bourbon,
-les puissances coalisées ne repousseraient pas absolument la branche
-cadette, et qu'enfin, s'il le fallait, elles consentiraient à
-l'avénement du fils de Napoléon au trône impérial, sauf à choisir, à
-défaut de Marie-Louise, le personnage qui pourrait être le plus
-convenablement chargé de la régence. Mais la condition absolue,
-irrévocable, était toujours que Napoléon cessât de régner, et qu'il se
-remît entre les mains de son beau-père, qui le traiterait avec les
-égards commandés par l'honneur et la parenté.
-
-[En marge: Vains efforts de M. Fleury de Chaboulon pour persuader à
-son interlocuteur qu'il faut accepter Napoléon.]
-
-M. Fleury de Chaboulon essaya vainement de revenir sur tout ce qu'il
-avait déjà dit, et notamment sur l'immensité des forces dont Napoléon
-allait disposer, M. Werner l'écouta avec politesse, mais ne lui fit
-jamais que cette réponse, c'est que, Napoléon exclu, on serait prêt à
-transiger sur tous les points, même sur la transmission de la couronne
-à son fils, en choisissant un régent qui conciliât l'intérêt de la
-France avec celui de la paix. Après mille répétitions superflues, les
-deux agents se quittèrent, se promettant de se revoir, si leurs
-commettants le croyaient convenable et utile.
-
-[En marge: La négociation abandonnée comme inutile.]
-
-[En marge: M. Fouché en prend occasion de dire partout que la personne
-de Napoléon est la seule cause des maux qui menacent la France.]
-
-[En marge: Napoléon le laisse dire, et l'observe, avec la résolution
-de le frapper au besoin.]
-
-M. Fleury de Chaboulon revenu à Paris raconta tout à Napoléon et au
-duc d'Otrante, et reçut ordre de ne plus continuer des communications
-considérées désormais comme sans objet. Napoléon en conclut qu'on
-était quelque peu ébranlé à Vienne, puisqu'on lui offrait de laisser
-régner son fils; il en conçut même une certaine espérance de trouver
-les volontés moins fermes, moins opiniâtres qu'il ne l'avait supposé,
-et de les vaincre avec une ou deux batailles, ce qu'il n'espérait pas
-d'abord. De son côté, M. Fouché en conclut que Napoléon était le seul
-obstacle à la paix; que lui, duc d'Otrante, avait eu bien raison de se
-prononcer pour la régence de Marie-Louise, qu'un tel arrangement
-aurait fait cesser sur-le-champ les dangers dont la France et l'Europe
-étaient menacées, et que si Napoléon entendait bien ses intérêts et
-ceux de sa dynastie, il reviendrait à cet arrangement, et abdiquerait
-en faveur de son fils, en restant à la tête de l'armée jusqu'à ce
-qu'on fût d'accord avec les puissances; qu'il irait ensuite se choisir
-une retraite honorée et tranquille dans quelque coin du monde, seule
-fin qui lui fût permise après avoir tant tourmenté les hommes. M.
-Fouché se mit même à répéter ces choses avec une légèreté imprudente,
-et qui n'était explicable que parce qu'il sentait Napoléon affaibli.
-Napoléon connaissant une partie de ces propos ajourna sa vengeance, se
-disant qu'il fallait laisser M. Fouché intriguer et parler, ce qui
-était un besoin de sa nature remuante, sauf à le frapper en cas de
-flagrant délit; que ses intrigues et ses propos ne décideraient rien;
-que la victoire seule prononcerait; que vainqueur il le soumettrait ou
-le briserait, que vaincu au contraire, un ennemi de plus, fût-ce M.
-Fouché, ne rendrait pas sa perte plus certaine, car elle était
-inévitable en cas de défaite. Cette opinion, vraie sans doute, était
-toutefois exagérée, car même après une défaite, la fidélité de ceux
-que Napoléon laissait derrière lui aurait pu en diminuer les
-conséquences, et donner peut-être le temps de la réparer.
-
-[En marge: Le résultat obtenu par M. de Metternich était d'avoir mis
-la désunion dans le gouvernement français.]
-
-[En marge: On finit par se mettre d'accord à Vienne sur la nouvelle
-déclaration à faire.]
-
-[En marge: On profite de la réserve ajoutée par l'Angleterre à
-l'article 8 du traité, pour lui répondre et s'expliquer sur la
-question capitale.]
-
-[En marge: On déclare que l'Europe n'entend pas imposer un
-gouvernement à la France, et qu'en excluant Napoléon, elle n'est
-occupée que de sa sûreté.]
-
-M. de Metternich n'avait pas fait, comme on le voit, une tentative
-complétement infructueuse, puisqu'il avait semé la désunion dans le
-sein du gouvernement français, puisqu'il avait fourni à M. Fouché
-l'occasion de se convaincre que Napoléon le détestait et le méprisait
-toujours, que Napoléon écarté tout pouvait être arrangé, et arrangé
-par les propres mains de lui, duc d'Otrante, car on était prêt à
-Vienne à l'accepter pour instrument d'une révolution nouvelle. Montrer
-en perspective à M. le duc d'Otrante, pour cette année 1815, le rôle
-de M. de Talleyrand en 1814, c'était flatter la plus vive et la plus
-dangereuse de ses passions, et lui inspirer un ardent désir de la
-satisfaire. Le ministre d'Autriche était donc loin d'avoir perdu sa
-peine, mais il ignorait la portée du mal qu'il avait fait à notre
-cause, et du bien qu'il avait fait à la sienne. Quoi qu'il en soit,
-on éprouvait toujours à Vienne le besoin d'ajouter quelques
-explications à la déclaration du 13 mars, et de parler à l'Europe et à
-la France au moyen d'une déclaration nouvelle. Jusque-là on n'avait
-pas pu se mettre d'accord sur un projet de rédaction qui satisfît à
-toutes les convenances, les uns trouvant injuste et inconvenant de
-taire le nom des Bourbons, les autres jugeant imprudent d'afficher
-l'intention de les imposer à la France. Dans l'embarras qu'on
-éprouvait on se servit d'un moyen assez commode que les circonstances
-offraient elles-mêmes. Le traité du 25 mars était revenu à Vienne
-ratifié par toutes les cours. L'Angleterre seule avait ajouté à
-l'article 8 une réserve dont l'objet était de dire qu'en formant des
-voeux pour les Bourbons, les puissances avaient pour but essentiel, et
-même unique, de sauvegarder la sûreté commune de l'Europe menacée par
-la présence de Napoléon sur le trône de France. Il fallait répondre à
-cette réserve, et dire dans quelle mesure on y adhérait. C'était le
-cas dès lors d'une dépêche particulière de cabinet à cabinet, qui
-permettait de s'expliquer avec moins de solennité que dans une
-déclaration européenne, et de mieux observer les nuances, grâce à plus
-d'étendue et d'abandon dans le langage. En conséquence lord Clancarty
-dans une dépêche adressée à lord Castlereagh, fut chargé de déclarer
-au cabinet britannique que le congrès admettait pleinement la réserve
-à l'article 8, car il entendait cet article comme l'Angleterre
-elle-même; que la déclaration du 13 mars, le refus de toute
-communication avec la France, l'arrestation de ses courriers,
-signifiaient purement et simplement qu'on regardait la présence du
-chef actuel de la France à la tête de ce grand pays comme incompatible
-avec la paix européenne; que de nombreuses expériences ne laissaient
-aucun doute sur ce qu'il fallait attendre de lui si on lui permettait
-de s'établir; qu'il profiterait de la première occasion pour reprendre
-les armes, et pour essayer d'appesantir encore une fois sur l'Europe
-un joug qu'elle était résolue à ne plus souffrir; qu'on était donc en
-guerre avec lui et ses adhérents, non par choix mais par nécessité;
-qu'au surplus les puissances ne prétendaient en aucune manière
-contester le droit qu'avait la France de se choisir un gouvernement,
-ni gêner l'exercice de ce droit; que malgré l'intérêt général dont le
-roi Louis XVIII était l'objet de la part des souverains, ceux-ci ne
-chercheraient nullement à violenter les Français en faveur d'une
-dynastie quelconque; qu'ils se borneraient à exiger de la dynastie
-préférée des garanties pour la tranquillité permanente de l'Europe, et
-que rassurés sous ce rapport ils s'abstiendraient de toute ingérence
-dans les affaires intérieures d'une nation grande et libre.
-
-Lord Clancarty terminait sa dépêche en disant que pour être bien
-certain de ne pas rendre inexactement la pensée des divers cabinets,
-il avait communiqué sa dépêche à leurs principaux ministres, que
-ceux-ci l'avaient unanimement approuvée, et qu'il avait été autorisé à
-le déclarer.
-
-Pendant qu'à Vienne on s'y prenait de la sorte pour mettre d'accord
-ceux qui voulaient se prononcer formellement en faveur des Bourbons,
-et ceux qui voulaient qu'on se bornât à donner l'exclusion à Napoléon,
-le cabinet britannique contraint par l'opposition de s'expliquer,
-avait fini par avouer la politique de la guerre, et avait réussi à y
-engager le Parlement. Voici en effet ce qui venait de se passer à
-Londres.
-
-[En marge: Le traité du 25 mars, connu à Londres, y provoque une
-dernière discussion, qui devient décisive.]
-
-[En marge: On interpelle lord Castlereagh, et on lui dit qu'il a
-trompé le Parlement, si à la date du 7 avril il connaissait le traité
-du 25 mars.]
-
-[En marge: Lord Castlereagh, obligé enfin de répondre, fixe au 28
-avril le jour des explications.]
-
-Vers la fin d'avril le traité du 25 mars, portant renouvellement de
-l'alliance de Chaumont, avait été publié dans divers journaux, et son
-texte remplissait de surprise les membres du Parlement auxquels on
-avait dit qu'on armait par pure précaution, et sans aucun parti pris
-de déclarer la guerre à la France. Le ministère connaissait-il, ou ne
-connaissait-il pas ce traité du 25 mars, lorsqu'on avait discuté le
-message royal dans la séance du 7 avril? S'il le connaissait, il avait
-trompé le Parlement, et manqué à la probité politique, qui, dans un
-pays libre, peut permettre de se taire, mais ne doit jamais autoriser
-à mentir. M. Whitbread, l'un des chefs les plus habiles et les plus
-actifs de l'opposition, interpella vivement lord Castlereagh, et lui
-demanda, au milieu du Parlement silencieux et confus du rôle qu'on lui
-avait fait jouer, si le traité dit du 25 mars, publié dans diverses
-feuilles, était ou n'était pas authentique. Lord Castlereagh pris au
-dépourvu balbutia quelques mots de réponse, et avoua le fond du
-traité, sans en avouer les termes.--Quelles sont les différences,
-s'écria l'opposition, entre le traité véritable, et celui qui a été
-publié?--Lord Castlereagh ne pouvant les signaler, puisqu'il n'y en
-avait pas, répondit que le traité n'étant pas encore universellement
-ratifié, il lui était interdit d'entrer dans aucune explication. À
-travers ces défaites l'opposition discerna clairement que le traité
-était authentique, que le gouvernement s'était engagé avec les alliés
-de l'Angleterre à recommencer immédiatement la guerre, et que le
-cabinet l'avait complétement abusée en lui parlant de simples
-précautions à prendre, car il était impossible d'admettre que le
-traité signé le 25 mars à Vienne, ne fût pas connu le 7 avril à
-Londres, c'est-à-dire treize jours après sa signature. D'ailleurs lord
-Castlereagh n'osant pas pousser l'inexactitude jusqu'à une imposture
-matérielle, avoua que le 7 avril il connaissait le traité.--Alors vous
-nous avez indignement trompés, répliquèrent violemment tous les
-membres de l'opposition, et le ministre britannique fut singulièrement
-embarrassé. Il y avait de quoi, car bien que les moeurs publiques
-eussent encore beaucoup de progrès à faire, jamais on n'avait trompé
-le Parlement d'une manière aussi audacieuse. M. Whitbread dit alors
-que puisque le moment n'était pas venu de s'expliquer, il fallait que
-le Parlement suspendît ses séances jusqu'au jour où l'on serait en
-mesure de lui révéler la vérité tout entière, car il ne pourrait que
-se tromper, voter à contre-sens, tant qu'il ignorerait la situation
-véritable. Lord Castlereagh poussé à bout, accepta le lundi 28 avril
-pour communiquer le traité et en justifier le contenu.
-
-[En marge: Langage de lord Castlereagh.]
-
-[En marge: L'Angleterre a dû armer par précaution, et laisser aux
-puissances du continent le soin de décider la paix ou la guerre.]
-
-[En marge: Les puissances ayant opté pour la guerre, l'Angleterre n'a
-pu se séparer d'elles.]
-
-[En marge: L'intérêt du monde entier est de se débarrasser d'un homme
-qui menace le repos universel.]
-
-Le 28 avril la communication eut lieu, et il s'éleva une discussion
-des plus véhémentes au sein du Parlement britannique. M. Whitbread
-après avoir répété qu'on avait abusé le Parlement, car on avait parlé
-de simples précautions tandis qu'il s'agissait de la guerre, que cette
-guerre était dangereuse et nullement nécessaire aux intérêts de la
-Grande-Bretagne, demanda qu'il fût présenté une adresse respectueuse à
-la Couronne pour la supplier d'aviser aux moyens de maintenir la paix.
-Lord Castlereagh prit ensuite la parole, et débuta par quelques
-personnalités, en disant que si antérieurement on avait écouté M.
-Whitbread et ses amis, on aurait abandonné la lutte contre Napoléon la
-veille même du triomphe, et que l'Angleterre serait bien loin de se
-trouver dans la magnifique position qu'elle avait conquise pour avoir
-suivi des conseils contraires à ceux de ces messieurs. Puis il chercha
-par des subtilités et des demi-mensonges à répondre au reproche de
-duplicité envers le Parlement.--Qu'avait-on annoncé le 7 avril? Qu'on
-allait se mettre en mesure de faire face aux événements, c'est-à-dire
-entreprendre des préparatifs; mais on n'avait pris aucun engagement
-précis dans le sens de la paix ou de la guerre. On n'avait pris que
-celui de sauvegarder le mieux possible les intérêts britanniques, et
-ces intérêts consistaient essentiellement dans une étroite union avec
-les puissances continentales. Or, ces puissances étant par leur
-situation géographique plus menacées que l'Angleterre, on avait dû
-leur laisser le soin de décider la question. Loin de les pousser à la
-guerre, on leur en avait au contraire montré le péril; mais pensant
-unanimement qu'elles ne pouvaient ni désarmer avec sécurité devant un
-homme tel que Napoléon, ni rester éternellement armées sans s'exposer
-à des charges écrasantes, elles avaient décidément adopté le parti de
-l'action immédiate. Dès lors, l'Angleterre avait-elle pu se séparer
-d'elles, et rompre un accord auquel on avait dû la délivrance de
-l'Europe, et auquel on devait encore sa sûreté? Personne n'oserait le
-soutenir. Personne non plus n'oserait avancer que ces puissances
-eussent tort. Était-il possible en effet qu'elles vécussent dans un
-état d'inquiétude perpétuelle, et que par suite de cette inquiétude
-elles restassent éternellement en armes? N'était-il pas évident, par
-exemple, que Napoléon, dès qu'on l'aurait laissé s'établir, dès qu'on
-lui aurait permis de réunir trois à quatre cent mille hommes,
-saisirait la première occasion d'accabler encore ses voisins? À la
-vérité on le disait changé, et revenu à des idées pacifiques: changé,
-oui, mais en paroles, et pour endormir la vigilance des puissances;
-mais bien fous seraient ceux qui croiraient à un tel changement! Au
-premier instant favorable, dès qu'il apercevrait un affaiblissement de
-forces chez les puissances, ou un commencement de désunion entre
-elles, il se jetterait sur l'Europe, et la mettrait de nouveau à la
-chaîne. C'était une vérité dont ne pouvait douter aucun esprit sensé.
-Il fallait donc profiter de ce qu'on était prêt, car il y avait des
-cas où attaquer n'était que se défendre. On objectait, il est vrai,
-qu'on trouverait derrière l'homme dont il s'agissait, une grande
-nation, la nation française. S'il en était ainsi, et si la nation
-française, par faiblesse ou par ambition, soutenait cet homme, eh
-bien! il fallait qu'elle en portât la peine! L'Europe ne pouvait
-rester exposée à une ruine inévitable, parce qu'il plaisait à une
-nation de se donner un tel chef, ou parce qu'il plaisait à une armée
-corrompue, avide de richesses et d'honneurs, de placer à sa tête un
-conquérant barbare qui prétendait renouveler les folles entreprises
-des conquérants asiatiques! Les puissances alliées ne voulaient pas
-imposer à la France un gouvernement, elles voulaient seulement la
-réduire à l'impossibilité de nuire à autrui, et de mettre
-éternellement en question le repos et l'existence du monde.--
-
-[En marge: Réponse de M. Ponsonby.]
-
-[En marge: Il s'attache à démontrer qu'on a trompé le Parlement, et
-que les avantages de la guerre ne sont pas en proportion avec les
-périls.]
-
-[En marge: Il serait plus sage d'attendre, pour voir si la conduite de
-Napoléon sera en rapport avec ses promesses.]
-
-Telle avait été la substance des explications de lord Castlereagh.
-Bien qu'il n'eût pas annoncé la guerre comme certaine et comme
-irrévocablement arrêtée en principe, il avait cependant tellement
-insisté sur les motifs de la faire, que ses paroles équivalaient à la
-déclaration de guerre elle-même. Beaucoup d'orateurs répondirent à
-lord Castlereagh, mais l'un d'eux mérita d'être distingué, ce fut M.
-Ponsonby, membre très-modéré du Parlement, celui qui le 7 avril avait
-décidé la majorité à voter dans le sens du message royal, parce que
-l'Angleterre suivant lui restait libre alors d'adopter la paix ou la
-guerre. M. Ponsonby pouvait donc plus qu'aucun autre se plaindre
-d'avoir été trompé. Il était évident, dit-il, que le 7 avril le
-cabinet avait voulu donner à croire au Parlement qu'il y avait encore
-une alternative entre la paix et la guerre, tandis qu'en fait il n'en
-existait plus, et que la guerre était résolue, puisqu'à cette époque
-le traité du 25 mars était signé à Vienne et parvenu à Londres. (M.
-Ponsonby aurait pu l'affirmer bien plus positivement s'il avait connu
-les dépêches de lord Castlereagh.) Le Parlement avait donc cru ce
-jour-là voter de simples précautions, tandis qu'en réalité il avait
-voté la guerre. Les ministres l'avaient par conséquent trompé. Or,
-disait M. Ponsonby avec une indignation fortement significative de la
-part d'un esprit modéré, une telle manière d'agir ne serait pas
-tolérable dans la vie privée; qu'en penser lorsqu'elle était employée
-dans la vie publique, et que les intérêts auxquels on manquait étaient
-ceux non pas d'un individu, mais de tout un pays? Quant aux motifs de
-la guerre, M. Ponsonby les déclarait tout à fait insuffisants, surtout
-en les mettant en comparaison avec la gravité de cette guerre. Sans
-doute, ajoutait-il, l'Angleterre ne devait pas se séparer des
-puissances continentales, mais elle avait apparemment le droit de leur
-adresser des conseils, et était-il bien certain que le gouvernement
-britannique leur eût montré, comme il s'en vantait, tous les dangers
-de cette nouvelle lutte? Ces dangers étaient graves, car on allait
-braver à la fois un grand homme et une grande nation. Cet homme, M.
-Ponsonby ne l'avait jamais estimé sous le rapport des qualités
-morales, mais on ne pouvait contester ni ses talents prodigieux, ni
-l'énergie de la nation à la tête de laquelle il était placé. Insulter
-cette nation, lui attribuer tous les vices, pour s'arroger à soi
-toutes les vertus, ce n'était pas discuter sérieusement un tel sujet.
-Il n'en restait pas moins vrai qu'on se trouvait en présence d'un
-homme extraordinaire, auquel on donnait l'appui de la nation la plus
-redoutable, en menaçant l'indépendance de cette nation de la façon la
-moins dissimulée. On ne voulait pas, disait-on, lui imposer un
-gouvernement, mais seulement lui en interdire un dans l'intérêt
-général! Si, par exemple, ajoutait encore M. Ponsonby, indépendamment
-de ce gouvernement qu'on prétendait lui interdire, il y en avait deux
-ou trois autres à choisir, on pourrait comprendre que ce ne fût pas
-lui en imposer un. Mais tout homme clairvoyant devait reconnaître
-qu'il n'y avait pour la France de possibles que les Bonaparte ou les
-Bourbons, et dès lors exclure les Bonaparte, n'était-ce pas imposer
-les Bourbons? Or, on venait d'essayer ces derniers: ils avaient malgré
-leurs qualités morales blessé la nation par leurs fautes, et c'était
-la froisser presque tout entière que de vouloir les lui rendre.
-C'était poursuivre au delà de toute raison la politique de M. Pitt,
-que de renouveler la guerre pour les Bourbons, lorsque après avoir été
-miraculeusement replacés sur le trône ils n'avaient pas su s'y
-maintenir. À raisonner de la sorte, l'auguste dynastie qui occupait
-aujourd'hui le trône d'Angleterre ne régnerait pas, car l'Angleterre
-aurait dû poursuivre jusqu'à extinction le rétablissement des Stuarts.
-Si encore les conditions qu'on se vantait d'avoir obtenues pour la
-Grande-Bretagne à la dernière paix étaient compromises, soit; mais
-Bonaparte offrait la paix, l'offrait avec instance, aux conditions des
-traités de Paris et de Vienne. Fallait-il donc verser encore des
-torrents de sang, doubler la dette, prolonger indéfiniment
-l'_income-tax_, pour des avantages qui n'étaient plus contestés? Il
-était impossible, disait-on, de compter sur la parole de Napoléon:
-c'était un ambitieux sans foi. Mais franchement, depuis le congrès de
-Vienne, était-il permis d'élever contre quelqu'un le reproche
-d'ambition? Quant au caractère manifesté antérieurement par Napoléon,
-sans doute ce caractère entreprenant avait dû inspirer de fortes
-inquiétudes, et il était vrai que les hommes ne changeaient guère:
-mais ce qui était tout aussi vrai, c'est qu'avec l'âge leur conduite
-se modifiait, et que tel qui ne pouvait souffrir le repos, finissait
-par s'y faire et par l'aimer. D'ailleurs, chez un homme de génie
-l'intérêt bien entendu suffisait quelquefois pour modifier la
-conduite. Napoléon qui haïssait l'Angleterre, ne venait-il pas, en
-abolissant la traite des noirs, de prouver le désir ardent de lui
-complaire? En rendant la liberté au duc d'Angoulême, après qu'on avait
-mis sa propre tête à prix, n'avait-il pas agi tout autrement qu'en
-1804 à l'égard du duc d'Enghien? Cet homme entier, incorrigible,
-n'était donc pas aussi immuable qu'on le disait, et si pour prévenir
-un prétendu danger on allait le pousser à bout, l'obliger à combattre,
-forcer la nation française à s'unir à lui, ne pouvait-il pas remporter
-une ou deux victoires éclatantes, et alors que deviendraient ces
-avantages de la dernière paix qu'on mettait tant d'importance à
-conserver? Que deviendraient ces puissances du continent à la sécurité
-desquelles on sacrifiait toute prudence et toute raison? N'aurait-on
-pas fait dans ce cas le plus mauvais des calculs, et pour n'avoir pas
-voulu croire à un changement sinon de caractère, du moins de conduite,
-changement que l'intérêt rendait vraisemblable, n'aurait-on pas risqué
-et le prix non contesté d'une longue guerre, et la sécurité des
-puissances, car certes Napoléon, redevenu vainqueur, n'accorderait
-plus la paix de Paris? On aurait donc, par excès de prévoyance, manqué
-de prévoyance véritable, et créé le danger qu'on voulait prévenir.--
-
-[En marge: Vote définitif.]
-
-[En marge: La guerre adoptée par 273 voix contre 72.]
-
-Telles étaient les raisons alléguées de part et d'autre dans le
-Parlement britannique, et toutes, comme on le voit, se réduisaient à
-cette raison unique: Pouvait-on croire à Napoléon, à ses assurances de
-paix?--Le doute de la France était donc celui du monde, et on allait
-déclarer la guerre à Napoléon non pour ce qu'il voulait en ce moment,
-mais pour ce qu'il avait voulu et fait jadis. Il offrait la paix, il
-la demandait par toutes les voies publiques et détournées, il la
-demandait humblement, et un doute universel répondait à ses instances.
-Ce doute, en effet, était la seule réponse aux excellents
-raisonnements de l'opposition anglaise, et le Parlement, tout en les
-appréciant, repoussa par 273 voix contre 72 l'adresse pacifique de M.
-Whitbread.
-
-[En marge: La guerre votée en Angleterre, est commencée de fait en
-Italie.]
-
-[En marge: Sages conseils que Napoléon avait fait donner à Murat en
-s'embarquant pour la France.]
-
-[En marge: Murat ne suit aucun des conseils donnés par son beau-frère,
-et entre tout à coup en action.]
-
-[En marge: Il envahit les Marches, pour être en possession du royaume
-d'Italie, aussitôt que Napoléon le sera de l'Empire de France.]
-
-[En marge: Forces réelles de Murat.]
-
-Dès ce moment la guerre nous était déclarée à Londres pour le compte
-de l'Europe entière, et malheureusement, tandis qu'elle était résolue
-en principe à Londres, elle était commencée de fait en Italie. On a vu
-que l'infortuné Murat avait été mis en rapport avec l'île d'Elbe par
-la princesse Pauline qui s'était alternativement transportée de
-Porto-Ferrajo à Naples, et de Naples à Porto-Ferrajo. Elle avait par
-son zèle, et avec le secours de la reine de Naples, opéré une secrète
-réconciliation de famille entre Napoléon et Murat, et préparé leur
-action commune pour le cas d'événements nouveaux, faciles à prévoir
-bien que difficiles à préciser d'avance. Napoléon, en quittant
-Porto-Ferrajo, avait expédié un message à Murat pour le prévenir de
-son départ de l'île d'Elbe, pour le charger d'écrire à Vienne et d'y
-annoncer sa résolution de s'en tenir au traité de Paris, pour lui
-conseiller de ne pas prendre l'initiative des hostilités, d'attendre
-que la France, replacée sous le sceptre des Bonaparte, pût lui tendre
-une main secourable, de se replier s'il était attaqué, afin de mettre
-de son côté l'avantage des distances et de la concentration des
-forces, et de livrer bataille sur le Garigliano plutôt que sur le Pô.
-Ces conseils étaient dignes de celui qui les donnait, mais fort
-au-dessus de l'intelligence de celui qui les recevait. La tête de
-Murat, en apprenant l'heureux débarquement de Napoléon et son entrée à
-Grenoble, avait pris feu. Il n'avait pas douté du triomphe de son
-beau-frère, et dans son exaltation s'occupant à peine des Autrichiens,
-il avait été surtout préoccupé du danger de voir l'Italie repasser
-aussi vite que la France sous le sceptre impérial, et la couronne de
-fer lui échapper de nouveau, car ce prince infortuné ne se bornait pas
-à rêver la conservation du royaume de Naples, il rêvait d'en doubler
-ou d'en tripler l'étendue. Il ne fit donc rien de ce qui lui était si
-sagement recommandé. D'abord, à la première nouvelle du départ de
-Napoléon, loin d'adresser à Vienne le message dont il était chargé, et
-dont l'intention était de calmer l'Autriche à son profit autant qu'à
-celui de la France, il commença par recourir à ses dissimulations
-ordinaires. Il manda les ministres d'Autriche et d'Angleterre pour
-leur déclarer qu'il avait absolument ignoré la tentative de son
-beau-frère, ce qui était un mensonge inutile, car personne ne voulait
-croire qu'il n'en fût pas instruit, et il aurait mieux valu avouer
-qu'il la connaissait, pour avoir occasion d'annoncer à l'Autriche et à
-l'Angleterre que leurs intérêts n'auraient pas à en souffrir. Puis,
-quand le succès de Napoléon parut assuré, il songea non pas à se tenir
-hors de portée des Autrichiens en restant au midi de la Péninsule,
-mais à se saisir tout de suite de l'Italie entière, et à s'en
-proclamer le roi avant que l'Empire fût rétabli en deçà et au delà des
-Alpes. Il prit donc le parti de se mettre incontinent en marche, sous
-divers prétextes qui pussent ne pas trop offusquer l'Autriche et
-l'Angleterre, qu'il désirait tromper le plus longtemps possible. Il
-avait précédemment occupé les Marches, en représaille de ce que le
-Pape n'avait pas voulu le reconnaître, et partant de ce précédent, il
-imagina de s'avancer avec des forces considérables jusqu'aux bords du
-Pô, disant à l'Autriche et à l'Angleterre que dans les circonstances
-présentes il croyait devoir se reporter à la ligne de l'armistice de
-1814, époque où il avait été stipulé que les Autrichiens seraient à la
-gauche du Pô, et les Napolitains à la droite. Une pareille proposition
-n'était soutenable que si Murat reprenait entièrement la position de
-1814, c'est-à-dire celle d'allié de la coalition contre la France. Il
-ne dit rien qui fût contraire à cette supposition, il fit même
-parvenir aux Anglais les assurances les plus tranquillisantes. Avant
-de partir pour se mettre à la tête de ses troupes, il confia la
-régence du royaume à sa femme, qui fit de grands efforts pour le
-détourner de sa folle entreprise; mais il ne tint aucun compte de ses
-conseils, lui remit les pouvoirs les plus étendus, et lui laissa 10
-mille hommes de l'armée active pour garder Naples, précaution
-nécessaire dans l'état des esprits, mais qui aurait dû être pour lui
-une raison déterminante de ne pas se porter en avant, et de se
-concentrer au contraire derrière le Garigliano. Il pouvait disposer
-encore d'environ 50 mille hommes bien équipés, ayant assez bonne
-apparence, mais privés de leurs officiers français, qui avaient quitté
-le service napolitain, les uns par dégoût, les autres pour obéir à
-l'ordonnance de rappel de Louis XVIII. Murat avait de plus 30 mille
-hommes de milices, difficiles à employer hors de chez eux, et surtout
-dans une guerre où les rivalités de dynasties allaient exercer une
-grande influence. Il se mit donc en campagne avec 50 mille hommes, en
-y comprenant ce qui était déjà dans les Marches.
-
-[En marge: Il en laisse une partie à la reine, dirige un détachement
-sur la Toscane, et s'avance avec le corps principal dans les
-Légations.]
-
-[En marge: Le Pape quitte Rome, et tous les princes italiens suivent
-son exemple.]
-
-Cette première et regrettable division des forces napolitaines ne fut
-pas la seule. Murat détacha encore une colonne qui, à travers l'État
-romain, devait se rendre en Toscane pour en expulser le général
-autrichien Nugent. Cette colonne, forte de 7 à 8 mille Napolitains,
-avait ordre de passer en vue de Rome pour se diriger par Viterbe et
-Arezzo sur Florence, et rejoindre l'armée principale à Bologne.
-L'apparition d'une force armée si près du Vatican n'était pas de
-nature à plaire au Pape, et surtout à le rassurer sur les intentions
-de la cour de Naples. Murat lui envoya le général Campana pour
-protester de son dévouement au saint-siége, et le supplier de rester
-à Rome, car la prétention de ce nouveau roi d'Italie était d'imiter
-Napoléon en toutes choses, et en créant un royaume d'Italie, d'avoir
-dans ses États, paisible, honoré, richement doté, et soi-disant
-indépendant, le chef de l'Église catholique. Mais le Pape n'était pas
-facile à persuader, et après avoir refusé d'être le sujet du moderne
-Charlemagne, voulait encore moins être celui d'un petit prince
-italien, que sa bravoure sans génie n'autorisait pas à se croire
-fondateur d'empire. Insensible aux assurances de Murat, Pie VII quitta
-sa capitale avec la plupart des cardinaux, et fut suivi de tout ce que
-Rome contenait de plus considérable, notamment du roi d'Espagne
-Charles IV, de sa femme, du prince de la Paix, de la reine d'Étrurie,
-etc. Ils se retirèrent tous à Gênes. Les autres cours d'Italie
-suivirent cet exemple. Le grand-duc de Toscane se rendit à Livourne,
-où l'appui des Anglais lui était assuré; le roi de Sardaigne alla
-joindre la cour pontificale à Gênes, où se trouvait lord Bentinck.
-
-Les troupes napolitaines destinées à la Toscane passèrent sous les
-murs de Rome sans y entrer, et prirent la route de Florence par
-Arezzo. Murat avec le corps principal prit celle d'Ancône et de
-Rimini.
-
-[En marge: Murat, tout en prenant l'offensive, essaie de dissimuler
-avec les Anglais et les Autrichiens.]
-
-En avançant ainsi, son langage n'avait pas cessé d'être des plus
-pacifiques à l'égard des Autrichiens et des Anglais. Il ne voulait,
-disait-il, en se transportant sur le Pô, que se replacer dans les
-termes de l'armistice de 1814, ce qui était une insinuation d'alliance
-bien plutôt qu'une menace d'hostilité. Pourtant cette espèce de
-comédie ne pouvait être de longue durée, et l'infortuné Murat allait
-être contraint de s'expliquer clairement, et de faire enfin briller
-aux yeux des peuples d'Italie cette couronne qu'il avait l'ambition de
-mettre sur sa tête. Napoléon lui avait expédié messages sur messages
-pour le calmer, et venait en dernier lieu de lui dépêcher le général
-Belliard, excellent conseiller en fait de politique comme en fait de
-guerre. Mais ces messages n'avaient pu joindre Murat en route, et il
-n'avait eu pour se guider que les rumeurs de la renommée, et quelques
-lettres de Joseph, qui lui avait envoyé de Suisse des nouvelles de la
-marche triomphale de Napoléon, et adressé de vives instances pour
-qu'il se ralliât à la cause de la France.
-
-[En marge: Il apprend à Ancône le succès définitif de Napoléon.]
-
-[En marge: À cette nouvelle, il n'en est que plus pressé de se mettre
-en possession du royaume d'Italie, de crainte de voir reparaître le
-prince Eugène.]
-
-[En marge: Délibération avec ses ministres.]
-
-[En marge: Ces derniers supplient en vain Murat de différer son entrée
-en action.]
-
-[En marge: Une lettre de Joseph mal interprétée le décide, et il passe
-le Rubicon.]
-
-[En marge: Premier combat avec les Autrichiens, qui se retirent pour
-se concentrer.]
-
-Arrivé à Ancône, Murat apprit que Napoléon avait dépassé Lyon, que
-l'armée française se livrait à lui partout où il paraissait, que dès
-lors le succès n'était plus douteux. Ces nouvelles opérèrent sur lui
-un effet magique. Il vit aussitôt Napoléon rétabli sur le trône, prêt
-à étendre de nouveau la main sur l'Italie, et les Autrichiens expulsés
-de cette contrée aussi vite que les Bourbons de France. Il conclut de
-ces visions qu'il fallait ne pas se laisser devancer, qu'il devait au
-contraire chasser lui-même les Autrichiens d'Italie, se mettre à leur
-place, et s'offrir ainsi à Napoléon comme un auxiliaire disposant de
-vingt millions d'Italiens, et dès lors n'étant pas facile à déposséder
-au profit du prince Eugène. Ce qui augmentait sa fermentation d'esprit
-c'était le voisinage des Autrichiens qui de leur côté avaient occupé
-les Légations, et qu'on allait rencontrer au sortir des Marches. Il
-fallait donc, ou s'arrêter à la frontière même des Marches, et y
-attendre les événements, ou se prononcer immédiatement en attaquant
-les Autrichiens. Une grande délibération s'établit à ce sujet entre
-Murat et trois de ses ministres qui l'avaient accompagné. Tous trois
-le supplièrent de gagner du temps, et de ne pas encore jeter le gant
-aux puissances coalisées. Jusque-là, en effet, il n'avait rien
-entrepris qui ne pût se justifier soit aux yeux de l'Autriche, soit
-aux yeux de l'Angleterre. Il avait annoncé qu'il allait occuper la
-ligne de l'ancien armistice, et en s'arrêtant même avant de l'avoir
-atteinte, il prouvait la sincérité de ses intentions. Il pouvait ainsi
-attendre en sécurité les événements de France, avec l'avantage de ne
-pas se compromettre lui-même, de ne pas compromettre Napoléon, et
-enfin de n'avoir pas porté trop loin de Naples le théâtre de la guerre
-si on en venait aux mains. Les raisons abondaient par conséquent, et
-surabondaient en faveur de l'expectative. Mais Murat regardait le
-succès de Napoléon comme aussi certain en Italie qu'en France, par la
-seule puissance de sa renommée. Il voyait l'Empire français à peine
-rétabli à Paris, se relever immédiatement à Milan par un simple
-contre-coup, et le prince Eugène de nouveau proclamé vice-roi. Ce
-dernier souci le tourmentait, et il voulait en se présentant à
-Napoléon avoir un double titre à ses yeux, celui d'avoir expulsé les
-Autrichiens de l'Italie, et celui d'en être le possesseur de fait.
-Tandis que ses ministres employaient les plus grands efforts pour le
-décider à ne pas commencer les hostilités, et semblaient même l'avoir
-ébranlé dans ses résolutions, il reçut tout à coup une nouvelle lettre
-de Joseph, datée de Prangins, et dans laquelle ce prince, lui
-annonçant les derniers triomphes de Napoléon, le conjurait de se
-rallier à lui, de le seconder en Italie _par les armes_ et _par la
-politique_, de rassurer en même temps les Autrichiens pour les
-détacher de la coalition, et ajoutait ces mots malheureux: _Parlez,
-agissez suivant votre coeur; marchez aux Alpes, mais ne les dépassez
-pas_[13].--Cette lettre écrite dans le désordre de la joie contenait
-la plus déplorable contradiction, car elle conseillait de se conduire
-politiquement à l'égard des Autrichiens, et en même temps de marcher
-aux Alpes. Pourtant si elle avait été lue avec un peu plus de
-réflexion qu'on n'en avait mis à l'écrire, Murat y aurait vu d'abord
-que Joseph n'avait aucune idée de la situation. Si Joseph en effet
-avait su que les Autrichiens occupaient les deux rives du Pô, il
-n'aurait pas cru possible de concilier une conduite politique à leur
-égard avec une marche vers les Alpes. Évidemment il ignorait que les
-Autrichiens étaient déjà sur la droite du Pô, et il les croyait comme
-en 1814 confinés à la gauche de ce fleuve, ce qui aurait permis, sans
-conflit avec eux, de joindre le pied des Alpes dans une partie au
-moins de la chaîne. Évidemment aussi le conseil de marcher aux Alpes,
-et de ne pas les dépasser, était moins une invitation d'y marcher,
-qu'une recommandation de ne pas violer la frontière de France.
-Malheureusement Mural ne tenant compte que du conseil de marcher aux
-Alpes, voulut s'emparer immédiatement de toute l'Italie: il n'écouta
-ni les conseils, ni même les supplications de ses ministres, passa la
-frontière des Légations, et refoula les avant-gardes de la cavalerie
-autrichienne sur Césène. Les Autrichiens qui n'étaient pas en force,
-et qui ne pouvaient tenir tête à une armée de quarante et quelques
-mille hommes, se replièrent en bon ordre sur la route de Bologne. Le
-général Bianchi les commandait. De part et d'autre les pertes furent
-insignifiantes.
-
-[Note 13: Cette lettre, dont il a été parlé comme cause déterminante
-de Murat, existe en effet aux affaires étrangères; elle est datée de
-Prangins, du 16 mars, et contient textuellement les passages que nous
-rapportons.]
-
-[En marge: Murat se proclame roi d'Italie, sans parler de Napoléon ni
-de la France.]
-
-C'est le 31 mars que Murat avait jeté le masque, et de sa propre main
-posé la couronne d'Italie sur sa tête. Ce même jour il publia, en la
-datant de Rimini, une proclamation des plus déclamatoires, pour
-appeler les Italiens à l'indépendance et leur promettre l'unité de
-l'Italie. Mais dans cette proclamation il ne parlait ni de Napoléon ni
-de la France, par deux motifs assez mesquins, le premier de se ménager
-encore avec les Anglais, et le second de ne pas rappeler la
-vice-royauté du prince Eugène. C'était fort mal calculer, car après
-avoir rompu avec les Autrichiens, la prétention de temporiser avec les
-Anglais était une chimère, et c'était une autre chimère que de vouloir
-à cette époque créer un parti purement italien, qui ne fût ni
-autrichien ni français. Alors en effet, à la suite de longues guerres
-contre l'Autriche, on ne connaissait que deux manières d'être en
-Italie, être partisan des Autrichiens ou partisan des Français.
-D'ailleurs les Italiens, éloignés de Napoléon en 1814 par les
-souffrances endurées sous son règne, lui étaient bientôt revenus: ils
-ne connaissaient que lui, ne pouvaient s'enthousiasmer que pour lui,
-et Murat les glaçait en taisant ce grand nom pour y substituer le
-sien, faisait même quelque chose de pis en rappelant sa défection de
-1814, qui avait révolté tous les ennemis de la puissance autrichienne
-en Italie.
-
-[En marge: Mauvais effet de cette proclamation.]
-
-[En marge: Séjour à Bologne.]
-
-Cette proclamation restée sans écho fut donc un premier et fâcheux
-insuccès. Elle enflamma quelques jeunes têtes, mais laissa froide la
-nation elle-même, qui n'augurait rien de bon de la conduite de Murat.
-Il s'avança jusqu'à Bologne en faisant le coup de sabre avec la
-cavalerie autrichienne, y réunit quelques Italiens en petit nombre,
-essaya de composer un gouvernement, et ne rencontra partout que
-très-peu de concours. Pourtant, dans cette ville populeuse et éclairée
-de Bologne, où fermentait le patriotisme italien, il aurait pu trouver
-quelques bras prêts à le servir, bien qu'on lui sût mauvais gré
-d'avoir laissé percer des vues trop personnelles; mais, avec son
-imprévoyance ordinaire, il n'avait pas même songé à s'approvisionner
-de fusils, et eût-il excité un véritable enthousiasme, cet
-enthousiasme, faute d'armes, serait demeuré stérile.
-
-[En marge: Marche sur Parme et Plaisance.]
-
-[En marge: Combat sur le Panaro.]
-
-Après avoir montré deux ou trois jours sa vaine royauté au peuple de
-Bologne, il continua sa marche sur Modène et Parme, avec le projet de
-franchir le Pô, et d'aller prendre à Milan la couronne de fer. C'était
-suivre d'une singulière façon les conseils de Napoléon et même de
-Joseph, qui avaient tant recommandé de se conduire politiquement
-envers les Autrichiens. Ceux-ci en se repliant avaient commencé à se
-concentrer. Ils livrèrent sur le Panaro, en avant de Modène, un combat
-sanglant, et qui coûta environ 800 hommes à chacun des deux partis.
-Les Napolitains, commandés par Murat, se conduisirent bien, et
-entrèrent à Modène. Le général Filangieri, fort connu depuis, fut dans
-cette occasion gravement blessé. Les Autrichiens n'étant pas encore en
-mesure de prendre l'offensive repassèrent le Pô pour en défendre le
-cours, en attendant que leurs forces fussent réunies.
-
-[En marge: Murat songe à se porter sur le Pô supérieur, et à se jeter
-brusquement sur Milan, en tournant tous les postes autrichiens.]
-
-[En marge: Ce plan n'était pas sans chances de succès.]
-
-[En marge: Murat y renonce par déférence pour les Anglais, qu'il
-continue à ménager.]
-
-[En marge: Il se reporte sur le Pô inférieur.]
-
-[En marge: Vaine tentative du 8 avril pour franchir le Pô à
-Occhio-Bello.]
-
-[En marge: Murat est obligé de se replier sur les Abruzzes.]
-
-[En marge: Murat, pour arrêter la démoralisation parmi ses troupes, se
-décide à livrer bataille.]
-
-[En marge: Malheureuse journée de Tolentino.]
-
-[En marge: Murat, réduit à une poignée d'hommes, abandonne son armée
-et se retire à Naples.]
-
-[En marge: Il s'enfuit en Provence.]
-
-Après avoir commis la faute de s'attaquer aux Autrichiens, au lieu de
-rester dans les Marches et de concentrer son armée en avant des
-Abruzzes, ce qui laissait place à la fois à la politique et à la
-guerre, Murat n'avait qu'un moyen de réparer cette faute, si toutefois
-elle était réparable, c'était de rappeler à lui les troupes envoyées
-en Toscane, de pousser sur Parme, Plaisance, Pavie, à la tête de
-cinquante mille soldats, et là, n'ayant qu'un pas à faire pour être à
-Milan, de s'y porter en traversant le Pô dans sa partie supérieure. Il
-eût ainsi fait tomber tous les postes autrichiens établis sur le Pô
-inférieur, et donné un fort ébranlement aux imaginations en entrant
-dans la capitale de la Lombardie. Murat eut bien cette idée, surtout
-pour suivre le conseil de Joseph de marcher aux Alpes; mais ne pouvant
-s'empêcher de mêler toujours l'intrigue aux témérités, il s'était
-appliqué à rester en rapport avec lord Bentinck, auquel il ne cessait
-de répéter qu'il n'avait tiré l'épée que parce que les Autrichiens
-s'étaient conduits sans loyauté à son égard, avaient machiné contre sa
-couronne après la lui avoir garantie, et que si l'Angleterre voulait
-au contraire être de bonne foi avec lui, il serait de bonne foi avec
-elle. Lord Bentinck qui, malgré sa parfaite droiture, ne manquait pas
-de finesse, lui ayant répondu que pour être cru il fallait qu'il
-commençât par respecter les États du roi de Sardaigne, Murat eut la
-simplicité de s'arrêter et de rebrousser chemin. Renonçant à passer le
-Pô au-dessus de Plaisance, où il eût trouvé ce fleuve moins difficile
-à franchir et les Autrichiens moins bien établis, il redescendit vers
-Bologne, pour tenter un passage aux environs de Ferrare. Il essaya en
-effet une attaque sur Occhio-Bello le 8 avril, et après avoir perdu
-beaucoup de monde, il fut obligé de renoncer au passage de ce grand
-fleuve. Il revint donc dans les Légations, ne sachant plus que faire,
-n'osant remonter en Piémont à cause des Anglais, ne pouvant forcer un
-fleuve comme le Pô défendu par les Autrichiens avec toute leur armée,
-s'étant proclamé roi d'Italie sans qu'une acclamation populaire
-confirmât cette investiture spontanée, n'ayant plus l'élan de
-l'offensive pour s'être arrêté, ni même la force de la défensive pour
-s'être porté trop en avant. Dès ce moment, il était moralement perdu,
-même avant de l'être matériellement. Il songea alors, mais trop tard,
-à la sagesse des avis que lui avait donnés son beau-frère, et voulut
-regagner par les Marches la route des Abruzzes, afin de ne livrer que
-sur le Garigliano la bataille décisive que Napoléon lui avait
-conseillé d'éviter, mais en tous cas de ne l'accepter que le plus près
-possible de Naples. Il se replia donc par Césène et Rimini; mais les
-Autrichiens, qui avaient eu le temps de se concentrer, le suivirent
-avec plus de soixante mille hommes, ayant à leur tête les généraux
-Bianchi et Neiperg (ce dernier venait de quitter Marie-Louise pour
-servir en Italie). Il était donc très-douteux que Murat pût regagner
-Capoue et Naples sans être contraint d'en venir à une bataille.
-Exécutant une retraite des plus difficiles, il livra chaque jour des
-combats d'arrière-garde, dans lesquels il soutenait les soldats
-napolitains par sa bravoure personnelle, mais qui finissaient toujours
-par la perte du terrain disputé. Bientôt la démoralisation et la
-désertion affaiblirent ses rangs d'une manière alarmante. Enfin arrivé
-à Tolentino, et ayant la majeure partie de ses troupes dans la main,
-il voulut décider de son sort dans une lutte désespérée. La bataille
-fut longue et soutenue même avec assez de vigueur par les Napolitains,
-à la tête desquels Murat se comporta en héros. Il fit de tels efforts,
-se jetant de sa personne au milieu des bataillons ennemis où il
-cherchait la mort à défaut de la victoire, qu'un moment il se flatta
-de triompher. Malheureusement le général Neiperg étant survenu avec
-des troupes fraîches, il fallut céder au nombre et à la supériorité de
-l'armée autrichienne. Les Napolitains vaincus se retirèrent par la
-route de Fermo et Pescara qui longe la mer. Mais un corps autrichien
-ayant fait un mouvement de flanc par Salmona, Castel di Sangro et
-Isernia, les força de reprendre au plus tôt la route directe de
-Naples. Murat tâchait dans chaque rencontre de contenir l'ennemi, mais
-après l'effort suprême fait à Tolentino, ses soldats désertaient par
-milliers. Bientôt il ne lui resta pas plus de dix à douze mille
-hommes, et, parvenu aux environs de Capoue, il laissa les débris de
-son armée au baron de Carascosa, pour ne pas tomber au pouvoir des
-Autrichiens. Rentré secrètement à Naples, et assez mal accueilli par
-la reine qui avait vainement essayé d'empêcher sa folle expédition, il
-lui adressa ces douloureuses paroles: Madame, ne vous étonnez pas de
-me voir vivant, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour mourir.--Le
-malheureux Murat disait vrai. Il s'était conduit en héros, mais à la
-tête des États rien ne supplée à l'esprit politique. Il s'embarqua sur
-un bâtiment léger pour la Provence, tandis que sa femme traitait de la
-reddition de Naples avec les Anglais et les Autrichiens. L'évacuation
-complète du royaume de Naples par cette branche de la famille
-Bonaparte était naturellement la condition principale de la
-capitulation, et la restauration très-prochaine des Bourbons en était
-la conséquence inévitable. La reine n'avait demandé pour elle et ses
-enfants que la liberté. Mais cette condition fût, comme tant d'autres,
-violée par les alliés, et la soeur de Napoléon fut conduite à Trieste.
-Le 20 mai tout était terminé à Naples.
-
-[En marge: Fin du règne de Murat.]
-
-[En marge: Comment il faut juger sa conduite, et le tort qu'elle fit à
-la France.]
-
-[En marge: Sévérité du jugement de Napoléon.]
-
-Telle fut la fin de la royauté de Murat. La fin de sa vie, retardée de
-quelques mois, devait être plus triste encore. Cet infortuné, doué de
-brillantes qualités militaires, brave jusqu'à l'héroïsme, général de
-cavalerie accompli si au talent de jeter ses escadrons sur l'ennemi
-il avait su joindre celui de les conserver, bon, généreux, doué de
-quelque esprit, fut atteint de la maladie de régner que Napoléon avait
-communiquée à tous ses proches, même à ses lieutenants, et il en
-mourut. C'est cette peste morale qui d'un coeur excellent fit un
-moment un coeur infidèle, presque perfide, et un désastreux allié pour
-la France, car d'après le jugement de Napoléon, Murat la perdit deux
-fois, en l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop tôt en 1815.
-La sévérité de ce jugement est exagérée sans doute, car Murat n'avait
-pas assez d'importance pour perdre la France, bien qu'il en eût assez
-pour la compromettre gravement. Il est certain que si en 1814 il se
-fût joint au prince Eugène au lieu de se prononcer contre lui, les
-Autrichiens auraient été ou retenus en assez grand nombre en Italie
-pour débarrasser la France d'une partie notable de ses envahisseurs,
-ou assez contenus pour que le prince Eugène pût descendre sur Lyon par
-le mont Cenis, ce qui aurait probablement amené de très-heureuses
-conséquences. Il est certain encore qu'en 1815, si Murat, concentrant
-60 mille hommes aux environs d'Ancône, se fût tenu là dans une
-immobilité imposante, tout à la fois ménageant et occupant les
-Autrichiens, ceux-ci n'auraient pas eu un seul soldat à présenter ni
-devant Antibes, ni devant Chambéry, et que 30 mille hommes auraient pu
-être reportés des Vosges vers les Ardennes, ce qui aurait procuré à
-Napoléon une tout autre proportion de forces sur le champ de bataille
-de Waterloo. Il est donc vrai que si Murat ne perdit pas la France
-deux fois, comme Napoléon l'en a accusé[14], il la compromit deux fois
-par ce triste besoin de régner, qui d'un soldat héroïque et généreux
-fit un roi médiocre, un mauvais parent, et un mauvais Français[15].
-
-[Note 14: Volume IX des Mémoires de Napoléon, page 15.]
-
-[Note 15: Napoléon a adressé un autre reproche à Murat, c'est d'avoir
-presque décidé les Autrichiens à lui fermer l'oreille en 1815, parce
-qu'ils attribuèrent aux incitations de Paris le mouvement offensif de
-l'armée napolitaine. C'est une erreur de fait que Napoléon dut
-commettre à Sainte-Hélène, n'ayant pas sous les yeux les documents du
-congrès de Vienne. Déjà bien avant le débarquement de Napoléon au
-golfe Juan les Autrichiens étaient éclairés sur les dispositions de
-Murat par la note qu'il adressa au congrès relativement aux Bourbons,
-et ils s'attendaient tellement à une agression de sa part, qu'ils
-avaient ordonné, comme nous l'avons dit tome XVIII, une concentration
-de 150 mille hommes en Italie. De plus le parti pris le 13 mars contre
-Napoléon l'était bien avant la marche des Napolitains sur Césène, et
-indépendamment de la conduite de Murat en Italie. Ce prince infortuné
-n'eut donc aucune influence sur les résolutions politiques de la cour
-de Vienne à l'égard de la France, et les conséquences de ses fautes,
-déjà bien assez graves sans qu'on les exagère, furent de s'engager
-trop tôt avec les Autrichiens, ce qui permit à ceux-ci, la question
-d'Italie résolue, de reporter à temps cinquante ou soixante mille
-hommes vers les Alpes, et de paralyser une partie notable de nos
-forces. Telle est la vérité rigoureuse dégagée de toute exagération,
-comme nous avons le goût et l'habitude de la donner sur les hommes et
-sur les choses.]
-
-[En marge: Mouvement général des armées coalisées.]
-
-[En marge: Masse énorme de forces dirigée contre la France.]
-
-[En marge: Les peuples un peu moins irrités contre la France qu'en
-1814, mais les gouvernements beaucoup plus.]
-
-[En marge: Violence inouïe des Prussiens.]
-
-[En marge: Langage odieux des journaux allemands.]
-
-[En marge: Efforts des généraux coalisés pour obtenir des royalistes
-français une diversion en Vendée.]
-
-[En marge: Hésitation des Vendéens.]
-
-Quoi qu'il en soit de ces divers jugements, la guerre était finie dès
-le milieu de mai en Italie, et les Autrichiens étaient libres de
-reporter vers la France la plus grande partie de leurs forces. Toutes
-les armées de l'Europe étaient en ce moment dirigées vers nos
-frontières. Indépendamment de ce que les Autrichiens pouvaient amener
-sur le Var et sur le mont Cenis, 70 mille de leurs soldats, 40 mille
-Bavarois, 20 mille Wurtembergeois, 10 mille Badois, 10 mille
-Allemands des petits princes marchaient vers le Rhin. Ils étaient
-suivis par 80 mille Russes arrivés déjà à Prague, et par 70 mille
-autres occupés à traverser la Pologne. Cent vingt mille Prussiens sous
-Blucher campaient entre la Sambre et la Meuse, avec d'importantes
-réserves sur l'Oder. Enfin 100 mille Anglais, Hanovriens,
-Hollando-Belges et Allemands du Nord se concentraient autour de
-Bruxelles sous lord Wellington. Ce dernier qui s'était efforcé de
-persuader à Blucher d'attendre la réunion générale des forces
-européennes avant d'affronter Napoléon, en se voyant dès le milieu de
-juin en mesure de réunir 250 mille combattants avec les Prussiens,
-aurait été assez tenté de ne pas attendre la colonne de l'est pour
-agir au nord, et de commencer au moins le siége de nos places. Mais
-l'idée de ne pas s'engager les uns sans les autres ayant
-universellement prévalu, lord Wellington et son voisin Blucher ne
-s'occupaient que de rassembler leurs troupes, de choisir leurs
-positions, d'établir entre eux de sûres communications pour le cas
-d'une subite apparition des Français. Tout était donc en mouvement
-vers nos frontières, et à la fin de juin 450 mille hommes sans les
-réserves russes et prussiennes, sans les Autrichiens d'Italie,
-allaient envahir notre territoire. Les Anglais leur destinaient, en
-fait de subside, cinq millions sterling à répartir entre la Russie, la
-Prusse et l'Autriche, deux millions et demi à distribuer entre les
-petits princes allemands, enfin un million sterling pour la seconde
-armée russe, total huit millions et demi sterling, ou 212 millions 500
-mille francs. En général si les peuples étaient un peu moins animés
-contre la France, les gouvernements au contraire l'étaient davantage.
-Ainsi les Anglais n'auraient pas voulu que pour rétablir les Bourbons
-on troublât leur commerce et on perpétuât l'_income-tax_; les
-Allemands, ou déçus dans leurs espérances de liberté, ou spoliés comme
-les Saxons, et tous accablés par les charges de la guerre, n'étaient
-pas très-satisfaits de la voir recommencer. Les Belges regrettaient
-les Français depuis qu'ils avaient chez eux les Hollandais, les
-Anglais, les Prussiens. Les Autrichiens étaient très-mécontents de la
-prédominance des Russes. Ces divers sentiments avaient partagé le
-coeur des peuples, et fait rejaillir en partie sur les potentats
-réunis à Vienne la haine violente qu'un an auparavant ils vouaient
-exclusivement à Napoléon. Les souverains au contraire étaient plus
-irrités que jamais, et ne pardonnaient pas à Napoléon de les avoir
-détournés du festin servi à Vienne à leur ambition. Leurs armées,
-quoique condamnées à se battre de nouveau, étaient en communauté de
-sentiments avec eux. L'armée prussienne, comme nous l'avons déjà dit,
-dépassait en exagération toutes les autres. Les officiers prussiens à
-Liége, froissés par les dispositions qu'on leur montrait, commettaient
-souvent des violences sur les Belges réputés nos amis, et annonçaient
-que cette fois ils ne laisseraient pas pierre sur pierre dans les
-provinces françaises. Ils menaçaient même d'égorger les femmes et les
-vieillards, mais heureusement n'étaient pas capables de tenir ces
-féroces promesses. Leurs collisions avec les Saxons étaient
-journalières. Les journaux des bords du Rhin continuaient de tenir le
-langage le plus extravagant. Les Bourbons, disaient-ils, n'avaient pas
-su gouverner; mais Napoléon gouvernait trop bien, car il avait plus
-tiré de la France en deux mois que les Bourbons en une année. Il ne
-fallait donc ni des uns ni de l'autre. Il fallait (comme ils l'avaient
-déjà dit) donner à la France une douzaine de rois, et réserver pour
-l'Allemagne le bienfait d'un empereur unique; il fallait reprendre
-l'Alsace, la Lorraine, employer les biens nationaux à doter les
-soldats allemands, et payer ainsi la guerre d'extermination qu'on
-allait entreprendre. On ne devait prêter l'oreille à aucune
-proposition, à moins qu'en signe de soumission la France ne livrât
-Lille, Metz et Strasbourg!--À Gand, l'émigration française
-correspondait toujours avec les généraux Wellington et Blucher, pour
-les informer de tout ce qu'on apprenait de France, et elle agitait
-fort avec eux une grave question, celle d'une nouvelle insurrection
-vendéenne. Le duc de Wellington, très-attentif aux préparatifs de
-Napoléon, aurait voulu qu'on lui causât le gros embarras d'un
-soulèvement sur les deux bords de la Loire. N'en résultât-il que le
-détournement de quinze ou vingt mille hommes retenus entre Nantes et
-La Rochelle tandis qu'on se battrait entre Maubeuge et Charleroy,
-c'était un grand soulagement pour ceux qui auraient à essuyer le
-premier choc de l'armée française. Au contraire, les chefs vendéens,
-trouvant le zèle fort attiédi dans leurs campagnes, avaient montré la
-résolution assez arrêtée de ne pas devancer les coalisés, et
-d'attendre pour agir que ceux-ci eussent attiré à eux toutes les
-forces de la France. Mais sur les instances du duc de Wellington on
-avait fait partir le marquis de La Rochejaquelein pour aller donner le
-signal trop différé de l'insurrection, en promettant le secours d'une
-flotte anglaise chargée d'armes et de munitions.
-
-[En marge: Tristesse que la catastrophe de Murat inspire à Napoléon.]
-
-[En marge: Sinistre augure qu'il en tire, et que ses ennemis en tirent
-avec lui.]
-
-Tel était le sinistre tableau qui se déroulait aux yeux de Napoléon
-vers la seconde quinzaine du mois de mai. Il serait difficile de
-rendre à quel point il avait été affecté par la catastrophe de Murat.
-Bien qu'on ne pût conclure de ce qui était arrivé à Murat et à l'armée
-napolitaine, ce qui arriverait à lui et à l'armée française, il ne put
-s'empêcher de voir dans les événements de Naples un sinistre présage.
-Les dernières faveurs que la fortune lui avait prodiguées de
-Porto-Ferrajo à Paris ne lui avaient pas fait longtemps illusion:
-bientôt aux difficultés qui étaient venues l'assaillir, aux rigueurs
-croissantes de l'Europe, il avait senti que l'implacable fortune
-n'était point apaisée, et il avait considéré les quelques jours
-écoulés du 26 février au 20 mars comme les dernières lueurs d'un astre
-à son déclin. En voyant tomber Murat à côté de lui, Murat dont la
-légèreté lui avait toujours été antipathique, mais qui avait si bien
-dirigé sa cavalerie sur les champs de bataille de l'Europe, et qui
-était l'un de ses plus anciens compagnons d'armes, il fut saisi d'une
-profonde pitié et de sombres préoccupations qu'il voulait en vain
-cacher, et que ses amis découvraient malgré lui. Quoique mécontent de
-son beau-frère il fit partir un homme de confiance chargé de lui
-porter des consolations, de lui faire sentir, toutefois avec douceur,
-combien ses fautes avaient été nombreuses et graves, et de l'engager à
-rester quelque temps entre Marseille et Toulon, dans le lieu qui lui
-agréerait le plus. Ce n'était pas le cas en effet de montrer aux
-Parisiens le roi de Naples vaincu, et de réjouir les ennemis de
-l'Empire par la vue d'une victime qui à leurs yeux en présageait une
-bien plus grande et plus détestée.
-
-Les royalistes semblant deviner, avec l'ordinaire malice des partis,
-tout ce que Napoléon avait dans l'âme, éprouvaient une joie
-singulière. Pour eux la fin de Murat était l'image anticipée de la
-chute de Napoléon. Ils ne tenaient pas compte de la différence, et
-faisaient remarquer non sans fondement, que si Napoléon et l'armée
-française étaient bien supérieurs à Murat, le duc de Wellington, le
-maréchal Blucher, le prince de Schwarzenberg et les cinq cent mille
-hommes qu'ils commandaient, n'étaient pas moins supérieurs au général
-Bianchi et à l'armée autrichienne de Tolentino. Usant de la liberté
-qui leur était laissée, ils disaient tout haut ce que présageait la
-chute de Murat, l'écrivaient clairement dans certaines feuilles,
-allaient, venaient, s'agitaient, notamment dans le Midi, à Marseille,
-à Toulouse, à Bordeaux, et ils commençaient dans la Vendée à former
-des rassemblements qui pouvaient faire craindre une prise d'armes
-prochaine.
-
-[En marge: Napoléon ne songe plus qu'à la guerre, bien qu'il permette
-à M. Fouché d'envoyer un nouvel émissaire à Vienne, M. de Saint-Léon.]
-
-[En marge: Quoique fort attristé, Napoléon a confiance dans ses
-combinaisons militaires.]
-
-[En marge: Prodigieuse activité de ses préparatifs.]
-
-[En marge: Succès de la levée des gardes nationaux mobiles.]
-
-[En marge: Déficit dans le rappel des anciens militaires.]
-
-[En marge: Recours à la conscription de 1815.]
-
-Rien de tout cela n'échappait à Napoléon, et il ne voyait plus de
-remède à cette situation que dans la guerre entreprise promptement, et
-conduite avec vigueur et bonheur. M. Fouché, par goût pour l'intrigue
-au dehors aussi bien qu'au dedans, avait voulu faire une nouvelle
-tentative auprès des puissances, et il avait envoyé à Vienne M. de
-Saint-Léon, homme d'esprit, vivant dans l'intimité de M. de
-Talleyrand, d'opinion fort libérale, et très-capable de faire valoir
-les dangers d'une lutte obstinée pour les Bourbons. M. Fouché avait
-donné à M. de Saint-Léon une lettre pour M. de Metternich, lettre
-sensée, presque éloquente, dans laquelle il plaidait chaudement la
-cause de Napoléon, avec l'espérance que s'il ne gagnait pas la cause
-de Napoléon, ce qui lui était assez indifférent, il gagnerait
-peut-être celle de la régence de Marie-Louise, peut-être même celle du
-duc d'Orléans, et s'épargnerait ainsi le retour des Bourbons. Napoléon
-ne se faisait guère illusion ni sur les motifs de M. Fouché, ni sur
-ses chances de succès; néanmoins il le laissait faire, une tentative
-de ce genre ne pouvant pas nuire, et n'empêchant d'ailleurs aucun de
-ses préparatifs. Mais la ressource véritable, la ressource unique, il
-la voyait dans un grand coup prochainement frappé sur la portion des
-coalisés qui était à sa portée, et il songeait à profiter de ce que
-l'une des deux colonnes ennemies, celle du prince de Schwarzenberg,
-était en arrière de l'autre, pour fondre à l'improviste sur Blucher et
-Wellington cantonnés le long de notre frontière du Nord. Déjà il
-méditait, comme nous l'avons dit, l'un des plans les plus profonds
-qu'il ait conçus de sa vie, et s'il retrouvait l'espérance, c'était en
-descendant en lui-même, et en apercevant combien la courte vue de ses
-ennemis laissait de chances à sa suprême clairvoyance militaire. Avec
-une victoire comme il en avait tant gagné, et comme il était capable
-d'en gagner encore, les royalistes se calmeraient, l'Europe sourde
-aujourd'hui à ses ouvertures prêterait l'oreille, et les difficultés
-que son gouvernement rencontrait s'aplaniraient. Aussi travaillait-il
-jour et nuit à préparer entre Paris et Maubeuge une armée de cent
-cinquante mille hommes, pour la jeter comme une massue sur la tête des
-Anglais et des Prussiens, les plus voisins de lui. Par ce motif il lui
-tardait de partir, et les votes sur la Constitution proclamés en
-assemblée du Champ de Mai, les élections terminées, les deux Chambres
-réunies, il comptait quitter Paris pour aller en Flandre décider de
-son destin et de celui du monde en deux ou trois journées. Jamais il
-n'avait travaillé ni plus activement ni plus fructueusement. Les
-bataillons de gardes nationaux d'élite se formaient avec une extrême
-facilité, surtout dans les provinces frontières, et il était certain
-que ces provinces seules donneraient au moins 150 mille hommes.
-Napoléon dirigeait ces bataillons vers les places fortes, avec une
-simple blouse à collet de couleur, et avec de vieux fusils qui
-devaient être réparés dans le loisir des garnisons. Malheureusement le
-recrutement de l'armée active ne s'opérait pas aussi bien. Le rappel
-des anciens soldats ne donnait pas ce qu'on s'en était promis.
-Beaucoup d'entre eux avaient préféré servir dans les gardes nationales
-mobilisées, parce que c'était un service limité sous le rapport de la
-durée et du déplacement, et avaient singulièrement contribué à la
-rapide formation de ces bataillons. D'autres s'étaient mariés,
-d'autres appartenant aux classes de 1813 et de 1814 n'avaient aucun
-goût pour la guerre, dont ils n'avaient connu que les désastres. Par
-toutes ces causes, au lieu de 90 mille anciens soldats qu'on avait
-espéré recouvrer sur 150 mille qui avaient déserté en 1814, on ne
-pouvait compter que sur 70 mille, dont 58 mille rendus, et 12 mille en
-marche pour rejoindre. En les ajoutant aux 180 mille hommes de
-l'effectif existant au 1er mars, aux 50 mille hommes en congé de
-semestre qui avaient tous obéi, on pouvait se flatter d'avoir environ
-300 mille hommes d'armée active, dont 200 à 210 mille présents dans
-les bataillons de guerre, les autres laissés aux dépôts ou à
-l'intérieur. Ce n'était certes pas assez pour la grandeur des périls
-qui menaçaient la France. Napoléon était décidé à rappeler la
-conscription de 1815, que le Conseil d'État avait déclaré appartenir
-au gouvernement, pour la partie au moins qui en 1814 avait été
-incorporée. Quant au surplus, il fallait une loi qu'on était occupé à
-rédiger afin de la soumettre aux Chambres. Les diverses pertes de la
-conscription de 1815 déduites, on comptait sur 112 mille hommes, dont
-45 mille immédiatement appelables. L'armée active devait donc monter à
-412 mille hommes, compris les non-valeurs. On espérait porter à 200
-mille hommes les gardes nationaux mobilisés, et en y ajoutant 25 mille
-marins qui allaient se rendre soit à Paris, soit à Lyon, en y ajoutant
-20 mille fédérés à Paris, 10 mille à Lyon, la France devait avoir
-assez de bras pour la défendre. Restait enfin la ressource à laquelle
-Napoléon songeait déjà, celle de demander aux Chambres assemblées une
-levée extraordinaire de 150 mille hommes à prendre sur toutes les
-classes antérieures. Il aurait ainsi environ 800 mille soldats, et
-avec de l'union dans les pouvoirs, de la persévérance dans les
-efforts, il n'y avait pas à désespérer du salut de la France.
-
-[En marge: Force réelle sur laquelle on peut compter dans le moment.]
-
-Pour le moment il n'y avait de réellement disponibles que les 300
-mille hommes d'armée active, qui devaient en donner, comme nous venons
-de le dire, 200 et quelques mille au feu, plus 200 mille gardes
-nationaux bien choisis, occupant les places fortes et les défilés de
-nos frontières. Napoléon avait prescrit de requérir sur-le-champ les
-45 mille conscrits de 1815, actuellement appelables, ce qui devait
-mettre immédiatement à sa disposition 250 mille combattants, force qui
-dans sa main pouvait servir à frapper un premier coup terrible. Mais,
-telle quelle, cette force ne devait pas être prête avant la mi-juin.
-
-[En marge: Départ des troisièmes bataillons.]
-
-[En marge: Soins donnés à la cavalerie.]
-
-[En marge: Quantité d'hommes levés en deux mois.]
-
-Il travaillait sans relâche à la réunir et à l'organiser, et écrivait
-pour cela jusqu'à cent cinquante lettres par jour. Ici c'étaient cent
-ou deux cents recrues laissées dans un dépôt, et qu'il fallait
-expédier aux bataillons de guerre; là c'étaient des régiments de
-cavalerie qui avaient des hommes et pas de chevaux, d'autres qui
-avaient des chevaux et pas d'hommes, ou qui manquaient de
-harnachement. Suivant chaque chose avec une précision de mémoire
-prodigieuse, Napoléon ordonnait, après avoir ordonné veillait à
-l'exécution de ses ordres au moyen d'officiers allant et venant dans
-tous les sens, reçus, écoutés sur l'heure quand ils avaient à rendre
-compte de ce qu'ils avaient vu, toujours réexpédiés à l'instant même,
-et autant de fois qu'il le fallait pour l'entier accomplissement de
-leur mission. Napoléon avait déjà fait partir les troisièmes
-bataillons des places où affluaient les gardes nationaux mobiles, et
-partout il avait formé le quatrième destiné à servir de dépôt. Dans
-quelques régiments le cinquième bataillon avait été créé, et aussitôt
-le quatrième avait rejoint les bataillons de guerre. Ce n'était
-toutefois qu'une exception, et les régiments n'avaient en général que
-trois bataillons de guerre, ce qui aurait suffi s'ils avaient été plus
-nombreux; mais malgré tous les efforts bien peu comptaient 600 hommes
-par bataillon. La cavalerie n'attirait pas moins que l'infanterie
-l'attention de Napoléon. Grâce au dépôt de Versailles, aux levées de
-chevaux sur la gendarmerie, et aux achats dans les provinces, on
-pouvait se flatter de réunir à la mi-juin (la garde impériale
-comprise) 40 mille cavaliers excellents, car tous avaient servi. Les
-confections d'habillement, les réparations d'armes, étaient l'objet
-des mêmes soins. Napoléon allait en personne visiter les ateliers de
-tailleurs, de selliers, d'armuriers, et les animait de sa présence
-vivifiante. Les officiers d'artillerie employés à la direction du
-travail des armes rendaient les plus grands services. On avait de quoi
-donner des fusils neufs à toute l'armée, des fusils réparés aux gardes
-nationaux mobilisés, et il devait en rester 100 mille pour la
-conscription de 1815. Si la guerre se prolongeait jusqu'à l'hiver,
-l'été et l'automne devaient fournir de quoi satisfaire à tous les
-besoins. Au prix de cette prodigieuse activité, Napoléon avait en deux
-mois (de la fin de mars à la fin de mai) levé, équipé, armé environ
-300 mille hommes, dont 50 mille semestriers, 70 mille anciens soldats
-et 180 mille gardes nationaux d'élite, résultat prodigieux pour qui
-connaît les difficultés de la haute administration, et qui du reste
-eût été impossible sans l'immense personnel militaire dont la France
-disposait à cette époque.
-
-[En marge: Reploiement des dépôts en cas d'invasion subite.]
-
-Avec sa prévoyance qui s'appliquait à tout, Napoléon avait calculé que
-si l'ennemi passait la frontière, les places seraient bloquées et les
-dépôts avec elles. Il avait donc ordonné le reploiement successif des
-dépôts, pour la frontière du Nord sur Abbeville, Amiens,
-Saint-Quentin, Châlons, Bar, Brienne, Arcis-sur-Aube, Nogent; pour la
-frontière de l'Est, sur Châlon, Dijon, Autun, Troyes; pour les
-frontières du Midi, sur Avignon et Nîmes. Il était ainsi assuré qu'un
-brusque mouvement d'invasion, en isolant nos places, n'isolerait pas
-nos régiments, et ne les priverait pas de leurs ressources en hommes
-et en matériel. Une commission composée des généraux Rogniat, Dejean,
-Bernard, Marescot (celui-ci tiré de la disgrâce où il était
-injustement tombé à la suite de la capitulation de Baylen), s'était
-occupée de la mise en état de défense de nos places, en première,
-seconde et troisième ligne. Les réparations urgentes, l'armement et
-l'approvisionnement étaient ordonnés et en cours d'exécution. De plus,
-la commission avait signalé les passages de nos frontières où une
-route coupée, un ouvrage de campagne bien placé, pouvaient donner aux
-divisions de gardes nationaux mobilisés le moyen de tenir tête à
-l'ennemi. Enfin, Paris et Lyon, désignés comme les deux postes
-essentiels, s'étaient déjà couverts de travaux.
-
-[En marge: Détail de la défense de Paris.]
-
-Napoléon n'avait point oublié que si en 1814, tandis qu'il manoeuvrait
-autour de Paris, cette grande ville avait pu tenir huit jours, il
-aurait sauvé sa couronne et la France. Il avait considéré que Lyon à
-l'est pouvait jouer le rôle de Paris au nord, et il avait prescrit
-pour ces deux points tout ce que le temps permettait de faire. On a
-déjà vu que n'ayant pas le loisir d'exécuter autour de Paris des
-travaux de maçonnerie, il s'était contenté d'ordonner des travaux de
-campagne. Le général Haxo avait couvert de redoutes les deux versants
-de Belleville, de manière que de la plaine de Vincennes au sud, à la
-plaine de Saint-Denis au nord, toutes les hauteurs fussent occupées,
-et certes, si dans la journée du 30 mars 1814 les soldats de Marmont
-avaient trouvé un semblable appui, ils n'auraient pas succombé. Le
-canal Saint-Martin, qui de la Villette va joindre la Seine à
-Saint-Denis, avait été garni de flèches, de manière à présenter une
-ligne très-défensive. À Saint-Denis les inondations étaient préparées.
-Il était peu probable que l'ennemi, perçant cette ligne, osât
-s'aventurer entre les hauteurs de Montmartre et la Seine, car il se
-serait exposé à être jeté dans la rivière. Mais, en tout cas,
-Montmartre, Clichy, l'Étoile, avaient été pourvus de fortes redoutes,
-qui en faisaient autant de réduits très-solides. Enfin des ouvrages de
-campagne étaient commencés sur la rive gauche, entre Montrouge et
-Vaugirard. Les fédérés et un certain nombre de gardes nationaux
-s'étaient offerts pour prendre part aux travaux de terrassement.
-Napoléon les avait acceptés pour le bon exemple, mais il avait deux
-mille travailleurs bien payés, dont les bras plus exacts exécutaient
-sans interruption les redoutes tracées par le général Haxo.
-
-Tout ayant été dit au public sur nos relations avec l'Europe, Napoléon
-qui n'avait plus rien à cacher, avait fait commencer l'armement de ces
-redoutes, d'abord pour présider lui-même à cette opération, et ensuite
-pour user d'avance, et avant l'apparition de l'ennemi, l'émotion
-qu'elle devait causer. Il raisonnait donc cette fois autrement qu'en
-1814, et au lieu de dissimuler les périls, il s'attachait à les rendre
-frappants. Sur 300 pièces de gros calibre demandées dans les ports et
-transportées par mer aux bouches de la Seine, 200 étaient arrivées à
-Rouen et en route vers Paris. À mesure de leur arrivée on les plaçait
-sur les ouvrages, quoique inachevés. Pour éviter la confusion des
-calibres et les erreurs qui en résultent dans les distributions de
-munitions, Napoléon avait décidé que le 12 et le 6 seraient sur la
-rive droite, la plus menacée des deux, le 8 et le 4 sur la rive
-gauche. Il avait fait mettre en batterie sur les points culminants de
-la butte Saint-Chaumont un certain nombre de grosses pièces venues des
-ports. Les écoles de Saint-Cyr et d'Alfort, l'école polytechnique, se
-livraient journellement à l'exercice du canon. Un parc de 200 bouches
-à feu de campagne était préparé à Vincennes, pour être amené comme
-artillerie mobile sur les points où on croirait en avoir besoin. Deux
-régiments de marins tirés de Brest et de Cherbourg étaient en marche
-sur Paris. Napoléon avait ordonné en outre le recensement et la
-complète organisation des fédérés, et les avait formés en
-vingt-quatre bataillons. Sans les armer encore, il avait voulu qu'on
-leur donnât cent fusils par bataillon, afin d'instruire ceux qui
-n'avaient jamais servi. Son projet était de réduire successivement la
-garde nationale à 8 ou 10 mille hommes sûrs, et de remettre aux
-fédérés les 15 mille fusils qu'on aurait ainsi rendus disponibles. Il
-n'entrait dans ce projet aucun calcul démagogique, mais une certaine
-méfiance de la garde nationale, suspecte à ses yeux de royalisme, et
-une grande confiance dans le dévouement et la bravoure des fédérés,
-qu'il n'avait aucun scrupule à faire tuer sous les murs de Paris.
-Grâce à ces soins, dans un mois et demi au plus tard, c'est-à-dire à
-la fin de juin, Paris devait être à l'abri de toute attaque.
-
-[En marge: Postes fortifiés compris dans le rayon de la défense de
-Paris.]
-
-[En marge: Le maréchal Davout destiné au commandement de Paris.]
-
-Napoléon avait rattaché à la défense de la capitale la défense des
-villes de Nogent-sur-Marne, de Meaux, de Château-Thierry, de Melun, de
-Montereau, de Nogent-sur-Seine, d'Arcis-sur-Aube, d'Auxerre, et placé
-tout cet ensemble sous les ordres du maréchal Davout, qu'il se
-proposait de nommer gouverneur de Paris, avec des pouvoirs
-extraordinaires. Le défenseur de Hambourg, proscrit par les Bourbons,
-lui avait semblé réunir au plus haut degré les conditions militaires
-et politiques pour un tel rôle. Il comptait bien, avec ce qu'il
-conserverait de la garde nationale, avec les fédérés, les marins, les
-dépôts, lui laisser de 70 à 80 mille combattants. Avec une telle
-force, de tels ouvrages et un tel chef, la capitale lui paraissait
-invincible.
-
-[En marge: Détail de la défense de Lyon.]
-
-[En marge: Le maréchal Suchet chargé de la guerre sur toute la
-frontière de l'Est.]
-
-[En marge: Formation du 9e corps sous le maréchal Brune pour la
-défense des Alpes maritimes.]
-
-[En marge: Défense du Jura par Lecourbe.]
-
-[En marge: Prescriptions diverses pour le cas d'invasion.]
-
-[En marge: Emploi des militaires pensionnés.]
-
-Napoléon s'était occupé en même temps de la défense de Lyon, et avait
-prescrit les divers travaux à exécuter. Appliquant à cette seconde
-capitale les mêmes principes qu'à la première, il avait fait venir de
-Toulon par le Rhône 150 bouches à feu de gros calibre, et avait
-ordonné de les placer dans les ouvrages. Un régiment de marine était
-en route pour s'y rendre. L'école vétérinaire de Lyon était, comme les
-écoles de Paris, destinée à servir une partie des batteries. Confiant
-dans l'esprit des Lyonnais, Napoléon avait fixé à 10 mille le nombre
-des gardes nationaux qui contribueraient à la défense de leur ville.
-Il leur avait envoyé 10 mille fusils non réparés, et qui devaient être
-remis en état dans les ateliers extraordinaires créés sur les lieux.
-Les pays environnants, tels que la Bourgogne, la Franche-Comté, le
-Dauphiné, l'Auvergne, ayant suivi l'exemple de la Bretagne, il
-comptait en tirer 10 mille fédérés, lesquels, avec les dépôts,
-devaient compléter la garnison de Lyon. Le maréchal Suchet était
-chargé de veiller à ces détails. L'ayant rappelé de l'Alsace, Napoléon
-lui avait donné le commandement de cette frontière en lui disant:
-Quand vous êtes quelque part, je suis tranquille pour l'endroit où
-vous êtes; partez donc, et gardez-moi l'Est, pendant que je vais
-défendre le Nord contre l'Europe entière.--Le maréchal Suchet, avec le
-7e corps, devait avoir environ 20 mille hommes de bonnes troupes, plus
-12 mille provenant de deux divisions de gardes nationales d'élite, et
-il pouvait ainsi occuper la Savoie avec 32,000 combattants. Appuyé sur
-Lyon, bien fortifié, il avait grande chance de tenir tête aux
-Autrichiens. Sur le bas Rhône, vers Avignon, se trouvaient en réserve
-quatre des six régiments tirés du 8e corps. Le maréchal Brune, avec
-les deux restant, et trois autres tirés de Corse, devait former le 9e
-corps, chargé d'observer le Var, Toulon et Marseille. Cette dernière
-ville surtout était l'objet d'une surveillance spéciale. Napoléon
-avait ordonné de désarmer la garde nationale marseillaise, de la
-réduire à 1500 hommes sûrs, d'armer les forts Saint-Jean et Nicolas,
-et d'en enlever les munitions qui n'étaient pas indispensables pour
-les renfermer dans l'arsenal de Toulon. Il avait fait retrancher le
-Pont-Saint-Esprit sur le Rhône, et prescrit la mise en état de la
-petite place de Sisteron, pour arrêter l'ennemi, si après avoir envahi
-la Provence il essayait de pénétrer dans le Dauphiné et le Lyonnais.
-Au-dessus de Lyon, et en remontant la Saône, Napoléon (nous l'avons
-dit) avait placé sous le général Lecourbe un corps supplémentaire, qui
-n'avait pas de rang dans les neuf corps embrassant la défense du
-territoire, parce qu'il avait été formé plus tard, et qu'il ne se
-composait que d'une division de ligne. Napoléon lui avait adjoint deux
-belles divisions de gardes nationales d'élite, et lui avait confié la
-trouée de Béfort et les passages du Jura. L'armée d'Alsace ou 5e
-corps, se liant avec Lecourbe, gardait le Rhin. Ce 5e corps avait été
-réuni tout entier dans les lignes de Wissembourg. Des bataillons
-d'élite occupaient Strasbourg, et les places depuis Huningue jusqu'à
-Landau. D'autres bataillons gardaient les passages des Vosges, tandis
-que la cavalerie légère battait l'estrade le long du Rhin, aidée par
-des lanciers volontaires formés dans le pays. Il était décidé qu'à la
-première apparition de l'ennemi le tocsin sonnerait, que les
-commandants des places s'enfermeraient dans leurs enceintes, que les
-préfets et les généraux se retireraient emmenant avec eux le bétail,
-les vivres, et la levée en masse, composée de tous les citoyens de
-bonne volonté. Ils devaient se porter vers les passages difficiles
-dont la défense avait été préparée d'avance, y tenir tant que
-possible, ne se replier qu'à la dernière extrémité, et le faire sur
-les corps d'armée chargés de couvrir la frontière. Des corps francs,
-organisés dans les pays où il y avait beaucoup d'anciens militaires,
-étaient chargés de concourir à ces mesures. Enfin, s'ingéniant à
-mettre en valeur toutes les ressources du pays, Napoléon avait songé à
-une dernière combinaison qui, dans certaines parties du territoire,
-pouvait être d'une réelle utilité. Il avait remarqué, en compulsant
-les états du ministère de la guerre, qu'il y avait 15 mille officiers
-et 78 mille sous-officiers et soldats en retraite, les uns et les
-autres pensionnés par l'État. Si un grand nombre étaient incapables de
-supporter les bivouacs, le froid, la chaud, la faim, beaucoup étaient
-en état de servir dans l'intérieur d'une ville, de tenir une épée ou
-un fusil, et de s'y rendre utiles de plus d'une façon. Attachés à la
-Révolution et à l'Empire, n'aimant pas les Bourbons, ils pouvaient
-imposer à la malveillance, et Napoléon imagina d'en appeler vingt-cinq
-ou trente mille, de les distribuer dans les villes d'un esprit
-douteux, où ils seraient prêts à se réunir en armes autour des
-autorités, et à leur apporter l'appui de leurs paroles dans les lieux
-publics, et celui de leurs bras dans les moments de danger. Napoléon
-voulait que, sans les contraindre, on fît seulement appel à leur zèle,
-et qu'on leur rendît le déplacement facile en leur donnant, outre
-leurs pensions, une indemnité de route et les vivres de campagne. Il
-ordonna d'en envoyer à Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers,
-Tours, Lille, Dunkerque, etc. De la sorte, aucune des forces du pays,
-depuis les plus jeunes jusqu'aux plus vieilles, ne devait rester
-oisive ou inutile.
-
-[En marge: Mouvements ordonnés pour l'armée du Nord, qui doit agir la
-première, et sous le commandement direct de Napoléon.]
-
-À ces mesures d'une prévoyance universelle et infatigable, Napoléon
-ajouta toutes celles qu'exigeait particulièrement l'organisation de
-l'armée avec laquelle il allait combattre. On a vu qu'elle comprenait
-cinq corps, le 1er réuni autour de Lille sous le comte d'Erlon, le 2e
-autour de Valenciennes sous le général Reille, le 3e autour de
-Mézières sous le général Vandamme, le 4e autour de Metz sous le
-général Gérard, le 6e enfin, formé entre Paris et Laon, sous le comte
-de Lobau. Napoléon rabattant de gauche à droite sur Maubeuge les corps
-des généraux d'Erlon et Reille, de droite à gauche sur ce même point
-de Maubeuge ceux des généraux Vandamme et Gérard, puis les appuyant
-avec la garde et le 6e corps parti de Paris, se proposait de percer la
-frontière avec 150 mille hommes. Le moment n'est pas venu d'exposer
-par quelle combinaison il se flattait de surprendre ainsi la portion
-la plus rapprochée et la plus considérable de ses ennemis. Mais ayant
-résolu d'être en opération le 15 juin, au plus tard, et touchant déjà
-aux derniers jours de mai, il avait tracé dès cette époque la marche
-du général Gérard, qui ayant plus de soixante lieues à parcourir pour
-se rendre au point de concentration, devait être en mouvement avant
-tous les autres. Napoléon lui avait en très-grand secret fixé le jour
-où il faudrait qu'il s'ébranlât, et les précautions qu'il aurait à
-prendre pour donner à son départ toute autre signification que la
-véritable. Le comte de Lobau, à mesure que ses régiments étaient
-prêts, avait ordre de les acheminer sur Soissons et Laon, où se
-réunissait le 6e corps. Napoléon s'occupait activement de la garde,
-qu'il espérait porter à 20 ou 25 mille hommes, et dont il avait confié
-l'organisation au général Drouot. La grande réserve d'artillerie était
-comme d'usage l'objet de tous ses soins, et il poussait la vigilance
-jusqu'à inspecter lui-même les batteries prêtes à partir, et à
-signaler un harnais qui manquait[16]. N'ayant pas encore assez de
-chevaux de trait, même avec les 6 mille retirés de chez les paysans,
-il venait d'en faire lever 8 à 10 mille, en les payant comptant, dans
-les provinces voisines des corps d'armée.
-
-[Note 16: Je donne ces détails en ayant sous les yeux les lettres
-innombrables où les moindres remarques sont consignées sur toutes les
-parties du matériel.]
-
-[En marge: Froissement résultant de cet immense mouvement de choses.]
-
-Tant de choses ne s'accomplissaient pas sans froissement. Le maréchal
-Davout habitué pendant quinze ans à agir au loin, et dans une sorte
-d'indépendance, placé maintenant sous une surveillance qui ne lui
-laissait ni liberté ni repos, éprouvait quelquefois des mouvements
-d'humeur assez vifs. Il était soumis sans doute, mais point à la
-manière du duc de Feltre, c'est-à-dire en perdant tout caractère. Il y
-avait un genre de contrôle qui l'incommodait plus particulièrement,
-c'était celui qui s'exerçait sur le choix des officiers, et auquel
-Napoléon tenait expressément depuis qu'il fallait s'assurer
-non-seulement de la valeur, mais de la fidélité des militaires
-employés. Il avait été établi que les choix seraient vérifiés par
-trois personnages de confiance, les comtes de Lobau, de La Bédoyère et
-de Flahault. Ces deux derniers, fort au courant des dispositions de la
-jeunesse militaire, critiquaient certaines présentations du ministre
-de la guerre, et celui-ci accueillait très-mal leurs observations.
-Napoléon eut donc à intervenir plus d'une fois, et nous ne
-mentionnerions pas ces détails, si les froissements avec le ministre
-de la guerre n'avaient eu plus tard des conséquences graves. Il
-s'éleva notamment une contestation au sujet du général Bourmont, que
-le maréchal Davout ne voulait pas admettre dans le service actif, et
-dont les généraux de La Bédoyère et Gérard répondaient sur leur tête.
-Napoléon ayant fini par adopter l'avis de ces derniers après bien des
-hésitations, fut obligé de donner au maréchal Davout un ordre formel,
-et le maréchal ne se rendit que devant une injonction absolue.
-
-[En marge: Le maréchal Mortier chargé de commander la garde
-impériale.]
-
-Napoléon choisit le maréchal Mortier pour commander la garde
-impériale. Il aurait voulu rappeler auprès de lui Berthier, son chef
-d'état-major dans toutes les guerres qu'il avait faites, son
-interprète exact et infatigable, son ami enfin, et le nommer major
-général de l'armée. Berthier avait commis quelques faiblesses;
-Napoléon lui avait fait dire de n'y pas plus penser qu'il n'y pensait
-lui-même, et de venir le rejoindre. Berthier ne résistant pas à cet
-appel, était en route pour revenir, mais entouré de surveillance, et
-prêt à rentrer par Bâle, il avait été contraint de rebrousser chemin
-et de retourner en Allemagne, où l'attendait une mort aussi déplorable
-que mystérieuse.
-
-[En marge: Le maréchal Soult nommé major général à défaut de
-Berthier.]
-
-[En marge: Restitution à tous les régiments de leurs anciens numéros.]
-
-Ne sachant comment remplacer son major général, Napoléon eut recours
-au plus laborieux de ses lieutenants, au maréchal Soult, qui s'était
-un moment dévoué aux Bourbons en croyant faire une chose durable, et
-qui, voyant maintenant qu'il s'était trompé, s'appliquait à effacer
-les traces de cette erreur. La violente proclamation qu'il avait
-publiée contre Napoléon l'embarrassait, et il avait cherché à la
-racheter par une autre aussi violente contre les Bourbons, qu'il
-devait adresser à l'armée en prenant la qualité de major général.
-Napoléon, dans l'intérêt du maréchal, en adoucit les termes, et la fit
-publier sous forme d'ordre du jour. Il connaissait trop les hommes
-pour tenir compte de leurs fluctuations, surtout dans des temps aussi
-difficiles que ceux qu'on traversait alors. L'essentiel n'était pas
-qu'ils fussent des politiques conséquents, mais de bons militaires.
-L'essentiel n'était pas que le maréchal Soult eût servi un seul
-maître, mais qu'il eût comme major général la clarté, la netteté,
-l'exactitude de Berthier. Les événements allaient bientôt montrer à
-quel point Napoléon avait réussi dans son choix. Il prit enfin une
-dernière mesure, c'était de restituer à tous les régiments leurs
-anciens numéros qu'on leur avait ôtés et qu'ils regrettaient beaucoup.
-Leur rendre ces numéros c'était les satisfaire, et les obliger d'être
-dignes de leur passé.
-
-[En marge: Ordre à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de
-leurs troupes.]
-
-[En marge: Napoléon n'attend pour partir que la célébration de la fête
-du Champ de Mai.]
-
-[En marge: Opérations électorales.]
-
-[En marge: Liberté qui leur est laissée.]
-
-[En marge: La France y prend peu de part.]
-
-Napoléon enjoignit à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de
-leurs troupes, retint seulement auprès de lui le maréchal Soult, afin
-de l'initier à ses nouvelles fonctions, et n'attendit pour partir que
-l'assemblée du Champ de Mai et la réunion des Chambres. Ce moment
-approchait, car les votes sur l'Acte additionnel étaient émis, les
-élections étaient achevées, et les nouveaux élus presque tous rendus à
-Paris. Le grand déchaînement des journaux, des écrivains de brochures,
-des discoureurs de lieux publics contre l'Acte additionnel, s'était
-apaisé en présence des opérations électorales, qui avaient été une
-diversion pour l'ardeur des esprits, et une preuve qu'on ne voulait
-pas éluder les promesses de la Constitution, puisque les Chambres
-étaient convoquées avant l'époque où elles auraient dû l'être. La
-liberté avait été complète, tant pour les élections que pour le vote
-de l'Acte additionnel. On avait laissé tout dire, tout imprimer, on
-avait même admis des votes motivés de la façon la plus blessante. M.
-de Lafayette à Meaux avait accepté l'Acte additionnel en réservant la
-souveraineté du peuple, atteinte selon lui par quelques unes des
-dispositions de cet acte. M. de Kergorlay avait voté contre en
-protestant pour la souveraineté des Bourbons. Le gouvernement seul ne
-s'était pas défendu, rien n'étant encore organisé pour la défense du
-pouvoir dans un État libre. Excepté la suspension momentanée du
-sixième volume du Censeur, suspension levée, comme on l'a vu, par
-ordre de Napoléon, aucune rigueur d'aucun genre n'avait porté atteinte
-à l'action des individus, et on avait eu cette liberté confuse,
-violente, à mille couleurs, des jours de révolution. Chacun avait
-proposé sa chimère, et l'avait proposée à sa manière; mais il manquait
-quelque chose à cet état de révolution, c'était la passion, non pas
-chez les partis (ils en avaient eu rarement davantage), mais chez la
-nation elle-même. La nation avait été absente dans les municipalités,
-dans les justices de paix, dans les notariats, où l'on allait voter
-pour ou contre l'Acte additionnel, aussi bien que dans les colléges où
-l'on allait voter pour le choix des représentants. Dégoûtée de
-révolutions et de contre-révolutions, elle ne savait à qui, à quoi
-s'attacher, et dans son malaise elle restait cachée dans ses demeures.
-Nous parlons ici de la masse intermédiaire, sage, discrète,
-désintéressée de la nation. Les Bourbons qu'elle n'avait pas désirés,
-mais qu'après réflexion elle avait jugés les plus aptes à lui procurer
-un gouvernement pacifique et libéral, l'avaient froissée par un règne
-de onze mois; Napoléon qui plaisait à son orgueil, et répondait à
-plusieurs de ses instincts, l'effrayait, et sans chercher s'il était
-véritablement changé, s'il était converti à la paix et à la liberté,
-elle apercevait clairement en lui sa destinée fatale, c'est-à-dire la
-guerre, la guerre acharnée jusqu'à une défaite mortelle de la France
-ou de l'Europe. Ainsi froissée par les uns, effrayée par l'autre, elle
-restait, nous le répétons, chez elle, c'est-à-dire au foyer des
-millions de familles dont elle se compose, et n'allait contribuer par
-son vote ni à l'adoption de l'Acte additionnel ni à l'élection de ses
-représentants.
-
-Tandis qu'on avait vu jadis, lorsque la France voulait se donner un
-sauveur dans la personne du général Bonaparte, trois à quatre millions
-de citoyens venir déposer leur vote avec empressement, douze ou treize
-cent mille seulement avaient exprimé un avis sur l'Acte additionnel,
-et il n'avait paru que cent mille électeurs environ dans les colléges
-électoraux.
-
-[En marge: Petit nombre des royalistes participant aux scrutins.]
-
-[En marge: Nombre des votes donnés à l'Acte additionnel.]
-
-[En marge: Le parti révolutionnaire et militaire paraît seul aux
-élections.]
-
-[En marge: Qualité des représentants élus.]
-
-[En marge: La plupart dévoués à Napoléon, mais non au despotisme.]
-
-[En marge: Leur susceptibilité sous le rapport des intérêts de la
-liberté.]
-
-Ces nombres restreints indiquaient bien qui était venu dans les
-mairies, les notariats, les colléges: c'étaient les partis, les partis
-seuls, chez lesquels la passion ne se refroidit jamais. Quand nous
-disons les partis, nous disons trop peut-être, car les partisans des
-Bourbons n'avaient osé paraître ni dans l'un, ni dans l'autre de ces
-scrutins. Ce n'était pas, certes, que leur liberté eût été gênée, il
-s'en fallait! Leurs adversaires se piquant de modération de principes,
-se seraient bien gardés d'atteindre ou même de menacer leur sécurité.
-Mais les royalistes répugnant à tout ce qui était la pratique des
-institutions libres, se faisant en outre de leurs adversaires des
-idées fausses, se les dépeignant comme des terroristes dangereux,
-manquaient à la fois d'habitude et de courage pour exercer leurs
-droits. Les plus audacieux seulement avaient osé apporter leur vote,
-moins par goût pour l'exercice de leurs droits que par bravade. Aussi
-trois ou quatre mille votants tout au plus, sur treize cent mille,
-étaient-ils allés déposer leur _non_ contre l'Acte additionnel, et un
-nombre encore moindre avait-il paru dans les colléges électoraux pour
-combattre le candidat patriote, bien que tout se fût passé d'ailleurs
-avec un ordre parfait et un calme des plus rassurants. Ceux au
-contraire qui s'étaient montrés en grand nombre dans le scrutin
-étaient d'anciens révolutionnaires, des acquéreurs de biens nationaux,
-des amis ardents de la liberté, des amis passionnés de la gloire
-nationale qu'ils s'obstinaient à personnifier dans Napoléon, des
-fonctionnaires publics presque tous originaires de 1789, et enfin
-beaucoup d'hommes éclairés qui se disaient qu'après avoir commis la
-faute de laisser revenir Napoléon, il fallait défendre dans sa
-personne l'indépendance de la France, et faire de bonne foi l'essai de
-monarchie constitutionnelle qu'il proposait d'une manière si
-spécieuse, la liberté devant être acceptée de toute main, quand on
-n'est l'esclave ni des préjugés ni des partis. Les choix faits par ces
-diverses classes d'électeurs étaient généralement bons et d'un
-caractère modéré. En l'absence des opposants ils avaient élu presque
-partout des fonctionnaires civils ou militaires faisant des voeux pour
-la consolidation du nouvel Empire, des acquéreurs de biens nationaux
-aspirant à recouvrer leur sécurité, des révolutionnaires repentants de
-leurs excès, tels que Barère par exemple, ou de jeunes libéraux
-irréprochables, ayant de saines opinions mais peu d'expérience, comme
-M. Duchêne de Grenoble. Les uns et les autres avaient adopté
-sincèrement les deux idées dominantes, maintenir Napoléon contre
-l'Europe, et lui résister s'il revenait à ses penchants despotiques.
-Toutefois ces nouveaux, élus, tenant à Napoléon qui était leur
-intérêt, plus qu'à la liberté qui était leur opinion, avaient
-tellement entendu dire qu'en acceptant Napoléon, sa gloire, ses
-principes sociaux, il ne fallait pas accepter son despotisme, qu'ils
-allaient se montrer singulièrement susceptibles vis-à-vis du pouvoir
-impérial, se comporter en libéraux plus qu'en bonapartistes, et cela
-jusqu'à compromettre la cause de Napoléon pour celle de la liberté,
-bien que telle ne fût pas leur préférence. Aussi aurait-il fallu pour
-se bien conduire à leur égard un tact, une patience, une dextérité,
-qui étaient difficiles à trouver chez des ministres paraissant pour la
-première fois devant des assemblées libres.
-
-[En marge: Ordre à tous les hauts fonctionnaires d'ouvrir leurs
-maisons aux représentants et aux électeurs.]
-
-[En marge: Intrigues du duc d'Otrante auprès des nouveaux députés.]
-
-Les colléges électoraux déférant au décret qui les invitait à la
-cérémonie du Champ de Mai, avaient envoyé pour les représenter à cette
-grande solennité les électeurs les plus zélés, les plus riches, les
-plus curieux. Ceux-ci étaient arrivés au nombre de quatre à cinq mille
-à Paris, indépendamment des six cents représentants élus. Avec eux
-étaient venues également les députations des régiments qui devaient
-recevoir au Champ de Mai les drapeaux destinés à l'armée. Napoléon
-avait ordonné aux ministres, aux grands dignitaires d'avoir leurs
-maisons ouvertes, d'y attirer ces députés de toute sorte, et de leur
-faire bon accueil. On les entendait tous répéter les mêmes choses,
-c'est-à-dire qu'il fallait tenir tête à l'Europe, et s'efforcer de la
-vaincre puisqu'on ne pouvait éviter la lutte avec elle, mais
-immédiatement après conclure la paix, renoncer aux conquêtes, et
-fonder la vraie monarchie constitutionnelle, pour n'être pas au dehors
-à la merci de l'étranger, au dedans à la merci d'un homme. Ils
-trouvaient écho chez les membres du gouvernement qui étaient eux-mêmes
-de cet avis, mais les uns avec une honorable fidélité envers
-l'Empereur, comme Carnot, les autres comme M. Fouché, avec un esprit
-d'intrigue à peine dissimulé. Ce dernier, sans avoir besoin d'y être
-invité, cultivait soigneusement les électeurs en mission à Paris,
-surtout les députés, et de préférence les plus jeunes, qu'il supposait
-plus maniables, affectait, comme c'était de mise alors, de se montrer
-inconciliable avec les Bourbons, mais très-alarmé de la présence de
-Napoléon à la tête du gouvernement, disant que si celui-ci avait le
-patriotisme d'abdiquer en faveur du Roi de Rome, tout s'arrangerait à
-l'instant même, qu'il en avait la certitude, qu'on le lui avait mandé
-de Vienne....--Ces assertions dans la bouche du ministre de la police
-exerçaient une influence dangereuse, et du reste ne faisaient pas plus
-d'honneur à sa perspicacité qu'à sa fidélité, car les puissances,
-invariablement attachées à la cause des Bourbons, n'auraient accueilli
-aucun des arrangements qu'il rêvait, et si elles feignaient de n'en
-vouloir qu'à Napoléon, c'était pour se faire livrer avec lui l'épée de
-la France. Les propos du duc d'Otrante se répandaient de bouche en
-bouche, causaient du ravage dans les esprits, arrivaient même
-jusqu'aux oreilles impériales, bien qu'un peu atténués dans leur
-forme. Napoléon en apprenait toujours assez pour voir clairement que
-son ministre de la police le trahissait, mais se maîtrisant mieux
-qu'autrefois, il attendait que les circonstances fussent moins graves
-pour faire respecter son autorité, ce qui après tout aurait été
-parfaitement légitime, car jamais dans un état régulier on n'eût
-toléré cette conduite d'un ministre dénonçant comme un danger public
-le monarque qu'il servait. Un bon citoyen pouvait penser ainsi,
-surtout avant l'entrée de Napoléon à Paris, mais s'il le pensait il ne
-devait pas accepter le poste de ministre de la police.
-
-[En marge: Remise de la fête du Champ de Mai, au 1er juin, pour des
-difficultés de forme.]
-
-[En marge: Arrivée à Paris de l'impératrice mère, du cardinal Fesch,
-du prince Jérôme.]
-
-[En marge: Arrivée de Lucien, et sa réconciliation avec Napoléon.]
-
-Si tous les procès-verbaux des votes relatifs à l'Acte additionnel ou
-à l'élection des représentants eussent été envoyés à Paris, on aurait
-procédé sans délai à leur recensement, et la cérémonie du Champ de
-Mai, destinée à solenniser l'acceptation de la nouvelle Constitution,
-aurait pu rester fixée au 26 mai. L'ouverture des Chambres aurait
-suivi immédiatement, après quoi Napoléon serait parti pour l'armée.
-Mais il fallait quelques jours de plus pour recueillir les
-procès-verbaux, et la cérémonie fut remise au 1er juin. Napoléon se
-proposait d'installer les Chambres trois ou quatre jours après, et de
-partir du 10 au 12 juin, afin d'être en pleine opération le 15. On
-désigna dans Paris quatre-vingt-sept lieux de réunion pour les
-députations des colléges électoraux, qui devaient y recenser les votes
-de leurs départements et choisir une députation centrale chargée
-d'opérer le recensement général sous les yeux du prince
-archichancelier. Elles employèrent à ce travail de pure forme les
-derniers jours de mai, temps que de son côté Napoléon consacrait à
-l'achèvement de ses préparatifs militaires. À peu près à cette date
-arrivèrent à Paris sa mère, son oncle le cardinal Fesch, son frère
-Jérôme, qui étaient parvenus à se dérober à la marine anglaise.
-Napoléon recommanda au prince Jérôme d'oublier et de faire oublier son
-ancienne qualité de roi, de n'être désormais que militaire, et lui
-ordonna de prendre le commandement d'une division dans le 2e corps
-d'armée (général Reille), ce que ce prince fit avec empressement. À la
-même époque arriva un autre membre de la famille impériale, le prince
-Lucien, qui s'était longtemps obstiné à vivre à Rome loin des faveurs
-et de l'autorité de son frère, et qui n'avait paru céder que depuis
-les communs désastres de la famille. Il venait à Paris pour deux
-motifs, également honorables, pour se rallier et pour plaider la cause
-du Pape. Napoléon, dans un moment où tant de coeurs, après
-l'enthousiasme passager du 20 mars, se refroidissaient autour de lui,
-vit le retour de ce frère avec un extrême plaisir. Il lui donna toute
-satisfaction relativement au Pape. Disposé en effet à maintenir les
-traités de 1814 à l'égard de souverains qu'il n'aimait guère, et qui
-se montraient ses adversaires implacables, Napoléon était bien plus
-porté à les maintenir à l'égard d'un prince inoffensif, qu'il avait
-aimé même en le persécutant, qui n'était pour lui ni un rival ni un
-ennemi, et dont l'autorité morale, toujours d'un grand poids, était
-facile à acquérir au moyen de traitements convenables. Il chargea donc
-le prince Lucien de dire au Pape (ce qui n'était que la répétition de
-ses premières instructions) qu'il n'entendait se mêler à l'avenir ni
-des affaires spirituelles ni des affaires temporelles du Saint-Siége;
-qu'il ferait de son mieux pour lui conserver tout l'ancien territoire
-pontifical, les Légations comprises, et qu'en France il lui
-garantissait l'exercice de l'autorité spirituelle sur la base du
-Concordat. C'était tout ce qu'il fallait pour satisfaire le Pape et le
-ramener à nous, si toutefois on ramenait la victoire sous nos
-drapeaux.
-
-[En marge: Désir de Napoléon de faire de Lucien le président de la
-Chambre des représentants.]
-
-Napoléon logea le prince Lucien au Palais-Royal. Il désirait le faire
-élire représentant dans l'Isère, département tout à fait dévoué à la
-cause impériale. Son intention secrète, si Lucien devenait membre de
-la Chambre des représentants, était de le nommer président de cette
-Chambre, se souvenant de quelle manière il avait présidé les
-Cinq-Cents dans la mémorable journée du 18 brumaire.
-
-[En marge: Pendant ces actes préliminaires de la réunion des Chambres,
-on reçoit la nouvelle d'une insurrection dans la Vendée.]
-
-Tandis qu'il se livrait à ces soins si voisins de son départ, Napoléon
-reçut tout à coup la nouvelle fort grave d'une insurrection dans la
-Vendée. On a vu que lors de l'apparition du duc de Bourbon dans cette
-contrée, une tiédeur générale avait accueilli ce prince, et qu'il
-avait dû, non par timidité mais par prudence, se retirer en
-Angleterre. On a vu encore que récemment Louis XVIII avait expédié de
-Gand pour la Vendée, en le faisant passer par Londres, le marquis
-Louis de La Rochejaquelein, afin de réveiller le zèle attiédi des
-vieux serviteurs de la maison de Bourbon. Voici comment la Vendée
-avait répondu à ce dernier appel.
-
-[En marge: Dispositions des Vendéens en 1815.]
-
-[En marge: Leur hésitation à s'insurger.]
-
-Les anciens chefs vendéens qui survivaient, MM. d'Autichamp, de
-Suzannet, de Sapinaud, gens d'expérience, chez lesquels le zèle
-royaliste était tempéré par le bon sens, trouvant leurs paysans
-singulièrement modifiés depuis vingt ans, répugnaient à exposer leur
-province à de nouveaux ravages, pour une vaine tentative de guerre
-civile qui n'aurait pas de résultat sérieux. Ils soutenaient que la
-Vendée, capable d'opérer une diversion utile lorsque Napoléon serait
-aux prises avec les forces de l'Europe, était incapable de résister si
-elle s'engageait contre lui avant la coalition européenne. Ils avaient
-donc résolu d'attendre que le canon eût retenti sur la Sambre avant de
-faire une levée de boucliers sur la Loire.
-
-[En marge: Arrivée de M. Louis de La Rochejaquelein.]
-
-Les esprits ardents au contraire blâmaient cette pusillanimité
-apparente, et voulaient qu'on expiât par plus d'empressement la faute
-d'avoir laissé partir M. le duc de Bourbon. Sensibles à ces reproches,
-le coeur remué par leurs anciens souvenirs, les vieux chefs se mirent
-à courir les campagnes, pour opérer le dénombrement de leurs paysans,
-pour voir sur quoi ils pouvaient compter, et donner ainsi la preuve de
-leur zèle royaliste. Telles étaient leurs dispositions lorsque
-parurent les émissaires du marquis Louis de La Rochejaquelein. Ce
-frère de l'illustre Henri de La Rochejaquelein, n'ayant pas encore
-servi dans la Vendée, joignait à l'ambition de soutenir l'éclat de son
-nom, une foi exaltée en sa cause, un grand courage, mais une prudence
-qui n'égalait pas ses autres qualités. Il avait obtenu des Anglais
-quelques fusils et quelques munitions, avec la promesse d'un convoi
-considérable et prochain d'armes, de poudre, d'artillerie et d'argent.
-Parti avec le premier secours qu'on lui avait remis, il s'était
-embarqué sur une petite division anglaise, était venu mouiller en vue
-des Sables-d'Olonne, et avait écrit à son frère Auguste de La
-Rochejaquelein, pour lui faire part de sa mission, de ses projets, de
-ses espérances.
-
-[En marge: Réunion des chefs pour lire ses lettres et délibérer sur
-leur contenu.]
-
-[En marge: Résolution de donner le 15 mai le signal de
-l'insurrection.]
-
-À cette nouvelle, une réunion des chefs eut lieu le 11 mai à la
-Chapelle-Basse-Mer, près de la Loire, dans le territoire de M. de
-Suzannet, successeur du célèbre Charette. Les personnages présents à
-cette réunion furent MM. d'Autichamp, de Suzannet et Auguste de La
-Rochejaquelein, le troisième des frères de ce nom. Il n'y manquait que
-M. de Sapinaud. Malgré les motifs que ces chefs avaient eus de
-différer l'insurrection, ils ne résistèrent pas à la lecture des
-lettres du marquis Louis de La Rochejaquelein, annonçant de grands
-secours en armes, en munitions, en argent, même en hommes, et la
-prochaine ouverture des hostilités européennes en Flandre. En
-conséquence il fut convenu que le 15 mai on sonnerait le tocsin dans
-toute la Vendée, et qu'on prendrait les armes. Chacun devait commander
-dans le pays auquel sa famille et ses services antérieurs le
-rattachaient, M. d'Autichamp en Anjou, M. Auguste de La Rochejaquelein
-dans les environs de Bressuire, c'est-à-dire dans le Bocage, M. de
-Sapinaud dans la région dite du Centre, s'étendant entre
-Mortagne-les-Herbiers, Saint-Fulgent, Bourbon-Vendée, enfin M. de
-Suzannet dans le Marais. On estimait que M. d'Autichamp pourrait lever
-18 mille paysans, M. Auguste de La Rochejaquelein 5 mille, M. de
-Sapinaud 8 mille, M. de Suzannet 25 mille, en tout 56 mille.
-C'étaient là des calculs tels qu'on les fait dans la guerre civile,
-c'est-à-dire sans fondement.
-
-Du 11 au 15 mai arrivèrent des officiers détachés par M. Louis de La
-Rochejaquelein, annonçant sa prochaine apparition, avec 14,000 fusils,
-plusieurs millions de cartouches, et un corps de 300 artilleurs
-anglais. Ce premier convoi devait être suivi d'un autre, trois ou
-quatre fois plus considérable. Ces nouvelles attestées par des hommes
-de confiance, confirmèrent les chefs de l'insurrection dans leurs
-projets, et le jour convenu ils tinrent parole.
-
-[En marge: Tocsin sonné le 15 mai dans toute la Vendée.]
-
-[En marge: Aveuglement des malheureux paysans vendéens.]
-
-[En marge: Motifs qui entraînent la plupart d'entre eux.]
-
-[En marge: Opérations de M. d'Autichamp.]
-
-Toute la nuit du 14 au 15 mai on entendit le tocsin dans ces
-malheureuses campagnes, qui vingt-cinq ans auparavant avaient tant
-versé de sang, tant accumulé de ruines, pour ne point arrêter le cours
-invincible de la Révolution française, et pour le rendre seulement un
-peu plus sanglant. Elles n'allaient pas faire beaucoup mieux cette
-fois; disons-le, elles allaient faire pis, car pour une question de
-dynastie elles allaient détourner quinze ou vingt mille Français du
-formidable rendez-vous de Waterloo, et contribuer ainsi au désastre le
-plus tragique de notre histoire. Ces pauvres paysans, les uns dominés
-par leurs souvenirs personnels, les autres par les récits de leurs
-pères, se levèrent à la voix de leurs chefs, et se présentèrent dans
-leurs paroisses portant des fusils, des bâtons, des perches armées de
-faux. Un tiers au plus avaient des fusils en mauvais état, et très-peu
-de la poudre et des balles. Les ardents entraînèrent les incertains en
-y employant les encouragements, les reproches, et quelquefois les
-menaces. La crainte d'être notés comme des lâches ou des _bleus_ en
-décida un assez grand nombre. M. d'Autichamp, qui avait compté sur 18
-mille hommes, n'en put rassembler que 4 ou 5 mille au plus, s'approcha
-de Chemillé et de Chollet, où se trouvaient quatre bataillons des 15e
-et 26e de ligne, et malgré le désir qu'il aurait eu d'enlever ces deux
-points qui commandaient la route d'Angers à Bourbon-Vendée, s'en
-abstint par prudence. Il craignait d'avoir affaire à trois mille
-soldats de ligne, et ne se croyait pas en état de les battre avec
-quatre à cinq mille paysans mal armés. Il laissa quelques détachements
-en observation, puis se dirigea sur la Sèvre entre Clisson, Tiffauges
-et Mortagne, pour communiquer avec M. de Suzannet, se joindre à lui,
-et tenter quelque chose lorsqu'ils seraient réunis.
-
-[En marge: Opérations de M. Auguste de La Rochejaquelein.]
-
-M. Auguste de La Rochejaquelein, qui n'avait affaire dans son pays
-qu'à de la gendarmerie et à des gardes nationaux, se jeta sur
-Bressuire, en désarma la garde nationale, s'empara de cent cinquante
-fusils, et sur la nouvelle que son frère Louis était à la côte avec un
-secours en matériel, résolut de s'y porter afin de se procurer les
-munitions dont il avait besoin. Mais jugeant dangereux, dans ce
-mouvement, de laisser sur ses derrières les forces qui occupaient
-Chollet, il prit le parti d'y marcher hardiment, dans l'espoir d'y
-rallier M. d'Autichamp, et avec lui d'enlever un poste de si grande
-importance.
-
-[En marge: Combat des Échaubroignes.]
-
-En ce moment, le général Delaborde qui avait sous son gouvernement les
-13e, 12e et 22e divisions militaires, c'est-à-dire la Bretagne et la
-Vendée, avait ordonné aux troupes de se concentrer, et prescrit aux
-colonels des 15e et 26e de se rendre de Chollet à Bourbon-Vendée, pour
-y renforcer le général Travot, commandant le département de la Vendée.
-Le 26e était déjà en marche, et traversait le village des
-Échaubroignes, lorsqu'il fut surpris le 17 mai par les deux mille cinq
-cents paysans de M. Auguste de La Rochejaquelein qui débouchaient sur
-ses derrières en se portant sur Chollet. Bien que les soldats du 26e
-ne fussent pas plus d'un millier d'hommes, ils s'arrêtèrent,
-défendirent les Échaubroignes, puis percèrent la masse des insurgés
-pour rebrousser chemin vers Chollet, dans la crainte de ne pouvoir
-arriver à Bourbon-Vendée. Ils perdirent une cinquantaine d'hommes en
-morts ou blessés, et en mirent le double hors de combat du côté des
-insurgés. Ceux-ci s'étaient battus à leur manière, sans ordre, mais
-avec une ardeur qui était chez eux le résultat du courage naturel et
-de la foi.
-
-M. Auguste de La Rochejaquelein fut obligé de s'arrêter, car ces
-pauvres gens ne pouvaient jamais s'absenter plus de quelques jours, et
-se croyaient quittes pour un temps envers leur cause, dès qu'ils
-avaient fait une course ou livré un combat. Néanmoins il retint les
-quatre ou cinq cents hommes les plus résolus et les mieux armés, pour
-aller joindre son frère vers la côte.
-
-[En marge: Mouvement de M. de Suzannet dans le Marais, et de M. de
-Sapinaud dans la région du centre.]
-
-[En marge: Ces chefs se portent à la côte de Saint-Gilles pour
-recevoir les secours de l'Angleterre.]
-
-Dans ces entrefaites M. de Suzannet, parti de Maisdon, avait réuni son
-monde entre Machecoul, Clisson, Montaigu, Bourbon-Vendée, s'était
-porté sur Saint-Léger pour donner la main à M. de Sapinaud, qui, de
-son côté, rassemblait l'armée du centre. Arrivé à Saint-Léger le 16,
-il fut informé de la présence de M. Louis de La Rochejaquelein sur la
-côte de Saint-Gilles avec une petite division anglaise, et il s'y
-dirigea sans perdre de temps. Il y trouva M. Louis de La
-Rochejaquelein descendu à terre avec l'aide des gens du Marais,
-lesquels avaient assailli les douaniers et les vétérans gardiens de la
-côte, et favorisé le débarquement à la Croix-de-Vic. Mais la déception
-de M. de Suzannet fut grande, lorsqu'il sut à quoi se réduisaient les
-secours si vantés de l'Angleterre. Point d'artilleurs, point d'argent,
-et 2 mille fusils au lieu de 14 mille, tel était le secours apporté
-par la division anglaise. C'était une vieille réputation que
-l'Angleterre s'était acquise parmi ces pauvres paysans, de promettre
-toujours et de ne jamais tenir ses promesses, réputation que
-partageaient avec elle les émissaires qui se présentaient en son nom,
-quelque titrés qu'ils fussent. Les fusils, la poudre et surtout
-l'argent étaient indispensables aux insurgés vendéens, non que
-l'avidité eût quelque part à leur conduite, mais ne portant avec eux
-que leurs fusils rouillés ou leurs bâtons, ils avaient besoin d'armes
-pour se battre, et d'argent pour se nourrir. Avec de l'argent
-comptant, quelques paysans expédiés en avant leur faisaient cuire du
-pain, abattre de la viande, et ils vivaient ainsi sans pâtir, et sans
-ruiner les campagnes qu'ils traversaient.
-
-[En marge: Leur déception en voyant le convoi qu'on avait débarqué.]
-
-Les soldats de M. de Suzannet furent cruellement déçus, s'écrièrent
-qu'on les trompait comme jadis, et que l'Angleterre ne voulait comme
-autrefois qu'éterniser la guerre pour ruiner la France. M. Louis de
-La Rochejaquelein protesta du contraire, répondit de l'arrivée d'un
-prochain convoi très-considérable, et finit par obtenir quelque
-créance. M. de Sapinaud survint avec environ deux mille des siens,
-aussi déçus, aussi mécontents que les paysans de M. de Suzannet, et
-les uns et les autres rentrèrent dans le Bocage, pour ne pas rester
-exposés aux coups des _bleus_, qui allaient inévitablement sortir en
-force de Nantes et des Sables.
-
-[En marge: Efforts de M. Louis de La Rochejaquelein pour calmer le
-mécontentement des insurgés.]
-
-[En marge: Il se fait décerner le commandement général.]
-
-M. Louis de La Rochejaquelein s'était présenté au nom de Louis XVIII,
-et joignait à la qualité de représentant du Roi celle d'envoyé du
-gouvernement britannique. Il avait un grand nom, beaucoup d'ardeur,
-beaucoup de courage, et, bien qu'il fût inférieur d'âge et de grade
-aux vieux chefs de la Vendée, il fut accepté pour généralissime, grâce
-à la facilité d'humeur de MM. de Suzannet et de Sapinaud. Cette
-mesure, adoptée pour mettre de l'ensemble dans les opérations, ne
-devait pas mettre de l'union dans les coeurs, car M. d'Autichamp,
-lieutenant général et renommé par ses anciens services, ne pouvait pas
-se voir avec plaisir placé sous M. Louis de La Rochejaquelein, qui
-était simple maréchal de camp, et n'avait aucune connaissance de la
-guerre de la Vendée. Celui-ci écrivit à M. d'Autichamp, qui se soumit
-comme ses autres compagnons d'armes à un supérieur qu'il croyait donné
-par le Roi à la Vendée.
-
-[En marge: Désir de faire quelque chose en attendant les nouveaux
-secours de l'Angleterre.]
-
-Il fallait décider ce qu'on ferait. Les 2 mille fusils mis à terre
-avaient été pris par les gens du Marais et distribués entre eux. Il
-avait été débarqué environ 800 mille cartouches, dont une partie fut
-acheminée vers le corps de M. d'Autichamp, et une autre vers celui de
-M. Auguste de La Rochejaquelein, sous l'escorte de quelques centaines
-d'hommes. MM. de Suzannet et de Sapinaud réunis avaient 7 à 8 mille
-hommes, et, avant que leurs paysans rentrassent chez eux, ils
-voulaient tenter quelque chose. Le but le plus voisin et le plus utile
-à atteindre eût été Bourbon-Vendée, chef-lieu du département, ou bien
-les Sables, poste maritime d'un grand prix pour les débarquements
-futurs. M. de Suzannet par esprit de localité aurait voulu enlever
-l'île de Noirmoutiers, qui aurait mis à sa disposition un réduit vaste
-et sûr au milieu du Marais. On hésitait entre ces divers projets
-lorsque la nouvelle que le général Travot était sorti de
-Bourbon-Vendée ramena vers ce point les chefs vendéens. Ils
-imaginèrent qu'ils pourraient profiter de l'absence du général pour
-s'emparer de son chef-lieu, ou bien l'assaillir lui-même en route s'il
-avait peu de troupes. Ils vinrent donc coucher à Aizenay le 19 au
-soir.
-
-[En marge: Combat d'Aizenay.]
-
-[En marge: Défaite des insurgés.]
-
-Le général Travot avait retiré des Sables quelques détachements, et
-les joignant à ceux qu'il avait sous la main, il était parti avec
-douze cents hommes pour Saint-Gilles, afin d'interrompre les
-débarquements qui s'opéraient dans le Marais. Il avait rencontré le
-convoi destiné à M. Auguste de La Rochejaquelein, en avait pris une
-partie, puis s'était reporté vers le grand rassemblement qu'on lui
-signalait vers Aizenay. Ne tenant pas compte du nombre des insurgés,
-et se doutant qu'ils devaient marcher peu militairement, il résolut
-de les attaquer de nuit à Aizenay. En effet, il s'y porta dans la nuit
-du 19 au 20, et les surprit dans un désordre extrême, les uns dormant
-après une marche fatigante, les autres buvant et mangeant après de
-longues privations, et aucun ne songeant à se garder. Il fondit à
-l'improviste avec un millier d'hommes sur ces six ou sept mille
-malheureux, les jeta dans une affreuse confusion, en tua ou blessa
-trois ou quatre cents, et mit les autres en fuite. Ils se réfugièrent
-d'abord dans les bois voisins d'Aizenay, et rentrèrent pour la plupart
-chez eux, où ils avaient l'habitude de revenir, vaincus ou vainqueurs,
-après quelques jours d'absence.
-
-Pendant ce temps, M. d'Autichamp était resté sur la frontière de son
-district. Apprenant que les 15e et 26e de ligne s'étaient repliés à la
-position du Pont-Barré, dans la direction d'Angers, il s'était emparé
-de Chollet, et avait ensuite permis à ses hommes, qui du reste
-auraient pris la permission s'il ne la leur avait donnée, d'aller se
-reposer dans leurs familles. M. Auguste de La Rochejaquelein, après
-avoir recueilli les débris du convoi qui lui était destiné, avait
-rejoint son frère, et était rentré dans le pays de Bressuire.
-
-[En marge: Dans quelle situation le combat d'Aizenay laisse les
-insurgés.]
-
-Bien que les chefs n'eussent plus auprès d'eux que les hommes les plus
-dévoués, ils étaient à peu près maîtres du Bocage, c'est-à-dire de
-tout le pays compris entre Chemillé, Chollet et les Herbiers d'un
-côté, Bressuire et Machecoul de l'autre. Les petites garnisons
-impériales s'étaient repliées les unes sur la Loire, les autres vers
-les villes principales de l'intérieur, telles que Parthenay,
-Fontenay, Bourbon-Vendée. Les paysans avaient montré leur ancien
-courage, mais ils n'étaient plus ni aussi fanatiques, ni aussi
-empressés qu'autrefois, et c'est tout au plus si on était parvenu à en
-déplacer quinze mille. La presque nullité du premier secours envoyé
-d'Angleterre les avait fort indisposés, et avait réveillé, comme nous
-venons de le dire, toutes leurs préventions contre le gouvernement
-britannique. M. Louis de La Rochejaquelein pour corriger ce fâcheux
-effet leur affirmait qu'un convoi important allait arriver, et il
-avait la plus grande peine à les convaincre. Les anciens chefs étaient
-comme jadis fort divisés. M. d'Autichamp était peu satisfait de se
-voir soumis à M. Louis de La Rochejaquelein, et celui-ci, aidé d'un
-officier de l'Empire devenu tout à coup royaliste ardent, le général
-Canuel, essayait d'imposer à la Vendée une organisation militaire qui
-n'était pas du goût du pays, et qui pouvait bien ôter aux Vendéens
-leurs qualités naturelles, sans leur donner les qualités acquises des
-armées régulières. Son projet, après avoir mis un peu d'ensemble dans
-les quatre armées vendéennes, était de se porter en masse sur la côte
-pour y recevoir le convoi de munitions, d'armes et d'argent qu'il
-attendait d'Angleterre, et qu'il ne cessait pas d'annoncer, afin de
-rendre le courage à ces pauvres paysans, qui ne pouvaient se battre
-sans armes ni se nourrir sans argent.
-
-[En marge: Impression que font éprouver à Napoléon les événements de
-la Vendée.]
-
-[En marge: Mesures qu'il ordonne.]
-
-[En marge: Malgré son désir de ne pas affaiblir la grande armée
-destinée à se battre en Flandre, Napoléon est obligé de se priver de
-vingt mille hommes.]
-
-Tels étaient les événements survenus dans la Vendée pendant les
-derniers jours de mai. Napoléon n'en fut ni surpris ni sérieusement
-alarmé. Avec la sûreté ordinaire de son coup d'oeil il aperçut bien
-vite que l'insurrection n'avait plus assez d'élan pour sortir de chez
-elle, et causer un trouble sérieux dans l'intérieur de la France.
-Cependant elle suffisait pour entraver ses préparatifs militaires, et
-il fallait nécessairement des troupes à la frontière du pays insurgé,
-si on voulait empêcher le mal de s'étendre. C'était donc le sacrifice
-à faire de quelques-uns de ses régiments, sacrifice bien regrettable
-dans les circonstances, mais qu'il résolut de réduire à
-l'indispensable, se disant qu'une bataille gagnée au Nord ferait plus
-pour la pacification de la Vendée que toutes les forces qu'il pourrait
-y envoyer. Son désir eût été de laisser le général Delaborde à la tête
-des troupes destinées à combattre l'insurrection, mais ce général
-étant malade, il le remplaça par le général Lamarque. En attendant le
-départ de ce dernier, il expédia le général Corbineau, dont
-l'intelligence et l'énergie lui inspiraient la plus juste confiance.
-Il lui donna pour première instruction de concentrer les troupes, et
-de résister aux instances des villes où s'étaient réfugiés les
-acquéreurs de biens nationaux, et qui demandaient toutes des
-garnisons. Il leur fit dire que c'était à elles à pourvoir à leur
-sûreté en organisant les gardes nationales. Les points de
-concentration furent Angers et Nantes sur la Loire, et dans
-l'intérieur Bourbon-Vendée et Niort. Depuis l'évacuation de nos vastes
-conquêtes, la gendarmerie était très-nombreuse en France, et il y en
-avait un dépôt considérable à Versailles. Napoléon la forma en cinq
-bataillons à pied et trois escadrons à cheval, puis la dirigea sans
-perte de temps vers les bords de la Loire. Ces bataillons et ces
-escadrons, composés de soldats éprouvés, devaient servir de points de
-ralliement aux fédérés et aux gardes nationaux. Il fallait préparer
-ensuite des colonnes de troupes actives qui pussent pénétrer dans
-l'intérieur du pays insurgé, et y étouffer l'insurrection. Les 26e et
-15e de ligne s'étaient repliés sur Angers. Napoléon les y laissa pour
-qu'ils eussent le temps de rassembler leur effectif, et leur adjoignit
-le 27e. À Rochefort se trouvait le 43e, à Nantes le 65e. Napoléon
-donna des ordres pour les renforcer d'un ou deux régiments tirés du
-corps du général Clausel, et fit former immédiatement les 3e et 4e
-bataillons de ces divers régiments. Cette formation terminée, les
-colonnes placées à la circonférence de l'insurrection devaient y
-pénétrer concentriquement, et écraser les rebelles partout où ils se
-montreraient. Napoléon recommanda de ne pas les ménager. Il fit suivre
-les colonnes par des commissions militaires, avec ordre de juger et
-d'exécuter sur-le-champ les principaux rebelles pris les armes à la
-main. Il prescrivit de raser les châteaux de tous les chefs de
-l'insurrection. Il voulait qu'un châtiment rapide et terrible
-décourageât ces malheureux paysans qui n'avaient plus, il faut le
-reconnaître, les prétextes légitimes de 1793 pour se soulever, car on
-respectait leur culte, leur vie, leurs biens, on leur épargnait même
-les rigueurs de la conscription, en pratiquant chez eux les levées
-avec des ménagements qui les réduisaient presque à rien.--Quand la
-Vendée verra, dit Napoléon, à quoi elle s'expose, elle réfléchira et
-se calmera.--Afin d'être plus sûr d'un prompt résultat, il fit partir
-le 47e en poste pour Laval, où les chouans commençaient à remuer, et
-en outre une division de jeune garde qui devait être tenue en réserve
-à Angers sous le général Brayer. Ainsi, malgré sa résolution de
-détourner le moins possible des forces destinées à la grande armée,
-cette insurrection déplorable devait le priver de quatre ou cinq
-régiments, de plusieurs troisièmes bataillons, et d'une division de
-jeune garde, c'est-à-dire de 20 mille hommes au moins, qui allaient
-lui manquer sur un champ de bataille où ils auraient pu décider la
-victoire. C'était un immense malheur, sans autre profit pour les
-royalistes que de servir un peu leur cause, et de ruiner celle de la
-France à Waterloo!
-
-[En marge: Mesures politiques contre les insurgés et les royalistes.]
-
-Au mouvement que se donnaient les royalistes, Napoléon avait bien
-entrevu qu'on lui préparait des soulèvements intérieurs, destinés à
-seconder les attaques de l'extérieur, et il voulait qu'on ne laissât
-pas le champ libre aux ennemis de tout genre qui, pour le perdre,
-s'exposaient à perdre la France. Il désirait donc des mesures contre
-ceux qui fomentaient ostensiblement la guerre civile. Mais il trouva
-de l'opposition chez certains de ses ministres, qui refusaient, avec
-raison, de rentrer dans la voie de l'arbitraire, et notamment chez M.
-Fouché, qui ne songeait, quant à lui, qu'à se préparer des titres
-auprès de tous les partis, en les ménageant quoi qu'ils fissent. La
-question était grave, car on était placé entre l'inconvénient de tout
-permettre à des adversaires fort disposés à se servir des facilités
-qu'on leur laisserait, et l'inconvénient de recourir aux lois
-barbares de la Convention et du Directoire. Napoléon exigea la
-préparation d'une loi modérée et ferme, qui définît avec précision les
-divers genres de délit tendant à provoquer la guerre civile, ou à
-conniver avec la guerre étrangère, et la destina à former avec les
-lois financières la première proposition qu'on présenterait aux
-Chambres. En attendant, il voulut que le Conseil d'État recherchât
-dans les lois antérieures les dispositions qui n'étaient ni exagérées,
-ni cruelles, afin d'en prescrire l'application. Il ordonna d'éloigner
-du pays insurgé les hommes qui n'y avaient pas leur domicile habituel,
-de dresser la liste de ceux qui avaient quitté leur résidence
-ordinaire, soit pour se mettre à la tête des rassemblements, soit pour
-se rendre à la cour de Gand, et leur fit adresser la sommation de
-rentrer à cette résidence sous peine de séquestration de leurs biens.
-À Toulouse, mais surtout à Marseille, des hommes audacieux, signalés
-comme ennemis implacables, prêchaient l'insurrection à une populace
-incandescente. Il en fit éloigner quelques-uns, et réduisit la garde
-nationale de ces villes à un petit nombre d'hommes sûrs, et dans les
-mains desquels on pouvait sans danger laisser des armes.--Je ne veux
-pas sévir, dit-il à ses ministres, mais je veux intimider, et si,
-tandis que six cent mille hommes marchent sur la France, je souffre
-les tentatives des partis intérieurs, nous aurons à Paris même des
-insurrections qui tendront la main aux armées coalisées.--Ses
-ministres se turent, et M. Fouché comme les autres, celui-ci toutefois
-en se promettant de ne pas exécuter les ordres de son maître, non par
-respect pour les principes d'une légalité rigoureuse, mais pour en
-faire son profit personnel auprès des royalistes. Tristes et
-déplorables temps que ceux de la guerre civile connivant avec la
-guerre étrangère, temps où l'on est partagé entre la crainte de
-manquer à la défense du pays, et la crainte de manquer aux principes
-d'une saine liberté!
-
-[En marge: Napoléon songe à convenir d'une trêve avec les insurgés.]
-
-[En marge: M. Fouché chargé de négocier cette trêve.]
-
-Cependant Napoléon pensa qu'il y avait encore autre chose à faire que
-d'employer l'intimidation contre les Vendéens. Il était évident pour
-lui qu'ils ne marchaient pas d'aussi grand coeur qu'autrefois, qu'il y
-avait parmi eux des divergences et même de l'ébranlement, et il
-imagina de recourir à la politique.--Ces malheureux Vendéens sont
-fous, dit-il à ses ministres. Durant tout mon règne, je les ai laissés
-tranquilles, je n'ai pas inquiété un seul de leurs chefs, pas un seul
-de leurs prêtres. Bien plus, j'ai rétabli leurs villes, je leur ai
-donné des routes, j'ai fait pour eux tout ce que m'a permis le temps
-dont j'ai disposé, et en récompense de pareils traitements ils
-viennent se jeter sur moi pendant que j'ai l'Europe sur les bras!
-Malgré la répugnance que j'ai à sévir, je ne puis les laisser faire,
-et je vais être obligé d'employer à leur égard le fer et le feu. À
-quoi bon, cependant? Ce n'est pas eux qui décideront la question. Je
-vais me battre contre leurs amis, les Anglais et les Prussiens, et
-décider non-seulement du sort de deux dynasties, mais du sort de
-l'Europe. Si je suis vaincu, leur cause est gagnée; si je suis
-vainqueur, rien ne pourra assurer leur triomphe. J'extirperai
-jusqu'aux racines de cette odieuse guerre civile, hommes et choses;
-je ferai disparaître tout ce qui permet à de pauvres paysans aveuglés
-d'assassiner leurs compatriotes, ou de se faire assassiner par eux
-pour les plus absurdes préjugés. Ainsi leur sort ne dépendra pas
-d'eux, mais de la coalition et de moi. Qu'ils se tiennent donc en
-repos; qu'ils ne fassent pas ravager leurs champs, incendier leurs
-chaumières, égorger leurs hommes les plus valides pour un effort
-inutile. Qu'ils laissent mon armée et celle des étrangers trancher la
-question dans un duel à mort! Certes il périra dans ce conflit assez
-d'hommes et des meilleurs, sans qu'on oblige encore les Français à
-s'égorger les uns les autres. Quelques jours de patience, et tout sera
-terminé.....--Vous, duc d'Otrante, ajouta Napoléon, vous avez connu,
-pratiqué dans le temps les divers chefs vendéens; il doit y en avoir à
-Paris, mandez-les auprès de vous de gré ou de force, faites-leur
-entendre raison, et proposez-leur une suspension d'armes, qui
-épargnera à cette malheureuse France d'inutiles ravages! La trêve que
-vous leur demanderez n'aura pas besoin d'être longue. Dans quatre
-semaines leur cause sera gagnée ou perdue, au prix d'un autre sang que
-le leur, et si elle est perdue, selon leur manière de penser, elle
-sera certainement gagnée selon leurs vrais intérêts, car je leur ferai
-cent fois plus de bien par mes lois et mes travaux, que ne leur en
-feraient les Bourbons, auxquels ils se sacrifient inutilement depuis
-vingt-cinq années!--
-
-[En marge: Langage tenu par M. Fouché aux représentants de la Vendée.]
-
-On ne pouvait convier le duc d'Otrante à meilleure fête que de
-l'engager à entamer des relations particulières avec les partis. Il
-fit appeler MM. de Malartic, de Flavigny et de La Béraudière, les
-chargea de se transporter en Vendée pour y propager les idées de
-Napoléon, qu'il rendit exactement, mais en son langage et avec ses
-sentiments à lui.--Pourquoi, leur dit-il, vous sacrifier pour ramener
-les Bourbons, auxquels vous ne devez rien, et pour renverser un homme
-qui vous a fait du bien, qui vous en fera encore, mais qui en tout cas
-n'en a pas peut-être pour six semaines? Vous êtes dupes des préjugés
-de vos prêtres et de l'ambition de vos chefs. Ils vous mènent à la
-boucherie, pour eux et non pour vous, tandis que si vous avez la
-sagesse de ne pas vous en mêler, vous serez débarrassés de l'Empire
-avant peu, ou soumis à un joug qui en vérité ne sera guère lourd pour
-vos contrées. Vous détestez Bonaparte; je ne l'aime guère davantage,
-mais ni vous ni moi n'y pouvons rien. Il va comme un furieux se ruer
-sur l'Europe; il y succombera vraisemblablement: eh bien, dans ce cas,
-nous tâcherons de nous entendre, et comme, lui renversé, il n'y a que
-les Bourbons de possibles, nous nous concerterons pour les ramener, et
-les faire régner plus sagement que la première fois. Je ne vous
-demande pas de déposer les armes, ni de faire acte de soumission à
-l'Empire, mais de suspendre les hostilités. Je tâcherai même d'obtenir
-que les troupes impériales se retirent à la lisière du pays insurgé,
-et que vous restiez maîtres chez vous, mais à la condition que vous y
-demeuriez tranquilles et inoffensifs.--
-
-Ces paroles étaient de nature à faire impression sur les Vendéens,
-car si on ôte à leurs derniers efforts le motif coupable, et qu'ils ne
-s'avouaient point, de priver l'armée française de vingt mille soldats,
-tout était absurde et extravagant dans cette tentative de guerre
-civile. Touchés du langage vrai, et presque cynique, tenu par le duc
-d'Otrante, les trois négociateurs partirent en toute hâte pour aller
-proposer à la Vendée la suspension d'armes dont nous venons d'indiquer
-les conditions. Du reste comme on l'annonçait aux Vendéens, ils
-n'avaient pas beaucoup à attendre, car on était à la veille du 1er
-juin, jour définitivement assigné pour la cérémonie du Champ de Mai,
-et immédiatement après Napoléon devait partir pour l'armée, afin de
-décider la question posée entre l'Europe et lui.
-
-[En marge: Recensement général des votes pour l'acceptation de l'Acte
-additionnel.]
-
-[En marge: Résultat numérique des votes.]
-
-En effet, la presque totalité des registres contenant les votes sur
-l'Acte additionnel étant arrivés, on avait commencé les opérations du
-recensement. Les 29 et 30 mai, les députations des colléges électoraux
-s'étant assemblées dans les quatre-vingt-sept lieux de réunion qui
-leur avaient été assignés, avaient entrepris la supputation des votes.
-Ce travail achevé, elles avaient désigné chacune cinq membres pour
-aller procéder, sous la présidence du prince archichancelier, au
-recensement général des votes des départements. De plus, elles avaient
-autorisé leurs délégués à rédiger une adresse à l'Empereur. Ces
-délégués, formant une assemblée de quatre à cinq cents membres, se
-réunirent le mercredi 31 dans le palais du Corps législatif, et
-reconnurent que le nombre des votes, non compris ceux de quelques
-arrondissements, encore inconnus, était de 1,304,206, sur lesquels
-1,300,000 affirmatifs et 4,206 négatifs. Le nombre des votes pour
-l'institution du Consulat à vie avait été de 3,577,259 et le nombre
-pour l'institution de l'Empire de 3,572,329. La supériorité numérique
-des votes affirmatifs sur les votes négatifs était la même, mais le
-chiffre des votants différait beaucoup, car il était presque réduit
-des trois quarts, ce qui prouve qu'en 1815 la France, entre la
-contre-révolution représentée par les Bourbons, et la guerre
-représentée par Napoléon, ne savait plus à quelles mains confier ses
-destinées, et attestait sa consternation par son absence.
-
-[En marge: Les électeurs présents à Paris rédigent une adresse à
-l'Empereur.]
-
-Immédiatement après ce recensement on s'était occupé de l'adresse.
-Divers projets furent présentés, et l'un d'entre eux, rédigé par M.
-Carion de Nisas, avec la participation du gouvernement, fut adopté. Ce
-projet exprimait énergiquement les deux pensées du moment: résolution
-de la France de combattre sous les ordres de Napoléon pour assurer
-l'indépendance nationale, et résolution après la paix de développer
-les libertés publiques suivant le système de la monarchie
-constitutionnelle. Le dévouement à Napoléon était aussi complétement
-exprimé qu'on pouvait le désirer. M. Dubois d'Angers, doué d'un organe
-assez fort pour se faire entendre dans la plus vaste enceinte, fut
-choisi pour lire cette adresse.
-
-[En marge: Objet de la cérémonie du Champ de Mai.]
-
-[En marge: Bruits qui circulent avant la cérémonie, et qui sont la
-suite des propos du duc d'Otrante.]
-
-[En marge: Il propose à Napoléon d'offrir éventuellement son
-abdication à l'Europe.]
-
-L'objet du Champ de Mai, qui avait singulièrement varié depuis le
-programme de Lyon, car il avait dû consister d'abord dans la
-présentation des nouvelles institutions aux électeurs assemblés, et
-dans le couronnement du Roi de Rome en présence de sa mère, était
-réduit désormais par le mode de présentation de l'Acte additionnel et
-par les refus de Marie-Louise, à un simple recensement de votes. Afin
-de donner à cette cérémonie une signification capable de toucher les
-spectateurs et le public, Napoléon voulut y ajouter la distribution
-des drapeaux aux troupes qui allaient partir pour la frontière du
-Nord. Ces drapeaux, remis à des soldats qui jureraient de mourir sous
-peu de jours pour les défendre, étaient plus que tout le reste propres
-à émouvoir les nombreux citoyens réunis au Champ de Mars. Jusqu'à la
-veille de la cérémonie on fit circuler des bruits très-contradictoires
-sur ce qui s'y passerait. L'origine de ces bruits remontait au duc
-d'Otrante. Cet intrigant infatigable rêvait toujours de se débarrasser
-de Napoléon, non pour ramener les Bourbons qu'il n'acceptait que comme
-un pis-aller, mais pour obtenir, s'il était possible, la régence de
-Marie-Louise et du Roi de Rome, afin d'être le maître sous le
-gouvernement d'une femme et d'un enfant. La négociation secrète
-essayée auprès de lui par M. de Metternich, et traversée par l'envoi
-de M. Fleury de Chaboulon à Bâle, l'avait plus que jamais rempli du
-sentiment de sa propre importance, et fortifié dans l'idée d'écarter
-Napoléon pour lui substituer Marie-Louise et le Roi de Rome. Il disait
-donc tout haut à qui voulait l'entendre, avec une imprudence
-qu'expliquait seule la situation précaire de Napoléon, que si cet
-homme, comme il l'appelait, avait quelque patriotisme, il se
-retirerait de la scène et abdiquerait en faveur de son fils, qu'à
-cette condition il désarmerait infailliblement l'Europe, la mettrait
-du moins dans son tort, et imposerait à tous les Français le devoir de
-combattre à outrance. Mais il ajoutait qu'on ne serait pas même réduit
-à la cruelle extrémité de combattre, que d'après toutes les
-vraisemblances l'abdication de Napoléon suffirait pour arrêter les
-armées européennes. Quand on demandait à M. Fouché sur quoi il se
-fondait pour parler ainsi, il répondait d'un air mystérieux qu'il
-avait de fortes raisons pour le faire, laissait entrevoir des
-relations intimes avec les puissances étrangères, de manière à donner
-autorité à ses paroles et grande valeur à sa personne. Selon lui,
-c'était la cérémonie du Champ de Mai dont Napoléon devrait profiter
-pour donner cet exemple de désintéressement, et tenter ce coup de
-profonde politique. On devine quel chemin faisaient de tels propos,
-sortant de la bouche du ministre de la police, de celui auquel on
-accordait le moins de respect, et le plus d'importance. Afin de
-prendre ses précautions à l'égard de Napoléon, et d'excuser des propos
-dont l'écho pouvait parvenir à ses oreilles, M. Fouché essaya de lui
-présenter un plan qu'il disait des plus habiles, et qui consistait à
-offrir aux souverains coalisés son abdication éventuelle, à la
-condition de la paix immédiate, puis s'ils rejetaient cette offre à
-prendre la nation pour juge de leur mauvaise foi, et à l'appeler tout
-entière aux armes. Selon le duc d'Otrante, si les souverains
-acceptaient sa proposition, Napoléon aurait assuré à son fils la
-couronne, à lui-même une gloire immense, et un repos entouré du
-respect universel, quel que fût le lieu où il songerait à se retirer;
-et si au contraire les souverains refusaient, il aurait droit de
-demander à la France les derniers sacrifices.
-
-[En marge: Mépris avec lequel Napoléon accueille les idées du duc
-d'Otrante.]
-
-Napoléon repoussa dédaigneusement cette invention d'un cerveau
-toujours en fermentation, et plus soucieux de montrer la fertilité que
-la justesse de ses idées. Quand Napoléon avait la sagesse de se
-contenir devant M. Fouché, il usait avec lui de façons méprisantes qui
-étaient commodes, et qui le dispensaient de sévir contre des témérités
-qu'il aurait été obligé autrement de prendre beaucoup trop au sérieux.
-Il n'eut pas de peine à montrer soit au duc d'Otrante, soit à
-d'autres, combien ces idées étaient chimériques. Ce que l'Europe
-voulait en demandant qu'on lui sacrifiât Napoléon, c'était de se faire
-remettre l'épée de la France, et cette épée obtenue, de nous faire
-passer sous les Fourches Caudines. En effet, si l'offre d'abdication
-n'avait pas été suivie de la remise immédiate de la personne de
-Napoléon aux souverains, ce qui eût été pour la France une honte, pour
-Napoléon un acte d'insigne duperie, l'Europe aurait regardé cette
-offre comme une comédie à laquelle il fallait répondre par le mépris.
-Si la remise de la personne de Napoléon s'en était suivie, on eût été
-dans la position des Carthaginois à l'égard des Romains: après la
-remise des vaisseaux et des armes, il aurait fallu livrer Carthage,
-c'est-à-dire que l'Europe, qui ne voulait ni de Marie-Louise ni du Roi
-de Rome mais des Bourbons, les aurait imposés, même sans aucune
-garantie, à des gens assez simples pour s'être livrés eux-mêmes. Tout
-ce qu'on aurait gagné à ces tergiversations, c'eût été de montrer de
-l'incertitude et de la crainte, d'ébranler l'autorité de Napoléon dans
-un moment où il importait qu'elle fût plus forte que jamais, de perdre
-en démarches ridicules le temps le plus précieux pour les opérations
-militaires, et surtout d'énerver le moral de l'armée, qui ne voyait
-que l'Empereur, ne voulait voir que lui. Ces raisons, frappantes
-d'évidence, prouvaient l'extrême légèreté de M. Fouché, et le peu de
-solidité de ses combinaisons. Il n'en allait pas moins les colporter
-çà et là, et elles n'en faisaient pas moins de ravage dans les
-esprits, en répandant l'idée qu'un grand acte de dévouement de la part
-de Napoléon aurait pu sauver la France, qui faute de cet acte restait
-exposée aux plus affreux périls. Le vrai dévouement de la part de
-Napoléon eût consisté à mourir à l'île d'Elbe, mais ce dévouement eût
-exigé tant de vertu, qu'il n'y a pas grande justice à l'imposer à un
-mortel quelconque. Dans ce cas, il n'y aurait jamais eu de prétendants
-dans le monde, c'est-à-dire point d'ambition dans le coeur humain!
-
-[Date en marge: Juin 1815.]
-
-[En marge: Question de savoir si Napoléon se présentera au Champ de
-Mai en empereur ou en général.]
-
-[En marge: Motifs qui lui font adopter le cérémonial du sacre.]
-
-[En marge: La fête fixée au 1er Juin.]
-
-La question de l'abdication éventuelle qui n'avait pas été
-sérieusement soulevée, mise de côté, il en restait une autre, celle de
-savoir comment Napoléon se présenterait au Champ de Mai. Serait-ce en
-simple général, plus soldat qu'empereur, ou en souverain entouré de
-toute la pompe du trône? Beaucoup de libéraux très-sincères, mais à
-demi républicains, et entendant se servir de Napoléon seulement pour
-se débarrasser des Bourbons par la victoire, auraient voulu que les
-apparences répondissent au fond des choses, telles qu'ils les
-concevaient, et que Napoléon, ne parût au Champ de Mai qu'en soldat.
-Mais au contraire les amis effarés de l'autorité, qui jetaient les
-hauts cris depuis qu'il semblait se prêter aux désirs des libéraux, ne
-manquaient pas de dire que Napoléon se livrait aux révolutionnaires
-pour avoir leur appui, et qu'autant aurait valu rester à l'île d'Elbe
-que d'en revenir pour être leur esclave. Napoléon ne faisait pas plus
-de cas des exigences des uns, que des terreurs affectées des autres,
-mais il était piqué de ce qu'on le disait déchu, tombé aux mains de
-_la canaille_, parce qu'il avait accepté pour régner les conditions
-d'un monarque constitutionnel. Aussi, bien qu'il attachât peu de prix
-aux propos de ces jaloux partisans de l'autorité impériale, il ne
-voulut pas fournir matière à leurs observations malveillantes en se
-montrant pour ainsi dire découronné devant la nombreuse assemblée
-venue de tous les points de la France. Il prit donc le parti de se
-rendre au Champ de Mai comme il s'était rendu au sacre, c'est-à-dire
-avec le même appareil. Ce n'était pas une faute grave assurément, car
-son sort allait dépendre d'une bataille en Flandre, et non des
-impressions fugitives produites par un vain spectacle sur des esprits
-agités; c'était une faute pourtant, car il avait besoin de toute la
-bonne volonté des amis de la liberté, et il ne fallait pas leur
-déplaire même dans les petites choses. Quoi qu'il en soit, sans
-beaucoup s'inquiéter de ces opinions diverses, il se transporta le 1er
-juin au Champ de Mars, en habit de soie, en toque à plumes, en
-manteau impérial, dans la voiture du sacre attelée de huit chevaux,
-précédé des princes de sa famille, et ayant à sa portière les
-maréchaux à cheval. Parmi eux figurait le maréchal Ney qu'il n'avait
-pas vu depuis un mois. Ne pouvant contenir un mouvement d'humeur en
-l'apercevant, Je croyais, lui dit-il, que vous aviez émigré.--Il
-s'achemina ainsi par le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées, le
-pont d'Iéna, vers le Champ de Mars, à travers une foule curieuse,
-toujours sensible à sa présence, l'applaudissant assez vivement, mais
-profondément inquiète. D'un côté du Champ de Mars se trouvaient
-vingt-cinq mille hommes composant la garde nationale de Paris, de
-l'autre, vingt-cinq mille soldats de la garde impériale et du 6e
-corps, lesquels n'attendaient pour partir que la fin de la cérémonie.
-Tous applaudirent Napoléon, mais les soldats de la garde impériale et
-du 6e corps avec frénésie. Ces cris passionnés, il faut le dire, ne
-signifiaient point de leur part un dévouement intéressé à une
-révolution qu'ils avaient faite, mais la résolution de mourir pour
-l'honneur des armes françaises!
-
-[En marge: Description de l'enceinte préparée à l'École militaire.]
-
-Napoléon tourna autour du bâtiment de l'École militaire, et y entra
-par derrière. Monté au premier étage du palais, il fut introduit dans
-l'enceinte destinée à la cérémonie. Cette enceinte, construite en
-dehors, présentait un demi-cercle dont les deux extrémités
-s'appuyaient au bâtiment de l'École militaire, et dont le milieu
-s'ouvrait sur le Champ de Mars. Le trône était adossé au bâtiment de
-l'École; à droite et à gauche se développaient des gradins
-demi-circulaires; en face s'élevait un autel, et au delà de l'autel
-une ouverture, ménagée au milieu de l'enceinte, permettait
-d'apercevoir le Champ de Mars tout entier hérissé de baïonnettes. En
-avant de cette ouverture on avait disposé une plate-forme sur laquelle
-l'Empereur devait distribuer les drapeaux, et qui communiquait avec le
-Champ de Mars par une longue suite de marches décorées de trophées
-magnifiques.
-
-[En marge: Aspect de la cérémonie.]
-
-Napoléon suivi de son cortége vint prendre place sur le trône,
-accueilli par des cris ardents de _Vive l'Empereur_! Sur les côtés du
-trône, ses frères occupaient des tabourets. Derrière, et un peu
-au-dessus, sa mère, ses soeurs occupaient une tribune appliquée aux
-fenêtres de l'École militaire. À droite et à gauche, sur les gradins
-de l'amphithéâtre semi-circulaire, se trouvaient distribués selon leur
-rang les corps de l'État, les autorités civiles et militaires, la
-magistrature, les représentants récemment élus, les députations des
-colléges électoraux, et enfin les envoyés de l'armée venant recevoir
-les drapeaux des régiments. Cette vaste réunion comprenait neuf à dix
-mille individus. À l'autel, l'archevêque de Tours, M. de Barral,
-environné de son clergé, se préparait à célébrer la messe, et enfin de
-toutes les parties de cette enceinte on découvrait au loin, dans
-l'immense étendue du Champ de Mars, cinquante mille hommes de l'armée
-et de la garde nationale, et cent bouches à feu. Paris n'avait jamais
-vu de spectacle plus imposant. Il n'y manquait pour transporter les
-âmes que le sentiment qui anime tout, celui du contentement.
-L'accueil fait à l'Empereur à son entrée avait été chaleureux de la
-part des électeurs et des députations de l'armée, mais les
-acclamations qu'on avait entendues révélaient, hélas, le désir plus
-que l'espérance! Sous sa toque à plumes, le beau visage de Napoléon
-était grave et presque triste. On cherchait en vain à ses côtés sa
-femme et son fils, et on sentait péniblement l'isolement produit
-autour de lui par l'inexorable volonté de l'Europe. À la place de sa
-femme et de son fils, on voyait ses frères, rappelant des guerres
-funestes pour des trônes de famille, et parmi eux Lucien seul trouvait
-grâce, parce qu'il n'avait jamais porté de couronne. Quelques
-assistants improuvaient la pompe déployée; le plus grand nombre
-nourrissaient des pensées plus sérieuses, et songeaient au pressant
-péril de l'État. L'armée poussant de temps en temps des cris
-convulsifs de _Vive l'Empereur!_ échappait à la tristesse générale par
-les nobles fureurs du patriotisme. En un mot l'aspect de cette scène
-était celui d'un duel à mort qui se préparait non entre deux
-individus, mais entre une nation et le monde!
-
-[En marge: La fête débute par une messe solennelle.]
-
-[En marge: Discours des électeurs.]
-
-On commença par appeler sur ce trône qui venait de se relever, pour
-combien de temps, Dieu seul le savait! sur cette nation agenouillée au
-pied des autels, la bénédiction du Ciel. La messe fut célébrée, et un
-_Te Deum_ chanté. Après la messe, les membres composant la députation
-des colléges électoraux s'avancèrent, au nombre d'environ cinq cents,
-et, conduits par le prince archichancelier, vinrent prendre place au
-pied du trône. Celui d'entre eux qui devait lire l'adresse prit alors
-la parole, et d'une voix forte et vibrante se fit entendre à toute
-l'assistance. Dévouement à l'Empereur et à la liberté, paix si on
-pouvait persuader l'Europe, guerre acharnée si on ne le pouvait pas,
-tel était le fond du discours, parce que c'était le fond de toutes les
-pensées chez ceux qui avaient ou désiré, ou laissé accomplir le retour
-de Napoléon.--Rassemblés, dit en substance l'orateur des colléges
-électoraux, rassemblés de toutes les parties de l'Empire autour des
-tables de la loi, où nous venons inscrire le voeu du peuple, il nous
-est impossible de ne pas faire entendre la voix de la France, dont
-nous sommes les organes, de ne pas dire en présence de l'Europe, au
-chef de la nation, ce qu'elle attend de lui, ce qu'il peut attendre
-d'elle.... «Que veulent, Sire, ces monarques qui s'avancent vers nous
-en un si vaste appareil de guerre? Par quel acte avons-nous motivé
-leur agression? Avons-nous depuis la paix violé les traités?....
-Resserrés dans des frontières que la nature n'a point tracées, que
-même avant votre règne la victoire et la paix avaient reculées, nous
-n'avons point franchi cette étroite enceinte, par respect pour les
-traités que vous n'avez point signés et que vous avez cependant offert
-de respecter. Que veulent-ils donc de nous?... Ils ne veulent pas du
-chef que nous voulons, et nous ne voulons pas de celui qu'ils
-prétendent nous imposer. Ils osent vous proscrire, vous qui tant de
-fois maître de leurs capitales, les avez raffermis généreusement sur
-leurs trônes ébranlés! Cette haine de nos ennemis ajoute à notre amour
-pour vous. On proscrirait le moins connu de nos citoyens, que nous
-devrions le défendre avec la même énergie, car il serait sous l'égide
-de la puissance française.
-
-»Ne demande-t-on que des garanties? Elles sont toutes dans nos
-nouvelles institutions et dans la volonté du peuple français, unie
-désormais à la vôtre. Vainement veut-on cacher de funestes desseins
-sous le dessein unique de vous séparer de nous, et de nous donner des
-maîtres qui ne nous entendent plus, que nous n'entendons plus! Leur
-présence momentanée a détruit toutes les illusions qui s'attachaient
-encore à leur nom. Ils ne pourraient plus croire à nos serments, nous
-ne pourrions plus croire à leurs promesses. La dîme, la féodalité, les
-priviléges, tout ce qui nous est odieux, était trop évidemment le but
-de leur pensée. Un million de fonctionnaires, de magistrats voués
-depuis vingt-cinq ans aux maximes de 1789, un plus grand nombre encore
-de citoyens éclairés qui font une profession réfléchie de ces maximes,
-et entre lesquels nous venons de choisir nos représentants, cinq cent
-mille guerriers, notre force et notre gloire, six millions de
-propriétaires investis par la Révolution, n'étaient point les Français
-des Bourbons: ils ne voulaient régner que pour une poignée de
-privilégiés, depuis vingt-cinq ans punis ou pardonnés. Leur trône un
-moment relevé par les armes étrangères et environné d'erreurs
-incurables, s'est écroulé devant vous, parce que vous nous rapportiez
-du sein de la retraite, qui n'est féconde en grandes pensées que pour
-les grands hommes, la vraie liberté, la vraie gloire..... Comment
-cette marche triomphale de Cannes à Paris n'a-t-elle pas dessillé tous
-les yeux? Dans l'histoire de tous les peuples est-il une scène plus
-nationale, plus héroïque, plus imposante? Ce triomphe, qui n'a point
-coûté de sang, ne suffit-il pas pour détromper nos ennemis? En
-veulent-ils de plus sanglants? Eh bien, Sire, attendez de nous tout ce
-qu'un héros fondateur peut attendre d'une nation fidèle, énergique,
-inébranlable dans son double voeu de liberté au dedans, d'indépendance
-au dehors.....
-
-»Confiants dans vos promesses, nos représentants vont avec maturité,
-avec réflexion, avec sagesse, revoir nos lois, et les mettre en
-rapport avec le système constitutionnel, et pendant ce temps, puissent
-les chefs des nations nous entendre! S'ils acceptent vos offres de
-paix, le peuple français attendra de votre administration forte,
-libérale, paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que lui
-aura coûtés la paix; mais si on ne lui laisse que le choix entre la
-honte et la guerre, il se lèvera tout entier afin de vous dégager des
-offres trop modérées peut-être que vous avez faites pour épargner à
-l'Europe de nouveaux bouleversements. Tout Français est soldat; la
-victoire suivra de nouveau vos aigles, et nos ennemis qui comptaient
-sur nos divisions, regretteront bientôt de nous avoir provoqués.»
-
-Ce discours, dont nous ne donnons que les principaux passages,
-prononcé avec chaleur et avec une voix retentissante, remua les
-assistants, et malgré leurs préoccupations leur arracha de vifs
-applaudissements.
-
-L'archichancelier annonça ensuite le résultat des votes, qui était,
-avons-nous dit, de 1,300,000 votes affirmatifs et de 4,206 négatifs,
-et déclara l'Acte additionnel accepté par la nation française. Cet
-acte ayant été apporté au pied du trône, l'Empereur le signa et
-prononça le discours suivant, écrit avec la force de pensée et de
-style qui lui était ordinaire.
-
-[En marge: Réponse de l'Empereur.]
-
- «Messieurs les électeurs, messieurs les députés
- de l'armée de terre et de mer,
-
- »Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple. Dans la
- prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au
- conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet
- unique et constant de mes pensées et de mes actions.
-
- »Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans
- l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la
- France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits.
-
- »L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt-cinq
- années de victoires, méconnus et perdus à jamais, le cri de
- l'honneur français flétri, les voeux de la nation, m'ont ramené
- sur ce trône, qui m'est cher, parce qu'il est le palladium de
- l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple.
-
- »Français, en traversant au milieu de l'allégresse publique les
- diverses provinces de l'Empire pour arriver dans ma capitale,
- j'ai dû compter sur une longue paix: les nations sont liées par
- les traités conclus par leurs gouvernements, quels qu'ils soient.
-
- »Ma pensée se portait alors tout entière sur les moyens de fonder
- notre liberté par une Constitution conforme à la volonté et à
- l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le Champ de Mai.
-
- »Je ne tardai pas à apprendre que les princes qui ont méconnu
- tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts
- de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent
- d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières
- toutes nos places frontières du Nord, et de concilier les
- différends qui les divisent encore, en se partageant la Lorraine
- et l'Alsace.
-
- »Il a fallu se préparer à la guerre.
-
- »Cependant, devant courir personnellement les hasards des
- combats, ma première sollicitude a dû être de constituer sans
- retard la nation. Le peuple a accepté l'Acte que je lui ai
- présenté.
-
- »Français, lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions,
- et que l'Europe sera convaincue de ce qu'on doit aux droits et à
- l'indépendance de vingt-huit millions d'hommes, une loi
- solennelle, faite dans les formes voulues par l'Acte
- constitutionnel, réunira les différentes dispositions de nos
- Constitutions aujourd'hui éparses.
-
- »Français, vous allez retourner dans vos départements. Dites aux
- citoyens que les circonstances sont graves; qu'avec de l'union,
- de l'énergie et de la persévérance, nous sortirons victorieux de
- cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs; que les
- générations à venir scruteront sévèrement notre conduite; qu'une
- nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance. Dites-leur
- que les rois étrangers que j'ai élevés sur le trône, ou qui me
- doivent la conservation de leur couronne, qui tous, au temps de
- ma prospérité, ont brigué mon alliance et la protection du peuple
- français, dirigent aujourd'hui tous leurs coups contre ma
- personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en
- veulent, je mettrais à leur merci cette existence, contre
- laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux
- citoyens que tant que les Français me conserveront les sentiments
- d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos
- ennemis sera impuissante.
-
- »Français, ma volonté est celle du peuple; mes droits sont les
- siens; mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être autres
- que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.»
-
-[En marge: Effet du discours de l'Empereur.]
-
-Ce discours provoqua de vives acclamations. L'archevêque de Bourges,
-remplissant les fonctions de grand aumônier, présenta en ce moment le
-livre des Évangiles à Napoléon, qui, la main étendue sur ce livre,
-prêta serment aux Constitutions de l'Empire. Le prince archichancelier
-y répondit en prêtant le premier le serment de fidélité. _Nous
-le jurons!_ s'écrièrent des milliers de voix. De bruyants
-applaudissements se firent alors entendre, et aux acclamations
-répétées de _Vive l'Empereur!_ se mêlèrent quelques cris de _Vive
-l'Impératrice!_ Ce dernier cri, resté sans écho, produisit une sorte
-d'embarras: on ne savait, en effet, s'il fallait le répéter en
-l'absence de celle qui aurait dû accourir avec son fils auprès de son
-époux, et qui n'en avait eu ni le courage ni même la volonté. Ce
-silence pénible de quelques instants fut promptement interrompu par
-les députations militaires, brandissant leurs épées et criant: _Vive
-l'Impératrice! vive le Roi de Rome! nous irons les chercher!_--
-
-[En marge: Napoléon se place en avant de l'enceinte pour la
-distribution des drapeaux.]
-
-[En marge: Aspect du Champ de Mars.]
-
-Après cette partie de la cérémonie Napoléon se leva, déposa son
-manteau impérial, et traversant l'enceinte demi-circulaire, vint se
-poser sur la plate-forme où il devait distribuer les drapeaux. Le
-spectacle, en ce moment, était magnifique, parce que la grandeur du
-sentiment moral égalait la majesté des lieux. Le ministre de
-l'intérieur tenant le drapeau de la garde nationale de Paris, le
-ministre de la guerre tenant le drapeau du premier régiment de
-l'armée, le ministre de la marine tenant celui du premier corps de la
-marine, étaient debout auprès de l'Empereur. Sur les marches
-nombreuses qui communiquaient de l'enceinte au Champ de Mars, étaient
-répandus d'un côté des officiers tenant les drapeaux des gardes
-nationales et de l'armée, de l'autre les députations chargées de les
-recevoir. En face, cinquante mille hommes et cent pièces de canon
-étaient rangés sur plusieurs lignes; enfin, dans la vaste étendue du
-Champ de Mars, se trouvait le peuple de Paris presque tout entier.
-
-[En marge: Grand effet de cette partie de la cérémonie.]
-
-Napoléon s'avançant jusqu'à la première marche et ayant au-dessous de
-lui, à portée de sa voix, des détachements des divers corps, leur dit
-en saisissant un des drapeaux: Soldats de la garde nationale de Paris
-et de la garde impériale, je vous confie l'aigle aux couleurs
-nationales; vous jurez de périr s'il le faut pour la défendre contre
-les ennemis de la patrie et du trône!...--Oui, oui, nous le jurons!
-répondirent des milliers de voix.--Vous, reprit Napoléon, vous,
-soldats de la garde nationale, vous jurez de ne jamais souffrir
-que l'étranger souille de nouveau la capitale de la grande
-nation!...--Oui, oui, nous le jurons! répondirent de bonne foi, et
-très-décidés à remplir cette promesse, les gardes nationaux
-parisiens.--Et vous, soldats de la garde impériale, vous jurez de vous
-surpasser vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir, et de mourir
-tous plutôt que de souffrir que les étrangers viennent dicter la loi à
-la patrie!--Oui, oui! répondirent avec transport les soldats de la
-garde, qui devaient bientôt dans les champs de Waterloo tenir leur
-parole non pas de vaincre, hélas! mais de mourir! Après ces courtes
-allocutions, accueillies avec transport, les députations de l'armée se
-succédant à rangs pressés, vinrent recevoir leurs drapeaux. Napoléon,
-animé par cette scène et se rappelant les nombreuses rencontres où ces
-divers régiments s'étaient illustrés, leur adressa à chacun des
-paroles pleines d'à-propos, et qui achevèrent de les électriser. La
-scène quoique longue toucha profondément les spectateurs. Comme la
-journée s'avançait, et que le temps manquait pour distribuer les
-drapeaux des gardes nationales aux députés des colléges électoraux,
-cette partie de la cérémonie fut remise aux jours suivants. Les
-troupes défilèrent ensuite au pas accéléré, au bruit des fanfares et
-des cris de _Vive l'Empereur!_ répétés avec enthousiasme par l'armée,
-et par la garde nationale qui bientôt avait pris feu elle-même et cédé
-à l'entraînement universel.
-
-[En marge: Tristes impressions qu'on éprouvait là où l'on ne voyait
-pas la distribution des drapeaux.]
-
-Pendant que cette partie de la cérémonie, jugée très-belle par tous
-ceux qui en furent témoins, s'accomplissait en vue du Champ de Mars,
-un peu en arrière, dans l'enceinte où étaient réunis les corps de
-l'État, et où l'on n'apercevait pas assez le spectacle pour en être
-ému, en arrière, disons-nous, régnaient les inquiétudes, les divisions
-d'opinion, les préoccupations profondes. Les libéraux tendant au
-républicanisme trouvaient dans ce qu'ils avaient sous les yeux trop de
-ressemblance avec l'ancien Empire; leurs contradicteurs, plus
-alarmistes qu'alarmés, y trouvaient trop de ressemblance avec la
-Révolution; la plupart des électeurs, venus de bonne foi à Paris,
-auraient voulu approcher l'Empereur de plus près, et être moins
-séparés de lui par la pompe d'une grande cérémonie. Ainsi tandis qu'en
-avant de cette enceinte le sentiment national transportait les coeurs,
-en arrière la juste inquiétude des circonstances les attristait et les
-divisait. Ce n'était plus la fédération de 1790, où la nation était
-ignorante, enthousiaste et unie: c'était le lendemain d'une immense
-révolution, où elle était instruite, déçue, accablée sous le poids des
-fautes commises, presque désespérée, et ne conservant des sentiments
-de 1789 qu'une héroïque bravoure exercée par vingt-cinq ans de guerre.
-M. Fouché contribuant imprudemment aux divisions, sous lesquelles il
-devait bientôt succomber lui-même, osa, dans les intervalles de cette
-longue représentation, dire à voix basse à la reine Hortense:
-L'Empereur a perdu une belle occasion de compléter sa gloire et
-d'assurer le trône de son fils en abdiquant.... Je le lui avais
-conseillé, mais il ne veut écouter aucun conseil...--De telles paroles
-n'étaient pas faites pour réunir les âmes dans une commune résolution
-de défendre la France et la liberté sous la direction de Napoléon,
-direction qu'il fallait bien accepter puisqu'on l'avait désiré ou
-laissé venir, et qui d'ailleurs pour la guerre était la meilleure
-qu'on pût souhaiter.
-
-[En marge: Seconde cérémonie au Louvre le 4 juin, pour achever la
-distribution des drapeaux.]
-
-Voulant achever la distribution des drapeaux, revoir les électeurs et
-les rapprocher de sa personne, Napoléon imagina de les rassembler dans
-la grande galerie du Louvre, où, rangés sur deux lignes, ils pouvaient
-trouver place avec les députations de l'armée. Il choisit le dimanche
-suivant, 4 juin, pour cette seconde cérémonie, et fixa l'ouverture des
-Chambres soit au lundi 5, soit au mardi 6, selon le temps qu'il leur
-faudrait pour se constituer. Il se proposait de partir pour l'armée le
-lundi suivant, 12 juin, et tenait à les avoir installées et mises au
-travail avant d'aller dans les champs de la Flandre décider de son
-sort et de celui de la France. Tandis que les opinions étaient
-partagées autour de lui, que les uns étaient d'avis de ne pas prendre
-l'initiative des hostilités et d'attendre l'ennemi entre la frontière
-et la capitale, pour lui laisser l'odieux de l'agression, d'autres
-plus touchés des considérations militaires que des considérations
-politiques, et sachant les Anglais seuls à la frontière, voulaient
-qu'on se jetât brusquement sur eux pour les écraser. Napoléon
-laissait dire, répondait rarement sur ce sujet, afin de ne pas
-dévoiler ses desseins, suivait de l'oeil la marche des masses
-ennemies, et calculait le point juste où il pourrait s'interposer
-entre elles pour les frapper avant leur réunion. Il estimait que ce
-serait vers le 15 juin, et il espérait avoir à cette date les forces
-qui lui étaient indispensables pour agir efficacement.--Le comte de
-Lobau le pressant de commencer les opérations, Attendez, lui dit-il,
-que j'aie au moins cent mille hommes, et vous verrez alors comment je
-m'en servirai.--Tout en faisait espérer cent cinquante mille pour le
-milieu de juin, et son départ étant fixé au 12, Napoléon voulait avant
-de partir avoir réglé avec les Chambres la marche des affaires.
-
-[En marge: Réunion des Chambres le samedi 3 juin, pour leur donner le
-temps de se constituer.]
-
-[En marge: Désir persistant de Napoléon de conférer à son frère Lucien
-la présidence de la Chambre des représentants.]
-
-Il les convoqua par décret pour le samedi 3 juin, de manière que celle
-des représentants pût employer les 3, 4 et 5 juin à vérifier les
-pouvoirs de ses membres, à choisir son président, ses vice-présidents
-et secrétaires, à se constituer enfin avant la séance impériale, car à
-cette époque la constitution des Chambres précédait la cérémonie où le
-souverain venait en personne ouvrir leur session. Napoléon avait de
-plus un motif particulier pour en agir de la sorte. Il tenait, comme
-nous l'avons dit, à faire de son frère Lucien le président de la
-Chambre des représentants, et dans cette intention, il l'avait fait
-élire représentant dans le département de l'Isère, ce qui n'avait
-rencontré aucune difficulté. Il voulait donc attendre le résultat du
-scrutin dans la Chambre des représentants avant de publier la liste
-des pairs, sur laquelle il ne pouvait se dispenser de porter le
-prince Lucien si la présidence de la seconde Chambre ne lui était pas
-dévolue.
-
-[En marge: Difficultés qui s'opposent à l'accomplissement de ce
-désir.]
-
-[En marge: La Chambre, quoique dévouée à Napoléon, est dominée par la
-crainte de paraître servile.]
-
-[En marge: M. Lanjuinais est le seul candidat qui ait des chances
-d'être élu.]
-
-Toutefois le projet de Napoléon était d'exécution très-difficile. Les
-six cents et quelques membres de la Chambre des représentants, la
-plupart, avons-nous dit, anciens magistrats, militaires, acquéreurs de
-biens nationaux, révolutionnaires honnêtes, étaient animés
-d'intentions excellentes, et tout pleins du double désir de soutenir
-Napoléon et de le soumettre au régime constitutionnel. L'Acte
-additionnel leur avait déplu sans doute, non qu'ils eussent voulu y
-insérer autre chose que ce qu'il contenait, mais parce qu'il
-rattachait trop le second Empire au premier, et parce qu'il ne leur
-laissait presque rien à faire. Cependant l'idée de leur donner à
-remanier les Constitutions impériales pour les adapter à l'Acte
-additionnel, de toucher au besoin à ce dernier, paraissant admise par
-l'Empereur lui-même, ainsi qu'il résultait de son discours au Champ de
-Mai, ils avaient obtenu satisfaction sous les rapports essentiels, et
-n'avaient aucun motif sérieux d'opposition. Élus néanmoins sous
-l'influence d'un sentiment général de défiance à l'égard de l'ancien
-despotisme impérial, ils étaient singulièrement préoccupés du souci de
-ne pas se montrer dépendants. Tous les pouvoirs, hommes ou assemblées,
-ont leurs faiblesses: la Chambre des représentants en avait une,
-c'était la crainte de paraître servile. On était donc toujours prêt à
-prendre avec Napoléon le langage de tribun sans en avoir les
-sentiments, tandis qu'il aurait fallu au contraire, en étant prêt à
-lui résister s'il revenait à ses anciennes habitudes, s'unir à lui
-pour sauver en commun la France et les principes de la Révolution.
-Dans cet état de susceptibilité, la Chambre des représentants était
-peu disposée à nommer le prince Lucien: elle se serait crue compromise
-dès son début en prenant si vite les couleurs impériales. À cette
-faiblesse elle joignait l'inexpérience de provinciaux récemment
-arrivés, ne connaissant ni Paris, ni les hommes, ni le manége des
-assemblées. Tout en repoussant Lucien parce qu'il était frère de
-l'Empereur, elle ne savait qui choisir. Quelques-uns de ses membres,
-enclins à une liberté approchant de la liberté républicaine, auraient
-accepté volontiers M. de Lafayette, qui bien que satisfait de l'Acte
-additionnel, cachait peu son éloignement pour Napoléon; mais les
-révolutionnaires lui reprochaient un reste de penchant pour la maison
-de Bourbon. Il était donc trop révolutionnaire pour les uns, trop peu
-pour les autres, et ne semblait pas propre à réunir la majorité des
-suffrages. M. Lanjuinais, signalé dans la Convention par sa résistance
-à la Montagne, et sous l'Empire par sa résistance à l'Empereur,
-répondait à la double pensée du jour. Ce n'était pas une objection
-qu'il eût été admis à la pairie sous Louis XVIII. On voulait par là
-indiquer qu'on n'était pas exclusif, et qu'on prenait les amis de la
-liberté partout où on les trouvait. M. Lanjuinais avait par conséquent
-de nombreuses chances d'être préféré comme président de la Chambre des
-représentants.
-
-L'inconvénient, nous l'avons déjà dit, de la liberté donnée trop tard,
-c'est qu'on en fait presque toujours le difficile essai dans des
-circonstances périlleuses, où le pouvoir a peur d'elle, où elle a
-peur du pouvoir, et où ils se combattent au lieu de s'unir pour le
-salut commun. Le gouvernement, aussi inexpérimenté que l'Assemblée, ne
-discernait pas clairement les dispositions de celle-ci, et commettait
-la faute de poursuivre une chose impossible en désirant la présidence
-du prince Lucien, tandis que mieux servi il y aurait renoncé, et
-aurait laissé se produire sans obstacle la candidature de M.
-Lanjuinais, qui n'avait rien d'offensif ni même de blessant.
-
-[En marge: Réunion de la Chambre des représentants et vérification des
-pouvoirs.]
-
-[En marge: Difficulté soulevée à l'occasion des élections de l'Isère,
-qui comprennent celle de Lucien.]
-
-La Chambre des représentants convoquée le samedi 3 afin de se
-constituer, décréta un règlement provisoire, se divisa en commissions
-pour opérer la vérification des pouvoirs, et déclara définitivement
-admis tous ceux dont l'élection ne présenterait pas de difficulté.
-Sans aucune malveillance, la commission chargée d'examiner les
-élections de l'Isère fit la remarque naturelle que le prince Lucien,
-nommé représentant, serait très-probablement élevé à la pairie, et
-qu'il était nécessaire de le savoir avant d'admettre ou lui ou son
-suppléant M. Duchesne. L'assemblée différa cette admission, comme
-toutes celles qui donnaient lieu à quelques objections, et l'ajourna
-jusqu'après la publication officielle de la liste des pairs. Dans le
-premier moment on n'avait mis aucune malice à soulever une pareille
-difficulté. Pourtant la malice vient vite; on se dit bientôt à
-l'oreille que Napoléon désirait son frère Lucien pour président, que
-c'était là le vrai motif pour lequel on ajournait la publication de la
-liste des nouveaux pairs, et tout de suite les observations
-malveillantes s'ensuivirent. La Chambre devait, dit un membre,
-procéder le lendemain à l'élection du bureau, et il était nécessaire
-de connaître la liste des pairs pour que les voix ne s'égarassent pas
-sur des noms appelés à la pairie. Il ne fut rien répondu du côté du
-gouvernement, parce que rien n'était organisé pour la direction de
-l'Assemblée, et on resta dans une indécision qui, sans provoquer
-encore de l'humeur, ne devait pas tarder à en faire naître. Il fut
-convenu que le lendemain 4, bien que la Chambre fût invitée à assister
-à la cérémonie du Louvre, elle tiendrait séance au palais du Corps
-législatif, afin d'accélérer autant que possible sa constitution.
