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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - -Author: Guy de Maupassant - -Release Date: January 13, 2022 [eBook #67158] - -Language: French - -Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading - Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from - images generously made available by The Internet - Archive/Canadian Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE -MAUPASSANT *** - - - - - - Au lecteur - - - Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale. - Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été - corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte. - La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures. - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - DE - GUY DE MAUPASSANT - - - - - LA PRÉSENTE ÉDITION - DES - ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - A ÉTÉ TIRÉE - PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE - EN VERTU D'UNE AUTORISATION - DE M. LE GARDE DES SCEAUX - EN DATE DU 30 JANVIER 1902. - - - IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION - 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE - SAVOIR: - - 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien. - 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial. - 20 exemplaires (81 à 100) sur chine. - - - _Le texte de ce volume - est conforme à celui de l'édition originale_: Le Horla - _Paris, Paul Ollendorff, 1887, - moins_ Sauvée _déjà publiée dans la_ Petite Roque - _avec addition de_: - Le Voyage du Horla--Un Fou (_inédits_). - Le Horla (_version première inédite_). - - - - - ŒUVRES COMPLÈTES - DE - GUY DE MAUPASSANT - - - LE HORLA - - - LE VOYAGE DU HORLA - UN FOU? - LE HORLA (VERSION PREMIÈRE) - - [Illustration] - - PARIS - LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17 - - MDCCCCIX - - _Tous droits réservés._ - - - - -LE HORLA. - - -........................................................................ -_8 mai._--Quelle journée admirable! J'ai passé toute la matinée étendu -sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre, -l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre -parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui -attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui -l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux -nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux -odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même. - -J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui -coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la -grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux -qui passent. - -A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple -pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, -dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches -qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi -leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que -la brise m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant -qu'elle s'éveille ou s'assoupit. - -Comme il faisait bon ce matin! - -Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur -gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée -épaisse, défila devant ma grille. - -Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le -ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement -propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me -fit plaisir à voir. - -_11 mai._--J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours; je me sens -souffrant, ou plutôt je me sens triste. - -D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement -notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l'air, -l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous -subissons les voisinages mystérieux. Je m'éveille plein de gaieté, avec -des envies de chanter dans la gorge.--Pourquoi?--Je descends le long -de l'eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, -comme si quelque malheur m'attendait chez moi.--Pourquoi?--Est-ce un -frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri -mon âme? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur -des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma -pensée? Sait-on? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons -sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce -que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le -distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur -notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables. - -Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible! Nous ne le pouvons -sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir -ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, -ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau... -avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les -vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce -miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose -donnent naissance à la musique, qui rend chantante l'agitation muette -de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien... -avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin! - -Ah! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur -d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour -de nous! - -_16 mai._--Je suis malade, décidément! Je me portais si bien le mois -dernier! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement -fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J'ai sans -cesse cette sensation affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension -d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui -est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang -et dans la chair. - -_18 mai._--Je viens d'aller consulter mon médecin, car je ne pouvais -plus dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'œil dilaté, les nerfs -vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux -douches et boire du bromure de potassium. - -_25 mai._--Aucun changement! mon état, vraiment, est bizarre. A mesure -qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme -si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis -j'essaye de lire; mais je ne comprends pas les mots; je distingue à -peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large, -sous l'oppression d'une crainte confuse et irrésistible, la crainte du -sommeil et la crainte du lit. - -Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux -tours de clef, et je pousse les verrous; j'ai peur... de quoi?... Je -ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous -mon lit; j'écoute... j'écoute... quoi?... Est-ce étrange qu'un simple -malaise, un trouble de la circulation peut-être, l'irritation d'un -filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans -le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine vivante, -puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron -du plus brave? Puis je me couche, et j'attends le sommeil comme on -attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa venue; et -mon cœur bat, et mes jambes frémissent; et tout mon corps tressaille -dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup -dans le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre -d'eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil -perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par la -tête, me fermer les yeux, m'anéantir. - -Je dors--longtemps--deux ou trois heures--puis un rêve--non--un -cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,... -je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche -de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma -poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute -sa force pour m'étrangler. - -Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse -dans les songes; je veux crier,--je ne peux pas;--je veux remuer,--je -ne peux pas;--j'essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me -tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe,--je ne peux -pas! - -Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une -bougie. Je suis seul. - -Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin, -avec calme, jusqu'à l'aurore. - -_2 juin._--Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc? Le bromure n'y -fait rien; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps, -si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je -crus d'abord que l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et -de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie -nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers la -Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d'arbres démesurément -hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et -moi. - -Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un -étrange frisson d'angoisse. - -Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison, -stupidement par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que -j'étais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, tout près, à -me toucher. - -Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que -la droite et large allée, vide, haute, redoutablement vide; et de -l'autre côté elle s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille, -effrayante. - -Je fermai les yeux. Pourquoi? Et je me mis à tourner sur un talon, -très vite, comme une toupie. Je faillis tomber; je rouvris les yeux; -les arbres dansaient; la terre flottait; je dus m'asseoir. Puis, ah! -je ne savais plus par où j'étais venu! Bizarre idée! Bizarre! Bizarre -idée! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se trouvait -à ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amené au milieu de -la forêt. - -_3 juin._--La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques -semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra. - -_2 juillet._--Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une -excursion charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne -connaissais pas. - -Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du -jour! La ville est sur une colline; et on me conduisit dans le jardin -public, au bout de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie -démesurée s'étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes -écartées se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette -immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre -et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de -disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil -de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique -monument. - -Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au -soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais -d'elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche, -j'atteignis l'énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée -par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai -dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la -terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous -des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes. -J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une -dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des -escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le -ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de -diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l'un -à l'autre par de fines arches ouvragées. - -Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait: «Mon -père, comme vous devez être bien ici!» - -Il répondit: «Il y a beaucoup de vent, monsieur»; et nous nous mîmes -à causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le -couvrait d'une cuirasse d'acier. - -Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce -lieu, des légendes, toujours des légendes. - -Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, -prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on -entend bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec -une voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des -oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des -plaintes humaines; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré, -rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville -jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la -tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, -un bouc à figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux -avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans -une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute -leur force. - -Je dis au moine: «Y croyez-vous?» - -Il murmura: «Je ne sais pas.» - -Je repris: «S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous, comment -ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps; comment ne les -auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?» - -Il répondit: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce -qui existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de -la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les -arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et -jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui -gémit, qui mugit,--l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe, -pourtant.» - -Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou -peut-être un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au juste; mais je me tus. -Ce qu'il disait là, je l'avais pensé souvent. - -_3 juillet._--J'ai mal dormi; certes, il y a ici une influence -fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant -hier, j'avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai: - ---Qu'est-ce que vous avez, Jean? - ---J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui -mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un -sort. - -Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand'peur -d'être repris, moi. - -_4 juillet._--Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens -reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et -qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, -il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il -s'est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, -brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore -quelques jours, je repartirai certainement. - -_5 juillet._--Ai-je perdu la raison? Ce qui s'est passé, ce que j'ai vu -la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y -songe! - -Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef; -puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par -hasard que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal. - -Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils -épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une -secousse plus affreuse encore. - -Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille -avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui -ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà. - -Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau; j'allumai -une bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la -soulevai en la penchant sur mon verre; rien ne coula.--Elle était vide! -Elle était vide complètement! D'abord, je n'y compris rien; puis, tout -à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m'asseoir, ou -plutôt, que je tombai sur une chaise! puis, je me redressai d'un saut -pour regarder autour de moi! puis je me rassis, éperdu d'étonnement -et de peur, devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des -yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc -bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait être que moi? -Alors, j'étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double -vie mystérieuse qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un -être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand -notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, -comme à nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes. - -Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra l'émotion -d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde -épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue -pendant qu'il a dormi! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser -regagner mon lit. - -_6 juillet._--Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette -nuit;--ou plutôt, je l'ai bue! - -Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je -deviens fou? Qui me sauvera? - -_10 juillet._--Je viens de faire des épreuves surprenantes. - -Décidément, je suis fou! Et pourtant! - -Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du -lait, de l'eau, du pain et des fraises. - -On a bu--j'ai bu--toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au -vin, ni au pain, ni aux fraises. - -Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même -résultat. - -Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien. - -Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, -en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline -blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma -barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché. - -L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je -n'avais point remué; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je -m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient -demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On -avait bu toute l'eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!... - -Je vais partir tout à l'heure pour Paris. - -_12 juillet._--Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers! -J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne -sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences -constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En -tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures -de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb. - -Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer -dans l'âme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au -Théâtre-Français. On y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils; et cet -esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude -est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut, -autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous -sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes. - -Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement -de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes -suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un -être invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et -s'effare, et s'égare vite, dès qu'un petit fait incompréhensible nous -frappe! - -Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne comprends pas -parce que la cause m'échappe», nous imaginons aussitôt des mystères -effrayants et des puissances surnaturelles. - -_14 juillet._--Fête de la République. Je me suis promené par les rues. -Les pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant -fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le -peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt -férocement révolté. On lui dit: «Amuse-toi.» Il s'amuse. On lui dit: -«Va te battre avec le voisin.» Il va se battre. On lui dit: «Vote pour -l'Empereur.» Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit: «Vote pour la -République.» Et il vote pour la République. - -Ceux qui le dirigent sont aussi sots; mais au lieu d'obéir à des -hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que -niais, stériles et faux, par cela même qu'ils sont des principes, -c'est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où -l'on n'est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le -bruit est une illusion. - -_16 juillet._--J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé. - -Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e -chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, -dont l'une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe -beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires -auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l'hypnotisme -et la suggestion. - -Il nous raconta longuement les résultats prodigieux obtenus par des -savants anglais et par les médecins de l'école de Nancy. - -Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me -déclarai tout à fait incrédule. - -«Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus -importants secrets de la nature, je veux dire un de ses plus -importants secrets sur cette terre; car elle en a certes d'autrement -importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense, -depuis qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un -mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il -tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance -de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état -rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes -banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au -surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des -revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de -l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont -bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus -inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus -vrai que cette parole de Voltaire: «Dieu a fait l'homme à son image, -mais l'homme le lui a bien rendu.» - -«Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque -chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie -inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans -surtout, à des résultats surprenants.» - -Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui -dit:--Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame? - ---Oui, je veux bien. - -Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement -en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le cœur -battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir, -sa bouche se crisper, sa poitrine haleter. - -Au bout de dix minutes, elle dormait. - ---Mettez-vous derrière elle, dit le médecin. - -Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de -visite en lui disant: «Ceci est un miroir; que voyez-vous dedans?» - -Elle répondit: - ---Je vois mon cousin. - ---Que fait-il? - ---Il se tord la moustache. - ---Et maintenant? - ---Il tire de sa poche une photographie. - ---Quelle est cette photographie? - ---La sienne. - -C'était vrai! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir -même, à l'hôtel. - ---Comment est-il sur ce portrait? - ---Il se tient debout avec son chapeau à la main. - -Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût -vu dans une glace. - -Les jeunes femmes, épouvantées, disaient: «Assez! Assez! Assez!» - -Mais le docteur ordonna: «Vous vous lèverez demain à huit heures; puis -vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de -vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous -réclamera à son prochain voyage.» - -Puis il la réveilla. - -En rentrant à l'hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des -doutes m'assaillirent non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable -bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une sœur, -depuis l'enfance, mais sur une supercherie possible du docteur. -Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu'il montrait à la -jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite? Les -prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières. - -Je rentrai donc et je me couchai. - -Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet -de chambre, qui me dit: - ---C'est Mme Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite. - -Je m'habillai à la hâte et je la reçus. - -Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile, -elle me dit: - ---Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander. - ---Lequel, ma cousine? - ---Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J'ai -besoin, absolument besoin, de cinq mille francs. - ---Allons donc, vous? - ---Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver. - -J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me -demandais si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur -Parent, si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort -bien jouée. - -Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent. -Elle tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse, -et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots. - -Je la savais fort riche et je repris: - ---Comment! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition! -Voyons, réfléchissez. Êtes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les -demander? - -Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort -pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit: - ---Oui..., oui... j'en suis sûre. - ---Il vous a écrit? - -Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de -sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait -m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir. - ---Oui, il m'a écrit. - ---Quand donc? Vous ne m'avez parlé de rien, hier. - ---J'ai reçu sa lettre ce matin. - ---Pouvez-vous me la montrer? - ---Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop -personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée. - ---Alors, c'est que votre mari fait des dettes. - -Elle hésita encore, puis murmura: - ---Je ne sais pas. - -Je déclarai brusquement: - ---C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma -chère cousine. - -Elle poussa une sorte de cri de souffrance. - ---Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les... - -Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié! -j'entendais sa voix changer de ton; elle pleurait et bégayait, -harcelée, dominée par l'ordre irrésistible qu'elle avait reçu. - ---Oh! oh! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il -me les faut aujourd'hui. - -J'eus pitié d'elle. - ---Vous les aurez tantôt, je vous le jure. - -Elle s'écria: - ---Oh! merci! merci! Que vous êtes bon. - -Je repris: - ---Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier soir chez vous? - ---Oui. - ---Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie? - ---Oui. - ---Eh bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille -francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion. - -Elle réfléchit quelques secondes et répondit: - ---Puisque c'est mon mari qui les demande. - -Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir. - -Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir; et -il m'écouta en souriant. Puis il dit: - ---Croyez-vous maintenant? - ---Oui, il le faut bien. - ---Allons chez votre parente. - -Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le -médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée -vers ses yeux qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de -cette puissance magnétique. - -Quand elle fut endormie: - ---Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs! Vous allez donc -oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il -vous parle de cela, vous ne comprendrez pas. - -Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille: - ---Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin. - -Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai -cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je -me moquais d'elle, et faillit, à la fin, se fâcher. - -........................................................................ -Voilà! je viens de rentrer; et je n'ai pu déjeuner, tant cette expérience -m'a bouleversé. - -_19 juillet._--Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure -se sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit: -Peut-être? - -_21 juillet._--J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au -bal des canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux. -Croire au surnaturel dans l'île de la Grenouillère, serait le comble -de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel?... mais dans -les Indes? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous -entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine. - -_30 juillet._--Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien. - -_2 août._--Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes -journées à regarder couler la Seine. - -_4 août._--Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse -les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la -cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est -le coupable? Bien fin qui le dirait? - -_6 août._--Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai -vu!... Je ne puis plus douter... j'ai vu!... J'ai encore froid jusque -dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai -vu!... - -Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de -rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir. - -Comme je m'arrêtais à regarder un _géant des batailles_, qui portait -trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de -moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible -l'eût tordue, puis se casser comme si cette main l'eût cueillie! -Puis la fleur s'éleva, suivant la courbe qu'aurait décrite un bras -en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air -transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas -de mes yeux. - -Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle -avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même; -car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de -pareilles hallucinations. - -Mais était-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher -la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement -brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche. - -Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée; car je suis certain, -maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il -existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, -qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué -par conséquent d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos -sens, et qui habite comme moi, sous mon toit... - -_7 août._--J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a -point troublé mon sommeil. - -Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, -le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non -point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes -précis, absolus. J'ai vu des fous; j'en ai connu qui restaient -intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de -la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec -souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l'écueil -de leur folie, s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait -dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de -brouillards, de bourrasques, qu'on nomme «la démence». - -Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient, -si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en -l'analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, -qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans -mon cerveau, un de ces troubles qu'essayent de noter et de préciser -aujourd'hui les physiologistes; et ce trouble aurait déterminé dans -mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse -profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous -promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans -que nous en soyons surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce -que le sens du contrôle est endormi; tandis que la faculté imaginative -veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles -touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi? Des hommes, -à la suite d'accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des -verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de -toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui prouvées. Or, quoi -d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines -hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment! - -Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait -de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon -regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est -une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement -est un bonheur de mes oreilles. - -Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une -force, me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait, -m'empêchait d'aller plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais -ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé -au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d'une -aggravation de son mal. - -Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison, -une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien; et -je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau -quelque vision fantastique. - -_8 août._--J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste -plus, mais je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me -pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que -s'il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et -constante. - -J'ai dormi, pourtant. - -_9 août._--Rien, mais j'ai peur. - -_10 août._--Rien; qu'arrivera-t-il demain? - -_11 août._--Toujours rien; je ne puis plus rester chez moi avec cette -crainte et cette pensée entrées en mon âme; je vais partir. - -_12 août_, 10 heures du soir.--Tout le jour j'ai voulu m'en aller; je -n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si -simple,--sortir--monter dans ma voiture pour gagner Rouen--je n'ai pas -pu. Pourquoi? - -_13 août._--Quand on est atteint par certaines maladies, tous les -ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies -anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la -chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être -moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force, -aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre -en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu'un veut -pour moi; et j'obéis. - -_14 août._--Je suis perdu! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne! -quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes -pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave -et terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir. -Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans -le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me -soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je -suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte -qu'aucune force ne nous soulèverait. - -Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond -de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je -cueille des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! -Est-il un Dieu? S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi! -Pardon! Pitié! Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle -torture! quelle horreur! - -_15 août._--Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre -cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle -subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme -une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir? - -Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet -inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle? - -Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l'origine du monde -ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le -font pour moi? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est -passé dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en -aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas. - -_16 août._--J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme -un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. -J'ai senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai -ordonné d'atteler bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh! quelle joie de -pouvoir dire à un homme qui obéit: «Allez à Rouen!» - -Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me -prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants -inconnus du monde antique et moderne. - -Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire: «A la -gare!» et j'ai crié,--je n'ai pas dit, j'ai crié--d'une voix si forte -que les passants se sont retournés: «A la maison», et je suis tombé, -affolé d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouvé et -repris. - -_17 août._--Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que -je devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu! Hermann -Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire -et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de -l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, -leur puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante. -On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un -être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, -le sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a -créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes, -fantômes vagues nés de la peur. - -Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite -auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au -vent calme de l'obscurité. - -Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j'aurais aimé cette nuit-là -autrefois! - -Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des -scintillements frémissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes, -quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas? Ceux -qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que -nous? Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne -connaissons point? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace, -n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les -Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus -faibles? - -Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous -autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau. - -Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir. - -Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans -faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et -bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une -page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. -Aucun souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et -j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, -je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la -précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était -vide, semblait vide; mais je compris qu'il était là, lui, assis à ma -place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête révoltée, -qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, -pour l'étreindre, pour le tuer!... Mais mon siège, avant que je l'eusse -atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table -oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si -un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines -mains les battants. - -Donc, il s'était sauvé; il avait eu peur, peur de moi, lui! - -Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,... -je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol! -Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent -pas leurs maîtres? - -_18 août._--J'ai songé toute la journée. Oh! oui, je vais lui obéir, -suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble, -soumis, lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra... - -_19 août._--Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire -ceci dans la _Revue du Monde Scientifique_: «Une nouvelle assez -curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de -folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les -peuples d'Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de -San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent -leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, -possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles -bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur -vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait -sans paraître toucher à aucun autre aliment. - -«M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants -médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d'étudier sur -place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, -et de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront les plus -propres à rappeler à la raison ces populations en délire.» - -Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui -passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je -le trouvai si joli, si blanc, si gai! L'Être était dessus, venant de -là-bas, où sa race est née! Et il m'a vu! Il a vu ma demeure blanche -aussi; et il a sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu! - -A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini. - -Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples -naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers -évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à -qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes -les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des -génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de -l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus -clairement. Mesmer l'avait deviné, et les médecins, depuis dix ans -déjà, ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance -avant qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du -Seigneur nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme -humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, -suggestion... que sais-je? Je les ai vus s'amuser comme des enfants -imprudents avec cette horrible puissance! Malheur à nous! Malheur à -l'homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me -semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il -le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai -entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu!... - -Ah! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton; le lion -a dévoré le buffle aux cornes aiguës; l'homme a tué le lion avec la -flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de -l'homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf: sa chose, son -serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. -Malheur à nous! - -Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a -dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître, -le toucher, le voir! Les savants disent que l'œil de la bête, différent -du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon œil à moi ne peut -distinguer le nouveau venu qui m'opprime. - -Pourquoi? Oh! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont -Saint-Michel: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui -existe? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, -qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, -soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises et jette aux -brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, -qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir? Il existe pourtant!» - -Et je songeais encore: mon œil est si faible, si imparfait, qu'il ne -distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le -verre!... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus -comme l'oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres. -Mille choses en outre le trompent et l'égarent. Quoi d'étonnant, alors, -à ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumière -traverse. - -Un être nouveau! pourquoi pas? Il devait venir assurément! pourquoi -serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous -les autres créés avant nous? C'est que sa nature est plus parfaite, son -corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si -maladroitement conçu, encombré d'organes toujours fatigués, toujours -forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit -comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement -d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, -aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et -bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche -d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe. - -Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à -l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui -sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses? - -Pourquoi pas un de plus? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs -immenses, éclatantes et parfumant des régions entières? Pourquoi pas -d'autres éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau?--Ils sont -quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres! Quelle -pitié! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille! -Comme tout est pauvre, mesquin, misérable! avarement donné, sèchement -inventé, lourdement fait! Ah! l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce! -Le chameau que d'élégance! - -Mais, direz-vous, le papillon! une fleur qui vole! J'en rêve un qui -serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même -exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le -vois... il va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les embaumant -au souffle harmonieux et léger de sa course!... Et les peuples de -là-haut le regardent passer, extasiés et ravis!... - -........................................................................ -Qu'ai-je donc? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait -penser ces folies! Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai! - -_19 août._--Je le tuerai. Je l'ai vu! je me suis assis, hier soir, à -ma table; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je -savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près -que je pourrais peut-être le toucher, le saisir? Et alors!... alors, -j'aurais la force des désespérés; j'aurais mes mains, mes genoux, ma -poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, -le déchirer. - -Et je le guettais avec tous mes organes surexcités. - -J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, -comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir. - -En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes; à droite, ma -cheminée; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée -longtemps ouverte, afin de l'attirer; derrière moi, une très haute -armoire à glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour -m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, -chaque fois que je passais devant. - -Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait -lui aussi; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait -par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille. - -Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis -tomber. Eh bien?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis -pas dans ma glace!... Elle était vide, claire, profonde, pleine de -lumière! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi! Je -voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela -avec des yeux affolés; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus -faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il -m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon -reflet. - -Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à -m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à -travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de -gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde -en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne -paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte -de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu. - -Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque -jour en me regardant. - -Je l'avais vu! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore -frissonner. - -_20 août._--Le tuer, comment? puisque je ne peux l'atteindre? -Le poison? mais il me verrait le mêler à l'eau; et nos poisons, -d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible? Non... -non... sans aucun doute... Alors?... alors?... - -_21 août._--J'ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé -pour ma chambre des persiennes en fer, comme en ont, à Paris, certains -hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me -fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron, -mais je m'en moque!... - -........................................................................ -_10 septembre._--Rouen, hôtel continental. C'est fait... c'est fait... -mais est-il mort? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu. - -Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer, -j'ai laissé tout ouvert jusqu'à minuit, bien qu'il commençât à faire -froid. - -Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a -saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche, -longtemps, pour qu'il ne devinât rien; puis j'ai ôté mes bottines et -mis mes savates avec négligence; puis j'ai fermé ma persienne de fer, -et revenant à pas tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte aussi -à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un -cadenas, dont je mis la clef dans ma poche. - -Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur -à son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder; je ne -cédai pas, mais m'adossant à la porte, je l'entre-bâillai, tout juste -assez pour passer, moi, à reculons; et comme je suis très grand ma -tête touchait au linteau. J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper et -je l'enfermai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le tenais! Alors, -je descendis, en courant; je pris dans mon salon, sous ma chambre, -mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les -meubles, partout; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir -bien refermé, à double tour, la grande porte d'entrée. - -Et j'allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de -lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout était noir, muet, -immobile; pas un souffle d'air, pas une étoile, des montagnes de nuages -qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si -lourds. - -Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long! Je croyais -déjà que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui, -quand une des fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie, -et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle, -caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une -lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et -un frisson, un frisson de peur aussi! Les oiseaux se réveillaient; un -chien se mit à hurler; il me sembla que le jour se levait! Deux autres -fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure -n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible, -suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux -mansardes s'ouvrirent! J'avais oublié mes domestiques! Je vis leurs -faces affolées, et leurs bras qui s'agitaient!... - -Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant: -«Au secours! au secours! au feu! au feu!» Je rencontrai des gens qui -s'en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir! - -La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et -magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher -où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon -prisonnier, l'Être nouveau, le nouveau maître, le Horla! - -Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs, et un volcan de -flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la -fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans -ce four, mort... - ---Mort? Peut-être?... Son corps? son corps que le jour traversait -n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres? - -S'il n'était pas mort?... seul peut-être le temps a prise sur l'Être -Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps -inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les -maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée? - -La destruction prématurée? toute l'épouvante humaine vient d'elle! -Après l'homme, le Horla.--Après celui qui peut mourir tous les jours, -à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est -venu celui qui ne doit mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute, -parce qu'il a touché la limite de son existence! - -Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas -mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi!... -........................................................................ - - - _Nous prions le lecteur de bien vouloir se reporter à l'Appendice, où - il trouvera la version première du_ Horla. - - -NOTE. - -Le manuscrit du _Horla_ comprend 35 pages grand in-8º. Il est écrit -presque sans rature et d'une main très assurée. Il ne faut pas oublier -que la première version ayant paru dans _le Gil-Blas_ (voir Appendice), -Maupassant possédait un sujet qu'il n'eut qu'à développer. - -La publication de ce volume causa une surprise très vive parmi les -nombreux lecteurs de Maupassant, habitués à des sujets moins obscurs. -_Le Horla_ donna lieu aux commentaires les plus divers. Quelques jours -après sa publication, Maupassant, de passage à Rouen, racontait en -riant à son ami Pinchon, l'émotion que produisait sa nouvelle. - -Notons que dans le cours des années 1885, 1886, 1887, parurent plus -de soixante ouvrages sur la névrose, l'obsession, l'hypnotisme et la -suggestion. - - -VARIANTES -D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL. - -Page 4, ligne 27. 