-
-[En marge: Renouvellement de la difficulté soulevée la veille.]
-
-[En marge: On veut savoir avant le scrutin si Lucien sera pair ou
-représentant.]
-
-[En marge: Refus de répondre.]
-
-[En marge: Scrutin.]
-
-[En marge: M. Lanjuinais obtient la majorité.]
-
-Le lendemain dimanche 4 juin, tandis que les députations qui avaient
-assisté au Champ de Mai se réunissaient au Louvre, les représentants
-se rendirent au palais du Corps législatif, pour y continuer leurs
-travaux. Dès l'ouverture de la séance on revint à la question soulevée
-la veille, et cette fois la malice commençant à s'en mêler, on demanda
-de nouveau comment il fallait considérer l'élection du prince Lucien.
-Un membre voulait qu'on ajournât cette élection par le motif qu'étant
-pair de droit, le prince Lucien ne pouvait être représentant.
-L'Assemblée portée à l'indépendance mais non à l'hostilité, parut
-importunée de cette difficulté, et repoussa la manière proposée de
-motiver l'ajournement. Elle en était là, lorsqu'elle reçut une lettre
-du ministre de l'intérieur Carnot, adressée au président provisoire,
-et déclarant que la liste des nouveaux pairs ne serait définitivement
-publiée qu'après la constitution de la Chambre des représentants. Ce
-n'était pas faire preuve de connaissance des assemblées, que de
-traiter celle-ci avec des façons si absolues. Elle manifesta une
-impression marquée de déplaisir. Un de ses membres, M. Dupin, s'écria:
-Si nous déclarions à notre tour que nous ne nous constituerons
-qu'après avoir connu la composition de la pairie, que pourrait-on nous
-répondre?...--Des murmures interrompirent cette observation qui était
-fondée, mais qui dépassait la mauvaise humeur de la Chambre, et on
-procéda au scrutin pour le choix d'un président, sans se prononcer sur
-les élections de l'Isère. Le nom du prince Lucien se trouvait pour
-ainsi dire écarté de fait par l'ajournement de son admission. Du reste
-pas un des suffrages ne se porta sur lui, et ils se répartirent tous
-entre MM. Lanjuinais, de Lafayette, de Flaugergues, et quelques autres
-candidats. M. Lanjuinais en réunit 189, M. de Lafayette 68, M.
-Flaugergues 74, M. Merlin 41, M. Dupont de l'Eure 29. Ces nombres
-révélaient bien les dispositions de l'Assemblée. Elle voulait
-constater son indépendance, et inclinait visiblement vers l'homme qui
-exprimait le mieux cette indépendance, car M. Lanjuinais avait été
-l'un des opposants de l'ancien Sénat, sans être un ennemi déclaré de
-l'Empereur. Cependant comme M. Lanjuinais, tout en ayant obtenu le
-plus grand nombre de voix, n'avait pas eu la majorité absolue, on
-recommença le scrutin, et cette fois il réunit 277 suffrages, M. de
-Lafayette 73, M. de Flaugergues 58. M. Lanjuinais fut donc nommé
-président sauf l'approbation de l'Empereur, qui d'après l'Acte
-additionnel était nécessaire.
-
-[En marge: Cérémonie au Louvre, pendant qu'ont lieu les scrutins à la
-Chambre des représentants.]
-
-Pendant qu'on se livrait à ces scrutins au palais du Corps législatif,
-la seconde cérémonie de la distribution des drapeaux s'accomplissait
-au Louvre. L'Empereur après avoir reçu sur son trône quelques
-députations qui avaient des adresses à lui remettre, s'était rendu
-dans la galerie du Louvre, où sont exposés les chefs-d'oeuvre de
-peinture que nos rois ont depuis plusieurs siècles amassés pour la
-jouissance, l'instruction et l'honneur de la France. D'un côté se
-trouvaient rangées les députations des colléges électoraux avec les
-étendards destinés aux gardes nationales, et de l'autre les
-députations de l'armée. Cette galerie, la plus longue de l'Europe,
-toute pleine de glorieux drapeaux et contenant dix mille personnes,
-présentait une perspective profonde, d'un effet aussi grand que
-singulier. C'était surtout pour les membres des colléges électoraux
-qu'avait lieu la nouvelle cérémonie: Napoléon, qu'ils avaient la
-satisfaction de voir et d'entendre de près, leur parla à tous avec son
-esprit d'à-propos, et les laissa en général très-satisfaits. Le
-despote oriental avait fait place dans leur imagination au grand
-homme, simple, accessible, prêt à entendre et à écouter la voix de ses
-sujets. Arrivé au vaste salon carré qui termine la galerie, Napoléon
-revint sur ses pas, tourna alors ses regards vers les députations de
-l'armée, les électrisa de nouveau par sa présence et ses paroles, et
-leur dit qu'ils allaient bientôt se revoir là où ils s'étaient tant
-vus jadis, où ils avaient tant appris à s'estimer, c'est-à-dire sur
-les champs de bataille où cette fois ne les appelait plus l'amour des
-conquêtes, mais l'indépendance sacrée de la patrie. Cette cérémonie
-commencée à midi n'était finie qu'à sept heures. Elle fut suivie d'une
-fête magnifique dans le jardin des Tuileries.
-
-[En marge: Irritation de Napoléon en apprenant la nomination de M.
-Lanjuinais.]
-
-[En marge: Il veut d'abord ne pas la confirmer.]
-
-À peine la journée terminée, Napoléon avait eu à s'occuper des
-scrutins de la Chambre des représentants, et à se former un avis sur
-ce sujet. Sa première impression fut celle d'un extrême
-mécontentement. Une divergence d'opinion sur les questions les plus
-graves l'aurait moins blessé que cet empressement à se séparer de sa
-personne, en repoussant son frère pour prendre un homme respectable
-assurément, mais l'un des opposants du Sénat sous le premier Empire.
-En présence de l'Europe qui mettait une si grande affectation à
-diriger sur lui tous ses coups, il pensait qu'il eût été plus généreux
-et plus habile de s'unir à lui fortement. Mais, il faut le répéter
-sans cesse dans cette histoire pour l'instruction de tous, la
-conséquence des fautes est d'en subir la peine dans le moment où cette
-peine est le plus poignante. Après avoir accepté, encouragé, exigé
-pendant quinze ans une servilité sans bornes, Napoléon ne pouvait pas
-même obtenir pour sa personne des égards qui, en cet instant, auraient
-eu le double mérite du courage et d'une habile démonstration contre
-l'ennemi extérieur. S'étant beaucoup fait violence depuis deux mois et
-demi, il n'y tint plus cette fois, et laissa voir la plus vive
-irritation.--On a voulu m'offenser, dit-il, en choisissant un ennemi.
-Pour prix de toutes les concessions que j'ai faites on veut
-m'insulter et m'affaiblir... Eh bien, s'il en est ainsi, je
-résisterai, je dissoudrai cette Assemblée, et j'en appellerai à la
-France qui ne connaît que moi, qui pour sa défense n'a confiance qu'en
-moi, et qui ne tient pas le moindre compte de ces inconnus, lesquels,
-à eux tous, ne peuvent rien pour elle... Ces hommes, ajoutait-il, qui
-ne veulent pas des Bourbons, qui seraient désolés pour leurs places,
-pour leurs biens, pour leurs opinions, de les voir revenir, ne savent
-pas même s'unir à moi, qui puis seul les garantir contre tout ce
-qu'ils craignent, car c'est à coups de canon maintenant qu'on peut
-défendre la Révolution, et lequel d'entre eux est capable d'en tirer
-un?...--
-
-[En marge: M. Fouché profite de l'occasion pour dire aux représentants
-que Napoléon songe déjà à dissoudre les Chambres.]
-
-[En marge: Napoléon se calme, et consent à recevoir M. Lanjuinais.]
-
-Cette première explosion n'aurait pas eu de grands inconvénients, elle
-aurait eu même l'avantage de calmer Napoléon en donnant un libre cours
-aux sentiments dont son coeur était plein, si elle n'avait dû être
-divulguée, exagérée par la perfidie du duc d'Otrante, lequel alla dire
-partout que Napoléon était incorrigible, qu'il voulait dissoudre les
-Chambres dès le lendemain de leur réunion. Toutefois, après ce
-mouvement d'humeur, Napoléon s'apaisa. Carnot, le prince
-archichancelier, M. Lavallette, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély,
-s'efforcèrent de lui faire entendre raison, et n'y eurent pas beaucoup
-de peine, son grand esprit lui disant, une fois la colère passée, tout
-ce que pouvaient lui dire les hommes les plus sages. Il sentit que
-rompre en ce moment serait une folie, qu'il fallait accorder quelque
-chose à la faiblesse de cette assemblée, qui avait la prétention de
-paraître indocile tout en étant profondément dévouée. D'ailleurs M.
-Lanjuinais était un honnête homme, ami de la Révolution autant
-qu'ennemi de ses excès, voulant le triomphe de la cause commune, et
-facile en outre à adoucir avec de bons procédés. L'homme qui parla le
-plus vivement et le plus utilement dans ce sens fut M. Regnaud de
-Saint-Jean d'Angély. Ce personnage était, par ses antécédents, sa
-brillante facilité de parole, destiné plus que jamais à devenir
-l'organe du gouvernement auprès des Chambres. Il tenait par ce motif à
-se rendre agréable à leurs yeux, en appuyant leurs désirs auprès de
-l'Empereur. De plus, quoique sincèrement dévoué à Napoléon, il était
-tombé sous l'influence de M. Fouché, qui, le voyant appelé à jouer un
-rôle considérable devant les Chambres et très-flatté de ce rôle,
-l'avait encouragé à le prendre, lui en facilitait le moyen de toutes
-les manières, et cherchait à lui persuader que résister à Napoléon
-c'était le sauver: vérité, hélas! trop réelle quelques années
-auparavant, et qui, sentie et pratiquée à temps, aurait sauvé Napoléon
-et la France, mais qui était tardive en 1815, et pouvait même en
-présence de l'Europe armée devenir funeste! Au surplus, en conseillant
-d'accepter M. Lanjuinais comme président, M. Regnaud de Saint-Jean
-d'Angély donnait à Napoléon un conseil fort sage, car tout autre choix
-eût été dans les circonstances inconvenant et impossible.
-
-[En marge: Entrevue de M. Lanjuinais avec Napoléon.]
-
-[En marge: L'élection de M. Lanjuinais confirmée.]
-
-Tandis qu'on s'efforçait de persuader Napoléon, on alla chercher M.
-Lanjuinais; on lui dit, ce qui était vrai, qu'il devait à l'Empereur
-de le voir, de s'expliquer avec lui après une si longue opposition
-dans le Sénat, et de le rassurer sur l'usage qu'il pourrait faire du
-pouvoir immense de la présidence. M. Lanjuinais se rendit le soir même
-à l'Élysée, et fut reçu immédiatement. Napoléon l'accueillit arec une
-grâce infinie, mais avec une extrême franchise.--Le passé n'est rien,
-lui dit-il, je n'ai pas la faiblesse d'y penser; je ne tiens compte
-que du caractère des hommes et de leurs dispositions présentes.
-Êtes-vous mon ami ou mon ennemi?--M. Lanjuinais, touché de la
-franchise avec laquelle Napoléon le questionnait, lui répondit qu'il
-n'était point son ennemi, qu'il voyait en lui la cause de la
-Révolution, et qu'aux conditions de la monarchie constitutionnelle
-sincèrement maintenues, il le soutiendrait franchement.--Nous
-sommes d'accord, répondit Napoléon, et je ne vous demande pas
-davantage.--L'entrevue s'étant terminée de la manière la plus amicale,
-Napoléon se décida à confirmer le choix de la Chambre.
-
-Pourtant le bruit de sa première résistance s'était répandu. M. Fouché
-ne l'avait laissé ignorer à personne, et il avait déjà répété partout
-que Napoléon était toujours le même, qu'il ne pouvait souffrir aucune
-indépendance, et que ce serait un grand miracle si la Chambre n'était
-pas dissoute dans quelques jours. Le lendemain, lundi 5, les
-représentants étant assemblés pour achever l'oeuvre de leur
-constitution, on murmurait de banc en banc ce qui s'était passé, et
-ignorant le résultat de l'entrevue de Napoléon avec M. Lanjuinais, on
-était fort enclin au mécontentement. Le président d'âge fit connaître
-qu'il avait la veille communiqué à l'Empereur le vote de la Chambre,
-que l'Empereur s'était borné à répondre qu'il aviserait, et ferait
-connaître sa résolution par le chambellan de service. À ce dernier
-détail on murmura fortement. Un membre fit remarquer avec raison, que
-ce n'était pas par l'entremise d'un chambellan que devaient s'établir
-les rapports des Chambres avec le monarque. M. Dumolard, et après lui
-M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, cherchèrent à expliquer la réponse
-de l'Empereur, en disant que ses paroles avaient été mal saisies par
-le président d'âge, explication à laquelle celui-ci se prêta
-volontiers pour réparer la maladresse qu'il avait commise en
-rapportant un détail qu'il eût mieux valu taire. Pendant qu'on
-raisonnait sur ce sujet, et que pour couper court à la difficulté on
-suspendait la séance, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély se rendit à
-l'Élysée, en rapporta lui-même le décret qui nommait M. Lanjuinais
-président, et le présenta en sa qualité de ministre d'État, ce qui
-faisait disparaître toute susceptibilité. L'approbation donnée au
-choix de M. Lanjuinais calma le mécontentement de la Chambre. Elle
-désigna ensuite pour vice-présidents, M. de Flaugergues (élu par 403
-voix), M. Dupont de l'Eure (par 279 voix), M. de Lafayette (par 257).
-Le quatrième vice-président restait à nommer. Le lendemain le général
-Grenier fut élu.
-
-[En marge: Constitution de la Chambre des pairs.]
-
-[En marge: Composition de la liste des nouveaux pairs.]
-
-En même temps qu'on portait à la Chambre des représentants la
-nomination définitive de son président, on portait à celle des pairs
-la liste des membres appelés à la composer. Napoléon avait demandé à
-ses frères, à ses principaux ministres, une liste de pairs dressée
-suivant les vues de chacun d'eux. De ces listes comparées il avait
-composé une liste de 130 pairs, qui pouvait et devait être complétée
-plus tard, à mesure que le succès amènerait de nouvelles adhésions,
-particulièrement dans l'ancienne noblesse. M. de Lafayette vivement
-pressé par Joseph d'accepter la pairie, avait préféré siéger dans la
-Chambre des représentants, où il devait trouver plus de conformité
-d'opinion et une influence plus directe sur les événements. Napoléon
-avait d'abord choisi ses frères Joseph, Lucien, Louis, Jérôme
-(lesquels, du reste, étaient pairs de droit), son oncle le cardinal
-Fesch, son fils adoptif le prince Eugène (retenu à Vienne par la
-coalition), les maréchaux Davout, Suchet, Ney, Brune, Moncey, Soult,
-Lefebvre, Grouchy, Jourdan, Mortier; les ministres Carnot, Decrès, de
-Bassano, Caulaincourt, Mollien, Fouché; le cardinal Cambacérès, les
-archevêques de Tours (de Barral), de Bourges (de Beaumont), de
-Toulouse (Primat); les généraux Bertrand, Drouot, Belliard, Clausel,
-Savary, Duhesme, d'Erlon, Exelmans, Friant, Flahault, Gérard, Lobau,
-La Bédoyère, Delaborde, Lecourbe, Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes,
-Molitor, Pajol, Rampon, Reille, Travot, Vandamme, etc. Il avait choisi
-plusieurs régicides, Sieyès, Cambacérès, Carnot, Fouché, Thibaudeau,
-non comme régicides, mais comme personnages éminents, que leur qualité
-de régicides ne devait pas exclure des hautes fonctions publiques. Il
-avait pris dans l'ancienne noblesse quelques noms, MM. de Beauvau, de
-Beaufremont, de Boissy, de Forbin, de La Rochefoucauld, de Nicolaï,
-de Praslin, de Ségur, etc. S'il n'en avait pas pris davantage, c'était
-faute d'en avoir un plus grand nombre dont il pût disposer. Il
-comptait sur ses prochaines victoires pour en conquérir d'autres. Ce
-n'était pas le goût qu'on lui attribuait pour les anciens noms qui le
-dirigeait, mais l'utilité bien sentie de les placer dans la Chambre
-haute, appelée à être à la fois conservatrice et indépendante.
-
-[En marge: Réclamation déplacée de Joseph, qui prétend être pair de
-droit.]
-
-Le prince Joseph avait manifesté un vif déplaisir en entendant le
-texte du décret qui le nommait pair, car il prétendait l'être de
-droit. Malgré les efforts qu'on fit pour l'engager à se taire, il
-réclama en disant que c'était sans doute par une erreur de rédaction
-qu'il était mentionné sur le décret, car il devait la pairie à sa
-naissance, et nullement à la nomination impériale. Au milieu des
-tiraillements qui se manifestaient déjà, il y avait de la part des
-frères de l'Empereur une grande imprudence à ne pas savoir se contenir
-eux-mêmes. Que pourrait-on en effet, objecter à tous ceux qui étaient
-si pressés de parler hors de propos, si les frères de Napoléon ne
-savaient pas s'abstenir d'une réclamation aussi puérile? Ils commirent
-une autre faute non moins remarquée que la précédente, en ne voulant
-pas siéger avec leurs collègues, et en exigeant des siéges
-particuliers à côté du président. S'étant aperçus du mauvais effet
-produit par cette prétention, ils y renoncèrent. Ce fut le prince
-Lucien qui le premier donna ce bon exemple, en allant se confondre
-dans les rangs de ses collègues.
-
-[En marge: Préparatifs de la séance impériale, et rédaction du
-discours de la couronne.]
-
-Ces diverses opérations avaient rempli les journées des 5 et 6 juin,
-et il fallut remettre la séance impériale au mercredi 7. Cette séance
-devait consister dans la lecture du discours de la couronne, et dans
-la prestation du serment à l'Empereur par les pairs et les
-représentants. Napoléon, suivant son usage, avait écrit lui-même le
-discours qu'il devait prononcer, et l'avait rédigé de ce style net,
-franc et ferme qui convenait à un esprit comme le sien, toujours
-résolu en toutes choses. Il avait voulu donner la monarchie
-constitutionnelle, non par goût de se lier les mains, mais par la
-conviction qu'elle était nécessaire, et que ses propres fautes
-d'ailleurs la rendaient indispensable. Il prit donc le parti de
-s'expliquer à cet égard en termes brefs mais décisifs. Sachant de plus
-que les représentants arrivaient avec le regret de trouver une
-Constitution toute faite, et de n'avoir rien à faire eux-mêmes, il
-consentit à leur reconnaître le droit de toucher aux matières
-constitutionnelles en coordonnant les anciennes constitutions avec la
-nouvelle. Il voulut ajouter à ces concessions quelques conseils,
-donnés du même ton que les concessions, c'est-à-dire avec une extrême
-fermeté. Après ces points principaux, il en était d'autres non moins
-importants à aborder. Sans avoir aucun penchant pour la persécution,
-Napoléon avait la volonté bien arrêtée de ne pas se laisser attaquer
-impunément par les partis ennemis. Il aurait désiré qu'on prévînt
-l'insurrection de la Vendée, et il s'était trouvé sur ce sujet en
-désaccord avec ses ministres. Ces derniers, tout en jugeant
-indispensable la répression de certaines menées, craignaient néanmoins
-en ayant recours aux lois antérieures de fournir de nouveaux prétextes
-à ceux qui leur reprochaient de laisser subsister l'ancien arsenal
-des lois révolutionnaires. Il fallait résoudre la difficulté, et
-présenter des mesures qui, sans retour à l'arbitraire, continssent
-quelque peu l'audacieuse activité des partis. La presse avait été
-délivrée de la censure, mais il n'en devenait que plus nécessaire et
-plus légitime d'apporter quelques limites à ses excès par
-l'intervention régulière des tribunaux. Enfin il fallait présenter le
-budget.
-
-C'étaient là de suffisantes et régulières occupations pour les
-Chambres, et Napoléon s'était attaché à leur en tracer le plan dans un
-discours clair et précis, qui obtint l'assentiment unanime de ses
-ministres lorsqu'il leur en donna communication.
-
-[En marge: Difficultés soulevées dans la Chambre des représentants, à
-l'occasion du serment à prêter à l'Empereur.]
-
-Tandis qu'il préparait le langage à tenir devant les deux Chambres,
-celle des représentants ayant les défauts des assemblées nouvelles,
-était impatiente de toucher aux sujets les plus délicats. Le mardi 6
-juin, veille de la séance impériale, un représentant fit une motion
-relative au serment qu'on devait prêter le lendemain. Il proposa de
-déclarer qu'on ne pourrait exiger de serment qu'en vertu d'une loi, et
-qu'en tout cas celui qu'on devait prêter le jour suivant ne
-préjudicierait en rien au droit des Chambres de reviser les
-constitutions impériales.
-
-Cette proposition causa une vive émotion. Si elle avait été entendue
-dans son sens le plus rigoureux, il aurait fallu en conclure que le
-serment exigé était illégal, que dès lors on ne le prêterait pas, à
-moins que dans la journée même il ne fût rendu une loi pour
-l'autoriser. Mais en rédigeant cette loi sur l'heure, il n'était pas
-probable qu'elle pût être en vingt-quatre heures adoptée par les deux
-Chambres, et dès lors le serment étant impossible le lendemain, il en
-serait résulté aux yeux des partis et de l'Europe, que les Chambres
-avaient refusé de jurer fidélité à Napoléon. Dans un moment où cinq
-cent mille soldats marchaient sur la France, l'effet aurait pu être
-extrêmement fâcheux.
-
-[En marge: Solution de la difficulté.]
-
-L'Assemblée, qui malgré sa susceptibilité comprenait qu'après avoir
-replacé Napoléon sur le trône il fallait se garder de l'affaiblir,
-accueillit avec une anxiété visible la proposition qu'on venait de
-faire. Divers représentants se hâtèrent de la combattre. Ils dirent
-que des sénatus-consultes antérieurs avaient prescrit le serment à
-l'Empereur, que dès lors il était légal, ces sénatus-consultes n'ayant
-pas été abolis; qu'au surplus il était bien entendu que ce serment
-n'imposait qu'un engagement de fidélité à la dynastie impériale, et
-nullement l'obligation de tenir pour immuables des lois dont la
-révision était chose convenue d'après le discours même de l'Empereur
-au Champ de Mai. M. Roy, depuis ministre des finances de Louis XVIII
-et de Charles X, pour lequel Napoléon avait été sévère, répondit que
-tout étant nouveau dans le second Empire, la Chambre des pairs ne
-ressemblant pas au Sénat, la Chambre des représentants au Corps
-législatif, le sénatus-consulte qu'on invoquait devait être considéré
-comme tombé en désuétude, et ne pouvait suffire pour rendre légal le
-serment exigé des deux Chambres. L'Assemblée appréciant le danger de
-cette discussion, manifesta un mécontentement visible. MM. Dumolard,
-Bedoch, Sébastiani, répliquèrent vivement à M. Roy, en disant que si
-les attributions de la pairie et de la Chambre des représentants
-différaient de celles du Sénat et du Corps législatif, le monarque
-restait, qu'on lui devait fidélité sous le régime nouveau comme sous
-l'ancien; que de plus, dans les circonstances présentes, l'union des
-pouvoirs étant la condition du salut commun, les convenances du moment
-se joignaient aux convenances générales pour qu'on prêtât avec
-empressement le serment demandé. M. Boulay de la Meurthe, ministre
-d'État, alla plus loin encore, et même trop loin, en signalant un
-parti qu'il qualifia parti de l'étranger, dans lequel il ne rangeait,
-disait-il, ni l'auteur de la proposition, ni aucun de ceux qui
-l'appuyaient, mais à la tête duquel il plaçait surtout les royalistes,
-et dont le travail consistait selon lui à diviser les pouvoirs, pour
-ouvrir à l'ennemi les portes de la France. Cette sortie trop vive fut
-accueillie avec un silence d'embarras et même d'improbation. De toutes
-parts on demanda la clôture de cette discussion. D'abord on s'était
-borné à réclamer l'ordre du jour sur la proposition, bientôt on voulut
-quelque chose de plus significatif, et à l'ordre du jour pur et simple
-on substitua la déclaration explicite de la légalité, de la convenance
-et de la nécessité du serment. Soit que les opposants fussent absents
-ou convertis, l'Assemblée adopta cette déclaration à l'unanimité.
-
-[En marge: Napoléon, à cause de la situation extérieure, est vivement
-affecté par les manifestations contre sa personne.]
-
-Dans un pays habitué de longue main à la liberté, et où l'on a pris
-l'habitude de n'attacher de l'importance qu'aux actes de la majorité,
-et non aux actes des individus qu'il faut laisser libres parce qu'ils
-perdent ainsi toute portée fâcheuse, on n'aurait pas été fort ému de
-cette séance. Mais les partis s'en servirent pour prétendre que
-Napoléon n'avait pas la nation avec lui, puisque ses représentants
-nommés de la veille répugnaient au serment de fidélité. Napoléon en
-fut affecté. Voyant l'obstination des puissances coalisées à diriger
-leurs coups contre sa personne seule, il aurait voulu que les Chambres
-répondissent à cette tactique en s'unissant étroitement à lui. Devenu
-triste depuis quelque temps, depuis surtout qu'il avait vu la fatalité
-se prononcer, et commencer par emporter Murat, il le devint davantage
-en voyant l'isolement remplacer autour de sa personne la forte et
-cordiale union dont il aurait eu besoin. Il sentit plus que jamais que
-c'était à la fortune des armes à prononcer, et à lui ramener les
-coeurs, qui (la chose est triste à dire) ont besoin de succès pour
-s'attacher.
-
-[En marge: Séance impériale le 7 juin.]
-
-[En marge: Accueil favorable fait à Napoléon.]
-
-Le 7, il se rendit au palais du Corps législatif, dans un appareil
-plus simple que celui qu'il avait déployé au Champ de Mai, et fut
-chaudement applaudi par la Chambre des représentants, dont les
-intentions étaient excellentes si son expérience était médiocre, et
-chose singulière, mieux accueilli par elle que par la Chambre des
-pairs. En présence des dispositions extrêmement libérales du public,
-la Chambre des pairs nommée par le pouvoir, et sinon confuse au moins
-un peu embarrassée de son origine, croyait plus digne d'applaudir avec
-réserve celui à qui elle devait l'existence, en laissant le soin de
-l'applaudir avec vivacité à la Chambre élective qui tirait son origine
-du pays.
-
-L'Empereur étant assis sur son trône, et ayant ses frères à sa droite
-et à sa gauche, le prince archichancelier lut la formule du serment,
-qui était celle-ci: _Je jure obéissance aux Constitutions de l'Empire
-et fidélité à l'Empereur_. L'archichancelier fit ensuite l'appel des
-pairs et des représentants, qui prêtèrent serment avec un accent
-chaleureux. Cela fait, Napoléon prononça d'un ton grave le discours
-suivant, modèle de simplicité, de concision et de grandeur.
-
-[En marge: Discours qu'il prononce.]
-
- «Messieurs de la Chambre des pairs, et Messieurs de la Chambre
- des représentants,
-
- »Depuis trois mois les circonstances et la confiance du peuple
- m'ont revêtu d'un pouvoir illimité. Aujourd'hui s'accomplit le
- désir le plus pressant de mon coeur: je viens commencer la
- monarchie constitutionnelle.
-
- »Les hommes sont impuissants pour assurer l'avenir; les
- institutions seules fixent les destinées des nations. La
- monarchie est nécessaire en France pour garantir la liberté,
- l'indépendance et les droits du peuple.
-
- »Nos constitutions sont éparses: une de nos plus importantes
- occupations sera de les réunir dans un seul cadre, et de les
- coordonner dans une seule pensée. Ce travail recommandera
- l'époque actuelle aux générations futures.
-
- »J'ambitionne de voir la France jouir de toute la liberté
- possible; je dis possible, parce que l'anarchie ramène toujours
- au gouvernement absolu.
-
- »Une coalition formidable de rois en veut à notre indépendance;
- ses armées arrivent sur nos frontières.
-
- »La frégate _la Melpomène_ a été attaquée et prise dans la
- Méditerranée, après un combat sanglant contre un vaisseau anglais
- de 74. Le sang a coulé en pleine paix.
-
- »Nos ennemis comptent sur nos divisions intestines. Ils excitent
- et fomentent la guerre civile. Des rassemblements ont lieu; on
- communique avec Gand, comme en 1792 avec Coblentz. Des mesures
- législatives sont indispensables: c'est à votre patriotisme, à
- vos lumières et à votre attachement à ma personne que je me
- confie sans réserve.
-
- »La liberté de la presse est inhérente à la constitution
- actuelle, on n'y peut rien changer sans altérer tout notre
- système politique; mais il faut des lois répressives, surtout
- dans l'état actuel de la nation. Je recommande à vos méditations
- cet objet important.
-
- »Mes ministres vous feront connaître la situation de nos
- affaires.
-
- »Les finances seraient dans un état satisfaisant sans le surcroît
- de dépenses que les circonstances actuelles ont exigé.
-
- »Cependant on pourrait faire face à tout si les recettes
- comprises dans le budget étaient toutes réalisables dans l'année,
- et c'est sur les moyens d'arriver à ce résultat que mon ministre
- des finances fixera votre attention.
-
- »Il est possible que le premier devoir du prince m'appelle
- bientôt à la tête des enfants de la nation afin de combattre pour
- la patrie. L'armée et moi nous ferons notre devoir.
-
- »Vous, pairs et représentants, donnez à la nation l'exemple de la
- confiance, de l'énergie et du patriotisme; et, comme le sénat du
- grand peuple de l'antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de
- survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause
- sainte de la patrie triomphera!»
-
-[En marge: Effet de ce discours.]
-
-Ce discours, qui touchait à tous les sujets avec un tact supérieur,
-une dignité parfaite, fut couvert d'applaudissements, et il le
-méritait. On ne pouvait désirer un aveu plus complet de la monarchie
-constitutionnelle, et une profession plus explicite de ses principes.
-
-À l'entrée d'une carrière où les Anglais nous avaient précédés de deux
-siècles, il était naturel d'imiter leurs usages. En conséquence
-chacune des Chambres résolut de présenter une adresse en réponse au
-discours de la couronne, et elles chargèrent de la rédiger leur bureau
-accru de quelques membres, de manière à pouvoir la présenter dans la
-semaine, le départ de Napoléon étant annoncé pour le dimanche ou le
-lundi suivant.
-
-[En marge: Impatience qu'éprouve Napoléon de partir pour l'armée.]
-
-[En marge: Ses derniers préparatifs.]
-
-[En marge: Tristesse de Napoléon dans les derniers moments de son
-séjour à Paris.]
-
-Napoléon effectivement était décidé à frapper le coup que depuis son
-retour à Paris il préparait contre la portion de la coalition placée à
-sa portée. Ce n'est pas encore le moment de faire connaître ses
-combinaisons; il suffira de dire qu'au milieu des occupations de tout
-genre que lui valaient l'insurrection de la Vendée, la réunion des
-Chambres et la présence à Paris des électeurs venus au Champ de Mai,
-il n'avait cessé, en travaillant jour et nuit, de tout disposer pour
-son entrée en action le 15 juin. Le lendemain de la cérémonie du Champ
-de Mai, il avait eu soin de faire partir la garde et le 6e corps pour
-Laon; il avait ordonné aux généraux d'Erlon et Reille d'entreprendre à
-leur tour le mouvement que le général Gérard avait commencé depuis
-plusieurs jours, et qui devait opérer la concentration générale de
-l'armée derrière Maubeuge. Il leur avait indiqué à tous avec un soin
-minutieux les précautions qui étaient les plus propres à tromper
-l'ennemi, et qui, en effet, le trompèrent complétement, comme on le
-verra bientôt. Napoléon comptait que la garde et le 6e corps ayant
-atteint Maubeuge le 14 juin, il pourrait paraître le 15 au matin sous
-les murs de Charleroy à la tête de 130 mille hommes. Il en aurait eu
-150 sans l'insurrection de la Vendée, mais avec cette force, telle
-quelle, il espérait sinon terminer la guerre d'un coup, du moins lui
-imprimer dès le début un caractère qui en Europe ferait réfléchir les
-puissances, et en France rendrait l'accord aux esprits décousus et
-ébranlés. Si ses préoccupations n'empêchaient pas son travail, son
-travail n'empêchait pas non plus ses préoccupations. Tout en affectant
-la gaieté dans les nombreuses réceptions de l'Élysée où il donnait
-chaque jour à dîner, il retombait tristement sur lui-même dès qu'il se
-retrouvait dans son intimité, c'est-à-dire avec la reine Hortense et
-M. Lavallette. Cet empressement des Chambres à écarter toute apparence
-de servilité, qui les portait à s'isoler de lui, lorsqu'il aurait
-fallu au contraire se serrer autour de sa personne, l'affectait plus
-qu'il ne voulait en convenir. Il s'affligeait de voir l'union des
-pouvoirs se dissoudre, la confusion s'introduire dans les esprits,
-chacun se précipiter avec impatience dans l'arène des discussions
-théoriques qu'il avait voulu fermer en donnant l'Acte additionnel,
-chacun caresser sa chimère et se presser de la produire, toutes choses
-désolantes mais que rendaient inévitables la convocation des Chambres
-dans un moment pareil, et un premier essai de liberté fait sous le
-canon de l'ennemi. Au milieu de ce déchaînement de l'esprit de
-contradiction, il sentait l'admiration superstitieuse dont il avait
-été l'objet pendant quinze années, et que le prodigieux retour de
-l'île d'Elbe avait fait renaître un instant, s'évanouir d'heure en
-heure; il se voyait entouré de doutes, de critiques de toute espèce
-dirigées contre ses moindres actes. Ses amis les plus sincères qui
-n'auraient jamais osé autrefois lui répéter ce qu'on disait de lui,
-s'empressaient au contraire, les uns par affection, les autres par
-diminution de respect, de lui rapporter les discours les plus
-inconvenants tenus sur son compte. Il pouvait savoir par ce moyen que
-M. Fouché continuait de se permettre les propos les plus fâcheux,
-qu'il n'exécutait pas ses ordres, notamment à l'égard des royalistes
-en correspondance avec Gand et la Vendée, qu'il était pour eux plein
-de ménagements, et que de temps en temps il les mandait à son
-ministère pour se faire un mérite auprès d'eux de sa désobéissance aux
-ordres impériaux. Napoléon, en apprenant ces actes d'infidélité,
-s'emportait, voulait les réprimer, puis s'arrêtait, craignant qu'on
-ne dît que le despote avait reparu, et ainsi ses anciennes rigueurs
-contre des êtres souvent inoffensifs, tels que les colporteurs de la
-Bulle par exemple, le privaient aujourd'hui du moyen de contenir de
-redoutables ennemis pris en flagrant délit. Toutefois il se relevait
-en songeant à la guerre, en songeant aux chances qu'elle offre à
-l'homme de génie, en songeant aux triomphes qu'il avait remportés en
-1814, et qui l'auraient sauvé si en dehors de Paris il avait eu
-quelques redoutes, et au dedans un frère digne de lui. Mais cette
-confiance à peine ranimée, il la sentait presque aussitôt défaillir en
-pensant à la masse d'ennemis qui marchaient sur la France, à la masse
-d'ennemis de tout genre qui s'agitaient dans l'intérieur, et il se
-demandait si dans son gouvernement les choses étaient disposées pour
-supporter un revers, revers toujours possible même dans une guerre
-destinée à finir heureusement, et avec cette sagacité supérieure dont
-il était doué, il croyait voir dans l'ensemble de la situation les
-signes d'une adversité persistante, qui sans ébranler son énergique
-coeur, attristaient profondément son esprit. Il se plaisait à en
-disserter sans fin avec ses intimes, et quelquefois, bien qu'accablé
-de travail, il passait une partie des nuits à s'entretenir du profond
-changement des choses autour de lui, de la singulière destinée des
-grands hommes, et en particulier de la sienne, qui avait bien toutes
-les apparences d'un astre à son déclin.
-
-[En marge: Visite à la Malmaison, et souvenir donné à l'impératrice
-Joséphine.]
-
-Dans cette disposition à la tristesse, il voulut visiter la Malmaison
-où l'impératrice Joséphine était morte le printemps précédent, et où
-il n'était pas allé depuis son retour de l'île d'Elbe. Il éprouvait le
-besoin de revoir cette modeste demeure où il avait passé les plus
-belles années de sa vie, auprès d'une épouse qui avait des défauts
-assurément, mais qui était une amie véritable, une de ces amies qu'on
-ne retrouve pas deux fois, et qu'on regrette toujours quand on les a
-perdues. Il obligea la reine Hortense qui n'avait pas encore osé
-rentrer dans ce lieu plein de si poignants souvenirs, à l'accompagner.
-Malgré ses occupations accablantes il consacra plusieurs heures à
-parcourir ce petit château, et ces jardins où Joséphine cultivait des
-fleurs qu'elle faisait venir des quatre parties du globe. En revoyant
-ces objets si chers et si attristants il tomba dans des rêveries
-douloureuses! Quelle différence entre cette année 1815 et ces années
-1800, 1801, 1802, où il était à la fois l'objet de l'admiration, de la
-confiance, de l'amour du monde! Mais alors il ne l'avait ni fatigué,
-ni asservi, ni ravagé, et au lieu d'un tyran les peuples voyaient en
-lui un sauveur! En considérant ces choses, loin de se flatter, il se
-rendait à lui-même la sévère justice du génie, mais il se disait que
-revenu de ses fautes, le monde devrait lui rendre un peu de confiance,
-et lui permettre de montrer la nouvelle sagesse rapportée de l'île
-d'Elbe. Mais les hommes, hélas! ne rendent pas leur confiance quand
-ils l'ont une fois retirée, et Dieu seul accueille le repentir parce
-que seul il peut en juger la sincérité!
-
-Napoléon, en se promenant dans ce lieu tout à la fois attrayant et
-douloureux, dit à la reine Hortense: Pauvre Joséphine! à chaque
-détour de ces allées, je crois la revoir. Sa mort, dont la nouvelle
-est venue me surprendre à l'île d'Elbe, a été l'une des plus vives
-douleurs de cette funeste année 1814. Elle avait des faiblesses sans
-doute, mais celle-là au moins ne m'aurait jamais abandonné!...--
-
-Au retour de la Malmaison, Napoléon voulut que la reine Hortense fît
-exécuter pour lui une copie du portrait le plus ressemblant qu'on eût
-conservé de Joséphine. Ne sachant où il serait dans un mois, il
-désirait emporter avec lui cette espèce de talisman, à l'aide duquel
-il pouvait faire reluire à ses yeux les plus heureuses années de sa
-vie.
-
-[En marge: Long et curieux entretien de Napoléon sur la difficulté de
-diriger les Chambres, lorsque les moyens de les conduire ne sont pas
-préparés de longue main.]
-
-Mais il avait à peine le temps de s'attrister, et il était sans cesse
-arraché à lui-même par les mille affaires qu'il devait expédier avant
-son départ. La direction des Chambres était celle qui après la guerre
-l'occupait le plus. Il eut sur ce sujet plusieurs entretiens, et il
-s'exprima avec la plus rare sagacité, comme si, au lieu d'avoir été
-toute sa vie homme de guerre, administrateur, monarque absolu, il eût
-été premier ministre de Georges IV. La veille de son départ, et prêt à
-monter en voiture, Je ne sais, dit-il à ses ministres, comment vous
-ferez pour conduire les Chambres en mon absence. M. Fouché croit qu'en
-gagnant quelques vieux corrompus, en flattant quelques jeunes
-enthousiastes on domine les assemblées, mais il se trompe. C'est là de
-l'intrigue, et l'intrigue ne mène pas loin. En Angleterre, sans
-négliger absolument ces moyens, on en a de plus grands et de plus
-sérieux. Rappelez-vous M. Pitt, et voyez aujourd'hui lord
-Castlereagh! Les Chambres en Angleterre sont anciennes, et
-expérimentées; elles ont fait depuis longtemps connaissance avec les
-hommes destinés à devenir leurs chefs; elles ont pris de la confiance
-ou du goût pour eux, soit à cause de leurs talents, soit à cause de
-leur caractère; elles les ont en quelque sorte imposés au choix de la
-couronne, et après les avoir faits ministres, il faudrait qu'elles
-fussent bien inconséquentes, bien ennemies d'elles-mêmes et de leur
-pays pour ne pas suivre leur direction. C'est ainsi qu'avec un signe
-de son sourcil M. Pitt les dirigeait, et que les dirige encore
-aujourd'hui lord Castlereagh. Ah, si j'avais de tels instruments, je
-ne craindrais pas les Chambres. Mais ai-je rien de pareil? Voilà,
-parmi ces représentants, des hommes venus de toutes les parties de la
-France, avec de bonnes intentions sans doute, avec le désir que je me
-tire d'affaire et que je les en tire eux-mêmes, mais n'ayant, pour la
-plupart du moins, jamais vécu dans les assemblées, n'ayant jamais eu
-le souci, la responsabilité des événements, inconnus de mes ministres
-et n'en connaissant pas un, personnellement du moins. Qui voulez-vous
-qui les dirige? Certainement je ne pouvais pas mieux choisir mes
-ministres que je ne l'ai fait; je les ai pris pour ainsi dire dans la
-confiance publique. Le pays me les aurait donnés lui-même au scrutin,
-si je les lui avais demandés. Aurait-il pu, en effet, m'indiquer un
-meilleur ministre de la justice que le sage Cambacérès, un plus
-imposant ministre de la guerre que le laborieux et sévère Davout, un
-plus rassurant ministre des affaires étrangères que le grave et
-pacifique Caulaincourt, un ministre de l'intérieur plus capable de
-rassurer et d'armer les patriotes que cet excellent Carnot? Les gens
-de finance ne m'auraient-ils pas signalé eux-mêmes la probité,
-l'habileté du comte Mollien? Et le public ne croit-il pas avoir l'oeil
-du gouvernement toujours ouvert sur lui lorsque M. Fouché est ministre
-de la police? Et pourtant, lequel de vous, messieurs, pourrait se
-présenter aux deux Chambres, leur parler, s'en faire écouter, les
-conduire? J'ai tâché d'y suppléer au moyen de mes ministres d'État, au
-moyen de Regnaud, de Boulay de la Meurthe, de Merlin, de Defermon.
-Certainement, Regnaud a du talent, mais croyez-vous que, dans un cas
-grave, il pourrait dominer les orages? Non, ce n'est pas d'une
-position secondaire qu'on impose aux hommes, qu'on s'en empare, et
-qu'on s'en fait suivre. Hélas! ce n'est pas dans notre paisible
-Conseil d'État qu'on se forme aux tempêtes des assemblées... Non, non,
-ajoutait Napoléon, vous ne gouvernerez pas ces Chambres, et si bientôt
-je ne gagne une bataille, elles vous dévoreront tous, quelque grands
-que vous soyez! Je n'ai pas pu, vous le savez, refuser de les
-convoquer, car je me suis trouvé dans un cercle vicieux. J'avais donné
-moi-même l'Acte additionnel afin de prévenir les discussions
-interminables et confuses d'une nouvelle Constituante, mais on n'a pas
-voulu croire à l'Acte additionnel, et pour y faire croire il m'a fallu
-convoquer des Chambres, qui, je le vois bien, vont se faire
-constituantes. Tout cela se tenait. Actuellement il faut nous en tirer
-comme nous pourrons. Les ministres à portefeuille administreront, les
-ministres d'État parleront de leur mieux, et moi j'irai combattre. Si
-je suis victorieux, nous obligerons tout le monde à se renfermer dans
-ses attributions, et nous aurons le temps de nous habituer à ce
-nouveau régime. Si je suis vaincu, Dieu sait ce qui arrivera de vous
-et de moi! Tel était notre sort, que rien ne pouvait conjurer! Dans
-vingt ou trente jours, tout sera décidé. Pour le présent, faisons ce
-qui se peut, nous verrons ensuite! Mais que les amis de la liberté y
-pensent bien, si par leur maladresse ils perdent la partie, ce n'est
-pas moi qui la gagnerai, ce sont les Bourbons!--
-
-[En marge: Décret rendu sur l'organisation du gouvernement, en
-l'absence de l'Empereur.]
-
-Après ce singulier entretien qu'il eut dans la nuit qui précéda son
-départ, Napoléon décida par un décret que les ministres, auxquels
-s'adjoindraient ses frères, formeraient un conseil de gouvernement
-sous la présidence de Joseph; que les quatre ministres d'État,
-secondés par six conseillers d'État nommés à cet effet, seraient
-chargés des rapports avec les Chambres, se présenteraient à elles au
-nom de la couronne, discuteraient les lois, et donneraient les
-explications nécessaires lorsqu'il faudrait justifier les actes du
-gouvernement. En signant ce décret il sourit, et répéta plusieurs
-fois: Ah! ah! vous avez grand besoin que je gagne une bataille!--Ces
-paroles ne signifiaient certainement pas qu'il attendait une victoire
-pour briser les Chambres et revenir au gouvernement absolu, car il
-n'entrevoyait pas comment on pourrait, dans l'état des esprits,
-gouverner au nom d'une autorité unique et silencieuse, mais que les
-anxiétés naissant du danger étant dissipées, la confiance en sa
-fortune étant revenue, il remettrait un peu d'ensemble et d'unité dans
-les volontés, et rendrait possible la marche des choses. Victorieux,
-il n'aurait peut-être pas borné là ses voeux, mais pour le moment il
-était convaincu que la cause de la liberté modérée était la sienne, et
-que le triomphe des idées opposées était le triomphe des Bourbons.--Si
-nous ne réussissons pas dans cet essai, répéta-t-il plusieurs fois,
-nous n'avons qu'à céder la place à Louis XVIII.--Il ne prévoyait pas
-qu'avec les Bourbons eux-mêmes, appuyés sur cinq cent mille étrangers,
-la liberté renaîtrait pourvu qu'on rendît au pays le droit de voter
-les lois et les budgets dans une assemblée indépendante, fût-elle
-composée des plus violents royalistes!
-
-[En marge: Adresses des deux Chambres.]
-
-Les deux Chambres, pendant ces trois derniers jours, avaient préparé
-leurs adresses. Dans la Chambre des représentants il s'éleva encore
-divers incidents qui révélaient toujours le désir de rester unis à
-l'Empereur, mais la crainte de paraître serviles. M. Félix
-Lepelletier, pour répondre à la motion relative au serment, proposa de
-déclarer Napoléon sauveur de la patrie. Aussitôt la profonde anxiété
-des visages fit voir qu'on tremblait d'être sur le chemin de
-l'adulation.--Qu'est-ce que vous déclarerez, s'écria un interrupteur,
-lorsque Napoléon l'aura sauvée?--Alors, sur d'adroites réflexions de
-quelques représentants dévoués au gouvernement, on écarta cette
-proposition inopportune. Du reste, le projet d'adresse était plein de
-la pensée du moment, c'est-à-dire union avec Napoléon, mais soin
-extrême à veiller sur les libertés publiques, et grande application à
-revoir les Constitutions impériales, à les raccorder avec l'Acte
-additionnel, qu'au fond on voulait refaire en entier. La Chambre des
-pairs elle-même, aussi peu expérimentée que celle des représentants,
-avait voulu obéir aux tendances du jour, en disant dans son adresse
-que si le succès répondait à la justice de notre cause, aux espérances
-qu'on était accoutumé à concevoir du génie de l'Empereur et de la
-bravoure de l'armée, _la nation n'aurait plus à craindre que
-l'entraînement de la prospérité et les séductions de la victoire_.
-Cette phrase avait inquiété le prince Cambacérès, qui avait demandé à
-la communiquer à Napoléon. Celui-ci l'avait vivement improuvée, et
-elle avait été ainsi modifiée: _Si le succès répond à la justice de
-notre cause... la France n'en veut d'autre fruit que la paix. Nos
-institutions garantissent à l'Europe que jamais le gouvernement
-français ne peut être entraîné par les séductions de la victoire._
-Après une discussion assez vive, la nouvelle rédaction avait prévalu.
-
-Ainsi, comme il arrive souvent, chacun oubliant son rang et son rôle,
-se faisait le flatteur de l'esprit dominant. Napoléon devait recevoir
-les deux Chambres avant de partir, et il résolut de leur adresser de
-sages conseils, ce que les circonstances autorisaient, et ce qui n'est
-point défendu à la couronne (surtout quand elle a raison) dans la
-monarchie la plus rigoureusement constitutionnelle. Napoléon reçut les
-Chambres le 11 juin. Après avoir écouté l'adresse des pairs, il leur
-fit la réponse suivante:
-
-[En marge: Réponse de Napoléon à ces adresses.]
-
-«La lutte dans laquelle nous sommes engagés est sérieuse.
-_L'entraînement de la prospérité_ n'est pas le danger qui nous menace
-aujourd'hui. C'est sous les _Fourches Caudines_ que les étrangers
-veulent nous faire passer!
-
-»La justice de notre cause, l'esprit public de la nation et le courage
-de l'armée sont de puissants motifs pour espérer des succès; mais si
-nous avions des revers, c'est alors surtout que j'aimerais à voir
-déployer toute l'énergie de ce grand peuple; c'est alors que je
-trouverais dans la Chambre des pairs des preuves d'attachement à la
-patrie et à moi.
-
-»C'est dans les temps difficiles que les grandes nations, comme les
-grands hommes, déploient toute l'énergie de leur caractère, et
-deviennent un objet d'admiration pour la postérité...»
-
-Napoléon dit à la Chambre des représentants, après avoir entendu la
-lecture de son adresse:
-
-»Je retrouve avec satisfaction mes propres sentiments dans ceux que
-vous m'exprimez. Dans ces graves circonstances, ma pensée est absorbée
-par la guerre imminente au succès de laquelle sont attachés
-l'indépendance et l'honneur de la France.
-
-»Je partirai cette nuit pour me mettre à la tête de l'armée; les
-mouvements des différents corps ennemis y rendent ma présence
-indispensable. Pendant mon absence, je verrais avec plaisir qu'une
-commission nommée par chaque Chambre méditât sur l'ensemble de nos
-institutions.
-
-»La Constitution est notre point de ralliement; elle doit être notre
-étoile polaire dans ces moments d'orage. Toute discussion publique
-qui tendrait à diminuer directement ou indirectement la confiance
-qu'on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur pour l'État.
-Nous nous trouverions au milieu des écueils sans boussole et sans
-direction. La crise où nous sommes engagés est forte. N'imitons pas
-l'exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous côtés par les Barbares,
-se rendit la risée de la postérité, en s'occupant de discussions
-abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la
-ville.................»
-
-Ces belles et sévères paroles blessèrent ceux qui allaient bientôt les
-mériter, mais firent une profonde impression sur la majorité, tant
-elles étaient justes et frappantes. Il était bien vrai, du reste, que
-le danger à craindre n'était pas celui de la victoire! Il était bien
-vrai aussi qu'il fallait se défendre de rappeler les discussions des
-Grecs du Bas-Empire sous les coups du bélier de Mahomet! Les
-représentants, assistant en grand nombre à cette cérémonie, avaient
-commencé à applaudir, quand M. Lanjuinais leur interdit les
-applaudissements, sous le prétexte du respect dû à la couronne.
-Napoléon leur eût pardonné assurément un pareil manque de respect. La
-majorité fut mécontente de l'interdiction du président, car elle était
-dévouée à Napoléon, en qui elle voyait le défenseur de la Révolution
-et de la France. Chacun se retira exprimant des idées différentes, les
-amis de Napoléon criant contre le parti de l'étranger, ses ennemis au
-contraire prétendant qu'il fallait préparer un décret de l'assemblée
-pour empêcher qu'elle ne fût dissoute, car, disaient-ils, le premier
-acte de Napoléon victorieux serait de dissoudre les Chambres. Ils ne
-prenaient pas garde qu'un décret de l'assemblée pour prévenir l'usage
-du droit de dissolution, serait tout simplement une violation
-audacieuse de la Constitution. Quant à la majorité, croyant de bonne
-foi que ce serait une occupation patriotique et saine que de
-travailler à remanier nos lois, elle songeait à nommer une commission
-chargée de reviser et de fondre ensemble toutes les constitutions
-impériales.
-
-[En marge: Adieux de Napoléon à ses ministres et à sa famille.]
-
-[En marge: Son départ pour l'armée le 12 juin au matin.]
-
-Napoléon, après s'être séparé des membres des deux Chambres dans cette
-même soirée du dimanche, acheva ses apprêts, adressa ses adieux à ses
-ministres, donna au maréchal Davout, nommé commandant en chef de
-Paris, ses dernières instructions pour la défense de la capitale, fit
-à Carnot, dont la sincérité l'avait touché, un adieu cordial, froid
-mais sans apparence d'humeur à M. Fouché, et passa les derniers
-instants avec sa famille et ses amis les plus intimes. En sentant
-l'heure des combats approcher, il était ranimé, car il retrouvait sous
-ses pieds le terrain où il avait toujours marché en maître. Il serra
-tendrement dans ses bras sa fille adoptive, la reine Hortense, et il
-dit à madame Bertrand, en lui donnant la main avant de monter en
-voiture: Il faut espérer, madame Bertrand, que nous n'aurons pas
-bientôt à regretter l'île d'Elbe.--Hélas, le moment approchait où il
-aurait tout à regretter, tout, même les plus mauvais jours! Il partit
-le lundi 12 juin, à trois heures et demie du matin.
-
-Telle fut jusqu'à la période des événements militaires, laquelle fut
-si courte, comme on le verra bientôt, telle fut l'époque sombre et
-fatale dite des Cent Jours, époque qui après avoir débuté par un
-triomphe extraordinaire, se changea tout à coup en difficultés, en
-amertumes, en sombres pressentiments! L'explication de ce contraste
-est facile à donner: de Porto-Ferrajo à Paris, du 26 février au 20
-mars, Napoléon fut en présence des fautes des Bourbons, et alors tout
-fut succès éblouissant pour lui, de Porto-Ferrajo à Cannes, de Cannes
-à Grenoble, de Grenoble à Lyon, de Lyon à Paris! Il semblait que la
-fortune elle-même, revenue à son favori, s'empressât de le seconder en
-mettant à sa disposition tantôt les vents dont sa flottille avait
-besoin, tantôt les hommes sur lesquels son ascendant devait être
-irrésistible. Mais à peine entré à Paris, il ne se trouva plus en
-présence des fautes des Bourbons, mais en présence des siennes, de
-celles qu'il avait accumulées pendant son premier règne, et alors tout
-son génie, tout son repentir même semblèrent impuissants! Le traité de
-Paris qu'il avait si obstinément refusé en 1814 jusqu'à lui préférer
-la perte du trône, il l'accepta sans hésiter, et demanda la paix à
-l'Europe avec une humilité qui du reste convenait à sa gloire.--Non,
-répondit l'Europe, vous offrez la paix, mais sans la vouloir
-sincèrement. Et elle repoussa le suppliant même jusqu'à fermer la
-frontière à ses courriers!--Napoléon s'adressa ensuite à la France, et
-lui offrit sincèrement la liberté, car si son caractère répugnait aux
-entraves, son génie comprenait qu'il n'était plus possible de
-gouverner sans la nation, et surtout qu'il ne lui restait qu'un
-parti, celui de la liberté. La France ne dit pas non comme l'Europe,
-mais elle parut douter, et pour la convaincre, Napoléon se vit obligé
-de convoquer immédiatement les Chambres, les Chambres pleines de
-partis agités, acharnés, implacables, lesquels pour tout appui contre
-l'Europe n'avaient à lui offrir que leurs divisions. Repoussé par
-l'Europe, accueilli par les doutes de la France dans un moment où il
-aurait eu besoin de tout son appui, Napoléon, après vingt jours de
-joie, tomba dans une sombre tristesse, qu'il ne secouait dans certains
-moments qu'en travaillant à tirer des débris de notre état militaire
-l'armée héroïque et malheureuse de Waterloo! Ainsi triomphant des
-fautes des Bourbons, succombant sous les siennes, il donna au monde
-après tant de spectacles si grandement instructifs, un dernier
-spectacle, plus profondément moral et plus profondément tragique que
-les précédents, le génie, vainement, quoique sincèrement repentant!
-Et, disons-le, au milieu de ces vicissitudes, de ces vingt jours de
-courte joie, de ces cent jours de tristesse mortelle, il y eut un
-acteur de ces grandes scènes qui n'eut pas un jour de contentement,
-pas un seul, ce fut la France! la France victime infortunée des fautes
-des Bourbons comme de celles de Napoléon, victime pour les avoir
-laissé commettre, ce qui fut à elle sa faute et sa punition! Triste
-siècle que le nôtre, du moins pour ceux qui en ont vu la première
-moitié! Fasse le Ciel que la génération qui nous suit, et qui est
-appelée à en remplir la seconde moitié, voie des jours meilleurs!
-Mais qu'elle veuille bien nous en croire, c'est en profitant des
-leçons dont ce demi-siècle abonde, et que cette histoire s'attache à
-mettre en lumière, qu'elle pourra obtenir ces jours meilleurs, et
-surtout les mériter!
-
-
-FIN DU LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME ET DU TOME DIX-NEUVIÈME.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME DIX-NEUVIÈME.
-
-
-LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.
-
-L'ÎLE D'ELBE.
-
- Séjour de lord Castlereagh à Paris. -- Il obtient de Louis XVIII la
- concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet
- en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. -- L'Autriche
- envoie cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en
- Dauphiné. -- État intérieur de la France; redoublement
- d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et
- d'irritation chez les militaires. -- Découverte des restes de
- Louis XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. -- Épuration de la
- magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M.
- Merlin par M. Mourre. -- Trouble populaire à l'occasion des
- funérailles de mademoiselle Raucourt. -- Reprise du procès du
- général Exelmans. -- Acquittement de ce général. -- Pour la
- première fois l'armée française disposée à intervenir dans la
- politique. -- Jeunes généraux formant le dessein de renverser les
- Bourbons. -- Complot des frères Lallemand et de
- Lefebvre-Desnoëttes. -- Répugnance des grands personnages de
- l'Empire à se mêler de semblables entreprises. -- M. Fouché,
- moins scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. -- M.
- de Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe,
- charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se
- passe, sans oser y ajouter un conseil. -- Établissement de
- Napoléon à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. -- Organisation
- de sa petite armée et de sa petite marine. -- Ce qu'il fait pour
- la prospérité de l'île. -- État de ses finances. -- Impossibilité
- pour Napoléon d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a
- amenées avec lui. -- Cette circonstance et les nouvelles qu'il
- reçoit du continent le disposent à ne pas rester à l'île d'Elbe.
- -- Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui donne.
- -- Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les
- souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le
- déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en
- France au dernier degré d'exaspération. -- Il prend tout à coup
- la résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues
- nuits, si favorables à son évasion, fassent place aux longs
- jours. -- L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans
- cette résolution. -- Préparatifs secrets de son entreprise, dont
- l'exécution est fixée au 26 février. -- Son dernier message à
- Murat et son embarquement le 26 février au soir. -- Circonstances
- diverses de sa navigation. -- Débarquement au golfe Juan le 1er
- mars. -- Surprise et incertitude des habitants de la côte. --
- Tentative manquée sur Antibes. -- Séjour de quelques heures à
- Cannes. -- Choix à faire entre les deux routes, celle des
- montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à
- Marseille. -- Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par
- ce choix assure le succès de son entreprise. -- Départ le 1er
- mars au soir pour Grasse. -- Marche longue et fatigante à travers
- les montagnes. -- Arrivée le second jour à Sisteron. -- Motifs
- pour lesquels cette place ne se trouve pas gardée. -- Occupation
- de Sisteron, et marche sur Gap. -- Ce qui se passait en ce moment
- à Grenoble. -- Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du
- peuple et des militaires. -- Résolution du préfet et des généraux
- de faire leur devoir. -- Envoi de troupes à La Mure pour barrer
- la route de Grenoble. -- Napoléon, après avoir occupé Gap, se
- porte sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5e de
- ligne envoyé pour l'arrêter. -- Il se présente devant le front du
- bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5e. -- Ceux-ci
- répondent à ce mouvement par le cri de _Vive l'Empereur!_ et se
- précipitent vers Napoléon. -- Après ce premier succès, Napoléon
- continue sa marche sur Grenoble. -- En route il rencontre le 7e
- de ligne, commandé par le colonel de La Bédoyère, lequel se donne
- à lui. -- Arrivée devant Grenoble le soir même. -- Les portes
- étant fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à
- Napoléon. -- Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à
- toutes les autorités civiles et militaires. -- Napoléon séjourne
- le 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est
- emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. -- Le 9 il
- s'achemine lui-même sur Lyon. -- La nouvelle de son débarquement
- parvient le 5 mars à Paris. -- Effet qu'elle y produit. -- On
- fait partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le
- maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le
- duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. -- Convocation immédiate
- des Chambres. -- Inquiétude des classes moyennes, et profond
- chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du
- retour de Napoléon. -- Les royalistes modérés, et à leur tête MM.
- Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le
- parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de
- l'État dans le sens des opinions libérales. -- Les royalistes
- ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs actuels que
- des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à aucune
- concession. -- Louis XVIII tombe dans une extrême perplexité, et
- ne prend point de parti. -- Suite des événements entre Grenoble
- et Lyon. -- Arrivée du comte d'Artois à Lyon. -- Il est accueilli
- avec froideur par la population, et avec malveillance par les
- troupes. -- Vains efforts du maréchal Macdonald pour engager les
- militaires de tout grade à faire leur devoir. -- L'aspect des
- choses devient tellement alarmant, que le maréchal Macdonald fait
- repartir pour Paris le comte d'Artois et le duc d'Orléans. -- Il
- reste seul de sa personne pour organiser la résistance. --
- L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10 mars au soir
- devant le pont de la Guillotière, les soldats qui gardaient le
- pont crient: _Vive l'Empereur!_ ouvrent la ville aux troupes
- impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald pour le
- réconcilier avec Napoléon. -- Le maréchal s'enfuit au galop afin
- de rester fidèle à son devoir. -- Entrée triomphale de Napoléon à
- Lyon. -- Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à tout le
- monde qu'il veut la paix et la liberté. -- Décrets qu'il rend
- pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps électoral en
- champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses mesures le
- succès de son entreprise. -- Après avoir séjourné à Lyon le temps
- indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par la route
- de la Bourgogne. -- Accueil enthousiaste qu'il reçoit à Mâcon et
- à Chalon. -- Message du grand maréchal Bertrand au maréchal Ney.
- -- Sincère disposition de ce dernier à faire son devoir, mais
- embarras où il se trouve au milieu de populations et de troupes
- invinciblement entraînées vers Napoléon. -- Le maréchal Ney lutte
- deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes et les
- troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à Napoléon.
- -- Marche triomphale de Napoléon à travers la Bourgogne. -- Son
- arrivée à Auxerre le 17 mars. -- Projet de s'y arrêter deux jours
- pour concentrer ses troupes et marcher militairement sur Paris.
- -- État de la capitale pendant ces derniers jours. -- Les efforts
- des royalistes modérés pour amener un rapprochement avec le parti
- constitutionnel ayant échoué, on ne change que le ministre de la
- guerre dont on se défie, et le directeur de la police qu'on ne
- croit pas assez capable. -- Avénement du duc de Feltre au
- ministère de la guerre. -- Tentative des frères Lallemand, et son
- insuccès. -- Cette circonstance rend quelque espérance à la cour,
- et on tient une séance royale où Louis XVIII est fort applaudi.
- -- Projet de la formation d'une armée sous Melun, commandée par
- le duc de Berry et le maréchal Macdonald. -- Séjour de Napoléon à
- Auxerre. -- Son entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche
- adroitement de lui faire des conditions. -- Son départ le 19, et
- son arrivée à Fontainebleau dans la nuit. -- À la nouvelle de son
- approche, la famille royale se décide à quitter Paris. -- Départ
- de Louis XVIII et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20.
- -- Ignorance où l'on est le 20 au matin du départ de la famille
- royale. -- Les officiers à la demi-solde, assemblés
- tumultueusement sur la place du Carrousel, finissent par
- apprendre que le palais est vide, et y font arborer le drapeau
- tricolore. -- Tous les grands de l'Empire y accourent. --
- Napoléon parti de Fontainebleau dans l'après-midi arrive le soir
- à Paris. -- Scène tumultueuse de son entrée aux Tuileries. --
- Causes et caractère de cette étrange révolution. 1 à 228
-
-
-LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.
-
-L'ACTE ADDITIONNEL.
-
- Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers
- entretiens. -- Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même
- du 20 mars. -- Le prince Cambacérès provisoirement chargé de
- l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au
- ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le
- général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui
- des affaires étrangères, etc.... -- Le comte de Lobau nommé
- commandant de la première division militaire, avec mission de
- rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque
- tous traverser la capitale. -- Le 21 mars au matin Napoléon se
- met à l'oeuvre, et se saisit de toutes les parties du
- gouvernement. -- Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès
- pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le Rhin? --
- Raisons péremptoires contre une telle résolution. -- Napoléon
- prend le parti de s'arrêter, et d'organiser ses forces
- militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base du traité
- de Paris. -- Ordre au général Exelmans de suivre avec trois mille
- chevaux la retraite de la cour fugitive. -- Séjour de Louis XVIII
- à Lille. -- Accueil froid mais respectueux des troupes. --
- Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux.
- -- Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à Dunkerque et
- de s'y établir. -- Louis XVIII approuve d'abord cet avis, puis
- change de résolution et se retire à Gand. -- Les troupes et les
- maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant de le
- suivre au delà. -- Licenciement de la maison militaire. --
- Pacification du nord et de l'est de la France. -- Courte
- apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa prompte retraite en
- Angleterre. -- La politique des chefs vendéens est d'attendre la
- guerre générale avant d'essayer une prise d'armes. -- Madame la
- duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où la population paraît
- disposée à la soutenir. -- Le général Clausel chargé de ramener
- Bordeaux à l'autorité impériale. -- M. de Vitrolles essaie
- d'établir un gouvernement royal à Toulouse. -- Voyage de M. le
- duc d'Angoulême à Marseille. -- Ce prince réunit quelques
- régiments pour marcher sur Lyon. -- Les troubles du Midi
- n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la France comme
- définitivement pacifiée par le départ de Louis XVIII. -- Tout en
- affichant les sentiments les plus pacifiques Napoléon, certain
- d'avoir la guerre, commence ses préparatifs militaires sur la
- plus grande échelle. -- Son plan conçu et ordonné du 25 au 27
- mars. -- Formation de huit corps d'armée, sous le titre de corps
- d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris, destinés à agir
- les premiers. -- Reconstitution de la garde impériale. -- Pour ne
- pas recourir à la conscription Napoléon rappelle les semestriers,
- les militaires en congé illimité, et se flatte de réunir ainsi
- 400 mille hommes dans les cadres de l'armée active. -- Il se
- réserve de rappeler plus tard la conscription de 1815, pour
- laquelle il croit n'avoir pas besoin de loi. -- Les officiers à
- la demi-solde employés à former les 4e et 5e bataillons. --
- Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes nationales d'élite
- afin de leur confier la défense des places et de quelques
- portions de la frontière. -- Création d'ateliers extraordinaires
- d'armes et d'habillements, et rétablissement du dépôt de
- Versailles. -- Armement de Paris et de Lyon. -- La marine appelée
- à contribuer à la défense de ces points importants. -- Après
- avoir donné ces ordres, Napoléon expédie quelques troupes au
- général Clausel pour soumettre Bordeaux, et envoie le général
- Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du duc d'Angoulême.
- -- Réception, le 28 mars, des grands corps de l'État. --
- Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la promesse de
- maintenir la paix, et de modifier profondément les institutions
- impériales. -- Prompte répression des essais de résistance dans
- le Midi. -- Entrée du général Clausel à Bordeaux, et embarquement
- de madame la duchesse d'Angoulême. -- Arrestation de M. de
- Vitrolles à Toulouse. -- Campagne de M. le duc d'Angoulême sur le
- Rhône. -- Capitulation de ce prince. -- Napoléon le fait
- embarquer à Cette. -- Soumission générale à l'Empire. --
- Continuation des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9e
- corps. -- État de l'Europe. -- Refus de recevoir les courriers
- français, et singulière exaltation des esprits à Vienne. --
- Déclaration du congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis
- hors la loi des nations. -- Cette déclaration envoyée par
- courriers extraordinaires sur toutes les frontières de France. --
- On enlève le Roi de Rome à Marie-Louise, et on oblige cette
- princesse à se prononcer entre Napoléon et la coalition. --
- Marie-Louise renonce à son époux, et consent à rester à Vienne
- sous la garde de son père et des souverains. -- En apprenant le
- succès définitif de Napoléon et son entrée à Paris, le congrès
- renouvelle l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars. -- Le
- duc de Wellington, quoique sans instructions de son gouvernement,
- ne craint pas d'engager l'Angleterre, et signe le traité du 25
- mars. -- Plan de campagne, et projet de faire marcher 800 mille
- hommes contre la France. -- Deux principaux rassemblements, un à
- l'Est sous le prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord
- Wellington et Blucher. -- Départ de lord Wellington pour
- Bruxelles, et envoi du traité du 25 mars à Londres. -- État des
- esprits en Angleterre. -- La masse de la nation anglaise,
- dégoûtée de la guerre, mécontente des Bourbons, et frappée des
- déclarations réitérées de Napoléon, voudrait qu'on mît ses
- dispositions pacifiques à l'épreuve. -- Le cabinet, décidé à
- ratifier les engagements contractés par lord Wellington, mais
- embarrassé par l'état de l'opinion, prend le parti de dissimuler
- avec le Parlement, et lui propose un message trompeur qui
- n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on ratifie en
- secret le traité du 25 mars, et qu'on se prononce ainsi pour la
- guerre. -- Discussion et adoption du message au Parlement, dans
- la croyance qu'il ne s'agit que de simples précautions. -- Deux
- membres du cabinet britannique envoyés en Belgique pour
- s'entendre avec lord Wellington. -- État de la cour de Gand. --
- Violences des Allemands et menace de partager la France. -- Lord
- Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et malgré
- l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les
- hostilités avant la concentration de toutes les forces coalisées.
- -- Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe, n'ayant
- plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité à la
- nation. -- Publication, le 13 avril, du rapport de M. de
- Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations
- qu'on vient d'essuyer. -- Revue de la garde nationale, et langage
- énergique de Napoléon. -- Napoléon redouble d'activité dans ses
- préparatifs militaires, et fait insérer au _Moniteur_ les décrets
- relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés
- jusque-là sans aucune publicité. -- Tristesse de Napoléon et du
- public. -- Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a
- faite de modifier les institutions impériales. -- Il n'hésite pas
- à donner purement et simplement la monarchie constitutionnelle.
- -- Son opinion sur les diverses questions qui se rattachent à
- cette grave matière. -- Il ne veut pas convoquer une
- Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée
- révolutionnaire sur les bras. -- Il prend la résolution de
- rédiger lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle,
- et de la présenter à l'acceptation de la France. -- Ayant appris
- que M. Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait
- appeler, et lui confie la rédaction de la nouvelle constitution.
- -- Napoléon paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant,
- sauf l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et
- le titre de la nouvelle constitution. -- Napoléon veut absolument
- la qualifier d'_Acte additionnel aux constitutions de l'Empire_.
- -- Le projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin
- Constant est nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage.
- -- Rédaction définitive et promulgation de la nouvelle
- constitution sous le titre d'_Acte additionnel_. -- Caractère de
- cet acte. 229 à 446
-
-
-LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.
-
-LE CHAMP DE MAI.
-
- Publication de l'Acte additionnel. -- Effet qu'il produit. --
- Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée de toutes
- les constitutions que la France ait jamais obtenues, il est
- très-mal accueilli. -- Motifs de ce mauvais accueil. -- La France
- ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que
- l'Europe lorsqu'il parle de paix. -- Déchaînement des royalistes
- et froideur des révolutionnaires. -- Le parti constitutionnel est
- le seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et
- néanmoins il reste défiant. -- Importance du rôle de M. de
- Lafayette en cette circonstance. -- Le parti constitutionnel met
- des conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate
- des Chambres. -- Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des
- Chambres assemblées pendant les premières opérations de la
- campagne. -- On lui force la main, et avant même l'acceptation
- définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à
- exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. -- Il
- appelle en même temps le corps électoral au _Champ de Mai_. --
- Ces mesures produisent un certain apaisement dans les esprits. --
- Suite des événements à Vienne et à Londres. -- Quoique
- très-animées, les puissances cependant ne laissent pas de
- considérer comme fort grave la lutte qui se prépare. --
- L'Autriche voudrait essayer de se débarrasser de Napoléon en lui
- suscitant des embarras intérieurs. -- Tentative d'une négociation
- occulte avec M. Fouché. -- Envoi à Bâle d'un agent secret. --
- Napoléon découvre cette sourde menée, et, pour la déjouer,
- dépêche M. Fleury de Chaboulon à Bâle. -- Explication violente
- avec M. Fouché, surpris en trahison flagrante. -- Pour le moment
- cette menée n'a pas de suite. -- La coalition persiste, et le
- ministère britannique, poussé à bout, finit par avouer au
- Parlement le projet de recommencer immédiatement la guerre. --
- L'opposition se dit trompée, le Parlement le croit, et vote
- néanmoins la guerre à une grande majorité. -- Marche des armées
- ennemies vers la France. -- Aventures de Murat en Italie. -- Sa
- folle entreprise et sa triste fin. -- Il s'enfuit en Provence. --
- Sinistre augure que tout le monde en tire pour Napoléon, et que
- ce dernier en tire lui-même. -- Progrès des préparatifs
- militaires. -- Formation spontanée des fédérés. -- Services que
- Napoléon espère en obtenir pour la défense de Lyon et de Paris.
- -- Tandis que les révolutionnaires se décident à appuyer
- Napoléon, les royalistes lèvent le masque, et commencent la
- guerre civile en Vendée. -- Premiers mouvements insurrectionnels
- dans les quatre subdivisions de l'ancienne Vendée, et combat
- d'Aizenay. -- Promptes mesures de Napoléon. -- Il se prive de
- vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles contre
- l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. -- En même temps
- il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs
- vendéens. -- Résultat et esprit des élections. -- Réunion de la
- Chambre des pairs et de celle des représentants. -- Dispositions
- de celle-ci. -- Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon
- contre l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître
- servile. -- Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême
- susceptibilité. -- Napoléon en est vivement affecté. -- Champ de
- Mai. -- Grandeur et tristesse de cette cérémonie. -- Adresses des
- deux Chambres. -- Conseils dignes et sévères de Napoléon. -- Ses
- profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour
- subsister devant des Chambres. -- Sinistres présages. -- Il
- quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. --
- Adieux à ses ministres et à sa famille. -- Dernières
- considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire.
- 447 à 630
-
-
-FIN DE LA TABLE DU TOME DIX-NEUVIÈME.
-
-
-[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
-
-Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
-
---Le titre de l'illustration page 402 "Napoléon" a été rajouté lors de
-la création de ce fichier; le titre original n'étant pas lisible.]
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE
-L'EMPIRE (19/20) ***
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the
-United States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for an eBook, except by following
-the terms of the trademark license, including paying royalties for use
-of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
-copies of this eBook, complying with the trademark license is very
-easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
-of derivative works, reports, performances and research. Project
-Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may
-do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
-by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
-license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country other than the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you will have to check the laws of the country where
- you are located before using this eBook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm website
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that:
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
-the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set
-forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation's website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
-widespread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This website includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/old/67136-0.zip b/old/67136-0.zip
deleted file mode 100644
index b6ed92d..0000000
--- a/old/67136-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/67136-h.zip b/old/67136-h.zip
deleted file mode 100644
index 250502a..0000000
--- a/old/67136-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/67136-h/67136-h.htm b/old/67136-h/67136-h.htm
deleted file mode 100644
index bf5da3a..0000000
--- a/old/67136-h/67136-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,19019 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
-"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
-
-<head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=utf-8" />
-<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire du Consulat et de l'Empire, Vol. 19; Author: A. Thiers.</title>
-<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg" />
-
-<style type="text/css">
-<!--
-
-body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;}
-
-h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;}
-h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.5em;}
-
-a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;}
-a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; }
-
-sup {line-height: 0em;}
-
-p {text-indent: 1em;}
-p.tn {margin-left: 10%; width: 80%;}
-
-.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;}
-.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;}
-
-.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;}
-.smaller {font-size: smaller;}
-.small {font-size: 70%;}
-
-.center {text-align: center; text-indent: 0em;}
-.right {text-align: right;}
-.slim {margin-left: 20%; margin-right: 20%; text-indent: 0em;}
-
-.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;}
-.toc p {text-indent: 0em;}
-.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; margin-bottom: 2em;
- text-indent: -2em; font-size: 95%;}
-.quote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 95%;}
-.date {text-align: right; margin-right: 10%;}
-.sig {text-align: right; margin-right: 20%;}
-.footnote p {text-indent: 0em;}
-
-.sidedate {width: auto; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em;
- padding-left: .5em; padding-right: .5em;
- margin-left: 1em;
- float: right; clear: right; margin-top: 1em;
- font-size: smaller; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px;
- text-align: left; text-indent: 0em;}
-.sidenote {width: 20%; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em;
- padding-left: .5em; padding-right: .5em;
- margin-right: 1em;
- float: left; clear: left; margin-top: 0.3em;
- font-size: 80%; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px;
- text-align: center; text-indent: 0em;}
-
-.pagenum {visibility: hidden;
- position: absolute; right:0; text-align: right;
- font-size: 10px;
- font-weight: normal; font-variant: normal;
- font-style: normal; letter-spacing: normal;
- color: #C0C0C0; background-color: inherit;}
-
-.ralign {position: absolute; right: 5%; text-align: right; top: auto;}
-
-.figcenter {text-align: center;}
-.caption {font-variant: small-caps; font-size: 90%;}
-
--->
-</style>
-</head>
-
-<body>
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Histoire du Consulat et de l'Empire (19/20)</span>, by Adolphe Thiers</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Histoire du Consulat et de l'Empire (19/20)</span></p>
-<p style='display:block; margin-left:2em; text-indent:0; margin-top:0; margin-bottom:1em;'><span lang='fr' xml:lang='fr'>faisant suite à l''Histoire de la Révolution Française'</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Adolphe Thiers</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: January 10, 2022 [eBook #67136]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE (19/20)</span> ***</div>
-
-<p class="p4 center">HISTOIRE<br />
-<span class="smaller">DU</span><br />
- CONSULAT<br />
-<span class="smaller">ET DE</span><br />
- L'EMPIRE</p>
-
-<p class="p2 center">TOME XIX</p>
-
-<p class="p4 slim">L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
-Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
-Espagnole et Italienne.</p>
-<p class="slim">Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
-Librairie) le 10 août 1861.</p>
-
-<p class="p2 smaller center">PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
-
-
-<p class="p4 center"><b>HISTOIRE<br />
-<span class="smaller">DU</span><br />
- CONSULAT<br />
-<span class="smaller">ET DE</span><br />
- L'EMPIRE</b></p>
-
-<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br />
- À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p>
-
-<p class="p2 center">PAR M. A. THIERS</p>
-
-<p class="p4 center smaller">TOME DIX-NEUVIÈME</p>
-
-<div class="figcenter">
-<a id="img001" name="img001"></a>
-<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title="" />
-</div>
-
-<p class="p4 center small">Paris<br />
- LHEUREUX ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br />
- 60, RUE RICHELIEU<br />
- 1861</p>
-
-<div class="chapter">
-<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br />
-DU CONSULAT<br />
-ET<br />
-DE L'EMPIRE.</h1>
-
-<h2>LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.<br />
-<span class="smaller">L'ÎLE D'ELBE.</span></h2>
-
-<p class="resume">
- Séjour de lord Castlereagh à Paris. &mdash; Il obtient de Louis XVIII la
- concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet
- en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. &mdash; L'Autriche envoie
- cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en
- Dauphiné. &mdash; État intérieur de la France; redoublement
- d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et
- d'irritation chez les militaires. &mdash; Découverte des restes de Louis
- XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. &mdash; Épuration de la
- magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M.
- Merlin par M. Mourre. &mdash; Trouble populaire à l'occasion des
- funérailles de mademoiselle Raucourt. &mdash; Reprise du procès du
- général Exelmans. &mdash; Acquittement de ce général. &mdash; Pour la première
- fois l'armée française disposée à intervenir dans la
- politique. &mdash; Jeunes généraux formant le dessein de renverser les
- Bourbons. &mdash; Complot des frères Lallemand et de
- Lefebvre-Desnoëttes. &mdash; Répugnance des grands personnages de
- l'Empire à se mêler de semblables entreprises. &mdash; M. Fouché, moins
- scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. &mdash; M. de
- Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe,
- charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se
- passe, sans oser y ajouter un conseil. &mdash; Établissement de Napoléon
- à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. &mdash; Organisation de sa
- petite armée et de sa petite marine. &mdash; Ce qu'il fait pour la
- prospérité de l'île. &mdash; État de ses finances. &mdash; Impossibilité pour
- Napoléon <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a
- amenées avec lui. &mdash; Cette circonstance et les nouvelles qu'il
- reçoit du continent le disposent à ne pas rester à l'île
- d'Elbe. &mdash; Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui
- donne. &mdash; Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les
- souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le
- déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en
- France au dernier degré d'exaspération. &mdash; Il prend tout à coup la
- résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues nuits,
- si favorables à son évasion, fassent place aux longs
- jours. &mdash; L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans
- cette résolution. &mdash; Préparatifs secrets de son entreprise, dont
- l'exécution est fixée au 26 février. &mdash; Son dernier message à Murat
- et son embarquement le 26 février au soir. &mdash; Circonstances
- diverses de sa navigation. &mdash; Débarquement au golfe Juan le 1<sup>er</sup>
- mars. &mdash; Surprise et incertitude des habitants de la
- côte. &mdash; Tentative manquée sur Antibes. &mdash; Séjour de quelques heures
- à Cannes. &mdash; Choix à faire entre les deux routes, celle des
- montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à
- Marseille. &mdash; Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par ce
- choix assure le succès de son entreprise. &mdash; Départ le 1<sup>er</sup> mars
- au soir pour Grasse. &mdash; Marche longue et fatigante à travers les
- montagnes. &mdash; Arrivée le second jour à Sisteron. &mdash; Motifs pour
- lesquels cette place ne se trouve pas gardée. &mdash; Occupation de
- Sisteron, et marche sur Gap. &mdash; Ce qui se passait en ce moment à
- Grenoble. &mdash; Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du
- peuple et des militaires. &mdash; Résolution du préfet et des généraux
- de faire leur devoir. &mdash; Envoi de troupes à La Mure pour barrer la
- route de Grenoble. &mdash; Napoléon, après avoir occupé Gap, se porte
- sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne
- envoyé pour l'arrêter. &mdash; Il se présente devant le front du
- bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5<sup>e</sup>. &mdash; Ceux-ci
- répondent à ce mouvement par le cri de <em>Vive l'Empereur!</em> et se
- précipitent vers Napoléon. &mdash; Après ce premier succès, Napoléon
- continue sa marche sur Grenoble. &mdash; En route il rencontre le 7<sup>e</sup> de
- ligne, commandé par le colonel de la Bédoyère, lequel se donne à
- lui. &mdash; Arrivée devant Grenoble le soir même. &mdash; Les portes étant
- fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à
- Napoléon. &mdash; Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à
- toutes les autorités civiles et militaires. &mdash; Napoléon séjourne le
- 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est
- emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. &mdash; Le 9 il
- s'achemine lui-même sur Lyon. &mdash; La nouvelle de son débarquement
- parvient le 5 mars à Paris. &mdash; Effet qu'elle y produit. &mdash; On fait
- partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le
- maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le
- duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. &mdash; Convocation immédiate
- des Chambres. &mdash; Inquiétude des classes moyennes, et profond
- chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du
- retour de Napoléon. &mdash; Les royalistes modérés, et à leur tête MM.
- Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le
- parti constitutionnel, en modifiant <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> le ministère et les
- corps de l'État dans le sens des opinions libérales. &mdash; Les
- royalistes ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs
- actuels que des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à
- aucune concession. &mdash; Louis XVIII tombe dans une extrême
- perplexité, et ne prend point de parti. &mdash; Suite des événements
- entre Grenoble et Lyon. &mdash; Arrivée du comte d'Artois à Lyon. &mdash; Il
- est accueilli avec froideur par la population, et avec
- malveillance par les troupes. &mdash; Vains efforts du maréchal
- Macdonald pour engager les militaires de tout grade à faire leur
- devoir. &mdash; L'aspect des choses devient tellement alarmant, que le
- maréchal Macdonald fait repartir pour Paris le comte d'Artois et
- le duc d'Orléans. &mdash; Il reste seul de sa personne pour organiser la
- résistance. &mdash; L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10
- mars au soir devant le pont de la Guillotière, les soldats qui
- gardaient le pont crient: <em>Vive l'Empereur!</em> ouvrent la ville aux
- troupes impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald
- pour le réconcilier avec Napoléon. &mdash; Le maréchal s'enfuit au galop
- afin de rester fidèle à son devoir. &mdash; Entrée triomphale de
- Napoléon à Lyon. &mdash; Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à
- tout le monde qu'il veut la paix et la liberté. &mdash; Décrets qu'il
- rend pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps
- électoral en champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses
- mesures le succès de son entreprise. &mdash; Après avoir séjourné à Lyon
- le temps indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par
- la route de la Bourgogne. &mdash; Accueil enthousiaste qu'il reçoit à
- Mâcon et à Chalon. &mdash; Message du grand maréchal Bertrand au
- maréchal Ney. &mdash; Sincère disposition de ce dernier à faire son
- devoir, mais embarras où il se trouve au milieu de populations et
- de troupes invinciblement entraînées vers Napoléon. &mdash; Le maréchal
- Ney lutte deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes
- et les troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à
- Napoléon. &mdash; Marche triomphale de Napoléon à travers la
- Bourgogne. &mdash; Son arrivée à Auxerre le 17 mars. &mdash; Projet de s'y
- arrêter deux jours pour concentrer ses troupes et marcher
- militairement sur Paris. &mdash; État de la capitale pendant ces
- derniers jours. &mdash; Les efforts des royalistes modérés pour amener
- un rapprochement avec le parti constitutionnel ayant échoué, on
- ne change que le ministre de la guerre dont on se défie, et le
- directeur de la police qu'on ne croit pas assez
- capable. &mdash; Avénement du duc de Feltre au ministère de la
- guerre. &mdash; Tentative des frères Lallemand, et son insuccès. &mdash; Cette
- circonstance rend quelque espérance à la cour, et on tient une
- séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. &mdash; Projet de la
- formation d'une armée sous Melun, commandée par le duc de Berry
- et le maréchal Macdonald. &mdash; Séjour de Napoléon à <span class="smcap">Auxerre</span>. &mdash; Son
- entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche adroitement de lui
- faire des conditions. &mdash; Son départ le 19, et son arrivée à
- Fontainebleau dans la nuit. &mdash; À la nouvelle de son approche, la
- famille royale se décide à quitter Paris. &mdash; Départ de Louis XVIII
- et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. &mdash; Ignorance où
- l'on est le 20 au matin du départ de la famille royale. &mdash; Les
- officiers à la demi-solde, assemblés <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> tumultueusement sur
- la place du Carrousel, finissent par apprendre que le palais est
- vide, et y font arborer le drapeau tricolore. &mdash; Tous les grands de
- l'Empire y accourent. &mdash; Napoléon parti de Fontainebleau dans
- l'après-midi arrive le soir à Paris. &mdash; Scène tumultueuse de son
- entrée aux Tuileries. &mdash; Causes et caractère de cette étrange
- révolution.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Janv. 1815.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Séjour de lord Castlereagh à Paris.</span>
-Parti de Vienne le 15 février 1815, lord Castlereagh était arrivé le
-26 à Paris, et s'y était arrêté fort peu de jours, étant impatiemment
-attendu à Londres par ses collègues, qui n'osaient pas entreprendre en
-son absence la discussion des actes du congrès.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il obtient de Louis XVIII la concession du duché de Parme
-en faveur de Marie-Louise, et promet en retour l'expulsion de Murat du
-trône de Naples.</span>
-Il avait vu Louis
-XVIII, avait été reçu par ce prince avec une extrême courtoisie, et
-avait réussi dans la négociation dont il s'était chargé, laquelle
-consistait à laisser Parme à Marie-Louise pendant la vie de cette
-princesse, et à placer provisoirement à Lucques l'héritière de Parme,
-c'est-à-dire la reine d'Étrurie. Louis XVIII s'était prêté à
-l'arrangement proposé pour complaire à l'Angleterre, et surtout pour
-obtenir le concours de cette puissance dans l'affaire de Naples. Du
-reste, le bruit que produisaient en Italie les armements de Murat
-simplifiait la solution pour les ministres anglais eux-mêmes, et il
-était devenu facile de représenter le roi de Naples comme infidèle à
-ses engagements, comme perturbateur du repos européen, et comme ayant
-mérité dès lors d'être précipité du trône sur lequel on l'avait
-momentanément souffert. L'Autriche aux cinquante mille hommes qu'elle
-avait en Italie s'occupait d'en ajouter cent mille, et Louis XVIII
-avait décidé dans son Conseil que trente mille Français seraient
-réunis entre Lyon et Grenoble pour concourir par terre et par mer aux
-opérations projetées contre <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> Murat. Tout se disposait donc pour
-détruire en Italie le dernier vestige du vaste empire de Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation intérieure de la France au moment où le congrès
-de Vienne allait se séparer.</span>
-Mais le destin des Bourbons avait décidé qu'ils tomberaient avant
-Murat lui-même dans le gouffre toujours ouvert des révolutions du
-siècle, pour en sortir de nouveau, plus durables et malheureusement
-moins innocents. Leur situation, hélas, ne s'était pas plus améliorée
-que leur conduite!
-<span class="sidenote" title="En marge">Absence regrettable des Chambres, qui contenaient le
-gouvernement, et modéraient l'opinion publique en lui donnant
-satisfaction.</span>
-À la fin de décembre tout ce qu'on désirait des
-Chambres ayant été obtenu, on les avait ajournées au 1<sup>er</sup> mai 1815,
-et en se débarrassant d'une gêne apparente, la royauté s'était privée
-de son meilleur appui, car la Chambre des députés notamment, dans sa
-marche timide mais sage, était l'expression exacte de l'opinion
-publique, qui tout en trouvant les Bourbons imprudents, souvent même
-blessants, souhaitait leur redressement et leur maintien. La Chambre
-des députés, qui n'était, comme on s'en souvient, que l'ancien Corps
-législatif continué, en faisant quelquefois retentir à la tribune un
-blâme sévère contre les folies des émigrés, donnait à l'opinion une
-satisfaction, au gouvernement un avertissement salutaire, et demeurait
-comme une sorte de médiateur, qui empêchait que d'un côté l'irritation
-ne devînt trop grande, et que de l'autre on ne poussât les fautes trop
-loin. L'absence des Chambres en un pareil moment était donc infiniment
-regrettable, car la nation et l'émigration allaient s'éloigner de plus
-en plus l'une de l'autre, sans aucun pouvoir modérateur capable de les
-rapprocher et de les contenir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Continuation des alarmes inspirées aux acquéreurs de biens
-nationaux.</span>
-Aussi les fautes, et l'effet des fautes augmentaient <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> chaque
-jour. Les prêtres en chaire ne cessaient de prêcher contre
-l'usurpation des biens d'Église; les laïques, anciens propriétaires de
-domaines vendus, obsédaient les nouveaux acquéreurs pour les décider à
-restituer des biens que ceux-ci avaient souvent acquis à vil prix,
-mais qu'on voulait leur arracher à un prix plus vil encore. L'article
-de la Charte garantissant l'inviolabilité des ventes nationales,
-aurait dû rassurer suffisamment les acquéreurs pourvus de quelque
-instruction; mais on leur disait que la Charte était une concession
-aux circonstances tout à fait momentanée, et au milieu de la mobilité
-des temps, il était naturel qu'ils s'alarmassent. D'ailleurs les
-journaux les plus accrédités du parti royaliste tenaient sur ce sujet
-le langage le plus inquiétant, et quand on leur répondait en citant la
-loi fondamentale, ils répliquaient que la loi avait pu garantir la
-matérialité des ventes, mais qu'elle n'avait pu en relever la
-moralité, et faire que ce qui était immoral devînt honnête aux yeux de
-la conscience publique.&mdash;La loi, disaient-ils, garantit les
-acquisitions nationales, l'opinion les flétrit. On n'y peut rien, et
-il faut même s'applaudir de cette réaction de la morale universelle
-contre le crime et la spoliation.&mdash;Ce langage, si on avait été
-conséquent, aurait dû être suivi de mesures spoliatrices, mais on
-n'osait pas se les permettre, et il était, en attendant, une sorte de
-violence morale faite aux nouveaux acquéreurs, pour les obliger à se
-dessaisir eux-mêmes des biens contestés. Ainsi se trouvait réalisée
-cette parole de M. Lainé dans la commission de la Charte, qu'il
-fallait sans <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> doute garantir les ventes, mais pas trop, afin
-d'obliger les nouveaux propriétaires à transiger avec les anciens.&mdash;</p>
-
-<p>On avait dans cette vue imaginé une fable des plus significatives. On
-avait prétendu que le prince de Wagram, Berthier, possesseur de la
-terre de Grosbois, ayant réuni les titres de ce domaine, les avait
-déposés aux pieds de Louis XVIII, en le suppliant d'en agréer la
-restitution; que le Roi les avait acceptés, et gardés une heure, puis
-avait rappelé le maréchal d'Empire repentant, et lui avait dit:
-Rentrez en possession du domaine de Grosbois; je ne puis mieux faire
-que d'en disposer en votre faveur, et que de vous le donner en
-récompense de vos longs services.&mdash;Cette anecdote s'était répandue
-avec une incroyable rapidité jusque dans les provinces les plus
-reculées, et y avait trouvé créance. Le prince de Wagram, interpellé
-de tout côté, avait beau affirmer que c'était là une pure invention,
-on n'en persistait pas moins à la propager comme si elle eût été
-vraie. Il avait même voulu obtenir une rétractation des journaux
-royalistes, et n'y avait pas réussi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Inutiles efforts de M. Louis pour rassurer les acquéreurs
-de biens nationaux.</span>
-M. Louis, craignant l'effet que pouvaient produire sur le crédit les
-inquiétudes inspirées aux acquéreurs de biens nationaux, avait en
-plein Conseil, et en quelque sorte de haute lutte, arraché à Louis
-XVIII la signature de l'ordonnance qui mettait en vente une portion
-des forêts de l'État, et y avait compris en assez grande quantité
-d'anciens bois d'Église. L'ordonnance signée, il avait, sans perdre
-de temps, commencé les adjudications, afin <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> de rassurer les
-acquéreurs, car il n'était pas supposable qu'on entreprît de nouvelles
-aliénations, si on voulait revenir sur les anciennes. Le taux fort
-modique des mises à prix avait attiré des spéculateurs, qui trouvant
-dans la vente du bois à peu près l'équivalent du prix d'achat, et
-ayant ainsi la superficie presque pour rien, couraient volontiers la
-chance de ce genre d'acquisitions. Néanmoins cette mesure n'avait
-point rétabli la sécurité, et les propriétaires qui avaient acquis
-pendant la Révolution, fort nombreux dans les campagnes, continuaient
-de vivre dans de sérieuses alarmes. Or, alarmer les intérêts équivaut
-à les immoler, car la crainte agit sur les hommes autant et souvent
-plus que le mal lui-même.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux outrages prodigués aux révolutionnaires à
-l'occasion du 21 janvier.</span>
-Les manifestations contre la Révolution française n'avaient pas cessé.
-L'anniversaire du 21 janvier en avait fourni une nouvelle occasion
-saisie avec empressement. Un homme pieux avait acheté, rue de la
-Madeleine à Paris, le terrain dans lequel avaient été inhumés le roi
-Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, Madame Élisabeth, et à
-l'approche du 21 janvier, il avait commencé des fouilles, pour
-rechercher les restes de ces augustes victimes. Il croyait les avoir
-retrouvés, et d'après toutes les indications il était fondé à le
-croire. En conséquence de cette découverte, le gouvernement avait
-ordonné une cérémonie funèbre pour la translation à Saint-Denis de ces
-restes si dignes de respect. Mais malheureusement on avait accompagné
-cette cérémonie de malédictions de tout genre contre la Révolution
-française, à quoi les hommes que leurs <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> actes, ou simplement
-leurs opinions, attachaient à cette révolution, avaient répondu par
-mille doutes et par mille railleries sur la découverte faite rue de la
-Madeleine. Les royalistes avaient répliqué par de nouvelles injures
-contre les révolutionnaires, et leur avaient répété que si
-matériellement on leur pardonnait, et que si, par grande grâce, on ne
-les envoyait pas à l'échafaud, c'était tout ce qu'il leur était permis
-de prétendre, en conséquence de la promesse d'oubli contenue dans la
-Charte, mais qu'on ne pouvait étouffer la conscience publique, et
-empêcher qu'elle ne jugeât leur crime exécrable. Comme pour mieux
-assurer le retour de ces tristes récriminations, on avait ordonné une
-cérémonie annuelle en expiation de l'attentat du 21 janvier.</p>
-
-<p>À tous ces actes on en ajouta de plus significatifs encore à l'égard
-des personnes. En accordant en principe l'inamovibilité des
-magistrats, le Roi s'était réservé de donner ou de refuser
-l'investiture à ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de
-reviser de la sorte le personnel entier de la magistrature. En
-conséquence les magistrats de tous les degrés attendaient avec anxiété
-qu'on prononçât sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de
-dépendance qui pouvait être funeste pour les justiciables, et en
-particulier pour ceux qui possédaient des biens nationaux. Les
-Chambres avant de se séparer avaient demandé qu'il fût mis fin à cet
-état d'incertitude, et en janvier 1815 le gouvernement avait commencé
-par la Cour suprême l'épuration tant redoutée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Destitution de MM. Muraire et Merlin.</span>
-Il avait exclu de la
-charge de premier président M. Muraire, à cause de ses affaires
-privées, de la charge <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> de procureur général M. Merlin, à cause
-de son vote dans le procès de Louis XVI, et il les avait remplacés par
-M. de Sèze et M. Mourre. Ces changements étaient naturels, mais il
-était tout aussi naturel que le parti révolutionnaire y vît la
-manifestation des sentiments qu'on lui portait, les actes surtout
-étant suivis du langage le plus amer. Il faudrait pour se pardonner de
-telles choses, que les partis eussent un esprit de justice qui ne leur
-a pas été donné.</p>
-
-<p>À la même époque, le clergé cédant cette fois non point à ses
-passions, mais à des scrupules sincères, faillit amener un véritable
-soulèvement dans la population parisienne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Funérailles de mademoiselle Raucourt.</span>
-Une célèbre tragédienne,
-mademoiselle Raucourt, venait de mourir. On présenta son cercueil à
-l'église Saint-Roch, sans s'être d'avance entendu avec le curé, pour
-obtenir de lui les prières des morts. Il eût été plus sage au curé
-d'éviter un éclat, et de supposer ces manifestations de repentir qui
-autorisent à considérer les personnes vouées à la carrière du théâtre
-comme réintégrées dans le sein de l'Église. Le curé refusa obstinément
-de recevoir le cercueil. Bientôt la foule s'accrut, et le public,
-voyant dans cette scène une nouvelle preuve de l'intolérance du
-clergé, força les portes de l'église. Le cercueil fut introduit
-violemment, et on ne sait ce qui serait arrivé, si un ordre royal,
-parti des Tuileries, n'avait prescrit au curé d'accorder à la défunte
-les honneurs funèbres.</p>
-
-<p>D'après les règles canoniques le curé avait raison, et comme le clergé
-n'a plus la tenue des registres de l'état civil, comme ses refus
-n'ont plus aucune <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> influence sur l'état des personnes, et n'ont
-d'autre conséquence que la privation d'honneurs que l'Église a le
-droit d'accorder ou de dénier selon ses croyances, le curé de
-Saint-Roch était bien autorisé à refuser les prières qu'on lui
-demandait, et les amis de la défunte auraient dû la conduire au
-cimetière sans la présenter à l'église. Mais l'abus que l'on fait de
-ses droits prive souvent de leur exercice le plus légitime. Les
-prédications incendiaires du clergé avaient tellement irrité les
-esprits, qu'on ne voulait pas même lui pardonner ses exigences les
-plus fondées, et il est probable que si le curé n'avait pas obtempéré
-à l'ordre royal, la foule ameutée aurait commis quelque profanation
-déplorable, que l'armée et même la garde nationale auraient mis peu
-d'empressement à réprimer.</p>
-
-<p>De toutes les scènes de cette époque la plus fâcheuse, celle qui
-produisit le plus d'éclat, fut le procès intenté au général Exelmans.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Reprise imprudente du procès intenté au général Exelmans.</span>
-Déjà nous avons fait connaître l'espèce de faute reprochée à cet
-illustre général. Parmi les lettres saisies sur lord Oxford, et
-destinées à la cour de Naples, on en avait trouvé une dans laquelle le
-général Exelmans renouvelait à Murat, dont il était l'ami et l'obligé,
-l'assurance d'un absolu dévouement, et lui disait que si son trône
-était menacé, de nombreux officiers français iraient lui offrir leur
-épée. On savait dans le public que la cour de France s'efforçait
-d'obtenir à Vienne la dépossession de Murat, mais la guerre n'était
-pas déclarée contre lui, et par conséquent il n'y avait dans la lettre
-saisie rien de contraire à la discipline militaire. Seulement <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span>
-le général Exelmans ayant été maintenu en activité, on pouvait lui
-reprocher de ne pas ménager les dispositions fort connues d'un
-gouvernement qui s'était montré bienveillant à son égard. C'était tout
-au plus de sa part un défaut de convenance, nullement une violation de
-ses devoirs. Le général Dupont en avait jugé ainsi, et s'était
-contenté de lui adresser une réprimande, et de lui enjoindre un peu
-plus de circonspection à l'avenir. Mais le ministre Dupont avait été
-remplacé au département de la guerre par le maréchal Soult, et on a vu
-que ce maréchal, d'abord fort mal disposé pour la Restauration, puis
-réconcilié avec elle, avait promis de rétablir la discipline dans
-l'armée, et d'y faire rentrer la fidélité avec la soumission.</p>
-
-<p>Un des moyens qu'il voulait employer était de réveiller l'affaire
-oubliée du général Exelmans, et en faisant sentir son autorité à l'un
-des généraux les plus populaires, d'intimider tous les autres. En
-effet il était d'usage à cette époque, de dire et même de croire, que
-c'était la faiblesse du gouvernement qui encourageait le mauvais
-vouloir de l'armée. Le duc de Berry, irrité de ne pas trouver chez les
-militaires les sentiments qu'il leur témoignait, se montrait imbu de
-cette fausse pensée, et la soutenait avec la fougue de son caractère.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult ordonne au général Exelmans de se rendre
-à Bar-sur-Ornain.</span>
-Le maréchal Soult, trop soigneux de complaire à ce prince, avait mis
-le général Exelmans à la demi-solde, et lui avait enjoint de se rendre
-à Bar-sur-Ornain, son lieu natal, dans une sorte d'exil. À cette
-époque les officiers à la demi-solde contestaient au ministre de la
-guerre le droit de leur assigner un séjour. Ils disaient que <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span>
-n'ayant aucun emploi, dès lors aucun devoir à remplir qui exigeât leur
-présence dans un lieu déterminé, ils étaient libres de choisir leur
-résidence, et que n'ayant pas les avantages de l'activité, ils ne
-devaient pas en avoir les charges. De son côté le ministre de la
-guerre persistait à soutenir son droit, et il avait des raisons d'y
-tenir, car dans l'état actuel des choses, avec le penchant que les
-officiers non employés avaient à se rendre à Paris, il importait de
-pouvoir les disperser par un simple ordre de l'administration. Cet
-ordre renouvelé bien souvent était resté sans exécution, et les
-officiers à la demi-solde n'avaient pas cessé d'affluer dans la
-capitale, où ils tenaient le langage le plus inconvenant et le plus
-séditieux. Mais c'était une maladresse que de faire résoudre la
-question sur la personne d'un militaire aussi distingué que le général
-Exelmans, et pour le délit assez ridicule qu'on lui reprochait.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général demande un délai, et n'ayant pu l'obtenir,
-refuse d'obéir.</span>
-Le général Exelmans, autour duquel s'était réuni tout ce que Paris
-renfermait de têtes les plus chaudes, ne se montra pas disposé à
-obtempérer à un ordre qu'il qualifiait de sentence d'exil, et pour le
-moment s'en tint à demander un délai, alléguant l'état de sa femme qui
-venait d'accoucher, et qui avait besoin de ses soins. Il eût été
-prudent de se contenter de cette demi-obéissance, et de ne pas
-provoquer une résistance ouverte, par une opiniâtreté outrée dans
-l'exercice d'un droit contesté. Mais le maréchal Soult insista, et
-exigea le départ immédiat du général Exelmans. Celui-ci excité par ses
-jeunes amis, refusa péremptoirement d'obéir. Le maréchal alors sans
-égard pour l'état <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> où se trouvait la jeune femme du général,
-envoya chez lui pour le faire arrêter.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrestation et évasion du général qui demande des juges.</span>
-Le général arrêté et conduit à
-Soissons, parvint à se soustraire à ses gardes, et écrivit au ministre
-pour réclamer des juges, promettant de se constituer prisonnier dès
-qu'on lui aurait désigné un tribunal régulier devant lequel il pût
-comparaître.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Grand éclat produit par cette affaire.</span>
-Cette scène produisit parmi les militaires et dans une grande partie
-du public une vive sensation. On fut profondément irrité contre le
-maréchal, devenu de serviteur zélé de l'Empire, serviteur non moins
-zélé des Bourbons, et persécuteur de ses anciens camarades beaucoup
-plus que le général Dupont ne l'avait été. On se mit à raconter les
-violences commises envers l'un des officiers les plus brillants de
-l'armée, et surtout le trouble causé à sa jeune femme, tout cela pour
-un délit fort contestable, pour un souvenir donné par lui à Murat, son
-ancien chef, son bienfaiteur, et on nia, à tort ou à raison, que le
-ministre eût à l'égard des militaires sans emploi le droit de fixer
-leur résidence. L'opinion était donc excitée au plus haut point, et
-par les stimulants les plus propres à agir sur elle.</p>
-
-<p>Cet éclat malheureux une fois produit, il était impossible de
-s'arrêter, et de laisser le général en fuite, et sans juges. Il
-fallait nécessairement lui en donner. Le maréchal fit donc au Conseil
-royal un rapport mal conçu et mal motivé, qui embarrassa même les
-membres du gouvernement les moins modérés. Il aurait fallu se borner à
-poursuivre le général pour délit de désobéissance, et il y avait
-beaucoup à dire en faveur du droit réclamé par le ministre de <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span>
-la guerre. L'État en effet, en accordant une demi-solde à un nombre
-considérable d'officiers, non pas à titre de retraite, mais à titre de
-demi-activité, en attendant l'activité entière, devait cependant
-conserver quelques droits sur eux, et ce n'était pas en réclamer un
-bien excessif que de prétendre leur assigner un séjour, car on pouvait
-avoir besoin d'eux dans tel endroit ou dans tel autre, et on devait
-avoir l'autorité de les y envoyer. Le ministre ne s'en tint pas à ce
-grief de désobéissance très-soutenable, et il proposa de déférer le
-général Exelmans au conseil de guerre de la 16<sup>e</sup> division militaire,
-siégeant à Lille, comme prévenu de correspondance avec l'ennemi,
-d'espionnage, de désobéissance, de manque de respect au Roi, et de
-violation du serment de chevalier de Saint-Louis.
-<span class="sidenote" title="En marge">Discussion des griefs allégués contre le général.</span>
-Quoiqu'on commençât
-dans le gouvernement à être fort irrité contre les militaires, on fut
-étonné de voir accumuler de tels griefs. Le général Dessoles déplora
-la nécessité où l'on s'était mis de sévir contre un officier aussi
-distingué que le général Exelmans, et trouva surtout bien étrange de
-l'accuser d'espionnage.
-<span class="sidenote" title="En marge">Légèreté de ces griefs.</span>
-Il dit du reste qu'il fallait tâcher d'obtenir
-pour l'exemple une condamnation, mais avec la pensée de faire grâce
-immédiatement. Le comte d'Artois, avec une violence peu conforme à sa
-bonté ordinaire, s'écria qu'on devait bien se garder de faire grâce,
-qu'il fallait sévir au contraire, afin de ramener les militaires à
-l'obéissance. Le duc de Berry tint le même langage, et ne put
-toutefois s'empêcher de considérer le grief d'espionnage comme peu
-convenable. Le Roi lui-même et M. de Jaucourt, qui l'un et l'autre
-étaient dans le secret <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> des affaires étrangères (M. de Jaucourt
-remplaçait M. de Talleyrand par intérim), trouvèrent hasardé
-non-seulement le grief d'espionnage, mais celui de correspondance avec
-l'ennemi. Ils savaient combien il avait été difficile à Vienne de
-contester le titre royal de Murat; ils savaient que jusqu'à ses
-dernières imprudences ce titre ne lui avait pas été dénié, qu'on lui
-avait même laissé la qualification d'allié, et qu'en ce moment encore
-on ne lui avait pas donné celle d'ennemi, bien qu'on eût menacé de le
-traiter comme tel, au premier mouvement de ses troupes. Le Roi et le
-ministre intérimaire des affaires étrangères ne dissimulèrent donc pas
-qu'il serait difficile d'appliquer officiellement à Murat le titre
-d'ennemi, ce qui résulterait nécessairement de l'accusation intentée
-au général Exelmans, contre lequel on n'avait d'autre fait à alléguer
-que les lettres adressées à la cour de Naples.</p>
-
-<p>Le maréchal Soult engagé d'amour-propre soutint avec obstination les
-termes de son rapport. <cite>Le général qui régnait à Naples</cite>, ainsi qu'il
-qualifiait Murat, n'était, selon lui, que l'usurpateur de l'un des
-trônes de la maison de Bourbon, dès lors l'ennemi de la France, et
-quiconque lui avait écrit, <cite>avait correspondu avec l'ennemi</cite>. Le délit
-d'espionnage, selon lui, était suffisamment caractérisé par cette
-seule circonstance d'avoir fait part à Murat de la disposition où
-étaient beaucoup d'officiers français de lui offrir leur épée. Pour la
-désobéissance, elle était flagrante, puisque le général avait contesté
-le droit du ministre d'assigner un séjour aux officiers à la
-demi-solde, et avait non-seulement contesté ce droit en <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span>
-principe, mais refusé en fait de s'y soumettre. Quant au manque de
-respect envers le Roi, quant à la violation du serment de chevalier de
-Saint-Louis, les raisons du ministre étaient de la plus mince valeur,
-et ces griefs étaient du reste les moins importants. Le maréchal
-s'obstina tellement à soutenir ce système d'accusation, que, par
-condescendance autant que par paresse d'esprit, le Roi lui permit de
-motiver son rapport comme il voulut, se réservant, dans le cas d'une
-condamnation, d'user à propos du droit de faire grâce. Le duc de Berry
-quoique ayant des doutes sur la valeur des griefs articulés, se récria
-contre la disposition à l'indulgence que le Roi laissait paraître, et
-répéta qu'il faudrait bien se garder de faire grâce, car, disait-il,
-c'était la faiblesse qui perdait l'armée. Le Roi, impatienté, lui
-répondit: Mon neveu, <cite>n'allez pas plus vite que la justice</cite>, et
-attendez qu'elle ait prononcé.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult persiste, et renvoie le général Exelmans
-devant la juridiction de la 16<sup>e</sup> division militaire.</span>
-On laissa donc le ministre de la guerre intenter au général Exelmans
-un procès qui reposait, comme on vient de le voir, sur les griefs les
-moins sérieux. Lorsque le général Exelmans apprit qu'il était renvoyé
-devant le conseil de guerre de la 16<sup>e</sup> division militaire, il n'hésita
-pas à se constituer prisonnier, d'après l'avis de ses nombreux amis,
-qui avec raison ne croyaient pas qu'il y eût un seul militaire, et
-même un seul magistrat, capable de le condamner.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Comparution du général.</span>
-Le général se rendit à Lille et comparut le 23 janvier devant le
-conseil de guerre de la 16<sup>e</sup> division militaire. Le rapporteur ayant
-énoncé les griefs articulés par le maréchal Soult, le général fit des
-réponses simples et convenables, d'un ton de modération qui ne
-<span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> lui était pas habituel, mais qu'on lui avait sagement
-conseillé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses réponses.</span>
-Quant au grief de correspondance avec l'ennemi, il répondit
-que la France étant en ce moment en paix avec tous les États de
-l'Europe, il était impossible de prétendre qu'il eût correspondu avec
-un ennemi, et que si par hasard la France en avait un, cet ennemi
-actuellement ignoré ne pouvait être considéré comme tel qu'après une
-déclaration de guerre, ou des hostilités caractérisées. À l'égard du
-reproche d'espionnage, il déclara, avec un sentiment de dignité
-compris et approuvé de tous les assistants, qu'il n'y répondrait même
-pas. Quant à la désobéissance, il soutint que le ministre n'ayant dans
-l'état des choses aucun service à exiger des officiers à la
-demi-solde, s'arrogeait par rapport à eux le droit d'exil, en
-prétendant les faire changer de résidence à sa volonté. Relativement
-au délit d'offense envers le Roi, il affirma que plein de respect pour
-Sa Majesté Louis XVIII, il était certain de n'avoir rien écrit qui fût
-contraire à ce respect. Enfin quant au reproche d'avoir manqué aux
-obligations de chevalier de Saint-Louis, il répondit assez légèrement
-que sans doute il ne connaissait pas ces obligations, car il n'en
-pouvait découvrir aucune qui fût contraire à ce qu'il avait fait.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Son acquittement triomphal.</span>
-Ces réponses étaient si naturelles, et si fondées, qu'elles rendaient
-toute défense à peu près inutile. Le débat fut court, et presque sans
-délibérer le conseil de guerre acquitta le général à l'unanimité. On
-se figure aisément la joie, et surtout la manifestation de cette joie
-parmi les militaires accourus en foule pour accompagner le général.
-Il fut ramené <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> chez lui en triomphe, et en quelques jours
-l'impression ressentie à Lille se propagea dans toute la France parmi
-les nombreux ennemis du gouvernement. Ses amis éclairés déplorèrent un
-procès où l'on avait posé d'une manière si maladroite, et fait
-résoudre d'une manière si dangereuse tant de graves questions à la
-fois. Les conséquences évidentes de ce procès, c'était que l'armée ne
-considérait pas Murat comme ennemi, ne reconnaissait pas au ministre
-de la guerre le droit d'assigner une résidence aux officiers à la
-demi-solde, et enfin que, juges ou accusés, tous les militaires ne
-craignaient pas de se mettre en opposition flagrante envers l'autorité
-établie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des diverses classes de la France à l'égard
-des Bourbons.</span>
-Jamais circonstance n'avait fait ressortir en traits plus frappants la
-faiblesse de la royauté restaurée. Sur qui s'appuyer en effet, contre
-tant d'ennemis si maladroitement provoqués, lorsque la force publique
-était manifestement hostile? Sans doute il restait la garde nationale,
-composée des classes moyennes, lesquelles souhaitaient le maintien des
-Bourbons contenus par une sage intervention des pouvoirs publics. Mais
-à Paris la morgue des gardes du corps, dans les provinces celle des
-nobles rentrés, partout l'intolérance du clergé, les menaces contre
-les acquéreurs de biens nationaux, les souffrances de l'industrie
-ruinée par l'introduction des produits anglais, les pertes de
-territoire injustement imputées à la Restauration, enfin le réveil de
-l'esprit libéral dont les Bourbons faisaient un ennemi au lieu d'en
-faire un allié, avaient fort altéré les dispositions de ces classes
-moyennes, et parmi <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> elles ce n'était plus que les esprits
-infiniment sages qui pensaient qu'il fallait soutenir les Bourbons en
-essayant de les corriger. Mais ce sentiment renfermé dans un nombre de
-gens très-restreint, suffirait-il pour soutenir les Bourbons contre
-tant d'hostilités de tout genre? Personne ne le croyait, et la pensée
-d'un prochain changement, pensée qui souvent amène ce qu'elle prévoit,
-avait pénétré dans tous les esprits. En effet, quand cette opinion
-fatale qu'un gouvernement ne peut pas durer, vient à se répandre, les
-indifférents déjà froids se refroidissent davantage, les intéressés
-tournent les yeux ailleurs, les amis effarés commettent encore plus de
-fautes, et les fonctionnaires chargés de la défense hésitent à se
-compromettre pour un pouvoir qui ne pourra les récompenser ni de leurs
-efforts, ni de leurs dangers. Ces derniers surtout se montraient alors
-aussi mal disposés que possible. Ils appartenaient presque tous à
-l'Empire, car les royalistes, nobles ou non nobles, émigrés ou
-demeurés sur le sol, malgré leur bonne volonté de prendre les places,
-n'avaient pu les obtenir du gouvernement, tant ils étaient étrangers à
-la connaissance des affaires. Beaucoup s'étaient dirigés, comme on l'a
-vu, vers les emplois militaires, ce qui avait produit sur l'armée le
-plus déplorable effet. Les autres avaient songé aux emplois de
-finances, mais M. Louis ayant le fanatisme de son état, les avait
-impitoyablement repoussés. Quelques-uns aspiraient aux emplois
-administratifs, mais l'abbé de Montesquiou, non moins hautain avec ses
-amis qu'avec ses adversaires, avait dit qu'il ne suffisait pas
-d'avoir émigré pour connaître <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> la France et être capable de
-l'administrer, et par dédain autant que par paresse, il n'avait pas
-changé vingt préfets sur quatre-vingt-sept. Enfin quant à ceux qui
-songeaient à la magistrature, on était bien décidé à les y admettre,
-mais l'épuration depuis longtemps annoncée de cette magistrature était
-à peine commencée, et ils n'avaient pas eu le temps d'y trouver place,
-tandis que la destitution de MM. Muraire et Merlin avait été pour les
-magistrats en fonctions un véritable sujet d'alarme. Ainsi l'armée
-profondément hostile, les fonctionnaires presque tous originaires de
-l'Empire, suspects à la dynastie qu'ils n'aimaient pas, travaillés en
-dessous par les royalistes qui voulaient leurs emplois, et fatigués de
-l'hypocrisie à laquelle ils étaient condamnés, les classes moyennes
-favorables d'abord, refroidies depuis, le peuple des campagnes
-complétement aliéné à cause des biens nationaux, le peuple des villes
-inclinant vers les révolutionnaires par goût et par habitude, enfin
-quelques amis peu nombreux et peu écoutés parmi les hommes éclairés
-qui prévoyaient le danger du rétablissement de l'Empire, telle était
-en résumé la situation des diverses classes de la société française à
-l'égard des Bourbons, situation se dessinant plus clairement à chacun
-des incidents qui se succédaient avec une étrange rapidité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée française pour la première fois disposée à
-intervenir dans la politique.</span>
-Parmi toutes ces classes, ou froides ou hostiles, la plus redoutable,
-celle des militaires, avait le sentiment que le gouvernement dépendait
-d'elle seule, et qu'il serait renversé dès qu'elle le voudrait. Cette
-disposition ne s'était jamais vue dans notre armée, et fort
-heureusement ne s'est pas revue depuis, car <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> il n'y a rien de
-plus dangereux qu'une armée qui veut prendre aux révolutions de l'État
-une autre part que celle de maintenir l'ordre au nom des lois. Elle
-est bientôt le plus funeste et le plus abject des instruments de
-révolution, car elle devient rapidement licencieuse, indisciplinée,
-insatiable, et quelquefois lâche, bonne à opprimer l'État au dedans,
-impuissante à le défendre au dehors, le déshonorant et se déshonorant,
-jusqu'à ce qu'on la détruise par le fer et le feu, comme il est arrivé
-des prétoriens dans l'antiquité, des strélitz, des mameluks, des
-janissaires dans les temps modernes. Jusqu'ici en effet, les
-révolutions accomplies en France n'avaient eu aucun rapport à l'armée,
-qu'elles n'avaient eue ni pour cause, ni pour but, ni pour moyen. Mais
-la révolution de 1814, accomplie par toute l'Europe en armes, contre
-un chef militaire qui avait abusé de son génie et de la bravoure de
-ses soldats, semblait avoir été spécialement dirigée contre l'armée
-française, qui l'avait profondément ressenti. Flattée un moment par
-les Bourbons dans la personne de ses chefs, elle n'avait pas tardé à
-s'apercevoir qu'entre elle et le gouvernement il y avait toute la
-différence imaginable entre un parti qui avait défendu le sol et un
-parti qui avait voulu l'envahir, et cette fois (l'unique, nous le
-répétons, dans notre siècle) l'idée lui était venue de jouer un rôle
-politique, un rôle révolutionnaire.&mdash;Jetons ces émigrés à la porte,
-était le propos de toute la jeunesse militaire, accumulée à
-Paris.&mdash;Soit que Napoléon revînt se mettre à sa tête, ce qu'elle
-souhaitait ardemment (sans savoir, hélas! <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> ce qu'elle
-désirait), soit qu'il ne vînt pas, elle était résolue à renverser le
-gouvernement de ses propres mains, et le plus tôt possible. Les
-officiers sans emploi l'annonçaient hautement, et lorsqu'ils parlaient
-de la sorte, ils trouvaient ceux qui étaient employés, ou
-silencieusement ou explicitement approbateurs, et prêts à les
-seconder. Quant aux soldats, il n'y avait pas un doute à concevoir sur
-leurs sentiments, car les jeunes ayant quitté le drapeau par suite de
-la désertion générale en 1814, et ayant été remplacés par les vieux,
-revenus des prisons ou des garnisons lointaines, l'armée était,
-surtout dans les derniers rangs, aussi hostile aux Bourbons que
-dévouée à Napoléon.</p>
-
-<p>Un ministre de la guerre, quel qu'il fût, ne pouvait être que fort
-insuffisant pour vaincre de telles dispositions, et le maréchal Soult
-qu'on avait choisi dans l'espérance qu'il en triompherait, n'y avait
-guère réussi. Son essai de sévérité envers le général Exelmans avait
-au contraire amené les choses à un état de fermentation des plus
-inquiétants. Il n'était pas possible que des officiers de tout grade,
-généraux, colonels, chefs de bataillon, jusqu'à de simples
-sous-lieutenants, restés à la demi-solde, et réunis à Paris au nombre
-de plusieurs milliers, répétassent sans cesse qu'il fallait renvoyer
-les émigrés à l'étranger, sans que des propos ils songeassent à passer
-à l'action. Bien qu'ils fussent assez nombreux pour tenter à eux seuls
-un coup de main, ils sentaient que le résultat serait infiniment plus
-assuré s'ils avaient avec eux quelques-uns de leurs camarades pourvus
-de commandements, et pouvant <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> disposer de corps de troupes au
-signal qu'on leur donnerait. Sous ce rapport ils étaient parfaitement
-servis par les circonstances, car parmi leurs camarades les plus
-pétulants s'en trouvaient qui avaient des commandements à très-petite
-distance de Paris. Le brillant Lefebvre-Desnoëttes était resté à la
-tête de la cavalerie de la garde, stationnée dans le Nord.
-<span class="sidenote" title="En marge">Complot des frères Lallemand.</span>
-Les frères
-Lallemand, officiers du plus grand mérite et des plus animés contre la
-Restauration, commandaient, l'un le département de l'Aisne, l'autre
-l'artillerie de La Fère. Enfin l'un des premiers divisionnaires de
-l'Empire, Drouet, comte d'Erlon, fils de l'ancien maître de poste de
-Varennes, était à la tête de la 16<sup>e</sup> division militaire à Lille. Ils
-pouvaient à eux quatre réunir quinze ou vingt mille hommes, les amener
-à Paris, les joindre aux quelques mille officiers à la demi-solde qui
-s'y étaient agglomérés, et n'ayant à craindre dans cette capitale que
-la maison du Roi, ils avaient la presque certitude de réussir.
-Toutefois, malgré ces conditions si menaçantes pour le gouvernement,
-leur succès était moins certain qu'ils ne le croyaient, ainsi que le
-résultat le prouva bientôt, car très-heureusement le sentiment de
-l'obéissance est tel dans l'armée française, qu'il n'est pas facile
-d'entraîner des troupes, même dans le sens de leurs passions, si c'est
-en sens contraire de leurs devoirs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nature de ce complot.</span>
-Néanmoins, les officiers
-mécontents étaient pleins de confiance, et il est vrai que jamais
-conspirateurs n'avaient été autant fondés à croire au succès de leur
-entreprise. Ils s'étaient mis d'accord entre eux, officiers sans
-emploi, officiers en activité, et comprenant <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> très-bien que
-dans les entreprises de ce genre un grand nom est une importante
-condition de réussite, ils avaient songé au seul grand nom militaire
-laissé dans la disgrâce, à celui du maréchal Davout. Ce personnage
-grave et sévère, le plus ferme observateur de la discipline militaire,
-était peu propre à conspirer. Pourtant la conduite tenue à son égard
-l'avait profondément blessé, et cette conduite était vraiment
-inqualifiable, car il était proscrit à la demande de l'ennemi, pour la
-défense de Hambourg, l'une des plus mémorables dont l'histoire ait
-conservé le souvenir. Aussi n'avait-il pas repoussé les jeunes et
-pétulants généraux qui s'étaient adressés à lui. Disposé ainsi qu'eux
-à considérer les Bourbons comme des étrangers, se flattant de pouvoir
-par un mot expédié à l'île d'Elbe faire revenir Napoléon, le remettre
-à la tête de l'Empire, l'entreprise proposée n'était à ses yeux que la
-substitution d'un gouvernement national à un gouvernement
-antinational, imposé à la France par l'Europe. Le maréchal, sans
-s'engager précisément avec les jeunes artisans de ce projet, leur
-avait montré assez de sympathie pour leur inspirer la confiance qu'il
-serait leur chef, et tout joyeux d'une telle adhésion, indiscrets
-comme des gens joyeux, ils n'avaient guère fait mystère de leurs
-espérances.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effort pour y mêler des personnages politiques, et soin de
-ceux-ci à n'y pas entrer.</span>
-Cependant à travailler ainsi pour Napoléon, il fallait travailler avec
-lui, avec son assentiment, avec son concours, et dès lors se mettre en
-communication avec ceux qui étaient supposés le représenter. Tout en
-cherchant spécialement les grands noms militaires de l'Empire, les
-hommes qui voulaient <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> se débarrasser des Bourbons avaient songé
-aussi aux grands noms civils, afin d'entrer en rapport avec Napoléon
-par leur intermédiaire. Ils ne pouvaient recourir au prudent
-Cambacérès que sa timidité et sa gravité rendaient inabordable, au
-sauvage Caulaincourt qui fuyait toutes les relations, au trop suspect
-et trop surveillé duc de Rovigo qu'il était impossible d'approcher
-sans se dénoncer soi-même à la police, et ils s'étaient tournés vers
-les deux hommes qui passaient pour avoir la confiance personnelle de
-Napoléon, MM. Lavallette et de Bassano. Mais M. Lavallette avait reçu
-de Napoléon pendant la dernière campagne un dépôt de seize cent mille
-francs en espèces métalliques, composant toute la fortune personnelle
-de l'ancien Empereur, et il l'avait soigneusement gardé pour le
-restituer à la première demande. Dans sa fidélité, craignant de trahir
-un dépôt qui pouvait devenir le pain de son maître, il l'avait caché
-avec beaucoup de précautions dans sa propre maison, et pour le mieux
-cacher, il se cachait lui-même en ne voyant personne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Prudence de M. de Bassano.</span>
-C'était donc au
-fidèle et toujours accessible duc de Bassano que les auteurs de
-l'entreprise projetée avaient eu recours. Ils l'avaient à la fois
-charmé et terrifié, charmé en lui prouvant qu'on ne cessait pas de
-penser à Napoléon, terrifié en l'informant d'un projet compromettant
-pour tant de monde, particulièrement pour Napoléon lui-même, qui, à
-l'île d'Elbe, restait placé sous la main des puissances, et exposé à
-subir le contre-coup de toutes leurs inquiétudes. Ce qui contribuait
-à intimider M. de Bassano, c'est que, <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> depuis le départ de
-Napoléon pour l'île d'Elbe, il n'en avait reçu aucune communication,
-et n'avait osé lui en adresser aucune. Les hommes qui avaient servi
-Napoléon étaient si habitués à attendre son initiative, que jamais ils
-ne se seraient permis de la prévenir, et depuis sa chute ils n'avaient
-pas changé. Les fautes des Bourbons leur avaient rendu l'espérance,
-sans leur inspirer une spontanéité d'action dont ils avaient toujours
-été dépourvus. M. de Bassano, intimement lié avec les jeunes généraux
-qui s'agitaient en ce moment, leur avait déclaré qu'il était sans
-rapports avec Napoléon, qu'il ne pouvait par conséquent leur donner ni
-son avis, ni son assentiment, encore moins l'autorité de son nom, puis
-il les avait suppliés de ne pas compromettre leur ancien chef, qui,
-toujours à la merci de ses ennemis, pouvait, sur un mot parti de
-Vienne, être transporté violemment dans des régions lointaines et sous
-un ciel meurtrier. Cette réserve n'avait été prise que comme une
-prudence ordinaire aux personnages politiques, et les jeunes têtes
-impatientes de relever l'Empire n'avaient été ni découragées, ni
-jetées dans le doute par la manière de s'exprimer de l'ancien
-confident de l'Empereur.</p>
-
-<p>Il y avait un autre concours qu'il était tout aussi naturel de désirer
-et d'espérer, c'était celui du parti révolutionnaire. Les Bourbons
-auraient eu pour les révolutionnaires, et en particulier pour les
-<em>votants</em>, des ménagements que leur c&oelig;ur rendait impossibles,
-qu'ils n'auraient probablement pas réussi à se les concilier. Mais si
-à cette difficulté fondamentale on ajoute les sanglants outrages
-prodigués <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> tous les jours aux révolutionnaires par les gazettes
-royalistes, on comprendra que leur antipathie se fût transformée en
-une haine violente. Sous l'influence de ces dispositions, Carnot avait
-écrit et laissé publier le fameux mémoire dont nous avons parlé;
-Sieyès d'une modération dédaigneuse avait passé à un déchaînement qui
-ne lui était pas ordinaire, et une quantité d'autres personnages du
-même parti avaient suivi son exemple, à l'exception toutefois de
-Barras, qui, peu jaloux de retomber sous l'ingrat général dont il
-avait commencé la fortune, désirait mourir paisiblement sous les
-Bourbons, auxquels il faisait parvenir de sages conseils fort peu
-écoutés. Hors celui-là, les révolutionnaires étaient exaspérés.
-Satisfaits d'abord de la chute de Napoléon, ils la déploraient
-maintenant, et désiraient hautement son retour.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché seul, parmi les révolutionnaires, paraît disposé
-à se mêler au complot projeté.</span>
-À leur tête, on voyait
-comme de coutume se remuer M. Fouché, qui cherchait toujours à
-ressaisir un rôle, et s'en faisait un en se mêlant de tout. Tandis
-qu'il s'était mis, comme on l'a vu, en rapport avec les agents de M.
-le comte d'Artois, et avec M. le comte d'Artois lui-même, promettant
-de sauver les Bourbons si les Bourbons se confiaient à lui, il
-écrivait à M. de Metternich à Vienne, pour lui donner sur la manière
-d'arranger l'Europe ses idées, que M. de Metternich ne demandait pas;
-il écrivait à Napoléon pour lui conseiller de s'enfuir en Amérique,
-désirant sincèrement en débarrasser l'Europe et s'en débarrasser
-lui-même. Puis, toujours allant et venant d'un parti à l'autre, après
-avoir excité les révolutionnaires contre les émigrés, il faisait aux
-<span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> émigrés un épouvantail de l'agitation régnante, dans l'espoir
-qu'on l'appellerait pour la calmer. Pourtant le dernier remaniement
-ministériel, qui avait amené le maréchal Soult à la guerre, M. d'André
-à la police, lui ôtant l'espoir prochain d'un retour au pouvoir, il
-avait comme les hommes de son parti, mais par d'autres motifs, passé
-de l'indulgence à la colère envers les Bourbons, et il était prêt à
-s'adjoindre à quiconque voudrait les renverser. Il était donc bien
-difficile qu'il se tramât quelque chose contre eux, sans qu'il fût de
-l'entreprise et qu'il y eût le premier rôle. Mais les bonapartistes se
-défiaient profondément de lui, et lui préféraient le comte Thibaudeau,
-ancien conventionnel, ancien régicide, ancien préfet de l'Empire,
-habile et dur, retiré à Paris, où il avait fui le ressentiment des
-Marseillais exaspérés contre son administration. Révolutionnaire par
-sentiment, bonapartiste par ambition, sûr du reste dans ses relations,
-il avait été le lien des révolutionnaires avec les bonapartistes,
-jusqu'au moment où M. Fouché s'était mis au c&oelig;ur de toutes les
-menées pour les diriger à son gré et à son profit. M. Fouché
-présentant aux révolutionnaires sa qualité de régicide pour gage, aux
-bonapartistes celle du plus ancien ministre de Napoléon, et offrant à
-tous et pour titre essentiel une activité et un savoir-faire célèbres,
-était bientôt devenu le personnage principal, et n'avait pas tardé à
-vouloir imposer ses idées. Or sa principale idée c'était de renverser
-les Bourbons sans leur substituer Napoléon lui-même.
-<span class="sidenote" title="En marge">Idées particulières à M. Fouché.</span>
-Il disait qu'à un
-état de choses nouveau, il fallait un prince nouveau, libéral <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span>
-comme la génération présente, n'inspirant pas à l'Europe la haine dont
-Napoléon était l'objet, n'étant pas exposé comme lui à voir six cent
-mille hommes repasser le Rhin pour le détrôner; il disait que la
-France, fatiguée de guerre et de despotisme, ne voulait pas plus de
-Napoléon que des Bourbons, et qu'il n'y avait que deux princes
-souhaitables, le duc d'Orléans, ou Napoléon II sous la régence de
-Marie-Louise; que le duc d'Orléans, enlacé dans les liens de sa
-famille, ne pouvait pas se séparer d'elle pour prêter la main à une
-révolution; que ses manifestations favorables se bornaient à plus de
-politesse envers les hommes de l'armée et de la Révolution, mais qu'il
-était impossible d'établir sur de pareils fondements une entreprise
-telle qu'un changement de gouvernement; que la seule solution
-convenable, c'était le Roi de Rome avec la régence de Marie-Louise;
-qu'en se proposant un tel but on aurait l'Autriche, par l'Autriche
-l'Europe, avec l'Europe la paix; qu'on aurait en outre l'armée
-heureuse de voir renaître l'Empire, Napoléon lui-même dédommagé dans
-la personne de son fils du trône qu'il aurait perdu, enfin les
-révolutionnaires et les libéraux parfaitement satisfaits, car trouvant
-dans le fils la gloire du père sans son despotisme, débarrassés en
-même temps des avanies de l'émigration, ils auraient toutes les
-raisons imaginables de se rattacher à un régime qui leur procurerait
-les avantages de l'Empire sans aucun de ses inconvénients.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Fév. 1815.</span>
-Ces raisons, quoique très-sensées sous plusieurs rapports, péchaient
-comme toutes celles qu'on alléguait <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> pour tenter une révolution
-nouvelle, par un côté fondamental, c'était de supposer qu'on pût
-donner aux Bourbons un autre remplaçant que Napoléon. La régence de
-Marie-Louise était un pur rêve, car l'Autriche n'aurait livré ni
-Marie-Louise ni son fils, et cette princesse eût été aussi incapable
-de ce rôle que peu désireuse de le remplir. M. le duc d'Orléans qui
-pouvait être amené un jour, la couronne étant vacante, à céder au
-v&oelig;u irrésistible de l'opinion publique, n'aurait ni devancé ni
-provoqué ce v&oelig;u, qui alors était encore très-vague. Marie-Louise,
-le duc d'Orléans étant impossibles par des motifs différents, il
-fallait ou se proposer Napoléon pour but, ce qui était une provocation
-insensée et désastreuse à l'Europe, ou conserver les Bourbons en les
-redressant, seule chose en effet qui fût alors honnête et raisonnable.
-M. Fouché, plus sage en apparence, était donc en réalité aussi étourdi
-et moins innocent que les folles têtes qu'il prétendait diriger. Il
-produisait néanmoins par ses discours quelque impression sur beaucoup
-d'anciens serviteurs de l'Empire qui se rappelaient le despotisme,
-l'ambition de Napoléon, qui redoutaient son ressentiment (car presque
-tous l'avaient abandonné), et surtout l'effet de sa présence sur
-l'Europe. Il était difficile cependant de persuader aux jeunes
-généraux qui étaient prêts à risquer leur tête, de songer à d'autres
-qu'à Napoléon, et on avait laissé de côté cette question, pour ne
-s'occuper que du premier but, celui de renverser les Bourbons. Les
-auteurs du projet de renversement ne voyaient qu'une manière de s'y
-prendre, c'était de réunir les troupes <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> dont disposaient
-quelques-uns d'entre eux, de les amener à Paris, de les joindre aux
-officiers à la demi-solde, et avec ces moyens d'exécuter un coup de
-main. Aux mois de janvier et de février 1815, on en était venu à
-parler de ce plan avec une indiscrétion singulière qui choquait déjà
-le maréchal Davout, trop grave pour des entreprises conduites aussi
-légèrement, et qui alarmait M. de Bassano, craignant toujours de
-compromettre Napoléon sans l'avoir consulté. Aussi M. de Bassano
-répétait-il à ces jeunes militaires, qu'il n'avait aucune
-communication avec l'île d'Elbe, que dès lors il ne pouvait leur
-assurer aucun concours, et qu'il les suppliait de ne pas compromettre
-Napoléon, qu'une imprudence exposerait à être déporté aux extrémités
-du globe. M. Lavallette, bien qu'il se cachât, avait pourtant fini par
-les rencontrer, et par les entretenir de ce qui les occupait. Il les
-avait suppliés de se tenir tranquilles, de ne pas chercher à devancer
-les volontés de Napoléon, et ils avaient répondu qu'ils n'avaient
-besoin de l'assentiment ni du concours de personne pour renverser un
-gouvernement antipathique à la nation comme à eux, et dont l'existence
-était entièrement dans leurs mains. Ils avaient donc persisté dans
-leurs projets, et ils fréquentaient surtout M. Fouché, qui avait
-cherché à se les attacher parce qu'il voyait en eux un fil de plus à
-mouvoir, et qui avait employé pour y réussir le moyen facile de les
-écouter sans les contredire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le complot des jeunes militaires est si légèrement conçu
-qu'il mérite à peine le nom de complot.</span>
-Si on appelle conspiration tout désir de renversement accompagné de
-propos menaçants, assurément il y en avait une dans ce que nous
-venons de <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> rapporter. Mais si on appelle conspiration un projet
-bien conçu, entre gens sérieux, voulant fermement atteindre un but,
-décidés à y risquer leur tête, et ayant combiné leurs moyens avec
-prudence et précision, il est impossible de dire qu'il y eût ici
-quelque chose de semblable. Ces jeunes officiers voulaient sans
-contredit se débarrasser des Bourbons, même au prix de leur vie qu'ils
-n'avaient pas l'habitude de ménager; quelques-uns, pourvus de
-commandements actifs, avaient dans les mains de puissants moyens
-d'action, et de leur part on ne peut nier qu'il y eût conspiration.
-Mais de la part des prétendus chefs il en était autrement. Le maréchal
-Davout avait écouté, sans s'y engager, des projets qui flattaient son
-ressentiment, mais qui blessaient son bon sens et ses habitudes de
-discipline. M. Lavallette avait repoussé toute confidence. M. de
-Bassano, tout en fermant un peu moins l'oreille que M. Lavallette,
-avait pris soin de ne compromettre Napoléon à aucun degré, en
-affirmant qu'il ne lui avait rien dit, et ne lui dirait rien; et quant
-aux ducs de Vicence et de Rovigo, quant au prince Cambacérès, on ne
-leur avait pas même parlé. Le maréchal Ney, et les autres chefs de
-l'armée réputés mécontents, ignoraient complétement ce qui se passait,
-étaient suspects d'ailleurs à leurs anciens camarades à cause des
-faveurs royales qu'ils avaient acceptées, et savaient seulement, comme
-le public, que Paris regorgeait d'officiers à la demi-solde prêts aux
-plus grands coups de tête. Le seul personnage qui, par son désir
-d'avoir la main partout, fût entré dans ces projets, c'était M.
-Fouché, et au fond il en était devenu le véritable <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> chef,
-uniquement parce que loin de décourager les auteurs de l'entreprise,
-il s'était fait leur confident, leur conseiller, et rarement leur
-modérateur. À vrai dire, s'il y avait conspiration, c'était de sa
-part, et de la part des militaires dont il flattait les passions et
-favorisait les projets. Mais c'est tout au plus si on pouvait
-l'affirmer d'eux et de lui, car rien n'était fixé, ni l'époque, ni le
-plan, ni les coopérateurs de l'entreprise.
-<span class="sidenote" title="En marge">Erreur de la police, qui cherche les conspirateurs où ils
-ne sont pas.</span>
-La police en voulant voir
-des complots partout, ne savait pas discerner le seul qui eût une
-ombre de réalité. Elle veillait sur les militaires en général, mais
-sur ceux que nous venons d'indiquer moins que sur les autres. Quant à
-M. Fouché lui-même, elle était loin d'apercevoir en lui le personnage
-dangereux dont il aurait fallu suivre toutes les démarches. La police
-officielle le signalait bien comme un personnage suspect dont il y
-avait à se défier, mais la police officieuse de M. le comte d'Artois
-le peignait comme le plus habile des hommes, comme le plus puissant,
-comme celui dans les mains duquel il fallait remettre le salut de la
-dynastie et de la France. À entendre cette police, les véritables
-conspirateurs étaient M. Cambacérès, qui voyait à peine quelques amis
-à l'heure de son dîner; MM. de Bassano et Lavallette, qui prenaient
-soin, ainsi que nous venons de le dire, de se séparer de toute
-entreprise sérieuse; le duc de Rovigo que tout le monde évitait tant
-il était compromis, et qui évitait tout le monde tant il trouvait ses
-amis ingrats envers lui; et enfin la reine Hortense, qui avait accepté
-la protection de l'empereur Alexandre et les bons traitements de
-Louis XVIII, qui était occupée <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> à plaider contre son mari pour
-la possession de ses enfants, et qui, bien que toujours attachée à
-Napoléon, était tellement abattue par sa chute, qu'elle n'imaginait
-pas que son retour fût possible. D'après cette même police qu'on
-appelait celle du château, le prince Cambacérès, M. de Bassano, M.
-Lavallette, la reine Hortense, étaient en correspondance secrète avec
-Napoléon, recevaient une part de ses trésors pour soudoyer les
-complots qui se tramaient, et les ramifications de ce complot allaient
-plus loin encore, car M. de Metternich, brouillé avec les puissances
-du Nord, et mis par la reine de Naples en rapport avec Napoléon,
-songeait à le ramener sur la scène, pour se venger d'alliés ingrats
-qui voulaient s'emparer de la Saxe et de la Pologne.</p>
-
-<p>Les faits déjà exposés dans cette histoire suffisent pour montrer ce
-qu'il y avait de fondé dans ces suppositions. MM. de Cambacérès, de
-Bassano, Lavallette, étaient certainement investis de toute la
-confiance de Napoléon, et justement parce qu'ils la méritaient se
-seraient bien gardés d'en faire part au premier venu. La reine
-Hortense était fort dévouée à son beau-père, mais dans le moment la
-mère avait presque étouffé chez elle la fille adoptive. M. de
-Metternich était mécontent de la Prusse et de la Russie, il avait eu
-de la peine à se détacher de la cour de Naples, mais on a pu voir s'il
-songeait à se servir de Napoléon pour résister aux prétentions des
-Russes et des Prussiens; et quant à Napoléon, on jugera bientôt s'il
-avait de l'argent à consacrer à de telles entreprises, et s'il avait
-la main dans celles qui se préparaient en France. Le véritable
-<span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> inconvénient de ces extravagantes inventions, auxquelles les
-gouvernements prêtent trop souvent l'oreille quand une froide et
-solide raison ne les dirige pas, c'est de détourner leur attention des
-dangers réels pour la porter sur des dangers imaginaires, c'est de
-leur faire quitter, comme à la chasse, les vraies pistes pour se jeter
-sur les fausses. On négligeait M. Fouché, que les agents de toutes les
-polices ménageaient et prônaient même, on ne pensait pas à un seul des
-jeunes généraux qui avaient des commandements dans le Nord, et dont
-l'audace pouvait bientôt devenir dangereuse, et on attachait ses yeux
-et sa haine sur des hommes qui sans doute faisaient des v&oelig;ux contre
-le gouvernement, mais dont aucun n'était prêt à lever la main contre
-lui. On assiégeait ainsi de mille rapports alarmants M. le comte
-d'Artois qui, toujours effaré, croyait tout, Louis XVIII qui, fatigué
-de ces perpétuelles alarmes, ne croyait rien, et le gouvernement,
-faute d'avoir à sa tête un esprit ferme et sagace, flottait entre tout
-croire et ne rien croire, passait ainsi à côté de tous les périls, non
-pas sans en avoir peur, mais sans les discerner.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Désir de M. de Bassano d'avertir Napoléon de ce qui se
-passe.</span>
-M. de Bassano à la fois inquiet et satisfait de ce qu'il apprenait,
-frémissait cependant à l'idée de voir une entreprise aussi grave que
-celle dont il s'agissait, tentée sans que Napoléon en fût averti, car
-elle pouvait contrarier ses vues, elle pouvait l'exposer à des mesures
-cruelles, et enfin, exécutée sans lui, elle pouvait profiter à
-d'autres qu'à lui. Ce fidèle serviteur aurait donc voulu informer
-Napoléon de ce qui se passait, et tandis qu'il en cherchait <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span>
-le moyen, l'empressement d'un jeune homme inconnu le lui offrit à
-l'improviste.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'occasion lui en est offerte par M. Fleury de Chaboulon.</span>
-Un auditeur de l'Empire, M. Fleury de Chaboulon, ayant de l'esprit, de
-l'ardeur, de l'ambition, s'ennuyant à Paris de n'être rien, avait
-résolu d'aller à l'île d'Elbe pour mettre son activité inoccupée au
-service de l'Empereur détrôné. Mais il voulait y arriver avec une
-recommandation propre à lui assurer un accueil favorable. Il s'adressa
-donc à M. de Bassano, qui l'écouta d'abord avec réserve, qui s'ouvrit
-davantage lorsqu'il eut reconnu sa bonne foi, et finit par lui confier
-la mission d'exposer verbalement à Napoléon la véritable situation de
-la France, c'est-à-dire l'impopularité croissante des Bourbons, le
-refroidissement des classes moyennes pour eux, l'irritation des
-acquéreurs de biens nationaux, l'exaspération de l'armée, la
-disposition des jeunes militaires à tout risquer, enfin l'opinion
-universellement accréditée, que l'état des choses ne pouvait durer, et
-qu'il changerait ou au profit de la famille Bonaparte, ou à celui de
-la famille d'Orléans.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nature de la mission que M. de Bassano donne à M. Fleury de
-Chaboulon.</span>
-M. Fleury de Chaboulon pressant M. de Bassano de
-s'expliquer plus clairement, et d'aboutir à un avis donné à Napoléon,
-celui par exemple de quitter l'île l'Elbe, et de débarquer en France,
-M. de Bassano répondit avec raison qu'il ne pouvait prendre une
-pareille responsabilité, que d'ailleurs à un homme tel que Napoléon on
-ne donnait pas de conseil, et surtout un semblable conseil. M. Fleury
-de Chaboulon fut seulement chargé de porter à l'île d'Elbe l'exposé
-exact de la situation, avec recommandation expresse de ne rien dire
-qui fût une incitation <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> à agir dans un sens ou dans un autre.
-M. de Bassano refusa de lui confier aucun écrit, mais lui remit un
-signe de reconnaissance qui attestât à Napoléon de quelle part il
-venait.
-<span class="sidenote" title="En marge">Voyage de M. Fleury de Chaboulon à l'île d'Elbe.</span>
-M. Fleury de Chaboulon partit en janvier, passa par l'Italie,
-tomba malade en route, et ne put être rendu à l'île d'Elbe que dans le
-courant du mois de février.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vie de Napoléon à l'île d'Elbe.</span>
-Avant de faire connaître les résultats de sa mission, il convient
-d'exposer comment Napoléon vivait à l'île d'Elbe, depuis qu'il avait
-passé de l'empire du monde à la souveraineté de l'une des plus petites
-îles de la Méditerranée. C'est un curieux spectacle en effet, et digne
-des regards de l'histoire, que celui de cette activité prodigieuse,
-qui après s'être étendue sur l'Europe entière, était renfermée
-maintenant dans un espace de quelques lieues, et s'exerçait sur douze
-ou quinze mille sujets et un millier de soldats! Notre tâche serait
-incomplétement remplie si nous négligions de le retracer.</p>
-
-<p>Napoléon transporté à l'île d'Elbe sur la frégate anglaise
-l'<i lang="en"> Undaunted</i>, avait mouillé le 3 mai 1814 dans la rade de
-Porto-Ferrajo, et avait débarqué dans la journée du 4. Quelques jours
-avant son arrivée les habitants l'avaient brûlé en effigie par les
-motifs qui avaient tourné contre lui tous les peuples de l'Empire: la
-guerre, la conscription, les droits réunis.
-<span class="sidenote" title="En marge">Accueil qu'il avait reçu des habitants à son arrivée.</span>
-En apprenant sa venue ils
-avaient oublié leur colère de la veille, et étaient accourus, poussés
-par le sentiment d'une ardente curiosité. Puis ils avaient manifesté
-une joie bruyante, en songeant qu'ils seraient affranchis du joug de
-la Toscane, que le nouveau monarque leur apporterait de vastes
-trésors, attirerait <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> chez eux un commerce considérable, et avec
-son génie créateur ferait bientôt de leur île quelque chose
-d'extraordinaire. Ils l'avaient conduit en pompe à l'église, et y
-avaient chanté un <i lang="la"> Te Deum</i>. Il s'était prêté de bonne grâce à leurs
-désirs, comme s'il avait pu partager à quelque degré leur joie
-puérile.</p>
-
-<p>Prenant avec soumission les choses qui s'offraient à lui, ne semblant
-pas s'apercevoir qu'elles fussent petites, il s'était mis à l'&oelig;uvre
-le lendemain même de son arrivée, et avait commencé par faire à cheval
-le tour de l'île. Après en avoir parcouru l'étendue en quelques
-heures, il avait arrêté le plan de son nouveau règne, avec le zèle que
-quinze ans auparavant il apportait à réorganiser la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses premiers soins donnés à la défense de Porto-Ferrajo.</span>
-Ses premiers soins furent consacrés à la ville de Porto-Ferrajo,
-située sur une hauteur, à l'entrée d'un beau golfe tourné vers
-l'Italie, et ayant vue sur les montagnes de l'Étrurie. Elle avait été
-jadis fortifiée, et pouvait devenir une place capable de quelque
-résistance. Napoléon s'appliqua sur-le-champ à la mettre en complet
-état de défense. En se faisant suivre à l'île d'Elbe par un
-détachement de sa garde, il s'était assuré plusieurs centaines
-d'hommes dévoués, soit pour se défendre contre une basse violence,
-soit pour servir de fondement à quelque entreprise hasardeuse, si
-jamais il en voulait tenter une. Ces compagnons d'exil au nombre d'un
-millier, enfermés dans une bonne place maritime avec des vivres et des
-munitions, pouvaient s'y défendre quelques semaines, et lui donner le
-temps de se dérober, si les souverains regrettant <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> de l'avoir
-laissé trop près de l'Europe, songeaient à le déporter dans l'Océan.
-Il se hâta donc de faire réparer les remparts de Porto-Ferrajo, d'y
-réunir l'artillerie qui avait été répandue sur les côtes de l'île
-pendant la dernière guerre, de la hisser sur les murs, d'achever et
-d'armer les forts qui dominaient la rade, de préparer des magasins,
-d'y rassembler des vivres et des munitions. En très-peu de semaines
-Porto-Ferrajo devint une place qui aurait exigé pour s'en emparer une
-assez grosse expédition. Napoléon gagnait à ces précautions, outre des
-moyens de défense très-réels, l'avantage d'être plus sûrement averti
-de ce qu'on méditerait contre lui, par l'étendue même des forces qu'il
-faudrait déployer pour le violenter. Il ne borna pas là sa prévoyance.
-<span class="sidenote" title="En marge">Moyens d'évasion préparés dans l'île de Pianosa.</span>
-Une île très-petite, dépendante de sa souveraineté, celle de Pianosa,
-distante de trois lieues, présentait des circonstances favorables à
-ses desseins. Cette île, plate, couverte de bons pâturages,
-très-précieux en ces climats, était surmontée d'un rocher taillé à
-pic, et d'un fort où cinquante hommes étaient presque inexpugnables.
-Il fit mettre le fort en état de défense, y envoya des vivres et une
-petite garnison, et, sans dire son secret à personne, il disposa les
-choses de manière que du fort on pût dans la nuit descendre au rivage,
-s'embarquer, et prendre le large, ce que la position de l'île rendait
-facile, car elle est située non pas du côté de la Toscane, mais du
-côté de la pleine mer. Napoléon avait donc la ressource, si on venait
-pour l'enlever, de se réfugier dans cette île de Pianosa pendant la
-nuit, et puis de s'y embarquer n'importe pour quelles <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span>
-régions. Afin d'en utiliser les pâturages, il y fit transporter ses
-chevaux et son bétail, de sorte qu'il éloignait, en profitant des
-avantages de l'île, toute idée d'un établissement militaire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Police établie à l'île d'Elbe.</span>
-Après avoir pourvu à la défense de l'île d'Elbe, Napoléon y organisa
-une police des plus vigilantes. On ne pouvait aborder qu'à
-Porto-Ferrajo, capitale de l'île, ou bien à Rio, Porto-Longone, Campo,
-petits ports situés, les uns à l'ouest, les autres à l'est, et
-destinés ceux-ci au service des mines, ceux-là au commerce des denrées
-du pays. Des postes de gendarmes devaient interdire l'accès des côtes
-partout ailleurs, et une police de mer bien organisée dans chacun des
-ports laissés ouverts, soumettait les arrivants, quels qu'ils fussent,
-à un examen prompt et sûr. Quatre ou cinq heures après chaque arrivage
-sur les points les plus éloignés de Porto-Ferrajo, Napoléon savait qui
-était venu dans son île, et pourquoi on y était venu. Il avait pour en
-agir ainsi d'assez graves motifs. Le gouvernement français avait placé
-en Corse un ancien ami de Georges, le général Brulart, qu'on avait
-élevé à un grade et à un commandement supérieurs à sa position,
-évidemment pour en faire le surveillant de l'île d'Elbe. Rien
-assurément n'était plus légitime qu'une semblable surveillance de la
-part du gouvernement français, mais des avis parvenus à Napoléon lui
-avaient fait craindre que cette surveillance ne fût pas le seul objet
-qu'on eût en vue, et qu'un attentat contre sa personne n'eût été
-médité. Au surplus, il ne ressort des documents trouvés depuis aucun
-indice accusateur contre le général Brulart; toutefois il est certain
-que des intrigants, <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> correspondant avec ce qu'on appelait la
-police du château, se vantaient de pouvoir faire assassiner Napoléon,
-et même d'y travailler; il est certain encore que des sicaires
-d'origine corse furent arrêtés, et que les motifs de leur présence
-dans l'île d'Elbe restèrent fort équivoques. Napoléon les renvoya en
-leur déclarant qu'à l'avenir le premier d'entre eux surpris dans l'île
-d'Elbe serait fusillé, et il ajouta qu'au premier grief fondé, il
-ferait enlever le général Brulart en pleine ville d'Ajaccio par
-cinquante hommes déterminés, et en ferait à la face de l'Europe une
-justice éclatante. Nous devons ajouter que, soit crainte, soit
-innocence d'intentions, le général Brulart se tint tranquille, et que
-de sa part rien ne parut aller au delà d'une légitime surveillance.</p>
-
-<p>Ainsi Napoléon avait pris ses mesures, soit contre un assassinat, soit
-contre un projet d'enlèvement, car ayant rendu nécessaire pour le
-violenter une forte expédition, il était assuré d'être toujours averti
-en temps utile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Organisation de la petite armée de Napoléon.</span>
-Quant au personnel de ses forces, il avait montré autant d'art à
-disposer d'un millier d'hommes, que jadis à disposer d'un million.
-Avant de quitter Fontainebleau, Drouot lui avait choisi avec beaucoup
-de soin, parmi les soldats de la vieille garde, tous prêts à le
-suivre, environ 600 grenadiers et chasseurs à pied, une centaine de
-cavaliers, et une vingtaine de marins, en tout 724 hommes d'élite.
-Ayant voyagé à pied de Fontainebleau à Savone, embarqués ensuite sur
-des bâtiments anglais, ils avaient abordé à Porto-Ferrajo vers la fin
-de mai. Napoléon qui avait craint un moment qu'on ne voulût les
-retenir, les <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> avait vus arriver avec une joie dans laquelle il
-entrait autant de prévoyance que de plaisir de retrouver d'anciens
-compagnons d'armes. Il avait caserné les hommes de son mieux, et
-envoyé les chevaux dans les pâturages de Pianosa. N'ayant pas dans son
-île grand usage à faire des cavaliers, il les avait convertis en
-canonniers, et il employait le loisir de l'exil à les instruire. Une
-soixantaine de Polonais se trouvant à Parme, et ayant obtenu la
-permission de s'embarquer à Livourne, Napoléon avait payé le fret, et
-s'était renforcé d'un nouveau détachement d'hommes dévoués. Quelques
-officiers français mourant de faim étaient aussi venus le joindre à
-travers l'Italie, voyageant comme ils pouvaient, et il les avait
-également accueillis. Sa troupe s'était ainsi élevée à huit cents
-hommes environ, malgré quelques morts et malades manquant au nombre
-primitif.</p>
-
-<p>À ces huit cents hommes Napoléon trouva le moyen d'ajouter un renfort
-de soldats durs et intrépides. Sous son règne la garde des îles avait
-été confiée à des bataillons d'infanterie légère, dans lesquels on
-plaçait les conscrits enclins à la désertion, la plupart indociles
-mais vigoureux et braves. Deux de ces bataillons, appartenant au 35<sup>e</sup>
-léger, et contenant des Provençaux, des Liguriens, des Toscans, des
-Corses, tenaient garnison à l'île d'Elbe en 1814. Au moment où ils
-allaient s'embarquer pour la France, Napoléon leur déclara qu'il
-garderait auprès de lui ceux d'entre eux qui voudraient entrer à son
-service. Il en retint ainsi environ trois cents, Corses pour la
-plupart, lesquels, sauf quelques déserteurs peu nombreux, lui
-demeurèrent invariablement <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> fidèles. Il disposait par
-conséquent de 1100 hommes de troupes régulières, et de la première
-qualité. Il y joignit quatre cents hommes du pays, organisés de la
-manière suivante.</p>
-
-<p>L'île d'Elbe possédait un bataillon de milice de quatre compagnies,
-assez bien discipliné, et composé d'aussi bons soldats que les Corses.
-Napoléon ordonna que chacune des quatre compagnies formant ce
-bataillon, aurait tous les mois vingt-cinq hommes de garde, et
-soixante-quinze laissés dans leurs champs, ce qui supposait cent
-hommes de service, et trois cents toujours disponibles au premier
-appel. On ne payait que les cent hommes de service, lesquels faisaient
-la police dans l'intérieur de l'île et sur les côtes. La nouvelle
-armée de Napoléon comptait donc 1500 soldats, valant presque tous la
-vieille garde par le mélange avec elle.</p>
-
-<p>Ce n'étaient point là les vaines occupations d'un maniaque, s'amusant
-avec des hochets qui lui rappelaient son ancienne grandeur: c'était
-pour lui, ainsi que nous venons de le dire, un moyen de se garantir,
-ou contre une violence, ou contre une déportation lointaine, laquelle
-ne pouvait jamais être une surprise, s'il était en mesure de se
-défendre quelques jours; c'était enfin, si un nouvel avenir s'ouvrait
-devant lui, un moyen de descendre sur le continent, et d'y tenter un
-nouveau rôle, sans s'exposer à être arrêté par quelques gendarmes et
-fusillé sur une grande route.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">À sa petite armée Napoléon ajoute une marine
-proportionnée.</span>
-Dans les mêmes vues Napoléon avait pris soin de se créer une marine.
-Il avait trouvé à Porto-Ferrajo un brick, <i>l'Inconstant</i>, en assez
-bon état, <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> comportant 60 hommes d'équipage, une goëlette, <i>la
-Caroline</i>, en exigeant 16. Il avait acheté à Livourne une felouque,
-<i>l'Étoile</i>, à laquelle il fallait 14 hommes, et deux avisos, <i>la
-Mouche</i> et <i>l'Abeille</i>, auxquels il en fallait 18 pour les deux. Ces
-bâtiments supposaient par conséquent une centaine de marins, et avec
-une ou deux felouques, qu'il était facile de se procurer, Napoléon
-avait de quoi embarquer les onze cents hommes composant sa petite
-armée régulière. C'était tout ce dont il avait besoin si jamais il
-songeait à sortir de son île, chose fort douteuse à ses yeux, mais
-possible. Ces cent et quelques marins avaient été rangés dans ses
-dépenses indispensables, et, en y ajoutant un petit nombre de matelots
-levés dans le pays, il pouvait en vingt-quatre heures compléter
-l'équipement de sa flottille. En attendant, au moyen de ses deux
-avisos il correspondait avec les ports de Gênes, de Livourne, de
-Naples, en recevait des provisions, des lettres, des journaux; il
-faisait avec la goëlette <i>la Caroline</i> la police de la rade de
-Porto-Ferrajo, puis de temps en temps il promenait sur le brick
-<i>l'Inconstant</i> le pavillon de son petit État, pavillon blanc, barré
-d'amarante et semé d'étoiles, et habituait ainsi les marines anglaise,
-française, génoise, turque, à voir ses couleurs dans la mer de
-Toscane.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se ménage une habitation de ville et une
-habitation de campagne.</span>
-Ces soins donnés à sa sûreté et à son avenir, quel qu'il pût être,
-Napoléon songea à embellir son séjour, à le rendre supportable pour
-lui, pour sa famille, pour ses soldats, à développer la prospérité de
-son petit peuple, et enfin à ménager ses finances de manière à en
-assurer la durée. En arrivant <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> il s'était logé d'abord à
-l'hôtel de ville de Porto-Ferrajo, et s'était ensuite transporté dans
-un palais des anciens gouverneurs, fort délabré et fort insuffisant.
-Il résolut d'y ajouter un corps de bâtiment, pour le régulariser et
-l'agrandir, et pour se mettre en mesure d'y recevoir convenablement sa
-mère, ses s&oelig;urs, même sa femme, si contre toute vraisemblance
-celle-ci se décidait à venir. Il acheta des meubles à Gênes, et finit
-par rendre ce séjour habitable. Il construisit un bâtiment pour les
-officiers de son bataillon, afin qu'ils fussent réunis sous sa main,
-et un peu mieux logés que dans la ville. Outre sa résidence à
-Porto-Ferrajo, il voulut avoir une maison des champs, et il entreprit
-d'en construire une, à la fois simple et décente, dans le val
-San-Martino, charmante vallée débouchant sur la rade de Porto-Ferrajo,
-et ayant vue sur les montagnes d'Italie. Il y exécuta des
-défrichements et des plantations, et prêta fort à rire au maire, homme
-simple et peu habitué à flatter, en prétendant qu'il y sèmerait
-bientôt cinq cents sacs de blé.&mdash;Vous riez, monsieur le maire, lui
-dit-il vivement, c'est que vous ne savez pas comment les choses se
-développent et grandissent. Je sèmerai cinquante sacs la première
-année, cent la seconde, deux cents la troisième, et ainsi de suite.&mdash;À
-cette entreprise agricole, comme à son grand empire, il ne devait
-manquer, hélas, que le temps!
-<span class="sidenote" title="En marge">Embellissements faits à la ville de Porto-Ferrajo, et
-mesures imaginées pour développer la prospérité de l'île d'Elbe.</span>
-Après avoir préparé sa double résidence
-à la ville et à la campagne, il s'occupa de sa capitale,
-Porto-Ferrajo, qui était une ville de trois mille habitants. Il en fit
-nettoyer et paver les rues; il y construisit une jolie <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span>
-fontaine qui versait des eaux jaillissantes; il rendit carrossables
-deux grandes routes traversant l'île entière, et qui partant de
-Porto-Ferrajo allaient, l'une à Porto-Longone, port principal pour les
-relations avec l'Italie, l'autre à Campo, petit port tourné vers l'île
-de Pianosa et la grande mer.</p>
-
-<p>Ses finances ne lui permettaient pas d'affecter plus de six à sept
-cent mille francs à ces divers travaux (somme dont il ne faut pas
-mesurer l'importance sur les dépenses de l'époque actuelle), et il
-parvint à s'y renfermer, en usant des bras de ses soldats auxquels il
-payait un modique salaire, en fournissant la pierre, le marbre, la
-brique, les ciments, les bois. Montant à cheval une partie du jour, il
-appliquait à ces objets, infiniment petits, ce puissant regard naguère
-fixé sur le monde, et toujours sûr dans les moindres choses comme dans
-les plus grandes. Il consacra également ses soins à tout ce qui
-pouvait améliorer le sol et faire prospérer le commerce de son île. Il
-voulait la couvrir de mûriers pour y développer l'industrie de la
-soie, et il commença par planter de ces arbres précieux les deux
-routes qu'il venait de créer. Près de Campo se trouvaient des
-carrières de beau marbre; il en ordonna l'exploitation. Les salines et
-les pêcheries de thon constituaient deux des plus gros revenus du
-pays. Il s'occupa d'en améliorer l'exploitation et le produit. Enfin
-il donna toute son attention aux mines de fer, composant la principale
-richesse de l'île d'Elbe. Ces mines fournissaient depuis longtemps un
-minerai excellent en qualité, contenant plus de quatre-vingts pour
-cent de métal pur. Mais faute <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> de combustible on ne pouvait le
-convertir en fer, et on était réduit à le vendre aux négociants
-italiens qui se chargeaient de le traiter. Napoléon se hâta de
-recommencer sur une grande échelle l'extraction de ce minerai presque
-réduite à rien, et dans cette vue il s'efforça d'attirer des ouvriers
-en les nourrissant avec des blés achetés sur le continent italien.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les finances de Napoléon constituent la principale
-difficulté de sa nouvelle existence.</span>
-Mais pour toutes ces entreprises, l'exiguïté de ses finances était un
-obstacle difficile à surmonter. À en croire les habitants de son île,
-ses soldats, le public européen, et surtout les Bourbons, il avait
-emporté avec lui d'immenses trésors, car, excepté sa personne
-physique, on ne pouvait croire à rien de petit lorsqu'il s'agissait de
-lui. En pensant à ces trésors, ses ennemis tremblaient, et ses naïfs
-sujets tressaillaient de joie. Mais ces trésors n'étaient que chimère,
-car cet homme, le plus ambitieux des hommes, était de tous le moins
-occupé de ce qui le concernait personnellement. Il avait marché
-jusqu'au jour suprême de son abdication sans se demander de quoi il
-vivrait loin du trône. Ayant eu l'art d'économiser sur sa liste civile
-150 millions, qu'il avait dépensés non pour lui, mais pour les besoins
-extraordinaires de la guerre, il compta pour la première fois au
-moment de quitter Fontainebleau, et il se trouva qu'il n'avait que les
-quelques millions transportés à Blois, et dont la plus grande partie
-avait été enlevée à l'Impératrice par l'envoyé du Gouvernement
-provisoire, M. Dudon. Heureusement qu'avant cet enlèvement, il avait
-eu le temps d'envoyer chercher 2,500,000 francs, que les lanciers de
-la garde avaient escortés, et d'ordonner à <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> l'Impératrice d'en
-prendre 2,900,000 pour elle-même. Sur ces 2,900,000 francs,
-l'Impératrice avait pu lui en expédier encore 900,000, ce qui portait
-son trésor lorsqu'il était parti pour l'île d'Elbe à 3,400,000 francs.
-<span class="sidenote" title="En marge">État exact de ses finances.</span>
-Cette somme consistant en or et en argent, suivit ses voitures et lui
-parvint à Porto-Ferrajo. C'était là son unique ressource pour le faire
-vivre à l'île d'Elbe, lui et ses soldats, s'il se résignait à y finir
-ses jours. En effet, le subside annuel de 2 millions, stipulé par le
-traité du 11 avril, n'avait point été acquitté, et il ne lui restait
-d'autres revenus que ceux de l'île. Or, ces revenus étaient fort peu
-de chose. La ville de Porto-Ferrajo rapportait en droits d'entrée et
-autres environ cent mille francs; l'île elle-même rapportait cent
-autres mille francs en contributions directes. Les pêcheries, les
-salines, les mines, dans leur état actuel, produisaient à peu près
-320,000 francs, ce qui composait un total de 520,000. Sur cette somme,
-les dépenses municipales de Porto-Ferrajo et des autres petits bourgs
-de l'île, celles des routes, dans l'état où Napoléon les avait mises,
-absorbaient au moins 200,000 francs, ce qui laissait un produit net
-d'à peu près 300,000 francs par an. Or, il fallait que Napoléon
-entretînt sa maison, sa marine et son armée, et ces trois objets
-n'exigeaient pas moins de 15 à 1,600,000 francs. C'était par
-conséquent une somme de 1,200,000 francs au moins à prendre
-annuellement sur son trésor, déjà réduit de 3,400,000 francs à
-2,800,000 par la dépense des bâtiments. Il ne pouvait donc pas vivre
-longtemps à l'île d'Elbe, si on ne lui payait le subside convenu, à
-moins de licencier sa garde, <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> c'est-à-dire de se priver des
-fidèles soldats qui l'avaient suivi, de se livrer sans défense à la
-première troupe de bandits qui voudrait l'assassiner, et de renoncer
-enfin à un noyau d'armée dont il ne pouvait se passer, quelque
-entreprise qu'il fût amené à tenter plus tard. Aussi, sans avoir
-encore formé aucune espèce de projet, il s'appliquait à veiller sur
-ses moindres dépenses, au point d'étonner ceux qui étaient le plus
-habitués à son esprit d'ordre, et même jusqu'à faire crier autour de
-lui à l'avarice.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son extrême économie.</span>
-Dès le sixième mois de son séjour, il avait cessé
-d'exiger le service des miliciens de l'île, lesquels, comme nous
-l'avons dit, avaient toujours un quart de leur effectif sous les
-armes. C'était l'entretien de cent hommes de moins à payer. Il avait
-changé la formation de son bataillon de vieille garde, et ramené le
-cadre de six compagnies à quatre. Il avait réduit ses écuries au plus
-strict nécessaire, n'avait conservé que les voitures indispensables
-pour sa mère, sa s&oelig;ur et lui-même, et n'avait gardé en chevaux de
-selle que ce qu'il lui fallait pour parcourir l'île à cheval avec
-Drouot, Bertrand et quelques hommes d'escorte. Il avait fixé à un taux
-très-modeste, quoique convenable, le traitement de ses principaux
-officiers, sans pouvoir toutefois rien faire accepter à Drouot. Ce
-dernier, ayant le toit et la table de son ancien général, n'avait nul
-besoin, disait-il, d'autre chose pour vivre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière de vivre de Napoléon à l'île d'Elbe.</span>
-Tels avaient été les arrangements de Napoléon à l'île d'Elbe pour le
-présent et pour l'avenir. Sa vie du reste était calme et remplie, car
-c'est le propre des esprits supérieurs de savoir se soumettre aux
-<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> sévérités du sort, surtout quand ils les ont méritées, et de
-s'intéresser aux petites choses, parce qu'elles ont leur profondeur
-comme les grandes. Sa mère, dure et impérieuse, mais exacte à remplir
-ses devoirs, avait cru de sa dignité de partager le nouveau destin de
-son fils, et elle était à Porto-Ferrajo l'objet des respects de la
-cour exilée. La princesse Pauline Borghèse, qui poussait jusqu'à la
-passion l'amitié qu'elle ressentait pour son frère, n'avait pas manqué
-de venir aussi, et sa présence était infiniment douce à Napoléon. Elle
-s'était fort appliquée à le réconcilier avec Murat, ce qui n'avait pas
-été très-difficile. Napoléon avait peu de rancune, parce qu'il
-connaissait les hommes. Il savait que Murat était léger, vain, dévoré
-du désir de régner, mais bon autant que brave, et il lui avait
-pardonné d'avoir cédé aux circonstances qui étaient extraordinaires.
-Murat repentant, surtout depuis qu'il avait senti la duperie autant
-que l'ingratitude de sa conduite, avait envoyé à l'île d'Elbe
-l'expression de son repentir, et en retour Napoléon avait chargé la
-princesse Pauline d'aller à Naples apporter à Murat, avec son pardon,
-le conseil d'être prudent, et de se tenir prêt pour les événements
-imprévus qui pouvaient encore éclater. La princesse avait porté à
-Murat ce message qui l'avait ravi, et elle était revenue ensuite tenir
-fidèle compagnie à son frère. Elle était le centre d'une petite
-société, composée des habitants les mieux élevés de l'île, qui
-vivaient autour de Napoléon comme autour de leur souverain. On avait
-disposé un théâtre dans lequel Napoléon admettait cette société, et
-très-habituellement les soldats de sa <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> garde. Il s'y montrait
-doux, poli, serein, et même attentif, comme s'il n'eût pas assisté
-jadis aux chefs-d'&oelig;uvre de la scène française représentés par les
-premiers acteurs du siècle. Les devoirs de sa modeste souveraineté
-remplis, il passait son temps avec Bertrand et Drouot, tantôt à cheval
-et courant à travers l'île pour inspecter ses travaux, tantôt à pied
-ou en canot. Quelquefois il s'embarquait avec ses officiers dans une
-grande chaloupe à demi pontée, et allait faire en mer des courses
-d'une et deux journées, reconnu et salué par toutes les marines. Dans
-ces longues promenades par terre ou par eau, il s'entretenait gaiement
-ou gravement selon les sujets, quelquefois avec la vive humeur d'un
-jeune homme, le plus souvent avec la gravité d'un génie vaste et
-profond.
-<span class="sidenote" title="En marge">Pensées dont il se nourrit habituellement.</span>
-Il nourrissait toujours la pensée d'écrire l'histoire de son
-règne, et discutait les points obscurs de sa carrière avec assez de
-franchise, revenant fréquemment sur l'irréparable refus de la paix de
-Prague. C'était la seule faute qu'il avouât sans difficulté.&mdash;J'ai eu
-tort, disait-il, mais qu'on se mette à ma place. J'avais gagné tant de
-victoires, et tout récemment encore celles de Lutzen et de Bautzen, où
-j'avais rétabli ma puissance en deux journées! Je comptais sur mes
-soldats et sur moi-même, et j'ai voulu jeter une dernière fois les dés
-en l'air. J'ai perdu, mais ceux qui me blâment n'ont jamais bu à la
-coupe enivrante de la fortune...&mdash;Drouot l'écoutait la tête baissée,
-n'osant lui dire qu'il est peu sage de jouer ainsi sa propre
-existence, mais qu'il est coupable de jouer celle de ses enfants, et
-criminel celle de sa nation! L'honnête homme se <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> taisait, ne se
-pardonnant ce silence que parce que son maître était vaincu et
-proscrit.</p>
-
-<p>Dans cette vie paisible où il rêvait d'élever un monument historique
-immortel, Napoléon était presque heureux, car au calme il joignait un
-reste d'espoir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon en lisant les journaux, et en voyant ce qui se
-passe en France, commence à croire qu'il aura des motifs de sortir de
-l'île d'Elbe.</span>
-Il lisait les journaux avec soin, et avec une
-pénétration qui lui faisait deviner la vérité à travers les mille
-assertions des journalistes, comme s'il avait assisté aux
-délibérations des cabinets. Selon lui, la Révolution française,
-arrêtée un moment dans sa marche, reprenait son cours irrésistible.
-L'ancien régime et la Révolution allaient se livrer de nouveaux et
-terribles combats, et au milieu de ces troubles il devait trouver
-l'occasion de reparaître sur la scène. Il ne savait pas précisément
-s'il régnerait encore; il était certain en tout cas qu'il ne pourrait
-pas régner de la même manière, car les esprits un moment paralysés par
-l'effroi de la Révolution, avaient repris leur animation et leur
-indépendance. Que serait-il encore, que deviendrait-il, quel rôle
-aurait-il à jouer? Il n'en savait rien, mais à voir la gaucherie des
-Bourbons à Paris, l'ambition des puissances à Vienne, il se disait que
-le monde n'était pas près de se rasseoir, et dans le monde agité sa
-place devait toujours être grande comme lui. Telles étaient ses
-prévisions confuses, et elles suffisaient pour que son immense
-activité, actuellement enfermée dans son âme, ne l'étouffât point. Il
-jouissait donc d'un repos éclairé par un rayon d'espérance.
-Quelquefois le langage outrageant des feuilles publiques finissait par
-le remuer. Un jour qu'il avait reçu un grand nombre de gazettes, il
-en avait trouvé une qui disait qu'il <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> était devenu fou, que ses
-plus fidèles serviteurs, Bertrand, Drouot, que ses proches les plus
-dévoués, sa mère, sa s&oelig;ur, n'avaient pu supporter la violence de
-son caractère, et qu'ils l'avaient quitté. Il se rendit dans le salon
-où sa mère, sa s&oelig;ur, Bertrand, Drouot, se réunissaient, et jetant
-une masse de journaux sur une table, Vous ne savez pas, leur dit-il,
-vous ne savez pas que je suis devenu fou.... Aucun de vous n'a pu
-supporter les emportements de mon caractère, vous ma mère, vous
-Drouot, vous êtes tous partis...&mdash;Puis il leur donna à lire ces
-feuilles en répétant: Je suis fou! je suis fou!... Il se rassit, et se
-vengea en discutant les affaires du monde, les fautes des uns, les
-fautes des autres, avec une sagacité merveilleuse.&mdash;Les Bourbons,
-l'Europe, s'écria-t-il, n'en ont pas pour six mois de la situation
-actuelle.&mdash;</p>
-
-<p>Il menait ainsi à l'île d'Elbe une vie tolérable, voyant tous les
-jours plus clairement que la scène du monde allait redevenir abordable
-pour lui. Dans cette disposition il était avide de nouvelles et il
-aurait voulu en avoir d'autres que celles qu'il trouvait dans les
-gazettes. Il avait bien envoyé quelques agents sur le continent
-italien, et ceux-ci lui avaient rapporté que l'Italie tout entière se
-lèverait à son apparition s'il voulait y descendre; mais cette
-perspective ne l'avait guère tenté, car ce n'était pas avec les
-Italiens qu'il se flattait de tenir tête à l'Europe. C'est sur la
-France qu'il aurait voulu recevoir des renseignements, mais il n'osait
-pas écrire aux hommes considérables qui l'avaient servi, de peur de
-les compromettre, et ceux-ci, de peur de le compromettre lui-même,
-avaient gardé une égale réserve. <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> Il avait été mieux informé de
-ce qui se passait à Vienne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon apprend par M. Meneval qu'à Vienne on forme le
-projet de le déporter dans l'Océan, et que les souverains vont quitter
-le congrès.</span>
-Ce n'était pas sa femme qui l'avait tenu
-au courant, c'était M. Meneval, dont la fidélité et le zèle ne
-s'étaient point démentis, et qui lui envoyait par le commerce de Gênes
-des nouvelles fréquentes de son fils et du congrès. M. Meneval tenait
-ses renseignements de madame de Brignole, noble Génoise d'un rare
-esprit, d'un grand dévouement à la France, et ayant vainement essayé
-de faire entendre la voix du devoir à Marie-Louise, dont elle était
-l'une des dames d'honneur. Madame de Brignole recevait ses
-informations des principaux personnages de Vienne, et notamment de M.
-le duc de Dalberg son gendre, ministre de Louis XVIII. Elle suivait
-les événements avec une extrême sollicitude, et avait appris le projet
-de déporter Napoléon dans une île de l'océan Atlantique. M. Meneval
-n'avait pas manqué de faire part de ce projet à Napoléon en exagérant
-la probabilité de l'exécution, car, ainsi que nous l'avons dit, on se
-préparait à quitter Vienne sans avoir rien décidé sur ce sujet. À
-cette nouvelle M. Meneval en avait ajouté une autre, celle de la
-séparation prochaine du congrès, et du départ des souverains pour le
-20 février au plus tard.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Fermentation produite par ces nouvelles dans l'esprit de
-Napoléon.</span>
-Ces diverses informations avaient produit sur Napoléon une impression
-extrêmement vive, et provoqué chez lui de profondes réflexions sur sa
-situation présente et future. Il s'était déjà dit plus d'une fois
-qu'il ne pouvait pas mourir dans cette île, que pour lui, pour sa
-gloire même, il valait mieux une fin tragique qu'une molle vieillesse
-dans cette tranquille prison de l'île d'Elbe.
-<span class="sidenote" title="En marge">Aux raisons tirées de ce qui se passe à Vienne, se joint
-l'impossibilité financière d'entretenir sa petite armée.</span>
-L'ennui visible de ses
-compagnons <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> d'infortune l'encourageait fort dans ces pensées.
-Le grand maréchal Bertrand souffrait un peu moins de l'exil, depuis
-l'arrivée de sa famille; Drouot avait son attitude ordinaire, celle de
-la simple vertu dans l'accomplissement de ses devoirs. Il n'en était
-pas ainsi des autres. Soldats et officiers, la première chaleur du
-dévouement passée, s'ennuyaient profondément de leur oisiveté. Ils le
-témoignaient souvent à Napoléon, et dans leur familiarité lui
-disaient: Sire, quand partons-nous pour la France?&mdash;Il leur répondait
-par le silence et un sourire amical, mais il devinait ce qui se
-passait au fond de leur c&oelig;ur, et prévoyait bien que leur patience
-n'égalerait pas la durée de son exil. Il cherchait à occuper les
-soldats en les faisant travailler à ses routes, à son jardin,
-moyennant un supplément de solde, et laissait ceux qui ne voulaient
-rien faire ravager les vignes de son domaine de San-Martino, en riant
-de leurs innocentes déprédations.&mdash;Nous venons de Saint-Cloud, lui
-disaient-ils, quand il les rencontrait sur la route mangeant encore
-les raisins qu'ils lui avaient dérobé.&mdash;C'est bien, leur répondait-il,
-mais il sentait toute l'étendue de leur ennui, et en souffrait plus
-qu'eux. Une vingtaine d'entre eux ne pouvant plus y tenir, lui avaient
-demandé leur congé, et il le leur avait accordé en termes honorables.
-Il est vrai qu'en revanche il lui était arrivé quelques officiers du
-continent, mais ceux-ci avaient fui l'ennui de France, sans connaître
-encore l'ennui de l'île d'Elbe. À ces dispositions trop manifestes de
-ses soldats, qui lui faisaient craindre de ne pouvoir les retenir
-longtemps auprès de <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> lui, se joignait la réflexion fort simple
-qu'il serait bientôt dans l'impossibilité de les nourrir, car il avait
-emporté 3,400,000 francs à Porto-Ferrajo, et il ne devait plus lui en
-rester que 2,400,000, lorsque ses travaux seraient finis, et c'était
-tout juste de quoi payer pendant deux ans sa marine et son armée. Il
-aurait suffi de ces seules raisons, sans compter l'activité
-indomptable de son âme, pour lui faire résoudre en lui-même le parti
-de s'élancer de nouveau dans le champ des grandes aventures. Pourtant
-ces réflexions n'avaient encore provoqué chez Napoléon aucune
-détermination précise, lorsqu'il apprit le double fait que nous venons
-de rapporter, c'est qu'on voulait l'enlever pour le transférer dans
-l'Océan, et que les souverains après avoir achevé leurs travaux
-allaient se séparer. Il n'en fallut pas davantage pour mettre son âme
-ardente en fermentation.
-<span class="sidenote" title="En marge">Par tous ces motifs, Napoléon incline à quitter l'île
-d'Elbe.</span>
-Deux considérations puissantes le frappèrent
-sur-le-champ. D'abord si les souverains allaient se séparer, la
-résolution qui le concernait devait être arrêtée, et une fois arrêtée
-on ne la laisserait pas longtemps sans exécution. Secondement, les
-souverains devant bientôt quitter Vienne et rentrer chacun chez eux,
-l'occasion serait bonne pour tenter une révolution en France, car une
-fois partis il ne leur serait pas facile de se réunir de nouveau, et
-tout concert établi de loin, par correspondance de cabinet à cabinet,
-serait lent, incomplet, de médiocre vigueur.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les longues nuits sont une raison de ne pas différer.</span>
-Ces deux considérations
-étaient d'un grand poids, mais comme Napoléon en toutes choses pensait
-immédiatement aux moyens d'exécution, il trouva dans la saison
-<span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> elle-même un motif de prendre un parti immédiat. On était à la
-moitié de février 1815, et les grandes nuits allaient faire place aux
-grands jours. Or, pour s'échapper de l'île d'Elbe sur une flottille
-qui porterait ses soldats, il fallait à Napoléon de très-longues
-nuits. Cette dernière raison le décida presque, et à tout événement il
-ordonna le 16 février de faire entrer le brick <i>l'Inconstant</i> dans la
-darse, pour le réparer, le peindre comme un bâtiment anglais, le
-pourvoir de quelques mois de vivres. Le même jour il prescrivit à son
-agent des mines à Rio, de noliser deux gros transports, sous prétexte
-d'envoyer du minerai en terre ferme. Du reste il ne dit rien de ses
-projets à personne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La lecture des gazettes, racontant le procès Exelmans,
-donne à Napoléon la certitude d'être bien accueilli en France.</span>
-Tandis qu'il inclinait ainsi à s'échapper de sa prison, il reçut,
-après avoir été privé de communications pendant deux ou trois
-semaines, une quantité de gazettes à la fois. Il les dévora, et y
-trouva avec une vive satisfaction de nouveaux indices de la
-fermentation des esprits en France, car elles contenaient le récit du
-procès Exelmans, celui de l'émeute occasionnée par les funérailles de
-mademoiselle Raucourt, et prouvaient que les militaires et le peuple
-de Paris étaient mûrs pour une révolution. Le <cite>Journal des Débats</cite>
-notamment, assez exactement informé par le duc de Dalberg de ce qui se
-passait à Vienne, lui apporta la confirmation de la séparation
-prochaine des souverains, et cette concordance avec les rapports de M.
-Meneval corrobora chez lui la résolution de faire ses préparatifs de
-départ.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée soudaine de M. Fleury de Chaboulon.</span>
-En ce moment on lui annonça l'arrivée à Porto-Ferrajo d'un jeune
-homme inconnu qui se disait <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> chargé d'une mission importante
-auprès de lui. Ce jeune homme était M. Fleury de Chaboulon, dont il
-vient d'être parlé. À peine débarqué à Porto-Ferrajo il avait demandé
-à être conduit chez le général Bertrand, en se donnant pour un envoyé
-de M. de Bassano.
-<span class="sidenote" title="En marge">Entretien de ce jeune homme avec Napoléon.</span>
-Napoléon l'admit sur-le-champ auprès de lui,
-l'accueillit d'abord avec une certaine méfiance, l'observa des pieds à
-la tête, vit bientôt qu'il avait affaire à un jeune homme plein de
-bonne foi et d'ardeur, et quand il en eut reçu la révélation d'une
-circonstance secrète, connue de M. de Bassano et de lui seul (c'était
-le moyen imaginé par M. de Bassano pour accréditer M. Fleury de
-Chaboulon), il lui prêta une oreille attentive.&mdash;On se souvient donc
-encore de moi en France? dit-il d'un ton de mécontentement; M. de
-Bassano ne m'a donc pas oublié?...&mdash;M. Fleury de Chaboulon ayant donné
-les motifs de la réserve extrême dans laquelle les plus fidèles
-serviteurs de l'Empire s'étaient renfermés, Napoléon n'insista pas un
-instant sur ce léger reproche, et écouta l'exposé de l'état des
-choses, fait avec agitation mais avec sincérité par son interlocuteur.
-Quoique M. Fleury de Chaboulon ne lui apprît rien, et que sur la
-simple lecture des journaux il eût tout deviné, il fut charmé d'en
-recevoir la confirmation par un témoin oculaire, et surtout par un
-témoin qui lui rapportait les propres paroles de M. de Bassano. Ce qui
-le toucha, et ce qui devait le toucher particulièrement, ce fut la
-révélation positive des sentiments de l'armée, et de l'impatience
-qu'elle manifestait d'échapper à l'autorité des Bourbons. C'était une
-forte raison de croire qu'à la première apparition de son ancien
-général elle <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> ferait éclater ses sentiments, et pour une âme
-audacieuse comme celle de Napoléon, la présomption du succès suffisait
-pour décider l'entreprise. Aussi après avoir entendu l'envoyé de M. de
-Bassano, il résolut de partir immédiatement. Voulant cependant le
-faire expliquer davantage, il lui posa la question
-suivante:&mdash;Concluez, lui dit-il. M. de Bassano me conseille-t-il de
-m'embarquer et de descendre en France?...&mdash;Le jeune homme interrogé
-avec ce regard perçant auquel personne ne résistait, n'osa ni assumer
-sur lui, ni faire peser sur M. de Bassano une responsabilité aussi
-grande, et il répondit en tremblant, que M. de Bassano ne donnait
-aucun conseil, et lui avait expressément recommandé de se renfermer
-dans le pur exposé des faits. Napoléon n'insista pas, et, comprenant
-qu'on n'avait pu prendre vis-à-vis de lui une aussi lourde
-responsabilité, il renvoya M. de Chaboulon sans lui annoncer ses
-projets, mais en les lui laissant entrevoir. Craignant que l'émotion
-de ce jeune homme, initié pour la première fois de sa vie à
-d'importants secrets, n'amenât quelque indiscrétion, il lui donna une
-mission imaginaire pour Naples, en lui prescrivant, quand il l'aurait
-remplie, de se rendre en France auprès de M. de Bassano, qui lui
-transmettrait de nouveaux ordres<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. À cette époque <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> Napoléon
-devait avoir renversé le trône des Bourbons, ou succombé sur une
-grande route.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon prend le parti de quitter l'île d'Elbe, et
-s'entretient avec sa mère de cette résolution.</span>
-Gardant son secret pour lui seul, Napoléon s'en ouvrit cependant à sa
-mère.&mdash;Je ne puis, lui dit-il, mourir dans cette île, et terminer ma
-carrière dans un repos qui serait peu digne de moi. D'ailleurs, faute
-d'argent, je serais bientôt seul ici, et dès lors exposé à toutes les
-violences de mes nombreux ennemis. La France est agitée. Les Bourbons
-ont soulevé contre eux toutes les convictions et tous les intérêts
-attachés à la Révolution. L'armée me désire. Tout me fait espérer qu'à
-ma vue elle volera vers moi. Je puis sans doute rencontrer sur mon
-chemin un obstacle imprévu, je puis rencontrer un officier fidèle aux
-Bourbons qui arrête l'élan des troupes, et alors je succomberai en
-quelques heures. Cette fin vaut mieux qu'un séjour prolongé dans cette
-île, avec l'avenir qui m'y attend. Je veux donc partir, <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> et
-tenter encore une fois la fortune. Quel est votre avis, ma
-mère?&mdash;Cette énergique femme éprouva un saisissement en écoutant cette
-confidence, et recula d'effroi, car elle comprenait que son fils,
-malgré sa gloire, pourrait bien expirer sur les côtes de France comme
-un malfaiteur vulgaire.&mdash;Laissez-moi, lui répondit-elle, être mère un
-moment, et je vous dirai ensuite mon sentiment.&mdash;Elle se recueillit,
-garda quelque temps le silence, puis d'un ton ferme et inspiré:
-Partez, mon fils, lui dit-elle, partez, et suivez votre destinée. Vous
-échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative
-manquée. Mais vous ne pouvez demeurer ici, je le vois avec douleur; du
-reste, espérons que Dieu, qui vous a protégé au milieu de tant de
-batailles, vous protégera encore une fois.&mdash;Ces paroles dites, elle
-embrassa son fils avec une violente émotion<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p>
-
-<p>Le parti de Napoléon déjà pris, le fut plus résolûment encore. Tout à
-fait au dernier moment, il s'ouvrit à Bertrand, qu'il remplit de joie,
-car Bertrand avait du mérite à braver l'exil, vu qu'il en souffrait
-malgré la présence de sa famille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opinion de Drouot.</span>
-Napoléon s'expliqua aussi avec
-Drouot, qu'il remplit de trouble. Ce héros, le plus honnête des
-hommes, se demandait si le devoir de partager l'infortune de Napoléon
-s'étendait jusqu'à le suivre dans une entreprise qui pouvait exposer
-la France à d'affreux malheurs. Napoléon combattit ces doutes en lui
-montrant l'état de la France, divisée, déchirée par les partis,
-condamnée à de prochaines tentatives des uns ou des autres, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span>
-indignement traitée par l'Europe, et ayant chance, au contraire, de se
-relever sous la main vigoureuse qui l'avait organisée en 1800. Les
-idées nouvelles d'ailleurs avec lesquelles Napoléon retournait en
-France après dix mois de réflexions profondes, sa résolution de ne pas
-retomber dans l'abîme de la guerre si la chose dépendait de lui, de
-traiter le peuple français en peuple libre et de lui rendre une large
-part à son gouvernement, étaient des raisons de plus d'espérer qu'on
-parviendrait peut-être à procurer à la France le repos, l'union, une
-liberté modérée, une situation forte, tout ce qu'elle aurait eu, si,
-dans son premier règne, Napoléon avait su se contenir. Le dévouement
-faisant le reste, Drouot se soumit aux volontés de son maître, et se
-prêta aux préparatifs secrets de la prochaine expédition.
-<span class="sidenote" title="En marge">Préparatifs de départ.</span>
-Sous un
-prétexte spécieux, Napoléon fit venir à Porto-Ferrajo le bataillon
-corse cantonné dans l'île, et fit confectionner des vêtements pour
-l'habiller à neuf. Mais il laissa dans les pâturages de Pianosa les
-chevaux des lanciers polonais, dont le déplacement n'aurait pas été
-suffisamment motivé, et dont le transport eût été difficile. On réunit
-en hommes tout ce qui était valide, au nombre d'environ onze cents,
-dont huit cents de la garde, et trois cents Corses, Piémontais ou
-Toscans, reste du 35<sup>e</sup> léger trouvé dans l'île. Aucun de ces hommes ne
-soupçonnait l'entreprise projetée; ils pouvaient supposer qu'on allait
-les passer en revue, car les travaux continuaient comme à l'ordinaire.
-Une circonstance d'ailleurs favorisait le projet d'évasion. Les
-Anglais avaient conservé dans cette mer, pour <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> y surveiller
-l'île d'Elbe, le colonel Campbell, l'un des commissaires qui avaient
-accompagné Napoléon de Fontainebleau à Porto-Ferrajo, et afin de mieux
-dissimuler le rôle de cet agent, lui avaient donné une mission auprès
-de la cour de Toscane. Le colonel Campbell allait et venait de
-Florence à Livourne, de Livourne à Porto-Ferrajo, et était un vrai
-surveillant sans le paraître.
-<span class="sidenote" title="En marge">Absence du commissaire anglais.</span>
-Dans ce moment il avait quitté
-Porto-Ferrajo pour se rendre à Livourne. L'&oelig;il de la politique
-anglaise était donc fermé, et il ne restait que ses croisières,
-toujours faciles à tromper ou à éviter. Pour mieux assurer le secret
-de ses préparatifs, Napoléon, deux jours avant de s'embarquer, fit
-mettre l'embargo sur tous les bâtiments entrés dans l'île d'Elbe, et
-ne permit plus une seule communication avec la mer. Il fit saisir par
-son officier d'ordonnance Vantini un gros bâtiment, parmi ceux qui
-étaient dans le port, et avec ce bâtiment, avec <i>l'Inconstant</i> de 26
-canons, avec la goëlette <i>la Caroline</i>, la felouque <i>l'Étoile</i>,
-l'aviso <i>la Mouche</i>, et deux autres transports frétés à Rio, en tout
-sept bâtiments, il s'assura le moyen d'embarquer ses onze cents hommes
-et quatre pièces de canon de campagne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le départ fixé au 26 février.</span>
-Enfin, après avoir bien ruminé sa résolution et son plan, après s'être
-dit qu'il ne pouvait finir sa carrière dans cette île si voisine de
-France, sans être bientôt seul faute de moyens pour nourrir ses
-soldats, et exposé aux coups des plus vulgaires assassins, sans être
-d'ailleurs prochainement déporté par les puissances européennes; après
-s'être dit que dans l'état de la France d'autres tenteraient
-peut-être <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> ce qu'il allait faire, sans avoir la même chance de
-réussir, qu'en se montrant sa présence suffirait pour attirer à lui
-toute l'armée, et mettre les Bourbons en fuite; que les souverains à
-la veille de se séparer, ainsi que l'attestaient les nouvelles reçues,
-ne seraient pas faciles à réunir de nouveau, qu'ils hésiteraient à
-reprendre les armes pour les Bourbons, en les voyant si fragiles, et
-en le trouvant lui si pacifique (car il était résolu à l'être), qu'il
-avait donc toute chance de rétablir d'un coup de baguette magique le
-trône impérial, qu'enfin il fallait se hâter pendant que les nuits
-étaient longues encore; après s'être dit tout cela une dernière fois,
-il adopta le 26 février pour le jour de sa fabuleuse entreprise.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Message à Murat avant de quitter l'île d'Elbe.</span>
-Avant de partir il expédia un message à Naples par l'un des deux
-avisos qui servaient à ses communications avec les côtes d'Italie. En
-mandant à Murat son embarquement pour la France, Napoléon le chargeait
-d'envoyer un courrier à Vienne, afin d'annoncer à la cour d'Autriche
-qu'il arriverait dans peu à Paris, mais qu'il y arriverait avec la
-ferme résolution de maintenir la paix, et de se renfermer dans le
-traité de Paris du 30 mai 1814. Il lui traçait en outre la conduite à
-tenir comme roi de Naples. Il lui recommandait expressément de
-préparer ses troupes, de les concentrer dans les Marches où elles
-étaient en partie réunies, mais de ne pas prendre l'initiative des
-hostilités, d'attendre patiemment ce qui se passerait à Paris et à
-Vienne avant d'opérer aucun mouvement, et s'il était absolument réduit
-à combattre, de rétrograder plutôt que d'avancer jusqu'à <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> ce
-qu'on pût lui tendre la main, car plus la bataille se livrerait près
-de Naples, plus il serait fort, et plus les Autrichiens seraient
-faibles.</p>
-
-<a id="img066" name="img066"></a>
-<div class="figcenter">
-<img src="images/img066.jpg" width="500" height="351" alt="" title="L'ÎLE D'ELBE." />
-<p class="smcap">L'ÎLE D'ELBE.</p>
-</div>
-
-<p>Le 26 jusqu'au milieu du jour, Napoléon laissa ses soldats continuer
-les travaux auxquels ils étaient employés. Dans l'après-midi on les
-convoqua subitement, on leur fit manger la soupe, et puis on les
-rassembla sur le port avec armes et bagages, en leur disant qu'ils
-allaient monter à bord des bâtiments.
-<span class="sidenote" title="En marge">Embarquement et enthousiasme des troupes.</span>
-Bien qu'on ne leur eût pas avoué
-que c'était pour se diriger vers la France, ils n'eurent pas un doute,
-et se livrèrent à des transports de joie inexprimables. Sortir de leur
-immobilité fatigante, se déplacer, agir, revoir la France, revenir au
-faîte de la puissance et de la gloire, étaient autant de perspectives
-qui les ravissaient, et ils remplirent la rade de Porto-Ferrajo des
-cris de <cite>Vive l'Empereur</cite>! Les habitants, seuls attristés de ce
-départ, car il leur semblait que la fortune de leur île s'en allait
-avec Napoléon, entouraient, silencieux et mornes, la foule animée et
-bruyante qui s'embarquait. Beaucoup d'entre eux, liés avec nos
-officiers et nos soldats, leur faisaient de touchants adieux en
-souhaitant l'heureux succès de leur entreprise, et se consolaient en
-pensant que si l'étoile de Napoléon, comme ils en étaient convaincus,
-s'élevait de nouveau radieuse au ciel, il rejaillirait sur leur île
-quelques-uns de ses rayons. Napoléon ne tarda pas à paraître,
-accompagné de Bertrand, de Drouot, de Cambronne, et de tout
-l'état-major qui l'avait suivi dans l'exil. Il venait de dîner avec sa
-mère et sa s&oelig;ur, et les embrassant à plusieurs reprises, tâchant
-<span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> en vain d'essuyer leurs larmes, leur rappelant l'espèce de
-miracle qui, au milieu de tous les feux de l'Europe, avait protégé
-vingt ans sa personne, il les quitta le c&oelig;ur ému mais ferme, et
-descendit au rivage le front rayonnant d'espérance. Sa présence fit
-éclater de nouveaux cris d'enthousiasme, et bientôt la petite armée de
-onze cents hommes qui allait conquérir l'empire de France à la face de
-toute l'Europe, fut à bord des sept bâtiments destinés à la
-transporter. Environ trois cents hommes avec l'état-major
-s'embarquèrent sur le brick <i>l'Inconstant</i>; le reste fut réparti sur
-la goëlette <i>la Caroline</i>, et sur les cinq autres bâtiments composant
-la flottille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ le 26 à sept heures du soir.</span>
-Vers sept heures du soir, la foule étant sur le quai, la
-mère et la s&oelig;ur de Napoléon aux fenêtres du palais, la flottille
-impériale mit à la voile, se dirigeant vers le cap Saint-André. Elle
-voulait, en prenant cette direction, déborder l'île d'Elbe, et
-s'élever au nord, entre l'île de Capraia et la côte d'Italie, le plus
-loin possible des parages fréquentés par les croisières. Le vent
-soufflant du sud en ce moment, la fortune semblait vouloir favoriser
-cette audacieuse expédition, et protéger une dernière fois l'homme
-extraordinaire qu'elle avait plusieurs fois transporté au delà des
-Alpes, conduit en Égypte, ramené sain et sauf en France, secondé dans
-toutes ses entreprises des bords du Tage à ceux du Borysthène, et
-abandonné à Moscou seulement! Lui accorderait-elle encore une de ces
-faveurs dont elle avait rempli sa prodigieuse vie? Là était le doute,
-qui du reste n'en était pas un pour Napoléon et ses soldats, tant ils
-étaient confiants.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Premières circonstances de la navigation.</span>
-Bientôt commencèrent les alternatives qui se produisent même dans les
-plus brillantes réussites. L'heureux vent du sud faiblit sensiblement,
-et arrivée en vue du cap Saint-André la flottille demeura immobile. À
-peine put-on s'élever quelque peu au nord vers l'île de Capraia, et le
-27 au matin on n'avait franchi que sept ou huit lieues. On se trouvait
-dans les eaux mêmes des croisières anglaise et française, et exposé à
-les rencontrer. Le péril était grand. Le capitaine de frégate
-Chautard, qui était venu joindre Napoléon à l'île d'Elbe, le capitaine
-Taillade, qui commandait le brick <i>l'Inconstant</i>, et plusieurs marins
-étaient d'avis de rentrer à Porto-Ferrajo, afin d'y attendre sous
-voile un vent meilleur. C'était pour éviter un péril se <em>jeter</em> dans
-un autre, car malgré l'embargo mis à Porto-Ferrajo sur tous les
-bâtiments, un avis pouvait être parvenu aux Anglais, et dans ce cas on
-aurait été enfermé dans Porto-Ferrajo par une apparition subite des
-forces britanniques, surpris en flagrant délit d'attentat à la paix
-générale, et consigné dans une île non plus en souverain mais en
-prisonnier. Il valait donc mieux persévérer, et rester en panne
-jusqu'à ce que soufflât de nouveau ce vent si désiré du sud. Napoléon
-qui avait des hasards de ce monde une expérience sans égale, savait
-que dans toute entreprise il faut voir de sang-froid les aspects si
-divers que prennent les événements, et prendre patience jusqu'au
-retour des circonstances favorables. Le plus grand danger après tout
-c'était de rencontrer la croisière française, composée de deux
-frégates et d'un brick. Or, on connaissait l'esprit qui animait
-<span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> les équipages, et il était possible de les enlever sans coup
-férir, en sautant à l'abordage avec les aigles et les trois couleurs.
-Il attendit donc avec la résolution de sortir d'embarras par un coup
-d'audace, si on était aperçu par la croisière française.</p>
-
-<p>À midi le vent fraîchit, et on s'éleva à la hauteur de Livourne. À
-droite vers la côte de Gênes on voyait une frégate, et une autre à
-gauche vers le large; au loin un vaisseau de ligne, poussé par un vent
-d'arrière, semblait se diriger à toutes voiles sur la flottille.
-C'étaient là des périls qu'il fallait braver, en se fiant du résultat
-à la fortune.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rencontre avec le brick français <i>le Zéphire</i>.</span>
-On continua de naviguer, et tout à coup on se trouva
-bord à bord avec un brick de guerre français, <i>le Zéphire</i>, commandé
-par le lieutenant de vaisseau Andrieux, bon officier, que la petite
-marine de l'île d'Elbe rencontrait souvent. On pouvait essayer
-d'enlever ce brick, mais Napoléon ne voulut pas courir sans nécessité
-la chance d'une pareille tentative. Il fit coucher ses grenadiers sur
-le pont, et ordonna au capitaine Taillade, qui connaissait le
-commandant Andrieux, de parlementer avec lui. Le capitaine Taillade
-prenant son porte-voix, salua le commandant Andrieux, et lui demanda
-où il allait.&mdash;À Livourne, répondit celui-ci, et vous?&mdash;À Gênes,
-repartit le capitaine Taillade; et il offrit de se charger des
-commissions du <i>Zéphire</i>, ce que le commandant Andrieux n'accepta
-point, n'en ayant, disait-il, aucune pour ce port. Et comment se porte
-l'Empereur? demanda l'officier de la marine royale.&mdash;Très-bien,
-répondit le capitaine Taillade.&mdash;Tant mieux, ajouta le commandant
-Andrieux; et il poursuivit <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> son chemin, sans soupçonner la
-rencontre qu'il venait de faire, et l'immensité de choses qu'il venait
-de laisser passer sans s'en apercevoir.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Mars 1815.</span>
-À la nuit on vit disparaître les bâtiments de guerre qui avaient donné
-de l'inquiétude quelques heures auparavant, et on mit le cap sur la
-France. On employa la journée du 28 à traverser le golfe de Gênes,
-sans autre rencontre que celle d'un vaisseau de 74 qu'on prit d'abord
-pour un croiseur ennemi, mais qui bientôt ne parut plus s'occuper de
-la flottille, et le 1<sup>er</sup> mars au matin, jour à jamais mémorable,
-quoique bien funeste pour la France et pour Napoléon, on découvrit la
-côte avec une satisfaction indicible. À midi on aperçut Antibes et les
-îles Sainte-Marguerite.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée le 1<sup>er</sup> mars dans le golfe Juan.</span>
-À trois heures on mouilla dans le golfe Juan,
-et Napoléon ayant surmonté de la manière la plus heureuse les
-premières difficultés de son entreprise, put croire au retour de son
-ancienne fortune, et ses soldats qui le croyaient comme lui, firent
-retentir les airs du cri de <cite>Vive l'Empereur</cite>!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Heureux débarquement.</span>
-À un signal donné, et au bruit du canon, on arbora sur tous les
-bâtiments le drapeau tricolore, chaque soldat prit la cocarde aux
-trois couleurs, et on mit les chaloupes à la mer pour opérer le
-débarquement. Napoléon ordonna au capitaine d'infanterie Lamouret
-d'aller avec vingt-cinq hommes s'emparer d'une batterie de côte,
-située au milieu du golfe. Le capitaine Lamouret s'y transporta en
-chaloupe, ne trouva que des douaniers charmés d'apprendre l'arrivée de
-Napoléon, et fort pressés de se donner à lui. On toucha terre avec
-une joie <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> facile à comprendre, et tandis que les chaloupes
-opéraient le va-et-vient des bâtiments à la côte, le capitaine
-Lamouret imagina de se diriger sur Antibes pour enlever la place, ce
-qui eût procuré un point d'appui d'une assez grande importance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Fausse tentative sur Antibes.</span>
-Ce téméraire officier se présenta en effet devant Antibes, aborda le
-poste qui gardait la porte, et en fut très-bien accueilli. Le général
-Corsin, commandant Antibes, était en ce moment en visite aux îles
-Sainte-Marguerite. Le colonel Cuneo d'Ornano le remplaçait. Celui-ci
-apprenant ce dont il s'agissait, et tenant à remplir ses devoirs
-militaires, laissa entrer les vingt-cinq grenadiers, puis ordonna de
-lever tout à coup le pont-levis, et les fit ainsi prisonniers. Mais
-ils se mirent à parler aux soldats du 87<sup>e</sup>, en garnison à Antibes, et
-les émurent à tel point que ceux-ci criant <cite>Vive l'Empereur!</cite>
-voulurent absolument livrer la place à Napoléon. Le colonel d'Ornano
-parvint à les calmer, et en attendant désarma les vingt-cinq
-grenadiers, auxquels il promit de rendre leurs armes dès que les faits
-seraient mieux éclaircis.</p>
-
-<p>Ces vingt-cinq hommes trop confiants se trouvaient donc perdus pour
-Napoléon, et on aurait pu regarder ce début comme de fort mauvais
-augure, si, en même temps, on n'avait vu une multitude de soldats du
-87<sup>e</sup> se jeter à bas des remparts, et courir vers Cannes pour se
-joindre, disaient-ils, à leur empereur.</p>
-
-<p>À cinq heures le débarquement était terminé. Les onze cents hommes de
-Napoléon, avec quatre pièces de canon et leur bagage, étaient
-descendus <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> à terre, et avaient établi leur bivouac dans un
-champ d'oliviers, sur la route d'Antibes à Cannes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Curiosité de la population, sans aucune manifestation
-prononcée.</span>
-D'abord les
-habitants en voyant plusieurs bâtiments chargés de monde tirer le
-canon, crurent que c'étaient des Barbaresques qui enlevaient des
-pêcheurs, et furent épouvantés. Mais bientôt mieux renseignés, ils
-accoururent avec curiosité, sans se prononcer ni dans un sens ni dans
-un autre, car les populations du littoral n'étaient pas en général
-très-favorables à l'Empire, qui leur avait valu quinze ans de guerre
-maritime. Napoléon envoya Cambronne à la tête d'une avant-garde à
-Cannes, pour commander des vivres et acheter des chevaux, et sachant
-que pour attirer les gens il ne faut pas commencer par froisser leurs
-intérêts, il fit tout payer argent comptant. Les vivres furent en
-effet préparés, et quelques mulets, quelques chevaux achetés. Malgré
-l'ordre de ne laisser sortir personne de Cannes, surtout par la route
-qui menait à Toulon, un officier de gendarmerie, auquel Cambronne
-avait proposé d'acheter des chevaux et qui avait feint de vouloir les
-céder, s'échappa au galop pour aller à Draguignan donner avis au
-préfet du Var du grand événement qui venait de s'accomplir.
-Heureusement pour Napoléon, cet officier ayant remarqué que
-l'artillerie qu'on avait débarquée était placée sur la route de
-Toulon, s'en fia aux premières apparences, et alla répandre la
-nouvelle que l'expédition se dirigeait vers la Provence, c'est-à-dire
-vers Toulon et Marseille.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Bivouac à Cannes.</span>
-Il n'en était rien, comme on va le voir. Dans le champ d'oliviers où
-Napoléon avait établi son <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> bivouac, on lui avait dressé un
-siége et une table, et il y avait déployé ses cartes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les deux routes qui s'offrent à Napoléon.</span>
-Deux routes
-s'offraient: l'une d'un parcours facile, celle de la basse Provence,
-aboutissant à Toulon et Marseille, l'autre, celle du Dauphiné,
-hérissée de montagnes escarpées, couverte alors de neige et de glace,
-et coupée d'affreux défilés où cinquante hommes déterminés auraient pu
-arrêter une armée. Cette dernière, tracée au milieu des Alpes
-françaises, était en plusieurs endroits non carrossable, de façon
-qu'il fallait, si on la préférait, commencer par se séparer de son
-artillerie. Malgré ces difficultés effrayantes au premier aspect,
-Napoléon n'hésita point, et par le choix qu'il fit en ce moment assura
-le succès de son aventureuse entreprise.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs profonds qui décident Napoléon à préférer celle des
-montagnes, et à négliger celle du littoral.</span>
-Les obstacles physiques dont la route des Alpes était hérissée
-consistaient dans des chemins escarpés ou couverts de glace, dans des
-défilés à forcer ou à tourner, et ces obstacles on pouvait les
-surmonter avec de la patience, de l'opiniâtreté, de l'audace. Napoléon
-amenait avec lui onze cents hommes, capables de tout, et
-très-suffisants pour triompher de la résistance qui pouvait s'offrir
-dans ces contrées, où il était impossible qu'il trouvât autre chose
-que de petites garnisons commandées par un capitaine ou un chef de
-bataillon. Au contraire les obstacles moraux qui l'attendaient sur la
-route du littoral étaient bien autrement redoutables. En suivant cette
-route qui passe par Toulon, Marseille, Avignon, Valence, il devait
-rencontrer des populations violentes, animées d'un royalisme furieux,
-et capables de retenir le zèle des troupes pour lui. De plus il
-allait <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> trouver sur son chemin des autorités d'un ordre élevé,
-des amiraux à Toulon, un maréchal de France à Marseille (c'était
-Masséna qui commandait dans cette ville). Or, dans l'entreprise qu'il
-tentait, les hauts grades étaient le plus grand des dangers. Dans
-l'armée, les soldats, presque tous anciens au service, venus des
-prisons ou des garnisons étrangères, éprouvaient pour Napoléon un
-véritable fanatisme. Les officiers partageaient cette disposition,
-mais avec un peu plus de réserve, parce qu'ils étaient gênés par leurs
-serments et par le sentiment de leur devoir. Les généraux, les
-maréchaux surtout, plus retenus encore par ces mêmes considérations,
-et d'ailleurs appréciant mieux le danger du rétablissement de
-l'Empire, craignant aussi de se compromettre gravement, devaient céder
-plus difficilement que les officiers à l'entraînement des troupes. Il
-y avait donc moins de chances d'enlever un maréchal à la tête de huit
-ou dix mille hommes, qu'un colonel ou un capitaine à la tête de
-quelques centaines de soldats.</p>
-
-<p>Par toutes ces raisons il fallait éviter les autorités supérieures,
-civiles ou militaires, et préférer les chemins même les plus mauvais,
-si on devait n'y rencontrer que des officiers de grade inférieur. Sur
-la route du Dauphiné, Napoléon ne pouvait avoir affaire, comme nous
-venons de le dire, qu'à de petites garnisons faiblement commandées, et
-à des paysans qui n'aimaient ni les nobles, ni les prêtres, et qui
-presque tous étaient acquéreurs de biens nationaux. La plus grande
-ville à traverser, en prenant par les montagnes, était Grenoble. Or,
-Napoléon savait que les <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Grenoblais, animés d'un fort esprit
-militaire, comme toutes les populations de la frontière, et fidèles
-aux traditions libérales, depuis la fameuse assemblée de Vizille,
-étaient tout à fait opposés aux Bourbons. Il avait dans sa garde un
-chirurgien, Dauphinois de naissance, le docteur Émery, qui avait
-entretenu des relations secrètes avec sa ville natale, et qui
-répondait de ses compatriotes. Napoléon choisit donc la route des
-montagnes, en laissant sur sa gauche la belle route du littoral et le
-royalisme marseillais, et fit preuve ici encore une fois de ce coup
-d'&oelig;il supérieur, qui lui avait si souvent procuré les plus grands
-triomphes militaires, et qui devait lui procurer en cette occasion le
-plus grand triomphe politique que jamais ait obtenu un chef d'empire
-ou de parti. Il fit toutes ses dispositions en conséquence.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon abandonne son artillerie, et met son bagage sur
-des mulets.</span>
-Il prit le parti d'abandonner son artillerie, dont il n'avait pas un
-sérieux besoin, car l'idée d'un combat à coups de canon n'entrait
-guère dans son esprit. Les onze cents hommes qu'il avait suffisaient
-pour le garantir de la main des gendarmes, ou de la résistance d'un
-chef de bataillon, et quant aux autres résistances c'était sur l'effet
-de sa présence qu'il comptait pour les faire évanouir. Ou bien à la
-vue de sa redingote, de son chapeau si fameux, le premier détachement
-envoyé à sa rencontre tomberait à ses pieds, et successivement l'armée
-tout entière, ou bien il expirerait sur la grande route de la mort des
-plus vils malfaiteurs: là était la question qui ne pouvait pas
-évidemment se décider à coups de canon. Renonçant à son artillerie
-qui <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> n'aurait pas pu le suivre, il fit charger sur des mulets
-son petit trésor, reste de ce qu'il avait porté à l'île d'Elbe, et
-montant à 17 ou 1800 mille francs. Le surplus avait été, ou dépensé à
-l'île d'Elbe, ou laissé à sa mère. Il résolut de quitter Cannes vers
-minuit. En même temps, il envoya à Grasse pour faire préparer des
-vivres, et pour livrer à l'impression deux proclamations dont ses
-officiers avaient déjà fait de nombreuses copies à bord du brick
-<i>l'Inconstant</i>, et qui étaient destinées l'une au peuple français,
-l'autre à l'armée. Ces proclamations contenaient ce qui suit, ou
-textuellement, ou en substance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses proclamations au peuple et à l'armée.</span>
-«Français, disait-il dans la première, les victoires de Champaubert,
-de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de
-Montereau, de Craonne, de Reims, d'Arcis-sur-Aube, de Saint-Dizier,
-l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de
-l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, la position que
-j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie, en la séparant de
-ses magasins, de ses munitions de guerre, de ses équipages, l'avaient
-placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais
-sur le point d'être plus puissants, et l'élite des troupes coalisées
-eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elles avaient si
-cruellement ravagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la
-capitale et désorganisa l'armée. Au même moment, la défection du duc
-de Castiglione, à qui j'avais confié des forces suffisantes pour
-battre les Autrichiens, et qui en paraissant sur les derrières
-<span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> de l'ennemi eût complété notre triomphe, acheva notre ruine.
-La conduite inattendue de ces deux généraux, qui trahirent à la fois
-leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea ainsi le destin
-de la guerre. Dans ces tristes circonstances, mon c&oelig;ur fut déchiré,
-mais mon âme demeura inébranlable. Je ne consultai que l'intérêt de la
-patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers, je conservai une
-existence qui pouvait encore vous être utile....»</p>
-
-<p>Après avoir ainsi expliqué ses revers, Napoléon cherchait à
-caractériser l'esprit de l'émigration, qui s'appuyait, disait-il, sur
-l'étranger, et voulait rétablir les abus du régime féodal. Il
-ajoutait:</p>
-
-<p>«Français, dans mon exil, j'ai entendu vos plaintes et vos v&oelig;ux;
-j'ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce; j'arrive
-parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des
-individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je
-l'ignorerai toujours, et je ne conserverai que le souvenir des
-importants services qu'ils ont rendus, car il est des événements d'une
-telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine....
-Français, il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui
-n'ait eu le droit, et n'ait tenté de se soustraire au déshonneur
-d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux.
-Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de
-Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves,
-et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et aux
-braves de l'armée que je me fais, et ferai toujours gloire de tout
-devoir.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Napoléon disait à l'armée:</p>
-
-<div class="quote">
-<p>«<span class="smcap">Soldats</span>!</p>
-
-<p>»Nous n'avons pas été vaincus: deux hommes sortis de nos rangs
- ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.</p>
-
-<p> »Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans parcourir toute
- l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à
- combattre contre nous, dans les rangs des armées étrangères, en
- maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et
- enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les
- regards? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos
- travaux, qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils
- calomnient notre gloire? Si leur règne durait, tout serait perdu,
- même le souvenir de nos plus mémorables journées.</p>
-
-<p> »Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé
- sur vos pavois, vous est rendu: venez le joindre.</p>
-
-<p> »Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant
- vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la
- France. Arborez cette cocarde tricolore que vous portiez dans nos
- grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les
- maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune
- se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous?
- Qui en aurait le pouvoir? Reprenez ces aigles que vous aviez à
- Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à Friedland, à
- Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskova, à
- Lutzen, à Wurtchen, à <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> Montmirail... Venez vous ranger
- sous les drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que
- de la vôtre; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres;
- son intérêt, son honneur, sa gloire ne sont autres que votre
- intérêt, votre honneur, votre gloire. La victoire marchera au pas
- de charge; <cite>l'aigle avec les couleurs nationales volera de
- clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame</cite>. Alors vous
- pourrez montrer avec honneur vos cicatrices; alors vous pourrez
- vous vanter de ce que vous aurez fait: vous serez les libérateurs
- de la patrie.»</p>
-</div>
-
-<p>Ainsi dans ces proclamations ardentes, empreintes de toutes les
-passions du temps, mais touchant avec habileté à tous les points
-essentiels du moment, Napoléon, sans s'inquiéter d'être juste, livrait
-aux fureurs des soldats Augereau et Marmont, qu'il savait odieux à
-l'armée. Aux droits des Bourbons, il opposait le droit populaire, et
-touchait ainsi les masses par leur côté le plus sensible. Il
-promettait adroitement l'oubli, en imputant certaines faiblesses à la
-toute-puissance des révolutions, faisait appel à la cocarde tricolore
-qu'il savait cachée dans le sac des soldats, leur rappelait leur
-immortelle gloire flétrie par la haine maladroite des émigrés, et en
-une image saisissante, restée populaire, il annonçait la victoire à
-ses partisans. Ces proclamations n'étaient pas le moins profond, et ne
-devaient pas être le moins efficace de ses calculs.</p>
-
-<p>Avant de se mettre en route il fit repartir pour l'île d'Elbe son
-heureuse flottille, afin qu'elle annonçât à sa mère et à sa s&oelig;ur le
-succès de la première moitié de son entreprise, et ordonna au brick
-<span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> <i>l'Inconstant</i> de les transporter à Naples, pour qu'elles
-pussent y attendre en sûreté la fin de cette crise.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Rencontre avec le prince de Monaco.</span>
-Vers le soir il s'était approché de Cannes, et on lui amena à son
-bivouac, par suite de l'ordre qu'il avait donné d'arrêter toutes les
-voitures, le prince de Monaco, passé, comme tant d'hommes du temps,
-d'un culte à l'autre, de l'Empire à la Restauration. Il le fit
-relâcher sur-le-champ, l'accueillit avec gaieté, et lui demanda où il
-allait.&mdash;Je retourne chez moi, répondit le prince.&mdash;Et moi aussi,
-répliqua Napoléon. Puis il quitta le petit souverain de Monaco, en lui
-souhaitant bon voyage.</p>
-
-<p>À minuit il partit pour Grasse, suivant Cambronne qui avait pris les
-devants avec un détachement de cent hommes. Au centre se trouvait le
-bataillon de la vieille garde, escortant le trésor et les munitions,
-puis venait le bataillon corse formant l'arrière-garde.</p>
-
-<p>Au sortir de Cannes commençait la route de montagnes qu'il fallait
-suivre pendant quatre-vingts lieues pour atteindre Grenoble.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Grasse le 2 mars au matin.</span>
-On arriva
-le 2 mars à Grasse, vers la pointe du jour. Les quelques heures
-passées aux environs de Cannes avaient été employées à préparer des
-rations, à se procurer des chevaux, et surtout à imprimer les deux
-proclamations. À dater de ce moment, Napoléon était décidé à ne plus
-perdre une heure, afin d'arriver à Grenoble avant tous les ordres
-expédiés de Paris. Il déjeuna debout, entouré de son état-major, un
-peu en dehors de la ville de Grasse, sous les yeux de la population
-curieuse mais perplexe, et ne manifestant <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> rien de
-l'enthousiasme qu'il espérait bientôt rencontrer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ de Grasse.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Passage de la montagne.</span>
-À huit heures du matin il se mit en route, toujours précédé de son
-avant-garde, et employa plusieurs heures à gravir par un sentier
-couvert de glace la chaîne élevée qui sépare les bords de la mer du
-bassin de la Durance. La plus grande partie de la route se fit à pied.
-Les hommes qui avaient su se procurer des chevaux cheminaient à côté
-de leurs montures, les autres suivaient en portant leur équipement sur
-les épaules. Le froid était rigoureux, et Napoléon fut souvent obligé
-de descendre de cheval pour se réchauffer en marchant, exercice auquel
-il était peu habitué. Plus d'une fois il trébucha dans la neige, et il
-s'arrêta pour se reposer un moment dans une espèce de chalet occupé
-par une vieille femme et quelques vaches. Tandis qu'il ranimait ses
-forces devant un feu de broussailles, il s'adressa à cette paysanne,
-qui ne savait pas quels hôtes elle venait de recevoir sous son toit de
-chaume, et lui demanda si on avait des nouvelles de Paris.
-<span class="sidenote" title="En marge">Entretien avec une vieille femme gardienne de troupeaux.</span>
-Elle parut
-fort étonnée d'une question à laquelle elle était peu accoutumée, et
-naturellement elle répondit qu'elle ne savait rien.&mdash;Vous ne savez
-donc pas ce que fait le Roi? reprit Napoléon.&mdash;Le Roi! repartit la
-vieille femme avec plus d'étonnement encore, le Roi!... vous voulez
-dire l'Empereur... il est toujours <em>là-bas</em>.&mdash;Cette habitante des
-Alpes ignorait donc que Napoléon avait été précipité du trône, et
-remplacé par Louis XVIII! Les témoins de cette scène furent comme
-frappés de stupeur en présence d'une aussi étrange ignorance.
-Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> qui n'était pas le moins surpris, regarda Drouot, et
-lui dit: Eh bien, Drouot, à quoi sert de troubler le monde pour le
-remplir de notre nom?&mdash;Il sortit tout pensif, et songeant à la vanité
-de la gloire. On se remit en marche, et on alla prendre gîte le soir à
-Seranon, petit hameau composé de quelques fermes. Les soldats
-couchèrent dans les granges, et Napoléon trouva un lit convenable dans
-la maison de campagne d'un habitant de Grasse. On avait dans cette
-première journée franchi un espace de quinze lieues, sans avoir eu à
-surmonter d'autre obstacle que celui de la glace et des rochers. Les
-hommes étaient extrêmement fatigués, mais l'enthousiasme de leur
-entreprise les soutenait, et ils étaient prêts à réaliser la prophétie
-de l'aigle <cite>volant de clocher en clocher</cite>.</p>
-
-<p>Le 3 mars on partit de grand matin. On rencontra encore des chemins
-montueux et couverts de neige, et le soir, après avoir parcouru une
-distance à peu près égale à celle de la veille, on vint coucher à
-Barrême, dans la vallée même de la Durance, mais à dix lieues de ses
-bords.</p>
-
-<p>Le 4 on était en route de bonne heure malgré la fatigue croissante; on
-fit une halte à Digne pour y déjeuner, et on poussa jusqu'à Malijay.
-On était presque au bord de la Durance, et il fallait la remonter par
-Sisteron et Gap, pour se jeter ensuite par un col étroit dans le
-bassin de l'Isère. On allait rencontrer ici un obstacle des plus
-inquiétants.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée devant Sisteron.</span>
-À Sisteron, la route passait de la rive gauche sur la
-rive droite de la Durance, et traversait un pont que les feux de la
-place auraient rendu inaccessible s'il avait été défendu.
-<span class="sidenote" title="En marge">Importance de ce poste.</span>
-Un officier
-fidèle aux Bourbons, en <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> fermant seulement les portes de cette
-chétive forteresse, pouvait arrêter la colonne expéditionnaire. Il
-aurait fallu dans ce cas qu'elle descendît la Durance pour la franchir
-au-dessous, perdît des heures précieuses, laissât ainsi à tous les
-commandants des environs le loisir de se reconnaître, et à la
-fougueuse population marseillaise le temps de se précipiter sur les
-traces de Napoléon. Le danger était donc fort grand, mais toujours
-confiant dans son ascendant, Napoléon marcha sans hésiter sur
-Sisteron.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le trouble des commandants militaires est cause que
-Sisteron n'est point gardé.</span>
-Il avait deviné juste, et dans leur trouble ceux qui lui étaient
-opposés, au lieu d'accumuler les difficultés sur sa route, les
-faisaient disparaître. En effet, d'après les indications de l'officier
-de gendarmerie dont nous avons parlé, le préfet du Var, croyant que
-Napoléon se dirigeait sur Toulon et Marseille, avait placé dans la
-forêt de l'Esterel, c'est-à-dire sur la route du littoral, tout ce
-qu'il avait pu réunir de gardes nationales et de troupes, les
-premières fort zélées, les secondes au contraire animées de sentiments
-très-équivoques. Ces précautions prises dans la journée du 2, il avait
-expédié au maréchal Masséna à Marseille une estafette qui ne pouvait
-arriver que le 3 mars, et une autre à Grenoble qui ne pouvait y
-parvenir que le 4. En même temps il avait tâché d'informer de ce qui
-se passait tous les commandants des petites places des Alpes, sans
-leur donner des instructions que du reste, malgré son zèle, il aurait
-été incapable de leur tracer. Dans cet état de choses, chaque
-commandant, frappé d'une sorte de saisissement en apprenant la
-terrible nouvelle, n'avait songé qu'à se retirer derrière ses
-murailles, <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> sans oser en sortir pour barrer le chemin à
-Napoléon. Le général Loverdo, qui avait sous son autorité le
-département des Basses-Alpes, avait replié le peu de troupes dont il
-disposait sur la basse Durance et sur Aix; de leur côté les
-commandants d'Embrun et de Mont-Dauphin, pressés de s'enfermer dans
-les places confiées à leur honneur, avaient rappelé tous leurs postes
-sur la haute Durance, et de la sorte Sisteron, situé entre-deux,
-s'était trouvé sans défense. Cette espèce de mouvement de contraction,
-naturel chez des gens surpris et effrayés, avait ainsi ouvert le
-chemin à Napoléon, sans que la trahison y fût pour rien. Son nom seul
-avait produit ces résolutions irréfléchies dont il allait si bien
-profiter.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée à Sisteron.</span>
-Cambronne se présentant devant Sisteron à la tête de cent hommes, y
-pénétra sans difficulté le 5, et Napoléon vint y déjeuner, après avoir
-vu tomber comme par enchantement l'un des plus grands obstacles de sa
-route. Il commençait à rencontrer ici l'esprit des montagnards du
-Dauphiné, montagnards braves, très-sensibles à la gloire des armes,
-haïssant l'étranger, détestant ce qu'on appelait les nobles et les
-prêtres, alarmés outre mesure des prédications du clergé sur les biens
-nationaux et la dîme, et par tous ces motifs enthousiastes de
-Napoléon. On les voyait descendre en foule des montagnes au cri de
-<cite>Vive l'Empereur!</cite> fournir avec empressement des vivres, des chevaux,
-tout ce qu'on leur demandait, le donner volontiers gratis, et plus
-volontiers encore pour de l'argent.</p>
-
-<p>Malgré le bon accueil qu'il avait reçu à Sisteron, <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> Napoléon
-n'eut garde de s'y arrêter, et il alla coucher à Gap, afin de
-s'emparer des défilés qui conduisent du bassin de la Durance dans
-celui de l'Isère. Sa troupe était exténuée de fatigue, car il lui
-faisait faire dix ou douze lieues par jour, quand ce n'était pas
-quinze, et beaucoup d'hommes restaient en arrière. Mais les paysans
-les recueillaient, les voituraient, et il suffisait de quelques heures
-de repos pour que les traînards eussent rejoint. Arrivé à Gap le 5 au
-soir, il avait franchi près de cinquante lieues en quatre jours, par
-d'affreux chemins de montagnes, marche d'armée prodigieuse et qui
-allait devenir plus surprenante encore les jours suivants.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Prompte traversée de Gap, et arrivée à Corps.</span>
-Napoléon, fort bien reçu à Gap, y apprit cependant des nouvelles qui
-ne lui permettaient point d'y séjourner. Il avait envoyé un émissaire
-pour sonder la garnison d'Embrun, et cet émissaire avait rapporté que
-les soldats étaient prêts au premier signal à prendre la cocarde
-tricolore, mais que le sentiment du devoir retenant les officiers,
-ceux-ci, loin de vouloir livrer la place, songeaient au contraire à
-occuper le défilé dit de Saint-Bonnet, qui communique de la vallée de
-la Durance dans celle du Drac, affluent de l'Isère. Ce défilé commence
-au sortir de Gap, traverse une haute montagne au col dit de
-Saint-Guignes, et descend ensuite sur Saint-Bonnet. Napoléon craignant
-d'être prévenu à un passage aussi dangereux, y achemina son
-avant-garde le 6 de très-bonne heure, et la suivit lui-même après
-avoir attendu jusqu'à midi la queue de sa colonne à Gap. Le défilé
-n'était point gardé, et il put aller coucher le soir au bourg de
-Corps, sur la <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> limite du département de l'Isère. Jusqu'ici tout
-lui avait parfaitement réussi: il était en plein Dauphiné, et pouvait
-même ressentir déjà les émotions de la ville de Grenoble, profondément
-agitée à son approche. S'il enlevait cette ville, importante par son
-site, ses ouvrages, son arsenal, sa nombreuse garnison, et la valeur
-politique et morale de ses habitants, il était presque maître de la
-France, car Grenoble lui donnait Lyon, et Lyon lui donnait Paris. Ne
-voulant négliger aucune précaution il se fit précéder par le docteur
-Émery, qui avait des intelligences dans Grenoble, et qui pouvait y
-préparer les esprits en sa faveur.</p>
-
-<p>L'estafette expédiée de Draguignan par le préfet du Var était arrivée
-à Grenoble le samedi 4 mars, dans la soirée. Un savant illustre, M.
-Fourier, était préfet de l'Isère. Le général Marchand, l'un des
-officiers de l'Empire les plus estimés, commandait à Grenoble, siége
-de la 7<sup>e</sup> division militaire. Le préfet et le général furent
-très-désagréablement surpris par la nouvelle qu'on leur mandait, car,
-outre ce qu'elle avait de grave pour la France entière, elle
-s'aggravait pour eux de la responsabilité qui allait peser sur leur
-tête.
-<span class="sidenote" title="En marge">Situation de Grenoble. Embarras du préfet et du général
-commandant la division, et leur résolution de faire leur devoir.</span>
-En effet le préfet du Var, mieux informé, venait de leur
-indiquer la direction de Grasse, Digne, Gap et Grenoble, comme celle
-que Napoléon avait dû prendre. L'orage se portait donc directement sur
-eux. Par une disposition assez naturelle à tous les gouvernements qui
-apprennent un événement fâcheux, ils tinrent la nouvelle cachée, ce
-qui du reste avait l'avantage de leur laisser quelques heures de
-calme pour délibérer sur <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> la conduite à tenir. M. Fourier était
-du nombre de ces savants que les agitations publiques importunent, et
-qui ne demandent aux gouvernements qu'ils servent, que l'aisance dans
-l'étude. Il aurait donc fort désiré que la Providence eût écarté de
-lui cette terrible épreuve. Attaché à Napoléon par des souvenirs de
-gloire (il avait été de l'expédition d'Égypte), aux Bourbons par
-estime et par amour du repos, il n'avait de préférence bien marquée
-pour aucune des deux dynasties, et était fort disposé à en vouloir à
-celui qui venait troubler sa paisible vie: Ajoutez à ce sentiment un
-honnête amour de son devoir, et on comprendra qu'il voulût d'abord
-être fidèle aux Bourbons, sans toutefois pousser le dévouement
-jusqu'au martyre. Quant au général Marchand, quoique largement associé
-à la gloire impériale, il était sévère observateur de la discipline
-militaire, et, tout en désapprouvant la conduite de l'émigration, il
-était assez intelligent pour comprendre les dangers auxquels le retour
-de Napoléon allait exposer la France.
-<span class="sidenote" title="En marge">La difficulté n'était pas dans le nombre, mais dans la
-fidélité des troupes.</span>
-Sa résolution était beaucoup
-plus ferme que celle du préfet, mais à cette heure le plus ou le moins
-d'énergie ne procurait guère de moyens de résistance. Les troupes ne
-manquaient pas dans le pays. Le mouvement de concentration vers les
-Alpes, ordonné à la suite des imprudences de Murat, avait commencé, et
-il y avait dans la Franche-Comté, le Lyonnais, le Dauphiné, plus de
-soldats que n'en comportait l'effectif général de l'armée.
-Malheureusement en présence de Napoléon, ce n'était pas le nombre des
-troupes qui importait, mais leur fidélité. Résisteraient-elles à son
-nom, et bientôt <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> à sa présence? Le général Marchand connaissait
-assez l'armée pour en douter. Il convoqua en secret les chefs de
-corps, et ceux-ci déclarèrent que, prêts à faire leur devoir, ils
-répondaient médiocrement de leurs officiers, et nullement de leurs
-soldats. On était même assez mal partagé à Grenoble quant au choix des
-régiments.
-<span class="sidenote" title="En marge">Composition de la 7<sup>e</sup> division militaire, et énumération
-des troupes qui l'occupaient.</span>
-À côté du 5<sup>e</sup> d'infanterie, bien discipliné et bien
-commandé, on avait le 4<sup>e</sup> d'artillerie, dans lequel Napoléon avait
-fait ses premières armes, et qui depuis la dissolution de l'artillerie
-de la garde impériale, en avait reçu plusieurs compagnies. On avait
-aussi le 3<sup>e</sup> du génie, animé de sentiments peu favorables aux
-Bourbons, et on craignait avec raison l'ordinaire influence des corps
-savants sur le reste des troupes. Le général Marchand conçut donc de
-vives inquiétudes, et attendit pour prendre un parti l'arrivée du
-général Mouton-Duvernet, qui commandait la subdivision de Valence. La
-7<sup>e</sup> division militaire, formée alors de quatre départements, était
-partagée en deux subdivisions, celle de Grenoble qui comprenait
-l'Isère et le Mont-Blanc, celle de Valence qui comprenait la Drôme et
-les Hautes-Alpes. Il en résultait que le général Mouton-Duvernet, pour
-aller donner des ordres dans les Hautes-Alpes, c'est-à-dire à Gap,
-était obligé de passer par Grenoble.</p>
-
-<p>Ce général informé de son côté des événements, avait pris à la hâte
-quelques précautions pour la défense du pont de Romans sur l'Isère, en
-cas que Napoléon suivît les bords du Rhône, puis était parti
-précipitamment pour les Hautes-Alpes, et il était arrivé à Grenoble
-le dimanche 5, au <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> matin. Là, dans une réunion composée du
-préfet Fourier, du général Marchand, du général Mouton-Duvernet, et de
-quelques officiers d'état-major, on avait délibéré sur les mesures
-qu'il convenait d'adopter. Il n'était pas aisé d'en imaginer qui
-répondissent aux justes inquiétudes des esprits prévoyants.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Fâcheuse alternative où l'on se trouvait de livrer à
-Napoléon ou du terrain ou des troupes.</span>
-Envoyer des troupes à la rencontre de Napoléon c'était probablement
-les lui livrer, car malgré la fidélité des chefs, il était peu
-vraisemblable qu'elles résistassent à sa présence. Les rappeler à soi
-pour faire le vide autour de lui, c'était lui livrer du pays, et
-souvent des postes de la plus haute importance, comme celui de
-Sisteron par exemple. Ainsi, quoi qu'on fît, on était exposé à lui
-abandonner ou des hommes ou du terrain. Cependant l'occupation de
-Grenoble par l'ennemi était un fait si grave, que toute incertitude
-cessait par rapport à elle. Cette capitale du Dauphiné, outre qu'elle
-avait une grande importance morale, était une place anciennement
-fortifiée; elle contenait une école d'artillerie, une école du génie,
-et un matériel immense, consistant en 80 mille fusils, 200 bouches à
-feu, et tout l'attirail qui accompagne un pareil dépôt d'armes. On ne
-pouvait donc pas déserter un poste d'une telle valeur.
-<span class="sidenote" title="En marge">On prend le parti de concentrer à Grenoble toutes les
-troupes réunies en Dauphiné.</span>
-Il fut convenu
-qu'on y réunirait toutes les troupes répandues dans le Dauphiné et la
-partie de la Savoie restée à la France. On envoya à Chambéry l'ordre
-d'en faire partir les deux régiments d'infanterie qui s'y trouvaient,
-les 7<sup>e</sup> et 11<sup>e</sup> de ligne, et à Vienne celui d'expédier le 4<sup>e</sup> de
-hussards dont on avait un extrême besoin, car on manquait de
-cavalerie. Malheureusement <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> le 4<sup>e</sup> de hussards, quoique
-commandé par un officier excellent et plein d'honneur, le major Blot,
-était si peu sûr, que, pendant la récente visite du comte d'Artois, on
-n'avait pu l'empêcher de crier <cite>Vive l'Empereur!</cite> Mais il fallait se
-servir de ce qu'on avait, et on se flatta qu'en réunissant une masse
-considérable de troupes, on parviendrait à ranimer chez elles l'esprit
-militaire, et avec l'esprit militaire le sentiment des devoirs
-attachés à cette noble profession. Ces résolutions adoptées, le
-général Mouton-Duvernet partit pour les Hautes-Alpes, en suivant la
-route même de Gap, par laquelle arrivait Napoléon. Ce général espérait
-le devancer au passage important de Saint-Bonnet, et prendre des
-précautions matérielles qui peut-être suffiraient pour l'arrêter.</p>
-
-<p>La nouvelle, d'abord renfermée entre les principales autorités de la
-ville, s'était bientôt répandue, et dans le milieu de la journée du
-dimanche elle était devenue publique. Le préfet, le général, crurent
-alors qu'il convenait de l'annoncer officiellement, et publièrent une
-proclamation dans laquelle ils engageaient les fonctionnaires de
-toutes les classes à remplir leurs devoirs, promettant de leur donner
-eux-mêmes l'exemple.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sentiments divers de la population de Grenoble.</span>
-Grenoble offrait un échantillon complet de l'état
-de la France à cette époque. On y voyait quelques anciens nobles
-affichant imprudemment leurs espérances et leurs v&oelig;ux, mais ayant
-compris depuis le procès Exelmans, depuis les funérailles de
-mademoiselle Raucourt, qu'ils devaient se contenir s'ils ne voulaient
-s'exposer à de nouveaux malheurs. On y voyait une bourgeoisie
-nombreuse, <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> riche, éclairée, n'ayant donné ni dans les excès ni
-dans les brusques retours de l'esprit révolutionnaire, admirant le
-génie de Napoléon, détestant ses fautes, profondément blessée de la
-conduite de l'émigration, mais sentant vivement le danger d'un
-rétablissement de l'Empire en présence de l'Europe en armes. On y
-voyait enfin un peuple laborieux, aisé, brave, moins combattu dans ses
-sentiments que la bourgeoisie parce qu'il était moins éclairé,
-passionné pour la gloire militaire, ayant en aversion ce qu'on
-appelait les nobles et les prêtres, partageant en un mot toutes les
-dispositions des paysans du Dauphiné, bien que pour sentir comme eux
-il n'eût pas le motif intéressé des biens nationaux.</p>
-
-<p>On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, les émotions que la
-nouvelle de l'approche de Napoléon dut produire parmi ces diverses
-classes. La noblesse poussa des cris de colère, et courut chez les
-autorités pour les exciter à faire leur devoir, en les menaçant de
-tout son courroux si elles montraient la moindre hésitation. Mais tout
-en criant, s'agitant, elle n'apportait aucun moyen sérieux de
-résistance. Toutefois elle en avait un à sa disposition, c'était de
-fournir quelques hommes dévoués qui tireraient le premier coup de
-fusil, seule manière d'engager les troupes et de les décider. Elle
-promettait de trouver ces quelques hommes, mais on en doutait, et elle
-en doutait elle-même. La bourgeoisie se montra inquiète et partagée,
-car si elle condamnait la marche politique des Bourbons, elle
-entrevoyait clairement les périls attachés à leur chute. Quant au
-peuple, dans les rangs duquel s'étaient mêlés beaucoup d'officiers
-<span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> à la demi-solde, il tressaillit de joie, et ne cacha guère ses
-désirs et ses espérances. Les fonctionnaires dissimulaient plus que
-jamais leurs véritables sentiments, mais au fond du c&oelig;ur ils
-souhaitaient le succès de Napoléon, pour être dispensés envers les
-Bourbons d'une hypocrisie fatigante, qui les humiliait sans les
-rassurer sur la conservation de leurs emplois. Une population disposée
-de la sorte ne présentait donc pas beaucoup de ressource. Si on avait
-possédé une garde nationale unie et bien organisée, on aurait pu en la
-mêlant aux troupes les contenir par le bon exemple. Mais les nobles
-avaient comme partout affecté de se renfermer dans la cavalerie de la
-garde nationale, et laissé à la bourgeoisie seule le soin de composer
-l'infanterie. Celle-ci ayant manifesté plus d'une fois une vive
-opposition à la marche du gouvernement, avait été, sous divers
-prétextes, privée de ses fusils, et elle était en ce moment désarmée
-et désorganisée. On n'avait par conséquent sous la main que les
-troupes de ligne, dont la fidélité était le grand problème du jour.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Extrême agitation parmi toutes les classes de la
-population, lorsqu'on apprend l'approche de Napoléon.</span>
-Toute la fin de la journée du dimanche 5, toute la première moitié du
-lundi 6, se passèrent en vives agitations, en une succession rapide
-d'espérances et de craintes, qui à chaque instant faisait de la joie
-des uns un sujet de vive douleur pour les autres. Tantôt on disait
-Napoléon poursuivi, arrêté, fusillé, et les royalistes promenaient
-dans les rues des visages riants, même provocants, puis rentraient
-chez eux pour mander à Lyon et à Paris les plus heureuses nouvelles:
-tantôt on disait Napoléon vainqueur de <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> tous les obstacles,
-arrivé presque aux portes de Grenoble, et alors c'étaient les
-royalistes qui étaient tristes et silencieux, et à son tour le peuple
-transporté de joie courait les rues en criant <cite>Vive l'Empereur!</cite> Les
-officiers à la demi-solde, dont l'influence fut alors funeste,
-cherchaient à s'approcher des troupes, à se mettre en rapport avec
-elles, trouvaient les officiers gênés et silencieux, mais les soldats
-expansifs, joyeux, et ayant la cocarde tricolore cachée au fond de
-leurs schakos. Les généraux instruits du danger de semblables
-relations essayèrent de les interdire, tinrent pour cela les troupes
-ou casernées ou sous les armes, mais ils ne réussirent qu'à les
-mécontenter, sans empêcher ces communications en quelque sorte
-électriques qui tiennent à la parfaite communauté des sentiments.</p>
-
-<p>Le lundi 6, au milieu du jour, on eut des nouvelles du général
-Mouton-Duvernet. S'étant avancé en toute hâte sur la route de Gap par
-Vizille, ce général avait rencontré un voyageur qu'il avait fait
-arrêter. C'était le docteur Émery, dépêché à Grenoble par Napoléon. Il
-avait questionné ce voyageur, qui avait déclaré ne rien savoir, être
-parti de l'île d'Elbe depuis plusieurs mois, et revenir tranquillement
-à Grenoble, sa patrie, pour y fixer son séjour. Trompé par ces
-déclarations, le général Mouton-Duvernet avait laissé passer le
-docteur Émery, et s'était ensuite porté en avant. Il avait bientôt
-appris que Napoléon, après avoir couché la veille à Gap, marchait ce
-jour-là même sur Corps, où il allait arriver, après avoir franchi le
-défilé de Saint-Bonnet. Il n'était <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> donc plus temps de
-l'arrêter, et rebrousser chemin vers Grenoble était la seule chose que
-le général Mouton-Duvernet eût à faire. En route, ce général s'étant
-ravisé à l'égard du docteur Émery, avait fait courir après lui pour
-s'emparer de sa personne. Mais le docteur, fort alerte, avait eu le
-temps de gagner Grenoble, où il était allé se cacher chez des amis
-qu'il avait chargés de répandre les proclamations de Napoléon et la
-nouvelle de son approche.</p>
-
-<p>Quand on sut à Grenoble qu'il n'avait pas été possible de devancer
-Napoléon aux défilés qui séparent le bassin de la Durance de celui de
-l'Isère, qu'il serait dans la soirée à Corps, et peut-être le
-lendemain à Grenoble, l'agitation redoubla. D'une part, on disait que
-rien ne lui résisterait, et que les troupes envoyées à sa rencontre ne
-serviraient qu'à augmenter ses forces; de l'autre, on prétendait
-qu'une armée, commandée par le comte d'Artois et plusieurs maréchaux,
-se réunissait à Lyon pour arrêter l'évadé de l'île d'Elbe, et le punir
-d'une manière éclatante. Les royalistes, qui répandaient cette
-nouvelle afin de reprendre courage, ne parvenaient guère à se
-rassurer. Ils entouraient les autorités, les gourmandaient, les
-accusaient de ne rien faire, sans faire davantage eux-mêmes, et leur
-reprochaient amèrement de s'enfermer passivement dans Grenoble. À les
-entendre, c'était ouvrir toutes les issues à Napoléon, et lui livrer
-la France. On citait un nouvel endroit où il serait possible de
-l'arrêter en faisant sauter un pont. Ce pont était celui de Ponthaut
-sur une petite rivière, la Bonne, qui se jette dans le Drac, affluent
-de l'Isère, et barre la <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> route de Gap. On disait qu'en faisant
-sauter ce pont, on réduirait Napoléon à se réfugier dans les
-montagnes, ou bien à descendre dans la plaine, c'est-à-dire au bord du
-Rhône, où les forces assemblées à Lyon ne manqueraient pas de le
-détruire.
-<span class="sidenote" title="En marge">On envoie un bataillon du 5<sup>e</sup> avec une compagnie
-d'artillerie et une du génie au pont de Ponthaut, dans l'espérance
-d'arrêter Napoléon au passage de la Bonne.</span>
-On insista tellement auprès des autorités civiles et
-militaires, que le préfet et le général prirent le parti d'envoyer à
-ce pont de la Bonne une compagnie d'artillerie, une compagnie du
-génie, et un bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne, dont on augurait bien à cause
-de sa parfaite discipline. Ce bataillon était commandé par un officier
-très-distingué, nommé Lessard, ayant servi jadis dans la garde
-impériale, mais rigoureux observateur de ses devoirs, et résolu à
-tenir ses serments. On suivit ces troupes jusqu'à la porte de Bonne
-par laquelle elles sortirent, les royalistes se confiant en leur
-excellente tenue, les bonapartistes, au contraire, disant que les
-regards, les gestes des soldats ne laissaient aucun doute sur la
-conduite qu'ils tiendraient en présence de Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée des troupes mandées à Grenoble, et notamment du 7<sup>e</sup>
-de ligne commandé par le colonel de La Bédoyère.</span>
-La colonne étant partie dans la soirée, on ne pouvait avoir de ses
-nouvelles que le lendemain, et on les attendit avec impatience. Le
-lendemain, mardi 7, arrivèrent le 11<sup>e</sup> et le 7<sup>e</sup> de ligne, venus de
-Chambéry, et le 4<sup>e</sup> de hussards venu de Vienne. En même temps on
-s'était mis à l'ouvrage, et on avait activement travaillé à l'armement
-de la place, en tirant les canons de l'arsenal pour les hisser sur les
-murailles. Les royalistes fondaient beaucoup d'espérances sur l'un des
-deux régiments d'infanterie arrivés de Chambéry, sur le 7<sup>e</sup>, commandé
-par le colonel de La Bédoyère, jeune officier <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> des plus
-brillants, ayant fait les campagnes les plus rudes de l'Empire,
-très-ancien gentilhomme, allié par sa femme à la famille des Damas,
-protégé de la cour, et paraissant lui être dévoué. On racontait qu'en
-entrant dans Grenoble, il avait distribué à ses soldats une somme
-d'argent prise sur ses propres deniers, et on ne doutait pas qu'il ne
-l'eût fait pour s'attacher son régiment et le maintenir dans la voie
-du devoir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion des chefs de corps chez le général Marchand; leur
-langage, et le silence du colonel de La Bédoyère.</span>
-Ce jeune colonel dînait en ce moment avec les officiers de la garnison
-chez le général Marchand, qui les avait réunis à sa table pour mieux
-s'assurer de leurs dispositions. La plupart, sous les yeux de
-l'autorité supérieure, manifestaient assez de zèle, mais quelques-uns
-plus sincères, tout en affirmant qu'ils feraient leur devoir,
-n'avaient pas caché qu'il leur en coûterait de le faire contre
-Napoléon. Au milieu de ces manifestations diverses, le colonel de La
-Bédoyère s'était tu, et ce silence, de la part d'un officier supposé
-royaliste, avait paru singulier, mais nullement inquiétant, tant le
-doute semblait impossible à son égard. On quitta la table vers deux
-heures, et comme à cette heure les troupes envoyées au pont de
-Ponthaut devaient être en face de Napoléon, et que la crise
-approchait, chacun se retira pour vaquer à ses fonctions.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à La Mure des troupes envoyées pour détruire le
-pont de Ponthaut.</span>
-En effet, les troupes parties la veille au soir s'étaient dirigées par
-Vizille, La Frey, La Mure, sur Ponthaut, les deux compagnies du génie
-et de l'artillerie en semant la route de leurs cocardes blanches et en
-tenant de fort mauvais propos, le bataillon du 5<sup>e</sup> au contraire en ne
-donnant aucun signe de <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> ses sentiments. Les deux compagnies du
-génie et de l'artillerie s'étaient arrêtées au village de La Mure, à
-une petite distance du pont de Ponthaut sur la Bonne. Le maire et les
-habitants de La Mure en apprenant ce qu'on venait faire s'émurent
-vivement, et s'opposèrent à la destruction d'un pont qui était leur
-principal moyen de communication avec la Provence. Ils alléguèrent
-pour raison de leur résistance qu'un peu au-dessus de Ponthaut la
-Bonne était guéable, et que tout le tort qu'on ferait à la colonne
-impériale serait de l'obliger à passer la rivière dans une eau assez
-froide. Les soldats du génie feignirent de trouver suffisantes les
-raisons des habitants de La Mure, et sans insister ils demandèrent des
-logements, qu'on s'empressa de leur procurer en attendant l'arrivée du
-5<sup>e</sup> de ligne.</p>
-
-<p>Napoléon, comme nous l'avons dit, était venu coucher au bourg de
-Corps, très-pressé qu'il avait été de s'emparer des défilés entre Gap
-et Grenoble. Il les avait franchis heureusement, et s'avançait avec
-confiance en voyant l'esprit des populations se manifester autour de
-lui par des cris continuels de <cite>Vive l'Empereur!</cite> Pourtant il savait
-bien que le lendemain serait le jour décisif, car il rencontrerait
-pour la première fois un rassemblement de troupes, et de la conduite
-que tiendrait ce rassemblement dépendrait le sort de son aventureuse
-expédition.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rencontre de ces troupes avec l'avant-garde de Cambronne.</span>
-Tandis qu'il se préparait à prendre quelques heures de
-repos à Corps, il avait eu soin d'envoyer Cambronne, avec une
-avant-garde de 200 hommes, pour s'assurer du pont de la Bonne et en
-empêcher la destruction. Les lanciers polonais, pourvus de <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span>
-chevaux depuis qu'on avait pénétré dans l'intérieur, avaient devancé
-Cambronne, et franchissant la Bonne, étaient venus demander des
-logements au maire de La Mure.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les soldats des deux partis se mêlent, et s'entretiennent
-les uns avec les autres.</span>
-À cette heure, c'est-à-dire vers
-minuit, arrivait le bataillon du 5<sup>e</sup>. Bientôt on se mêla, et les
-lanciers cherchant à fraterniser avec les soldats du 5<sup>e</sup> les
-trouvèrent bien disposés, mais gênés par la présence de leurs
-officiers.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> ramène sa troupe en arrière.</span>
-Néanmoins il s'établit entre eux de nombreux entretiens, et
-déjà les soldats du 5<sup>e</sup> inclinaient visiblement vers les lanciers,
-lorsque le chef de bataillon Lessard survenu presque aussitôt, et
-redoutant pour sa troupe le contact des soldats de l'île d'Elbe,
-résolut de la faire rétrograder, et de rebrousser jusqu'au village de
-La Frey.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cambronne en fait autant, et La Mure se trouve évacué.</span>
-De son côté, Cambronne arrivé aussi à La Mure, craignant
-qu'au milieu de ces pourparlers un homme pris de vin ne provoquât une
-collision, ce que Napoléon lui avait recommandé d'éviter, alla
-chercher ses gens pour ainsi dire un à un, afin de les ramener en deçà
-de Ponthaut. Ainsi de part et d'autre on abandonna spontanément La
-Mure. Toutefois le pont de Ponthaut resta au pouvoir de Cambronne.</p>
-
-<p>La nuit se passa de la sorte, l'anxiété la plus vive régnant chez ceux
-qui étaient chargés d'arrêter Napoléon, comme chez ceux qui le
-suivaient.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> prend position.</span>
-Pendant ce temps, le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> avait fait
-une marche rétrograde de quelques heures pour empêcher toute
-communication entre ses soldats et ceux de Napoléon, et s'était arrêté
-dans une bonne position, ayant à droite des montagnes, à gauche des
-étangs. Il était là en mesure de se défendre, et procurait <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> à
-sa troupe un peu de repos. Il attendit jusque vers midi, ne voyant
-rien venir, et se flattant déjà que Napoléon aurait changé de route,
-ce qui l'eût déchargé d'une immense responsabilité. Vers une heure
-quelques lanciers se montrèrent, et plusieurs d'entre eux
-s'approchèrent assez pour être entendus des soldats du 5<sup>e</sup>, leur
-annonçant que l'Empereur allait paraître, les pressant de ne pas tirer
-et de se donner à lui. Le brave chef de bataillon, fidèle à son
-devoir, les somma de s'éloigner, menaçant de faire feu s'ils
-s'obstinaient à donner à sa troupe des conseils de défection.</p>
-
-<p>Ces cavaliers se replièrent sur une colonne plus considérable qui
-s'avançait, et paraissait être de plusieurs centaines d'hommes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à La Mure le 7 au matin.</span>
-Cette
-colonne était celle de l'île d'Elbe dirigée par Napoléon lui-même. Il
-avait couché à Corps, était venu à La Mure, où il avait laissé à sa
-troupe le temps de manger la soupe, et s'était ensuite dirigé sur la
-position où on lui disait que se trouvait un bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne
-avec quelques troupes d'artillerie et du génie, dans l'attitude de
-gens prêts à se défendre. Les lanciers qui s'étaient repliés lui
-avaient dit que les officiers semblaient disposés à résister, mais que
-probablement les soldats ne feraient pas feu. Napoléon regarda quelque
-temps avec sa lunette la troupe qui était devant lui, pour observer sa
-contenance et sa position. Dans ce moment survinrent des officiers à
-la demi-solde, déguisés en bourgeois, qui lui donnèrent des détails
-sur les sentiments de la troupe chargée de lui barrer le
-chemin.&mdash;L'artillerie et le génie ne tireraient pas, assuraient-ils.
-Quant à l'infanterie, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> l'officier qui la commandait
-ordonnerait certainement le feu, mais on doutait qu'il fût
-obéi.&mdash;Napoléon, après avoir entendu ce rapport, résolut de marcher en
-avant, et de décider par un acte d'audace une question qui ne pouvait
-plus être décidée autrement. Il rangea sur la gauche de la route
-l'avant-garde de Cambronne, sur la droite le gros de sa colonne, et en
-avant la cinquantaine de cavaliers qu'il était parvenu à monter. Puis
-d'une voix distincte il commanda à ses soldats de mettre l'arme sous
-le bras gauche, la pointe en bas, et il prescrivit à l'un de ses aides
-de camp de se porter sur le front du 5<sup>e</sup>, de lui dire qu'il allait
-s'avancer, et que ceux qui tireraient répondraient à la France et à la
-postérité des événements qu'ils auraient amenés. Il avait raison,
-hélas! et ceux qu'il interpellait ainsi allaient décider si Waterloo
-serait inscrit ou non sur les sanglantes pages de notre histoire!</p>
-
-<p>Ses ordres donnés, il ébranla sa colonne et marcha en tête, suivi de
-Cambronne, Drouot et Bertrand. L'aide de camp envoyé en avant aborda
-le bataillon, lui répéta les paroles de l'Empereur, et le lui montra
-de la main, qui s'approchait. À cet aspect les soldats du 5<sup>e</sup> furent
-saisis d'une anxiété extraordinaire, et regardant tantôt Napoléon,
-tantôt leur chef, semblaient implorer ce dernier pour qu'il ne leur
-imposât pas un devoir impossible à remplir. Le chef de bataillon les
-voyant troublés, éperdus, devina bien qu'ils étaient incapables de
-tenir devant leur ancien maître, et d'une voix ferme ordonna de battre
-en retraite.&mdash;Que voulez-vous que je fasse? dit-il à un aide de camp
-<span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> du général Marchand, qui était eu mission auprès de lui; ils
-sont pâles comme la mort, et tremblent à l'idée de faire feu sur cet
-homme.&mdash;Tandis qu'il bat en retraite, les cinquante lanciers de
-Napoléon courent au galop sur le 5<sup>e</sup>, non pour le charger, mais pour
-le joindre et lui parler. Le brave Lessard croyant qu'il va être
-attaqué ordonne sur-le-champ à ses soldats de s'arrêter, et de
-présenter la baïonnette aux assaillants. Les lanciers, arrivés sur les
-baïonnettes du 5<sup>e</sup>, le sabre dans le fourreau, crient: Amis, ne tirez
-pas; voici l'Empereur qui s'avance.&mdash;Et en effet, Napoléon, arrivé
-aussitôt qu'eux, se trouve devant le bataillon et à portée de la voix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se présente devant les soldats du 5<sup>e</sup> et leur
-découvre sa poitrine.</span>
-S'arrêtant alors, Soldats du 5<sup>e</sup>, s'écrie-t-il, me
-reconnaissez-vous?&mdash;Oui, oui! répondent plusieurs centaines de
-voix.&mdash;Ouvrant alors sa redingote, et découvrant sa poitrine: Quel est
-celui de vous, ajoute-t-il, qui voudrait tirer sur son
-empereur?&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Ils courent à lui en criant <cite>Vive l'Empereur!</cite></span>
-Transportés à ces derniers mots, artilleurs et fantassins
-mettent leurs schakos au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes
-en criant <cite>Vive l'Empereur!</cite> puis rompent leurs rangs, entourent
-Napoléon, et baisent ses mains en l'appelant leur général, leur
-empereur, leur père! Le chef de bataillon du 5<sup>e</sup> abandonné de sa
-troupe ne sait que devenir, lorsque Napoléon, se débarrassant des
-mains des soldats, court à lui, lui demande son nom, son grade, ses
-services, puis ajoute:
-<span class="sidenote" title="En marge">Entretien de Napoléon avec le chef de bataillon du 5<sup>e</sup>.</span>
-Mon ami, qui vous a fait chef de
-bataillon?&mdash;Vous, Sire.&mdash;Qui vous a fait capitaine?&mdash;Vous, Sire.&mdash;Et
-vous vouliez faire tirer sur moi!&mdash;Oui, réplique ce brave homme, pour
-remplir mon devoir.&mdash;Il <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> remet ensuite son épée à Napoléon,
-qui la prend, lui serre la main, et d'une voix où ne perce pas la
-moindre irritation, lui dit: Venez me retrouver à Grenoble.&mdash;En ce
-moment le geste, l'accent de Napoléon indiquent qu'il ne prend l'épée
-de ce digne officier que pour la lui rendre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne doute plus de son succès définitif.</span>
-S'adressant alors à
-Drouot et à Bertrand, Tout est fini, leur dit-il, dans dix jours nous
-serons aux Tuileries.&mdash;En effet, après ce grave événement, la question
-paraissait résolue, et il n'était plus douteux qu'il régnerait encore.
-Combien de temps, personne ne le savait!</p>
-
-<a id="img102" name="img102"></a>
-<div class="figcenter">
-<img src="images/img102.jpg" width="500" height="368" alt="" title="Ils courent à lui en criant Vive l'Empereur!" />
-</div>
-
-<p>Après quelques instants donnés à la joie, les troupes conquises à La
-Mure, mêlées avec celles qui arrivaient de l'île d'Elbe, marchèrent
-confondues vers La Frey et Vizille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sa marche sur Grenoble.</span>
-Chemin faisant on rencontra des
-partisans enthousiastes de l'Empire qui accouraient au-devant de
-Napoléon, et qui annonçaient qu'un régiment entier se dirigeait de
-Grenoble vers La Mure, son colonel en tête. Ils semblaient croire aux
-manifestations des soldats qu'il n'y avait rien à en craindre. Bientôt
-en effet on aperçut de loin ce régiment qui s'avançait en colonne, et
-de nouveaux survenants apprirent ce qu'il fallait penser de ses
-dispositions.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rencontre avec le 7<sup>e</sup>.</span>
-C'était le 7<sup>e</sup> de ligne commandé par le colonel de La
-Bédoyère, dont le silence à la table du général Marchand avait paru
-singulier, et en contradiction avec ses sentiments supposés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions du colonel de La Bédoyère.</span>
-Le jeune
-de La Bédoyère avait, comme nous l'avons dit, par sa femme, par sa
-famille, des liens étroits avec la maison de Bourbon, et on aurait dû
-croire qu'il lui était dévoué. Mais il nourrissait au fond du
-<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> c&oelig;ur des sentiments contraires à son origine et à sa
-parenté. Il avait conservé pour Napoléon, pour la gloire des armes
-françaises, un attachement des plus vifs. Partageant les préjugés de
-la plupart de ses camarades, il voyait dans les Bourbons des créatures
-de l'étranger, et il ne voulait plus servir. Néanmoins sur les
-instances de sa famille, il avait consenti à reprendre du service, et
-il avait accepté le commandement du 7<sup>e</sup>, se flattant d'après les
-bruits vagues de guerre qui avaient circulé pendant le congrès de
-Vienne, qu'on pourrait venger sur les Autrichiens les derniers
-malheurs de la France. Envoyé en Dauphiné par une fatalité déplorable,
-et se trouvant sur le chemin de Napoléon, il n'avait pu résister à
-l'entraînement qui le portait vers lui. Mais incapable d'attendre que
-la fortune se fût prononcée pour se prononcer lui-même, il avait, en
-quittant la table du général Marchand, réuni son régiment sur l'une
-des places de Grenoble, fait tirer d'une caisse l'aigle du 7<sup>e</sup>, crié
-<cite>Vive l'Empereur!</cite> et brandissant son épée, dit à ses soldats: Qui
-m'aime me suive!&mdash;Le régiment presque entier l'avait suivi, et avait
-pris la route de La Mure, au milieu des applaudissements frénétiques
-du peuple de Grenoble.</p>
-
-<p>Tels furent les détails rapportés à Napoléon, détails qui étaient de
-nature à dissiper ses inquiétudes, s'il avait pu en conserver après ce
-qui venait de se passer à La Mure.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le colonel de La Bédoyère se jette dans les bras de
-Napoléon.</span>
-Bientôt le 7<sup>e</sup> s'étant rapproché,
-on vit La Bédoyère se jeter à bas de cheval pour courir vers Napoléon,
-et celui-ci de son côté mettre pied à terre, recevoir dans ses bras le
-colonel, et le remercier avec effusion du mouvement <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> spontané
-qui l'avait porté vers lui, dans un moment où tout était incertain
-encore. La Bédoyère répondit qu'il avait agi de la sorte pour relever
-la France humiliée, puis, avec l'abandon d'un c&oelig;ur qui ne se
-possédait plus, dit à Napoléon qu'il allait trouver la nation bien
-changée, qu'il devait renoncer à son ancienne manière de gouverner, et
-qu'il ne pouvait régner qu'à la condition de commencer un nouveau
-règne<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.&mdash;Je le sais, dit Napoléon, je reviens pour relever votre
-gloire, pour sauver les principes de la Révolution, pour vous assurer
-une liberté qui, difficile au début de mon règne, est devenue
-aujourd'hui non-seulement possible mais nécessaire.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Vizille.</span>
-Napoléon traversa ensuite Vizille, et après y avoir reçu l'accueil le
-plus démonstratif, continua sa route vers Grenoble, où il arriva vers
-les neuf heures du soir dans cette même journée du 7. Il avait exécuté
-en six jours un trajet de quatre-vingts lieues, à la tête d'une troupe
-armée, marche, comme il l'a dit lui-même, sans exemple dans
-l'histoire. Le zèle des habitants fournissant des chevaux, des
-charrettes à <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> ses soldats, l'avait singulièrement aidé à
-réaliser ce prodige de vitesse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Transports du peuple de Grenoble en apprenant l'approche de
-Napoléon.</span>
-En cet instant la confusion régnait dans Grenoble. Le général en
-apprenant le départ du 7<sup>e</sup> avait fait fermer les portes de la ville,
-et déposer les clefs chez lui, ce qui n'avait pas empêché quelques
-soldats du 7<sup>e</sup> restés en arrière de se jeter à bas des remparts pour
-rejoindre leurs camarades. La noblesse consternée s'était retirée dans
-ses maisons; la bourgeoisie partagée entre le plaisir d'être vengée de
-la noblesse, et la crainte des malheurs qui menaçaient la France, se
-montrait à peine. Le peuple, livré à lui-même, courait les rues
-pêle-mêle avec les officiers à la demi-solde, en criant <cite>Vive
-l'Empereur!</cite> Poussé au dernier degré d'exaltation par la nouvelle de
-l'événement de La Mure, que quelques hommes à cheval avaient apportée,
-il avait couru aux portes de la ville, et les trouvant fermées, il
-s'était accumulé sur les remparts, attendant que la colonne de l'île
-d'Elbe apparût à ses yeux impatients.</p>
-
-<p>Lorsque Napoléon fut en vue de Grenoble, des transports de joie
-éclatèrent. Le peuple qui était sur les remparts se précipita vers la
-porte pour essayer de l'ouvrir, tandis qu'au dehors des bandes de
-paysans travaillaient à l'enfoncer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Entrée triomphale à Grenoble.</span>
-La porte cédant sous ce double
-effort, s'abattit à l'instant même où Napoléon arrivait à la tête de
-ses soldats. Il eut la plus grande difficulté à s'avancer à travers
-les rangs pressés de la foule, et il alla descendre à l'hôtel des
-Trois Dauphins.</p>
-
-<p>Dès qu'on avait connu son approche, les principales autorités avaient
-disparu. Le général s'était <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> transporté dans le département du
-Mont-Blanc, pour y réunir autour de lui ce qui restait de troupes, et
-tâcher jusqu'au dernier moment de s'acquitter de ses obligations
-militaires. Le préfet, embarrassé par ses relations passées avec
-Napoléon, s'était enfui, de peur, s'il le voyait, d'être entraîné hors
-de la ligne de ses devoirs. Il s'était dirigé vers Lyon, en se faisant
-excuser auprès de son ancien maître de ce départ précipité.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon logé à l'hôtel des Trois Dauphins.</span>
-Napoléon
-ne voulut loger ni à la préfecture ni à l'hôtel de la division
-militaire, et il resta à l'auberge des Trois Dauphins, où il était
-d'abord descendu, par suite de la loi qu'il s'était imposée dans cette
-expédition de payer partout sa dépense, afin de se distinguer en cela
-des princes de Bourbon, dont les voyages avaient été fort onéreux aux
-provinces visitées.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réception des autorités civiles et militaires.</span>
-À peine établi dans le modeste appartement de l'hôtel des Trois
-Dauphins, il se mit à recevoir ceux qui se présentèrent, et passa la
-soirée à entretenir le maire, les autorités municipales, les chefs des
-troupes, et à se montrer de temps en temps à la fenêtre pour
-satisfaire l'impatience du peuple. Il remit au lendemain la réception
-officielle des autorités départementales, ainsi que la revue des
-troupes.</p>
-
-<p>Le lendemain 8 mars, il employa la première partie de la matinée à
-donner des ordres pour organiser son gouvernement dans les contrées
-qu'il venait de conquérir, puis il reçut les autorités civiles,
-judiciaires et militaires. Toutes, en le félicitant de son triomphe,
-en lui présageant un triomphe plus complet encore dans sa marche sur
-Paris, s'applaudirent de le voir revenir pour relever les <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span>
-principes menacés de la Révolution française, et cependant, à travers
-de nombreuses protestations de dévouement, lui déclarèrent hardiment
-qu'il fallait se préparer à un nouveau règne, entièrement différent du
-précédent, à un règne à la fois pacifique et libéral. Bien que le
-respect pour l'autorité à peine rétablie de Napoléon fût grand, le
-langage n'était plus celui qu'on tient à un maître, mais au chef d'un
-État libre. Les visages, en exprimant toujours en sa présence la
-curiosité et l'admiration, ne révélaient plus cette humble soumission
-qui se manifestait autrefois dès qu'on le voyait paraître.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours de Napoléon à toutes les autorités; sentiments
-pacifiques et libéraux dont il fait profession.</span>
-Napoléon ne témoigna ni gêne, ni mécontentement. Tranquille, serein,
-et comme façonné à son nouveau rôle, il dit à tous ceux qu'il
-entretint, soit en particulier, soit en public, tantôt avec le langage
-familier de la conversation, tantôt avec le langage contenu d'une
-réception officielle, qu'il venait d'employer dix mois à réfléchir au
-passé, et à tâcher d'en tirer d'utiles leçons; que les outrages dont
-il avait été l'objet, loin de l'irriter, l'avaient instruit; qu'il
-voyait ce qu'il fallait à la France, et tâcherait de le lui procurer;
-que la paix et la liberté étaient, il le savait, un besoin impérieux
-du temps, et qu'il en ferait désormais la règle de sa conduite; qu'il
-avait sans doute aimé la grandeur, et trop cédé à l'entraînement des
-conquêtes, mais qu'il n'était pas le seul coupable; que les puissances
-de l'Europe par leur soumission, les corps constitués par leur
-empressement à lui offrir le sang et les trésors de la France, la
-France elle-même par ses applaudissements, avaient contribué à un
-entraînement qui <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> avait été général; <span class="sidenote" title="En marge">Napoléon promet la paix.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon promet la paix.</span>
-que d'ailleurs la
-tentation de faire de la France la dominatrice des nations était
-excusable, qu'il fallait se la pardonner, mais n'y plus revenir; qu'il
-n'aurait pas signé le traité de Paris, car il n'avait pas hésité à
-descendre du trône plutôt que d'ôter lui-même à la France ce qu'il ne
-lui avait pas donné, mais que le respect des traités était la loi de
-tout gouvernement régulier, qu'il acceptait donc le traité de Paris
-une fois signé, et le prendrait pour base de sa politique; que,
-moyennant cette déclaration, il ne doutait pas du maintien de la paix;
-qu'il avait transmis l'expression de ces sentiments à son beau-père,
-qu'il avait des raisons d'espérer que cette communication lui vaudrait
-le concours de l'Autriche, qu'il allait encore écrire à Vienne par
-Turin, et qu'il comptait sur la prochaine arrivée à Paris de sa femme
-et de son fils.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il promet la liberté.</span>
-Quant au gouvernement intérieur de la France, Napoléon empruntant le
-langage des passions du temps, dit qu'il venait pour sauver les
-paysans de la dîme, les acquéreurs de biens nationaux d'une spoliation
-imminente, l'armée d'humiliations insupportables, et assurer enfin le
-triomphe des principes de 1789, mis en péril par les entreprises de
-l'émigration; que les Bourbons, eussent-ils les lumières et la force
-qui leur manquaient, n'auraient jamais pu se comporter autrement
-qu'ils n'avaient fait; que, représentants d'une royauté féodale,
-s'appuyant sur les nobles et les prêtres, proscrits avec eux, ils
-n'avaient pu revenir sans eux; qu'en se gardant d'être injustes ou
-injurieux pour les Bourbons, on devait tirer de leurs fautes une
-seule conclusion, c'est qu'ils <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> étaient incompatibles avec la
-France, et qu'il fallait pour protéger les intérêts nouveaux un
-gouvernement nouveau, né de ces intérêts, formé par eux et pour eux;
-que son fils, pour lequel il allait travailler, serait le vrai
-représentant de ce gouvernement; qu'il venait pour préparer son règne,
-et le lui ménager digne et tranquille; qu'au surplus s'il n'était pas
-venu, les Bourbons n'en eussent pas moins succombé au milieu des
-convulsions qu'ils auraient provoquées; que lui, au contraire, en
-donnant sécurité aux intérêts nouveaux, satisfaction à l'esprit de
-liberté, préviendrait les agitations futures en supprimant leur cause;
-qu'il proposerait lui-même la révision des constitutions impériales,
-pour en faire sortir la véritable monarchie représentative, seule
-forme de gouvernement qui fût digne d'une nation aussi éclairée que la
-France; que quiconque le seconderait dans cette &oelig;uvre patriotique
-serait le bienvenu, car il ne voulait tirer des derniers événements
-que des leçons et non des sujets de ressentiment; qu'il aurait les
-bras ouverts pour tous ceux qui épouseraient la cause nationale; qu'on
-avait bien fait de recevoir les Bourbons, d'essayer encore une fois de
-leur manière de gouverner, qu'il n'en pouvait vouloir à personne de
-s'être prêté à cet essai, car il l'avait conseillé en quittant
-Fontainebleau à ses serviteurs les plus fidèles; mais que l'essai
-était fait, et qu'il fallait nécessairement en conclure que le
-gouvernement des Bourbons était impossible; qu'il attendrait donc avec
-confiance, et accueillerait cordialement le retour de tous les bons
-Français à la cause de la Révolution, de la liberté, <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> de la
-France, dont lui et son fils étaient les vrais, les uniques
-représentants.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se montre surtout occupé d'assurer le règne de son
-fils.</span>
-Dans tout ce qu'il dit, Napoléon, simple, ouvert, adroit, convint de
-ce qu'on aurait pu lui reprocher, de manière à faire expirer le blâme
-en le devançant. Il s'exprima du reste avec une suffisante dignité,
-mettant les fautes d'autrui et les siennes sur le compte des
-circonstances, plus fortes, disait-il, que les hommes. Il excusa même
-les Bourbons en s'appliquant à les montrer moins coupables pour les
-montrer plus incorrigibles, ne fit jamais mention des droits de sa
-dynastie que comme des droits de la nation elle-même; parla de son
-fils plus souvent que de lui-même, afin d'indiquer qu'il reparaissait
-sur la scène uniquement pour préparer, sur la tête d'un enfant qui
-serait celui de la France, un règne paisible, libéral et prospère. Ces
-explications eurent un succès général, même auprès de ceux qui
-redoutaient cette tentative de rétablissement de l'Empire en face de
-l'Europe armée, et qui craignaient aussi chez Napoléon ses habitudes
-d'autorité arbitraire et absolue. On se flatta, ou du moins, le sort
-en étant jeté, on prit plaisir à se flatter qu'avec ces dispositions,
-et son génie rajeuni par le repos, la réflexion, le malheur, il
-parviendrait à surmonter les difficultés de son nouveau rôle, et à
-donner à la France tout ce qu'il avait le bon esprit de lui promettre.</p>
-
-<p>Toujours libre dans ses pensées au milieu des situations les plus
-agitées, il s'entretint avec M. Berryat-Saint-Prix de quelques
-dispositions de nos codes sur lesquelles les jurisconsultes n'étaient
-pas d'accord, et il lui promit de ranger l'examen, et au <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span>
-besoin le changement de ces dispositions au nombre des réformes
-législatives dont il allait s'occuper au sein d'une paix profonde,
-qu'il ne songerait plus, disait-il, à troubler.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir donné audience aux autorités, Napoléon passe
-les troupes en revue.</span>
-Après avoir ainsi donner audience aux diverses autorités, il alla
-passer la revue des troupes, et naturellement il en fut accueilli avec
-transport. Le 5<sup>e</sup> de ligne caserné à Grenoble, les 7<sup>e</sup> et 11<sup>e</sup> venus
-de Chambéry, le 4<sup>e</sup> de hussards tiré de Vienne, le 3<sup>e</sup> du génie, le
-4<sup>e</sup> d'artillerie, poussèrent des acclamations dont la vivacité tenait
-de la frénésie. Deux ou trois chefs de corps avaient par scrupule
-militaire quitté leur régiment, mais la plupart étaient restés, se
-tenant pour dégagés de leur serment par l'autorité d'une révolution.
-Les cocardes tricolores, conservées par les soldats au fond de leurs
-sacs, avaient reparu avec une promptitude magique; les aigles même,
-cachées on ne sait où, s'étaient retrouvées au sommet des drapeaux
-tricolores, et on n'aurait pas dit qu'il venait d'y avoir dans le
-règne impérial une interruption d'une année.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage qu'il leur tient.</span>
-Napoléon parla beaucoup
-aux soldats de leur gloire flétrie par l'émigration, puis leur répéta
-qu'il voulait la paix, qu'il y comptait, car il était résolu à ne plus
-se mêler des affaires d'autrui, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on se
-mêlât des affaires de la France, et que si par malheur on s'en mêlait,
-il ne doutait pas de les retrouver aussi vaillants et aussi heureux
-que jadis.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il les dirige immédiatement sur Lyon, en séjournant
-lui-même à Grenoble vingt-quatre heures de plus.</span>
-Il ajouta qu'après avoir marché sur Grenoble sous l'escorte
-de ses compagnons d'exil, sortis avec lui de l'île d'Elbe, il allait
-sous l'escorte des braves qui venaient de se rallier à sa cause,
-marcher sur Lyon <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et Paris, et achever ainsi la conquête de la
-France, laquelle s'accomplirait comme s'était accomplie celle de la
-Provence et du Dauphiné, non par les armes, mais par l'élan
-irrésistible de l'armée et du peuple; que les heures étaient
-précieuses, qu'il ne fallait pas laisser aux Bourbons le temps de se
-reconnaître et d'appeler l'étranger à leur secours; qu'il importait
-donc de partir tout de suite sans perdre un seul instant. Aussi, après
-avoir fait distribuer aux troupes des rations qui étaient préparées,
-il les mit lui-même en route vers quatre heures de l'après-midi, en
-les dirigeant sur Lyon par Bourgoin.</p>
-
-<p>En les quittant Napoléon leur annonça qu'il les suivrait de près, que
-le lendemain au plus tard il serait à leur tête, et irait s'ouvrir les
-portes de Lyon, comme il s'était ouvert celles de Grenoble, en
-montrant le drapeau tricolore. Les 5<sup>e</sup>, 11<sup>e</sup> et 7<sup>e</sup> de ligne, le 3<sup>e</sup>
-du génie, le 4<sup>e</sup> d'artillerie, munis d'un parc de campagne de trente
-bouches à feu, le 4<sup>e</sup> de hussards en tête, partirent pour Lyon au cri
-de <cite>Vive l'Empereur!</cite> C'était un corps de 7 mille hommes, complétement
-fanatisés, suffisants pour vaincre des soldats fidèles aux Bourbons si
-on en rencontrait, mais plus certains encore d'entraîner par le
-sentiment qui les avait entraînés eux-mêmes toutes les troupes qu'on
-essayerait de leur opposer.</p>
-
-<p>Napoléon, reprenant l'habitude qu'il avait dans ses campagnes de
-travailler pendant que ses armées marchaient, rentra à l'hôtel des
-Trois Dauphins pour y donner des ordres indispensables, se proposant
-de partir le lendemain sous l'escorte des soldats de l'île d'Elbe,
-qui grâce à cette disposition auraient <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> goûté une journée de
-repos. Il devait ainsi arriver le surlendemain 10 aux portes de Lyon,
-à la tête d'un rassemblement beaucoup plus considérable que tous ceux
-qu'on pourrait diriger contre lui.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon adresse au préfet Fourier et au général Marchand
-l'invitation de le rejoindre.</span>
-Il était mécontent du préfet Fourier, qui ne l'avait pas attendu, et
-qui avait fui Grenoble pour ne pas se trouver en sa présence.&mdash;Il
-était en Égypte avec nous, répétait-il; il a trempé dans la
-Révolution, il a même signé une des adresses envoyées à la Convention
-contre le malheureux Louis XVI (Napoléon se trompait en ce point),
-qu'a-t-il donc de commun avec les Bourbons?&mdash;Dans son premier
-mouvement de dépit Napoléon allait prendre un arrêté contre M.
-Fourier, lorsqu'on lui communiqua les explications que ce préfet, en
-quittant Grenoble, lui avait adressées par voie indirecte. Il se
-calma, et lui expédia l'ordre de le venir joindre à Lyon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Message à Marie-Louise.</span>
-Il expédia
-le même ordre au général Marchand, puis se mit à écrire à Marie-Louise
-pour lui annoncer son entrée à Grenoble et la certitude de sa
-prochaine entrée à Paris, pour la presser de le rejoindre, de lui
-amener son fils, et de renouveler à l'empereur François l'assurance de
-ses intentions pacifiques. Il adressa cette lettre au général de
-Bubna, commandant les troupes autrichiennes à Turin, le même avec
-lequel il avait traité si amicalement à Dresde en 1813, lui recommanda
-de la transmettre à Marie-Louise, et voulut que le courrier porteur de
-son message prît publiquement la route du mont Cenis, afin qu'on crût
-à des communications établies avec la cour d'Autriche. Le jeudi 9,
-tous ses ordres étant donnés, il quitta Grenoble à midi, accompagné
-des <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> v&oelig;ux du peuple du Dauphiné, et s'achemina sur Lyon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Impression produite à Paris par la nouvelle du débarquement
-de Napoléon.</span>
-Tandis que Napoléon pénétrait ainsi en France, s'emparant
-successivement des troupes envoyées pour le combattre, le bruit de son
-apparition avait causé partout une émotion profonde. Cette nouvelle,
-partie du golfe Juan dans l'après-midi du 1<sup>er</sup> mars, s'était
-répandue aussi vite que le permettaient les moyens de communication
-dont on disposait à cette époque. Elle avait été apportée à Marseille
-le 3, et avait jeté la population effervescente de cette ville dans un
-état d'agitation extraordinaire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cette nouvelle arrive le 5 mars.</span>
-Elle était arrivée le 5 au matin à
-Lyon, où elle avait trouvé les habitants partagés, et fort animés les
-uns contre les autres; enfin transmise par le télégraphe à Paris, elle
-y était parvenue au milieu de cette même journée du 5.
-<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII la reçoit avec peu d'émotion.</span>
-Remise à
-l'instant par M. de Vitrolles à Louis XVIII, elle avait singulièrement
-surpris ce prince, qui prenant en général toutes choses avec assez de
-sang-froid, s'était montré dans le premier moment plus étonné
-qu'alarmé, et cherchait pour ainsi dire dans les yeux de ceux qui
-l'entouraient ce qu'il fallait penser de ce grand événement. Bientôt,
-à la folle joie des uns, qui croyaient qu'on n'aurait qu'à saisir et à
-fusiller l'échappé de l'île d'Elbe, à la terreur des autres, qui le
-voyaient déjà maître de toutes les forces envoyées contre lui, il
-avait compris que l'événement était de la plus haute gravité, et il
-avait tâché de démêler dans les avis contradictoires de ses
-conseillers habituels ce qu'il y avait de plus convenable à faire.
-Impotent dès son jeune âge, n'ayant agi que très-peu dans l'exil,
-<span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> s'étant même raillé très-souvent de l'activité incessante de
-son frère, il était devenu inerte autant par habitude que par nature,
-répugnait aux résolutions promptes et décisives, et était aussi lent
-d'esprit que de corps dans les occasions difficiles.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Secret gardé; convocation des princes et des ministres.</span>
-À l'exemple de ses préfets il voulut que l'on tînt la nouvelle secrète
-le plus longtemps possible. Il n'y avait eu d'abord d'initiés au
-redoutable mystère que les princes, le ministre de la guerre,
-personnage indispensable en semblable circonstance, M. de Blacas, qui
-était toujours instruit de tout, et M. de Vitrolles, qui des débris de
-l'ancien ministère d'État avait conservé le télégraphe. Les princes
-furent fort émus, car appelés par leur position à se mettre à la tête
-des troupes, ils sentaient mieux que personne la difficulté de leur
-rôle. Quant au maréchal Soult, ministre de la guerre, qui s'était jeté
-dans les bras des Bourbons comme s'il n'avait jamais dû rencontrer
-désormais la terrible figure de Napoléon, il fut consterné des
-embarras qui se dressaient devant lui. Il n'en fit pas moins grande
-montre de zèle.
-<span class="sidenote" title="En marge">Réunion de corps d'armée dans diverses directions.</span>
-L'idée qui se présenta naturellement à tous les
-esprits, fut de donner aux princes le commandement des divers
-rassemblements de troupes qu'on allait former, et de placer le
-principal de ces rassemblements sous les ordres de M. le comte
-d'Artois, toujours le plus remuant des membres de la famille, et le
-plus populaire parmi les royalistes extrêmes, qui cette fois pouvaient
-rendre des services signalés si leur dévouement était aussi actif que
-bruyant. Napoléon étant en marche depuis le 1<sup>er</sup> mars, et ayant dû
-se diriger sur Lyon quelque <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> route qu'il eût prise, celle de
-Grenoble ou celle de Marseille, c'était à Lyon évidemment qu'on devait
-le rencontrer, et qu'il fallait accumuler les moyens de résistance.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. le comte d'Artois doit se rendre à Lyon, le duc de Berry
-en Franche-Comté, le duc d'Angoulême en Languedoc.</span>
-M. le comte d'Artois offrit avec beaucoup d'empressement de s'y
-transporter, et cette mesure coulait tellement de source que son offre
-fut acceptée sur-le-champ. On imagina de lui donner pour lieutenants
-ses deux fils, le duc de Berry à gauche, le duc d'Angoulême à droite
-(celui-ci était en ce moment à Bordeaux), l'un et l'autre devant
-partir des provinces qu'ils avaient l'habitude de visiter, et en
-amener les forces sur les flancs de Napoléon. Il fut convenu que M. le
-duc de Berry, qui était connu des provinces militaires de l'Est, se
-rendrait en Franche-Comté, réunirait à Besançon les troupes de ligne,
-les gardes nationales de bonne volonté, et les conduirait par
-Lons-le-Saulnier sur la gauche de Lyon; que M. le duc d'Angoulême,
-familiarisé avec les populations du Midi, quitterait Bordeaux
-immédiatement, se rendrait par Toulouse à Nîmes, et prendrait ainsi
-Napoléon par derrière, avec les forces qu'il aurait rassemblées. Ces
-combinaisons, que le ministre de la guerre regardait comme
-très-savantes, supposaient deux conditions: premièrement, qu'on aurait
-le temps de concentrer les troupes sur ces divers points, et
-secondement, qu'elles seraient fidèles. Or on délibérait le 5 au soir;
-les ordres expédiés le 6 ne pouvaient arriver dans chaque lieu que le
-7, le 8, le 9, le 10, selon les distances, exigeaient en outre un
-certain temps pour leur exécution, et on vient de voir que Napoléon
-devait être dans la journée <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> même du 10 devant Lyon. Quant à
-la fidélité des troupes, le récit qui précède prouve ce qu'il restait
-d'espérance fondée sous ce rapport.</p>
-
-<p>Le ministre de la guerre n'en affectait pas moins un grand zèle, une
-grande activité, et proposait très-sérieusement comme des moyens
-infaillibles de salut les mesures que nous venons d'énumérer. On le
-laissa faire, car après tout il savait mieux que les hommes dont la
-royauté était entourée, comment il fallait s'y prendre pour remuer des
-soldats. Ignorant ce qui s'était passé à La Mure et à Grenoble, on ne
-désespéra pas de la fidélité des troupes, et pour s'en mieux assurer,
-on résolut de placer auprès des princes des chefs populaires et
-respectés dans l'armée. Le maréchal Ney, commandant en Franche-Comté,
-fut choisi pour accompagner le duc de Berry. Le maréchal Macdonald,
-commandant à Bourges, reçut ordre de partir sur-le-champ pour Nîmes,
-afin d'assister le duc d'Angoulême. Ces deux maréchaux, qui avaient
-été à Fontainebleau les négociateurs de Napoléon, semblaient
-parfaitement choisis pour lui être opposés. On ne doutait pas de la
-rigide probité avec laquelle le maréchal Macdonald remplirait ses
-devoirs. Quant au maréchal Ney, quoiqu'on le sût mécontent de la cour
-et pour ce motif retiré dans ses terres, on supposait qu'il devait
-voir avec peine le retour de Napoléon, surtout en se rappelant les
-scènes de Fontainebleau, et on se flattait qu'à l'aspect de ce
-formidable revenant toutes ses passions se réveilleraient.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le duc d'Orléans adjoint au comte d'Artois.</span>
-Enfin, pour procurer à M. le comte d'Artois un <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> lieutenant de
-plus, et un lieutenant de grande importance, on fit un choix, en
-apparence malicieux, mais en réalité proposé très-innocemment par M.
-le comte d'Artois lui-même, celui de M. le duc d'Orléans. Ce prince,
-quoiqu'il se comportât avec beaucoup de réserve, était, comme nous
-l'avons dit, redevenu l'objet de toutes les défiances de l'émigration.
-Fort visité chez lui, il était agréable aux militaires qui se
-souvenaient de ses services dans les armées républicaines, et aux
-partisans des idées constitutionnelles qui étaient charmés de voir
-leurs opinions partagées par un membre de la famille royale. Cette
-espèce de popularité, dont M. le duc d'Orléans ne songeait nullement à
-abuser, offusquait la cour, et Louis XVIII n'était pas fâché de se
-débarrasser de lui en le donnant à M. le comte d'Artois, qui, pour sa
-part, n'était pas fâché d'avoir à ses côtés un Bourbon militaire. Ce
-choix fut accueilli aussi facilement que les autres, et on chargea le
-ministre de la guerre de prescrire immédiatement les mouvements de
-troupes et de matériel qui devaient être la conséquence des
-combinaisons adoptées. Il fut convenu que M. le comte d'Artois
-partirait pour Lyon dans la nuit même du 5 au 6 mars. On manda M. le
-duc d'Orléans aux Tuileries, pour lui communiquer la nouvelle qu'on
-tenait secrète, et pour lui transmettre par la bouche même du Roi les
-ordres qui le concernaient. Ce prince ne se fit point attendre.&mdash;Eh
-bien, lui dit Louis XVIII avec une singulière nonchalance, <em>Bonaparte</em>
-est en France!&mdash;M. le duc d'Orléans, apercevant avec son ordinaire
-sagacité le danger qui menaçait la dynastie, ne <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> dissimula
-pas ses craintes.&mdash;Que voulez-vous que j'y fasse? répondit Louis XVIII
-avec un mouvement d'impatience; j'aimerais mieux qu'il n'y fût pas,
-mais il y est, et il faut nous en débarrasser comme nous pourrons.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Sur les observations du duc d'Orléans, M. le duc de Berry
-est retenu à Paris.</span>
-M. le duc d'Orléans, convaincu que les mesures adoptées pour la défense
-de Lyon seraient tardives et inefficaces, se sentait peu de goût pour
-la mission qu'on lui offrait, et tâcha de persuader au Roi de le
-garder à Paris, où ne resterait aucun prince du sang s'il s'éloignait,
-et où la popularité dont il ne se vantait pas, mais qui était
-reconnue, pourrait être utile. Mais en demandant à rester, il
-demandait justement ce que le Roi voulait le moins, et il dut se
-soumettre et partir. Le seul résultat qu'il obtint de ses conseils,
-fut de faire retenir à Paris M. le duc de Berry.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Ney remplace le duc de Berry en Franche-Comté.</span>
-On pensa, en effet,
-qu'il fallait laisser auprès du Roi l'un de ses neveux, et que
-d'ailleurs il ne convenait pas de livrer à lui-même le caractère trop
-bouillant de M. le duc de Berry. En conséquence on décida que le
-maréchal Ney se rendrait seul à Besançon. Ce maréchal, qui était dans
-sa terre des Coudreaux, fut immédiatement appelé à Paris par le
-télégraphe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après les mesures militaires, on s'occupe des mesures
-politiques.</span>
-Après avoir pris ces mesures militaires, on convoqua les autres
-ministres pour s'occuper des mesures politiques. L'impression fut la
-même chez tous, c'est-à-dire extrêmement vive, mêlée de quelque
-repentir chez ceux qui sentaient les fautes commises, accompagnée chez
-les autres d'un seul regret, celui d'avoir été trop doux,
-c'est-à-dire, trop faibles à les entendre. Aussi voulaient-ils
-compenser leur récente faiblesse par une grande énergie <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> dans
-les circonstances présentes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ordre de courir sus à Napoléon.</span>
-Sans réfléchir, sans se rendre compte de
-la gravité de l'acte qu'ils allaient commettre, du terrible droit de
-représailles auquel ils allaient s'exposer, ils rédigèrent une
-ordonnance, fondée sur l'article 14 de la Charte, par laquelle il
-était prescrit à tout citoyen de courir sus à Napoléon, de le prendre
-mort ou vif, et si on le prenait vivant, de le livrer à une commission
-militaire, qui lui ferait sur-le-champ l'application des lois
-existantes, et par conséquent le ferait fusiller. Cette ordonnance fut
-non-seulement rendue contre Napoléon, mais aussi contre les compagnons
-et les fauteurs de son entreprise. Il suffisait de l'identité
-constatée pour que la condamnation et l'exécution fussent immédiates.</p>
-
-<p>À cet acte dictatorial, premier emploi de cet article 14 qui devait
-être si funeste à la dynastie, on en ajouta un autre fort légitime,
-fort nécessaire, ce fut de convoquer les Chambres, qui avaient été
-ajournées au 1<sup>er</sup> mai. Il n'y avait rien de mieux entendu que de les
-appeler autour du Roi, pour prendre d'accord avec elles les mesures de
-défense que les circonstances comportaient, et d'opposer ainsi à
-Napoléon, représentant du despotisme militaire, la royauté légitime
-entourée de tout l'appareil de la liberté constitutionnelle.
-<span class="sidenote" title="En marge">Convocation immédiate des Chambres.</span>
-Les Chambres furent donc appelées à se réunir dans le plus bref délai
-possible, et leurs membres présents à Paris furent invités à se rendre
-à leurs palais respectifs, afin de se constituer dès qu'ils seraient
-en nombre suffisant pour délibérer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Première émotion produite par la nouvelle du débarquement.</span>
-Ces résolutions adoptées le lundi 6 mars, publiées <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> le mardi
-7 (jour même où Napoléon entrait à Grenoble), révélèrent au public la
-grande nouvelle, qu'on avait retenue tant qu'on avait pu, mais qui peu
-à peu s'était échappée des Tuileries, et avait causé une profonde
-sensation parmi les gens informés. Pourtant les détails publiés
-diminuèrent un peu la première émotion. Le gouvernement ne connaissait
-encore que le débarquement de Napoléon au golfe Juan, à la tête de
-onze cents hommes, la tentative manquée sur Antibes, et la marche vers
-les hautes Alpes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le gouvernement s'applique à en diminuer l'effet.</span>
-Les préfets en mandant ces faits avaient mis en
-relief les circonstances les plus favorables, et le gouvernement
-s'appliqua de son côté à communiquer au public l'impression rassurante
-qu'on avait cherché à lui inspirer à lui-même. Comme on attachait une
-extrême importance à la première manifestation des sentiments de
-l'armée, on appuya beaucoup sur ce qui s'était passé à Antibes, et on
-présenta <em>Buonaparte</em>, ainsi qu'on l'appelait alors, comme repoussé
-par les troupes qu'il avait rencontrées en débarquant, et comme obligé
-de se jeter dans les montagnes, où il ne pouvait tarder de succomber
-sous les coups de la misère ou de la justice.&mdash;Ce <cite>lâche brigand</cite>,
-s'écriait-on, indigne de mourir de la mort des héros, mourrait bientôt
-de la mort des malfaiteurs, et il fallait remercier le ciel qui
-prenait soin de le faire sortir de la retraite où l'on avait eu la
-faiblesse de le laisser, pour venir s'offrir lui-même au supplice
-qu'il n'avait que trop mérité.&mdash;Cette manière de considérer la chose
-fut adoptée par les royalistes ardents, et après s'être remis de leur
-première terreur, ils ne <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> virent plus dans le grand événement
-du jour qu'un sujet d'espérance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction secrète du peuple et des révolutionnaires.</span>
-Le reste du public en jugea autrement. Il ne s'en tint pas à la
-version officielle, et ne considéra pas Napoléon comme aussi
-certainement perdu qu'on se plaisait à le dire. La masse du peuple,
-éprouvant une préférence d'instinct pour l'homme qui avait si
-puissamment remué son imagination, conçut une secrète joie à la
-nouvelle de son retour. Les militaires, émus jusqu'au fond de l'âme,
-se mirent à former pour leur ancien général des v&oelig;ux qu'ils ne
-dissimulaient guère, bien que les chefs affectassent une rigide
-fidélité à leurs devoirs. Les révolutionnaires, après avoir applaudi
-dix mois auparavant au retour des Bourbons qui les vengeait de
-Napoléon, applaudirent de même au retour de Napoléon qui les vengeait
-des Bourbons. Les acquéreurs de biens nationaux, innombrables dans les
-campagnes, se regardèrent comme sauvés d'une spoliation imminente.
-<span class="sidenote" title="En marge">Inquiétudes de la bourgeoisie.</span>
-La bourgeoisie, au contraire, tranquille, désintéressée dans la question
-des biens nationaux dont elle avait beaucoup moins acheté que les
-habitants des campagnes, désirant la paix et une liberté modérée, fut
-saisie d'une profonde inquiétude. Quoique blessée par la partialité
-des Bourbons pour les nobles et les prêtres, elle aimait mieux
-conserver les Bourbons en leur résistant, que de courir avec Napoléon
-de nouvelles chances de guerre, et très-peu de chances de liberté. Ces
-sentiments étaient surtout ceux de la bourgeoisie de Paris, la plus
-sage de France, parce qu'elle a beaucoup de lumières, et beaucoup
-moins de ces intérêts particuliers <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> de province qui font
-fléchir la rectitude des opinions. Ainsi dans les villes maritimes,
-ruinées par le blocus continental, la bourgeoisie éprouva une sorte de
-fureur, tandis que dans les villes manufacturières, dont l'industrie
-créée par Napoléon avait beaucoup souffert des communications avec
-l'Angleterre, elle ressentit une joie véritable, balancée seulement
-par les craintes de guerre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Douleur des hommes éclairés.</span>
-Chez les hommes véritablement éclairés, il n'y eut qu'un sentiment,
-celui de la douleur. Ces hommes en général peu nombreux, mais
-influents sans chercher à l'être, n'attendirent du retour de Napoléon
-que d'affreuses calamités.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dangers de tout genre qu'ils entrevoient comme conséquence
-inévitable du retour de Napoléon.</span>
-Pour aucun la guerre ne parut douteuse. Le
-congrès qu'on avait cru près de se dissoudre, s'était prolongé, et il
-était évident dès lors qu'il ne se séparerait plus, et s'efforcerait
-de renverser, sans lui laisser le temps de se rasseoir, l'homme qui
-venait mettre en question tout ce qu'on avait fait à Vienne. Ce serait
-donc un nouveau duel à mort de la France avec les grandes puissances
-européennes. Ce premier danger devait suffire à lui seul pour décider
-tout bon citoyen contre la tentative faite en ce moment. À la vérité
-le tort en était non-seulement à Napoléon, mais aux Bourbons
-eux-mêmes, qui par leurs fautes avaient suggéré l'idée et préparé le
-succès de cette entreprise; mais que le tort fût aux uns ou aux
-autres, pour la France le malheur était le même.</p>
-
-<p>Sous le rapport des affaires intérieures, les motifs de regrets, sans
-être aussi graves, étaient sérieux pourtant. Les Bourbons avaient
-choqué quiconque avait dans le c&oelig;ur l'amour du sol et
-l'attachement <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> aux principes de quatre-vingt-neuf, mais enfin
-on était occupé à leur tenir tête, et à les vaincre
-constitutionnellement. Les élections de l'année allaient faire arriver
-un contingent d'opposants modérés, lesquels renforceraient la majorité
-indépendante qui s'était formée dans la Chambre des députés, et on
-avait ainsi la certitude d'une victoire régulière, lente peut-être,
-mais tôt ou tard complète, sur les fâcheux penchants de l'émigration.
-De la sorte on rétablirait avec les vrais principes de la Révolution
-française, une liberté sage, légale, pratique, à l'image de celle qui
-faisait le bonheur de l'Angleterre. C'était au surplus une &oelig;uvre
-commencée, et il valait mieux la mener à fin, que d'en aller
-entreprendre une autre, et de recommencer ainsi toujours sans jamais
-rien achever.</p>
-
-<p>D'ailleurs aurait-on avec Napoléon, même éclairé par l'adversité et la
-réflexion, d'égales chances de succès? C'était fort contestable. Sans
-doute on n'aurait aucune difficulté avec lui à l'égard des principes
-de quatre-vingt-neuf, qui composaient en quelque sorte sa philosophie
-politique; mais sous le rapport de la liberté constitutionnelle, on
-aurait probablement fort à faire. Même en supposant bien rapide chez
-lui l'éducation du malheur, ne rencontrerait-on pas sa puissante
-volonté, son redoutable génie, et pourrait-on le plier à toutes les
-exigences du régime constitutionnel? Il fallait donc prévoir avec lui
-une guerre certaine, une liberté douteuse, et c'était plus qu'il n'en
-fallait pour empêcher les hommes éclairés de souhaiter son retour.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sentiments et conduite du parti constitutionnel.</span>
-Il n'y a ni exagération ni partialité à dire que ces <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> hommes
-se trouvaient presque exclusivement dans les rangs du parti
-constitutionnel. On appelait parti constitutionnel celui qui cherchait
-à fonder une liberté régulière sous les Bourbons, en les y soumettant
-peu à peu par des victoires légalement remportées sur leurs mauvaises
-tendances. Soit dans les Chambres, soit au dehors, ce parti fut
-unanime pour se rallier aux Bourbons, et essayer de les soutenir. Sans
-doute quelques sentiments personnels se mêlaient à la générosité de
-cette résolution. Ainsi les membres des deux Chambres se sentaient
-compromis, les uns pour avoir prononcé la déchéance de Napoléon, les
-autres pour y avoir chaudement adhéré. Certains écrivains, comme M.
-Benjamin Constant, avaient déployé contre le régime impérial une
-violence de langage qui devait les rendre au moins incompatibles avec
-le souverain de l'île d'Elbe, redevenu souverain de la France. Mais
-indépendamment de quelques motifs particuliers, la plupart furent
-dirigés par le désir parfaitement honnête de tenir le serment prêté
-aux Bourbons, d'achever avec eux l'édifice commencé de la liberté
-constitutionnelle, et d'épargner à la France une nouvelle et fatale
-lutte avec l'Europe. Les chefs du parti constitutionnel mettaient
-d'ailleurs à honneur de prouver que leur opposition, manifestée ou par
-des discours ou par des écrits, s'adressait non à la dynastie des
-Bourbons, mais à leur marche politique. C'était de la part de ces
-hommes une conduite loyale, sensée et habile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les chefs du parti constitutionnel entourent M. Lainé,
-président de la seconde Chambre.</span>
-Ceux qui appartenaient aux Chambres se hâtèrent d'accourir au lieu de
-leurs séances, de s'y <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> voir, de s'y entretenir, d'épancher
-dans leurs conversations les sentiments qu'ils éprouvaient, en
-attendant qu'ils pussent les faire éclater par leurs discours
-lorsqu'ils seraient en nombre pour délibérer. C'est autour du
-président de la Chambre des députés, M. Lainé, qu'on chercha surtout à
-se grouper. M. Lainé, devenu partisan ardent des Bourbons par haine de
-Napoléon, avait tous les sentiments des royalistes sans leurs
-préjugés. Il commençait à reconnaître les fautes commises, auxquelles
-d'ailleurs il n'était pas étranger, et n'était pas homme à cacher ce
-qu'il ressentait. Il se hâta d'avouer ces fautes, et trouva de l'écho
-parmi les royalistes modérés, même chez quelques-uns des ministres.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière dont se partagent les ministres par suite du grand
-événement annoncé.</span>
-Ces derniers, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne composaient pas un
-vrai cabinet. Pour qu'il y ait un cabinet, sous la forme de
-gouvernement qu'on essayait alors de donner à la France, il faut
-d'abord que la royauté y consente, en souffrant qu'il s'élève une
-volonté à côté de la sienne; secondement, il faut qu'il se trouve
-parmi les ministres un chef, admis comme tel par ses collègues, et
-accepté à la fois par les Chambres et par la royauté comme leur
-intermédiaire et leur lien. Or Louis XVIII, ainsi que nous l'avons dit
-encore, quoique moins effarouché qu'aucun des monarques que nous ayons
-eus, par le spectacle des assemblées libres, ce qu'il devait à un long
-séjour en Angleterre, n'avait pas fait jusqu'alors tous les sacrifices
-d'autorité qu'exige le régime représentatif, et si dans la pratique il
-cédait beaucoup de son pouvoir royal, c'était autant par ennui des
-affaires que par bon sens. Quoi qu'il en <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> soit, il ne
-cherchait pas à se donner un véritable chef de cabinet, et de plus il
-n'avait autour de lui aucun homme capable de le devenir. M. de
-Talleyrand, absent et nonchalant, ne pouvait pas l'être, bien qu'il
-fût le personnage le plus éminent de cette époque. M. de Montesquiou,
-le plus considérable après M. de Talleyrand, et le seul capable de
-figurer devant une assemblée, aurait pu être ce chef, si on avait
-accordé plus d'importance aux Chambres, et s'il avait eu le caractère
-à la fois souple, ferme et laborieux, que ce rôle exige. Il y avait
-donc des ministres, comme nous avons déjà eu occasion de le faire
-remarquer, et point de ministère. Ces ministres se partageaient en
-gens d'esprit, sentant les fautes commises, portés même à les
-reconnaître, et en complices ou complaisants de l'émigration, croyant
-que si on avait eu un tort, c'était de s'être montré trop faible, trop
-condescendant pour les partis adverses.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les uns reconnaissent les fautes commises, les autres les
-nient, et tendent plutôt à les aggraver.</span>
-Parmi les premiers, il fallait
-ranger M. le baron Louis, exclusivement occupé des finances, et ayant
-dans sa spécialité déployé les qualités d'un grand ministre; M.
-Beugnot, fort injustement attaqué par l'émigration dont il avait
-repoussé l'intervention dans la police, et auquel les royalistes
-ardents reprochaient avec amertume d'avoir laissé consommer l'évasion
-de l'île d'Elbe, qu'il aurait dû en sa qualité de ministre de la
-marine empêcher par des croisières plus vigilantes; M. de Jaucourt,
-remplaçant temporaire de M. de Talleyrand, ayant peu d'avis en dehors
-des affaires de son département, homme honnête, intelligent et
-modéré; enfin M. de Montesquiou, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> apercevant à quel point on
-s'était peu à peu laissé entraîner hors du vrai courant des sentiments
-nationaux, mettant une noble franchise à en convenir, mécontent de
-tous les partis, mais du sien plus que d'aucun autre, lui imputant
-volontiers tout le mal qui s'était accompli, et dans son chagrin,
-aimant à dire que lui et ses collègues n'avaient rien de mieux à faire
-que de céder la place à des hommes plus populaires et plus capables de
-sauver la royauté.</p>
-
-<p>MM. Dambray et Ferrand par aveuglement, le maréchal Soult par les
-engagements qu'il avait pris avec les royalistes extrêmes,
-partageaient au contraire les idées de l'émigration. Selon eux, il
-fallait tout simplement être un peu plus royaliste qu'on ne l'avait
-été, surtout plus rigoureux, frapper à droite et à gauche si on en
-avait l'occasion, reprendre peut-être quelques-unes des concessions de
-la Charte (ceci se disait tout bas), et essayer par ces moyens de
-sauver la monarchie. M. de Blacas ne se prononçait point. Il avait
-assez de clairvoyance pour reconnaître qu'on s'était trompé, soit dans
-un sens, soit dans un autre, mais il se regardait comme tellement
-identifié à la royauté, qu'il ne supposait même pas que le blâme et le
-changement pussent l'atteindre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Montesquiou se rapproche du président Lainé; il se
-montre disposé à faire des sacrifices, et tout d'abord celui de son
-portefeuille.</span>
-Les ministres à repentir s'étaient portés vers M. Lainé, et M. de
-Montesquiou notamment n'avait pas hésité à dire que s'il fallait
-sacrifier trois ou quatre membres du cabinet, lui compris, il était
-prêt à les jeter dans le gouffre pour le refermer. M. Lainé avait fort
-applaudi à ces dispositions, et cherché à s'entourer des chefs de
-l'opposition modérée, soit <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> dans les Chambres, soit au dehors.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Lainé s'entoure des chefs de l'opposition.</span>
-Il en était deux notamment qu'il avait attirés auprès de lui,
-c'étaient M. Benjamin Constant, dont les écrits avaient produit une
-vive sensation, et M. de Lafayette, qui, après avoir fait une visite à
-Louis XVIII au moment de la promulgation de la Charte, pour prouver
-qu'il était prêt à accepter la liberté sous les Bourbons, était
-retourné à son domaine de Lagrange, et y vivait paisiblement, en
-attendant qu'il reçût des électeurs la mission formelle de se mêler
-des affaires publiques.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Concessions qu'on demande au gouvernement.</span>
-Entre M. Lainé, M. de Montesquiou et les divers chefs du parti
-constitutionnel, on avait émis certaines idées, comme de changer trois
-ou quatre ministres, tels que M. de Montesquiou qui s'offrait en
-sacrifice, MM. de Blacas, Soult, Ferrand qui ne s'offraient pas, de
-mettre à leur place des personnages populaires, d'augmenter la Chambre
-des pairs, d'y appeler des hommes signalés par de grands services
-civils ou militaires, de compléter la Chambre des députés, en faisant
-remplacer les deux séries dont les pouvoirs étaient expirés par des
-députés agréables à l'opinion libérale, et, vu le peu de temps dont on
-disposait, de confier ces choix à la Chambre elle-même; de réorganiser
-les gardes nationales, de les composer de la bourgeoisie, généralement
-bonne, et d'en donner le commandement supérieur à M. de Lafayette; de
-s'expliquer sur les biens nationaux de manière à dissiper les
-inquiétudes des acquéreurs; de rechercher enfin les mesures qui
-avaient froissé l'armée, de les abroger immédiatement, et de leur
-substituer des dispositions contraires.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> <span class="sidenote" title="En marge">M. de Montesquiou juge ces concessions
-raisonnables, mais n'est plus écouté par la cour, qui lui reproche de
-montrer de la faiblesse.</span>
-M. de Montesquiou avait paru croire qu'aucune de ces concessions, même
-le choix de M. de Lafayette, n'était un prix trop élevé du service
-qu'on rendrait en sauvant la monarchie. Les ministres opposés aux
-concessions, et en particulier les sacrifiés, avaient jeté les hauts
-cris, et M. de Blacas, écoutant tout pour le compte de Louis XVIII qui
-ne se prononçait pas, demeurait immobile et silencieux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII placé entre des avis contraires, ne prend
-aucune résolution.</span>
-En vain M.
-Lainé, prévoyant que Napoléon marcherait avec sa rapidité ordinaire,
-insistait-il pour qu'on prît promptement un parti, M. de Montesquiou,
-désavoué par la cour depuis qu'il montrait des sentiments si sages, ne
-pouvait guère donner une réponse qu'il n'obtenait pas lui-même, et
-Louis XVIII, obsédé par les remontrances de la portion raisonnable des
-royalistes, par les emportements de la portion exaltée, ne sachant qui
-entendre, qui croire, aimait mieux dans le doute ne pas sortir de ses
-habitudes, c'est-à-dire garder M. de Blacas et ne renvoyer personne.</p>
-
-<p>Dans cette cruelle perplexité, on ne se bornait pas à consulter les
-constitutionnels, qui de tous les opposants étaient les seuls
-sincères, les seuls animés du désir de conserver la dynastie en
-redressant sa marche, on reprenait certaines relations avec les
-principaux révolutionnaires, tels que MM. Fouché, Barras et autres,
-imitant en cela les malades, presque toujours portés à préférer les
-empiriques qui les flattent, aux vrais médecins qui leur prescrivent
-des remèdes déplaisants. Il faut ajouter que dans les partis, les
-entêtés, les fous, lorsqu'ils sont obligés de choisir entre leurs
-adversaires, pardonnent <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> plus volontiers aux extrêmes qui leur
-ressemblent, qu'aux modérés avec lesquels ils n'ont pas plus de
-rapports de caractère que d'opinion.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvelles tentatives auprès de M. Fouché.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Celui-ci n'y répond point.</span>
-Les intermédiaires ordinairement employés auprès de M. Fouché lui
-firent encore entrevoir le ministère de la police, dont on l'avait
-dégoûté en le lui faisant trop attendre, mais ils le trouvèrent évasif
-cette fois, beaucoup moins empressé que de coutume à donner ses
-conseils, et indiquant clairement qu'il était trop tard. M. d'André,
-dirigeant la police avec sagesse et modération, chercha même à attirer
-auprès de lui le duc de Rovigo, pour avoir son avis, et le duc de
-Rovigo lui répondit sans détour, qu'on avait tellement maltraité les
-hommes de l'Empire, et en particulier ceux de l'armée, qu'il y avait
-bien peu de chances d'en ramener aucun.</p>
-
-<p>Tandis que du côté des royalistes on s'agitait sans rien produire, on
-ne s'agitait pas moins du côté des bonapartistes et des
-révolutionnaires, et d'une manière tout aussi inefficace pour le but
-qu'on avait en vue.
-<span class="sidenote" title="En marge">Agitations et inquiétudes des bonapartistes.</span>
-Les uns et les autres avaient été surpris comme
-par un coup de foudre en apprenant l'apparition de Napoléon. M. de
-Bassano, qui seul s'était mis en communication avec l'île d'Elbe,
-uniquement pour envoyer quelques informations, n'avait pas été moins
-surpris que les autres, car M. Fleury de Chaboulon ne lui avait rien
-mandé depuis son départ, et n'était pas encore revenu. Dans la crainte
-d'un résultat malheureux, l'ancien et fidèle ministre de Napoléon en
-était à regretter la part, si petite qu'elle fût, qu'il pouvait avoir
-eue à la détermination de son maître. Les jeunes militaires, premiers
-inventeurs <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> du complot que nous avons exposé, lesquels
-n'avaient eu aucune communication avec l'île d'Elbe, pas même avec le
-colonel de La Bédoyère, devenus plus ardents que jamais, voulaient
-agir sur-le-champ, afin de seconder l'entreprise de Napoléon. Les
-bonapartistes de l'ordre civil, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély,
-Boulay de la Meurthe, Thibaudeau, et autres, aussi peu informés que M.
-de Bassano, craignaient autant d'agir que de ne pas agir, car s'il
-pouvait être bon d'opérer au nord une diversion en faveur de Napoléon,
-il était possible d'un autre côté qu'on dérangeât ses plans, en
-conseillant un mouvement qu'il n'aurait ni prévu ni ordonné. Habitués
-à attendre, et point à devancer les déterminations de l'Empereur, ils
-étaient plongés dans les plus étranges perplexités.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction des révolutionnaires.</span>
-Quant aux révolutionnaires, ils furent en général satisfaits.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché seul éprouve une sorte de dépit du retour de
-Napoléon.</span>
-Cependant le principal d'entre eux, M. Fouché, bien qu'il aimât
-par-dessus tout les événements, toujours agréables à sa nature agitée,
-avait été fort contrarié par la nouvelle du retour de Napoléon, qui
-venait déranger ses calculs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cependant il est d'avis de le seconder.</span>
-Il croyait en effet avoir les Bourbons
-dans ses mains, et être en mesure de les maintenir ou de les renverser
-à son gré, par la position qu'il avait prise au sein de toutes les
-intrigues, même royalistes.&mdash;Nous allions, disait-il à ses affidés,
-composer un ministère de régicides, tels que Carnot, Garat et moi, de
-militaires inflexibles, tels que Davout, et nous aurions renvoyé ou
-dominé les Bourbons. Mais voilà cet homme terrible qui vient nous
-apporter son despotisme et la guerre. Pourtant, au point où en
-<span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> sont les choses, il faut le seconder, afin de l'enchaîner par
-nos services, sauf à voir ce que nous ferons ensuite lorsqu'il sera
-ici, et qu'il sera probablement aussi embarrassé que nous par son
-triomphe.&mdash;</p>
-
-<p>Plus hardi que les bonapartistes à la façon de M. de Bassano, moins
-respectueux pour l'infaillibilité de l'Empereur, et sachant risquer,
-sinon sa vie, du moins celle des autres, il fut d'avis de mettre la
-main à l'&oelig;uvre, et de lâcher la bride aux jeunes militaires. Les
-généraux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes, Drouet d'Erlon, étaient venus
-à Paris, et il les encouragea dans leur projet d'agir immédiatement.
-Drouet d'Erlon commandait à Lille sous le maréchal Mortier, et il
-pouvait disposer de plusieurs régiments d'infanterie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Projets des frères Lallemand, et encouragement que leur
-donne M. Fouché.</span>
-Lefebvre-Desnoëttes avait à Cambrai les anciens chasseurs de la garde,
-devenus chasseurs royaux, et tout près à Arras, les grenadiers à
-cheval, devenus cuirassiers royaux. Les deux frères Lallemand étaient,
-l'un commandant dans l'Aisne, l'autre général d'artillerie à La Fère.
-Il fut convenu que le plus téméraire de tous, et le plus sûr de sa
-troupe, Lefebvre-Desnoëttes, partirait de Cambrai avec les chasseurs
-de la garde, se porterait vers l'Aisne, se présenterait devant La
-Fère, où les frères Lallemand amèneraient les troupes qu'ils auraient
-réussi à entraîner, qu'ensuite descendant l'Oise en commun, ils se
-rendraient à Compiègne, où Drouet les rejoindrait avec l'infanterie de
-Lille. Placés ainsi à la tête de douze ou quinze mille hommes, ils
-pouvaient exercer une influence considérable sur les événements,
-décider peut-être le soulèvement de l'armée entière, et tout au moins
-<span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> couper la retraite aux Bourbons, pour les livrer (sains et
-saufs du reste) à Napoléon, qui en ferait ce qu'il voudrait.</p>
-
-<p>Ce projet devait s'exécuter sur l'heure, sans autre délai que le temps
-d'aller de Paris à Lille, car on était au commencement de mars,
-Napoléon avait débarqué le 1<sup>er</sup>, on ne savait pas plus que le
-gouvernement la direction qu'il avait prise, mais dans tous les cas il
-importait d'opérer le plus tôt possible une forte diversion en sa
-faveur.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout refuse définitivement son concours.</span>
-On s'était toujours flatté que le maréchal Davout prendrait le
-commandement du corps d'armée insurgé, dès qu'on aurait réuni ce corps
-quelque part, et on avait espéré qu'un si grand nom, à la tête de
-troupes éprouvées, déciderait les incertains à se joindre au
-mouvement. Mais on avait mis tant de pétulance, d'indiscrétion dans
-l'organisation de ce complot, que le maréchal, soit répugnance pour
-une entreprise qui ne concordait guère avec ses habitudes de
-discipline, soit crainte d'être compromis par des étourdis, soit aussi
-crainte de devancer les ordres de Napoléon, vint déclarer à M. de
-Bassano qu'il ne fallait pas le compter au nombre des collaborateurs
-de l'&oelig;uvre qu'on préparait, beaucoup trop légèrement à son avis.
-Les jeunes généraux, fort mécontents, répondirent qu'ils sauraient se
-passer de lui, et sans plus différer ils partirent pour aller tenter,
-sans leur illustre chef, l'aventure qu'ils avaient depuis si longtemps
-projetée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les royalistes toujours incertains de ce qu'il faut faire,
-continuent de ne pas prendre de parti.</span>
-Tandis que les ennemis de la maison de Bourbon se comportaient avec
-l'activité et l'audace qui leur étaient naturelles, les Bourbons
-eux-mêmes, assaillis <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> de conseils contradictoires,
-continuaient d'hésiter entre les résolutions proposées, et se
-bornaient à quelques mesures militaires qui n'auraient pu être
-efficaces que s'ils avaient été sûrs de l'armée. Nous avons dit que le
-duc de Berry, destiné d'abord à la Franche-Comté, devait rester à
-Paris auprès du Roi, et que le maréchal Ney était chargé de se rendre
-seul à Besançon. Ce maréchal, mandé par le télégraphe, avait appris
-avec beaucoup de peine l'événement qui ouvrait de nouveau à Napoléon
-le chemin du trône. Moins coupable envers son ancien empereur des
-torts qu'il avait eus, que de ceux dont il s'était vanté, il n'aurait
-pas désiré se retrouver sous sa main; mais il faut dire à son honneur
-qu'avec son bon sens de soldat, il entrevoyait comme certaine et
-nécessairement funeste une nouvelle guerre contre l'Europe si on
-rétablissait l'Empire. Ses motifs pour voir avec effroi, même avec
-colère, le retour de Napoléon, n'étaient donc pas moins patriotiques
-que personnels.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Paris du maréchal Ney.</span>
-N'ayant jamais pris la peine de dissimuler ses
-sentiments, il les exprima tout haut dès son arrivée à Paris. Enchanté
-de le trouver dans ces dispositions, on le combla de caresses, on le
-conduisit chez le Roi qui lui fit l'accueil le plus flatteur, et
-auquel il promit de ramener Napoléon, vaincu et prisonnier. Les
-habitués de la cour prétendirent même qu'il avait dit <cite>prisonnier dans
-une cage de fer</cite>, propos vrai ou faux, qui ne prouvait rien qu'une
-intempérance de langage fort pardonnable chez un soldat peu accoutumé
-à ménager ses paroles.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il part pour la Franche-Comté, en promettant d'amener
-Napoléon prisonnier aux pieds de Louis XVIII.</span>
-Le maréchal Ney partit donc, donnant à la cour
-des espérances qui de sa part étaient données sincèrement, plus
-sincèrement <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> qu'elles n'étaient reçues, car on affectait de
-croire à sa fidélité plus qu'on n'y croyait véritablement. Sans se
-l'avouer, en effet, on pressentait l'entraînement général qui allait
-emporter les esprits et les c&oelig;urs vers l'homme qu'on avait par sa
-faute constitué le représentant de tous les intérêts moraux et
-matériels de la Révolution française.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ du comte d'Artois pour Lyon.</span>
-Le comte d'Artois, parti dans la nuit du 5 au 6 mars, arriva le
-mercredi 8 à Lyon, au milieu d'une agitation extraordinaire des
-esprits. Nous avons précédemment fait connaître la situation morale de
-cette grande ville. Un parti peu nombreux mais violent de royalistes
-aveugles avait fini par éloigner des Bourbons toute la population
-lyonnaise, qui au surplus s'était toujours regardée comme l'obligée de
-Napoléon, parce qu'il s'était appliqué à réparer ses malheurs, et
-qu'il avait ouvert le continent à son commerce.
-<span class="sidenote" title="En marge">État agité de cette grande ville.</span>
-Un assassinat récent
-commis sur un patriote par un royaliste, assassinat demeuré impuni,
-avait porté l'exaspération au comble, et en apprenant l'approche de la
-colonne de l'île d'Elbe, tout le monde, à l'exception de quelques
-esprits sages, avait tressailli de joie. Bientôt même, à la nouvelle
-des événements de Grenoble, on n'avait plus conservé de doute sur ce
-qui arriverait prochainement à Lyon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Insuffisance des moyens du Gouvernement royal.</span>
-Les royalistes étaient irrités et consternés, disant comme partout
-qu'on ne faisait rien, mais pas plus qu'ailleurs n'indiquant ce qu'il
-y avait à faire. Le comte Roger de Damas, gouverneur de la division,
-ne manquait certes ni de bonne volonté ni de courage, mais il ne
-disposait d'aucune force sur laquelle <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> il pût compter. La
-garde nationale, expression la plus fidèle de la population, était
-froide au moins, sauf la petite portion de cette garde qui servait à
-cheval, et qui là comme ailleurs était formée par la noblesse du pays.
-Les troupes de la garnison consistant dans le 24<sup>e</sup> de ligne et le 13<sup>e</sup>
-de dragons cantonnés à Lyon, et dans le 20<sup>e</sup> de ligne venu de
-Montbrison, ne dissimulaient aucunement leurs sentiments, et
-paraissaient prêtes à ouvrir les bras à Napoléon dès qu'il se
-montrerait aux portes de la ville. On n'avait pas une seule pièce de
-canon. Le maréchal Soult avait eu la singulière idée d'en faire
-demander à Grenoble, c'est-à-dire à un arrondissement d'artillerie qui
-d'après toutes les probabilités devait être envahi lorsque les ordres
-de Paris y parviendraient. Du reste la privation n'était pas grande,
-car il faut des bras pour man&oelig;uvrer les canons, et on ne pouvait
-pas plus compter sur les bras de l'artillerie que sur ceux de
-l'infanterie.</p>
-
-<p>Tel était l'état des choses à Lyon, lorsque M. le comte d'Artois y
-arriva. Il vit bientôt que le zèle honorable mais peu réfléchi qui l'y
-avait conduit, ne servirait qu'à l'exposer à une échauffourée. Il fut
-donc fort au regret d'y être venu, car sans se préoccuper des dangers
-personnels qu'il pouvait courir, il allait par sa présence rendre
-infiniment plus grave la perte à peu près certaine de cette grande
-ville.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vains efforts de M. le comte d'Artois pour se concilier la
-population.</span>
-Il se donna, suivant sa coutume, beaucoup de mouvement, il prodigua
-les paroles et les caresses, mais en dehors de ceux qui l'approchaient
-et sur lesquels il agissait par sa bonté et sa grâce, il ne conquit
-personne. Il avait besoin de quelques <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> fonds pour accorder des
-gratifications aux troupes, et les caisses du Trésor n'ayant pas été
-pourvues en temps utile, il trouva partout des excuses au lieu
-d'argent. Le duc d'Orléans étant arrivé à Lyon vingt-quatre heures
-après lui, il délibéra avec ce prince sur ce qu'il y avait de plus
-utile à faire. La question était à Lyon ce qu'elle avait été à
-Grenoble. Opposer des troupes à Napoléon, c'était les lui livrer;
-rétrograder en les emmenant avec soi, c'était lui livrer du pays. Ce
-dernier parti était pourtant le seul à prendre, car d'après toutes les
-vraisemblances Lyon devant être aux mains de l'ennemi dans deux jours,
-il valait mieux se retirer avec les troupes que de fournir à Napoléon
-un renfort de quelques mille hommes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Avis du duc d'Orléans.</span>
-Le duc d'Orléans s'efforça de
-prouver au comte d'Artois que le parti de la retraite était le plus
-sage, mais celui-ci retenu par le chagrin d'abandonner une ville telle
-que Lyon, voulut avant de faire un pareil sacrifice consulter le
-maréchal Macdonald, qui allait passer pour se rendre à Nîmes auprès du
-duc d'Angoulême.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du maréchal Macdonald.</span>
-Ce maréchal, dont la voiture s'était cassée en route,
-n'arriva que le 9 au soir à Lyon. Conduit chez le comte d'Artois qui
-l'attendait avec impatience, et qui lui ordonna de rester auprès de
-lui parce que la route de Nîmes était interceptée, le maréchal montra
-les meilleures dispositions, mais fut très-peu rassuré par le rapport
-qu'on lui fit de la situation.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce maréchal s'efforce d'agir sur l'esprit des troupes.</span>
-Toutefois il ne fut point d'avis
-d'évacuer Lyon avant d'y être contraint par les événements. Il proposa
-de couper les ponts du Rhône, si on le pouvait, ou au moins de les
-barricader; de passer <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> les troupes en revue, de leur parler,
-de tâcher de les déterminer en faveur de la cause royale, de choisir
-parmi les royalistes ardents quelques hommes dévoués qui, vêtus en
-soldats, tireraient le premier coup de fusil, et engageraient ainsi le
-combat, ce qui déciderait peut-être l'armée à résister à Napoléon. Ces
-propositions ne firent guère d'illusion à la sagacité du duc
-d'Orléans, mais ce n'était pas le cas de disputer sur les moyens quand
-on en avait si peu, et ce prince n'objecta rien. Le comte d'Artois,
-faute de mieux, agréa ce que lui proposa le maréchal, le chargea de
-donner les ordres nécessaires, et alla prendre quelque repos en
-attendant le lendemain. C'était en effet le lendemain 10 que, d'après
-tous les calculs, Napoléon devait se présenter aux portes de Lyon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il fait barricader les ponts et ramener les bateaux à la
-droite du Rhône.</span>
-Le maréchal Macdonald passa la nuit à faire couper ou barricader les
-ponts, à ramener les bateaux de la rive gauche à la rive droite du
-Rhône, et à recevoir les chefs des régiments qu'il trouva prêts à
-remplir leur devoir, par honneur mais non par affection, et unanimes
-dans l'opinion qu'ils avaient conçue des mauvaises dispositions de
-leurs soldats. Il leur recommanda de préparer au comte d'Artois une
-réception convenable, et tandis qu'il était occupé de ces soins, le
-général Brayer, commandant à Lyon, vint lui dire qu'il fallait se
-garder de montrer le prince aux troupes, car l'accueil était trop
-douteux pour en courir le risque. Le maréchal se transporta en hâte
-chez le prince qu'il fit éveiller, l'étonna peu en lui rapportant ces
-tristes nouvelles, et convint avec lui de commencer la revue sans sa
-<span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> présence, sauf à le faire appeler, si les efforts qu'il
-allait tenter obtenaient un premier succès.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue des troupes le 10 mars au matin.</span>
-Dès le matin, par une pluie battante, le maréchal fit assembler les
-20<sup>e</sup> et 24<sup>e</sup> de ligne, ainsi que le 13<sup>e</sup> de dragons, lesquels au
-milieu du désordre régnant n'avaient reçu aucune distribution, ce qui
-ajoutait à leur disposition hostile la mauvaise humeur des privations.
-Il les fit former en cercle autour de lui, leur rappela les vingt ans
-de guerre pendant lesquels il avait toujours servi dans leurs rangs,
-la loyale conduite qu'il avait tenue à Fontainebleau, les fautes qui
-avaient amené les malheurs de la France en 1814, et leur annonça de
-plus grands malheurs encore si on livrait le pays à Napoléon, car on
-aurait de nouveau l'Europe sur les bras, plus unie, plus puissante,
-plus irritée que jamais! Il parla avec raison, avec chaleur, mais sans
-succès.
-<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité d'arracher aux soldats le cri de <cite>Vive le
-Roi</cite>.</span>
-Désirant enfin tirer la conclusion de son discours, il saisit
-son épée, et, d'une voix forte, cria: <cite>Vive le Roi!</cite>&mdash;Pas une voix ne
-répondit à la sienne. Un peu déconcerté, il voulut essayer si la
-présence du comte d'Artois ne produirait pas quelque effet, certain
-d'ailleurs par l'attitude des troupes qu'il n'en pouvait rien advenir
-de fâcheux. Le prince accourut, montra aux soldats son visage aimable
-et attrayant, fut reçu d'eux avec respect, mais avec une invincible
-froideur. Arrivé devant le 13<sup>e</sup> de dragons, le maréchal fit sortir des
-rangs un vieux sous-officier, dont les cheveux gris, et la croix
-étalée sur sa poitrine, attestaient les longs services. Il lui parla
-de ses campagnes, et puis l'invita, devant le prince, à crier: <cite>Vive
-le Roi!</cite>&mdash;Le vieux soldat, ébahi, resta immobile et muet, salua
-<span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> M. le comte d'Artois et rentra dans le rang, sans avoir
-poussé le cri qu'on lui demandait.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le comte d'Artois abandonne la revue.</span>
-Le prince vivement affecté changea de couleur, mais ne témoigna rien,
-et retourna vers sa demeure, laissant sur le terrain le maréchal qui,
-pour faire un dernier essai, invita les officiers à le suivre chez
-lui.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald reçoit chez lui le corps des
-officiers, et cherche en vain à détruire les préventions dont leur
-esprit est rempli.</span>
-Ils y vinrent au nombre d'une centaine, et sans s'écarter des
-égards dus à l'homme de guerre éprouvé qui leur parlait, exposèrent
-leurs griefs avec une extrême amertume. Le maréchal pour les calmer
-convint des torts qu'on avait eus envers l'armée, leur en promit la
-réparation, mais ne put les ramener, même en leur présentant la
-perspective d'un duel à mort avec l'Europe. Il les trouva profondément
-irrités contre la maison du Roi, et contre ce qu'ils appelaient les
-chouans, blessés du dédain qu'on montrait pour la Légion d'honneur,
-car en ce moment même le comte Roger de Damas ne la portait point, et
-quoique convaincus de la presque certitude d'une nouvelle lutte avec
-l'Europe, résolus à en braver les chances, et à mourir tous pour
-relever la France, pour la purger, disaient-ils, des émigrés, des
-chouans, des Autrichiens, des Russes, des Anglais, qu'ils confondaient
-dans les mêmes appellations et la même haine.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sur le conseil du maréchal Macdonald, M. le comte d'Artois
-quitte Lyon.</span>
-Il n'y avait rien à obtenir d'esprits aussi malheureusement prévenus.
-Le maréchal se rendit chez M. le comte d'Artois, et bien qu'il n'y eût
-aucun danger pour sa personne, si ce n'est celui de devenir prisonnier
-de Napoléon, il l'engagea à partir sur-le-champ avec M. le duc
-d'Orléans. Quant à lui, il se décida à rester, pour essayer encore
-d'engager <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> le combat, et d'amener les troupes à prendre parti
-pour la Restauration contre l'Empire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald reste à Lyon pour essayer jusqu'au
-dernier moment d'amener les troupes à faire leur devoir.</span>
-Après avoir accompagné les princes jusqu'à leur voiture, il revint
-vers les ponts du Rhône, afin de voir où en était l'exécution de ses
-ordres. Les ponts, bien entendu, n'avaient pas été coupés, car la
-population n'y aurait pas consenti; mais ils n'étaient pas même
-barricadés. Quant à ces agitateurs royalistes qui avaient tant
-contribué à indisposer la population lyonnaise, aucun ne s'était
-offert pour prendre la capote du soldat, et tirer le premier coup de
-fusil. Le maréchal fit obstruer les ponts du mieux qu'il put, et
-ordonna l'ouverture d'une tranchée, pour commencer une espèce de tête
-de pont. Tandis qu'il présidait lui-même à ces travaux, un soldat
-d'infanterie dont il cherchait à stimuler le zèle, lui répondit avec
-sang-froid: Allons donc, maréchal, vous êtes un brave homme, qui avez
-passé votre vie dans nos rangs, et non dans ceux des émigrés! Vous
-feriez bien mieux de nous conduire auprès de notre empereur qui
-approche, et qui vous recevrait à bras ouverts...&mdash;Il n'y avait ni
-punitions, ni raisonnements à adresser à des soldats ainsi disposés,
-et le maréchal attendit dans une anxiété cruelle l'apparition de
-l'ennemi, que plusieurs officiers, envoyés en reconnaissance, disaient
-prochaine. Il était trois ou quatre heures de l'après-midi, vendredi
-10, et on assurait que Napoléon n'était pas loin du faubourg de la
-Guillotière.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche de Napoléon de Grenoble à Lyon.</span>
-Napoléon, en effet, que nous avons laissé sortant de Grenoble le 9 à
-midi, n'avait pas perdu <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> de temps, et s'était hâté de
-rejoindre ses troupes qu'il avait dès le 8 acheminées vers Lyon.
-Voyageant dans une calèche ouverte, et n'avançant qu'au pas à cause de
-l'affluence des populations, sa marche de Grenoble à Lyon, au milieu
-des campagnards acquéreurs pour la plupart de biens nationaux, et
-curieux de voir cet homme extraordinaire, fut une sorte de triomphe.
-On n'entendait de tout côté que les cris de <cite>Vive l'Empereur! à bas
-les nobles! à bas les prêtres!</cite> et, à chaque instant, Napoléon était
-obligé de s'arrêter pour écouter les harangues des maires, et pour
-leur faire des réponses conformes à leurs passions. Il avait soupé à
-Rives, couché à Bourgoin, et continué le 10 à marcher sur Lyon où il
-espérait entrer avant la fin du jour.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Son avant-garde, composée d'un détachement du 4<sup>e</sup> de
-hussards, arrive le 10 à quatre heures au faubourg de la Guillotière.</span>
-Vers quatre heures son avant-garde, composée d'un détachement du 4<sup>e</sup>
-de hussards, parut à l'entrée du faubourg de la Guillotière, où se
-trouvait en observation un détachement du 13<sup>e</sup> de dragons. À peine ces
-deux troupes de cavalerie furent-elles en présence l'une de l'autre,
-qu'elles fraternisèrent au cri de <cite>Vive l'Empereur!</cite> puis elles
-parcoururent le faubourg, où le peuple les accueillit en poussant le
-même cri.
-<span class="sidenote" title="En marge">Elle fraternise avec le 13<sup>e</sup> de dragons et avec les troupes
-qui gardent le pont de la Guillotière.</span>
-Bientôt peuple et cavaliers se dirigèrent en masse vers le
-pont de la Guillotière. Au bruit que faisait cette foule, le maréchal
-Macdonald fit ordonner à deux bataillons de le suivre, et s'avança
-lui-même vers le pont en prescrivant à ses officiers de mettre l'épée
-à la main, pour tâcher d'entraîner les troupes, et de faire partir ce
-premier coup de fusil, duquel il attendait le salut <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> de la
-cause royale. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, les hussards du 4<sup>e</sup>
-mêlés aux dragons du 13<sup>e</sup> parurent, et poussant le cri de <cite>Vive
-l'Empereur!</cite> provoquèrent chez les fantassins qui gardaient le pont un
-mouvement irrésistible. Ceux-ci répondirent par le cri de <cite>Vive
-l'Empereur!</cite> puis se jetant sur les barricades qu'on avait essayé
-d'élever, travaillèrent à les abattre au plus vite. De leur côté les
-hussards et les dragons, aidés par le peuple du faubourg, se mirent à
-l'&oelig;uvre, et en moins de quelques minutes le passage fut rétabli.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald est réduit à s'enfuir au galop.</span>
-Le maréchal, à ce spectacle, ne songea plus qu'à s'échapper, pour se
-soustraire au zèle de ses soldats qui voulaient le conduire à
-Napoléon, et le forcer de se réconcilier avec lui. Enfonçant les
-éperons dans les flancs de son cheval, il s'enfuit au galop,
-accompagné du général Digeon et de ses aides de camp. Il traversa Lyon
-ventre à terre, serré de près par quelques cavaliers qui, sans
-intention de lui faire aucun mal, désiraient s'emparer de sa personne
-pour le rattacher à la cause impériale. Mais le maréchal,
-s'opiniâtrant dans l'accomplissement de son devoir, par honneur, par
-intelligence des vrais intérêts de la France, voulait se dérober à une
-réconciliation qui, de la part de Napoléon, eût été certainement
-accompagnée des plus éclatantes faveurs. Il fut poursuivi pendant
-quelques lieues, puis, comme dirent ses soldats, <em>abandonné à sa
-mauvaise étoile</em>, qu'il s'obstinait à suivre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée triomphale de Napoléon à Lyon.</span>
-Au pont de la Guillotière se passait en ce moment une scène d'un autre
-genre. On avait débarrassé le pont le plus promptement possible, et
-une foule <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> immense composée de bourgeois offensés par les
-royalistes, de patriotes tourmentés depuis six mois à titre de
-révolutionnaires, était accourue à la rencontre de Napoléon, et, mêlée
-aux troupes, le proclamait empereur. Quant à lui, tranquille et
-accueillant comme un maître qui rentre dans son domaine, il répondait
-par des saluts affectueux aux témoignages enthousiastes qu'on lui
-prodiguait de toutes parts.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Son langage à toutes les autorités.</span>
-Il alla descendre non pas dans une auberge comme à Grenoble, mais au
-palais de l'archevêché, qui était pour lui un palais de famille. Les
-autorités civiles, judiciaires et militaires se hâtèrent de lui
-apporter leurs hommages et leurs félicitations. Aux unes comme aux
-autres il répéta les discours qu'il avait déjà tenus à Grenoble, mais
-cette fois en un langage moins populaire et un peu plus impérial. Il
-leur dit qu'il venait pour sauver les principes et les intérêts de la
-Révolution mis en péril par les émigrés, pour rendre à la France sa
-gloire, sans toutefois lui rendre la guerre qu'il espérait pouvoir
-éviter; qu'il accepterait les traités signés avec l'Europe, et vivrait
-en paix avec elle, pourvu qu'elle ne songeât point à se mêler de nos
-affaires; que les temps étaient changés, qu'il fallait se contenter
-d'être la plus glorieuse des nations, sans prétendre à maîtriser
-toutes les autres; qu'au dedans comme au dehors il tiendrait compte
-des changements survenus, et accorderait à la France toute la liberté
-dont elle était digne et capable; que si un pouvoir très-étendu était
-nécessaire quand il avait de vastes projets de conquête, <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> un
-pouvoir sagement limité suffisait pour administrer la France pacifique
-et heureuse; qu'il arriverait bientôt à Paris, et qu'il se hâterait de
-convoquer la nation elle-même, pour modifier de concert avec elle les
-constitutions de l'Empire, et les adapter au nouvel état des choses.</p>
-
-<p>Ce langage réussit à Lyon comme il avait réussi à Grenoble, et il
-semblait tellement impossible dans le moment de penser autrement, que
-personne ne se demanda si Napoléon était sincère. Les réceptions et
-les harangues terminées, son premier soin à Lyon de même qu'à
-Grenoble, fut de pousser toujours sur Paris, sans perdre une heure.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon porte en avant les régiments qui viennent de
-l'accueillir, et donne un peu de repos à ceux qui l'ont suivi.</span>
-Pour cela il résolut de faire comme il avait déjà fait, de retenir
-auprès de lui les troupes qui l'avaient escorté, afin de leur procurer
-un peu de repos, et de porter en avant celles qui venaient de se
-donner à lui, et qui n'avaient encore essuyé aucune fatigue. Il se
-proposait de les suivre avec celles qu'il avait amenées de Grenoble,
-et qui, après une halte d'un jour, seraient capables de se remettre en
-route. Avec la garnison de Lyon il devait avoir environ 12 mille
-hommes, et un parc d'artillerie qui se compléterait en passant à
-Auxonne. Il était douteux que les Bourbons eussent le temps de réunir
-une force pareille, et surtout qu'ils pussent la décider à se battre.
-Toutefois Napoléon ne pouvait acheminer sur Paris la division Brayer
-qui venait de lui livrer Lyon, sans auparavant la voir et lui parler.
-Il ordonna donc pour le lendemain matin la revue de la garde nationale
-et des troupes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Revue des troupes.</span>
-Le lendemain 11 mars, en effet, il passa en revue,
-sur la place <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Bellecour, qu'il avait réédifiée, les soldats de
-l'île d'Elbe, ceux de Grenoble, ceux de Lyon, mêlés à la garde
-nationale lyonnaise. L'espérance, hélas chimérique! d'avoir à la tête
-du gouvernement un grand homme, dévoué à la cause de la Révolution,
-acceptant par bon sens autant que par nécessité la paix et les
-principes d'une sage liberté, de réunir par conséquent le triple
-avantage du génie, de la gloire, et d'une origine populaire, tout cela
-sans guerre et sans despotisme, cette espérance séduisait les
-imaginations, et rendit à Napoléon le c&oelig;ur des Lyonnais, aliéné
-depuis trois ans par ses fautes. Il parcourut le front de la division
-Brayer, la remercia dignement, en général qui savait parler aux
-soldats, et l'invita à partir immédiatement pour aller lui conquérir
-de nouveaux régiments et de nouvelles cités.</p>
-
-<p>Rentré à l'archevêché, il s'occupa sans retard des soins de
-l'administration, dont il cherchait à chaque pas à ressaisir les fils
-épars. Le jeune Fleury de Chaboulon, de retour de Naples, vint
-soudainement tomber à ses pieds, ivre de joie de le voir si
-miraculeusement échappé à tous les dangers de la mer et de la terre.
-Napoléon l'accueillit avec bonté, et l'attacha sur-le-champ à son
-cabinet. Il songea ensuite à choisir un préfet de Lyon.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Fourier nommé préfet de Lyon.</span>
-Ainsi qu'on
-l'a vu, il avait été mécontent à Grenoble du départ précipité de M.
-Fourier. Mais bientôt calmé par ses explications, il lui avait fait
-dire de le joindre à Lyon, et M. Fourier, incapable de trahir le
-pouvoir qui tombait, mais tout aussi incapable de tenir rigueur au
-pouvoir qui se relevait, s'était hâté de <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> venir. Napoléon le
-reçut à merveille, puis trouvant convenable, et même piquant de faire
-préfet de Lyon le préfet qui avait voulu lui interdire l'entrée de
-Grenoble, il lui donna la préfecture du Rhône, ce que M. Fourier
-accepta sans difficulté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Décrets de Lyon.</span>
-À ces actes administratifs Napoléon en ajouta de plus graves. Arrivé à
-Lyon, il se regardait comme déjà en possession de l'autorité
-souveraine, et il résolut d'en user pour frapper au c&oelig;ur les
-pouvoirs qui lui étaient opposés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dissolution des Chambres de Louis XVIII.</span>
-Il prononça la dissolution des deux
-Chambres de Louis XVIII, en alléguant contre chacune d'elles les
-motifs les plus propres à les rendre impopulaires. Il reprocha à celle
-des pairs d'être composée, ou d'anciens sénateurs de l'Empire qui
-avaient pactisé avec l'ennemi victorieux, ou d'émigrés qui étaient
-rentrés à la suite de l'étranger. Quant à la Chambre des députés, il
-rappela que ses pouvoirs étaient expirés, au moins pour les deux tiers
-de ses membres, qu'elle s'était prêtée aussi aux communications avec
-l'ennemi, enfin qu'elle avait émis un vote scandaleux et antinational
-en accordant, sous prétexte de payer les dettes du Roi, une somme de
-trente millions, destinée à solder vingt ans de guerre civile.</p>
-
-<p>Après avoir frappé les deux Chambres actuellement en fonctions, il
-fallait cependant prendre garde de réveiller dans les esprits l'idée
-de ce despotisme géant, qui durant quinze années avait voulu exister
-tout seul, et décider tout seul des destinées de la France. Les
-Chambres de la royauté détruites, Napoléon prit une mesure qui devait
-préparer la formation des Chambres de l'Empire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Convocation du Champ de Mai.</span>
-Il décréta que
-<span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> le corps électoral tout entier, réuni sous deux mois à Paris
-en Champ de Mai, y assisterait au sacre de l'Impératrice et du Roi de
-Rome, et apporterait aux constitutions impériales les changements
-commandés par l'état des esprits et par le besoin d'une sage liberté.
-C'était une manière indirecte d'annoncer, sans la promettre
-formellement, la prochaine arrivée de Marie-Louise et du Roi de Rome,
-d'en référer au pays lui-même pour les nouvelles institutions qu'il
-s'agissait de lui donner, de prendre en même temps pour base du
-pouvoir impérial la souveraineté de la nation, et non le droit divin
-invoqué par les Bourbons.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Rétablissement de la magistrature impériale.</span>
-Napoléon ne se borna point à frapper les grands corps de l'État
-composant le gouvernement des Bourbons, et à proclamer la formation à
-bref délai de ceux qui devaient composer le sien, il voulut par
-quelques autres mesures s'assurer le concours des principaux
-fonctionnaires. Ainsi les Bourbons avaient annoncé la reconstitution
-de la magistrature, et, en faisant attendre cette reconstitution,
-avaient tenu les magistrats dans une inquiétude continuelle. Napoléon
-déclara nulles les destitutions et les nominations prononcées depuis
-avril 1814, et ordonna aux anciens magistrats impériaux de remonter
-immédiatement sur leurs siéges. C'était se donner d'un trait de plume
-la magistrature tout entière. Il ne prescrivit rien touchant les
-préfets et sous-préfets, qui pour la plupart étaient ceux de l'Empire
-restés au service de la Restauration, sur lesquels il était impossible
-de statuer de loin, et dont il était probable qu'il recouvrerait le
-plus grand <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> nombre lorsqu'ils seraient en position de faire
-leur choix. À ces mesures que la politique justifiait, Napoléon en
-ajouta de moins excusables, destinées les unes à satisfaire les
-passions du parti révolutionnaire et militaire, les autres à ramener
-ou à contenir certains ennemis de grande importance en les intimidant
-sans les frapper.
-<span class="sidenote" title="En marge">Expulsion des émigrés.</span>
-Il décida par décret que les émigrés rentrés sans
-radiation régulière, antérieure à 1814, seraient tenus d'évacuer le
-territoire, et que ceux d'entre eux qui avaient obtenu des grades
-militaires en déposeraient les épaulettes, et quitteraient
-sur-le-champ les rangs de l'armée. Cette mesure, déjà fort rigoureuse
-mais inévitable, car si on n'y avait pourvu d'avance les soldats
-auraient expulsé violemment les officiers émigrés qu'on avait
-introduits dans leurs rangs, fut de beaucoup dépassée par une autre
-qui n'avait pas l'excuse de la nécessité, et qui, par la notoriété des
-personnages atteints, devait produire un effet déplorable.
-<span class="sidenote" title="En marge">Projet de décret comminatoire contre MM. de Talleyrand, de
-Dalberg, de Vitrolles, etc., contre les maréchaux Marmont et
-Augereau.</span>
-Napoléon en
-voulait à MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Vitrolles, Marmont,
-Augereau, etc., qui avaient, les uns amené l'ennemi, les autres traité
-avec lui. Il rédigea donc un décret pour ordonner la mise en jugement,
-et en attendant le séquestre des biens, contre MM. de Talleyrand, de
-Dalberg, de Vitrolles, contre M. Lynch, maire de Bordeaux, contre les
-maréchaux Marmont et Augereau, sous le prétexte que tous
-indistinctement avaient connivé avec les envahisseurs du territoire.
-Comme la plupart étaient absents, et que les autres ne pouvaient
-manquer de s'absenter bientôt, c'était une menace qui devait porter
-sur les biens seulement, <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> et qu'on pouvait faire cesser si ces
-personnages demandaient à se rallier. Ce n'en était pas moins de la
-part de Napoléon un acte de réaction violente, qui contrastait avec la
-clémence promise dans ses proclamations, et qui pouvait faire beaucoup
-plus de mal à sa cause en alarmant les esprits, qu'aux absents en les
-menaçant sans les atteindre. Le grand maréchal Bertrand, revêtu de la
-qualité de major général, devait contre-signer ces décrets, rendus
-militairement en quelque sorte.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résistance du grand maréchal Bertrand à ce décret.</span>
-Le caractère généreux du grand
-maréchal répugnait à de tels actes, et il résista vivement. Il soutint
-qu'une pareille mesure suffirait pour détruire toute confiance dans
-les promesses de Napoléon, et pour fournir à ses ennemis l'occasion de
-dire qu'il revenait en France plein de ressentiments, et aussi
-enraciné que jamais dans ses habitudes despotiques. Napoléon répondit
-au grand maréchal qu'il n'entendait rien à la politique, que la
-clémence ne produisait ses effets qu'accompagnée d'une certaine dose
-de sévérité, surtout à l'égard d'ennemis dangereux, et quelques-uns
-implacables; qu'en réalité il ne voulait point exercer de rigueurs,
-qu'il venait de le prouver en nommant préfet de Lyon M. Fourier, si
-hautement prononcé contre lui; qu'il fallait pourtant traiter
-différemment ceux qui avaient cédé aux circonstances, et ceux qui
-avaient connivé avec l'ennemi pendant que les bons Français versaient
-leur sang à la frontière; que cette apparence de sévérité serait une
-immense satisfaction pour tous ceux qui composaient son parti en
-France; que, du reste, il le répétait, il voulait intimider, non
-frapper, et qu'il <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> était prêt à ouvrir les bras à quiconque
-manifesterait l'intention de revenir à lui. Pourtant Napoléon se
-laissa fléchir par les observations du grand maréchal Bertrand, qui
-lui disait qu'il ne fallait pas fermer la voie à un raccommodement, et
-qu'au lieu de ramener les hommes dont il s'agissait, on les
-éloignerait en les menaçant. Le décret fut donc non pas abandonné mais
-ajourné.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle lettre à Marie-Louise.</span>
-Napoléon avant de quitter Lyon écrivit de nouveau à Marie-Louise, lui
-fit connaître les progrès de sa marche, lui annonça son entrée
-triomphale à Paris pour le 20 mars, jour de naissance du Roi de Rome,
-et la pressa enfin de revenir en France. Il envoya un message à son
-frère Joseph, qui était dans le canton de Vaud, pour le charger de
-faire parvenir à Vienne la lettre écrite à Marie-Louise, pour
-l'informer aussi de ses prodigieux succès, pour l'autoriser en outre à
-déclarer officiellement à tous les ministres des puissances résidant
-en Suisse, l'intention formelle où il était de conserver la paix aux
-conditions du traité de Paris.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon quitte Lyon le 13 mars au matin, et prend la route
-de la Bourgogne.</span>
-Ayant pourvu à tout, il résolut de quitter Lyon le 13 mars au matin,
-après y avoir séjourné le 11 et le 12 seulement, c'est-à-dire le temps
-absolument indispensable pour rallier les troupes qui arrivaient
-successivement de Grenoble, pour les faire reposer un jour, et les
-acheminer à la suite de la division Brayer, partie de Lyon dès le 11.
-Son projet était de choisir entre les deux routes qui menaient de Lyon
-à Paris, celle de la Bourgogne, beaucoup plus sûre que celle du
-Bourbonnais, à cause de l'esprit des habitants.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Mouvements qu'on exécute sur ses flancs et ses
-derrières pour l'arrêter.</span>
-Tout présageait à Napoléon dans le reste de son voyage, un succès
-aussi prompt, aussi complet, que celui qu'il avait obtenu de La Mure à
-Lyon. On se donnait cependant beaucoup de mouvement, soit sur ses
-derrières, soit sur ses flancs. En effet, les Marseillais en apprenant
-son débarquement, avaient été saisis d'une irritation indicible. Ils
-avaient cru voir leur port fermé de nouveau, leur misère encore
-assurée pour des années, et ils avaient demandé à partir tous pour
-courir après celui qu'ils appelaient <cite>le brigand de l'île d'Elbe</cite>. Le
-maréchal Masséna, destiné malgré sa gloire aux injustices des deux
-dynasties, n'avait pas plus à se louer de Napoléon que de Louis XVIII.
-Dégoûté de tout, excepté du repos, il jugeait la situation de la
-hauteur de son rare bon sens et de son sincère patriotisme. Attaché de
-c&oelig;ur à la Révolution, mais craignant une nouvelle lutte avec
-l'Europe, il voyait dans Louis XVIII la contre-révolution, dans
-Napoléon la guerre, et n'avait de penchant ni pour l'un ni pour
-l'autre. Dans cette disposition, il envisageait avec peine plutôt
-qu'avec plaisir la tentative de son ancien empereur, et était décidé à
-se renfermer dans la rigoureuse observation de ses devoirs militaires.
-<span class="sidenote" title="En marge">Marche des Marseillais.</span>
-Cédant à la demande des Marseillais, il en avait laissé partir douze
-ou quinze cents, escortés de deux régiments d'infanterie, qui avaient
-la cocarde tricolore cachée dans leur sac. Cette colonne s'était
-dirigée sur Grenoble pour prendre Napoléon à revers, et elle ne
-pouvait certes pas lui faire grand mal, étant à plus de cent lieues de
-lui.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conduite de Masséna.</span>
-Masséna avait en outre pris ses précautions à Toulon, pour qu'au
-milieu du <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> délire des partis on ne livrât pas cette importante
-place aux Anglais, et il s'était réservé quelques forces à Marseille,
-afin de ne pas rester à la merci d'une populace furieuse.</p>
-
-<p>À Nîmes commençaient à se réunir quelques troupes de ligne, à la tête
-desquelles devait se mettre M. le duc d'Angoulême. Mais ces
-rassemblements, quoique placés sur les derrières de Napoléon,
-n'étaient pas fort à craindre à la distance où ils se trouvaient de
-lui.
-<span class="sidenote" title="En marge">Forces du maréchal Ney à Lons-le-Saulnier.</span>
-Ce qui présentait plus de gravité, c'était le mouvement du
-maréchal Ney, envoyé en Franche-Comté, et destiné à se porter par
-Besançon et Lons-le-Saulnier dans le flanc de Napoléon. Celui-là
-pouvait joindre l'armée impériale, mais il lui était difficile de
-réunir au delà de six mille hommes, qui se battraient à
-contre-c&oelig;ur, ou ne se battraient même pas contre les douze ou
-quinze mille de Napoléon, remplis d'enthousiasme, et résolus à passer
-sur le corps de quiconque voudrait leur résister. Ce dernier danger
-n'était donc pas très-inquiétant, mais une collision eût fort
-contrarié Napoléon, qui avait la prétention et l'espérance d'arriver à
-Paris sans qu'une goutte de sang eût coulé. Il cherchait par ce motif
-à éviter tout conflit, mais il était décidé à n'écrire ni au maréchal
-Ney ni à d'autres, désirant tout devoir aux soldats, dont il ne
-craignait pas d'être l'obligé, et rien aux chefs militaires, dont il
-n'avait pas été content au moment de sa chute, et desquels il ne
-voulait pas recevoir de conditions.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bertrand écrit à Ney pour l'inviter à bien réfléchir à sa
-conduite.</span>
-Toutefois le grand maréchal
-Bertrand ne garda pas la même réserve. Il écrivit à Ney pour lui
-dépeindre la marche triomphale de Cannes à Lyon et lui en prédire la
-continuation <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> jusqu'à Paris, pour lui faire sentir la gravité
-de la résolution qu'il allait prendre, le danger de cette résolution
-pour lui, son inutilité pour les Bourbons, s'il la prenait contraire à
-la cause impériale. Il chargea quelques vieux sous-officiers de l'île
-d'Elbe de se rendre au corps de Ney, pour communiquer avec les soldats
-de ce corps, et les embraser du feu qui les dévorait tous. Du reste il
-était probable que l'on aurait dépassé Mâcon et Chalon, seuls points
-par lesquels on pouvait être pris en flanc, lorsque Ney serait en
-mesure d'agir. Napoléon quitta Lyon le 13 mars au matin, annonçant à
-tout le monde qu'il serait le 20 à Paris. Il était vraisemblable en
-effet que la rapidité de son aigle, <cite>volant de clocher en clocher</cite>,
-comme il l'avait dit, ne serait pas moins grande de Lyon à Paris, que
-de Cannes à Lyon.</p>
-
-<p>En s'avançant en Bourgogne, Napoléon allait rencontrer des populations
-animées au plus haut point de l'esprit qui avait assuré son triomphe
-dans la première partie de son expédition.
-<span class="sidenote" title="En marge">Marche de Napoléon sur Mâcon et Chalon.</span>
-Les pays qui bordent la
-Saône avaient singulièrement prospéré pendant l'Empire, parce qu'alors
-les communications fluviales remplaçant les communications maritimes,
-la Saône était devenue la voie du commerce continental. Indépendamment
-de cette circonstance, la présence de l'ennemi si mal combattu en 1814
-par Augereau, avait exaspéré les habitants, fort patriotes comme tous
-ceux des provinces frontières. Les imprudences de la noblesse et du
-clergé avaient fait le reste, et la Franche-Comté, la Bourgogne
-étaient aussi disposées que le Dauphiné à ouvrir les <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> bras à
-Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Accueil enthousiaste des populations de ce pays.</span>
-Les villes de Mâcon et de Chalon surtout, à la nouvelle des
-événements de Lyon et de Grenoble, avaient été saisies d'une véritable
-fièvre. Napoléon fit une pause de quelques instants à Villefranche, et
-alla coucher le soir à Mâcon, en marchant au milieu d'une affluence et
-d'un enthousiasme extraordinaires. En apprenant sa prochaine arrivée,
-les habitants de Mâcon envahirent le siége des autorités, et opérèrent
-eux-mêmes la révolution. Ainsi le mouvement des esprits était tel que
-l'approche de Napoléon produisait ce que quelques jours auparavant sa
-présence aurait pu seule accomplir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Entrée à Mâcon.</span>
-Il fut reçu à Mâcon avec des
-transports inouïs, le peuple accourant pêle-mêle avec les troupes, qui
-abandonnaient leurs chefs ou s'en faisaient suivre. <cite>À bas les nobles!
-à bas les prêtres! à bas les Bourbons! Vive l'Empereur!</cite> étaient les
-cris de cette multitude composée de paysans, de soldats, de marins de
-la Saône, et animée de tous les sentiments nationaux et
-révolutionnaires que les Bourbons avaient eu l'imprudence de froisser.</p>
-
-<p>Napoléon reçut les autorités municipales, s'entretint familièrement
-avec ceux des habitants qui lui adressèrent la parole, leur dit
-pourquoi il était sorti de l'île d'Elbe, dans des termes à peu près
-semblables à ceux qu'il avait employés à Lyon et à Grenoble; leur
-parla de paix, de liberté, et les charma par cette bonhomie dans la
-grandeur, dont il savait si habilement se servir quand il voulait s'en
-donner la peine. Il demanda à l'un des officiers municipaux pourquoi,
-tandis qu'on s'était si bien défendu à Chalon contre les Autrichiens,
-<span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> on s'était si mal défendu à Mâcon, où les sentiments et le
-courage étaient les mêmes?&mdash;C'est votre faute, lui répondit naïvement
-le Mâconnais. Vous nous aviez donné de mauvaises autorités, vous nous
-aviez laissés sans armes et sans chefs, et nous n'avons rien pu avec
-nos bras seuls.&mdash;L'Empereur sourit, et lui dit: Cela prouve, mon ami,
-que nous avons tous fait des fautes; mais il ne faut pas les
-recommencer. Nous ne nous fierons désormais qu'à de vrais patriotes;
-nous n'irons pas chercher les étrangers chez eux, mais s'ils viennent
-chez nous, nous les recevrons de manière à leur ôter l'envie de
-revenir.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ pour Chalon.</span>
-Après avoir écouté et dit bien des paroles en compagnie de ces bonnes
-gens, il prit quelque repos, se proposant de continuer sa route le
-lendemain sur Chalon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">En ce moment Napoléon pouvait trouver le maréchal Ney sur
-son flanc droit.</span>
-Napoléon touchait à la seconde conjoncture décisive de son entreprise,
-c'était la rencontre possible avec le maréchal Ney. Il ne la redoutait
-pas précisément, car il avait déjà rallié à sa cause plus de la moitié
-des troupes concentrées par les Bourbons dans l'est de la France,
-c'est-à-dire de douze à quinze mille hommes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Situation du maréchal Ney, et force dont il dispose.</span>
-Or, d'après tous les
-renseignements, c'est à peine si le maréchal pouvait avoir six mille
-hommes, probablement mal disposés, et entièrement noyés au milieu
-d'une population dévouée à l'Empire et à la Révolution. Cependant il
-était impossible de prévoir ce que pourrait faire la <em>mauvaise tête</em>
-du maréchal, ainsi qu'on s'exprimait généralement, et Napoléon aurait
-vivement regretté une collision, dont le résultat n'était pas
-douteux, <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> mais dont le succès eût ôté quelque chose de son
-prestige à cette conquête pacifique de la France accomplie sans aucune
-effusion de sang. Le grand maréchal Bertrand, ainsi que nous l'avons
-déjà dit, avait seul écrit au maréchal Ney, en son propre nom, et pour
-lui inspirer de sérieuses réflexions. Quant à Napoléon, il s'était
-contenté de lui adresser des ordres de mouvement, conçus comme si Ney
-n'avait jamais cessé d'être sous son commandement. Il lui avait
-prescrit de diriger ses troupes sur Autun et Auxerre, où il
-s'attendait à le voir lui-même. Au surplus, on était fort près du
-maréchal, car on le disait à Lons-le-Saulnier, et si quelques hommes
-prudents étaient inquiets, le peuple regardait Ney et ses soldats
-comme aussi conquis que tout ce qu'on avait rencontré de La Mure à
-Mâcon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses dispositions morales et politiques.</span>
-Le moment approchait en effet, où allait s'accomplir l'une des scènes
-les plus étranges de notre longue et prodigieuse révolution.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il est tout à fait isolé de ceux qui complotaient contre
-les Bourbons.</span>
-Le
-maréchal Ney, complétement étranger aux menées des généraux Lallemand
-et Lefebvre-Desnoëttes, brouillé depuis longtemps avec le maréchal
-Davout, convaincu que Napoléon lui gardait rancune pour sa conduite à
-Fontainebleau, n'ayant par conséquent aucune affinité avec les
-bonapartistes, avait senti s'évanouir son humeur contre les Bourbons,
-en apprenant le débarquement opéré au golfe Juan, et dans son simple
-bon sens, il avait regardé cet événement comme précurseur de la guerre
-étrangère et peut-être de la guerre civile. Aussi avait-il promis de
-très-bonne foi à Louis XVIII de s'opposer de toutes ses forces à la
-marche de Napoléon.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Efforts du maréchal Ney pour composer son corps
-d'armée.</span>
-Arrivé à Besançon, il avait fait avec zèle, intelligence et
-résolution, tout ce qu'exigeaient les circonstances. Presque rien
-n'était prêt de ce qui est nécessaire à la composition d'un corps
-d'armée, soit par la faute des circonstances, soit par celle des
-bureaux de la guerre. Il y avait suppléé tant qu'il avait pu, en se
-plaignant au ministre avec sa rudesse ordinaire. Trouvant les
-royalistes abattus, et peu disposés à soutenir l'arrogance qui avait
-tant nui à la cause des Bourbons, il s'était emporté contre eux, et
-avait contribué à remonter les esprits par cette énergie naturelle qui
-respirait dans ses yeux, retentissait dans sa voix, se révélait en un
-mot dans tous les mouvements de sa personne héroïque. Les royalistes
-du pays, sans partager sa confiance, avaient été charmés de ses
-sentiments et de son attitude.</p>
-
-<p>Après avoir donné des ordres pour atteler quelques pièces
-d'artillerie, pour confectionner des cartouches, pour suppléer enfin
-au matériel qui lui manquait, il avait résolu de distribuer ses
-troupes en deux divisions, sous deux généraux de confiance. Il pouvait
-disposer de cinq régiments d'infanterie, le 15<sup>e</sup> léger cantonné à
-Saint-Amour, le 81<sup>e</sup> de ligne à Poligny, le 76<sup>e</sup> à Bourg, les 60<sup>e</sup> et
-77<sup>e</sup> déjà réunis à Lons-le-Saulnier, et de trois régiments de
-cavalerie, le 5<sup>e</sup> de dragons établi à Lons-le-Saulnier, le 8<sup>e</sup> de
-chasseurs en route pour s'y rendre, et le 6<sup>e</sup> de hussards envoyé à
-Auxonne pour protéger le dépôt d'artillerie. On lui avait promis en
-outre le 4<sup>e</sup> de ligne et le 6<sup>e</sup> léger, lesquels ne devaient guère
-arriver que dans une dizaine de jours.
-<span class="sidenote" title="En marge">Choix des généraux de Bourmont et Lecourbe pour commander
-ses divisions.</span>
-Il avait choisi pour <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span>
-les mettre à la tête de ses deux divisions les généraux de Bourmont et
-Lecourbe. Le général de Bourmont, commandant à Besançon, était sous sa
-main. Ancien chef de chouans, il avait de quoi rassurer les
-royalistes; distingué par ses services militaires sous l'Empire, il
-était fort présentable aux troupes. Il réunissait donc toutes les
-convenances à la fois, et il ne pouvait refuser de servir activement,
-lorsqu'il s'agissait de défendre la cause des Bourbons. Il n'en était
-pas de même du général Lecourbe. Cet officier, le premier de son temps
-pour la guerre de montagnes, était un vieux républicain, disgracié par
-Napoléon, vivant dans ses terres, et resté aussi loin des faveurs des
-Bourbons que de celles de Napoléon. Ney le fit venir, lui rappela leur
-ancienne confraternité d'armes à l'armée du Rhin, leur commune
-aversion pour le despotisme impérial, les maux que l'ambition de
-Napoléon avait causés à la France, les dangers dont cette ambition la
-menaçait encore, le trouva dépourvu de rancune à l'égard de Napoléon,
-mais alarmé de son retour qui pouvait être suivi de la guerre civile
-et de la guerre étrangère, et parvint à lui faire accepter le
-commandement de l'une des deux divisions qu'on essayait de former en
-Franche-Comté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses dispositions terminées, le maréchal Ney se porte à
-Lons-le-Saulnier le 12 mars au matin.</span>
-Ces arrangements terminés, son artillerie attelée à la hâte, le
-maréchal partit pour Lons-le-Saulnier avec les généraux Lecourbe et de
-Bourmont. Arrivé dans cette ville le 12 mars au matin, il y trouva les
-60<sup>e</sup> et 77<sup>e</sup> de ligne, et le 5<sup>e</sup> de dragons. On y attendait le 8<sup>e</sup> de
-chasseurs.
-<span class="sidenote" title="En marge">État des esprits à Lons-le-Saulnier et dans la contrée
-environnante.</span>
-Il avait deux partis à prendre, ou de se jeter sur Lyon,
-s'il était temps encore d'en <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> interdire l'entrée à Napoléon,
-ou s'il était trop tard, de tourner à droite pour se porter sur la
-Saône, et pour intercepter la route de Paris à travers la Bourgogne.
-Mais à peine entré à Lons-le-Saulnier, Ney apprit que Lyon était
-évacué, et il commença à sentir l'immense commotion produite dans le
-pays par l'approche de Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Profonde sensation produite par l'approche de Napoléon.</span>
-Les troupes ne disaient rien, mais
-malgré leur silence on pouvait apercevoir dans leurs yeux leur
-profonde émotion. La population curieuse et inquiète, en quête de
-nouvelles, les désirant favorables à Napoléon, ne prenait guère la
-peine de cacher ses sentiments. Le clergé s'était enfermé dans les
-églises. La noblesse désolée était accourue pour chercher auprès du
-maréchal une confiance qu'elle avait perdue. Le comte de Grivel,
-ancien militaire, inspecteur des gardes nationales, royaliste dévoué,
-était venu offrir son épée pour contribuer au salut de la cause royale
-si gravement compromise.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts du maréchal Ney pour fermer son c&oelig;ur aux
-impressions de ceux qui l'entourent.</span>
-Le maréchal Ney entrevoyait déjà les embarras dans lesquels il s'était
-jeté, mais plus il sentait approcher de son c&oelig;ur les impressions
-qui régnaient autour de lui, plus il se roidissait pour les en
-éloigner.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son langage énergique.</span>
-Il disait aux royalistes qui lui parlaient de la gravité de
-la situation, qu'il la connaissait bien, que ce n'était pas une petite
-entreprise que de tenir tête à Napoléon, mais qu'il fallait avoir le
-courage de ce qu'on entreprenait; qu'il n'avait pas besoin de
-<em>trembleurs</em> autour de lui, que ceux qui avaient peur étaient libres
-de se retirer; que fût-il seul, il résisterait; qu'il prendrait un
-fusil, tirerait le premier coup, et obligerait bien ses soldats à se
-battre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il gourmande jusqu'aux royalistes eux-mêmes.</span>
-Les <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> royalistes éperdus lui serraient la main en
-entendant ce langage, lui témoignaient leur gratitude, leur admiration
-même, mais ne lui manifestaient pas de grandes espérances, car ils
-n'en conservaient que de très-faibles. L'attitude des troupes était en
-effet désespérante.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue des troupes, et harangue que leur adresse le
-maréchal.</span>
-Quelques heures après son arrivée, le maréchal Ney voulut passer ses
-régiments en revue. Il fit déployer les 60<sup>e</sup> et 77<sup>e</sup> de ligne, le 5<sup>e</sup>
-de dragons, et le 8<sup>e</sup> de chasseurs qui avait rejoint. Après les avoir
-soigneusement examinés, il réunit les officiers en cercle autour de
-lui, et leur parla avec chaleur et résolution. Il leur rappela qu'il
-avait suivi Napoléon jusqu'à Moscou et jusqu'à Fontainebleau, qu'il
-l'avait servi par conséquent jusqu'au dernier moment, mais qu'après
-son abdication, il avait comme eux prêté serment aux Bourbons, et
-entendait rester fidèle à ce serment; que le rétablissement de
-l'Empire devait inévitablement amener sur la France un déluge de maux,
-qu'il attirerait sur elle l'Europe tout entière, et ferait recommencer
-une lutte désastreuse; que tout bon Français devait s'y opposer; que
-pour sa part il y était décidé, sans vouloir toutefois contraindre
-personne, et que si parmi ceux qui l'écoutaient il se trouvait des
-hommes que leurs affections détournaient de leurs devoirs, ils
-n'avaient qu'à le déclarer, et qu'il les renverrait chez eux, sans
-qu'il leur en coûtât d'autre peine que celle de sortir des rangs, mais
-qu'il n'entendait garder auprès de lui que des hommes sûrs et dévoués.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Silence glacial des soldats.</span>
-Malgré son ascendant ordinaire sur les troupes, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> le maréchal
-obtint pour unique réponse un silence glacial, qui lui montrait assez
-qu'il fallait renvoyer chez eux presque tous ses officiers s'il ne
-voulait avoir auprès de lui que des hommes de son avis.
-<span class="sidenote" title="En marge">Propos que tiennent entre eux les officiers.</span>
-À peine le
-cercle était-il rompu, que les aides de camp du maréchal entendirent
-dans tous les rangs les propos les plus fâcheux.&mdash;Qu'avions-nous
-besoin, murmuraient la plupart des officiers, de ce que nous dit là le
-maréchal? Ne sait-il pas ce que nous pensons? Ne doit-il pas le penser
-comme nous? Nous sommes dans les rangs, nous y attendrons en bon ordre
-ce que le sort décidera. Qu'il attende comme nous, et laisse les
-royalistes qui l'entourent faire les énergumènes, sans se livrer à des
-manifestations qui ne lui conviennent point!&mdash;</p>
-
-<p>Ces propos répétés au maréchal lui déplurent moins que le langage
-découragé des royalistes qui composaient son état-major.&mdash;Qu'on s'en
-aille, répétait-il avec une sorte d'irritation nerveuse, qu'on s'en
-aille si on tremble, qu'on me laisse seul, et je saurai bien prendre
-un fusil des mains d'un grenadier, et tirer le premier coup de feu.&mdash;</p>
-
-<p>Plus l'impression générale envahissait son robuste c&oelig;ur, plus il se
-défendait, et par cette lutte intérieure il touchait les royalistes
-clairvoyants sans les rassurer, mais il affligeait les bonapartistes,
-désolés de le voir s'engager dans une voie sans issue. Plusieurs
-officiers de M. le comte d'Artois, notamment le duc de Maillé,
-s'étaient rendus auprès de lui.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Ney s'obstine, et donne rendez-vous au comte
-d'Artois sur la Saône.</span>
-Il se plaignit amèrement à eux de ce
-qu'on avait évacué Lyon si facilement, conjura M. le comte d'Artois de
-ne pas rétrograder davantage, de venir par un mouvement <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> à
-gauche rejoindre la Saône, tandis qu'il la rejoindrait lui par un
-mouvement à droite, et soutint qu'en réunissant leurs forces ils
-réussiraient peut-être à arrêter l'ennemi. Il promit, toujours avec la
-même sincérité, de s'engager le premier, et ajouta qu'aussitôt son
-artillerie arrivée, le lendemain probablement, il s'acheminerait sur
-Mâcon ou Chalon à la rencontre de M. le comte d'Artois. Il ne savait
-pas, l'infortuné, que le lendemain ce ne serait pas M. le comte
-d'Artois, déjà retourné à Paris, mais Napoléon lui-même, qui se
-trouverait sur la Saône!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Suite de nouvelles funestes pendant toute la journée du
-13.</span>
-Le lendemain 13, pendant que Napoléon marchait sur Mâcon, la situation
-prit tout à coup l'aspect le plus sombre. À chaque instant on recevait
-la nouvelle que l'incendie avait éclaté, tantôt sur un point, tantôt
-sur un autre, de manière qu'on en était comme enveloppé de toute part.
-M. Capelle, préfet de l'Ain, arriva vers le milieu de la journée,
-poursuivi par les habitants de Bourg qui venaient de s'insurger. Le
-76<sup>e</sup>, qui occupait cette ville, s'était uni aux habitants pour arborer
-les trois couleurs. Plus près encore, à Saint-Amour, le 15<sup>e</sup> léger
-menaçait d'en faire autant. Vers les dix heures du soir, un officier,
-parti de Mâcon, apporta la nouvelle, envoyée par le préfet lui-même,
-que la ville de Mâcon s'était soulevée et avait expulsé les autorités
-royales. À minuit, une dépêche du maire de Chalon annonça qu'un
-bataillon du 76<sup>e</sup>, escortant l'artillerie que le maréchal attendait
-avec impatience, s'était révolté, et conduisait cette artillerie à
-Napoléon. Une heure après, un officier qui avait suivi la route de la
-Bourgogne <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> raconta que le 6<sup>e</sup> de hussards, commandé par le
-prince de Carignan, s'était porté au galop sur Dijon pour insurger
-cette ville; et une heure plus tard, on apprit par une dépêche du
-général Heudelet que cette capitale de la Bourgogne, répondant à
-l'impulsion des villes voisines, venait de proclamer le rétablissement
-de l'Empire.</p>
-
-<p>Ces divers messages, successivement parvenus au maréchal pendant cette
-fatale nuit, furent pour lui comme autant de coups de poignard. Ne
-pouvant retrouver un sommeil sans cesse interrompu par de si terribles
-émotions, il se leva, et se mit à se promener en tout sens,
-s'attendant à de nouveaux coups plus douloureux encore. Il savait
-qu'un certain nombre de soldats de l'île d'Elbe, venus de Lyon,
-s'étaient mêlés à ses troupes, et s'efforçaient de leur communiquer le
-souffle de l'insurrection.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée dans la nuit du 13 au 14 de voyageurs partis de
-Lyon, les uns simples négociants, les autres officiers envoyés par
-Bertrand.</span>
-Il était dans cet état d'agitation, lorsque vers le milieu de la nuit
-deux négociants partis de Lyon dans la journée lui furent amenés, et
-lui causèrent par leur rapport une impression profonde. Ils lui
-racontèrent avec quelle facilité la révolution en faveur de l'Empire
-s'était opérée à Lyon, combien on avait de raisons de croire cette
-révolution déjà effectuée à Paris, et combien il serait inutile de
-répandre du sang pour s'y opposer. Au même instant survinrent des
-officiers porteurs de la lettre du grand maréchal Bertrand, connus
-personnellement du maréchal Ney, et chargés d'ajouter des explications
-verbales à la lettre qu'ils apportaient.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage qu'ils tiennent au maréchal Ney, et faux bruits sur
-lesquels ils s'appuient.</span>
-Ces officiers, mêlant le faux
-et le vrai, et répétant ce qu'ils avaient entendu dire autour de
-Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> donnèrent des paroles du grand maréchal Bertrand un
-funeste commentaire. Ils assurèrent que tout était concerté depuis
-longtemps entre Paris, l'île d'Elbe et Vienne; qu'à Paris une vaste
-conspiration comprenant l'armée entière, et jusqu'au ministre de la
-guerre, avait déjà renversé, ou allait renverser les Bourbons; que
-Napoléon placé au centre de cette trame, était d'accord avec son
-beau-père, que le général autrichien Kohler était allé s'entendre avec
-lui à Porto-Ferrajo, que les vaisseaux anglais eux-mêmes s'étaient
-éloignés pour laisser passer la flottille impériale, que les
-puissances, fatiguées des Bourbons, étaient décidées à accueillir
-Napoléon s'il s'engageait à conserver la paix et à observer le traité
-du 30 mai, ce qu'il venait en effet de promettre solennellement;
-qu'ainsi tout était convenu, arrangé, et qu'il y aurait folie à
-résister à une révolution préparée de si longue main, entre les plus
-hauts potentats, et dont les suites en apparence les plus inquiétantes
-avaient été conjurées d'avance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Origine de ces faux bruits.</span>
-On sait, par le récit qui précède, ce qu'il y avait de vrai dans ces
-assertions. Elles étaient une nouvelle preuve de ce qu'on peut, dans
-les moments de crise, construire de mensonges au moyen de quelques
-faits et de quelques propos légèrement recueillis, follement
-interprétés. En effet Napoléon avait laissé entrevoir autour de lui un
-accord avec l'Autriche, sans cependant l'affirmer; M. Fleury de
-Chaboulon avait raconté dans l'état-major quelque chose des menées
-étourdies des généraux Lefebvre-Desnoëttes et Lallemand, lesquelles,
-comme on l'a <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> vu, n'avaient point été concertées avec l'île
-d'Elbe; et de ces indices si légers on avait composé autour de
-Napoléon le tissu de faussetés apporté au malheureux Ney.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Ney croit Napoléon d'accord avec l'Europe, et suppose la
-révolution déjà faite à Paris.</span>
-Voilà, se
-dit-il, ce que signifient ces paroles de Bertrand, que toutes les
-mesures sont prises d'une manière infaillible, et ainsi on m'envoyait
-combattre seul une révolution désirée, préparée par tout le monde,
-même par l'Europe!...&mdash;À partir de ce moment, le maréchal se regarda
-comme une dupe, victime de son ignorance, sacrifiée au soutien d'une
-cause perdue, et ne pouvant pas même essayer de se battre, car ses
-soldats ne voudraient pas le suivre, et, en décidât-il quelques-uns,
-il ne verserait qu'un sang inutile, dont il serait gravement
-responsable envers Napoléon et envers la France. L'idée d'aller
-presque sans soldats combattre ses anciens compagnons d'armes, pour
-défendre une cour qui avait fait essuyer plus d'une humiliation à sa
-femme et à lui, pour écarter d'ailleurs des calamités auxquelles il ne
-croyait plus, Napoléon paraissant d'accord avec les puissances, lui
-sembla une idée extravagante, et à laquelle il fallait renoncer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Brusque revirement qui s'opère dans l'esprit du maréchal.</span>
-Mais comment faire après s'être tant engagé, après avoir tant promis
-une lutte à outrance contre Napoléon? L'infortuné maréchal était dans
-une perplexité cruelle. On essaya de lui persuader qu'il n'y avait
-qu'une manière convenable d'agir, c'était d'agir ouvertement, en
-disant par exemple dans une proclamation à ses troupes, que la France
-s'étant formellement prononcée pour Napoléon, lui serviteur obéissant
-de la France ne voulait pas provoquer la <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> guerre civile pour
-une dynastie ennemie de la gloire nationale, et à jamais condamnée par
-ses fautes. On rédigea une proclamation dans ce sens, et Ney parut
-disposé à la publier, peut-être même à en faire personnellement la
-lecture à ses soldats. Si dans notre temps, après quarante années de
-pratique de la liberté, interrompue mais non oubliée, après avoir
-appris à nous attacher à des principes, à les respecter, à nous
-respecter en eux, on nous proposait, militaires ou civils, de passer
-aussi brusquement d'un parti à un autre, nous nous étonnerions, et
-nous prendrions une telle proposition pour une offense. Mais la France
-alors n'avait reçu que l'éducation peu morale des révolutions et du
-despotisme, et en voyant le gouvernement passer si rapidement de mains
-en mains, on ne comprenait pas une invariabilité de conduite en
-contradiction avec la variabilité des événements, et bientôt les
-hommes politiques, plus accoutumés à calculer leurs démarches que les
-militaires, ne se montrèrent pas beaucoup plus scrupuleux. Le
-maréchal, outre qu'il ne pouvait avoir que les m&oelig;urs du temps,
-était d'un tempérament fougueux et violent, qui n'admettait pas les
-milieux en fait de conduite. S'étant brusquement donné aux Bourbons en
-1814 par fatigue de la guerre, s'étant aussi brusquement éloigné d'eux
-par mécontentement de la cour, il leur était brusquement revenu à la
-nouvelle du débarquement de Cannes, qui avait réveillé dans son esprit
-les images sanglantes de la guerre civile et de la guerre étrangère,
-et il avait exprimé la résolution de résister à Napoléon avec une
-intempérance de <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> langage qui tenait à l'impétuosité de son
-caractère. Voyant aujourd'hui disparaître à la fois la probabilité de
-la guerre civile par l'entraînement des soldats vers Napoléon, celle
-de la guerre étrangère par un prétendu accord avec l'Europe, il ne
-croyait pas qu'il lui appartînt de vouloir autre chose que ce que
-voulait la France, et il changeait sans scrupule, avec la mobilité
-d'un enfant, car enfant est l'homme que ses impressions gouvernent. Un
-autre, en reconnaissant qu'il s'était trompé, se serait mis à l'écart,
-laissant passer la fortune qu'il n'avait pas su deviner. Mais le
-maréchal, par intérêt autant que par caractère, n'entendait pas briser
-son épée, parce qu'il avait commis une erreur politique en ne
-prévoyant pas le triomphe de Napoléon. Cédant en outre à quelques-unes
-de ses secrètes rancunes, il se disait que si avec Napoléon on n'avait
-ni la guerre civile ni la guerre étrangère, mieux valait lui que les
-Bourbons, car on serait débarrassé des émigrés, de leurs préjugés, de
-leur arrogance, de leurs tendances contre-révolutionnaires.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ney consulte les généraux de Bourmont et Lecourbe, qui
-n'essaient pas de le retenir.</span>
-Du reste,
-il voulut avant d'agir consulter les généraux de Bourmont et Lecourbe,
-ses deux divisionnaires. L'un était, avons-nous dit, un vieux
-royaliste, l'autre un vieux républicain, fort opposés tous les deux à
-Napoléon, mais sensés, et voyant bien ce qu'avait d'irrésistible le
-mouvement qui se prononçait autour d'eux. Le général de Bourmont, doux
-et fin, quoique militaire énergique, se tut tristement comme
-reconnaissant la force des choses, et, quant à la manière de s'y
-soumettre, laissa au maréchal le soin de sa dignité. Lecourbe, ayant
-<span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> conservé la franchise d'un vieil officier de l'armée du Rhin,
-dit à Ney: Tu renonces à toute résistance, et je crois que tu as
-raison, car nous voudrions en vain nous mettre en travers de ce
-torrent. Mais tu aurais mieux fait de suivre mon conseil, de ne pas te
-mêler de tout cela, et de me laisser dans mes champs.&mdash;Sauf cette
-apostrophe un peu dure, Ney ne rencontra pas autour de lui une
-objection sérieuse, et il prit soudainement la résolution, dès qu'il
-ne résistait plus au torrent, de s'y livrer. Sans plus tarder il
-appela ses aides de camp, qu'il n'instruisit point de ce qu'il allait
-faire, et ordonna qu'on réunît les troupes sur la principale place de
-la ville. Arrivé en leur présence, et entouré de son état-major dans
-les rangs duquel se trouvaient plusieurs officiers royalistes, qu'il
-avait souvent gourmandés pour leur tiédeur, il tira son épée d'une
-manière convulsive, et au milieu d'une attente silencieuse, il lut la
-proclamation célèbre qu'on lui avait rédigée, et qui devait lui coûter
-la vie.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Ney assemble les troupes, et leur lit une proclamation par
-laquelle il annonce la chute des Bourbons et le rétablissement de
-Napoléon.</span>
-Soldats, s'écria-t-il, <cite>la cause des Bourbons est à jamais
-perdue</cite>... La dynastie légitime que la France a adoptée va remonter
-sur le trône... C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il
-appartient désormais de régner sur notre beau pays!..&mdash;À ces mots, qui
-causèrent une indicible surprise autour de lui, une joie furieuse
-éclata comme le tonnerre dans les rangs des soldats.
-<span class="sidenote" title="En marge">Enthousiasme frénétique des troupes.</span>
-Mettant leurs
-schakos au bout de leurs fusils, ils poussèrent les cris de <cite>Vive
-l'Empereur! vive le maréchal Ney!</cite> avec une violence inouïe, puis ils
-rompirent les rangs, se précipitèrent sur le maréchal, et baisant les
-uns ses <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> mains, les autres les basques de son habit, ils le
-remercièrent à leur façon d'avoir cédé au v&oelig;u de leur c&oelig;ur. Ceux
-qui ne pouvaient l'approcher, entouraient ses aides de camp un peu
-embarrassés d'hommages qu'ils ne méritaient pas, car ils étaient
-étrangers au brusque revirement qui venait de s'accomplir, et leur
-serrant la main, Vous êtes de braves gens, disaient-ils; nous
-comptions sur vous et sur le maréchal, et nous étions bien certains
-que vous ne resteriez pas longtemps avec les émigrés.&mdash;Les habitants,
-non moins expressifs dans leurs témoignages, s'étaient joints aux
-soldats, et Ney rentra chez lui escorté d'une multitude bruyante et
-remplie d'allégresse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Chagrin de quelques officiers de Ney.</span>
-Pourtant en revenant à sa résidence, il trouva la gêne, et même
-l'improbation sur le visage de la plupart de ses aides de camp. L'un
-d'eux, ancien émigré, brisa son épée en lui disant: Monsieur le
-maréchal, il fallait nous avertir, et ne pas nous rendre témoins d'un
-pareil spectacle.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Rude réponse du maréchal.</span>
-Et que vouliez-vous que je fisse? lui répondit le
-maréchal. Est-ce que je puis arrêter la mer avec mes mains?&mdash;D'autres,
-en convenant qu'il était impossible de faire battre les soldats contre
-Napoléon, lui exprimèrent le regret de ce qu'il prenait sur lui de
-jouer à si peu d'intervalle de temps deux rôles si contraires.&mdash;Vous
-êtes des enfants, répliqua le maréchal; il faut vouloir une chose ou
-une autre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il se rallie non à un homme mais à la France, et à
-condition que Napoléon se conduira en homme amendé par le malheur.</span>
-Puis-je aller me cacher comme un poltron, en fuyant la
-responsabilité des événements? Le maréchal Ney ne peut pas se réfugier
-dans l'ombre. D'ailleurs il n'y a qu'un moyen de diminuer le mal,
-c'est de se prononcer <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> tout de suite, pour prévenir la guerre
-civile, pour nous emparer de l'homme qui revient, et l'empêcher de
-commettre des folies; car, ajouta-t-il, je n'entends pas me donner à
-un homme, mais à la France, et si cet homme voulait nous ramener sur
-la Vistule, je ne le suivrais point!&mdash;</p>
-
-<p>Après avoir ainsi rudoyé ses improbateurs, Ney reçut à dîner, outre
-les généraux, tous les chefs des régiments, un seul excepté qui refusa
-de s'y rendre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les officiers du corps de Ney répètent qu'ils veulent de
-Napoléon, mais sans le despotisme et sans la guerre.</span>
-Sauf un peu de gêne, provenant de la violation du
-devoir militaire qu'on se reprochait intérieurement, ce ne fut qu'une
-longue récapitulation des fautes des Bourbons, qui sans le vouloir ou
-en le voulant (chacun en jugeait à sa manière), s'étaient livrés à
-l'émigration, à l'étranger, et avaient affiché des sentiments qui
-n'étaient pas ceux de la France. Ce ne fut aussi qu'une protestation
-unanime contre les anciennes fautes de l'Empereur, contre sa folie
-belliqueuse, contre son despotisme, contre son refus d'écouter les
-représentations de ses généraux en 1812 et en 1813, ce ne fut enfin
-qu'une résolution énergique de lui dire la vérité, et d'exiger de sa
-part des garanties de liberté et de bonne politique.&mdash;Je vais le voir,
-disait Ney, je vais lui parler, et je lui déclarerai que nous ne nous
-laisserons plus conduire à Moscou. Ce n'est pas à lui que je me donne,
-c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au
-représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du
-régime impérial que nous entendons nous prêter.&mdash;Les généraux Lecourbe
-et de Bourmont assistèrent à ce dîner, prenant peu de part à ce qui
-s'y disait, <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> mais admettant comme inévitable, et comme trop
-motivée par les fautes des Bourbons, la révolution qui venait de
-s'accomplir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ney exécute les ordres de Napoléon, et dirige ses troupes
-sur la route de la Bourgogne.</span>
-Le maréchal quitta ses convives pour exécuter les ordres qu'il avait
-reçus de Lyon, conçus, avons-nous dit, comme si Napoléon n'avait cessé
-de régner, et prescrivant d'acheminer les troupes sur Autun et
-Auxonne. Il adressa à sa femme une lettre dans laquelle il racontait
-ce qu'il avait fait, et qu'il finissait par ces mots caractéristiques:
-«<cite>Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries</cite><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.»</p>
-
-<p>L'entreprise si extraordinaire de conquérir la France avec sa personne
-seule, commencée par Napoléon à La Mure, presque accomplie à Grenoble
-et à Lyon, ne pouvait plus présenter le moindre doute après la
-détermination du maréchal Ney. Napoléon qui avait couché le 14 à
-Chalon, continua sa route par Autun et Avallon, marchant presque au
-pas des troupes, que tour à tour il suivait ou devançait, pour se
-ménager des séjours dans les résidences un peu considérables.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à Auxerre.</span>
-Il arriva ainsi le 17 à Auxerre, entouré des populations de la Bourgogne,
-qui s'insurgeaient de concert avec les troupes pour proclamer le
-rétablissement de l'Empire. Partout il répétait le langage qu'il avait
-tenu à Lyon, affirmant qu'il apportait la paix, la liberté, et le
-triomphe définitif des principes de quatre-vingt-neuf. Le préfet de
-l'Yonne, M. Gamot, beau-frère du maréchal <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> Ney, était venu à
-sa rencontre jusqu'à Vermanton. Il l'accueillit amicalement, et alla
-s'établir à la préfecture, où il se hâta de faire ses préparatifs pour
-sa dernière marche, celle qui devait le conduire à Paris même.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Événements à Paris pendant la marche si rapide de
-Napoléon.</span>
-Pendant que Napoléon s'avançait ainsi vers Paris, M. Lainé, stimulé
-par les événements, n'avait cessé de faire les plus honorables efforts
-pour réconcilier la dynastie avec l'opposition constitutionnelle.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. Lainé pour rapprocher l'opposition
-constitutionnelle de la dynastie.</span>
-À mesure que les membres de la Chambre des députés arrivaient à Paris,
-il les suppliait d'oublier les fautes commises, et de chercher dans
-ces fautes mêmes l'occasion du bien, en exigeant des réparations qu'on
-était, disait-il, disposé à leur accorder, telles qu'une large
-modification du ministère, une augmentation de la Chambre des pairs,
-le renouvellement des deux tiers de la Chambre des députés (tout cela
-dans le sens libéral); une loi électorale qui en consacrant
-l'influence de la propriété consacrerait aussi celle des professions
-libérales et industrielles, une loi sur la responsabilité
-ministérielle (garantie à laquelle on tenait beaucoup alors), une
-nouvelle législation sur la presse, et enfin un système de tarifs qui
-protégerait l'industrie française contre l'industrie britannique.
-Ajoutant avec très-bonne intention un mensonge officieux aux promesses
-qu'il énumérait, M. Lainé affirmait que toutes ces concessions, on y
-pensait, on s'en occupait même, pour en faire le sujet des travaux de
-la session, lorsque le <em>génie du mal</em> avait de nouveau mis le pied sur
-le sol de la France. Ne se bornant pas à tenir ces sages propos dans
-les <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> entretiens particuliers, M. Lainé conduisit au pied du
-trône les députés arrivés à Paris, et répéta devant le Roi qu'il
-fallait reconnaître et oublier les fautes commises, et les réparer par
-un ensemble de mesures conformes aux besoins du temps et aux v&oelig;ux
-de l'opinion publique.</p>
-
-<p>Les chefs du parti constitutionnel, tant ceux qui étaient dans les
-Chambres, que ceux qui n'y étaient pas, et parmi ces derniers MM. de
-Lafayette et Benjamin Constant, s'étaient empressés d'entourer M.
-Lainé, et d'adhérer publiquement à ses idées conciliatrices. Tout
-allait donc bien de ce côté, mais il fallait amener la cour à ces
-idées, et M. Lainé n'avait cessé d'insister pour qu'on mît la main à
-l'&oelig;uvre et que l'on commençât par le commencement, c'est-à-dire par
-le changement de trois ou quatre ministres.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Montesquiou seconde M. Lainé, mais la cour refuse de
-l'écouter.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Les royalistes sont convaincus que la seule faute commise
-c'est d'avoir été faible.</span>
-Il avait persuadé, comme
-on l'a vu, M. de Montesquiou, qui s'offrait le premier en sacrifice,
-mais il n'avait persuadé que lui seul. La cour, rendue par le danger à
-son exaltation royaliste, loin d'être disposée à des concessions,
-l'était plutôt à des rigueurs, soutenant que les seules fautes
-commises étaient des fautes de faiblesse. Louis XVIII placé entre les
-royalistes modérés et les royalistes violents, ne sachant à qui
-entendre, inclinant toutefois vers les premiers, mais obligé de
-commencer le sacrifice d'une partie du ministère par M. de Blacas, que
-les libéraux mal informés considéraient comme l'agent de l'émigration
-auprès de la royauté, ne se hâtait pas de prendre un parti, et perdait
-ainsi en déplorables hésitations le temps que Napoléon employait à
-s'avancer avec une rapidité foudroyante.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> <span class="sidenote" title="En marge">En fait de concessions on n'en veut faire qu'à
-l'armée.</span>
-En fait de concessions, on n'avait songé à en faire qu'à l'armée, et
-celles-là, du reste assez mal conçues, outre le défaut de dignité
-avaient l'inconvénient de préparer des dangers plutôt que des moyens
-de salut. Le ministre de la guerre s'était activement occupé des
-officiers à la demi-solde et des anciens soldats laissés dans leurs
-foyers.
-<span class="sidenote" title="En marge">Imprudent appel à tous les officiers à la demi-solde.</span>
-Il avait rappelé les uns et les autres à l'activité. En
-conséquence les officiers à la demi-solde avaient reçu ordre de se
-rendre immédiatement à la suite des régiments, pour y former le cadre
-de nouveaux bataillons que l'on voulait composer avec les soldats
-rappelés. Ceux qui n'auraient pas trouvé place dans ces bataillons
-dits de réserve, devaient être employés dans des bataillons de garde
-nationale qu'on songeait à mobiliser. Les autres enfin devaient être
-réunis autour de la personne royale, pour accroître la maison
-militaire, dont ils auraient les avantages et les honneurs. Tous
-étaient à l'instant même remis en jouissance de la solde entière. Sans
-doute il est des situations où aucun remède n'est bon; cependant avec
-l'esprit qu'on avait laissé naître et s'étendre parmi les officiers à
-la demi-solde, s'imaginer qu'on parviendrait à les rattacher aux
-Bourbons dans un moment où ils savaient Napoléon descendu sur le sol
-de la France, était de la part du ministre de la guerre une bien
-étrange illusion.
-<span class="sidenote" title="En marge">Recours tardif et inutile à la garde nationale.</span>
-La garde nationale elle-même, animée de l'esprit de
-la bourgeoisie qui n'inclinait pas vers le rétablissement de l'Empire,
-sur laquelle par conséquent on aurait dû compter, était loin d'être
-sûre. Appelée à temps, préparée de longue main à la double défense du
-<span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> trône et des libertés publiques, elle aurait pu contenir
-l'armée, et l'empêcher de se jeter dans les bras de Napoléon. Mais on
-l'avait laissée presque partout se diviser en cavalerie composée de
-l'ancienne noblesse, et en infanterie composée de la classe moyenne:
-or, celle-ci blessée, irritée, mécontente, avait été dissoute dans la
-plupart des villes. Il n'y avait donc pas grand parti à en tirer.
-Néanmoins on invita les préfets à former des bataillons de garde
-nationale mobile sous des officiers à la demi-solde. On les autorisa
-même à convoquer les Conseils généraux pour voter des contributions
-destinées à cet emploi. On multipliait ainsi les remèdes, comme on
-fait à l'égard d'un malade désespéré, sans savoir s'ils seront utiles,
-uniquement pour ne pas assister à son agonie sans lui rien prescrire.
-À tout cela le ministre de la guerre avait ajouté une proclamation
-violente, peu propre à lui concilier l'armée, et de nature au
-contraire à prêter à rire à tous ceux qui se rappelaient son langage
-et sa conduite à Toulouse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">En apprenant la nouvelle de l'entrée de Napoléon à Lyon,
-les royalistes exaspérés croient à une vaste conspiration.</span>
-Voilà ce qu'on avait fait pour arrêter la marche de Napoléon.
-Cependant lorsqu'on apprit ses progrès rapides, lorsqu'on sut qu'il
-était entré à Grenoble, puis à Lyon, ce qu'on avait d'abord nié,
-déclaré faux, impossible, il fallut se rendre à l'évidence, et
-renoncer à dire, comme le faisaient les royalistes, que Napoléon
-n'était venu en France que pour y être fusillé. Mais si on sentit
-davantage le besoin d'agir, on ne comprit pas mieux dans quel sens il
-convenait d'agir. L'usage des partis qui ont commis des fautes n'est
-pas de se croire coupables <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> mais trahis. Les royalistes de
-toute nuance, en voyant les défections qui venaient de se produire à
-Grenoble et à Lyon (on ignorait alors celle du maréchal Ney), furent
-saisis d'une sorte de défiance fébrile, qui s'adressait à tout le
-monde sans distinction.
-<span class="sidenote" title="En marge">Leurs soupçons se portent sur tout le monde.</span>
-Ils virent des traîtres partout, et crièrent à
-la trahison en présence même des chefs de l'armée qu'on avait tant
-caressés naguère. Ceux d'entre eus qui n'avaient pas l'âme fière, et
-il s'en trouvait de tels parmi les plus braves, ne répondaient à ces
-allusions offensantes que par des protestations outrées de dévouement,
-et n'en étaient pas pour cela plus fidèles. Les autres étaient
-indignés, et n'avaient qu'un désir, c'était de voir bientôt punie tant
-de folie et d'arrogance. Comme il était arrivé quelques mois
-auparavant, les défiances se portèrent plus particulièrement sur les
-deux personnages qui dirigeaient l'armée et la police. Après les avoir
-accusés de ne rien faire, on les accusa de faire trop, lorsqu'ils
-prirent les mesures que nous venons de rapporter. Les royalistes
-supposaient qu'il y avait une vaste conspiration dans laquelle
-entraient tous les officiers de l'armée, depuis les sous-lieutenants
-jusqu'aux maréchaux. Notre récit a démontré pourtant qu'il n'en était
-rien, qu'à Grenoble les généraux Marchand et Mouton-Duvernet avaient
-sincèrement essayé de remplir leurs devoirs, qu'à Lyon le général
-Brayer ne s'était rendu qu'après que ses troupes avaient ouvert les
-portes de la ville à l'armée impériale, que La Bédoyère était étranger
-aux menées des frères Lallemand et de Lefebvre-Desnoëttes, que
-Napoléon même avait agi <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> indépendamment du faible et étourdi
-complot de Paris. Mais les vérités de cette nature, c'est l'histoire
-qui, longtemps après les événements, à force de recherches et
-d'impartialité, finit par les établir; et dans le moment les partis
-n'en croient rien. Les royalistes, dans leur supposition d'une vaste
-conspiration embrassant presque tout le monde, se demandaient si le
-maréchal Soult lui-même n'en était pas.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ils se croient trahis par le maréchal Soult, et mal servis
-par M. d'André.</span>
-Les plus exaltés d'entre eux,
-que la conduite du maréchal Soult en Bretagne, que son monument de
-Quiberon, avaient particulièrement charmés, lui restaient fidèles, et
-soutenaient que lui seul pouvait sauver la monarchie. Les autres, en
-bien plus grand nombre, voyaient des raisons de se défier jusque dans
-les actes qui enchantaient quelques-uns d'entre eux. La proclamation
-violente du maréchal n'était à leurs yeux qu'une feinte pour mieux
-tromper la dynastie, et la livrer pieds et poings liés à Napoléon. La
-mesure consistant à réunir à Paris, et à placer auprès du Roi les
-officiers à la demi-solde qui n'auraient pas trouvé place dans les
-nouveaux bataillons, mesure tardive et maintenant imprudente, mais
-imaginée de très-bonne foi, n'était encore à leurs yeux qu'une
-perfidie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Injustice de ces défiances.</span>
-Il n'en était rien assurément, car le maréchal Soult,
-très-capable d'abandonner les gens que la fortune délaissait, ne
-l'était pas de les trahir, et loin d'avoir une tête profonde, l'avait
-faible. Il n'en passait pas moins pour un Italien raffiné du quinzième
-siècle, et tandis que trois mois auparavant, lorsqu'il s'agissait
-d'expulser le général Dupont, on disait que tout était perdu si on ne
-prenait pas le maréchal pour ministre de la <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> guerre,
-aujourd'hui, au contraire, on disait que tout était perdu si on le
-laissait dans ce poste.</p>
-
-<p>On tenait des propos semblables, mais avec infiniment moins de
-violence, contre M. d'André, chargé de la police en qualité de
-directeur général. Ce fonctionnaire, ancien constituant, comme nous
-l'avons dit, dévoué au Roi avec lequel il avait correspondu quinze
-ans, aurait dû rassurer les royalistes sous le rapport au moins de la
-fidélité. Mais dans certains moments l'esprit de parti, comme un
-cheval effarouché, ne reconnaît pas même les voix les plus amies.
-Après avoir succédé à M. Beugnot, M. d'André avait été obligé de
-suivre la même conduite, et de repousser les absurdes inventions de
-toutes les polices officieuses, que M. le comte d'Artois encourageait
-en les souffrant, quelquefois en les payant. Dès lors, M. d'André
-n'avait plus été pour la cour qu'un incapable, sinon un traître.&mdash;Il
-ne veut rien croire de ce qu'on lui dit, était le grand grief articulé
-contre lui.&mdash;Il faut à ce sujet citer un fait, qui serait bien peu
-digne de l'histoire, s'il ne peignait avec une extrême vérité
-l'effarement de l'esprit de parti. On ne recevait que peu de
-nouvelles, car les préfets qui se trouvaient sur la route de Napoléon,
-saisis, déconcertés à son approche, avaient à peine le temps d'écrire
-avant son arrivée, et n'y songeaient plus après. Néanmoins le
-télégraphe était sans cesse en mouvement, soit pour transmettre des
-ordres administratifs, soit pour questionner les autorités qui ne
-parlaient pas assez au gré du gouvernement, et pour leur demander les
-nouvelles qu'elles n'envoyaient point. On supposa <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> donc que si
-le télégraphe s'agitait si fort, c'était pour le service de Napoléon,
-et non pour celui de Louis XVIII. On fit appeler le directeur du
-télégraphe, qui fut fort étonné des soupçons qu'on avait conçus, et
-donna des explications simples et convaincantes, devant lesquelles il
-fallut bien se rendre, après avoir laissé percer les plus ridicules
-terreurs.</p>
-
-<p>Ces faits prouvent à quel point les royalistes étaient troublés. M. de
-Blacas, sans partager leur exagération ordinaire, ne pouvait cependant
-se défendre de leurs défiances, et dans sa profonde inquiétude il se
-demandait, lui aussi, si le maréchal Soult ne serait pas un traître,
-et M. d'André un incapable. Poussé au désespoir par les nouvelles de
-Lyon, il imagina de faire en plein conseil subir un interrogatoire au
-maréchal Soult, comme à une espèce de criminel, et dans son
-exaltation, il s'était muni d'une paire de pistolets, prêt, disait-il,
-à se porter aux dernières extrémités s'il trouvait le maréchal en état
-de trahison. Naturellement le Roi ne devait point assister à une
-pareille séance, car on ne voulait pas qu'il fût témoin des violences
-auxquelles on pouvait être amené. Cependant M. de Vitrolles, plus
-calme, représenta à M. de Blacas que les soupçons conçus à l'égard du
-maréchal lui semblaient peu fondés, qu'il avait vu en lui un homme
-troublé par les circonstances, et nullement un traître, qu'on s'était
-évidemment trompé sur sa capacité en le choisissant pour remplacer le
-général Dupont, qu'il fallait peut-être le changer, mais s'en tenir
-là, sans y joindre un esclandre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Le maréchal, en effet, ne trahissait personne, comme nous
-l'avons dit, mais était tombé dans un désordre d'esprit qui n'ajoutait
-pas à la clarté de ses perceptions. Tourmenté par les soupçons des
-royalistes, il avait cherché à les calmer au moyen d'une proclamation
-violente, qui n'avait fait que les inquiéter par sa violence même, et
-tandis qu'il gagnait si peu leur confiance, il voyait s'avancer à pas
-de géant l'homme qu'il avait outragé de la manière la plus cruelle. Il
-y avait là de quoi ébranler une tête plus solide que la sienne. Du
-reste, les mesures qu'il avait prises en rappelant à l'activité les
-militaires en demi-solde, en prescrivant divers mouvements de troupes,
-pouvaient être inefficaces, mais n'avaient rien de perfide, et ce
-n'était pas sa faute si, arrivés en présence de Napoléon, les soldats
-abandonnaient la cause royale. Ce qu'il aurait fallu, c'eût été de
-disposer de la fidélité de l'armée, dont personne ne disposait que
-Napoléon lui-même, à qui on la voulait opposer, et, par conséquent, le
-maréchal Soult n'avait agi ni mieux ni plus mal qu'un autre. Son seul
-tort, c'était d'avoir trop promis à la cour, d'avoir trop fait espérer
-de son énergie et de sa capacité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On fait subir au maréchal Soult, et en plein conseil,
-l'interrogatoire le plus offensant.</span>
-Appelé au Conseil, son attitude y fut conforme à sa situation,
-c'est-à-dire fort embarrassée. Interrogé presque en coupable, il
-répondit sans se révolter des soupçons dont il était l'objet, énuméra
-longuement les mesures qu'il avait prises, protesta plusieurs fois de
-la pureté de ses intentions, finit presque par y faire croire, donna
-ainsi une idée un peu meilleure de sa fidélité, mais moins bonne de
-<span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> sa capacité, et ayant souvent répété quand il ne savait plus
-que dire, que si on doutait de sa loyauté il était prêt à remettre sa
-démission au Roi, il fut en quelque sorte pris au mot, et sans
-désemparer conduit par M. de Blacas auprès de Louis XVIII.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal ayant offert sa démission, on en profite, et on
-lui retire le portefeuille de la guerre.</span>
-Ce prince,
-qui n'entendait rien à toutes les mesures administratives dont on
-prétendait juger le mérite, mais qui voyait avec son sens fin et droit
-que le ministre de la guerre n'avait fait ni des merveilles ni des
-perfidies, et qu'il fallait pourtant sacrifier quelqu'un à la colère
-du parti royaliste, laissa le maréchal parler aussi longuement qu'il
-voulut, puis l'offre de sa démission s'étant renouvelée, saisit
-l'occasion commode qui se présentait, lui dit qu'il faisait grand cas
-de ses services, qu'il en conserverait un bon souvenir, mais que le
-fardeau du ministère paraissant le fatiguer dans le moment, il l'en
-déchargeait, et allait lui donner un successeur. Le maréchal, surpris
-d'être si facilement cru sur parole quand il montrait le désir de se
-retirer, aurait voulu revenir sur ce qu'il avait dit, mais le Roi ne
-s'y prêta point, et il fut obligé de considérer comme définitive sa
-démission offerte pour la forme. Il sortit du cabinet du Roi fort
-mécontent d'y laisser son portefeuille, et fut reconduit par MM. de
-Blacas et de Vitrolles jusqu'aux portes des Tuileries, en protestant
-toujours de sa loyauté. Il y trouva une foule effarée qui poussait le
-cri de <cite>Vive le Roi!</cite> dès qu'elle voyait entrer ou sortir quelque
-grand personnage, et qui ne manqua pas de répéter ce cri en apercevant
-le maréchal. Il y répondit en agitant son chapeau à plumes blanches,
-<span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> et en criant lui-même <cite>Vive le Roi!</cite> puis il se jeta dans sa
-voiture, et rentra dans les bureaux de la guerre congédié après un
-ministère de trois mois, accusé de trahison par ceux mêmes auxquels il
-avait sacrifié son passé, compromis auprès de Napoléon qu'il venait
-d'injurier violemment dans sa dernière proclamation, et trop heureux
-s'il eût été tout à fait compromis auprès de ce dernier, car il
-n'aurait pas encouru la pesante responsabilité de major général dans
-la funeste journée de Waterloo!</p>
-
-<p>On usa de moins de détours avec M. d'André. C'était un ami sûr, bien
-que quelques fous affectassent d'en douter, et on lui donna sa
-démission en alléguant tout simplement l'intérêt du service du Roi.
-Ces résolutions prises le 11 mars, il fallait pourvoir au remplacement
-des deux hauts fonctionnaires congédiés. C'était le cas de déférer aux
-sages avis de M. Lainé, et d'accorder une satisfaction à l'opinion
-publique. Mais M. de Montesquiou, intermédiaire de M. Lainé, ne
-paraissait plus qu'un homme sans courage, un faux mérite, depuis qu'il
-conseillait les concessions, et on ne l'écoutait guère. À mesure même
-que le danger augmentait, les royalistes extrêmes prenaient plus
-d'ascendant, et ne voulant pas s'avouer que leur tort était d'avoir
-éloigné d'eux l'opinion publique, ils imaginèrent que ce qu'il fallait
-pour les sauver c'étaient des gens habiles, possédant cette infernale
-habileté qu'ils reconnaissaient à Napoléon, tout en contestant son
-génie, et ils étaient disposés à les aller chercher partout.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le duc de Feltre chargé de remplacer le maréchal Soult.</span>
-Il y
-avait un ancien ministre <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> de la guerre, celui qui pendant dix
-années avait reçu, transmis et fait exécuter les ordres impériaux,
-qui, depuis son retour de Blois, n'avait cessé d'adresser à la cour
-ses humbles assurances de dévouement, c'était le général Clarke, duc
-de Feltre. Jusqu'ici on avait accueilli son humilité mais non ses
-services. On résolut d'y recourir, car celui-là devait savoir, si
-quelqu'un le savait, comment on pouvait combattre Napoléon par des
-procédés semblables aux siens. On le fit donc appeler, et on le trouva
-heureux de cette offre, au point d'en oublier le danger. Dès qu'il ne
-refusait pas de se compromettre dans un pareil moment, on était
-autorisé à compter sur sa fidélité, et il fut envoyé sur-le-champ au
-ministère de la guerre, pour y remplacer le maréchal Soult sans perte
-d'un seul instant.</p>
-
-<p>Puisqu'il ne s'agissait pas de conquérir l'opinion publique, et qu'on
-ne voulait voir dans ce qui se passait qu'une lutte, où l'emporterait
-le plus habile dans ce genre d'habileté noire attribuée à Napoléon,
-c'était le cas de songer à M. Fouché pour le ministère de la police.
-On lui avait toujours fait espérer ce ministère sans jamais le lui
-donner, et, comme nous l'avons déjà dit, on avait fini par le rebuter.
-On venait de reprendre avec lui des communications souvent
-interrompues, et il avait répondu, en affectant comme auparavant un
-grand respect pour les Bourbons, mais en déclarant qu'il ne pouvait
-rien accepter, et qu'au point où en étaient les choses une crise grave
-était impossible à éviter. Privé de ce maître en fait de police, on
-était descendu infiniment plus bas en <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> importance, en esprit,
-en renommée, et on avait cherché à compenser ce qui manquait sous tous
-ces rapports au nouveau candidat, par la violence de sa haine contre
-Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Bourrienne remplace M. d'André à la direction de la
-police.</span>
-On s'était adressé à M. de Bourrienne, exclu depuis
-longtemps de la confiance impériale, devenu par ce motif directeur des
-postes, et on lui avait confié la police, non pas comme ministre, car
-il était impossible de lui conférer un pareil titre, mais comme
-directeur général. On était certain que celui-là devait connaître,
-haïr, poursuivre sans pitié les hommes de l'Empire, et que de sa part
-il n'y aurait à leur égard ni connivence ni ménagement.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ces deux changements sont accordés pour satisfaire
-l'opinion.</span>
-Les deux changements dont nous venons de dire l'occasion et les motifs
-étaient une singulière manière de répondre aux conseils de MM. Lainé
-et de Montesquiou, qui ne cessaient de demander avec instance qu'on
-renvoyât quatre ministres, et qu'on les remplaçât par des personnages
-respectables et populaires. Mais l'exaspération croissait avec le
-danger, et l'aveuglement avec l'exaspération. On croyait que le salut
-était une affaire non pas de confiance à inspirer à l'opinion, mais
-d'astuce profonde, et que le plus habile machinateur, quelque peu
-estimable qu'il fût, était le seul sauveur à appeler auprès de soi;
-triste aveuglement, qui attestait non pas la perversité des Bourbons
-ou des émigrés, fort honnêtes gens pour la plupart, mais la perversité
-de l'esprit de parti, toujours proportionnée au défaut de lumières!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Retour momentané d'espérance dû à la tentative manquée des
-frères Lallemand.</span>
-Ces changements de personnes eurent lieu les 11 et 12 mars, et un
-succès partiel, obtenu dans <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> le moment, fit luire une
-espérance passagère. En effet, les généraux Lallemand,
-Lefebvre-Desnoëttes, d'Erlon, étaient, comme on l'a vu, partis pour le
-Nord, afin de mettre à exécution leur inutile et imprudente tentative.
-Lefebvre-Desnoëttes, après s'être concerté avec le comte d'Erlon qui
-devait amener l'infanterie de Lille sur Compiègne, avec les frères
-Lallemand qui devaient amener du département de l'Aisne sur La Fère
-tout ce qu'ils pourraient entraîner de troupes de toutes armes, était
-parti le 9 mars au matin de Cambray, avec les chasseurs royaux
-(anciens chasseurs à cheval de la garde), en faisant dire aux
-cuirassiers royaux (anciens grenadiers à cheval), de venir le joindre.
-Les chasseurs à cheval habitués à obéir aveuglément au général qui
-pendant dix ans les avait conduits sur tous les champs de bataille,
-l'avaient suivi comme de coutume, et le 10 mars au matin s'étaient
-présentés devant La Fère, dont les portes étaient ouvertes et ne
-pouvaient se fermer devant des troupes françaises.
-<span class="sidenote" title="En marge">Comment avorte le complot militaire de ces généraux.</span>
-Les frères
-Lallemand accourus de leur côté, avaient essayé d'enlever le régiment
-d'artillerie qui résidait à La Fère, en disant qu'il s'était opéré à
-Paris une révolution en faveur de l'Empire, que les Bourbons étaient
-détrônés et prisonniers, et qu'il fallait se mettre en mouvement pour
-prêter concours à Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ils sont obligés de s'enfuir.</span>
-Le régiment d'artillerie n'aurait pas
-demandé mieux que d'écouter les frères Lallemand et de les suivre,
-mais le général d'Aboville qui se trouvait là, ferme observateur de
-ses devoirs, avait résisté, et les généraux Lallemand, craignant de
-perdre du temps, étaient partis pour <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> Compiègne avec
-Lefebvre-Desnoëttes, espérant trouver les grenadiers à cheval, et
-surtout l'infanterie de Lille conduite par le comte d'Erlon. Parvenus
-à Compiègne à la tête des anciens chasseurs de la garde, qui formaient
-un millier de cavaliers superbes, Lefebvre-Desnoëttes et les frères
-Lallemand tentèrent d'enlever le 6<sup>e</sup> de chasseurs, dont les officiers
-hésitèrent et finirent par résister. Tandis qu'ils échouaient auprès
-de ce régiment, il leur fallut attendre le comte d'Erlon qui ne
-paraissait point. Celui-ci, en effet, au moment d'ébranler son
-infanterie, avait été surpris et complétement paralysé par le maréchal
-Mortier arrivant de Paris. Le maréchal lui avait dit de se tenir
-tranquille, de laisser les révolutions s'accomplir sans s'y
-compromettre, et de se cacher pour l'instant, afin de ne pas être
-l'objet de quelque acte de sévérité. Le comte d'Erlon avait donc été
-réduit à l'impuissance d'agir, et obligé même de se dérober pour
-éviter des poursuites.</p>
-
-<p>Cette nouvelle consterna les généraux Lallemand et
-Lefebvre-Desnoëttes, qui comprirent trop tard qu'en ces circonstances
-si graves, où les âmes flottaient entre le devoir et la passion, tout
-autre que Napoléon, se présentant pour les décider, les embarrasserait
-au lieu de les entraîner. Ils étaient ainsi sans savoir quel parti
-prendre, lorsque le commandant en second, Lion, les voyant dans cette
-perplexité, les questionna vivement, et les força de dire ce qu'ils
-entendaient faire du corps ainsi compromis. Alors ils lui avouèrent
-tout, et lui proposèrent de se jeter en partisans sur la route de
-<span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> Lyon, seule chose en effet qu'ils eussent à faire. Le
-commandant Lion, effrayé d'une telle entreprise, s'y refusa, et les
-tira en quelque sorte d'embarras en prenant le commandement du corps,
-pendant qu'ils tâcheraient de s'évader. Il envoya sur l'heure même à
-Paris, au nom des chasseurs, un acte de soumission et de repentir,
-fondé sur l'ignorance où ils avaient été des intentions des généraux
-qui avaient essayé de les égarer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ensemble de nouvelles favorables qu'on tâche d'accréditer
-pour relever les courages.</span>
-Il ne fallait rien moins que la nouvelle de cette tentative
-impuissante, répandue à Paris le 12 mars, pour contre-balancer l'effet
-produit par les désastreuses nouvelles de Grenoble et de Lyon. Ce
-n'est qu'à la dernière extrémité que les partis se résignent à
-désespérer de leur salut, et si une espérance inattendue vient briller
-un moment à leurs yeux, ils s'y rattachent avec ardeur, comme les
-mourants à la vie quand elle semble leur être rendue. L'espérance
-cette fois était de nature à tromper même des esprits sages, car bien
-que les troupes restées fidèles n'eussent résisté qu'à des imprudents,
-et non pas à Napoléon, on pouvait en conclure, avec un peu de penchant
-à se faire illusion, que dans la main de chefs énergiques elles
-tiendraient contre Napoléon lui-même. Les rapports qu'on recevait de
-Franche-Comté, et en particulier de l'état-major du maréchal Ney (on
-ignorait encore sa défection), étaient favorables aussi. Les officiers
-royalistes qui entouraient le maréchal donnaient de sa conduite les
-témoignages les plus satisfaisants. De son côté le maréchal Oudinot,
-parti pour Metz, affirmait n'avoir trouvé que d'excellents sentiments
-<span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> dans l'ancienne garde impériale à pied. De tout cela on
-composa un ensemble de nouvelles rassurantes, auxquelles on se mit à
-croire et à faire croire. On se dit que de Cannes à Lyon Bonaparte
-avait pris tout le monde au dépourvu, n'avait rien trouvé de prêt pour
-la résistance, et qu'il avait triomphé, comme tant de fois en sa vie,
-en surprenant ses ennemis et en les frappant de stupeur. Mais à partir
-de ce point, ajoutait-on, il rencontrerait partout une résistance
-énergique et invincible. Il allait être pris en flanc par le maréchal
-Ney, et il ne viendrait pas à bout du brave des braves. Le maréchal
-Oudinot marcherait de Metz pour le prendre en queue. Enfin les troupes
-réunies à Paris et dans les environs composeraient une armée de
-quarante mille hommes, que le duc de Berry commanderait en personne,
-avec le maréchal Macdonald pour chef d'état-major, et sous les yeux du
-prince et du respectable maréchal qui devait le seconder, chacun
-ferait son devoir. À cette époque, il était partout question du
-premier coup de fusil à faire tirer, comme du remède décisif qui
-sauverait la monarchie, car une fois le conflit engagé, les troupes,
-disait-on, seraient bien obligées de se battre. Or, on avait à Paris
-le moyen assuré de faire tirer ce premier coup de fusil, c'était la
-maison du Roi, forte de cinq mille braves gens, tous profondément
-dévoués, et quant à ceux-là on ne devait pas douter qu'ils fissent
-feu. On se flattait d'avoir trente ou quarante mille hommes au moins,
-tandis que Napoléon n'en pouvait amener que huit ou dix mille à sa
-suite, et quelque habile <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> général qu'il fût, il ne
-l'emporterait pas avec une telle disproportion de forces.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation de l'armée de Melun sous le duc de Berry et le
-maréchal Macdonald.</span>
-Ces raisons étaient spécieuses, et l'esprit de parti s'est souvent
-payé de moins bonnes. On nomma donc M. le duc de Berry commandant de
-l'armée de Paris, destinée à camper en avant de Villejuif. On lui
-donna pour major général le maréchal Macdonald, qui venait de faire à
-Lyon des prodiges de fidélité et de courage. On chargea M. le duc
-d'Orléans de se rendre dans le Nord, d'y composer une armée de réserve
-avec les troupes qui avaient en dernier lieu montré un si bon esprit,
-de les réunir à Amiens ou à Saint-Quentin, et après les avoir pourvues
-du matériel nécessaire, de les amener sur Paris, pour former la gauche
-de M. le duc de Berry, et combattre à ses côtés. On envoya au maréchal
-Oudinot l'ordre de mettre en mouvement l'infanterie de la vieille
-garde s'il persistait à compter sur elle, de marcher de manière à
-prendre par le travers la route de Lyon à Paris, et de promettre le
-grade d'officier à tout soldat qui s'engagerait à faire feu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Enrôlement des volontaires royaux.</span>
-En même temps on ouvrit des registres dans Paris pour l'enrôlement des
-volontaires. Tous les jours des royalistes ardents se promenaient dans
-les rues de la capitale, en agitant des drapeaux blancs, et en
-poussant le cri <cite>Aux armes!</cite> contre l'usurpateur, le tyran, qui allait
-attirer sur la France le double fléau du despotisme et de la guerre.
-Quoique ces démonstrations ne fissent pas sur la population un effet
-bien marqué, cependant la jeunesse libérale, placée sous l'influence
-du journal <cite>le Censeur</cite>, lequel paraissait en forme de volume
-<span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> afin d'échapper à la censure, et s'attachait à montrer tous
-les dangers du retour de Napoléon, la jeunesse libérale sans être
-passionnée pour les Bourbons les préférait de beaucoup à Napoléon, et
-était prête à soutenir ses préférences les armes à la main. Aussi les
-étudiants en droit s'étaient-ils inscrits en assez grand nombre. On
-espérait que la garde nationale, inquiète pour la paix comme la
-jeunesse des écoles pour la liberté, servirait la cause royale avec le
-même zèle. On s'efforçait donc en ce moment de s'encourager les uns
-les autres, et de se relever de l'abattement produit par les nouvelles
-de Grenoble et de Lyon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance à la Chambre des députés.</span>
-Afin de propager ces sentiments par le retentissement de la tribune,
-on provoqua une séance des Chambres. Cette séance eut lieu le 13 mars.
-<span class="sidenote" title="En marge">Discours des ministres.</span>
-Le nouveau ministre de la guerre, duc de Feltre, et M. de Montesquiou,
-ministre de l'intérieur, y jouèrent le principal rôle. Le ministre de
-la guerre proposa de déclarer que les garnisons d'Antibes, de La Fère,
-de Lille, que les maréchaux Mortier, Macdonald, avaient bien mérité du
-Roi et de la patrie. Il proposa aussi d'annoncer que les militaires
-qui rendraient des services dans les circonstances actuelles
-recevraient des récompenses nationales. Il raconta à cette occasion la
-tentative du général Lefebvre-Desnoëttes et des frères Lallemand,
-qu'il qualifia d'infâme; il affirma que les troupes étaient animées
-d'un excellent esprit, qu'elles rempliraient leur devoir, que
-d'ailleurs il serait le premier à leur en donner l'exemple, et que si
-Lyon n'avait pas résisté, c'était uniquement parce que l'artillerie
-<span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> avait manqué. On applaudit à ces explications, à ces
-espérances, à ces promesses de dévouement, parce qu'on avait un
-extrême besoin d'y croire. Un membre de la Chambre proposa de placer
-la Charte sous la protection spéciale de l'armée et des gardes
-nationales, un autre de payer immédiatement les arrérages de la Légion
-d'honneur.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bon effet du langage tenu par M. de Montesquiou.</span>
-Toutes ces motions furent votées à la presque unanimité. Au
-langage quelque peu puéril du ministre de la guerre, le ministre de
-l'intérieur fit succéder des paroles sages et dignes, et n'ayant pu
-faire appeler au ministère les chefs du parti constitutionnel, il les
-remercia du moins de leur noble conduite en cette occasion. Il loua
-notamment en très-bons termes les écrivains libéraux, qui oubliaient
-des dissentiments particuliers pour défendre ce qui était le bien
-commun de tous, le Roi et la liberté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance royale du 16 mars.</span>
-L'effet de cette scène ayant semblé favorable, on en prépara une plus
-solennelle. On annonça que le Roi et les princes se rendraient le 16 à
-la Chambre des députés, pour y renouveler leur alliance avec la
-nation, et y donner de formelles assurances de leur fidélité à la
-Charte constitutionnelle. M. de Montesquiou, M. Lainé, ne pouvant
-obtenir des incertitudes du Roi, des fâcheuses tendances des princes,
-qu'on se jetât dans les bras du parti constitutionnel, voulaient au
-moins que par des démonstrations répétées on parvînt à se concilier
-l'opinion publique, seule force qui pût être utilement opposée à
-Napoléon.</p>
-
-<p>Le Roi prépara un discours qu'il rédigea lui-même avec soin, et qu'il
-apprit par c&oelig;ur afin de <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> le mieux débiter. Ce discours
-ayant été communiqué au Conseil, fut jugé un chef-d'&oelig;uvre, et il
-était en effet aussi noble qu'habile. Rassuré par ce suffrage, Louis
-XVIII partit des Tuileries en grande pompe, revêtu du cordon de la
-Légion d'honneur, entouré de tous les princes, et marchant à travers
-une double haie composée de gardes nationaux et de troupes de ligne.
-Il avait le duc d'Orléans dans sa voiture, et il prit soin de lui
-faire remarquer qu'il portait la plaque de la Légion d'honneur.&mdash;Je
-voudrais bien, lui répondit le prince, que ce ne fût pas aujourd'hui
-pour la première fois.&mdash;Pendant le trajet, le public, composé surtout
-de la bourgeoisie de Paris, se montrait affectueux; la garde nationale
-poussait des cris de <cite>Vive le Roi</cite>; les troupes gardaient le silence.
-Tandis que M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans observaient ce
-spectacle, le Roi n'y donnait aucune attention, et se récitait à
-lui-même le discours qu'il allait prononcer.</p>
-
-<p>Arrivé au palais Bourbon, Louis XVIII entra dans la salle des séances,
-et franchit les marches du trône, appuyé sur MM. de Blacas et de
-Duras. Les membres des deux Chambres se levèrent vivement à l'aspect
-du monarque, et applaudirent de toutes leurs forces. Les plus
-expansifs dans leurs témoignages étaient les députés siégeant au côté
-gauche. Ils voulaient tous la paix, la Charte, le Roi, et tenaient à
-lui prouver que s'il était sincère avec eux, ils le seraient avec lui.
-Trois et quatre fois ils se levèrent, en répétant le cri de <cite>Vive le
-Roi!</cite> Secondés dans cette manifestation par les députés royalistes,
-ils firent entendre à Louis XVIII <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> des acclamations qui
-l'émurent profondément, et qui auraient pu lui faire croire qu'il
-était sauvé. Malheureusement, ce n'était là que le cri de quelques
-citoyens éclairés et vraiment patriotes. Le reste de la nation,
-entraîné par des ressentiments dont les Bourbons étaient la cause
-involontaire, courait à de nouveaux abîmes!</p>
-
-<p>Le Roi, après s'être remis, prononça, d'une voix claire et bien
-accentuée, les paroles suivantes:</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours du Roi.</span></p>
-
-<div class="quote">
-<p>«<span class="smcap">Messieurs</span>,</p>
-
-<p>»Dans ce moment de crise, où l'ennemi public a pénétré dans une
- portion de mon royaume, et où il menace la liberté de tout le
- reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui,
- en vous unissant avec moi, font la force de l'État. Je viens, en
- m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et
- mes v&oelig;ux.</p>
-
-<p> »J'ai revu ma patrie, je l'ai réconciliée avec toutes les
- puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux
- traités qui nous ont rendu la paix; j'ai travaillé au bonheur de
- mon peuple; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les
- marques les plus touchantes de son amour; pourrais-je, à soixante
- ans, mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa
- défense?...»</p>
-</div>
-
-<p>Ici de nouvelles acclamations retentirent.&mdash;Non, s'écriaient les
-députés, ce n'est pas à vous, c'est à nous à mourir pour le trône et
-la Charte!&mdash;Le Roi reprit:</p>
-
-<div class="quote">
-<p>«Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France.
- Celui qui vient parmi nous allumer <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> les torches de la
- guerre civile, y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère;
- il vient remettre notre patrie sous son joug de fer; il vient
- enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai
- donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la
- postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que
- je jure ici de maintenir.</p>
-
-<p> »Rallions-nous donc autour d'elle! qu'elle soit notre étendard
- sacré! Les descendants de Henri IV s'y rangeront les premiers;
- ils seront suivis de tous les bons Français. Enfin, Messieurs,
- que le concours des deux Chambres donne à l'autorité toute la
- force qui lui est nécessaire; et cette guerre vraiment nationale
- prouvera, par son heureuse issue, ce que peut un grand peuple uni
- par l'amour de son Roi et de la loi fondamentale de l'État.»&mdash;</p>
-</div>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil chaleureux fait à ce discours.</span>
-À peine ces derniers mots étaient-ils prononcés que le comte d'Artois
-se levant, et saisissant les mains du Roi avec respect, lui dit ces
-paroles: Permettez, Sire, qu'au nom de votre famille j'unisse ma voix
-à la vôtre, pour protester de notre franche et cordiale union avec
-Votre Majesté, et pour jurer d'être fidèle à vous et à la Charte
-constitutionnelle.&mdash;Oui, oui, s'écrièrent le duc de Berry et le duc
-d'Orléans, nous le jurons!&mdash;À cette scène inattendue, les deux
-Chambres se levèrent pour applaudir à une conformité de sentiments,
-bien salutaire si elle avait été manifestée plus tôt, pour remercier
-la royauté de chercher son appui dans la nation, et pour le lui
-promettre tout entier. Mais, hélas, elles n'en disposaient pas, et
-ces Chambres elles-mêmes, <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> dans leur extrême prudence,
-n'avaient peut-être pas assez résisté à la royauté pour acquérir une
-popularité qui leur permît de la défendre et de la sauver.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Succès de la séance royale.</span>
-Louis XVIII se retira au milieu de l'émotion générale, fort touché du
-succès de son discours et de celui de la séance, succès d'une utilité
-certaine quinze jours auparavant, et aujourd'hui d'une utilité bien
-douteuse!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue de la garde nationale; son effet moins heureux que
-celui de la séance royale.</span>
-Après la séance royale on avait convoqué la garde nationale, afin que
-les princes pussent la passer en revue, et que sous leurs yeux les
-hommes de bonne volonté, destinés à former les bataillons mobiles,
-sortissent des rangs. Le comte d'Artois déploya tout ce qu'il avait de
-grâce pour plaire à la bourgeoisie parisienne sous les armes, mais
-quand on fit appel aux hommes de bonne volonté il ne s'en présenta
-qu'un petit nombre. On avait en effet trop froissé les sentiments de
-cette bourgeoisie pour lui inspirer un dévouement bien ardent. Elle
-avait peur de ce qui venait, sans avoir grand amour pour ce qui s'en
-allait. Néanmoins les apparences furent sauvées, et les princes,
-quoique moins bien accueillis qu'à la Chambre des députés, furent
-cependant reçus d'une manière convenable. Sous l'impression de ces
-diverses manifestations, et surtout de la tentative manquée des frères
-Lallemand, on était revenu un peu à l'espérance, on croyait à la force
-numérique et à la fidélité du rassemblement de troupes qui allait se
-former à Melun sous le duc de Berry, sous le maréchal Macdonald, sous
-les généraux Belliard, Maison, Haxo, etc. Les bonapartistes <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span>
-au contraire déconcertés par l'aventure des frères Lallemand, croyant
-y voir un symptôme alarmant des dispositions de l'armée, étaient
-tremblants, et se cachaient, intimidés surtout par le nom du nouveau
-préfet de police Bourrienne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Séjour de Napoléon à Auxerre.</span>
-Pendant ce temps, Napoléon arrivé à Auxerre le 17 y préparait sa
-marche sur Paris. Avec les troupes de Grenoble, de Lyon, avec celles
-de Franche-Comté qu'amenait le maréchal Ney, il pouvait réunir environ
-une vingtaine de mille hommes et soixante bouches à feu. Le 14<sup>e</sup> de
-ligne, envoyé à Auxerre pour le combattre, l'avait rejoint au cri de
-<cite>Vive l'Empereur!</cite> et avait ainsi augmenté ses forces d'un régiment
-d'infanterie. On avait reçu à Auxerre la nouvelle de la formation
-d'une armée à Melun. On parlait d'une quarantaine de mille hommes de
-troupes de ligne, de maison militaire, de gardes nationaux, sous les
-ordres directs du duc de Berry et de plusieurs maréchaux, et il était
-possible que ce premier coup de fusil tant désiré par les royalistes,
-si redouté par Napoléon, fût enfin tiré sous Paris.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bruits qui circulaient à Auxerre.</span>
-On devait croire,
-en effet, que dans les cinq ou six mille hommes composant la maison
-militaire, il s'en trouverait toujours assez pour engager le conflit,
-et alors la situation pouvait devenir grave. Napoléon n'était guère
-inquiet de ces rumeurs. Il se disait que les troupes ne tiendraient
-pas plus en avant de Paris qu'en avant de Lyon et de Grenoble, qu'à
-son approche le gouvernement perdrait la tête, et que le Roi s'en
-irait comme avaient fait les préfets, ceux du moins qui avaient voulu
-être fidèles. D'ailleurs, des émissaires venus des environs de la
-<span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> capitale affirmaient n'avoir pas rencontré de soldats sur
-leur chemin, et n'avoir vu à Melun que des rassemblements d'officiers
-à la demi-solde, fort mal disposés pour le gouvernement qu'ils étaient
-chargés de défendre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces bruits, sans inquiéter Napoléon, le décident à marcher
-sur Paris militairement.</span>
-Napoléon n'attachait donc pas grande importance
-aux bruits qui circulaient, mais il était capitaine trop avisé pour
-n'en pas tenir compte, et il avait résolu de passer deux ou trois
-jours à Auxerre, afin d'y concentrer ses forces, et de marcher
-militairement sur Paris. Il attendait le maréchal Ney avec le corps de
-la Franche-Comté, peut-être même avec la vieille garde qu'on disait
-échappée aux mains du maréchal Oudinot, et il était certain d'avoir
-dans ces deux jours donné à son armée une consistance suffisante. Pour
-que l'infanterie qui le suivait ne fût pas trop fatiguée, il imagina
-de l'embarquer sur la Seine à Auxerre, et de la faire voyager par eau
-jusqu'à Montereau. Il en usa de même pour l'artillerie, et dans cette
-vue il fit rassembler à prix d'argent tous les bateaux de la Seine. Il
-achemina sa cavalerie par terre sur ce même point de Montereau, et il
-disposa les choses de manière à pénétrer le 19 dans la forêt de
-Fontainebleau avec toutes ses armes réunies.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entretien de Napoléon avec le préfet et avec divers
-personnages.</span>
-Ces mesures prises avec sa promptitude et sa précision accoutumées, il
-employa son temps à recevoir les maires, les sous-préfets, les chefs
-de corps, et à leur tenir les discours qu'il avait tenus partout. Le
-soir, à la table du préfet, et dans un cercle plus étroit, composé de
-Drouot, de Bertrand, de Cambronne et du préfet lui-même, il parla
-confidentiellement, et avec le langage net, expressif, <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span>
-mordant, qui lui était propre.&mdash;J'ai laissé répandre autour de moi,
-dit-il, que j'étais d'accord avec les puissances, il n'en est rien. Je
-ne suis d'accord avec personne, pas même avec ceux qu'on accuse de
-conspirer à Paris pour ma cause. J'ai vu de l'île d'Elbe les fautes
-que l'on commettait, et j'ai résolu d'en profiter. Mon entreprise a
-toutes les apparences d'un acte d'audace extraordinaire, et elle n'est
-en réalité qu'un acte de raison. Il n'était pas douteux que les
-soldats, les paysans, les classes moyennes elles-mêmes, après tout ce
-qu'on avait fait pour les blesser, m'accueilleraient avec transport. À
-Grenoble, je n'ai eu qu'à <em>frapper la porte avec ma tabatière</em> pour
-qu'elle s'ouvrît. Sans doute, Louis XVIII est un prince sage, éclairé
-par le malheur, et s'il avait été seul, j'aurais eu infiniment plus de
-peine à lui reprendre la France. Mais sa famille, ses amis, détruisent
-tout le bien qu'il serait capable de faire. Ils se sont persuadés
-qu'ils rentraient dans l'héritage de leurs pères, et qu'ils pouvaient
-s'y conduire à leur gré, et ils ne voient pas que c'est dans mon
-héritage qu'ils rentrent, et que le mien ne pouvait pas être géré
-comme le leur.&mdash;Sur l'observation du préfet que les Bourbons s'étaient
-cependant renfermés dans la stricte observation des lois, Napoléon
-répondit que ce n'était pas assez de gouverner selon le texte des
-lois, qu'il fallait gouverner selon leur esprit.&mdash;On exécutait,
-dit-il, les lois du temps présent avec l'esprit du temps passé, et il
-n'était pas possible qu'on ne révoltât pas la génération actuelle.
-C'est là l'unique cause de mon succès. On a prétendu l'année dernière
-que c'est moi qui avais <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> ramené les Bourbons. Ils me ramènent
-cette année, par conséquent nous sommes quittes...&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du maréchal Ney à Mâcon.</span>
-Napoléon passa ainsi la soirée à s'entretenir avec sa verve
-accoutumée, faisant l'exposé le plus frappant des fautes des Bourbons,
-avouant aussi les siennes avec bonne grâce, mais affirmant du reste
-qu'il était changé, et qu'on ne trouverait plus en lui ni le maître
-absolu, ni le conquérant, car il savait, disait-il, se corriger, et
-n'était pas comme les Bourbons, qui en vingt-cinq ans <em>n'avaient rien
-appris, rien oublié</em>...&mdash;</p>
-
-<p>Le lendemain 18, arriva le maréchal Ney. Napoléon l'attendait avec
-impatience, et semblait même s'étonner qu'il ne fût pas arrivé plus
-tôt. Le maréchal, retenu par les ordres qu'il avait eu à expédier,
-était en effet en retard, et ce n'était pas d'ailleurs sans embarras
-qu'il s'approchait du quartier général. Il avait deux causes de gêne,
-sa conduite à Fontainebleau, et celle qu'il venait de tenir à
-Lons-le-Saulnier. Sa conduite à Fontainebleau, sauf les formes qui
-avaient été rudes, pouvait s'expliquer par l'empire des circonstances.
-Son dernier revirement, quoique pouvant s'expliquer de même, avait été
-si brusque, qu'il en était embarrassé même devant Napoléon qui en
-avait tant profité. Le maréchal, pour se justifier, avait répété
-partout ce qu'il avait déjà dit à Lons-le-Saulnier, qu'il cédait au
-v&oelig;u de la France, laquelle venait de se montrer unanime à Grenoble,
-à Lyon, à Mâcon, à Chalon, etc., mais qu'il n'avait pas entendu se
-donner à un homme, surtout à celui qui avait conduit les Français à
-Moscou; que les circonstances étaient <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> changées, qu'il fallait
-aujourd'hui à la France la paix et la liberté, qu'il l'entendait
-ainsi, et le dirait à l'Empereur à sa prochaine entrevue, et que si
-l'Empereur ne voulait pas écouter ce langage, il se retirerait dans
-ses champs pour n'en plus sortir.&mdash;Tels étaient les propos que Ney
-avait semés sur sa route, qu'il répéta en arrivant au préfet son
-beau-frère, et qu'il voulait adresser à Napoléon lui-même. Pourtant en
-approchant, sa hardiesse tombait peu à peu, et craignant de ne pas
-oser, ou de ne pas savoir dire tout ce qu'il avait dans l'esprit, il
-avait fait de sa conduite et de ses sentiments un exposé par écrit,
-qui commençait à Fontainebleau et finissait à Lons-le-Saulnier. Il le
-lut à son beau-frère, qui n'y trouva rien à reprendre, et il se rendit
-chez Napoléon, cet exposé à la main, peu d'instants après son arrivée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue de Napoléon avec le maréchal.</span>
-Napoléon, avec sa profonde sagacité, avait deviné tout ce que le
-maréchal serait tenté de lui dire, et il lui suffisait de ce qu'il
-avait déjà entendu de plus d'une bouche, pour prévoir que Ney lui
-apporterait à la fois des excuses et des remontrances. Or, il voulait
-le dispenser des unes, et s'épargner les autres. Il vint à lui les
-bras ouverts, en s'écriant:
-<span class="sidenote" title="En marge">Son adresse à empêcher le maréchal de dire ce qu'il
-voulait.</span>
-Embrassons-nous, mon cher maréchal....
-Puis Ney déployant son papier, il ne lui en laissa pas commencer la
-lecture.&mdash;Vous n'avez pas besoin d'excuse, lui dit-il. Votre excuse,
-comme la mienne, est dans les événements, qui ont été plus forts que
-les hommes. Mais ne parlons plus du passé, et ne nous en souvenons que
-pour nous mieux conduire dans l'avenir.&mdash;Après ces premiers mots,
-Napoléon <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> ne donnant pas au maréchal le temps de proférer une
-parole, lui fit un exposé de la situation et de ses intentions qui ne
-laissait rien à désirer, car il reconnaissait à la fois la nécessité
-de la paix et d'une liberté suffisante, et paraissait résolu à
-concéder l'une et l'autre. Il déclara qu'il acceptait le traité de
-Paris, qu'il l'avait fait dire à Vienne, qu'il comptait sur cette
-communication et sur l'intervention de Marie-Louise pour prévenir une
-nouvelle lutte avec l'Europe, et que rendu à Paris, il réunirait les
-hommes les plus éclairés pour se concerter avec eux sur les
-changements qu'il convenait d'apporter aux constitutions impériales.
-Le maréchal aurait voulu en vain ajouter quelque chose aux
-déclarations de Napoléon, car elles comprenaient tout ce qui était
-désirable, et précisaient mieux qu'il n'aurait pu le faire les besoins
-du moment. Pourtant il répéta à sa manière tout ce qu'il venait
-d'entendre, afin de pouvoir au moins se vanter de l'avoir dit, et
-Napoléon l'écouta sans peine, parce que ce n'était que la répétition
-de ses propres pensées, précédemment exprimées. L'entretien fut donc
-très-convenable. Néanmoins Ney, sans avoir la finesse de son
-interlocuteur, comprit bien que celui-ci n'avait pas voulu se laisser
-poser des conditions, et Napoléon avait compris encore mieux qu'on
-avait voulu lui en faire. Ils furent donc au fond moins satisfaits
-l'un de l'autre qu'ils n'affectaient de le paraître.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon et le maréchal affectent d'être plus contents l'un
-de l'autre qu'ils ne le sont véritablement.</span>
-Ney en se
-retirant dit à tous les officiers et à son beau-frère qu'il avait été
-très-content de l'Empereur, qui avait été avec lui très-amical, et
-très-raisonnable. Ses camarades applaudirent et déclarèrent qu'ils
-n'avaient rien à <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> souhaiter, puisqu'ils retrouvaient
-l'Empereur, et le retrouvaient corrigé par les événements.
-<span class="sidenote" title="En marge">Unanimité des militaires à désirer, en se donnant à
-Napoléon, qu'il soit changé, et qu'il soit à la fois pacifique et
-libéral.</span>
-Napoléon,
-de son côté, devinant aux airs de visage, aux mots échappés, qu'on
-s'excusait de la violation de ses devoirs militaires par la résolution
-hautement annoncée de lui mettre un frein, feignit de ne pas s'en
-apercevoir, et affecta de se montrer parfaitement content du maréchal.
-Toutefois, ce premier moment d'effusion passé, il reprit peu à peu une
-certaine hauteur impériale avec Ney, et lui donna rendez-vous à Paris,
-comme s'il n'avait pas eu besoin de lui pour y entrer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ de Napoléon d'Auxerre, et son entrée à Fontainebleau
-le 20 mars au matin.</span>
-Le 19 au matin, toutes ses dispositions étant terminées et ses troupes
-devant être rendues à Montereau, Napoléon quitta Auxerre pour se
-mettre à leur tête. Vers la nuit il était à la lisière de la forêt de
-Fontainebleau entouré de ses soldats. Là, on lui parla beaucoup des
-mouvements de troupes qui se faisaient en avant de Paris; il n'en tint
-compte, et s'enfonça dans la forêt suivi de quelques cavaliers. À
-quatre heures du matin, 20 mars, il pénétra dans cette cour du château
-de Fontainebleau, où onze mois auparavant (20 avril) il avait adressé
-ses adieux à la garde impériale. Déjà un groupe de cavalerie,
-déserteur de l'armée de Melun, s'y était transporté pour l'attendre.
-En mettant le pied dans ce palais où avait fini le premier Empire, et
-où semblait recommencer le second, son visage s'illumina d'un profond
-sentiment de satisfaction. Cette revanche que lui accordait la fortune
-était assurément bien éclatante, et dans ce grand esprit qui s'était
-guéri à l'île d'Elbe de toutes les illusions (on en verra <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span>
-bientôt la preuve), la joie fit taire un instant la prévoyance!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les fausses espérances conçues par les royalistes
-promptement dissipées.</span>
-Cependant, la plus violente agitation régnait aux Tuileries. Les
-espérances dont on s'était bercé n'avaient pas été de longue durée, et
-tandis qu'il avait fallu au maréchal Soult trois mois pour se
-discréditer, huit jours avaient suffi au ministre Clarke pour perdre
-toute la confiance qu'on avait mise en lui. En apprenant la marche
-triomphale de Napoléon à travers les populations de la Bourgogne, en
-apprenant surtout la défection du maréchal Ney, on avait bientôt
-reconnu que c'était puérilité d'attendre son salut d'un ministre de la
-guerre quel qu'il fût, et on s'était livré à un complet désespoir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Leur désespoir, et leur penchant à émigrer de nouveau.</span>
-Les royalistes violents n'avaient vu de ressource que dans une seconde
-émigration à l'étranger, où ils espéraient trouver encore l'appui
-qu'ils avaient obtenu à toutes les époques. En effet, si les nouvelles
-de France étaient désolantes, celles de Vienne étaient rassurantes au
-contraire, et on savait que le congrès réuni extraordinairement avait
-fulminé contre Napoléon un véritable arrêt de mort. Malheureusement il
-fallait aller chercher au dehors ce dangereux appui de l'étranger, qui
-pouvait procurer quelque force matérielle, mais en en ôtant toute
-force morale!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">MM. Lainé et de Montesquiou persistent à conseiller les
-concessions, mais les conseillent vainement.</span>
-On doit à M. Lainé, à M. de Montesquiou, à tous ceux enfin qui avaient
-cru trouver le salut de la cause royale dans l'union de la dynastie
-avec le parti libéral, la justice de reconnaître qu'ils ne
-désespérèrent pas de leur politique, et que jusqu'au dernier jour ils
-voulurent en essayer à leurs risques et <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> périls, c'est-à-dire
-avec le danger de tomber dans les mains de Napoléon, avant d'avoir pu
-opérer la réconciliation désirée. MM. Lainé et de Montesquiou
-insistèrent pour qu'on se livrât entièrement aux constitutionnels,
-qu'on les prît pour ministres, qu'on mît M. de Lafayette à la tête de
-la garde nationale, et qu'on opposât ainsi à Napoléon la Charte
-confiée aux mains des libéraux. Les constitutionnels ratifièrent ces
-propositions en s'offrant jusqu'au dernier instant, et le 19 mars au
-matin, M. Benjamin Constant écrivit dans le <cite>Journal des Débats</cite> un
-article de la plus extrême violence contre Napoléon, déclarant pour
-les Bourbons et pour la Charte une préférence formelle et irrévocable.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Déchaînement de la cour contre MM. de Montesquiou et de
-Blacas.</span>
-À cette heure, le conseil des ministres n'était presque plus le
-conseil du Roi, car, ainsi qu'il arrive dans les jours de crise, une
-foule d'empressés accouraient autour du gouvernement, forçaient ses
-portes, se mêlaient à ses délibérations, et prétendaient conduire les
-affaires presque autant que ceux qui en étaient responsables. Ces
-moments sont ceux de la dissolution du pouvoir, car tout le monde
-ordonne, personne n'obéit, et quand cet état se produit, on peut
-affirmer que l'agonie commence. Les royalistes de diverses nuances
-avaient envahi les deux ou trois étages des Tuileries; on les
-rencontrait partout, se remuant, parlant, déclamant contre MM. de
-Montesquiou et de Blacas, à qui on attribuait tout le mal. Le premier
-était devenu un objet d'aversion depuis qu'il faisait entendre des
-conseils de modération, et on disait que c'était un esprit léger, un
-faux mérite, inventé et vanté par les femmes, <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> et incapable de
-supporter le fardeau du pouvoir.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Blacas accusé d'être la cause des irrésolutions du
-Roi.</span>
-Le second avait aux yeux de ces
-royalistes fougueux le tort d'être l'homme du Roi. On le considérait
-comme la cause de l'inertie de Louis XVIII et de ses irrésolutions.
-Les modérés eux-mêmes aussi bien que les immodérés s'en prenaient à
-lui de n'être pas écoutés, lui reprochaient d'être en quelque sorte un
-mur élevé autour de la royauté pour empêcher les saines inspirations
-de lui parvenir, et il est certain que sa froide hauteur était bien
-faite pour inspirer cette idée, quoiqu'en réalité il s'empressât de
-transmettre exactement à Louis XVIII tout ce qu'il apprenait. Il faut
-ajouter que dans les circonstances difficiles, c'est ordinairement aux
-favoris, ou à ceux qui passent pour tels, qu'on s'en prend des
-malheurs publics, et qu'on se venge de leur faveur en les accusant de
-tout, même de ce qu'ils tâchent d'empêcher.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le parti d'une prompte retraite prévaut.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Partage d'avis entre les royalistes, sur le lieu où l'on
-doit se retirer.</span>
-Le déchaînement contre ces deux personnages était donc extrême. M. de
-Montesquiou, ne se déconcertant guère, persistait à soutenir le
-système des concessions, tandis que M. de Blacas gardait un froid
-silence. Les royalistes extrêmes s'obstinant à ne reconnaître au
-gouvernement d'autre tort que celui de la faiblesse, regardaient les
-concessions comme un redoublement de cette faiblesse qui ajouterait à
-la déconsidération du pouvoir sans apporter aucune amélioration
-sensible à l'état des choses. À leur avis il n'y avait plus qu'à
-quitter Paris, et à se retirer à l'étranger, où l'on trouverait
-l'appui de l'Europe, le seul sur lequel on pût désormais compter. Ils
-se disaient avec une satisfaction à peine dissimulée <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> que la
-coalition punirait cette nation ingrate qu'on n'avait pas su
-gouverner, parce qu'elle ne pouvait être menée que par une main de
-fer, celle de Napoléon ou celle de l'Europe. Ils ajoutaient qu'on y
-gagnerait d'être débarrassé de cette Charte, cause essentielle, à les
-en croire, des nouveaux revers dont la légitimité était menacée. Le
-tort, à leurs yeux, n'était pas de l'avoir mal observée, mais de
-l'avoir donnée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Vitrolles voudrait qu'on se retirât en Vendée, M. de
-Montesquiou en Flandre, sans toutefois passer la frontière.</span>
-Pourtant, même entre royalistes violents, ils étaient loin de
-s'entendre. Il y en avait, M. de Vitrolles tout le premier, auxquels
-le recours à l'étranger répugnait profondément. Ils avaient éprouvé
-récemment combien était importune l'influence de l'étranger, car cette
-influence les avait empêchés de se livrer à toutes leurs passions, et
-ils auraient bien voulu ne pas retomber dans sa dépendance. Pour y
-échapper ils avaient imaginé un moyen, c'était, en sortant de Paris
-(ce que les uns et les autres considéraient comme inévitable), de se
-retirer non pas au nord, vers Lille ou Dunkerque, mais à l'ouest, vers
-Angers, Nantes et la Rochelle, ce qui devait conduire en Vendée, au
-milieu des vieux soldats du royalisme, qui depuis dix mois avaient
-repris les armes. On se figurait qu'on réunirait là cinquante mille
-soldats, lesquels, appuyés sur Nantes, la Rochelle, Bordeaux, recevant
-des Anglais des secours en argent et en matériel, tiendraient assez
-longtemps, attireraient une partie des forces de l'usurpateur, et
-donneraient à l'Europe, sans apparence de complicité avec elle, le
-temps de résoudre la question fondamentale entre le Rhin et la
-<span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> Seine. Déjà M. le duc de Bourbon était parti pour Tours et
-Angers, et on ne doutait pas qu'il ne parvînt à émouvoir profondément
-la Vendée. On avait des nouvelles de Bordeaux, où M. le duc et madame
-la duchesse d'Angoulême avaient excité de vifs élans d'enthousiasme,
-et on regardait l'asile de l'Ouest comme aussi sûr qu'honorable, car
-enfin, en admettant qu'on fût forcé dans cet asile, il restait la mer
-pour s'enfuir, et retourner en Angleterre, d'où l'on était venu.</p>
-
-<p>On pouvait sans doute faire valoir des raisons fort spécieuses en
-faveur de ce plan, mais il y avait autant d'impopularité attachée à
-l'appui des chouans qu'à celui de l'étranger, et entre ces deux
-impopularités le choix était difficile. Aussi M. de Montesquiou,
-devenu le contradicteur habituel de M. de Vitrolles, disait-il avec le
-ton d'un homme importuné par de sots conseils: Eh! monsieur, le roi
-des chouans ne sera jamais le roi des Français!&mdash;À quoi M. de
-Vitrolles répondait que celui des Autrichiens, des Anglais et des
-Russes, n'avait pas plus de chances de le devenir.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Violente altercation entre M. de Vitrolles et M. de
-Montesquiou.</span>
-Ces deux
-personnages en étaient arrivés à une telle antipathie réciproque,
-qu'ils ne pouvaient plus souffrir la présence l'un de l'autre, et
-étaient toujours prêts à en venir aux outrages, M. de Vitrolles
-indiquant assez clairement qu'il regardait M. de Montesquiou comme un
-abbé de cour, aussi impertinent que léger, M. de Montesquiou, à son
-tour, qualifiant M. de Vitrolles de brouillon violent, aussi fatigant
-que dangereux.</p>
-
-<p>Le système des concessions étant écarté, M. de Montesquiou ne voyait
-d'autre ressource que de se <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> retirer vers la frontière du
-Nord, Dunkerque ou Lille, de rester dans l'une de ces deux places sans
-abandonner le sol français, et de laisser le duel de Napoléon avec
-l'Europe se vider sans y prendre part. C'était le conseil que M. le
-duc d'Orléans, que le maréchal Macdonald, que tous les hommes sages
-avaient donné à Louis XVIII, s'il fallait, comme tout l'annonçait,
-quitter la capitale et la livrer à Napoléon. Mais ce plan ne plaisait
-pas plus au vieux monarque que celui de se réfugier en Vendée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII incline à rester à Paris le plus longtemps
-possible.</span>
-Sortir
-de Paris était pour la paresse de Louis XVIII une résolution
-souverainement désagréable, et tout plan qui commençait par un
-déplacement lui était odieux. Aller guerroyer dans la Vendée lui
-semblait un parti d'aventuriers, qui ne convenait ni à son âge, ni à
-sa santé, ni à sa dignité. Prendre une place forte pour asile ne lui
-paraissait guère praticable, car il fallait d'abord une place prête à
-se dévouer, secondement une garnison pour la bien défendre, et les
-trois ou quatre mille cavaliers auxquels allait se réduire la maison
-militaire lorsqu'on abandonnerait Paris, n'étaient pas une garnison
-suffisante pour une ville comme Lille, dont la défense exigeait au
-moins douze ou quinze mille hommes de la meilleure infanterie. Enfin
-être assiégé dans une forteresse, pour finir par se rendre, était à
-ses yeux un sort assez ridicule.</p>
-
-<p>Ce qui lui agréait le plus, c'était Paris, et, à défaut de Paris,
-Londres. Or, avec cette disposition à l'inertie, rester aux Tuileries
-jusqu'à la dernière extrémité, était au fond sa résolution secrète,
-car il augurait mal d'une nouvelle émigration.&mdash;La <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> première
-fois, disait-il, on nous a bien reçus, parce qu'on imputait nos revers
-à la grande et irrésistible catastrophe de la Révolution; mais, cette
-fois, on les imputera à notre maladresse, et on nous traitera comme
-des gens malhabiles et des hôtes importuns.&mdash;Il voulait donc attendre
-jusqu'à la dernière heure, en laissant tout proposer sans rien
-accueillir, en laissant à M. de Blacas la tâche ingrate d'opposer
-objection sur objection aux propositions qui lui déplaisaient.</p>
-
-<p>Au milieu de cette cour en tumulte, où les auteurs de projets
-rencontraient tantôt le regard distrait et ironique du Roi, tantôt les
-sèches négations de M. de Blacas, il y avait un personnage qui n'était
-pas capable de se tenir tranquille en une conjoncture aussi grave,
-c'était le maréchal Marmont. Léger, vain, agité, grand faiseur
-d'embarras comme de coutume, appelé à commander la maison du Roi en
-cette occasion, et du reste le méritant par sa rare bravoure, il
-voulait lui aussi sauver le Roi, et prétendait en avoir trouvé le
-moyen. Se heurtant dans les mouvements qu'il se donnait, contre la
-froideur peu accueillante de M. de Blacas, il avait conçu pour ce
-ministre la haine la plus vive, et sans se ranger précisément avec les
-exagérés, il criait avec eux contre lui, et attribuait à son influence
-tous les maux de la royauté. Il avait poussé l'imprudence jusqu'à
-proposer à M. de Vitrolles d'enlever M. de Blacas pour l'éloigner du
-Roi, de s'emparer ensuite du gouvernement, et de sauver la monarchie
-sans M. de Blacas, et même sans le Roi.
-<span class="sidenote" title="En marge">Projet du maréchal Marmont de fortifier les Tuileries, et
-d'y supporter un siége.</span>
-Son plan, lorsque lui et M.
-de Vitrolles se seraient saisis du pouvoir, consistait <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> à
-fortifier les Tuileries, à y amasser des vivres et des munitions, à
-s'y enfermer avec tous les royalistes fidèles, à y attendre Napoléon,
-et à lui opposer l'embarras, sans doute assez grand, d'assiéger un
-vieux roi dans son palais, de l'y bombarder peut-être au milieu de
-l'indignation universelle.
-<span class="sidenote" title="En marge">Railleries de Louis XVIII à l'égard de ce projet.</span>
-M. de Vitrolles avait répondu que le temps
-des enlèvements de favoris était passé avec les favoris eux-mêmes, que
-M. de Blacas ne l'était pas, et qu'on donnerait, sans sauver le Roi,
-un spectacle aussi odieux que ridicule. Louis XVIII ayant reçu du
-maréchal Marmont la confidence de la seconde partie de son plan, lui
-avait répondu d'un ton peu flatteur: Vous me proposez la chaise
-curule; cette idée est au moins aussi vieille que toutes celles qu'on
-reproche à mes pauvres émigrés.&mdash;</p>
-
-<p>Dans toute situation désespérée on a volontiers recours aux
-empiriques, et on s'adressa une dernière fois à M. Fouché, pour en
-obtenir, à défaut de son concours, au moins un bon conseil, car, ainsi
-que nous l'avons dit, entre la confusion de recourir à un régicide, ou
-celle de faire des concessions aux constitutionnels, on aimait mieux
-la première.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Derniers conseils demandés à M. Fouché.</span>
-On chargea donc M. Dambray de voir M. Fouché, et de l'entretenir au
-nom de Louis XVIII. M. Fouché avait un tel goût d'intrigue, qu'engagé
-contre les Bourbons jusqu'à pousser lui-même les frères Lallemand à
-entreprendre leur folle tentative, il avait plaisir encore à
-rencontrer le chancelier de Louis XVIII, à écouter des propositions et
-à y répondre. M. Dambray ayant au nom du Roi demandé à M. Fouché son
-opinion et ses conseils, ce qui <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> indiquait assez qu'on serait
-prêt à accepter son concours, il dit, ce que tout le monde savait,
-qu'il était trop tard; que le mouvement était donné, que l'armée le
-suivrait jusqu'au dernier homme; que Napoléon serait à Paris avant
-huit jours, qu'il n'y avait donc plus qu'à se retirer, et à mettre la
-royauté hors d'atteinte, afin d'attendre en sûreté les événements
-ultérieurs. M. Dambray s'étant récrié contre des prophéties aussi
-désolantes, et ayant paru dire que M. Fouché ne prévoyait si
-facilement de telles extrémités que parce qu'au fond il les désirait
-peut-être, celui-ci, avec un mélange d'imprudence et de vanité sans
-pareilles, lui répondit, que pour son compte, il éprouvait du retour
-de Napoléon autant de chagrin que les royalistes eux-mêmes, qu'il
-détestait Napoléon et en était détesté, mais qu'il se résignait à une
-épreuve devenue inévitable; que si les Bourbons avaient pris ses
-conseils moins tardivement, il leur aurait épargné à eux et à la
-France cette nouvelle et dangereuse crise, mais qu'il n'était plus
-temps d'y échapper; que pour la traverser heureusement, il fallait
-même s'y prêter, qu'ainsi on ne devrait pas être étonné, si dans
-quelques jours lui, duc d'Otrante, devenait ministre de Napoléon,
-qu'il le deviendrait pour échapper à sa tyrannie et en accélérer la
-chute; que c'était vers cette voie de salut qu'il avait les yeux
-fixés, et qu'alors peut-être débarrassé de ce fou dangereux, il
-pourrait en faveur des Bourbons ce qu'il ne pouvait pas aujourd'hui.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Cynisme de ce personnage.</span>
-On ne sait de quoi il faut le plus s'étonner, ou du cynisme de tels
-aveux, ou de l'imprudence de <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> telles confidences, ou de la
-puérilité d'un orgueil qui croyait prévoir et dominer les événements
-de si loin. M. Dambray se laissa prendre à tous ces faux semblants de
-politique profonde, et quitta son interlocuteur, consterné et écrasé
-par sa prétendue supériorité. Il en fit part au Roi et au comte
-d'Artois, qui furent fâchés, le dernier surtout, de s'être adressés si
-tard au génie de M. Fouché.
-<span class="sidenote" title="En marge">Voyant qu'on ne peut conquérir M. Fouché, on se décide à le
-faire arrêter.</span>
-Cependant son refus de répondre aux
-avances de la cour parut suspect, et on se dit que puisqu'il
-repoussait des ouvertures qui étaient des offres véritables, c'est
-qu'il était résolûment engagé avec l'ennemi. Ne l'ayant pas pour soi,
-il fallait l'annuler, et pour cela s'emparer de sa personne. La police
-violente de M. de Bourrienne ne pouvait être détournée d'un tel acte,
-ni par son bon sens ni par ses scrupules, et elle envoya des agents
-pour arrêter le duc d'Otrante. C'était une extravagance inutile, qu'en
-tout cas il ne fallait pas essayer sans réussir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son évasion.</span>
-Mais M. Fouché qui,
-en se mêlant à tout, avait au moins l'esprit de s'attendre à tout,
-s'était ménagé une retraite dans l'hôtel de la reine Hortense, contigu
-au sien, et en prétextant auprès des agents qui venaient l'arrêter le
-besoin de s'éloigner quelques minutes, il leur échappa par son jardin.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">En apprenant l'entrée de Napoléon à Fontainebleau, Louis
-XVIII se décide à quitter Paris.</span>
-Cette aventure eût fort prêté à rire, si la situation eût été moins
-grave. Le 19 au matin, la nouvelle étant parvenue que Napoléon allait
-être à Fontainebleau, le moment extrême que Louis XVIII s'était
-assigné pour prendre un parti, était évidemment arrivé. Avec ses
-opinions et ses goûts, il n'avait guère à choisir. Il était trop
-tard, en <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> effet, pour recourir au parti constitutionnel, dont
-il connaissait peu les principaux chefs, et auxquels, lors même qu'il
-se serait fié à eux, il n'aurait pu se livrer qu'en excitant la colère
-de son parti à un point qui dépassait son courage. Il jugeait ridicule
-le projet du maréchal Marmont de braver un siége dans les Tuileries;
-il trouvait le projet de M. de Vitrolles de se réfugier en Vendée,
-digne de M. le comte d'Artois, et pour lui c'était tout dire. Il ne
-lui restait donc qu'à se retirer sur la frontière du Nord, sans la
-franchir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il donne sa confiance au maréchal Macdonald, et lui remet
-le soin de préparer son départ.</span>
-Ce dernier projet qui était celui du duc d'Orléans et du
-maréchal Macdonald, était plus conforme à son esprit de sagesse, et il
-le préférait de beaucoup à tous les autres. M. le duc d'Orléans
-s'était rendu en Flandre. Le maréchal Macdonald, destiné à commander
-l'armée de Melun, sous le duc de Berry, était à Paris, et Louis XVIII
-avait conçu pour sa prudence, son sang-froid, sa loyauté, une grande
-estime. Il l'avait appelé auprès de lui, afin d'avoir son avis. Le
-maréchal, occupé à former l'armée de Melun, avait déclaré au Roi que
-cette armée ne lui inspirait aucune confiance, que la maison
-militaire, dévouée, brave, mais inexpérimentée, ne tiendrait pas deux
-heures contre les troupes impériales; que les bataillons volontaires
-de la garde nationale étaient presque nuls en nombre; qu'enfin les
-troupes de ligne passeraient à l'ennemi dès qu'on serait à portée de
-canon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Précautions prises par le maréchal.</span>
-Leurs dispositions étaient même si peu rassurantes, que le
-maréchal n'avait pas encore osé les réunir à Melun, de peur, en les
-assemblant, de faire éclater leurs sentiments secrets. Aussi n'y
-avait-il envoyé <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> que les officiers à la demi-solde, formés en
-bataillons d'élite par le maréchal Soult, lesquels tenaient déjà les
-plus affreux propos, et menaçaient à chaque instant de s'insurger. De
-ce sincère exposé des choses, le maréchal avait conclu qu'il fallait
-se retirer à Lille, s'y enfermer, et y attendre le résultat de la
-lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire rétabli. Le Roi
-avait trouvé l'avis du maréchal fort sensé, et s'y était complétement
-rallié. Seulement il ne croyait pas qu'il fût plus facile de tenir à
-Lille qu'à Paris, et son penchant était de regagner tout simplement
-l'asile d'Hartwell, où il avait goûté pendant six ans un parfait
-repos, et où il craignait d'être obligé de finir sa vie, grâce aux
-fautes de ses amis et de son frère. Au surplus, comme Lille était le
-chemin de Londres, et comme après tout, rester à la frontière, si on
-le pouvait, valait mieux évidemment, il adopta le plan du maréchal, et
-lui ordonna d'en préparer l'exécution. Mais une inquiétude le
-préoccupait, et le maréchal ne laissait pas de la partager dans une
-certaine mesure. La mémoire, cette dangereuse faculté des Bourbons,
-lui rappelait que Louis XVI, cherchant à fuir, avait été arrêté à
-Varennes, et ramené de force à Paris. Il craignait donc qu'une émeute
-populaire, excitée par les gens des faubourgs et par les officiers à
-la demi-solde, n'arrêtât sa voiture, et ne l'empêchât de partir.
-Entrant dans ses craintes, le maréchal convint avec lui d'envoyer les
-troupes à Villejuif, sous prétexte de leur formation en corps d'armée,
-et après s'être débarrassé de leur présence de réunir la maison
-militaire dans le Champ-de-Mars, <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> sous le prétexte, également
-fort plausible, de la passer en revue, de conduire la famille royale
-au milieu d'elle, puis de franchir brusquement la Seine, de prendre le
-chemin de la Révolte, et de gagner par Saint-Denis la route du Nord.
-Le Roi tomba d'accord de tous ces détails avec le maréchal Macdonald,
-ne dit rien de ses projets au maréchal Marmont, de l'indiscrétion
-duquel il se défiait, et ne donna à ce dernier d'autres ordres que de
-tenir la maison militaire toujours sur pied, et prête à partir pour
-aller combattre.</p>
-
-<p>Les choses en étaient arrivées à ce point dans la matinée du 19, que
-personne ne songeait plus à contredire, à présenter des projets, et
-qu'avec la perspective de voir Napoléon entrer dans Paris sous
-vingt-quatre heures, chacun ne pensait qu'à se dérober à sa férocité,
-qu'on se figurait d'après la haine qu'on lui portait. Louis XVIII
-était donc débarrassé de ses contradicteurs, et quant à son frère le
-comte d'Artois, à son neveu le duc de Berry, l'évidence du danger ne
-leur permettait plus d'avoir un avis autre que le sien. Tout fut donc
-disposé en grand secret le 19 au matin, pour partir dans la journée ou
-dans la nuit, lorsqu'on n'aurait plus aucun doute sur l'approche de
-Napoléon.</p>
-
-<p>Conformément au projet adopté, le maréchal Macdonald achemina
-immédiatement les troupes sur Villejuif, dirigea sur Vincennes les
-volontaires royaux commandés par M. de Viomesnil, et annonça qu'il se
-rendrait avec les princes à Villejuif pour y prendre le commandement
-de l'armée. Ces bruits avaient pour but de tromper le gros du public,
-<span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> mais on ne dissimula guère aux gens de la cour qu'il fallait
-se préparer à quitter Paris. Aussi toute la journée fut-elle remplie
-de départs individuels.
-<span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour se procurer des fonds.</span>
-On avait besoin d'argent, et avec un ministre
-aussi scrupuleux que M. Louis, s'en procurer était difficile.
-Cependant on parvint à y pourvoir par des moyens parfaitement
-réguliers. On n'avait pas encore disposé du domaine extraordinaire,
-qui était administré par la liste civile. Il s'y trouvait pour près de
-six millions en actions de la Banque, que depuis plusieurs jours on
-avait eu soin de faire vendre. La liste civile s'en constitua
-débitrice envers le trésor extraordinaire, et elle les réalisa en or
-et en argent. Comme on était au commencement de l'année, la liste
-civile qui était considérable, pouvait prendre une avance de plusieurs
-millions, et de la sorte on s'en procura encore 5 ou 6, ce qui faisait
-un total de 11 ou 12. On en confia 4 au trésorier de la maison
-militaire, et 3 environ à M. de Blacas pour les dépenses de la maison
-civile.
-<span class="sidenote" title="En marge">Distributions faites aux principaux personnages de la
-cour.</span>
-Quelques millions furent distribués entre les princes, les
-principaux seigneurs de la cour et les généraux accompagnant la
-famille royale<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>; puis, ce qui n'était pas aussi régulier, on plaça
-dans des fourgons les diamants de la couronne, pour les emporter à la
-suite de la royauté fugitive. Politiquement on croyait n'avoir rien à
-ordonner, et on n'ordonna rien. On se contenta de prescrire aux
-ministres de suivre le Roi, mais on ne fit aucune communication aux
-Chambres.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Vitrolles chargé d'aller organiser un gouvernement
-royal dans le Midi.</span>
-Seulement M. le duc d'Angoulême et <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> madame la
-duchesse d'Angoulême se trouvant dans le Midi, où se manifestait
-beaucoup de zèle en faveur de la cause royale, le duc de Bourbon de
-son côté étant parti pour la Vendée, il fut convenu que M. de
-Vitrolles, qui avait toujours paru compter beaucoup sur les provinces
-de l'Ouest, s'y rendrait afin de servir de ministre responsable soit à
-M. le duc d'Angoulême, soit à M. le duc de Bourbon, et essayerait d'y
-former sous l'autorité de ces princes un gouvernement particulier à
-ces contrées. Il était porteur des pouvoirs du Roi, et devait
-s'acheminer vers le Midi au moment où la famille royale prendrait la
-route du Nord.</p>
-
-<p>Pendant toute cette journée du 19 une foule inquiète, curieuse, et
-visiblement bienveillante, remplit la place du Carrousel, regardant
-les voitures qui entraient et sortaient, et se doutant par les départs
-qu'on avait remarqués dans le faubourg Saint-Germain, qu'il s'en
-accomplirait bientôt un plus important aux Tuileries. Cette foule,
-bien que dans ses rangs il se cachât plus d'un officier à la
-demi-solde venu pour observer ce qui se passait, témoignait un intérêt
-véritable pour la famille royale, et criait de temps en temps <cite>Vive le
-Roi!</cite> Dans cette même journée, M. Lainé vint au nom du parti
-constitutionnel renouveler une dernière fois l'offre de faire une
-tentative de résistance, en mettant M. de Lafayette à la tête de la
-garde nationale. On l'accueillit avec politesse, mais sans lui
-annoncer le prochain départ de la cour, et en laissant voir que pour
-tout projet il était trop tard. Dans l'après-midi le Roi, d'accord
-avec le maréchal Macdonald, <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> voulut faire une première sortie
-pour sonder les dispositions du peuple, et voir s'il aurait la liberté
-de quitter la capitale. Le maréchal Marmont avait reçu ordre de réunir
-la maison militaire au Champ-de-Mars, ce qui, prescrit à l'improviste,
-n'avait pu être exécuté que partiellement. Pourtant le gros de la
-maison militaire avait répondu à l'appel, et il était convenu que le
-Roi, sous prétexte d'aller la passer en revue, sortirait des
-Tuileries, y rentrerait si tout lui semblait paisible, et au contraire
-si l'aspect de la foule était inquiétant, franchirait la Seine sur le
-pont d'Iéna, traverserait le bois de Boulogne, et gagnerait la route
-de Saint-Denis en ordonnant à ses gardes du corps de le suivre.</p>
-
-<p>Il sortit en effet entre deux et trois heures, trouva la foule du
-Carrousel curieuse, mais paisible, affectueuse même, et s'ouvrant avec
-respect pour le laisser passer. Il se rendit au Champ-de-Mars, aperçut
-partout le plus grand calme, et rentra aux Tuileries, dans l'intention
-de ne partir que dans la soirée même, ce qui lui donnait un peu plus
-de temps pour ses préparatifs.</p>
-
-<p>Vers la fin du jour, on sut que Napoléon s'était porté sur
-Fontainebleau, et on ne douta plus de son entrée à Paris le lendemain.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ de Louis XVIII le 19 au soir.</span>
-En conséquence, on résolut de ne plus différer le départ. Vers onze
-heures, la foule des curieux s'étant peu à peu dispersée, on ferma les
-grilles des Tuileries, et toute la famille royale monta en voiture.
-Elle se dirigea sur Saint-Denis, sans rencontrer ni résistance ni
-curiosité, car à cette heure les rues de la capitale étaient
-entièrement désertes. Le maréchal Macdonald <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ordonna aux
-troupes qui n'étaient point encore parties pour Villejuif de prendre
-le chemin de Saint-Denis, n'ayant pas du reste la moindre espérance de
-les soustraire à la contagion et de les conserver à la royauté. À
-minuit, on traversa Saint-Denis, sans avoir essuyé d'autre accident
-que quelques cris inconvenants d'un bataillon d'officiers à la
-demi-solde, acheminé dans cette direction. Ainsi, après onze mois,
-l'infortunée famille des Bourbons, moins par ses fautes que par celles
-de ses amis, prenait une seconde fois la route de l'exil!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ignorance du public le 20 mars au matin.</span>
-Le lendemain, 20 mars, lorsque le jour vint éclairer la solitude des
-Tuileries, une grande anxiété régna parmi les curieux, accourus comme
-la veille pour savoir ce qui se passait. On voyait encore des
-domestiques en livrée, mais on ne découvrait pas un officier, pas un
-garde du corps, et on remarquait seulement les postes de la garde
-nationale placés en dehors comme de coutume. Le drapeau blanc flottait
-toujours sur le dôme principal, quelques cris plus rares de <cite>Vive le
-Roi!</cite> se faisaient entendre, mais ceux de <cite>Vive l'Empereur!</cite> quoiqu'il
-y eût là beaucoup d'officiers à la demi-solde, n'osaient pas se
-produire. Bientôt le fatal secret finit par se répandre, et remplit
-Paris en un clin d'&oelig;il. Les personnages principaux des partis,
-informés les premiers, coururent se le communiquer les uns aux autres,
-les royalistes avec désespoir, les constitutionnels avec dépit d'avoir
-été leurrés et inutilement compromis, les chefs du parti bonapartiste
-avec une joie bien naturelle, car depuis l'arrestation manquée de M.
-Fouché ils avaient vécu dans des inquiétudes <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> continuelles,
-et, en ce moment encore, ils ne pouvaient se défendre d'une sorte de
-crainte, car tant que Napoléon n'était pas aux Tuileries, rien ne leur
-paraissait décidé. Quelques-uns se rendirent chez le vieux Cambacérès,
-pour lui demander ce qu'il fallait faire. Il leur recommanda
-expressément de ne devancer en rien les volontés de Napoléon, qui ne
-saurait gré à personne d'avoir voulu agir avant lui et sans lui. Comme
-on lui parlait des caisses publiques, des postes, de tout ce qu'il
-importait enfin de sauver d'un désordre populaire, Ne vous en mêlez
-pas, disait-il, tout vaut mieux que de chercher à suppléer l'autorité
-de l'Empereur.&mdash;C'était là le vieil Empire, mais le nouveau n'y
-pourrait guère ressembler.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Lavallette envoie un courrier à Napoléon pour lui
-apprendre le départ de la cour.</span>
-M. Lavallette voulut cependant aller aux postes, qu'il avait
-administrées si longtemps, uniquement pour avoir des nouvelles, ne
-sachant pas qu'il allait ainsi préparer l'arrêt de mort qui devait le
-frapper plus tard. Les employés, en le voyant, l'entourèrent, le
-supplièrent de se mettre à leur tête, et M. Ferrand, le directeur des
-postes pour le compte de Louis XVIII, lui demanda avec instance de le
-remplacer, et de lui délivrer à lui-même un permis pour obtenir des
-chevaux. Ce vieux royaliste, persuadé que les Bourbons avaient
-succombé non par leurs fautes mais par une conspiration, croyait en
-voir l'accomplissement dans l'apparition de M. Lavallette, pourtant
-bien accidentelle. M. Lavallette, étranger à toute conspiration, même
-à la petite échauffourée des frères Lallemand, se borna à faire partir
-un courrier pour Fontainebleau, afin de prévenir Napoléon de
-l'évacuation des Tuileries.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Les officiers à la demi-solde accumulés à Paris
-font arborer le drapeau tricolore aux Tuileries.</span>
-À la nouvelle de cette évacuation, les jeunes officiers qui depuis un
-an remplissaient Paris de leurs propos et de leur opposition,
-s'étaient transportés à la place du Carrousel au nombre de quelques
-mille. Le général Exelmans y avait paru des premiers. Après avoir
-examiné pendant quelque temps ce palais silencieux et désert, sur
-lequel le drapeau blanc continuait de flotter, ils y pénétrèrent,
-trouvèrent les domestiques pressés de leur en ouvrir les portes,
-firent abattre le drapeau blanc et arborer le drapeau tricolore au
-milieu de la joie des assistants.
-<span class="sidenote" title="En marge">Tous les grands de l'Empire s'y rendent pour recevoir
-Napoléon.</span>
-On se répandit ensuite dans Paris
-pour chercher les anciens ministres, les anciens dignitaires de
-l'Empire, MM. de Bassano, de Rovigo, Decrès, Mollien, Gaudin, la reine
-Hortense et l'ancienne reine d'Espagne, femme de Joseph. En un instant
-le palais fut rempli des serviteurs de l'Empire, attendant leur maître
-avec impatience. Un grand nombre de militaires de tous grades étaient
-allés à sa rencontre sur la route de Fontainebleau.</p>
-
-<p>Napoléon, en effet, parvenu dans la nuit à Fontainebleau, s'y était
-reposé quelques heures pour attendre sa cavalerie; bientôt il avait
-reçu le courrier de M. Lavallette, et avait vu M. de Caulaincourt
-lui-même accourir dans la première voiture de poste qu'il avait pu se
-procurer. Napoléon avait serré dans ses bras ce fidèle serviteur, et
-l'avait tenu longtemps pressé sur son c&oelig;ur. Il résolut de partir
-sur-le-champ, et d'entrer le jour même à Paris, pour s'emparer du
-gouvernement sans aucun retard. D'ailleurs le 20 mars était le jour
-de la <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> naissance de son fils, et il avait la superstition des
-anniversaires, superstition ordinaire chez ceux qui ont beaucoup
-demandé à la fortune, et en ont beaucoup obtenu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche de Napoléon de Fontainebleau à Paris.</span>
-Après avoir donné quelques ordres relatifs à la marche de ses troupes,
-il quitta Fontainebleau à deux heures, en voiture de poste, ayant avec
-lui M. de Caulaincourt, et ses fidèles compagnons Bertrand et Drouot.
-Près de Villejuif il vit venir à lui la plupart des troupes destinées
-à former l'armée de Melun. L'état-major de cette armée s'était, comme
-nous l'avons dit, dirigé sur Saint-Denis. Les soldats étaient donc
-sans chefs, et il n'en était que plus facile pour eux de se livrer à
-leurs sentiments. Napoléon, après avoir reçu les témoignages de leur
-enthousiasme, continua son voyage, escorté par une foule d'officiers à
-cheval, appartenant à tous les régiments. Cette foule retardant sa
-marche, il n'entra dans Paris que vers les neuf heures du soir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son arrivée aux Tuileries le 20 mars à neuf heures du
-soir.</span>
-Il suivit le boulevard extérieur jusqu'aux Invalides, pour éviter les
-rues étroites du centre de la capitale, puis il remonta les quais
-jusqu'au guichet des Tuileries. Le peuple de Paris ignorait son
-arrivée, et il n'y eut d'autres témoins de cette étrange et
-prodigieuse restauration impériale, que quelques curieux et la masse
-des officiers réunis sur la place du Carrousel.</p>
-
-<p>La voiture pénétra dans la cour du palais, sans qu'on sût d'abord ce
-qu'elle contenait. Mais une minute suffit pour qu'on en fût informé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Scène de son entrée.</span>
-Alors Napoléon, arraché des mains de MM. de Caulaincourt, Bertrand,
-Drouot, fut porté dans les bras <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> des officiers à la
-demi-solde, en proie à une joie délirante.
-<span class="sidenote" title="En marge">Vive émotion qu'il éprouve.</span>
-Un cri formidable de <cite>Vive
-l'Empereur!</cite> avait averti la foule des hauts fonctionnaires qui
-remplissaient les Tuileries. Elle se précipita aussitôt vers
-l'escalier, et formant un courant contraire à celui des officiers qui
-montaient, il s'engagea une sorte de conflit presque alarmant, car on
-faillit s'étouffer, et étouffer Napoléon lui-même. On le porta ainsi
-au sommet de l'escalier, en poussant des cris frénétiques, et lui,
-pour la première fois de sa vie ne pouvant dominer l'émotion qu'il
-éprouvait, laissa échapper quelques larmes, et, déposé enfin sur le
-sol, marcha devant lui sans reconnaître personne, abandonnant ses
-mains à ceux qui les serraient, les baisaient, les meurtrissaient de
-leurs témoignages.</p>
-
-<p>Après quelques instants il recouvra ses sens, reconnut ses plus
-fidèles serviteurs, les embrassa, puis, sans prendre un moment de
-repos, s'enferma avec eux pour composer un gouvernement.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Caractères et causes de la révolution du 20 mars 1815.</span>
-Ainsi en vingt jours, du 1<sup>er</sup> au 20 mars, s'était accomplie cette
-étrange prophétie que l'aigle impériale <cite>volerait sans s'arrêter de
-clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame</cite>! Rien dans la
-destinée de Napoléon n'avait été plus extraordinaire, ni plus
-difficile à expliquer en apparence, quoique extrêmement facile à
-expliquer en réalité. Les infortunés Bourbons qui s'en allaient,
-imputaient cette révolution non pas à leurs fautes, mais à une immense
-conspiration, qui, à les en croire, embrassait la France entière. Or,
-de conspiration il n'y en avait pas, comme on l'a vu. À la vérité il
-avait existé <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> un projet insignifiant de quelques jeunes
-officiers, dupes de M. Fouché, projet qui avait si peu d'importance,
-que mis à exécution avec le puissant encouragement du débarquement de
-Napoléon, il avait complétement échoué. Mais ce projet n'avait eu
-aucun lien réel avec l'île d'Elbe, puisque M. de Bassano qui le
-connaissait sans s'y être associé, avait envoyé à Napoléon l'avis du
-mécontentement public, sans même y ajouter un conseil. Napoléon, peu
-influencé par cette communication, s'attendant à être prochainement
-enlevé de l'île d'Elbe, à voir ses compagnons d'exil périr d'ennui ou
-de misère sous ses yeux, et croyant le congrès dissous, s'était décidé
-à partir, mû surtout par son activité dévorante, par son audace
-extraordinaire, et comptant pour traverser la mer sur sa fortune, et
-pour traverser l'intérieur de la France sur tous les sentiments que
-les Bourbons avaient froissés. Toute la profondeur de sa conception
-avait consisté à juger d'une manière sûre, que le sentiment national
-représenté par l'armée, que les sentiments de quatre-vingt-neuf
-représentés par le peuple des campagnes et des villes, éclateraient à
-sa vue, que dès lors moyennant un premier danger vaincu, il
-entraînerait à sa suite le peuple et l'armée, et arriverait d'un trait
-à Paris suivi des soldats envoyés pour le combattre. Il s'était donc
-embarqué avec sa foi accoutumée dans son étoile, avait heureusement
-traversé la mer, avait débarqué sans difficulté sur une côte gardée à
-peine par quelques douaniers, puis entre deux routes, celle des Alpes
-semée d'obstacles physiques, celle du littoral semée d'obstacles
-moraux, avait <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> préféré la première, et trouvant à La Mure un
-bataillon qui hésitait, l'avait décidé en lui découvrant hardiment sa
-poitrine. Ce jour-là la France avait été conquise, et Napoléon était
-remonté sur son trône! Ainsi un acte de clairvoyance consistant à lire
-dans le c&oelig;ur de la France blessée par l'émigration, un acte
-d'audace consistant à entraîner un bataillon qui hésitait entre le
-devoir et ses sentiments, étaient, avec les fautes des Bourbons, les
-vraies causes de cette révolution étrange, et bien ordinaire,
-disons-le, tout extraordinaire qu'elle puisse paraître! Était-il
-possible en effet que l'ancien régime et la Révolution, replacés en
-face l'un de l'autre en 1814, se trouvassent en présence sans se
-saisir encore une fois corps à corps, pour se livrer un dernier et
-formidable combat? Assurément non, et une nouvelle lutte entre ces
-deux puissances était inévitable. Napoléon, il est vrai, en s'y
-mêlant, lui donnait des proportions européennes, c'est-à-dire
-gigantesques. Sans lui cette lutte aurait été peut-être moins prompte;
-peut-être aussi n'aurait-elle point provoqué l'intervention de
-l'étranger, et dans ce cas il faudrait regretter à jamais qu'étant
-inévitable, elle eût été aggravée par sa présence. Mais ce point est
-fort douteux, et probablement l'étranger en voyant les Bourbons
-renversés par les régicides, n'aurait pas été moins tenté d'intervenir
-qu'en voyant apparaître le visage irritant du vainqueur d'Austerlitz!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Profond chagrin des gens éclairés.</span>
-Quoi qu'il en soit, au milieu de la joie délirante des uns, de la
-consternation naturelle des autres, les patriotes éclairés qui
-auraient souhaité que la <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> liberté modérée s'interposant entre
-l'ancien régime et la Révolution, fît aboutir leur dernier conflit à
-des luttes paisibles et légales, et que ce conflit ne devînt pas un
-dernier duel à mort entre la France et l'Europe, devaient être
-profondément attristés. Aussi la bourgeoisie, comprenant de ces
-patriotes plus qu'aucune autre classe, sans regretter les émigrés,
-sans repousser Napoléon qui lui plaisait par sa gloire, était
-incertaine, inquiète, sans larmes dans les yeux, sans joie au visage,
-et à peine curieuse, tant elle prévoyait de tristes choses qu'elle
-avait déjà vues, et qui l'alarmaient profondément. Les événements
-devaient bientôt justifier ses pressentiments douloureux!</p>
-
-<p class="p2 center">FIN DU LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<h2><span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.<br />
-<span class="smaller">L'ACTE ADDITIONNEL.</span></h2>
-
-<p class="resume">
- Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers
- entretiens. &mdash; Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du
- 20 mars. &mdash; Le prince Cambacérès provisoirement chargé de
- l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au
- ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le
- général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui
- des affaires étrangères, etc.... &mdash; Le comte de Lobau nommé
- commandant de la première division militaire, avec mission de
- rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque
- tous traverser la capitale. &mdash; Le 21 mars au matin Napoléon se met
- à l'&oelig;uvre, et se saisit de toutes les parties du
- gouvernement. &mdash; Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès
- pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le
- Rhin? &mdash; Raisons péremptoires contre une telle
- résolution. &mdash; Napoléon prend le parti de s'arrêter, et d'organiser
- ses forces militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base
- du traité de Paris. &mdash; Ordre au général Exelmans de suivre avec
- trois mille chevaux la retraite de la cour fugitive. &mdash; Séjour de
- Louis XVIII à Lille. &mdash; Accueil froid mais respectueux des
- troupes. &mdash; Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs
- maréchaux. &mdash; Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à
- Dunkerque et de s'y établir. &mdash; Louis XVIII approuve d'abord cet
- avis, puis change de résolution et se retire à Gand. &mdash; Les troupes
- et les maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant
- de le suivre au delà. &mdash; Licenciement de la maison
- militaire. &mdash; Pacification du nord et de l'est de la
- France. &mdash; Courte apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa
- prompte retraite en Angleterre. &mdash; La politique des chefs vendéens
- est d'attendre la guerre générale avant d'essayer une prise
- d'armes. &mdash; Madame la duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où
- la population paraît disposée à la soutenir. &mdash; Le général Clausel
- chargé de ramener Bordeaux à l'autorité impériale. &mdash; M. de
- Vitrolles essaie d'établir un gouvernement royal à
- Toulouse. &mdash; Voyage de M. le duc d'Angoulême à Marseille. &mdash; Ce
- prince réunit quelques régiments pour marcher sur Lyon. &mdash; Les
- troubles du Midi n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la
- France comme définitivement pacifiée par le départ de Louis
- XVIII. &mdash; Tout en affichant les sentiments les plus pacifiques
- Napoléon, certain d'avoir la guerre, commence ses préparatifs
- militaires sur la plus grande échelle. &mdash; Son plan conçu et ordonné
- du 25 au 27 mars. &mdash; Formation de huit corps d'armée, sous le
- <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> titre de corps d'observation, dont cinq entre Maubeuge
- et Paris, destinés à agir les premiers. &mdash; Reconstitution de la
- garde impériale. &mdash; Pour ne pas recourir à la conscription Napoléon
- rappelle les semestriers, les militaires en congé illimité, et se
- flatte de réunir ainsi 400 mille hommes dans les cadres de
- l'armée active. &mdash; Il se réserve de rappeler plus tard la
- conscription de 1815, pour laquelle il croit n'avoir pas besoin
- de loi. &mdash; Les officiers à la demi-solde employés à former les 4<sup>e</sup>
- et 5<sup>e</sup> bataillons. &mdash; Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes
- nationales d'élite afin de leur confier la défense des places et
- de quelques portions de la frontière. &mdash; Création d'ateliers
- extraordinaires d'armes et d'habillements, et rétablissement du
- dépôt de Versailles. &mdash; Armement de Paris et de Lyon. &mdash; La marine
- appelée à contribuer à la défense de ces points
- importants. &mdash; Après avoir donné ces ordres, Napoléon expédie
- quelques troupes au général Clausel pour soumettre Bordeaux, et
- envoie le général Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du
- duc d'Angoulême. &mdash; Réception, le 28 mars, des grands corps de
- l'État. &mdash; Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la
- promesse de maintenir la paix, et de modifier profondément les
- institutions impériales. &mdash; Prompte répression des essais de
- résistance dans le Midi. &mdash; Entrée du général Clausel à Bordeaux,
- et embarquement de madame la duchesse d'Angoulême. &mdash; Arrestation
- de M. de Vitrolles à Toulouse. &mdash; Campagne de M. le duc d'Angoulême
- sur le Rhône. &mdash; Capitulation de ce prince. &mdash; Napoléon le fait
- embarquer à Cette. &mdash; Soumission générale à l'Empire. &mdash; Continuation
- des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9<sup>e</sup> corps. &mdash; État
- de l'Europe. &mdash; Refus de recevoir les courriers français, et
- singulière exaltation des esprits à Vienne. &mdash; Déclaration du
- congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis hors la loi des
- nations. &mdash; Cette déclaration envoyée par courriers extraordinaires
- sur toutes les frontières de France. &mdash; On enlève le Roi de Rome à
- Marie-Louise, et on oblige cette princesse à se prononcer entre
- Napoléon et la coalition. &mdash; Marie-Louise renonce à son époux, et
- consent à rester à Vienne sous la garde de son père et des
- souverains. &mdash; En apprenant le succès définitif de Napoléon et son
- entrée à Paris, le congrès renouvelle l'alliance de Chaumont par
- le traité du 25 mars. &mdash; Le duc de Wellington, quoique sans
- instructions de son gouvernement, ne craint pas d'engager
- l'Angleterre, et signe le traité du 25 mars. &mdash; Plan de campagne,
- et projet de faire marcher 800 mille hommes contre la
- France. &mdash; Deux principaux rassemblements, un à l'Est sous le
- prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord Wellington et
- Blucher. &mdash; Départ de lord Wellington pour Bruxelles, et envoi du
- traité du 25 mars à Londres. &mdash; État des esprits en Angleterre. &mdash; La
- masse de la nation anglaise, dégoûtée de la guerre, mécontente
- des Bourbons, et frappée des déclarations réitérées de Napoléon,
- voudrait qu'on mît ses dispositions pacifiques à l'épreuve. &mdash; Le
- cabinet, décidé à ratifier les engagements contractés par lord
- Wellington, mais embarrassé par l'état de l'opinion, prend le
- parti de dissimuler avec le Parlement, et lui propose un message
- trompeur qui n'annonce que <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> de simples précautions,
- tandis qu'on ratifie en secret le traité du 25 mars, et qu'on se
- prononce ainsi pour la guerre. &mdash; Discussion et adoption du message
- au Parlement, dans la croyance qu'il ne s'agit que de simples
- précautions. &mdash; Deux membres du cabinet britannique envoyés en
- Belgique pour s'entendre avec lord Wellington. &mdash; État de la cour
- de Gand. &mdash; Violences des Allemands et menace de partager la
- France. &mdash; Lord Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et
- malgré l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les
- hostilités avant la concentration de toutes les forces
- coalisées. &mdash; Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe,
- n'ayant plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité
- à la nation. &mdash; Publication, le 13 avril, du rapport de M. de
- Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations
- qu'on vient d'essuyer. &mdash; Revue de la garde nationale, et langage
- énergique de Napoléon. &mdash; Napoléon redouble d'activité dans ses
- préparatifs militaires, et fait insérer au <cite>Moniteur</cite> les décrets
- relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés
- jusque-là sans aucune publicité. &mdash; Tristesse de Napoléon et du
- public. &mdash; Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a
- faite de modifier les institutions impériales. &mdash; Il n'hésite pas à
- donner purement et simplement la monarchie
- constitutionnelle. &mdash; Son opinion sur les diverses questions qui se
- rattachent à cette grave matière. &mdash; Il ne veut pas convoquer une
- Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée
- révolutionnaire sur les bras. &mdash; Il prend la résolution de rédiger
- lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, et de la
- présenter à l'acceptation de la France. &mdash; Ayant appris que M.
- Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait appeler, et
- lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. &mdash; Napoléon
- paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, sauf
- l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et le
- titre de la nouvelle constitution. &mdash; Napoléon veut absolument la
- qualifier d'<cite>Acte additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>. &mdash; Le
- projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin Constant est
- nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. &mdash; Rédaction
- définitive et promulgation de la nouvelle constitution sous le
- titre d'<cite>Acte additionnel</cite>. &mdash; Caractère de cet acte.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Mars 1815.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Aspect des Tuileries pendant la soirée du 20 mars.</span>
-Le palais des Tuileries pendant la soirée du 20 mars présenta le
-spectacle d'une joie confuse et bruyante, que le respect, toujours
-fort amoindri par les révolutions, ne contenait plus, de rencontres
-fortuites entre personnages qui ne s'étaient pas vus depuis une année,
-et qui ne croyaient plus se revoir en ce palais. Dès qu'il en
-paraissait un auquel on avait cessé de penser, et qui avait eu le
-mérite, alors fort <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> rare, de se dérober à la faveur des
-Bourbons, on l'applaudissait en oubliant la majesté du lieu et du
-maître qui était revenu l'habiter. On vit avec beaucoup d'intérêt
-défiler à travers les rangs serrés de cette foule la reine d'Espagne
-et la reine Hortense. Celle-ci, comme nous l'avons dit, protégée par
-l'empereur Alexandre, était demeurée à Paris, où elle avait obtenu
-pour ses enfants le duché de Saint-Leu. L'empereur, affectueux pour
-tous les assistants, ne fut sévère que pour elle.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Entretien de Napoléon avec la reine Hortense.</span>
-Vous à Paris! lui
-dit-il en l'apercevant; c'est vous seule que je n'aurais pas voulu y
-trouver.&mdash;J'y suis restée, répondit-elle en pleurant, pour soigner ma
-mère.&mdash;Mais après la mort de votre mère...&mdash;Après cette mort, j'ai
-trouvé dans l'empereur Alexandre un protecteur pour mes enfants, et je
-me suis efforcée d'assurer leur avenir!...&mdash;Vos enfants!... il valait
-mieux pour eux la misère et l'exil que la protection de l'empereur de
-Russie.&mdash;Mais vous, Sire, n'avez-vous pas permis que le roi de Rome
-dût le duché de Parme à la générosité de ce prince?&mdash;Ne répondant rien
-à cet argument péremptoire, Napoléon reprit: Et ce procès, qui vous
-l'a conseillé? (La princesse venait de plaider devant les tribunaux
-français, pour disputer ses enfants à son mari)... On vous a fait
-étaler des misères de famille qu'il fallait cacher, et vous avez perdu
-votre procès... c'est bien fait...&mdash;Regrettant bientôt cette sévérité,
-et ouvrant les bras à une fille adoptive qu'il aimait, Napoléon
-l'embrassa en lui disant: Je suis un bon père, vous le savez, ne
-parlons plus de tout ceci... Vous avez donc vu mourir cette pauvre
-Joséphine!... Au milieu <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> de nos désastres, sa mort m'a navré
-le c&oelig;ur...&mdash;Cette courte explication terminée, Napoléon redevint
-pour la reine Hortense le père le plus affectueux, et continua de se
-montrer tel pendant tout son séjour en France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait aux divers dignitaires de l'Empire.</span>
-On vit ensuite arriver le prince Cambacérès, cassé, vieilli, à peine
-capable de ressentir un mouvement de joie, M. de Bassano, plus ravi
-encore de retrouver son maître que de recouvrer la faveur souveraine.
-Napoléon accueillit le premier avec la considération qu'il avait
-toujours accordée à sa haute sagesse, le second, avec une amitié
-démonstrative. Il les entretint longuement tous les deux. Puis vinrent
-les ducs de Vicence, de Gaëte, de Rovigo, Decrès, les comtes Mollien,
-Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lavallette, Defermon. Un murmure
-favorable, toujours mesuré sur leur conduite récente, accueillit ces
-divers personnages. Lorsque parut le maréchal Davout, que sa mémorable
-défense de Hambourg et sa proscription avaient rendu cher aux
-bonapartistes, des applaudissements bruyants éclatèrent, et il fallut
-rappeler aux assistants qu'on n'était pas dans un lieu public.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue avec le maréchal Davout.</span>
-Napoléon n'avait pas vu le maréchal depuis la lugubre séparation à
-Smorgoni, en 1812, lorsqu'il quitta l'armée de Russie. Le maréchal
-retiré d'abord sur le bas Elbe, puis renfermé dans Hambourg, y avait
-tenu le drapeau tricolore arboré jusqu'à la fin d'avril, en face de
-toutes les armées européennes, et quand il était rentré à Paris les
-Bourbons régnaient depuis deux mois. Napoléon l'embrassa, le
-complimenta sur sa glorieuse défense de Hambourg, lui <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> parla
-de son mémoire justificatif qu'il loua beaucoup, et ajouta
-malicieusement: J'ai vu avec plaisir en lisant ce mémoire que mes
-lettres vous avaient été utiles...&mdash;Le maréchal en effet avait cité
-pour sa justification quelques passages des terribles lettres que
-Napoléon lui avait écrites de Dresde, en omettant cependant ceux qui
-ordonnaient des rigueurs excessives, laissées du reste sans
-exécution.&mdash;Je n'ai cité, répondit le maréchal, qu'une très-petite
-partie des lettres de Votre Majesté, parce qu'elle était absente...
-Aujourd'hui je les citerais en entier.&mdash;Napoléon sourit de cette
-réponse, et témoigna au maréchal la plus haute estime.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue avec le duc d'Otrante.</span>
-Bientôt se présenta un personnage tout différent, que d'imbéciles
-courtisans se hâtèrent de conduire à l'Empereur comme celui dont
-l'adhésion importait le plus, c'était le duc d'Otrante. À force de
-jouer l'homme nécessaire, M. Fouché l'était devenu aux yeux du public,
-et on le prenait pour l'auteur de cette prétendue conspiration, dont
-la journée actuelle semblait le triomphe: chimère funeste, à laquelle
-les bonapartistes avaient la sottise de croire, que les émigrés
-fugitifs se promettaient de punir par le sang, et qui devait faire
-tomber les têtes les plus illustres! Ces courtisans avaient vanté à
-Napoléon les services, les dangers même de M. Fouché, et en le voyant
-paraître, ils s'écrièrent: Laissez passer M. le duc d'Otrante! comme
-si ce personnage avait dû amener enchaînés aux pieds de Napoléon tous
-les partis dont on le supposait le secret moteur. Napoléon n'était pas
-dupe de la commune illusion, mais sentant la nécessité de ménager
-tout le monde, il reçut <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> M. Fouché comme un vieil ami de la
-Révolution et de l'Empire, en mettant cependant une nuance entre son
-accueil d'aujourd'hui et celui d'autrefois, en lui montrant moins de
-familiarité et moins de dureté. M. Fouché dit à Napoléon qu'il avait
-bien fait de venir, car la France n'y tenait plus, et ne manqua pas de
-raconter avec une sorte de nonchalance que c'était lui, duc d'Otrante,
-qui avait fait marcher les troupes de Flandre, pour opérer une
-diversion en sa faveur, et que si ce mouvement n'avait pas réussi, la
-faute en était à l'étourderie des exécuteurs.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Langage tenu par Napoléon aux divers personnages de
-l'Empire accourus auprès de lui.</span>
-Napoléon écouta complaisamment tout ce que M. Fouché et d'autres lui
-dirent pour se faire valoir.&mdash;Je vois, leur dit-il, qu'on a conspiré,
-et, continua-t-il en souriant, je veux bien croire que c'est pour moi.
-Quant à moi je n'ai conspiré avec personne. Mes seuls correspondants
-ont été les journaux. Lorsque j'ai vu en les lisant de quelle manière
-on traitait l'armée, les acquéreurs de biens nationaux, et en général
-tous les hommes qui avaient lié leur cause à celle de la Révolution,
-je n'ai plus douté des sentiments de la France, et j'ai résolu de
-venir la délivrer de l'influence des émigrés. D'ailleurs j'étais
-certain qu'on voulait m'enlever pour me transporter entre les
-tropiques. J'ai choisi le moment où le congrès devait être dissous, et
-où les nuits étaient encore assez longues pour couvrir mon évasion.
-Une fois échappé à la mer, je me suis présenté aux soldats et je leur
-ai demandé s'ils voulaient tirer sur moi. Ils m'ont répondu en criant:
-Vive l'Empereur! Les paysans ont répété ce cri, en y ajoutant: À bas
-les <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> nobles! à bas les prêtres! Ils m'ont suivi de ville en
-ville, et lorsqu'ils ne pouvaient aller plus loin, ils livraient à
-d'autres le soin de m'escorter jusqu'à Paris. Après les Provençaux les
-Dauphinois, après les Dauphinois les Lyonnais, après les Lyonnais les
-Bourguignons, m'ont fait cortége, et les vrais conspirateurs qui m'ont
-préparé tous ces amis ont été les Bourbons eux-mêmes. Maintenant il
-faut profiter de leurs fautes, et des nôtres, ajouta-t-il en inclinant
-la tête avec un sourire modeste. Il ne s'agit pas de recommencer le
-passé. Je viens de demeurer une année à l'île d'Elbe, <cite>et là, comme
-dans un tombeau, j'ai pu entendre la voix de la postérité</cite>. Je sais ce
-qu'il faut éviter, je sais ce qu'il faut vouloir. J'avais conçu jadis
-de magnifiques rêves pour la France. Au lendemain de Marengo,
-d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, ces rêves étaient pardonnables. Je
-n'ai pas besoin de vous dire que j'y ai renoncé... Hélas, il ne m'est
-plus permis de rêver après tout ce que j'ai vu. Je veux la paix, et
-moi qui n'aurais jamais consenti à signer le traité de Paris, je
-m'engage, maintenant qu'il est signé, à l'exécuter fidèlement. J'ai
-écrit à Vienne, à ma femme, à mon beau-père, pour offrir la paix à ces
-conditions. Sans doute la haine contre nous est grande, mais en
-laissant à chacun ce qu'il a pris, l'intérêt peut-être fera taire la
-passion. L'Autriche a de puissants motifs de nous ménager.
-L'Angleterre est écrasée de dettes. Alexandre par vanité, les
-Prussiens par haine, seront seuls tentés de recommencer; mais il n'est
-pas sûr qu'ils soient suivis. Nous serons prêts d'ailleurs, et si
-après nous être présentés à l'Europe le traité de <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> Paris à la
-main, on ne nous écoute pas, nous prierons Dieu de nous assister, et,
-je l'espère, nous serons victorieux encore une fois...&mdash;Mais, continua
-Napoléon, ce n'est pas la paix seule que je veux donner à la France,
-c'est la liberté. Notre rôle est de faire résolument, et bien, tout ce
-que les Bourbons n'ont pas su faire. Ils ont alarmé les intérêts
-légitimes de la Révolution, et ont outragé notre gloire tout en
-voulant caresser les chefs de l'armée: il faut rassurer ces intérêts,
-et relever cette gloire. Il faut plus, il faut donner franchement la
-liberté qu'ils ont donnée contraints et forcés, et tandis qu'ils
-l'offraient d'une main, essayant de la retirer de l'autre. J'ai aimé
-le pouvoir sans limites, et j'en avais besoin lorsque je cherchais à
-reconstituer la France et à fonder un empire immense. Il ne m'est plus
-nécessaire aujourd'hui... Qu'on me laisse apaiser ou vaincre
-l'étranger, et je me contenterai ensuite de l'autorité d'un roi
-constitutionnel... Je ne suis plus jeune, bientôt je n'aurai plus la
-même activité; d'ailleurs, ce sera bien assez pour mon fils de
-l'autorité d'un roi d'Angleterre!... Seulement gardons-nous d'être des
-maladroits, et d'échouer dans nos essais de liberté, car nous
-rendrions à la France le besoin et le goût du pouvoir absolu. Pour
-moi, sauver la cause de la Révolution, assurer notre indépendance par
-la politique ou la victoire, et puis préparer le trône constitutionnel
-de mon fils, voilà la seule gloire à laquelle j'aspire. Je me croirai
-assez puissant si je réussis dans cette double tâche. Après les
-premiers soins donnés à la réorganisation de notre armée et au
-rétablissement de nos rapports avec <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> l'Europe, je m'occuperai
-avec vous de revoir nos constitutions, et de les approprier à l'état
-des esprits. Et sans tarder, nous rendrons, dès demain, la liberté de
-la presse. La liberté de la presse! s'écria Napoléon, pourquoi la
-craindrais-je désormais?... <cite>Après ce qu'elle écrit depuis un an, elle
-n'a plus rien à dire de moi, et il lui reste encore quelque chose à
-dire de mes adversaires</cite>...&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction et confiance qu'inspire le langage de
-Napoléon.</span>
-Ces discours que nous résumons, adressés soit aux uns, soit aux
-autres, avec un esprit infini, un parfait naturel, et une complète
-apparence de bonne foi, répondaient si bien à la situation et aux
-préoccupations de ceux qui les écoutaient, qu'il ne venait à la pensée
-de personne d'en contester la sincérité. Sans doute les plus
-clairvoyants, si l'émotion du moment leur avait permis de réfléchir,
-se seraient demandé si Napoléon serait capable de soumettre son
-caractère aux dures épreuves de la liberté. Mais ces clairvoyants
-eux-mêmes, étourdis par l'événement auquel ils assistaient, par le
-prodige d'un retour si miraculeusement exécuté, songeaient bien plus à
-jouir du présent qu'à se plonger dans l'avenir, pour y chercher des
-sujets de tristesse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après quelques paroles dites pour expliquer ses nouvelles
-intentions, Napoléon s'occupe de composer un ministère.</span>
-Quoi qu'il en soit, il n'entrait guère dans les habitudes de Napoléon,
-bien qu'il fût éloquent et qu'il aimât à parler, de perdre son temps
-en vains discours. Ce qu'il avait dit, était nécessaire pour apprendre
-à tous dans quelles dispositions il arrivait. Il y avait quelque chose
-d'aussi nécessaire et d'aussi pressant, c'était de composer un
-ministère. Composer un ministère n'importait guère jadis, quand
-Napoléon était tout, l'ensemble et le détail du gouvernement.
-<span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> Mais aujourd'hui, voulant associer le pays à son action, et
-lui prouver ses intentions par ses choix, il était obligé d'apporter
-beaucoup de réflexion et de discernement dans la désignation de
-ministres qui ne pourraient plus être de simples commis.</p>
-
-<p>Après avoir conféré le soir même avec le prince Cambacérès, dont il
-appréciait toujours le grand sens, et M. de Bassano, dont il venait
-d'éprouver l'invariable dévouement, Napoléon arrêta la liste de ses
-ministres avec sa promptitude de résolution accoutumée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retour du duc Decrès à la marine, du duc de Gaëte aux
-finances, de M. Mollien au trésor.</span>
-Il y en avait
-plusieurs qu'il suffisait de remettre à leur place, car ils étaient
-dignes de la conserver sous tous les régimes, c'étaient le duc Decrès
-à la marine, le duc de Gaëte aux finances, le comte Mollien à
-l'administration du trésor, et enfin le duc de Vicence aux affaires
-étrangères. Sur ces divers choix, aucun doute ne pouvait s'élever. Il
-n'en était pas de même pour la guerre, l'intérieur, la police, la
-justice. Il fallait là des choix nouveaux et caractéristiques. Le duc
-de Feltre avait suivi les Bourbons, il ne pouvait donc plus être
-question de lui.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résolution d'appeler le maréchal Davout au ministère de la
-guerre, le général Carnot au ministère de l'intérieur, M. Fouché au
-ministère de la police, M. de Caulaincourt aux affaires étrangères.</span>
-Mais on pouvait le remplacer avantageusement par un
-personnage que la voix publique aurait indiqué elle-même si elle avait
-eu le temps de se faire entendre, c'était le défenseur de Hambourg, le
-maréchal Davout, administrateur probe, ferme et laborieux, autant
-qu'homme de guerre intrépide, joignant à ses mérites essentiels un
-grand mérite de circonstance, celui d'avoir été le seul maréchal
-proscrit par les Bourbons. Napoléon résolut de lui proposer et de lui
-faire accepter le portefeuille de la guerre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Pour le ministère de l'intérieur, il aurait désiré M.
-Lavallette, dont la droiture de c&oelig;ur égalait la droiture d'esprit,
-et avec lequel il avait depuis vingt ans l'habitude de s'épancher sans
-réserve. On lui objecta que pour un ministère aussi important, il
-fallait un personnage plus éclatant et qui indiquât mieux ses
-intentions nouvelles, et on lui proposa l'illustre Carnot, type des
-révolutionnaires honnêtes, ayant joint à ses anciens titres
-d'organisateur de la victoire et de proscrit de fructidor, ceux de
-défenseur d'Anvers, et d'auteur du <cite>Mémoire au Roi</cite>. À peine indiqué,
-ce choix plut à Napoléon. Carnot avait gagné son c&oelig;ur en demandant
-du service en 1814, et en résistant hardiment à la Restauration.
-Seulement il craignait la signification républicaine de son nom, car
-la France, disait-il, est aujourd'hui éprise de la monarchie
-constitutionnelle (ce mot était devenu usuel depuis une année), mais
-elle n'a pas cessé d'avoir peur de la république.&mdash;Tenant toutefois à
-ce choix, Napoléon imagina un moyen d'en corriger la signification en
-donnant à Carnot le titre de comte, comme récompense méritée de sa
-belle conduite à Anvers.</p>
-
-<p>Le ministère de la police n'importait pas moins que celui de
-l'intérieur, et Napoléon aurait voulu y replacer le duc de Rovigo,
-quoique ce dernier l'eût souvent importuné par sa franchise. Ce fut,
-dès qu'il en parla, un récri universel, non contre la personne du duc
-de Rovigo, mais contre l'ancien arbitraire impérial dont il était la
-représentation vivante. Napoléon n'insista pas, mais accueillit assez
-mal le nom du duc d'Otrante qui se trouva simultanément dans <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span>
-toutes les bouches. Il voyait dans M. Fouché plus qu'un intrigant
-toujours en haleine, il y voyait un ennemi secret, capable des plus
-dangereuses machinations. On lui dit que M. Fouché avait ajouté au
-régicide de nouvelles incompatibilités avec les Bourbons, puisqu'il
-s'était exposé à être incarcéré.&mdash;Brouillé avec les Bourbons, répondit
-Napoléon, il est possible qu'il le soit, mais cela même n'est pas
-certain. En tout cas il ne l'est ni avec le duc d'Orléans, ni avec la
-république, ni avec je ne sais quelle régence de Marie-Louise qu'il a
-imaginée, et dont il colporte le projet depuis l'an dernier.&mdash;On
-répliqua que le duc d'Otrante, irrévocablement séparé des Bourbons par
-le sang de Louis XVI et par une récente arrestation, serait
-définitivement rattaché à l'Empire par le portefeuille de la police;
-que d'ailleurs au milieu du réveil des partis, il avait seul assez de
-dextérité pour les diriger, les contenir sans les froisser, qu'en un
-mot il était nécessaire.</p>
-
-<p>Napoléon ne convint que de ce dernier mérite, dû au hasard des
-circonstances, et il céda, sans espérer de M. Fouché tous les services
-qu'on semblait en attendre. Mais il sentit qu'il serait dangereux d'en
-faire un ennemi déclaré, en le frustrant d'un poste qu'il ambitionnait
-ardemment. Au surplus il résolut de lui donner un surveillant, en
-plaçant le duc de Rovigo qui était son ennemi à la tête de la
-gendarmerie. Il dédommageait ainsi un serviteur fidèle, et le mettait
-en sentinelle auprès du ministre trop peu sûr qu'il était obligé de
-prendre.</p>
-
-<p>Restait à remplir le ministère de la justice. Napoléon voulait le
-confier, au moins par intérim, au prince <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> Cambacérès, qui seul
-avait assez de tact et d'autorité pour rallier la magistrature,
-inquiète, divisée, mécontente de l'esprit rétrograde des Bourbons,
-mais alarmée de l'esprit entreprenant de Napoléon, et hésitante entre
-les maîtres qui s'étaient succédé depuis une année. On ne pouvait
-qu'applaudir à un tel choix, si Napoléon parvenait à décider le timide
-archichancelier à prendre au gouvernement une part quelconque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon s'adresse aux divers personnages sur lesquels il
-avait arrêté sa pensée, afin d'avoir leur acceptation.</span>
-Les personnages dont il fallait s'assurer le consentement étaient
-actuellement dans le salon des Tuileries, et sous la main de Napoléon.
-Il s'en saisit à l'instant même, et, un seul excepté, ne les laissa
-pas sortir sans les avoir nommés. MM. Decrès, de Gaëte, Mollien,
-consentirent à reprendre d'anciens postes où tout le monde s'attendait
-à les revoir. Le duc de Vicence enclin en tout temps, et plus encore
-aujourd'hui, à mal augurer des événements, n'espérait pas assez la
-conservation de la paix pour entreprendre la mission de la maintenir.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Caulaincourt hésite à accepter les affaires
-étrangères, et remet son acceptation aux jours suivants.</span>
-Il résista donc aux instances de Napoléon, et tout dévoué qu'il était,
-il quitta les Tuileries sans avoir accepté le département des affaires
-étrangères. Le prince Cambacérès, dégoûté des choses et des hommes,
-n'avait aucun penchant à se charger d'un ministère, ce qui d'ailleurs
-pour un ancien grand dignitaire était un amoindrissement de situation.
-Il est vrai qu'avec le régime constitutionnel qui était annoncé, un
-ministre responsable pouvait devenir supérieur même aux anciens
-dignitaires. Ces considérations n'étaient pas de nature à toucher le
-prince Cambacérès; il céda néanmoins par dévouement et par <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span>
-obéissance à Napoléon, et reçut le titre de prince archichancelier,
-<em>administrant provisoirement la justice</em>.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Résistance du maréchal Davout.</span>
-Napoléon prit ensuite à part le maréchal Davout et lui annonça ses
-intentions. Le maréchal lui exprima le désir de servir activement à la
-tête des troupes, comme il avait toujours fait, et lui objecta en
-outre le peu de sympathie qu'il inspirait à l'armée, où sa dureté
-était devenue proverbiale.&mdash;C'est justement cette dureté, jointe à
-votre probité incontestée, lui répondit Napoléon, dont j'ai besoin.
-L'armée a été infectée depuis un an par la faveur. Les Bourbons ont
-prodigué les grades. Tous ceux qui ont épousé ma cause, et le nombre
-en est considérable, attendent des faveurs à leur tour, et n'en seront
-pas moins avides. Il me faut un ministre inflexible, et dont
-l'impartiale justice, dirigée par le seul amour du bien public, ne
-puisse être taxée de tendance au royalisme. Votre situation vous met
-au-dessus du soupçon, et vous me rendrez des services que je ne puis
-attendre d'aucun autre.&mdash;Comme le maréchal continuait de résister,
-l'Empereur ajouta:
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui décident son acceptation.</span>
-Vous êtes un homme sûr, je puis vous dire tout. Je
-laisse croire que je suis d'accord avec une au moins des puissances
-européennes, et que j'ai notamment de secrètes communications avec mon
-beau-père, l'empereur d'Autriche. Il n'en est rien: je suis seul,
-seul, entendez-vous, en face de l'Europe. Je m'attends à la trouver
-unie et implacable. Il faut donc nous battre à outrance, et pour cela
-préparer en trois mois des moyens formidables. J'ai besoin d'un
-administrateur infatigable autant qu'intègre, et en outre quand je
-partirai pour l'armée, il me faut ici <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> quelqu'un de sûr, à qui
-je puisse déléguer une autorité absolue sur Paris. Vous voyez qu'il ne
-s'agit pas d'écouter nos goûts, mais de vaincre ou de mourir. Notre
-existence à tous en dépend.&mdash;À ces franches et énergiques paroles, le
-maréchal Davout obéit en soldat, et il accepta le ministère de la
-guerre en échangeant avec Napoléon un fort serrement de main.</p>
-
-<p>Napoléon entretint ensuite le duc de Rovigo, et avec son adresse
-accoutumée lui parla du ministère de la police de manière à provoquer
-un refus. Ce fidèle serviteur comprenait en effet que la police ne
-pouvait plus être dans ses mains, et il exposa lui-même les raisons
-pour lesquelles il ne devait pas s'en charger. Napoléon feignant de se
-rendre à ses désirs, lui annonça qu'il lui confiait la gendarmerie, et
-par conséquent la surveillance de M. Fouché.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché préférait les affaires étrangères. Il accepte la
-police.</span>
-Enfin il prit en
-particulier le duc d'Otrante. Ce dernier, qui le croirait? aurait
-voulu non pas la police, qui lui convenait si bien, mais les affaires
-étrangères. De même que M. de Talleyrand était l'intermédiaire des
-Bourbons auprès de l'Europe, il aurait voulu être auprès d'elle celui
-de Napoléon. Il avait la présomption de croire qu'il pourrait par ses
-intrigues au dehors, ou ramener les puissances européennes à
-l'Empereur, ou, si la chose était impossible, leur faire agréer
-quelqu'un qu'il choisirait lui-même, comme Marie-Louise, le duc
-d'Orléans, ou tout autre. Il se persuadait qu'il arriverait ainsi plus
-sûrement au grand rôle qu'il rêvait depuis que la carrière des
-révolutions était rouverte. Il eut donc la hardiesse d'insinuer qu'il
-serait plus utile au dehors <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> qu'au dedans. Napoléon qui avait
-discerné d'un coup d'&oelig;il la profonde vanité de M. Fouché, se
-défendit d'en rire, car le malheur lui avait appris à se contenir. Il
-s'excusa de ne pas le mettre à la tête des affaires étrangères en
-citant le nom du duc de Vicence, devant lequel toute prétention devait
-tomber. Il lui adressa d'ailleurs des choses obligeantes sur les
-grands services qu'il était appelé à rendre dans le ministère de la
-police, et alors M. Fouché accepta le poste offert, voyant bien qu'on
-ne lui en offrirait point d'autre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Carnot étant absent, on remet sa nomination au lendemain.</span>
-Il ne restait plus à obtenir que le consentement du futur ministre de
-l'intérieur. Mais le sauvage Carnot n'était pas aux Tuileries. Vivant
-seul, dans l'un des faubourgs de Paris, ne connaissant les événements
-qu'avec le public, il ne savait pas encore l'arrivée de Napoléon aux
-Tuileries. Il était tard, Napoléon le fit mander pour le lendemain
-matin.</p>
-
-<p>Ainsi s'acheva cette journée du 20 mars, commencée dans la forêt de
-Fontainebleau, et terminée à Paris au milieu de l'ancienne cour
-impériale, par la formation d'un ministère. Il fut convenu que le
-<cite>Moniteur</cite> du lendemain publierait les nouveaux choix, excepté ceux de
-MM. Carnot et de Caulaincourt. M. de Bassano, toujours dévoué à
-l'Empereur, reprit la secrétairerie d'État, M. Lavallette les postes,
-et tous les anciens présidents du Conseil d'État furent réintégrés
-dans leur présidence.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le 21 mars Napoléon, sans perdre un moment, donne ses
-premiers ordres.</span>
-Le lendemain 21, après quelques courtes heures de repos, Napoléon
-recommença cette active correspondance au moyen de laquelle il faisait
-mouvoir si puissamment les ressorts du gouvernement. Il <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span>
-traça d'abord au maréchal Davout ce qu'il avait à faire pour se saisir
-de sa vaste administration, que les circonstances allaient rendre si
-importante.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il fait annoncer partout son entrée à Paris pour déterminer
-la révolution dans toute la France.</span>
-Il lui ordonna d'annoncer dans toute la France la journée
-du 20 mars, soit par le télégraphe, soit par des courriers
-extraordinaires, afin de décider les troupes qui n'avaient pas encore
-fait éclater leurs sentiments, et les autorités locales qui hésitaient
-à prendre parti. Il lui recommanda d'expédier des officiers hardis et
-intelligents dans les départements où les préfets voudraient résister
-au rétablissement de l'Empire, afin de se servir des troupes contre
-eux; d'envoyer surtout des instructions aux commandants des places
-frontières pour y arborer le drapeau tricolore, et en fermer les
-portes à l'ennemi qui serait peut-être tenté de les surprendre. Il
-prescrivit au ministre de la police de s'occuper sur-le-champ des
-préfets et des sous-préfets pour les confirmer ou les révoquer suivant
-leur conduite, et au nouveau commandant de la gendarmerie, duc de
-Rovigo, de s'emparer le plus tôt possible de cette troupe si précieuse
-par son intelligence, sa vigilance et son dévouement à ses devoirs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le comte de Lobau chargé de la première division militaire
-afin de réorganiser les régiments qui doivent presque tous y passer.</span>
-Il manda le comte de Lobau, dont le sens, le tact et l'autorité morale
-dans l'armée étaient éprouvés, pour lui conférer le commandement de
-Paris et des troupes qui devaient y passer. Napoléon en prenant cette
-mesure avait une intention digne de la profondeur de son esprit. La
-révolution qui venait de le replacer sur le trône était au fond une
-révolution militaire. La plupart des régiments avaient été obligés de
-se prononcer pour lui en présence d'officiers, les uns embarrassés
-quoique dévoués à sa cause, les <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> autres tout à fait
-contraires, et à l'égard de ces derniers, du reste bien peu nombreux,
-les soldats se trouvaient dans un état de révolte qu'il fallait faire
-cesser au plus tôt, si on ne voulait pas tomber dans une véritable
-anarchie. Le comte de Lobau était merveilleusement choisi pour porter
-remède à un semblable état de choses. Napoléon lui donna, outre le
-commandement de la première division militaire, une autorité
-dictatoriale sur les troupes de passage, avec mission de changer les
-officiers, ou de les réconcilier avec leurs soldats, et de rétablir
-ainsi l'ordre et la discipline dans l'armée. Le projet de Napoléon
-était d'amener successivement presque tous les régiments à Paris, au
-moins pour quelques jours, afin de les faire passer sous la main douce
-et ferme du comte de Lobau. Il lui recommanda d'entreprendre à
-l'instant même ce genre de reconstitution, car sur les quinze ou vingt
-mille hommes qui étaient actuellement réunis dans la capitale, sur le
-nombre à peu près égal qui allait y arriver, il lui fallait en choisir
-vingt mille environ, en bon état, pour les diriger sur Lille, afin de
-tenir tête, ou à quelque tentative royaliste de la part des princes
-fugitifs, ou à quelque pointe, peu vraisemblable mais possible, de
-l'armée anglo-hollandaise cantonnée en Belgique.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Grave question qui s'élevait au moment de l'entrée de
-Napoléon à Paris.</span>
-Les précautions à prendre de ce côté faisaient naître une question qui
-n'en était pas une pour Napoléon, mais qu'il discuta le matin même
-avec le nouveau ministre de la guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Devait-il profiter de l'élan des esprits, et pousser
-jusqu'au Rhin?</span>
-Devait-il, comme l'ont imaginé
-depuis certains critiques<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a>, poursuivre <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> sa marche triomphale
-vers le Nord, et aller accomplir jusqu'aux bords du Rhin la révolution
-qu'il venait d'opérer du Rhône à la Seine, de manière à recouvrer d'un
-seul coup les anciennes frontières de la France avec la France
-elle-même? Le projet était séduisant, car avec l'enthousiasme qui
-régnait, il était sûr de ne rencontrer aucun obstacle jusqu'à Lille,
-et pouvait se flatter de surmonter ceux qu'il rencontrerait de Lille à
-Cologne. Pourtant ce projet tout éblouissant qu'il paraissait,
-n'ébranla pas un instant les résolutions d'une prudence, nouvelle chez
-lui mais fortement arrêtée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Puissantes raisons qui s'y opposent.</span>
-D'abord, pendant sa marche sur Paris, Napoléon avait recueilli des
-nouvelles du Midi, lesquelles sans être alarmantes méritaient
-toutefois quelque attention. On lui disait, ce qui était vrai, que
-Marseille était en feu, et que la population de la basse Provence
-marchait sur Grenoble et Lyon sous la conduite du duc d'Angoulême. La
-matinée du 21 lui procura en même temps des nouvelles de Bordeaux et
-de l'Ouest.
-<span class="sidenote" title="En marge">État inquiétant du midi de la France.</span>
-On lui mandait que sous l'influence de madame la duchesse
-d'Angoulême, Bordeaux imitant Marseille, essayait d'insurger les
-départements au delà de la Garonne, et avait quelque chance d'y
-réussir; que M. le duc de Bourbon, établi à Angers, y fomentait un
-soulèvement dans la Vendée; que le maréchal Saint-Cyr accouru à
-Orléans avec des pouvoirs extraordinaires de Louis XVIII, y avait
-<span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> fait disparaître la cocarde tricolore, arborée par les
-troupes sous l'impulsion du général Pajol, mis ce général aux arrêts,
-et relevé le drapeau blanc sur les bords de la Loire. Enfin, et ceci
-était plus grave, on assurait qu'il ne fallait pas se fier à la garde
-nationale parisienne. Cette garde, composée de la bourgeoisie de la
-capitale, n'avait pas vu avec plaisir la chute du trône
-constitutionnel de Louis XVIII, et craignait par-dessus tout la
-guerre. Si même on jugeait de ses dispositions d'après le langage de
-quelques-uns de ses officiers, on était fondé à lui prêter des
-intentions véritablement hostiles.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions incertaines de la garde nationale de Paris.</span>
-Il n'y avait pas dans tous ces faits matière à inquiétude sérieuse
-pour un esprit aussi ferme que celui de Napoléon. Il connaissait la
-sagesse de la garde nationale de Paris, il savait que, mécontente au
-premier moment, elle lui redeviendrait bientôt favorable lorsqu'elle
-serait instruite de ses intentions pacifiques et libérales, et
-lorsqu'on aurait éloigné de ses rangs quelques officiers qui
-cherchaient le bruit et l'importance. Quant aux tentatives royalistes
-dans l'Ouest et le Midi, il était persuadé que le prodigieux effet de
-son entrée à Paris suffirait pour les déjouer, et en tout cas il était
-loin de croire que les Bourbons, n'ayant pas réussi à lui résister
-lorsqu'ils étaient maîtres de Paris, pussent, fugitifs et relégués aux
-extrémités du territoire, trouver des forces qui leur avaient fait
-défaut lorsqu'ils disposaient de la plénitude de l'autorité
-souveraine. Cependant c'eût été leur faire la partie trop belle que de
-s'éloigner du siége du gouvernement avant d'en avoir saisi fortement
-<span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> les rênes; que de se lancer témérairement à travers la
-Belgique et les provinces rhénanes avec les seules troupes organisées
-qui fussent disponibles, en ne laissant à Paris que des ministres
-nommés de la veille, des régiments épars ou disloqués, et en
-s'exposant ainsi à voir renaître derrière soi l'autorité des Bourbons,
-qu'on avait renversée en passant. Mais il y avait de bien autres
-considérations encore et de plus graves à opposer à un tel projet.</p>
-
-<p>D'abord on ne pouvait pas, en ramassant toutes les troupes disponibles
-de Paris à Lille, réunir plus de 25 à 30 mille hommes d'infanterie, 4
-à 5 mille hommes de cavalerie, et 50 à 60 bouches à feu médiocrement
-attelées<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.
-<span class="sidenote" title="En marge">Forces qu'on devait rencontrer soit en Belgique soit dans
-les provinces rhénanes, et qui auraient été d'une supériorité
-numérique écrasante.</span>
-Or savait-on ce qu'on trouverait en Belgique? Des peuples
-assurément très-bien disposés pour nous, mais des troupes fidèles à
-leur souverain, et trois ou quatre fois plus nombreuses que celles que
-nous amènerions. On devait en effet rencontrer aux environs de
-Bruxelles 20 mille Hollando-Belges, 30 mille Anglais et Hanovriens,
-qu'on pousserait en marchant vers Liège sur 30 mille Prussiens, et on
-serait ainsi en présence de 80 mille ennemis avec environ 30 à 36
-mille combattants. En faisant un pas de plus, on rencontrerait encore
-20 mille Prussiens, 18 mille Bavarois, 20 ou 30 mille Wurtembergeois,
-Badois, Hessois, etc., et on aurait en arrivant aux bords du Rhin 140
-ou 150 mille ennemis sur les bras. On irait donc chercher bien loin
-une défaite, possible sur la Meuse, presque certaine sur le Rhin; on
-disséminerait ses forces qui n'étaient que trop éparpillées; on
-augmenterait <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> la difficulté administrative déjà bien grande de
-réorganiser l'armée, en portant ses cadres vides de Lille, Mézières,
-Nancy, jusqu'à Cologne, Coblentz, Mayence; on compromettrait, en
-poussant les alliés les uns sur les autres, le plan qui faisait déjà
-la principale espérance de Napoléon, et qui consistait à profiter de
-la dispersion de ses adversaires pour se jeter au milieu d'eux, et les
-battre les uns après les autres; enfin, et par-dessus tout, en rendant
-les hostilités immédiates, on se priverait des trois mois qu'on était
-assuré d'avoir si on ne prenait pas l'initiative, trois mois bien plus
-précieux pour nous que pour l'ennemi, car il avait quelque chose et
-nous n'avions rien, et ces trois mois employés comme Napoléon savait
-le faire, serviraient à compenser l'énorme inégalité de forces qui
-existait entre la France et l'Europe coalisée.</p>
-
-<p>Dans tout ce qui précède nous n'avons pas parlé de la situation
-nouvelle de Napoléon devant la France, situation des plus difficiles,
-et qui lui défendait absolument, péremptoirement, toute opération
-immédiate au delà de nos frontières.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Raisons politiques qui se joignaient aux raisons
-militaires, pour obliger Napoléon à s'arrêter à Paris.</span>
-En effet, comment s'était présenté Napoléon en débarquant à Cannes? Il
-s'était présenté en libérateur qui venait débarrasser la France des
-émigrés, mais sans attenter ni à la liberté ni à la paix. Paix et
-liberté étaient les deux mots qui n'avaient cessé de remplir ses
-discours depuis Grenoble. Proférer ces mots était facile, mais y faire
-croire ne l'était pas autant. Afin d'y parvenir, Napoléon avait
-déclaré partout, et avait même écrit à Vienne des diverses villes où
-il avait passé, qu'il acceptait le traité de <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Paris, et
-l'observerait fidèlement, bien qu'il n'eût pas voulu le signer. Cette
-déclaration avait charmé tous ceux qui l'avaient entendue, car ils
-avaient compris que s'il y avait une seule chance de sauver la paix,
-c'était d'annoncer sur-le-champ qu'on acceptait l'&oelig;uvre des
-puissances, c'est-à-dire l'ancienne frontière de 1789, un peu agrandie
-vers Landau et Chambéry. Or, si le lendemain de son entrée à Paris,
-Napoléon s'était élancé d'un bond sur la Meuse et le Rhin, on aurait
-nécessairement cru voir en lui le même homme qui avait conduit la
-fortune de la France à Moscou, pour la ramener par la route de Leipzig
-sur les hauteurs de Montmartre; on n'aurait plus douté de retrouver le
-conquérant, et avec le conquérant le despote qui avait perdu le pays
-et sa grandeur. Moralement il n'aurait eu personne pour lui, et
-matériellement il aurait eu quelques cadres vides, portés à l'immense
-distance du Rhin, où la difficulté de les recruter eût été triplée.</p>
-
-<p>Si donc aux raisons militaires et administratives, on ajoute les
-raisons politiques, on peut affirmer qu'il y avait non-seulement de
-puissants motifs de s'arrêter à Paris, mais nécessité absolue et
-indiscutable.</p>
-
-<p>Aussi le parti de Napoléon était-il pris, une fois parvenu au centre
-de l'Empire, de s'y saisir des rênes du gouvernement, d'y offrir la
-paix aux puissances sur la base des traités de Paris et de Vienne, d'y
-endurer les refus humiliants auxquels il serait vraisemblablement
-exposé, de rendre ces refus publics au lieu de les dissimuler, afin de
-mettre avec lui l'orgueil de la nation, de profiter du répit de ces
-<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> pourparlers pour armer avec son activité ordinaire, de tenir
-ses corps entre la capitale et la frontière du Nord pour rendre ses
-opérations plus faciles, puis en feignant l'inaction, de fondre tout à
-coup sur l'ennemi en pénétrant brusquement au milieu de ses
-cantonnements dispersés. C'étaient là les seules idées sensées,
-solides, dignes du génie administratif et militaire de Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation d'un corps de vingt mille hommes, qui, sous le
-général Reille, doit se porter à la frontière du Nord pour en protéger
-les places.</span>
-Ayant confié au comte de Lobau le soin de réunir dans sa main les
-troupes qui étaient à Paris, ou qui devaient y venir, de les inspecter
-rapidement, d'y remettre l'union et la discipline, il lui prescrivit
-de former tout de suite un corps d'une vingtaine de mille hommes, que
-commanderait le sage et brave général Reille, et qui s'avancerait sur
-Lille, où l'on disait que Louis XVIII avait le projet de s'établir
-avec sa maison militaire, et peut-être un renfort de troupes
-étrangères. Heureusement le maréchal Mortier commandait à Lille sous
-l'autorité supérieure du duc d'Orléans. On était assuré que ce
-maréchal, s'il recevait Louis XVIII dans cette place, comme c'était
-son devoir, ne consentirait pas à y admettre les troupes anglaises et
-prussiennes, et que le duc d'Orléans ne voudrait pas se conduire
-autrement que le maréchal Mortier; que par conséquent Lille, s'il
-devenait momentanément un lieu de repos pour Louis XVIII, ne serait
-pas livré à l'ennemi. Pourtant il fallait surveiller non-seulement
-cette place, mais toutes celles de la frontière du Nord, et le général
-Reille aurait les moyens de suffire à cette tâche avec les 20 ou 30
-mille hommes qu'on allait successivement placer sous ses <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span>
-ordres. Le général Reille ne pouvant pas être prêt avant trois ou
-quatre jours, Napoléon ordonna au général Exelmans de réunir
-immédiatement la cavalerie disponible, et de suivre avec trois mille
-chevaux la cour fugitive.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Exelmans doit suivre avec trois mille chevaux la
-cour fugitive.</span>
-La mission du général Exelmans consistait
-uniquement à pousser cette cour hors du territoire avec les
-ménagements convenables, sauf peut-être à lui reprendre le petit
-trésor dont elle s'était munie, et les diamants de la Couronne qu'elle
-avait placés dans ses fourgons. On était certain que le général
-Exelmans, malgré ses griefs personnels, n'ajouterait pas à la rigueur
-de sa mission, et Napoléon désirait qu'il en fût ainsi, parce qu'il
-mettait de l'orgueil à faire contraster sa conduite avec celle des
-hommes qui avaient mis sa tête à prix.</p>
-
-<p>Quant au Midi, avant de rien prescrire, il voulut savoir avec
-précision ce qui s'y passait. D'ailleurs il lui fallait le temps de
-rassembler quelques troupes indépendamment de celles qu'on allait
-donner au général Reille, et en attendant l'esprit de Lyon et de
-Grenoble le rassurait pleinement sur ce qu'on tenterait de ce côté.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ordres relatifs à l'Ouest et au Midi.</span>
-Relativement à l'Ouest, il expédia un officier pour Orléans, afin
-d'intimer au maréchal Saint-Cyr, sous la menace des peines les plus
-sévères, l'ordre de restituer le commandement au général Pajol, et il
-fit partir pour Bordeaux le général Clausel avec mission d'y marcher
-avec les troupes qu'il trouverait sur son chemin, et d'en expulser
-madame la duchesse d'Angoulême, qui, toute respectable qu'elle était,
-ne pouvait devenir un ennemi bien redoutable.</p>
-
-<p>Après avoir consacré à ces soins urgents la matinée <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> du 21,
-il employa le reste de la journée à passer la revue tant des corps qui
-étaient à Paris, que de ceux qui l'avaient suivi depuis Grenoble, et
-qui avaient eu le temps de venir de Fontainebleau. C'était une
-occasion naturelle de se montrer aux Parisiens qui ne l'avaient pas
-encore vu, et de tenir un langage qui, sortant du cercle de ses
-entretiens intimes, pût être reporté par tous les échos de la France à
-tous les échos de l'Europe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue militaire le 21 mars au matin.</span>
-On réunit sur la place du Carrousel environ vingt-cinq mille hommes,
-comprenant les troupes venues de Grenoble à Fontainebleau, celles du
-camp de Villejuif, et surtout le bataillon de l'île d'Elbe, qui avait
-exécuté à pied et en vingt jours la prodigieuse marche de deux cent
-quarante lieues. La garde nationale parisienne n'y fut point appelée,
-parce qu'elle n'avait point été préparée par quelques changements
-d'officiers à figurer dans une solennité où l'on allait célébrer le
-rétablissement de l'Empire. Mais la population avertie était accourue,
-et parmi les plus empressés se trouvaient naturellement ceux qui
-haïssaient les émigrés, ceux à qui la gloire impériale n'avait pas
-cessé d'être chère, et beaucoup de curieux que la merveilleuse
-expédition de l'île d'Elbe avait arrachés à leur indifférence. Du
-reste on peut toujours ménager une fête brillante à un gouvernement,
-car tout gouvernement, si dépourvu qu'il soit, a ses partisans qui
-sont présents à ses solennités tandis que ses adversaires en sont
-absents, et qui applaudissent assez pour simuler l'universalité des
-citoyens. Ici d'ailleurs il y avait dans les événements accomplis de
-quoi toucher la population la plus <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> froide. Le peuple des
-faubourgs en effet se rendit à la place du Carrousel pour applaudir
-l'homme qui plus qu'aucun autre avait remué son imagination, pour
-applaudir surtout les huit cents grenadiers et chasseurs de la garde,
-qui, après avoir suivi leur général dans l'exil, le ramenaient
-triomphant sur le trône de France. Ces vieux soldats, couverts de
-cicatrices, épuisés de fatigue, portant des chaussures en lambeaux,
-émurent vivement les assistants, et bon nombre d'entre eux répondirent
-non par des cris, mais par des larmes, aux acclamations de la foule.
-Les regards avides du public ne les quittaient que pour chercher sous
-sa redingote populaire le personnage fabuleux, qui venait de réaliser
-un nouveau miracle digne de sa fortune passée. On le trouvait
-engraissé, mais fortement bruni, ce qui corrigeait l'effet de son
-embonpoint, et promenant toujours autour de lui l'&oelig;il enflammé du
-génie. Il fit former les troupes en masse serrée autour de son cheval,
-les officiers en avant, et leur adressa de sa voix vibrante quelques
-paroles énergiques et passionnées.
-<span class="sidenote" title="En marge">Véhémente allocution aux troupes.</span>
-«Soldats, leur dit-il, je suis venu
-avec huit cents hommes en France, parce que je comptais sur l'amour du
-peuple et sur la mémoire de l'armée. Je n'ai pas été trompé dans mon
-attente. Soldats, je vous en remercie! La gloire de ce que nous venons
-d'accomplir est toute au peuple et à vous. La mienne, à moi, c'est de
-vous avoir connus et devinés... Le trône des Bourbons était
-illégitime, parce que renversé par la nation il y a vingt ans, il
-n'avait été relevé que par des mains étrangères, parce qu'il n'offrait
-de garanties qu'à une minorité arrogante, dont les prétentions
-<span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> étaient contraires à vos droits. Le trône impérial peut seul
-garantir les intérêts de la nation, et le plus noble de ces intérêts,
-celui de notre gloire. Soldats, nous allons marcher pour chasser du
-territoire ces princes complices et instruments de l'ennemi, et
-arrivés à la frontière, nous nous y arrêterons... Nous ne voulons pas
-nous mêler des affaires des autres nations, mais malheur à celles qui
-voudraient se mêler des nôtres!&mdash;Puis faisant approcher les officiers
-du bataillon de l'île d'Elbe, et les montrant aux troupes, Soldats,
-reprit Napoléon, voilà les officiers qui m'ont accompagné dans mon
-infortune; ils sont tous mes amis, ils sont tous chers à mon c&oelig;ur!
-Chaque fois que je les voyais, je croyais revoir l'armée elle-même,
-car dans ces huit cents braves il y a des représentants de tous les
-régiments. Leur présence me rappelait ces immortelles journées, qui
-jamais ne s'effaceront ni de votre mémoire ni de la mienne. En les
-aimant, c'est vous que j'aimais! Ils vous ont rapporté intactes et
-toujours glorieuses ces aigles que la trahison avait couvertes un
-moment d'un crêpe funèbre. Soldats, je vous les rends; jurez-moi que
-vous les suivrez partout où l'intérêt de la patrie les
-appellera!...&mdash;Nous le jurons!» répondirent-ils en agitant leurs
-baïonnettes, en brandissant leurs sabres.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Grand effet produit par cette revue.</span>
-L'émotion fut grande, parce
-que les sentiments auxquels s'adressait Napoléon étaient profonds chez
-les hommes qui écoutaient son allocution véhémente.</p>
-
-<p>Napoléon rentra ensuite dans l'intérieur du palais au milieu d'une
-affluence considérable, le regard animé et comme entouré d'un
-prestige nouveau. Les <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> hauts fonctionnaires qui ne s'étaient
-pas présentés la veille, soit qu'ils n'eussent point été avertis, soit
-qu'ils hésitassent encore, se montrèrent dans cette journée du 21, et
-l'Empereur fut en quelque sorte universellement reconnu et proclamé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Carnot accepte le ministère de l'intérieur, et M. de
-Caulaincourt celui des affaires étrangères.</span>
-Carnot arraché à sa retraite était venu aux Tuileries, et poussé par
-un sentiment que partageaient tous ses amis, celui de s'unir à
-Napoléon pour défendre en commun la cause de la Révolution, avait
-accepté le ministère de l'intérieur. Le titre de comte ne lui plaisait
-guère; il ne jugea pas conforme à la gravité de la situation d'en
-faire une difficulté. Le duc de Vicence accepta également le ministère
-des affaires étrangères. Le gouvernement de Napoléon se trouva donc
-complet, et il put immédiatement mettre la main à son immense tâche.</p>
-
-<p>Tandis que Napoléon vaquait à ces premiers soins, Louis XVIII avait
-continué sa retraite sur Lille. Ainsi qu'on l'a vu, les royalistes
-extrêmes avaient tâché de l'attirer en Vendée, tandis que les
-royalistes modérés, soucieux de ménager les sentiments de la France,
-avaient voulu l'amener à Lille, pour qu'il assistât sans passer la
-frontière à la lutte qui allait s'engager entre l'Europe et l'Empire
-rétabli.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retraite de Louis XVIII vers Lille.</span>
-N'ayant pas grande confiance dans l'asile qu'il pourrait
-trouver au sein d'une ville française, répugnant au séjour de la
-Belgique, Louis XVIII n'avait de goût que pour le pays où il avait
-durant six années joui d'un parfait repos. Aussi, délivré des fous et
-des sages dès qu'il avait passé Saint-Denis, il avait cédé à son
-penchant, et pris la route d'Abbeville, qui devait le conduire à
-Calais, de Calais à Londres.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Débris dont la cour fugitive est suivie.</span>
-Pendant ce temps le comte d'Artois et le duc de Berry restés à la tête
-de la maison militaire, avaient suivi la route de Beauvais au pas de
-l'infanterie. Rien n'était plus pénible à voir que la maison militaire
-en ce moment. Remplie de gens dévoués, mais pour la plupart étrangers
-au service militaire, incomplétement équipée, elle formait une longue
-queue de traînards, qui faute de chevaux avaient mis sur des
-charrettes leurs personnes et leurs équipements. Il n'y avait de
-fortement organisée que la compagnie des gardes du corps du maréchal
-Marmont, composée avec soin d'anciens soldats, et bien tenue comme
-l'étaient ordinairement les troupes confiées à ce maréchal. Le reste
-offrait l'aspect le plus triste et le plus désolé. Il y avait un
-spectacle plus triste encore, c'était celui des troupes réunies à
-Saint-Denis.</p>
-
-<p>Nous avons dit que pour dissimuler au public le prochain départ de la
-famille royale, on avait dirigé sur Villejuif les troupes destinées à
-l'armée de Melun, et qu'une fois la sortie du Roi opérée sans
-obstacle, on leur avait expédié l'ordre de se rabattre sur
-Saint-Denis. Elles n'avaient point obéi, comme on l'a vu, et il
-n'avait paru à Saint-Denis que le très-petit nombre de celles qu'on y
-avait envoyées directement. Parmi ces dernières figuraient une grande
-partie de l'artillerie, un bataillon d'officiers à la demi-solde, plus
-quelques jeunes gens de l'école de droit qui avaient suivi Louis XVIII
-sous le nom de volontaires royaux, et qui représentaient la jeunesse
-honnête, espérant la liberté des Bourbons et ne l'attendant pas des
-Bonaparte. Le maréchal Macdonald <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> s'était transporté à
-Saint-Denis pour y recueillir ces débris, et les conduire à Louis
-XVIII. Mais arrivé dans l'après-midi du 20, il trouva le bataillon des
-officiers à la demi-solde en pleine révolte, s'efforçant d'insurger
-l'artillerie, et ravageant même les bagages du cortége royal. Le
-maréchal s'efforça de mettre un terme à ce scandale, mais quoique
-personnellement respecté, il fut réduit à s'éloigner, et à rejoindre
-la maison militaire, qu'il rencontra en marche et dans l'état que nous
-venons de décrire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald suit le Roi, et le rejoint à
-Abbeville.</span>
-Il quitta ensuite le comte d'Artois et le duc de
-Berry pour se rendre auprès du Roi, et essayer de faire prévaloir le
-conseil qu'il n'avait cessé de donner, celui de se retirer à Lille.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">État dans lequel il le trouve.</span>
-Parvenu le 21 au soir à Abbeville il se présenta au Roi, qu'il trouva
-entre M. de Blacas et le prince Berthier, parfaitement calme, et
-paraissant plus sensible à l'incommodité de ce brusque déplacement
-qu'à la perte du trône. Conservant peu d'espérance, attribuant ses
-nouveaux malheurs à son frère et aux émigrés, convaincu que l'Europe
-n'éprouverait qu'un médiocre intérêt pour des gens qui n'avaient pas
-su se soutenir, Louis XVIII était plus pressé de gagner son asile
-d'Hartwell que de sauver par une conduite habile les restes d'un
-avenir dont il doutait fort. Il parla uniquement de sa fatigue, de sa
-goutte, des gênes auxquelles l'exposait la perte de son bagage, et
-n'écouta qu'avec une sorte de distraction tout ce que lui dit le
-maréchal pour le ramener dans la direction de Lille. Ce brave et sage
-militaire, qui joignait à une rare intrépidité, à une profonde
-expérience de la guerre, beaucoup de <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> sens politique, lui
-rappela le mauvais effet produit par les compliments qu'il avait faits
-au prince régent en quittant Londres, le reproche universellement
-adressé aux Bourbons de préférer l'étranger à la France, et
-particulièrement l'Angleterre à tous les autres pays, l'inconvénient
-de justifier ces préventions en se hâtant de passer la frontière, et
-de la passer pour gagner Londres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conseils qu'il lui donne.</span>
-Il insista donc avec véhémence pour
-que le Roi se rendît à Lille, et qu'il restât au moins sur le bord
-extrême du territoire. À Lille il serait en sûreté, et pourrait
-toujours se mettre à l'abri en faisant une ou deux lieues pour sortir
-de France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII consent à se rendre à Lille.</span>
-Louis XVIII lui répondit avec finesse qu'il ne serait pas à Lille plus
-en sûreté qu'ailleurs, parce qu'il y faudrait une garnison, que toute
-garnison se comporterait comme les troupes dont on avait essayé de se
-servir, et qu'appeler à Lille les Anglais ou les Prussiens serait aux
-yeux de la France la pire des conduites. Sensible du reste aux
-observations d'un serviteur aussi loyal que le maréchal Macdonald, il
-consentit à suivre son avis; seulement il lui demanda le temps de
-prendre un peu de nourriture, et l'engagea à le précéder, en
-promettant de le rejoindre dans quelques heures. Pendant cette espèce
-de conseil, le maréchal avait parlé seul. M. de Blacas, jugeant tous
-les partis également mauvais, n'avait presque rien dit, bien qu'il
-préférât visiblement la retraite sur Lille. L'infortuné Berthier,
-aussi étonné de se trouver où il était, que le public de l'y voir,
-avait montré sur son visage abattu et silencieux les perplexités de
-son âme: triste punition dans la <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> personne d'un honnête homme
-de ce désir d'être de tous les régimes, et de conserver malgré son
-passé sa place dans tous!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal y précède le Roi.</span>
-Le maréchal Macdonald prit donc immédiatement la route de Béthune,
-afin d'aller préparer à Lille l'établissement de la famille royale. Il
-arriva le 22 mars au matin devant cette place, occupée par le duc
-d'Orléans qui en avait fermé les portes. On doit se souvenir que ce
-prince avait reçu le commandement des troupes du Nord, avec mission
-d'y former une réserve, qui viendrait prendre la gauche du duc de
-Berry si on se battait en avant de Paris, et couvrirait la retraite de
-la famille royale si on était obligé d'abandonner la capitale. Ce
-prince, le seul qui jouît de quelque popularité parmi les troupes, les
-avait trouvées tranquilles mais évidemment mal disposées pour la cause
-royale, et avait eu soin de les tenir séparées, pour retarder en les
-divisant l'explosion de leurs sentiments. Il avait dirigé sur Lille
-celles dont la discipline lui semblait un peu moins ébranlée, et
-s'était enfermé dans cette place avec six à sept mille hommes et le
-maréchal Mortier, également résolu à y donner asile au roi et à en
-refuser l'accès aux Prussiens et aux Anglais. Ayant appris le 21 au
-matin par le télégraphe que Napoléon était entré à Paris, il avait
-interdit toute communication extérieure, dans la double intention
-d'empêcher les émissaires bonapartistes de pénétrer dans la ville, et
-les soldats de déserter.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficultés que le maréchal éprouve pour entrer dans la
-place.</span>
-Les ordres du duc d'Orléans avaient été si ponctuellement exécutés,
-que les clefs de la ville avaient été déposées à l'état-major de la
-place, et que les <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> gardiens s'étant absentés il n'y avait
-personne pour répondre. Le maréchal Macdonald ne sachant comment se
-faire entendre, fut obligé d'écrire un billet au crayon, de l'attacher
-à une pierre, et de le jeter à la sentinelle qui gardait le rempart.
-Comme le billet portait sur la suscription qu'il était du maréchal
-Macdonald, la sentinelle le remit au poste le plus voisin, et ce poste
-à l'état-major. La porte fut bientôt ouverte et le maréchal fut
-conduit auprès du duc d'Orléans, qui lui apprit l'état des choses, et
-lui donna la certitude que le Roi recevrait des troupes une
-hospitalité respectueuse mais courte, à condition toutefois de ne
-chercher à introduire dans la place ni la maison militaire, ni les
-Anglais.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Louis XVIII à la suite du maréchal.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Accueil qu'il reçoit.</span>
-Louis XVIII arriva en effet dans l'après-midi du 22, et fut reçu avec
-tous les honneurs dus au souverain. La population de Lille, pieuse et
-royaliste, poussa des cris violents de <cite>Vive le Roi!</cite> tandis que les
-troupes bordant la haie et présentant les armes gardèrent un morne
-silence.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Conseil tenu devant Louis XVIII.</span>
-À peine arrivé, Louis XVIII voulut entendre le prince et les maréchaux
-sur la conduite qu'il convenait de tenir.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. le duc d'Orléans lui conseille de se rendre
-immédiatement à Dunkerque.</span>
-En présence du Roi, de M. de
-Blacas, du prince Berthier, des maréchaux Macdonald et Mortier, M. le
-duc d'Orléans exposa la situation avec une parfaite netteté de vues et
-de langage. Il approuva fort le maréchal Macdonald d'avoir conseillé
-au Roi de rester le plus possible sur le territoire français, mais il
-démontra en même temps que la ville de Lille serait à peine habitable
-quelques heures, que le spectacle qu'on venait d'avoir sous les yeux,
-celui d'une population bruyamment sympathique et <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> de troupes
-froidement respectueuses, était l'expression vraie de l'état des
-choses; que les troupes étaient maîtresses de Lille, qu'elles ne
-souffriraient pas qu'il fût commis la moindre inconvenance envers le
-Roi, qu'elles s'en feraient même un point d'honneur, mais qu'elles
-étaient imbues de l'idée qu'on voulait livrer la place aux Anglais,
-que dans cette défiance elles ne consentiraient jamais à y laisser
-entrer la maison militaire, encore moins à en sortir elles-mêmes, si
-par hasard on voulait se débarrasser de leur présence; que du reste,
-en supposant qu'on parvînt à les éloigner, ce n'était pas avec douze
-cents hommes de la garde nationale et trois à quatre mille cavaliers
-écloppés de la maison militaire, qu'on pourrait défendre une
-forteresse où il fallait au moins douze mille hommes de la meilleure
-infanterie pour être en sûreté; que pendant quelques jours les troupes
-se prêteraient à former la garde du Roi, mais qu'elles ne
-soutiendraient pas longtemps ce rôle, surtout quand viendraient les
-ordres de Paris;
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs donnés pour choisir Dunkerque.</span>
-que le meilleur parti était de se transporter à
-Dunkerque, où la population était aussi royaliste qu'à Lille; que là
-il faudrait peu de garnison, et qu'on y suffirait avec la maison
-militaire convertie en infanterie; qu'on y aurait d'ailleurs la
-ressource de la mer, et le refuge de l'Angleterre au besoin; qu'en
-demeurant par ce choix sur le territoire français, on y serait en même
-temps plus éloigné du théâtre de la guerre; que probablement on
-retiendrait dans son parti Calais, Ardres, Gravelines, qu'on y aurait
-un peu de marine, qu'on formerait ainsi un petit royaume maritime, où
-le drapeau blanc continuerait de flotter <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> sans aucune
-apparence de complicité avec le drapeau ennemi qui allait envahir la
-France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le départ remis au lendemain.</span>
-Le maréchal Mortier appuya vivement cet avis plein de sagesse, et le
-prince Berthier ne le contredit point. M. de Blacas l'approuva. Le
-maréchal Macdonald en l'adoptant, n'éleva d'objection que sur un
-point, la précipitation du départ, qui donnerait au Roi l'apparence
-d'un fugitif, saisi de peur ou chassé de Lille. Le duc d'Orléans ayant
-répondu qu'on avait vingt-cinq lieues à faire pour gagner Dunkerque,
-et que ce qui était facile le jour même serait peut-être difficile le
-lendemain, l'avis du départ immédiat sembla prévaloir, sauf néanmoins
-l'extrême lassitude du Roi, qui exigeait quelques heures de repos.</p>
-
-<p>On se sépara donc avec ordre de préparer le départ; mais toujours
-perplexe et fatigué le Roi le remit au lendemain. Le duc d'Orléans et
-les maréchaux employèrent la fin du jour à visiter les troupes et à
-leur parler.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Les troupes respectueuses mais défiantes, craignent qu'on
-ne veuille livrer Lille aux Anglais.</span>
-Le Roi est en sûreté parmi nous, répondirent les
-officiers auxquels on s'adressa; mais nous savons qu'on veut livrer la
-place à l'ennemi, et que c'est le projet des émigrés dont le Roi est
-entouré. Si donc la maison militaire se présente, nous ferons feu sur
-elle.&mdash;Malgré toutes les assurances contraires il n'y eut aucun moyen
-de dissiper ces préventions, et ce qui contribuait à les enraciner
-dans l'esprit des troupes, c'est que des gens de l'entourage royal
-disaient qu'il fallait mettre un terme à cette comédie d'un faux
-respect pour la personne du souverain, sous lequel se cachait une
-trahison prochaine, et que le plus simple était d'introduire dix
-<span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> mille Anglais dans la place. Ces imprudents propos étaient
-crus, et ceux du duc d'Orléans considérés comme un pur effet de sa
-crédulité. Il était dès lors évident qu'on pourrait à peine passer un
-jour ou deux dans cette situation équivoque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Croyant apercevoir la maison militaire, elles sont prêtes à
-faire feu.</span>
-Le lendemain 23 il y eut une fausse alerte. Quelques coureurs s'étant
-montrés en vue des remparts de Lille, le bruit se répandit que c'était
-la maison du Roi qui approchait. En un instant les troupes
-manifestèrent la plus vive émotion, et elles se déclarèrent prêtes à
-tirer sur les nouveaux arrivants. Le duc d'Orléans, les maréchaux,
-eurent une peine extrême à les calmer, et elles parurent toujours
-convaincues qu'on songeait à livrer la place aux Anglais. En présence
-de pareilles dispositions, il n'était plus possible que le Roi
-prolongeât son séjour à Lille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité de laisser plus longtemps la cour à Lille.</span>
-Le conseil qu'il avait tenu la veille
-avec le duc d'Orléans, avec M. de Blacas, avec les maréchaux Berthier,
-Macdonald, Mortier, s'assembla de nouveau le matin même, et reconnut à
-l'unanimité la nécessité de quitter une ville gardée par des troupes
-pleines d'égards pour Louis XVIII, mais dévouées à Napoléon, et
-toujours disposées au premier incident à proclamer l'autorité
-impériale. Il n'y avait divergence que sur le lieu où le Roi se
-retirerait en sortant de Lille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Insistance pour la retraite à Dunkerque.</span>
-Le duc d'Orléans, appuyé par les trois
-maréchaux, insista de nouveau pour Dunkerque.
-<span class="sidenote" title="En marge">Louis XVIII préfère se rendre en Belgique.</span>
-Le Roi ne repoussa pas
-cet avis, mais il dit que dans l'état des choses il croyait trop
-dangereux de faire sur le territoire français les vingt-cinq lieues
-qui le séparaient de Dunkerque, et il annonça qu'il allait prendre
-d'abord la route de la Belgique, sauf <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> à gagner Dunkerque par
-le territoire belge. Les raisons que lui présenta le duc d'Orléans
-pour ne pas abandonner un instant le territoire national n'ayant point
-changé sa résolution, le maréchal Macdonald d'un ton respectueux mais
-ferme lui déclara qu'il était, à son grand regret, obligé de le
-quitter; que jamais il n'émigrerait, surtout pour se rendre dans un
-pays rempli des troupes de la coalition; qu'il était resté fidèle à la
-royauté tant qu'elle avait été en France, qu'il ne pouvait la suivre
-au delà; qu'il n'irait point offrir son épée à l'homme qui était venu
-bouleverser son pays, mais qu'il attendrait dans la retraite des jours
-plus heureux. Louis XVIII écouta avec une parfaite convenance cette
-franche déclaration, remercia le maréchal de sa noble conduite, lui
-rendit ses serments, et lui fit les adieux les plus affectueux. Le
-maréchal Mortier tint le même langage, reçut la même réponse et les
-mêmes témoignages, et annonça qu'avec le maréchal Macdonald il
-accompagnerait le Roi jusqu'à l'extrême frontière. Le prince Berthier
-se tut, mais prenant à part les maréchaux Macdonald et Mortier, il
-leur dit que capitaine d'une compagnie de gardes du corps il était
-obligé de suivre le Roi jusqu'au lieu choisi pour sa retraite, et que
-ce devoir rempli il était décidé à rentrer en France. Il les chargea
-même d'en donner avis à Paris. Le Roi s'adressant alors à M. le duc
-d'Orléans, lui demanda, avec une malice visible, ce qu'il allait
-faire. Le duc d'Orléans lui répondit avec sang-froid, qu'il pensait
-comme messieurs les maréchaux, mais que, prince du sang, il ne
-pouvait agir comme eux, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> rester en France; qu'il
-suivrait le Roi jusqu'à la frontière, puis qu'il solliciterait la
-permission de le quitter, ne voulant point aller en Belgique, lieu de
-réunion des armées ennemies. Le Roi, d'un ton tranquille, lui dit
-qu'il faisait bien, et donna les ordres pour son départ immédiat.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les maréchaux et le duc d'Orléans le quittent à la
-frontière.</span>
-Le 23, vers le milieu du jour, Louis XVIII sortit de Lille par la
-route de Belgique, la population lui témoignant de vifs regrets, les
-troupes un parfait respect, mais paraissant fort soulagées d'être
-déchargées d'un dépôt embarrassant. Le duc d'Orléans et les maréchaux
-escortant à cheval la voiture du Roi le conduisirent jusqu'à la
-frontière, qui est à deux lieues environ de la place, puis après avoir
-reçu ses remercîments et lui avoir adressé leurs adieux, rentrèrent
-dans Lille pour déposer leur commandement. Le duc d'Orléans écrivit à
-tous les généraux qui dépendaient de lui, pour les délier de leurs
-obligations militaires, et les rendre à eux-mêmes et à leur pays. Le
-maréchal Mortier lui apprit alors un détail qu'il avait eu la
-délicatesse de tenir secret, c'est qu'il avait reçu de Paris le
-pouvoir et l'ordre d'agir comme il l'entendrait pour le salut de la
-frontière, pour l'expulsion des princes de Bourbon, même pour leur
-arrestation si elle paraissait nécessaire. Le maréchal n'avait voulu
-ni gêner les princes, ni même hâter leur départ, en leur déclarant les
-devoirs nouveaux qui lui étaient imposés par celui qui était redevenu
-le maître du territoire, et il ne les leur avait révélés que lorsque
-leur résolution était prise et à peu près accomplie. M. le duc
-d'Orléans partit pour l'Angleterre, le maréchal Macdonald pour
-<span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> ses terres, et le maréchal Mortier manda par le télégraphe à
-Paris que Louis XVIII avait quitté Lille, que cette place n'était
-point et n'avait jamais été en danger. Il transmit le commandement au
-général comte d'Erlon, qui avait été obligé de se cacher depuis
-l'échauffourée des frères Lallemand. Au milieu de ces brusques
-révolutions, qui troublent et font souvent dévier les c&oelig;urs les
-plus honnêtes, l'histoire est heureuse d'avoir à reproduire des scènes
-où tout le monde, princes, maréchaux, soldats, surent remplir des
-devoirs presque opposés, avec tant de délicatesse et de précision.</p>
-
-<p>Pendant ce temps la maison du Roi, harassée de fatigue, s'était
-traînée jusqu'à Abbeville, ayant à sa tête le comte d'Artois et le duc
-de Berry, et à ses trousses le général Exelmans, qui avec trois mille
-chevaux la surveillait sans chercher à la joindre. D'Abbeville elle
-s'était dirigée sur Lille, puis apprenant en route le départ du Roi,
-elle s'était portée sur Béthune.
-<span class="sidenote" title="En marge">Licenciement de la maison militaire.</span>
-Là les princes sentant
-l'impossibilité de la conduire à l'étranger et de l'y entretenir,
-prirent le parti de la licencier. Trois cents hommes seulement,
-parfaitement propres au service, et dont l'entretien n'était pas au
-dessus des moyens actuels de la famille royale, furent retenus, et
-suivirent le maréchal Marmont en Belgique, où ils devaient composer la
-garde personnelle de Louis XVIII. Les autres se dispersèrent dans
-toutes les directions. Les princes franchirent la frontière pour se
-réunir au Roi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Soumission des provinces du Nord et de l'Est.</span>
-Tandis que Louis XVIII avait évacué le territoire, et fait cesser
-pour le Nord les très-légères <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> inquiétudes qu'on avait pu
-concevoir à Paris, à l'Est les choses s'étaient passées tout aussi
-tranquillement. Le maréchal Victor, chargé de former un corps d'armée
-en Champagne et en Lorraine, s'était vu obligé de renoncer à cette
-entreprise. Le maréchal Oudinot, délaissé par les grenadiers et les
-chasseurs royaux (ancienne garde impériale), avait également abandonné
-son commandement, et le drapeau tricolore avait été partout arboré
-autour de lui. L'ancienne garde impériale s'était spontanément dirigée
-sur Paris. En Alsace, le maréchal Suchet se soumettant à la révolution
-qui venait de s'accomplir, avait fait flotter le drapeau tricolore
-dans toute la province, et mis nos places frontières à l'abri des
-tentatives extérieures. On a déjà vu par nos précédents récits ce qui
-s'était passé de Grenoble à Besançon, par conséquent les inquiétudes
-qu'on aurait pu concevoir pour nos places ne s'étaient réalisées nulle
-part, et l'ennemi, malgré le désir qu'il en avait, n'en avait surpris
-aucune.</p>
-
-<p>Dans l'intérieur le progrès de l'autorité impériale n'était ni moins
-général ni moins rapide. Le maréchal Saint-Cyr, parti de Paris le 20
-mars avec M. de Vitrolles, s'était rendu à Orléans où commandait le
-général Dupont. Trouvant les troupes à moitié soulevées, il avait fait
-fermer les portes de la ville, abattre le drapeau tricolore, et
-incarcérer le général Pajol qui était l'auteur du mouvement. Mais des
-officiers envoyés de Paris ayant pénétré dans la ville, et communiqué
-avec le 1<sup>er</sup> de cuirassiers en garnison à Orléans, ce régiment était
-spontanément monté à cheval, avait assailli le siége des autorités,
-<span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> délivré le général Pajol, et mis en fuite le maréchal
-Saint-Cyr, qui s'était retiré en toute hâte vers la basse Loire. Le
-général Pajol, prenant le commandement, avait fait proclamer à Orléans
-et dans les environs le rétablissement de l'autorité impériale.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Soumission momentanée de la Vendée, et retraite en
-Angleterre du duc de Bourbon.</span>
-Cette partie importante du cours de la Loire était donc reconquise. À
-Angers, le duc de Bourbon, après un entretien avec M. d'Autichamp et
-les principaux chefs vendéens, avait bientôt acquis la conviction que
-si les anciens meneurs de la Vendée étaient disposés à s'agiter
-encore, la population des campagnes, quoique royaliste, n'avait plus
-assez d'ardeur pour braver les maux de la guerre civile, dont le
-souvenir était resté vivant dans tous les esprits. Se sentant plus
-embarrassant pour le pays qu'utile à la cause royale, le prince avait
-déféré au conseil, qui lui était généralement donné, de se retirer. Un
-officier de gendarmerie, le commandant Noireau, instruit de l'état des
-choses, lui avait offert des passe-ports, à condition qu'il en userait
-sur-le-champ, ce que le prince avait accepté sans hésitation. Il était
-allé s'embarquer à Nantes, laissant la contrée non pas revenue à
-Napoléon, mais paisible.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Clausel sur Bordeaux.</span>
-Le général Clausel, envoyé dans la Gironde, s'était arrêté à
-Angoulême, y avait reçu pour le compte de l'Empereur la soumission des
-départements voisins, puis, réunissant une partie de la gendarmerie,
-avait marché sur la Dordogne pour y rassembler des troupes, et remplir
-sa mission à l'égard de la ville de Bordeaux.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Madame la duchesse d'Angoulême à Bordeaux.</span>
-Il régnait dans cette grande cité une agitation extraordinaire,
-<span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> produite par la présence de madame la duchesse d'Angoulême et
-par celle de MM. Lainé et de Vitrolles. La population, royaliste par
-intérêt et par conviction, désolée du retour de Napoléon qui allait
-amener de nouveau la clôture des mers, s'était levée avec empressement
-à la vue de madame la duchesse d'Angoulême (venue avec le prince son
-époux pour célébrer le 12 mars), et avait promis de soutenir la cause
-des Bourbons. Ces vives démonstrations se passaient en présence de
-deux régiments, le 8<sup>e</sup> léger et le 62<sup>e</sup> de ligne, en garnison à
-Bordeaux, et y assistant avec un silence peu rassurant. Tout faisait
-présager qu'à l'aspect du drapeau tricolore arboré sur la rive droite
-de la Gironde, ils éclateraient et feraient cesser une insurrection
-sans consistance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Essai par M. de Vitrolles d'un gouvernement royal à
-Toulouse.</span>
-M. de Vitrolles après avoir communiqué à la princesse les intentions
-du Roi, s'était transporté à Toulouse pour y établir le centre du
-gouvernement royal dans le Midi. Il avait opéré des levées d'hommes et
-d'argent, placé de sa propre autorité le maréchal Pérignon à la tête
-des rassemblements royalistes, et tâché de maintenir la correspondance
-entre Bordeaux où était restée madame la duchesse d'Angoulême, et
-Marseille où était accouru en toute hâte M. le duc d'Angoulême.
-<span class="sidenote" title="En marge">Présence de M. le duc d'Angoulême à Marseille.</span>
-Le prince en effet s'était rendu à Marseille, et on devine d'après
-l'esprit qui régnait dans cette ville, les manifestations véhémentes
-auxquelles la population avait dû se livrer. Ayant toujours haï
-l'Empire, menacée de nouveau de mourir de faim, après avoir rêvé
-plutôt que goûté l'abondance, elle était en proie à une sorte de
-fureur, et avait accueilli M. le duc d'Angoulême <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> avec des
-transports qui tenaient du délire. Le maréchal Masséna commandait au
-milieu de ces populations incandescentes avec le sang-froid dédaigneux
-d'un homme de guerre qui avait réussi jadis à dompter les Calabres, et
-que les cris de la multitude n'effrayaient guère. Accompagnant le
-prince le jour de son entrée, il avait vu un groupe de femmes du
-peuple qui tenaient leurs enfants dans leurs bras, se jeter au-devant
-de son cheval, puis tomber à genoux, et lui dire dans l'idiome naïf du
-pays: Maréchal, ne trahissez pas ce bon prince!&mdash;Prenant à peine garde
-à ces démonstrations, n'aimant ni la dynastie qui s'en allait, ni
-celle qui revenait, et déplorant les nouvelles convulsions qui
-devaient coûter tant de sang à la France, il avait résolu de se
-renfermer dans la stricte observation de ses devoirs militaires.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son plan de campagne sur le Rhône.</span>
-Il
-avait donné à M. le duc d'Angoulême deux régiments, le 83<sup>e</sup> et le
-58<sup>e</sup>, et une colonne de volontaires avec lesquels ce prince devait
-essayer, en remontant le Rhône, de reprendre Grenoble et Lyon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Attitude du maréchal Masséna.</span>
-Le
-maréchal Masséna qui ne voulait pas le suivre dans cette campagne
-était resté à Marseille pour y maintenir l'ordre, et surtout pour
-veiller sur Toulon, bien décidé à appesantir sa dure main sur
-quiconque tenterait de livrer aux Anglais ce grand arsenal maritime.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se regarde comme rentré en possession de l'Empire;
-idées qui le préoccupent.</span>
-Tel était l'état des choses les 23 et 24 mars dans les diverses
-parties de la France. Napoléon informé de la retraite de Louis XVIII,
-de la soumission des provinces du Nord et de l'Est, certain dès lors
-de la conservation des places frontières, ne doutant pas de la
-soumission de la Vendée, au moins pour <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> le moment, ne tenait
-aucun compte de l'insurrection du Midi, bien qu'elle s'étendît de
-Bordeaux à Marseille. La conservation des places lui avait seule causé
-quelque souci, car c'eût été un grand malheur que l'occupation par
-l'ennemi d'une forteresse comme Lille, Metz ou Strasbourg. Rassuré sur
-ce point important, délivré de la présence du Roi, qui n'eût été du
-reste qu'un embarras, il se regardait comme remis en pleine possession
-de l'Empire. S'il parvenait à concilier son autorité avec
-l'indépendance toute nouvelle des esprits, et surtout à apaiser
-l'Europe, ou à la vaincre, il était certain de recommencer un second
-règne, moins éclatant peut-être, mais plus prospère que le premier, et
-plus méritoire s'il savait substituer les douceurs bienfaisantes de la
-paix aux sanglantes grandeurs de la guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, sans le dire, regardait la guerre comme
-inévitable, et devant être terrible.</span>
-Mais il avait toujours
-douté, sans le dire, de l'apaisement de l'Europe, et en réalité il ne
-comptait que sur une campagne courte et vigoureuse, exécutée avec les
-ressources que la France un peu reposée, et trois cent mille soldats
-revenus de l'étranger, offraient à son puissant génie militaire.</p>
-
-<p>Il n'était que depuis quelques jours dans Paris, et il avait déjà pu
-s'apercevoir de la vérité de ses pressentiments, car tandis que tout
-se soumettait dans l'intérieur, tout prenait au dehors un caractère de
-violence inouïe.
-<span class="sidenote" title="En marge">Déclaration du congrès de Vienne qui met Napoléon hors la
-loi des nations.</span>
-Les Bourbons en se retirant avaient répandu une
-déclaration du congrès de Vienne qui était de la plus extrême gravité.
-On avait d'abord révoqué en doute l'authenticité de cette déclaration,
-et Napoléon avait favorisé ce doute qui lui convenait, mais aux
-résolutions, au style, il n'avait <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> pu s'empêcher de
-reconnaître la fureur de ses ennemis, fureur qu'il s'était attirée par
-un intolérable abus de la victoire pendant plus de quinze années.
-Selon cette déclaration, les puissances réunies à Vienne, considérant
-que Napoléon Bonaparte, en violant le traité du 11 avril, avait
-détruit le seul titre légal sur lequel reposât son existence, et
-attenté au repos général, le mettaient hors la loi des nations, ce qui
-le rendait passible du traitement réservé aux plus vils criminels. La
-conclusion évidente, c'est que quiconque pourrait se saisir de lui
-devrait le fusiller immédiatement, et serait considéré comme ayant
-rendu à l'Europe un service signalé. Ce n'était pas envers un grand
-homme, qui sans contredit avait tourmenté l'Europe, mais dont tous les
-princes vivants avaient flatté et exploité la puissance et venaient
-d'égaler l'ambition, ce n'était pas, disons-nous, envers ce grand
-homme, un acte digne des m&oelig;urs du siècle, et l'orgueil, l'avidité,
-la peur, pouvaient seuls, non pas justifier cet acte, mais
-l'expliquer.</p>
-
-<p>Napoléon se réservait de le publier sous quelques jours, lorsqu'il
-voudrait faire connaître à la France la situation tout entière. Pour
-le moment, en rapprochant la déclaration du 13 mars de quelques autres
-manifestations, il y voyait la réalisation de tout ce qu'il avait
-prévu, et une raison de se préparer, sans perdre un instant, à
-soutenir une lutte formidable. De nouvelles manifestations d'ailleurs,
-conséquence de la déclaration du 13 mars, ne purent lui laisser aucun
-doute.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les légations étrangères demandent toutes leurs
-passe-ports.</span>
-À peine M. de Caulaincourt avait-il mis le pied dans l'hôtel
-de son <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> ministère, que les légations étrangères vinrent lui
-demander leurs passe-ports.
-<span class="sidenote" title="En marge">On les leur accorde, en donnant aux secrétaires d'ambassade
-de Russie et d'Autriche des lettres pour Vienne.</span>
-Pour les unes, telles que celles
-d'Angleterre et de Russie, dont les chefs étaient absents, les
-secrétaires avaient pris sur eux de faire cette demande; pour les
-autres, comme celles d'Autriche, de Prusse, de Suède, de Danemark, de
-Sardaigne, de Hollande, etc., les chefs de mission s'en étaient
-chargés eux-mêmes, et malgré les efforts de M. de Caulaincourt pour
-les retenir, ils avaient persisté dans la volonté de partir. M. de
-Caulaincourt eut à ce sujet un long entretien avec M. de Vincent,
-ambassadeur d'Autriche, chercha de toutes les manières à lui persuader
-que la France voulait la paix, qu'elle entendait même rester fidèle au
-traité de Paris; mais il parvint difficilement à s'en faire écouter,
-et n'obtint seulement pas qu'il se chargeât de lettres de Napoléon
-pour sa femme et pour son beau-père. Toutefois désirant quitter Paris
-immédiatement, M. de Vincent consentit à ce que l'un des secrétaires
-de la légation autrichienne qui partait un jour plus tard, emportât
-les deux lettres. L'humilité était en ce moment l'un des calculs de
-Napoléon: M. de Caulaincourt ne voulant cependant pas pousser ce
-calcul trop loin, se contenta de bien constater les dispositions
-pacifiques de son maître, mais ne mit aucun obstacle au départ des
-représentants des diverses cours, et leur envoya leurs passe-ports le
-jour même où ils les avaient réclamés.</p>
-
-<p>Tout en les laissant partir on profita de l'autorisation donnée par M.
-de Vincent pour confier au secrétaire de la légation autrichienne une
-lettre destinée à Marie-Louise, et une autre destinée à <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span>
-l'empereur François. La reine Hortense, fort liée avec la légation
-russe depuis qu'Alexandre s'était constitué publiquement son
-protecteur, écrivit longuement à ce monarque pour lui exposer de son
-mieux les nouvelles dispositions de Napoléon, sous le double rapport
-de la politique intérieure et extérieure. Elle remit cette lettre à M.
-de Boutiakin, secrétaire de la légation russe, et l'un des étrangers
-que sa bonne grâce avait rendus tout à fait bienveillants pour sa
-personne, sinon pour sa cause. On se servit de la même voie pour
-révéler à l'empereur Alexandre le traité secret d'alliance conclu le 3
-janvier entre Louis XVIII, l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse
-et la Russie. On y ajouta quelques papiers laissés par M. de Blacas à
-Paris, et tous propres à faire connaître à l'empereur Alexandre les
-sentiments de ses alliés à son égard. La reine Hortense profita encore
-du départ d'un intendant de son frère qui se rendait à Vienne, pour
-écrire à différentes personnes, notamment à Marie-Louise, et leur
-retracer avec les plus vives couleurs le rétablissement triomphal de
-Napoléon sur le trône impérial, l'élan des populations vers lui, leur
-éloignement invincible pour les Bourbons, dès lors la nécessité pour
-l'Europe, si elle ne voulait pas s'exposer à une lutte sanglante,
-d'accepter un fait désormais accompli, et qui ne troublerait ni la
-paix, ni le partage qu'on avait fait à Vienne de presque tous les
-États de l'univers.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">En réponse à la démarche des légations, on rappelle les
-agents français au dehors.</span>
-Le départ des légations, quoique fort menaçant, s'expliquait cependant
-jusqu'à un certain point, car accréditées auprès de Louis XVIII,
-elles étaient sans <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> pouvoirs pour rester auprès de Napoléon.
-Rien à la vérité ne les eût empêchées d'attendre de nouveaux ordres,
-mais leur empressement à partir ne pouvait être assimilé à une
-déclaration de guerre, et il importait de ne point prévenir une telle
-déclaration, et de mettre ainsi tous les torts du côté du congrès de
-Vienne, qui n'était populaire ni en France ni en Europe. La seule
-manière digne et non irritante de répondre à la démarche des légations
-étrangères, c'était de rappeler les légations françaises, qu'il était
-impossible de maintenir décemment auprès de princes qui avaient rompu
-leurs relations avec nous, et qui se trouvaient composées pour la
-plupart d'anciens émigrés, ennemis implacables de l'Empire. M. de
-Caulaincourt adressa aux divers membres de ces légations une
-circulaire, pour déclarer qu'on leur retirait leurs pouvoirs, qu'ils
-étaient rappelés par conséquent sur le territoire national, et
-devaient y rentrer immédiatement. En attendant, il les autorisait à
-donner l'assurance que la France ne prendrait avec aucune puissance
-l'initiative des hostilités, et se renfermerait dans la stricte
-observation des traités existants.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Quelques différences de conduite à l'égard de certaines
-cours.</span>
-Il était impossible de dire ni de faire autre chose dans la situation
-présente. Il y avait toutefois quelques différences de conduite à
-observer à l'égard des diverses cours, et même quelques moyens
-indirects à employer envers certaines d'entre elles, qu'il ne fallait
-pas négliger quel qu'en pût être le résultat. La cour de Vienne, par
-exemple, outre qu'elle était actuellement le siége du congrès, avait
-pour Napoléon la qualité de cour parente, et il n'était peut-être
-<span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> pas impossible de s'y ouvrir un accès. On savait que
-l'Autriche était fort mécontente de la Russie et de la Prusse, qu'elle
-avait failli entrer en guerre avec l'une et l'autre, et que plus d'une
-fois elle avait regretté d'avoir autant grossi la puissance de la
-Russie. La perspective d'avoir à Paris un gendre corrigé par le
-malheur, contenu par de nouvelles institutions, de voir régner après
-lui le fils d'une archiduchesse élevé par elle dans un esprit
-assurément pacifique, cette perspective était de nature à provoquer de
-sages réflexions, et à ramener peu à peu l'Autriche à d'autres
-sentiments que ceux qui avaient dicté la déclaration du 13 mars. Un
-homme pouvait beaucoup sous ce rapport, et cet homme était M. de
-Talleyrand. Si on parvenait à le gagner, il devenait possible de
-gagner la cour de Vienne elle-même. Napoléon ne savait pas alors à
-quel point M. de Talleyrand s'était engagé dans la cause de la
-légitimité, et à quel point surtout il s'était aliéné la cour de
-Vienne en cédant à la jalousie que lui inspirait M. de Metternich.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mission secrète de M. de Montrond à Vienne.</span>
-Néanmoins la conquête de M. de Talleyrand eût été d'un prix
-inestimable, et par ce motif on imagina de lui envoyer un personnage
-singulier, homme du monde fort connu dans les salons, fort inconnu
-dans la politique, souvent employé dans certaines négociations
-occultes, doué d'un esprit rare, d'une grande audace, présentant le
-contraste qui se rencontre quelquefois d'un bon sens supérieur avec
-une conduite désordonnée, et ayant sur M. de Talleyrand l'influence
-d'un familier initié à tous les secrets de sa vie:
-<span class="sidenote" title="En marge">Objet de cette mission.</span>
-ce personnage
-était M. de Montrond, et si quelqu'un <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> pouvait pénétrer à
-Vienne, se faire écouter de M. de Talleyrand, enlever même
-Marie-Louise et son fils, c'était lui, par son savoir-faire, ses
-relations nombreuses et sa témérité sans pareille. Prisonnier de
-Napoléon qui l'avait fait enfermer à Ham pour ses propos satiriques,
-il avait eu l'art de s'évader, était rentré en France avec les
-Bourbons, et aujourd'hui par goût des aventures, était prêt à tout
-tenter même au profit de son ancien persécuteur. C'était le duc
-d'Otrante, passé maître en fait de moyens occultes, qui avait songé à
-employer M. de Montrond, et Napoléon réduit aux expédients y avait
-consenti. On chargea ce singulier envoyé de lettres de M. de
-Caulaincourt pour M. Meneval (resté, jusqu'alors, auprès de
-Marie-Louise) et pour divers personnages influents. On l'autorisa à
-traiter à toutes conditions avec ceux qui voudraient faire leur paix,
-MM. de Talleyrand, de Dalberg et autres; on l'autorisa s'il parvenait
-à s'introduire auprès de Marie-Louise, s'il la trouvait disposée à
-s'enfuir, à lui en fournir les moyens, et on lui ouvrit les crédits
-nécessaires pour que les ressources financières ne fissent pas défaut
-à l'inépuisable fertilité de son esprit. Voilà par quelles voies
-obscures Napoléon était réduit à passer, pour pénétrer auprès des
-cabinets qu'il avait si longtemps dominés et humiliés! M. de Montrond
-partit en même temps que les courriers d'ambassade qui portaient la
-circulaire de rappel à nos légations, mais prévoyant que toutes les
-frontières seraient fermées, il se fit donner le passe-port d'un abbé
-attaché à la diplomatie romaine, et parvint ainsi à tromper les
-polices européennes, et à gagner la <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> route de Vienne que nos
-courriers ne pouvaient pas s'ouvrir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On ne rappelle point les agents français auprès de
-l'Amérique, de la Suisse, de la cour de Rome et de la Porte.</span>
-Indépendamment de cette mission secrète, on fit en rappelant nos
-agents diplomatiques, quelques exceptions autorisées par les
-convenances et commandées par la politique. M. Serurier, ministre de
-France aux États-Unis, fut laissé à son poste, d'abord pour l'Amérique
-qui s'était toujours montrée amie de l'Empire, et ensuite pour M.
-Serurier lui-même qui s'y était conduit très-sagement. Les secrétaires
-de légation qui se trouvaient en Suisse, à Rome, à Constantinople,
-reçurent l'ordre d'y rester, et on leur donna même le titre de chargés
-d'affaires. La Suisse, maintenant qu'elle était constituée, paraissait
-jalouse de conserver sa neutralité, et cette neutralité couvrant une
-partie importante de notre frontière, méritait qu'on fît des efforts
-pour ne pas la compromettre. On savait la cour de Rome mécontente de
-l'obstination des Bourbons à révoquer le concordat, et on lui fit
-offrir avec l'abandon de toute idée de ce genre, la garantie de son
-ancien territoire, les Légations comprises. Quant à la Porte, M. de
-Rivière, nommé par Louis XVIII ambassadeur à Constantinople, fut
-retenu à Toulon, et M. Ruffin, notre ancien chargé d'affaires, reçut
-des instructions qui lui recommandaient de flatter de toutes les
-manières le sultan Mahmoud. Le retour miraculeux de Napoléon pouvait
-bien avoir frappé l'imagination sensible et superstitieuse des Turcs,
-et les avoir ramenés à la cause impériale. Enfin, tout en rappelant de
-Madrid M. de Laval, comme on connaissait les différends qui s'étaient
-élevés entre <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> les deux maisons de Bourbon à l'occasion de
-l'arrestation de Mina sur le territoire français, on dépêcha un
-officier pour traiter la question de l'échange des prisonniers qui
-n'avait pas été résolue jusqu'alors, et on autorisa même cet officier
-à ne pas se renfermer dans l'objet apparent de sa mission. La
-coalition fût-elle encore générale, c'était quelque chose que d'avoir
-pour amis ou pour neutres l'Amérique, la Suisse, le Saint-Siége, la
-Turquie et l'Espagne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne garde ces ménagements que pour laisser aux
-puissances tout le tort de la guerre.</span>
-Napoléon se prêtait à ces expédients pour se dire à lui-même qu'il
-n'avait rien négligé, et pour prouver à la France qu'il avait sacrifié
-tout orgueil personnel au désir de maintenir la paix. Mais il ne
-comptait que sur son épée pour vaincre la mauvaise volonté des
-puissances.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses plans pour l'armement de la France.</span>
-Aussi profita-t-il de la soumission des provinces du Nord
-et de l'Est pour arrêter sur-le-champ le plan de ses préparatifs
-militaires. Arrivé le 20 mars au soir, il avait le 21 au matin invité
-le maréchal Davout à se rendre à l'hôtel de son ministère, lui avait
-désigné les commis de la guerre le plus au fait de cette vaste
-administration, et les avait mandés eux-mêmes aux Tuileries afin de
-leur donner ses premiers ordres. Sachant par expérience que la
-formation des corps d'armée pressait plus encore que le recrutement
-des régiments, parce que les corps une fois formés tout y affluait
-bientôt, hommes et choses, il commença par prescrire cette formation,
-et par affecter à chacun d'eux un état-major complet.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation de six corps d'armée sur les frontières, sous le
-titre de corps d'observation.</span>
-Avec les troupes qui étaient cantonnées dans le département du Nord
-il composa le 1<sup>er</sup> corps, lui assigna <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> le comte
-Drouet-d'Erlon pour général en chef, et Lille pour emplacement. Les
-troupes parties de Paris sous le général Reille, durent constituer le
-2<sup>e</sup> corps, et il leur assigna Valenciennes pour lieu de réunion.
-<span class="sidenote" title="En marge">Emplacement de ces divers corps.</span>
-Ce corps devait être le plus considérable, parce qu'il était destiné à
-s'engager le premier à travers les masses ennemies. Quoiqu'il eût le
-projet d'opérer par Maubeuge, Napoléon plaça le 2<sup>e</sup> corps un peu à
-gauche, c'est-à-dire à Valenciennes, afin de mieux cacher ses
-desseins<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a>.</p>
-
-<p>Le 3<sup>e</sup>, confié au général Vandamme, et cantonné autour de Mézières,
-comprit les troupes dispersées dans les Ardennes et la Champagne. Le
-4<sup>e</sup>, sous le général Gérard, établi autour de Metz, fut composé des
-troupes de la Lorraine. Le 5<sup>e</sup>, destiné au général Rapp, avait
-Strasbourg pour centre de formation, et pour éléments les régiments de
-l'Alsace.</p>
-
-<p>Ces corps avaient l'avantage de couvrir chacune de nos frontières, et
-de se prêter par leur situation à une concentration de forces que
-Napoléon songeait à rendre rapide, et tout à fait imprévue, au moyen
-de combinaisons profondes que nous ferons connaître en leur lieu.
-Maubeuge était le point de cette concentration arrêté déjà dans son
-esprit, et il la voulait opérer non-seulement par le reploiement des
-ailes sur le centre, mais par celui de la queue sur la tête. Il
-résolut par ce motif de former un 6<sup>e</sup> corps composé des troupes qu'il
-aurait nécessairement à Paris, et qui par Soissons, Laon, la Fère,
-seraient <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> promptement rendues à Maubeuge. Il confia ce 6<sup>e</sup>
-corps au général comte de Lobau, qui commandait la première division
-militaire. Nous avons déjà dit qu'en vue de rétablir la discipline
-dans les régiments, il avait pris le parti de les faire passer presque
-tous à Paris sous la main du comte de Lobau.
-<span class="sidenote" title="En marge">Combinaison imaginée pour leur rapide concentration.</span>
-Par cette raison, il
-devait y avoir beaucoup de troupes dans la capitale, et il était
-facile d'y composer un corps nombreux, vigoureusement constitué,
-lequel partant de Paris en même temps que le 1<sup>er</sup> corps partirait de
-Lille, le 4<sup>e</sup> de Metz, viendrait former avec le 2<sup>e</sup> et le 3<sup>e</sup> une
-masse compacte à Maubeuge. C'est ainsi que Napoléon, avec un art
-supérieur, faisait concourir à un même but les diverses combinaisons
-commandées par les circonstances.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Reconstitution de la garde impériale.</span>
-À ce 6<sup>e</sup> corps Napoléon ajouta la garde impériale, qu'il se proposait
-de réorganiser sur une très-grande échelle. Il rétablit la vieille
-garde sur le pied de quatre régiments de quatre bataillons (grenadiers
-et chasseurs compris), et la jeune sur le pied de douze régiments de
-deux bataillons, en y adjoignant une forte cavalerie et l'ancienne
-réserve d'artillerie qui s'était signalée dans toutes les batailles du
-siècle. Napoléon estimait qu'avec le 6<sup>e</sup> corps et la garde, il aurait
-une réserve de 50 mille hommes, laquelle, jointe aux quatre corps
-cantonnés de Lille à Metz, lui permettrait de prendre l'offensive à la
-tête de 150 mille combattants (plus ou moins, selon le temps qui lui
-serait laissé pour se préparer), et comme il n'indiquait d'aucune
-manière le projet de prendre l'offensive, encore moins de la prendre
-par Maubeuge, son plan pouvait être suffisamment <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> préparé en
-restant suffisamment secret.</p>
-
-<p>Le 5<sup>e</sup> corps établi en Alsace, c'est-à-dire en dehors de ces
-combinaisons, devait couvrir le haut Rhin, et devenir un second point
-de concentration, si le fort de la guerre se portait de ce côté. Il
-devait se lier avec les troupes que Napoléon destinait à garder les
-Alpes, agir contre la Suisse si elle ne faisait pas respecter sa
-neutralité, ou contre l'Italie si Murat, comme on avait raison de le
-craindre, était trop faible pour occuper à lui seul les Autrichiens.
-<span class="sidenote" title="En marge">Projet de former ultérieurement un 7<sup>e</sup> et un 8<sup>e</sup> corps.</span>
-Ce corps étant placé en dehors des opérations du Nord, il lui fallait
-pour chef un de ces hommes qui savent se conduire par eux-mêmes, et
-n'ont pas besoin d'être menés par la main. Napoléon choisit le
-maréchal Suchet. Il se proposa de former plus tard un 7<sup>e</sup> corps qui
-surveillerait les Alpes-Maritimes, et enfin un 8<sup>e</sup> qui, s'il ne
-servait à contenir les Espagnols peu dangereux dans le moment,
-servirait à contenir le midi de la France dont les dispositions
-restaient fort suspectes. Il destinait ce 8<sup>e</sup> corps au général
-Clausel, actuellement chargé de réduire Bordeaux.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion immédiate des régiments et des états-majors au lieu
-de formation de chaque corps.</span>
-En prescrivant sur-le-champ la composition de ces corps, auxquels il
-donna le titre de <cite>corps d'observation</cite> pour ôter à ce qu'il faisait
-tout caractère de provocation, Napoléon avait encore trois mois pour
-les organiser. Les généraux mis à leur tête, d'Erlon, Reille,
-Vandamme, Gérard, Rapp, Suchet, parfaitement choisis sous tous les
-rapports politiques et militaires, reçurent ordre de se transporter
-sans perte de temps sur les lieux, et de réunir leurs troupes hors des
-places. Pour cela, chaque régiment en se rendant à son corps dut
-verser tous ses hommes <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> disponibles dans ses deux premiers
-bataillons, et laisser le cadre du troisième dans les places pour y
-faire fonction de dépôt. Ayant un très-grand nombre d'officiers à la
-demi-solde, Napoléon décréta la formation immédiate dans chaque
-régiment du quatrième, du cinquième et du sixième bataillon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Formation des quatrième et cinquième bataillons.</span>
-Lorsque
-les hommes, appelés par les moyens que nous allons exposer, seraient
-rendus au dépôt, on devait remplir d'abord le troisième bataillon qui,
-devenu bataillon de guerre à son tour, irait rejoindre son régiment au
-corps d'armée. Le quatrième, le cinquième feraient de même, au fur et
-à mesure de l'arrivée des hommes au dépôt.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière de se procurer le personnel nécessaire à ces
-diverses créations.</span>
-Cette organisation si simple étant arrêtée, restait à se procurer les
-moyens de recrutement. Voici comment s'y prit Napoléon pour les
-trouver.</p>
-
-<p>Il y avait sous les drapeaux au 20 mars 1815 180 mille hommes, et 50
-mille en congé de semestre, qui devaient au premier appel porter
-l'effectif total à 230 mille hommes. C'était bien peu, et pourtant on
-n'était parvenu à ce chiffre que par suite de l'armement demandé par
-M. de Talleyrand à Louis XVIII. La France heureusement possédait en
-soldats rentrés et laissés dans leurs foyers une masse d'hommes bien
-plus considérable. Si on se reporte à ce que nous avons déjà dit (tome
-XVIII) de l'organisation de l'armée sous les Bourbons, on comprendra
-parfaitement ce que nous allons exposer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Quelles étaient en 1814 les forces de la France dans toute
-l'Europe.</span>
-Au moment de l'abdication de Napoléon, il y avait en France et en
-Europe le nombre suivant de soldats français de toutes armes, les uns
-réunis en <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> corps d'armée, les autres tenant garnison dans les
-places lointaines, ou restés comme prisonniers dans les mains de
-l'ennemi. Pendant la campagne de 1814 Napoléon avait 65 mille hommes
-sous son commandement direct, le général Maison 15 mille, le maréchal
-Soult 36 mille, le général Decaen 4 mille, le maréchal Suchet 12
-mille, le maréchal Augereau 28 mille, total 160 mille combattants
-composant l'armée active. Les places de l'intérieur en contenaient 95
-mille, ce qui portait à 255 mille à peu près l'effectif réel sur le
-territoire français. Il était resté 24 mille hommes dans les garnisons
-de la Catalogne, 30 mille dans celles du Piémont et de l'Italie, plus
-32 mille défendant l'Adige sous le prince Eugène, et ramenés en France
-par le général Grenier. À Magdebourg, à Hambourg, et dans les diverses
-places d'Allemagne, il y avait 60 mille hommes, et 40 mille dans les
-places cédées par la convention du 23 avril, telles qu'Anvers, Wesel,
-Mayence, etc., ce qui faisait un total de 186 mille hommes pour les
-garnisons de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Belgique.
-On devait recouvrer 130 mille prisonniers de Russie, d'Allemagne,
-d'Angleterre, bien que le nombre en fût plus considérable en réalité.
-Si tous ces soldats s'étaient trouvés dans l'intérieur, la France
-aurait possédé un armement formidable, car indépendamment d'une
-quarantaine de mille hommes en gendarmes, vétérans, états-majors,
-qu'il faut toujours dans les comptes français ajouter au chiffre de
-l'effectif total, elle aurait eu de 600 à 610 mille soldats, la
-plupart aguerris, et une moitié au moins ayant fait toutes nos
-guerres. Si en 1815 Napoléon <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> avait pu réunir ce personnel
-entier autour de lui, il eût été invincible et la France avec lui.
-Mais voici ce qu'étaient devenues ces masses d'hommes depuis la paix.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qu'étaient devenues ces forces depuis leur rentrée en
-1814.</span>
-Après l'abdication de Fontainebleau, la désertion, comme on l'a vu,
-s'était introduite parmi les soldats. Les uns par une sorte de dépit
-patriotique, les autres par aversion du service dont ils n'avaient
-connu que les horreurs, avaient quitté le drapeau, que l'autorité
-militaire ne mettait plus grand intérêt à défendre. On estime que 170
-ou 180 mille hommes désertèrent à cette époque, soit parmi les troupes
-stationnées sur le territoire, soit parmi celles qui rentraient. Il en
-serait resté encore près de 420 mille dans les rangs, mais le budget
-de la Restauration, ainsi que nous l'avons dit, permettait à peine
-d'en payer le tiers. Il fallut donc se débarrasser du surplus par
-divers moyens. On renvoya chez eux 25 mille hommes, devenus étrangers
-par suite des cessions de territoire.
-<span class="sidenote" title="En marge">La Restauration obligée de les congédier faute de pouvoir
-les payer.</span>
-On congédia par ordonnance ceux
-qui appartenaient à la conscription de 1815, ce qui en fit partir
-encore 46 mille; enfin on délivra des congés définitifs à 115 mille
-sujets de tout âge, comme ayant suffisamment payé leur dette à la
-patrie, ou ayant acquis au service de l'État des infirmités plus ou
-moins graves. L'effectif se trouva ainsi réduit à 230 mille hommes, et
-comme tout faible qu'il était on ne pouvait le payer, le ministre de
-la guerre en laissa encore 50 mille en congé de semestre, ce qui
-réduisit à 180 mille le nombre de soldats réellement présents au
-drapeau.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Comment s'y prend Napoléon pour rappeler en 1815 la partie
-recouvrable de cet immense personnel.</span>
-Tel était l'état exact de nos forces au 20 mars <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> 1815: 180
-mille hommes sous les drapeaux, et 50 mille en congé, que sur un ordre
-des bureaux de la guerre on avait la faculté de réunir immédiatement.
-Par conséquent la première mesure à prendre était de rappeler ces 50
-mille hommes; mais en les rappelant et en portant ainsi l'effectif à
-230 mille, il était impossible par ce seul moyen de former les trois
-premiers bataillons de guerre à 500 hommes chacun, et encore moins de
-commencer la composition des quatrièmes et cinquièmes bataillons. Il
-fallait donc de toute nécessité d'autres appels. La conscription,
-rendue odieuse par Napoléon, et imprudemment abandonnée par les
-Bourbons, ne pouvait être de nouveau employée sans réveiller à
-l'instant les plus tristes souvenirs. Il restait la ressource de
-puiser dans l'immense personnel rentré en France, et dispersé sur
-toute l'étendue du territoire. La meilleure partie de ce personnel,
-par les sentiments et par l'expérience de la guerre, c'étaient les
-prisonniers revenus de l'étranger. Mais la plupart rentrés récemment,
-étaient aux drapeaux, car c'était pour leur faire place qu'on avait
-renvoyé les autres. On ne pouvait s'adresser aux 115 mille congédiés
-définitivement, puisqu'ils se trouvaient en possession de leur
-libération absolue, ni aux congédiés à titre d'étrangers, puisqu'ils
-avaient quitté le territoire. On était donc réduit à la masse de ceux
-qui avaient déserté, et enfin comme dernière ressource aux conscrits
-de 1815. On avait considéré ceux qui avaient déserté comme en congé
-sans solde, afin de n'avoir pas à sévir contre eux. On pouvait donc
-les rappeler, et sur 160 mille <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> environ restés sujets de la
-France, on espérait en reprendre la moitié, c'est-à-dire 80 mille, ce
-qui devait porter l'effectif de 230 à 310 mille hommes, ou 300 mille
-net. Mais ce nombre était encore fort insuffisant, et il fallait
-nécessairement recourir à la conscription de 1815. Cette conscription
-avait été levée par décret en 1814, décret qu'aucun acte n'avait
-aboli. On était donc autorisé à l'invoquer et à s'en servir, moyennant
-toutefois une décision du Conseil d'État, facile à obtenir. Alors sans
-décréter de nouvelle conscription on devait avoir encore une source de
-recrutement assez abondante. Cette classe n'était pas loin de 140
-mille hommes, lesquels avaient été congédiés par ordonnance royale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon compte sur une armée active de 400 mille hommes.</span>
-En tenant compte du défaut de temps, et de la mauvaise volonté de
-certaines provinces, le total de la classe ne devait pas donner moins
-de cent mille hommes, ce qui aurait porté l'armée de ligne à 400
-mille, le plus grand nombre ayant fait la guerre, ou ayant au moins
-figuré quelque temps sous les drapeaux, avantage considérable, et qui
-devait beaucoup ajouter à la force numérique de cet effectif.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Afin de pouvoir la rendre disponible tout entière, Napoléon
-songe à mobiliser une partie des gardes nationales.</span>
-Pour qu'une pareille armée fût suffisante, et pût résister à la
-coalition, il fallait qu'elle fût convertie tout entière en armée
-active, et qu'elle n'eût pas de places à garder. Il s'offrait un moyen
-que Napoléon entrevit sur-le-champ, c'était un appel aux gardes
-nationales, combiné de façon à ne prendre que la partie capable de
-servir, et à ne recourir à elle que dans les provinces animées d'un
-ardent patriotisme. Dès cette époque il existait dans nos lois une
-disposition qui permettait de faire un pareil choix. <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">À quel nombre pouvaient s'élever les gardes nationales
-mobilisables.</span>
-En formant à part les compagnies d'élite, sous le titre de grenadiers et
-de chasseurs (manière de procéder empruntée à nos régiments
-d'infanterie), les autorités locales, chargées du recensement, avaient
-le moyen de n'introduire dans ces compagnies que les hommes jeunes,
-valides, ayant les goûts militaires, quelquefois même ayant servi,
-n'étant de plus ni mariés, ni nécessaires à leurs familles. On l'avait
-déjà fait en 1814, et à Fère-Champenoise on avait eu un exemple de ce
-que pouvaient des gardes nationaux ainsi choisis. Il suffisait donc de
-développer l'institution des compagnies d'élite pour se procurer un
-précieux supplément à l'armée active, et cette opération devait être
-singulièrement facilitée par la présence dans les campagnes d'un grand
-nombre d'anciens soldats rentrés, et d'un nombre plus grand encore de
-petits acquéreurs de biens nationaux. Avec des comités de recrutement
-bien composés dans chaque arrondissement, il était facile, en prenant
-les anciens militaires et les citoyens qui se distinguaient par la
-vivacité de leurs sentiments, de former des bataillons de 5 à 600
-hommes chacun, propres à un très-bon service. La quantité considérable
-des officiers à la demi-solde ajoutait à la facilité de lever ces
-bataillons celle de les enfermer dans de bons cadres. Napoléon avait
-calculé qu'en levant ainsi le trentième de la population, on réunirait
-près d'un million d'hommes, et en bornant cet appel aux provinces
-frontières, exaspérées par la dernière invasion, et voisines
-d'ailleurs des places fortes qu'il s'agissait de garder, on aurait
-aisément 400 bataillons, qui seulement à 500 hommes chacun,
-procureraient <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> 200 mille soldats. Il ne serait pas difficile
-de persuader à des Lorrains de défendre Thionville, Nancy, Metz, à des
-Alsaciens de défendre Strasbourg, à des Francs-Comtois de défendre
-Besançon, à des Dauphinois de défendre Grenoble, Embrun, Briançon. En
-se réduisant pour le moment aux Ardennes, à la Champagne, à la
-Bourgogne, à la Lorraine, à l'Alsace, à la Franche-Comté, au Lyonnais,
-à l'Auvergne, au Dauphiné, la réunion de 200 mille hommes de
-compagnies d'élite était certaine, et alors l'armée de ligne devenait
-disponible dans sa totalité. Outre que les hommes jetés dans les
-places devaient y former d'excellentes garnisons, ils pouvaient, ceux
-du moins qui seraient les mieux organisés, composer des divisions de
-réserve, capables d'aider utilement l'armée active, et même de marcher
-dans ses rangs. L'armée serait ainsi dédommagée de ce qu'elle aurait
-laissé à ses dépôts, et retrouverait son effectif de 400 mille hommes,
-qui dans la main de Napoléon était suffisant pour écraser la
-coalition, si toutefois on avait le temps d'exécuter ces diverses
-créations. La France était donc en mesure d'opposer à l'Europe 600
-mille combattants, dont 400 mille de troupes actives, et 200 mille de
-garnisons. C'était assez pour une campagne, quelque sanglante qu'elle
-fût, et si cette campagne tournait bien, il était probable que la
-coalition n'en ferait pas une seconde. Il devenait dès lors possible,
-en ne se montrant pas trop exigeant, d'aboutir à une paix modérée,
-infiniment plus avantageuse que celle de Paris.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ordre dans lequel Napoléon prescrit les mesures relatives à
-l'armement de la France.</span>
-Tels furent les principes sur lesquels Napoléon <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> fonda son
-plan de résistance nationale à l'étranger. La présence d'une immense
-quantité d'anciens soldats rentrés, l'esprit des campagnes irritées
-contre la noblesse et le clergé, l'existence d'un grand nombre
-d'officiers à la demi-solde, rendaient ce plan beaucoup plus facile à
-réaliser qu'il ne l'eût été dans des circonstances ordinaires.</p>
-
-<p>Napoléon à qui son expérience administrative enseignait comment et à
-quel moment il fallait exécuter chaque chose, prescrivit ces diverses
-mesures dans l'ordre convenable. S'il eût essayé de les entreprendre
-toutes à la fois, bien qu'il eût de fortes raisons de se hâter, il en
-serait résulté, outre beaucoup de confusion, une émotion dans les
-esprits plus vive qu'il ne lui convenait encore de la produire. Il ne
-voulait rien cacher, mais il ne voulait pas que le lendemain même de
-son arrivée fût le signal d'une sorte de levée en masse, car on
-n'aurait pas manqué d'attribuer à ses goûts, au lieu de l'attribuer à
-la nécessité, cet appel désespéré au dévouement du pays.</p>
-
-<p>Par ce motif il résolut de commencer ses opérations par l'ordre de
-rejoindre, expédié aux hommes en congé de semestre. Quelques jours
-après un décret devait rappeler sous les drapeaux les militaires qui
-les avaient quittés sans autorisation, et ensuite le Conseil d'État
-devait prononcer sur la question de savoir si le décret qui avait levé
-la conscription de 1815 était encore valable. Si on eût prétendu
-exécuter ces trois opérations à la fois, les autorités locales et la
-gendarmerie n'y auraient pas suffi, et quelques jours d'intervalle
-entre chacune <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> d'elles n'étaient pas de trop. Du reste, les
-soldats en congé de semestre, les anciens militaires échappés au
-drapeau sans ordre, étaient déjà plus ou moins formés au métier des
-armes, et pourvu qu'ils fussent habillés et armés le jour de leur
-arrivée au corps, ils pouvaient figurer tout de suite dans les
-bataillons de guerre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation de la garde impériale.</span>
-Napoléon se proposant de réorganiser la garde impériale en fit revenir
-les cadres à Paris, et afin de fournir aux anciens militaires un motif
-de plus de reprendre du service, il décida que tous les hommes valides
-qui avaient porté les armes, et qui demanderaient à entrer dans la
-garde, seraient admis dans les douze régiments de jeune garde qu'on
-allait créer. Il y avait là de quoi en attirer douze ou quinze mille.</p>
-
-<p>Ne voulant pas sacrifier un seul corps de troupes à des emplois
-accessoires, Napoléon ordonna d'expédier pour la Corse les bâtiments
-disponibles à Toulon, afin de ramener trois régiments d'infanterie qui
-se trouvaient dans cette île. Il profita de ce que les Anglais
-continuaient de ménager le drapeau blanc, pour le laisser sur les
-bâtiments de la marine de l'État, en faisant prendre toutefois la
-cocarde tricolore aux équipages. Grâce à cette ruse, il pouvait
-recouvrer avec ces trois régiments les éléments d'une bonne division
-pour le 7<sup>e</sup> corps qui, faute de ressources, n'était encore qu'en
-projet.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures relatives à la cavalerie.</span>
-Ces soins donnés à l'infanterie il s'occupa de la cavalerie qui ne
-pouvait manquer de redevenir superbe, à la seule condition d'avoir des
-chevaux. En effet, les principales ressources du recrutement
-consistant en hommes qui avaient déjà servi, il y avait <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span>
-possibilité de n'admettre dans la cavalerie que des sujets tout
-formés, ce qui était bien plus important pour cette arme que pour
-celle de l'infanterie. Les 180 mille hommes composant l'effectif au
-1<sup>er</sup> mars comprenaient à peu près 20 mille cavaliers. Napoléon
-résolut de porter tout de suite cette cavalerie à 40 mille hommes, et
-dès qu'il le pourrait à 50 mille. L'administration royale avait passé
-des marchés pour 4 mille chevaux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rétablissement du dépôt de Versailles.</span>
-Il ordonna l'exécution immédiate de
-ces marchés, et ensuite il rétablit le grand dépôt de Versailles qui,
-sous la direction du général Bourcier, lui avait été si utile en 1814.
-Il prescrivit à ce général de se rendre sur-le-champ à Versailles, de
-s'emparer de tous les locaux qu'il avait occupés un an auparavant, et
-d'y réunir en masse des équipements et des chevaux. Il lui ouvrit un
-crédit de plusieurs millions pour payer comptant les chevaux que les
-paysans amèneraient.</p>
-
-<p>Moyennant qu'ils envoyassent à Versailles leurs hommes à pied les
-régiments de cavalerie étaient donc assurés d'y trouver de quoi
-suppléer à tout ce qui leur manquait, et comme l'armée active allait
-s'organiser entre Lille et Paris, ils n'avaient pas beaucoup de chemin
-à faire pour se monter et s'équiper.
-<span class="sidenote" title="En marge">Divers modes employés pour se procurer des chevaux.</span>
-Napoléon espérait tirer de la
-maison du Roi licenciée deux à trois mille chevaux tout formés; il se
-proposait en outre d'en prendre quelques mille à la gendarmerie, en
-remboursant immédiatement aux gendarmes la valeur de leur monture.
-Enfin il fit partir de Paris des officiers de cavalerie, qui, en
-courant les campagnes avec de l'argent, devaient, selon lui, ramener
-dix ou quinze mille chevaux. <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> L'expérience qu'il venait de
-faire dans sa marche du golfe Juan à Grenoble lui persuadait qu'on les
-trouverait, moyennant qu'on se présentât partout l'argent à la main.
-Il avait pour maxime que, dans les moments d'urgence, c'est par la
-variété des moyens qu'on réussit, parce que si ce n'est l'un, c'est
-l'autre qui procure les objets qu'on est pressé d'obtenir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Soins donnés à l'artillerie.</span>
-L'artillerie étant l'arme qui exige le plus de temps pour être mise en
-campagne, même quand le matériel existe, il prescrivit de la faire
-sortir des arsenaux, et de la diriger vers chaque corps d'armée. Il
-restait un assez grand nombre de chevaux d'artillerie, débris de notre
-ancien état militaire, placés en dépôt chez les paysans. Napoléon
-ordonna de les reprendre, et d'en acheter sur-le-champ la quantité
-nécessaire pour atteler une puissante artillerie, qui ne devait pas
-être de moins de trois pièces par mille hommes. Enfin il décréta la
-formation à Vincennes d'un parc de 150 bouches à feu pour reconstituer
-l'ancienne réserve de la garde.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ouvrages de fortification.</span>
-Après s'être occupé de la composition de l'armée, Napoléon donna son
-attention aux ouvrages de fortification.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mesures pour la défense de Paris.</span>
-Ayant apprécié par la fatale
-journée du 30 mars 1814 le rôle que la capitale était appelée à jouer
-dans la défense de l'Empire, il était résolu d'entourer Paris
-d'ouvrages aussi solides qu'on pourrait les construire en trois mois,
-et de couvrir ces ouvrages d'une artillerie formidable. L'expérience
-lui ayant également appris l'importance qu'il fallait attacher en cas
-d'invasion, aux places de La Fère, Soissons, Château-Thierry,
-Langres, Béfort, il projeta <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> de les fortifier en proportion du
-temps dont il disposerait, et comme il y avait encore beaucoup
-d'autres points qui pouvaient devenir momentanément utiles, il forma
-une commission de généraux pour faire une rapide étude de toutes nos
-frontières, et désigner non-seulement les villes, mais les passages de
-montagnes et de forêts susceptibles de résistance. Quant aux grandes
-places, considérées depuis longtemps comme le boulevard du territoire,
-il ordonna de les réparer, de les armer, de les approvisionner, de les
-mettre, en un mot, en complet état de défense.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La marine appelée à concourir à cette défense.</span>
-La marine, dans la situation actuelle, ne pouvait être d'aucune
-utilité, car une victoire navale, dût-on la remporter, n'aurait pas
-couvert Paris. Avec sa fertilité d'esprit accoutumée, Napoléon imagina
-de faire concourir la marine à la protection du territoire, ce qui
-devait avoir le double avantage de procurer du pain aux matelots
-privés d'emploi par la clôture des mers, et d'utiliser les bras
-robustes de soixante mille hommes aussi zélés que braves. Il décida
-qu'on les formerait en vingt régiments sous des officiers de mer,
-qu'on en laisserait une partie sur le littoral pour la garde de nos
-ports et de nos côtes, et qu'on en amènerait 30 mille aux environs de
-la capitale, pour contribuer à sa défense. Il avait en outre, le
-projet de distribuer quelques mille canonniers de marine sur les
-ouvrages de Paris, et de leur donner à servir deux ou trois cents
-bouches à feu de gros calibre, qui devaient être amenées de Brest, de
-Cherbourg, de Dunkerque, et de toutes les parties du littoral.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Création d'ateliers d'habillement.</span>
-Restait à pourvoir de vêtements et d'armes les nombreux soldats
-appelés sous les drapeaux. L'habillement présentait de grandes
-difficultés à cause du peu de temps qu'on avait. Avec de l'argent, il
-était possible de diminuer ces difficultés. Napoléon manda auprès de
-lui les fournisseurs ordinaires de l'État, et leur fit payer en
-valeurs réelles 16 millions qui leur étaient dus, et que la
-Restauration n'avait pas encore acquittés. À ce prix, Paris et les
-principales villes allaient se couvrir d'ateliers extraordinaires, et
-au moyen d'une surveillance incessante, on avait l'espérance de
-satisfaire aux plus urgents besoins. Napoléon ne demandait pour chaque
-soldat de ligne qu'une capote, une veste, un pantalon, et quant à la
-garde nationale, il avait adopté une blouse d'uniforme qui devait
-suffire au service dans les places.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réparation et fabrication des armes à feu.</span>
-L'armement était plus difficile encore. Napoléon se rappelait que les
-fusils avaient manqué dans la dernière campagne, et que par ce motif
-vingt mille hommes des faubourgs n'avaient pu concourir à défendre la
-capitale. Il espérait, comme on vient de le voir, porter l'armée de
-ligne à 310 mille hommes par l'appel des semestriers et des déserteurs
-de 1814, et à 400 mille par l'appel de la conscription de 1815. Enfin,
-il comptait sur un complément de 200 mille gardes nationaux qui
-élèveraient le total des défenseurs du pays à 600 mille, et à 660
-mille avec les marins.</p>
-
-<p>Il lui fallait donc au moins 600 mille fusils pour les premiers jours
-de juin, époque où il supposait que les hostilités commenceraient. Il
-y en avait à <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> peu près 200 mille, soit dans les mains des
-soldats, soit dans les divers dépôts. Il en existait 450 mille neufs
-dans les magasins, ce qu'on devait au duc de Berry qui n'avait cessé
-de réclamer et de presser la fabrication des armes à feu. Restait par
-conséquent à s'en procurer 250 mille. Les soldats revenus de
-l'étranger avaient rapporté un grand nombre de fusils qui pouvaient
-servir moyennant quelques réparations; mais ces fusils étaient
-dispersés sur toutes les frontières, et le plus souvent dans des lieux
-où il était impossible d'organiser des ateliers. Napoléon résolut de
-les faire transporter à Paris, où il en avait déjà 40 mille à réparer,
-mais où les moyens de réparation et de fabrication allaient devenir
-considérables par la création de nouveaux ateliers. Il répartit les
-autres entre les places fortes, depuis Grenoble jusqu'à Strasbourg,
-depuis Strasbourg jusqu'à Lille. Il comptait en avoir réparé 200
-mille, et fabriqué 50 mille en deux mois. Il se flattait d'atteindre
-ainsi le chiffre de 600 mille, répondant à celui des hommes appelés
-sous les drapeaux. Son projet était, dans les six derniers mois de
-1815, de pousser la fabrication des fusils neufs à 300 mille au moins,
-afin de pourvoir aux consommations, et de se mettre en mesure d'armer
-de nouveaux bras. Mais pour cela il prescrivit la formation d'ateliers
-extraordinaires à Paris et aux environs, en y employant des ébénistes,
-des serruriers, des horlogers même, dirigés par des officiers
-d'artillerie. Il fit payer aux fabricants de l'État 1800 mille francs
-qui leur restaient dus, et mettre en outre à leur disposition tous
-les fonds dont ils auraient besoin.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Moyens financiers employés pour suffire aux
-dépenses de cet armement général.</span>
-C'était l'habile ministre des finances de la première restauration, M.
-Louis, qui, sans savoir pour qui il travaillait, avait préparé les
-moyens financiers dont Napoléon allait se servir pour assurer la
-défense du territoire. Grâce à la paix et au maintien courageux des
-contributions indirectes, M. Louis avait rétabli la perception des
-impôts ordinaires, et fait affluer leurs produits au Trésor. De plus,
-par son exactitude à reconnaître les dettes de l'État, et par
-l'heureuse combinaison des <em>reconnaissances de liquidation</em>, il
-s'était ménagé les précieuses facilités de la dette flottante, qui
-permettent d'anticiper sur les revenus de l'année, et procurent ainsi
-au trésor d'un grand État la disponibilité de toutes ses ressources.
-Cet habile ministre avait donc laissé en se retirant, outre la
-perception régulière et facile des impôts ordinaires, la possibilité
-d'en devancer le produit par une création de cinquante ou soixante
-millions de bons du Trésor. Cette ressource, avec celle des impôts
-courants, suffisait pour les premiers mois, les dépenses n'étant point
-à cette époque ce qu'elles sont devenues depuis. Dans trois mois on
-devait avoir la paix ou une bataille décisive, après laquelle, si on
-était vainqueur, on ne serait point embarrassé pour remplacer au
-budget la portion du revenu absorbée d'avance.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces moyens dus en grande partie au baron Louis.</span>
-Par cette prompte et
-heureuse création du crédit, due au baron Louis, MM. Mollien et de
-Gaëte avaient trouvé tous les services à jour, et des latitudes pour
-dépenser cinquante millions au delà des recettes courantes. C'était
-tout ce qu'il fallait dans les mains créatrices et économes de
-Napoléon, pour subvenir <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> aux premiers armements, sans recourir
-à des moyens extraordinaires et inquiétants<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Grâce à cet ensemble de mesures, Napoléon se flatte d'avoir
-sous quelques mois 400 mille hommes d'armée active, et 200 mille de
-garnison dans les places.</span>
-Grâce à cet ensemble de moyens, Napoléon était à peu près certain
-d'avoir sous quelques mois 400 mille hommes de troupes actives, 200
-mille de troupes de garnison, les unes et les autres pourvues du
-matériel nécessaire, et d'avoir approché d'autant plus de ces nombres,
-que la guerre serait plus différée. Dans les grandes opérations
-administratives, c'est la prévoyance sachant saisir l'ensemble aussi
-bien que les détails, n'oubliant rien, et n'ajournant rien parce
-qu'elle n'oublie rien, c'est la prévoyance, disons-nous, qui assure
-les résultats dans le temps quelquefois fort court qu'on peut leur
-consacrer. C'est lorsqu'on n'embrasse pas tout d'une seule vue, et
-que ne prévoyant pas tous les détails, <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> on laisse au temps le
-soin de vous les révéler successivement, c'est alors qu'on est exposé
-à être en retard, parce que les parties non prévues n'étant pas
-entreprises avec les autres, se trouvent ajournées dans l'exécution,
-et qu'on se voit souvent arrêté par l'omission en apparence la moins
-importante.</p>
-
-<p>Pour quiconque a une idée de l'administration des États, il sera
-facile de reconnaître dans l'exposé que nous venons de faire des
-préparatifs de Napoléon, qu'il n'y manquait pas un seul des objets
-dont se compose un vaste armement, que tous étaient prévus, ordonnés
-sans tâtonnements, et avec une sûreté dans le choix des moyens qui ne
-pouvait appartenir qu'au plus grand génie mûri par la plus grande
-expérience.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon commence l'exécution des mesures projetées, par
-celles qui n'exigent aucune publicité.</span>
-Il faut ajouter que dans l'exécution de ces mesures, il
-était soigneusement <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> tenu compte des considérations de la
-politique. Ainsi la formation immédiate des corps d'armée, si
-essentielle pour leur bonne organisation, et palliée autant que
-possible par la qualification de <cite>corps d'observation</cite>, l'appel des
-semestriers, la création instantanée des quatrièmes et cinquièmes
-bataillons, le rétablissement du dépôt de Versailles, le transport des
-armes dans les lieux de réparation, enfin la formation au ministère de
-l'intérieur de bureaux auxquels devait ressortir la garde nationale,
-étaient des mesures urgentes, et qu'à aucun prix il ne fallait
-différer. Mais elles avaient l'avantage de pouvoir dans les premiers
-moments s'exécuter par simple correspondance administrative. Dans dix
-ou quinze jours, lorsque la situation serait éclaircie, lorsqu'il n'y
-aurait plus à cacher l'hostilité <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> déclarée de l'Europe,
-lorsqu'il faudrait avertir le pays, et, loin de craindre de le
-troubler, l'émouvoir au contraire sur ses dangers, les autres mesures
-qu'il était impossible d'entreprendre en secret, telles que l'appel et
-le triage des anciens militaires déserteurs de leurs corps, la
-mobilisation des gardes nationales, la décision du Conseil d'État sur
-la conscription de 1815, les levées de chevaux, la création d'ateliers
-extraordinaires, les mouvements de terre autour de Paris, auraient
-leur tour, sans qu'il y eût un jour perdu, puisque ces mesures ne
-pouvaient administrativement venir qu'après les autres, et l'éclat
-qu'elles feraient serait dès lors sans inconvénient, puisque la
-politique, au lieu de se taire, commanderait de parler très-haut.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tout son plan conçu, arrêté et ordonné du 25 au 27 mars.</span>
-C'est le 24 mars, quatre jours après son entrée dans Paris, que
-Napoléon avait été rassuré sur l'évacuation du territoire par les
-Bourbons. C'est le 25, le 26, le 27 mars, que les résolutions dont on
-vient de lire l'exposé furent conçues, directement transmises aux
-principaux chefs des bureaux de la guerre, même avant que le maréchal
-Davout eût pu se familiariser avec les hommes et les choses dont se
-composait son ministère. En attendant que le ministre fût au courant,
-les mesures pour l'armement de la France étaient décidées et
-ordonnées, de manière qu'il n'avait plus qu'à en suivre l'exécution
-sous la direction et la surveillance de son infatigable maître.
-Appliquant la même vigueur d'impulsion au ministère de l'intérieur,
-Napoléon indiqua au ministre Carnot un choix excellent pour diriger
-les bureaux de la garde nationale, celui du général Mathieu <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span>
-Dumas, qui présentait une réunion de qualités militaires et civiles
-parfaitement adaptées à la double nature de la milice qu'il était
-chargé d'organiser. Il prescrivit au général Mathieu Dumas de préparer
-sans bruit mais sur-le-champ le travail relatif à la mobilisation des
-gardes nationales.
-<span class="sidenote" title="En marge">Révision des grades militaires conférés par les Bourbons.</span>
-Napoléon s'occupa aussi de la révision des grades
-militaires accordés par les Bourbons, et qui avaient été trop
-prodigués pour qu'il fût possible de les maintenir tous. Il posa sur
-cette matière quelques principes sûrs et équitables, et remit à une
-commission de généraux, jouissant de la confiance publique, le soin de
-les appliquer. Il décida lui-même la question pour les maréchaux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Traitements employés à l'égard des maréchaux Marmont,
-Augereau, Berthier, Soult, Macdonald, etc.</span>
-Dans
-son décret de Lyon, qui exceptait treize personnes de l'oubli promis à
-toutes, il avait compris les maréchaux Marmont et Augereau. Il n'eut
-pas le courage de persévérer à l'égard d'Augereau, qui, étant
-gouverneur à Caen, venait d'expier sa proclamation de Lyon par une
-proclamation des plus violentes contre les Bourbons. Il persista quant
-au maréchal Marmont, et laissa son nom sur le décret, dont l'exécution
-était du reste ajournée. Napoléon résolut de retrancher de la liste
-des maréchaux, en leur réservant des pensions proportionnées à leurs
-anciens services, les maréchaux Oudinot, Victor, Saint-Cyr, qui
-avaient chaudement épousé la cause des Bourbons. Il songeait, en
-agissant ainsi, bien moins à punir qu'à créer des vacances pour ceux
-qui se dévoueraient encore à la défense de la France. Trois autres
-maréchaux, Berthier, Soult, Macdonald, se trouvaient dans une
-position à peu près semblable. Napoléon différa sa <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span>
-résolution relativement à eux. Il était si attaché à Berthier, qu'il
-lui en coûtait beaucoup de se montrer sévère envers cet ancien
-serviteur, et il lui fit dire qu'il oublierait bien volontiers ses
-faiblesses de père de famille, à condition d'un prompt retour à Paris.
-Quant au maréchal Soult, il ne le croyait point inflexible, et le
-supposait très-irrité contre les Bourbons, qui, après l'avoir exposé à
-de si étranges contradictions, l'en avaient si mal récompensé. Il ne
-prit aucune mesure à son égard, pas plus qu'à l'égard du maréchal
-Macdonald, dont il avait pu apprécier le noble caractère. Son projet
-était de les attirer l'un et l'autre à Paris pour leur offrir de
-l'emploi, avec la conservation de toutes leurs dignités. Quant aux
-maréchaux Lefebvre, Suchet, Davout, Ney, Mortier qui s'étaient
-prononcés pour l'Empire, quant à Masséna dont il ne doutait point, il
-avait déjà employé les uns, et voulait employer les autres d'une
-manière conforme à leurs mérites.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ney envoyé en inspection sur la frontière du Nord et de
-l'Est.</span>
-Il prit à l'égard du maréchal Ney
-une mesure dictée à la fois par l'intérêt du maréchal et par celui du
-service public. Ney éprouvait un véritable malaise de la conduite si
-contradictoire qu'il avait tenue à Fontainebleau et à
-Lons-le-Saulnier, et les reproches qu'il avait mérités, croyait les
-apercevoir sur le visage de tous ceux qu'il rencontrait, lors même
-qu'il ne les trouvait pas dans leur bouche. Cette fausse position
-agitait son esprit et égarait sa langue. Cherchant dans les torts
-d'autrui la justification des siens, il laissait échapper tantôt sur
-les Bourbons, tantôt sur Napoléon, des propos fâcheux, nuisibles à sa
-propre dignité, et qui pouvaient rendre difficile <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> de
-l'employer. Or comme Napoléon ne voulait à aucun prix se priver des
-services du maréchal, il imagina de l'éloigner de Paris, et lui donna
-l'ordre d'aller inspecter la frontière depuis Dunkerque jusqu'à Bâle,
-avec des pouvoirs étendus sur les autorités civiles et militaires, et
-la recommandation expresse de faire connaître tout ce qui
-intéresserait la défense du territoire et la composition de l'armée.
-Ney, malgré les travers de son caractère, avait une grande sagacité
-dans les affaires de son métier, et il ne pouvait qu'être fort utile
-sur la frontière, tandis qu'à Paris il aurait été aussi nuisible à la
-chose publique qu'à lui-même.</p>
-
-<p>Ces diverses dispositions relatives à l'armement général de la France
-avaient été, comme nous l'avons dit, conçues et ordonnées du 25 au 27
-mars.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelles reçues du Midi.</span>
-Pendant ce temps on avait reçu de fréquentes nouvelles du midi
-de l'Empire. Napoléon avait appris que dans l'Ouest tout tendait à la
-soumission, du moins pour le moment, mais que dans le Midi, surtout
-entre Marseille et Lyon, les royalistes faisaient quelques progrès.
-Quoiqu'il n'en eût aucun souci, il voulait mettre fin à des
-démonstrations qui auraient pu contrarier ses préparatifs de guerre.
-Il ordonna au général Morand de faire descendre deux colonnes mobiles
-le long de la Loire, l'une sur la rive gauche, l'autre sur la rive
-droite, de composer chacune d'elles d'un régiment d'infanterie et de
-deux régiments de cavalerie, et de réprimer impitoyablement tout
-mouvement insurrectionnel.
-<span class="sidenote" title="En marge">Forces confiées au général Clausel pour la soumission de
-Bordeaux.</span>
-Il lui prescrivit également de prendre sur
-le littoral trois régiments d'infanterie, et de les envoyer au
-général <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> Clausel, pour aider celui-ci à soumettre Bordeaux. Il
-manda près de lui le général Grouchy, qui s'était publiquement
-brouillé avec les Bourbons à l'occasion de la dignité des colonels
-généraux, transférée aux princes du sang, et le chargea de se rendre à
-Lyon pour arrêter les entreprises du duc d'Angoulême.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Grouchy envoyé à Lyon pour tenir tête au duc
-d'Angoulême.</span>
-Il lui
-recommanda d'agir avec vigueur et promptitude, en employant toutefois
-envers le prince d'autres traitements que ceux qu'on lui avait
-destinés à lui-même.&mdash;Mais, lui demanda le général, si le prince tombe
-dans mes mains, que dois-je faire?&mdash;Le prendre et respecter sa
-personne, dit Napoléon, car je veux que l'Europe juge de la différence
-entre moi et les <cite>brigands couronnés qui mettent ma tête à prix</cite>.&mdash;Ces
-paroles avaient trait à la déclaration du 13 mars, faite au nom des
-souverains réunis à Vienne, et se ressentaient de l'irritation qu'il
-en avait éprouvée. Napoléon se tut un instant, puis paraissant
-réfléchir de nouveau à ses résolutions, il ajouta: On pourrait
-peut-être faire de ce prince un moyen d'échange avec les cours
-étrangères, et le donner pour qu'on me rendît mon fils et ma
-femme...&mdash;Bientôt renonçant à cette idée, par la raison qu'on ne
-tiendrait pas assez au duc d'Angoulême pour consentir à un pareil
-échange, Napoléon revint à ses premières instructions.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Instructions relatives à la manière de traiter ce prince.</span>
-Poussez,
-dit-il, le prince hors du territoire; ayez les plus grands égards pour
-lui si vous le prenez; écrivez-moi immédiatement, et nous le
-renverrons sain et sauf, en exigeant cependant qu'on nous restitue les
-diamants de la couronne, que j'avais en ma possession l'année
-dernière, que je me suis hâté de <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> rendre, et qui
-n'appartiennent ni à Louis XVIII, ni à moi, mais à la France.&mdash;</p>
-
-<p>Ces paroles prononcées, Napoléon expédia sur-le-champ le général
-Grouchy, et, bien qu'il fût loin de s'en défier, il le fit accompagner
-par l'un de ses aides de camp dans la vigueur, l'honnêteté et
-l'intelligence duquel il avait la plus entière confiance, le général
-Corbineau. Il prescrivit à celui-ci de ne pas quitter le général
-Grouchy, afin de le pousser ou de le contenir suivant le besoin. Il
-fit en même temps partir en poste l'une des divisions du 6<sup>e</sup> corps
-déjà organisée par le comte de Lobau, et bonne surtout à employer dans
-le Midi, car elle était composée des régiments qui s'étaient prononcés
-pour l'Empire avec le plus d'élan, c'est-à-dire du 7<sup>e</sup> de ligne
-(régiment de La Bédoyère), des 20<sup>e</sup> et 24<sup>e</sup> (régiments de la garnison
-de Lyon), enfin du 14<sup>e</sup>, venu au-devant de Napoléon entre
-Fontainebleau et Auxerre. Ces quatre régiments suffisaient pour
-disperser les insurgés du Midi, et, cette facile tâche accomplie, ils
-devaient fournir le fond du 7<sup>e</sup> corps destiné à garder les Alpes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après s'être occupé des provinces insoumises Napoléon donne
-son attention à la politique intérieure.</span>
-Les mesures militaires étaient loin d'occuper exclusivement
-l'attention de Napoléon. Il fallait qu'il s'occupât aussi de la
-politique intérieure, et qu'il s'expliquât à l'égard du gouvernement
-réservé à la France. Déjà dans la revue du 21, et dans une ou deux
-autres qui avaient suivi, il avait fait entendre aux troupes un
-langage conforme à celui qu'il avait tenu à Grenoble, à Lyon, à
-Auxerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage conforme à celui qu'il a tenu à Grenoble et à
-Lyon.</span>
-Il était venu, avait-il dit, pour relever la gloire
-nationale, pour remettre en vigueur les principes de 1789, et donner
-<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> à la France toute la liberté dont elle était capable. Ces
-professions de foi adressées à quelques municipalités de province, à
-quelques régiments, devaient être répétées à des autorités plus
-élevées, c'est-à-dire aux grands corps de l'État, avec la solennité
-convenable, et de manière à bien préciser les engagements pris envers
-la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon veut débuter par un acte éclatant qui ne laisse
-aucun doute sur ses intentions libérales.</span>
-Napoléon avait fixé au dimanche 26 mars la réception des grands corps
-de l'État, pour entendre de leur part et pour leur adresser en réponse
-un langage convenu avec eux. Mais la veille même de ce jour il voulut
-parler aux esprits par un acte patent, qui révélerait clairement ses
-dispositions actuelles.</p>
-
-<p>Jamais gouvernement n'avait comprimé plus que le sien la manifestation
-de l'opinion publique. Il l'avait comprimée dans les premiers temps de
-son règne par une admiration qui ne laissait à personne la liberté de
-son jugement, et dans les derniers temps par une police inexorable qui
-ne permettait, ni dans les journaux, ni dans les livres, l'expression
-d'aucune autre pensée que celle du pouvoir lui-même. Mais vers la fin
-de son règne, Napoléon avait senti les inconvénients de ce régime
-oppressif, et les avait signalés plus d'une fois au duc de Rovigo,
-ministre de la police, qui de son côté les avait reconnus et avoués.
-Le principal, mais non le seul de ces inconvénients, consistait dans
-une défiance telle qu'on n'ajoutait plus aucune foi aux paroles du
-gouvernement, même quand il disait vrai. En fait d'événements de
-guerre, par exemple, l'incrédulité à l'égard de l'autorité française
-s'était changée en véritable <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> crédulité pour l'étranger, et en
-refusant absolument de croire à nos bulletins, on croyait aveuglément
-à ceux de l'ennemi, cent fois plus menteurs que les nôtres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sa nouvelle manière de penser à l'égard de la liberté de la
-presse.</span>
-Profondément affecté de cette disposition du public, Napoléon écrivait
-au duc de Rovigo en 1813: On ne nous croit plus, il ne faut donc plus
-parler en notre nom, et en faisant parler d'autres pour nous il faut
-dire toute la vérité, car il n'y a plus qu'elle qui puisse nous
-sauver.&mdash;Napoléon avait en effet renoncé à rédiger des bulletins en
-1813 et en 1814, et s'était borné à insérer dans le <cite>Moniteur</cite> des
-articles sous la forme qui suit: <cite>On nous écrit de l'armée</cite>...</p>
-
-<p>Cette cruelle expérience avait fort dessillé les yeux de Napoléon au
-sujet de la liberté de la presse. Pourtant si en 1813 et en 1814 on
-lui avait soudainement proposé de s'exposer de gaieté de c&oelig;ur à
-toute la violence de la presse, violence redoutable quand elle passe
-brusquement de la compression à la liberté sans limites, il aurait
-certainement refusé, comme on se refuse à une vive souffrance dont la
-nécessité immédiate n'est pas démontrée. Mais il revenait de l'île
-d'Elbe, où il avait pendant une année essuyé un affreux débordement
-des journaux de toute l'Europe. Après une telle épreuve il n'avait
-plus rien à craindre, et comme il le remarquait si spirituellement,
-<cite>on n'avait plus rien à dire sur lui, tandis qu'il restait beaucoup à
-dire encore sur ses adversaires</cite>.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nécessité pour Napoléon de donner toutes les libertés que
-les Bourbons avaient ou refusées, ou accordées avec restriction.</span>
-Sans méconnaître les inconvénients de la liberté de la presse, il
-était donc converti à son sujet par la double expérience qu'il avait
-faite comme souverain <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> et comme proscrit. Mais il était dirigé
-par un motif plus puissant encore, motif qui par rapport à la
-politique intérieure allait dicter toute sa conduite, c'était la
-nécessité de faire en chaque chose l'opposé de ce qu'avaient fait les
-Bourbons. Il n'avait effectivement d'autre excuse d'être venu prendre
-leur place, au risque d'une guerre affreuse, que de se montrer en tout
-leur contraire et leur correctif. Ainsi ils n'avaient pas assez épousé
-la gloire de la France, et dès lors il la fallait exalter plus que
-jamais. Ils avaient alarmé les intérêts nés de la Révolution, et
-sur-le-champ il fallait déclarer ces intérêts sacrés. Ils avaient
-donné la liberté en hésitant, en tâtonnant, en y apportant une
-quantité de restrictions: il fallait la donner franche, entière, sans
-réserve, avec un air tranquille et assuré, quoi qu'il en pût résulter,
-parce que le pire eût été de fournir l'occasion de dire qu'on agissait
-comme les Bourbons, et que dès lors il ne valait pas la peine pour se
-débarrasser d'eux d'exposer la France à une révolution, et ce qui
-était plus grave, à une guerre générale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Décret du 25 mars abolissant la censure.</span>
-La censure notamment avait
-paru un manque de foi à la Charte, et un contre-sens complet avec le
-système de gouvernement qu'elle était destinée à inaugurer: Napoléon
-résolut donc de l'abolir par un simple décret inséré au <cite>Moniteur</cite>.</p>
-
-<p>Seulement il prit dans le détail certaines précautions de police, que
-les lois plus tard ont consacrées comme sages et nécessaires.
-<span class="sidenote" title="En marge">Création des éditeurs responsables.</span>
-Il exigea de chaque feuille publique la désignation d'un personnage
-principal, qui répondrait des actes de cette feuille, et qu'on a
-nommé depuis <em>éditeur responsable</em>. C'était <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> M. Fouché qui
-avait imaginé cette précaution, parce que dans sa persuasion vaniteuse
-de faire des hommes ce qu'il voulait, il s'était flatté en
-personnifiant les journaux de les avoir tous à sa disposition.
-Napoléon ne le croyait guère, mais il était décidé à en courir la
-chance, et le 25 mars le <cite>Moniteur</cite> annonça l'abolition de la censure.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réception des grands corps de l'État, imaginée pour fournir
-à Napoléon l'occasion de s'expliquer.</span>
-En voulant recevoir les grands corps de l'État Napoléon ne pouvait y
-comprendre les deux Chambres qui avaient été dissoutes par les décrets
-de Lyon. Il y suppléa par les ministres reçus en corps (ce qui leur
-attribuait une importance qu'ils n'avaient jamais eue), par le Conseil
-d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour d'appel,
-etc.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage du prince Cambacérès à la tête des ministres.</span>
-Le prince Cambacérès portant la parole pour les ministres, prit
-en leur nom tous les engagements qui étaient désirables de la part des
-dépositaires du pouvoir exécutif. Après avoir adressé des
-félicitations au monarque que la Providence avait suscité deux fois,
-disait-il, la première pour sauver la France de l'anarchie, la seconde
-pour la sauver de la contre-révolution, le prince Cambacérès résumait
-comme il suit les principes du pouvoir exécutif.&mdash;<cite>Déjà, Votre Majesté
-a tracé à ses ministres la route qu'ils doivent tenir; déjà elle a
-fait connaître à tous les peuples par ses proclamations les maximes
-d'après lesquelles elle veut que son Empire soit désormais gouverné.</cite>
-Les Bourbons avaient promis de tout oublier, et n'ont point tenu leur
-parole. Votre Majesté tiendra la sienne, oubliera les violences des
-partis, et ne <cite>se souviendra que des services rendus à la patrie. Elle
-oubliera</cite> aussi <cite>que nous avons été les maîtres du monde</cite>, et ne fera
-<span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> de guerre que pour repousser une agression injuste. Elle ne
-veut plus aucun arbitraire, elle veut le respect des personnes, le
-respect des propriétés, la libre circulation de la pensée, et nous
-serons heureux de la seconder dans l'accomplissement de cette tâche,
-qui lui vaudra la plus douce et la meilleure de toutes les gloires.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de l'Empereur.</span>
-En attendant la garantie des institutions, toujours la plus sûre, on
-ne pouvait demander au gouvernement un meilleur langage.&mdash;<cite>Les
-sentiments que vous exprimez sont les miens</cite>, répondit Napoléon, puis
-il donna audience au Conseil d'État.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours du Conseil d'État à l'Empereur.</span>
-Ce corps s'était proposé d'établir les principes en vertu desquels
-Napoléon recommençait à régner, et en vertu desquels aussi le Conseil
-d'État n'hésitait pas à reprendre ses fonctions, comme si rien ne se
-fût passé entre avril 1814 et mars 1815.</p>
-
-<p>Voici quelle était son argumentation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce corps cherche à établir les principes en vertu desquels
-Napoléon doit être considéré comme le seul pouvoir légitime.</span>
-La France, en 1789, avait aboli la monarchie féodale, et lui avait
-substitué la monarchie représentative, fondée sur l'égalité des droits
-et la juste intervention des citoyens dans le gouvernement de l'État.</p>
-
-<p>Les Bourbons en 1790 avaient feint de se soumettre aux nouveaux
-principes proclamés par la nation, et bientôt par leur sourde
-résistance ils avaient provoqué et mérité leur chute, confirmée par
-une suite de décisions nationales.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Raisonnements sur lesquels il appuie cette doctrine.</span>
-En l'an VIII et en l'an X, après de longues et cruelles agitations, la
-France avait confié le soin de la gouverner à Napoléon Bonaparte,
-<em>déjà couronné par la victoire</em>, et lui avait remis le soin de ses
-destinées, <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> sous les titres successifs de Premier Consul et
-d'Empereur. Le peuple avait deux fois confirmé par ses votes ces
-délégations de sa souveraineté.</p>
-
-<p>En 1814 les puissances coalisées ayant profité d'un moment de revers
-pour pénétrer dans notre capitale, le Sénat, chargé de défendre les
-constitutions nationales, les avait livrées, et appuyé sur l'étranger
-avait aboli l'Empire, et rappelé Louis-Stanislas-Xavier au trône. En
-se comportant ainsi, ce corps avait fait ce qu'il n'avait pas le droit
-de faire. Pourtant il avait attaché à ce rappel une condition
-expresse, celle d'une Constitution qui sauvegardait en partie les
-droits de la nation, et que le monarque était tenu d'accepter avant de
-remonter sur le trône.</p>
-
-<p>Louis XVIII n'avait pas même observé cette condition fondamentale,
-car, entré à Paris sous la protection des baïonnettes étrangères, il
-avait daté ses actes de la dix-neuvième année de son règne, et de la
-sorte déclaré nuls tous les actes antérieurs de la nation. Il avait
-donné une Constitution imparfaite, rendue plus imparfaite par
-l'exécution; il avait humilié la gloire de la France, favorisé les
-prétentions de l'ancienne noblesse, laissé mettre en question les
-propriétés dites nationales, privé la Légion d'honneur de sa dotation,
-avili ses insignes en les prodiguant, mis en un mot en péril tout ce
-que la Révolution avait consacré.</p>
-
-<p>On devait donc considérer ce qui s'était fait depuis 1814 comme nul en
-principe aussi bien que mauvais en fait, car le Sénat n'avait pas eu
-le droit d'abolir l'Empire, et en admettant qu'il le pût, <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span>
-Louis XVIII n'avait pas rempli la condition qu'on lui avait imposée
-pour remonter sur le trône. Enfin la conduite de ce gouvernement
-d'émigrés avait répondu à l'illégitimité de son origine.</p>
-
-<p>Napoléon en revenant miraculeusement de son exil, et accueilli sur son
-passage par les acclamations de l'armée et du peuple, <em>avait rétabli
-la nation dans ses droits les plus sacrés</em>, et seul était légitime,
-car il n'y a de légitime que le pouvoir conféré par la nation.</p>
-
-<p>Toutefois, le temps et les v&oelig;ux de la France avaient indiqué des
-modifications nécessaires aux institutions du premier Empire. Napoléon
-avait pris l'engagement d'opérer ces modifications. Cet engagement il
-le tiendrait, et il ferait confirmer les modifications promises dans
-une grande assemblée des représentants de la nation, annoncée pour le
-mois de mai. En attendant la réunion de cette assemblée, Napoléon
-devait exercer et faire exercer le pouvoir d'après les lois
-existantes, et le Conseil d'État, jadis chargé par lui de veiller à
-l'application de ces lois, venait lui prêter son concours loyal et
-constitutionnel.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">À quelles conditions les gouvernements sont fondés à se
-dire légitimes.</span>
-C'était Thibaudeau, successivement conventionnel et préfet, qui avait
-prêté sa plume à cette logique serrée mais artificielle, et à laquelle
-il n'y avait presque rien à répondre, si on fait consister la
-légitimité des gouvernements dans certaines conditions d'origine, et
-non pas dans leur forme et leur conduite. Les gouvernements en effet
-sortent de tous les hasards des révolutions, et il est difficile
-d'assigner à quels signes précis leur origine peut les rendre
-<span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> légitimes. Tantôt ils naissent d'une émotion populaire,
-tantôt de la victoire, tantôt même de la défaite, et quelquefois du
-retour d'une nation désabusée vers une ancienne dynastie, que de
-communs malheurs lui ont fait regretter: et chaque fois il faut les
-subir, imposés qu'ils sont par la nécessité, et chaque fois ils se
-prétendent seuls légitimes, en alléguant des théories admises par les
-uns, contestées par les autres, et sur lesquelles le monde disputera
-éternellement. Sans nier ce qu'ont de respectable, d'auguste, de
-solide les titres à régner fondés sur une longue transmission
-héréditaire, nous dirons cependant que pour les gens d'un simple bon
-sens, les gouvernements toujours nécessaires à leur début, deviennent
-légitimes avec le temps, lorsque la nation pour laquelle ils sont
-établis, trouvant leur forme appropriée à ses m&oelig;urs comme à ses
-lumières, et leur conduite conforme à ses intérêts, les maintient par
-un assentiment réfléchi et durable. Telle est la légitimité sinon
-dogmatique au moins pratique, laquelle est de toutes la plus sérieuse,
-car un gouvernement, fût-il proclamé par une nation tout entière,
-hommes, femmes, vieillards, enfants, votant chez les maires et les
-notaires, ou bien vînt-il du mont Sinaï, sans interruption de
-succession, n'a plus de raison d'être s'il froisse les croyances, les
-m&oelig;urs, l'honneur, les intérêts d'une nation. C'est à l'&oelig;uvre, et
-à l'&oelig;uvre seule qu'un gouvernement se juge et se légitime. Hors de
-là tout est artificiel et pure argutie. Mais à Louis XVIII datant ses
-actes de la dix-neuvième année de son règne, il n'y avait pas de
-meilleure réponse à opposer <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> que la souveraineté du peuple,
-exercée chez les maires et les notaires, en écrivant oui ou non sur un
-méprisable registre. L'une valait l'autre.</p>
-
-<p>Napoléon appréciait ces théories à leur valeur, mais il se prêta à la
-logique conventionnelle, pour répondre à la logique royaliste, et y
-donna son assentiment dans les termes suivants:</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon au Conseil d'État, et principes dont il
-fait profession.</span>
-«Les princes sont les premiers citoyens de l'État. Leur autorité est
-plus ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent.
-La souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt
-des peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de
-légitimité.</p>
-
-<p>»J'ai renoncé aux idées du grand Empire, dont, depuis quinze ans, je
-n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la
-consolidation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes
-pensées.»</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet moral de ces diverses déclarations.</span>
-Ce qui importait véritablement dans toutes ces manifestations, c'était
-l'abandon formel de l'ancien système d'empire guerrier et conquérant,
-la renonciation au pouvoir arbitraire, la promesse de se conformer
-rigoureusement à la légalité, et l'engagement de donner des
-institutions qui garantissent la liberté de la nation et la bonne
-gestion de ses intérêts. Cet engagement, Napoléon était disposé à le
-tenir le plus tôt possible, ne fût-ce que pour se justifier d'avoir
-jeté la France dans une nouvelle révolution; mais il était naturel que
-n'étant à Paris que depuis six jours, le soin de saisir les rênes de
-l'État, d'établir les premiers rapports avec l'étranger, de préparer
-la réorganisation de l'armée, <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> d'expulser du territoire les
-princes ses rivaux, l'eût exclusivement absorbé. Cette dernière partie
-de sa tâche n'était pas même complétement achevée, il lui restait à
-délivrer le Midi de toutes les insurrections royalistes; mais il s'en
-occupait avec activité, et il ne lui fallait que quelques jours pour y
-réussir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Apaisement successif des insurrections royalistes.</span>
-En effet, le rétablissement de l'autorité impériale ne rencontrait
-nulle part d'obstacles sérieux, malgré quelques émotions vives, mais
-locales, et destinées à être passagères. Dans l'Ouest, les chefs
-vendéens, étourdis de la nouvelle chute du trône des Bourbons,
-sentaient confusément qu'ils étaient pour quelque chose dans cette
-catastrophe, et n'osaient former jusqu'ici le projet d'une
-insurrection, en présence du découragement des campagnes, de la joie
-des villes, et en songeant surtout à quel ennemi ils avaient affaire,
-ennemi prêt à devenir selon leur conduite bienfaisant ou terrible.
-<span class="sidenote" title="En marge">Hésitations des chefs vendéens, et soumission momentanée
-des provinces de l'Ouest.</span>
-Quelques chouans de profession, quelques paysans bretons ou vendéens
-pleins de leur ancienne foi, étaient bien disposés à s'agiter encore,
-mais leurs généraux, sans l'appui de l'Angleterre, sans son argent et
-ses munitions, sans l'aide surtout d'une guerre générale, n'étaient
-pas prêts à tenter une guerre civile.</p>
-
-<p>Aussi le général Morand n'avait-il rencontré en Vendée aucune
-difficulté, et après avoir fait arborer le drapeau tricolore sur les
-deux rives de la Loire, il s'apprêtait à courir au secours du général
-Clausel, qui lui-même n'en avait pas grand besoin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Clausel sur Bordeaux.</span>
-Ce dernier avait
-ramassé à Angoulême quelques détachements de garde nationale et de
-gendarmerie, puis avait marché sur la Dordogne, en dépêchant à
-<span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> la garnison de Blaye un officier sûr pour la rallier. Cette
-garnison était formée par quelques compagnies du 62<sup>e</sup>, régiment en
-résidence à Bordeaux. Elle s'était hâtée d'adhérer aux événements de
-Paris dès qu'elle les avait connus, et de détacher 150 hommes qui
-étaient venus joindre le général Clausel à Cubzac. Cet illustre
-général arriva donc au bord de la Dordogne avec une centaine de
-gendarmes, 150 hommes du 62<sup>e</sup>, et trois ou quatre cents gardes
-nationaux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il s'établit avec quelques troupes sur la droite de la
-Dordogne, et essaye de parlementer avec les royalistes bordelais
-commandés par M. de Martignac.</span>
-Le pont de Cubzac ayant été coupé, le général s'arrêta sur
-la rive droite de la rivière tandis que les volontaires bordelais en
-occupaient la rive gauche. Après avoir essuyé quelques coups de canon
-mal dirigés, il parvint à rétablir le passage au moyen de barques
-recueillies çà et là, et se mit à parlementer avec le chef des
-volontaires bordelais qui s'étaient hâtés d'évacuer l'entre-deux-mers
-(on appelle ainsi le terrain compris entre la Dordogne et la Gironde).
-Le chef de ces volontaires était M. de Martignac, depuis ministre du
-roi Charles X, resté cher à la génération qui l'a connu par la
-modération de son caractère et le charme de sa parole. Le général
-Clausel lui fit savoir les événements de Paris qu'on s'efforçait de
-tenir cachés à Bordeaux, afin de prolonger les illusions et la
-résistance de la population. Le général n'eut pas de peine à démontrer
-à M. de Martignac que toute résistance sérieuse était impossible, et
-ne ferait qu'attirer des malheurs sur une cité grande et intéressante.
-M. de Martignac promit de se rendre à Bordeaux, d'y transmettre les
-communications du général, et de rapporter bientôt une réponse
-commandée par la <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> nécessité. Le général suivit de près M. de
-Martignac, et vint avec sa petite troupe camper à la Bastide, sur la
-rive droite de la Gironde, en face et au-dessus de Bordeaux.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Agitation régnant dans l'intérieur de Bordeaux.</span>
-En ce moment il régnait dans cette ville la plus étrange confusion. M.
-de Vitrolles en la traversant pour aller à Toulouse, y avait laissé
-les instructions de Louis XVIII et ses propres conseils.
-<span class="sidenote" title="En marge">Passage de M. de Vitrolles dans cette ville.</span>
-Le premier
-projet des royalistes avait été de défendre les bords de la Loire,
-depuis Nantes jusqu'à l'Auvergne, de profiter du pays montagneux qui
-forme le centre de la France entre l'Auvergne et les Cévennes, pour
-s'y maintenir, et en outre de conserver les deux rives du Rhône
-jusqu'à Arles, Marseille et Toulon. Ils avaient écrit aux Anglais pour
-demander des armes et de l'argent, et à Ferdinand VII pour obtenir des
-soldats espagnols. Dans cet imprudent recours à l'étranger, nos ports
-restant ouverts au pavillon britannique comme au pavillon blanc, on
-s'exposait à revoir les scènes de 1793 à Toulon. Mais la passion et le
-besoin ne raisonnent pas, surtout lorsque l'esprit de parti fait
-complétement illusion au patriotisme. Toutes ces combinaisons
-n'avaient pas empêché qu'on eût perdu la Loire, et la Loire perdue, on
-avait tâché de garder la ligne de la Garonne, prolongée par le canal
-du Midi jusqu'au Rhône, c'est-à-dire Bordeaux, Toulouse, Nîmes,
-Marseille, Toulon. On parlait même avec espérance des succès de M. le
-duc d'Angoulême sur les bords du Rhône.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Madame la duchesse d'Angoulême essaye par sa présence de
-conserver les Bordelais à la cause royale.</span>
-La ligne de la Garonne étant restée aux royalistes, madame la
-duchesse d'Angoulême mettait tous <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> ses soins à ne pas la
-perdre. M. Lainé qui s'était rendu auprès de cette princesse, la
-secondait de son mieux. Certainement il aurait été bien à désirer qu'à
-Paris M. Lainé eût réussi à éclairer les Bourbons, et que par ce moyen
-on eût prévenu la révolution du 20 mars, laquelle ne pouvait amener
-que d'affreux malheurs. Mais Napoléon s'étant de nouveau emparé du
-trône de France, et un dernier et suprême engagement avec l'Europe
-étant inévitable, ce qu'il y avait de plus sensé et de plus
-patriotique était de se rattacher à lui le plus promptement possible,
-pour qu'il eût toutes les forces nationales à sa disposition. Quelques
-personnes comprenaient cette vérité dans la population si sensée et si
-spirituelle de Bordeaux, mais la masse, irritée par vingt ans de
-souffrances, désolée de voir les mers se fermer de nouveau devant
-elle, partageait par conviction et par intérêt les sentiments de
-madame la duchesse d'Angoulême, et voulait la soutenir au prix de son
-sang. Dans cette situation tout dépendait des troupes et de la
-conduite qu'elles tiendraient.
-<span class="sidenote" title="En marge">À Bordeaux comme à Lille on ne peut compter sur les
-troupes, qui se montrent respectueuses, mais disposées à se donner à
-Napoléon.</span>
-Elles consistaient en deux régiments,
-le 62<sup>e</sup> de ligne et le 8<sup>e</sup> léger, et elles avaient exactement
-l'attitude de la garnison de Lille, c'est-à-dire qu'elles observaient
-envers l'auguste fille de Louis XVI le plus profond respect, sans
-dissimuler que leur c&oelig;ur battait pour Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1815.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">La nécessité de céder étant reconnue, M. de Martignac vient
-demander au général Clausel le temps convenable pour la retraite de la
-princesse.</span>
-M. de Martignac étant venu annoncer à Bordeaux l'arrivée du général
-Clausel et porter ses propositions, on visita les casernes, on parla
-aux soldats; madame la duchesse d'Angoulême s'y employa elle-même, et
-néanmoins leur réponse fut peu satisfaisante. <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> Les troupes
-déclarèrent unanimement qu'elles ne souffriraient pas qu'on manquât en
-rien à la princesse, mais qu'elles ne tireraient pas sur le général
-Clausel, et ne permettraient pas qu'on tirât sur lui. Après une
-semblable déclaration, il n'y avait plus qu'à s'éloigner, et c'était
-l'opinion de tous les hommes raisonnables de la garde nationale. La
-partie ardente de la population, enrégimentée dans des corps de
-volontaires, voulait au contraire qu'on s'obstinât, mais elle
-n'offrait aucune consistance, et aurait été obligée elle-même de
-s'enfuir, après avoir échangé quelques coups de fusil.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Clausel consent à temporiser.</span>
-M. de Martignac revint donc auprès du général Clausel avec l'assurance
-d'une reddition prochaine, si on ne précipitait pas les événements, et
-si on donnait à madame la duchesse d'Angoulême le temps de se retirer.
-Le général Clausel appréciant cette situation, promit de se tenir
-immobile à la Bastide, afin d'attendre que la raison eût prévalu sur
-la passion.</p>
-
-<p>Il occupait, le 1<sup>er</sup> avril, la droite de la Gironde, observant
-paisiblement du lieu où il était le tumulte de Bordeaux. En face de
-lui, de l'autre côté du fleuve, la garde nationale était sous les
-armes, ayant près d'elle les compagnies de volontaires. Déjà la
-nouvelle était répandue que madame la duchesse d'Angoulême allait
-abandonner la ville, et les volontaires exaspérés s'en prenaient de
-cette retraite à la garde nationale, et en particulier à certains
-bataillons réputés trop modérés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conflit entre les royalistes modérés et les royalistes
-violents, et soumission de Bordeaux.</span>
-Bientôt une collision s'ensuivit: un
-officier estimé de la garde nationale fut tué, et alors cette garde
-irritée de la violence <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> des volontaires, se prononça tout à
-fait pour une reddition immédiate.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ de madame la duchesse d'Angoulême.</span>
-Madame la duchesse d'Angoulême
-s'embarqua; le général Clausel auquel on avait livré le pont de la
-Gironde, pénétra dans Bordeaux, et sans un seul acte de rigueur y
-rétablit le calme et la soumission à l'autorité impériale.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tentative de M. de Vitrolles pour établir un gouvernement
-royal à Toulouse.</span>
-À Toulouse, M. de Vitrolles avait essayé, comme nous l'avons dit,
-d'établir un gouvernement royal, qui devait former la liaison entre
-Bordeaux où agissait madame la duchesse d'Angoulême, et Marseille où
-M. le duc d'Angoulême préparait une campagne offensive. M. de
-Vitrolles leva des impôts et des troupes, forma des bataillons de
-volontaires, et pour commander ces volontaires ainsi que les rares
-détachements de ligne qu'on avait retenus, fit choix du maréchal
-Pérignon, lequel vivait en Languedoc, et n'était ni d'âge ni de
-caractère à servir très-utilement la cause royale. À toutes ces
-mesures M. de Vitrolles joignit la création d'un <cite>Moniteur</cite>, dans
-lequel on s'attachait à nier les nouvelles favorables à la cause
-impériale, et à propager au contraire celles qui étaient favorables au
-rétablissement des Bourbons. Ce petit gouvernement toulousain tenta,
-quelquefois avec succès, plus souvent sans succès, des expéditions
-contre les villes voisines, qui d'après des informations parties de
-Paris, avaient arboré le drapeau tricolore. Il comptait pour se
-maintenir dans cette région sur le secours des Espagnols, mais M. de
-Laval avait mandé de Madrid, que Ferdinand VII, très-zélé d'ailleurs
-pour la maison de Bourbon, était lui-même dans de tels embarras,
-qu'il ne pouvait disposer d'un seul <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> régiment. Bientôt la
-nouvelle de l'entrée du général Clausel à Bordeaux précipita la fin de
-cette tentative royaliste destinée à relier Bordeaux et Marseille. En
-effet le général comte Delaborde, celui qui avait si bien combattu les
-Anglais en Espagne, se trouvait à Toulouse, n'attendant que l'occasion
-de relever l'étendard impérial. Le général Charton lui avait été
-expédié par le ministre de la guerre, avec des pouvoirs
-extraordinaires, et l'ordre de faire disparaître le fantôme royal qui
-agitait inutilement la contrée. Il y avait à Toulouse les restes du
-3<sup>e</sup> régiment d'artillerie, qu'on avait dirigé presque en entier sur
-Nîmes pour le service du duc d'Angoulême. Une compagnie de ce régiment
-ayant été jugée trop peu sûre, avait été renvoyée à Toulouse.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Delaborde, à la tête d'une compagnie
-d'artillerie, s'empare de M. de Vitrolles, et le retient prisonnier.</span>
-Le général Delaborde profita de la circonstance, s'aboucha par le moyen
-de quelques officiers à la demi-solde avec cette compagnie, lui
-persuada d'arborer les trois couleurs, puis se mettant à sa tête,
-arrêta le maréchal Pérignon et M. de Vitrolles au nom de l'Empereur,
-permit au maréchal de regagner ses terres, mais retint M. de Vitrolles
-prisonnier jusqu'à ce que le gouvernement eût prononcé sur son sort.
-Cette petite révolution, opérée le 4 avril, ne coûta pas une goutte de
-sang, et fit flotter le drapeau tricolore tout le long des Pyrénées,
-depuis Bayonne jusqu'à Perpignan.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Opérations de M. le duc d'Angoulême en Provence.</span>
-Restaient la Provence et les deux rives du Rhône jusqu'à Valence, que
-M. le duc d'Angoulême avait réussi à ranger sous son autorité, et où
-il semblait appelé à obtenir quelque succès.</p>
-
-<p>Ce prince après avoir visité Marseille et Toulon, <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> et être
-revenu sur Nîmes, avait par sa présence surexcité le royalisme
-méridional, qui certes n'avait pas besoin de l'être. Le maréchal
-Masséna le laissant faire, et se bornant à conserver la tranquillité
-jusqu'au moment où l'esprit de parti mettrait nos ports en danger, lui
-avait abandonné une portion des troupes, et avait gardé seulement ce
-qu'il fallait pour défendre Toulon et Marseille contre toute tentative
-des Anglais. Il avait confié Toulon aux 69<sup>e</sup> et 82<sup>e</sup> de ligne, et
-avait amené à Marseille le 16<sup>e</sup> pour y maintenir l'ordre, ce qui
-n'était pas facile au milieu de populations incandescentes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce prince remonte le Rhône, et envoie une colonne sur
-Grenoble.</span>
-De son côté le duc d'Angoulême parti de Nîmes avait remonté le Rhône,
-en dirigeant par la vallée de la Durance une seconde colonne qui
-devait par Sisteron et Gap se porter sur Grenoble.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce plan, bien conçu, ne pèche que par les moyens
-d'exécution, qui menacent de faire défaut par suite de l'infidélité
-des troupes.</span>
-Le projet du prince
-était, si on réussissait dans la vallée du Rhône à occuper
-Montélimart, Valence, Vienne, et dans les Alpes Gap et Grenoble, de
-réunir sur Lyon les deux colonnes expéditionnaires, de reprendre cette
-capitale du Midi, et de relever ainsi sur les derrières de Napoléon le
-drapeau blanc momentanément abattu. Ce plan, conçu par les généraux
-Ernouf et d'Aultanne, restés fidèles à la cause royale, ne péchait que
-par les moyens d'exécution. Pouvait-on compter sur les troupes, et à
-leur défaut les populations enflammées du Midi suffiraient-elles pour
-vaincre les populations du Dauphiné, du Lyonnais, de l'Auvergne, qui
-moins bruyantes que celles du Midi étaient néanmoins aussi prononcées
-et aussi courageuses? Là résidait toute la question, qu'on ne pouvait
-résoudre que par le fait même, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> en essayant
-l'expédition proposée. De ce côté également on comptait sur
-l'étranger, et M. le duc d'Angoulême avait dépêché un officier de
-confiance au roi de Sardaigne pour obtenir de lui quelques mille
-Piémontais.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces dont dispose M. le duc d'Angoulême.</span>
-M. le duc d'Angoulême avait à sa disposition les 58<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> de
-ligne, envoyés dans le premier moment à la poursuite de Napoléon, et
-restés depuis dans la vallée de la Durance, plus le 10<sup>e</sup> de ligne et
-le 14<sup>e</sup> de chasseurs à cheval, ces deux derniers tirés du Languedoc.
-Le 10<sup>e</sup> de ligne commandé par M. d'Ambrugeac, portait le titre de
-régiment du colonel général, avait à sa tête beaucoup d'officiers
-sûrs, et quoiqu'il nourrît au fond du c&oelig;ur les sentiments du reste
-de l'armée, ne semblait pas les partager, parce qu'il avait été tenu
-dans un courant d'idées différent. La présence du prince, l'entourage
-des volontaires royalistes, avaient achevé de l'entraîner dans une
-voie qui n'était pas naturellement la sienne. Le 14<sup>e</sup> de chasseurs
-avait suivi, mais plus froidement, l'impulsion donnée. On avait joint
-à ces troupes un détachement du 3<sup>e</sup> d'artillerie, dont une compagnie
-venait d'opérer la révolution de Toulouse, et on avait renforcé le
-tout de bandes de volontaires fournies par Nîmes, Avignon, Arles, Aix,
-Beaucaire. Comme on se défiait des régiments de ligne les mieux
-disposés en apparence, on avait essayé de les affaiblir, même de les
-dissoudre, en offrant soixante francs par homme aux soldats qui
-voudraient passer dans les rangs des volontaires royalistes. On en
-avait trouvé un certain nombre parmi ceux qui sortis depuis quinze ou
-vingt ans de leur pays étaient <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> devenus des espèces de
-mercenaires, prêts à servir toutes les causes, celle de l'étranger
-exceptée. On se flattait que ces hommes très-aguerris donneraient aux
-volontaires une consistance qui leur manquait, non pas faute de
-courage, mais faute d'expérience de la guerre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Ernouf sur Gap avec les 58<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> de
-ligne.</span>
-En exécution du plan convenu, le général Ernouf prit les 58<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup>
-de ligne restés sur les bords de la Durance, et se chargea de
-l'expédition qui en remontant cette rivière devait déboucher sur
-Grenoble.
-<span class="sidenote" title="En marge">Marche du duc d'Angoulême avec le 10<sup>e</sup> de ligne et le 14<sup>e</sup>
-de chasseurs sur le pont Saint-Esprit.</span>
-On lui adjoignit un contingent de volontaires. M. le duc
-d'Angoulême, avec le 10<sup>e</sup> de ligne (colonel général), le 14<sup>e</sup> de
-chasseurs, 400 hommes du premier régiment étranger, et une troupe de
-volontaires, en tout cinq mille hommes environ, se réserva
-l'expédition principale, qui devait remonter le Rhône, et s'emparer
-successivement de Montélimart, de Valence et de Vienne. Le général
-Ernouf lui avait promis de ne pas le faire attendre, et d'être à
-Grenoble aussi vite qu'il serait à Vienne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le prince enlève le pont, et se transporte à Montélimart.</span>
-Le 28 mars M. le duc d'Angoulême enleva bravement le pont
-Saint-Esprit, y laissa un détachement, et le 29 entra dans
-Montélimart. Les populations de ces contrées étaient ardemment
-royalistes sur le Rhône inférieur, et successivement devenaient
-bonapartistes sur le Rhône supérieur, mais comme elles étaient
-divisées, il y avait partout une minorité suffisante pour que chaque
-parti pût à son tour faire entendre de vives acclamations. Le duc
-d'Angoulême fut bien accueilli à Montélimart, et chercha à s'y établir
-solidement en faisant enlever le pont de la Drôme.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> À la première nouvelle de ce mouvement, les autorités du Lyonnais et
-du Dauphiné avaient rassemblé en toute hâte ce qu'elles pouvaient
-réunir de forces, et elles n'en avaient guère, la plupart des
-régiments ayant suivi Napoléon à Paris. Elles ne purent rassembler que
-des gardes nationales, fort zélées mais peu propres à se mesurer avec
-des troupes de ligne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Debelle essaye de défendre le pont de
-Loriol.</span>
-Le général Debelle, sorti de Valence avec
-quelques gardes nationaux, essaya de se maintenir au delà de la Drôme,
-et malgré sa bonne volonté fut repoussé par le comte Amédée d'Escars
-qui avait avec lui, outre un détachement du 10<sup>e</sup> de ligne, des troupes
-de volontaires entremêlées d'un certain nombre d'anciens soldats. Le
-général Debelle obligé de repasser la Drôme, s'efforça du moins d'en
-conserver le cours, et pour cela se proposa de bien défendre le pont
-de Loriol.</p>
-
-<p>Le duc d'Angoulême, prenant confiance en lui-même, résolut de pousser
-de Montélimart sur Valence. Il séjourna un jour ou deux à Montélimart
-pour organiser le pays dans ses intérêts, et le 2 avril il essaya de
-forcer le passage de la Drôme. Le général Debelle avait envoyé au pont
-de Loriol le chef de bataillon d'artillerie Noël, brave homme qui
-n'avait consenti à reprendre du service qu'affranchi de ses serments
-par le départ de Louis XVIII. Il lui avait donné 300 hommes du 39<sup>e</sup>,
-un demi-escadron de gardes d'honneur, et 400 gardes nationaux des
-environs. Le chef de bataillon Noël plaça son artillerie sur le pont,
-avec une partie du détachement du 39<sup>e</sup> pour la garder, et répandit le
-reste de son monde le long de la Drôme, pour défendre les quais
-<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> de la rivière au-dessus et au-dessous de Loriol. Dans cette
-position il se maintint quelque temps, et il serait parvenu à arrêter
-les royalistes sans un incident bizarre, qui fut à cette époque
-interprété de manières très-diverses. On comptait beaucoup du côté des
-bonapartistes sur la défection du 10<sup>e</sup> de ligne et du 14<sup>e</sup> de
-chasseurs, et on était prêt au premier signal à leur ouvrir les bras.
-En effet quelques soldats du 10<sup>e</sup> croyant le moment venu de se
-prononcer, quittèrent le régiment et se précipitèrent sur le pont la
-crosse en l'air. On les accueillit fraternellement, et on crut pouvoir
-en faire autant pour les troupes qui suivaient.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le duc d'Angoulême enlève le pont de Loriol.</span>
-Mais deux compagnies
-du 10<sup>e</sup>, bien tenues par leurs officiers, firent feu, et coururent
-ensuite sur le pont baïonnette baissée. Les soldats du 39<sup>e</sup> surpris,
-se retirèrent en désordre en criant à la trahison.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince entre triomphalement à Valence.</span>
-Cet accident valut
-aux royalistes la conquête du cours de la Drôme, et le lendemain 3
-avril ils entrèrent à Valence, le duc d'Angoulême en tête, au milieu
-des acclamations du parti royaliste.</p>
-
-<p>Le duc d'Angoulême se conduisit à Valence comme à Montélimart: il
-s'arrêta le 4 et le 5, pour nommer des autorités qui fussent dévouées
-à sa cause, et pour attendre aussi des nouvelles de la colonne qui par
-Sisteron et Gap avait dû se porter sur Grenoble et s'en emparer. Mais
-les succès de cette dernière n'avaient pas égalé ceux de la colonne
-principale.</p>
-
-<p>Le général Ernouf suivant la route même qu'avait prise Napoléon pour
-se rendre à Grenoble, avait à franchir, pour passer du bassin de la
-Durance dans celui de l'Isère, les défilés de Saint-Bonnet qui forment
-une gorge étroite et longue, et où la colonne <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> de l'île
-d'Elbe avait failli être arrêtée. Pour prévenir ce danger, le général
-résolut de forcer le passage sur deux points à la fois.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opérations de la colonne dirigée sur Gap et Grenoble.</span>
-Le 58<sup>e</sup> de
-ligne et quelques royalistes sous les ordres du général Gardanne
-durent s'avancer par la grande route de Gap, puis se rabattre à
-gauche, et s'engager dans le défilé de Saint-Bonnet, tandis que le
-83<sup>e</sup>, sous le général Loverdo, quittant la grande route avant Gap,
-devait prendre par une gorge latérale, aboutir par Serres et Mens sur
-La Mure, et faire ainsi tomber la position de Saint-Bonnet en la
-tournant.</p>
-
-<p>Ce plan fut exactement suivi, et les deux détachements marchèrent sur
-les points indiqués, tandis que M. le duc d'Angoulême s'avançait sur
-Montélimart. Le général Gardanne, ancien gouverneur des pages sous
-l'Empire, servait à contre-c&oelig;ur la cause royale, et n'y restait
-attaché que parce qu'il craignait le ressentiment de Napoléon pour la
-conduite peu conséquente qu'il avait tenue depuis 1814. Il se présenta
-donc devant Gap, à la tête de troupes aussi mécontentes que lui, mais
-pas aussi hésitantes, et n'attendant qu'une occasion propice pour
-faire volte-face. Elles rencontrèrent en route le maire de Gap, qui
-vint amicalement leur offrir des vivres et leur témoigner son
-étonnement de les voir engagées dans une résistance à l'Empire si peu
-naturelle et si complétement inutile. Les soldats accueillirent ces
-propos en souriant, et se regardant entre eux se demandèrent s'il
-était temps de céder à leur penchant. Toutefois les démonstrations des
-habitants autour d'eux n'étaient pas encore assez encourageantes pour
-les entraîner.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Défection du 58<sup>e</sup> et du général Gardanne.</span>
-Le lendemain ils pénétrèrent dans le défilé de Saint-Bonnet, et
-trouvèrent sur leur chemin les maires et les habitants leur apportant
-comme la veille des vivres en abondance, mais cette fois criant de
-toutes leurs forces <cite>Vive l'Empereur!</cite> À ce spectacle ils n'y tinrent
-plus, tirèrent la cocarde tricolore de leur sac, la mirent à leur
-schako, et se prononcèrent pour Napoléon. Le général Chabert étant
-survenu rassura le général Gardanne, en lui annonçant que tout le
-monde était pardonné pour sa conduite antérieure, et le décida à
-suivre le mouvement des troupes. On laissa les volontaires royalistes
-s'en aller sans leur faire aucun mal, et ils revinrent avec quelques
-officiers fidèles sur la route de Sisteron.</p>
-
-<p>Pendant que le détachement du général Gardanne se comportait de la
-sorte, celui du général Loverdo n'agissait guère mieux. Les 28, 29, 30
-mars, le général Loverdo avec le 83<sup>e</sup> et des colonnes de Provençaux
-s'était porté sur Serres et Saint-Maurice, et était déjà près de
-déboucher vers La Mure, sur les derrières du général Chabert opposé au
-général Gardanne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Défection du 83<sup>e</sup>, et complet insuccès de la colonne
-dirigée sur Grenoble.</span>
-Là il apprit la conduite du 58<sup>e</sup>, et il trouva les
-généraux Gardanne et Chabert accourus pour le convertir. Dans les
-premiers jours du débarquement au golfe Juan, le général Loverdo
-cédant à l'impulsion de ses sentiments personnels, avait voulu se
-rallier à Napoléon. Placé depuis au milieu d'un ardent foyer de
-royalisme, il s'était tellement engagé avec les partisans des
-Bourbons, qu'il lui était difficile de se dégager honorablement. Il
-resta donc fidèle à la cause qu'il avait embrassée <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> par
-occasion, et quoique tenté de céder aux instances des généraux Chabert
-et Gardanne, il rebroussa chemin, ramenant avec lui le 83<sup>e</sup> fort
-mécontent. Mais à peine était-il à Sisteron que ce régiment, qui avait
-suivi son général à contre-c&oelig;ur, déserta tout entier, et courut se
-réunir au général Chabert sur la route de Grenoble. Ces deux régiments
-étaient un puissant renfort pour les partisans de l'Empire dans cette
-contrée, et bientôt ils allaient être opposés au duc d'Angoulême entre
-Vienne et Valence.</p>
-
-<p>Tandis que ces fâcheux événements se produisaient au sein de la
-colonne qui devait enlever Grenoble, et rejoindre le duc d'Angoulême
-sur la route de Lyon, il se passait sur ses derrières des événements
-plus graves encore. Le prince avait laissé en Languedoc des
-populations frémissantes, les unes de royalisme, les autres d'esprit
-révolutionnaire et bonapartiste. Les nouvelles de Paris d'abord
-contestées avaient fini par se répandre, et avaient inspiré aux
-partisans de l'Empire autant d'espérance que d'impatience de
-triompher.
-<span class="sidenote" title="En marge">Insurrection du général Gilly à Nîmes, et reprise par les
-impérialistes du pont Saint-Esprit.</span>
-Le général Gilly exilé à Remoulins, dans les environs de
-Nîmes, attendait avec beaucoup d'officiers à la demi-solde l'occasion
-de se soulever. Aidé de ses anciens compagnons d'armes, il vint à
-Nîmes, entra en communication avec le 63<sup>e</sup> de ligne et le 10<sup>e</sup> de
-chasseurs que le duc d'Angoulême avait laissés dans cette ville, et
-les décida à prendre la cocarde tricolore. L'entreprise ne fut pas
-difficile à exécuter, car il n'y avait aucune force pour résister à ce
-mouvement, et d'ailleurs la population protestante s'empressant de
-suivre l'exemple donné par les troupes, la révolution fut <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span>
-accomplie à Nîmes en un instant. Le général Gilly se mit alors à la
-tête du 63<sup>e</sup> de ligne et du 10<sup>e</sup> de chasseurs, courut au pont
-Saint-Esprit, et l'enleva au détachement de volontaires royalistes qui
-en avait la garde. De la sorte on faisait sur les derrières du duc
-d'Angoulême, ce qu'il voulait faire lui-même sur les derrières de
-Napoléon, c'est-à-dire qu'on détruisait son ouvrage à mesure qu'il
-s'éloignait.</p>
-
-<p>Abandonné à sa droite par la colonne dirigée sur Grenoble, menacé en
-arrière par les troupes laissées à Nîmes, le duc d'Angoulême n'aurait
-eu chance de se sauver que s'il lui eût été possible de marcher en
-avant, et de forcer les portes de Lyon. Mais devant lui les issues se
-fermaient au lieu de s'ouvrir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Marche du général Grouchy et soulèvement des populations du
-Rhône supérieur contre les populations du Rhône inférieur.</span>
-Le général Grouchy arrivé le 3 avril à
-Lyon, y avait trouvé les habitants dans une émotion extraordinaire. En
-effet dès qu'on avait appris dans le Lyonnais, la Franche-Comté,
-l'Auvergne, que les Marseillais marchaient sur Lyon suivis des gens du
-Midi, un mouvement en sens contraire s'était produit. Outre la
-jalousie qu'excitaient les populations méridionales, il existait
-contre elles de grandes préventions dans tout le bassin supérieur du
-Rhône. On les disait fanatiques, cruelles, dévastatrices, et
-naturellement à un peu de vérité on ajoutait beaucoup de calomnie.
-Toujours est-il qu'on les haïssait autant qu'on les craignait. Aussi
-dans le Lyonnais, et à plus de trente lieues à la ronde, on s'était
-levé en toute hâte, et de nombreuses compagnies de gardes nationaux
-étaient accourues à la défense de Lyon. Lyon seul avait fourni plus de
-six mille hommes, et trente mille au moins étaient en marche <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span>
-pour les rejoindre. Le Dauphiné presque entier s'apprêtait à fondre
-sur Vienne et sur Valence.</p>
-
-<p>Le général Grouchy envoya les gardes nationaux lyonnais à
-Saint-Vallier, expédia le général Piré avec le 6<sup>e</sup> léger sur le pont
-de Romans, afin de garder le cours de l'Isère; enfin il dirigea vers
-Saint-Marcellin un bataillon du 39<sup>e</sup> avec le 83<sup>e</sup> qui venait
-d'embrasser la cause impériale. L'Isère se trouva donc gardé de tous
-côtés, et le duc d'Angoulême, qui avait vu Grenoble se fermer sur sa
-droite, et le pont Saint-Esprit sur ses derrières, voyait Lyon se
-fermer devant lui, et un cercle de fer se former autour de sa
-personne. Dans cette position, il n'avait qu'à rétrograder le plus tôt
-possible pour regagner Avignon et la route de Marseille, avant que les
-Languedociens la lui fermassent.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le duc d'Angoulême obligé de rétrograder sur Avignon.</span>
-Le 5 avril il prit le parti de battre en retraite, et le 6 au matin il
-évacua Valence. Tandis qu'il se retirait, l'Isère fut franchi sur tous
-les points par les Lyonnais, par le 6<sup>e</sup> léger, par les 39<sup>e</sup> et 83<sup>e</sup> de
-ligne. Au pont de Loriol, sur la Drôme, le 14<sup>e</sup> de chasseurs abandonna
-tout entier la cause royale. Le 3<sup>e</sup> d'artillerie manifesta les plus
-mauvaises dispositions, mais le 10<sup>e</sup> d'infanterie (colonel général),
-entouré de trois mille volontaires royalistes, montra un peu plus de
-fidélité.
-<span class="sidenote" title="En marge">Capitulation accordée à ce prince par le général Gilly,
-sauf l'approbation du général Grouchy.</span>
-Le 7 avril le prince arriva à Montélimart, et il apprit là
-que les troupes du général Gilly, ayant franchi le pont Saint-Esprit,
-et renforcées d'une masse de gardes nationaux du Dauphiné, lui
-barraient la route d'Avignon. Il était condamné très-évidemment à
-devenir prisonnier de Napoléon, et il ne lui restait d'autre
-ressource <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> que de se sauver, lui et les siens, à l'aide d'une
-capitulation honorable. Il dépêcha donc le baron de Damas au général
-Gilly pour entrer en pourparlers. Quant à la personne du prince, il
-n'y avait pas de difficulté, et le général Gilly, interprétant avec
-ses propres sentiments ceux de Napoléon, entendait que le duc
-d'Angoulême fût libre, moyennant qu'il évacuât le territoire
-immédiatement. Malheureusement les officiers et les soldats du général
-Gilly ne partageaient pas ses sentiments, et à cause d'eux il n'osait
-pas être aussi facile à l'égard du prince qu'il l'aurait voulu.</p>
-
-<p>Pourtant les conditions à exiger de part et d'autre étaient tellement
-indiquées, qu'après quelques difficultés, on se mit d'accord. Il fut
-convenu que le prince se retirerait librement vers l'un des ports de
-la Provence ou du Languedoc, avec un certain nombre d'officiers, et
-s'y embarquerait, que les troupes de ligne rentreraient sous
-l'autorité impériale, que les volontaires royalistes seraient
-licenciés après avoir remis leurs armes, que l'argent et ce qui
-appartenait à l'État serait restitué aux agents financiers, et
-qu'ainsi disparaîtrait toute trace de l'insurrection royaliste. Ces
-conditions furent acceptées et signées le 8 avril par le baron de
-Damas et le général Gilly, sauf l'adhésion de l'autorité supérieure,
-c'est-à-dire du général Grouchy, nommé commandant dans les provinces
-du Midi.</p>
-
-<p>À peine cette capitulation fut-elle connue des gardes nationaux
-accourus en foule du Dauphiné et barrant la route d'Avignon, qu'une
-opposition des plus vives se manifesta parmi eux, et qu'ils <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span>
-demandèrent à grands cris que les conditions souscrites ne fussent pas
-ratifiées. Dans ce moment le général Grouchy parvenu à Valence,
-descendait sur Montélimart et Avignon, afin de continuer la poursuite
-des royalistes. En apprenant le 9 que le duc d'Angoulême était
-prisonnier, et que la décision du sort du prince était remise entre
-ses mains, il fut extrêmement embarrassé. Quoique fort irrité contre
-les Bourbons, il se souvenait cependant des liens qui le rattachaient
-à eux, et toute mesure de rigueur contre le duc d'Angoulême répugnait
-à son caractère autant qu'à ses souvenirs de famille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Embarras du général Grouchy, qui en réfère à Napoléon.</span>
-Au lieu de
-s'emparer de sa personne, il eût bien mieux aimé le pousser doucement
-vers la mer, comme le général Exelmans avait poussé Louis XVIII vers
-la frontière belge. D'ailleurs en agissant de la sorte, il serait
-resté fidèle aux instructions de Napoléon, qui lui avait dit: <cite>Poussez
-le prince dehors</cite>.&mdash;Mais dès qu'il avait M. le duc d'Angoulême en sa
-possession, il était obligé par ses instructions mêmes d'en référer à
-Paris. C'est ce qu'il fit en envoyant un courrier à Lyon, pour que de
-Lyon on demandât par le télégraphe les ordres de l'Empereur. M. le duc
-d'Angoulême fut donc retenu à Pont-Saint-Esprit avec tous ceux qui
-l'accompagnaient, jusqu'à la réponse de Paris. Du reste, il fut traité
-avec les égards dus à son rang et à sa noble conduite. Dans
-l'intervalle de ces pourparlers, le 10<sup>e</sup> d'infanterie (colonel
-général) et le 3<sup>e</sup> d'artillerie passèrent en entier dans le camp
-impérial.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites l'insurrection, après quelques mouvements sans
-importance, expirait dans le Midi. <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> Du côté de Gap les
-généraux Ernouf et Loverdo, ayant promis au duc d'Angoulême d'arriver
-à Grenoble en même temps qu'il arriverait à Vienne, voulurent, malgré
-les défections qu'ils avaient essuyées, tenter un dernier effort pour
-tenir parole. N'ayant plus que des volontaires royalistes, ils
-essayèrent avec eux de se porter au delà de Sisteron, dans la
-direction de Gap. En effet le général Loverdo vint camper le 6 au soir
-au village de la Saulce, à l'entrée d'un défilé formé d'un côté par un
-rocher à pic, et de l'autre par la Durance. Un bataillon du 49<sup>e</sup> avec
-du canon défendait ce défilé. Les paysans de la contrée, fort ardents
-contre les royalistes, étaient embusqués au sommet du rocher, prêts à
-faire rouler d'énormes quartiers de pierre sur la tête des
-assaillants.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Déroute des volontaires royalistes à la Saulce.</span>
-Le 7 avril au matin le commandant du bataillon du 49<sup>e</sup> s'avança entre
-les deux troupes pour parlementer. On lui répondit à coups de fusil.
-Aussitôt il fit tirer à mitraille sur la colonne du général Loverdo,
-tandis que les paysans faisaient pleuvoir sur elle une avalanche de
-gros cailloux. À l'instant les volontaires royalistes, quoique braves
-gens du reste, s'enfuirent, faute de discipline et d'habitude de la
-guerre. Quelques-uns ayant voulu traverser la Durance à la nage furent
-fusillés presque à bout portant; la masse se retira vers Sisteron,
-laissant environ cent cinquante morts ou blessés sur le terrain.</p>
-
-<p>Tandis que ces événements se passaient sur la Durance, Masséna, placé
-dans une position délicate, entre les Bourbons qu'il n'aimait point,
-et Napoléon qu'il n'aimait guère davantage, mais qui <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> dans
-les circonstances actuelles représentait à ses yeux la cause de la
-Révolution, avait été retenu par ses devoirs militaires envers le
-prince. Il n'avait voulu ni le servir, ni le trahir, et était resté à
-Marseille pour y maintenir la tranquillité, et empêcher les violences
-de tout genre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Masséna proclame à Toulon le rétablissement de l'Empire.</span>
-Ayant appris qu'on songeait à unir les marines
-française et anglaise, et que sous le prétexte de l'union des deux
-pavillons on s'exposait à livrer Toulon aux rivaux de notre marine, il
-crut le moment venu de se prononcer. Il se retira à Toulon, convoqua
-les troupes, et fit arborer le drapeau tricolore. Puis il envoya un
-officier à Marseille, et donna vingt-quatre heures à cette ville pour
-abattre le drapeau blanc, et arborer les trois couleurs. Menacée par
-Masséna d'un côté, par le général Grouchy de l'autre, Marseille se
-rendit, et, à son grand regret, proclama le rétablissement de
-l'Empire. Le 10 avril, toute cette partie du Midi était soumise, et
-l'autorité de Napoléon reconnue d'Antibes à Huningue, de Huningue à
-Dunkerque, de Dunkerque à Bayonne, de Bayonne à Perpignan. Le duc
-d'Angoulême, toujours détenu à Pont-Saint-Esprit, attendait qu'on
-prononçât sur son sort, et quoique ayant déployé un vrai courage,
-n'était pas sans crainte, parce qu'il jugeait Napoléon d'après les
-préjugés de son parti. Au surplus, il conservait la dignité qui
-convenait à son rang, pieusement résigné à ce qui pouvait lui arriver,
-et puni seulement de ses injustes préventions par de secrètes
-inquiétudes.</p>
-
-<p>Il ne courait aucun danger, comme on le pense bien, et n'était exposé
-qu'à l'ennui d'attendre la fin <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de sa captivité au milieu de
-populations violentes, chez lesquelles ses ennemis seuls se
-montraient, tandis que ses amis vaincus avaient été obligés de se
-cacher.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon confirme la capitulation du duc d'Angoulême, et
-lui rend la liberté.</span>
-Napoléon apprit le 11 au matin le dénoûment des événements du Midi, la
-captivité du duc d'Angoulême, et la capitulation en vertu de laquelle
-ce prince devait s'embarquer au port de Cette. Il approuva sans aucune
-hésitation ce qui avait été fait, supposant d'ailleurs par les
-dépêches reçues que la capitulation était déjà ou exécutée, ou à la
-veille de l'être. M. de Bassano écrivit donc par son ordre que la
-capitulation était approuvée, et devait recevoir son exécution. À
-peine cette nouvelle, qu'on ne cherchait pas à cacher, était-elle
-connue, que beaucoup d'hommes attachés à Napoléon et à la cause qu'il
-représentait, blâmèrent sa résolution, ou en contestèrent au moins la
-prudence. Sans prétendre qu'il dût se venger de l'ordonnance du 6 mars
-et de la déclaration du 13, ils dirent qu'on était engagé dans une
-lutte effroyable, que les péripéties en seraient nombreuses et
-étranges, que bien des têtes chères à la France pourraient se trouver
-dans les mains de l'ennemi, et que tout en ayant pour la personne du
-duc d'Angoulême les égards qu'on lui devait, il ne serait peut-être
-pas inutile de le retenir en otage. Napoléon, sans nier ce qu'avait de
-spécieux cette manière de voir, persistait à faire contraster sa
-conduite avec celle de ses adversaires, et trouvait dans ce contraste
-plus d'avantage que dans la conservation du gage le plus précieux. Il
-n'était donc nullement au regret de l'approbation qu'il avait donnée,
-lorsque <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> vers la fin de ce même jour, une nouvelle dépêche lui
-apprit ce qu'il n'avait pas cru d'abord, que la capitulation n'était
-point encore exécutée, et que le prince restait détenu à
-Pont-Saint-Esprit. Il était temps de changer d'avis, et d'adopter
-l'opinion de ceux qui n'approuvaient point la capitulation. Il eut à
-ce sujet un long entretien avec M. de Bassano.&mdash;Je devrais peut-être,
-dit-il, retenir le duc d'Angoulême, et me réserver ainsi un otage qui
-pourrait devenir fort utile dans la situation grave et obscure où nous
-nous trouvons tous. Mais je n'en ferai rien; il vaut mieux apprendre
-aux souverains nos ennemis la différence qu'il y a entre eux et
-moi.&mdash;C'était un orgueil bien placé, qui prouvait le besoin que
-Napoléon avait en ce moment de l'opinion publique, et de plus le
-progrès des m&oelig;urs depuis la sanglante catastrophe de Vincennes. Il
-confirma sans retard les ordres expédiés par M. de Bassano, et fit
-insérer au <cite>Moniteur</cite> du lendemain la lettre écrite au général
-Grouchy, dans laquelle il disait que l'ordonnance royale du 6 mars, et
-la déclaration de Vienne du 13, l'auraient autorisé à traiter M. le
-duc d'Angoulême comme on avait voulu le traiter lui-même, mais qu'il
-n'userait point de représailles, et que M. le duc d'Angoulême pourrait
-se retirer librement comme tous les autres membres de sa famille.
-Napoléon se borna à exiger du prince la promesse de restituer les
-diamants de la couronne, sans retarder au surplus son départ jusqu'à
-l'accomplissement de cette promesse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon profite de la fin des troubles du Midi pour
-s'occuper exclusivement de ses préparatifs de guerre.</span>
-Napoléon éprouva une grande satisfaction de cette fin si prompte et
-si heureuse des troubles du <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> Midi. Il n'en avait jamais douté,
-mais dans sa situation, les jours, les heures étaient d'un prix
-infini, et il lui importait beaucoup de ne pas épuiser ses troupes en
-faux mouvements pour la répression de la guerre civile. La division
-expédiée en poste sur Lyon continua sa route, afin de contribuer à
-former le 7<sup>e</sup> corps, qui devait, sous le maréchal Suchet, veiller à la
-garde des Alpes. Napoléon manda le maréchal Masséna à Paris, afin de
-se réconcilier avec ce vieux compagnon d'armes, sauf à le renvoyer
-ensuite dans le Midi s'il lui convenait d'y rester. En attendant il
-dépêcha le maréchal Brune pour commander entre Marseille, Toulon et
-Antibes. Rassuré par les lettres interceptées sur les moyens offensifs
-des Espagnols, il pensa que le 8<sup>e</sup> corps, destiné au général Clausel,
-et porté d'abord à douze régiments, en aurait assez de six, et il le
-forma en deux divisions, dont l'une résiderait à Bordeaux, l'autre à
-Toulouse, bien plus pour contenir les royalistes méridionaux que pour
-faire face aux Espagnols. Des six régiments devenus disponibles,
-quatre furent envoyés en réserve à Avignon, deux furent dirigés sur
-Marseille, pour former avec les troupes qu'on avait tirées de Corse le
-9<sup>e</sup> corps chargé de la défense du Var.
-<span class="sidenote" title="En marge">Composition des 7<sup>e</sup>, 8<sup>e</sup> et 9<sup>e</sup> corps.</span>
-Les régiments laissés à Avignon
-étaient destinés à renforcer le maréchal Brune ou le maréchal Suchet,
-selon la direction que prendrait la guerre sur cette frontière.
-Napoléon, bien qu'il eût conseillé à Murat de ne pas se presser,
-s'attendait à quelque imprudence de sa part, et c'est par ce motif
-qu'il avait retiré le maréchal Suchet de Strasbourg, où il commandait
-le 5<sup>e</sup> corps, et l'avait envoyé en Savoie pour <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> y présider à
-la formation du 7<sup>e</sup>. Par le même motif il avait préparé une réserve à
-Avignon pour le renforcer, et songeait même à lui donner au besoin le
-9<sup>e</sup> corps tout entier qui allait s'organiser dans le Var sous le
-maréchal Brune. Napoléon s'occupant sans cesse de son plan général, y
-avait ajouté une nouvelle disposition. Cinq corps (les 1<sup>er</sup>, 2<sup>e</sup>,
-3<sup>e</sup>, 4<sup>e</sup> et 6<sup>e</sup>) devaient, avec la garde impériale, agir sous ses
-ordres vers la frontière du Nord: le 5<sup>e</sup> confié à Rapp, depuis que le
-maréchal Suchet avait passé au commandement du 7<sup>e</sup>, devait continuer à
-garder l'Alsace.
-<span class="sidenote" title="En marge">Création d'un corps intermédiaire à Béfort entre les Vosges
-et le Jura, sous les ordres du général Lecourbe.</span>
-Il résolut de créer à Béfort, où se trouve, comme on
-sait, une coupure entre la chaîne des Vosges et celle du Jura, un
-corps intermédiaire, composé d'une division de ligne et de plusieurs
-divisions de gardes nationales mobiles. Il chargea de ce commandement
-le général le plus habile dans la guerre de montagnes, l'illustre
-Lecourbe, tenu si longtemps à l'écart depuis le procès de Moreau. Si
-la Suisse maintenait sa neutralité, Lecourbe irait selon le besoin, ou
-renforcer le 5<sup>e</sup> corps en Alsace, ou le 7<sup>e</sup> vers les Alpes. Si on ne
-le réclamait sur aucun de ces points, il demeurerait en position afin
-d'observer les débouchés de Bâle et de Poligny.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Appel à Paris de tous les régiments qui ont pris part à la
-guerre civile.</span>
-Après avoir fait ces additions à son plan, Napoléon ordonna d'amener à
-Paris les régiments qui avaient pris part à la guerre civile
-(notamment le 10<sup>e</sup> de ligne), et les principaux officiers, ceux
-toutefois qui n'étaient pas irrévocablement compromis. Il voulait les
-voir, faire sa paix avec eux, et les rallier à sa cause. Il manda le
-général Grouchy auprès de lui pour le récompenser d'une manière
-extraordinaire, <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> non pas que ce général eût exécuté rien de
-bien difficile, mais afin d'apprendre à l'armée que dans les
-circonstances présentes, le dévouement ne resterait pas sans
-récompense. Cette courte expédition où l'on n'avait presque pas tiré
-un coup de fusil, et où le mérite, s'il y en avait un, appartenait au
-général Gilly, valut au général Grouchy le bâton de maréchal, qui
-n'avait été donné jusqu'alors que pour des batailles gagnées. Napoléon
-voulut ainsi encourager le dévouement à sa cause, et en même temps
-élever à un haut grade un officier habitué à commander les troupes à
-cheval, afin de préparer un chef à sa réserve de cavalerie, que la
-mort ou la défection avaient privée successivement de Lasalle, de
-Montbrun, de Bessières, de Murat. Bientôt, hélas! il devait se
-repentir de cette faveur excessive, où la raison politique avait été
-plus écoutée que la raison militaire.</p>
-
-<p>Napoléon faisait bien de s'occuper d'urgence de tout ce qui était
-relatif à la guerre, car chaque jour éclataient les signes de la haine
-implacable excitée contre lui en Europe.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nécessité de hâter les préparatifs militaires en présence
-des projets de l'Europe contre Napoléon.</span>
-On a vu qu'à la suite du
-départ des légations étrangères, il avait dépêché des courriers pour
-porter des ordres de rappel à nos agents, et les inviter en même temps
-à déclarer que la France consentait à rester en paix avec les
-puissances européennes, sur la base des traités existants. Ces
-courriers, expédiés les 28 et 29 mars, avaient été tous arrêtés aux
-frontières. Celui qui s'était présenté au pont de Kehl, avait été
-repoussé par un commandant autrichien qui s'était refusé à le
-recevoir même sous escorte. Un autre essayant de <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> passer par
-Mayence, avait été retenu par le commandant prussien, et grossièrement
-maltraité. Un troisième, acheminé par la Suisse et la Lombardie,
-n'avait pu franchir les Alpes. C'étaient là des procédés inusités même
-en guerre, car, ainsi que le disait Napoléon, on fait la guerre pour
-amener la paix, et jamais pendant les hostilités les plus acharnées on
-n'a interdit les communications tendantes à mettre un terme à
-l'effusion du sang. Cette espèce d'excommunication diplomatique, sans
-exemple, était évidemment personnelle, et faisait suite à l'étrange
-déclaration du 13 mars.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Refus de recevoir ses courriers.</span>
-Loin de chercher à cacher l'accueil réservé à ses courriers, Napoléon
-eut recours à une dernière démarche plus éclatante que toutes les
-autres, et dont il voulait que l'insuccès fût plus éclatant aussi.
-L'occasion s'offrait très-naturellement. En remontant sur le trône de
-France, il était convenable qu'il écrivît aux divers souverains pour
-leur faire part de son nouvel avénement. Il avait assez souvent
-correspondu avec eux, comme leur allié ou leur maître, pour qu'il ne
-pût pas être accusé d'une présomption de parvenu en agissant de la
-sorte. Il jeta donc lui-même sur le papier quelques lignes, pleines de
-modération et de dignité, dans lesquelles il déclarait qu'il acceptait
-les traités existants, et que si ses sentiments étaient partagés par
-les autres monarques, <cite>la justice assise aux confins des États
-suffirait désormais pour les garder</cite>. La plupart des souverains se
-trouvant à Vienne, c'était vers cette capitale qu'il fallait diriger
-son envoyé, et les convenances exigeaient que pour cette mission il
-choisît <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> un de ses aides de camp, car les lettres de
-souverains n'ont pas ordinairement d'autres messagers pour les porter.
-Il choisit l'un des plus distingués, des mieux venus, des plus souvent
-envoyés dans les cours étrangères, le comte de Flahault, et lui confia
-en outre une lettre particulière pour son beau-père. Si un simple
-courrier avait été arrêté, il était possible qu'un lieutenant général
-obtînt plus d'égards.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrestation de M. de Flahault à Stuttgard.</span>
-Le comte de Flahault partit en effet le 4 avril, franchit le pont de
-Kehl, ce que n'avaient pu faire les courriers du cabinet, pénétra en
-Allemagne, et se flattait d'avoir surmonté tous les obstacles,
-lorsqu'il fut soudainement arrêté à Stuttgard par ordre de la cour de
-Wurtemberg. On prit ses dépêches, en promettant de les transmettre à
-Vienne. Un commandant de bâtiment de la marine impériale ne fut guère
-plus heureux en essayant de franchir le Pas-de-Calais. Expédié en
-parlementaire à la côte d'Angleterre, il ne fut pas traité en ennemi,
-mais arrêté dans sa marche. On s'empara de ses dépêches qui furent
-envoyées à Londres, puis on l'informa qu'elles seraient ouvertes à
-Vienne, d'où l'on répondrait s'il y avait lieu.</p>
-
-<p>Pour faire comprendre cette singulière interdiction de tous rapports,
-il faut maintenant exposer ce qui s'était passé à Vienne à la nouvelle
-du débarquement de Napoléon sur les côtes de France.
-<span class="sidenote" title="En marge">Exaspération des esprits en Europe contre Napoléon.</span>
-En quittant l'île
-d'Elbe, il avait cru trouver le congrès de Vienne dissous, ou du moins
-les souverains partis, et leurs ministres demeurés seuls pour terminer
-de pures questions de rédaction. Ces renseignements <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> étaient
-exacts lorsqu'ils lui avaient été transmis, mais la tardive arrivée du
-roi de Saxe à Presbourg, la résistance que ce prince avait opposée aux
-décisions du congrès, les démonstrations militaires de Murat, avaient
-retenu l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui n'avaient pas
-voulu s'éloigner tant qu'il restait une difficulté à résoudre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Effet produit à Vienne par la nouvelle de son
-débarquement.</span>
-Aussi
-quand la nouvelle du débarquement au golfe Juan était parvenue à
-Vienne, par des avis partis de Gênes, elle avait trouvé les souverains
-et leurs ministres encore présents, excepté lord Castlereagh remplacé
-auprès du congrès par le duc de Wellington. Ils étaient tous réunis
-dans une fête lorsque cette nouvelle se répandit. Elle y produisit la
-sensation d'un coup de foudre. Qu'on se figure en effet ces potentats,
-qui après avoir été les uns privés de leurs États par Napoléon, les
-autres toujours menacés du même sort, étaient tout à coup devenus de
-vaincus vainqueurs, d'esclaves maîtres, et avaient non-seulement
-recouvré ce qu'ils avaient perdu, mais accru leurs domaines, ceux-ci
-de moitié, ceux-là du quart ou du cinquième, qu'on se les figure
-frappés d'une vision subite, et pouvant se croire reportés à ces
-terribles années 1809, 1810, 1811, où ils étaient dépouillés, soumis,
-tremblants, et on comprendra ce qu'ils durent éprouver! Leur premier
-sentiment fut celui de la terreur, et dans cette terreur ils nous
-flattèrent, hélas! car ils crurent que onze mois avaient suffi pour
-refaire les forces épuisées de la France. Ce sentiment fut même assez
-frappant pour exciter la malice des diplomates anglais qui n'ayant,
-grâce à l'Océan, presque rien à craindre pour leur patrie, <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span>
-se moquaient de l'épouvante d'autrui. À cette consternation succéda
-une violente colère contre les auteurs vrais ou supposés des malheurs
-qu'on entrevoyait.
-<span class="sidenote" title="En marge">On reproche à l'empereur Alexandre d'avoir placé Napoléon à
-l'île d'Elbe, et aux Bourbons d'avoir rendu son retour possible.</span>
-Tous les esprits, toutes les langues s'en prirent
-d'abord à l'empereur Alexandre, qui par le traité du 11 avril avait eu
-l'imprudence d'accorder l'île d'Elbe à Napoléon, et après lui aux
-Bourbons qui lui avaient rouvert le chemin de la France par leur
-manière de gouverner. Ce ne fut qu'un cri contre la légèreté
-d'Alexandre, et contre l'inhabileté des Bourbons. On ajoutait qu'on
-avait été soi-même bien inhabile de confier à de telles mains le
-gouvernement de la France.</p>
-
-<p>Alexandre ne pouvait se dissimuler le déchaînement dont il était
-l'objet, car parmi ceux qui criaient le plus haut se trouvaient les
-Russes eux-mêmes. Il se défendait en disant que le traité du 11 avril
-avait été inévitable, qu'à l'époque de sa conclusion personne n'y
-avait fait d'objection sérieuse, car on voulait se débarrasser à tout
-prix de Napoléon, disposant encore à Fontainebleau de 70 mille hommes,
-et pouvant, s'il s'était replié sur le midi de la France, en
-recueillir 100 mille autres venant des Pyrénées, de Lyon, de l'Italie;
-que les Bourbons, en refusant d'exécuter le traité, en réduisant
-Napoléon à l'enfreindre par la privation de son subside, en lui
-ménageant les voies par leur manière de gouverner la France, étaient
-les seuls coupables.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Alexandre promet de réparer sa faute en sacrifiant son
-dernier homme et son dernier écu.</span>
-D'ailleurs, ajoutait-il, s'il était l'auteur du
-mal, il en serait le réparateur, et il emploierait dans cette nouvelle
-lutte son dernier soldat et son dernier écu.&mdash;Il chercha même à
-couvrir sa confusion par sa <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> colère, et à partir de ce jour il
-fut le moins contenu des coalisés dans son attitude, son langage et sa
-conduite.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On ne s'inquiète pas de savoir si Napoléon revient corrigé
-par le malheur, mais on résout unanimement une guerre de destruction.</span></p>
-
-<p>Dans l'état d'exaltation où se trouvaient les membres du congrès, il
-ne vint à l'esprit d'aucun d'eux de se demander si Napoléon ne
-reviendrait pas changé, ou du moins modifié par le malheur, et si par
-exemple il ne serait pas prêt à accepter, non-seulement le traité de
-Paris, mais le traité de Vienne, auquel cas il n'y aurait qu'une chose
-à exiger de lui, ce serait la bonne foi. Mais l'idée de Napoléon
-pacifique, corrigé ou modifié, ne s'offrit à l'esprit de personne. On
-n'eut devant les yeux que le redoutable capitaine qui avait fait des
-armées françaises un si terrible usage, qui avait déployé en pleine
-Europe une ambition follement asiatique, et sur-le-champ la résolution
-de mourir tous en luttant contre lui, se trouva prise dans ces
-c&oelig;urs que la terreur possédait, car il y a des moments où la peur
-enfante l'héroïsme! Il n'y eut donc qu'une pensée, une seule, la
-guerre universelle, sanglante, acharnée, jusqu'à la destruction des
-uns ou des autres.</p>
-
-<p>Cependant avant de formuler une déclaration, il fallait attendre
-quelques jours, pour savoir si Napoléon avait réussi (ce dont on
-doutait peu), s'il avait pris la France pour but de sa tentative (ce
-dont on doutait encore moins); il fallait enfin être mieux instruit,
-pour ne pas diriger ses coups dans le vide. En effet, il restait
-quelque incertitude dans l'esprit de divers personnages sur les
-desseins de l'évadé de l'île d'Elbe, car dans cette nouvelle tourmente
-on se renvoyait les uns aux autres, non-seulement <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> la faute
-de son retour, mais aussi le danger. Ainsi M. de Talleyrand aimait à
-se persuader que Napoléon avait débarqué au golfe Juan pour se porter
-par Nice et Tende en Italie.&mdash;Ne songez pas à nous, lui dit assez
-durement M. de Metternich, mais à vous-mêmes. Napoléon, croyez-moi,
-est sur la route de Paris; probablement il est à Lyon dans le moment
-où nous parlons, et il sera dans quelques jours aux Tuileries.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On se hâte de terminer les derniers arrangements entre les
-puissances.</span>
-En attendant que ce doute fût éclairci, on alla au plus pressé, et le
-plus pressé pour ces copartageants de l'Europe, fut de se saisir tout
-de suite des pays qu'ils s'étaient adjugés, et d'en prendre même les
-titres à la face de l'ancien dominateur du continent.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts pour arracher au roi de Saxe son consentement.</span>
-La première
-mesure pour parvenir à ce but, était d'obtenir du malheureux roi de
-Saxe son consentement aux sacrifices exigés de lui. D'après les
-théories de droit régnantes (théories vraies dans tous les temps, mais
-alors professées avec affectation) il n'y avait de bien cédé que ce
-que le cédant <cite>abandonnait lui-même, de sa libre et pleine volonté</cite>.
-Il fallait dès lors que le roi de Saxe consentît à l'abandon des
-provinces convoitées par la Prusse, après quoi la Prusse céderait à la
-Russie ce que celle-ci désirait en Pologne, cette dernière à son tour
-ferait à l'Autriche les abandons convenus, et toute la série des
-mutations stipulées, sacrifices pour les uns, agrandissements pour les
-autres, s'ensuivrait naturellement.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Résistance de ce prince, mais certitude acquise de l'amener
-à céder.</span>
-On fit choix des trois plénipotentiaires qui avaient défendu le roi de
-Saxe, et on les lui dépêcha à Presbourg. Ce furent M. de Talleyrand
-pour la France, <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> M. de Metternich pour l'Autriche, lord
-Wellington pour l'Angleterre. Ils se rendirent à Presbourg, où
-Frédéric-Auguste avait été transporté, et le trouvèrent résolu à
-résister, et fort peu touché des services qu'ils disaient lui avoir
-rendus. Plusieurs jours de vives instances n'ayant amené aucun
-résultat, les trois diplomates déclarèrent au roi de Saxe que s'il ne
-souscrivait pas formellement aux décisions du congrès, la Prusse ne se
-mettrait pas moins en possession des provinces saxonnes qui lui
-avaient été attribuées, tandis que lui n'entrerait point en possession
-de celles qui avaient été laissées à la couronne de Saxe, et qu'il
-resterait prisonnier de la coalition.</p>
-
-<p>Ce prince infortuné, sans céder à ces menaces, inspira cependant aux
-trois négociateurs la conviction qu'il ne ferait pas longtemps
-attendre son consentement. Ils retournèrent ensuite à Vienne, pour
-conclure les derniers arrangements. On mit d'accord la Bavière et
-l'Autriche relativement au pays de Salzbourg, et il n'y eut plus dès
-lors pour tous les souverains qu'à prendre les titres de leurs
-nouveaux États.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les souverains prennent tout de suite les titres de leurs
-nouveaux États.</span>
-L'empereur Alexandre prit sur-le-champ les titres
-d'empereur de toutes les Russies et de roi de Pologne, le roi
-Frédéric-Guillaume, ceux de roi de Prusse, de grand-duc de Posen, de
-duc de Saxe, de landgrave de Thuringe, de margrave des deux Lusaces,
-etc. Outre le titre d'empereur d'Autriche, qu'il avait substitué à
-celui d'empereur d'Allemagne en 1806, l'empereur François prit celui
-de roi d'Italie, et constitua par un acte solennel, publié
-immédiatement au delà des <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Alpes, le royaume
-Lombardo-Vénitien, qui devait se composer des provinces italiennes
-depuis le Tessin jusqu'à l'Isonzo. Dans cet acte on accorda aux
-Italiens, comme on l'avait fait pour les Polonais, la consolation de
-former un royaume séparé. Le roi de Sardaigne, à qui Gênes avait été
-cédée, le roi des Pays-Bas dont les États avaient été doublés par
-l'adjonction de la Belgique, se revêtirent des titres de leurs
-nouveaux États, avec les qualifications qui en résultaient. Ainsi en
-quelques jours tous les souverains eurent soin de se nantir de leurs
-acquisitions, pour que la guerre qui était résolue ne pût rien changer
-à leurs positions, sinon de les rendre définitives dans le cas où
-cette guerre serait heureuse.</p>
-
-<p>Tandis que chacun s'occupait de ses intérêts, on connut enfin le 12
-mars l'entrée triomphale de Napoléon à Grenoble, et il ne fut plus
-possible de douter ni de la nature, ni du succès de ses desseins. On
-s'assembla sur-le-champ, et on laissa à M. de Talleyrand l'initiative
-des propositions à présenter au congrès. Personne ne songeait à lui
-contester la qualité de représentant de Louis XVIII, ni à son
-souverain celle de roi de France, bien qu'on fût assez mécontent des
-Bourbons. Mais ne voulant, dans l'intérêt commun, admettre à aucun
-prix la restauration de Napoléon et de sa famille, il fallait
-nécessairement s'en tenir aux Bourbons, comme à la seule dynastie
-possible. Quant à M. de Talleyrand lui-même, bien qu'il eût aussi ses
-mécontentements personnels contre la cour de France, il reconnaissait
-ainsi que le congrès tout entier et par les mêmes raisons, la
-nécessité de s'en tenir aux Bourbons, <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> et il était trop engagé
-d'ailleurs envers eux pour hésiter.
-<span class="sidenote" title="En marge">Comment avait été faite la déclaration du 13 mars, qui
-mettait Napoléon hors la loi des nations.</span>
-Sachant que le meilleur moyen de
-nuire à Napoléon aux yeux de la France épuisée par vingt-deux ans de
-guerre, c'était de le lui montrer comme irréconciliable avec l'Europe,
-il imagina de faire reproduire purement et simplement par le congrès
-l'ordonnance de Louis XVIII du 6 mars, et de traiter Napoléon comme un
-malfaiteur qui, ayant rompu son ban, devait être mis à mort
-sur-le-champ, sa seule identité constatée. Le procédé était étrange à
-l'égard d'un homme qui avait régné avec tant d'éclat et de durée, mais
-l'irritation était telle qu'on ne regardait ni aux actes, ni à leur
-forme. M. de Talleyrand proposa donc de déclarer que Napoléon
-Bonaparte ayant violé la convention du 11 avril, et <em>détruit ainsi le
-seul titre légal sur lequel reposât son existence</em>, devait être mis
-hors la loi des nations, et traité en conséquence, s'il était pris. La
-générosité d'Alexandre, la modération de l'Autriche, auraient eu
-quelque chose à objecter à un procédé pareil, mais la colère chez
-Alexandre, chez l'Autriche la crainte de se rendre suspecte,
-étouffaient toute objection, et sauf la suppression d'un ou deux
-termes trop odieux la déclaration fut adoptée, datée du 13 mars, et
-envoyée par courrier extraordinaire à Strasbourg, pour être publiée le
-long de nos frontières, afin de rendre à la cause royale, s'il en
-était temps encore, le service de faire connaître à la France
-l'implacable unanimité de l'Europe contre Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui agissent sur chacune des puissances, et les
-portent aux procédés les plus violents.</span>
-On passa ensuite quelques jours à attendre des nouvelles, tantôt
-admettant la certitude du succès <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> de Napoléon, tantôt doutant
-de ce succès à la moindre lueur d'espérance, et pendant ces quelques
-jours on ne songea qu'à la guerre immédiate et acharnée, la Prusse par
-recrudescence de toutes ses haines, la Russie par colère d'avoir été
-dupe de sa générosité, l'Angleterre par peur de voir lui échapper ses
-immenses avantages, l'Autriche par froide conviction de ne pouvoir
-éviter la lutte, et crainte d'inspirer des défiances à ses alliés.
-Cette dernière puissance, quoique n'ayant pas moins à perdre que les
-autres, voyait seule la situation avec un peu de calme, grâce au
-sang-froid de l'empereur François et du prince de Metternich. Elle
-n'était pas éloignée de croire que Napoléon offrirait tout d'abord
-d'accepter les traités de Paris et de Vienne; elle admettait même
-qu'éclairé par l'expérience, il se résignerait aux pertes
-territoriales de la France, et que, couvert des gloires de la guerre,
-il songerait à se procurer celles de la paix, et à joindre un rameau
-d'olivier aux innombrables lauriers qui ombrageaient son front.
-<span class="sidenote" title="En marge">Politique de l'Autriche en 1815.</span>
-Mais elle n'en était pas assurée. Il était possible aussi qu'inconsolable
-d'avoir perdu par sa faute la grandeur de la France, il commençât par
-prendre quelque repos, et par en laisser prendre à la France, que de
-la sorte il donnât à l'union européenne le temps de se dissoudre, et
-que ses forces militaires refaites, celles de ses adversaires
-diminuées ou dispersées, il recommençât la lutte pour revenir sinon
-aux traités de Tilsit et de Vienne, du moins à ceux de Campo-Formio et
-de Lunéville. Cette seconde supposition égalait bien la première en
-vraisemblance, et fût-elle moins fondée, dans le doute il valait
-mieux <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> aller au plus sûr, et le plus sûr c'était de travailler
-tout de suite, par tous les moyens, à la ruine de Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Froideur et fermeté de ses résolutions.</span>
-Ainsi sans
-être aussi haineuse que la Prusse, aussi piquée que la Russie, aussi
-avide que l'Angleterre, l'Autriche était froidement et fermement
-résolue. Seulement dans ses conseils il y avait quelques divergences
-sur les moyens les plus certains de détruire Napoléon. Quelques hommes
-d'État autrichiens pensaient que Napoléon, revenant après onze mois du
-règne des Bourbons, et placé en présence des partis subitement
-réveillés, allait se trouver exposé à de singuliers embarras, et qu'en
-se bornant à favoriser les divisions intérieures on serait peut-être
-dispensé d'employer contre lui le moyen terrible et douteux de la
-guerre. Mais ce calcul astucieux ne répondait pas aux ardentes
-passions du moment, pouvait rendre suspectes les intentions de
-l'Autriche, fournir l'occasion de croire par exemple qu'elle
-souhaitait la régence de Marie-Louise, et nuire ainsi à ce qu'on
-regardait comme le salut de l'Europe, c'est-à-dire à la parfaite union
-des coalisés. L'Autriche avait donc adhéré sans passion, mais avec
-fermeté, au projet d'une guerre de destruction, par deux raisons
-décisives: la défiance inspirée par Napoléon, et le besoin
-profondément senti de l'union européenne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Contrainte exercée sur Marie-Louise pour lui arracher son
-fils et l'empêcher de retourner en France.</span>
-Fort attentifs à ne donner aucun ombrage, l'empereur François et M. de
-Metternich mirent tous leurs soins à s'emparer de Marie-Louise, et à
-prévenir toute imprudence de sa part. Les moyens pour la soumettre ne
-leur manquaient pas, car ils avaient la force, et, le duché de Parme
-aidant, la persuasion. <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Ils n'avaient pas besoin, hélas! de
-tant de ressources pour triompher du caractère de cette princesse.
-Elle était déjà rendue non pas seulement aux volontés de son père, ce
-qui eût été excusable, mais aux volontés d'un dominateur qui avait
-pris le plus grand empire sur elle, le comte de Neiperg, devenu son
-guide, son défenseur, son unique ami.
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui ôtent à Marie-Louise toute idée de résistance.</span>
-Dans son isolement et sa
-faiblesse, elle n'avait su résister ni aux soins, ni aux avantages
-personnels du comte, et avait oublié complétement ce qu'elle devait à
-son rang, à ses devoirs, à sa douloureuse mais glorieuse destinée. Un
-moment, en apprenant les premiers succès de Napoléon, elle avait été
-vivement émue, et comme saisie d'une sorte de regret. Mais bientôt
-songeant aux chaînes autrichiennes qu'il aurait fallu briser, songeant
-surtout à ses torts, elle avait préféré la vie tranquille, opulente et
-libre qui l'attendait à Parme, à tous les hasards d'une carrière
-orageuse, lesquels étaient fort au-dessus de son courage. Il faut
-ajouter, pour ne pas calomnier cette princesse, que si elle était
-épouse faible, elle était mère excellente, et très-sensée quoique peu
-spirituelle; que si elle croyait au génie de son mari, elle se défiait
-de sa prudence, et doutait fort de son maintien définitif sur le
-trône; qu'elle craignait en retournant auprès de lui de compromettre
-le patrimoine de son fils sans lui assurer la couronne de France, et
-que faisant la destinée de ce fils d'après ses goûts, elle aimait
-mieux lui ménager un patrimoine certain en Italie, qu'une grandeur
-chimérique en France: calcul sans élévation, mais non sans justesse,
-ainsi que les événements le prouvèrent bientôt.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> <span class="sidenote" title="En marge">On lui assure le duché de Parme, et on obtient
-ainsi son entière soumission.</span>
-L'empereur François et M. de Metternich la trouvèrent donc toute
-persuadée, et entièrement résignée aux conditions de leur politique,
-au prix bien entendu du grand-duché de Parme. Ces conditions étaient
-qu'elle ne quitterait point Vienne, qu'elle remettrait provisoirement
-son fils à l'empereur François, que toutes les communications reçues
-de son époux, directement ou indirectement, seraient aussitôt
-transmises par elle au cabinet autrichien, qui les déposerait
-cachetées sur la table du congrès. Elle accepta ces conditions, bien
-qu'humiliantes; elle livra son fils à l'empereur François, qui avait
-d'ailleurs pour cet enfant la plus tendre affection, et ce qui était
-moins excusable encore, elle livra les lettres que Napoléon lui avait
-adressées par toutes les voies.
-<span class="sidenote" title="En marge">Explications données par Marie-Louise à M. Meneval pour
-qu'il les transmette à Napoléon.</span>
-Pourtant, afin d'agir avec une
-certaine franchise, elle eut une explication avec M. Meneval, resté
-auprès d'elle, et demeuré serviteur fidèle de Napoléon. Elle lui dit
-qu'elle ne retournerait point en France, que n'ayant pas rejoint son
-époux vaincu et prisonnier, elle ne le rejoindrait pas victorieux et
-rétabli sur le trône; que fatiguée d'agitations elle voulait se
-renfermer dans la vie privée, se consacrer à son fils, et lui préparer
-un avenir modeste et assuré. M. Meneval lui ayant objecté que le duché
-de Parme, constitué d'abord héréditaire, n'était plus constitué qu'à
-titre viager, elle répondit qu'elle n'avait pu obtenir davantage, que
-c'était fort regrettable sans doute, mais que ce duché lui permettrait
-en faisant de sages économies, d'assurer en vingt ans une grande
-fortune à son fils, ce qu'elle ne pourrait pas comme simple <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span>
-archiduchesse; qu'il aurait de plus en Bohême des fiefs considérables,
-accordés en dédommagement de l'hérédité du duché de Parme; qu'il
-serait archiduc et riche archiduc, ce qui n'était pas commun en
-Autriche; qu'elle lui préparait donc le bonheur, suivant sa manière de
-le comprendre; qu'elle n'avait été dans tout cela que mère, et mère
-selon ses idées, mais mère aussi tendre que dévouée.&mdash;Ainsi parlait et
-pensait très-sincèrement l'épouse de Napoléon, non pas celle qu'il
-avait prise dans la condition privée, mais celle qu'il avait demandée
-au sang des Césars! M. Meneval en écoutant ce langage inclina la tête
-avec douleur, sans ajouter un seul mot, et en laissant voir sans
-l'exprimer sa respectueuse improbation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le Roi de Rome livré à son grand-père.</span>
-Par suite de ces résolutions le fils de Napoléon fut enlevé à sa mère,
-et transporté malgré ses plaintes enfantines au palais de son
-grand-père, qu'il ne devait plus quitter.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les lettres de Napoléon à Marie-Louise lues au congrès.</span>
-Les lettres parvenues par M.
-Meneval et par M. de Bubna à Marie-Louise, furent déposées sur la
-table du congrès, l'Autriche mettant le plus grand soin à prouver à
-ses alliés qu'il n'existait entre elle et Napoléon aucune entente
-secrète. Au prix de cette soumission Marie-Louise obtint que toutes
-les cours lui garantissent la souveraineté viagère des duchés de Parme
-et de Plaisance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet de ces lettres, et de celles que la reine Hortense
-avait écrites à son frère le prince Eugène.</span>
-Bientôt à ces lettres s'en joignirent d'autres, dont on s'était promis
-à Paris l'effet le plus heureux, et qui causèrent un effet tout
-contraire à Vienne. Le courrier expédié au prince Eugène par son
-intendant, et qui était chargé de lettres de la reine Hortense
-<span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> pour son frère, pour Marie-Louise, et pour divers grands
-personnages, avait été arrêté; les dépêches dont il était porteur
-avaient été déposées également sur la table du congrès. La lecture de
-ces lettres produisit sur l'empereur de Russie en particulier une
-sensation des plus défavorables. Alexandre, qui ne faisait rien avec
-mesure, n'avait pas quitté à Paris la maison de la reine Hortense, et
-à Vienne le bras du prince Eugène, dans la compagnie duquel il se
-promenait tous les jours. Il avait procuré à la reine Hortense le
-duché de Saint-Leu, et il avait voulu, sans y réussir, ménager une
-petite souveraineté au prince Eugène.
-<span class="sidenote" title="En marge">Irritation d'Alexandre, qui se croit trahi par le prince
-Eugène.</span>
-Dans l'état d'émotion où venait
-de le jeter le retour de Napoléon, il se persuada que le frère et la
-s&oelig;ur avaient été dans le secret de l'expédition de l'île d'Elbe,
-qu'il avait donc été trompé par eux, et il s'abandonna à une colère à
-la fois sincère et affectée, car il était plus commode pour son
-amour-propre de paraître trahi que dupe. En conséquence il ne parla de
-rien moins que de faire arrêter le prince Eugène, et de le constituer
-prisonnier.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il se calme, et se contente de retenir le prince à Vienne.</span>
-Après un peu de réflexion, et aussi après quelques
-explications du prince lui-même, il se contenta de sa promesse de ne
-pas quitter Vienne, et à cette condition il lui laissa sa liberté.</p>
-
-<p>Toutes ces lettres prouvaient, ce qu'il était facile de prévoir, que
-Napoléon n'avait été ni tué ni arrêté en route, qu'il n'avait pas en
-représailles essayé de tuer les Bourbons, mais qu'il les avait
-expulsés de France, et qu'il était remonté sur le trône en promettant
-la paix et le respect des traités. Mais peu <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> importait aux
-princes réunis à Vienne que Napoléon se montrât cruel ou généreux,
-qu'il arrivât corrigé ou non corrigé par les événements, pacifique ou
-belliqueux, libre ou lié par de nouvelles institutions: les moins
-prévenus étaient convaincus qu'une fois rétabli sur le trône, les
-forces de la France refaites, celles de la coalition dispersées, il
-essayerait de reprendre au moins les frontières de la France, et il
-faudrait alors que les uns rendissent la moitié du royaume des
-Pays-Bas, les autres une moitié de la Pologne, de la Saxe, de
-l'Italie. Il n'y avait donc pas à hésiter, et l'orgueil parlant comme
-la prévoyance, il fallait profiter de ce que les forces de la France
-n'étaient pas refaites, de ce que celles de l'Europe n'étaient pas
-dispersées, pour détruire tout de suite l'homme formidable qui était
-venu mettre en question la domination qu'on exerçait sur l'Europe, et
-le partage léonin qu'on en avait fait à Vienne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les souverains informés de l'entrée de Napoléon à Paris,
-renouvellent l'alliance de Chaumont par le traité du 25 mars.</span>
-Aussi dès qu'on fut un peu plus renseigné, on passa de la première et
-violente déclaration du 13 mars à des actes plus pratiques et plus
-redoutables, quoique moins sauvages dans la forme. On résolut la
-guerre immédiate par un traité qui renouvelait purement et simplement
-l'alliance de Chaumont. Cette alliance stipulait, comme on s'en
-souvient, que chacune des quatre puissances coalisées tiendrait 150
-mille hommes sur pied, jusqu'à ce que le but de l'alliance eût été
-pleinement atteint. Ce contingent était loin d'indiquer tous les
-efforts qu'on voulait faire pour détruire Napoléon, car il était bien
-entendu que chacune des puissances, formellement obligée à fournir au
-moins le nombre <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> d'hommes stipulé, emploierait en outre toutes
-ses ressources au triomphe de la cause commune. Il était convenu qu'on
-s'entendrait comme par le passé sur la direction des armées coalisées,
-qu'on ne ferait rien les uns sans les autres, et surtout qu'on
-n'écouterait aucune parole de l'ennemi sans la renvoyer à la
-coalition, autorisée seule à négocier et à répondre. Il résultait
-encore de ce traité que l'Angleterre recommencerait à fournir les 6
-millions sterling de subsides qu'elle avait promis pendant la durée de
-la guerre, et de plus un dédommagement en argent pour tout ce qui
-manquerait aux 150 mille hommes formant son contingent.</p>
-
-<p>Pour elle donc l'engagement était sinon plus grave au moins plus
-onéreux: mais on servait tellement ses haines et ses intérêts dans une
-guerre de cette nature, que les puissances alliées ne se regardaient
-pas comme ses obligées en acceptant son argent. Seule elle n'était
-représentée à Vienne ni par un souverain ni par un premier ministre,
-car lord Castlereagh lui-même était reparti pour Londres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington, présent à Vienne, signe le traité sans y
-être autorisé par son gouvernement.</span>
-Mais celui
-qui remplaçait lord Castlereagh, lord Wellington, s'appuyant sur ses
-grands services et sur sa popularité en Angleterre, ne redoutait pas
-la responsabilité. Bien qu'il n'eût reçu aucune instruction (le temps
-écoulé ne l'avait pas permis), il n'hésita pas à prendre son parti. Il
-jugea qu'il valait la peine de recommencer la guerre pour maintenir
-l'état de choses que l'Angleterre venait de faire établir en Europe;
-il espérait confusément accroître sa gloire dans cette nouvelle
-guerre, et il ne craignit pas d'engager son gouvernement, certain que
-personne <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> n'oserait le désavouer en Angleterre, quoi qu'on pût
-penser de sa conduite. Il signa donc sans la moindre objection, et fut
-même provocateur plutôt qu'entraîné dans la conclusion des nouveaux
-arrangements.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le protocole du 25 mars laissé ouvert pour toutes les
-puissances qui voudront y adhérer.</span>
-Le représentant de la France aurait désiré figurer comme partie à ce
-traité, pour mieux assurer la situation des Bourbons, car il s'était
-aperçu qu'on leur en voulait beaucoup de leur inhabileté, et que si on
-était tout à fait d'accord sur la nécessité de renverser Napoléon, on
-l'était un peu moins sur la manière de le remplacer. Très-animé pour
-la cause des Bourbons, perdant même en cette occasion le sens juste
-des convenances dont il était doué à un si haut degré, M. de
-Talleyrand ne s'aperçut pas de ce qu'aurait de révoltant la signature
-du plénipotentiaire français au bas d'un traité dont l'objet était une
-guerre à outrance à la France. Il demandait donc à signer, mais ses
-coopérateurs lui épargnèrent cette inadvertance, par un motif à eux
-personnel. Les souverains alliés ne voulaient pas aux yeux de leurs
-peuples, surtout aux yeux du peuple anglais, paraître recommencer la
-guerre pour le rétablissement des Bourbons, et tenaient à se montrer
-uniquement occupés de l'intérêt européen. En conséquence ils
-décidèrent qu'ils seraient seuls contractants principaux, en accordant
-toutefois que les autres puissances seraient admises à adhérer. Le
-traité dont il s'agit, portant renouvellement de l'alliance de
-Chaumont, fut daté du 25 mars, et expédié immédiatement à Londres pour
-y recevoir l'adhésion britannique. Jusque-là il demeura secret,
-<span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> non pas précisément dans son contenu, mais au moins dans ses
-termes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Conférences chez le prince de Schwarzenberg pour arrêter le
-plan de campagne.</span>
-Le but et les moyens étant bien déterminés, on s'occupa de l'emploi à
-faire de ces moyens. Il y eut des conférences militaires chez le
-prince de Schwarzenberg, auxquelles l'empereur Alexandre voulut
-absolument assister. Le prince de Schwarzenberg pour l'Autriche,
-l'empereur Alexandre et le prince Wolkonsky pour la Russie, M. de
-Knesebeck pour la Prusse, le duc de Wellington pour l'Angleterre,
-discutèrent le plan de campagne. On aurait bien désiré commencer les
-hostilités tout de suite, et le plus animé de ce désir était le duc de
-Wellington, qui affichait déjà la prétention de jouer le rôle le plus
-important dans cette campagne. Mais afin d'agir à coup sûr on décida
-qu'il ne serait rien entrepris avant l'entrée en ligne de forces
-considérables, de manière que chacune des armées coalisées pût se
-soutenir par elle-même devant l'ennemi commun.
-<span class="sidenote" title="En marge">Division de la coalition en trois masses, dont une doit
-agir en Italie, et deux en France.</span>
-On partagea les forces
-de la coalition en trois colonnes principales. La première était
-destinée à opérer en Italie, où les Autrichiens supposaient que Murat
-agissait d'accord avec Napoléon. Dans leur zèle pour tout ce qui
-regardait cette contrée, les Autrichiens se proposaient d'y consacrer
-150 mille hommes. Cette portion des forces coalisées avait ordre,
-Murat repoussé, de se porter par le mont Cenis en Savoie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les deux masses dirigées contre la France doivent opérer
-l'une par l'Est, l'autre par le Nord.</span>
-Les deux autres colonnes devaient avoir la France pour théâtre
-d'opération, et Paris pour but. L'une se présentant par l'Est, de Bâle
-à Mayence, devait se composer d'Autrichiens, de Bavarois, de Badois,
-<span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de Wurtembergeois, de Hessois, de Russes, et s'élever à 200
-mille hommes. Cette colonne de l'Est ne pouvait agir offensivement que
-lorsque le contingent russe de 80 mille hommes, obligé de traverser la
-Gallicie, la Bohême, la Franconie, serait arrivé sur le Rhin, ce qui
-était impossible avant le milieu ou la fin de juin.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On évalue à 800 mille combattants les forces dirigées
-contre la France.</span>
-La dernière colonne enfin, et la première en importance, devait agir
-par le Nord. On aurait voulu la composer des Anglais, des Belges, des
-Hanovriens, des Allemands du Nord, surtout des Prussiens, et la placer
-sous les ordres du duc de Wellington, dans la prudence duquel on avait
-une entière confiance. En ce cas la colonne du Nord aurait pu monter à
-250 mille combattants, ce qui eût complété les 600 mille hommes de
-troupes actives qu'on se flattait de réunir, sans compter les réserves
-russes, autrichiennes, allemandes, qui porteraient la masse totale des
-coalisés à 750 ou 800 mille hommes. Les Prussiens, chez qui la haine
-faisait taire l'orgueil, auraient accepté volontiers le commandement
-du duc de Wellington, mais l'amour-propre de Blucher faisait obstacle
-à cette disposition. On s'y prit donc avec adresse pour vaincre cette
-difficulté. Il fut décidé que les Hollando-Belges devant fournir au
-moins 40 mille hommes, et ayant à cette guerre un intérêt hors ligne,
-seraient placés sous les ordres du duc de Wellington, malgré le mérite
-et le juste amour-propre du brillant prince d'Orange, fils du nouveau
-roi des Pays-Bas. Les Hanovriens, les Brunswickois, ne pouvaient avoir
-aucune répugnance à servir sous le généralissime <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span>
-britannique.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington chargé de diriger la masse qui doit opérer
-par le Nord.</span>
-Lord Wellington aurait ainsi 40 mille Hollando-Belges,
-environ 20 mille Allemands du Nord, et s'il y ajoutait 60 mille
-Anglais, il devait réunir sous sa main une masse de 120 mille soldats,
-sans compter 12 ou 15,000 Portugais qu'il espérait obtenir de la cour
-de Lisbonne. Il n'attendait rien de l'Espagne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour amener l'amour-propre de Blucher à
-supporter la direction de lord Wellington.</span>
-Toutefois il n'était
-pas sage de se présenter devant Napoléon avec 120 mille combattants;
-mais on pensait que Blucher, dans son ardeur, ne voudrait pas laisser
-à lord Wellington la gloire d'être le premier en ligne, qu'il se
-porterait en avant avec 100 ou 120 mille Prussiens, que sa passion de
-combattre le rendrait docile, qu'il se placerait alors, sans en
-convenir expressément, non pas sous les ordres mais sous la direction
-du général anglais, que lord Wellington aurait ainsi 240 mille hommes
-à sa disposition, que cette masse partant du Nord, tandis que celle du
-prince de Schwarzenberg partirait de l'Est, on ferait comme on avait
-fait en 1814, et que se poussant les uns les autres sur Paris, on
-finirait encore une fois par y étouffer Napoléon dans les cent bras de
-la coalition. Une seconde armée russe suivant la première sous Barclay
-de Tolly, les réserves prussiennes devant bientôt rejoindre Blucher,
-on avait encore 150 mille hommes à porter en ligne, et on ne doutait
-pas avec 600 mille combattants d'accabler Napoléon, à qui on n'en
-supposait pas plus de 200 mille dans l'état d'épuisement où était la
-France.</p>
-
-<p>Ces calculs un peu exagérés, mais fort rapprochés de la vérité, furent
-adoptés comme tout à fait exacts, et le plan dont il s'agit fut
-immédiatement adopté.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Les troupes autrichiennes destinées à l'Italie étaient déjà en marche,
-car il n'y avait pas besoin d'exciter à cet égard le zèle du cabinet
-de Vienne. Il fut convenu que la seconde armée autrichienne serait
-aussi promptement que possible dirigée sur Bâle, que les Bavarois qui
-avaient déjà près de 30 mille hommes, se hâteraient d'en réunir 50
-mille; que les Wurtembergeois, les Badois, les Hessois, seraient
-également stimulés, que l'Angleterre serait priée, en sus de ses
-largesses financières envers les grandes puissances, d'accorder
-quelque secours aux coalisés du second ordre, et que l'Angleterre, les
-Pays-Bas ne perdraient pas un jour pour rassembler une première masse
-de forces capable de tenir tête à Napoléon, s'il devançait l'époque
-présumée des hostilités, c'est-à-dire le milieu de juin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ de lord Wellington pour Bruxelles, afin de
-préparer l'armée du Nord, et d'exercer toute son influence sur le
-gouvernement britannique.</span>
-Le duc de
-Wellington voulut même partir sur-le-champ pour donner quelque
-consistance aux troupes belges, hollandaises, hanovriennes,
-allemandes, concentrées dans les Pays-Bas. Il voulait aussi, en se
-transportant plus près de Londres, soutenir le courage de son
-gouvernement, et faire ratifier les engagements qu'il avait pris sans
-y être autorisé. On le chargea en même temps de donner quelques
-conseils aux Bourbons, retirés en Belgique, et on lui souhaita bonne
-chance dans la nouvelle lutte qui allait commencer. Les souverains se
-décidèrent à rester à Vienne jusqu'à l'arrivée de leurs troupes qu'ils
-pressaient de toutes les manières, résolus dès qu'elles seraient en
-ligne de suivre le quartier général du prince de Schwarzenberg, ainsi
-qu'ils avaient fait pendant la campagne de 1814.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Sur ces entrefaites, M. de Montrond arrive à
-Vienne pour y remplir la mission secrète dont il est chargé.</span>
-Sur ces entrefaites, M. de Montrond, chargé d'une mission secrète,
-était heureusement parvenu à Vienne, grâce à son adresse, à son audace
-et à des déguisements de toute sorte. Sa première visite fut pour M.
-de Talleyrand, avec qui le liait la plus ancienne familiarité. Il
-avait trop de sagacité pour ne pas découvrir tout de suite combien ce
-grand personnage était engagé dans la cause des Bourbons, et il était
-aussi trop avisé pour tenter des efforts inutiles. Il s'arrêta donc
-dès qu'il vit à quel point M. de Talleyrand avait pris son parti, mais
-il voulait savoir si les autres légations, moins intéressées que celle
-de France dans la question de dynastie, seraient aussi absolues que M.
-de Talleyrand.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il trouve les résolutions unanimes contre Napoléon, mais
-moins unanimes pour les Bourbons.</span>
-Il aborda M. de Nesselrode, essaya de lui montrer à lui
-comme aux autres, que la révolution du 20 mars répondait à des
-passions très-vives en France, non-seulement dans l'armée, mais dans
-le peuple des villes et des campagnes, que Napoléon trouverait
-beaucoup de bras à son service, et que la lutte avec lui serait fort
-redoutable; qu'il fallait donc en apprécier la difficulté avant de la
-braver, et que si les Bourbons étaient le véritable but de cette
-lutte, ce but ne valait peut-être pas les efforts qu'on tenterait pour
-l'atteindre. M. de Montrond avait assez d'esprit, et était assez connu
-des diplomates auxquels il s'adressait, pour qu'ils fussent en quelque
-sorte obligés d'entrer en explication avec lui. Tout en tenant compte
-de ses renseignements, ils ne parurent ni surpris ni découragés. Ils
-lui dirent qu'à Vienne on ne se faisait pas illusion sur la gravité de
-cette lutte, mais qu'on était résolu à la poursuivre jusqu'à son
-<span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> dernier terme, c'est-à-dire jusqu'à la chute de Napoléon; que
-pour ce qui le concernait il y avait un parti pris irrévocable, mais
-que relativement à ses successeurs, tout en préférant les Bourbons,
-les alliés étaient prêts à faire ce qui serait jugé le plus
-convenable.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Montrond, après avoir reconnu l'impossibilité d'agir
-pour Napoléon, fait une tentative en faveur de Marie-Louise.</span>
-Cet envoyé singulier de Napoléon, devenu subsidiairement envoyé de M.
-Fouché, voulut voir s'il y aurait chance pour la régence de
-Marie-Louise. Mais il trouva l'Autriche entièrement contraire à cette
-régence, les autres puissances également, et dans le désir de savoir
-ce que cette princesse pensait elle-même, il chercha à pénétrer dans
-les jardins de Sch&oelig;nbrunn. Il s'y présenta comme amateur de fleurs,
-parvint à entretenir M. Meneval sans donner d'ombrage à la police
-autrichienne, lui dit que si Marie-Louise voulait mettre l'étiquette
-de côté et se confier à lui, il la transporterait elle et son fils à
-Strasbourg, et garantissait même le succès de cet enlèvement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il est repoussé par tout le monde, même par cette
-princesse.</span>
-M. Meneval lui apprit alors que Marie-Louise était pour sa propre régence
-aussi froide que les souverains réunis à Vienne, et n'avait de passion
-que pour le nouvel avenir qu'elle s'était ménagé, et dans lequel son
-fils ne jouait pas le seul rôle.
-<span class="sidenote" title="En marge">Coup de sonde pour savoir si le duc d'Orléans aurait
-quelques chances.</span>
-M. de Montrond n'insista point, remit
-fidèlement les lettres dont il était porteur, prit les réponses qu'il
-était résolu à remettre tout aussi exactement, et avant de partir,
-voyant que Napoléon était impossible (à moins de succès
-extraordinaires), et Marie-Louise hors de la pensée de toutes les
-cours, il s'efforça de savoir si un prince auquel il était
-personnellement attaché, et dont il avait partagé l'exil en Sicile,
-<span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> M. le duc d'Orléans, ne conviendrait pas au bon sens pratique
-des coalisés. Il trouva l'Angleterre toujours très-zélée pour la
-personne de Louis XVIII, l'Autriche opiniâtrement attachée au principe
-de la légitimité, la Prusse indifférente à tout ce qui n'était pas la
-chute de Napoléon, et la Russie seule, dans la personne de son
-souverain, inclinant à un changement de dynastie en France au profit
-de la branche cadette de la maison de Bourbon.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Montrond repart pour Paris.</span>
-Cette vérification
-terminée, M. de Montrond quitta Vienne sans avoir trahi celui dont il
-était l'émissaire, l'ayant peu servi parce qu'on ne pouvait rien pour
-lui, ayant tenté quelque chose pour le prince qu'il chérissait, et du
-reste décidé à dire à Paris l'exacte vérité, pour laquelle il avait le
-penchant qu'elle inspire toujours aux esprits supérieurs. Il se
-chargea d'une longue lettre de M. Meneval, dans laquelle ce fidèle
-serviteur conservant le respect dont il ne s'écartait jamais, donnait
-à M. de Caulaincourt sur Marie-Louise et sur la cour de Vienne des
-détails qu'il importait de ne pas laisser ignorer à Napoléon. M. de
-Montrond se hâta de retourner à Paris pour apporter le plus tôt
-possible les renseignements qu'il avait eu l'art de se procurer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nécessité de connaître ce qui se passait à Londres, pour
-avoir une idée complète de l'état de l'Europe.</span>
-Nous ne connaîtrions pas suffisamment l'état de l'Europe, si, nous
-bornant à considérer ce qui se passait à Vienne, nous n'arrêtions un
-moment nos regards sur ce qui se passait à Londres à cette même
-époque. Bien qu'on se fût conduit à Vienne comme gens qui n'étaient
-pas changés et qui portaient à Napoléon une haine implacable, en
-Angleterre, sans vouloir abandonner aucun des avantages acquis,
-<span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> on était cependant sensiblement modifié. Assurément l'intérêt
-est l'un des mobiles de l'Angleterre, comme de toute nation, quelque
-éclairée qu'elle soit; mais le sentiment du droit, la sympathie pour
-les opprimés (ceux, il est vrai, qu'elle n'opprime pas elle-même),
-l'imagination, l'amour du grand, jouent aussi un rôle dans ses
-résolutions, et l'on méconnaîtrait l'un des traits remarquables du
-caractère britannique si on ne tenait compte de ces diverses
-dispositions. Il est certain que sans être devenue amie ni de Napoléon
-ni de la France, la Grande-Bretagne n'éprouvait plus les passions
-ardentes qui l'animaient un an auparavant.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le goût de la paix avait gagné tout le monde en
-Angleterre.</span>
-L'ivresse du triomphe
-calmée, elle s'était livrée aux jouissances de la paix, et elle
-repaissait son imagination de perspectives commerciales magnifiques.
-Les onze ou douze mois de repos dont elle venait de jouir lui avaient
-permis de répandre ses marchandises dans le monde entier, et elle
-avait fort apprécié une liberté de communications si profitable à son
-industrie. Les courtes réflexions qu'elle avait eu le temps de faire
-lui avaient révélé aussi toute l'étendue des charges résultant de la
-dernière guerre, et elle avait pu aisément se convaincre que si cette
-guerre lui avait beaucoup rapporté, elle ne lui avait pas moins coûté.
-Sa dette triplée et arrivée jusqu'à absorber la moitié de son revenu,
-l'<i lang="en"> income-tax</i>, si odieux par la forme et le fond, devenu pour ses
-finances un besoin permanent, étaient des compensations assez lourdes
-de ses acquisitions dans les deux hémisphères. Ce qu'on appelait le
-<em>commissariat</em> (c'est-à-dire l'administration ambulante à la suite
-<span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> des armées) avait laissé en Espagne des dettes considérables,
-et tout récemment en avait contracté en Amérique qu'il était urgent
-d'acquitter.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les Bourbons avaient perdu, et Napoléon avait gagné quelque
-chose dans l'esprit des Anglais.</span>
-Dans cette situation, recommencer la guerre n'était du
-goût de personne. D'ailleurs pourquoi, et pour qui la recommencer?
-S'il s'agissait des avantages acquis, Napoléon annonçait la résolution
-de maintenir la paix sur la base des traités de Paris et de Vienne, et
-si à la vérité on pouvait douter de sa parole, on avait dans son
-intérêt même une assez grande garantie de sincérité. En outre son
-désir de complaire à l'Angleterre était attesté par l'empressement
-qu'il avait mis à abolir la traite des noirs (Napoléon, en effet,
-venait de prononcer spontanément cette abolition). Ne sachant pas
-pourquoi on ferait la guerre, on en était à se demander pour qui?
-Évidemment c'était pour les Bourbons, et contre Napoléon. Or les
-Bourbons avaient perdu beaucoup dans l'esprit des Anglais, et Napoléon
-avait gagné quelque chose.</p>
-
-<p>Le compliment de Louis XVIII au prince régent avait certainement
-flatté l'Angleterre, mais elle avait conçu du gouvernement des
-Bourbons une opinion assez sévère. Tandis qu'elle avait trouvé odieux
-celui de Ferdinand VII en Espagne, elle avait jugé celui de Louis
-XVIII en France maladroit, peu éclairé, et fait pour attirer à sa
-famille la catastrophe qui l'avait frappée. S'armer en faveur des
-Bourbons, et dans le but d'imposer à la France un gouvernement dont
-l'Angleterre n'eût pas voulu pour elle-même, n'avait paru à personne
-une conduite sensée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Causes du changement survenu dans la manière de penser des
-Anglais.</span>
-Quant à Napoléon il avait gagné tout ce
-qu'avaient perdu dans l'estime générale les souverains réunis à
-Vienne. <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> Ce qu'on lui avait le plus reproché c'était son
-ambition insatiable et subversive. Or les Anglais avaient vu avec une
-vive improbation l'abandon de la Pologne à Alexandre, le démembrement
-de la Saxe au profit de la Prusse, l'annexion de Venise à l'Autriche,
-de Gênes au Piémont, et sans se demander si tous ces sacrifices
-n'étaient pas la suite forcée des arrangements auxquels ils tenaient
-le plus, sans se demander si ce qu'ils blâmaient tant chez les autres
-ils ne le faisaient pas eux-mêmes, ils avaient dit que ce n'était pas
-la peine de réprouver l'ambition de la France pour l'égaler au moins.
-De plus comme les Anglais sont doués d'une forte imagination, le
-retour merveilleux de l'île d'Elbe avait rendu à Napoléon tout son
-prestige. Ce retour avec l'assentiment apparent de la France l'avait
-placé sous la protection d'un principe qui est fondamental en
-Angleterre, et qu'ils avaient soutenu depuis vingt-cinq ans contre
-leurs divers ministères, celui du <em>gouvernement de fait</em>. En de telles
-circonstances, recommencer une lutte acharnée, perpétuer
-l'<i lang="en"> income-tax</i> dont on avait espéré s'affranchir, ajouter de nouvelles
-charges à une dette déjà écrasante, se fermer les voies du commerce à
-peine rouvertes, se jeter enfin dans les souffrances de la guerre
-quelques mois après s'en être délivré, et tout cela pour des princes
-peu capables, contre un prince trop capable sans doute, mais sans se
-donner le temps de savoir s'il ne revenait pas corrigé par le malheur,
-paraissait aux masses impartiales une conduite déraisonnable, inspirée
-par les préjugés invétérés de l'école de M. Pitt.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le cabinet britannique, apercevant les changements survenus
-dans l'opinion, hésite à se prononcer, quoique inclinant à la guerre.</span>
-Le cabinet anglais sentait le changement survenu <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> dans
-l'opinion publique, et s'il eût été présent à Vienne, il ne se serait
-pas engagé aussi facilement que le duc de Wellington. Lord Liverpool
-et M. Vansittart, qui n'étaient certainement pas des amis de la
-France, répugnaient tort à s'engager dans une nouvelle guerre, et
-quant à lord Castlereagh, s'il était dominé par les liaisons qu'il
-avait contractées sur le continent, il n'en était pas moins comme ses
-collègues inquiet de l'état des esprits en Angleterre, et il sentait
-le besoin de les ménager.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de l'émigration française pour l'entraîner.</span>
-L'émigration française accourue à Londres
-cherchait à combattre ces dispositions chez les ministres
-britanniques. Le duc de Feltre, envoyé par Louis XVIII, leur avait
-communiqué non-seulement les notions qu'il devait à une longue
-pratique de l'administration impériale, mais les documents les plus
-nouveaux, les plus positifs, qu'il s'était procurés au moyen de ses
-récentes fonctions ministérielles. Il s'était attaché à les rassurer
-sur le danger de la guerre, en leur prouvant que la France, lorsqu'il
-avait quitté Paris le 19 mars, n'avait pas 180 mille hommes sous les
-armes, qu'elle n'aurait pas pu en réunir 50 mille sur un même point,
-et que Napoléon, avec toute l'activité imaginable, ne parviendrait pas
-à en amener plus de 100 mille sur un champ de bataille, les places et
-l'intérieur étant pourvus. À ces raisons s'ajoutaient les promesses de
-certains royalistes de l'Ouest, affirmant que moyennant quelques
-ressources en matériel, débarquées sur les côtes de la Bretagne et de
-la Vendée, les paysans de ces contrées se lèveraient comme autrefois,
-et opéreraient une sérieuse diversion, que dès <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> lors les
-forces de Napoléon seraient divisées et beaucoup moins à craindre. De
-tout cela on concluait qu'au prix d'un effort vigoureux, et surtout
-prompt, Napoléon pourrait être renversé, et chaque puissance rassurée
-sur la possession des avantages conquis en 1814. Les ministres anglais
-en étaient à peser ces raisons pour et contre, lorsqu'ils apprirent
-que, sans les consulter, lord Wellington les avait engagés de nouveau
-dans la coalition, et la crainte de rompre l'union européenne, la
-condescendance à l'égard du négociateur britannique, le penchant de
-lord Castlereagh pour la politique continentale, enfin l'esprit
-systématique des ministres torys, décidèrent la question dans le sens
-de la guerre. Pourtant en présence d'une résistance visible de
-l'opinion publique, il fallait recourir à la ruse, et lord Castlereagh
-se prêta à des dissimulations qu'aujourd'hui, grâce au progrès des
-m&oelig;urs publiques, un ministre anglais n'oserait pas se
-permettre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. On résolut donc, en apprenant tout ce qui avait été
-fait à Vienne, d'user de quelques restrictions pour paraître
-sauvegarder les principes de la Grande-Bretagne, et de ne publier les
-engagements contractés que peu à peu, et à mesure que l'entraînement
-général des choses justifierait le parti pris par le cabinet.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le cabinet britannique se décide dans le sens de la guerre,
-en usant de précautions pour ne pas heurter l'opinion publique.</span>
-Ainsi le
-traité du 25 mars qui renouvelait l'alliance de Chaumont fut ratifié,
-mais avec une réserve ajoutée à l'article 8. Cet article qui
-admettait Louis XVIII à adhérer au <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> traité, devait être
-entendu, disait-on, comme obligeant les souverains européens, dans
-l'intérêt de leur sécurité mutuelle, à un effort commun contre la
-puissance de Napoléon, mais non comme obligeant Sa Majesté Britannique
-à poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France un
-gouvernement quelconque. Le traité, parvenu à Londres le 5 avril, fut
-ratifié et renvoyé le 8 avec cette réserve, spécieuse mais mensongère,
-car en réalité on voulait très-positivement renverser Napoléon, et lui
-substituer les Bourbons.</p>
-
-<p>En contractant de tels engagements, il n'était pas possible, dans un
-pays constitué comme l'Angleterre, de garder le silence envers le
-Parlement, qui exerce la réalité d'un pouvoir dont la couronne a
-surtout les honneurs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Message annonçant un armement de pure précaution.</span>
-On se décida donc le 6 avril, c'est-à-dire le
-lendemain du jour où le traité du 25 mars était parvenu à Londres, à
-présenter un message aux deux Chambres. Ce message annonçait qu'en
-présence des événements survenus en France, la couronne avait cru
-devoir augmenter ses forces de terre et de mer, et entrer en
-communication avec ses alliés, afin d'établir avec eux un concert qui
-pût garantir la sûreté actuelle et future de l'Europe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Langage du ministère et de l'opposition dans les deux
-Chambres.</span>
-Le cabinet demanda la discussion immédiate du message, et l'obtint
-malgré l'opposition qui aurait désiré la retarder. Cette discussion
-fut vive et approfondie. Lord Liverpool représenta le cabinet, et lord
-Grey l'opposition, dans la Chambre haute. Lord Castlereagh prit la
-parole pour le cabinet, sir Francis Burdett et M. Whitbread la prirent
-pour l'opposition dans la Chambre des communes. Sauf <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span>
-quelques différences dans les termes, le fond du langage fut le même
-dans les deux Chambres.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arguments du ministère, et manière de présenter la
-question.</span>
-Le cabinet exposa comme suit l'état des choses. En avril 1814, on
-s'était conduit envers la France avec la plus extrême générosité. Au
-lieu de détruire cette puissance qui depuis vingt-cinq ans n'avait
-cessé de bouleverser l'Europe, au lieu de la punir de ses ravages, on
-avait eu pour elle les plus grands égards. On lui avait laissé en
-effet un peu plus que ses frontières de 1790, c'est-à-dire Marienbourg
-au nord, Landau à l'est, Chambéry au sud, et en outre un musée produit
-de la spoliation des musées européens. Quant à Napoléon, on lui avait
-accordé les conditions beaucoup trop indulgentes du traité du 11
-avril. Le ministère britannique n'aurait pas signé ce traité
-imprudent, si lord Castlereagh en arrivant à Paris en avril 1814 ne
-l'avait trouvé rédigé et fortement appuyé par l'empereur Alexandre.
-D'ailleurs à cette époque Napoléon avait encore à Lille, à Paris, à
-Toulouse, à Lyon, au moins 150 mille hommes, et on avait dû tenir
-compte des dangers d'une lutte prolongée. Ce traité du 11 avril qui
-lui conférait la souveraineté de l'île d'Elbe et un large revenu, il
-l'avait violé effrontément, en quittant cette île, et en venant
-séduire une armée à qui la paix était odieuse, et qui ne rêvait
-qu'avancements et pillages. On alléguait, il est vrai, pour l'excuse
-de Napoléon, que le traité avait été violé à son égard. Si le traité
-avait été violé, comme le prétendaient ses partisans, pourquoi ne
-réclamait-il pas? Or il n'avait rien dit, ni fait dire. Seulement le
-cabinet britannique avait appris indirectement que Napoléon <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span>
-manquait d'argent, et avait insisté auprès de la France pour que son
-subside lui fût payé. Quant au reproche de ne l'avoir pas assez
-surveillé, on oubliait en le proférant qu'à l'île d'Elbe Napoléon
-était souverain et non prisonnier, qu'on avait été réduit à faire
-observer l'île au moyen d'une croisière, et qu'une croisière pouvait
-toujours être évitée, fût-elle composée de la marine la plus
-nombreuse; que le colonel Campbell, séjournant tantôt à Livourne,
-tantôt à Porto-Ferrajo, ne s'était malheureusement pas trouvé à
-Porto-Ferrajo le 26 février, mais que lors même qu'il s'y serait
-trouvé, on en aurait usé avec lui comme avec d'autres Anglais qu'on
-avait mis dans les mains de la gendarmerie; qu'ainsi il n'y avait rien
-à reprendre dans la conduite du cabinet britannique; que restait le
-fait grave et alarmant de Napoléon replacé à la tête du gouvernement
-français par la trahison d'une armée avide de guerre et de butin; que
-l'Europe ne pouvait consentir à vivre dans de continuelles inquiétudes
-pour que les militaires français eussent du mouvement, des grades et
-de l'argent; qu'il ne s'agissait ni d'entreprendre immédiatement la
-guerre, ni d'imposer tel ou tel souverain à la France, mais de se
-tenir invariablement unis aux puissances du continent, car cette union
-avait sauvé l'Europe, et pouvait seule encore la sauver d'un joug
-insupportable; que l'Angleterre ne désirait point la guerre, qu'elle
-préférait de beaucoup la paix, mais qu'il était impossible de
-l'espérer d'un homme sans foi, la promettant aujourd'hui pour la
-rompre demain; qu'au surplus il fallait laisser la décision de cette
-question aux puissances <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> du continent, plus directement
-menacées que l'Angleterre, et qu'il n'y avait pour celle-ci qu'un
-principe de conduite, c'était l'union indestructible avec ces
-puissances.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'union avec l'Europe posée comme un principe absolu, et
-comme motif suffisant d'un armement de précaution.</span>
-Le message n'avait donc qu'un but, se maintenir en
-alliance étroite avec les puissances du continent, et se mettre en
-mesure de répondre à leur appel, si par hasard elles avaient besoin
-des forces de terre et de mer de la Grande-Bretagne.</p>
-
-<p>On ne pouvait plus adroitement dissimuler sous des vérités générales
-la vérité matérielle de la guerre résolue et promise à Vienne. Mais
-l'opposition ne se laissa point prendre au piége de ces raisonnements,
-et repoussa victorieusement tous les arguments des lords Liverpool et
-Castlereagh.</p>
-
-<p>D'abord elle demanda si, en fait, et au moment même où l'on parlait,
-le gouvernement n'avait pas signé à Vienne l'engagement positif
-d'entreprendre la guerre contre la France, pour renverser Napoléon et
-rétablir les Bourbons. Soupçonnant la chose sans la savoir exactement,
-l'opposition avait posé la question en des termes dont lord
-Castlereagh abusa, avec un défaut de franchise qu'un ministre ne
-devrait jamais se permettre dans un État libre. Comme en effet on ne
-s'était pas exprimé de la sorte, comme on n'avait pas dit formellement
-dans le traité qu'on allait faire la guerre à la France pour
-substituer les Bourbons aux Bonaparte, bien que ce fût au fond le but
-qu'on poursuivait, lord Castlereagh, qui depuis deux jours cependant
-avait dans les mains le texte du traité du 25 mars, répondit, avec une
-fausseté mal déguisée, que l'Angleterre n'avait rien signé de
-<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> pareil, et tâcha de faire entendre qu'elle n'avait pris que
-des engagements éventuels, et de pure précaution, conformes en un mot
-au message lui-même sur lequel la discussion était ouverte.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse au ministère.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">L'opposition s'attache à démontrer qu'on fait la guerre
-pour le rétablissement des Bourbons, et que ce but ne vaut pas les
-difficultés et les dangers d'une nouvelle lutte.</span>
-Trompée sur les faits, l'opposition ne se laissa pas vaincre dans les
-raisonnements. Son thème était que si on avait bien fait autrefois de
-combattre Napoléon à outrance, on agissait imprudemment et par les
-vieilles inspirations aristocratiques du parti tory, en prenant
-aujourd'hui l'engagement, dissimulé mais évident, de le combattre de
-nouveau; que le traité du 11 avril, conséquence naturelle de la
-situation en 1814, avait été violé sans pudeur, et de toutes les
-manières; que non-seulement on n'avait pas payé à Napoléon son
-subside, ce qui l'avait réduit à vendre une partie des canons de l'île
-d'Elbe, mais qu'on avait mis en question le duché de Parme assuré à sa
-femme et à son fils, refusé d'accorder une dotation promise au prince
-Eugène, et discuté presque publiquement si on ne le déporterait pas
-lui-même dans une île de l'Océan; qu'on lui avait donné par conséquent
-tous les droits imaginables de rompre le traité du 11 avril; que,
-descendu sur le territoire français, il y avait trouvé non-seulement
-l'armée, mais la nation disposée à lui ouvrir les bras; qu'avec
-l'armée seule il ne serait pas arrivé en vingt jours à Paris, entouré
-des acclamations du peuple des villes et des campagnes; qu'évidemment
-ce n'était pas comme chef d'une troupe de bandits, ainsi qu'on voulait
-bien le faire croire, qu'il était revenu sans tirer un coup de fusil,
-mais comme représentant vrai de la Révolution <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> française; que
-les Bourbons au contraire n'avaient pas vu un bras se lever pour leur
-défense, ce qui ne prouvait guère que la nation les préférât aux
-Bonaparte; que dès lors, la guerre qu'on niait, mais qu'on était
-décidé à commencer sans retard, consistait réellement à prendre parti
-pour les Bourbons, qui s'étaient rendus suspects et antipathiques à la
-majorité de la nation française, contre Napoléon, qui était aux yeux
-des masses le représentant de leurs intérêts; que c'était là une
-ingérence dans les affaires intérieures d'une nation indépendante,
-tout à fait contraire aux principes de la Grande-Bretagne, ingérence
-que moralement il faudrait s'interdire, fût-elle utile aux intérêts
-britanniques, mais dont il fallait s'abstenir bien plus encore
-lorsqu'elle pouvait devenir funeste à ces intérêts; que Napoléon ne
-serait pas ce qu'il était, c'est-à-dire un homme d'un incontestable
-génie, s'il ne revenait pas modifié par le malheur; qu'évidemment il
-devait l'être dans une certaine mesure, puisqu'il se hâtait d'accepter
-les conditions du traité de Paris, par lui obstinément repoussées en
-1814; qu'à la vérité, on niait sa bonne foi, et qu'on rappelait son
-ancienne et immense ambition; que ce qu'on disait de son ambition
-était assurément très-fondé, mais que depuis le congrès de Vienne, il
-n'était plus permis de parler de cette ambition sans parler de celles
-qui avaient usurpé la Pologne, morcelé la Saxe, privé de leur
-nationalité Venise et Gênes; que l'expérience avait prouvé que ces
-dernières étaient aussi à craindre, et avaient besoin d'être contenues
-autant au moins que celle de Napoléon; que dès lors si celui-ci,
-profitant <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> des leçons de 1813 et 1814, proposait sérieusement
-la paix, c'était la peine d'y penser avant de se prononcer si
-brusquement pour la guerre; qu'autant valait lui que d'autres sur le
-trône de France; que recommencer la guerre, doubler encore une fois la
-dette anglaise, éterniser l'<i lang="en"> income-tax</i>, braver enfin les chances
-d'une lutte qui pouvait devenir terrible si elle devenait nationale de
-la part de la France, tout cela pour rétablir les Bourbons, était le
-sacrifice des vrais intérêts de l'Angleterre aux vieux préjugés des
-torys, et que, si flatteurs que fussent les compliments de Louis
-XVIII, ils ne méritaient pas qu'on les payât d'un prix aussi
-considérable.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Perplexité du Parlement.</span>
-Le Parlement était évidemment touché de ces raisons qui avaient frappé
-tous les esprits en Angleterre. À la vérité, quelques hommes
-politiques voyant qu'on avait gagné à Vienne autant que les puissances
-les plus ambitieuses, et que la guerre était un moyen certain de
-conserver ce qu'on avait gagné, inclinaient à la faire, mais ceux-là
-mêmes ne laissaient pas d'avoir des doutes sur le résultat, et ce qui
-paraissait plus sage à tous, c'était de prendre le temps de réfléchir
-avant de se décider. M. Ponsonby, placé entre le ministère et
-l'opposition, se fit l'organe de ce sentiment. L'opposition, en
-réponse au message, avait proposé une résolution qui tendait
-positivement à recommander au gouvernement la conservation de la paix.
-Adopter cette résolution, c'était se prononcer contre la guerre, et la
-majorité demandait avec raison qu'avant de s'arrêter à un parti
-quelconque, on laissât la situation s'éclaircir.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Ponsonby, membre modéré des Communes, appuie le message
-ministériel.</span>
-M. Ponsonby prenant
-<span class="sidenote" title="En marge">Raisons sur lesquelles il se fonde pour appuyer ce
-message.</span>
-la parole, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> dit que si dans le message il voyait la résolution
-formelle de la guerre, il ne le voterait point, car il était de ceux
-qui pensaient qu'il ne fallait pas repousser péremptoirement toutes
-les ouvertures de Napoléon; qu'il ne croyait pas, comme on l'avait
-dit, qu'il eût été rappelé par l'armée seule, qu'évidemment une grande
-partie de la nation française inclinait vers lui; qu'il fallait
-prendre un tel état de choses en grande considération, bien peser les
-avantages et les dangers de la guerre, préférer la paix si elle était
-sûre, ne préférer la guerre que si elle était indispensable, et
-offrait des chances suffisantes de succès, en un mot, examiner,
-réfléchir, et par conséquent faire au message une réponse conforme à
-son intention, qui était non pas de se rejeter immédiatement dans une
-lutte sanglante, mais de rester unis aux puissances du continent, avec
-des moyens suffisants pour les seconder dans leurs déterminations. Par
-ces motifs, et par ces motifs seuls, M. Ponsonby n'adoptait pas la
-proposition de l'opposition. Celle-ci alors pour éclaircir la
-question, interpella le cabinet plusieurs fois, le somma de déclarer
-la vérité, et d'avouer qu'en votant dans le sens du message, on votait
-la guerre certaine, et même très-prochaine. Une dénégation énergique
-et réitérée partit plusieurs fois des siéges occupés par les membres
-du cabinet, qui ne craignirent pas ainsi d'avancer un mensonge
-signalé, mensonge que les ministres britanniques, il faut le dire à
-l'honneur de leurs institutions, ne se sont jamais permis depuis avec
-ce degré d'audace.</p>
-
-<p>La proposition de l'opposition n'obtint donc que très-peu de voix,
-une quarantaine tout au plus, et <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> le ministère se vit appuyé
-par plus de deux cents.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Adoption du message, et ratification du traité du 25 mars.</span>
-Ce vote à peine émis le gouvernement fit partir pour Vienne le traité
-du 25 mars, ratifié avec la réserve illusoire dont nous avons parlé,
-et il expédia deux membres du cabinet pour Bruxelles, afin de se
-mettre d'accord sur tous les points avec le duc de Wellington.
-<span class="sidenote" title="En marge">Envoi de deux membres du cabinet à Bruxelles pour se
-concerter avec lord Wellington.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Vues qu'on lui expose.</span>
-Ils furent chargés de l'assurer qu'en voulait comme lui la guerre, et
-qu'on la soutiendrait énergiquement; que tout ce qu'on avait dit
-n'était qu'une ruse, rendue nécessaire par l'état des esprits en
-Angleterre; qu'on lui laissait le soin d'expliquer à Louis XVIII le
-vrai sens de la réserve ajoutée à l'article 8, laquelle était un pur
-ménagement pour certains scrupules, et n'empêchait pas qu'on ne
-désirât le rétablissement des Bourbons, et qu'on ne fût prêt à y
-travailler avec autant d'énergie qu'auparavant. Le gouvernement fit
-dire en outre à lord Wellington qu'il fournirait les 6 millions
-sterling promis aux trois grandes puissances, mais qu'il lui était
-impossible d'aller au delà, et que relativement aux petites puissances
-allemandes il tâcherait de leur attribuer la plus forte part de la
-compensation due en argent pour l'incomplet du contingent de 150 mille
-hommes. Enfin il pressa vivement lord Wellington de bien faire
-connaître ses plans et ceux de la coalition, pour qu'on pût y prendre
-confiance et les seconder. En attendant, afin de conformer la conduite
-au langage tenu dans le Parlement, l'amirauté donna à la marine
-anglaise l'ordre de respecter le pavillon tricolore qu'elle n'avait
-pas respecté jusqu'alors, car elle tirait sur ce pavillon en laissant
-passer librement le pavillon <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> blanc. L'amirauté permit même
-aux bâtiments de commerce des deux nations de fréquenter les ports de
-l'une et de l'autre. C'était une feinte de deux ou trois mois à
-s'imposer jusqu'au jour des premières hostilités.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Prudence de lord Wellington, et efforts qu'il fait pour
-tempérer les Prussiens et les émigrés français.</span>
-Arrivés à Bruxelles les représentants du cabinet britannique
-trouvèrent le duc de Wellington fort disposé à admettre tous les
-ménagements de forme, pourvu que le fond n'en souffrît point, et dans
-cette pensée, s'efforçant de contenir les Prussiens d'un côté, les
-émigrés français de l'autre, pour qu'il ne fût pas commis
-d'imprudence. Cette double tâche était également difficile, car chez
-les uns et les autres les passions étaient singulièrement excitées.
-Les Prussiens étaient parvenus à un degré de fureur difficile à
-exprimer. Ils parlaient d'entrer de nouveau en France, et cette fois
-de n'y laisser debout ni un palais ni une chaumière.
-<span class="sidenote" title="En marge">Folles passions des Prussiens.</span>
-Leurs principaux
-corps de troupes campaient aux environs de Liége, et comme cette ville
-avait conservé des sentiments favorables à la France, ils y
-commettaient toute sorte de violences, exerçaient contre les habitants
-une police inquisitoriale, enfermaient ou exilaient ceux qui étaient
-accusés de connivence avec les Français, et étendaient
-particulièrement leurs rigueurs sur les troupes saxonnes, qui depuis
-le morcellement de la Saxe se repentaient fort de leur conduite à
-Leipzig, et ne prenaient pas la peine de le cacher. Les manifestations
-de ces troupes avaient été telles qu'il avait fallu les faire passer
-sur les derrières, pour les désarmer. Blucher voulait en outre trier
-les soldats saxons qui <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> étaient devenus Prussiens en vertu des
-derniers arrangements de Vienne, et les incorporer dans son armée. Les
-Saxons au contraire refusaient de se soumettre à cette dislocation, et
-menaçaient d'une violente résistance, secondés qu'ils étaient par
-toutes les sympathies des Liégeois. On avait conseillé à Blucher
-d'ajourner cette mesure, mais il ne paraissait vouloir écouter aucun
-conseil de modération. Un journal insensé, <cite>le Mercure du Rhin</cite>, était
-l'interprète des passions des Prussiens. Suivant ce journal il ne
-fallait pas combattre les Français comme des adversaires ordinaires,
-mais les traiter <em>comme des chiens enragés</em>, dont on se débarrasse en
-les assommant. Il fallait faire la guerre à Napoléon, sans doute, mais
-au peuple français plus encore qu'à Napoléon, car ce peuple par son
-orgueil et son ambition tourmentait l'Europe depuis vingt-cinq ans; il
-fallait le briser comme corps de nation, le partager en Bourguignons,
-en Champenois, en Auvergnats, en Bretons, en Aquitains, qui auraient
-leurs rois particuliers, détacher les Alsaciens, les Lorrains, les
-Flamands, restituer ceux-ci à l'empire germanique, et rendre à cet
-empire sa force d'unité en lui donnant un empereur; il fallait par
-conséquent faire en Allemagne le contraire de ce qu'on ferait en
-France, puisqu'on lui ôterait ses rois pour leur substituer un
-empereur, tandis qu'on ôterait à la France son empereur pour lui
-imposer cinq ou six rois; il fallait prendre les biens nationaux,
-fruits du pillage révolutionnaire, et en faire ou des dotations pour
-les armées coalisées, ou le gage d'un papier qui servirait à solder
-la nouvelle guerre de <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> la coalition. Ces extravagances,
-délayées dans des articles aussi révoltants par la forme que par le
-fond, étaient reproduites chaque matin dans ce journal, et colportées
-sur tous les bords du Rhin.</p>
-
-<p>À ce langage les Prussiens ajoutaient des projets militaires qui
-n'étaient guère plus sages. Ils auraient voulu marcher tout de suite
-sur Paris, sans s'inquiéter si les autres armées de la coalition
-étaient prêtes à soutenir leurs efforts. Ils avaient la prétention à
-eux seuls, aidés tout au plus de quelques Anglais, Hanovriens et
-Hollandais, de tout renverser sur leur passage, et de finir la guerre
-d'un coup.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Emportements des émigrés français.</span>
-À Gand, où s'était rendu Louis XVIII, se trouvait un autre foyer de
-passions non moins déraisonnables. Si quelques-uns des ministres qui
-avaient suivi Louis XVIII, tels que MM. Louis et de Jaucourt,
-cherchaient dans les événements une leçon, les autres n'y voyaient
-qu'un motif de rigueurs trop différées. On y disait couramment que
-l'armée française était un composé de brigands dont il fallait se
-défaire, qu'on avait trop flatté ses chefs, qu'il fallait revenir
-d'une telle politique, abattre quelques têtes parmi les généraux et
-les révolutionnaires fameux, et faire ainsi succéder l'énergie à la
-faiblesse. On ne voulait voir dans le retour de Napoléon que le
-résultat d'une vaste conspiration, et dans la conduite de ceux qui
-avaient favorisé ce retour, qu'une trahison au lieu d'un entraînement.
-Il y avait une tête vouée d'avance à toutes les malédictions, et on la
-désignait hautement, c'était celle de l'infortuné maréchal Ney. Ainsi,
-loin de songer à se corriger, on songeait à se venger, et <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> à
-se souiller d'un sang dont on devait à jamais regretter l'effusion!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesure gardée par Louis XVIII.</span>
-Il faut reconnaître, à l'éloge de Louis XVIII, que s'il manquait de
-chaleur d'âme, il était exempt aussi de ces passions déplorables,
-qu'il laissait dire ces folies sans les répéter, sans les encourager,
-et se bornait à souhaiter que la coalition le rétablît bientôt sur le
-trône. Il admettait même la nécessité d'accorder à son frère, à ses
-neveux, aux gens de la cour, moins de part au gouvernement, et
-beaucoup plus à ses ministres. Malheureusement certains diplomates
-étrangers, que leurs lumières auraient dû garantir des égarements du
-moment, en fournissaient eux-mêmes l'exemple, et le comte Pozzo
-écrivait sur ce sujet à lord Castlereagh une lettre où à beaucoup de
-sens politique se joignaient les paroles furieuses qui suivent.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage du comte Pozzo di Borgo.</span>
-«Nous
-avons laissé Louis XVIII front à front avec tous les démons de la
-révolution, et nous l'avons chargé de nos imprudences et des siennes.
-Bonaparte étant survenu dans cette position, l'armée a renversé le
-trône qu'elle devait soutenir, le peuple a été étonné et stupide; il
-applaudira davantage à la pièce contraire, lorsque, comme je l'espère,
-nous lui donnerons cette pièce. Mais il ne faudra pas nous contenter
-des compliments qui nous attendent. Si nous voulons notre repos, il
-faut mettre le Roi à même de disperser l'armée et d'en créer une
-nouvelle, et de purger la France de cinquante grands criminels dont
-l'existence est incompatible avec la paix. Les Français doivent se
-charger de l'exécution, et les alliés leur donner l'occasion de
-pouvoir le faire. <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Notre salut est dû à notre union, et notre
-union est beaucoup l'effet d'une heureuse combinaison de circonstances
-qui ne se renouvellera pas aisément.» Ces paroles, dans la bouche d'un
-homme remarquable par la supériorité de son esprit, et qui plus tard
-fit preuve de la plus haute raison, prouvent quelles passions aveugles
-animaient alors l'Europe tout entière.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Conférences entre les Anglais et les Prussiens sur le plan
-de campagne.</span>
-C'est au milieu de ces emportements que le sage duc de Wellington
-était chargé d'apporter quelque calme, et, comme on le pense bien, il
-y avait de la peine. Mais comme il s'agissait surtout d'opérations
-militaires, et qu'en cette matière il avait une grande autorité et un
-pouvoir formel, il se contentait de faire prévaloir sous ce rapport
-les vues de sa prudence, et quant au reste il laissait dire. Pourtant
-il déplorait le langage des journaux publiés sur les bords du Rhin, et
-exprimait la crainte qu'on ne renouvelât la faute du manifeste du duc
-de Brunswick. Il conseillait au maréchal Blucher de ménager les
-Saxons, et de ne pas chercher encore à incorporer ceux qui
-appartenaient à la Prusse. Il conseillait au roi Louis XVIII d'écarter
-les influences de cour, d'adopter, à l'exemple de l'Angleterre, un
-ministère sérieusement responsable, et concentrant dans sa main la
-puissance avec la responsabilité. Quant à la question militaire, il
-tint des conférences à Gand avec les représentants du cabinet
-britannique, avec les généraux prussiens, et avec le duc de Feltre,
-ministre de la guerre de Louis XVIII.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington fait adopter ses vues, et prend un grand
-ascendant sur les Prussiens.</span>
-Bien que dans ces conférences on
-évaluât très-bas les forces de la France, le duc de Wellington trouva
-dans <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> tout ce qu'on lui dit des motifs de prudence plutôt que
-de témérité. Il parvint à persuader au général Gneisenau, représentant
-de Blucher, qu'il y avait peu d'avantage à se presser, qu'il fallait
-d'abord se serrer aux Anglais avec le gros de l'armée prussienne, afin
-de composer au Nord une masse de 250 mille hommes, et attendre ensuite
-qu'une force égale s'avançât par l'Est sous le prince de
-Schwarzenberg, et fût même assez rapprochée pour faire sentir vivement
-son action. Différer ainsi la victoire pour la rendre plus certaine,
-marcher méthodiquement en deux grosses colonnes, dont chacune serait
-de beaucoup supérieure aux forces supposées de Napoléon, assurer sa
-marche en prenant les places qu'on trouverait sur son chemin, puis
-acculer Napoléon sur Paris, et l'étouffer sous la réunion accablante
-de 4 à 500 mille combattants, en évitant de donner prise à son génie
-man&oelig;uvrier, tel était le plan du duc de Wellington, calqué sur la
-campagne de 1814, dont il ne retranchait que les imprudences de
-Blucher. Le général Gneisenau, qui était homme d'esprit, se rendit à
-ces vues, et promit de la part de l'armée prussienne autant de
-déférence aux conseils du général anglais que de dévouement à la cause
-commune. Il fut convenu que la concentration des troupes destinées à
-opérer vers le nord de la France s'exécuterait le plus tôt possible;
-que les Anglais, les Hollando-Belges, les Hanovriens, les
-Brunswickois, etc., composant l'armée propre du duc de Wellington,
-s'assembleraient prochainement entre Bruxelles et Mons, et borderaient
-la rive gauche de la Sambre, tandis que les Prussiens viendraient
-<span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> en border la rive droite en se portant sans perte de temps de
-Liége sur Charleroy; qu'ils se tiendraient en communication étroite
-les uns avec les autres au moyen de ponts nombreux, prêts à se porter
-secours si, pendant qu'ils attendraient le reste des coalisés, leur
-terrible adversaire fondait sur eux à l'improviste. La calme et forte
-raison de lord Wellington prit dès lors dans les conseils prussiens un
-ascendant qui devait pour notre malheur exercer une immense influence
-sur la suite des événements.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit sur l'esprit de Napoléon par la connaissance
-acquise des projets de la coalition.</span>
-Telles avaient été les négociations et les combinaisons militaires du
-côté des puissances coalisées, du 20 mars au 10 avril. Napoléon ne
-s'était fait aucune illusion: pourtant, en voyant ses courriers
-arrêtés à Mayence, à Kehl, à Turin, en voyant surtout M. de Flahault,
-parvenu jusqu'à Stuttgard, obligé de rebrousser chemin, il comprit que
-les passions étaient plus violentes encore qu'il ne l'avait imaginé.
-Du reste le retour de son émissaire secret, M. de Montrond, ajouta à
-la connaissance générale qu'il avait de l'état des choses, la
-connaissance précise de particularités qui auraient affligé son
-c&oelig;ur, s'il eût été moins habitué aux coups du sort. Il sut par les
-diverses communications dont M. de Montrond était chargé, que sa
-femme, dominée par le goût du repos, par le vulgaire intérêt du duché
-de Parme, peut-être par des sentiments moins avouables, s'était livrée
-et avait livré son fils à l'autorité du congrès, et qu'elle ne
-viendrait point à Paris. Il reconnut que la résolution de le combattre
-était poussée jusqu'à la fureur, et qu'on voulait le frapper d'une
-véritable excommunication politique, <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> emportant interdiction
-des rapports les plus simples, même de ceux que le droit public, dans
-l'intérêt de l'humanité, commande d'entretenir en temps de guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il est peu surpris, et il se décide à faire connaître la
-vérité tout entière à la France.</span>
-Il n'avait au fond jamais douté de ce qu'il venait d'apprendre, seulement
-il trouvait que la réalité dépassait ses prévisions, et il n'en était
-ni surpris, ni courroucé, car il sentait bien qu'il s'était attiré ce
-débordement de colères. Il n'y a pas au monde de juge plus
-infaillible, surtout contre lui-même, qu'un grand esprit qui a failli,
-qui sent ses fautes, et qui voudrait les réparer! Napoléon était donc
-résolu, malgré sa bouillante nature, à ne céder à aucun emportement, à
-tout supporter, et à tout dire au public. Jusqu'alors il s'était
-contenté, en passant des revues, de répéter qu'il ne se mêlerait plus
-des affaires des autres nations, mais qu'il ne souffrirait pas qu'on
-se mêlât de celles de la France, et il n'avait pu aller plus loin,
-n'ayant reçu aucune déclaration de guerre. Si en effet il eût devancé
-les manifestations des cabinets étrangers, on n'aurait pas manqué
-d'imputer à son esprit querelleur cette promptitude à prêter des
-intentions hostiles à l'Europe. Mais après des faits patents,
-officiels, comme ceux qui venaient de se produire, il n'y avait plus à
-hésiter: il fallait parler ouvertement, pour que la France sût à quel
-état de dépendance on prétendait la réduire, car on ne voulait pas
-même lui permettre de choisir son gouvernement, pour que les nations
-de l'Europe sussent aussi qu'on allait de nouveau verser leur sang,
-non en vue de leur indépendance, ou même de leur ambition, puisque
-Napoléon concédait jusqu'aux arrangements de Vienne, <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> mais
-afin de satisfaire les passions de leurs maîtres, pour que la nation
-anglaise enfin sût à quel point on la trompait. Il était urgent en
-outre de promulguer les décrets relatifs aux anciens militaires, aux
-gardes nationaux mobilisés, et aux diverses mesures d'armement, car si
-le travail préliminaire avait pu jusqu'ici se faire dans les bureaux,
-la publicité officielle du <cite>Moniteur</cite> était désormais nécessaire pour
-obtenir l'obéissance de ceux qu'on allait appeler à la défense du
-pays. L'orgueil seul de Napoléon aurait pu souffrir de ce qu'il allait
-publier, mais sa gloire passée lui rendait toutes les humiliations
-bien supportables, et d'ailleurs cet orgueil qui avait tant failli, ne
-pouvait plus intéresser le monde qu'en s'humiliant pour un grand but,
-celui d'éclairer l'Europe sur la justice de sa cause.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Publication de la déclaration du 13 mars, et commentaire de
-cette déclaration par le Conseil d'État.</span>
-Il commença par faire publier comme officielle la déclaration du 13
-mars, dont il n'avait été parlé que d'une manière vague, et comme
-d'une pièce douteuse. Il la fit suivre d'une consultation du Conseil
-d'État, qui était en ce moment l'autorité morale la plus haute, les
-Chambres étant dissoutes. Ce corps, après avoir constaté
-l'authenticité de la déclaration du 13 mars, soutenait que cette
-pièce, émanée réellement des souverains réunis en congrès, outrageait
-à la fois le droit, la vérité des faits, le bon sens, et n'était
-qu'une provocation pure et simple à l'assassinat. Il soutenait que
-Napoléon à l'île d'Elbe était, d'après le traité du 11 avril, un
-souverain véritable, que l'étendue du territoire n'était d'aucune
-considération, que les droits attachés à la souveraineté lui avaient
-été assurés, que dès lors en <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> débarquant au golfe Juan, et en
-commettant ainsi un acte d'agression contre un monarque imposé à la
-France, il n'avait encouru que les conséquences attachées à l'exercice
-du droit de la guerre, c'est-à-dire la diminution ou la privation de
-ses États, même la captivité de sa personne, s'il avait été vaincu,
-mais nullement la mort, qui n'était permise que sur le champ de
-bataille contre des combattants refusant de se rendre; qu'en le
-mettant hors la loi, et en provoquant chacun à lui courir sus,
-l'ordonnance du Roi du 6 mars et la déclaration du congrès de Vienne
-du 13 avaient pris le caractère d'une provocation à l'assassinat,
-interdite entre nations civilisées; que d'ailleurs dans l'acte du 13
-mars la vérité des faits était aussi outragée que le droit; que le
-traité du 11 avril avait été violé de toutes les manières, qu'on avait
-pris ou séquestré les propriétés privées de la famille Bonaparte,
-refusé d'acquitter soit à Napoléon lui-même, soit à ses proches le
-subside stipulé, refusé également à certaines catégories de militaires
-la somme de deux millions que Napoléon avait été autorisé à leur
-distribuer; que le duché de Parme promis à Marie-Louise avait été mis
-en question, et retiré à son fils auquel il était dû; que la dotation
-promise au prince Eugène avait été déniée; qu'enfin Marie-Louise et
-son fils avaient été empêchés (ce qui était vrai pour une certaine
-époque) de se rendre à l'île d'Elbe auprès de leur époux et père;
-qu'ainsi la violation du traité du 11 avril était le fait du
-gouvernement royal, non du monarque sorti de l'île d'Elbe, que dès
-lors celui-ci n'avait point été l'agresseur; <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> que sous un
-autre rapport, celui des v&oelig;ux de la France, il avait été plus fondé
-encore à se conduire comme il l'avait fait, car il avait su que la
-nation française humiliée dans sa gloire, menacée dans ses droits,
-exposée à un bouleversement prochain par les attaques incessantes aux
-acquéreurs de biens nationaux, désirait qu'on l'affranchît des périls
-sans nombre suspendus sur sa tête; qu'ainsi Napoléon autorisé par la
-violation du traité du 11 avril à ne plus en observer les conditions,
-avait reçu l'approbation la plus éclatante de sa conduite par
-l'accueil que la France lui avait fait; qu'il n'avait donc point de
-torts, tandis qu'on les avait eus tous envers lui, surtout en se
-rendant coupable d'une provocation à l'assassinat, à laquelle il avait
-répondu en remettant le duc d'Angoulême en liberté, et en laissant en
-France les duchesses d'Orléans et de Bourbon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Rapport de M. de Caulaincourt exposant l'arrestation de
-tous les courriers français.</span>
-Cette déclaration, quelque bien motivée qu'elle fût, n'avait que
-l'importance banale d'une récrimination: mais Napoléon la fit suivre
-d'une pièce plus grave, c'était un rapport de M. de Caulaincourt sur
-les tentatives infructueuses qu'il avait faites pour établir des
-relations diplomatiques avec les puissances européennes. Dans ce
-rapport inséré le 13 avril au <cite>Moniteur</cite>, on ne parlait pas, bien
-entendu, de la mission secrète confiée à M. de Montrond, mais des
-courriers envoyés pour annoncer les intentions pacifiques de
-l'Empereur, courriers arrêtés à Turin, à Kehl, à Mayence; on y
-racontait l'arrestation de M. de Flahault à Stuttgard, le refus de
-recevoir à Douvres le message au prince régent, et le renvoi <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span>
-de ce message au congrès de Vienne. Ces faits étaient exposés avec une
-parfaite modération de langage, mais aussi avec une fermeté qui ne
-laissait percer aucune crainte. Les pièces refusées étaient insérées
-textuellement dans le <cite>Moniteur</cite>, pour rendre la France et l'Europe
-juges de la conduite des deux parties, celle qui voulait parler, celle
-qui ne voulait pas entendre. La conclusion tirée de ces communications
-était qu'il ne fallait ni se faire illusion, ni s'alarmer, mais voir
-les choses telles qu'elles étaient, et se préparer à repousser des
-hostilités qui, sans être absolument certaines, devenaient infiniment
-probables.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Insertion au <cite>Moniteur</cite> des discussions du Parlement
-d'Angleterre, et des articles des journaux allemands les plus
-violents.</span>
-Napoléon fit en outre publier les discussions du parlement
-d'Angleterre, les extraits les plus significatifs des journaux
-étrangers, et notamment les articles du <cite>Mercure du Rhin</cite>. Par là le
-public se trouvait averti, et ne pouvait plus douter des intentions
-des puissances. Rien ne s'opposait dès lors à la promulgation des
-décrets relatifs à l'armement de la France, et c'était à l'armée qui
-avait voulu le rétablissement de l'Empire, c'était aux habitants des
-campagnes qui avaient voulu garantir l'inviolabilité des acquisitions
-nationales, c'était à tous les hommes enfin qui avaient désiré venger
-la Révolution des entreprises de l'émigration, à s'unir pour soutenir
-le chef qu'ils avaient rétabli sur le trône. On pouvait au surplus
-compter sur un zèle véritable de leur part, et sur des efforts qui,
-bien dirigés, avaient quelque chance de réussir, si toutefois la
-fortune n'était pas trop contraire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ayant fait connaître la vérité tout entière, Napoléon
-publie les décrets relatifs à l'armement de la France.</span>
-En conséquence Napoléon fit publier avec les divers <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> actes
-que nous venons de mentionner, les décrets relatifs au rappel des
-anciens militaires et à l'organisation des gardes nationales mobiles.
-Ces décrets, fondés sur des lois antérieures, dont ils ordonnaient et
-réglaient l'exécution, avaient un caractère parfaitement légal, et
-n'étaient plus un usage du pouvoir absolu que Napoléon s'était jadis
-attribué. Les anciens militaires étaient appelés à venir défendre la
-cause de la France, si chère à leur c&oelig;ur, avec promesse d'être à la
-paix immédiatement renvoyés dans leurs foyers. Ils avaient le choix ou
-de se rendre aux régiments dans lesquels ils avaient servi jadis, ou
-de joindre les régiments les plus voisins. Les gardes nationaux
-étaient astreints au service sédentaire de 20 à 60 ans. De 20 à 40,
-ils pouvaient, suivant leur âge, leur force physique, leurs goûts,
-leur situation de famille, être appelés à faire partie des compagnies
-d'élite, et à servir dans les places ou sur les ailes de l'armée
-active. Un comité d'arrondissement composé du sous-préfet, d'un membre
-du conseil d'arrondissement, d'un officier de gendarmerie, avait
-mission de désigner les hommes qui, sous le titre de grenadiers ou
-chasseurs, composeraient ces compagnies d'élite. Ceux qui avaient de
-l'aisance étaient tenus de s'habiller à leurs frais, les autres
-devaient être habillés aux frais des départements. L'État se chargeait
-d'armer les uns et les autres. Les officiers, à partir du grade de
-chef de bataillon, devaient être nommés par l'Empereur, et au-dessous
-de ce grade par les comités de département, sur la présentation des
-comités d'arrondissement. Les ministres de la police <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> et de
-l'intérieur avaient joint à ces décrets des circulaires aux préfets,
-dans lesquelles ils cherchaient à exciter le zèle des citoyens, et
-disaient sur l'intérêt qu'on avait à défendre la dynastie impériale
-des choses qui, dans leur bouche, étaient beaucoup mieux placées que
-dans la bouche de l'Empereur.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Quoique ces décrets eussent été tardivement publiés, aucun
-temps n'avait été perdu pour leur exécution.</span>
-Ce dernier du reste n'avait pas besoin que son activité fût stimulée:
-il travaillait jour et nuit à diriger ou à presser le zèle de
-l'administration, au moyen de cette attention universelle et
-infatigable qui embrassait à la fois l'ensemble et les détails. Il
-n'avait pu insérer plus tôt au <cite>Moniteur</cite> les décrets relatifs aux
-anciens militaires et aux gardes nationaux, car en publiant des
-mesures aussi significatives avant des actes patents des cabinets
-étrangers, il se serait donné les apparences de la provocation au lieu
-de celles de la défense légitime.
-<span class="sidenote" title="En marge">Soin avec lequel Napoléon les fait exécuter.</span>
-Mais il n'y avait heureusement pas
-de temps perdu, car ces décrets, publiés plus tôt, n'auraient trouvé
-ni à Paris, ni dans les provinces, des agents prêts à les mettre à
-exécution. Pour le décret notamment qui était relatif à la garde
-nationale, il avait fallu créer toute une administration nouvelle, et
-quant à celui qui concernait les anciens militaires, comme il
-s'adressait à des hommes dont l'éducation était faite, les quelques
-jours de retard étaient peu regrettables, car à l'instant même de leur
-arrivée au corps, ils étaient propres à entrer dans les bataillons de
-guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ des troisièmes bataillons.</span>
-Les hommes en congé de semestre commençant à arriver dans les
-régiments, Napoléon ordonna de diriger vers les corps d'armée les
-troisièmes <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> bataillons, n'eussent-ils que 400 hommes, sauf à
-les compléter plus tard.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mobilisation des gardes nationaux.</span>
-Quant aux gardes nationaux à mobiliser, il
-prescrivit de procéder sur-le-champ à la formation des bataillons
-d'élite, de leur donner une simple blouse avec un collet de couleur,
-et des fusils non réparés, et de les diriger sur les places les plus
-voisines, pour rendre immédiatement disponibles les troupes de ligne.
-L'organisation, l'équipement, l'armement de ces bataillons devaient
-s'achever dans les places.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mesures relatives à la cavalerie.</span>
-Quant à la cavalerie, Napoléon s'étant
-aperçu que les achats de chevaux s'exécutaient lentement, que le
-licenciement de la maison du Roi n'avait procuré que 300 chevaux au
-lieu de 3 mille qu'il avait espérés, résolut d'en prendre tout de
-suite 7 à 8 mille à la gendarmerie, en les lui payant immédiatement,
-afin qu'elle pût les remplacer sans retard.
-<span class="sidenote" title="En marge">Emprunt de sept à huit mille chevaux à la gendarmerie.</span>
-C'étaient des chevaux bien
-dressés, bien nourris, auxquels il ne manquait qu'un peu d'habitude de
-la fatigue.
-<span class="sidenote" title="En marge">Achats dans les campagnes.</span>
-Il renouvela l'ordre de faire partir des officiers de
-remonte pour courir la France l'argent à la main, et y acheter des
-chevaux. Il répétait que de Cannes à Grenoble il avait trouvé en à
-acheter tant qu'il avait voulu, qu'en se transportant chez les
-agriculteurs, on en recueillerait un grand nombre, que c'était
-d'ailleurs par l'ensemble et la variété des moyens qu'on arrivait en
-toutes choses à se procurer les quantités nécessaires. En attendant il
-ne négligeait pas le dépôt de Versailles, et n'en remettait le soin
-qu'à lui-même.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ateliers d'armes et d'habillements.</span>
-Les ateliers d'armes et d'habillements avaient été
-développés de manière à obtenir par jour mille fusils neufs, deux
-mille réparés, et <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> mille habillements complets. C'est avec une
-surveillance continue et l'argent comptant qu'il s'assurait ces
-résultats.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, non content des déclarations de son cabinet, veut
-faire une manifestation personnelle en passant en revue la garde
-nationale de Paris.</span>
-Non content de la publicité donnée aux actes des puissances envers la
-France, il voulut faire une manifestation personnelle, et la faire
-devant la garde nationale de Paris, qu'on lui avait rendue suspecte au
-moment de son arrivée. Cette garde se composait du haut et moyen
-commerce de la capitale, de cette bonne bourgeoisie en un mot, qui
-aurait mieux aimé corriger les Bourbons en leur résistant légalement,
-que les renverser pour les remplacer par Napoléon, de qui elle
-attendait la guerre et peu de liberté. Toutefois si Napoléon était
-revenu sans elle, et presque malgré elle, il était revenu par une
-sorte de prodige, et sans verser une goutte de sang; il se présentait
-comme amendé sous les rapports les plus essentiels; il éloignait
-l'émigration, relevait les principes de 1789, faisait reluire la
-gloire de la France si chère au peuple de la capitale, et enfin il
-était menacé par l'Europe qui voulait le détruire par des moyens
-révoltants et attentatoires à l'indépendance nationale!
-<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions de la bourgeoisie de Paris.</span>
-C'étaient là
-bien des motifs pour lui ramener la bourgeoisie parisienne, et,
-disons-le, tous les bons citoyens dont elle était remplie.
-Certainement il aurait fallu ne pas le laisser revenir, l'en empêcher
-même à tout prix, si on l'avait pu; mais une fois remis en possession
-du pouvoir, donnant des signes frappants de retour à une politique
-saine au dedans comme au dehors, proscrit par l'Europe d'une manière
-qui impliquait la négation de tous nos droits, le soutenir était à
-<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> la fois un acte de bon sens et de vrai patriotisme.</p>
-
-<p>Du reste, dans un corps nombreux il y a toujours de toutes les
-opinions, en quantité plus ou moins grande selon l'esprit qui y règne,
-et il suffit d'ôter la parole aux uns, de la donner aux autres, pour
-en modifier les sentiments apparents, et quelquefois même les
-sentiments réels. Outre que par le fait seul du rétablissement
-paisible de Napoléon et par ses professions de foi, la garde nationale
-était fort apaisée, on avait changé beaucoup de ses officiers, et
-ranimé le zèle des hommes qui détestaient l'émigration et l'étranger.
-Elle était donc disposée à faire à l'Empereur un accueil infiniment
-plus favorable que dans les premiers jours.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Revue de la garde nationale parisienne le 16 avril.</span>
-On la réunit le dimanche 16 avril sur la place du Carrousel, et on fit
-ranger d'un côté les quarante-huit bataillons dont elle se composait,
-et de l'autre les troupes belles et nombreuses qui traversaient la
-capitale pour se rendre aux frontières. Napoléon s'était réservé le
-commandement personnel de la milice parisienne, et n'avait délégué au
-général Durosnel, son aide de camp, que le commandement en second. Il
-en parcourut les rangs à cheval avec cette assurance imposante qu'il
-devait à la fermeté de son caractère et à vingt ans de commandement
-sur les plus grandes armées de l'univers. Les vives acclamations d'une
-minorité ardente, que la masse ne désapprouvait point mais n'imitait
-pas non plus, donnèrent presque à cette revue l'apparence de
-l'enthousiasme. Après avoir parcouru les rangs des quarante-huit
-bataillons Napoléon fit former les officiers en cercle autour de lui,
-et leur adressa, <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> d'une voix claire et vibrante, l'allocution
-suivante.</p>
-
-<div class="quote">
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Allocution de Napoléon.</span>
- «Soldats de la garde nationale de Paris, je suis bien aise de
- vous voir. Je vous ai formés il y a quinze mois pour le maintien
- de la tranquillité publique dans la capitale et pour sa sûreté.
- Vous avez rempli mon attente; vous avez versé votre sang pour la
- défense de Paris, et si les troupes ennemies sont entrées dans
- vos murs, la faute n'en est pas à vous, mais à la trahison, et
- surtout à la fatalité qui s'est attachée à nos affaires dans ces
- malheureuses circonstances.</p>
-
-<p>»Le trône royal ne convenait pas à la France. Il ne donnait
- aucune sûreté au peuple sur ses intérêts les plus précieux. Il
- nous avait été imposé par l'étranger, et s'il eût existé il eût
- été un monument de honte et de malheur. Je suis arrivé armé de
- toute la force du peuple et de l'armée pour faire disparaître
- cette tache, et rendre tout leur éclat à l'honneur et à la gloire
- de la France.</p>
-
-<p> »Soldats de la garde nationale, ce matin même le télégraphe de
- Lyon m'a appris que le drapeau tricolore flotte à Antibes et à
- Marseille. Cent coups de canon, tirés sur toutes nos frontières,
- apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont
- terminées; <cite>je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons
- pas encore d'ennemis</cite>. S'ils rassemblent leurs troupes, nous
- rassemblerons les nôtres. Nos armées sont toutes composées de
- braves qui se sont signalés dans cent batailles, et qui
- présenteront à l'étranger une barrière de fer, tandis que de
- nombreux bataillons de grenadiers et de chasseurs des gardes
- nationales garantiront nos frontières. <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> Je ne me mêlerai
- point des affaires des autres nations; malheur aux gouvernements
- qui se mêleraient des nôtres!...</p>
-
-<p> »Soldats de la garde nationale, vous avez été forcés d'arborer
- des couleurs repoussées par la France, mais les couleurs
- nationales étaient dans vos c&oelig;urs. Vous jurez de les prendre
- toujours pour signe de ralliement, et de défendre ce trône
- impérial, seule et naturelle garantie de vos droits. Vous jurez
- de ne jamais souffrir que des étrangers, chez lesquels nous avons
- paru plusieurs fois en maîtres, se mêlent de notre gouvernement.
- Vous jurez enfin de tout sacrifier à l'honneur et à
- l'indépendance de la France!...»</p>
-</div>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait aux paroles de Napoléon.</span>
-Ce discours, parfaitement approprié à l'auditoire, et qui faisait
-sentir la gravité de la situation, fut chaleureusement applaudi par
-les officiers auxquels il s'adressait. Ils crièrent tous en agitant
-leurs épées: Nous le jurons, nous le jurons!&mdash;Napoléon vit ensuite
-défiler sous ses yeux vingt mille hommes de garde nationale, à peu
-près autant de troupes de ligne, et il eut lieu de se féliciter de
-cette journée. Il avait dit à la France ce qu'il voulait qu'elle sût,
-et il avait fait sa paix avec la garde nationale parisienne,
-c'est-à-dire avec cette partie sage et honnête de la population, qui a
-toujours une influence décisive sur la destinée des gouvernements.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La résidence de Napoléon transférée à l'Élysée.</span>
-Le lendemain 17 il quitta les Tuileries pour s'établir au palais de
-l'Élysée, qu'il trouvait plus agréable à habiter au printemps, et qui
-lui permettait d'interrompre son immense travail par quelques
-promenades sous de beaux ombrages. D'ailleurs il avait <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span>
-sensiblement changé de manière d'être. Il avait toujours été simple,
-naturel, familier même, mais jamais il n'avait été aussi accessible.
-Il convenait en effet à sa position présente de se laisser approcher,
-afin de pouvoir persuader ceux qu'il avait besoin de ramener à sa
-personne et à sa nouvelle façon de penser.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sa manière d'y vivre.</span>
-À l'Élysée, où la reine
-Hortense faisait les honneurs, il pouvait avec moins d'appareil qu'aux
-Tuileries appeler à sa table les personnages divers qu'il désirait
-entretenir, et sur lesquels il voulait exercer non-seulement
-l'ascendant, mais le charme puissant de son esprit.</p>
-
-<p>Son frère Joseph était revenu de Suisse fort à propos, car le jour
-même de son départ il allait être arrêté par ordre de la coalition.
-Napoléon l'établit au Palais-Royal, avec le titre de prince français,
-un traitement convenable, et la recommandation expresse de beaucoup
-d'économie et de modestie. Ces précautions n'étaient pas inutiles, la
-vue de ce frère ayant déjà causé certaines défiances. On craignait
-tout ce qui rappelait l'ancien Empire, et surtout ce vaste système de
-royautés de famille qui avait tant contribué à soulever l'Europe
-contre la France. Napoléon avait envoyé une frégate chercher sa mère
-qui de l'île d'Elbe s'était rendue à Naples, sa s&oelig;ur qu'on détenait
-à Livourne, et ceux de ses frères qui avaient pu se soustraire aux
-mains de la coalition. Il lui était doux de les avoir auprès de lui,
-mais il désirait que leur attitude n'offusquât en rien le nouvel
-esprit qui se manifestait en France, et entendait leur imposer la
-simplicité qu'il s'imposait à lui-même par goût autant que par
-calcul.
-<span class="sidenote" title="En marge">Tristesse de Napoléon succédant bientôt à la joie de son
-retour.</span>
-D'heure <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> en heure d'ailleurs il s'attristait sans le
-laisser voir, et ses partisans s'attristaient également sans se rendre
-compte de ce qu'ils éprouvaient, et sans savoir le dissimuler aussi
-bien que lui.</p>
-
-<p>Le retour triomphal de Napoléon en France avait exercé sur les
-imaginations une sorte de prestige:
-<span class="sidenote" title="En marge">Causes de cette tristesse.</span>
-non-seulement ses amis personnels,
-mais tous ceux qui avaient trouvé dans le rétablissement de l'Empire
-la satisfaction de leurs passions, de leurs intérêts, ou de leurs
-préjugés, avaient éprouvé un instant d'enthousiasme dont ils n'avaient
-pu se défendre. Mais cet enivrement avait été de courte durée, et
-bientôt les difficultés avaient apparu, difficultés énormes au dedans
-et au dehors:
-<span class="sidenote" title="En marge">Profonde division des partis.</span>
-au dedans, division profonde des partis, diversité
-complète dans leurs vues, et par exemple, les bonapartistes bornant
-leurs prétentions au maintien de l'Empire, tandis que les
-révolutionnaires entendaient se servir de Napoléon un moment pour s'en
-débarrasser ensuite quand l'étranger serait repoussé: au dehors,
-passion effrénée de détruire l'homme redoutable qui était venu
-s'emparer encore une fois des forces de la France, et la France
-elle-même, dont on détestait l'énergie sans cesse renaissante.
-<span class="sidenote" title="En marge">Haine implacable de l'Europe.</span>
-Bien qu'autrefois les partisans de Napoléon eussent une immense confiance
-dans sa fortune et dans son génie, bien que les derniers événements
-eussent en partie relevé cette confiance, ils étaient saisis d'une
-inquiétude secrète en voyant toutes les puissances de l'Europe marcher
-contre nous avec une ardeur incroyable, et ils se demandaient si la
-France aurait le moyen de résister à tant d'ennemis, si en moins
-<span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> d'une année elle aurait pu refaire assez complétement ses
-forces pour leur tenir tête à tous, si Napoléon enfin par ses
-combinaisons parviendrait à les écraser, car il ne faudrait pas moins
-que les écraser pour désarmer leur haine implacable.
-<span class="sidenote" title="En marge">Secrets pressentiments de Napoléon et de ses partisans.</span>
-Lui-même, quoique
-doué d'une fermeté indomptable, n'avait plus cette audace sereine des
-temps passés, inspirée par une suite de succès prodigieux. Il était
-sérieux, même triste, cherchait à le dissimuler à tous les regards, et
-y réussissait grâce à la prodigieuse animation de son esprit. Mais il
-retombait sur lui-même dès qu'il se trouvait seul, ou dans son
-intimité qui était réduite à cinq ou six personnes, la reine Hortense,
-le prince Cambacérès, M. de Caulaincourt, M. de Bassano, M.
-Lavallette, et Carnot enfin qui en l'approchant de plus près s'était
-attaché à lui cordialement. Au milieu de ces personnages, qui avaient
-quelquefois le conseil jamais le reproche à la bouche, Napoléon
-parlait de toutes choses avec une sincérité parfaite, et vraiment
-noble lorsqu'il s'agissait de ses fautes. Il disait que les
-négociations tentées au dehors n'étaient pas même des négociations,
-qu'on aurait dans deux mois l'Europe entière sur les bras, et que pour
-lui résister on aurait des forces un peu refaites sans doute par une
-année de repos, mais tellement inférieures en nombre qu'il faudrait
-des prodiges pour triompher.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon n'espère son salut que de prodigieux efforts de
-génie et d'héroïsme.</span>
-Il avait le sentiment que les souverains,
-élevés par sa ruine à un rang qu'ils n'avaient jamais occupé en
-Europe, ne consentiraient pas facilement à en descendre, que vaincus
-dans une campagne ils en recommenceraient une seconde, qu'il faudrait
-par conséquent se résigner <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> à une lutte à mort, lutte que
-l'armée, que certaines provinces frontières soutiendraient avec
-vigueur et persévérance, mais que la nation, toujours prévenue contre
-les guerres du premier Empire, soutiendrait à contre-c&oelig;ur, parce
-qu'elle se croirait comme jadis sacrifiée à un seul homme. Napoléon ne
-se flattait donc pas beaucoup, et n'avait pas pris les acclamations
-des soldats ravis de revoir leur ancien général, des acquéreurs de
-biens nationaux charmés de recouvrer la sécurité perdue, des
-révolutionnaires débarrassés des outrages de l'émigration, pour
-l'assentiment sérieux et unanime de la nation.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses entretiens secrets avec les hommes de son intimité.</span>
-Il ne croyait de sa
-part ni à l'effort enthousiaste de 1793, ni à l'effort honnête et
-généreux de 1813; il ne comptait que sur ses soldats et sur lui-même,
-et s'il conservait quelques espérances c'était en songeant aux chances
-imprévues que la guerre fait naître, et dont un homme de génie comme
-lui pouvait profiter jusqu'à changer en un jour la face des choses.
-<span class="sidenote" title="En marge">Chagrin de n'être pas cru lorsqu'il parle de paix et de
-liberté.</span>
-Ce qu'il sentait le plus et avec le plus d'amertume, sans oser dire qu'il
-y eût injustice, c'était l'incrédulité qu'il rencontrait partout en
-parlant de paix et de liberté.&mdash;Oui, disait-il, j'ai eu de vastes
-desseins, mais puis-je les avoir encore? Quelqu'un peut-il supposer
-que je pense aujourd'hui à la Vistule, à l'Elbe, même au Rhin? Ah!
-certes, c'est une bien grande douleur que de renoncer à ces frontières
-géographiques, noble conquête de la Révolution, et s'il ne fallait y
-sacrifier que la vie de mes soldats et la mienne, le sacrifice serait
-bientôt fait! Mais il ne s'agit pas même de cette ambition
-patriotique, puisque j'accepte le traité de Paris; il s'agit de
-sauver <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> notre indépendance, de ne pas recevoir la
-contre-révolution des mains de l'étranger. Ah! je ne demande au sort
-qu'une ou deux victoires, pour rétablir le prestige de nos armes, pour
-reconquérir le droit d'être maîtres chez nous, et notre gloire
-relevée, notre indépendance reconquise, je suis prêt à conclure la
-paix la plus modeste. Mais, hélas! l'Europe ne veut pas croire à cette
-disposition, et la France pas davantage!&mdash;Napoléon, bien entendu, ne
-s'exprimait ainsi que dans ses entretiens les plus intimes, et ces
-entretiens portaient encore sur un autre sujet non moins grave, non
-moins urgent, c'est-à-dire sur la nouvelle constitution à donner à la
-France. Il avait promis à Grenoble, à Lyon, et partout où il avait
-passé, de modifier profondément les institutions impériales. La France
-l'avait pris au mot, et il n'y avait pas moyen de manquer de parole.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nécessité pour Napoléon de donner la liberté.</span>
-Ce qu'on appelait dès cette époque la monarchie constitutionnelle,
-c'est-à-dire un monarque représenté par des ministres responsables,
-devant des Chambres qui accordent ou refusent leur confiance à ces
-ministres, et les obligent à gouverner au grand jour d'une publicité
-quotidienne, était alors le v&oelig;u presque unanime de la nation, qui
-ne voulait plus qu'un seul homme pût mener à Moscou la fortune de la
-France. Qu'il eût, ou qu'il n'eût pas le goût de cette monarchie
-constitutionnelle, Napoléon, dont l'esprit ferme ne savait pas
-marchander avec la nécessité, était résolu à en faire l'essai.</p>
-
-<p>Indépendamment du mérite de l'institution en elle-même, il avait pour
-agir ainsi une raison de position tout à fait décisive. Pour
-s'excuser en effet <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> d'avoir expulsé les Bourbons et d'avoir
-exposé la France à une guerre effroyable, il fallait qu'il fût autre
-chose qu'eux. Par exemple sa nature et son origine le garantissaient
-de paraître un complaisant de l'étranger, ou un complice du clergé et
-de la noblesse, car il était à la fois la gloire et l'égalité civile
-personnifiées. Mais il y avait une chose qu'il n'était pas, que les
-Bourbons étaient plus que lui, c'était la liberté: et il est vrai
-qu'on l'aurait plutôt cru pacifique que libéral. Il était donc obligé
-en venant remplacer les Bourbons, au prix de si grands dangers pour la
-France, de donner cette liberté, et de la donner, non pas en hésitant
-comme Louis XVIII, et en cherchant à en reprendre la moitié après
-l'avoir donnée, mais franchement et complétement. Or, nous le
-répétons, son parti à cet égard était pris, sinon par goût, au moins
-par clairvoyance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sa conviction qu'il la fallait accorder franchement.</span>
-Quant au mérite de l'institution en elle-même, sans l'aimer, car une
-volonté comme la sienne ne pouvait guère aimer les entraves, il
-paraissait sous certains rapports entièrement converti, et
-particulièrement sous le plus important de tous, celui de la libre
-discussion des actes du pouvoir par la presse quotidienne.</p>
-
-<p>Sans doute s'il y a quelque chose qui au premier aspect révolte les
-âmes honnêtes, c'est d'entendre quotidiennement le vrai et le faux, et
-le faux bien plus souvent que le vrai, d'entendre l'ignorance ou
-l'improbité prétendre redresser les hommes les plus savants, les plus
-probes, et tout défigurer cyniquement, impudemment, sans mesure. Mais
-il y a dans l'état contraire, c'est-à-dire dans le silence <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span>
-forcé d'une nation éclairée, de quoi surpasser les inconvénients de la
-liberté la plus excessive.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sa nouvelle manière de penser relativement à la liberté de
-la presse.</span>
-En effet un pouvoir couvert par le silence
-peut tout, et qui peut tout est tenté de tout faire, de sorte qu'en y
-regardant bien on se trouve placé dans cette alternative: ou laisser
-dire, ou laisser commettre des indignités. Or le choix ne saurait être
-douteux, et à la pratique on reconnaît bientôt qu'il vaut mieux
-laisser dire des indignités, pour que ceux qui gouvernent soient
-empêchés d'en commettre. De plus, le défaut de contradiction engendre
-peu à peu une telle défiance, qu'un gouvernement peut moins se
-défendre contre les faux bruits, contre la calomnie échangée de bouche
-en bouche, qu'il ne le peut contre une presse l'attaquant à la face du
-ciel. À la vérité cette sourde défiance du public, qui dans le régime
-du silence accueille si volontiers la calomnie, et devient ainsi la
-punition du pouvoir absolu, opère moins vite que la calomnie
-audacieuse de la presse libre, mais ce mal lent et sourd qui mine, est
-au moins aussi funeste quand il a gagné les masses, que le mal patent
-de la licence. On peut atteindre ce dernier par la réponse
-contradictoire: impossible d'atteindre l'autre dans l'ombre où il se
-cache. Sans compter qu'il arrive un jour, jour bien mal choisi, car
-c'est celui du malheur, où toutes les barrières venant à tomber à la
-fois, la passion longtemps contenue éclate, verse sur vous l'énorme
-arriéré de vingt ans d'injures, et vous accable quand il n'y a plus
-une voix pour vous défendre, plus une oreille pour vous écouter!</p>
-
-<p>Ces expériences Napoléon venait de les faire, et <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> suivant sa
-destinée toujours extrême, il les avait faites complètes et terribles.
-Disposant pendant son premier règne de tous les organes de l'opinion,
-il avait vu naître dans le public une telle incrédulité, qu'il ne lui
-était plus permis de démentir un fait faux, ni d'attester un fait
-vrai, à ce point que le pouvoir était pour ainsi dire sans voix, et
-que l'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'ennemi qui mentaient,
-qu'à ceux du gouvernement qui disaient vrai. Aussi, comme nous l'avons
-déjà rapporté, Napoléon avait-il renoncé en 1813 et 1814 à publier des
-bulletins, et se contentait-il d'insérer au <cite>Moniteur</cite> des lettres
-qu'on donnait comme écrites par des officiers de l'armée à divers
-personnages de l'État. Enfin était venu le jour du malheur, et resté
-seul ou presque seul à Fontainebleau, Napoléon avait entendu s'élever
-un cri de malédiction qui l'avait accompagné à l'île d'Elbe, et qui ne
-l'y avait pas laissé reposer un instant, lui apportant avec de justes
-reproches, d'odieuses et révoltantes calomnies, non-seulement sur ses
-grands actes publics, mais sur sa vie intime et privée. Son orgueil,
-haut comme son génie, avait surnagé pour ainsi dire sur cette mer
-d'infamies, et après tant d'horreurs il avait vu, ses fautes restant
-évidentes, sa gloire survivre, et amener encore à ses pieds l'armée et
-les masses populaires!</p>
-
-<p>Échappé à cet orage, il était revenu complétement éclairé, et
-déclarait tout haut que c'était une fausse prudence que de vouloir
-enchaîner la presse; et effectivement, le 25 mars, il avait, comme on
-l'a vu, aboli la censure.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> <span class="sidenote" title="En marge">La liberté de la presse conduisait forcément à
-toutes les autres libertés.</span>
-Mais lorsqu'on laisse tout écrire sur les affaires publiques, il n'y a
-plus qu'un pas à faire pour laisser tout dire devant une assemblée, et
-Napoléon n'était pas éloigné de croire qu'on pouvait gouverner avec
-des Chambres attaquant, tourmentant, renvoyant les ministres.
-L'expérience apprend en effet que si la liberté de la presse est
-souvent la calomnie sans réponse, la liberté de la tribune au
-contraire, est la calomnie avec la réponse instantanée devant les
-mêmes auditeurs qui ont entendu l'accusation, et avec la solennelle
-réparation du vote immédiat. Or il n'y a pas un homme ferme et droit
-qui ne préfère la discussion de ses actes devant une assemblée,
-obligée d'écouter la défense comme l'attaque, et de prononcer
-sur-le-champ, à la défense par écrit devant des lecteurs qui ont
-accueilli l'accusation par malice, qui se dispensent de lire la
-réfutation par légèreté, et ne se donnent guère la peine d'être
-justes, parce qu'ils n'ont pas mission expresse de l'être.</p>
-
-<p>Ainsi une fois la libre discussion des actes du pouvoir admise par
-écrit, il ne pouvait plus y avoir d'objection à la permettre par la
-parole, et la concession d'assemblées libres s'ensuivait. Napoléon
-d'ailleurs avait fort observé l'Angleterre tout en la combattant à
-outrance, parce qu'il cherchait la révélation de ses desseins dans les
-discussions de son Parlement, et il était loin d'avoir de la
-constitution anglaise la peur qu'éprouvent pour elle les esprits
-médiocres ou timides. Il n'y pouvait voir que des obstacles à sa
-volonté, et à cet égard, il était, dans le moment du moins, résigné à
-en rencontrer de nombreux et de puissants; il était résigné à avoir
-<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> des ministres attaqués, des lois rejetées, des résolutions
-formellement arrêtées.&mdash;Autrefois, répétait-il, de telles résistances
-auraient contrarié mes projets; mais aujourd'hui en fait de projets je
-n'ai plus que celui de gagner une bataille, de reconquérir notre
-indépendance, de venger le malheur d'avoir vu deux cent mille
-étrangers dans notre capitale, et cela fait, d'avoir la paix!... La
-paix obtenue, sur la seule base de notre indépendance, quand il ne
-s'agira plus que d'administrer notre bel empire de France, je ne serai
-véritablement pas humilié d'entendre ses représentants m'opposer des
-objections et même des refus.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon résigné à rencontrer des obstacles à ses volontés,
-et occupé uniquement du désir de vaincre l'Europe encore une fois.</span>
-Après avoir dominé et vaincu le monde,
-se laisser contredire n'a rien de tellement déplaisant que je ne
-puisse m'y soumettre. En tout cas, mon fils s'y fera, et je tâcherai
-de l'y préparer par mes leçons et mes exemples, mais qu'on me laisse
-vaincre, vaincre une seule fois ces monarques jadis si humbles,
-aujourd'hui si arrogants, voilà ce que je demande au Ciel et à la
-nation!...&mdash;</p>
-
-<p>En tenant ce langage, Napoléon était sincère, mais se connaissait-il
-bien lui-même? Plus tard, lorsqu'il aurait vaincu l'Europe encore une
-fois, ce qu'il demandait si instamment à Dieu et aux hommes,
-saurait-il supporter la contradiction, et non pas seulement la
-contradiction juste dans le fond, modérée dans la forme, mais la
-contradiction absurde au fond, révoltante dans la forme, comme elle se
-produit souvent dans les États libres, saurait-il, disons-nous, en
-sourire, et attendre des faits seuls sa lente justification? Personne
-à cet égard ne <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> pouvait entrevoir l'avenir, et pas plus lui
-que les autres; mais il se regardait comme obligé par sa situation à
-changer complétement les institutions impériales, car en n'apportant
-pas la paix, il fallait au moins qu'il apportât la liberté. Les hommes
-qui le soutenaient, c'est-à-dire les révolutionnaires, les gens
-éclairés, la jeunesse, voulaient la liberté franche et entière, et ne
-se seraient nullement contentés de ce qu'on appelait les principes de
-quatre-vingt-neuf, c'est-à-dire de l'égalité civile. Converti ou non
-sur le mérite de la liberté, Napoléon l'était donc sur sa nécessité,
-et par ce motif il était résolu à la donner. Ce qu'elle amènerait dans
-l'avenir, il l'ignorait, et cherchait à peine à le pénétrer, car il
-éprouvait actuellement un bien autre souci que celui de savoir s'il
-serait plus ou moins gêné par les institutions nouvelles! il éprouvait
-celui de savoir s'il vaincrait l'Europe, ce qui était pour lui, pour
-son parti, composé de militaires, de révolutionnaires, d'acquéreurs de
-biens nationaux, la question d'existence. Là était sa vraie, son
-unique préoccupation, et celle-là effaçait toutes les autres. Tout ce
-qu'il faudrait pour contenter les hommes qui le soutenaient, il était
-prêt à le faire, parce que la mesure de ses concessions devait être
-celle de leur zèle à le soutenir, et avec la netteté de vues d'un
-homme supérieur, il ne discutait pas sur ce qui était nécessaire. Il
-était par ces motifs fermement décidé à faire un essai complet de la
-monarchie constitutionnelle, et en désirait même le succès, car
-l'insuccès eût été le triomphe des Bourbons.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon craignait seulement la réunion des assemblées
-pendant les premiers mois d'une guerre formidable, dont le théâtre
-pouvait se trouver transporté sous les murs de Paris.</span>
-Cependant il n'était pas
-sans quelques appréhensions <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> sur ce qui arriverait dans les
-premiers jours de cet essai. En effet, si avec les années, dans un
-pays où elles ont duré longtemps, les assemblées deviennent un bon
-instrument de gouvernement, elles sont à leur début un instrument
-douteux, et souvent dangereux. Quand l'art de les conduire est devenu
-un art véritable, dans lequel excellent des chefs qui savent allier
-aux vues de la politique le talent de parler aux hommes, quand surtout
-elles ont existé assez longtemps pour être habituées aux événements,
-et avoir habitué le pays à leurs agitations, elles ne sont point à
-craindre, et elles offrent plus de ressource même dans le péril qu'un
-gouvernement absolu, sans lien avec la nation. Mais quand elles
-existent de la veille, quand on n'a pas d'hommes rompus au métier de
-les conduire, en essayer pour la première fois au milieu d'une guerre
-formidable, est une entreprise critique, que Napoléon redoutait
-singulièrement.</p>
-
-<p>Dans les temps modernes, le Parlement britannique a su garder une
-attitude convenable pendant la guerre, soit habitude, soit sécurité
-due à la protection des mers. Dans les temps anciens, le Sénat romain,
-bien autrement admirable, avait vendu le champ sur lequel campait
-Annibal. Mais c'était une vieille assemblée, accoutumée à gouverner
-Rome dans la prospérité et les revers. Personne ne pouvait se flatter
-en 1815 de réunir en France ou le Sénat romain, ou le Parlement
-britannique. Or Napoléon était convaincu que dans la lutte qui allait
-s'engager, on aurait des extrémités cruelles à traverser, et que si on
-perdait son sang-froid, on perdrait la partie. Si au contraire on ne
-se troublait pas plus qu'il ne <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> s'était troublé après Brienne,
-après Craonne et Laon, il était possible de triompher. Malheureusement
-il se défiait non du courage, mais du calme d'assemblées neuves,
-formées de la veille, partagées en factions de tout genre, et ne
-voyant souvent dans un événement fâcheux qu'une occasion opportune de
-satisfaire leurs passions. Il craignait qu'au premier revers, la
-terreur des uns, la colère des autres, l'intrigue de quelques-uns, ne
-fissent naître un chaos, dont l'ennemi profiterait pour arriver encore
-une fois au c&oelig;ur du pays. Aussi, tout en voulant faire l'épreuve de
-la liberté, il redoutait cet essai fait immédiatement, sous le canon
-de l'Europe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Son désir eût été de donner la monarchie constitutionnelle
-tout entière, en ajournant la réunion des Chambres jusqu'après les
-premiers événements de la guerre.</span>
-Cette appréhension lui avait inspiré la pensée de donner tout
-simplement, et avec très-peu de différence, la constitution anglaise,
-et d'en ajourner jusqu'après les premières hostilités la mise en
-pratique. Il n'y avait dans ce projet aucune perfidie, mais un secret
-pressentiment du danger de réunir une assemblée inexpérimentée, en
-présence des armées étrangères marchant sur Paris. S'il eût été de
-mauvaise foi, il aurait eu un moyen facile et certain de tromper les
-amis de la liberté, en mettant le tort non de son côté, mais du leur,
-c'était de convoquer tout de suite une assemblée constituante, et de
-lui confier le soin d'élaborer une constitution en revisant les
-sénatus-consultes impériaux. Dans l'état des esprits, entre les
-anciens révolutionnaires restés les uns à la constitution de 1791, les
-autres aux constitutions de 1793 ou de 1795, et les nouveaux libéraux
-ramenés par la réflexion aux institutions britanniques, la lutte
-aurait été inévitablement longue <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> et violente, l'accord
-impossible, et tandis que cette lice politique eût été ouverte,
-Napoléon conservant provisoirement la plénitude du pouvoir impérial,
-aurait pu gagner des batailles, terminer la guerre, se servir ensuite
-contre cette assemblée de l'incohérence de ses vues, du ridicule de sa
-conduite, la dissoudre, et constituer la France comme il l'aurait
-voulu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Danger d'exciter par cette conduite la défiance des
-esprits.</span>
-Ce plan était d'un succès à peu près assuré, mais il fallait commencer
-par convoquer une assemblée, et Napoléon le craignait pendant les
-premiers mois d'une guerre effroyable dont le théâtre serait placé
-entre Lille et Paris. De plus ne sachant quelle constitution on lui
-proposerait, il aimait mieux en faire une lui-même tout de suite, la
-faire la meilleure possible, puis la présenter au consentement du
-pays, par la voie usuelle à cette époque des votes écrits, forme
-illusoire, mais de peu d'importance si le fond était bon. Telle était
-sa véritable pensée; mais même en agissant de bonne foi
-parviendrait-il à vaincre la profonde défiance des esprits? N'ayant
-pas été cru de l'Europe lorsqu'il parlait de paix, serait-il cru de la
-France lorsqu'il parlerait de liberté, et ce qui ne serait de sa part
-que prudence vraie, ne serait-il pas pris pour arrière-pensée de
-despote? Là était son danger: dans la voie si périlleuse où il s'était
-engagé en revenant de l'île d'Elbe, il allait marcher courbé sous le
-poids énorme de ses fautes passées, et il se pouvait qu'à cette
-dernière partie de sa carrière, la Providence lui infligeât un
-supplice souvent réservé à de glorieux coupables, celui de voir
-repousser leur repentir, même le plus sincère.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> Le moment était donc venu de se fixer sur les questions
-constitutionnelles, et d'arrêter enfin le mode de gouvernement à
-donner à la France. La fermentation des esprits sous ce rapport était
-au comble. On écrivait dans tous les sens, et habituellement dans les
-plus extrêmes. De vieux républicains se réveillant d'un long sommeil,
-des royalistes qui naguère trouvaient criminels les moindres v&oelig;ux
-pour la liberté, demandaient la république, ou à peu près. D'autres
-réclamaient la royauté démantelée de 1791; d'autres, et parmi ceux-ci
-les jeunes gens, dégagés des préjugés de l'ancien régime comme de ceux
-du nouveau, penchaient plutôt vers la constitution britannique, sans
-toutefois en connaître encore le vrai mécanisme. Pourtant avec une vue
-vague de la chose, c'était le gouvernement qu'ils préféraient, et il
-faut ajouter que la majorité du pays inclinait de leur côté. Elle
-aurait désiré tout simplement la Charte de 1814 un peu élargie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion des divers partis, et de leurs principaux
-personnages, sur la question du gouvernement à donner à la France.</span>
-En général tous ceux qui n'étaient pas des révolutionnaires entêtés,
-inaccessibles aux leçons de l'expérience, ou des royalistes poussant
-au désordre par intérêt de parti, souhaitaient la monarchie
-constitutionnelle.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sieyès.</span>
-L'illustre Sieyès, dont le grand esprit avait
-pénétré le profond mécanisme de la monarchie anglaise, ne demandait
-pas autre chose pour la France, et quoique n'aimant pas Napoléon,
-était d'avis qu'il fallait se rattacher à lui pour sauver avec son
-secours la double cause de la Révolution et de l'indépendance
-nationale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Carnot.</span>
-Carnot, exaspéré par une année de règne des Bourbons,
-touché par les procédés de Napoléon, et par <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> l'aveu qu'il
-faisait de ses fautes, voulait qu'on essayât d'allier sous lui la
-monarchie avec la liberté.
-<span class="sidenote" title="En marge">Fouché.</span>
-Fouché, peu sensible aux théories,
-craignant surtout Napoléon qu'il avait vu revenir avec regret, ne
-désirant pas précisément sa chute qui aurait ramené immédiatement les
-Bourbons, mais cherchant des garanties contre lui, visait à diminuer
-son pouvoir au profit des oppositions quelconques qui pourraient
-naître dans les Chambres futures, et qu'il se flattait de mener par
-l'intrigue. Comme tout le monde, il ne voulait que la monarchie
-constitutionnelle, mais en y diminuant le plus possible le pouvoir du
-souverain.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le parti constitutionnel.</span>
-Le parti constitutionnel (ainsi qu'on le nommait sous Louis XVIII)
-avait été dispersé par la révolution du 20 mars, et ses principaux
-membres, fort compromis, s'étaient hâtés de fuir la vengeance de
-Napoléon. Ils s'étaient bientôt rassurés en voyant sa manière d'agir,
-et plusieurs étaient restés à Paris, où on les laissait vivre
-tranquillement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Madame de Staël, M. de Lafayette, M. Benjamin Constant.</span>
-Madame de Staël n'avait pas quitté sa demeure; M. de
-Lafayette était rentré à son château de Lagrange. Le plus actif et le
-plus compromis de tous par ses écrits outrageants contre l'Empire, et
-particulièrement par son fameux article inséré le 19 mars dans le
-<cite>Journal des Débats</cite>, M. Benjamin Constant, s'était procuré un
-passe-port du ministre d'Amérique, M. Crawfurd, et se tenait caché en
-attendant qu'il lui convînt d'en faire usage. Ces divers personnages
-fort détachés des Bourbons par les derniers événements, étaient
-disposés, si on les rassurait, et si ce qu'on disait des intentions
-libérales de Napoléon se vérifiait, à tenter <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> avec lui l'essai
-de monarchie constitutionnelle qu'ils avaient vainement commencé sous
-Louis XVIII.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le prince Joseph.</span>
-Le prince Joseph, qui avait déploré la faculté laissée à
-Napoléon de tout faire jusqu'à se perdre, partageait exactement les
-sentiments du parti constitutionnel, avait cherché à nouer des
-relations avec les chefs de ce parti, notamment avec M. de Lafayette
-et madame de Staël, et s'efforçait de persuader à Napoléon de se
-mettre en rapport avec eux, à quoi Napoléon ne montrait aucune
-répugnance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion des anciens hommes d'État de l'Empire, Cambacérès,
-de Bassano, Molé, etc.</span>
-Quant aux hommes d'État de l'Empire, pour la plupart anciens
-révolutionnaires dégoûtés de la liberté, ou anciens royalistes
-rattachés à Napoléon par le prestige de la force et de la gloire,
-ayant contracté sous lui la douce habitude de l'autorité non
-contestée, ils se sentaient peu de goût et peu de confiance pour les
-essais de liberté qu'on allait tenter. L'archichancelier Cambacérès,
-avec son sens pratique, reconnaissait néanmoins qu'on ne pouvait pas
-faire autrement; mais servant par pure obéissance depuis le 20 mars,
-il bornait sa coopération à l'administration de la justice. MM.
-Mollien, de Gaëte, Decrès, avaient repris avec leurs fonctions l'usage
-de laisser Napoléon résoudre lui seul les grandes difficultés. M. de
-Bassano approuvait Napoléon selon sa coutume, mais sans avoir dans le
-résultat sa confiance accoutumée. M. Molé répugnait à la fois aux
-hommes et aux choses du jour, et affichait des doutes qui lui
-permettaient de se tenir dans une demi-retraite, dans une
-demi-adhésion. Il n'avait en effet accepté que l'administration peu
-compromettante des ponts et chaussées. Mais en <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> somme les
-plus vives impulsions poussaient vers une monarchie constitutionnelle
-très-libérale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Brochures, journaux, plans de tout genre adressés à
-Napoléon.</span>
-On écrivait dans ce sens force brochures, force
-articles de journaux, et on adressait même à Napoléon de nombreux
-mémoires sur la future constitution, mémoires la plupart du temps
-très-étranges, car en général les gens qui adressent à un prince des
-plans qu'on ne leur demande pas, sont ou des intrigants cherchant à
-produire leur personne, ou des extravagants cherchant à produire leurs
-rêves. Napoléon parcourait ces <i lang="la"> factums</i>, tantôt s'irritait, tantôt
-riait de leur contenu, mais le plus souvent s'attristait d'un pareil
-état des esprits à la veille d'une lutte sanglante contre l'Europe.
-Son confident actuel était M. Lavallette. Il considérait tout autant
-le vieux Cambacérès, aimait tout autant M. de Bassano, mais sa vive
-pensée qui avait besoin de se répandre ne trouvait dans le premier
-qu'un écho éteint, et dans le second qu'un écho monotone. Il
-s'épanchait donc plus volontiers avec M. Lavallette, esprit fin, sûr,
-indépendant, conseillant sans jamais prendre les airs de la sagesse
-méconnue lorsque ses conseils étaient repoussés. Napoléon
-s'entretenait quelquefois avec lui une partie de la nuit, même après
-avoir travaillé toute la journée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sentiments que lui inspire cet état des esprits.</span>
-En lisant certains avis donnés avec le ton de l'exigence et
-quelquefois même de la menace, il s'emportait, parcourait d'un pas
-rapide les salons de l'Élysée, et s'écriait qu'après tout la France ne
-connaissait aucun de ces tribuns, qu'elle ne connaissait que lui,
-n'avait confiance qu'en lui, et que s'il laissait faire, l'armée et
-le peuple auraient bientôt écrasé <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> les royalistes et fermé la
-bouche aux chicaneurs. Puis avant que M. Lavallette lui eût montré
-l'indignité d'un tel rôle, il revenait, se bornait à sourire des
-extravagances étalées sur sa table, et comparant la France de 1800 qui
-le suppliait de la débarrasser des <em>bavards</em>, avec la France de 1815
-qui réclamait une liberté sans limites, il demandait si tout cela
-était bien sérieux, et si des v&oelig;ux si changeants attestaient un
-besoin réel et une conviction profonde. À cela, M. Lavallette
-répliquait avec raison qu'il ne fallait tenir compte ni des esprits,
-ni des temps extrêmes, mais qu'en prenant la France dans sa
-disposition la plus habituelle on la trouverait voulant avec
-persévérance une liberté tempérée, qui la garantît à la fois des
-égarements d'un homme et des désordres de la multitude; que la
-question pour elle avait toujours consisté dans la mesure, non dans le
-fond des choses, et que si on y regardait bien on reconnaîtrait que
-depuis 1789 elle avait exactement voulu ce qu'elle voulait
-aujourd'hui. Napoléon se rendait à ces sages observations, mais alors
-il s'affligeait de la diversité, de la confusion des idées du temps
-présent, et s'en affligeait à cause de la crise militaire qu'on allait
-traverser, se demandant si avec la maladresse, hélas! trop visible,
-des amis de la liberté on pourrait faire face à la lutte effroyable
-qu'on aurait bientôt à soutenir.&mdash;Faire, disait-il, un premier essai
-de liberté au bruit du canon! et quel bruit! jamais on n'en aura
-entendu un pareil!...&mdash;Quoi qu'il en soit il ne songeait pas le moins
-du monde à résister aux amis de la liberté, car pour lui il n'y avait
-pas de milieu, il <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> fallait qu'il fût avec eux ou avec les
-royalistes: or comme il ne pouvait s'appuyer sur les derniers, il
-fallait bien qu'il s'appuyât sur les premiers. Du reste, de même qu'à
-la guerre il devenait doux, calme, en présence du danger, il montrait
-dans cette nouvelle situation une douceur singulière, ne manifestait
-aucune impatience, s'efforçait de ramener à la raison ceux qui s'en
-écartaient, et au fond était beaucoup moins soucieux de la part de
-pouvoir qu'on lui laisserait, que des moyens qu'on lui accorderait
-pour combattre et vaincre l'ennemi extérieur.</p>
-
-<p>Nous avons dit sa secrète pensée: c'était de ne pas se mettre sur les
-bras une assemblée constituante, bien que ce fût un moyen assuré de
-tuer la liberté par le ridicule qui résulterait de la confusion des
-idées, mais de s'entourer de quelques hommes capables, de rédiger avec
-eux une constitution qui ne laissât rien à désirer aux vrais libéraux,
-de la promulguer solennellement, puis de courir à l'ennemi, et de ne
-convoquer les nouvelles Chambres qu'après avoir mis les armées
-coalisées à une suffisante distance de la capitale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Hasard qui met M. Benjamin Constant à la disposition de
-Napoléon.</span>
-En fait d'hommes
-capables de rédiger une constitution, le hasard en plaça un sous sa
-main qui était le mieux choisi quoique le moins prévu dans la
-circonstance. L'écrivain fougueux qui le 19 mars avait dénoncé
-Napoléon à la France comme une calamité, et avait pris au nom des amis
-de la liberté l'engagement de ne jamais se rattacher à lui, M.
-Benjamin Constant, était demeuré caché à Paris, ainsi que nous venons
-de le dire, cherchant moins à se procurer le moyen de s'évader
-<span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> qu'à s'enquérir s'il y aurait sûreté à rester. On s'était
-adressé au général Sébastiani, esprit indulgent comme tout esprit
-politique, et avec la confiance qu'il n'y avait aucun danger à lui
-livrer le secret de M. Benjamin Constant. Dès qu'il fut informé de la
-présence de ce personnage à Paris, le général se rendit chez
-l'Empereur, et lui annonça que M. Benjamin Constant était en France et
-à sa discrétion.&mdash;Ah, vous le tenez! s'écria Napoléon, comme s'il eût
-été heureux de pouvoir exercer une vengeance ardemment désirée.&mdash;Le
-général surpris allait presque s'alarmer, mais Napoléon ne lui en
-laissa pas le temps.&mdash;Soyez tranquille, lui dit-il, je ne veux faire
-aucun mal à votre protégé; envoyez-le-moi, et il sera
-content.&mdash;Napoléon avait entrevu sur-le-champ qu'il pouvait en cette
-occasion donner une preuve éclatante de générosité, conquérir la
-première plume de l'époque, et trouver le rédacteur le plus autorisé
-de sa future constitution, en pardonnant et en élevant à un poste
-considérable le plus injurieux de ses adversaires: et à peine avait-il
-entrevu la chose comme possible, qu'il l'avait résolue. On se
-demandera s'il n'entrait pas dans cette conduite plus de mépris des
-hommes que de vraie générosité, et on appréciera mal le sentiment qui
-l'animait. Ce sentiment n'était autre que la clémence tant vantée de
-César, c'est-à-dire une connaissance approfondie des hommes, un
-discernement très-fin du peu de solidité de leurs passions, une grande
-facilité d'humeur à leur égard, et un grand art de les ramener en les
-séduisant.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, au lieu de faire arrêter M. Benjamin Constant,
-lui adresse l'invitation de se rendre auprès de lui.</span>
-Quoi qu'il en soit, Napoléon fit adresser à M. Benjamin
-Constant par le <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> chambellan de service, l'invitation la plus
-polie de se rendre auprès de lui.</p>
-
-<p>Aujourd'hui que quarante années de discussion publique nous ont
-enseigné la pratique (très-momentanément oubliée, je l'espère) des
-institutions libres, et par suite le respect de nous-mêmes, bien peu
-de personnes répondraient à une telle invitation, ou bien elles
-iraient demander respectueusement au souverain la permission de
-conserver leur dignité, en restant étrangères à un gouvernement
-qu'elles auraient violemment combattu.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant répond à l'invitation qui lui est
-adressée.</span>
-M. Benjamin Constant, mécontent
-des Bourbons qui avaient si mal répondu à la bonne volonté des
-constitutionnels, tout plein des assurances libérales données par
-Napoléon, convaincu aussi de la nécessité de se rattacher au seul
-homme qui pût sauver la France de l'invasion, déféra sans hésiter à
-l'invitation qu'il avait reçue.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Attitude de Napoléon devant M. Benjamin Constant.</span>
-Napoléon avait bien des attitudes à prendre devant cet homme de tant
-d'esprit, qui à cette heure était à sa merci. Il aurait pu être ou
-caressant ou dur, et dans les deux cas il eût manqué de convenance. Il
-fut simple, poli et plein de franchise.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Franchise de ses explications.</span>
-Ne s'occupant en rien du passé, il ne parla que de l'&oelig;uvre pour
-laquelle M. Benjamin Constant était appelé. Il lui dit qu'ayant promis
-à la France une constitution libérale, il la voulait donner, et la
-donner telle qu'elle convenait, sans les restrictions d'un pouvoir
-timide, ou les complaisances calculées d'un pouvoir astucieux,
-accordant tout d'abord plus qu'il ne fallait pour avoir le droit de
-tout retirer ensuite; que les esprits étaient fort animés sur ce
-sujet, et <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> naturellement peu raisonnables; qu'il n'était pas
-sûr que ce fût leur dernier mot, car ils avaient bien varié depuis
-1800, époque où ils ne voulaient aucune liberté, tandis que maintenant
-ils les réclamaient toutes; qu'il ne fallait pas du reste s'y tromper,
-que les v&oelig;ux pour une constitution libre étaient les v&oelig;ux d'une
-minorité; que les masses populaires ne voulaient que lui Napoléon, et
-lui demandaient uniquement de les délivrer des nobles, des prêtres et
-de l'étranger; mais qu'il entendait tenir grand compte des v&oelig;ux des
-hommes éclairés, et se montrer aussi éclairé qu'eux; qu'il avait donc
-la ferme résolution d'accorder la monarchie constitutionnelle; qu'il
-n'y en avait qu'une, il le savait, laquelle consistait dans des
-ministres responsables, obligés de discuter au sein de Chambres les
-affaires du pays, et dans une liberté complète de la presse, sans
-aucune censure préalable; que sur ce dernier point notamment il était
-convaincu; que vouloir enchaîner la presse était puéril; qu'il n'y
-aurait par conséquent aucune difficulté de fond avec lui, et qu'il
-s'agirait uniquement de trouver la forme convenable sans l'humilier;
-que l'on pouvait sans doute se demander s'il s'accommoderait à la
-longue des entraves au-devant desquelles il allait; que la défiance à
-cet égard était permise, qu'il ne s'en offensait point, mais qu'il
-était très-préparé à subir les désagréments du régime constitutionnel,
-et qu'en tout cas il espérait qu'on le ménagerait; qu'autrefois il
-avait eu de vastes desseins, que pour de tels desseins le gouvernement
-constitutionnel eût été un obstacle, mais qu'un seul intérêt le
-préoccupait désormais, c'était de résister à l'ennemi <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span>
-extérieur; que la lutte serait terrible, il ne fallait pas se le
-dissimuler; qu'il laissait parler de négociations, mais qu'en réalité
-on ne négociait pas; qu'il fallait de toute nécessité se battre à
-outrance, et qu'on ne lui en refuserait certainement pas les moyens;
-qu'après avoir rejeté l'ennemi hors du territoire, il se hâterait de
-conclure la paix; qu'alors, lorsqu'il s'agirait simplement
-d'administrer le pays, le concours éclairé de ses représentants,
-fussent-ils un peu tracassiers, ne lui déplairait pas; qu'on n'avait
-point à quarante-six ans le caractère qu'on avait eu à vingt-six;
-qu'il se sentait changé, qu'en tout cas le gouvernement, partagé mais
-fortement appuyé, d'une monarchie libérale, conviendrait beaucoup
-mieux à son fils; qu'il travaillait pour ce fils bien plus que pour
-lui-même; que par conséquent il ne pouvait y avoir entre lui et les
-amis éclairés de la liberté aucun dissentiment sérieux; que la
-question consistait tout entière dans la forme à trouver, et qu'on
-respecterait, il l'espérait bien, sa dignité et sa gloire, qui étaient
-celles de la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon livre à M. Benjamin Constant tous les plans qu'on
-lui a envoyés, et le charge de rédiger une constitution.</span>
-Ces paroles prononcées d'un ton calme, ferme, convaincu, et à l'ombre
-de tant de lauriers, saisirent vivement l'imagination impressionnable
-de M. Benjamin Constant, le persuadèrent complétement ou à peu près,
-et il remercia le sort qui l'avait rendu prisonnier d'un tel
-vainqueur. Napoléon lui livra ensuite un amas de projets de
-constitution, les uns signés, les autres anonymes. Jusque-là poli mais
-sérieux, il se dérida tout à coup en prenant en main certains de ces
-projets, dont il énonçait le sens, puis l'auteur.&mdash;En voici un d'un
-républicain, disait-il; <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> en voici un autre d'un monarchiste à
-la façon de Mounier; en voici un troisième d'un royaliste pur...&mdash;Puis
-exposant le contenu, Napoléon souriait du contraste des idées avec le
-nom des auteurs, car les républicains ne proposaient souvent que le
-despotisme, et les royalistes l'anarchie.&mdash;Faites de tout cela ce que
-vous voudrez, ajouta-t-il, arrêtez vos idées, qui sans doute le sont
-déjà, trouvez une forme, et venez me revoir, nous n'aurons pas de
-peine à nous mettre d'accord.&mdash;Napoléon congédia ensuite M. Benjamin
-Constant, sans l'avoir ni caressé ni maltraité, mais en l'ayant dominé
-par la simplicité, le charme et la fermeté de son esprit, devant
-lequel toute question se présentait non pas comme à résoudre, mais
-comme résolue.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant accepte la mission qui lui est
-donnée.</span>
-M. Benjamin Constant était l'homme du temps qui, outre son talent
-d'écrire, clair, piquant, incisif, possédait le mieux la théorie de la
-monarchie constitutionnelle. Il ne lui manquait que d'avoir appris par
-l'expérience où résident les points essentiels de ce mécanisme, et
-bien qu'il fût plus près de les connaître qu'aucun de ses
-contemporains, il ne savait pas encore avec la dernière précision à
-quoi il fallait tenir essentiellement, et en quoi il était permis de
-se montrer facile. Mais il n'avait dans l'esprit aucune des erreurs
-régnantes, et ayant été le publiciste employé par le parti libéral
-contre la première Restauration, il avait un crédit, comme rédacteur
-de constitution, dont nul autre en France n'aurait pu se prévaloir.</p>
-
-<p>Ses idées étant arrêtées, son travail ne pouvait être bien long, du
-moins sous le rapport de la conception, <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> et il revint bientôt
-auprès de Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Fréquentes entrevues avec Napoléon, et accord complet avec
-lui.</span>
-Il le trouva aussi naturel, mais plus accueillant
-encore, le rapprochement entre ces deux hommes devenant à chaque
-entrevue non pas plus facile, mais plus séant. Cette fois l'entretien
-roula sur les détails de la constitution future, et sur aucun point il
-ne se révéla de désaccord entre les deux interlocuteurs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Facilité à concéder la liberté de la presse.</span>
-Napoléon
-admit sans contestation que la presse quotidienne devait être exempte
-de toute censure préalable, et relever dans ses écarts des tribunaux
-seuls. C'était accorder d'un coup les points les plus contestés en
-cette matière. Sur ce sujet Napoléon était, avons-nous dit, pleinement
-converti par son expérience antérieure. Quant aux deux Chambres, à
-l'obligation pour les ministres de s'y rendre, d'y justifier leurs
-actes, M. Benjamin Constant ne rencontra pas plus de difficulté de la
-part de Napoléon, ce qui était accepter le partage du gouvernement
-avec elles, et plus que le partage, car si dans ce système le monarque
-se réserve l'action il laisse aux Chambres la direction, et ce n'est
-là du reste qu'obéir à la nécessité des choses. En effet on veut en
-vain gouverner en dehors des vrais sentiments d'une nation, en dehors
-de ses idées dominantes: si on l'essaye quelques jours, on est bientôt
-forcé d'y renoncer. Le mieux dès lors est de subir de bonne grâce ce
-qu'on ne peut empêcher, et d'accepter le moyen le plus direct
-d'introduire la pensée de la nation dans le gouvernement, ce qui
-revient à faire dépendre les ministres du vote des Chambres dans tous
-leurs actes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Attributions des Chambres.</span>
-Napoléon concéda en outre que les Chambres amenderaient <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> les
-lois à leur gré, sauf le droit pour le gouvernement de ne pas
-sanctionner les lois ainsi amendées; qu'elles pourraient non pas
-<em>supplier</em>, comme dans la Charte de Louis XVIII, mais <em>inviter</em> le
-gouvernement à présenter certaines lois désirées par l'opinion
-publique, et en indiquer les dispositions, à condition toutefois que
-l'invitation ne serait présentée à l'Empereur que lorsque les deux
-Chambres seraient d'accord. La Chambre des députés dut avoir le
-privilége d'être saisie la première des propositions d'impôt; la
-Chambre des pairs dut avoir le privilége de la haute juridiction
-d'État sur les ministres, sur les chefs militaires, sur tous les
-hommes revêtus d'un grand pouvoir. C'était donc la monarchie
-constitutionnelle tout entière, et sans une seule réserve. Restait la
-composition des Chambres.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Leur composition.</span>
-Pour la Chambre des députés, la moindre en dignité, la plus forte en
-influence, Napoléon admit sans contestation l'élection directe. Si on
-avait eu le temps, on aurait pu rédiger une loi électorale, qui eût
-indiqué tout de suite la catégorie de citoyens investie du droit de
-nommer les députés. La matière était nouvelle et grave, et il était
-difficile, dans l'état des connaissances acquises, de se fixer sur les
-questions qu'elle soulèverait. On imagina de se servir du système
-existant en y apportant quelques modifications. C'était le système de
-Sieyès, lequel consistait à faire désigner par l'universalité des
-citoyens environ cent mille électeurs à vie, répartis en deux classes
-de colléges, colléges d'arrondissement, colléges de département. Il
-avait l'avantage apparent d'associer tous les citoyens à l'élection,
-<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> mais le vice profond, inhérent au suffrage universel, d'être
-illusoire, car ce qu'il y a de sérieux dans l'intervention du pays,
-est d'appeler à voter non pas la totalité des citoyens, mais la
-portion réellement éclairée et capable d'avoir un avis. Cependant les
-cent mille électeurs alors inscrits sur les listes offraient un
-échantillon de la nation suffisant pour avoir sa vraie pensée. On
-renonça à la combinaison subtile de faire présenter des candidats par
-les colléges d'arrondissement aux colléges de département, et par les
-colléges de département au Sénat, ce qui n'était qu'une manière de
-faire expirer la véritable opinion du pays, non pas précisément entre
-deux guichets, mais entre deux scrutins. Napoléon concéda que les
-colléges d'arrondissement nommeraient directement 300 députés, et les
-colléges de département à peu près autant, et toujours directement, ce
-qui devait procurer une assemblée presque égale en nombre à la Chambre
-des communes d'Angleterre. M. Benjamin Constant accepta ces bases,
-lesquelles constituaient une immense amélioration, car même sous la
-Charte de 1814 on n'avait eu que l'ancien Corps législatif, qui était
-nommé par le Sénat sur des listes de candidats dressées par les
-colléges électoraux. Napoléon admit ce que l'expérience a consacré
-depuis comme seule combinaison raisonnable, le renouvellement intégral
-de la seconde Chambre tous les cinq ans.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Constitution de la Chambre haute.</span>
-Quant à la composition de la première Chambre, il y eut plus de
-difficulté entre Napoléon et M. Benjamin Constant, non que l'un voulût
-concéder moins, et l'autre obtenir plus, mais parce que le <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span>
-sujet lui-même soulevait les doutes les plus graves.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant incline vers l'hérédité; Napoléon en
-est d'avis, mais craint l'effet qu'elle produira sur les esprits.</span>
-M. Benjamin Constant, sans être absolument fixé, inclinait vers une
-pairie héréditaire. Il regardait cette institution comme celle qui,
-dans la composition d'une Chambre haute, offrait le plus heureux
-mélange de gravité et d'indépendance d'esprit. Napoléon, en étant de
-cet avis plus que M. Benjamin Constant lui-même, répugnait cependant à
-introduire l'hérédité dans la nouvelle constitution. Avec son langage
-si net et si heureusement figuré, Il faut, disait-il, une
-aristocratie, et il la faut surtout dans un État libre, où la
-démocratie a toujours une influence prépondérante. Un gouvernement qui
-essaye de se mouvoir dans un seul élément, est comme un ballon dans
-les airs, inévitablement emporté dans la direction où soufflent les
-vents. Au contraire, celui qui est placé entre deux éléments, et peut
-se servir de l'un ou de l'autre à son gré, n'est point asservi. Il est
-comme un vaisseau qui est porté sur les flots, et qui n'use des vents
-que pour marcher. Le vent le pousse, mais ne le domine pas.&mdash;On ne
-pouvait rendre sous une forme plus ingénieuse une pensée plus
-profonde. Mais tout en pensant de la sorte, Napoléon craignait, dans
-l'état des choses, de ne pouvoir se servir utilement de ce qu'il y
-avait d'aristocratie en France.&mdash;L'ancienne noblesse est contre moi,
-disait-il, et la nouvelle est bien nouvelle. Tout cela ne ressemble
-pas à l'aristocratie anglaise, née avec la constitution anglaise,
-ayant contribué à la donner au pays, et n'ayant pas cessé de la
-pratiquer... D'ailleurs, ajoutait-il, nous avons un peuple plein de
-préventions contre la noblesse héréditaire. <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> Ce qui l'anime le
-plus en ce moment, ce qui le fait courir au-devant de moi, c'est la
-haine des nobles et des prêtres, et si vous lui présentez la pairie
-héréditaire vous lui ferez jeter les hauts cris, sans être bien assuré
-d'avoir créé une véritable aristocratie avec une Chambre des pairs qui
-pour assez longtemps sera composée de chambellans et de généraux...&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ajournement de la question.</span>
-En présence de ces motifs divers Napoléon était profondément perplexe,
-car si l'hérédité de la pairie était conforme à ses convictions, il en
-craignait l'effet sur l'esprit ombrageux des libéraux français.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficulté relative à l'abolition de la confiscation.</span>
-Quant aux garanties générales, telles que l'inamovibilité de la
-magistrature, la liberté individuelle, la liberté des cultes, etc., il
-les admettait sans contestation, et se bornait à demander une
-rédaction claire, précise, ne prêtant point à l'équivoque. Il n'y eut
-qu'une de ces garanties qu'il contesta, et même avec beaucoup de
-vivacité, ce fut l'abolition de la confiscation.
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs de Napoléon pour vouloir qu'on ne mentionne pas
-l'abolition de la confiscation.</span>
-Il ne voulait pas,
-bien entendu, stipuler le contraire; il désirait le silence.&mdash;Je ne
-songe, dit-il, à prendre le bien de personne, et ne veux en rien
-imiter la Convention nationale. Mais on me prépare une nouvelle
-émigration. Si la guerre se prolonge vous allez avoir un soulèvement
-en Vendée. Qu'elle se prolonge ou non, vous aurez des rassemblements
-sur nos frontières comme ceux de Coblentz. Déjà il s'en forme un à
-Gand, où figurent des hommes que j'ai comblés d'honneurs et de
-richesses. Ce rassemblement grandira tous les jours, et si je n'ai pas
-terminé la lutte en trois mois, il s'organisera là un gouvernement
-dont les ordres seront par certaines classes de Français mieux obéis
-que les miens. Ne <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> croyez pas que je veuille faire tomber la
-tête ou prendre la fortune de qui que ce soit. Mais je ne puis rester
-désarmé, et si je n'ai pas dans les mains des moyens d'intimidation,
-je ne saurai comment me défendre contre ce gouvernement extérieur,
-reconnu et obéi au dedans. Actuellement j'ai à Besançon, j'ai à
-Marseille d'anciens préfets de Louis XVIII qui donnent des ordres
-secrets. Je vais les expulser, mais ils se tiendront à la frontière,
-et feront là autant de mal qu'à l'intérieur même. Il faut que je
-puisse contenir les ennemis résolus, et ramener les irrésolus. Soyez
-sûr qu'avec la faculté de séquestrer les biens, sans les confisquer,
-j'agirai même sur Talleyrand. Du reste, à la paix, je rétablirai cette
-garantie qui est indispensable, je le reconnais; jusque-là je désire
-qu'on s'abstienne d'en parler.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Prétextes que les royalistes fournissaient à Napoléon pour
-soutenir son thème.</span>
-Cette mauvaise disposition fut la seule que Napoléon laissa percer
-dans le travail de la nouvelle constitution, mais il se montra
-obstinément attaché à ce qu'il demandait. Il avait tort sans doute de
-vouloir se réserver une portion quelconque de pouvoir arbitraire, car
-quelques moyens d'intimidation de plus ou de moins ne pouvaient ni le
-sauver ni le perdre, et c'était uniquement sur le champ de bataille
-que son sort devait se décider. Mais il faut reconnaître, pour être
-entièrement vrai, que les royalistes se conduisaient de manière à
-excuser la mauvaise pensée de Napoléon. D'abord épouvantés, ils
-s'étaient tenus paisibles: rassurés bientôt en voyant la liberté
-laissée à tous les partis de parler, d'écrire, de se mouvoir, ils en
-profitaient largement, allaient, venaient publiquement de Paris dans
-la Vendée, de <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> Paris à Gand, préparant évidemment la guerre
-civile en Vendée, et des mouvements royalistes au sein de la capitale.
-Pour le moment il n'y avait pas à s'en inquiéter, mais si l'ennemi
-arrivait sous les murs de Paris, le danger pouvait devenir sérieux, et
-on comprend, tout en désapprouvant Napoléon, qu'un homme d'action,
-habitué à ne pas s'arrêter devant les obstacles, placé en outre dans
-un temps bien voisin encore des doctrines révolutionnaires, demandât
-des moyens d'intimidation sans même vouloir en user.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ajournement de cette difficulté.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Question grave au sujet du titre à donner à la nouvelle
-Constitution.</span>
-M. Benjamin Constant ajourna cette contestation, bien résolu
-d'ailleurs à y revenir. Il y avait une dernière question, toute de
-forme, et sur laquelle Napoléon paraissait encore plus irrévocablement
-fixé, s'il était possible, c'était le titre et le mode de présentation
-du nouvel acte constitutionnel. Il voulait octroyer cette nouvelle
-Charte comme Louis XVIII avait octroyé la sienne, mais en sauvant les
-apparences, et en cette matière les apparences sont beaucoup, car
-elles emportent la reconnaissance ou la négation du droit.&mdash;J'ai
-reconnu, disait-il, la souveraineté nationale, et ce n'est pas une
-grande faveur que je lui ai faite, car en réalité la nation est
-souveraine, et il n'y a de souverain durable que celui dont elle veut.
-Ainsi je ne prétends pas, à l'exemple de Louis XVIII, me présenter
-comme tirant de mon droit seul la constitution que je vais donner à la
-France; mais si je ne prétends pas la tirer de mon droit, je veux la
-tirer de mon bon sens, la faire la meilleure possible, et à cet égard
-vous et moi nous valons mieux qu'une assemblée qui n'en finirait pas,
-et qui bouleverserait <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> peut-être le pays sans aboutir à aucun
-résultat.
-<span class="sidenote" title="En marge">Idées sur l'origine des constitutions.</span>
-L'&oelig;uvre une fois terminée, et le mieux que nous pourrons,
-je l'offrirai à l'acceptation nationale, suivant le mode adopté pour
-les anciennes constitutions impériales, celui de l'inscription des
-votes sur des registres ouverts dans les mairies. On dira que ce mode
-est illusoire; j'en conviens. Il n'est pas plus illusoire cependant
-que la convocation d'assemblées primaires, qui offrirait un mode plus
-compliqué mais pas beaucoup plus sérieux. En ce genre, l'essentiel est
-de faire bien, et quant à la forme, pourvu qu'elle n'emporte pas la
-négation du fond, la plus simple est celle qu'il faut préférer. La
-véritable acceptation du peuple c'est la durée, qui est son
-assentiment éclairé, donné par lui après l'expérience faite d'une
-constitution.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Benjamin Constant aurait voulu que la nouvelle
-Constitution ne se rattachât point à l'ancien Empire.</span>
-M. Benjamin Constant n'était nullement disposé à contester ces idées,
-car il était d'avis lui aussi d'éviter, soit une assemblée
-constituante qui aurait travaillé une année sans rien produire, soit
-des assemblées primaires qui auraient pu amener une confusion
-désastreuse, et d'employer la forme d'acceptation la plus abrégée,
-pourvu qu'elle emportât la reconnaissance expresse de la souveraineté
-nationale. Toutefois il aurait souhaité que la nouvelle constitution
-se distinguât des anciennes constitutions impériales non-seulement par
-le fond (c'était accordé), mais par la forme; qu'elle s'en distinguât
-surtout par le titre, afin d'inspirer confiance, et de ne pas
-l'exposer à être confondue avec les anciens sénatus-consultes, qui,
-une fois sortis du cerveau de Napoléon, étaient aussitôt convertis en
-lois fondamentales <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> de l'État par la servilité du Sénat. En
-conséquence il disait que sans être dupe des hypocrisies de forme, il
-fallait, par un moyen ou par un autre, conjurer la défiance générale,
-et pour cela donner à la constitution actuelle un caractère nouveau,
-et qui la distinguât tout à fait des précédentes.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon veut au contraire rattacher le présent au passé.</span>
-Non, non, répondait
-Napoléon, on veut m'ôter mon passé, faire de moi ce que je ne suis
-pas, un autre homme, effacer ainsi quinze ans de règne, effacer ma
-gloire, effacer celle de la France, comme si tout était mauvais dans
-ce premier règne!... Je n'y consentirai pas. Je puis bien céder à
-l'expérience, et surtout aux circonstances qui n'admettent plus la
-dictature dont j'ai joui, mais je n'entends pas me laisser humilier.
-D'ailleurs, croyez-moi, la France veut son vieil empereur, un peu
-changé sans doute, mais lui et pas un autre...&mdash;</p>
-
-<p>Sur ce point Napoléon se montra inébranlable, car il voyait dans une
-forme absolument nouvelle une intention de l'humilier en lui imposant
-le désaveu de tout son passé. Il fallut donc considérer la
-constitution à laquelle on travaillait comme une simple modification
-des anciennes, et nullement comme un ordre de choses entièrement
-distinct du précédent. En cela Napoléon était pour ce qu'il appelait
-sa gloire, aussi opiniâtre et aussi susceptible que Louis XVIII pour
-ce qu'il appelait son droit. C'était une faute grave, car la
-constitution de 1815 était totalement différente de celles de 1802 et
-de 1804; et tandis qu'en général on veut paraître donner plus qu'on ne
-donne, il s'exposait cette fois à paraître donner moins qu'il ne
-donnait en réalité: calcul détestable, <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> et triste fruit de
-l'orgueil! Il eût mieux valu cent fois, dans l'état des esprits,
-promettre plus qu'on ne faisait, que de faire plus qu'on ne
-promettait.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La nouvelle Constitution intitulée <cite>Acte additionnel aux
-constitutions de l'Empire</cite>.</span>
-De cette contestation il résulta le nouveau titre, si malheureusement
-célèbre, d'<cite>Acte additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>, titre qui
-devait tendre à persuader au public qu'on n'apportait qu'une
-modification, tandis qu'en réalité on apportait un changement radical
-à l'ancien état de choses. M. Constant enchanté d'avoir obtenu le fond
-céda sur la forme, à laquelle il avait lui-même le tort, naturel à un
-esprit philosophique, de ne pas attacher assez d'importance. Il prit
-la plume et rédigea en termes simples, clairs, élégants, la
-constitution la meilleure et la mieux écrite qui ait été accordée à la
-France dans la longue série de ses révolutions. Il vit, revit
-l'Empereur, et se mit d'accord avec lui sur tous les points, même sur
-celui de la pairie héréditaire.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'hérédité de la pairie définitivement adoptée.</span>
-Quant à ce dernier, Napoléon après
-avoir résisté par les motifs que nous avons exposés, après avoir
-répété qu'on courait risque de frapper la nouvelle &oelig;uvre d'une
-impopularité fâcheuse en y introduisant l'hérédité, parut se raviser
-cependant à l'égard d'une raison qui l'avait fort préoccupé, c'était
-la difficulté d'utiliser l'aristocratie dans l'état présent de la
-France. Il dit qu'après deux ou trois batailles gagnées, s'il les
-gagnait, après la paix conclue, s'il parvenait à la conclure,
-l'ancienne noblesse reviendrait probablement à lui comme elle l'avait
-déjà fait, et que la pairie héréditaire serait pour elle un appât
-beaucoup plus puissant que le Sénat; qu'il aurait donc ainsi le moyen
-de la rallier, et que les deux noblesses, <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> ancienne et
-nouvelle, fondues l'une avec l'autre, finiraient peut-être par
-composer un corps aristocratique assez imposant. Il se rendit donc sur
-l'hérédité de la pairie, mais persista obstinément à garder le silence
-sur l'article de la confiscation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Acte additionnel envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin
-Constant nommé membre de ce conseil pour y défendre son &oelig;uvre.</span>
-La nouvelle constitution avait été assez promptement terminée, une
-seule question divisant ses auteurs, et la plume du rédacteur étant
-fort exercée: mais il fallait la faire sortir de ce mystère, et lui
-donner l'appui d'une autorité considérable. On s'en entretenait déjà
-dans le public, on parlait des conférences secrètes dont elle était
-l'objet, et la jalousie n'avait pas manqué de naître, soit au sein du
-Conseil d'État, soit chez certains révolutionnaires qui avaient mis la
-main à nos diverses constitutions, et qui se voyaient avec peine
-frustrés de toute participation à celle-ci.
-<span class="sidenote" title="En marge">Examen du nouvel acte constitutionnel par le Conseil
-d'État.</span>
-Il était temps de la
-soumettre au Conseil d'État, et pour que M. Benjamin Constant pût
-soutenir son &oelig;uvre<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>, il fallait qu'il eût droit de siéger dans
-ce conseil. Il y avait là un prétexte fort naturel de le nommer
-conseiller d'État, et Napoléon par une voie simple et adroitement
-choisie, eut la satisfaction de conquérir son ennemi naguère le plus
-violent, tandis que cet ennemi eut de son côté la satisfaction
-<span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> d'être conquis d'une manière plausible et presque avouable.
-Aujourd'hui on est beaucoup plus étonné qu'on ne le fut alors de ce
-brusque ralliement. On avait assisté à de si étranges revirements en
-1814, les m&oelig;urs politiques étaient si peu formées, qu'on le
-remarqua sans en être cependant ni très-surpris, ni très-indigné. M.
-Benjamin Constant fut donc nommé conseiller d'État, afin de pouvoir
-travailler officiellement à la Constitution. Quelques personnages tels
-que le prince Cambacérès, MM. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulay
-de la Meurthe et les présidents des diverses sections du Conseil
-d'État, furent appelés à l'Élysée pour prendre part à des conférences
-préalables, et il s'y éleva peu d'objections contre le nouveau
-travail, qui, sauf le titre, sauf le silence gardé sur la
-confiscation, ne pouvait en soulever de sérieuses. Cependant on fit
-quelques remaniements de rédaction, et on inséra un article nouveau,
-assez inutile, mais répondant à toutes les passions du temps. En effet
-pour les bonapartistes la dynastie, pour les acquéreurs de biens
-nationaux les ventes dites nationales, pour les paysans l'abolition
-des dîmes et des droits féodaux, pour les révolutionnaires de diverses
-nuances la condamnation irrévocable de l'ancien régime, étaient des
-objets sacrés passant avant tous les autres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Article général ajouté.</span>
-On inséra donc un article
-final portant le numéro 67, lequel disait que le peuple français, en
-déléguant ses pouvoirs aux autorités instituées par la nouvelle
-constitution, ne leur conférait cependant pas le droit de proposer le
-rétablissement des Bourbons (la dynastie impériale fût-elle éteinte),
-le droit de rétablir l'ancienne <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> noblesse féodale, les
-priviléges seigneuriaux, les dîmes, les priviléges de culte, le droit
-surtout de porter atteinte à l'irrévocabilité de la vente des biens
-nationaux, et interdisait formellement à quelque individu que ce fût
-toute proposition de ce genre. Cet article avait une seule valeur,
-c'était de ranger les objets essentiels dans une catégorie à part, et
-de leur donner une espèce de caractère sacré, tant que la
-Constitution, il est vrai, resterait sacrée elle-même.</p>
-
-<p>Le nouvel acte fut ensuite porté au Conseil d'État. On ne fit presque
-aucune objection en séance générale; mais dans les conversations
-particulières qui s'établirent, on critiqua le titre d'<cite>Acte
-additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>, qui le distinguait trop
-peu des constitutions passées, et le laissait exposé à ces faciles
-changements qui s'opéraient jadis au moyen d'un sénatus-consulte
-toujours adopté par le Sénat à la presque unanimité, et toujours
-sanctionné dans les mairies par quelques millions de <em>oui</em> contre
-quelques milliers de <em>non</em>. Tout le monde aussi releva le silence
-gardé sur la confiscation, et en parut alarmé. La remarque fort simple
-que la Charte de 1814 prononçait l'abolition de la confiscation, et
-qu'on serait justement scandalisé de ne pas la retrouver dans l'Acte
-additionnel, cette remarque fut faite universellement, même en séance
-générale, et on pressa vivement les présidents de section, en
-particulier M. Benjamin Constant, d'insister auprès de l'Empereur pour
-qu'il consentît à remplir une lacune si regrettable, et destinée à
-être si mal interprétée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Dernière conférence, où la confiscation donne lieu
-à une scène fort vive.</span>
-Le 21 avril au soir il y eut une dernière conférence à l'Élysée, et la
-rédaction fut définitivement arrêtée. Le mandat donné aux divers
-collaborateurs du nouvel acte constitutionnel fut fidèlement exécuté,
-et on supplia Napoléon de combler la lacune relative à la
-confiscation. On fit naturellement valoir auprès de lui l'article de
-la Charte de 1814 qui abolissait cette peine barbare. Napoléon
-répondit que cet article n'était de la part des Bourbons qu'une
-véritable hypocrisie. Leur empressement à supprimer nominalement la
-confiscation n'avait eu, disait-il, d'autre cause que l'intention de
-flétrir l'origine des biens nationaux, confisqués sur les nobles et
-les prêtres. Mais leur respect pour la propriété était feint, car ils
-n'avaient rien négligé pour dépouiller les nouveaux acquéreurs de
-leurs biens, directement ou indirectement. Il ne fallait donc pas se
-laisser prendre à de faux semblants, et être dupes d'une disposition
-menteuse. Quant à lui, il ne voulait en réalité prendre le bien de
-personne, mais on lui ôterait en insistant le seul moyen qu'il eût
-d'intimider le nouveau Coblentz.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Paroles de Napoléon.</span>
-Pourtant, comme sans nier ce qu'il
-disait des Bourbons, on persistait à soutenir le principe de la
-propriété, qui en lui-même était sacré, et qu'il était peu séant de
-méconnaître dans un moment où l'on se piquait de proclamer les droits
-des citoyens, jusque-là méconnus ou incomplétement reconnus, Napoléon
-se leva les yeux enflammés, le geste menaçant, et parcourant d'un pas
-rapide la pièce où l'on discutait, il dit qu'on l'entraînait dans une
-voie qui n'était pas la sienne; qu'on donnait ainsi un dangereux
-essor aux plus <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> mauvaises doctrines du jour, qu'on les
-encourageait, qu'on les excitait; que l'opinion se gâtait d'heure en
-heure, et devenait détestable; que la France, la vraie France,
-cherchait <cite>le vieux bras de l'Empereur, et ne le trouvait plus</cite>; qu'on
-allait le livrer désarmé à toutes les factions; que le peuple et
-l'armée abhorraient les émigrés, lui en voudraient de son indulgence
-envers eux, et ne lui pardonneraient pas de leur laisser des richesses
-qui allaient servir à solder la guerre étrangère; que si du reste le
-moyen sortait un peu de la mansuétude du régime libéral, il fallait le
-concéder aux circonstances; qu'on <cite>voulait faire de lui un ange, qu'il
-n'en était pas un</cite>, et qu'il fallait le prendre tel quel, c'est-à-dire
-pour un homme qui n'avait pas l'habitude de se laisser attaquer
-impunément...&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">L'abolition de la confiscation n'est pas mentionnée.</span>
-Après cette sortie, laquelle n'était que la répétition
-de ce qu'on entendait dire tous les jours à certains hommes effrayés
-du prétendu mouvement révolutionnaire, Napoléon se calma, mais sans
-avoir permis d'insérer l'article relatif à l'abolition de la
-confiscation, et en promettant solennellement de rétablir cet article
-après la paix, comme font tous les pouvoirs qui s'engagent à renoncer
-à l'arbitraire l'urgence passée, c'est-à-dire lorsque le mal est
-irréparable pour leurs victimes et pour eux-mêmes.</p>
-
-<p>On se rendit devant la colère de Napoléon, et M. Benjamin Constant
-comme les autres, car il était impatient de voir au <cite>Moniteur</cite> une
-&oelig;uvre dont il était fier, et dont il aurait pu justement
-s'enorgueillir sans cette omission.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Insertion au <cite>Moniteur</cite>, le 23 avril, de l'Acte
-additionnel.</span>
-Le dimanche 23 avril le <cite>Moniteur</cite> publia la nouvelle <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span>
-constitution, sous le titre d'<span class="smcap">Acte additionnel aux constitutions de
-l'Empire</span>. Le préambule était fort adroit.
-<span class="sidenote" title="En marge">Préambule de l'Acte additionnel.</span>
-Il rappelait qu'à diverses
-époques l'Empereur, en profitant de l'expérience acquise, avait
-modifié les constitutions précédentes, notamment en l'an <span class="smcap">VIII</span>, en l'an
-<span class="smcap">X</span>, en l'an <span class="smcap">XII</span>, mais toujours en renvoyant ces modifications au
-consentement du peuple; que tout occupé alors d'établir un vaste
-système fédératif en Europe (Napoléon appelait ainsi son projet de
-monarchie universelle), il avait été obligé d'ajourner certaines
-dispositions nécessaires à la liberté des citoyens; qu'amené
-aujourd'hui à renoncer à ce vaste système fédératif, et à se vouer
-exclusivement au bonheur de la France, il avait résolu de modifier les
-constitutions impériales, en conservant du passé ce qu'il avait de
-bon, mais en empruntant aux lumières du temps présent ce qui était
-propre à consacrer les droits des citoyens, <cite>en donnant au système
-représentatif toute son extension, en combinant en un mot le plus haut
-point de liberté politique avec la force nécessaire pour faire
-respecter par l'étranger l'indépendance du peuple français et la
-dignité de la couronne</cite>.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions principales.</span>
-D'après le dispositif l'Empereur était chargé du pouvoir exécutif, et
-exerçait le pouvoir législatif en concurrence avec deux Chambres. De
-ces deux Chambres l'une, celle des pairs, était héréditaire, et à la
-nomination de l'Empereur, sans limite quant au nombre de ses membres;
-l'autre, celle des représentants, était élective, renouvelable en
-entier tous les cinq ans, et formée de 629 membres, élus directement
-par les deux séries de colléges de département <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> et
-d'arrondissement. Toutefois, le commerce devait avoir 23 représentants
-spéciaux choisis d'après un mode particulier. La Chambre des
-représentants nommait son président, sauf l'approbation de l'Empereur.
-La Chambre des pairs avait le privilége de la haute juridiction d'État
-sur les ministres, les chefs militaires, etc.; la Chambre des
-représentants avait l'initiative, la priorité des résolutions en
-matière de finances et de levées d'hommes. Le budget devait être voté
-tous les ans. Les Chambres pouvaient amender les lois, elles pouvaient
-même en proposer en vertu de leur propre initiative, et celles-ci
-étaient envoyées à l'Empereur si elles avaient réuni le vote favorable
-des deux branches de la législature. Les ministres pouvaient être
-membres de l'une ou de l'autre Chambre, avaient la faculté de s'y
-présenter s'ils ne l'étaient pas, et étaient tenus de s'y rendre pour
-fournir sur leurs actes toutes les explications qu'elles
-demanderaient. Ils étaient responsables, et, en cas de mise en
-accusation, ils étaient accusés par la Chambre des représentants, et
-jugés par la Chambre des pairs. L'Empereur avait le droit de dissoudre
-la Chambre des représentants, à la condition d'en réunir une nouvelle
-dans six mois au plus tard. La magistrature était inamovible; les
-tribunaux militaires n'avaient de juridiction que sur les délits
-militaires; les Français étaient libres de leur personne, ne devaient
-être ni détenus ni exilés arbitrairement, et ne relevaient que de
-leurs juges naturels. L'état de siége ne pouvait être établi qu'en cas
-d'invasion de l'ennemi, ou de troubles civils. Dans ce dernier cas il
-ne pouvait être établi que par une loi, ou en <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> l'absence des
-Chambres par un décret, qui devait être converti en loi le plus tôt
-possible. Tout Français avait le droit d'imprimer son opinion sans
-aucune censure préalable, à charge d'en répondre devant la justice,
-comprenant toujours le jury pour les délits de la presse. Le droit de
-pétition individuelle était garanti. Les cultes étaient déclarés égaux
-et libres. Enfin la dynastie, les biens nationaux, l'abrogation de la
-dîme et des anciens priviléges, étaient, comme on l'a vu, placés sous
-une garantie spéciale, puisqu'il était défendu aux membres des deux
-Chambres de faire aucune proposition qui fût de nature à y porter
-atteinte.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Forme de l'acceptation.</span>
-Les dispositions des sénatus-consultes antérieurs, contraires au
-nouvel acte, étaient annulées. Les autres étaient maintenues. Le
-présent Acte additionnel devait être envoyé à l'acceptation du peuple
-français qui serait admis au chef-lieu des mairies, chez les juges de
-paix, notaires, etc., à voter par <em>oui</em> ou <em>non</em> sur des registres
-ouverts à cet effet. Le recensement des votes devait être fait dans
-l'assemblée du Champ de Mai, composée de tous les membres des colléges
-électoraux qui voudraient se rendre à Paris.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Acte additionnel contenait la plus grande somme de
-liberté qui ait jamais été donnée à la France.</span>
-Jamais la liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable,
-n'avait été plus complétement accordée à la France, sauf l'article
-relatif à la confiscation, lequel était ajourné. Napoléon l'avait
-accordée aussi entière, non par ruse, mais parce qu'avec son grand
-esprit il avait compris qu'obligé de la donner, il la fallait donner
-avec ses conditions nécessaires; parce qu'il était alors exclusivement
-occupé d'une seule idée, celle de vaincre l'Europe <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> conjurée
-contre lui, et que ce résultat obtenu, le plus ou le moins de pouvoir
-dont il jouirait était à ses yeux un objet secondaire; parce qu'il se
-figurait que dans la pratique de la Constitution on lui concéderait à
-lui plus qu'à un autre, grâce à sa gloire, à son génie, à l'énergie de
-sa volonté; parce qu'enfin songeant à son fils plus qu'à lui-même, il
-ne désirait pas pour ce fils au delà des pouvoirs d'un roi
-d'Angleterre.</p>
-
-<p>Il nous reste à voir comment fut reçue cette liberté si complétement
-donnée, et on trouvera dans le récit qui va suivre une nouvelle preuve
-qu'en politique, comme en toutes choses, il ne suffit pas que les
-remèdes soient bons, il faut qu'ils soient appliqués à temps.</p>
-
-<p class="p2 center">FIN DU LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<h2><span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.<br />
-<span class="smaller">LE CHAMP DE MAI.</span></h2>
-
-<p class="resume">
- Publication de l'Acte additionnel. &mdash; Effet qu'il
- produit. &mdash; Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée
- de toutes les constitutions que la France ait jamais obtenues, il
- est très-mal accueilli. &mdash; Motifs de ce mauvais accueil. &mdash; La France
- ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que
- l'Europe lorsqu'il parle de paix. &mdash; Déchaînement des royalistes et
- froideur des révolutionnaires. &mdash; Le parti constitutionnel est le
- seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et néanmoins
- il reste défiant. &mdash; Importance du rôle de M. de Lafayette en cette
- circonstance. &mdash; Le parti constitutionnel met des conditions à son
- adhésion, et exige la convocation immédiate des
- Chambres. &mdash; Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des
- Chambres assemblées pendant les premières opérations de la
- campagne. &mdash; On lui force la main, et avant même l'acceptation
- définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à
- exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. &mdash; Il appelle
- en même temps le corps électoral au <cite>Champ de Mai</cite>. &mdash; Ces mesures
- produisent un certain apaisement dans les esprits. &mdash; Suite des
- événements à Vienne et à Londres. &mdash; Quoique très-animées, les
- puissances cependant ne laissent pas de considérer comme fort
- grave la lutte qui se prépare. &mdash; L'Autriche voudrait essayer de se
- débarrasser de Napoléon en lui suscitant des embarras
- intérieurs. &mdash; Tentative d'une négociation occulte avec M.
- Fouché. &mdash; Envoi à Bâle d'un agent secret. &mdash; Napoléon découvre cette
- sourde menée, et, pour la déjouer, dépêche M. Fleury de Chaboulon
- à Bâle. &mdash; Explication violente avec M. Fouché, surpris en trahison
- flagrante. &mdash; Pour le moment cette menée n'a pas de suite. &mdash; La
- coalition persiste, et le ministère britannique, poussé à bout,
- finit par avouer au Parlement le projet de recommencer
- immédiatement la guerre. &mdash; L'opposition se dit trompée, le
- Parlement le croit, et vote néanmoins la guerre à une grande
- majorité. &mdash; Marche des armées ennemies vers la France. &mdash; Aventures
- de Murat en Italie. &mdash; Sa folle entreprise et sa triste fin. &mdash; Il
- s'enfuit en Provence. &mdash; Sinistre augure que tout le monde en tire
- pour Napoléon, et que ce dernier en tire lui-même. &mdash; Progrès des
- préparatifs militaires. &mdash; Formation spontanée des
- fédérés. &mdash; Services que Napoléon espère en obtenir pour la défense
- de Lyon et de Paris. &mdash; Tandis que les révolutionnaires se décident
- à appuyer Napoléon, les loyalistes lèvent le masque, et
- commencent la guerre civile en <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> Vendée. &mdash; Premiers
- mouvements insurrectionnels dans les quatre subdivisions de
- l'ancienne Vendée, et combat d'Aizenay. &mdash; Promptes mesures de
- Napoléon. &mdash; Il se prive de vingt mille hommes qui lui eussent été
- bien utiles contre l'ennemi extérieur, et les dirige sur la
- Vendée. &mdash; En même temps il charge M. Fouché de négocier un
- armistice avec les chefs vendéens. &mdash; Résultat et esprit des
- élections. &mdash; Réunion de la Chambre des pairs et de celle des
- représentants. &mdash; Dispositions de celle-ci. &mdash; Tout en voulant
- sincèrement soutenir Napoléon contre l'étranger, elle est
- préoccupée de la crainte de paraître servile. &mdash; Ses premiers actes
- marqués au coin d'une extrême susceptibilité. &mdash; Napoléon en est
- vivement affecté. &mdash; Champ de Mai. &mdash; Grandeur et tristesse de cette
- cérémonie. &mdash; Adresses des deux Chambres. &mdash; Conseils dignes et
- sévères de Napoléon. &mdash; Ses profondes remarques sur ce qui manque à
- son gouvernement pour subsister devant des Chambres. &mdash; Sinistres
- présages. &mdash; Il quitte Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de
- l'armée. &mdash; Adieux à ses ministres et à sa famille. &mdash; Dernières
- considérations sur cette tentative de rétablissement de l'Empire.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1815.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Malgré sa valeur réelle, l'Acte additionnel est très-mal
-accueilli.</span>
-Jamais la liberté n'avait été plus complétement donnée à la France que
-dans l'Acte additionnel, et cependant jamais elle ne fut plus mal
-reçue. Les hommes, vieux ou jeunes, qui après un long sommeil de
-l'esprit public étaient revenus à l'amour de la liberté, avaient tous
-une manière différente de l'entendre, l'expérience ne les ayant pas
-encore amenés à un système commun. Ils s'étaient généralement imaginé
-que quelques centaines de constituants seraient appelés à discuter les
-diverses formes de gouvernement, et que de cette discussion sortirait
-la forme que chacun d'eux préférait. La plupart s'étaient flattés
-d'être du nombre de ces constituants, et le Conseil d'État lui-même
-avait espéré qu'au lieu de lui communiquer simplement la constitution
-nouvelle, on la lui donnerait à rédiger. L'esprit de système et les
-prétentions personnelles étaient donc frustrés à la fois par le mode
-adopté. De plus on détestait les anciennes constitutions impériales,
-<span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> qu'on rendait responsables avec quelque raison des malheurs
-du premier Empire, et on avait nourri l'espoir d'un changement
-radical, qui trancherait profondément avec le passé pour le fond et
-pour la forme.
-<span class="sidenote" title="En marge">La forme et le titre sont la première cause de ce mauvais
-accueil.</span>
-Au lieu de cela, trouver un matin au <cite>Moniteur</cite>, tout
-fait, et sans possibilité d'y rien changer, un simple acte, dit
-<em>additionnel</em> aux constitutions impériales, lequel ne paraissait être
-qu'une légère modification, tandis qu'on aurait voulu un changement
-complet, lequel encore n'avait d'autre garantie de solidité que
-l'acceptation muette dans les mairies, les justices de paix, etc., fut
-une déception universelle et cruelle. On s'était promis un ordre de
-choses absolument nouveau, qui serait l'ouvrage de tout le monde et
-recevrait une sanction solennelle, et l'on avait, ou l'on croyait
-avoir une insignifiante modification, mesurée par le pouvoir lui-même,
-et sanctionnée par un mode banal, qui ne procurait aucune sécurité,
-car avec ce mode rien ne garantissait que les actes additionnels ne se
-succéderaient pas les uns aux autres, comme jadis les
-sénatus-consultes. Obtenir peu, et ce peu n'y pouvoir pas compter, fut
-naturellement pour tous les esprits un motif de se dire et de se
-croire indignement trompés.</p>
-
-<p>On était donc prévenu par le titre de l'&oelig;uvre, même avant de
-l'avoir lue. En la lisant, il aurait fallu des lumières qu'on n'avait
-pas alors pour reconnaître qu'elle contenait la véritable monarchie
-constitutionnelle, telle du moins que le législateur peut l'écrire, la
-pratique elle-même n'étant jamais que l'ouvrage du temps. Mais à
-cette époque les <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> amis de la liberté, s'ils ne manquaient pas
-d'instruction, manquaient tout à fait d'expérience.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'hérédité de la pairie est la seconde.</span>
-Les uns en ne
-trouvant pas dans l'Acte additionnel la république ou à peu près, les
-autres en y trouvant deux Chambres, furent exaspérés; tous furent
-révoltés en y trouvant une Chambre héréditaire, et cette disposition,
-comme l'avait prévu Napoléon, devint une cause de réprobation
-générale. Ainsi, au mécontentement du titre qui n'indiquait qu'une
-modification au lieu d'un changement radical, au mécontentement de la
-forme qui rappelait la Charte octroyée de Louis XVIII, s'ajouta le
-mécontentement naissant du fond lui-même. Pour les anciens
-républicains, c'était la monarchie; pour les monarchistes de 1791,
-c'était la monarchie avec deux Chambres, la <em>monarchie Mounier</em> en un
-mot; pour les jeunes libéraux enfin, un peu plus avancés que les deux
-classes précédentes, c'était la monarchie aristocratique, parce que la
-pairie était héréditaire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Partout se répand l'idée que Napoléon, en se disant changé,
-est au fond toujours le même.</span>
-Les journaux retentirent unanimement des
-mêmes diatribes, et les royalistes rassurés par les ménagements de la
-police impériale, se joignirent aux républicains, ennemis de la
-monarchie, aux monarchistes, ennemis des deux Chambres, aux jeunes
-libéraux, ennemis de l'hérédité, pour répéter ces reproches fort
-singulièrement placés dans leur bouche, que l'Acte additionnel était
-une charte octroyée comme celle de Louis XVIII, consacrant la
-monarchie féodale des deux Chambres, dont une héréditaire. Ils
-contribuèrent ainsi à propager l'idée, déjà fort répandue, que
-Napoléon n'était point changé, qu'après avoir beaucoup promis en
-arrivant il ne <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> tenait rien maintenant qu'il se croyait
-établi, que revenu à ses anciennes pratiques il tirait de son
-despotisme personnel un simulacre de constitution, le remplissait des
-mêmes choses que les Bourbons, le donnait dans la même forme,
-l'<em>octroyait</em> en un mot par un mode d'octroi à lui, celui des
-registres ouverts chez les officiers publics, manière de procéder
-aussi insolente, aussi illusoire que celle qu'avait employée Louis
-XVIII.
-<span class="sidenote" title="En marge">Déclamations des royalistes écoutées par les patriotes.</span>
-Cette idée pénétra rapidement dans des esprits ouverts à la
-défiance, et y causa le mal le plus à redouter dans le moment, en
-refroidissant le zèle des amis de la Révolution et de la liberté, les
-seuls disposés à courir à la frontière. Tout homme qu'on dégoûtait ou
-décourageait parmi eux, était non pas seulement un partisan ôté à
-Napoléon, mais un soldat enlevé à la défense du pays. Tandis que les
-patriotes de toute nuance, excités par les royalistes, déclaraient
-l'Acte additionnel une &oelig;uvre ténébreuse du despotisme, les hommes
-au contraire qui reprochaient au gouvernement de se livrer au parti
-révolutionnaire, et qui se faisaient même de leurs craintes affectées
-un prétexte pour se tenir à l'écart en attendant que la victoire eût
-prononcé, ces hommes allaient disant partout qu'on ne reconnaissait
-plus Napoléon, qu'il n'avait plus aucune volonté, aucune énergie,
-qu'il se laissait mener par des fous, qu'il avait donné une
-constitution anarchique, et qu'après avoir consenti à devenir
-l'instrument des jacobins et des régicides, il serait bientôt leur
-dupe et leur victime.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Défaut général de sang-froid, tenant à la gravité de la
-situation.</span>
-Au fond chacun était intérieurement agité par le sentiment de la
-grande crise qui se préparait, <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> et qu'on voyait approcher à
-pas de géant avec les armées européennes. Les partis sentaient tous
-leur sort attaché au résultat de cette crise, et le défaut de
-sang-froid se joignant à l'erreur de leurs jugements, ils en étaient
-plus impressionnables, et dès lors plus déraisonnables encore que de
-coutume.</p>
-
-<p>Napoléon discernait cette disposition des esprits, et il était
-vivement affecté des défiances qu'il inspirait. Il avait bien prévu
-que la pairie héréditaire ne réussirait pas, mais il ne se serait
-jamais douté qu'on abusât aussi gravement du titre donné au nouvel
-acte.
-<span class="sidenote" title="En marge">Chagrin de Napoléon, et efforts qu'il fait pour garder tout
-son calme.</span>
-Pourtant il s'efforçait de conserver quelque calme au milieu du
-trouble général.&mdash;Vous le voyez, dit-il à M. Lavallette qu'il mandait
-sans cesse auprès de lui, pour épancher en sûreté les sentiments dont
-son c&oelig;ur était plein, vous le voyez, toutes les têtes sont
-atteintes de vertige. Moi seul, dans ce vaste empire, j'ai conservé
-mon sang-froid, et si je le perdais, je ne sais ce que nous
-deviendrions!&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Son ancien despotisme cause essentielle de l'incrédulité
-qu'il rencontre.</span>
-En effet, il faisait un continuel effort sur lui-même
-pour contenir sa bouillante nature, s'interdisait la moindre vivacité,
-écoutait les plus ridicules objections avec un calme, une douceur,
-qu'il ne montrait ordinairement que dans les grands périls, se gardait
-d'ajouter au feu de toutes les passions le feu des siennes, et expiait
-ainsi, dans des souffrances qui n'avaient pour témoins que Dieu et
-quelques amis, les fautes de son long despotisme! Mais, hélas! si les
-fautes sont expiables devant Dieu, elles sont irréparables devant les
-hommes. Dieu voit le repentir, et il s'en contente! Les hommes n'ont
-ni sa vue ni sa clémence: ils n'aperçoivent que les fautes, et à leur
-<span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> rude justice il faut le châtiment matériel, complet,
-éclatant! Napoléon allait en faire bientôt une terrible et mémorable
-épreuve.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vive approbation donnée à l'Acte additionnel par le parti
-constitutionnel.</span>
-L'Acte additionnel ne trouva de défenseurs que parmi les anciens
-constitutionnels, et seulement parmi les plus sages. Le rôle brillant
-de rédacteur de la nouvelle constitution déféré à M. Benjamin
-Constant, les avait à la fois flattés et rassurés. En lisant
-l'&oelig;uvre elle-même, ils furent encore plus satisfaits. Madame de
-Staël, que son rare esprit et sa parfaite connaissance de l'Angleterre
-garantissaient des erreurs régnantes, approuva hautement l'Acte
-additionnel. L'école fort éclairée des publicistes genevois, qui
-suivait l'impulsion de madame de Staël et de M. Benjamin Constant,
-l'approuva également.
-<span class="sidenote" title="En marge">Défense de cet acte par M. de Sismondi.</span>
-Le plus savant de ces publicistes, M. de
-Sismondi, en entreprit dans le <cite>Moniteur</cite> la défense en règle. Il
-s'attacha, dans une suite d'articles remarquables, à démontrer que la
-forme adoptée ne ressemblait en rien à l'octroi de Louis XVIII, car ce
-prince n'avait admis que son propre droit, et dès lors s'était réservé
-la faculté de retirer ce qu'il donnait, tandis que Napoléon avait
-reconnu formellement la souveraineté nationale, lui avait déféré son
-ouvrage, et si elle l'agréait, était irrévocablement engagé envers
-elle; que le mode employé pour rédiger et faire accepter la nouvelle
-constitution, quoique laissant beaucoup de part au pouvoir, était la
-seule admissible dans les circonstances actuelles, car la réunion des
-assemblées primaires pour élire une constituante, la réunion de cette
-constituante, outre la difficulté de telles opérations en présence de
-l'ennemi, auraient <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> eu l'inconvénient de livrer à une dispute
-interminable une &oelig;uvre sur les bases de laquelle tous les esprits
-sensés étaient d'accord; que si Napoléon n'eût pas été de bonne foi,
-il aurait pu en effet recourir à ce moyen, laisser disputer sans fin
-cette constituante, pendant qu'il irait combattre l'ennemi extérieur,
-puis, revenu vainqueur, livrer cette assemblée au ridicule, la
-dissoudre, et reprendre son ancien pouvoir tout entier; qu'au
-contraire, en présentant lui-même sur-le-champ une &oelig;uvre complète,
-une &oelig;uvre qui, sauf un point, ne laissait rien à désirer aux amis
-sincères de la liberté, il prouvait la résolution sérieuse de se
-dépouiller de son ancien pouvoir, et de doter le pays de la vraie
-monarchie constitutionnelle; que la comparaison de la nouvelle
-constitution avec celles qui l'avaient précédée démontrait que c'était
-la meilleure que la France eût jamais obtenue, car à certains égards
-elle était plus libérale même que celle d'Angleterre; qu'enfin le
-maintien des sénatus-consultes antérieurs était la chose du monde la
-plus naturelle et la plus nécessaire, car ces sénatus-consultes étant
-formellement annulés dans toutes les dispositions qui étaient
-contraires à l'Acte additionnel, on n'avait plus à les craindre sous
-le rapport politique, et que sous les autres rapports il fallait les
-laisser subsister, sous peine de voir la législation civile, la
-législation administrative, c'est-à-dire l'organisation entière de
-l'État crouler d'un seul coup; qu'en donnant une constitution
-nouvelle, on ne pouvait avoir d'autre prétention que celle de changer
-la forme politique du gouvernement, mais qu'on devait laisser au
-temps seul le soin de modifier <span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> la législation civile et
-administrative, en se conformant pour la manière de procéder à l'Acte
-additionnel.</p>
-
-<p>Ce qu'écrivait M. de Sismondi était la vérité même, mais la vérité
-pour les esprits sages et non prévenus. Les autres, et c'était le
-grand nombre, inspirés par leur défiance ou par le déplaisir que leur
-causaient certaines dispositions de l'Acte additionnel, avaient cru
-revoir dans cet acte Napoléon tout entier avec son caractère et son
-despotisme: avec son caractère, il était bien possible qu'ils eussent
-raison, car quoiqu'il eût reçu de ses malheurs une forte impression,
-il se pouvait qu'il ne fût pas suffisamment changé, mais avec son
-despotisme ils avaient tort, car on venait d'obtenir mieux que la
-constitution anglaise, et puisqu'on avait fait la faute énorme de
-rappeler Napoléon, il fallait bien contre l'étranger se servir de lui,
-tel quel, et tâcher de lui rendre possible et supportable le rôle de
-monarque constitutionnel. M. de Lafayette, malgré les susceptibilités
-de son libéralisme, était plus juste. Il avait désapprouvé la forme de
-l'Acte additionnel, mais l'avait pardonnée en faveur du fond, et avait
-complimenté son ami, M. Benjamin Constant.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Approbation de M. de Lafayette, donnée cependant à une
-condition, celle de la convocation immédiate des Chambres.</span>
-Votre constitution, lui
-avait-il écrit, vaut mieux que sa réputation, mais il faut y faire
-croire, et pour qu'on y croie la mettre immédiatement en vigueur.&mdash;</p>
-
-<p>M. de Lafayette venait de passer quatorze ans dans sa terre de
-Lagrange, et quoiqu'il sût gré à Napoléon de l'avoir tiré autrefois
-des cachots d'Olmütz, il ne lui pardonnait pas d'avoir enlevé toute
-liberté à la France. Cependant, n'ayant aucun mauvais <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span>
-sentiment pour un homme qui lui avait rendu un grand service, ayant
-même un certain goût pour sa personne et son génie, il était à l'égard
-de sa prétendue conversion d'une incrédulité invincible. Il changeait
-si peu lui-même, qu'il ne comprenait guère que les autres pussent
-changer. Toutefois, dans l'ardeur dont il était plein, il ne demandait
-pas mieux que de se prêter à des essais de liberté, n'importe avec
-qui, avec Napoléon comme avec les Bourbons, d'autant qu'avec Napoléon,
-s'il trouvait plus de danger pour la liberté politique, il trouvait
-aussi plus de sécurité sous le rapport des principes sociaux de 1789,
-et plus de grandeur, plus d'indépendance vis-à-vis de l'étranger.
-Complétement satisfait, sauf un point, du contenu de l'Acte
-additionnel, il tenait essentiellement à la mise en pratique, et était
-prêt à déposer la plus grande partie de ses défiances, si on
-convoquait les Chambres tout de suite. Selon lui, une fois que les
-hommes marquants du parti libéral seraient réunis dans une assemblée,
-Napoléon n'était plus à craindre. On se servirait de son épée pour
-repousser l'ennemi, et puis après s'en être servi, si on n'était pas
-content de lui, on le déposerait au besoin, on le remplacerait par son
-fils, et on fonderait ainsi la monarchie constitutionnelle. Cette
-manière de raisonner avait l'inconvénient d'autoriser Napoléon à
-raisonner de même, à dire aussi qu'une fois vainqueur il renverrait
-les amis de la liberté s'il n'était pas content d'eux, et ce qu'on
-aurait gagné à le charger des entraves d'une assemblée immédiatement
-convoquée, ce serait de lui lier les mains envers l'ennemi extérieur,
-<span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> sans les lui lier bien sûrement envers la liberté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts qu'on fait pour conquérir M. de Lafayette.</span>
-Quoi qu'il en soit, M. de Lafayette était prêt, nous le répétons, à se
-tenir pour satisfait si on ne lui faisait pas attendre la convocation
-des Chambres. Or il était l'homme qu'on mettait le plus de prix à
-contenter, car il était avec Carnot l'homme le plus respecté de la
-Révolution parmi ceux qui avaient survécu. S'il n'avait pas eu comme
-Carnot l'honneur d'organiser la victoire, il avait eu celui de ne
-voter ni la mort de Louis XVI, ni la mort d'aucun citoyen. Le
-rattacher à l'Empire, c'eût été ménager à Napoléon le garant le plus
-accrédité sous le rapport des intentions libérales. Aussi faisait-on
-de grands efforts pour le conquérir. Plusieurs personnes s'y
-appliquaient, le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin
-Constant.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Matthieu Dumas, le prince Joseph, M. Benjamin
-Constant s'y appliquent.</span>
-Le général Matthieu Dumas, tout occupé d'organiser les
-gardes nationales dans l'intérêt de la défense du pays, tenant à la
-liberté sans doute, mais plus encore au triomphe de nos armes,
-profitait de ses anciennes relations avec M. de Lafayette pour le
-rapprocher de Joseph. Joseph de son côté avait eu quelques relations
-avec M. de Lafayette, mais interrompues par ses deux royautés de
-Naples et d'Espagne, et il avait essayé de le revoir dans les
-circonstances actuelles, guidé par la double et honnête intention de
-préparer à Napoléon un appui et un lien. Il se montrait à l'illustre
-patriote de 1789 franchement libéral, et effectivement il l'était
-devenu sous le joug de son frère, si lourd à porter; mais il croyait
-l'être encore plus qu'il ne l'était, ce qui du reste lui rendait son
-rôle plus facile.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Lafayette fait toujours dépendre son adhésion de la
-convocation immédiate des Chambres.</span>
-M. de Lafayette, avec une politesse assez hautaine,
-<span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> écoutait ses discours, et lui répondait qu'il croirait tout
-ce qu'on voudrait, si on convoquait les Chambres; à quoi Joseph ne
-dissimulait pas que Napoléon opposerait une vive résistance, craignant
-beaucoup de laisser à Paris une assemblée qui divaguerait pendant
-qu'il se battrait.</p>
-
-<p>M. Benjamin Constant s'était fait aussi le courtisan de M. de
-Lafayette.&mdash;<cite>Vous êtes</cite>, lui disait-il, <cite>ma conscience</cite>, ce qui
-signifiait qu'il le regardait dans les circonstances présentes comme
-son excuse. En effet, M. Benjamin Constant ne pouvait se dissimuler
-que sa conduite, même au milieu des changements effrontés du temps,
-avait été remarquée, et jugée assez peu favorablement, car devenir le
-conseiller d'État d'un prince sur la tête duquel il appelait naguère
-l'exécration publique, n'était pas facilement explicable. Mais avoir
-M. de Lafayette pour ami, pour approbateur, c'était avoir réponse à
-tous les reproches. M. Benjamin Constant cherchait donc à persuader M.
-de Lafayette, qui à lui comme à Joseph répondait imperturbablement
-qu'il croirait tout ce qu'on dirait, et approuverait tout ce qu'on
-ferait, si on convoquait les Chambres. Il y avait à cette convocation
-précipitée une objection de légalité fort grave, c'était de mettre en
-pratique la Constitution avant qu'elle eût été acceptée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Difficulté légale qui n'arrête pas M. de Lafayette.</span>
-Quelque grave
-qu'elle fût cette objection n'arrêtait ni M. de Lafayette, ni les
-partisans de la convocation immédiate. Bien qu'ils blâmassent un mode
-d'acceptation dans lequel la volonté populaire était traitée fort
-légèrement, ils ne craignaient pas de traiter cette volonté plus
-légèrement encore, en la <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> supposant connue d'avance, et en
-n'attendant pas même qu'elle se fût prononcée. Suivant eux, il
-importait peu de manquer à toutes les formes envers le peuple, pourvu
-qu'on satisfît à ses désirs. Pourtant il s'agissait de faire agréer
-une proposition de ce genre à celui qui pouvait seul prononcer, et ce
-n'était pas chose facile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Raisons de Napoléon pour résister à la convocation
-immédiate.</span>
-Napoléon en effet, tout en étant complétement décidé à mettre en
-pratique la nouvelle Constitution, tout en désirant même que l'essai
-qu'on allait faire réussît, parce que le succès du parti libéral était
-le sien, tandis que son insuccès était le triomphe des Bourbons,
-redoutait la convocation des Chambres, et craignait qu'au premier
-bruit du canon elles ne manquassent, non pas de courage (la Convention
-avait montré le contraire), mais de sang-froid. Il s'attendait à
-traverser de cruelles vicissitudes, à se trouver peut-être sous les
-murs de Paris combattant pour en disputer l'entrée à l'Europe, et ne
-désespérait pas de triompher, si on ne se troublait pas, si on savait
-considérer avec calme toutes les horreurs d'une guerre à outrance. Or,
-avec le coup d'&oelig;il pénétrant dont il était doué, il entrevoyait
-qu'une Chambre des représentants formée dans les circonstances
-actuelles serait un résumé de tous les partis, qu'une journée
-malheureuse, vraisemblable même dans l'hypothèse du succès définitif,
-au lieu d'être une raison de s'unir et de persévérer, deviendrait
-peut-être une occasion de se diviser, peut-être même de lui arracher
-l'épée avec laquelle il défendrait la France, et il est impossible de
-dire que cette opinion fût dénuée de sincérité et de fondement, car
-les <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> assemblées à la fois neuves et désunies sont assurément
-de mauvais instruments de guerre. Aussi aurait-il voulu profiter de
-tous les délais résultant régulièrement de l'Acte additionnel, pour
-différer la réunion des Chambres, pour se ménager ainsi deux mois
-pendant lesquels il aurait eu le temps de frapper les premiers coups
-sur l'ennemi, et, à la manière dont il dirigeait les opérations
-militaires, il était possible qu'il eût enfanté des événements tels
-que la campagne, sinon la guerre, fût décidée dans ces deux mois.
-Alors son ascendant et les courages étant raffermis par le succès, la
-réunion des Chambres pourrait être essayée sans danger.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La réunion des Chambres n'en était pas moins le seul moyen
-de vaincre l'incrédulité générale.</span>
-Quand on songe aux événements postérieurs, lesquels amenèrent ce qui
-est bien pis que la défaite d'une dynastie, la défaite du pays, on ne
-peut s'empêcher de considérer comme très-sage l'opinion de Napoléon en
-ce moment. Mais la défiance qu'il inspirait à l'Europe sous le rapport
-des intentions pacifiques, il l'inspirait à la France sous le rapport
-des intentions libérales. Outre l'éloignement peu réfléchi qu'on avait
-pour certaines dispositions de l'Acte additionnel, on éprouvait
-partout le sentiment que c'était une promesse trompeuse, sur laquelle
-Napoléon reviendrait à la première victoire, et si quelque chose
-pouvait vaincre l'incrédulité universelle, c'était le spectacle d'une
-assemblée placée à côté du gouvernement, discutant contradictoirement
-avec lui les affaires publiques, le surveillant attentivement, et
-toujours prête à déconcerter ses entreprises inconstitutionnelles.
-Ainsi telle était, grâce à ses fautes passées, l'affreuse position de
-Napoléon, que <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> la convocation immédiate des Chambres
-l'exposait à avoir l'anarchie derrière lui, tandis qu'il aurait
-l'ennemi en face, et qu'au contraire la non-convocation lui ôtait la
-confiance publique, qui seule pouvait lui procurer des soldats!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts du prince Joseph et de M. Benjamin Constant pour
-triompher de la résistance de Napoléon.</span>
-Joseph, par zèle sincère, par désir aussi de se donner de
-l'importance, tâchait d'obtenir de son frère des concessions qui le
-missent en crédit auprès des constitutionnels, et avait par ce motif
-fort insisté pour qu'on réunît tout de suite les Chambres. M. Benjamin
-Constant, pour complaire à ses amis, pour se ménager surtout la faveur
-de M. de Lafayette, qui se servait avec infiniment de finesse du désir
-qu'on avait de son approbation, avait fortement appuyé les conclusions
-de Joseph. L'un et l'autre disaient que l'Acte additionnel n'avait pas
-réussi; que personne ne le prenait au sérieux; qu'il fallait quelque
-chose qui parlât aux yeux, et que la présence de six cents
-représentants et de deux cents pairs autour du trône pourrait seule
-faire croire à la réalité des promesses impériales. Napoléon se
-défendait vivement, en disant qu'il savait bien que l'Acte additionnel
-n'avait pas réussi, que le titre qui était sa faute, et la pairie
-héréditaire qui était celle de M. Constant, l'avaient ruiné dans
-l'opinion publique; que la disposition des esprits était aux chimères,
-et non à ce qui était positif et sain; que cette fâcheuse tendance
-s'aggravait tous les jours; qu'avec des sacrifices, n'importe
-lesquels, on ne la guérirait pas; que pour opposer un remède à un mal
-qui n'avait de remède que le temps, il n'irait pas se mettre sur les
-bras une assemblée constituante, <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> lorsque sur ses bras déjà si
-chargés allaient se trouver toutes les armées de l'Europe.&mdash;Il résista
-donc plusieurs jours aux instances dont il était assailli, et qui
-provenaient du parti constitutionnel, jaloux tout à la fois de créer
-de nouvelles excuses à son adhésion, et de s'entourer d'une nombreuse
-assemblée où il espérait siéger en maître.</p>
-
-<p>Mais l'obsession ne fut pas moindre que la résistance, et elle était
-appuyée par un déchaînement inouï de la presse périodique,
-particulièrement de la presse royaliste, qui reprochait à l'Acte
-additionnel de ne pas reconnaître assez explicitement la souveraineté
-nationale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts unanimes de la presse dans le même sens.</span>
-Malheureusement les hommes qui s'intitulaient patriotes se
-laissaient prendre au piége de ces déclamations.
-<span class="sidenote" title="En marge">Raisons qui ébranlent la résolution de Napoléon, sans du
-reste changer sa conviction.</span>
-Napoléon n'en était
-pas dupe, mais il avait besoin du parti révolutionnaire et libéral
-pour tenir tête à l'intérieur au parti royaliste, à l'extérieur aux
-armées coalisées, et il lui importait au plus haut point de ne pas
-laisser refroidir le zèle qui poussait aux frontières les anciens
-soldats, surtout les gardes nationaux mobilisés. Ce qui disposait ces
-braves gens, les uns à remplir les vides de nos régiments, les autres
-à se jeter dans les places, c'était le bruit qu'on faisait à leurs
-oreilles en répétant qu'il fallait courir aux frontières pour écarter
-l'étranger, les Bourbons, les nobles, les prêtres, la
-contre-révolution, en un mot. Or si le parti révolutionnaire et
-libéral qui disait ces choses, venait par mécontentement à se taire,
-il pouvait en résulter une tiédeur funeste qui priverait l'armée de
-soutien, et l'exposerait à se trouver seule aux prises avec l'ennemi;
-or cette armée était héroïque <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> sans doute, mais numériquement
-insuffisante pour résister à l'Europe conjurée. Cette raison exerçait
-une influence considérable et tous les jours plus grande sur l'esprit
-de Napoléon, qui voyait une funeste impopularité succéder peu à peu à
-l'enthousiasme avec lequel les amis de la Révolution l'avaient
-accueilli à son débarquement. Pourtant cette raison n'aurait
-probablement pas suffi, si une autre, qui vint s'ajouter à la
-première, n'avait entraîné sa détermination.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dernière considération qui le décide.</span>
-Tandis qu'au dedans, à l'aide des défiances qu'il inspirait, on
-cherchait à le peindre comme un despote incorrigible, usant
-aujourd'hui de finesse, mais toujours prêt à revenir à ses penchants
-invétérés, au dehors on le représentait comme un tyran farouche,
-entouré de soldats aussi farouches que lui, n'osant pas faire un pas
-hors des rangs de ses légions, inspirant la terreur et l'éprouvant,
-odieux en un mot à la nation française, sur laquelle il était venu de
-nouveau appesantir son joug de fer. Vainement se montrait-il sur la
-place du Carrousel, dans des revues presque quotidiennes, et où tout
-le monde pouvait l'approcher; on répondait aux récits fort exacts du
-<cite>Moniteur</cite> que s'il se présentait quelque part c'était toujours
-entouré de soldats. Cette persistance dans un pareil mensonge
-finissait par agir sur l'opinion de l'Europe, et par persuader à
-celle-ci qu'il suffirait de battre cent ou deux cent mille mameluks
-pour venir à bout du tyran, et qu'on trouverait ensuite la France
-pressée de se débarrasser de sa tyrannie. Il importait autant de
-répondre à cette seconde fausseté qu'à la première. <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Il prend le parti de convoquer les Chambres immédiatement.</span>
-La convocation immédiate des Chambres, quels que fussent ses
-inconvénients, avait le double avantage de faire tomber les mauvais
-bruits du dedans et du dehors, de prouver d'un côté que Napoléon avait
-donné sérieusement l'Acte additionnel, puisque sans attendre les
-délais légaux il mettait la nation en jouissance effective de ses
-droits, et de l'autre qu'il ne craignait pas le contact avec elle,
-puisqu'il s'entourait de ses représentants.&mdash;Eh bien, dit-il à Joseph
-et à M. Benjamin Constant, qui persistaient à demander l'exécution
-anticipée de l'Acte additionnel, j'en ai pris mon parti, je
-convoquerai les Chambres, et je ferai cesser ainsi tous les doutes sur
-mes intentions; je prouverai ma confiance dans cette nation qu'on dit
-que je crains, en appelant ses élus autour de moi.&mdash;Il ne restait
-qu'une difficulté, c'était de devancer le v&oelig;u populaire, en se
-dispensant d'attendre l'acceptation de la Constitution pour la mettre
-en vigueur. On rédigea un décret, et on le fit précéder d'un préambule
-qui expliquait cette manière d'agir par l'impatience que Napoléon
-éprouvait de s'entourer des représentants de la nation, et de les
-avoir quelques jours auprès de sa personne avant de partir pour
-l'armée. Au préambule adroitement écrit succédait le décret qui
-convoquait immédiatement les colléges électoraux afin d'élire six cent
-vingt-neuf représentants. Ce même décret portait en outre que les
-colléges qui avaient autrefois des présidents à vie nommés par
-l'Empereur, les choisiraient eux-mêmes lors de la prochaine élection.
-<span class="sidenote" title="En marge">Décret qui ordonne les élections et convoque les Chambres
-pour la fin de mai.</span>
-Le décret fut rendu le 30 avril, et on espérait qu'un mois suffisant
-pour les opérations <span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> électorales, les représentants pourraient
-se joindre aux électeurs dans la grande assemblée du Champ de Mai,
-fixée au 26. On ne s'en tint pas à cette grave concession. Afin de
-prouver par un acte de plus qu'on voulait mettre la nation en
-possession de tous ses droits, un nouveau décret accorda aux communes
-la nomination par la voie élective des maires et officiers municipaux.
-Cette mesure était exclusivement applicable aux communes dans
-lesquelles les maires étaient à la nomination des préfets, et elle
-était motivée sur l'ignorance où les nouveaux préfets devaient être du
-mérite de leurs administrés. Mais comme cette catégorie comprenait la
-plus grande quantité des communes, et notamment les plus petites, elle
-livrait dans les campagnes la composition des autorités municipales au
-parti patriote. Les acquéreurs de biens nationaux devaient y figurer
-en grand nombre; et, comme calcul de parti, la mesure était
-certainement bien conçue.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Mai 1815.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Apaisement momentané du parti libéral.</span>
-Quelle que fût la mauvaise humeur des opposants, elle devait être
-apaisée ou confondue, du moins pour quelques jours, par des mesures
-qui tendaient à rendre si prompte et si sérieuse l'exécution de l'Acte
-additionnel. Il était difficile de dire que c'était un leurre, une
-promesse vaine dont l'accomplissement remis à la paix, serait ajourné
-indéfiniment. Il était également difficile en Europe de dépeindre
-comme un tyran farouche, réduit à se cacher, l'homme qui allait de son
-propre mouvement se placer au milieu des représentants du pays.
-Napoléon prouvait ainsi tout à la fois sa sincérité et sa force
-morale.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction de M. de Lafayette.</span>
-M. de Lafayette cette fois fut pleinement satisfait, et il ne s'en
-cacha point. Le prince Joseph avait été chargé de lui offrir la
-pairie; il la refusa, disant qu'il ne pouvait accepter d'autre mandat
-que celui du pays, et il résolut de se présenter aux électeurs du
-département de la Marne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il refuse la pairie pour se faire nommer député de la
-Marne.</span>
-M. Benjamin Constant de son côté, lui
-racontant avec joie la victoire remportée sur les répugnances de
-l'Empereur, lui demanda en retour son appui auprès d'un collége
-électoral quelconque, afin de devenir membre de la seconde Chambre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Services qu'il rend au gouvernement auprès de l'étranger.</span>
-M. de Lafayette consentit à tout, car il était en ce moment dans une
-disposition à ne rien refuser. On lui demanda un autre service que son
-patriotisme ne pouvait hésiter à rendre, et qu'il rendit avec le plus
-grand empressement. M. Crawfurd, ministre des États-Unis à Paris, avec
-lequel il avait des relations d'amitié, retournait en Amérique pour y
-devenir ministre de la guerre. Il devait passer par l'Angleterre où il
-avait des amis et du crédit. M. de Lafayette obtint qu'il se chargeât
-de lettres destinées aux principaux personnages d'Angleterre et
-écrites en faveur de la paix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lettres écrites par madame de Staël pour disposer les
-ministres anglais à la paix.</span>
-Madame de Staël, qui grâce à sa longue
-opposition à l'Empire était peu suspecte de partialité pour Napoléon,
-et qui par son esprit, par sa brillante renommée pouvait exercer
-quelque influence sur les ministres britanniques, leur adressa des
-lettres pressantes pour leur conseiller de se retirer de la coalition.
-Napoléon, suivant elle, n'était plus un despote, isolé dans la nation,
-mais un monarque libéral, appuyé sur la France. Le peuple et l'armée
-l'entouraient de leur dévouement; la lutte serait donc terrible,
-<span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> et dans l'intérêt de l'humanité et de la liberté, il valait
-mieux accepter Napoléon corrigé, lié par de fortes institutions, et
-franchement converti à la paix s'il ne l'était à la liberté, que de
-verser des torrents de sang pour le détrôner sans aucune certitude de
-réussir. Accueilli, écouté, cru, pris au pied de la lettre, il
-donnerait la paix et la liberté qu'il promettait. Repoussé, combattu,
-vainqueur, il n'accepterait plus le traité de Paris, et pas davantage
-peut-être les conséquences de l'Acte additionnel. Les intérêts de
-l'Europe, de l'humanité, de la liberté, étaient donc d'accord, et
-commandaient une politique pacifique. Les raisons données par madame
-de Staël étaient, comme on le voit, aussi spécieuses que
-spirituellement et patriotiquement présentées.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Esprit qui se manifeste dans les provinces à l'approche des
-dangers qui menacent la France.</span>
-Tandis que le parti constitutionnel récompensait Napoléon de ses
-sacrifices par un appui chaleureux, il se passait dans les provinces
-un fait d'une assez grande importance, surtout dans l'intérêt de la
-résistance à l'étranger, intérêt qui touchait Napoléon plus que tous
-les autres. Bien qu'après le long silence du premier empire on fût
-revenu avec ardeur à la politique et au goût de la contradiction, dans
-certaines provinces menacées par l'ennemi, la présence du danger
-faisait taire l'esprit de chicane et de subtilité. Par exemple, en
-Champagne, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en
-Dauphiné, les populations se prêtaient avec le zèle le plus louable
-aux mesures de défense. Les anciens militaires rejoignaient leurs
-drapeaux, et les hommes désignés pour faire partie de la garde
-nationale mobilisée, répondaient avec empressement <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> à l'appel
-des officiers chargés de leur organisation. Tandis que cet excellent
-esprit se manifestait dans les provinces de l'Est, il s'en manifestait
-un pareil et non moins honorable, quoique inspiré par d'autres motifs,
-dans les provinces de l'Ouest. On a vu par le récit de ce qui s'était
-passé à Angers, à Nantes, au Mans, à Rennes, pendant les onze mois de
-la première Restauration, que la bourgeoisie des villes avait été à la
-fois blessée et alarmée de l'attitude de la noblesse et du peuple des
-campagnes, et de leur audace à reprendre les armes en pleine paix.
-Depuis le 20 mars, l'avantage de la possession du pouvoir avait
-repassé du côté de cette bourgeoisie, et elle s'en était réjouie dans
-un intérêt de sécurité bien plus que d'ambition. Mais les mouvements
-des chefs vendéens, leurs relations presque publiques avec
-l'Angleterre, l'annonce et même l'apparition sur les côtes de
-bâtiments anglais chargés d'armes, enfin quelques violences exercées
-dans les campagnes, avaient excité une agitation extraordinaire à
-Nantes, à Vannes, à Quimper, à Rennes, au Mans, à Angers, etc. La
-population de Nantes surtout, jadis si malheureuse entre les attaques
-des Vendéens d'un côté, et les égorgements de Carrier de l'autre, ne
-voyait pas approcher sans frémir le renouvellement de la guerre
-civile.
-<span class="sidenote" title="En marge">Idée de se fédérer née spontanément chez les citoyens de la
-Bretagne.</span>
-Les esprits fermentaient, et au bruit d'un assassinat commis
-sur un vieillard, d'honnêtes habitants de Nantes s'émurent, et
-conçurent la pensée de former avec les principales villes des cinq
-départements de la Bretagne, un pacte d'alliance par lequel ils
-promettaient de se porter <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> mutuellement secours, en cas de
-danger extérieur ou intérieur, et d'appeler ce pacte du nom de
-<cite>Fédération bretonne</cite>, à l'imitation de la fédération de 1790. À peine
-produite cette idée, si bien appropriée aux circonstances, envahit
-toutes les têtes, et plusieurs centaines de Nantais partirent pour
-Rennes, où la même idée avait germé, et où ils étaient attendus
-impatiemment. Ils y furent reçus avec enthousiasme, fêtés, logés chez
-les principaux habitants, et on remit à quelques personnes de sens
-rassis le soin de libeller le pacte qui devait confédérer les citoyens
-de la Bretagne contre l'ennemi du dedans et du dehors. Rien n'était
-plus pur que l'intention des braves Bretons en cette circonstance, et
-plus dégagé de tout esprit de faction.
-<span class="sidenote" title="En marge">Intentions véritables de ces premiers fédérés.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Esprit et statuts de leur institution.</span>
-Ils ne prétendaient ni dominer
-le pouvoir, ni opprimer les classes élevées de la nation, mais se
-défendre contre les incendies et les assassinats de l'ancienne
-chouannerie, et contre les débarquements des Anglais. Toutefois la
-disposition dominante dans ces réunions était fortement libérale. On
-convint de rédiger un préambule dans lequel seraient exposés les
-motifs de l'association, et d'y joindre quelques articles statutaires
-qui préciseraient les engagements qu'on prenait les uns envers les
-autres. Il fut stipulé d'abord que les fédérés ne formeraient point un
-corps séparé des autres citoyens, ayant son uniforme, ses armes, ses
-chefs, et agissant pour son compte, mais qu'ils viendraient se ranger
-dans l'organisation existante et légale de la garde nationale; que
-cette organisation étant répandue dans tout l'Empire, ils pourraient
-toujours y trouver place, de manière à être utiles <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> partout
-où il y aurait des dangers à conjurer; que leurs obligations
-consisteraient à se mettre à la disposition des autorités publiques, à
-se rendre à leur premier appel soit dans les bataillons mobilisés,
-soit dans les bataillons sédentaires, et quand le cadre légal de la
-garde nationale manquerait, à se porter individuellement là où les
-appelleraient les maires, les sous-préfets, les préfets, pour leur
-prêter secours chaque fois qu'il y aurait à repousser une atteinte
-contre l'ordre public. Enfin ils s'obligeaient à un autre genre de
-service, celui-ci tout moral, consistant à dissiper autant qu'il
-serait en eux les fausses notions par lesquelles on essayait de
-tromper les simples habitants des campagnes, à prêcher par leur
-exemple et leur parole l'accomplissement des devoirs civiques, à se
-mettre en un mot à la disposition du gouvernement impérial pour la
-défense intérieure et extérieure du pays.</p>
-
-<p>Malgré les inconvénients attachés à toute association politique,
-celle-ci, inspirée par un vif sentiment des dangers publics, exempte
-de toute vue particulière, se réduisant exclusivement au rôle
-d'auxiliaire du pouvoir, donnait moins qu'aucune autre prise à la
-critique, et pouvait même rendre au pays d'immenses services.</p>
-
-<p>On rédigea le préambule et l'acte, et on entra en rapport avec le
-préfet pour lui soumettre l'un et l'autre. Le gouvernement, comme on
-le voit, n'avait pas eu la moindre part à ce mouvement tout spontané,
-et provoqué uniquement par les inquiétudes de la partie la plus
-indépendante et la plus honnête de la population bretonne. Bien que
-Napoléon eût <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> été longtemps populaire dans les provinces de
-l'Ouest qu'il avait pacifiées, néanmoins ses dernières guerres de 1812
-et de 1813 l'avaient beaucoup dépopularisé. On le considérait comme un
-vrai danger, et si on avait applaudi à son retour parce qu'il venait
-mettre fin à l'influence de l'émigration, c'était à la condition de
-lui lier les mains par de fortes lois. Dans cette disposition, ne
-voulant pas donner à la nouvelle fédération une couleur bonapartiste,
-les fédérés s'étaient abstenus de parler de l'Empereur. Des gens sages
-leur firent sentir qu'une telle association serait bien près de
-devenir un péril si elle était formée en dehors du gouvernement,
-qu'elle ne rendrait même de véritables services qu'en s'unissant
-étroitement à lui, que d'ailleurs elle ne serait autorisée qu'à ce
-prix. Le préambule fut alors remanié, et répondit aux intentions des
-bons citoyens, qui étaient prêts à seconder Napoléon de toutes leurs
-forces, mais à la condition d'une liberté sage et réelle.</p>
-
-<p>La plupart des villes de la Bretagne envoyèrent des députations à
-Rennes, et plusieurs jours se passèrent en fêtes, en réjouissances, en
-promesses de dévouement réciproque. On compta très-promptement plus de
-vingt mille fédérés dans les départements de la Loire-Inférieure, du
-Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine,
-composant l'ancienne Bretagne. À peine cette conduite des Bretons
-fut-elle connue, qu'elle produisit un grand retentissement dans les
-départements voisins, et de proche en proche dans toute la France.
-Les Angevins menacés des mêmes dangers <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> que les Bretons,
-s'assemblèrent pour suivre leur exemple.
-<span class="sidenote" title="En marge">Imitation de cette fédération dans les provinces frontières
-de l'Est.</span>
-La Bourgogne animée d'une
-autre haine que celle des chouans, de la haine des Russes, des
-Autrichiens, des Prussiens, envoya des députés à Dijon pour signer un
-acte de fédération, et elle adopta purement et simplement le texte de
-la fédération bretonne. La Lorraine, la Franche-Comté, le Lyonnais, le
-Dauphiné, se montrèrent prêts à en faire autant. Au milieu de ce
-mouvement des esprits, particulier aux provinces menacées par la
-guerre civile ou par la guerre étrangère, il n'était pas possible que
-la grande ville de Paris restât indifférente et inactive. Mais dans
-Paris il y a plusieurs Paris, et tandis que les classes nobles
-regrettaient les Bourbons, que les classes moyennes regrettaient la
-paix, le peuple des faubourgs animé d'une haine brutale pour ce qu'on
-appelait les nobles et les prêtres, et d'une haine patriotique pour ce
-qu'on appelait l'étranger, avait toujours regretté de n'avoir pas eu
-des fusils en 1814 pour défendre les murs de la capitale.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'idée de la fédération s'introduit à Paris.</span>
-Là se trouvaient avec des hommes compromis dans les désordres de 1793, des
-jeunes gens sincèrement patriotes, de braves militaires retirés du
-service, et les uns comme les autres excitèrent le peuple des
-faubourgs à imiter les Bretons et les Bourguignons. Le mouvement
-commencé dans les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine, se
-propagea bientôt dans les autres. On adopta l'acte des Bretons, mais
-les Parisiens voulurent avoir leur préambule particulier, ainsi qu'on
-l'avait fait ailleurs, car tout en adoptant exactement le dispositif
-imaginé en Bretagne, chacun entendait le motiver <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> à sa
-manière et suivant le sentiment de sa province. Les fédérés de Paris
-s'adressèrent à Napoléon lui-même, demandèrent à être reçus par lui,
-passés en revue, et autorisés à lui lire une adresse.</p>
-
-<p>Ces diverses fédérations avaient pris naissance dans les derniers
-jours d'avril et les premiers jours de mai. L'Acte additionnel publié
-dans l'intervalle avait bien causé quelque mécontentement, mais son
-effet, corrigé par le décret de convocation des Chambres, n'avait
-point arrêté l'élan qui animait les provinces menacées de la guerre
-civile ou de la guerre étrangère, et elles avaient continué à se
-fédérer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opinion du gouvernement à l'égard des fédérations.</span>
-Le gouvernement n'avait eu aucune part, nous le répétons, ni
-à la conception, ni à la propagation de ces fédérations provinciales.
-Les hommes qui le composaient avaient sur ce sujet des sentiments
-très-divers. Ceux qui voulaient se sauver à tout prix de l'étranger et
-de la contre-révolution opérée par l'étranger, devaient accueillir
-avec empressement le concours spontané de la partie vive des
-populations. Ceux au contraire qui déploraient les sacrifices faits
-par Napoléon aux tendances libérales, voyaient ou affectaient de voir
-partout le parti révolutionnaire prêt à dévorer le pouvoir, et
-manifestaient pour les fédérations une sorte d'horreur. Ils
-considéraient ce mouvement, surtout à Paris où il était plus près
-d'eux, comme une abomination et un grave péril.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, sans les avoir provoquées, les voit avec plaisir,
-surtout pour la défense de la capitale.</span>
-Si Napoléon semblait
-l'encourager, ou seulement le souffrir, ils étaient décidés à ne plus
-reconnaître en lui qu'un instrument malheureux et déshonoré des
-jacobins. Quant à lui il souriait de ces craintes, laissait dire ce
-qu'on voulait sur ce sujet, <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> et était satisfait du mouvement
-qui venait de se produire. Aimant l'ordre par goût, par raison, par
-intérêt, il n'avait aucun penchant pour ce qu'on appelait les
-jacobins; mais il les jugeait, et n'en avait pas la peur que certaines
-gens en éprouvaient, et dans le moment il se réjouissait de voir se
-lever pour la défense du pays des bras vigoureux, qui en Bretagne
-contiendraient les chouans, et à Paris disputeraient l'entrée de la
-capitale aux Anglais, aux Prussiens, aux Russes. Dussent-ils à la paix
-lui créer des embarras, il ne s'inquiétait guère de ce qui arriverait
-lorsque l'ennemi serait expulsé du territoire, et il était certain
-d'avoir alors contre des désordres populaires, outre l'armée, les
-Chambres elles-mêmes, qui pouvaient bien être plus libérales que lui,
-mais qui ne le seraient jamais jusqu'à favoriser les entreprises de la
-démagogie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Manière dont il entend employer les fédérés à Paris.</span>
-Aussi ne mit-il aucune hésitation à permettre, et même à seconder les
-fédérations. Ainsi que nous venons de le dire, il les trouvait utiles
-pour soutenir l'esprit public contre les royalistes à Lyon, à
-Marseille, à Bordeaux, à Nantes, à Rennes, etc., et très-utiles à
-Paris pour concourir à la défense de la capitale. Ce dernier point
-était à ses yeux le plus important. Son projet, comme on l'a vu déjà,
-était de couvrir Paris de solides ouvrages en terre, n'ayant pas le
-loisir d'en construire en maçonnerie, d'y amener deux cents bouches à
-feu de la marine servies par des marins, d'y placer encore deux cents
-bouches à feu de campagne servies par les jeunes gens des écoles, et
-il pensait que si à quinze ou dix-huit mille hommes des dépôts il
-pouvait joindre <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> vingt-cinq mille hommes des faubourgs, gens
-robustes et anciens soldats pour la plupart, Paris défendu par
-quarante mille hommes d'infanterie et dix mille canonniers, serait
-imprenable, et qu'alors man&oelig;uvrant librement au dehors avec l'armée
-active, il viendrait à bout de toutes les coalitions. La garde
-nationale n'entrait point dans ce calcul, non parce qu'il doutait de
-son courage, mais parce qu'il suspectait toujours ses dispositions, et
-voyait avec sa finesse ordinaire, que quoique ralliée à lui par
-nécessité, elle regrettait au fond du c&oelig;ur la paix et la liberté
-sous les Bourbons. Il n'était pas même décidé à lui laisser des armes,
-et se réservait à cet égard de prendre un parti au dernier instant.
-<span class="sidenote" title="En marge">Comment il entend les organiser.</span>
-Quant aux fédérés, il était décidé à les constituer régulièrement, à
-mettre à leur tête des officiers sûrs, à les incorporer même dans la
-garde nationale sous un titre quelconque, ce qui permettrait à l'heure
-du péril de se servir d'eux, et au besoin de leur transmettre les
-fusils de cette garde. Pour le moment il résolut de ne pas les armer
-encore, d'abord pour prendre le temps de les connaître et de les
-organiser, et ensuite parce qu'il n'était pas assez riche en matériel
-pour prodiguer les fusils<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> Il confia au brave général Darricau la mission de les
-organiser sous le titre de <em>tirailleurs</em> attachés à la garde nationale
-de Paris, et chargés en cette qualité de la défense extérieure de la
-capitale. Il consentit même à les passer en revue un dimanche, et à
-écouter l'adresse qu'ils désiraient lui présenter. Il choisit ce même
-jour pour passer également en revue le 10<sup>e</sup> de ligne, ce fameux
-régiment qui seul de toute l'armée avait combattu pour les Bourbons.
-Ce régiment n'était ni autrement fait ni autrement inspiré que les
-7<sup>e</sup>, 58<sup>e</sup>, 83<sup>e</sup> d'infanterie, qui, en Dauphiné, s'étaient donnés à
-Napoléon avec tant d'empressement. Mais les circonstances
-particulières dans lesquelles le 10<sup>e</sup> s'était trouvé, l'avaient retenu
-quelques jours de plus au service des Bourbons. Il était dans l'armée
-signalé comme très-mauvais, et on lui imputait même au pont de la
-Drôme une trahison dont il était fort innocent, et que nous avons
-essayé, dans notre récit, de représenter sous ses couleurs
-véritables. Napoléon l'avait fait venir à Paris <span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> pour le voir
-et lui adresser des paroles qui retentissent dans tous les c&oelig;urs.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le dimanche 14 mai Napoléon passe en revue les fédérés et
-10<sup>e</sup> de ligne.</span>
-Le dimanche 14 mai ayant été choisi pour la revue des fédérés et du
-10<sup>e</sup>, ce fut une grande rumeur dans toute la cour contre cette double
-témérité. Ceux qui déploraient les complaisances de Napoléon pour le
-parti révolutionnaire étaient scandalisés, et disaient derrière lui
-qu'il se livrait <em>à la canaille</em>, et qu'on ne pourrait bientôt plus
-demeurer à ses côtés. Ceux au contraire qui dévoués entièrement à
-Napoléon, ne cherchaient aucun faux prétexte pour s'éloigner, étaient
-sérieusement effrayés de le voir en présence du 10<sup>e</sup>, dans les rangs
-duquel avait été préparé, disait-on, un projet d'assassinat. Ces
-derniers, pleins d'alarmes sincères pour Napoléon, entouraient sa
-personne ce jour-là jusqu'à se rendre importuns.</p>
-
-<p>Napoléon, sans s'inquiéter des fausses lamentations des uns, des
-craintes exagérées des autres, descendit du palais dans la cour des
-Tuileries, et commença par passer en revue les fédérés. Ils étaient
-plusieurs milliers, sans uniforme, quelques-uns assez mal vêtus, mais
-pour la plupart vieux soldats, et portant sur leurs visages hâlés
-l'énergique expression de leurs sentiments. Plusieurs fois il se
-retourna vers son entourage, et se moquant des scrupules de certaines
-gens, il dit en souriant: Voilà des hommes comme il me les faut pour
-se faire tuer sous les murs de Paris.&mdash;Puis il entendit patiemment le
-discours que l'orateur des fédérés était chargé de lui adresser, et
-que cet orateur lut de son mieux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Allocution des fédérés.</span>
-«Sire, dit-il, nous avons reçu les
-Bourbons <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> avec froideur, parce qu'ils étaient devenus
-étrangers à la France, et que nous n'aimons pas les rois imposés par
-l'ennemi. Nous vous avons accueilli avec enthousiasme, parce que vous
-êtes l'homme de la nation, le défenseur de la patrie, et que nous
-attendons de vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Vous
-nous assurerez ces deux biens précieux; vous consacrerez à jamais les
-droits du peuple; vous régnerez par la Constitution et les lois. Nous
-venons vous offrir nos bras, notre courage et notre sang pour la
-défense de la capitale.....</p>
-
-<p>»La plupart d'entre nous ont fait sous vos ordres les guerres de la
-liberté et celles de la gloire; nous sommes presque tous d'anciens
-défenseurs de la patrie; la patrie doit remettre avec confiance des
-armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous, Sire, des
-fusils; nous jurons entre vos mains de ne combattre que pour sa cause
-et la vôtre. Nous ne sommes les instruments d'aucun parti, les agents
-d'aucune faction. Nous avons entendu l'appel de la patrie, nous
-accourons à la voix de notre souverain; c'est dire assez ce que la
-nation doit attendre de nous. Citoyens, nous obéissons à nos
-magistrats et aux lois; soldats, nous obéirons à nos chefs. Nous ne
-voulons que conserver l'honneur national, et rendre impossible
-l'entrée de l'ennemi dans cette capitale, si elle pouvait être menacée
-d'un nouvel affront, etc....»</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon.</span>
-L'Empereur répondit en ces termes:</p>
-
-<p>«Soldats fédérés, je suis revenu seul, parce que <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> je comptais
-sur le peuple des villes, sur les habitants des campagnes et les
-soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur
-national. Vous avez justifié ma confiance. J'accepte votre offre; je
-vous donnerai des armes. Je vous donnerai pour vous guider des
-officiers couverts d'honorables blessures et accoutumés à voir
-l'ennemi fuir devant eux. Vos bras robustes et faits aux plus pénibles
-travaux sont plus propres que tous autres au maniement des armes.
-Quant au courage, vous êtes Français! Vous serez les éclaireurs de la
-garde nationale. Je serai sans inquiétude pour la capitale lorsque la
-garde nationale et vous, vous serez chargés de sa défense; et s'il est
-vrai que les étrangers persistent dans le projet impie d'attenter à
-notre indépendance et à notre honneur, je pourrai profiter de la
-victoire sans être arrêté par aucune sollicitude. Soldats fédérés, je
-suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous. Vive la
-nation!»&mdash;Après cette allocution, les fédérés défilèrent, et, si l'on
-juge les hommes sur l'habit, on dut être affecté assez péniblement. On
-dut l'être surtout de voir cet empereur, jadis si puissant, si
-orgueilleux, entouré de si belles troupes, obligé aujourd'hui de
-recourir à des défenseurs sans uniforme et sans fusils! Ces soldats
-certainement en valaient d'autres, et il faisait bien de les
-accueillir: mais que dire de la politique qui l'avait conduit à de
-telles extrémités?</p>
-
-<p>Après avoir passé en revue les fédérés, Napoléon se dirigea vers le
-10<sup>e</sup> de ligne, le fit former en carré, et mit pied à terre pour se
-placer au centre <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> du carré. Une troupe inquiète d'officiers se
-pressait autour de lui; il les fit éloigner, ne garda que deux ou
-trois aides de camp auprès de sa personne, et d'une voix vibrante
-adressa au régiment du duc d'Angoulême ces énergiques paroles.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Paroles adressées au 10<sup>e</sup> de ligne.</span>
-«Soldats du 10<sup>e</sup>, vous êtes les seuls de toute l'armée qui ayez osé
-tirer sur le drapeau tricolore, sur ce drapeau sacré de nos victoires,
-que nous avons porté dans toutes les capitales. Je devrais, pour un
-tel crime, rayer votre numéro des numéros de l'armée, et vous faire
-sortir à jamais de ses rangs. Mais je veux croire que vos chefs vous
-ont seuls entraînés, et que la faute de votre indigne conduite est à
-eux et non à vous. Je changerai ces chefs, je vous en donnerai de
-meilleurs, puis je vous enverrai à l'avant-garde. Il ne se tirera
-nulle part un coup de fusil que vous n'y soyez, et lorsqu'à force de
-dévouement et de courage vous aurez lavé votre honte dans votre sang,
-je vous rendrai vos drapeaux, et j'espère que d'ici à peu de temps
-vous serez redevenus dignes de les porter.»</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Repentir et soumission du 10<sup>e</sup> de ligne.</span>
-Ces soldats, que Napoléon avait si peu flattés, poussèrent des cris
-violents de <cite>Vive l'Empereur!</cite> et, levant les mains vers lui, disaient
-que ce n'était pas leur faute, mais celle de leurs officiers, qu'ils
-les avaient suivis à contre-c&oelig;ur, qu'à peine libres ils avaient
-fait éclater leurs vrais sentiments, et qu'on verrait, partout où on
-les placerait, qu'ils valaient les autres soldats de l'armée. Loin
-donc de recevoir des coups de fusil, Napoléon n'avait recueilli que
-des acclamations enthousiastes et des démonstrations <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> de
-dévouement. Ce n'est pas en effet en flattant les hommes, mais en leur
-parlant énergiquement, qu'on parvient à les dominer et à les conduire
-à de grands buts.</p>
-
-<p>Napoléon, en ce moment, ne se comportait pas autrement à l'égard de
-l'esprit public, et pour lui donner le ressort convenable il avait
-pris le parti de faire connaître la vérité tout entière. Tandis
-qu'autrefois il avait tout dissimulé, aujourd'hui il ne cachait plus
-rien; il laissait publier les articles des journaux étrangers où l'on
-s'attaquait violemment à sa personne, où l'on montrait aussi contre la
-France une haine insensée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nature des sentiments qu'on éprouve en France à l'égard de
-Napoléon.</span>
-La France pouvait voir clairement que l'expulsion des Bourbons et le
-rétablissement de Napoléon, en lui donnant quelques garanties de plus
-sous le rapport des principes sociaux de 1789, mais des doutes sous le
-rapport de la liberté, allaient lui coûter en outre une cruelle
-effusion de sang. C'était à elle cependant à soutenir ce qu'elle avait
-fait ou laissé faire, et les bons citoyens qui auraient voulu voir
-Napoléon arrêté à tout prix entre Cannes et Paris, parce qu'ils
-trouvaient avec les Bourbons la fondation de la liberté plus facile et
-la paix certaine, aujourd'hui que Napoléon était revenu avec des
-intentions évidemment plus sages, pensaient qu'il fallait lui prêter
-tout l'appui possible, afin de s'épargner le danger et la honte d'une
-contre-révolution opérée par les baïonnettes étrangères. Il arrivait
-journellement des municipalités, des tribunaux, des colléges
-électoraux, des adresses exprimant le désir de trouver sous Napoléon
-la liberté au dedans et l'indépendance <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> au dehors, ce qui
-entraînait l'obligation de le contenir et de le soutenir. Ce double
-sentiment était exprimé partout, en termes plus ou moins convenables,
-suivant que ces adresses partaient de localités plus ou moins
-éclairées, mais il était universel. Il animait les colléges
-électoraux, où se préparaient au milieu du déchaînement de la presse,
-soit royaliste soit révolutionnaire, des élections marquées du
-caractère à la fois bonapartiste et libéral du moment. La liberté
-d'écrire était complète; néanmoins, tandis qu'on laissait tout
-imprimer, M. Fouché avait arrêté un numéro du <cite>Censeur</cite>, journal
-célèbre du temps, publié en volumes, comme nous l'avons dit, pour
-échapper à la censure pendant la première Restauration, et empreint du
-libéralisme honnête de la jeunesse. Napoléon, averti par les
-réclamations que cet acte avait soulevées, s'était hâté d'ordonner la
-restitution du volume, quoiqu'il fût rempli de vives attaques contre
-lui. Il paraissait donc sincère dans sa résolution de respecter la
-liberté d'écrire, et du reste, la tolérance dont il faisait preuve,
-loin de lui nuire le servait, car plus le pays était livré à lui-même,
-plus il manifestait franchement les deux sentiments dont il était
-plein, désir d'obtenir une sage liberté, et résolution de faire
-respecter par l'étranger l'indépendance nationale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de Napoléon pour rendre la guerre nationale.</span>
-Pour exciter
-l'esprit public, on avait laissé former dans un café, dit café
-Montansier, place du Palais-Royal, une sorte de club, où se
-réunissaient beaucoup d'officiers et d'anciens révolutionnaires, et où
-l'on entendait tour à tour des chants patriotiques et militaires, ou
-des déclamations virulentes <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> contre l'étranger, les Bourbons,
-l'émigration, etc. L'animation contre tout ce qu'on appelait de ces
-divers noms était grande, soit dans les faubourgs de Paris, soit dans
-les provinces de l'Est et de l'Ouest, menacées les unes de la guerre
-étrangère, les autres de la guerre civile, et malgré l'improbation
-manifestée contre l'Acte additionnel, les soutiens semblaient ne
-devoir pas manquer à Napoléon, si en défendant le sol, et en fondant
-la liberté, il restait fidèle aux deux conditions de son nouveau rôle.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Crainte des puissances qu'elle ne le devienne.</span>
-Tandis qu'on s'efforçait en France de rendre la guerre nationale, on
-craignait en Europe qu'elle ne le devînt, et on commençait à faire des
-réflexions sérieuses sur la conduite à tenir. On continuait de
-repousser les messagers de Napoléon, et on venait d'en arrêter encore
-un expédié tout récemment de Paris.
-<span class="sidenote" title="En marge">Persistance à arrêter les courriers de Napoléon.</span>
-En effet, après l'arrestation à
-Stuttgard de M. de Flahault, chargé d'annoncer à Vienne le
-rétablissement de l'Empire, le cabinet français avait imaginé l'envoi
-d'un nouveau messager, assez bien choisi pour la mission qu'on lui
-destinait: c'était M. de Stassart, Belge de naissance, attaché au
-service de Marie-Louise, devenu depuis le retour de cette princesse en
-Autriche l'un des chambellans de l'empereur François, et actuellement
-de passage à Paris, où l'avaient attiré des affaires privées. Un tel
-personnage, retournant auprès de sa cour, avait des chances de
-franchir la frontière que n'avait aucun autre. On l'avait chargé de
-deux lettres, l'une de M. le duc de Vicence pour M. de Metternich, et
-l'autre de Napoléon pour l'empereur François. Cette <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> fois il
-n'était plus question de paix ou de guerre, de politique en un mot,
-mais des droits sacrés de la famille, des droits d'un époux sur son
-épouse, d'un père sur son fils, et Napoléon, s'adressant directement à
-son beau-père, redemandait sa femme, et sinon sa femme, au moins son
-fils qu'on n'avait aucun motif légitime de lui refuser. M. le duc de
-Vicence ajoutait quelques réflexions sur cette étrange interdiction de
-tous rapports diplomatiques, dans laquelle on persévérait avec tant
-d'obstination, et rappelait en passant l'offre si souvent réitérée de
-maintenir la paix aux conditions du traité de Paris.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrestation de M. de Stassart.</span>
-M. de Stassart,
-plus heureux que les courriers des affaires étrangères arrêtés à Kehl
-et à Mayence, plus heureux que M. de Flahault arrêté à Stuttgard,
-était parvenu jusqu'à Lintz vers les derniers jours d'avril, mais
-retenu là sous le prétexte d'une irrégularité de passe-ports, il avait
-été obligé de livrer ses dépêches, qui avaient été envoyées à Vienne
-et déposées sur la table du congrès.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses dépêches lues en plein congrès.</span>
-La lecture des lettres
-interceptées n'avait guère ému les membres du congrès, et ne leur
-avait rien appris qu'ils ne sussent parfaitement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bien qu'elles persévèrent dans leurs sentiments, les
-puissances éprouvent un certain embarras du jugement porté en Europe
-sur la déclaration du 13 mars.</span>
-Néanmoins ils
-n'étaient ni les uns ni les autres dans les dispositions qui les
-animaient lorsqu'ils avaient signé le 13 mars la fameuse déclaration
-contre Napoléon, et le jugement porté soit en France, soit en
-Angleterre contre cette déclaration n'avait pas laissé de les toucher
-beaucoup. Ils avaient donc songé à une seconde déclaration, non pas
-plus pacifique que la première, mais moins sauvage dans la forme, et
-mieux raisonnée. Ils voulaient aussi répondre à l'opposition anglaise
-qui disait <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> qu'on faisait la guerre uniquement pour les
-Bourbons, et en même temps calmer les esprits en France, afin
-d'empêcher que la guerre n'y devînt nationale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Projet d'une nouvelle déclaration justificative des
-précédentes.</span>
-Ce dernier motif était
-de beaucoup le plus déterminant, car bien que les gazettes anglaises
-et allemandes s'appliquassent à représenter Napoléon comme appuyé sur
-l'armée seule, le public européen commençait à voir que de nombreux
-intérêts s'attachaient à lui, et non-seulement des intérêts, mais des
-convictions sincères, celles notamment de tous les hommes qui étaient
-indignés contre la prétention affichée par l'Europe de nous imposer un
-gouvernement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Difficulté de se mettre d'accord.</span>
-On avait par ces motifs essayé dans le congrès de
-trouver une rédaction qui satisfît aux diverses convenances de la
-situation, mais on n'y avait guère réussi. On avait cherché des termes
-admissibles pour dire que, sans vouloir s'ingérer dans le gouvernement
-de la France, sans vouloir lui imposer ni la personne d'un monarque,
-ni un système particulier d'institutions, les puissances se bornaient
-à donner l'exclusion à un seul homme dans l'intérêt du repos de tous,
-parce qu'une expérience prolongée avait démontré que le repos de tous
-était impossible avec cet homme.
-<span class="sidenote" title="En marge">On ne voudrait pas faire mention des Bourbons.</span>
-Bien qu'exclure un souverain, quand
-il n'y en avait que deux de possibles, ce fût pour ainsi dire imposer
-le choix de l'autre, les écrivains du congrès étaient parvenus
-néanmoins à exprimer ces idées d'une manière assez conciliable avec le
-droit des gens, et même pour donner encore moins de prise à la
-principale objection du Parlement britannique, ils avaient omis de
-nommer les Bourbons. Mais cette <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> omission avait à l'instant
-soulevé les réclamations des deux cours d'Espagne et de Sicile. La
-légation britannique elle-même avait trouvé que ne pas nommer les
-Bourbons, c'était beaucoup trop les négliger, et peut-être donner
-ouverture à des prétentions dangereuses. Lord Clancarty, membre
-principal de cette légation depuis le départ de lord Castlereagh et de
-lord Wellington, avait appuyé les cours de Madrid et de Palerme,
-lesquelles demandaient à qui les souverains alliés destinaient le
-trône de France s'ils en écartaient Louis XVIII? Songeraient-ils à la
-régence de Marie-Louise, à la royauté du duc d'Orléans, ou à la
-république? Dans l'impossibilité de s'expliquer clairement sur ces
-divers sujets, les membres du congrès s'étaient séparés sans accepter
-aucun texte de déclaration, car s'ils trouvaient que le nom des
-Bourbons effacé de ce texte y manquait sensiblement, ils trouvaient
-aussi que son insertion provoquait des objections extrêmement
-embarrassantes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vues particulières de la Russie et de l'Autriche.</span>
-Deux cours avaient surtout des objections à une profession de foi trop
-explicite en faveur des Bourbons, c'étaient la Russie et l'Autriche,
-l'une et l'autre par des motifs entièrement différents. Alexandre
-était toujours aussi implacable à l'égard de Napoléon, soit parce
-qu'il était piqué du ridicule que lui avait valu le traité du 11
-avril, soit parce qu'il ne voulait pas voir remonter sur la scène du
-monde un personnage qui ne laissait plus que des places secondaires
-dès qu'il y paraissait.
-<span class="sidenote" title="En marge">La Russie toujours violemment prononcée contre Napoléon,
-est froide à l'égard des Bourbons.</span>
-Mais s'il était aussi résolu que jamais contre
-la personne de Napoléon, il n'était aucunement d'avis de lui donner
-encore <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> une fois Louis XVIII pour successeur. Outre que Louis
-XVIII l'avait blessé de beaucoup de manières, il regardait le
-rétablissement des Bourbons comme une &oelig;uvre qui ne serait pas plus
-durable la seconde fois que la première. L'Autriche, en concluant à
-peu près de même, raisonnait autrement.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche, quoique très-portée pour les Bourbons, ne
-voudrait pas se lier envers eux, afin d'être libre de recourir à
-certaines man&oelig;uvres dans l'intérieur de la France.</span>
-Elle excluait non moins
-formellement Napoléon, elle ne souhaitait en aucune façon la régence
-de Marie-Louise, et, les Bonaparte exclus, elle préférait les Bourbons
-à tous autres. Il n'y avait pas en effet en France et en Europe un
-plus pur royaliste que l'empereur François. Mais le moyen de renverser
-les Bonaparte était la guerre, et l'Autriche y répugnait, non par
-faiblesse, ce qui n'est pas son défaut ordinaire, mais par prudence.
-Elle sortait à peine d'une lutte violente, et s'en était tirée avec un
-bonheur qui, depuis un siècle, n'avait plus couronné ses entreprises.
-Elle en sortait avec son ancienne part de la Pologne, avec la
-frontière de l'Inn, avec l'Illyrie, avec l'Italie jusqu'au Pô et au
-Tessin. Le plus grand succès imaginable dans la future guerre ne
-pourrait pas lui valoir davantage, et accroîtrait, si on était
-vainqueur, les prétentions des deux cours du Nord, toujours fortement
-unies, la Russie et la Prusse. Il n'y avait pas dans tout cela de quoi
-lui inspirer un goût bien vif pour la guerre. De plus, les nouvelles
-qu'on recevait de France s'accordaient à représenter Napoléon comme
-assuré de l'appui du parti révolutionnaire et libéral, et comme
-pouvant disposer dès lors d'une grande portion des forces nationales.
-Une seule combinaison pouvait le priver de cet appui, c'était celle
-qui, en donnant satisfaction aux révolutionnaires <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> et aux
-libéraux, les détacherait de Napoléon qu'ils craignaient, et dont ils
-se défiaient toujours beaucoup.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le but de ces man&oelig;uvres serait de détacher de Napoléon
-les libéraux et les révolutionnaires, en leur laissant le choix d'un
-souverain.</span>
-Susciter à Napoléon de graves embarras
-intérieurs était donc une politique que l'Autriche n'aurait pas voulu
-négliger, et qui, sans exclure absolument les Bourbons, exigeait qu'on
-ne se liât pas irrévocablement à eux. Dans cette vue, M. de
-Metternich, très-bien informé de ce qui se passait à Paris, avait
-songé à M. le duc d'Otrante, et l'avait jugé tout à fait approprié aux
-fins qu'il se proposait.
-<span class="sidenote" title="En marge">On songe à M. Fouché pour nouer ces intrigues.</span>
-Flatter la vanité et l'ambition d'un tel
-homme lui avait paru un moyen assuré d'introduire la confusion dans
-les affaires de France, et il avait imaginé d'envoyer un agent secret,
-pour demander à M. Fouché un moyen de résoudre autrement que par une
-guerre horrible la question qui divisait en ce moment la France et
-l'Europe.
-<span class="sidenote" title="En marge">Envoi d'un agent à Bâle nommé Werner, avec invitation à M.
-Fouché d'en envoyer un dans la même ville.</span>
-M. de Metternich avait fait choix pour ce rôle d'un
-personnage prudent et digne de confiance, nommé Werner, et l'avait
-expédié à Bâle. Il avait en même temps chargé un employé d'une maison
-de banque, allant à Paris pour affaires de sa profession, de remettre
-une lettre à M. Fouché pour l'informer de ce qu'on pensait, et
-l'inviter à envoyer à Bâle quelqu'un avec qui M. Werner pût
-s'aboucher. Ainsi tandis qu'à Vienne on disputait sans parvenir à
-s'entendre sur la nouvelle déclaration à faire, M. Werner était parti
-pour Bâle, où il était arrivé le 1<sup>er</sup> mai, et où il attendait qu'on
-lui dépêchât de Paris l'interlocuteur sûr avec lequel il pourrait
-traiter.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Cette ouverture, parvenue à M. Fouché, est découverte par
-Napoléon.</span>
-Le commis de banque, porteur de la lettre de M. de Metternich, ne
-parvint pas sans peine à communiquer <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> avec M. Fouché, et, dans
-les efforts qu'il fit, il laissa échapper quelques signes de sa
-présence à Paris et de sa singulière mission. M. de Caulaincourt en
-fut averti, et avec sa fidélité accoutumée il prévint Napoléon, qui
-fit chercher, saisir, interroger le commis de banque, et sut bientôt
-que des communications étaient ou déjà établies, ou à la veille de
-s'établir, entre M. Fouché et M. de Metternich. Bien qu'il eût juré de
-dépouiller le vieil homme, et qu'il y eût jusque-là réussi, il se
-retrouva un moment tout entier. Il vit avec sa bouillante imagination
-mille trahisons cachées sous la trame qu'on venait de découvrir, et
-cédant à son caractère aussi emporté que son esprit, il songea un
-moment à faire arrêter M. Fouché, à saisir ses papiers, à dénoncer et
-punir sa perfidie, ce qu'il espérait faire aux applaudissements de la
-France qui estimait peu ce ministre, et qui, éclairée sur ses
-noirceurs, approuverait son châtiment.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon imagine d'expédier à Bâle M. Fleury de Chaboulon,
-pour y jouer, à l'insu de M. Fouché, le rôle de son envoyé.</span>
-Mais ce ne fut là qu'un emportement passager. Napoléon voulut
-réfléchir, examiner, et se décider en complète connaissance de cause.
-M. Fouché étant venu travailler avec lui, il retrouva en le voyant son
-imperturbable sang-froid des champs de bataille, lui parla longuement,
-confidentiellement des affaires de l'Europe, et surtout des intrigues
-qui se croisaient à Vienne, de manière à provoquer les épanchements de
-son interlocuteur, en s'approchant le plus près possible du fait dont
-il cherchait à obtenir l'aveu. Le rusé ministre ne comprit rien à
-cette tactique, quoiqu'il eût reçu la lettre de M. de Metternich, et
-au lieu de désarmer son maître par <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> un aveu sincère, il
-persista à se taire. Plus d'une fois Napoléon fut près d'éclater, mais
-il se contint, ne dit rien de plus, et renvoya M. Fouché trompé autant
-que trompeur, et ne se doutant pas de l'espèce d'examen qu'il venait
-de subir. Napoléon pensa que le moyen le plus sûr de découvrir le
-secret de cette trame dont il s'exagérait la perfidie, était
-d'expédier sur-le-champ à Bâle un homme de confiance, porteur des
-signes de reconnaissance dont on avait obtenu la communication, et en
-mesure dès lors de s'aboucher avec M. Werner, et de surprendre ainsi
-l'intrigue à sa source. Il choisit pour cette mission le jeune
-auditeur qui était venu le joindre à l'île d'Elbe, et dont il avait
-récompensé le courage et la dextérité en l'attachant à son cabinet, M.
-Fleury de Chaboulon. Il le manda, lui traça la conduite à tenir, lui
-donna des ordres pour les autorités de la frontière, afin qu'on ne
-laissât passer que lui seul, et que le véritable agent de M. Fouché,
-si M. Fouché en envoyait un, fût arrêté et mis dans l'impossibilité de
-remplir sa mission.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Rencontre à Bâle de M. Werner et de M. Fleury de
-Chaboulon.</span>
-M. Fleury de Chaboulon partit sur-le-champ. Arrivé à la frontière il
-communiqua aux autorités les ordres convenus, passa seul, trouva M.
-Werner à Bâle, et se mit à jouer adroitement son rôle auprès de lui.
-M. Werner, complétement abusé, lui dit naïvement pourquoi il était
-envoyé. M. Fleury de Chaboulon put constater d'abord que ce qu'on
-appelait la trame ourdie par M. Fouché était bien récente, et qu'elle
-commençait à peine; que rien par conséquent n'avait précédé la
-présente communication; que, pour la première fois de sa vie, M.
-Fouché en fait <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> de sourdes menées, était non pas provocateur
-mais provoqué, qu'enfin il ne s'agissait point d'assassiner Napoléon,
-ce que celui-ci avait cru d'abord, mais de le détrôner, sans recourir
-à la cruelle et chanceuse extrémité de la guerre. M. Werner affirma
-vivement à M. Fleury qu'on n'en voulait nullement à la vie de
-Napoléon, repoussa même avec indignation toute supposition de ce
-genre, mais déclara qu'on en voulait à sa puissance; que jamais à
-aucun prix l'Europe ne le souffrirait sur le trône de France; que lui
-mis à part elle admettrait tous les gouvernements dont la nation
-française pourrait s'accommoder, la république exceptée; qu'elle avait
-grande confiance dans les lumières et l'influence de M. le duc
-d'Otrante, qu'elle connaissait sa haine pour Napoléon, et qu'elle
-était prête à s'entendre avec lui pour résoudre la difficulté, en
-épargnant au monde une nouvelle et horrible effusion de sang.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Fleury de Chaboulon tient le langage qu'aurait dû tenir
-M. Fouché s'il avait été fidèle.</span>
-M. Fleury de Chaboulon jouant très-bien le rôle d'agent de M. Fouché,
-répondit que ce ministre avait eu effectivement à se plaindre de
-Napoléon, et avait pu en concevoir quelque ressentiment, mais qu'il
-avait immolé toute rancune à l'intérêt du pays; que sans doute il
-aurait voulu en 1814 d'autres arrangements que ceux qui avaient
-prévalu, que depuis il n'aurait peut-être pas souhaité le retour de
-Napoléon, mais qu'actuellement il était convaincu que Napoléon était
-nécessaire, que lui seul pouvait rasseoir la France sur ses bases,
-rapprocher les partis, et constituer un gouvernement durable; que
-Napoléon était revenu avec des idées saines sur toutes choses, qu'il
-était décidé à maintenir <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> la paix et à donner à la France des
-institutions sagement libérales; que d'ailleurs on voudrait en vain le
-renverser, que l'armée, les hommes engagés dans la Révolution, les
-acquéreurs de biens nationaux, la jeunesse imbue d'idées nouvelles,
-presque toutes les classes de la nation enfin, l'émigration exceptée,
-voyaient en lui le représentant de leurs opinions ou de leurs
-intérêts, et surtout le représentant de l'indépendance nationale; que
-des milliers de volontaires se levaient chaque jour pour seconder
-l'armée; qu'à quatre cent mille soldats de ligne Napoléon allait
-joindre quatre cent mille gardes nationaux d'élite, et que la lutte
-avec lui serait terrible; que la campagne de 1814, où, grâce à son
-génie la coalition avait couru tant de dangers, n'était rien à côté de
-ce qu'on rencontrerait en 1815, parce qu'au lieu de forces détruites
-ou dispersées de Dantzig à Valence, on aurait affaire en Champagne à
-toutes les forces réunies de la France; qu'il valait donc mieux
-s'entendre que de s'égorger pour la famille des Bourbons, dont la
-France ne pouvait plus vouloir dès qu'on cherchait à la lui imposer
-par la force; que le duc d'Otrante serait heureux d'être
-l'intermédiaire d'un semblable rapprochement, et qu'il demandait que
-M. de Metternich lui fît connaître ses idées sur un pareil sujet, pour
-tâcher d'y adapter les siennes, si, comme il n'en doutait pas, elles
-étaient conformes à la grande sagesse de cet homme d'État éminent.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Étonnement de M. Werner.</span>
-L'envoyé de M. de Metternich, qui de très-bonne foi se croyait en
-présence du mandataire du duc d'Otrante, était confondu de surprise
-en entendant <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> un langage si peu conforme à celui qu'il avait
-attendu, répétait avec une naïve obstination qu'il était bien étonné
-d'un tel discours, que M. le duc d'Otrante passait pour ne point aimer
-Napoléon, pour n'avoir jamais eu aucune illusion à son sujet, pour
-être un homme sage prêt à entrer dans tous les arrangements
-raisonnables; que du reste en présence de dispositions si peu prévues
-de sa part, lui M. Werner ne pouvait rien dire, car il était bien
-plutôt venu pour écouter des propositions que pour en faire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les deux interlocuteurs conviennent de retourner auprès de
-leurs commettants, pour avoir des instructions nouvelles.</span>
-Les deux
-interlocuteurs, après s'être expliqués davantage, convinrent de
-retourner auprès de leurs commettants pour leur communiquer ce qu'ils
-avaient appris, et pour revenir bientôt munis d'instructions mieux
-adaptées au véritable état des choses. M. Fleury de Chaboulon, à qui
-Napoléon avait fait sa leçon, insista pour que M. Werner revînt mieux
-renseigné sur les dispositions des puissances à l'égard de divers
-sujets fort importants, tels que la transmission de la couronne au roi
-de Rome dans le cas où Napoléon abdiquerait, et le choix du prince
-Eugène comme régent, si Marie-Louise ne voulait pas retourner en
-France pour défendre les droits de son fils. Après ces explications,
-les deux envoyés se séparèrent avec promesse de se revoir à Bâle sous
-peu de jours.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Pendant ce temps, Napoléon a une violente explication avec
-M. Fouché.</span>
-Pendant ce temps Napoléon avait eu un nouvel entretien des plus graves
-avec M. Fouché. Soit qu'en voyant le silence obstiné du ministre de la
-police il éprouvât une irritation intérieure qui commençait à percer,
-soit qu'un avis émané, dit-on, de M. Réal, eût averti M. Fouché, ce
-dernier, avec une indifférence <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> affectée, avoua à Napoléon
-qu'il avait reçu une lettre de M. de Metternich apportée par un
-individu obscur et sans caractère, à laquelle il n'avait attaché
-aucune importance, et dont par ce motif il n'avait pas cru devoir
-parler. Napoléon, pour recevoir M. Fouché, avait quitté M. Lavallette
-qui était resté dans une pièce voisine d'où on pouvait tout entendre.
-Il ne put se contenir devant la duplicité du ministre de la police; il
-lui déclara qu'il savait tout, qu'une pareille communication émanant
-du principal personnage de la coalition, contenant l'offre de l'envoi
-d'un agent à Bâle, était la plus importante qu'on pût imaginer dans
-les circonstances actuelles, et qu'il était impossible qu'elle fût
-l'objet d'une distraction. Puis d'un ton amer et accablant: Vous êtes
-un traître, dit-il à M. Fouché de manière à être entendu de la pièce
-voisine, et je pourrais vous faire expier votre trahison aux grands
-applaudissements de la France.... Si mon gouvernement ne vous convient
-point, pourquoi ne pas le déclarer, pourquoi vous obstiner à rester
-mon ministre?....&mdash;M. Fouché, comme un serviteur très-habitué aux
-emportements de son maître, et ayant renoncé depuis longtemps à se
-faire respecter, balbutia quelques explications embarrassées, puis se
-retira, rencontra sur son chemin M. Lavallette, et le sourire de
-l'indifférence au visage, se contenta de lui dire: L'Empereur est
-toujours le même, toujours plein de défiance, voyant des trahisons
-partout, et s'en prenant à tout le monde de ce que l'Europe ne veut
-pas de lui.&mdash;M. Fouché n'en dit pas davantage, comme si à de tels
-outrages, mérités ou immérités, <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> il était permis de n'opposer
-que l'indifférence!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Grave faute que commet Napoléon en s'emportant.</span>
-Napoléon qui depuis deux mois avait remporté de nombreuses victoires
-sur lui-même, n'avait pas été maître de lui cette fois, et avait
-commis une grande faute, car on ne dit pas de telles choses, ou bien
-on brise celui à qui on les a fait entendre. Quand il était au faîte
-de sa grandeur il pouvait se livrer ainsi au plaisir d'exhaler son
-mécontentement, et il en était quitte pour se créer un ennemi
-impuissant; mais en ce moment il se préparait dans celui qu'il avait
-appelé traître, un traître véritable, et des plus dangereux. Il était
-d'ailleurs injuste envers M. Fouché, car bien que ce ministre se fût à
-bon droit rendu suspect en cachant des ouvertures aussi sérieuses que
-celles dont il s'agissait, il ressortait évidemment de ce qu'on avait
-recueilli à Bâle que si des trahisons étaient à craindre, aucune
-n'était accomplie encore. Il eût donc mieux valu avertir froidement le
-ministre, lui faire voir qu'on était au courant, lui montrer qu'on le
-surveillait, et ne pas éclater, puisque la situation très-grave,
-très-délicate où on se trouvait, ne permettait pas de pousser l'éclat
-jusqu'à un châtiment sévère. En effet, M. Fouché avait eu l'art de se
-faire passer auprès du public pour un conseiller indépendant, capable
-de donner de sages avis à son maître, et même de lui résister. En le
-frappant, Napoléon aurait paru aux yeux de beaucoup de gens ne vouloir
-supporter aucun conseil, et aux yeux de tous être abandonné de la
-fortune, puisqu'il l'était de M. Fouché. Ne pouvant frapper, il aurait
-donc mieux fait de se taire. Du reste, après cet éclat, il s'en tint
-à une indulgence <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> méprisante, qui n'était pas propre à lui
-ramener M. Fouché. Voyant que rien n'était entamé encore, il résolut
-d'attendre et de tenir toujours fixés sur le ministre de la police ses
-yeux pénétrants.
-<span class="sidenote" title="En marge">La fausse négociation de Bâle continuée, mais sans
-résultat.</span>
-Il raconta ce qui s'était passé à M. Fleury de
-Chaboulon, l'autorisa à voir M. Fouché, et à s'entendre avec lui, afin
-de poursuivre cette bizarre négociation de Bâle, et de savoir ce que
-dirait l'agent de M. de Metternich en réponse aux questions qu'on lui
-avait posées. M. Fleury de Chaboulon se rendit chez le duc d'Otrante
-qui lui parla de l'Empereur comme d'un enfant qui ne savait ni se
-contenir ni se conduire, qui était encore une fois en voie de se
-perdre, et qu'il fallait servir non pour lui, mais pour la cause
-commune. Puis, après s'être vengé par de mauvais propos des mépris de
-Napoléon, il convint avec M. de Chaboulon de la manière d'amener une
-seconde entrevue, et d'en tirer les éclaircissements les plus utiles
-qu'on pourrait.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Werner déclare qu'on ne donne l'exclusion qu'à Napoléon,
-et que lui exclu, on est prêt à admettre le gouvernement que voudra la
-France.</span>
-M. Fleury de Chaboulon retourna effectivement à Bâle, et y retrouva M.
-Werner exact au rendez-vous. Cette fois prenant un rôle un peu moins
-passif, M. Werner, qui toujours croyait parler au représentant du duc
-d'Otrante, s'expliqua plus clairement sur les intentions des
-puissances réunies à Vienne. D'abord il fut comme la première fois, et
-plus encore s'il est possible, affirmatif sur ce qui regardait la
-personne de Napoléon, à laquelle on donnait l'exclusion absolue, comme
-tout à fait incompatible avec le repos général. Puis il déclara que
-Napoléon exclu, on ne demanderait pas mieux que de résoudre à
-l'amiable les difficultés survenues, aucun <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> des souverains,
-disait-il, n'en voulant à la France elle-même, et n'entendant lui
-imposer un gouvernement. Ce que les puissances préféraient, ce qui
-amènerait pour la France les meilleurs rapports avec elles, c'était le
-rétablissement des Bourbons. Si la France voulait se prêter à ce
-rétablissement, il serait pris avec elle des arrangements de nature à
-rassurer les opinions et les intérêts nés de la Révolution française.
-La Charte subirait les modifications nécessaires; la plus grande
-partie des emplois seraient réservés aux nouvelles familles; les
-émigrés rentrés depuis le 1<sup>er</sup> avril 1814 seraient éloignés des
-affaires; il serait formé un ministère homogène et indépendant, et
-constitué de telle manière que les influences de cour en fussent
-écartées. M. Werner ajouta que si les Français repoussaient la branche
-aînée de Bourbon, les puissances coalisées ne repousseraient pas
-absolument la branche cadette, et qu'enfin, s'il le fallait, elles
-consentiraient à l'avénement du fils de Napoléon au trône impérial,
-sauf à choisir, à défaut de Marie-Louise, le personnage qui pourrait
-être le plus convenablement chargé de la régence. Mais la condition
-absolue, irrévocable, était toujours que Napoléon cessât de régner, et
-qu'il se remît entre les mains de son beau-père, qui le traiterait
-avec les égards commandés par l'honneur et la parenté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vains efforts de M. Fleury de Chaboulon pour persuader à
-son interlocuteur qu'il faut accepter Napoléon.</span>
-M. Fleury de Chaboulon essaya vainement de revenir sur tout ce qu'il
-avait déjà dit, et notamment sur l'immensité des forces dont Napoléon
-allait disposer, M. Werner l'écouta avec politesse, mais ne lui fit
-jamais que cette réponse, c'est que, Napoléon <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> exclu, on
-serait prêt à transiger sur tous les points, même sur la transmission
-de la couronne à son fils, en choisissant un régent qui conciliât
-l'intérêt de la France avec celui de la paix. Après mille répétitions
-superflues, les deux agents se quittèrent, se promettant de se revoir,
-si leurs commettants le croyaient convenable et utile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La négociation abandonnée comme inutile.</span>
-M. Fleury de Chaboulon revenu à Paris raconta tout à Napoléon et au
-duc d'Otrante, et reçut ordre de ne plus continuer des communications
-considérées désormais comme sans objet. Napoléon en conclut qu'on
-était quelque peu ébranlé à Vienne, puisqu'on lui offrait de laisser
-régner son fils; il en conçut même une certaine espérance de trouver
-les volontés moins fermes, moins opiniâtres qu'il ne l'avait supposé,
-et de les vaincre avec une ou deux batailles, ce qu'il n'espérait pas
-d'abord.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché en prend occasion de dire partout que la personne
-de Napoléon est la seule cause des maux qui menacent la France.</span>
-De son côté, M. Fouché en conclut que Napoléon était le seul
-obstacle à la paix; que lui, duc d'Otrante, avait eu bien raison de se
-prononcer pour la régence de Marie-Louise, qu'un tel arrangement
-aurait fait cesser sur-le-champ les dangers dont la France et l'Europe
-étaient menacées, et que si Napoléon entendait bien ses intérêts et
-ceux de sa dynastie, il reviendrait à cet arrangement, et abdiquerait
-en faveur de son fils, en restant à la tête de l'armée jusqu'à ce
-qu'on fût d'accord avec les puissances; qu'il irait ensuite se choisir
-une retraite honorée et tranquille dans quelque coin du monde, seule
-fin qui lui fût permise après avoir tant tourmenté les hommes. M.
-Fouché se mit même à répéter ces choses avec une légèreté imprudente,
-et qui n'était explicable <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> que parce qu'il sentait Napoléon
-affaibli.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon le laisse dire, et l'observe, avec la résolution
-de le frapper au besoin.</span>
-Napoléon connaissant une partie de ces propos ajourna sa
-vengeance, se disant qu'il fallait laisser M. Fouché intriguer et
-parler, ce qui était un besoin de sa nature remuante, sauf à le
-frapper en cas de flagrant délit; que ses intrigues et ses propos ne
-décideraient rien; que la victoire seule prononcerait; que vainqueur
-il le soumettrait ou le briserait, que vaincu au contraire, un ennemi
-de plus, fût-ce M. Fouché, ne rendrait pas sa perte plus certaine, car
-elle était inévitable en cas de défaite. Cette opinion, vraie sans
-doute, était toutefois exagérée, car même après une défaite, la
-fidélité de ceux que Napoléon laissait derrière lui aurait pu en
-diminuer les conséquences, et donner peut-être le temps de la réparer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le résultat obtenu par M. de Metternich était d'avoir mis
-la désunion dans le gouvernement français.</span>
-M. de Metternich n'avait pas fait, comme on le voit, une tentative
-complétement infructueuse, puisqu'il avait semé la désunion dans le
-sein du gouvernement français, puisqu'il avait fourni à M. Fouché
-l'occasion de se convaincre que Napoléon le détestait et le méprisait
-toujours, que Napoléon écarté tout pouvait être arrangé, et arrangé
-par les propres mains de lui, duc d'Otrante, car on était prêt à
-Vienne à l'accepter pour instrument d'une révolution nouvelle. Montrer
-en perspective à M. le duc d'Otrante, pour cette année 1815, le rôle
-de M. de Talleyrand en 1814, c'était flatter la plus vive et la plus
-dangereuse de ses passions, et lui inspirer un ardent désir de la
-satisfaire. Le ministre d'Autriche était donc loin d'avoir perdu sa
-peine, mais il ignorait la portée du mal qu'il avait fait à notre
-cause, et du bien qu'il avait fait à la sienne. Quoi qu'il en
-<span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> soit, on éprouvait toujours à Vienne le besoin d'ajouter
-quelques explications à la déclaration du 13 mars, et de parler à
-l'Europe et à la France au moyen d'une déclaration nouvelle.
-<span class="sidenote" title="En marge">On finit par se mettre d'accord à Vienne sur la nouvelle
-déclaration à faire.</span>
-Jusque-là
-on n'avait pas pu se mettre d'accord sur un projet de rédaction qui
-satisfît à toutes les convenances, les uns trouvant injuste et
-inconvenant de taire le nom des Bourbons, les autres jugeant imprudent
-d'afficher l'intention de les imposer à la France. Dans l'embarras
-qu'on éprouvait on se servit d'un moyen assez commode que les
-circonstances offraient elles-mêmes. Le traité du 25 mars était revenu
-à Vienne ratifié par toutes les cours. L'Angleterre seule avait ajouté
-à l'article 8 une réserve dont l'objet était de dire qu'en formant des
-v&oelig;ux pour les Bourbons, les puissances avaient pour but essentiel,
-et même unique, de sauvegarder la sûreté commune de l'Europe menacée
-par la présence de Napoléon sur le trône de France. Il fallait
-répondre à cette réserve, et dire dans quelle mesure on y adhérait.
-C'était le cas dès lors d'une dépêche particulière de cabinet à
-cabinet, qui permettait de s'expliquer avec moins de solennité que
-dans une déclaration européenne, et de mieux observer les nuances,
-grâce à plus d'étendue et d'abandon dans le langage.
-<span class="sidenote" title="En marge">On profite de la réserve ajoutée par l'Angleterre à
-l'article 8 du traité, pour lui répondre et s'expliquer sur la
-question capitale.</span>
-En conséquence
-lord Clancarty dans une dépêche adressée à lord Castlereagh, fut
-chargé de déclarer au cabinet britannique que le congrès admettait
-pleinement la réserve à l'article 8, car il entendait cet article
-comme l'Angleterre elle-même; que la déclaration du 13 mars, le refus
-de toute communication avec la France, l'arrestation <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> de ses
-courriers, signifiaient purement et simplement qu'on regardait la
-présence du chef actuel de la France à la tête de ce grand pays comme
-incompatible avec la paix européenne; que de nombreuses expériences ne
-laissaient aucun doute sur ce qu'il fallait attendre de lui si on lui
-permettait de s'établir; qu'il profiterait de la première occasion
-pour reprendre les armes, et pour essayer d'appesantir encore une fois
-sur l'Europe un joug qu'elle était résolue à ne plus souffrir; qu'on
-était donc en guerre avec lui et ses adhérents, non par choix mais par
-nécessité; qu'au surplus les puissances ne prétendaient en aucune
-manière contester le droit qu'avait la France de se choisir un
-gouvernement, ni gêner l'exercice de ce droit;
-<span class="sidenote" title="En marge">On déclare que l'Europe n'entend pas imposer un
-gouvernement à la France, et qu'en excluant Napoléon, elle n'est
-occupée que de sa sûreté.</span>
-que malgré l'intérêt
-général dont le roi Louis XVIII était l'objet de la part des
-souverains, ceux-ci ne chercheraient nullement à violenter les
-Français en faveur d'une dynastie quelconque; qu'ils se borneraient à
-exiger de la dynastie préférée des garanties pour la tranquillité
-permanente de l'Europe, et que rassurés sous ce rapport ils
-s'abstiendraient de toute ingérence dans les affaires intérieures
-d'une nation grande et libre.</p>
-
-<p>Lord Clancarty terminait sa dépêche en disant que pour être bien
-certain de ne pas rendre inexactement la pensée des divers cabinets,
-il avait communiqué sa dépêche à leurs principaux ministres, que
-ceux-ci l'avaient unanimement approuvée, et qu'il avait été autorisé à
-le déclarer.</p>
-
-<p>Pendant qu'à Vienne on s'y prenait de la sorte pour mettre d'accord
-ceux qui voulaient se prononcer formellement en faveur des Bourbons,
-et ceux <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> qui voulaient qu'on se bornât à donner l'exclusion à
-Napoléon, le cabinet britannique contraint par l'opposition de
-s'expliquer, avait fini par avouer la politique de la guerre, et avait
-réussi à y engager le Parlement. Voici en effet ce qui venait de se
-passer à Londres.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le traité du 25 mars, connu à Londres, y provoque une
-dernière discussion, qui devient décisive.</span>
-Vers la fin d'avril le traité du 25 mars, portant renouvellement de
-l'alliance de Chaumont, avait été publié dans divers journaux, et son
-texte remplissait de surprise les membres du Parlement auxquels on
-avait dit qu'on armait par pure précaution, et sans aucun parti pris
-de déclarer la guerre à la France. Le ministère connaissait-il, ou ne
-connaissait-il pas ce traité du 25 mars, lorsqu'on avait discuté le
-message royal dans la séance du 7 avril? S'il le connaissait, il avait
-trompé le Parlement, et manqué à la probité politique, qui, dans un
-pays libre, peut permettre de se taire, mais ne doit jamais autoriser
-à mentir.
-<span class="sidenote" title="En marge">On interpelle lord Castlereagh, et on lui dit qu'il a
-trompé le Parlement, si à la date du 7 avril il connaissait le traité
-du 25 mars.</span>
-M. Whitbread, l'un des chefs les plus habiles et les plus
-actifs de l'opposition, interpella vivement lord Castlereagh, et lui
-demanda, au milieu du Parlement silencieux et confus du rôle qu'on lui
-avait fait jouer, si le traité dit du 25 mars, publié dans diverses
-feuilles, était ou n'était pas authentique. Lord Castlereagh pris au
-dépourvu balbutia quelques mots de réponse, et avoua le fond du
-traité, sans en avouer les termes.&mdash;Quelles sont les différences,
-s'écria l'opposition, entre le traité véritable, et celui qui a été
-publié?&mdash;Lord Castlereagh ne pouvant les signaler, puisqu'il n'y en
-avait pas, répondit que le traité n'étant pas encore universellement
-ratifié, il lui était interdit <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> d'entrer dans aucune
-explication. À travers ces défaites l'opposition discerna clairement
-que le traité était authentique, que le gouvernement s'était engagé
-avec les alliés de l'Angleterre à recommencer immédiatement la guerre,
-et que le cabinet l'avait complétement abusée en lui parlant de
-simples précautions à prendre, car il était impossible d'admettre que
-le traité signé le 25 mars à Vienne, ne fût pas connu le 7 avril à
-Londres, c'est-à-dire treize jours après sa signature.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Castlereagh, obligé enfin de répondre, fixe au 28
-avril le jour des explications.</span>
-D'ailleurs lord
-Castlereagh n'osant pas pousser l'inexactitude jusqu'à une imposture
-matérielle, avoua que le 7 avril il connaissait le traité.&mdash;Alors vous
-nous avez indignement trompés, répliquèrent violemment tous les
-membres de l'opposition, et le ministre britannique fut singulièrement
-embarrassé. Il y avait de quoi, car bien que les m&oelig;urs publiques
-eussent encore beaucoup de progrès à faire, jamais on n'avait trompé
-le Parlement d'une manière aussi audacieuse. M. Whitbread dit alors
-que puisque le moment n'était pas venu de s'expliquer, il fallait que
-le Parlement suspendît ses séances jusqu'au jour où l'on serait en
-mesure de lui révéler la vérité tout entière, car il ne pourrait que
-se tromper, voter à contre-sens, tant qu'il ignorerait la situation
-véritable. Lord Castlereagh poussé à bout, accepta le lundi 28 avril
-pour communiquer le traité et en justifier le contenu.</p>
-
-<p>Le 28 avril la communication eut lieu, et il s'éleva une discussion
-des plus véhémentes au sein du Parlement britannique. M. Whitbread
-après avoir répété qu'on avait abusé le Parlement, car on avait parlé
-de simples précautions tandis qu'il s'agissait <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> de la guerre,
-que cette guerre était dangereuse et nullement nécessaire aux intérêts
-de la Grande-Bretagne, demanda qu'il fût présenté une adresse
-respectueuse à la Couronne pour la supplier d'aviser aux moyens de
-maintenir la paix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage de lord Castlereagh.</span>
-Lord Castlereagh prit ensuite la parole, et débuta
-par quelques personnalités, en disant que si antérieurement on avait
-écouté M. Whitbread et ses amis, on aurait abandonné la lutte contre
-Napoléon la veille même du triomphe, et que l'Angleterre serait bien
-loin de se trouver dans la magnifique position qu'elle avait conquise
-pour avoir suivi des conseils contraires à ceux de ces messieurs. Puis
-il chercha par des subtilités et des demi-mensonges à répondre au
-reproche de duplicité envers le Parlement.&mdash;Qu'avait-on annoncé le 7
-avril? Qu'on allait se mettre en mesure de faire face aux événements,
-c'est-à-dire entreprendre des préparatifs; mais on n'avait pris aucun
-engagement précis dans le sens de la paix ou de la guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'Angleterre a dû armer par précaution, et laisser aux
-puissances du continent le soin de décider la paix ou la guerre.</span>
-On n'avait
-pris que celui de sauvegarder le mieux possible les intérêts
-britanniques, et ces intérêts consistaient essentiellement dans une
-étroite union avec les puissances continentales. Or, ces puissances
-étant par leur situation géographique plus menacées que l'Angleterre,
-on avait dû leur laisser le soin de décider la question. Loin de les
-pousser à la guerre, on leur en avait au contraire montré le péril;
-mais pensant unanimement qu'elles ne pouvaient ni désarmer avec
-sécurité devant un homme tel que Napoléon, ni rester éternellement
-armées sans s'exposer à des charges écrasantes, elles avaient
-décidément adopté le parti de l'action <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> immédiate. Dès lors,
-l'Angleterre avait-elle pu se séparer d'elles, et rompre un accord
-auquel on avait dû la délivrance de l'Europe, et auquel on devait
-encore sa sûreté? Personne n'oserait le soutenir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les puissances ayant opté pour la guerre, l'Angleterre n'a
-pu se séparer d'elles.</span>
-Personne non plus
-n'oserait avancer que ces puissances eussent tort. Était-il possible
-en effet qu'elles vécussent dans un état d'inquiétude perpétuelle, et
-que par suite de cette inquiétude elles restassent éternellement en
-armes? N'était-il pas évident, par exemple, que Napoléon, dès qu'on
-l'aurait laissé s'établir, dès qu'on lui aurait permis de réunir trois
-à quatre cent mille hommes, saisirait la première occasion d'accabler
-encore ses voisins? À la vérité on le disait changé, et revenu à des
-idées pacifiques: changé, oui, mais en paroles, et pour endormir la
-vigilance des puissances; mais bien fous seraient ceux qui croiraient
-à un tel changement! Au premier instant favorable, dès qu'il
-apercevrait un affaiblissement de forces chez les puissances, ou un
-commencement de désunion entre elles, il se jetterait sur l'Europe, et
-la mettrait de nouveau à la chaîne. C'était une vérité dont ne pouvait
-douter aucun esprit sensé. Il fallait donc profiter de ce qu'on était
-prêt, car il y avait des cas où attaquer n'était que se défendre. On
-objectait, il est vrai, qu'on trouverait derrière l'homme dont il
-s'agissait, une grande nation, la nation française. S'il en était
-ainsi, et si la nation française, par faiblesse ou par ambition,
-soutenait cet homme, eh bien! il fallait qu'elle en portât la peine!
-<span class="sidenote" title="En marge">L'intérêt du monde entier est de se débarrasser d'un homme
-qui menace le repos universel.</span>
-L'Europe ne pouvait rester exposée à une ruine inévitable, parce qu'il
-plaisait à une nation de se donner un tel chef, ou <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> parce
-qu'il plaisait à une armée corrompue, avide de richesses et
-d'honneurs, de placer à sa tête un conquérant barbare qui prétendait
-renouveler les folles entreprises des conquérants asiatiques! Les
-puissances alliées ne voulaient pas imposer à la France un
-gouvernement, elles voulaient seulement la réduire à l'impossibilité
-de nuire à autrui, et de mettre éternellement en question le repos et
-l'existence du monde.&mdash;</p>
-
-<p>Telle avait été la substance des explications de lord Castlereagh.
-Bien qu'il n'eût pas annoncé la guerre comme certaine et comme
-irrévocablement arrêtée en principe, il avait cependant tellement
-insisté sur les motifs de la faire, que ses paroles équivalaient à la
-déclaration de guerre elle-même.
-<span class="sidenote" title="En marge">Réponse de M. Ponsonby.</span>
-Beaucoup d'orateurs répondirent à
-lord Castlereagh, mais l'un d'eux mérita d'être distingué, ce fut M.
-Ponsonby, membre très-modéré du Parlement, celui qui le 7 avril avait
-décidé la majorité à voter dans le sens du message royal, parce que
-l'Angleterre suivant lui restait libre alors d'adopter la paix ou la
-guerre. M. Ponsonby pouvait donc plus qu'aucun autre se plaindre
-d'avoir été trompé. Il était évident, dit-il, que le 7 avril le
-cabinet avait voulu donner à croire au Parlement qu'il y avait encore
-une alternative entre la paix et la guerre, tandis qu'en fait il n'en
-existait plus, et que la guerre était résolue, puisqu'à cette époque
-le traité du 25 mars était signé à Vienne et parvenu à Londres. (M.
-Ponsonby aurait pu l'affirmer bien plus positivement s'il avait connu
-les dépêches de lord Castlereagh.) Le Parlement avait donc cru ce
-jour-là <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> voter de simples précautions, tandis qu'en réalité il
-avait voté la guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il s'attache à démontrer qu'on a trompé le Parlement, et
-que les avantages de la guerre ne sont pas en proportion avec les
-périls.</span>
-Les ministres l'avaient par conséquent trompé.
-Or, disait M. Ponsonby avec une indignation fortement significative de
-la part d'un esprit modéré, une telle manière d'agir ne serait pas
-tolérable dans la vie privée; qu'en penser lorsqu'elle était employée
-dans la vie publique, et que les intérêts auxquels on manquait étaient
-ceux non pas d'un individu, mais de tout un pays? Quant aux motifs de
-la guerre, M. Ponsonby les déclarait tout à fait insuffisants, surtout
-en les mettant en comparaison avec la gravité de cette guerre. Sans
-doute, ajoutait-il, l'Angleterre ne devait pas se séparer des
-puissances continentales, mais elle avait apparemment le droit de leur
-adresser des conseils, et était-il bien certain que le gouvernement
-britannique leur eût montré, comme il s'en vantait, tous les dangers
-de cette nouvelle lutte? Ces dangers étaient graves, car on allait
-braver à la fois un grand homme et une grande nation. Cet homme, M.
-Ponsonby ne l'avait jamais estimé sous le rapport des qualités
-morales, mais on ne pouvait contester ni ses talents prodigieux, ni
-l'énergie de la nation à la tête de laquelle il était placé. Insulter
-cette nation, lui attribuer tous les vices, pour s'arroger à soi
-toutes les vertus, ce n'était pas discuter sérieusement un tel sujet.
-Il n'en restait pas moins vrai qu'on se trouvait en présence d'un
-homme extraordinaire, auquel on donnait l'appui de la nation la plus
-redoutable, en menaçant l'indépendance de cette nation de la façon la
-moins dissimulée. On ne voulait pas, disait-on, lui imposer un
-gouvernement, mais seulement lui <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> en interdire un dans
-l'intérêt général! Si, par exemple, ajoutait encore M. Ponsonby,
-indépendamment de ce gouvernement qu'on prétendait lui interdire, il y
-en avait deux ou trois autres à choisir, on pourrait comprendre que ce
-ne fût pas lui en imposer un. Mais tout homme clairvoyant devait
-reconnaître qu'il n'y avait pour la France de possibles que les
-Bonaparte ou les Bourbons, et dès lors exclure les Bonaparte,
-n'était-ce pas imposer les Bourbons? Or, on venait d'essayer ces
-derniers: ils avaient malgré leurs qualités morales blessé la nation
-par leurs fautes, et c'était la froisser presque tout entière que de
-vouloir les lui rendre. C'était poursuivre au delà de toute raison la
-politique de M. Pitt, que de renouveler la guerre pour les Bourbons,
-lorsque après avoir été miraculeusement replacés sur le trône ils
-n'avaient pas su s'y maintenir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il serait plus sage d'attendre, pour voir si la conduite de
-Napoléon sera en rapport avec ses promesses.</span>
-À raisonner de la sorte, l'auguste
-dynastie qui occupait aujourd'hui le trône d'Angleterre ne régnerait
-pas, car l'Angleterre aurait dû poursuivre jusqu'à extinction le
-rétablissement des Stuarts. Si encore les conditions qu'on se vantait
-d'avoir obtenues pour la Grande-Bretagne à la dernière paix étaient
-compromises, soit; mais Bonaparte offrait la paix, l'offrait avec
-instance, aux conditions des traités de Paris et de Vienne. Fallait-il
-donc verser encore des torrents de sang, doubler la dette, prolonger
-indéfiniment l'<i lang="en"> income-tax</i>, pour des avantages qui n'étaient plus
-contestés? Il était impossible, disait-on, de compter sur la parole de
-Napoléon: c'était un ambitieux sans foi. Mais franchement, depuis le
-congrès de Vienne, était-il permis d'élever contre <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> quelqu'un
-le reproche d'ambition? Quant au caractère manifesté antérieurement
-par Napoléon, sans doute ce caractère entreprenant avait dû inspirer
-de fortes inquiétudes, et il était vrai que les hommes ne changeaient
-guère: mais ce qui était tout aussi vrai, c'est qu'avec l'âge leur
-conduite se modifiait, et que tel qui ne pouvait souffrir le repos,
-finissait par s'y faire et par l'aimer. D'ailleurs, chez un homme de
-génie l'intérêt bien entendu suffisait quelquefois pour modifier la
-conduite. Napoléon qui haïssait l'Angleterre, ne venait-il pas, en
-abolissant la traite des noirs, de prouver le désir ardent de lui
-complaire? En rendant la liberté au duc d'Angoulême, après qu'on avait
-mis sa propre tête à prix, n'avait-il pas agi tout autrement qu'en
-1804 à l'égard du duc d'Enghien? Cet homme entier, incorrigible,
-n'était donc pas aussi immuable qu'on le disait, et si pour prévenir
-un prétendu danger on allait le pousser à bout, l'obliger à combattre,
-forcer la nation française à s'unir à lui, ne pouvait-il pas remporter
-une ou deux victoires éclatantes, et alors que deviendraient ces
-avantages de la dernière paix qu'on mettait tant d'importance à
-conserver? Que deviendraient ces puissances du continent à la sécurité
-desquelles on sacrifiait toute prudence et toute raison? N'aurait-on
-pas fait dans ce cas le plus mauvais des calculs, et pour n'avoir pas
-voulu croire à un changement sinon de caractère, du moins de conduite,
-changement que l'intérêt rendait vraisemblable, n'aurait-on pas risqué
-et le prix non contesté d'une longue guerre, et la sécurité des
-puissances, car certes Napoléon, redevenu vainqueur, n'accorderait
-<span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> plus la paix de Paris? On aurait donc, par excès de
-prévoyance, manqué de prévoyance véritable, et créé le danger qu'on
-voulait prévenir.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vote définitif.</span>
-Telles étaient les raisons alléguées de part et d'autre dans le
-Parlement britannique, et toutes, comme on le voit, se réduisaient à
-cette raison unique: Pouvait-on croire à Napoléon, à ses assurances de
-paix?&mdash;Le doute de la France était donc celui du monde, et on allait
-déclarer la guerre à Napoléon non pour ce qu'il voulait en ce moment,
-mais pour ce qu'il avait voulu et fait jadis. Il offrait la paix, il
-la demandait par toutes les voies publiques et détournées, il la
-demandait humblement, et un doute universel répondait à ses instances.
-<span class="sidenote" title="En marge">La guerre adoptée par 273 voix contre 72.</span>
-Ce doute, en effet, était la seule réponse aux excellents
-raisonnements de l'opposition anglaise, et le Parlement, tout en les
-appréciant, repoussa par 273 voix contre 72 l'adresse pacifique de M.
-Whitbread.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La guerre votée en Angleterre, est commencée de fait en
-Italie.</span>
-Dès ce moment la guerre nous était déclarée à Londres pour le compte
-de l'Europe entière, et malheureusement, tandis qu'elle était résolue
-en principe à Londres, elle était commencée de fait en Italie. On a vu
-que l'infortuné Murat avait été mis en rapport avec l'île d'Elbe par
-la princesse Pauline qui s'était alternativement transportée de
-Porto-Ferrajo à Naples, et de Naples à Porto-Ferrajo.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sages conseils que Napoléon avait fait donner à Murat en
-s'embarquant pour la France.</span>
-Elle avait par
-son zèle, et avec le secours de la reine de Naples, opéré une secrète
-réconciliation de famille entre Napoléon et Murat, et préparé leur
-action commune pour le cas d'événements nouveaux, faciles à prévoir
-bien que difficiles à préciser <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> d'avance. Napoléon, en
-quittant Porto-Ferrajo, avait expédié un message à Murat pour le
-prévenir de son départ de l'île d'Elbe, pour le charger d'écrire à
-Vienne et d'y annoncer sa résolution de s'en tenir au traité de Paris,
-pour lui conseiller de ne pas prendre l'initiative des hostilités,
-d'attendre que la France, replacée sous le sceptre des Bonaparte, pût
-lui tendre une main secourable, de se replier s'il était attaqué, afin
-de mettre de son côté l'avantage des distances et de la concentration
-des forces, et de livrer bataille sur le Garigliano plutôt que sur le
-Pô. Ces conseils étaient dignes de celui qui les donnait, mais fort
-au-dessus de l'intelligence de celui qui les recevait. La tête de
-Murat, en apprenant l'heureux débarquement de Napoléon et son entrée à
-Grenoble, avait pris feu. Il n'avait pas douté du triomphe de son
-beau-frère, et dans son exaltation s'occupant à peine des Autrichiens,
-il avait été surtout préoccupé du danger de voir l'Italie repasser
-aussi vite que la France sous le sceptre impérial, et la couronne de
-fer lui échapper de nouveau, car ce prince infortuné ne se bornait pas
-à rêver la conservation du royaume de Naples, il rêvait d'en doubler
-ou d'en tripler l'étendue.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat ne suit aucun des conseils donnés par son beau-frère,
-et entre tout à coup en action.</span>
-Il ne fit donc rien de ce qui lui était si
-sagement recommandé. D'abord, à la première nouvelle du départ de
-Napoléon, loin d'adresser à Vienne le message dont il était chargé, et
-dont l'intention était de calmer l'Autriche à son profit autant qu'à
-celui de la France, il commença par recourir à ses dissimulations
-ordinaires. Il manda les ministres d'Autriche et d'Angleterre pour
-leur déclarer <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> qu'il avait absolument ignoré la tentative de
-son beau-frère, ce qui était un mensonge inutile, car personne ne
-voulait croire qu'il n'en fût pas instruit, et il aurait mieux valu
-avouer qu'il la connaissait, pour avoir occasion d'annoncer à
-l'Autriche et à l'Angleterre que leurs intérêts n'auraient pas à en
-souffrir. Puis, quand le succès de Napoléon parut assuré, il songea
-non pas à se tenir hors de portée des Autrichiens en restant au midi
-de la Péninsule, mais à se saisir tout de suite de l'Italie entière,
-et à s'en proclamer le roi avant que l'Empire fût rétabli en deçà et
-au delà des Alpes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il envahit les Marches, pour être en possession du royaume
-d'Italie, aussitôt que Napoléon le sera de l'Empire de France.</span>
-Il prit donc le parti de se mettre incontinent en
-marche, sous divers prétextes qui pussent ne pas trop offusquer
-l'Autriche et l'Angleterre, qu'il désirait tromper le plus longtemps
-possible. Il avait précédemment occupé les Marches, en représaille de
-ce que le Pape n'avait pas voulu le reconnaître, et partant de ce
-précédent, il imagina de s'avancer avec des forces considérables
-jusqu'aux bords du Pô, disant à l'Autriche et à l'Angleterre que dans
-les circonstances présentes il croyait devoir se reporter à la ligne
-de l'armistice de 1814, époque où il avait été stipulé que les
-Autrichiens seraient à la gauche du Pô, et les Napolitains à la
-droite. Une pareille proposition n'était soutenable que si Murat
-reprenait entièrement la position de 1814, c'est-à-dire celle d'allié
-de la coalition contre la France. Il ne dit rien qui fût contraire à
-cette supposition, il fit même parvenir aux Anglais les assurances les
-plus tranquillisantes. Avant de partir pour se mettre à la tête de ses
-troupes, il confia la régence du royaume à sa femme, qui <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> fit
-de grands efforts pour le détourner de sa folle entreprise; mais il ne
-tint aucun compte de ses conseils, lui remit les pouvoirs les plus
-étendus, et lui laissa 10 mille hommes de l'armée active pour garder
-Naples, précaution nécessaire dans l'état des esprits, mais qui aurait
-dû être pour lui une raison déterminante de ne pas se porter en avant,
-et de se concentrer au contraire derrière le Garigliano.
-<span class="sidenote" title="En marge">Forces réelles de Murat.</span>
-Il pouvait
-disposer encore d'environ 50 mille hommes bien équipés, ayant assez
-bonne apparence, mais privés de leurs officiers français, qui avaient
-quitté le service napolitain, les uns par dégoût, les autres pour
-obéir à l'ordonnance de rappel de Louis XVIII. Murat avait de plus 30
-mille hommes de milices, difficiles à employer hors de chez eux, et
-surtout dans une guerre où les rivalités de dynasties allaient exercer
-une grande influence. Il se mit donc en campagne avec 50 mille hommes,
-en y comprenant ce qui était déjà dans les Marches.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il en laisse une partie à la reine, dirige un détachement
-sur la Toscane, et s'avance avec le corps principal dans les
-Légations.</span>
-Cette première et regrettable division des forces napolitaines ne fut
-pas la seule. Murat détacha encore une colonne qui, à travers l'État
-romain, devait se rendre en Toscane pour en expulser le général
-autrichien Nugent. Cette colonne, forte de 7 à 8 mille Napolitains,
-avait ordre de passer en vue de Rome pour se diriger par Viterbe et
-Arezzo sur Florence, et rejoindre l'armée principale à Bologne.
-L'apparition d'une force armée si près du Vatican n'était pas de
-nature à plaire au Pape, et surtout à le rassurer sur les intentions
-de la cour de Naples. Murat lui envoya le général Campana pour
-protester de son dévouement au saint-siége, et le <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> supplier
-de rester à Rome, car la prétention de ce nouveau roi d'Italie était
-d'imiter Napoléon en toutes choses, et en créant un royaume d'Italie,
-d'avoir dans ses États, paisible, honoré, richement doté, et
-soi-disant indépendant, le chef de l'Église catholique. Mais le Pape
-n'était pas facile à persuader, et après avoir refusé d'être le sujet
-du moderne Charlemagne, voulait encore moins être celui d'un petit
-prince italien, que sa bravoure sans génie n'autorisait pas à se
-croire fondateur d'empire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le Pape quitte Rome, et tous les princes italiens suivent
-son exemple.</span>
-Insensible aux assurances de Murat, Pie VII
-quitta sa capitale avec la plupart des cardinaux, et fut suivi de tout
-ce que Rome contenait de plus considérable, notamment du roi d'Espagne
-Charles IV, de sa femme, du prince de la Paix, de la reine d'Étrurie,
-etc. Ils se retirèrent tous à Gênes. Les autres cours d'Italie
-suivirent cet exemple. Le grand-duc de Toscane se rendit à Livourne,
-où l'appui des Anglais lui était assuré; le roi de Sardaigne alla
-joindre la cour pontificale à Gênes, où se trouvait lord Bentinck.</p>
-
-<p>Les troupes napolitaines destinées à la Toscane passèrent sous les
-murs de Rome sans y entrer, et prirent la route de Florence par
-Arezzo. Murat avec le corps principal prit celle d'Ancône et de
-Rimini.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat, tout en prenant l'offensive, essaie de dissimuler
-avec les Anglais et les Autrichiens.</span>
-En avançant ainsi, son langage n'avait pas cessé d'être des plus
-pacifiques à l'égard des Autrichiens et des Anglais. Il ne voulait,
-disait-il, en se transportant sur le Pô, que se replacer dans les
-termes de l'armistice de 1814, ce qui était une insinuation d'alliance
-bien plutôt qu'une menace d'hostilité. Pourtant cette espèce de
-comédie ne pouvait être de <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> longue durée, et l'infortuné Murat
-allait être contraint de s'expliquer clairement, et de faire enfin
-briller aux yeux des peuples d'Italie cette couronne qu'il avait
-l'ambition de mettre sur sa tête. Napoléon lui avait expédié messages
-sur messages pour le calmer, et venait en dernier lieu de lui dépêcher
-le général Belliard, excellent conseiller en fait de politique comme
-en fait de guerre. Mais ces messages n'avaient pu joindre Murat en
-route, et il n'avait eu pour se guider que les rumeurs de la renommée,
-et quelques lettres de Joseph, qui lui avait envoyé de Suisse des
-nouvelles de la marche triomphale de Napoléon, et adressé de vives
-instances pour qu'il se ralliât à la cause de la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il apprend à Ancône le succès définitif de Napoléon.</span>
-Arrivé à Ancône, Murat apprit que Napoléon avait dépassé Lyon, que
-l'armée française se livrait à lui partout où il paraissait, que dès
-lors le succès n'était plus douteux. Ces nouvelles opérèrent sur lui
-un effet magique.
-<span class="sidenote" title="En marge">À cette nouvelle, il n'en est que plus pressé de se mettre
-en possession du royaume d'Italie, de crainte de voir reparaître le
-prince Eugène.</span>
-Il vit aussitôt Napoléon rétabli sur le trône, prêt
-à étendre de nouveau la main sur l'Italie, et les Autrichiens expulsés
-de cette contrée aussi vite que les Bourbons de France. Il conclut de
-ces visions qu'il fallait ne pas se laisser devancer, qu'il devait au
-contraire chasser lui-même les Autrichiens d'Italie, se mettre à leur
-place, et s'offrir ainsi à Napoléon comme un auxiliaire disposant de
-vingt millions d'Italiens, et dès lors n'étant pas facile à déposséder
-au profit du prince Eugène. Ce qui augmentait sa fermentation d'esprit
-c'était le voisinage des Autrichiens qui de leur côté avaient occupé
-les Légations, et qu'on allait rencontrer au sortir des Marches. Il
-fallait donc, <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> ou s'arrêter à la frontière même des Marches,
-et y attendre les événements, ou se prononcer immédiatement en
-attaquant les Autrichiens.
-<span class="sidenote" title="En marge">Délibération avec ses ministres.</span>
-Une grande délibération s'établit à ce
-sujet entre Murat et trois de ses ministres qui l'avaient accompagné.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces derniers supplient en vain Murat de différer son entrée
-en action.</span>
-Tous trois le supplièrent de gagner du temps, et de ne pas encore
-jeter le gant aux puissances coalisées. Jusque-là, en effet, il
-n'avait rien entrepris qui ne pût se justifier soit aux yeux de
-l'Autriche, soit aux yeux de l'Angleterre. Il avait annoncé qu'il
-allait occuper la ligne de l'ancien armistice, et en s'arrêtant même
-avant de l'avoir atteinte, il prouvait la sincérité de ses intentions.
-Il pouvait ainsi attendre en sécurité les événements de France, avec
-l'avantage de ne pas se compromettre lui-même, de ne pas compromettre
-Napoléon, et enfin de n'avoir pas porté trop loin de Naples le théâtre
-de la guerre si on en venait aux mains. Les raisons abondaient par
-conséquent, et surabondaient en faveur de l'expectative. Mais Murat
-regardait le succès de Napoléon comme aussi certain en Italie qu'en
-France, par la seule puissance de sa renommée. Il voyait l'Empire
-français à peine rétabli à Paris, se relever immédiatement à Milan par
-un simple contre-coup, et le prince Eugène de nouveau proclamé
-vice-roi. Ce dernier souci le tourmentait, et il voulait en se
-présentant à Napoléon avoir un double titre à ses yeux, celui d'avoir
-expulsé les Autrichiens de l'Italie, et celui d'en être le possesseur
-de fait.
-<span class="sidenote" title="En marge">Une lettre de Joseph mal interprétée le décide, et il passe
-le Rubicon.</span>
-Tandis que ses ministres employaient les plus grands efforts
-pour le décider à ne pas commencer les hostilités, et semblaient même
-l'avoir ébranlé dans <span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> ses résolutions, il reçut tout à coup
-une nouvelle lettre de Joseph, datée de Prangins, et dans laquelle ce
-prince, lui annonçant les derniers triomphes de Napoléon, le conjurait
-de se rallier à lui, de le seconder en Italie <em>par les armes</em> et <em>par
-la politique</em>, de rassurer en même temps les Autrichiens pour les
-détacher de la coalition, et ajoutait ces mots malheureux: <cite>Parlez,
-agissez suivant votre c&oelig;ur; marchez aux Alpes, mais ne les dépassez
-pas</cite><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.&mdash;Cette lettre écrite dans le désordre de la joie contenait
-la plus déplorable contradiction, car elle conseillait de se conduire
-politiquement à l'égard des Autrichiens, et en même temps de marcher
-aux Alpes. Pourtant si elle avait été lue avec un peu plus de
-réflexion qu'on n'en avait mis à l'écrire, Murat y aurait vu d'abord
-que Joseph n'avait aucune idée de la situation. Si Joseph en effet
-avait su que les Autrichiens occupaient les deux rives du Pô, il
-n'aurait pas cru possible de concilier une conduite politique à leur
-égard avec une marche vers les Alpes. Évidemment il ignorait que les
-Autrichiens étaient déjà sur la droite du Pô, et il les croyait comme
-en 1814 confinés à la gauche de ce fleuve, ce qui aurait permis, sans
-conflit avec eux, de joindre le pied des Alpes dans une partie au
-moins de la chaîne. Évidemment aussi le conseil de marcher aux Alpes,
-et de ne pas les dépasser, était moins une invitation d'y marcher,
-qu'une <span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> recommandation de ne pas violer la frontière de
-France.
-<span class="sidenote" title="En marge">Premier combat avec les Autrichiens, qui se retirent pour
-se concentrer.</span>
-Malheureusement Mural ne tenant compte que du conseil de
-marcher aux Alpes, voulut s'emparer immédiatement de toute l'Italie:
-il n'écouta ni les conseils, ni même les supplications de ses
-ministres, passa la frontière des Légations, et refoula les
-avant-gardes de la cavalerie autrichienne sur Césène. Les Autrichiens
-qui n'étaient pas en force, et qui ne pouvaient tenir tête à une armée
-de quarante et quelques mille hommes, se replièrent en bon ordre sur
-la route de Bologne. Le général Bianchi les commandait. De part et
-d'autre les pertes furent insignifiantes.</p>
-
-<p>C'est le 31 mars que Murat avait jeté le masque, et de sa propre main
-posé la couronne d'Italie sur sa tête. Ce même jour il publia, en la
-datant de Rimini, une proclamation des plus déclamatoires, pour
-appeler les Italiens à l'indépendance et leur promettre l'unité de
-l'Italie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat se proclame roi d'Italie, sans parler de Napoléon ni
-de la France.</span>
-Mais dans cette proclamation il ne parlait ni de Napoléon ni
-de la France, par deux motifs assez mesquins, le premier de se ménager
-encore avec les Anglais, et le second de ne pas rappeler la
-vice-royauté du prince Eugène. C'était fort mal calculer, car après
-avoir rompu avec les Autrichiens, la prétention de temporiser avec les
-Anglais était une chimère, et c'était une autre chimère que de vouloir
-à cette époque créer un parti purement italien, qui ne fût ni
-autrichien ni français. Alors en effet, à la suite de longues guerres
-contre l'Autriche, on ne connaissait que deux manières d'être en
-Italie, être partisan des Autrichiens ou partisan des Français.
-D'ailleurs les Italiens, éloignés de Napoléon <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> en 1814 par les
-souffrances endurées sous son règne, lui étaient bientôt revenus: ils
-ne connaissaient que lui, ne pouvaient s'enthousiasmer que pour lui,
-et Murat les glaçait en taisant ce grand nom pour y substituer le
-sien, faisait même quelque chose de pis en rappelant sa défection de
-1814, qui avait révolté tous les ennemis de la puissance autrichienne
-en Italie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mauvais effet de cette proclamation.</span>
-Cette proclamation restée sans écho fut donc un premier et fâcheux
-insuccès. Elle enflamma quelques jeunes têtes, mais laissa froide la
-nation elle-même, qui n'augurait rien de bon de la conduite de Murat.
-<span class="sidenote" title="En marge">Séjour à Bologne.</span>
-Il s'avança jusqu'à Bologne en faisant le coup de sabre avec la
-cavalerie autrichienne, y réunit quelques Italiens en petit nombre,
-essaya de composer un gouvernement, et ne rencontra partout que
-très-peu de concours. Pourtant, dans cette ville populeuse et éclairée
-de Bologne, où fermentait le patriotisme italien, il aurait pu trouver
-quelques bras prêts à le servir, bien qu'on lui sût mauvais gré
-d'avoir laissé percer des vues trop personnelles; mais, avec son
-imprévoyance ordinaire, il n'avait pas même songé à s'approvisionner
-de fusils, et eût-il excité un véritable enthousiasme, cet
-enthousiasme, faute d'armes, serait demeuré stérile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche sur Parme et Plaisance.</span>
-Après avoir montré deux ou trois jours sa vaine royauté au peuple de
-Bologne, il continua sa marche sur Modène et Parme, avec le projet de
-franchir le Pô, et d'aller prendre à Milan la couronne de fer. C'était
-suivre d'une singulière façon les conseils de Napoléon et même de
-Joseph, qui avaient tant recommandé <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> de se conduire
-politiquement envers les Autrichiens. Ceux-ci en se repliant avaient
-commencé à se concentrer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Combat sur le Panaro.</span>
-Ils livrèrent sur le Panaro, en avant de
-Modène, un combat sanglant, et qui coûta environ 800 hommes à chacun
-des deux partis. Les Napolitains, commandés par Murat, se conduisirent
-bien, et entrèrent à Modène. Le général Filangieri, fort connu depuis,
-fut dans cette occasion gravement blessé. Les Autrichiens n'étant pas
-encore en mesure de prendre l'offensive repassèrent le Pô pour en
-défendre le cours, en attendant que leurs forces fussent réunies.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat songe à se porter sur le Pô supérieur, et à se jeter
-brusquement sur Milan, en tournant tous les postes autrichiens.</span>
-Après avoir commis la faute de s'attaquer aux Autrichiens, au lieu de
-rester dans les Marches et de concentrer son armée en avant des
-Abruzzes, ce qui laissait place à la fois à la politique et à la
-guerre, Murat n'avait qu'un moyen de réparer cette faute, si toutefois
-elle était réparable, c'était de rappeler à lui les troupes envoyées
-en Toscane, de pousser sur Parme, Plaisance, Pavie, à la tête de
-cinquante mille soldats, et là, n'ayant qu'un pas à faire pour être à
-Milan, de s'y porter en traversant le Pô dans sa partie supérieure. Il
-eût ainsi fait tomber tous les postes autrichiens établis sur le Pô
-inférieur, et donné un fort ébranlement aux imaginations en entrant
-dans la capitale de la Lombardie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce plan n'était pas sans chances de succès.</span>
-Murat eut bien cette idée, surtout
-pour suivre le conseil de Joseph de marcher aux Alpes; mais ne pouvant
-s'empêcher de mêler toujours l'intrigue aux témérités, il s'était
-appliqué à rester en rapport avec lord Bentinck, auquel il ne cessait
-de répéter qu'il n'avait tiré l'épée que parce que les <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span>
-Autrichiens s'étaient conduits sans loyauté à son égard, avaient
-machiné contre sa couronne après la lui avoir garantie, et que si
-l'Angleterre voulait au contraire être de bonne foi avec lui, il
-serait de bonne foi avec elle. Lord Bentinck qui, malgré sa parfaite
-droiture, ne manquait pas de finesse, lui ayant répondu que pour être
-cru il fallait qu'il commençât par respecter les États du roi de
-Sardaigne, Murat eut la simplicité de s'arrêter et de rebrousser
-chemin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat y renonce par déférence pour les Anglais, qu'il
-continue à ménager.</span>
-Renonçant à passer le Pô au-dessus de Plaisance, où il eût
-trouvé ce fleuve moins difficile à franchir et les Autrichiens moins
-bien établis, il redescendit vers Bologne, pour tenter un passage aux
-environs de Ferrare.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il se reporte sur le Pô inférieur.</span>
-Il essaya en effet une attaque sur Occhio-Bello
-le 8 avril, et après avoir perdu beaucoup de monde, il fut obligé de
-renoncer au passage de ce grand fleuve.
-<span class="sidenote" title="En marge">Vaine tentative du 8 avril pour franchir le Pô à
-Occhio-Bello.</span>
-Il revint donc dans les
-Légations, ne sachant plus que faire, n'osant remonter en Piémont à
-cause des Anglais, ne pouvant forcer un fleuve comme le Pô défendu par
-les Autrichiens avec toute leur armée, s'étant proclamé roi d'Italie
-sans qu'une acclamation populaire confirmât cette investiture
-spontanée, n'ayant plus l'élan de l'offensive pour s'être arrêté, ni
-même la force de la défensive pour s'être porté trop en avant. Dès ce
-moment, il était moralement perdu, même avant de l'être
-matériellement. Il songea alors, mais trop tard, à la sagesse des avis
-que lui avait donnés son beau-frère, et voulut regagner par les
-Marches la route des Abruzzes, afin de ne livrer que sur le Garigliano
-la bataille décisive que Napoléon lui avait conseillé d'éviter, mais
-en tous cas de ne l'accepter <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> que le plus près possible de
-Naples.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat est obligé de se replier sur les Abruzzes.</span>
-Il se replia donc par Césène et Rimini; mais les Autrichiens,
-qui avaient eu le temps de se concentrer, le suivirent avec plus de
-soixante mille hommes, ayant à leur tête les généraux Bianchi et
-Neiperg (ce dernier venait de quitter Marie-Louise pour servir en
-Italie). Il était donc très-douteux que Murat pût regagner Capoue et
-Naples sans être contraint d'en venir à une bataille. Exécutant une
-retraite des plus difficiles, il livra chaque jour des combats
-d'arrière-garde, dans lesquels il soutenait les soldats napolitains
-par sa bravoure personnelle, mais qui finissaient toujours par la
-perte du terrain disputé. Bientôt la démoralisation et la désertion
-affaiblirent ses rangs d'une manière alarmante.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat, pour arrêter la démoralisation parmi ses troupes, se
-décide à livrer bataille.</span>
-Enfin arrivé à
-Tolentino, et ayant la majeure partie de ses troupes dans la main, il
-voulut décider de son sort dans une lutte désespérée. La bataille fut
-longue et soutenue même avec assez de vigueur par les Napolitains, à
-la tête desquels Murat se comporta en héros.
-<span class="sidenote" title="En marge">Malheureuse journée de Tolentino.</span>
-Il fit de tels efforts,
-se jetant de sa personne au milieu des bataillons ennemis où il
-cherchait la mort à défaut de la victoire, qu'un moment il se flatta
-de triompher. Malheureusement le général Neiperg étant survenu avec
-des troupes fraîches, il fallut céder au nombre et à la supériorité de
-l'armée autrichienne. Les Napolitains vaincus se retirèrent par la
-route de Fermo et Pescara qui longe la mer. Mais un corps autrichien
-ayant fait un mouvement de flanc par Salmona, Castel di Sangro et
-Isernia, les força de reprendre au plus tôt la route directe de
-Naples. Murat tâchait <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> dans chaque rencontre de contenir
-l'ennemi, mais après l'effort suprême fait à Tolentino, ses soldats
-désertaient par milliers.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat, réduit à une poignée d'hommes, abandonne son armée
-et se retire à Naples.</span>
-Bientôt il ne lui resta pas plus de dix à
-douze mille hommes, et, parvenu aux environs de Capoue, il laissa les
-débris de son armée au baron de Carascosa, pour ne pas tomber au
-pouvoir des Autrichiens. Rentré secrètement à Naples, et assez mal
-accueilli par la reine qui avait vainement essayé d'empêcher sa folle
-expédition, il lui adressa ces douloureuses paroles: Madame, ne vous
-étonnez pas de me voir vivant, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
-mourir.&mdash;Le malheureux Murat disait vrai. Il s'était conduit en héros,
-mais à la tête des États rien ne supplée à l'esprit politique.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il s'enfuit en Provence.</span>
-Il s'embarqua sur un bâtiment léger pour la Provence, tandis que sa femme
-traitait de la reddition de Naples avec les Anglais et les
-Autrichiens. L'évacuation complète du royaume de Naples par cette
-branche de la famille Bonaparte était naturellement la condition
-principale de la capitulation, et la restauration très-prochaine des
-Bourbons en était la conséquence inévitable. La reine n'avait demandé
-pour elle et ses enfants que la liberté. Mais cette condition fût,
-comme tant d'autres, violée par les alliés, et la s&oelig;ur de Napoléon
-fut conduite à Trieste. Le 20 mai tout était terminé à Naples.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Fin du règne de Murat.</span>
-Telle fut la fin de la royauté de Murat. La fin de sa vie, retardée de
-quelques mois, devait être plus triste encore. Cet infortuné, doué de
-brillantes qualités militaires, brave jusqu'à l'héroïsme, général de
-cavalerie accompli si au talent de jeter ses escadrons sur l'ennemi
-il avait su joindre celui <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> de les conserver, bon, généreux,
-doué de quelque esprit, fut atteint de la maladie de régner que
-Napoléon avait communiquée à tous ses proches, même à ses lieutenants,
-et il en mourut. C'est cette peste morale qui d'un c&oelig;ur excellent
-fit un moment un c&oelig;ur infidèle, presque perfide, et un désastreux
-allié pour la France, car d'après le jugement de Napoléon, Murat la
-perdit deux fois, en l'abandonnant en 1814, et en lui revenant trop
-tôt en 1815.
-<span class="sidenote" title="En marge">Comment il faut juger sa conduite, et le tort qu'elle fit à
-la France.</span>
-La sévérité de ce jugement est exagérée sans doute, car
-Murat n'avait pas assez d'importance pour perdre la France, bien qu'il
-en eût assez pour la compromettre gravement. Il est certain que si en
-1814 il se fût joint au prince Eugène au lieu de se prononcer contre
-lui, les Autrichiens auraient été ou retenus en assez grand nombre en
-Italie pour débarrasser la France d'une partie notable de ses
-envahisseurs, ou assez contenus pour que le prince Eugène pût
-descendre sur Lyon par le mont Cenis, ce qui aurait probablement amené
-de très-heureuses conséquences. Il est certain encore qu'en 1815, si
-Murat, concentrant 60 mille hommes aux environs d'Ancône, se fût tenu
-là dans une immobilité imposante, tout à la fois ménageant et occupant
-les Autrichiens, ceux-ci n'auraient pas eu un seul soldat à présenter
-ni devant Antibes, ni devant Chambéry, et que 30 mille hommes auraient
-pu être reportés des Vosges vers les Ardennes, ce qui aurait procuré à
-Napoléon une tout autre proportion de forces sur le champ de bataille
-de Waterloo.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sévérité du jugement de Napoléon.</span>
-Il est donc vrai que si Murat ne perdit pas la France
-deux fois, comme Napoléon l'en a accusé<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> il la compromit
-deux fois par ce triste besoin de régner, qui d'un soldat héroïque et
-généreux fit un roi médiocre, un mauvais parent, et un mauvais
-Français<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mouvement général des armées coalisées.</span>
-Quoi qu'il en soit de ces divers jugements, la guerre était finie dès
-le milieu de mai en Italie, et les Autrichiens étaient libres de
-reporter vers la France la plus grande partie de leurs forces. Toutes
-les armées de l'Europe étaient en ce moment dirigées vers nos
-frontières. Indépendamment de ce que les Autrichiens pouvaient amener
-sur le Var et sur le mont Cenis, 70 mille de leurs soldats, 40 mille
-Bavarois, 20 mille Wurtembergeois, 10 mille Badois, 10 mille
-Allemands des petits princes marchaient vers <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> le Rhin. Ils
-étaient suivis par 80 mille Russes arrivés déjà à Prague, et par 70
-mille autres occupés à traverser la Pologne. Cent vingt mille
-Prussiens sous Blucher campaient entre la Sambre et la Meuse, avec
-d'importantes réserves sur l'Oder. Enfin 100 mille Anglais,
-Hanovriens, Hollando-Belges et Allemands du Nord se concentraient
-autour de Bruxelles sous lord Wellington.
-<span class="sidenote" title="En marge">Masse énorme de forces dirigée contre la France.</span>
-Ce dernier qui s'était
-efforcé de persuader à Blucher d'attendre la réunion générale des
-forces européennes avant d'affronter Napoléon, en se voyant dès le
-milieu de juin en mesure de réunir 250 mille combattants avec les
-Prussiens, aurait été assez tenté de ne pas attendre la colonne de
-l'est pour agir au nord, et de commencer au moins le siége de nos
-places. Mais l'idée de ne pas s'engager les uns sans les autres ayant
-universellement prévalu, lord Wellington et son voisin Blucher ne
-s'occupaient que de rassembler leurs troupes, de choisir leurs
-positions, d'établir entre eux de sûres communications pour le cas
-d'une subite apparition des Français. Tout était donc en mouvement
-vers nos frontières, et à la fin de juin 450 mille hommes sans les
-réserves russes et prussiennes, sans les Autrichiens d'Italie,
-allaient envahir notre territoire. Les Anglais leur destinaient, en
-fait de subside, cinq millions sterling à répartir entre la Russie, la
-Prusse et l'Autriche, deux millions et demi à distribuer entre les
-petits princes allemands, enfin un million sterling pour la seconde
-armée russe, total huit millions et demi sterling, ou 212 millions 500
-mille francs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les peuples un peu moins irrités contre la France qu'en
-1814, mais les gouvernements beaucoup plus.</span>
-En général si les peuples étaient un peu moins animés
-contre la France, les gouvernements <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> au contraire l'étaient
-davantage. Ainsi les Anglais n'auraient pas voulu que pour rétablir
-les Bourbons on troublât leur commerce et on perpétuât l'<i lang="en"> income-tax</i>;
-les Allemands, ou déçus dans leurs espérances de liberté, ou spoliés
-comme les Saxons, et tous accablés par les charges de la guerre,
-n'étaient pas très-satisfaits de la voir recommencer. Les Belges
-regrettaient les Français depuis qu'ils avaient chez eux les
-Hollandais, les Anglais, les Prussiens. Les Autrichiens étaient
-très-mécontents de la prédominance des Russes. Ces divers sentiments
-avaient partagé le c&oelig;ur des peuples, et fait rejaillir en partie
-sur les potentats réunis à Vienne la haine violente qu'un an
-auparavant ils vouaient exclusivement à Napoléon. Les souverains au
-contraire étaient plus irrités que jamais, et ne pardonnaient pas à
-Napoléon de les avoir détournés du festin servi à Vienne à leur
-ambition. Leurs armées, quoique condamnées à se battre de nouveau,
-étaient en communauté de sentiments avec eux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Violence inouïe des Prussiens.</span>
-L'armée prussienne,
-comme nous l'avons déjà dit, dépassait en exagération toutes les
-autres. Les officiers prussiens à Liége, froissés par les dispositions
-qu'on leur montrait, commettaient souvent des violences sur les Belges
-réputés nos amis, et annonçaient que cette fois ils ne laisseraient
-pas pierre sur pierre dans les provinces françaises. Ils menaçaient
-même d'égorger les femmes et les vieillards, mais heureusement
-n'étaient pas capables de tenir ces féroces promesses. Leurs
-collisions avec les Saxons étaient journalières.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage odieux des journaux allemands.</span>
-Les journaux des
-bords du Rhin continuaient de tenir le langage le plus <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span>
-extravagant. Les Bourbons, disaient-ils, n'avaient pas su gouverner;
-mais Napoléon gouvernait trop bien, car il avait plus tiré de la
-France en deux mois que les Bourbons en une année. Il ne fallait donc
-ni des uns ni de l'autre. Il fallait (comme ils l'avaient déjà dit)
-donner à la France une douzaine de rois, et réserver pour l'Allemagne
-le bienfait d'un empereur unique; il fallait reprendre l'Alsace, la
-Lorraine, employer les biens nationaux à doter les soldats allemands,
-et payer ainsi la guerre d'extermination qu'on allait entreprendre. On
-ne devait prêter l'oreille à aucune proposition, à moins qu'en signe
-de soumission la France ne livrât Lille, Metz et Strasbourg!&mdash;À Gand,
-l'émigration française correspondait toujours avec les généraux
-Wellington et Blucher, pour les informer de tout ce qu'on apprenait de
-France, et elle agitait fort avec eux une grave question, celle d'une
-nouvelle insurrection vendéenne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts des généraux coalisés pour obtenir des royalistes
-français une diversion en Vendée.</span>
-Le duc de Wellington, très-attentif
-aux préparatifs de Napoléon, aurait voulu qu'on lui causât le gros
-embarras d'un soulèvement sur les deux bords de la Loire. N'en
-résultât-il que le détournement de quinze ou vingt mille hommes
-retenus entre Nantes et La Rochelle tandis qu'on se battrait entre
-Maubeuge et Charleroy, c'était un grand soulagement pour ceux qui
-auraient à essuyer le premier choc de l'armée française.
-<span class="sidenote" title="En marge">Hésitation des Vendéens.</span>
-Au contraire,
-les chefs vendéens, trouvant le zèle fort attiédi dans leurs
-campagnes, avaient montré la résolution assez arrêtée de ne pas
-devancer les coalisés, et d'attendre pour agir que ceux-ci eussent
-attiré à eux toutes les forces de la France. Mais sur les instances
-du duc <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> de Wellington on avait fait partir le marquis de La
-Rochejaquelein pour aller donner le signal trop différé de
-l'insurrection, en promettant le secours d'une flotte anglaise chargée
-d'armes et de munitions.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tristesse que la catastrophe de Murat inspire à Napoléon.</span>
-Tel était le sinistre tableau qui se déroulait aux yeux de Napoléon
-vers la seconde quinzaine du mois de mai. Il serait difficile de
-rendre à quel point il avait été affecté par la catastrophe de Murat.
-Bien qu'on ne pût conclure de ce qui était arrivé à Murat et à l'armée
-napolitaine, ce qui arriverait à lui et à l'armée française, il ne put
-s'empêcher de voir dans les événements de Naples un sinistre présage.
-Les dernières faveurs que la fortune lui avait prodiguées de
-Porto-Ferrajo à Paris ne lui avaient pas fait longtemps illusion:
-bientôt aux difficultés qui étaient venues l'assaillir, aux rigueurs
-croissantes de l'Europe, il avait senti que l'implacable fortune
-n'était point apaisée, et il avait considéré les quelques jours
-écoulés du 26 février au 20 mars comme les dernières lueurs d'un astre
-à son déclin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Sinistre augure qu'il en tire, et que ses ennemis en tirent
-avec lui.</span>
-En voyant tomber Murat à côté de lui, Murat dont la
-légèreté lui avait toujours été antipathique, mais qui avait si bien
-dirigé sa cavalerie sur les champs de bataille de l'Europe, et qui
-était l'un de ses plus anciens compagnons d'armes, il fut saisi d'une
-profonde pitié et de sombres préoccupations qu'il voulait en vain
-cacher, et que ses amis découvraient malgré lui. Quoique mécontent de
-son beau-frère il fit partir un homme de confiance chargé de lui
-porter des consolations, de lui faire sentir, toutefois avec douceur,
-combien ses fautes avaient été nombreuses <span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> et graves, et de
-l'engager à rester quelque temps entre Marseille et Toulon, dans le
-lieu qui lui agréerait le plus. Ce n'était pas le cas en effet de
-montrer aux Parisiens le roi de Naples vaincu, et de réjouir les
-ennemis de l'Empire par la vue d'une victime qui à leurs yeux en
-présageait une bien plus grande et plus détestée.</p>
-
-<p>Les royalistes semblant deviner, avec l'ordinaire malice des partis,
-tout ce que Napoléon avait dans l'âme, éprouvaient une joie
-singulière. Pour eux la fin de Murat était l'image anticipée de la
-chute de Napoléon. Ils ne tenaient pas compte de la différence, et
-faisaient remarquer non sans fondement, que si Napoléon et l'armée
-française étaient bien supérieurs à Murat, le duc de Wellington, le
-maréchal Blucher, le prince de Schwarzenberg et les cinq cent mille
-hommes qu'ils commandaient, n'étaient pas moins supérieurs au général
-Bianchi et à l'armée autrichienne de Tolentino. Usant de la liberté
-qui leur était laissée, ils disaient tout haut ce que présageait la
-chute de Murat, l'écrivaient clairement dans certaines feuilles,
-allaient, venaient, s'agitaient, notamment dans le Midi, à Marseille,
-à Toulouse, à Bordeaux, et ils commençaient dans la Vendée à former
-des rassemblements qui pouvaient faire craindre une prise d'armes
-prochaine.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne songe plus qu'à la guerre, bien qu'il permette
-à M. Fouché d'envoyer un nouvel émissaire à Vienne, M. de Saint-Léon.</span>
-Rien de tout cela n'échappait à Napoléon, et il ne voyait plus de
-remède à cette situation que dans la guerre entreprise promptement, et
-conduite avec vigueur et bonheur. M. Fouché, par goût pour l'intrigue
-au dehors aussi bien qu'au dedans, avait voulu faire une nouvelle
-tentative auprès des puissances, <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> et il avait envoyé à Vienne
-M. de Saint-Léon, homme d'esprit, vivant dans l'intimité de M. de
-Talleyrand, d'opinion fort libérale, et très-capable de faire valoir
-les dangers d'une lutte obstinée pour les Bourbons. M. Fouché avait
-donné à M. de Saint-Léon une lettre pour M. de Metternich, lettre
-sensée, presque éloquente, dans laquelle il plaidait chaudement la
-cause de Napoléon, avec l'espérance que s'il ne gagnait pas la cause
-de Napoléon, ce qui lui était assez indifférent, il gagnerait
-peut-être celle de la régence de Marie-Louise, peut-être même celle du
-duc d'Orléans, et s'épargnerait ainsi le retour des Bourbons. Napoléon
-ne se faisait guère illusion ni sur les motifs de M. Fouché, ni sur
-ses chances de succès; néanmoins il le laissait faire, une tentative
-de ce genre ne pouvant pas nuire, et n'empêchant d'ailleurs aucun de
-ses préparatifs. Mais la ressource véritable, la ressource unique, il
-la voyait dans un grand coup prochainement frappé sur la portion des
-coalisés qui était à sa portée, et il songeait à profiter de ce que
-l'une des deux colonnes ennemies, celle du prince de Schwarzenberg,
-était en arrière de l'autre, pour fondre à l'improviste sur Blucher et
-Wellington cantonnés le long de notre frontière du Nord.
-<span class="sidenote" title="En marge">Quoique fort attristé, Napoléon a confiance dans ses
-combinaisons militaires.</span>
-Déjà il
-méditait, comme nous l'avons dit, l'un des plans les plus profonds
-qu'il ait conçus de sa vie, et s'il retrouvait l'espérance, c'était en
-descendant en lui-même, et en apercevant combien la courte vue de ses
-ennemis laissait de chances à sa suprême clairvoyance militaire. Avec
-une victoire comme il en avait tant gagné, et comme il était capable
-d'en <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> gagner encore, les royalistes se calmeraient, l'Europe
-sourde aujourd'hui à ses ouvertures prêterait l'oreille, et les
-difficultés que son gouvernement rencontrait s'aplaniraient.
-<span class="sidenote" title="En marge">Prodigieuse activité de ses préparatifs.</span>
-Aussi
-travaillait-il jour et nuit à préparer entre Paris et Maubeuge une
-armée de cent cinquante mille hommes, pour la jeter comme une massue
-sur la tête des Anglais et des Prussiens, les plus voisins de lui. Par
-ce motif il lui tardait de partir, et les votes sur la Constitution
-proclamés en assemblée du Champ de Mai, les élections terminées, les
-deux Chambres réunies, il comptait quitter Paris pour aller en Flandre
-décider de son destin et de celui du monde en deux ou trois journées.
-Jamais il n'avait travaillé ni plus activement ni plus fructueusement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Succès de la levée des gardes nationaux mobiles.</span>
-Les bataillons de gardes nationaux d'élite se formaient avec une
-extrême facilité, surtout dans les provinces frontières, et il était
-certain que ces provinces seules donneraient au moins 150 mille
-hommes. Napoléon dirigeait ces bataillons vers les places fortes, avec
-une simple blouse à collet de couleur, et avec de vieux fusils qui
-devaient être réparés dans le loisir des garnisons. Malheureusement le
-recrutement de l'armée active ne s'opérait pas aussi bien. Le rappel
-des anciens soldats ne donnait pas ce qu'on s'en était promis.
-Beaucoup d'entre eux avaient préféré servir dans les gardes nationales
-mobilisées, parce que c'était un service limité sous le rapport de la
-durée et du déplacement, et avaient singulièrement contribué à la
-rapide formation de ces bataillons. D'autres s'étaient mariés,
-d'autres appartenant aux classes de 1813 et de 1814 n'avaient aucun
-goût <span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> pour la guerre, dont ils n'avaient connu que les
-désastres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Déficit dans le rappel des anciens militaires.</span>
-Par toutes ces causes, au lieu de 90 mille anciens soldats
-qu'on avait espéré recouvrer sur 150 mille qui avaient déserté en
-1814, on ne pouvait compter que sur 70 mille, dont 58 mille rendus, et
-12 mille en marche pour rejoindre. En les ajoutant aux 180 mille
-hommes de l'effectif existant au 1<sup>er</sup> mars, aux 50 mille hommes en
-congé de semestre qui avaient tous obéi, on pouvait se flatter d'avoir
-environ 300 mille hommes d'armée active, dont 200 à 210 mille présents
-dans les bataillons de guerre, les autres laissés aux dépôts ou à
-l'intérieur. Ce n'était certes pas assez pour la grandeur des périls
-qui menaçaient la France.
-<span class="sidenote" title="En marge">Recours à la conscription de 1815.</span>
-Napoléon était décidé à rappeler la
-conscription de 1815, que le Conseil d'État avait déclaré appartenir
-au gouvernement, pour la partie au moins qui en 1814 avait été
-incorporée. Quant au surplus, il fallait une loi qu'on était occupé à
-rédiger afin de la soumettre aux Chambres. Les diverses pertes de la
-conscription de 1815 déduites, on comptait sur 112 mille hommes, dont
-45 mille immédiatement appelables. L'armée active devait donc monter à
-412 mille hommes, compris les non-valeurs. On espérait porter à 200
-mille hommes les gardes nationaux mobilisés, et en y ajoutant 25 mille
-marins qui allaient se rendre soit à Paris, soit à Lyon, en y ajoutant
-20 mille fédérés à Paris, 10 mille à Lyon, la France devait avoir
-assez de bras pour la défendre. Restait enfin la ressource à laquelle
-Napoléon songeait déjà, celle de demander aux Chambres assemblées une
-levée extraordinaire de 150 mille hommes à prendre sur toutes les
-<span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> classes antérieures. Il aurait ainsi environ 800 mille
-soldats, et avec de l'union dans les pouvoirs, de la persévérance dans
-les efforts, il n'y avait pas à désespérer du salut de la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Force réelle sur laquelle on peut compter dans le moment.</span>
-Pour le moment il n'y avait de réellement disponibles que les 300
-mille hommes d'armée active, qui devaient en donner, comme nous venons
-de le dire, 200 et quelques mille au feu, plus 200 mille gardes
-nationaux bien choisis, occupant les places fortes et les défilés de
-nos frontières. Napoléon avait prescrit de requérir sur-le-champ les
-45 mille conscrits de 1815, actuellement appelables, ce qui devait
-mettre immédiatement à sa disposition 250 mille combattants, force qui
-dans sa main pouvait servir à frapper un premier coup terrible. Mais,
-telle quelle, cette force ne devait pas être prête avant la mi-juin.</p>
-
-<p>Il travaillait sans relâche à la réunir et à l'organiser, et écrivait
-pour cela jusqu'à cent cinquante lettres par jour. Ici c'étaient cent
-ou deux cents recrues laissées dans un dépôt, et qu'il fallait
-expédier aux bataillons de guerre; là c'étaient des régiments de
-cavalerie qui avaient des hommes et pas de chevaux, d'autres qui
-avaient des chevaux et pas d'hommes, ou qui manquaient de
-harnachement. Suivant chaque chose avec une précision de mémoire
-prodigieuse, Napoléon ordonnait, après avoir ordonné veillait à
-l'exécution de ses ordres au moyen d'officiers allant et venant dans
-tous les sens, reçus, écoutés sur l'heure quand ils avaient à rendre
-compte de ce qu'ils avaient vu, toujours réexpédiés à l'instant même,
-et autant de fois qu'il le fallait pour l'entier accomplissement de
-leur mission. <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ des troisièmes bataillons.</span>
-Napoléon avait déjà fait partir les troisièmes
-bataillons des places où affluaient les gardes nationaux mobiles, et
-partout il avait formé le quatrième destiné à servir de dépôt. Dans
-quelques régiments le cinquième bataillon avait été créé, et aussitôt
-le quatrième avait rejoint les bataillons de guerre. Ce n'était
-toutefois qu'une exception, et les régiments n'avaient en général que
-trois bataillons de guerre, ce qui aurait suffi s'ils avaient été plus
-nombreux; mais malgré tous les efforts bien peu comptaient 600 hommes
-par bataillon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Soins donnés à la cavalerie.</span>
-La cavalerie n'attirait pas moins que l'infanterie
-l'attention de Napoléon. Grâce au dépôt de Versailles, aux levées de
-chevaux sur la gendarmerie, et aux achats dans les provinces, on
-pouvait se flatter de réunir à la mi-juin (la garde impériale
-comprise) 40 mille cavaliers excellents, car tous avaient servi. Les
-confections d'habillement, les réparations d'armes, étaient l'objet
-des mêmes soins. Napoléon allait en personne visiter les ateliers de
-tailleurs, de selliers, d'armuriers, et les animait de sa présence
-vivifiante. Les officiers d'artillerie employés à la direction du
-travail des armes rendaient les plus grands services. On avait de quoi
-donner des fusils neufs à toute l'armée, des fusils réparés aux gardes
-nationaux mobilisés, et il devait en rester 100 mille pour la
-conscription de 1815. Si la guerre se prolongeait jusqu'à l'hiver,
-l'été et l'automne devaient fournir de quoi satisfaire à tous les
-besoins.
-<span class="sidenote" title="En marge">Quantité d'hommes levés en deux mois.</span>
-Au prix de cette prodigieuse activité, Napoléon avait en deux
-mois (de la fin de mars à la fin de mai) levé, équipé, armé environ
-300 mille hommes, dont 50 mille semestriers, <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> 70 mille anciens
-soldats et 180 mille gardes nationaux d'élite, résultat prodigieux
-pour qui connaît les difficultés de la haute administration, et qui du
-reste eût été impossible sans l'immense personnel militaire dont la
-France disposait à cette époque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Reploiement des dépôts en cas d'invasion subite.</span>
-Avec sa prévoyance qui s'appliquait à tout, Napoléon avait calculé que
-si l'ennemi passait la frontière, les places seraient bloquées et les
-dépôts avec elles. Il avait donc ordonné le reploiement successif des
-dépôts, pour la frontière du Nord sur Abbeville, Amiens,
-Saint-Quentin, Châlons, Bar, Brienne, Arcis-sur-Aube, Nogent; pour la
-frontière de l'Est, sur Châlon, Dijon, Autun, Troyes; pour les
-frontières du Midi, sur Avignon et Nîmes. Il était ainsi assuré qu'un
-brusque mouvement d'invasion, en isolant nos places, n'isolerait pas
-nos régiments, et ne les priverait pas de leurs ressources en hommes
-et en matériel. Une commission composée des généraux Rogniat, Dejean,
-Bernard, Marescot (celui-ci tiré de la disgrâce où il était
-injustement tombé à la suite de la capitulation de Baylen), s'était
-occupée de la mise en état de défense de nos places, en première,
-seconde et troisième ligne. Les réparations urgentes, l'armement et
-l'approvisionnement étaient ordonnés et en cours d'exécution. De plus,
-la commission avait signalé les passages de nos frontières où une
-route coupée, un ouvrage de campagne bien placé, pouvaient donner aux
-divisions de gardes nationaux mobilisés le moyen de tenir tête à
-l'ennemi. Enfin, Paris et Lyon, désignés comme les deux postes
-essentiels, s'étaient déjà couverts de travaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Détail de la défense de Paris.</span>
-Napoléon n'avait point oublié que si en 1814, tandis qu'il
-man&oelig;uvrait autour de Paris, cette grande ville avait pu tenir huit
-jours, il aurait sauvé sa couronne et la France. Il avait considéré
-que Lyon à l'est pouvait jouer le rôle de Paris au nord, et il avait
-prescrit pour ces deux points tout ce que le temps permettait de
-faire. On a déjà vu que n'ayant pas le loisir d'exécuter autour de
-Paris des travaux de maçonnerie, il s'était contenté d'ordonner des
-travaux de campagne. Le général Haxo avait couvert de redoutes les
-deux versants de Belleville, de manière que de la plaine de Vincennes
-au sud, à la plaine de Saint-Denis au nord, toutes les hauteurs
-fussent occupées, et certes, si dans la journée du 30 mars 1814 les
-soldats de Marmont avaient trouvé un semblable appui, ils n'auraient
-pas succombé. Le canal Saint-Martin, qui de la Villette va joindre la
-Seine à Saint-Denis, avait été garni de flèches, de manière à
-présenter une ligne très-défensive. À Saint-Denis les inondations
-étaient préparées. Il était peu probable que l'ennemi, perçant cette
-ligne, osât s'aventurer entre les hauteurs de Montmartre et la Seine,
-car il se serait exposé à être jeté dans la rivière. Mais, en tout
-cas, Montmartre, Clichy, l'Étoile, avaient été pourvus de fortes
-redoutes, qui en faisaient autant de réduits très-solides. Enfin des
-ouvrages de campagne étaient commencés sur la rive gauche, entre
-Montrouge et Vaugirard. Les fédérés et un certain nombre de gardes
-nationaux s'étaient offerts pour prendre part aux travaux de
-terrassement. Napoléon les avait acceptés pour le bon exemple, mais
-il avait deux mille <span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> travailleurs bien payés, dont les bras
-plus exacts exécutaient sans interruption les redoutes tracées par le
-général Haxo.</p>
-
-<p>Tout ayant été dit au public sur nos relations avec l'Europe, Napoléon
-qui n'avait plus rien à cacher, avait fait commencer l'armement de ces
-redoutes, d'abord pour présider lui-même à cette opération, et ensuite
-pour user d'avance, et avant l'apparition de l'ennemi, l'émotion
-qu'elle devait causer. Il raisonnait donc cette fois autrement qu'en
-1814, et au lieu de dissimuler les périls, il s'attachait à les rendre
-frappants. Sur 300 pièces de gros calibre demandées dans les ports et
-transportées par mer aux bouches de la Seine, 200 étaient arrivées à
-Rouen et en route vers Paris. À mesure de leur arrivée on les plaçait
-sur les ouvrages, quoique inachevés. Pour éviter la confusion des
-calibres et les erreurs qui en résultent dans les distributions de
-munitions, Napoléon avait décidé que le 12 et le 6 seraient sur la
-rive droite, la plus menacée des deux, le 8 et le 4 sur la rive
-gauche. Il avait fait mettre en batterie sur les points culminants de
-la butte Saint-Chaumont un certain nombre de grosses pièces venues des
-ports. Les écoles de Saint-Cyr et d'Alfort, l'école polytechnique, se
-livraient journellement à l'exercice du canon. Un parc de 200 bouches
-à feu de campagne était préparé à Vincennes, pour être amené comme
-artillerie mobile sur les points où on croirait en avoir besoin. Deux
-régiments de marins tirés de Brest et de Cherbourg étaient en marche
-sur Paris. Napoléon avait ordonné en outre le recensement et la
-complète organisation des fédérés, et les avait formés en
-vingt-quatre <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> bataillons. Sans les armer encore, il avait
-voulu qu'on leur donnât cent fusils par bataillon, afin d'instruire
-ceux qui n'avaient jamais servi. Son projet était de réduire
-successivement la garde nationale à 8 ou 10 mille hommes sûrs, et de
-remettre aux fédérés les 15 mille fusils qu'on aurait ainsi rendus
-disponibles. Il n'entrait dans ce projet aucun calcul démagogique,
-mais une certaine méfiance de la garde nationale, suspecte à ses yeux
-de royalisme, et une grande confiance dans le dévouement et la
-bravoure des fédérés, qu'il n'avait aucun scrupule à faire tuer sous
-les murs de Paris. Grâce à ces soins, dans un mois et demi au plus
-tard, c'est-à-dire à la fin de juin, Paris devait être à l'abri de
-toute attaque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Postes fortifiés compris dans le rayon de la défense de
-Paris.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout destiné au commandement de Paris.</span>
-Napoléon avait rattaché à la défense de la capitale la défense des
-villes de Nogent-sur-Marne, de Meaux, de Château-Thierry, de Melun, de
-Montereau, de Nogent-sur-Seine, d'Arcis-sur-Aube, d'Auxerre, et placé
-tout cet ensemble sous les ordres du maréchal Davout, qu'il se
-proposait de nommer gouverneur de Paris, avec des pouvoirs
-extraordinaires. Le défenseur de Hambourg, proscrit par les Bourbons,
-lui avait semblé réunir au plus haut degré les conditions militaires
-et politiques pour un tel rôle. Il comptait bien, avec ce qu'il
-conserverait de la garde nationale, avec les fédérés, les marins, les
-dépôts, lui laisser de 70 à 80 mille combattants. Avec une telle
-force, de tels ouvrages et un tel chef, la capitale lui paraissait
-invincible.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Détail de la défense de Lyon.</span>
-Napoléon s'était occupé en même temps de la <span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> défense de Lyon,
-et avait prescrit les divers travaux à exécuter. Appliquant à cette
-seconde capitale les mêmes principes qu'à la première, il avait fait
-venir de Toulon par le Rhône 150 bouches à feu de gros calibre, et
-avait ordonné de les placer dans les ouvrages. Un régiment de marine
-était en route pour s'y rendre. L'école vétérinaire de Lyon était,
-comme les écoles de Paris, destinée à servir une partie des batteries.
-Confiant dans l'esprit des Lyonnais, Napoléon avait fixé à 10 mille le
-nombre des gardes nationaux qui contribueraient à la défense de leur
-ville. Il leur avait envoyé 10 mille fusils non réparés, et qui
-devaient être remis en état dans les ateliers extraordinaires créés
-sur les lieux. Les pays environnants, tels que la Bourgogne, la
-Franche-Comté, le Dauphiné, l'Auvergne, ayant suivi l'exemple de la
-Bretagne, il comptait en tirer 10 mille fédérés, lesquels, avec les
-dépôts, devaient compléter la garnison de Lyon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Suchet chargé de la guerre sur toute la
-frontière de l'Est.</span>
-Le maréchal Suchet
-était chargé de veiller à ces détails. L'ayant rappelé de l'Alsace,
-Napoléon lui avait donné le commandement de cette frontière en lui
-disant: Quand vous êtes quelque part, je suis tranquille pour
-l'endroit où vous êtes; partez donc, et gardez-moi l'Est, pendant que
-je vais défendre le Nord contre l'Europe entière.&mdash;Le maréchal Suchet,
-avec le 7<sup>e</sup> corps, devait avoir environ 20 mille hommes de bonnes
-troupes, plus 12 mille provenant de deux divisions de gardes
-nationales d'élite, et il pouvait ainsi occuper la Savoie avec 32,000
-combattants. Appuyé sur Lyon, bien fortifié, il avait grande chance de
-tenir tête aux Autrichiens. Sur le bas Rhône, vers <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> Avignon,
-se trouvaient en réserve quatre des six régiments tirés du 8<sup>e</sup> corps.
-<span class="sidenote" title="En marge">Formation du 9<sup>e</sup> corps sous le maréchal Brune pour la
-défense des Alpes maritimes.</span>
-Le maréchal Brune, avec les deux restant, et trois autres tirés de
-Corse, devait former le 9<sup>e</sup> corps, chargé d'observer le Var, Toulon et
-Marseille. Cette dernière ville surtout était l'objet d'une
-surveillance spéciale. Napoléon avait ordonné de désarmer la garde
-nationale marseillaise, de la réduire à 1500 hommes sûrs, d'armer les
-forts Saint-Jean et Nicolas, et d'en enlever les munitions qui
-n'étaient pas indispensables pour les renfermer dans l'arsenal de
-Toulon. Il avait fait retrancher le Pont-Saint-Esprit sur le Rhône, et
-prescrit la mise en état de la petite place de Sisteron, pour arrêter
-l'ennemi, si après avoir envahi la Provence il essayait de pénétrer
-dans le Dauphiné et le Lyonnais.
-<span class="sidenote" title="En marge">Défense du Jura par Lecourbe.</span>
-Au-dessus de Lyon, et en remontant la
-Saône, Napoléon (nous l'avons dit) avait placé sous le général
-Lecourbe un corps supplémentaire, qui n'avait pas de rang dans les
-neuf corps embrassant la défense du territoire, parce qu'il avait été
-formé plus tard, et qu'il ne se composait que d'une division de ligne.
-Napoléon lui avait adjoint deux belles divisions de gardes nationales
-d'élite, et lui avait confié la trouée de Béfort et les passages du
-Jura. L'armée d'Alsace ou 5<sup>e</sup> corps, se liant avec Lecourbe, gardait
-le Rhin. Ce 5<sup>e</sup> corps avait été réuni tout entier dans les lignes de
-Wissembourg. Des bataillons d'élite occupaient Strasbourg, et les
-places depuis Huningue jusqu'à Landau. D'autres bataillons gardaient
-les passages des Vosges, tandis que la cavalerie légère battait
-l'estrade le long du Rhin, aidée par des lanciers volontaires formés
-dans le <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> pays.
-<span class="sidenote" title="En marge">Prescriptions diverses pour le cas d'invasion.</span>
-Il était décidé qu'à la première apparition de
-l'ennemi le tocsin sonnerait, que les commandants des places
-s'enfermeraient dans leurs enceintes, que les préfets et les généraux
-se retireraient emmenant avec eux le bétail, les vivres, et la levée
-en masse, composée de tous les citoyens de bonne volonté. Ils devaient
-se porter vers les passages difficiles dont la défense avait été
-préparée d'avance, y tenir tant que possible, ne se replier qu'à la
-dernière extrémité, et le faire sur les corps d'armée chargés de
-couvrir la frontière. Des corps francs, organisés dans les pays où il
-y avait beaucoup d'anciens militaires, étaient chargés de concourir à
-ces mesures.
-<span class="sidenote" title="En marge">Emploi des militaires pensionnés.</span>
-Enfin, s'ingéniant à mettre en valeur toutes les
-ressources du pays, Napoléon avait songé à une dernière combinaison
-qui, dans certaines parties du territoire, pouvait être d'une réelle
-utilité. Il avait remarqué, en compulsant les états du ministère de la
-guerre, qu'il y avait 15 mille officiers et 78 mille sous-officiers et
-soldats en retraite, les uns et les autres pensionnés par l'État. Si
-un grand nombre étaient incapables de supporter les bivouacs, le
-froid, la chaud, la faim, beaucoup étaient en état de servir dans
-l'intérieur d'une ville, de tenir une épée ou un fusil, et de s'y
-rendre utiles de plus d'une façon. Attachés à la Révolution et à
-l'Empire, n'aimant pas les Bourbons, ils pouvaient imposer à la
-malveillance, et Napoléon imagina d'en appeler vingt-cinq ou trente
-mille, de les distribuer dans les villes d'un esprit douteux, où ils
-seraient prêts à se réunir en armes autour des autorités, et à leur
-apporter l'appui <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> de leurs paroles dans les lieux publics, et
-celui de leurs bras dans les moments de danger. Napoléon voulait que,
-sans les contraindre, on fît seulement appel à leur zèle, et qu'on
-leur rendît le déplacement facile en leur donnant, outre leurs
-pensions, une indemnité de route et les vivres de campagne. Il ordonna
-d'en envoyer à Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, Tours,
-Lille, Dunkerque, etc. De la sorte, aucune des forces du pays, depuis
-les plus jeunes jusqu'aux plus vieilles, ne devait rester oisive ou
-inutile.</p>
-
-<p>À ces mesures d'une prévoyance universelle et infatigable, Napoléon
-ajouta toutes celles qu'exigeait particulièrement l'organisation de
-l'armée avec laquelle il allait combattre. On a vu qu'elle comprenait
-cinq corps, le 1<sup>er</sup> réuni autour de Lille sous le comte d'Erlon, le
-2<sup>e</sup> autour de Valenciennes sous le général Reille, le 3<sup>e</sup> autour de
-Mézières sous le général Vandamme, le 4<sup>e</sup> autour de Metz sous le
-général Gérard, le 6<sup>e</sup> enfin, formé entre Paris et Laon, sous le comte
-de Lobau. Napoléon rabattant de gauche à droite sur Maubeuge les corps
-des généraux d'Erlon et Reille, de droite à gauche sur ce même point
-de Maubeuge ceux des généraux Vandamme et Gérard, puis les appuyant
-avec la garde et le 6<sup>e</sup> corps parti de Paris, se proposait de percer
-la frontière avec 150 mille hommes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mouvements ordonnés pour l'armée du Nord, qui doit agir la
-première, et sous le commandement direct de Napoléon.</span>
-Le moment n'est pas venu d'exposer
-par quelle combinaison il se flattait de surprendre ainsi la portion
-la plus rapprochée et la plus considérable de ses ennemis. Mais ayant
-résolu d'être en opération le 15 juin, au plus tard, et touchant déjà
-aux derniers <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> jours de mai, il avait tracé dès cette époque la
-marche du général Gérard, qui ayant plus de soixante lieues à
-parcourir pour se rendre au point de concentration, devait être en
-mouvement avant tous les autres. Napoléon lui avait en très-grand
-secret fixé le jour où il faudrait qu'il s'ébranlât, et les
-précautions qu'il aurait à prendre pour donner à son départ toute
-autre signification que la véritable. Le comte de Lobau, à mesure que
-ses régiments étaient prêts, avait ordre de les acheminer sur Soissons
-et Laon, où se réunissait le 6<sup>e</sup> corps. Napoléon s'occupait activement
-de la garde, qu'il espérait porter à 20 ou 25 mille hommes, et dont il
-avait confié l'organisation au général Drouot. La grande réserve
-d'artillerie était comme d'usage l'objet de tous ses soins, et il
-poussait la vigilance jusqu'à inspecter lui-même les batteries prêtes
-à partir, et à signaler un harnais qui manquait<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. N'ayant pas
-encore assez de chevaux de trait, même avec les 6 mille retirés de
-chez les paysans, il venait d'en faire lever 8 à 10 mille, en les
-payant comptant, dans les provinces voisines des corps d'armée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Froissement résultant de cet immense mouvement de choses.</span>
-Tant de choses ne s'accomplissaient pas sans froissement. Le maréchal
-Davout habitué pendant quinze ans à agir au loin, et dans une sorte
-d'indépendance, placé maintenant sous une surveillance qui ne lui
-laissait ni liberté ni repos, éprouvait quelquefois des mouvements
-d'humeur assez vifs. Il <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> était soumis sans doute, mais point à
-la manière du duc de Feltre, c'est-à-dire en perdant tout caractère.
-Il y avait un genre de contrôle qui l'incommodait plus
-particulièrement, c'était celui qui s'exerçait sur le choix des
-officiers, et auquel Napoléon tenait expressément depuis qu'il fallait
-s'assurer non-seulement de la valeur, mais de la fidélité des
-militaires employés. Il avait été établi que les choix seraient
-vérifiés par trois personnages de confiance, les comtes de Lobau, de
-La Bédoyère et de Flahault. Ces deux derniers, fort au courant des
-dispositions de la jeunesse militaire, critiquaient certaines
-présentations du ministre de la guerre, et celui-ci accueillait
-très-mal leurs observations. Napoléon eut donc à intervenir plus d'une
-fois, et nous ne mentionnerions pas ces détails, si les froissements
-avec le ministre de la guerre n'avaient eu plus tard des conséquences
-graves. Il s'éleva notamment une contestation au sujet du général
-Bourmont, que le maréchal Davout ne voulait pas admettre dans le
-service actif, et dont les généraux de La Bédoyère et Gérard
-répondaient sur leur tête. Napoléon ayant fini par adopter l'avis de
-ces derniers après bien des hésitations, fut obligé de donner au
-maréchal Davout un ordre formel, et le maréchal ne se rendit que
-devant une injonction absolue.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Mortier chargé de commander la garde
-impériale.</span>
-Napoléon choisit le maréchal Mortier pour commander la garde
-impériale. Il aurait voulu rappeler auprès de lui Berthier, son chef
-d'état-major dans toutes les guerres qu'il avait faites, son
-interprète exact et infatigable, son ami enfin, et le nommer major
-général de l'armée. Berthier avait commis <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> quelques
-faiblesses; Napoléon lui avait fait dire de n'y pas plus penser qu'il
-n'y pensait lui-même, et de venir le rejoindre. Berthier ne résistant
-pas à cet appel, était en route pour revenir, mais entouré de
-surveillance, et prêt à rentrer par Bâle, il avait été contraint de
-rebrousser chemin et de retourner en Allemagne, où l'attendait une
-mort aussi déplorable que mystérieuse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult nommé major général à défaut de
-Berthier.</span>
-Ne sachant comment remplacer son major général, Napoléon eut recours
-au plus laborieux de ses lieutenants, au maréchal Soult, qui s'était
-un moment dévoué aux Bourbons en croyant faire une chose durable, et
-qui, voyant maintenant qu'il s'était trompé, s'appliquait à effacer
-les traces de cette erreur. La violente proclamation qu'il avait
-publiée contre Napoléon l'embarrassait, et il avait cherché à la
-racheter par une autre aussi violente contre les Bourbons, qu'il
-devait adresser à l'armée en prenant la qualité de major général.
-Napoléon, dans l'intérêt du maréchal, en adoucit les termes, et la fit
-publier sous forme d'ordre du jour. Il connaissait trop les hommes
-pour tenir compte de leurs fluctuations, surtout dans des temps aussi
-difficiles que ceux qu'on traversait alors. L'essentiel n'était pas
-qu'ils fussent des politiques conséquents, mais de bons militaires.
-L'essentiel n'était pas que le maréchal Soult eût servi un seul
-maître, mais qu'il eût comme major général la clarté, la netteté,
-l'exactitude de Berthier. Les événements allaient bientôt montrer à
-quel point Napoléon avait réussi dans son choix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Restitution à tous les régiments de leurs anciens numéros.</span>
-Il prit enfin une
-dernière mesure, c'était de restituer à tous les <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> régiments
-leurs anciens numéros qu'on leur avait ôtés et qu'ils regrettaient
-beaucoup. Leur rendre ces numéros c'était les satisfaire, et les
-obliger d'être dignes de leur passé.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ordre à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de
-leurs troupes.</span>
-Napoléon enjoignit à tous les généraux d'aller se mettre à la tête de
-leurs troupes, retint seulement auprès de lui le maréchal Soult, afin
-de l'initier à ses nouvelles fonctions, et n'attendit pour partir que
-l'assemblée du Champ de Mai et la réunion des Chambres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon n'attend pour partir que la célébration de la fête
-du Champ de Mai.</span>
-Ce moment
-approchait, car les votes sur l'Acte additionnel étaient émis, les
-élections étaient achevées, et les nouveaux élus presque tous rendus à
-Paris. Le grand déchaînement des journaux, des écrivains de brochures,
-des discoureurs de lieux publics contre l'Acte additionnel, s'était
-apaisé en présence des opérations électorales, qui avaient été une
-diversion pour l'ardeur des esprits, et une preuve qu'on ne voulait
-pas éluder les promesses de la Constitution, puisque les Chambres
-étaient convoquées avant l'époque où elles auraient dû l'être. La
-liberté avait été complète, tant pour les élections que pour le vote
-de l'Acte additionnel. On avait laissé tout dire, tout imprimer, on
-avait même admis des votes motivés de la façon la plus blessante. M.
-de Lafayette à Meaux avait accepté l'Acte additionnel en réservant la
-souveraineté du peuple, atteinte selon lui par quelques unes des
-dispositions de cet acte. M. de Kergorlay avait voté contre en
-protestant pour la souveraineté des Bourbons.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opérations électorales.</span>
-Le gouvernement seul ne
-s'était pas défendu, rien n'étant encore organisé pour la défense du
-pouvoir dans un État libre. Excepté la suspension momentanée <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span>
-du sixième volume du Censeur, suspension levée, comme on l'a vu, par
-ordre de Napoléon, aucune rigueur d'aucun genre n'avait porté atteinte
-à l'action des individus, et on avait eu cette liberté confuse,
-violente, à mille couleurs, des jours de révolution.
-<span class="sidenote" title="En marge">Liberté qui leur est laissée.</span>
-Chacun avait
-proposé sa chimère, et l'avait proposée à sa manière; mais il manquait
-quelque chose à cet état de révolution, c'était la passion, non pas
-chez les partis (ils en avaient eu rarement davantage), mais chez la
-nation elle-même. La nation avait été absente dans les municipalités,
-dans les justices de paix, dans les notariats, où l'on allait voter
-pour ou contre l'Acte additionnel, aussi bien que dans les colléges où
-l'on allait voter pour le choix des représentants.
-<span class="sidenote" title="En marge">La France y prend peu de part.</span>
-Dégoûtée de
-révolutions et de contre-révolutions, elle ne savait à qui, à quoi
-s'attacher, et dans son malaise elle restait cachée dans ses demeures.
-Nous parlons ici de la masse intermédiaire, sage, discrète,
-désintéressée de la nation. Les Bourbons qu'elle n'avait pas désirés,
-mais qu'après réflexion elle avait jugés les plus aptes à lui procurer
-un gouvernement pacifique et libéral, l'avaient froissée par un règne
-de onze mois; Napoléon qui plaisait à son orgueil, et répondait à
-plusieurs de ses instincts, l'effrayait, et sans chercher s'il était
-véritablement changé, s'il était converti à la paix et à la liberté,
-elle apercevait clairement en lui sa destinée fatale, c'est-à-dire la
-guerre, la guerre acharnée jusqu'à une défaite mortelle de la France
-ou de l'Europe. Ainsi froissée par les uns, effrayée par l'autre, elle
-restait, nous le répétons, chez elle, c'est-à-dire au <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> foyer
-des millions de familles dont elle se compose, et n'allait contribuer
-par son vote ni à l'adoption de l'Acte additionnel ni à l'élection de
-ses représentants.</p>
-
-<p>Tandis qu'on avait vu jadis, lorsque la France voulait se donner un
-sauveur dans la personne du général Bonaparte, trois à quatre millions
-de citoyens venir déposer leur vote avec empressement, douze ou treize
-cent mille seulement avaient exprimé un avis sur l'Acte additionnel,
-et il n'avait paru que cent mille électeurs environ dans les colléges
-électoraux.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Petit nombre des royalistes participant aux scrutins.</span>
-Ces nombres restreints indiquaient bien qui était venu dans les
-mairies, les notariats, les colléges: c'étaient les partis, les partis
-seuls, chez lesquels la passion ne se refroidit jamais. Quand nous
-disons les partis, nous disons trop peut-être, car les partisans des
-Bourbons n'avaient osé paraître ni dans l'un, ni dans l'autre de ces
-scrutins. Ce n'était pas, certes, que leur liberté eût été gênée, il
-s'en fallait! Leurs adversaires se piquant de modération de principes,
-se seraient bien gardés d'atteindre ou même de menacer leur sécurité.
-Mais les royalistes répugnant à tout ce qui était la pratique des
-institutions libres, se faisant en outre de leurs adversaires des
-idées fausses, se les dépeignant comme des terroristes dangereux,
-manquaient à la fois d'habitude et de courage pour exercer leurs
-droits. Les plus audacieux seulement avaient osé apporter leur vote,
-moins par goût pour l'exercice de leurs droits que par bravade.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nombre des votes donnés à l'Acte additionnel.</span>
-Aussi
-trois ou quatre mille votants tout au plus, sur treize cent mille,
-étaient-ils allés déposer leur <em>non</em> contre l'Acte additionnel, et
-<span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> un nombre encore moindre avait-il paru dans les colléges
-électoraux pour combattre le candidat patriote, bien que tout se fût
-passé d'ailleurs avec un ordre parfait et un calme des plus
-rassurants.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le parti révolutionnaire et militaire paraît seul aux
-élections.</span>
-Ceux au contraire qui s'étaient montrés en grand nombre
-dans le scrutin étaient d'anciens révolutionnaires, des acquéreurs de
-biens nationaux, des amis ardents de la liberté, des amis passionnés
-de la gloire nationale qu'ils s'obstinaient à personnifier dans
-Napoléon, des fonctionnaires publics presque tous originaires de 1789,
-et enfin beaucoup d'hommes éclairés qui se disaient qu'après avoir
-commis la faute de laisser revenir Napoléon, il fallait défendre dans
-sa personne l'indépendance de la France, et faire de bonne foi l'essai
-de monarchie constitutionnelle qu'il proposait d'une manière si
-spécieuse, la liberté devant être acceptée de toute main, quand on
-n'est l'esclave ni des préjugés ni des partis. Les choix faits par ces
-diverses classes d'électeurs étaient généralement bons et d'un
-caractère modéré. En l'absence des opposants ils avaient élu presque
-partout des fonctionnaires civils ou militaires faisant des v&oelig;ux
-pour la consolidation du nouvel Empire, des acquéreurs de biens
-nationaux aspirant à recouvrer leur sécurité, des révolutionnaires
-repentants de leurs excès, tels que Barère par exemple, ou de jeunes
-libéraux irréprochables, ayant de saines opinions mais peu
-d'expérience, comme M. Duchêne de Grenoble. Les uns et les autres
-avaient adopté sincèrement les deux idées dominantes, maintenir
-Napoléon contre l'Europe, et lui résister s'il revenait à ses
-penchants <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> despotiques.
-<span class="sidenote" title="En marge">Qualité des représentants élus.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">La plupart dévoués à Napoléon, mais non au despotisme.</span>
-Toutefois ces nouveaux, élus, tenant à
-Napoléon qui était leur intérêt, plus qu'à la liberté qui était leur
-opinion, avaient tellement entendu dire qu'en acceptant Napoléon, sa
-gloire, ses principes sociaux, il ne fallait pas accepter son
-despotisme, qu'ils allaient se montrer singulièrement susceptibles
-vis-à-vis du pouvoir impérial, se comporter en libéraux plus qu'en
-bonapartistes, et cela jusqu'à compromettre la cause de Napoléon pour
-celle de la liberté, bien que telle ne fût pas leur préférence.
-<span class="sidenote" title="En marge">Leur susceptibilité sous le rapport des intérêts de la
-liberté.</span>
-Aussi
-aurait-il fallu pour se bien conduire à leur égard un tact, une
-patience, une dextérité, qui étaient difficiles à trouver chez des
-ministres paraissant pour la première fois devant des assemblées
-libres.</p>
-
-<p>Les colléges électoraux déférant au décret qui les invitait à la
-cérémonie du Champ de Mai, avaient envoyé pour les représenter à cette
-grande solennité les électeurs les plus zélés, les plus riches, les
-plus curieux. Ceux-ci étaient arrivés au nombre de quatre à cinq mille
-à Paris, indépendamment des six cents représentants élus.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ordre à tous les hauts fonctionnaires d'ouvrir leurs
-maisons aux représentants et aux électeurs.</span>
-Avec eux
-étaient venues également les députations des régiments qui devaient
-recevoir au Champ de Mai les drapeaux destinés à l'armée. Napoléon
-avait ordonné aux ministres, aux grands dignitaires d'avoir leurs
-maisons ouvertes, d'y attirer ces députés de toute sorte, et de leur
-faire bon accueil. On les entendait tous répéter les mêmes choses,
-c'est-à-dire qu'il fallait tenir tête à l'Europe, et s'efforcer de la
-vaincre puisqu'on ne pouvait éviter la lutte avec elle, mais
-immédiatement après conclure la paix, renoncer <span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> aux
-conquêtes, et fonder la vraie monarchie constitutionnelle, pour n'être
-pas au dehors à la merci de l'étranger, au dedans à la merci d'un
-homme. Ils trouvaient écho chez les membres du gouvernement qui
-étaient eux-mêmes de cet avis, mais les uns avec une honorable
-fidélité envers l'Empereur, comme Carnot, les autres comme M. Fouché,
-avec un esprit d'intrigue à peine dissimulé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Intrigues du duc d'Otrante auprès des nouveaux députés.</span>
-Ce dernier, sans avoir
-besoin d'y être invité, cultivait soigneusement les électeurs en
-mission à Paris, surtout les députés, et de préférence les plus
-jeunes, qu'il supposait plus maniables, affectait, comme c'était de
-mise alors, de se montrer inconciliable avec les Bourbons, mais
-très-alarmé de la présence de Napoléon à la tête du gouvernement,
-disant que si celui-ci avait le patriotisme d'abdiquer en faveur du
-Roi de Rome, tout s'arrangerait à l'instant même, qu'il en avait la
-certitude, qu'on le lui avait mandé de Vienne....&mdash;Ces assertions dans
-la bouche du ministre de la police exerçaient une influence
-dangereuse, et du reste ne faisaient pas plus d'honneur à sa
-perspicacité qu'à sa fidélité, car les puissances, invariablement
-attachées à la cause des Bourbons, n'auraient accueilli aucun des
-arrangements qu'il rêvait, et si elles feignaient de n'en vouloir qu'à
-Napoléon, c'était pour se faire livrer avec lui l'épée de la France.
-Les propos du duc d'Otrante se répandaient de bouche en bouche,
-causaient du ravage dans les esprits, arrivaient même jusqu'aux
-oreilles impériales, bien qu'un peu atténués dans leur forme. Napoléon
-en apprenait toujours assez pour voir clairement que son ministre de
-la police le trahissait, <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> mais se maîtrisant mieux
-qu'autrefois, il attendait que les circonstances fussent moins graves
-pour faire respecter son autorité, ce qui après tout aurait été
-parfaitement légitime, car jamais dans un état régulier on n'eût
-toléré cette conduite d'un ministre dénonçant comme un danger public
-le monarque qu'il servait. Un bon citoyen pouvait penser ainsi,
-surtout avant l'entrée de Napoléon à Paris, mais s'il le pensait il ne
-devait pas accepter le poste de ministre de la police.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Remise de la fête du Champ de Mai, au 1<sup>er</sup> juin, pour des
-difficultés de forme.</span>
-Si tous les procès-verbaux des votes relatifs à l'Acte additionnel ou
-à l'élection des représentants eussent été envoyés à Paris, on aurait
-procédé sans délai à leur recensement, et la cérémonie du Champ de
-Mai, destinée à solenniser l'acceptation de la nouvelle Constitution,
-aurait pu rester fixée au 26 mai. L'ouverture des Chambres aurait
-suivi immédiatement, après quoi Napoléon serait parti pour l'armée.
-Mais il fallait quelques jours de plus pour recueillir les
-procès-verbaux, et la cérémonie fut remise au 1<sup>er</sup> juin. Napoléon se
-proposait d'installer les Chambres trois ou quatre jours après, et de
-partir du 10 au 12 juin, afin d'être en pleine opération le 15. On
-désigna dans Paris quatre-vingt-sept lieux de réunion pour les
-députations des colléges électoraux, qui devaient y recenser les votes
-de leurs départements et choisir une députation centrale chargée
-d'opérer le recensement général sous les yeux du prince
-archichancelier. Elles employèrent à ce travail de pure forme les
-derniers jours de mai, temps que de son côté Napoléon consacrait à
-l'achèvement de ses préparatifs <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> militaires.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Paris de l'impératrice mère, du cardinal Fesch,
-du prince Jérôme.</span>
-À peu près à
-cette date arrivèrent à Paris sa mère, son oncle le cardinal Fesch,
-son frère Jérôme, qui étaient parvenus à se dérober à la marine
-anglaise. Napoléon recommanda au prince Jérôme d'oublier et de faire
-oublier son ancienne qualité de roi, de n'être désormais que
-militaire, et lui ordonna de prendre le commandement d'une division
-dans le 2<sup>e</sup> corps d'armée (général Reille), ce que ce prince fit avec
-empressement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Lucien, et sa réconciliation avec Napoléon.</span>
-À la même époque arriva un autre membre de la famille
-impériale, le prince Lucien, qui s'était longtemps obstiné à vivre à
-Rome loin des faveurs et de l'autorité de son frère, et qui n'avait
-paru céder que depuis les communs désastres de la famille. Il venait à
-Paris pour deux motifs, également honorables, pour se rallier et pour
-plaider la cause du Pape. Napoléon, dans un moment où tant de
-c&oelig;urs, après l'enthousiasme passager du 20 mars, se refroidissaient
-autour de lui, vit le retour de ce frère avec un extrême plaisir. Il
-lui donna toute satisfaction relativement au Pape. Disposé en effet à
-maintenir les traités de 1814 à l'égard de souverains qu'il n'aimait
-guère, et qui se montraient ses adversaires implacables, Napoléon
-était bien plus porté à les maintenir à l'égard d'un prince
-inoffensif, qu'il avait aimé même en le persécutant, qui n'était pour
-lui ni un rival ni un ennemi, et dont l'autorité morale, toujours d'un
-grand poids, était facile à acquérir au moyen de traitements
-convenables. Il chargea donc le prince Lucien de dire au Pape (ce qui
-n'était que la répétition de ses premières instructions) qu'il
-n'entendait se mêler à <span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> l'avenir ni des affaires spirituelles
-ni des affaires temporelles du Saint-Siége; qu'il ferait de son mieux
-pour lui conserver tout l'ancien territoire pontifical, les Légations
-comprises, et qu'en France il lui garantissait l'exercice de
-l'autorité spirituelle sur la base du Concordat. C'était tout ce qu'il
-fallait pour satisfaire le Pape et le ramener à nous, si toutefois on
-ramenait la victoire sous nos drapeaux.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Désir de Napoléon de faire de Lucien le président de la
-Chambre des représentants.</span>
-Napoléon logea le prince Lucien au Palais-Royal. Il désirait le faire
-élire représentant dans l'Isère, département tout à fait dévoué à la
-cause impériale. Son intention secrète, si Lucien devenait membre de
-la Chambre des représentants, était de le nommer président de cette
-Chambre, se souvenant de quelle manière il avait présidé les
-Cinq-Cents dans la mémorable journée du 18 brumaire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Pendant ces actes préliminaires de la réunion des Chambres,
-on reçoit la nouvelle d'une insurrection dans la Vendée.</span>
-Tandis qu'il se livrait à ces soins si voisins de son départ, Napoléon
-reçut tout à coup la nouvelle fort grave d'une insurrection dans la
-Vendée. On a vu que lors de l'apparition du duc de Bourbon dans cette
-contrée, une tiédeur générale avait accueilli ce prince, et qu'il
-avait dû, non par timidité mais par prudence, se retirer en
-Angleterre. On a vu encore que récemment Louis XVIII avait expédié de
-Gand pour la Vendée, en le faisant passer par Londres, le marquis
-Louis de La Rochejaquelein, afin de réveiller le zèle attiédi des
-vieux serviteurs de la maison de Bourbon. Voici comment la Vendée
-avait répondu à ce dernier appel.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des Vendéens en 1815.</span>
-Les anciens chefs vendéens qui survivaient, MM. d'Autichamp, de
-Suzannet, de Sapinaud, gens d'expérience, chez lesquels le zèle
-royaliste était <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> tempéré par le bon sens, trouvant leurs
-paysans singulièrement modifiés depuis vingt ans, répugnaient à
-exposer leur province à de nouveaux ravages, pour une vaine tentative
-de guerre civile qui n'aurait pas de résultat sérieux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Leur hésitation à s'insurger.</span>
-Ils soutenaient
-que la Vendée, capable d'opérer une diversion utile lorsque Napoléon
-serait aux prises avec les forces de l'Europe, était incapable de
-résister si elle s'engageait contre lui avant la coalition européenne.
-Ils avaient donc résolu d'attendre que le canon eût retenti sur la
-Sambre avant de faire une levée de boucliers sur la Loire.</p>
-
-<p>Les esprits ardents au contraire blâmaient cette pusillanimité
-apparente, et voulaient qu'on expiât par plus d'empressement la faute
-d'avoir laissé partir M. le duc de Bourbon. Sensibles à ces reproches,
-le c&oelig;ur remué par leurs anciens souvenirs, les vieux chefs se
-mirent à courir les campagnes, pour opérer le dénombrement de leurs
-paysans, pour voir sur quoi ils pouvaient compter, et donner ainsi la
-preuve de leur zèle royaliste.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de M. Louis de La Rochejaquelein.</span>
-Telles étaient leurs dispositions
-lorsque parurent les émissaires du marquis Louis de La Rochejaquelein.
-Ce frère de l'illustre Henri de La Rochejaquelein, n'ayant pas encore
-servi dans la Vendée, joignait à l'ambition de soutenir l'éclat de son
-nom, une foi exaltée en sa cause, un grand courage, mais une prudence
-qui n'égalait pas ses autres qualités. Il avait obtenu des Anglais
-quelques fusils et quelques munitions, avec la promesse d'un convoi
-considérable et prochain d'armes, de poudre, d'artillerie et d'argent.
-Parti avec le premier secours qu'on lui avait remis, il <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span>
-s'était embarqué sur une petite division anglaise, était venu mouiller
-en vue des Sables-d'Olonne, et avait écrit à son frère Auguste de La
-Rochejaquelein, pour lui faire part de sa mission, de ses projets, de
-ses espérances.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion des chefs pour lire ses lettres et délibérer sur
-leur contenu.</span>
-À cette nouvelle, une réunion des chefs eut lieu le 11 mai à la
-Chapelle-Basse-Mer, près de la Loire, dans le territoire de M. de
-Suzannet, successeur du célèbre Charette. Les personnages présents à
-cette réunion furent MM. d'Autichamp, de Suzannet et Auguste de La
-Rochejaquelein, le troisième des frères de ce nom. Il n'y manquait que
-M. de Sapinaud. Malgré les motifs que ces chefs avaient eus de
-différer l'insurrection, ils ne résistèrent pas à la lecture des
-lettres du marquis Louis de La Rochejaquelein, annonçant de grands
-secours en armes, en munitions, en argent, même en hommes, et la
-prochaine ouverture des hostilités européennes en Flandre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résolution de donner le 15 mai le signal de
-l'insurrection.</span>
-En
-conséquence il fut convenu que le 15 mai on sonnerait le tocsin dans
-toute la Vendée, et qu'on prendrait les armes. Chacun devait commander
-dans le pays auquel sa famille et ses services antérieurs le
-rattachaient, M. d'Autichamp en Anjou, M. Auguste de La Rochejaquelein
-dans les environs de Bressuire, c'est-à-dire dans le Bocage, M. de
-Sapinaud dans la région dite du Centre, s'étendant entre
-Mortagne-les-Herbiers, Saint-Fulgent, Bourbon-Vendée, enfin M. de
-Suzannet dans le Marais. On estimait que M. d'Autichamp pourrait lever
-18 mille paysans, M. Auguste de La Rochejaquelein 5 mille, M. de
-Sapinaud 8 mille, M. de Suzannet 25 mille, en tout 56 mille.
-C'étaient là des calculs tels qu'on <span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> les fait dans la guerre
-civile, c'est-à-dire sans fondement.</p>
-
-<p>Du 11 au 15 mai arrivèrent des officiers détachés par M. Louis de La
-Rochejaquelein, annonçant sa prochaine apparition, avec 14,000 fusils,
-plusieurs millions de cartouches, et un corps de 300 artilleurs
-anglais. Ce premier convoi devait être suivi d'un autre, trois ou
-quatre fois plus considérable. Ces nouvelles attestées par des hommes
-de confiance, confirmèrent les chefs de l'insurrection dans leurs
-projets, et le jour convenu ils tinrent parole.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tocsin sonné le 15 mai dans toute la Vendée.</span>
-Toute la nuit du 14 au 15 mai on entendit le tocsin dans ces
-malheureuses campagnes, qui vingt-cinq ans auparavant avaient tant
-versé de sang, tant accumulé de ruines, pour ne point arrêter le cours
-invincible de la Révolution française, et pour le rendre seulement un
-peu plus sanglant. Elles n'allaient pas faire beaucoup mieux cette
-fois; disons-le, elles allaient faire pis, car pour une question de
-dynastie elles allaient détourner quinze ou vingt mille Français du
-formidable rendez-vous de Waterloo, et contribuer ainsi au désastre le
-plus tragique de notre histoire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Aveuglement des malheureux paysans vendéens.</span>
-Ces pauvres paysans, les uns dominés
-par leurs souvenirs personnels, les autres par les récits de leurs
-pères, se levèrent à la voix de leurs chefs, et se présentèrent dans
-leurs paroisses portant des fusils, des bâtons, des perches armées de
-faux. Un tiers au plus avaient des fusils en mauvais état, et très-peu
-de la poudre et des balles.
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui entraînent la plupart d'entre eux.</span>
-Les ardents entraînèrent les incertains en
-y employant les encouragements, les reproches, et quelquefois les
-menaces. La crainte d'être notés <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> comme des lâches ou des
-<em>bleus</em> en décida un assez grand nombre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opérations de M. d'Autichamp.</span>
-M. d'Autichamp, qui avait
-compté sur 18 mille hommes, n'en put rassembler que 4 ou 5 mille au
-plus, s'approcha de Chemillé et de Chollet, où se trouvaient quatre
-bataillons des 15<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> de ligne, et malgré le désir qu'il aurait
-eu d'enlever ces deux points qui commandaient la route d'Angers à
-Bourbon-Vendée, s'en abstint par prudence. Il craignait d'avoir
-affaire à trois mille soldats de ligne, et ne se croyait pas en état
-de les battre avec quatre à cinq mille paysans mal armés. Il laissa
-quelques détachements en observation, puis se dirigea sur la Sèvre
-entre Clisson, Tiffauges et Mortagne, pour communiquer avec M. de
-Suzannet, se joindre à lui, et tenter quelque chose lorsqu'ils
-seraient réunis.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Opérations de M. Auguste de La Rochejaquelein.</span>
-M. Auguste de La Rochejaquelein, qui n'avait affaire dans son pays
-qu'à de la gendarmerie et à des gardes nationaux, se jeta sur
-Bressuire, en désarma la garde nationale, s'empara de cent cinquante
-fusils, et sur la nouvelle que son frère Louis était à la côte avec un
-secours en matériel, résolut de s'y porter afin de se procurer les
-munitions dont il avait besoin. Mais jugeant dangereux, dans ce
-mouvement, de laisser sur ses derrières les forces qui occupaient
-Chollet, il prit le parti d'y marcher hardiment, dans l'espoir d'y
-rallier M. d'Autichamp, et avec lui d'enlever un poste de si grande
-importance.</p>
-
-<p>En ce moment, le général Delaborde qui avait sous son gouvernement les
-13<sup>e</sup>, 12<sup>e</sup> et 22<sup>e</sup> divisions militaires, c'est-à-dire la Bretagne et
-la Vendée, avait <span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> ordonné aux troupes de se concentrer, et
-prescrit aux colonels des 15<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> de se rendre de Chollet à
-Bourbon-Vendée, pour y renforcer le général Travot, commandant le
-département de la Vendée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Combat des Échaubroignes.</span>
-Le 26<sup>e</sup> était déjà en marche, et traversait
-le village des Échaubroignes, lorsqu'il fut surpris le 17 mai par les
-deux mille cinq cents paysans de M. Auguste de La Rochejaquelein qui
-débouchaient sur ses derrières en se portant sur Chollet. Bien que les
-soldats du 26<sup>e</sup> ne fussent pas plus d'un millier d'hommes, ils
-s'arrêtèrent, défendirent les Échaubroignes, puis percèrent la masse
-des insurgés pour rebrousser chemin vers Chollet, dans la crainte de
-ne pouvoir arriver à Bourbon-Vendée. Ils perdirent une cinquantaine
-d'hommes en morts ou blessés, et en mirent le double hors de combat du
-côté des insurgés. Ceux-ci s'étaient battus à leur manière, sans
-ordre, mais avec une ardeur qui était chez eux le résultat du courage
-naturel et de la foi.</p>
-
-<p>M. Auguste de La Rochejaquelein fut obligé de s'arrêter, car ces
-pauvres gens ne pouvaient jamais s'absenter plus de quelques jours, et
-se croyaient quittes pour un temps envers leur cause, dès qu'ils
-avaient fait une course ou livré un combat. Néanmoins il retint les
-quatre ou cinq cents hommes les plus résolus et les mieux armés, pour
-aller joindre son frère vers la côte.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mouvement de M. de Suzannet dans le Marais, et de M. de
-Sapinaud dans la région du centre.</span>
-Dans ces entrefaites M. de Suzannet, parti de Maisdon, avait réuni son
-monde entre Machecoul, Clisson, Montaigu, Bourbon-Vendée, s'était
-porté sur Saint-Léger pour donner la main à M. de Sapinaud, qui, de
-son côté, rassemblait l'armée du centre. <span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> Arrivé à Saint-Léger
-le 16, il fut informé de la présence de M. Louis de La Rochejaquelein
-sur la côte de Saint-Gilles avec une petite division anglaise, et il
-s'y dirigea sans perdre de temps.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces chefs se portent à la côte de Saint-Gilles pour
-recevoir les secours de l'Angleterre.</span>
-Il y trouva M. Louis de La
-Rochejaquelein descendu à terre avec l'aide des gens du Marais,
-lesquels avaient assailli les douaniers et les vétérans gardiens de la
-côte, et favorisé le débarquement à la Croix-de-Vic. Mais la déception
-de M. de Suzannet fut grande, lorsqu'il sut à quoi se réduisaient les
-secours si vantés de l'Angleterre. Point d'artilleurs, point d'argent,
-et 2 mille fusils au lieu de 14 mille, tel était le secours apporté
-par la division anglaise. C'était une vieille réputation que
-l'Angleterre s'était acquise parmi ces pauvres paysans, de promettre
-toujours et de ne jamais tenir ses promesses, réputation que
-partageaient avec elle les émissaires qui se présentaient en son nom,
-quelque titrés qu'ils fussent. Les fusils, la poudre et surtout
-l'argent étaient indispensables aux insurgés vendéens, non que
-l'avidité eût quelque part à leur conduite, mais ne portant avec eux
-que leurs fusils rouillés ou leurs bâtons, ils avaient besoin d'armes
-pour se battre, et d'argent pour se nourrir. Avec de l'argent
-comptant, quelques paysans expédiés en avant leur faisaient cuire du
-pain, abattre de la viande, et ils vivaient ainsi sans pâtir, et sans
-ruiner les campagnes qu'ils traversaient.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Leur déception en voyant le convoi qu'on avait débarqué.</span>
-Les soldats de M. de Suzannet furent cruellement déçus, s'écrièrent
-qu'on les trompait comme jadis, et que l'Angleterre ne voulait comme
-autrefois qu'éterniser la guerre pour ruiner la France. M. Louis
-<span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> de La Rochejaquelein protesta du contraire, répondit de
-l'arrivée d'un prochain convoi très-considérable, et finit par obtenir
-quelque créance. M. de Sapinaud survint avec environ deux mille des
-siens, aussi déçus, aussi mécontents que les paysans de M. de
-Suzannet, et les uns et les autres rentrèrent dans le Bocage, pour ne
-pas rester exposés aux coups des <em>bleus</em>, qui allaient inévitablement
-sortir en force de Nantes et des Sables.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. Louis de La Rochejaquelein pour calmer le
-mécontentement des insurgés.</span>
-M. Louis de La Rochejaquelein s'était présenté au nom de Louis XVIII,
-et joignait à la qualité de représentant du Roi celle d'envoyé du
-gouvernement britannique.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il se fait décerner le commandement général.</span>
-Il avait un grand nom, beaucoup d'ardeur,
-beaucoup de courage, et, bien qu'il fût inférieur d'âge et de grade
-aux vieux chefs de la Vendée, il fut accepté pour généralissime, grâce
-à la facilité d'humeur de MM. de Suzannet et de Sapinaud. Cette
-mesure, adoptée pour mettre de l'ensemble dans les opérations, ne
-devait pas mettre de l'union dans les c&oelig;urs, car M. d'Autichamp,
-lieutenant général et renommé par ses anciens services, ne pouvait pas
-se voir avec plaisir placé sous M. Louis de La Rochejaquelein, qui
-était simple maréchal de camp, et n'avait aucune connaissance de la
-guerre de la Vendée. Celui-ci écrivit à M. d'Autichamp, qui se soumit
-comme ses autres compagnons d'armes à un supérieur qu'il croyait donné
-par le Roi à la Vendée.</p>
-
-<p>Il fallait décider ce qu'on ferait. Les 2 mille fusils mis à terre
-avaient été pris par les gens du Marais et distribués entre eux. Il
-avait été débarqué environ 800 mille cartouches, dont une partie fut
-<span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> acheminée vers le corps de M. d'Autichamp, et une autre vers
-celui de M. Auguste de La Rochejaquelein, sous l'escorte de quelques
-centaines d'hommes. MM. de Suzannet et de Sapinaud réunis avaient 7 à
-8 mille hommes, et, avant que leurs paysans rentrassent chez eux, ils
-voulaient tenter quelque chose.
-<span class="sidenote" title="En marge">Désir de faire quelque chose en attendant les nouveaux
-secours de l'Angleterre.</span>
-Le but le plus voisin et le plus utile
-à atteindre eût été Bourbon-Vendée, chef-lieu du département, ou bien
-les Sables, poste maritime d'un grand prix pour les débarquements
-futurs. M. de Suzannet par esprit de localité aurait voulu enlever
-l'île de Noirmoutiers, qui aurait mis à sa disposition un réduit vaste
-et sûr au milieu du Marais. On hésitait entre ces divers projets
-lorsque la nouvelle que le général Travot était sorti de
-Bourbon-Vendée ramena vers ce point les chefs vendéens. Ils
-imaginèrent qu'ils pourraient profiter de l'absence du général pour
-s'emparer de son chef-lieu, ou bien l'assaillir lui-même en route s'il
-avait peu de troupes. Ils vinrent donc coucher à Aizenay le 19 au
-soir.</p>
-
-<p>Le général Travot avait retiré des Sables quelques détachements, et
-les joignant à ceux qu'il avait sous la main, il était parti avec
-douze cents hommes pour Saint-Gilles, afin d'interrompre les
-débarquements qui s'opéraient dans le Marais. Il avait rencontré le
-convoi destiné à M. Auguste de La Rochejaquelein, en avait pris une
-partie, puis s'était reporté vers le grand rassemblement qu'on lui
-signalait vers Aizenay. Ne tenant pas compte du nombre des insurgés,
-et se doutant qu'ils devaient marcher peu militairement, il résolut
-de les attaquer de nuit à Aizenay. <span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Combat d'Aizenay.</span>
-En effet, il s'y porta
-dans la nuit du 19 au 20, et les surprit dans un désordre extrême, les
-uns dormant après une marche fatigante, les autres buvant et mangeant
-après de longues privations, et aucun ne songeant à se garder.
-<span class="sidenote" title="En marge">Défaite des insurgés.</span>
-Il
-fondit à l'improviste avec un millier d'hommes sur ces six ou sept
-mille malheureux, les jeta dans une affreuse confusion, en tua ou
-blessa trois ou quatre cents, et mit les autres en fuite. Ils se
-réfugièrent d'abord dans les bois voisins d'Aizenay, et rentrèrent
-pour la plupart chez eux, où ils avaient l'habitude de revenir,
-vaincus ou vainqueurs, après quelques jours d'absence.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, M. d'Autichamp était resté sur la frontière de son
-district. Apprenant que les 15<sup>e</sup> et 26<sup>e</sup> de ligne s'étaient repliés à
-la position du Pont-Barré, dans la direction d'Angers, il s'était
-emparé de Chollet, et avait ensuite permis à ses hommes, qui du reste
-auraient pris la permission s'il ne la leur avait donnée, d'aller se
-reposer dans leurs familles. M. Auguste de La Rochejaquelein, après
-avoir recueilli les débris du convoi qui lui était destiné, avait
-rejoint son frère, et était rentré dans le pays de Bressuire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dans quelle situation le combat d'Aizenay laisse les
-insurgés.</span>
-Bien que les chefs n'eussent plus auprès d'eux que les hommes les plus
-dévoués, ils étaient à peu près maîtres du Bocage, c'est-à-dire de
-tout le pays compris entre Chemillé, Chollet et les Herbiers d'un
-côté, Bressuire et Machecoul de l'autre. Les petites garnisons
-impériales s'étaient repliées les unes sur la Loire, les autres vers
-les villes principales de l'intérieur, telles que Parthenay, <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span>
-Fontenay, Bourbon-Vendée. Les paysans avaient montré leur ancien
-courage, mais ils n'étaient plus ni aussi fanatiques, ni aussi
-empressés qu'autrefois, et c'est tout au plus si on était parvenu à en
-déplacer quinze mille. La presque nullité du premier secours envoyé
-d'Angleterre les avait fort indisposés, et avait réveillé, comme nous
-venons de le dire, toutes leurs préventions contre le gouvernement
-britannique. M. Louis de La Rochejaquelein pour corriger ce fâcheux
-effet leur affirmait qu'un convoi important allait arriver, et il
-avait la plus grande peine à les convaincre. Les anciens chefs étaient
-comme jadis fort divisés. M. d'Autichamp était peu satisfait de se
-voir soumis à M. Louis de La Rochejaquelein, et celui-ci, aidé d'un
-officier de l'Empire devenu tout à coup royaliste ardent, le général
-Canuel, essayait d'imposer à la Vendée une organisation militaire qui
-n'était pas du goût du pays, et qui pouvait bien ôter aux Vendéens
-leurs qualités naturelles, sans leur donner les qualités acquises des
-armées régulières. Son projet, après avoir mis un peu d'ensemble dans
-les quatre armées vendéennes, était de se porter en masse sur la côte
-pour y recevoir le convoi de munitions, d'armes et d'argent qu'il
-attendait d'Angleterre, et qu'il ne cessait pas d'annoncer, afin de
-rendre le courage à ces pauvres paysans, qui ne pouvaient se battre
-sans armes ni se nourrir sans argent.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Impression que font éprouver à Napoléon les événements de
-la Vendée.</span>
-Tels étaient les événements survenus dans la Vendée pendant les
-derniers jours de mai. Napoléon n'en fut ni surpris ni sérieusement
-alarmé. Avec la sûreté ordinaire de son coup d'&oelig;il il aperçut
-<span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> bien vite que l'insurrection n'avait plus assez d'élan pour
-sortir de chez elle, et causer un trouble sérieux dans l'intérieur de
-la France. Cependant elle suffisait pour entraver ses préparatifs
-militaires, et il fallait nécessairement des troupes à la frontière du
-pays insurgé, si on voulait empêcher le mal de s'étendre. C'était donc
-le sacrifice à faire de quelques-uns de ses régiments, sacrifice bien
-regrettable dans les circonstances, mais qu'il résolut de réduire à
-l'indispensable, se disant qu'une bataille gagnée au Nord ferait plus
-pour la pacification de la Vendée que toutes les forces qu'il pourrait
-y envoyer. Son désir eût été de laisser le général Delaborde à la tête
-des troupes destinées à combattre l'insurrection, mais ce général
-étant malade, il le remplaça par le général Lamarque.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mesures qu'il ordonne.</span>
-En attendant le
-départ de ce dernier, il expédia le général Corbineau, dont
-l'intelligence et l'énergie lui inspiraient la plus juste confiance.
-Il lui donna pour première instruction de concentrer les troupes, et
-de résister aux instances des villes où s'étaient réfugiés les
-acquéreurs de biens nationaux, et qui demandaient toutes des
-garnisons. Il leur fit dire que c'était à elles à pourvoir à leur
-sûreté en organisant les gardes nationales. Les points de
-concentration furent Angers et Nantes sur la Loire, et dans
-l'intérieur Bourbon-Vendée et Niort. Depuis l'évacuation de nos vastes
-conquêtes, la gendarmerie était très-nombreuse en France, et il y en
-avait un dépôt considérable à Versailles. Napoléon la forma en cinq
-bataillons à pied et trois escadrons à cheval, puis la dirigea sans
-perte de temps vers les bords de la Loire. Ces <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> bataillons et
-ces escadrons, composés de soldats éprouvés, devaient servir de points
-de ralliement aux fédérés et aux gardes nationaux. Il fallait préparer
-ensuite des colonnes de troupes actives qui pussent pénétrer dans
-l'intérieur du pays insurgé, et y étouffer l'insurrection. Les 26<sup>e</sup> et
-15<sup>e</sup> de ligne s'étaient repliés sur Angers. Napoléon les y laissa pour
-qu'ils eussent le temps de rassembler leur effectif, et leur adjoignit
-le 27<sup>e</sup>. À Rochefort se trouvait le 43<sup>e</sup>, à Nantes le 65<sup>e</sup>. Napoléon
-donna des ordres pour les renforcer d'un ou deux régiments tirés du
-corps du général Clausel, et fit former immédiatement les 3<sup>e</sup> et 4<sup>e</sup>
-bataillons de ces divers régiments. Cette formation terminée, les
-colonnes placées à la circonférence de l'insurrection devaient y
-pénétrer concentriquement, et écraser les rebelles partout où ils se
-montreraient. Napoléon recommanda de ne pas les ménager. Il fit suivre
-les colonnes par des commissions militaires, avec ordre de juger et
-d'exécuter sur-le-champ les principaux rebelles pris les armes à la
-main. Il prescrivit de raser les châteaux de tous les chefs de
-l'insurrection. Il voulait qu'un châtiment rapide et terrible
-décourageât ces malheureux paysans qui n'avaient plus, il faut le
-reconnaître, les prétextes légitimes de 1793 pour se soulever, car on
-respectait leur culte, leur vie, leurs biens, on leur épargnait même
-les rigueurs de la conscription, en pratiquant chez eux les levées
-avec des ménagements qui les réduisaient presque à rien.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Malgré son désir de ne pas affaiblir la grande armée
-destinée à se battre en Flandre, Napoléon est obligé de se priver de
-vingt mille hommes.</span>
-Quand la
-Vendée verra, dit Napoléon, à quoi elle s'expose, elle réfléchira et
-se calmera.&mdash;Afin d'être <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> plus sûr d'un prompt résultat, il
-fit partir le 47<sup>e</sup> en poste pour Laval, où les chouans commençaient à
-remuer, et en outre une division de jeune garde qui devait être tenue
-en réserve à Angers sous le général Brayer. Ainsi, malgré sa
-résolution de détourner le moins possible des forces destinées à la
-grande armée, cette insurrection déplorable devait le priver de quatre
-ou cinq régiments, de plusieurs troisièmes bataillons, et d'une
-division de jeune garde, c'est-à-dire de 20 mille hommes au moins, qui
-allaient lui manquer sur un champ de bataille où ils auraient pu
-décider la victoire. C'était un immense malheur, sans autre profit
-pour les royalistes que de servir un peu leur cause, et de ruiner
-celle de la France à Waterloo!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures politiques contre les insurgés et les royalistes.</span>
-Au mouvement que se donnaient les royalistes, Napoléon avait bien
-entrevu qu'on lui préparait des soulèvements intérieurs, destinés à
-seconder les attaques de l'extérieur, et il voulait qu'on ne laissât
-pas le champ libre aux ennemis de tout genre qui, pour le perdre,
-s'exposaient à perdre la France. Il désirait donc des mesures contre
-ceux qui fomentaient ostensiblement la guerre civile. Mais il trouva
-de l'opposition chez certains de ses ministres, qui refusaient, avec
-raison, de rentrer dans la voie de l'arbitraire, et notamment chez M.
-Fouché, qui ne songeait, quant à lui, qu'à se préparer des titres
-auprès de tous les partis, en les ménageant quoi qu'ils fissent. La
-question était grave, car on était placé entre l'inconvénient de tout
-permettre à des adversaires fort disposés à se servir des facilités
-qu'on leur laisserait, et l'inconvénient de <span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> recourir aux
-lois barbares de la Convention et du Directoire. Napoléon exigea la
-préparation d'une loi modérée et ferme, qui définît avec précision les
-divers genres de délit tendant à provoquer la guerre civile, ou à
-conniver avec la guerre étrangère, et la destina à former avec les
-lois financières la première proposition qu'on présenterait aux
-Chambres. En attendant, il voulut que le Conseil d'État recherchât
-dans les lois antérieures les dispositions qui n'étaient ni exagérées,
-ni cruelles, afin d'en prescrire l'application. Il ordonna d'éloigner
-du pays insurgé les hommes qui n'y avaient pas leur domicile habituel,
-de dresser la liste de ceux qui avaient quitté leur résidence
-ordinaire, soit pour se mettre à la tête des rassemblements, soit pour
-se rendre à la cour de Gand, et leur fit adresser la sommation de
-rentrer à cette résidence sous peine de séquestration de leurs biens.
-À Toulouse, mais surtout à Marseille, des hommes audacieux, signalés
-comme ennemis implacables, prêchaient l'insurrection à une populace
-incandescente. Il en fit éloigner quelques-uns, et réduisit la garde
-nationale de ces villes à un petit nombre d'hommes sûrs, et dans les
-mains desquels on pouvait sans danger laisser des armes.&mdash;Je ne veux
-pas sévir, dit-il à ses ministres, mais je veux intimider, et si,
-tandis que six cent mille hommes marchent sur la France, je souffre
-les tentatives des partis intérieurs, nous aurons à Paris même des
-insurrections qui tendront la main aux armées coalisées.&mdash;Ses
-ministres se turent, et M. Fouché comme les autres, celui-ci toutefois
-en se promettant de ne pas exécuter les ordres de son maître, non par
-respect <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> pour les principes d'une légalité rigoureuse, mais
-pour en faire son profit personnel auprès des royalistes. Tristes et
-déplorables temps que ceux de la guerre civile connivant avec la
-guerre étrangère, temps où l'on est partagé entre la crainte de
-manquer à la défense du pays, et la crainte de manquer aux principes
-d'une saine liberté!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon songe à convenir d'une trêve avec les insurgés.</span>
-Cependant Napoléon pensa qu'il y avait encore autre chose à faire que
-d'employer l'intimidation contre les Vendéens. Il était évident pour
-lui qu'ils ne marchaient pas d'aussi grand c&oelig;ur qu'autrefois, qu'il
-y avait parmi eux des divergences et même de l'ébranlement, et il
-imagina de recourir à la politique.&mdash;Ces malheureux Vendéens sont
-fous, dit-il à ses ministres. Durant tout mon règne, je les ai laissés
-tranquilles, je n'ai pas inquiété un seul de leurs chefs, pas un seul
-de leurs prêtres. Bien plus, j'ai rétabli leurs villes, je leur ai
-donné des routes, j'ai fait pour eux tout ce que m'a permis le temps
-dont j'ai disposé, et en récompense de pareils traitements ils
-viennent se jeter sur moi pendant que j'ai l'Europe sur les bras!
-Malgré la répugnance que j'ai à sévir, je ne puis les laisser faire,
-et je vais être obligé d'employer à leur égard le fer et le feu. À
-quoi bon, cependant? Ce n'est pas eux qui décideront la question. Je
-vais me battre contre leurs amis, les Anglais et les Prussiens, et
-décider non-seulement du sort de deux dynasties, mais du sort de
-l'Europe. Si je suis vaincu, leur cause est gagnée; si je suis
-vainqueur, rien ne pourra assurer leur triomphe. J'extirperai
-jusqu'aux racines de cette odieuse guerre civile, hommes et <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span>
-choses; je ferai disparaître tout ce qui permet à de pauvres paysans
-aveuglés d'assassiner leurs compatriotes, ou de se faire assassiner
-par eux pour les plus absurdes préjugés. Ainsi leur sort ne dépendra
-pas d'eux, mais de la coalition et de moi. Qu'ils se tiennent donc en
-repos; qu'ils ne fassent pas ravager leurs champs, incendier leurs
-chaumières, égorger leurs hommes les plus valides pour un effort
-inutile. Qu'ils laissent mon armée et celle des étrangers trancher la
-question dans un duel à mort! Certes il périra dans ce conflit assez
-d'hommes et des meilleurs, sans qu'on oblige encore les Français à
-s'égorger les uns les autres. Quelques jours de patience, et tout sera
-terminé.....&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché chargé de négocier cette trêve.</span>
-Vous, duc d'Otrante, ajouta Napoléon, vous avez connu,
-pratiqué dans le temps les divers chefs vendéens; il doit y en avoir à
-Paris, mandez-les auprès de vous de gré ou de force, faites-leur
-entendre raison, et proposez-leur une suspension d'armes, qui
-épargnera à cette malheureuse France d'inutiles ravages! La trêve que
-vous leur demanderez n'aura pas besoin d'être longue. Dans quatre
-semaines leur cause sera gagnée ou perdue, au prix d'un autre sang que
-le leur, et si elle est perdue, selon leur manière de penser, elle
-sera certainement gagnée selon leurs vrais intérêts, car je leur ferai
-cent fois plus de bien par mes lois et mes travaux, que ne leur en
-feraient les Bourbons, auxquels ils se sacrifient inutilement depuis
-vingt-cinq années!&mdash;</p>
-
-<p>On ne pouvait convier le duc d'Otrante à meilleure fête que de
-l'engager à entamer des relations particulières avec les partis. Il
-fit appeler MM. de <span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> Malartic, de Flavigny et de La Béraudière,
-les chargea de se transporter en Vendée pour y propager les idées de
-Napoléon, qu'il rendit exactement, mais en son langage et avec ses
-sentiments à lui.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage tenu par M. Fouché aux représentants de la Vendée.</span>
-Pourquoi, leur dit-il, vous sacrifier pour ramener
-les Bourbons, auxquels vous ne devez rien, et pour renverser un homme
-qui vous a fait du bien, qui vous en fera encore, mais qui en tout cas
-n'en a pas peut-être pour six semaines? Vous êtes dupes des préjugés
-de vos prêtres et de l'ambition de vos chefs. Ils vous mènent à la
-boucherie, pour eux et non pour vous, tandis que si vous avez la
-sagesse de ne pas vous en mêler, vous serez débarrassés de l'Empire
-avant peu, ou soumis à un joug qui en vérité ne sera guère lourd pour
-vos contrées. Vous détestez Bonaparte; je ne l'aime guère davantage,
-mais ni vous ni moi n'y pouvons rien. Il va comme un furieux se ruer
-sur l'Europe; il y succombera vraisemblablement: eh bien, dans ce cas,
-nous tâcherons de nous entendre, et comme, lui renversé, il n'y a que
-les Bourbons de possibles, nous nous concerterons pour les ramener, et
-les faire régner plus sagement que la première fois. Je ne vous
-demande pas de déposer les armes, ni de faire acte de soumission à
-l'Empire, mais de suspendre les hostilités. Je tâcherai même d'obtenir
-que les troupes impériales se retirent à la lisière du pays insurgé,
-et que vous restiez maîtres chez vous, mais à la condition que vous y
-demeuriez tranquilles et inoffensifs.&mdash;</p>
-
-<p>Ces paroles étaient de nature à faire impression sur les Vendéens,
-car si on ôte à leurs derniers <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> efforts le motif coupable, et
-qu'ils ne s'avouaient point, de priver l'armée française de vingt
-mille soldats, tout était absurde et extravagant dans cette tentative
-de guerre civile. Touchés du langage vrai, et presque cynique, tenu
-par le duc d'Otrante, les trois négociateurs partirent en toute hâte
-pour aller proposer à la Vendée la suspension d'armes dont nous venons
-d'indiquer les conditions. Du reste comme on l'annonçait aux Vendéens,
-ils n'avaient pas beaucoup à attendre, car on était à la veille du
-1<sup>er</sup> juin, jour définitivement assigné pour la cérémonie du Champ de
-Mai, et immédiatement après Napoléon devait partir pour l'armée, afin
-de décider la question posée entre l'Europe et lui.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Recensement général des votes pour l'acceptation de l'Acte
-additionnel.</span>
-En effet, la presque totalité des registres contenant les votes sur
-l'Acte additionnel étant arrivés, on avait commencé les opérations du
-recensement. Les 29 et 30 mai, les députations des colléges électoraux
-s'étant assemblées dans les quatre-vingt-sept lieux de réunion qui
-leur avaient été assignés, avaient entrepris la supputation des votes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résultat numérique des votes.</span>
-Ce travail achevé, elles avaient désigné chacune cinq membres pour
-aller procéder, sous la présidence du prince archichancelier, au
-recensement général des votes des départements. De plus, elles avaient
-autorisé leurs délégués à rédiger une adresse à l'Empereur. Ces
-délégués, formant une assemblée de quatre à cinq cents membres, se
-réunirent le mercredi 31 dans le palais du Corps législatif, et
-reconnurent que le nombre des votes, non compris ceux de quelques
-arrondissements, encore inconnus, <span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> était de 1,304,206, sur
-lesquels 1,300,000 affirmatifs et 4,206 négatifs. Le nombre des votes
-pour l'institution du Consulat à vie avait été de 3,577,259 et le
-nombre pour l'institution de l'Empire de 3,572,329. La supériorité
-numérique des votes affirmatifs sur les votes négatifs était la même,
-mais le chiffre des votants différait beaucoup, car il était presque
-réduit des trois quarts, ce qui prouve qu'en 1815 la France, entre la
-contre-révolution représentée par les Bourbons, et la guerre
-représentée par Napoléon, ne savait plus à quelles mains confier ses
-destinées, et attestait sa consternation par son absence.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les électeurs présents à Paris rédigent une adresse à
-l'Empereur.</span>
-Immédiatement après ce recensement on s'était occupé de l'adresse.
-Divers projets furent présentés, et l'un d'entre eux, rédigé par M.
-Carion de Nisas, avec la participation du gouvernement, fut adopté. Ce
-projet exprimait énergiquement les deux pensées du moment: résolution
-de la France de combattre sous les ordres de Napoléon pour assurer
-l'indépendance nationale, et résolution après la paix de développer
-les libertés publiques suivant le système de la monarchie
-constitutionnelle. Le dévouement à Napoléon était aussi complétement
-exprimé qu'on pouvait le désirer. M. Dubois d'Angers, doué d'un organe
-assez fort pour se faire entendre dans la plus vaste enceinte, fut
-choisi pour lire cette adresse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Objet de la cérémonie du Champ de Mai.</span>
-L'objet du Champ de Mai, qui avait singulièrement varié depuis le
-programme de Lyon, car il avait dû consister d'abord dans la
-présentation des nouvelles institutions aux électeurs assemblés,
-<span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> et dans le couronnement du Roi de Rome en présence de sa
-mère, était réduit désormais par le mode de présentation de l'Acte
-additionnel et par les refus de Marie-Louise, à un simple recensement
-de votes. Afin de donner à cette cérémonie une signification capable
-de toucher les spectateurs et le public, Napoléon voulut y ajouter la
-distribution des drapeaux aux troupes qui allaient partir pour la
-frontière du Nord. Ces drapeaux, remis à des soldats qui jureraient de
-mourir sous peu de jours pour les défendre, étaient plus que tout le
-reste propres à émouvoir les nombreux citoyens réunis au Champ de
-Mars.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bruits qui circulent avant la cérémonie, et qui sont la
-suite des propos du duc d'Otrante.</span>
-Jusqu'à la veille de la cérémonie on fit circuler des bruits
-très-contradictoires sur ce qui s'y passerait. L'origine de ces bruits
-remontait au duc d'Otrante. Cet intrigant infatigable rêvait toujours
-de se débarrasser de Napoléon, non pour ramener les Bourbons qu'il
-n'acceptait que comme un pis-aller, mais pour obtenir, s'il était
-possible, la régence de Marie-Louise et du Roi de Rome, afin d'être le
-maître sous le gouvernement d'une femme et d'un enfant. La négociation
-secrète essayée auprès de lui par M. de Metternich, et traversée par
-l'envoi de M. Fleury de Chaboulon à Bâle, l'avait plus que jamais
-rempli du sentiment de sa propre importance, et fortifié dans l'idée
-d'écarter Napoléon pour lui substituer Marie-Louise et le Roi de Rome.
-Il disait donc tout haut à qui voulait l'entendre, avec une imprudence
-qu'expliquait seule la situation précaire de Napoléon, que si cet
-homme, comme il l'appelait, avait quelque patriotisme, il se
-retirerait de la scène et abdiquerait <span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> en faveur de son fils,
-qu'à cette condition il désarmerait infailliblement l'Europe, la
-mettrait du moins dans son tort, et imposerait à tous les Français le
-devoir de combattre à outrance. Mais il ajoutait qu'on ne serait pas
-même réduit à la cruelle extrémité de combattre, que d'après toutes
-les vraisemblances l'abdication de Napoléon suffirait pour arrêter les
-armées européennes. Quand on demandait à M. Fouché sur quoi il se
-fondait pour parler ainsi, il répondait d'un air mystérieux qu'il
-avait de fortes raisons pour le faire, laissait entrevoir des
-relations intimes avec les puissances étrangères, de manière à donner
-autorité à ses paroles et grande valeur à sa personne. Selon lui,
-c'était la cérémonie du Champ de Mai dont Napoléon devrait profiter
-pour donner cet exemple de désintéressement, et tenter ce coup de
-profonde politique. On devine quel chemin faisaient de tels propos,
-sortant de la bouche du ministre de la police, de celui auquel on
-accordait le moins de respect, et le plus d'importance.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il propose à Napoléon d'offrir éventuellement son
-abdication à l'Europe.</span>
-Afin de
-prendre ses précautions à l'égard de Napoléon, et d'excuser des propos
-dont l'écho pouvait parvenir à ses oreilles, M. Fouché essaya de lui
-présenter un plan qu'il disait des plus habiles, et qui consistait à
-offrir aux souverains coalisés son abdication éventuelle, à la
-condition de la paix immédiate, puis s'ils rejetaient cette offre à
-prendre la nation pour juge de leur mauvaise foi, et à l'appeler tout
-entière aux armes. Selon le duc d'Otrante, si les souverains
-acceptaient sa proposition, Napoléon aurait assuré à son fils la
-couronne, à lui-même une gloire immense, et un <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> repos entouré
-du respect universel, quel que fût le lieu où il songerait à se
-retirer; et si au contraire les souverains refusaient, il aurait droit
-de demander à la France les derniers sacrifices.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mépris avec lequel Napoléon accueille les idées du duc
-d'Otrante.</span>
-Napoléon repoussa dédaigneusement cette invention d'un cerveau
-toujours en fermentation, et plus soucieux de montrer la fertilité que
-la justesse de ses idées. Quand Napoléon avait la sagesse de se
-contenir devant M. Fouché, il usait avec lui de façons méprisantes qui
-étaient commodes, et qui le dispensaient de sévir contre des témérités
-qu'il aurait été obligé autrement de prendre beaucoup trop au sérieux.
-Il n'eut pas de peine à montrer soit au duc d'Otrante, soit à
-d'autres, combien ces idées étaient chimériques. Ce que l'Europe
-voulait en demandant qu'on lui sacrifiât Napoléon, c'était de se faire
-remettre l'épée de la France, et cette épée obtenue, de nous faire
-passer sous les Fourches Caudines. En effet, si l'offre d'abdication
-n'avait pas été suivie de la remise immédiate de la personne de
-Napoléon aux souverains, ce qui eût été pour la France une honte, pour
-Napoléon un acte d'insigne duperie, l'Europe aurait regardé cette
-offre comme une comédie à laquelle il fallait répondre par le mépris.
-Si la remise de la personne de Napoléon s'en était suivie, on eût été
-dans la position des Carthaginois à l'égard des Romains: après la
-remise des vaisseaux et des armes, il aurait fallu livrer Carthage,
-c'est-à-dire que l'Europe, qui ne voulait ni de Marie-Louise ni du Roi
-de Rome mais des Bourbons, les aurait imposés, même sans aucune
-garantie, à des gens assez simples pour s'être livrés <span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span>
-eux-mêmes. Tout ce qu'on aurait gagné à ces tergiversations, c'eût été
-de montrer de l'incertitude et de la crainte, d'ébranler l'autorité de
-Napoléon dans un moment où il importait qu'elle fût plus forte que
-jamais, de perdre en démarches ridicules le temps le plus précieux
-pour les opérations militaires, et surtout d'énerver le moral de
-l'armée, qui ne voyait que l'Empereur, ne voulait voir que lui. Ces
-raisons, frappantes d'évidence, prouvaient l'extrême légèreté de M.
-Fouché, et le peu de solidité de ses combinaisons. Il n'en allait pas
-moins les colporter çà et là, et elles n'en faisaient pas moins de
-ravage dans les esprits, en répandant l'idée qu'un grand acte de
-dévouement de la part de Napoléon aurait pu sauver la France, qui
-faute de cet acte restait exposée aux plus affreux périls. Le vrai
-dévouement de la part de Napoléon eût consisté à mourir à l'île
-d'Elbe, mais ce dévouement eût exigé tant de vertu, qu'il n'y a pas
-grande justice à l'imposer à un mortel quelconque. Dans ce cas, il n'y
-aurait jamais eu de prétendants dans le monde, c'est-à-dire point
-d'ambition dans le c&oelig;ur humain!</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Juin 1815.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Question de savoir si Napoléon se présentera au Champ de
-Mai en empereur ou en général.</span>
-La question de l'abdication éventuelle qui n'avait pas été
-sérieusement soulevée, mise de côté, il en restait une autre, celle de
-savoir comment Napoléon se présenterait au Champ de Mai. Serait-ce en
-simple général, plus soldat qu'empereur, ou en souverain entouré de
-toute la pompe du trône? Beaucoup de libéraux très-sincères, mais à
-demi républicains, et entendant se servir de Napoléon seulement pour
-se débarrasser des Bourbons par la victoire, auraient voulu que les
-apparences <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> répondissent au fond des choses, telles qu'ils les
-concevaient, et que Napoléon, ne parût au Champ de Mai qu'en soldat.
-Mais au contraire les amis effarés de l'autorité, qui jetaient les
-hauts cris depuis qu'il semblait se prêter aux désirs des libéraux, ne
-manquaient pas de dire que Napoléon se livrait aux révolutionnaires
-pour avoir leur appui, et qu'autant aurait valu rester à l'île d'Elbe
-que d'en revenir pour être leur esclave. Napoléon ne faisait pas plus
-de cas des exigences des uns, que des terreurs affectées des autres,
-mais il était piqué de ce qu'on le disait déchu, tombé aux mains de
-<em>la canaille</em>, parce qu'il avait accepté pour régner les conditions
-d'un monarque constitutionnel. Aussi, bien qu'il attachât peu de prix
-aux propos de ces jaloux partisans de l'autorité impériale, il ne
-voulut pas fournir matière à leurs observations malveillantes en se
-montrant pour ainsi dire découronné devant la nombreuse assemblée
-venue de tous les points de la France. Il prit donc le parti de se
-rendre au Champ de Mai comme il s'était rendu au sacre, c'est-à-dire
-avec le même appareil.
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui lui font adopter le cérémonial du sacre.</span>
-Ce n'était pas une faute grave assurément, car
-son sort allait dépendre d'une bataille en Flandre, et non des
-impressions fugitives produites par un vain spectacle sur des esprits
-agités; c'était une faute pourtant, car il avait besoin de toute la
-bonne volonté des amis de la liberté, et il ne fallait pas leur
-déplaire même dans les petites choses.
-<span class="sidenote" title="En marge">La fête fixée au 1<sup>er</sup> Juin.</span>
-Quoi qu'il en soit, sans
-beaucoup s'inquiéter de ces opinions diverses, il se transporta le
-1<sup>er</sup> juin au Champ de Mars, en habit de soie, en toque à plumes, en
-manteau <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> impérial, dans la voiture du sacre attelée de huit
-chevaux, précédé des princes de sa famille, et ayant à sa portière les
-maréchaux à cheval. Parmi eux figurait le maréchal Ney qu'il n'avait
-pas vu depuis un mois. Ne pouvant contenir un mouvement d'humeur en
-l'apercevant, Je croyais, lui dit-il, que vous aviez émigré.&mdash;Il
-s'achemina ainsi par le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées, le
-pont d'Iéna, vers le Champ de Mars, à travers une foule curieuse,
-toujours sensible à sa présence, l'applaudissant assez vivement, mais
-profondément inquiète. D'un côté du Champ de Mars se trouvaient
-vingt-cinq mille hommes composant la garde nationale de Paris, de
-l'autre, vingt-cinq mille soldats de la garde impériale et du 6<sup>e</sup>
-corps, lesquels n'attendaient pour partir que la fin de la cérémonie.
-Tous applaudirent Napoléon, mais les soldats de la garde impériale et
-du 6<sup>e</sup> corps avec frénésie. Ces cris passionnés, il faut le dire, ne
-signifiaient point de leur part un dévouement intéressé à une
-révolution qu'ils avaient faite, mais la résolution de mourir pour
-l'honneur des armes françaises!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Description de l'enceinte préparée à l'École militaire.</span>
-Napoléon tourna autour du bâtiment de l'École militaire, et y entra
-par derrière. Monté au premier étage du palais, il fut introduit dans
-l'enceinte destinée à la cérémonie. Cette enceinte, construite en
-dehors, présentait un demi-cercle dont les deux extrémités
-s'appuyaient au bâtiment de l'École militaire, et dont le milieu
-s'ouvrait sur le Champ de Mars. Le trône était adossé au bâtiment de
-l'École; à droite et à gauche se développaient des gradins
-demi-circulaires; en face s'élevait un autel, et au delà <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> de
-l'autel une ouverture, ménagée au milieu de l'enceinte, permettait
-d'apercevoir le Champ de Mars tout entier hérissé de baïonnettes. En
-avant de cette ouverture on avait disposé une plate-forme sur laquelle
-l'Empereur devait distribuer les drapeaux, et qui communiquait avec le
-Champ de Mars par une longue suite de marches décorées de trophées
-magnifiques.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Aspect de la cérémonie.</span>
-Napoléon suivi de son cortége vint prendre place sur le trône,
-accueilli par des cris ardents de <cite>Vive l'Empereur</cite>! Sur les côtés du
-trône, ses frères occupaient des tabourets. Derrière, et un peu
-au-dessus, sa mère, ses s&oelig;urs occupaient une tribune appliquée aux
-fenêtres de l'École militaire. À droite et à gauche, sur les gradins
-de l'amphithéâtre semi-circulaire, se trouvaient distribués selon leur
-rang les corps de l'État, les autorités civiles et militaires, la
-magistrature, les représentants récemment élus, les députations des
-colléges électoraux, et enfin les envoyés de l'armée venant recevoir
-les drapeaux des régiments. Cette vaste réunion comprenait neuf à dix
-mille individus. À l'autel, l'archevêque de Tours, M. de Barral,
-environné de son clergé, se préparait à célébrer la messe, et enfin de
-toutes les parties de cette enceinte on découvrait au loin, dans
-l'immense étendue du Champ de Mars, cinquante mille hommes de l'armée
-et de la garde nationale, et cent bouches à feu. Paris n'avait jamais
-vu de spectacle plus imposant. Il n'y manquait pour transporter les
-âmes que le sentiment qui anime tout, celui du contentement.
-L'accueil fait à l'Empereur à son entrée avait été <span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span>
-chaleureux de la part des électeurs et des députations de l'armée,
-mais les acclamations qu'on avait entendues révélaient, hélas, le
-désir plus que l'espérance! Sous sa toque à plumes, le beau visage de
-Napoléon était grave et presque triste. On cherchait en vain à ses
-côtés sa femme et son fils, et on sentait péniblement l'isolement
-produit autour de lui par l'inexorable volonté de l'Europe. À la place
-de sa femme et de son fils, on voyait ses frères, rappelant des
-guerres funestes pour des trônes de famille, et parmi eux Lucien seul
-trouvait grâce, parce qu'il n'avait jamais porté de couronne. Quelques
-assistants improuvaient la pompe déployée; le plus grand nombre
-nourrissaient des pensées plus sérieuses, et songeaient au pressant
-péril de l'État. L'armée poussant de temps en temps des cris
-convulsifs de <cite>Vive l'Empereur!</cite> échappait à la tristesse générale par
-les nobles fureurs du patriotisme. En un mot l'aspect de cette scène
-était celui d'un duel à mort qui se préparait non entre deux
-individus, mais entre une nation et le monde!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La fête débute par une messe solennelle.</span>
-On commença par appeler sur ce trône qui venait de se relever, pour
-combien de temps, Dieu seul le savait! sur cette nation agenouillée au
-pied des autels, la bénédiction du Ciel. La messe fut célébrée, et un
-<i lang="la"> Te Deum</i> chanté. Après la messe, les membres composant la députation
-des colléges électoraux s'avancèrent, au nombre d'environ cinq cents,
-et, conduits par le prince archichancelier, vinrent prendre place au
-pied du trône. Celui d'entre eux qui devait lire l'adresse prit alors
-la parole, et d'une voix forte et vibrante se fit entendre <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> à
-toute l'assistance. Dévouement à l'Empereur et à la liberté, paix si
-on pouvait persuader l'Europe, guerre acharnée si on ne le pouvait
-pas, tel était le fond du discours, parce que c'était le fond de
-toutes les pensées chez ceux qui avaient ou désiré, ou laissé
-accomplir le retour de Napoléon.&mdash;Rassemblés, dit en substance
-l'orateur des colléges électoraux, rassemblés de toutes les parties de
-l'Empire autour des tables de la loi, où nous venons inscrire le
-v&oelig;u du peuple, il nous est impossible de ne pas faire entendre la
-voix de la France, dont nous sommes les organes, de ne pas dire en
-présence de l'Europe, au chef de la nation, ce qu'elle attend de lui,
-ce qu'il peut attendre d'elle....
-<span class="sidenote" title="En marge">Discours des électeurs.</span>
-«Que veulent, Sire, ces monarques
-qui s'avancent vers nous en un si vaste appareil de guerre? Par quel
-acte avons-nous motivé leur agression? Avons-nous depuis la paix violé
-les traités?.... Resserrés dans des frontières que la nature n'a point
-tracées, que même avant votre règne la victoire et la paix avaient
-reculées, nous n'avons point franchi cette étroite enceinte, par
-respect pour les traités que vous n'avez point signés et que vous avez
-cependant offert de respecter. Que veulent-ils donc de nous?... Ils ne
-veulent pas du chef que nous voulons, et nous ne voulons pas de celui
-qu'ils prétendent nous imposer. Ils osent vous proscrire, vous qui
-tant de fois maître de leurs capitales, les avez raffermis
-généreusement sur leurs trônes ébranlés! Cette haine de nos ennemis
-ajoute à notre amour pour vous. On proscrirait le moins connu de nos
-citoyens, <span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> que nous devrions le défendre avec la même énergie,
-car il serait sous l'égide de la puissance française.</p>
-
-<p>»Ne demande-t-on que des garanties? Elles sont toutes dans nos
-nouvelles institutions et dans la volonté du peuple français, unie
-désormais à la vôtre. Vainement veut-on cacher de funestes desseins
-sous le dessein unique de vous séparer de nous, et de nous donner des
-maîtres qui ne nous entendent plus, que nous n'entendons plus! Leur
-présence momentanée a détruit toutes les illusions qui s'attachaient
-encore à leur nom. Ils ne pourraient plus croire à nos serments, nous
-ne pourrions plus croire à leurs promesses. La dîme, la féodalité, les
-priviléges, tout ce qui nous est odieux, était trop évidemment le but
-de leur pensée. Un million de fonctionnaires, de magistrats voués
-depuis vingt-cinq ans aux maximes de 1789, un plus grand nombre encore
-de citoyens éclairés qui font une profession réfléchie de ces maximes,
-et entre lesquels nous venons de choisir nos représentants, cinq cent
-mille guerriers, notre force et notre gloire, six millions de
-propriétaires investis par la Révolution, n'étaient point les Français
-des Bourbons: ils ne voulaient régner que pour une poignée de
-privilégiés, depuis vingt-cinq ans punis ou pardonnés. Leur trône un
-moment relevé par les armes étrangères et environné d'erreurs
-incurables, s'est écroulé devant vous, parce que vous nous rapportiez
-du sein de la retraite, qui n'est féconde en grandes pensées que pour
-les grands hommes, la vraie <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> liberté, la vraie gloire.....
-Comment cette marche triomphale de Cannes à Paris n'a-t-elle pas
-dessillé tous les yeux? Dans l'histoire de tous les peuples est-il une
-scène plus nationale, plus héroïque, plus imposante? Ce triomphe, qui
-n'a point coûté de sang, ne suffit-il pas pour détromper nos ennemis?
-En veulent-ils de plus sanglants? Eh bien, Sire, attendez de nous tout
-ce qu'un héros fondateur peut attendre d'une nation fidèle, énergique,
-inébranlable dans son double v&oelig;u de liberté au dedans,
-d'indépendance au dehors.....</p>
-
-<p>»Confiants dans vos promesses, nos représentants vont avec maturité,
-avec réflexion, avec sagesse, revoir nos lois, et les mettre en
-rapport avec le système constitutionnel, et pendant ce temps, puissent
-les chefs des nations nous entendre! S'ils acceptent vos offres de
-paix, le peuple français attendra de votre administration forte,
-libérale, paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que lui
-aura coûtés la paix; mais si on ne lui laisse que le choix entre la
-honte et la guerre, il se lèvera tout entier afin de vous dégager des
-offres trop modérées peut-être que vous avez faites pour épargner à
-l'Europe de nouveaux bouleversements. Tout Français est soldat; la
-victoire suivra de nouveau vos aigles, et nos ennemis qui comptaient
-sur nos divisions, regretteront bientôt de nous avoir provoqués.»</p>
-
-<p>Ce discours, dont nous ne donnons que les principaux passages,
-prononcé avec chaleur et avec une voix retentissante, remua les
-assistants, et malgré <span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> leurs préoccupations leur arracha de
-vifs applaudissements.</p>
-
-<p>L'archichancelier annonça ensuite le résultat des votes, qui était,
-avons-nous dit, de 1,300,000 votes affirmatifs et de 4,206 négatifs,
-et déclara l'Acte additionnel accepté par la nation française. Cet
-acte ayant été apporté au pied du trône, l'Empereur le signa et
-prononça le discours suivant, écrit avec la force de pensée et de
-style qui lui était ordinaire.</p>
-
-<div class="quote">
-<span class="sidenote" title="En marge">Réponse de l'Empereur.</span>
-<p class="center">«Messieurs les électeurs, messieurs les députés
- de l'armée de terre et de mer,</p>
-
- <p>»Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple. Dans la
- prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au
- conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet
- unique et constant de mes pensées et de mes actions.</p>
-
-<p> »Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans
- l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la
- France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits.</p>
-
-<p> »L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt-cinq
- années de victoires, méconnus et perdus à jamais, le cri de
- l'honneur français flétri, les v&oelig;ux de la nation, m'ont ramené
- sur ce trône, qui m'est cher, parce qu'il est le palladium de
- l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple.</p>
-
-<p> »Français, en traversant au milieu de l'allégresse publique les
- diverses provinces de l'Empire pour arriver dans ma capitale,
- j'ai dû compter sur une longue paix: les nations sont liées par
- les <span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> traités conclus par leurs gouvernements, quels
- qu'ils soient.</p>
-
-<p> »Ma pensée se portait alors tout entière sur les moyens de fonder
- notre liberté par une Constitution conforme à la volonté et à
- l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le Champ de Mai.</p>
-
-<p> »Je ne tardai pas à apprendre que les princes qui ont méconnu
- tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts
- de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent
- d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières
- toutes nos places frontières du Nord, et de concilier les
- différends qui les divisent encore, en se partageant la Lorraine
- et l'Alsace.</p>
-
-<p> »Il a fallu se préparer à la guerre.</p>
-
-<p> »Cependant, devant courir personnellement les hasards des
- combats, ma première sollicitude a dû être de constituer sans
- retard la nation. Le peuple a accepté l'Acte que je lui ai
- présenté.</p>
-
-<p> »Français, lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions,
- et que l'Europe sera convaincue de ce qu'on doit aux droits et à
- l'indépendance de vingt-huit millions d'hommes, une loi
- solennelle, faite dans les formes voulues par l'Acte
- constitutionnel, réunira les différentes dispositions de nos
- Constitutions aujourd'hui éparses.</p>
-
-<p> »Français, vous allez retourner dans vos départements. Dites aux
- citoyens que les circonstances sont graves; qu'avec de l'union,
- de l'énergie et de la persévérance, nous sortirons victorieux de
- cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs; <span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span>
- que les générations à venir scruteront sévèrement notre conduite;
- qu'une nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance.
- Dites-leur que les rois étrangers que j'ai élevés sur le trône,
- ou qui me doivent la conservation de leur couronne, qui tous, au
- temps de ma prospérité, ont brigué mon alliance et la protection
- du peuple français, dirigent aujourd'hui tous leurs coups contre
- ma personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en
- veulent, je mettrais à leur merci cette existence, contre
- laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux
- citoyens que tant que les Français me conserveront les sentiments
- d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos
- ennemis sera impuissante.</p>
-
-<p> »Français, ma volonté est celle du peuple; mes droits sont les
- siens; mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être autres
- que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.»</p>
-</div>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet du discours de l'Empereur.</span>
-Ce discours provoqua de vives acclamations. L'archevêque de Bourges,
-remplissant les fonctions de grand aumônier, présenta en ce moment le
-livre des Évangiles à Napoléon, qui, la main étendue sur ce livre,
-prêta serment aux Constitutions de l'Empire. Le prince archichancelier
-y répondit en prêtant le premier le serment de fidélité. <em>Nous le
-jurons!</em> s'écrièrent des milliers de voix. De bruyants
-applaudissements se firent alors entendre, et aux acclamations
-répétées de <cite>Vive l'Empereur!</cite> se mêlèrent quelques cris de <cite>Vive
-l'Impératrice!</cite> Ce dernier cri, resté sans écho, produisit une sorte
-d'embarras: on ne savait, en effet, s'il fallait le répéter en
-l'absence de <span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> celle qui aurait dû accourir avec son fils
-auprès de son époux, et qui n'en avait eu ni le courage ni même la
-volonté. Ce silence pénible de quelques instants fut promptement
-interrompu par les députations militaires, brandissant leurs épées et
-criant: <cite>Vive l'Impératrice! vive le Roi de Rome! nous irons les
-chercher!</cite>&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se place en avant de l'enceinte pour la
-distribution des drapeaux.</span>
-Après cette partie de la cérémonie Napoléon se leva, déposa son
-manteau impérial, et traversant l'enceinte demi-circulaire, vint se
-poser sur la plate-forme où il devait distribuer les drapeaux. Le
-spectacle, en ce moment, était magnifique, parce que la grandeur du
-sentiment moral égalait la majesté des lieux. Le ministre de
-l'intérieur tenant le drapeau de la garde nationale de Paris, le
-ministre de la guerre tenant le drapeau du premier régiment de
-l'armée, le ministre de la marine tenant celui du premier corps de la
-marine, étaient debout auprès de l'Empereur. Sur les marches
-nombreuses qui communiquaient de l'enceinte au Champ de Mars, étaient
-répandus d'un côté des officiers tenant les drapeaux des gardes
-nationales et de l'armée, de l'autre les députations chargées de les
-recevoir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Aspect du Champ de Mars.</span>
-En face, cinquante mille hommes et cent pièces de canon
-étaient rangés sur plusieurs lignes; enfin, dans la vaste étendue du
-Champ de Mars, se trouvait le peuple de Paris presque tout entier.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Grand effet de cette partie de la cérémonie.</span>
-Napoléon s'avançant jusqu'à la première marche et ayant au-dessous de
-lui, à portée de sa voix, des détachements des divers corps, leur dit
-en saisissant un des drapeaux: Soldats de la garde nationale de Paris
-et de la garde impériale, je vous confie l'aigle <span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> aux couleurs
-nationales; vous jurez de périr s'il le faut pour la défendre contre
-les ennemis de la patrie et du trône!...&mdash;Oui, oui, nous le jurons!
-répondirent des milliers de voix.&mdash;Vous, reprit Napoléon, vous,
-soldats de la garde nationale, vous jurez de ne jamais souffrir que
-l'étranger souille de nouveau la capitale de la grande
-nation!...&mdash;Oui, oui, nous le jurons! répondirent de bonne foi, et
-très-décidés à remplir cette promesse, les gardes nationaux
-parisiens.&mdash;Et vous, soldats de la garde impériale, vous jurez de vous
-surpasser vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir, et de mourir
-tous plutôt que de souffrir que les étrangers viennent dicter la loi à
-la patrie!&mdash;Oui, oui! répondirent avec transport les soldats de la
-garde, qui devaient bientôt dans les champs de Waterloo tenir leur
-parole non pas de vaincre, hélas! mais de mourir! Après ces courtes
-allocutions, accueillies avec transport, les députations de l'armée se
-succédant à rangs pressés, vinrent recevoir leurs drapeaux. Napoléon,
-animé par cette scène et se rappelant les nombreuses rencontres où ces
-divers régiments s'étaient illustrés, leur adressa à chacun des
-paroles pleines d'à-propos, et qui achevèrent de les électriser. La
-scène quoique longue toucha profondément les spectateurs. Comme la
-journée s'avançait, et que le temps manquait pour distribuer les
-drapeaux des gardes nationales aux députés des colléges électoraux,
-cette partie de la cérémonie fut remise aux jours suivants. Les
-troupes défilèrent ensuite au pas accéléré, au bruit des fanfares et
-des cris de <cite>Vive l'Empereur!</cite> répétés avec enthousiasme <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> par
-l'armée, et par la garde nationale qui bientôt avait pris feu
-elle-même et cédé à l'entraînement universel.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tristes impressions qu'on éprouvait là où l'on ne voyait
-pas la distribution des drapeaux.</span>
-Pendant que cette partie de la cérémonie, jugée très-belle par tous
-ceux qui en furent témoins, s'accomplissait en vue du Champ de Mars,
-un peu en arrière, dans l'enceinte où étaient réunis les corps de
-l'État, et où l'on n'apercevait pas assez le spectacle pour en être
-ému, en arrière, disons-nous, régnaient les inquiétudes, les divisions
-d'opinion, les préoccupations profondes. Les libéraux tendant au
-républicanisme trouvaient dans ce qu'ils avaient sous les yeux trop de
-ressemblance avec l'ancien Empire; leurs contradicteurs, plus
-alarmistes qu'alarmés, y trouvaient trop de ressemblance avec la
-Révolution; la plupart des électeurs, venus de bonne foi à Paris,
-auraient voulu approcher l'Empereur de plus près, et être moins
-séparés de lui par la pompe d'une grande cérémonie. Ainsi tandis qu'en
-avant de cette enceinte le sentiment national transportait les
-c&oelig;urs, en arrière la juste inquiétude des circonstances les
-attristait et les divisait. Ce n'était plus la fédération de 1790, où
-la nation était ignorante, enthousiaste et unie: c'était le lendemain
-d'une immense révolution, où elle était instruite, déçue, accablée
-sous le poids des fautes commises, presque désespérée, et ne
-conservant des sentiments de 1789 qu'une héroïque bravoure exercée par
-vingt-cinq ans de guerre. M. Fouché contribuant imprudemment aux
-divisions, sous lesquelles il devait bientôt succomber lui-même, osa,
-dans les intervalles de cette longue représentation, dire à <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span>
-voix basse à la reine Hortense: L'Empereur a perdu une belle occasion
-de compléter sa gloire et d'assurer le trône de son fils en
-abdiquant.... Je le lui avais conseillé, mais il ne veut écouter aucun
-conseil...&mdash;De telles paroles n'étaient pas faites pour réunir les
-âmes dans une commune résolution de défendre la France et la liberté
-sous la direction de Napoléon, direction qu'il fallait bien accepter
-puisqu'on l'avait désiré ou laissé venir, et qui d'ailleurs pour la
-guerre était la meilleure qu'on pût souhaiter.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Seconde cérémonie au Louvre le 4 juin, pour achever la
-distribution des drapeaux.</span>
-Voulant achever la distribution des drapeaux, revoir les électeurs et
-les rapprocher de sa personne, Napoléon imagina de les rassembler dans
-la grande galerie du Louvre, où, rangés sur deux lignes, ils pouvaient
-trouver place avec les députations de l'armée. Il choisit le dimanche
-suivant, 4 juin, pour cette seconde cérémonie, et fixa l'ouverture des
-Chambres soit au lundi 5, soit au mardi 6, selon le temps qu'il leur
-faudrait pour se constituer. Il se proposait de partir pour l'armée le
-lundi suivant, 12 juin, et tenait à les avoir installées et mises au
-travail avant d'aller dans les champs de la Flandre décider de son
-sort et de celui de la France. Tandis que les opinions étaient
-partagées autour de lui, que les uns étaient d'avis de ne pas prendre
-l'initiative des hostilités et d'attendre l'ennemi entre la frontière
-et la capitale, pour lui laisser l'odieux de l'agression, d'autres
-plus touchés des considérations militaires que des considérations
-politiques, et sachant les Anglais seuls à la frontière, voulaient
-qu'on se jetât brusquement sur eux pour les écraser. Napoléon
-laissait dire, répondait rarement sur ce sujet, afin de <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> ne
-pas dévoiler ses desseins, suivait de l'&oelig;il la marche des masses
-ennemies, et calculait le point juste où il pourrait s'interposer
-entre elles pour les frapper avant leur réunion. Il estimait que ce
-serait vers le 15 juin, et il espérait avoir à cette date les forces
-qui lui étaient indispensables pour agir efficacement.&mdash;Le comte de
-Lobau le pressant de commencer les opérations, Attendez, lui dit-il,
-que j'aie au moins cent mille hommes, et vous verrez alors comment je
-m'en servirai.&mdash;Tout en faisait espérer cent cinquante mille pour le
-milieu de juin, et son départ étant fixé au 12, Napoléon voulait avant
-de partir avoir réglé avec les Chambres la marche des affaires.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion des Chambres le samedi 3 juin, pour leur donner le
-temps de se constituer.</span>
-Il les convoqua par décret pour le samedi 3 juin, de manière que celle
-des représentants pût employer les 3, 4 et 5 juin à vérifier les
-pouvoirs de ses membres, à choisir son président, ses vice-présidents
-et secrétaires, à se constituer enfin avant la séance impériale, car à
-cette époque la constitution des Chambres précédait la cérémonie où le
-souverain venait en personne ouvrir leur session.
-<span class="sidenote" title="En marge">Désir persistant de Napoléon de conférer à son frère Lucien
-la présidence de la Chambre des représentants.</span>
-Napoléon avait de
-plus un motif particulier pour en agir de la sorte. Il tenait, comme
-nous l'avons dit, à faire de son frère Lucien le président de la
-Chambre des représentants, et dans cette intention, il l'avait fait
-élire représentant dans le département de l'Isère, ce qui n'avait
-rencontré aucune difficulté. Il voulait donc attendre le résultat du
-scrutin dans la Chambre des représentants avant de publier la liste
-des pairs, sur laquelle il ne pouvait se dispenser de porter le
-prince Lucien si la présidence <span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> de la seconde Chambre ne lui
-était pas dévolue.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficultés qui s'opposent à l'accomplissement de ce
-désir.</span>
-Toutefois le projet de Napoléon était d'exécution très-difficile. Les
-six cents et quelques membres de la Chambre des représentants, la
-plupart, avons-nous dit, anciens magistrats, militaires, acquéreurs de
-biens nationaux, révolutionnaires honnêtes, étaient animés
-d'intentions excellentes, et tout pleins du double désir de soutenir
-Napoléon et de le soumettre au régime constitutionnel.
-<span class="sidenote" title="En marge">La Chambre, quoique dévouée à Napoléon, est dominée par la
-crainte de paraître servile.</span>
-L'Acte
-additionnel leur avait déplu sans doute, non qu'ils eussent voulu y
-insérer autre chose que ce qu'il contenait, mais parce qu'il
-rattachait trop le second Empire au premier, et parce qu'il ne leur
-laissait presque rien à faire. Cependant l'idée de leur donner à
-remanier les Constitutions impériales pour les adapter à l'Acte
-additionnel, de toucher au besoin à ce dernier, paraissant admise par
-l'Empereur lui-même, ainsi qu'il résultait de son discours au Champ de
-Mai, ils avaient obtenu satisfaction sous les rapports essentiels, et
-n'avaient aucun motif sérieux d'opposition. Élus néanmoins sous
-l'influence d'un sentiment général de défiance à l'égard de l'ancien
-despotisme impérial, ils étaient singulièrement préoccupés du souci de
-ne pas se montrer dépendants. Tous les pouvoirs, hommes ou assemblées,
-ont leurs faiblesses: la Chambre des représentants en avait une,
-c'était la crainte de paraître servile. On était donc toujours prêt à
-prendre avec Napoléon le langage de tribun sans en avoir les
-sentiments, tandis qu'il aurait fallu au contraire, en étant prêt à
-lui résister s'il revenait à ses anciennes habitudes, s'unir à lui
-pour sauver en commun la France et <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> les principes de la
-Révolution. Dans cet état de susceptibilité, la Chambre des
-représentants était peu disposée à nommer le prince Lucien: elle se
-serait crue compromise dès son début en prenant si vite les couleurs
-impériales. À cette faiblesse elle joignait l'inexpérience de
-provinciaux récemment arrivés, ne connaissant ni Paris, ni les hommes,
-ni le manége des assemblées. Tout en repoussant Lucien parce qu'il
-était frère de l'Empereur, elle ne savait qui choisir. Quelques-uns de
-ses membres, enclins à une liberté approchant de la liberté
-républicaine, auraient accepté volontiers M. de Lafayette, qui bien
-que satisfait de l'Acte additionnel, cachait peu son éloignement pour
-Napoléon; mais les révolutionnaires lui reprochaient un reste de
-penchant pour la maison de Bourbon. Il était donc trop révolutionnaire
-pour les uns, trop peu pour les autres, et ne semblait pas propre à
-réunir la majorité des suffrages.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Lanjuinais est le seul candidat qui ait des chances
-d'être élu.</span>
-M. Lanjuinais, signalé dans la
-Convention par sa résistance à la Montagne, et sous l'Empire par sa
-résistance à l'Empereur, répondait à la double pensée du jour. Ce
-n'était pas une objection qu'il eût été admis à la pairie sous Louis
-XVIII. On voulait par là indiquer qu'on n'était pas exclusif, et qu'on
-prenait les amis de la liberté partout où on les trouvait. M.
-Lanjuinais avait par conséquent de nombreuses chances d'être préféré
-comme président de la Chambre des représentants.</p>
-
-<p>L'inconvénient, nous l'avons déjà dit, de la liberté donnée trop tard,
-c'est qu'on en fait presque toujours le difficile essai dans des
-circonstances périlleuses, où le pouvoir a peur d'elle, où elle a
-peur <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> du pouvoir, et où ils se combattent au lieu de s'unir
-pour le salut commun. Le gouvernement, aussi inexpérimenté que
-l'Assemblée, ne discernait pas clairement les dispositions de
-celle-ci, et commettait la faute de poursuivre une chose impossible en
-désirant la présidence du prince Lucien, tandis que mieux servi il y
-aurait renoncé, et aurait laissé se produire sans obstacle la
-candidature de M. Lanjuinais, qui n'avait rien d'offensif ni même de
-blessant.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion de la Chambre des représentants et vérification des
-pouvoirs.</span>
-La Chambre des représentants convoquée le samedi 3 afin de se
-constituer, décréta un règlement provisoire, se divisa en commissions
-pour opérer la vérification des pouvoirs, et déclara définitivement
-admis tous ceux dont l'élection ne présenterait pas de difficulté.
-<span class="sidenote" title="En marge">Difficulté soulevée à l'occasion des élections de l'Isère,
-qui comprennent celle de Lucien.</span>
-Sans aucune malveillance, la commission chargée d'examiner les
-élections de l'Isère fit la remarque naturelle que le prince Lucien,
-nommé représentant, serait très-probablement élevé à la pairie, et
-qu'il était nécessaire de le savoir avant d'admettre ou lui ou son
-suppléant M. Duchesne. L'assemblée différa cette admission, comme
-toutes celles qui donnaient lieu à quelques objections, et l'ajourna
-jusqu'après la publication officielle de la liste des pairs. Dans le
-premier moment on n'avait mis aucune malice à soulever une pareille
-difficulté. Pourtant la malice vient vite; on se dit bientôt à
-l'oreille que Napoléon désirait son frère Lucien pour président, que
-c'était là le vrai motif pour lequel on ajournait la publication de la
-liste des nouveaux pairs, et tout de suite les observations
-malveillantes s'ensuivirent. La Chambre devait, dit <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> un
-membre, procéder le lendemain à l'élection du bureau, et il était
-nécessaire de connaître la liste des pairs pour que les voix ne
-s'égarassent pas sur des noms appelés à la pairie. Il ne fut rien
-répondu du côté du gouvernement, parce que rien n'était organisé pour
-la direction de l'Assemblée, et on resta dans une indécision qui, sans
-provoquer encore de l'humeur, ne devait pas tarder à en faire naître.
-Il fut convenu que le lendemain 4, bien que la Chambre fût invitée à
-assister à la cérémonie du Louvre, elle tiendrait séance au palais du
-Corps législatif, afin d'accélérer autant que possible sa
-constitution.</p>
-
-<p>Le lendemain dimanche 4 juin, tandis que les députations qui avaient
-assisté au Champ de Mai se réunissaient au Louvre, les représentants
-se rendirent au palais du Corps législatif, pour y continuer leurs
-travaux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Renouvellement de la difficulté soulevée la veille.</span>
-Dès l'ouverture de la séance on revint à la question soulevée
-la veille, et cette fois la malice commençant à s'en mêler, on demanda
-de nouveau comment il fallait considérer l'élection du prince Lucien.
-Un membre voulait qu'on ajournât cette élection par le motif qu'étant
-pair de droit, le prince Lucien ne pouvait être représentant.
-<span class="sidenote" title="En marge">On veut savoir avant le scrutin si Lucien sera pair ou
-représentant.</span>
-L'Assemblée portée à l'indépendance mais non à l'hostilité, parut
-importunée de cette difficulté, et repoussa la manière proposée de
-motiver l'ajournement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Refus de répondre.</span>
-Elle en était là, lorsqu'elle reçut une lettre
-du ministre de l'intérieur Carnot, adressée au président provisoire,
-et déclarant que la liste des nouveaux pairs ne serait définitivement
-publiée qu'après la constitution de la Chambre des représentants. Ce
-n'était pas faire preuve de connaissance des assemblées, <span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> que
-de traiter celle-ci avec des façons si absolues. Elle manifesta une
-impression marquée de déplaisir. Un de ses membres, M. Dupin, s'écria:
-Si nous déclarions à notre tour que nous ne nous constituerons
-qu'après avoir connu la composition de la pairie, que pourrait-on nous
-répondre?...&mdash;Des murmures interrompirent cette observation qui était
-fondée, mais qui dépassait la mauvaise humeur de la Chambre, et on
-procéda au scrutin pour le choix d'un président, sans se prononcer sur
-les élections de l'Isère. Le nom du prince Lucien se trouvait pour
-ainsi dire écarté de fait par l'ajournement de son admission.
-<span class="sidenote" title="En marge">Scrutin.</span>
-Du reste
-pas un des suffrages ne se porta sur lui, et ils se répartirent tous
-entre MM. Lanjuinais, de Lafayette, de Flaugergues, et quelques autres
-candidats. M. Lanjuinais en réunit 189, M. de Lafayette 68, M.
-Flaugergues 74, M. Merlin 41, M. Dupont de l'Eure 29.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. Lanjuinais obtient la majorité.</span>
-Ces nombres
-révélaient bien les dispositions de l'Assemblée. Elle voulait
-constater son indépendance, et inclinait visiblement vers l'homme qui
-exprimait le mieux cette indépendance, car M. Lanjuinais avait été
-l'un des opposants de l'ancien Sénat, sans être un ennemi déclaré de
-l'Empereur. Cependant comme M. Lanjuinais, tout en ayant obtenu le
-plus grand nombre de voix, n'avait pas eu la majorité absolue, on
-recommença le scrutin, et cette fois il réunit 277 suffrages, M. de
-Lafayette 73, M. de Flaugergues 58. M. Lanjuinais fut donc nommé
-président sauf l'approbation de l'Empereur, qui d'après l'Acte
-additionnel était nécessaire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Cérémonie au Louvre, pendant qu'ont lieu les
-scrutins à la Chambre des représentants.</span>
-Pendant qu'on se livrait à ces scrutins au palais du Corps législatif,
-la seconde cérémonie de la distribution des drapeaux s'accomplissait
-au Louvre. L'Empereur après avoir reçu sur son trône quelques
-députations qui avaient des adresses à lui remettre, s'était rendu
-dans la galerie du Louvre, où sont exposés les chefs-d'&oelig;uvre de
-peinture que nos rois ont depuis plusieurs siècles amassés pour la
-jouissance, l'instruction et l'honneur de la France. D'un côté se
-trouvaient rangées les députations des colléges électoraux avec les
-étendards destinés aux gardes nationales, et de l'autre les
-députations de l'armée. Cette galerie, la plus longue de l'Europe,
-toute pleine de glorieux drapeaux et contenant dix mille personnes,
-présentait une perspective profonde, d'un effet aussi grand que
-singulier. C'était surtout pour les membres des colléges électoraux
-qu'avait lieu la nouvelle cérémonie: Napoléon, qu'ils avaient la
-satisfaction de voir et d'entendre de près, leur parla à tous avec son
-esprit d'à-propos, et les laissa en général très-satisfaits. Le
-despote oriental avait fait place dans leur imagination au grand
-homme, simple, accessible, prêt à entendre et à écouter la voix de ses
-sujets. Arrivé au vaste salon carré qui termine la galerie, Napoléon
-revint sur ses pas, tourna alors ses regards vers les députations de
-l'armée, les électrisa de nouveau par sa présence et ses paroles, et
-leur dit qu'ils allaient bientôt se revoir là où ils s'étaient tant
-vus jadis, où ils avaient tant appris à s'estimer, c'est-à-dire sur
-les champs de bataille où cette fois ne les appelait plus l'amour des
-conquêtes, mais l'indépendance <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> sacrée de la patrie. Cette
-cérémonie commencée à midi n'était finie qu'à sept heures. Elle fut
-suivie d'une fête magnifique dans le jardin des Tuileries.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Irritation de Napoléon en apprenant la nomination de M.
-Lanjuinais.</span>
-À peine la journée terminée, Napoléon avait eu à s'occuper des
-scrutins de la Chambre des représentants, et à se former un avis sur
-ce sujet. Sa première impression fut celle d'un extrême
-mécontentement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il veut d'abord ne pas la confirmer.</span>
-Une divergence d'opinion sur les questions les plus
-graves l'aurait moins blessé que cet empressement à se séparer de sa
-personne, en repoussant son frère pour prendre un homme respectable
-assurément, mais l'un des opposants du Sénat sous le premier Empire.
-En présence de l'Europe qui mettait une si grande affectation à
-diriger sur lui tous ses coups, il pensait qu'il eût été plus généreux
-et plus habile de s'unir à lui fortement. Mais, il faut le répéter
-sans cesse dans cette histoire pour l'instruction de tous, la
-conséquence des fautes est d'en subir la peine dans le moment où cette
-peine est le plus poignante. Après avoir accepté, encouragé, exigé
-pendant quinze ans une servilité sans bornes, Napoléon ne pouvait pas
-même obtenir pour sa personne des égards qui, en cet instant, auraient
-eu le double mérite du courage et d'une habile démonstration contre
-l'ennemi extérieur. S'étant beaucoup fait violence depuis deux mois et
-demi, il n'y tint plus cette fois, et laissa voir la plus vive
-irritation.&mdash;On a voulu m'offenser, dit-il, en choisissant un ennemi.
-Pour prix de toutes les concessions que j'ai faites on veut
-m'insulter et m'affaiblir... Eh bien, s'il en est ainsi, <span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> je
-résisterai, je dissoudrai cette Assemblée, et j'en appellerai à la
-France qui ne connaît que moi, qui pour sa défense n'a confiance qu'en
-moi, et qui ne tient pas le moindre compte de ces inconnus, lesquels,
-à eux tous, ne peuvent rien pour elle... Ces hommes, ajoutait-il, qui
-ne veulent pas des Bourbons, qui seraient désolés pour leurs places,
-pour leurs biens, pour leurs opinions, de les voir revenir, ne savent
-pas même s'unir à moi, qui puis seul les garantir contre tout ce
-qu'ils craignent, car c'est à coups de canon maintenant qu'on peut
-défendre la Révolution, et lequel d'entre eux est capable d'en tirer
-un?...&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. Fouché profite de l'occasion pour dire aux représentants
-que Napoléon songe déjà à dissoudre les Chambres.</span>
-Cette première explosion n'aurait pas eu de grands inconvénients, elle
-aurait eu même l'avantage de calmer Napoléon en donnant un libre cours
-aux sentiments dont son c&oelig;ur était plein, si elle n'avait dû être
-divulguée, exagérée par la perfidie du duc d'Otrante, lequel alla dire
-partout que Napoléon était incorrigible, qu'il voulait dissoudre les
-Chambres dès le lendemain de leur réunion.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se calme, et consent à recevoir M. Lanjuinais.</span>
-Toutefois, après ce
-mouvement d'humeur, Napoléon s'apaisa. Carnot, le prince
-archichancelier, M. Lavallette, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély,
-s'efforcèrent de lui faire entendre raison, et n'y eurent pas beaucoup
-de peine, son grand esprit lui disant, une fois la colère passée, tout
-ce que pouvaient lui dire les hommes les plus sages. Il sentit que
-rompre en ce moment serait une folie, qu'il fallait accorder quelque
-chose à la faiblesse de cette assemblée, qui avait la prétention de
-paraître indocile tout en étant profondément dévouée. D'ailleurs M.
-Lanjuinais <span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> était un honnête homme, ami de la Révolution
-autant qu'ennemi de ses excès, voulant le triomphe de la cause
-commune, et facile en outre à adoucir avec de bons procédés. L'homme
-qui parla le plus vivement et le plus utilement dans ce sens fut M.
-Regnaud de Saint-Jean d'Angély. Ce personnage était, par ses
-antécédents, sa brillante facilité de parole, destiné plus que jamais
-à devenir l'organe du gouvernement auprès des Chambres. Il tenait par
-ce motif à se rendre agréable à leurs yeux, en appuyant leurs désirs
-auprès de l'Empereur. De plus, quoique sincèrement dévoué à Napoléon,
-il était tombé sous l'influence de M. Fouché, qui, le voyant appelé à
-jouer un rôle considérable devant les Chambres et très-flatté de ce
-rôle, l'avait encouragé à le prendre, lui en facilitait le moyen de
-toutes les manières, et cherchait à lui persuader que résister à
-Napoléon c'était le sauver: vérité, hélas! trop réelle quelques années
-auparavant, et qui, sentie et pratiquée à temps, aurait sauvé Napoléon
-et la France, mais qui était tardive en 1815, et pouvait même en
-présence de l'Europe armée devenir funeste! Au surplus, en conseillant
-d'accepter M. Lanjuinais comme président, M. Regnaud de Saint-Jean
-d'Angély donnait à Napoléon un conseil fort sage, car tout autre choix
-eût été dans les circonstances inconvenant et impossible.</p>
-
-<p>Tandis qu'on s'efforçait de persuader Napoléon, on alla chercher M.
-Lanjuinais; on lui dit, ce qui était vrai, qu'il devait à l'Empereur
-de le voir, de s'expliquer avec lui après une si longue opposition
-dans le Sénat, et de le rassurer sur l'usage <span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> qu'il pourrait
-faire du pouvoir immense de la présidence.
-<span class="sidenote" title="En marge">Entrevue de M. Lanjuinais avec Napoléon.</span>
-M. Lanjuinais se rendit le
-soir même à l'Élysée, et fut reçu immédiatement. Napoléon l'accueillit
-arec une grâce infinie, mais avec une extrême franchise.&mdash;Le passé
-n'est rien, lui dit-il, je n'ai pas la faiblesse d'y penser; je ne
-tiens compte que du caractère des hommes et de leurs dispositions
-présentes. Êtes-vous mon ami ou mon ennemi?&mdash;M. Lanjuinais, touché de
-la franchise avec laquelle Napoléon le questionnait, lui répondit
-qu'il n'était point son ennemi, qu'il voyait en lui la cause de la
-Révolution, et qu'aux conditions de la monarchie constitutionnelle
-sincèrement maintenues, il le soutiendrait franchement.&mdash;Nous sommes
-d'accord, répondit Napoléon, et je ne vous demande pas
-davantage.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">L'élection de M. Lanjuinais confirmée.</span>
-L'entrevue s'étant terminée de la manière la plus amicale,
-Napoléon se décida à confirmer le choix de la Chambre.</p>
-
-<p>Pourtant le bruit de sa première résistance s'était répandu. M. Fouché
-ne l'avait laissé ignorer à personne, et il avait déjà répété partout
-que Napoléon était toujours le même, qu'il ne pouvait souffrir aucune
-indépendance, et que ce serait un grand miracle si la Chambre n'était
-pas dissoute dans quelques jours. Le lendemain, lundi 5, les
-représentants étant assemblés pour achever l'&oelig;uvre de leur
-constitution, on murmurait de banc en banc ce qui s'était passé, et
-ignorant le résultat de l'entrevue de Napoléon avec M. Lanjuinais, on
-était fort enclin au mécontentement. Le président d'âge fit connaître
-qu'il avait la veille communiqué à l'Empereur le vote de la Chambre,
-que l'Empereur <span class="pagenum"><a id="page604" name="page604"></a>(p. 604)</span> s'était borné à répondre qu'il aviserait, et
-ferait connaître sa résolution par le chambellan de service. À ce
-dernier détail on murmura fortement. Un membre fit remarquer avec
-raison, que ce n'était pas par l'entremise d'un chambellan que
-devaient s'établir les rapports des Chambres avec le monarque. M.
-Dumolard, et après lui M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, cherchèrent
-à expliquer la réponse de l'Empereur, en disant que ses paroles
-avaient été mal saisies par le président d'âge, explication à laquelle
-celui-ci se prêta volontiers pour réparer la maladresse qu'il avait
-commise en rapportant un détail qu'il eût mieux valu taire. Pendant
-qu'on raisonnait sur ce sujet, et que pour couper court à la
-difficulté on suspendait la séance, M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély
-se rendit à l'Élysée, en rapporta lui-même le décret qui nommait M.
-Lanjuinais président, et le présenta en sa qualité de ministre d'État,
-ce qui faisait disparaître toute susceptibilité. L'approbation donnée
-au choix de M. Lanjuinais calma le mécontentement de la Chambre. Elle
-désigna ensuite pour vice-présidents, M. de Flaugergues (élu par 403
-voix), M. Dupont de l'Eure (par 279 voix), M. de Lafayette (par 257).
-Le quatrième vice-président restait à nommer. Le lendemain le général
-Grenier fut élu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Constitution de la Chambre des pairs.</span>
-En même temps qu'on portait à la Chambre des représentants la
-nomination définitive de son président, on portait à celle des pairs
-la liste des membres appelés à la composer. Napoléon avait demandé à
-ses frères, à ses principaux ministres, une liste de pairs dressée
-suivant les vues de chacun d'eux. <span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> De ces listes comparées il
-avait composé une liste de 130 pairs, qui pouvait et devait être
-complétée plus tard, à mesure que le succès amènerait de nouvelles
-adhésions, particulièrement dans l'ancienne noblesse. M. de Lafayette
-vivement pressé par Joseph d'accepter la pairie, avait préféré siéger
-dans la Chambre des représentants, où il devait trouver plus de
-conformité d'opinion et une influence plus directe sur les événements.
-<span class="sidenote" title="En marge">Composition de la liste des nouveaux pairs.</span>
-Napoléon avait d'abord choisi ses frères Joseph, Lucien, Louis, Jérôme
-(lesquels, du reste, étaient pairs de droit), son oncle le cardinal
-Fesch, son fils adoptif le prince Eugène (retenu à Vienne par la
-coalition), les maréchaux Davout, Suchet, Ney, Brune, Moncey, Soult,
-Lefebvre, Grouchy, Jourdan, Mortier; les ministres Carnot, Decrès, de
-Bassano, Caulaincourt, Mollien, Fouché; le cardinal Cambacérès, les
-archevêques de Tours (de Barral), de Bourges (de Beaumont), de
-Toulouse (Primat); les généraux Bertrand, Drouot, Belliard, Clausel,
-Savary, Duhesme, d'Erlon, Exelmans, Friant, Flahault, Gérard, Lobau,
-La Bédoyère, Delaborde, Lecourbe, Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes,
-Molitor, Pajol, Rampon, Reille, Travot, Vandamme, etc. Il avait choisi
-plusieurs régicides, Sieyès, Cambacérès, Carnot, Fouché, Thibaudeau,
-non comme régicides, mais comme personnages éminents, que leur qualité
-de régicides ne devait pas exclure des hautes fonctions publiques. Il
-avait pris dans l'ancienne noblesse quelques noms, MM. de Beauvau, de
-Beaufremont, de Boissy, de Forbin, de La Rochefoucauld, de Nicolaï,
-de Praslin, de Ségur, etc. S'il n'en avait <span class="pagenum"><a id="page606" name="page606"></a>(p. 606)</span> pas pris
-davantage, c'était faute d'en avoir un plus grand nombre dont il pût
-disposer. Il comptait sur ses prochaines victoires pour en conquérir
-d'autres. Ce n'était pas le goût qu'on lui attribuait pour les anciens
-noms qui le dirigeait, mais l'utilité bien sentie de les placer dans
-la Chambre haute, appelée à être à la fois conservatrice et
-indépendante.</p>
-
-<p>Le prince Joseph avait manifesté un vif déplaisir en entendant le
-texte du décret qui le nommait pair, car il prétendait l'être de
-droit.
-<span class="sidenote" title="En marge">Réclamation déplacée de Joseph, qui prétend être pair de
-droit.</span>
-Malgré les efforts qu'on fit pour l'engager à se taire, il
-réclama en disant que c'était sans doute par une erreur de rédaction
-qu'il était mentionné sur le décret, car il devait la pairie à sa
-naissance, et nullement à la nomination impériale. Au milieu des
-tiraillements qui se manifestaient déjà, il y avait de la part des
-frères de l'Empereur une grande imprudence à ne pas savoir se contenir
-eux-mêmes. Que pourrait-on en effet, objecter à tous ceux qui étaient
-si pressés de parler hors de propos, si les frères de Napoléon ne
-savaient pas s'abstenir d'une réclamation aussi puérile? Ils commirent
-une autre faute non moins remarquée que la précédente, en ne voulant
-pas siéger avec leurs collègues, et en exigeant des siéges
-particuliers à côté du président. S'étant aperçus du mauvais effet
-produit par cette prétention, ils y renoncèrent. Ce fut le prince
-Lucien qui le premier donna ce bon exemple, en allant se confondre
-dans les rangs de ses collègues.</p>
-
-<p>Ces diverses opérations avaient rempli les journées des 5 et 6 juin,
-et il fallut remettre la séance impériale au mercredi 7. Cette séance
-devait consister <span class="pagenum"><a id="page607" name="page607"></a>(p. 607)</span> dans la lecture du discours de la couronne,
-et dans la prestation du serment à l'Empereur par les pairs et les
-représentants.
-<span class="sidenote" title="En marge">Préparatifs de la séance impériale, et rédaction du
-discours de la couronne.</span>
-Napoléon, suivant son usage, avait écrit lui-même le
-discours qu'il devait prononcer, et l'avait rédigé de ce style net,
-franc et ferme qui convenait à un esprit comme le sien, toujours
-résolu en toutes choses. Il avait voulu donner la monarchie
-constitutionnelle, non par goût de se lier les mains, mais par la
-conviction qu'elle était nécessaire, et que ses propres fautes
-d'ailleurs la rendaient indispensable. Il prit donc le parti de
-s'expliquer à cet égard en termes brefs mais décisifs. Sachant de plus
-que les représentants arrivaient avec le regret de trouver une
-Constitution toute faite, et de n'avoir rien à faire eux-mêmes, il
-consentit à leur reconnaître le droit de toucher aux matières
-constitutionnelles en coordonnant les anciennes constitutions avec la
-nouvelle. Il voulut ajouter à ces concessions quelques conseils,
-donnés du même ton que les concessions, c'est-à-dire avec une extrême
-fermeté. Après ces points principaux, il en était d'autres non moins
-importants à aborder. Sans avoir aucun penchant pour la persécution,
-Napoléon avait la volonté bien arrêtée de ne pas se laisser attaquer
-impunément par les partis ennemis. Il aurait désiré qu'on prévînt
-l'insurrection de la Vendée, et il s'était trouvé sur ce sujet en
-désaccord avec ses ministres. Ces derniers, tout en jugeant
-indispensable la répression de certaines menées, craignaient néanmoins
-en ayant recours aux lois antérieures de fournir de nouveaux prétextes
-à ceux qui leur reprochaient de laisser subsister l'ancien <span class="pagenum"><a id="page608" name="page608"></a>(p. 608)</span>
-arsenal des lois révolutionnaires. Il fallait résoudre la difficulté,
-et présenter des mesures qui, sans retour à l'arbitraire, continssent
-quelque peu l'audacieuse activité des partis. La presse avait été
-délivrée de la censure, mais il n'en devenait que plus nécessaire et
-plus légitime d'apporter quelques limites à ses excès par
-l'intervention régulière des tribunaux. Enfin il fallait présenter le
-budget.</p>
-
-<p>C'étaient là de suffisantes et régulières occupations pour les
-Chambres, et Napoléon s'était attaché à leur en tracer le plan dans un
-discours clair et précis, qui obtint l'assentiment unanime de ses
-ministres lorsqu'il leur en donna communication.</p>
-
-<p>Tandis qu'il préparait le langage à tenir devant les deux Chambres,
-celle des représentants ayant les défauts des assemblées nouvelles,
-était impatiente de toucher aux sujets les plus délicats.
-<span class="sidenote" title="En marge">Difficultés soulevées dans la Chambre des représentants, à
-l'occasion du serment à prêter à l'Empereur.</span>
-Le mardi 6
-juin, veille de la séance impériale, un représentant fit une motion
-relative au serment qu'on devait prêter le lendemain. Il proposa de
-déclarer qu'on ne pourrait exiger de serment qu'en vertu d'une loi, et
-qu'en tout cas celui qu'on devait prêter le jour suivant ne
-préjudicierait en rien au droit des Chambres de reviser les
-constitutions impériales.</p>
-
-<p>Cette proposition causa une vive émotion. Si elle avait été entendue
-dans son sens le plus rigoureux, il aurait fallu en conclure que le
-serment exigé était illégal, que dès lors on ne le prêterait pas, à
-moins que dans la journée même il ne fût rendu une loi pour
-l'autoriser. Mais en rédigeant cette loi sur l'heure, il n'était pas
-probable qu'elle pût être en <span class="pagenum"><a id="page609" name="page609"></a>(p. 609)</span> vingt-quatre heures adoptée par
-les deux Chambres, et dès lors le serment étant impossible le
-lendemain, il en serait résulté aux yeux des partis et de l'Europe,
-que les Chambres avaient refusé de jurer fidélité à Napoléon. Dans un
-moment où cinq cent mille soldats marchaient sur la France, l'effet
-aurait pu être extrêmement fâcheux.</p>
-
-<p>L'Assemblée, qui malgré sa susceptibilité comprenait qu'après avoir
-replacé Napoléon sur le trône il fallait se garder de l'affaiblir,
-accueillit avec une anxiété visible la proposition qu'on venait de
-faire. Divers représentants se hâtèrent de la combattre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Solution de la difficulté.</span>
-Ils dirent
-que des sénatus-consultes antérieurs avaient prescrit le serment à
-l'Empereur, que dès lors il était légal, ces sénatus-consultes n'ayant
-pas été abolis; qu'au surplus il était bien entendu que ce serment
-n'imposait qu'un engagement de fidélité à la dynastie impériale, et
-nullement l'obligation de tenir pour immuables des lois dont la
-révision était chose convenue d'après le discours même de l'Empereur
-au Champ de Mai. M. Roy, depuis ministre des finances de Louis XVIII
-et de Charles X, pour lequel Napoléon avait été sévère, répondit que
-tout étant nouveau dans le second Empire, la Chambre des pairs ne
-ressemblant pas au Sénat, la Chambre des représentants au Corps
-législatif, le sénatus-consulte qu'on invoquait devait être considéré
-comme tombé en désuétude, et ne pouvait suffire pour rendre légal le
-serment exigé des deux Chambres. L'Assemblée appréciant le danger de
-cette discussion, manifesta un mécontentement visible. MM. Dumolard,
-Bedoch, Sébastiani, répliquèrent vivement à M. Roy, <span class="pagenum"><a id="page610" name="page610"></a>(p. 610)</span> en
-disant que si les attributions de la pairie et de la Chambre des
-représentants différaient de celles du Sénat et du Corps législatif,
-le monarque restait, qu'on lui devait fidélité sous le régime nouveau
-comme sous l'ancien; que de plus, dans les circonstances présentes,
-l'union des pouvoirs étant la condition du salut commun, les
-convenances du moment se joignaient aux convenances générales pour
-qu'on prêtât avec empressement le serment demandé. M. Boulay de la
-Meurthe, ministre d'État, alla plus loin encore, et même trop loin, en
-signalant un parti qu'il qualifia parti de l'étranger, dans lequel il
-ne rangeait, disait-il, ni l'auteur de la proposition, ni aucun de
-ceux qui l'appuyaient, mais à la tête duquel il plaçait surtout les
-royalistes, et dont le travail consistait selon lui à diviser les
-pouvoirs, pour ouvrir à l'ennemi les portes de la France. Cette sortie
-trop vive fut accueillie avec un silence d'embarras et même
-d'improbation. De toutes parts on demanda la clôture de cette
-discussion. D'abord on s'était borné à réclamer l'ordre du jour sur la
-proposition, bientôt on voulut quelque chose de plus significatif, et
-à l'ordre du jour pur et simple on substitua la déclaration explicite
-de la légalité, de la convenance et de la nécessité du serment. Soit
-que les opposants fussent absents ou convertis, l'Assemblée adopta
-cette déclaration à l'unanimité.</p>
-
-<p>Dans un pays habitué de longue main à la liberté, et où l'on a pris
-l'habitude de n'attacher de l'importance qu'aux actes de la majorité,
-et non aux actes des individus qu'il faut laisser libres parce qu'ils
-perdent ainsi toute portée fâcheuse, on n'aurait pas <span class="pagenum"><a id="page611" name="page611"></a>(p. 611)</span> été
-fort ému de cette séance. Mais les partis s'en servirent pour
-prétendre que Napoléon n'avait pas la nation avec lui, puisque ses
-représentants nommés de la veille répugnaient au serment de fidélité.
-Napoléon en fut affecté.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, à cause de la situation extérieure, est vivement
-affecté par les manifestations contre sa personne.</span>
-Voyant l'obstination des puissances coalisées
-à diriger leurs coups contre sa personne seule, il aurait voulu que
-les Chambres répondissent à cette tactique en s'unissant étroitement à
-lui. Devenu triste depuis quelque temps, depuis surtout qu'il avait vu
-la fatalité se prononcer, et commencer par emporter Murat, il le
-devint davantage en voyant l'isolement remplacer autour de sa personne
-la forte et cordiale union dont il aurait eu besoin. Il sentit plus
-que jamais que c'était à la fortune des armes à prononcer, et à lui
-ramener les c&oelig;urs, qui (la chose est triste à dire) ont besoin de
-succès pour s'attacher.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance impériale le 7 juin.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Accueil favorable fait à Napoléon.</span>
-Le 7, il se rendit au palais du Corps législatif, dans un appareil
-plus simple que celui qu'il avait déployé au Champ de Mai, et fut
-chaudement applaudi par la Chambre des représentants, dont les
-intentions étaient excellentes si son expérience était médiocre, et
-chose singulière, mieux accueilli par elle que par la Chambre des
-pairs. En présence des dispositions extrêmement libérales du public,
-la Chambre des pairs nommée par le pouvoir, et sinon confuse au moins
-un peu embarrassée de son origine, croyait plus digne d'applaudir avec
-réserve celui à qui elle devait l'existence, en laissant le soin de
-l'applaudir avec vivacité à la Chambre élective qui tirait son origine
-du pays.</p>
-
-<p>L'Empereur étant assis sur son trône, et ayant <span class="pagenum"><a id="page612" name="page612"></a>(p. 612)</span> ses frères à
-sa droite et à sa gauche, le prince archichancelier lut la formule du
-serment, qui était celle-ci: <cite>Je jure obéissance aux Constitutions de
-l'Empire et fidélité à l'Empereur</cite>. L'archichancelier fit ensuite
-l'appel des pairs et des représentants, qui prêtèrent serment avec un
-accent chaleureux. Cela fait, Napoléon prononça d'un ton grave le
-discours suivant, modèle de simplicité, de concision et de grandeur.</p>
-
-<div class="quote">
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Discours qu'il prononce.</span>
-«Messieurs de la Chambre des pairs, et Messieurs de la Chambre
- des représentants,</p>
-
-<p>»Depuis trois mois les circonstances et la confiance du peuple
- m'ont revêtu d'un pouvoir illimité. Aujourd'hui s'accomplit le
- désir le plus pressant de mon c&oelig;ur: je viens commencer la
- monarchie constitutionnelle.</p>
-
-<p> »Les hommes sont impuissants pour assurer l'avenir; les
- institutions seules fixent les destinées des nations. La
- monarchie est nécessaire en France pour garantir la liberté,
- l'indépendance et les droits du peuple.</p>
-
-<p> »Nos constitutions sont éparses: une de nos plus importantes
- occupations sera de les réunir dans un seul cadre, et de les
- coordonner dans une seule pensée. Ce travail recommandera
- l'époque actuelle aux générations futures.</p>
-
-<p> »J'ambitionne de voir la France jouir de toute la liberté
- possible; je dis possible, parce que l'anarchie ramène toujours
- au gouvernement absolu.</p>
-
-<p> »Une coalition formidable de rois en veut à <span class="pagenum"><a id="page613" name="page613"></a>(p. 613)</span> notre
- indépendance; ses armées arrivent sur nos frontières.</p>
-
-<p> »La frégate <i>la Melpomène</i> a été attaquée et prise dans la
- Méditerranée, après un combat sanglant contre un vaisseau anglais
- de 74. Le sang a coulé en pleine paix.</p>
-
-<p> »Nos ennemis comptent sur nos divisions intestines. Ils excitent
- et fomentent la guerre civile. Des rassemblements ont lieu; on
- communique avec Gand, comme en 1792 avec Coblentz. Des mesures
- législatives sont indispensables: c'est à votre patriotisme, à
- vos lumières et à votre attachement à ma personne que je me
- confie sans réserve.</p>
-
-<p> »La liberté de la presse est inhérente à la constitution
- actuelle, on n'y peut rien changer sans altérer tout notre
- système politique; mais il faut des lois répressives, surtout
- dans l'état actuel de la nation. Je recommande à vos méditations
- cet objet important.</p>
-
-<p> »Mes ministres vous feront connaître la situation de nos
- affaires.</p>
-
-<p> »Les finances seraient dans un état satisfaisant sans le surcroît
- de dépenses que les circonstances actuelles ont exigé.</p>
-
-<p> »Cependant on pourrait faire face à tout si les recettes
- comprises dans le budget étaient toutes réalisables dans l'année,
- et c'est sur les moyens d'arriver à ce résultat que mon ministre
- des finances fixera votre attention.</p>
-
-<p> »Il est possible que le premier devoir du prince m'appelle
- bientôt à la tête des enfants de la nation <span class="pagenum"><a id="page614" name="page614"></a>(p. 614)</span> afin de
- combattre pour la patrie. L'armée et moi nous ferons notre
- devoir.</p>
-
-<p> »Vous, pairs et représentants, donnez à la nation l'exemple de la
- confiance, de l'énergie et du patriotisme; et, comme le sénat du
- grand peuple de l'antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de
- survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause
- sainte de la patrie triomphera!»</p>
-</div>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet de ce discours.</span>
-Ce discours, qui touchait à tous les sujets avec un tact supérieur,
-une dignité parfaite, fut couvert d'applaudissements, et il le
-méritait. On ne pouvait désirer un aveu plus complet de la monarchie
-constitutionnelle, et une profession plus explicite de ses principes.</p>
-
-<p>À l'entrée d'une carrière où les Anglais nous avaient précédés de deux
-siècles, il était naturel d'imiter leurs usages. En conséquence
-chacune des Chambres résolut de présenter une adresse en réponse au
-discours de la couronne, et elles chargèrent de la rédiger leur bureau
-accru de quelques membres, de manière à pouvoir la présenter dans la
-semaine, le départ de Napoléon étant annoncé pour le dimanche ou le
-lundi suivant.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Impatience qu'éprouve Napoléon de partir pour l'armée.</span>
-Napoléon effectivement était décidé à frapper le coup que depuis son
-retour à Paris il préparait contre la portion de la coalition placée à
-sa portée. Ce n'est pas encore le moment de faire connaître ses
-combinaisons; il suffira de dire qu'au milieu des occupations de tout
-genre que lui valaient l'insurrection de la Vendée, la réunion des
-Chambres et la présence à Paris des électeurs venus au Champ de
-<span class="pagenum"><a id="page615" name="page615"></a>(p. 615)</span> Mai, il n'avait cessé, en travaillant jour et nuit, de tout
-disposer pour son entrée en action le 15 juin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses derniers préparatifs.</span>
-Le lendemain de la
-cérémonie du Champ de Mai, il avait eu soin de faire partir la garde
-et le 6<sup>e</sup> corps pour Laon; il avait ordonné aux généraux d'Erlon et
-Reille d'entreprendre à leur tour le mouvement que le général Gérard
-avait commencé depuis plusieurs jours, et qui devait opérer la
-concentration générale de l'armée derrière Maubeuge. Il leur avait
-indiqué à tous avec un soin minutieux les précautions qui étaient les
-plus propres à tromper l'ennemi, et qui, en effet, le trompèrent
-complétement, comme on le verra bientôt. Napoléon comptait que la
-garde et le 6<sup>e</sup> corps ayant atteint Maubeuge le 14 juin, il pourrait
-paraître le 15 au matin sous les murs de Charleroy à la tête de 130
-mille hommes. Il en aurait eu 150 sans l'insurrection de la Vendée,
-mais avec cette force, telle quelle, il espérait sinon terminer la
-guerre d'un coup, du moins lui imprimer dès le début un caractère qui
-en Europe ferait réfléchir les puissances, et en France rendrait
-l'accord aux esprits décousus et ébranlés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Tristesse de Napoléon dans les derniers moments de son
-séjour à Paris.</span>
-Si ses préoccupations
-n'empêchaient pas son travail, son travail n'empêchait pas non plus
-ses préoccupations. Tout en affectant la gaieté dans les nombreuses
-réceptions de l'Élysée où il donnait chaque jour à dîner, il retombait
-tristement sur lui-même dès qu'il se retrouvait dans son intimité,
-c'est-à-dire avec la reine Hortense et M. Lavallette. Cet empressement
-des Chambres à écarter toute apparence de servilité, qui les portait à
-s'isoler de lui, lorsqu'il aurait fallu au contraire se serrer autour
-de sa personne, l'affectait plus qu'il <span class="pagenum"><a id="page616" name="page616"></a>(p. 616)</span> ne voulait en
-convenir. Il s'affligeait de voir l'union des pouvoirs se dissoudre,
-la confusion s'introduire dans les esprits, chacun se précipiter avec
-impatience dans l'arène des discussions théoriques qu'il avait voulu
-fermer en donnant l'Acte additionnel, chacun caresser sa chimère et se
-presser de la produire, toutes choses désolantes mais que rendaient
-inévitables la convocation des Chambres dans un moment pareil, et un
-premier essai de liberté fait sous le canon de l'ennemi. Au milieu de
-ce déchaînement de l'esprit de contradiction, il sentait l'admiration
-superstitieuse dont il avait été l'objet pendant quinze années, et que
-le prodigieux retour de l'île d'Elbe avait fait renaître un instant,
-s'évanouir d'heure en heure; il se voyait entouré de doutes, de
-critiques de toute espèce dirigées contre ses moindres actes. Ses amis
-les plus sincères qui n'auraient jamais osé autrefois lui répéter ce
-qu'on disait de lui, s'empressaient au contraire, les uns par
-affection, les autres par diminution de respect, de lui rapporter les
-discours les plus inconvenants tenus sur son compte. Il pouvait savoir
-par ce moyen que M. Fouché continuait de se permettre les propos les
-plus fâcheux, qu'il n'exécutait pas ses ordres, notamment à l'égard
-des royalistes en correspondance avec Gand et la Vendée, qu'il était
-pour eux plein de ménagements, et que de temps en temps il les mandait
-à son ministère pour se faire un mérite auprès d'eux de sa
-désobéissance aux ordres impériaux. Napoléon, en apprenant ces actes
-d'infidélité, s'emportait, voulait les réprimer, puis s'arrêtait,
-craignant qu'on ne dît que le despote avait <span class="pagenum"><a id="page617" name="page617"></a>(p. 617)</span> reparu, et ainsi
-ses anciennes rigueurs contre des êtres souvent inoffensifs, tels que
-les colporteurs de la Bulle par exemple, le privaient aujourd'hui du
-moyen de contenir de redoutables ennemis pris en flagrant délit.
-Toutefois il se relevait en songeant à la guerre, en songeant aux
-chances qu'elle offre à l'homme de génie, en songeant aux triomphes
-qu'il avait remportés en 1814, et qui l'auraient sauvé si en dehors de
-Paris il avait eu quelques redoutes, et au dedans un frère digne de
-lui. Mais cette confiance à peine ranimée, il la sentait presque
-aussitôt défaillir en pensant à la masse d'ennemis qui marchaient sur
-la France, à la masse d'ennemis de tout genre qui s'agitaient dans
-l'intérieur, et il se demandait si dans son gouvernement les choses
-étaient disposées pour supporter un revers, revers toujours possible
-même dans une guerre destinée à finir heureusement, et avec cette
-sagacité supérieure dont il était doué, il croyait voir dans
-l'ensemble de la situation les signes d'une adversité persistante, qui
-sans ébranler son énergique c&oelig;ur, attristaient profondément son
-esprit. Il se plaisait à en disserter sans fin avec ses intimes, et
-quelquefois, bien qu'accablé de travail, il passait une partie des
-nuits à s'entretenir du profond changement des choses autour de lui,
-de la singulière destinée des grands hommes, et en particulier de la
-sienne, qui avait bien toutes les apparences d'un astre à son déclin.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Visite à la Malmaison, et souvenir donné à l'impératrice
-Joséphine.</span>
-Dans cette disposition à la tristesse, il voulut visiter la Malmaison
-où l'impératrice Joséphine était morte le printemps précédent, et où
-il n'était pas <span class="pagenum"><a id="page618" name="page618"></a>(p. 618)</span> allé depuis son retour de l'île d'Elbe. Il
-éprouvait le besoin de revoir cette modeste demeure où il avait passé
-les plus belles années de sa vie, auprès d'une épouse qui avait des
-défauts assurément, mais qui était une amie véritable, une de ces
-amies qu'on ne retrouve pas deux fois, et qu'on regrette toujours
-quand on les a perdues. Il obligea la reine Hortense qui n'avait pas
-encore osé rentrer dans ce lieu plein de si poignants souvenirs, à
-l'accompagner. Malgré ses occupations accablantes il consacra
-plusieurs heures à parcourir ce petit château, et ces jardins où
-Joséphine cultivait des fleurs qu'elle faisait venir des quatre
-parties du globe. En revoyant ces objets si chers et si attristants il
-tomba dans des rêveries douloureuses! Quelle différence entre cette
-année 1815 et ces années 1800, 1801, 1802, où il était à la fois
-l'objet de l'admiration, de la confiance, de l'amour du monde! Mais
-alors il ne l'avait ni fatigué, ni asservi, ni ravagé, et au lieu d'un
-tyran les peuples voyaient en lui un sauveur! En considérant ces
-choses, loin de se flatter, il se rendait à lui-même la sévère justice
-du génie, mais il se disait que revenu de ses fautes, le monde devrait
-lui rendre un peu de confiance, et lui permettre de montrer la
-nouvelle sagesse rapportée de l'île d'Elbe. Mais les hommes, hélas! ne
-rendent pas leur confiance quand ils l'ont une fois retirée, et Dieu
-seul accueille le repentir parce que seul il peut en juger la
-sincérité!</p>
-
-<p>Napoléon, en se promenant dans ce lieu tout à la fois attrayant et
-douloureux, dit à la reine Hortense: Pauvre Joséphine! à chaque
-détour de ces <span class="pagenum"><a id="page619" name="page619"></a>(p. 619)</span> allées, je crois la revoir. Sa mort, dont la
-nouvelle est venue me surprendre à l'île d'Elbe, a été l'une des plus
-vives douleurs de cette funeste année 1814. Elle avait des faiblesses
-sans doute, mais celle-là au moins ne m'aurait jamais abandonné!...&mdash;</p>
-
-<p>Au retour de la Malmaison, Napoléon voulut que la reine Hortense fît
-exécuter pour lui une copie du portrait le plus ressemblant qu'on eût
-conservé de Joséphine. Ne sachant où il serait dans un mois, il
-désirait emporter avec lui cette espèce de talisman, à l'aide duquel
-il pouvait faire reluire à ses yeux les plus heureuses années de sa
-vie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Long et curieux entretien de Napoléon sur la difficulté de
-diriger les Chambres, lorsque les moyens de les conduire ne sont pas
-préparés de longue main.</span>
-Mais il avait à peine le temps de s'attrister, et il était sans cesse
-arraché à lui-même par les mille affaires qu'il devait expédier avant
-son départ. La direction des Chambres était celle qui après la guerre
-l'occupait le plus. Il eut sur ce sujet plusieurs entretiens, et il
-s'exprima avec la plus rare sagacité, comme si, au lieu d'avoir été
-toute sa vie homme de guerre, administrateur, monarque absolu, il eût
-été premier ministre de Georges IV. La veille de son départ, et prêt à
-monter en voiture, Je ne sais, dit-il à ses ministres, comment vous
-ferez pour conduire les Chambres en mon absence. M. Fouché croit qu'en
-gagnant quelques vieux corrompus, en flattant quelques jeunes
-enthousiastes on domine les assemblées, mais il se trompe. C'est là de
-l'intrigue, et l'intrigue ne mène pas loin. En Angleterre, sans
-négliger absolument ces moyens, on en a de plus grands et de plus
-sérieux. Rappelez-vous M. Pitt, et voyez aujourd'hui lord
-Castlereagh! Les Chambres en Angleterre <span class="pagenum"><a id="page620" name="page620"></a>(p. 620)</span> sont anciennes, et
-expérimentées; elles ont fait depuis longtemps connaissance avec les
-hommes destinés à devenir leurs chefs; elles ont pris de la confiance
-ou du goût pour eux, soit à cause de leurs talents, soit à cause de
-leur caractère; elles les ont en quelque sorte imposés au choix de la
-couronne, et après les avoir faits ministres, il faudrait qu'elles
-fussent bien inconséquentes, bien ennemies d'elles-mêmes et de leur
-pays pour ne pas suivre leur direction. C'est ainsi qu'avec un signe
-de son sourcil M. Pitt les dirigeait, et que les dirige encore
-aujourd'hui lord Castlereagh. Ah, si j'avais de tels instruments, je
-ne craindrais pas les Chambres. Mais ai-je rien de pareil? Voilà,
-parmi ces représentants, des hommes venus de toutes les parties de la
-France, avec de bonnes intentions sans doute, avec le désir que je me
-tire d'affaire et que je les en tire eux-mêmes, mais n'ayant, pour la
-plupart du moins, jamais vécu dans les assemblées, n'ayant jamais eu
-le souci, la responsabilité des événements, inconnus de mes ministres
-et n'en connaissant pas un, personnellement du moins. Qui voulez-vous
-qui les dirige? Certainement je ne pouvais pas mieux choisir mes
-ministres que je ne l'ai fait; je les ai pris pour ainsi dire dans la
-confiance publique. Le pays me les aurait donnés lui-même au scrutin,
-si je les lui avais demandés. Aurait-il pu, en effet, m'indiquer un
-meilleur ministre de la justice que le sage Cambacérès, un plus
-imposant ministre de la guerre que le laborieux et sévère Davout, un
-plus rassurant ministre des affaires étrangères que le grave et
-pacifique <span class="pagenum"><a id="page621" name="page621"></a>(p. 621)</span> Caulaincourt, un ministre de l'intérieur plus
-capable de rassurer et d'armer les patriotes que cet excellent Carnot?
-Les gens de finance ne m'auraient-ils pas signalé eux-mêmes la
-probité, l'habileté du comte Mollien? Et le public ne croit-il pas
-avoir l'&oelig;il du gouvernement toujours ouvert sur lui lorsque M.
-Fouché est ministre de la police? Et pourtant, lequel de vous,
-messieurs, pourrait se présenter aux deux Chambres, leur parler, s'en
-faire écouter, les conduire? J'ai tâché d'y suppléer au moyen de mes
-ministres d'État, au moyen de Regnaud, de Boulay de la Meurthe, de
-Merlin, de Defermon. Certainement, Regnaud a du talent, mais
-croyez-vous que, dans un cas grave, il pourrait dominer les orages?
-Non, ce n'est pas d'une position secondaire qu'on impose aux hommes,
-qu'on s'en empare, et qu'on s'en fait suivre. Hélas! ce n'est pas dans
-notre paisible Conseil d'État qu'on se forme aux tempêtes des
-assemblées... Non, non, ajoutait Napoléon, vous ne gouvernerez pas ces
-Chambres, et si bientôt je ne gagne une bataille, elles vous
-dévoreront tous, quelque grands que vous soyez! Je n'ai pas pu, vous
-le savez, refuser de les convoquer, car je me suis trouvé dans un
-cercle vicieux. J'avais donné moi-même l'Acte additionnel afin de
-prévenir les discussions interminables et confuses d'une nouvelle
-Constituante, mais on n'a pas voulu croire à l'Acte additionnel, et
-pour y faire croire il m'a fallu convoquer des Chambres, qui, je le
-vois bien, vont se faire constituantes. Tout cela se tenait.
-Actuellement il faut nous en tirer comme nous pourrons. Les ministres
-à portefeuille administreront, <span class="pagenum"><a id="page622" name="page622"></a>(p. 622)</span> les ministres d'État parleront
-de leur mieux, et moi j'irai combattre. Si je suis victorieux, nous
-obligerons tout le monde à se renfermer dans ses attributions, et nous
-aurons le temps de nous habituer à ce nouveau régime. Si je suis
-vaincu, Dieu sait ce qui arrivera de vous et de moi! Tel était notre
-sort, que rien ne pouvait conjurer! Dans vingt ou trente jours, tout
-sera décidé. Pour le présent, faisons ce qui se peut, nous verrons
-ensuite! Mais que les amis de la liberté y pensent bien, si par leur
-maladresse ils perdent la partie, ce n'est pas moi qui la gagnerai, ce
-sont les Bourbons!&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Décret rendu sur l'organisation du gouvernement, en
-l'absence de l'Empereur.</span>
-Après ce singulier entretien qu'il eut dans la nuit qui précéda son
-départ, Napoléon décida par un décret que les ministres, auxquels
-s'adjoindraient ses frères, formeraient un conseil de gouvernement
-sous la présidence de Joseph; que les quatre ministres d'État,
-secondés par six conseillers d'État nommés à cet effet, seraient
-chargés des rapports avec les Chambres, se présenteraient à elles au
-nom de la couronne, discuteraient les lois, et donneraient les
-explications nécessaires lorsqu'il faudrait justifier les actes du
-gouvernement. En signant ce décret il sourit, et répéta plusieurs
-fois: Ah! ah! vous avez grand besoin que je gagne une bataille!&mdash;Ces
-paroles ne signifiaient certainement pas qu'il attendait une victoire
-pour briser les Chambres et revenir au gouvernement absolu, car il
-n'entrevoyait pas comment on pourrait, dans l'état des esprits,
-gouverner au nom d'une autorité unique et silencieuse, mais que les
-anxiétés naissant du danger étant dissipées, la confiance en sa
-fortune <span class="pagenum"><a id="page623" name="page623"></a>(p. 623)</span> étant revenue, il remettrait un peu d'ensemble et
-d'unité dans les volontés, et rendrait possible la marche des choses.
-Victorieux, il n'aurait peut-être pas borné là ses v&oelig;ux, mais pour
-le moment il était convaincu que la cause de la liberté modérée était
-la sienne, et que le triomphe des idées opposées était le triomphe des
-Bourbons.&mdash;Si nous ne réussissons pas dans cet essai, répéta-t-il
-plusieurs fois, nous n'avons qu'à céder la place à Louis XVIII.&mdash;Il ne
-prévoyait pas qu'avec les Bourbons eux-mêmes, appuyés sur cinq cent
-mille étrangers, la liberté renaîtrait pourvu qu'on rendît au pays le
-droit de voter les lois et les budgets dans une assemblée
-indépendante, fût-elle composée des plus violents royalistes!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Adresses des deux Chambres.</span>
-Les deux Chambres, pendant ces trois derniers jours, avaient préparé
-leurs adresses. Dans la Chambre des représentants il s'éleva encore
-divers incidents qui révélaient toujours le désir de rester unis à
-l'Empereur, mais la crainte de paraître serviles. M. Félix
-Lepelletier, pour répondre à la motion relative au serment, proposa de
-déclarer Napoléon sauveur de la patrie. Aussitôt la profonde anxiété
-des visages fit voir qu'on tremblait d'être sur le chemin de
-l'adulation.&mdash;Qu'est-ce que vous déclarerez, s'écria un interrupteur,
-lorsque Napoléon l'aura sauvée?&mdash;Alors, sur d'adroites réflexions de
-quelques représentants dévoués au gouvernement, on écarta cette
-proposition inopportune. Du reste, le projet d'adresse était plein de
-la pensée du moment, c'est-à-dire union avec Napoléon, mais soin
-extrême à veiller sur les libertés publiques, et <span class="pagenum"><a id="page624" name="page624"></a>(p. 624)</span> grande
-application à revoir les Constitutions impériales, à les raccorder
-avec l'Acte additionnel, qu'au fond on voulait refaire en entier. La
-Chambre des pairs elle-même, aussi peu expérimentée que celle des
-représentants, avait voulu obéir aux tendances du jour, en disant dans
-son adresse que si le succès répondait à la justice de notre cause,
-aux espérances qu'on était accoutumé à concevoir du génie de
-l'Empereur et de la bravoure de l'armée, <cite>la nation n'aurait plus à
-craindre que l'entraînement de la prospérité et les séductions de la
-victoire</cite>. Cette phrase avait inquiété le prince Cambacérès, qui avait
-demandé à la communiquer à Napoléon. Celui-ci l'avait vivement
-improuvée, et elle avait été ainsi modifiée: <cite>Si le succès répond à la
-justice de notre cause... la France n'en veut d'autre fruit que la
-paix. Nos institutions garantissent à l'Europe que jamais le
-gouvernement français ne peut être entraîné par les séductions de la
-victoire.</cite> Après une discussion assez vive, la nouvelle rédaction
-avait prévalu.</p>
-
-<p>Ainsi, comme il arrive souvent, chacun oubliant son rang et son rôle,
-se faisait le flatteur de l'esprit dominant. Napoléon devait recevoir
-les deux Chambres avant de partir, et il résolut de leur adresser de
-sages conseils, ce que les circonstances autorisaient, et ce qui n'est
-point défendu à la couronne (surtout quand elle a raison) dans la
-monarchie la plus rigoureusement constitutionnelle. Napoléon reçut les
-Chambres le 11 juin. Après avoir écouté l'adresse des pairs, il leur
-fit la réponse suivante:</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon à ces adresses.</span>
-«La lutte dans laquelle nous sommes engagés est sérieuse.
-<cite>L'entraînement de la prospérité</cite> n'est <span class="pagenum"><a id="page625" name="page625"></a>(p. 625)</span> pas le danger qui
-nous menace aujourd'hui. C'est sous les <em>Fourches Caudines</em> que les
-étrangers veulent nous faire passer!</p>
-
-<p>»La justice de notre cause, l'esprit public de la nation et le courage
-de l'armée sont de puissants motifs pour espérer des succès; mais si
-nous avions des revers, c'est alors surtout que j'aimerais à voir
-déployer toute l'énergie de ce grand peuple; c'est alors que je
-trouverais dans la Chambre des pairs des preuves d'attachement à la
-patrie et à moi.</p>
-
-<p>»C'est dans les temps difficiles que les grandes nations, comme les
-grands hommes, déploient toute l'énergie de leur caractère, et
-deviennent un objet d'admiration pour la postérité...»</p>
-
-<p>Napoléon dit à la Chambre des représentants, après avoir entendu la
-lecture de son adresse:</p>
-
-<p>»Je retrouve avec satisfaction mes propres sentiments dans ceux que
-vous m'exprimez. Dans ces graves circonstances, ma pensée est absorbée
-par la guerre imminente au succès de laquelle sont attachés
-l'indépendance et l'honneur de la France.</p>
-
-<p>»Je partirai cette nuit pour me mettre à la tête de l'armée; les
-mouvements des différents corps ennemis y rendent ma présence
-indispensable. Pendant mon absence, je verrais avec plaisir qu'une
-commission nommée par chaque Chambre méditât sur l'ensemble de nos
-institutions.</p>
-
-<p>»La Constitution est notre point de ralliement; elle doit être notre
-étoile polaire dans ces moments d'orage. Toute discussion publique
-qui tendrait à <span class="pagenum"><a id="page626" name="page626"></a>(p. 626)</span> diminuer directement ou indirectement la
-confiance qu'on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur
-pour l'État. Nous nous trouverions au milieu des écueils sans boussole
-et sans direction. La crise où nous sommes engagés est forte.
-N'imitons pas l'exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous côtés par
-les Barbares, se rendit la risée de la postérité, en s'occupant de
-discussions abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la
-ville.................»</p>
-
-<p>Ces belles et sévères paroles blessèrent ceux qui allaient bientôt les
-mériter, mais firent une profonde impression sur la majorité, tant
-elles étaient justes et frappantes. Il était bien vrai, du reste, que
-le danger à craindre n'était pas celui de la victoire! Il était bien
-vrai aussi qu'il fallait se défendre de rappeler les discussions des
-Grecs du Bas-Empire sous les coups du bélier de Mahomet! Les
-représentants, assistant en grand nombre à cette cérémonie, avaient
-commencé à applaudir, quand M. Lanjuinais leur interdit les
-applaudissements, sous le prétexte du respect dû à la couronne.
-Napoléon leur eût pardonné assurément un pareil manque de respect. La
-majorité fut mécontente de l'interdiction du président, car elle était
-dévouée à Napoléon, en qui elle voyait le défenseur de la Révolution
-et de la France. Chacun se retira exprimant des idées différentes, les
-amis de Napoléon criant contre le parti de l'étranger, ses ennemis au
-contraire prétendant qu'il fallait préparer un décret de l'assemblée
-pour empêcher qu'elle ne fût dissoute, car, disaient-ils, le premier
-acte de Napoléon victorieux serait de <span class="pagenum"><a id="page627" name="page627"></a>(p. 627)</span> dissoudre les Chambres.
-Ils ne prenaient pas garde qu'un décret de l'assemblée pour prévenir
-l'usage du droit de dissolution, serait tout simplement une violation
-audacieuse de la Constitution. Quant à la majorité, croyant de bonne
-foi que ce serait une occupation patriotique et saine que de
-travailler à remanier nos lois, elle songeait à nommer une commission
-chargée de reviser et de fondre ensemble toutes les constitutions
-impériales.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Adieux de Napoléon à ses ministres et à sa famille.</span>
-Napoléon, après s'être séparé des membres des deux Chambres dans cette
-même soirée du dimanche, acheva ses apprêts, adressa ses adieux à ses
-ministres, donna au maréchal Davout, nommé commandant en chef de
-Paris, ses dernières instructions pour la défense de la capitale, fit
-à Carnot, dont la sincérité l'avait touché, un adieu cordial, froid
-mais sans apparence d'humeur à M. Fouché, et passa les derniers
-instants avec sa famille et ses amis les plus intimes. En sentant
-l'heure des combats approcher, il était ranimé, car il retrouvait sous
-ses pieds le terrain où il avait toujours marché en maître. Il serra
-tendrement dans ses bras sa fille adoptive, la reine Hortense, et il
-dit à madame Bertrand, en lui donnant la main avant de monter en
-voiture: Il faut espérer, madame Bertrand, que nous n'aurons pas
-bientôt à regretter l'île d'Elbe.&mdash;Hélas, le moment approchait où il
-aurait tout à regretter, tout, même les plus mauvais jours!
-<span class="sidenote" title="En marge">Son départ pour l'armée le 12 juin au matin.</span>
-Il partit
-le lundi 12 juin, à trois heures et demie du matin.</p>
-
-<p>Telle fut jusqu'à la période des événements militaires, laquelle fut
-si courte, comme on le verra <span class="pagenum"><a id="page628" name="page628"></a>(p. 628)</span> bientôt, telle fut l'époque
-sombre et fatale dite des Cent Jours, époque qui après avoir débuté
-par un triomphe extraordinaire, se changea tout à coup en difficultés,
-en amertumes, en sombres pressentiments! L'explication de ce contraste
-est facile à donner: de Porto-Ferrajo à Paris, du 26 février au 20
-mars, Napoléon fut en présence des fautes des Bourbons, et alors tout
-fut succès éblouissant pour lui, de Porto-Ferrajo à Cannes, de Cannes
-à Grenoble, de Grenoble à Lyon, de Lyon à Paris! Il semblait que la
-fortune elle-même, revenue à son favori, s'empressât de le seconder en
-mettant à sa disposition tantôt les vents dont sa flottille avait
-besoin, tantôt les hommes sur lesquels son ascendant devait être
-irrésistible. Mais à peine entré à Paris, il ne se trouva plus en
-présence des fautes des Bourbons, mais en présence des siennes, de
-celles qu'il avait accumulées pendant son premier règne, et alors tout
-son génie, tout son repentir même semblèrent impuissants! Le traité de
-Paris qu'il avait si obstinément refusé en 1814 jusqu'à lui préférer
-la perte du trône, il l'accepta sans hésiter, et demanda la paix à
-l'Europe avec une humilité qui du reste convenait à sa gloire.&mdash;Non,
-répondit l'Europe, vous offrez la paix, mais sans la vouloir
-sincèrement. Et elle repoussa le suppliant même jusqu'à fermer la
-frontière à ses courriers!&mdash;Napoléon s'adressa ensuite à la France, et
-lui offrit sincèrement la liberté, car si son caractère répugnait aux
-entraves, son génie comprenait qu'il n'était plus possible de
-gouverner sans la nation, et surtout qu'il ne lui restait qu'un
-parti, celui de la liberté. <span class="pagenum"><a id="page629" name="page629"></a>(p. 629)</span> La France ne dit pas non comme
-l'Europe, mais elle parut douter, et pour la convaincre, Napoléon se
-vit obligé de convoquer immédiatement les Chambres, les Chambres
-pleines de partis agités, acharnés, implacables, lesquels pour tout
-appui contre l'Europe n'avaient à lui offrir que leurs divisions.
-Repoussé par l'Europe, accueilli par les doutes de la France dans un
-moment où il aurait eu besoin de tout son appui, Napoléon, après vingt
-jours de joie, tomba dans une sombre tristesse, qu'il ne secouait dans
-certains moments qu'en travaillant à tirer des débris de notre état
-militaire l'armée héroïque et malheureuse de Waterloo! Ainsi
-triomphant des fautes des Bourbons, succombant sous les siennes, il
-donna au monde après tant de spectacles si grandement instructifs, un
-dernier spectacle, plus profondément moral et plus profondément
-tragique que les précédents, le génie, vainement, quoique sincèrement
-repentant! Et, disons-le, au milieu de ces vicissitudes, de ces vingt
-jours de courte joie, de ces cent jours de tristesse mortelle, il y
-eut un acteur de ces grandes scènes qui n'eut pas un jour de
-contentement, pas un seul, ce fut la France! la France victime
-infortunée des fautes des Bourbons comme de celles de Napoléon,
-victime pour les avoir laissé commettre, ce qui fut à elle sa faute et
-sa punition! Triste siècle que le nôtre, du moins pour ceux qui en ont
-vu la première moitié! Fasse le Ciel que la génération qui nous suit,
-et qui est appelée à en remplir la seconde moitié, voie des jours
-meilleurs! Mais qu'elle veuille <span class="pagenum"><a id="page630" name="page630"></a>(p. 630)</span> bien nous en croire, c'est en
-profitant des leçons dont ce demi-siècle abonde, et que cette histoire
-s'attache à mettre en lumière, qu'elle pourra obtenir ces jours
-meilleurs, et surtout les mériter!</p>
-
-<p class="p2 center">FIN DU LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME ET DU TOME DIX-NEUVIÈME.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<h2><span class="pagenum"><a id="page631" name="page631"></a>(p. 631)</span> TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME DIX-NEUVIÈME.</h2>
-
-<div class="toc">
-<p class="center">LIVRE CINQUANTE-SEPTIÈME.</p>
-
-<p class="center">L'ÎLE D'ELBE.</p>
-
-<p>Séjour de lord Castlereagh à Paris. &mdash; Il obtient de Louis XVIII la
- concession du duché de Parme en faveur de Marie-Louise, et promet
- en retour à ce monarque l'expulsion de Murat. &mdash; L'Autriche envoie
- cent mille hommes en Italie, et la France trente mille en
- Dauphiné. &mdash; État intérieur de la France; redoublement
- d'inquiétudes chez les acquéreurs de biens nationaux et
- d'irritation chez les militaires. &mdash; Découverte des restes de Louis
- XVI, et cérémonie funèbre du 21 janvier. &mdash; Épuration de la
- magistrature, et remplacement de M. Muraire par M. de Sèze, de M.
- Merlin par M. Mourre. &mdash; Trouble populaire à l'occasion des
- funérailles de mademoiselle Raucourt. &mdash; Reprise du procès du
- général Exelmans. &mdash; Acquittement de ce général. &mdash; Pour la première
- fois l'armée française disposée à intervenir dans la
- politique. &mdash; Jeunes généraux formant le dessein de renverser les
- Bourbons. &mdash; Complot des frères Lallemand et de
- Lefebvre-Desnoëttes. &mdash; Répugnance des grands personnages de
- l'Empire à se mêler de semblables entreprises. &mdash; M. Fouché, moins
- scrupuleux, se fait le centre de toutes les menées. &mdash; M. de
- Bassano, qui n'avait pas encore communiqué avec l'île d'Elbe,
- charge M. Fleury de Chaboulon d'informer Napoléon de ce qui se
- passe, sans oser y ajouter un conseil. &mdash; Établissement de Napoléon
- à l'île d'Elbe et sa manière d'y vivre. &mdash; Organisation de sa
- petite armée et de sa petite marine. &mdash; Ce qu'il fait pour la
- prospérité de l'île. &mdash; État de ses finances. &mdash; Impossibilité pour
- Napoléon d'entretenir plus de deux ans les troupes qu'il a
- amenées avec lui. &mdash; Cette circonstance et les nouvelles qu'il
- reçoit du continent <span class="pagenum"><a id="page632" name="page632"></a>(p. 632)</span> le disposent à ne pas rester à l'île
- d'Elbe. &mdash; Sa réconciliation avec Murat, et les conseils qu'il lui
- donne. &mdash; Au commencement de l'année 1815 Napoléon apprend que les
- souverains réunis à Vienne vont se séparer, qu'on songe à le
- déporter dans d'autres mers, et que les partis sont parvenus en
- France au dernier degré d'exaspération. &mdash; Il prend tout à coup la
- résolution de quitter l'île d'Elbe avant que les longues nuits,
- si favorables à son évasion, fassent place aux longs
- jours. &mdash; L'arrivée de M. Fleury de Chaboulon le confirme dans
- cette résolution. &mdash; Préparatifs secrets de son entreprise, dont
- l'exécution est fixée au 26 février. &mdash; Son dernier message à Murat
- et son embarquement le 26 février au soir. &mdash; Circonstances
- diverses de sa navigation. &mdash; Débarquement au golfe Juan le 1<sup>er</sup>
- mars. &mdash; Surprise et incertitude des habitants de la
- côte. &mdash; Tentative manquée sur Antibes. &mdash; Séjour de quelques heures
- à Cannes. &mdash; Choix à faire entre les deux routes, celle des
- montagnes conduisant à Grenoble, celle du littoral conduisant à
- Marseille. &mdash; Napoléon se décide pour celle de Grenoble, et par ce
- choix assure le succès de son entreprise. &mdash; Départ le 1<sup>er</sup> mars
- au soir pour Grasse. &mdash; Marche longue et fatigante à travers les
- montagnes. &mdash; Arrivée le second jour à Sisteron. &mdash; Motifs pour
- lesquels cette place ne se trouve pas gardée. &mdash; Occupation de
- Sisteron, et marche sur Gap. &mdash; Ce qui se passait en ce moment à
- Grenoble. &mdash; Dispositions de la noblesse, de la bourgeoisie, du
- peuple et des militaires. &mdash; Résolution du préfet et des généraux
- de faire leur devoir. &mdash; Envoi de troupes à La Mure pour barrer la
- route de Grenoble. &mdash; Napoléon, après avoir occupé Gap, se porte
- sur Grenoble, et rencontre à La Mure le bataillon du 5<sup>e</sup> de ligne
- envoyé pour l'arrêter. &mdash; Il se présente devant le front du
- bataillon et découvre sa poitrine aux soldats du 5<sup>e</sup>. &mdash; Ceux-ci
- répondent à ce mouvement par le cri de <cite>Vive l'Empereur!</cite> et se
- précipitent vers Napoléon. &mdash; Après ce premier succès, Napoléon
- continue sa marche sur Grenoble. &mdash; En route il rencontre le 7<sup>e</sup> de
- ligne, commandé par le colonel de La Bédoyère, lequel se donne à
- lui. &mdash; Arrivée devant Grenoble le soir même. &mdash; Les portes étant
- fermées, le peuple de Grenoble les enfonce et les ouvre à
- Napoléon. &mdash; Langage pacifique et libéral tenu par celui-ci à
- toutes les autorités civiles et militaires. &mdash; Napoléon séjourne le
- 8 à Grenoble, en dirigeant sur Lyon les troupes dont il s'est
- emparé, et qui montent à huit mille hommes environ. &mdash; Le 9 il
- s'achemine lui-même sur Lyon. &mdash; La nouvelle de son débarquement
- parvient le 5 mars à Paris. &mdash; Effet qu'elle y produit. &mdash; On fait
- partir le comte d'Artois avec le duc d'Orléans pour Lyon, le
- maréchal Ney pour Besançon, le duc de Bourbon pour la Vendée, le
- duc d'Angoulême pour Nîmes et Marseille. &mdash; Convocation immédiate
- des Chambres. &mdash; Inquiétude des classes moyennes, et profond
- chagrin des hommes éclairés qui prévoient les conséquences du
- retour de Napoléon. &mdash; Les royalistes modérés, et à leur tête MM.
- Lainé et de Montesquiou, voudraient qu'on s'entendît avec le
- parti constitutionnel, en modifiant le ministère et les corps de
- l'État dans le sens des opinions libérales. &mdash; Les royalistes
- ardents, au contraire, ne voient dans les malheurs <span class="pagenum"><a id="page633" name="page633"></a>(p. 633)</span>
- actuels que des fautes de faiblesse, et ne veulent se prêter à
- aucune concession. &mdash; Louis XVIII tombe dans une extrême
- perplexité, et ne prend point de parti. &mdash; Suite des événements
- entre Grenoble et Lyon. &mdash; Arrivée du comte d'Artois à Lyon. &mdash; Il
- est accueilli avec froideur par la population, et avec
- malveillance par les troupes. &mdash; Vains efforts du maréchal
- Macdonald pour engager les militaires de tout grade à faire leur
- devoir. &mdash; L'aspect des choses devient tellement alarmant, que le
- maréchal Macdonald fait repartir pour Paris le comte d'Artois et
- le duc d'Orléans. &mdash; Il reste seul de sa personne pour organiser la
- résistance. &mdash; L'avant-garde de Napoléon s'étant présentée le 10
- mars au soir devant le pont de la Guillotière, les soldats qui
- gardaient le pont crient: <cite>Vive l'Empereur!</cite> ouvrent la ville aux
- troupes impériales, et veulent s'emparer du maréchal Macdonald
- pour le réconcilier avec Napoléon. &mdash; Le maréchal s'enfuit au galop
- afin de rester fidèle à son devoir. &mdash; Entrée triomphale de
- Napoléon à Lyon. &mdash; Comme à Grenoble, il s'efforce de persuader à
- tout le monde qu'il veut la paix et la liberté. &mdash; Décrets qu'il
- rend pour dissoudre les Chambres, pour convoquer le Corps
- électoral en champ de mai à Paris, et pour assurer par diverses
- mesures le succès de son entreprise. &mdash; Après avoir séjourné à Lyon
- le temps indispensablement nécessaire, il part le 13 au matin par
- la route de la Bourgogne. &mdash; Accueil enthousiaste qu'il reçoit à
- Mâcon et à Chalon. &mdash; Message du grand maréchal Bertrand au
- maréchal Ney. &mdash; Sincère disposition de ce dernier à faire son
- devoir, mais embarras où il se trouve au milieu de populations et
- de troupes invinciblement entraînées vers Napoléon. &mdash; Le maréchal
- Ney lutte deux jours entiers, et voyant autour de lui les villes
- et les troupes s'insurger, il cède au torrent, et se rallie à
- Napoléon. &mdash; Marche triomphale de Napoléon à travers la
- Bourgogne. &mdash; Son arrivée à Auxerre le 17 mars. &mdash; Projet de s'y
- arrêter deux jours pour concentrer ses troupes et marcher
- militairement sur Paris. &mdash; État de la capitale pendant ces
- derniers jours. &mdash; Les efforts des royalistes modérés pour amener
- un rapprochement avec le parti constitutionnel ayant échoué, on
- ne change que le ministre de la guerre dont on se défie, et le
- directeur de la police qu'on ne croit pas assez
- capable. &mdash; Avénement du duc de Feltre au ministère de la
- guerre. &mdash; Tentative des frères Lallemand, et son insuccès. &mdash; Cette
- circonstance rend quelque espérance à la cour, et on tient une
- séance royale où Louis XVIII est fort applaudi. &mdash; Projet de la
- formation d'une armée sous Melun, commandée par le duc de Berry
- et le maréchal Macdonald. &mdash; Séjour de Napoléon à Auxerre. &mdash; Son
- entrevue avec le maréchal Ney qu'il empêche adroitement de lui
- faire des conditions. &mdash; Son départ le 19, et son arrivée à
- Fontainebleau dans la nuit. &mdash; À la nouvelle de son approche, la
- famille royale se décide à quitter Paris. &mdash; Départ de Louis XVIII
- et de tous les princes dans la nuit du 19 au 20. &mdash; Ignorance où
- l'on est le 20 au matin du départ de la famille royale. &mdash; Les
- officiers à la demi-solde, assemblés tumultueusement sur la place
- du Carrousel, finissent par apprendre que le palais est vide, et
- y font arborer le drapeau tricolore. &mdash; Tous <span class="pagenum"><a id="page634" name="page634"></a>(p. 634)</span> les grands de
- l'Empire y accourent. &mdash; Napoléon parti de Fontainebleau dans
- l'après-midi arrive le soir à Paris. &mdash; Scène tumultueuse de son
- entrée aux Tuileries. &mdash; Causes et caractère de cette étrange
- révolution.
-<span class="ralign"><a href="#page1">1 à 228</a></span></p>
-
-<p class="p2 center">LIVRE CINQUANTE-HUITIÈME.</p>
-
-<p class="center">L'ACTE ADDITIONNEL.</p>
-
-<p>Langage pacifique et libéral de Napoléon dans ses premiers
- entretiens. &mdash; Choix de ses ministres arrêté dans la soirée même du
- 20 mars. &mdash; Le prince Cambacérès provisoirement chargé de
- l'administration de la justice; le maréchal Davout appelé au
- ministère de la guerre, le duc d'Otrante à celui de la police, le
- général Carnot à celui de l'intérieur, le duc de Vicence à celui
- des affaires étrangères, etc.... &mdash; Le comte de Lobau nommé
- commandant de la première division militaire, avec mission de
- rétablir la discipline dans les régiments qui doivent presque
- tous traverser la capitale. &mdash; Le 21 mars au matin Napoléon se met
- à l'&oelig;uvre, et se saisit de toutes les parties du
- gouvernement. &mdash; Devait-il profiter de l'impulsion de ses succès
- pour envahir la Belgique, et se porter d'un trait sur le
- Rhin? &mdash; Raisons péremptoires contre une telle
- résolution. &mdash; Napoléon prend le parti de s'arrêter, et d'organiser
- ses forces militaires, en offrant la paix à l'Europe sur la base
- du traité de Paris. &mdash; Ordre au général Exelmans de suivre avec
- trois mille chevaux la retraite de la cour fugitive. &mdash; Séjour de
- Louis XVIII à Lille. &mdash; Accueil froid mais respectueux des
- troupes. &mdash; Conseil auquel assistent le duc d'Orléans et plusieurs
- maréchaux. &mdash; Le duc d'Orléans conseille au Roi de se rendre à
- Dunkerque et de s'y établir. &mdash; Louis XVIII approuve d'abord cet
- avis, puis change de résolution et se retire à Gand. &mdash; Les troupes
- et les maréchaux l'accompagnent jusqu'à la frontière, en refusant
- de le suivre au delà. &mdash; Licenciement de la maison
- militaire. &mdash; Pacification du nord et de l'est de la
- France. &mdash; Courte apparition du duc de Bourbon en Vendée, et sa
- prompte retraite en Angleterre. &mdash; La politique des chefs vendéens
- est d'attendre la guerre générale avant d'essayer une prise
- d'armes. &mdash; Madame la duchesse d'Angoulême s'arrête à Bordeaux, où
- la population paraît disposée à la soutenir. &mdash; Le général Clausel
- chargé de ramener Bordeaux à l'autorité impériale. &mdash; M. de
- Vitrolles essaie d'établir un gouvernement royal à
- Toulouse. &mdash; Voyage de M. le duc d'Angoulême à Marseille. &mdash; Ce
- prince réunit quelques régiments pour marcher sur Lyon. &mdash; Les
- troubles du Midi n'inquiètent guère Napoléon, qui regarde la
- France comme définitivement pacifiée par le départ de Louis
- XVIII. &mdash; Tout en affichant les sentiments les plus pacifiques
- Napoléon, certain d'avoir la guerre, commence ses préparatifs
- militaires sur la plus grande échelle. &mdash; Son plan conçu et ordonné
- du 25 au 27 mars. &mdash; Formation de huit corps d'armée, sous le
- titre de corps d'observation, dont cinq entre Maubeuge et Paris,
- <span class="pagenum"><a id="page635" name="page635"></a>(p. 635)</span> destinés à agir les premiers. &mdash; Reconstitution de la
- garde impériale. &mdash; Pour ne pas recourir à la conscription Napoléon
- rappelle les semestriers, les militaires en congé illimité, et se
- flatte de réunir ainsi 400 mille hommes dans les cadres de
- l'armée active. &mdash; Il se réserve de rappeler plus tard la
- conscription de 1815, pour laquelle il croit n'avoir pas besoin
- de loi. &mdash; Les officiers à la demi-solde employés à former les 4<sup>e</sup>
- et 5<sup>e</sup> bataillons. &mdash; Napoléon mobilise 200 mille hommes de gardes
- nationales d'élite afin de leur confier la défense des places et
- de quelques portions de la frontière. &mdash; Création d'ateliers
- extraordinaires d'armes et d'habillements, et rétablissement du
- dépôt de Versailles. &mdash; Armement de Paris et de Lyon. &mdash; La marine
- appelée à contribuer à la défense de ces points
- importants. &mdash; Après avoir donné ces ordres, Napoléon expédie
- quelques troupes au général Clausel pour soumettre Bordeaux, et
- envoie le général Grouchy à Lyon pour réprimer les tentatives du
- duc d'Angoulême. &mdash; Réception, le 28 mars, des grands corps de
- l'État. &mdash; Renouvellement, sous une forme plus solennelle, de la
- promesse de maintenir la paix, et de modifier profondément les
- institutions impériales. &mdash; Prompte répression des essais de
- résistance dans le Midi. &mdash; Entrée du général Clausel à Bordeaux,
- et embarquement de madame la duchesse d'Angoulême. &mdash; Arrestation
- de M. de Vitrolles à Toulouse. &mdash; Campagne de M. le duc d'Angoulême
- sur le Rhône. &mdash; Capitulation de ce prince. &mdash; Napoléon le fait
- embarquer à Cette. &mdash; Soumission générale à l'Empire. &mdash; Continuation
- des préparatifs de Napoléon, et formation d'un 9<sup>e</sup> corps. &mdash; État
- de l'Europe. &mdash; Refus de recevoir les courriers français, et
- singulière exaltation des esprits à Vienne. &mdash; Déclaration du
- congrès du 13 mars, par laquelle Napoléon est mis hors la loi des
- nations. &mdash; Cette déclaration envoyée par courriers extraordinaires
- sur toutes les frontières de France. &mdash; On enlève le Roi de Rome à
- Marie-Louise, et on oblige cette princesse à se prononcer entre
- Napoléon et la coalition. &mdash; Marie-Louise renonce à son époux, et
- consent à rester à Vienne sous la garde de son père et des
- souverains. &mdash; En apprenant le succès définitif de Napoléon et son
- entrée à Paris, le congrès renouvelle l'alliance de Chaumont par
- le traité du 25 mars. &mdash; Le duc de Wellington, quoique sans
- instructions de son gouvernement, ne craint pas d'engager
- l'Angleterre, et signe le traité du 25 mars. &mdash; Plan de campagne,
- et projet de faire marcher 800 mille hommes contre la
- France. &mdash; Deux principaux rassemblements, un à l'Est sous le
- prince de Schwarzenberg, un au Nord sous lord Wellington et
- Blucher. &mdash; Départ de lord Wellington pour Bruxelles, et envoi du
- traité du 25 mars à Londres. &mdash; État des esprits en Angleterre. &mdash; La
- masse de la nation anglaise, dégoûtée de la guerre, mécontente
- des Bourbons, et frappée des déclarations réitérées de Napoléon,
- voudrait qu'on mît ses dispositions pacifiques à l'épreuve. &mdash; Le
- cabinet, décidé à ratifier les engagements contractés par lord
- Wellington, mais embarrassé par l'état de l'opinion, prend le
- parti de dissimuler avec le Parlement, et lui propose un message
- trompeur qui n'annonce que de simples précautions, tandis qu'on
- ratifie en secret le traité du <span class="pagenum"><a id="page636" name="page636"></a>(p. 636)</span> 25 mars, et qu'on se
- prononce ainsi pour la guerre. &mdash; Discussion et adoption du message
- au Parlement, dans la croyance qu'il ne s'agit que de simples
- précautions. &mdash; Deux membres du cabinet britannique envoyés en
- Belgique pour s'entendre avec lord Wellington. &mdash; État de la cour
- de Gand. &mdash; Violences des Allemands et menace de partager la
- France. &mdash; Lord Wellington s'efforce de calmer ces emportements, et
- malgré l'impatience des Prussiens empêche qu'on ne commence les
- hostilités avant la concentration de toutes les forces
- coalisées. &mdash; Napoléon, en présence des déclarations de l'Europe,
- n'ayant plus rien à dissimuler, se décide à dire toute la vérité
- à la nation. &mdash; Publication, le 13 avril, du rapport de M. de
- Caulaincourt, où sont exposées sans réserve les humiliations
- qu'on vient d'essuyer. &mdash; Revue de la garde nationale, et langage
- énergique de Napoléon. &mdash; Napoléon redouble d'activité dans ses
- préparatifs militaires, et fait insérer au <cite>Moniteur</cite> les décrets
- relatifs à l'armement de la France, lesquels s'étaient exécutés
- jusque-là sans aucune publicité. &mdash; Tristesse de Napoléon et du
- public. &mdash; Napoléon se décide enfin à tenir la promesse qu'il a
- faite de modifier les institutions impériales. &mdash; Il n'hésite pas à
- donner purement et simplement la monarchie
- constitutionnelle. &mdash; Son opinion sur les diverses questions qui se
- rattachent à cette grave matière. &mdash; Il ne veut pas convoquer une
- Constituante, de peur d'avoir en pleine guerre une assemblée
- révolutionnaire sur les bras. &mdash; Il prend la résolution de rédiger
- lui-même, ou de faire rédiger une constitution nouvelle, et de la
- présenter à l'acceptation de la France. &mdash; Ayant appris que M.
- Benjamin Constant est resté caché à Paris, il le fait appeler, et
- lui confie la rédaction de la nouvelle constitution. &mdash; Napoléon
- paraît d'accord sur tous les points avec M. Constant, sauf
- l'abolition de la confiscation, l'hérédité de la pairie et le
- titre de la nouvelle constitution. &mdash; Napoléon veut absolument la
- qualifier d'<cite>Acte additionnel aux constitutions de l'Empire</cite>. &mdash; Le
- projet est envoyé au Conseil d'État, et M. Benjamin Constant est
- nommé conseiller d'État pour soutenir son ouvrage. &mdash; Rédaction
- définitive et promulgation de la nouvelle constitution sous le
- titre d'<cite>Acte additionnel</cite>. &mdash; Caractère de cet acte.
-<span class="ralign"><a href="#page229">229 à 446</a></span></p>
-
-<p class="p2 center">LIVRE CINQUANTE-NEUVIÈME.</p>
-
-<p class="center">LE CHAMP DE MAI.</p>
-
-<p>Publication de l'Acte additionnel. &mdash; Effet qu'il
- produit. &mdash; Quoiqu'il contienne la plus libérale, la mieux rédigée
- de toutes les constitutions que la France ait jamais obtenues, il
- est très-mal accueilli. &mdash; Motifs de ce mauvais accueil. &mdash; La France
- ne croit pas plus à Napoléon quand il parle de liberté, que
- l'Europe lorsqu'il parle de paix. &mdash; Déchaînement des royalistes et
- froideur des révolutionnaires. &mdash; Le parti constitutionnel est le
- seul qui accueille favorablement l'Acte additionnel, et néanmoins
- il reste défiant. &mdash; Importance du rôle de M. de Lafayette en
- cette circonstance. &mdash; Le parti <span class="pagenum"><a id="page637" name="page637"></a>(p. 637)</span> constitutionnel met des
- conditions à son adhésion, et exige la convocation immédiate des
- Chambres. &mdash; Napoléon voudrait différer, pour n'avoir pas des
- Chambres assemblées pendant les premières opérations de la
- campagne. &mdash; On lui force la main, et avant même l'acceptation
- définitive de l'Acte additionnel, il se décide à le mettre à
- exécution, en convoquant immédiatement les Chambres. &mdash; Il appelle
- en même temps le corps électoral au <em>Champ de Mai</em>. &mdash; Ces mesures
- produisent un certain apaisement dans les esprits. &mdash; Suite des
- événements à Vienne et à Londres. &mdash; Quoique très-animées, les
- puissances cependant ne laissent pas de considérer comme fort
- grave la lutte qui se prépare. &mdash; L'Autriche voudrait essayer de se
- débarrasser de Napoléon en lui suscitant des embarras
- intérieurs. &mdash; Tentative d'une négociation occulte avec M.
- Fouché. &mdash; Envoi à Bâle d'un agent secret. &mdash; Napoléon découvre cette
- sourde menée, et, pour la déjouer, dépêche M. Fleury de Chaboulon
- à Bâle. &mdash; Explication violente avec M. Fouché, surpris en trahison
- flagrante. &mdash; Pour le moment cette menée n'a pas de suite. &mdash; La
- coalition persiste, et le ministère britannique, poussé à bout,
- finit par avouer au Parlement le projet de recommencer
- immédiatement la guerre. &mdash; L'opposition se dit trompée, le
- Parlement le croit, et vote néanmoins la guerre à une grande
- majorité. &mdash; Marche des armées ennemies vers la France. &mdash; Aventures
- de Murat en Italie. &mdash; Sa folle entreprise et sa triste fin. &mdash; Il
- s'enfuit en Provence. &mdash; Sinistre augure que tout le monde en tire
- pour Napoléon, et que ce dernier en tire lui-même. &mdash; Progrès des
- préparatifs militaires. &mdash; Formation spontanée des
- fédérés. &mdash; Services que Napoléon espère en obtenir pour la défense
- de Lyon et de Paris. &mdash; Tandis que les révolutionnaires se décident
- à appuyer Napoléon, les royalistes lèvent le masque, et
- commencent la guerre civile en Vendée. &mdash; Premiers mouvements
- insurrectionnels dans les quatre subdivisions de l'ancienne
- Vendée, et combat d'Aizenay. &mdash; Promptes mesures de Napoléon. &mdash; Il
- se prive de vingt mille hommes qui lui eussent été bien utiles
- contre l'ennemi extérieur, et les dirige sur la Vendée. &mdash; En même
- temps il charge M. Fouché de négocier un armistice avec les chefs
- vendéens. &mdash; Résultat et esprit des élections. &mdash; Réunion de la
- Chambre des pairs et de celle des représentants. &mdash; Dispositions de
- celle-ci. &mdash; Tout en voulant sincèrement soutenir Napoléon contre
- l'étranger, elle est préoccupée de la crainte de paraître
- servile. &mdash; Ses premiers actes marqués au coin d'une extrême
- susceptibilité. &mdash; Napoléon en est vivement affecté. &mdash; Champ de
- Mai. &mdash; Grandeur et tristesse de cette cérémonie. &mdash; Adresses des
- deux Chambres. &mdash; Conseils dignes et sévères de Napoléon. &mdash; Ses
- profondes remarques sur ce qui manque à son gouvernement pour
- subsister devant des Chambres. &mdash; Sinistres présages. &mdash; Il quitte
- Paris le 12 juin pour se mettre à la tête de l'armée. &mdash; Adieux à
- ses ministres et à sa famille. &mdash; Dernières considérations sur
- cette tentative de rétablissement de l'Empire.
-<span class="ralign"><a href="#page447">447 à 630</a></span></p>
-</div>
-
-<p class="p2 center">FIN DE LA TABLE DU TOME DIX-NEUVIÈME.</p>
-
-<div class="chapter">
-<h2>Notes</h2>
-<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
-<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: M. Fleury de Chaboulon, dans son ouvrage sur les
-Cent-Jours, intitulé: <cite>Mémoires sur la vie privée de Napoléon en
-1815</cite>, ouvrage sincère qui a eu l'honneur d'être commenté par Napoléon
-à Sainte-Hélène, a un peu grossi son rôle, qu'il a raconté sous un nom
-supposé. Dans son récit il paraît croire que c'est lui qui avait
-décidé Napoléon à quitter l'île d'Elbe. Mais comme tous ceux qui n'ont
-connu qu'un côté des choses, il a tout rapporté à ce qui lui était
-personnel, et à ce qu'il avait vu. Les ordres de Napoléon à l'île
-d'Elbe, lesquels ont été conservés, ses récits à la reine Hortense et
-au maréchal Davout, depuis son retour à Paris, récits contenus dans
-des Mémoires manuscrits qui nous ont été communiqués, les propres
-notes de Napoléon sur l'ouvrage en question, font ressortir clairement
-que les faits se sont passés un peu autrement que ne les raconte M.
-Fleury de Chaboulon, et tout à fait comme nous les rapportons ici. Une
-circonstance d'ailleurs lève tous les doutes à ce sujet, c'est la date
-des ordres pour la mise en état du brick <i>l'Inconstant</i>. Ces ordres,
-dans le registre des Correspondances de l'île d'Elbe, lequel a été
-conservé, sont du 16 février. Or à cette époque, bien que M. Fleury de
-Chaboulon, en racontant son voyage sous un nom supposé, n'ait pas
-donné la date précise de son arrivée à l'île d'Elbe, des indices
-certains prouvent qu'il n'y était pas encore rendu. Ce point est
-important, et on verra plus tard pourquoi, car il prouve que ce n'est
-pas ce qui se tramait à Paris qui détermina l'entreprise de Napoléon.
-Les communications de M. Fleury de Chaboulon achevèrent de le décider,
-mais ne furent certainement pas la cause principale de sa résolution.</p>
-
-<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
-<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: C'est le propre récit de Napoléon; consigné dans des
-mémoires manuscrits.</p>
-
-<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
-<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Napoléon a nié à Sainte-Hélène que La Bédoyère lui eût
-parlé de la sorte. Sans doute Napoléon était autorisé à contester la
-violence de langage qu'on a prêtée à La Bédoyère, mais il ne pouvait
-nier le fond des idées exprimées par ce dernier, et que nous avons
-rapportées en substance. Du reste, je puis garantir toutes les
-circonstances du récit qu'on vient de lire. J'ai eu pour les
-événements de l'île d'Elbe, de Cannes, de Grasse, de Gap, de La Mure,
-de Grenoble, de Lyon, une quantité de relations manuscrites du plus
-haut intérêt, rédigées les unes par des militaires, les autres par des
-magistrats, tous témoins oculaires, dignes d'une entière confiance par
-leur caractère et leur position. Quant au séjour à l'île d'Elbe, le
-document le plus curieux, le plus complet, c'est le registre des
-Ordres et des Correspondances de Napoléon, et c'est en l'ayant sous
-les yeux que j'ai composé cette narration.</p>
-
-<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
-<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Je tiens ce détail d'un ancien colonel de l'artillerie de
-la garde impériale, membre de plusieurs de nos assemblées, royaliste
-de c&oelig;ur, homme d'esprit et d'une parfaite sincérité, qui avait vu
-cette lettre dans les mains de la maréchale.</p>
-
-<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
-<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Le compte de ces sommes, très-régulièrement présenté,
-existe aux archives de l'Empire.</p>
-
-<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
-<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: Ce reproche s'adresse au maréchal Marmont, qui, avec la
-légèreté ordinaire de ses jugements, a prétendu dans ses Mémoires
-qu'il fallait ne pas s'arrêter à Paris, mais profiter de l'élan
-imprimé aux esprits pour marcher jusqu'au Rhin. On va voir par ce qui
-suit combien ce jugement est inconsidéré, et dépourvu à la fois de
-raison et de connaissance des faits.</p>
-
-<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
-<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Je parle d'après des états positifs.</p>
-
-<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
-<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Les lettres de Napoléon, des 25, 26, 27 et 28 mars,
-prouvent que le plan qu'il adopta pour cette campagne était dès cette
-époque arrêté dans sa pensée.</p>
-
-<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
-<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Ce qu'il y a de plus difficile dans les temps de
-révolution, c'est d'amener les gouvernements qui se succèdent à être
-justes les uns envers les autres, et cette difficulté, déjà si grande,
-s'accroît lorsqu'il s'agit de finances. La calomnie, souvent la plus
-noire, est la seule justice qu'on puisse attendre d'eux. J'en ai vu de
-mon temps des exemples bien étranges, mais aucun de plus
-extraordinaire par la promptitude des représailles, que celui que
-présentent les années 1814 et 1815. Lorsque le baron Louis succéda à
-MM. Mollien et de Gaëte, il fit des finances impériales un tableau peu
-équitable, et il donna de l'état du Trésor un bilan des plus
-injustement chargés. On devait, onze mois après, lui rendre une
-justice de la même sorte. On ne vécut pendant les Cent Jours que des
-ressources qu'il avait créées, et on se garda bien de le reconnaître.
-Napoléon à Sainte-Hélène, où il a montré en général assez
-d'impartialité, et où il en aurait montré davantage encore si son
-grand esprit n'avait été dominé par les mauvaises habitudes du temps,
-Napoléon, parlant très-brièvement des finances des Cent Jours, dit en
-passant que M. le comte Mollien (auquel il adresse d'ailleurs des
-louanges fort méritées), se servant habilement d'une quarantaine de
-millions que le baron Louis employait à <cite>agioter sur les
-reconnaissances de liquidation</cite>, parvint à suffire à tous les besoins
-extraordinaires du moment. Telle est la manière cavalière et
-calomnieuse dont Napoléon parle de l'une des plus belles opérations
-financières du siècle. Ces quarante millions (Napoléon ne dit pas
-assez) étaient la ressource de la dette flottante, que le baron Louis
-avait procurée à l'État, et le prétendu <em>agiotage</em> sur les
-reconnaissances de liquidation n'était qu'un expédient temporaire,
-critiquable sans doute dans des temps réguliers, mais nécessaire aux
-débuts du crédit. Le baron Louis, en émettant sur la place les
-<cite>reconnaissances de liquidation</cite>, qui n'étaient autre chose que nos
-bons du Trésor, alors inconnus, crut devoir les soutenir, en les
-rachetant quand elles fléchissaient, et il réussit ainsi à leur donner
-crédit, et à les maintenir très-près du pair. Ce n'était pas plus de
-l'<em>agiotage</em> que les rachats des bons de la caisse d'amortissement,
-que Napoléon se permit plus d'une fois pour soutenir ces bons,
-lorsqu'il faisait vendre en grande quantité des biens nationaux et des
-biens des communes. Le baron Louis racheta très-peu des
-<em>reconnaissances de liquidation</em> quand elles eurent obtenu crédit, et
-ne fit à cet égard que l'indispensable. Aujourd'hui que les bons du
-Trésor, grâce à des finances régulières, sont toujours au pair, on est
-dispensé de recourir à ces moyens, et si des circonstances graves
-pouvaient mettre les bons du Trésor au-dessous du pair, on blâmerait
-le ministre qui, au lieu de les relever par l'acquittement exact des
-bons échus, voudrait les racheter sur la place à des cours avilis. On
-le considérerait comme un commerçant rachetant son papier à perte, et
-spéculant sur sa propre déconsidération. Mais nous sommes au temps du
-crédit <em>établi</em>, et, à l'époque dont nous parlons, on en était aux
-difficultés du crédit à <em>établir</em>. Du reste, nous n'avons pas présenté
-ces réflexions pour soutenir des vérités qui ne font plus doute parmi
-les esprits éclairés en finances, mais pour montrer une fois de plus
-ce que c'est que la justice des hommes les uns envers les autres, et
-ce que doit être au contraire la justice de l'histoire. Les ressources
-créées par un ministre habile, et dont Napoléon vécut en 1815, étaient
-qualifiées par lui de <cite>somme tenue en réserve pour l'agiotage</cite>, et il
-rendait ainsi la calomnie à ceux qui, dix mois auparavant, faisaient
-de ses finances un si triste et si injuste tableau. Cependant un jour
-vient où chaque chose, chaque homme est remis à sa place, et trop
-heureuse l'histoire, lorsqu'au lieu d'avoir des renommées mensongères
-à détruire, ou des condamnations ajournées à prononcer, elle n'a qu'à
-relever des mérites réciproquement méconnus. Quant à moi, toujours
-soucieux d'être juste, je sens comme ces jurés qui se félicitent
-d'avoir un acquittement au lieu d'une condamnation à prononcer, et je
-crois être équitable envers les deux régimes en disant: Le comte
-Mollien créa le mécanisme du Trésor, et le baron Louis, le crédit.</p>
-
-<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
-<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Ces dissimulations sont constatées par la correspondance
-de lord Castlereagh récemment publiée, et par les documents non
-publiés que nous avons eus sous les yeux, et qui sont relatifs au
-congrès de Vienne.</p>
-
-<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
-<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: M. Benjamin Constant, en avouant, dans ses Lettres sur
-les Cent Jours, la grande part qu'il eut à l'Acte additionnel, n'a pas
-avoué qu'il en fût le rédacteur. Il est pourtant certain que l'Acte
-additionnel fut entièrement rédigé de sa main, et que, sauf quelques
-articles modifiés, l'ouvrage entier fut de lui. Il est d'ailleurs
-facile de reconnaître à l'unité, à la précision, à la simplicité
-élégante du langage, qu'il n'y eut qu'une plume, et que cette plume
-était la meilleure du temps. Celle de Napoléon, qui était la plus
-grande, était plus dogmatique et plus nerveuse.</p>
-
-<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
-<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Il est peu de sujets sur lesquels on ait plus divagué
-que sur la formation des fédérés de 1815, et sur les dispositions de
-Napoléon à leur égard. Les uns imputent à Napoléon de les avoir
-excités pour s'en servir contre les royalistes, les autres prétendent
-qu'il en eut peur, et que par ce motif il ne voulut jamais les armer,
-et se priva ainsi du secours puissant des patriotes. Ces deux
-assertions sont également fausses. Napoléon fut étranger à la
-formation des fédérés, laquelle n'eut d'autre cause que les
-inquiétudes de ce qu'on appelait dans l'Ouest les <em>bleus</em>. Une fois
-créés sans lui, Napoléon ne fut pas fâché de cette création, bien
-qu'il ne se dissimulât point le parti qu'en pourraient tirer plus tard
-contre lui les libéraux exagérés. Mais dans le moment il s'inquiétait
-peu de la vivacité d'opinion de ceux qui l'appuyaient contre
-l'étranger, et c'était surtout des bras qu'il voulait avoir. Vaincre
-encore une fois l'Europe était sa passion dominante, et je dirai même
-unique. Le reste n'était d'aucun poids à ses yeux. Acquérir vingt-cinq
-mille bons soldats pour la garde de Paris, était ce qu'il appréciait
-le plus dans l'institution des fédérés. Le manque de fusils l'empêcha
-seul d'armer immédiatement les fédérés de Paris, et il craignait si
-peu de leur mettre des armes dans les mains, que son projet
-très-arrêté, et constaté par sa correspondance, était, si Paris se
-trouvait en péril, de faire passer les fusils de la garde nationale
-sédentaire à la garde nationale active, chargée de la défense
-extérieure de la ville. C'était un prétexte tout trouvé d'avance pour
-faire arriver les armes des mains des uns à celles des autres, sans
-offenser personne.</p>
-
-<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
-<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Cette lettre, dont il a été parlé comme cause
-déterminante de Murat, existe en effet aux affaires étrangères; elle
-est datée de Prangins, du 16 mars, et contient textuellement les
-passages que nous rapportons.</p>
-
-<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
-<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Volume IX des Mémoires de Napoléon, page 15.</p>
-
-<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
-<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Napoléon a adressé un autre reproche à Murat, c'est
-d'avoir presque décidé les Autrichiens à lui fermer l'oreille en 1815,
-parce qu'ils attribuèrent aux incitations de Paris le mouvement
-offensif de l'armée napolitaine. C'est une erreur de fait que Napoléon
-dut commettre à Sainte-Hélène, n'ayant pas sous les yeux les documents
-du congrès de Vienne. Déjà bien avant le débarquement de Napoléon au
-golfe Juan les Autrichiens étaient éclairés sur les dispositions de
-Murat par la note qu'il adressa au congrès relativement aux Bourbons,
-et ils s'attendaient tellement à une agression de sa part, qu'ils
-avaient ordonné, comme nous l'avons dit tome XVIII, une concentration
-de 150 mille hommes en Italie. De plus le parti pris le 13 mars contre
-Napoléon l'était bien avant la marche des Napolitains sur Césène, et
-indépendamment de la conduite de Murat en Italie. Ce prince infortuné
-n'eut donc aucune influence sur les résolutions politiques de la cour
-de Vienne à l'égard de la France, et les conséquences de ses fautes,
-déjà bien assez graves sans qu'on les exagère, furent de s'engager
-trop tôt avec les Autrichiens, ce qui permit à ceux-ci, la question
-d'Italie résolue, de reporter à temps cinquante ou soixante mille
-hommes vers les Alpes, et de paralyser une partie notable de nos
-forces. Telle est la vérité rigoureuse dégagée de toute exagération,
-comme nous avons le goût et l'habitude de la donner sur les hommes et
-sur les choses.</p>
-
-<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
-<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Je donne ces détails en ayant sous les yeux les lettres
-innombrables où les moindres remarques sont consignées sur toutes les
-parties du matériel.</p>
-
-
-<p class="p4 center">Note au lecteur de ce fichier numérique:</p>
-
-<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.</p>
-</div>
-
-</div>
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE (19/20)</span> ***</div>
-<div style='text-align:left'>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Updated editions will replace the previous one&#8212;the old editions will
-be renamed.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg&#8482; electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG&#8482;
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for an eBook, except by following
-the terms of the trademark license, including paying royalties for use
-of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
-copies of this eBook, complying with the trademark license is very
-easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
-of derivative works, reports, performances and research. Project
-Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may
-do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
-by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
-license, especially commercial redistribution.
-</div>
-
-<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br />
-<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br />
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span>
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-To protect the Project Gutenberg&#8482; mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase &#8220;Project
-Gutenberg&#8221;), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg&#8482; License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg&#8482;
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg&#8482; electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
-or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.B. &#8220;Project Gutenberg&#8221; is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg&#8482; electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg&#8482; electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg&#8482;
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (&#8220;the
-Foundation&#8221; or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg&#8482; electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg&#8482; mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg&#8482;
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg&#8482; name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg&#8482; License when
-you share it without charge with others.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg&#8482; work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country other than the United States.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg&#8482; License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg&#8482; work (any work
-on which the phrase &#8220;Project Gutenberg&#8221; appears, or with which the
-phrase &#8220;Project Gutenberg&#8221; is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-</div>
-
-<blockquote>
- <div style='display:block; margin:1em 0'>
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
- other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
- whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
- of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
- at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
- are not located in the United States, you will have to check the laws
- of the country where you are located before using this eBook.
- </div>
-</blockquote>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg&#8482; electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase &#8220;Project
-Gutenberg&#8221; associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg&#8482;
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg&#8482; electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg&#8482; License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg&#8482;
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg&#8482;.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg&#8482; License.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg&#8482; work in a format
-other than &#8220;Plain Vanilla ASCII&#8221; or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg&#8482; website
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original &#8220;Plain
-Vanilla ASCII&#8221; or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg&#8482; License as specified in paragraph 1.E.1.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg&#8482; works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg&#8482; electronic works
-provided that:
-</div>
-
-<div style='margin-left:0.7em;'>
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg&#8482; works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg&#8482; trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, &#8220;Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation.&#8221;
- </div>
-
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg&#8482;
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg&#8482;
- works.
- </div>
-
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
- </div>
-
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg&#8482; works.
- </div>
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg&#8482; electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
-the Project Gutenberg&#8482; trademark. Contact the Foundation as set
-forth in Section 3 below.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg&#8482; collection. Despite these efforts, Project Gutenberg&#8482;
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain &#8220;Defects,&#8221; such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the &#8220;Right
-of Replacement or Refund&#8221; described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg&#8482; trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg&#8482; electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you &#8216;AS-IS&#8217;, WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg&#8482;
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
-</body>
-</html>
diff --git a/old/67136-h/images/cover-page.jpg b/old/67136-h/images/cover-page.jpg
deleted file mode 100644
index 0a0273c..0000000
--- a/old/67136-h/images/cover-page.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/67136-h/images/img001.jpg b/old/67136-h/images/img001.jpg
deleted file mode 100644
index 1071167..0000000
--- a/old/67136-h/images/img001.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/67136-h/images/img066.jpg b/old/67136-h/images/img066.jpg
deleted file mode 100644
index 4b11b09..0000000
--- a/old/67136-h/images/img066.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/67136-h/images/img102.jpg b/old/67136-h/images/img102.jpg
deleted file mode 100644
index 0d99b44..0000000
--- a/old/67136-h/images/img102.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