12 mai. - -Page 5, ligne 15. choses, si _changeantes_, qui... - -Page 9, ligne 25. droite et _longue_ allée... - -Page 11, ligne 10. j'entrai, _éperdu de surprise dans ce prodigieux -palais gothique_, la plus admirable... - -Page 11, ligne 29. courait _en rampant_, sur... - -Page 12, ligne 21. femme _parlant et se querellant dans une langue -inconnue et parfois aussi cessant_ de crier... - -Page 14, ligne 8. gorge, _comme un enfant qui tète un sein_. Puis... - -Page 19, ligne 5. illusion, _puisque la couleur est une illusion_, -puisque... - -Page 30, ligne 15. contrôler _la réalité se trouve un peu malade en ce -moment comme notre faculté de contrôler la vraisemblance désordonnée du -songe se trouve engourdie à l'état de sommeil_. Je songeais... - -Page 31, ligne 25. pu. _J'ai voulu dire à mon valet de chambre de faire -mes malles, je n'ai pas pu._ J'ai voulu... - -Page 33, ligne 16. race _étrangère_. - -Page 46, ligne 19. levait! _le jour de ma délivrance, l'aurore de ma -liberté._ Deux autres... - - - - -AMOUR. - -TROIS PAGES DU _LIVRE D'UN CHASSEUR_. - - -JE viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. -Il l'a tuée, puis il s'est tué, donc il l'aimait. Qu'importent Il et -Elle? Leur amour seul m'importe; et il ne m'intéresse point parce qu'il -m'attendrit ou parce qu'il m'étonne, ou parce qu'il m'émeut ou parce -qu'il me fait songer, mais parce qu'il me rappelle un souvenir de ma -jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m'est apparu l'Amour comme -apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel. - -Je suis né avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif, -tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J'aime la -chasse avec passion; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le -sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir. - -Cette année-là, vers la fin de l'automne, les froids arrivèrent -brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville, -pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour. - -Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, -gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractère gai, doué -de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une -sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière. -Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois -seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l'on trouvait -les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France. -On y tuait des aigles quelquefois; et les oiseaux de passage, ceux -qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s'arrêtaient -presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s'ils -eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps -demeuré là pour leur servir d'abri en leur courte étape nocturne. - -Dans la vallée, c'étaient de grands herbages arrosés par des rigoles -et séparés par des haies; puis, plus loin, la rivière, canalisée -jusque-là, s'épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable -région de chasse que j'aie jamais vue, était tout le souci de mon -cousin qui l'entretenait comme un parc. A travers l'immense peuple -de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, -on avait tracé d'étroites avenues où les barques plates, conduites -et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l'eau morte, -frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les -herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue -disparaissait brusquement. - -J'aime l'eau d'une passion désordonnée: la mer, bien que trop grande, -trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies, mais -qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais surtout où -palpite toute l'existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais, -c'est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie -propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses -voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n'est plus troublant, -plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu'un marécage. Pourquoi -cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d'eau? Sont-ce -les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence -profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes -bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou -bien encore l'imperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus -terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du -ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays -redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux. - -Non. Autre chose s'en dégage, un autre mystère, plus profond, plus -grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la -création peut-être! Car n'est-ce pas dans l'eau stagnante et fangeuse, -dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil, -que remua, que vibra, que s'ouvrit au jour le premier germe de vie? - - -J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres. - -Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le -plafond étaient couverts d'oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou -perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons, -hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin -pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu d'une -jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu'il avait -prises pour cette nuit même. - -Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d'arriver -vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait -construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous -abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent -chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme -des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des -tenailles, et la brûle comme du feu. - -Mon cousin se frottait les mains: «Je n'ai jamais vu une gelée -pareille, disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six -heures du soir.» - -J'allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m'endormis -à la lueur d'une grande flamme flambant dans ma cheminée. - -A trois heures sonnantes on me réveilla. J'endossai, à mon tour, une -peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d'une fourrure -d'ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de -deux verres de Fine Champagne, nous partîmes accompagnés d'un garde et -de nos chiens: Plongeon et Pierrot. - -Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu'aux os. C'était -une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L'air gelé devient -résistant, palpable tant il fait mal; aucun souffle ne l'agite; il -est figé, immobile; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les -plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des -branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous -l'étreinte du froid. - -La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle, -paraissait défaillante au milieu de l'espace, et si faible qu'elle -ne pouvait plus s'en aller, qu'elle restait là-haut, saisie aussi, -paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et -triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu'elle nous -jette chaque mois, à la fin de sa résurrection. - -Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans -nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de -laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne -faisaient aucun bruit; et je regardais la fumée blanche que faisait -l'haleine de nos chiens. - -Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une -des allées de roseaux secs qui s'avançait à travers cette forêt basse. - -Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière -nous un léger bruit; et je me sentis saisi, comme je ne l'avais jamais -été, par l'émotion puissante et singulière que font naître en moi -les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous -marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés. - -Tout à coup, au détour d'une des allées, j'aperçus la hutte de glace -qu'on avait construite pour nous mettre à l'abri. J'y entrai, et comme -nous avions encore près d'une heure à attendre le réveil des oiseaux -errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer. - -Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui -avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de -cette maison polaire. - -Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé -du firmament me pénétra bientôt d'une façon si terrible, que je me mis -à tousser. - -Mon cousin Karl fut pris d'inquiétude: «Tant pis si nous ne tuons pas -grand'chose aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas que tu t'enrhumes; -nous allons faire du feu.» Et il donna l'ordre au garde de couper des -roseaux. - -On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour -laisser échapper la fumée; et lorsque la flamme rouge monta le long -des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à -peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors, -me cria: «Viens donc voir!» Je sortis et je restai éperdu d'étonnement. -Notre cabane, en forme de cône, avait l'air d'un monstrueux diamant -au cœur de feu poussé soudain sur l'eau gelée du marais. Et dedans, -on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se -chauffaient. - -Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes. -La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages. - -Rien ne m'émeut comme cette première clameur de vie qu'on ne voit point -et qui court dans l'air sombre, si vite, si loin, avant qu'apparaisse -à l'horizon la première clarté des jours d'hiver. Il me semble à cette -heure glaciale de l'aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes -d'une bête est un soupir de l'âme du monde! - -Karl disait: «Éteignez le feu. Voici l'aurore.» - -Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards -traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament. - -Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens -s'élancèrent. - -Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions -vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une -tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous -rapportaient des bêtes sanglantes dont l'œil quelquefois nous regardait -encore. - -Le jour s'était levé, un jour clair et bleu; le soleil apparaissait au -fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le -col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes. -Je tirai. Un d'eux tomba presque à mes pieds. C'était une sarcelle au -ventre d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus de moi, une voix, une -voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante; et -la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel -au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre -mes mains. - -Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, l'œil ardent, la guettait, -attendant qu'elle fût assez proche. - ---Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s'en ira pas. - -Certes, il ne s'en allait point; il tournoyait toujours et pleurait -autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur -comme l'appel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal -perdu dans l'espace. - -Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol; il -semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais -ne s'y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle. - ---Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l'heure. - -Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de -bête, pour l'autre bête que j'avais tuée. - -Karl tira; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu -l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait; j'entendis dans les -roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me le rapporta. - -Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce -jour-là, pour Paris. -........................................................................ - - - _Amour_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 7 décembre 1886. - - - - -LE TROU. - - -_COUPS et blessures, ayant occasionné la mort._ Tel était le chef -d'accusation qui faisait comparaître en cour d'assises le sieur Léopold -Renard, tapissier. - -Autour de lui les principaux témoins, la dame Flamèche, veuve de la -victime, les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste, et Jean Durdent, -plombier. - -Près du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l'air d'une guenon -habillée en dame. - -Et voici comment Renard (Léopold) raconte le drame: - ---Mon Dieu, c'est un malheur dont je fus tout le temps la première -victime, et dont ma volonté n'est pour rien. Les faits se commentent -d'eux-mêmes, m'sieu l' président. Je suis un honnête homme, homme de -travail, tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé, -respecté, considéré de tous, comme en ont attesté les voisins, même -la concierge qui n'est pas folâtre tous les jours. J'aime le travail, -j'aime l'épargne, j'aime les honnêtes gens et les plaisirs honnêtes. -Voilà ce qui m'a perdu, tant pis pour moi; ma volonté n'y étant pas, je -continue à me respecter. - -Donc, tous les dimanches, mon épouse que voilà et moi, depuis cinq -ans, nous allons passer la journée à Poissy. Ça nous fait prendre -l'air, sans compter que nous aimons la pêche à la ligne, oh! mais là, -nous l'aimons comme des petits oignons. C'est Mélie qui m'a donné -cette passion-là, la rosse, et qu'elle y est plus emportée que moi, la -teigne, vu que tout le mal vient d'elle en c't'affaire-là, comme vous -l'allez voir par la suite. - -Moi, je suis fort et doux, pas méchant pour deux sous. Mais elle! oh! -là! là! ça n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre; eh bien! c'est -plus malfaisant qu'une fouine. Je ne nie pas qu'elle ait des qualités; -elle en a, et d'importantes pour un commerçant. Mais son caractère! -Parlez-en aux alentours, et même à la concierge qui m'a déchargé tout à -l'heure... elle vous en dira des nouvelles. - -Tous les jours elle me reprochait ma douceur: «C'est moi qui ne me -laisserais pas faire ci! C'est moi qui ne me laisserais pas faire ça.» -En l'écoutant, m'sieu l' président, j'aurais eu au moins trois duels au -pugilat par mois... - -Mme Renard l'interrompit: «Cause toujours; rira bien qui rira l' -dernier.» - -Il se tourna vers elle avec candeur: - ---Eh bien, j' peux t' charger puisque t'es pas en cause, toi... - -Puis, faisant de nouveau face au président: - ---Lors je continue. Donc nous allions à Poissy tous les samedis soir -pour y pêcher dès l'aurore du lendemain. C'est une habitude pour nous -qu'est devenue une seconde nature, comme on dit. J'avais découvert, -voilà trois ans cet été, une place! mais une place! Oh! là! là! à -l'ombre, huit pieds d'eau, au moins, p'têtre dix, un trou, quoi, avec -des retrous sous la berge, une vraie niche à poisson, un paradis pour -le pêcheur. Ce trou-là, m'sieu l' président, je pouvais le considérer -comme à moi, vu que j'en étais le Christophe Colomb. Tout le monde -le savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait: -«Ça, c'est la place à Renard;» et personne n'y serait venu, pas même -M. Plumeau, qu'est connu, soit dit sans l'offenser, pour chiper les -places des autres. - -Donc, sûr de mon endroit, j'y revenais comme un propriétaire. A peine -arrivé, le samedi, je montais dans _Dalila_, avec mon épouse.--_Dalila_ -c'est ma norvégienne, un bateau que j'ai fait construire chez -Fournaise, quéque chose de léger et de sûr.--Je dis que nous montons -dans _Dalila_, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n'y a que moi, -et ils le savent bien, les camaraux.--Vous me demanderez avec quoi -j'amorce? Je n' peux pas répondre. Ça ne touche point à l'accident; -je ne peux pas répondre, c'est mon secret.--Ils sont plus de deux -cents qui me l'ont demandé. On m'en a offert des petits verres, et des -fritures, et des matelotes pour me faire causer!! Mais va voir s'ils -viennent, les chevesnes. Ah! oui, on m'a tapé sur le ventre pour la -connaître, ma recette... Il n'y a que ma femme qui la sait... et elle -ne la dira pas plus que moi!... Pas vrai, Mélie?... - -Le président l'interrompit. - ---Arrivez au fait le plus tôt possible. - -Le prévenu reprit: - ---J'y viens, j'y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train -de cinq heures vingt-cinq, nous allâmes, dès avant dîner, amorcer -comme tous les samedis. Le temps s'annonçait bien. Je disais à Mélie: -«Chouette, chouette pour demain!» Et elle répondait: «Ça promet.» Nous -ne causons jamais plus que ça ensemble. - -Et puis, nous revenons dîner. J'étais content, j'avais soif. C'est -cause de tout, m'sieu l' président. Je dis à Mélie: «Tiens, Mélie, il -fait beau, si je buvais une bouteille de _casque à mèche_». C'est un -petit vin blanc que nous avons baptisé comme ça, parce que, si on en -boit trop, il vous empêche de dormir et il remplace le casque à mèche. -Vous comprenez. - -Elle me répond: «Tu peux faire à ton idée, mais tu s'ras encore malade; -et tu ne pourras pas te lever demain.»--Ça, c'était vrai, c'était sage, -c'était prudent, c'était perspicace, je le confesse. Néanmoins, je ne -sus pas me contenir; et je la bus, ma bouteille. Tout vint de là. - -Donc, je ne pus pas dormir. Cristi! je l'ai eu jusqu'à deux heures du -matin, ce casque à mèche en jus de raisin. Et puis pouf, je m'endors, -mais là je dors à n' pas entendre gueuler l'ange du jugement dernier. - -Bref, ma femme me réveille à six heures. Je saute du lit, j' passe -vite et vite ma culotte et ma vareuse; un coup d'eau sur le museau et -nous sautons dans _Dalila_. Trop tard. Quand j'arrive à mon trou, -il était pris! Jamais ça n'était arrivé, m'sieu l' président, jamais -depuis trois ans! Ça m'a fait un effet comme si on me dévalisait sous -mes yeux. Je dis: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom!» Et v'là ma femme -qui commence à me harceler. «Hein, ton casque à mèche! Va donc, soûlot! -Es-tu content, grande bête.» - -Je ne disais rien; c'était vrai, tout ça. - -Je débarque tout de même près de l'endroit pour tâcher de profiter des -restes. Et peut-être qu'il ne prendrait rien c't'homme? et qu'il s'en -irait. - -C'était un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau -de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la -tapisserie derrière lui. - -Quand elle nous vit nous installer près du lieu, v'là qu'elle murmure: - ---Il n'y a donc pas d'autre place sur la rivière? - -Et la mienne, qui rageait, de répondre: - ---Les gens qu'ont du savoir-vivre s'informent des habitudes d'un pays -avant d'occuper les endroits réservés. - -Comme je ne voulais pas d'histoires, je lui dis: - ---Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse faire, nous verrons bien. - -Donc, nous avions mis _Dalila_ sous les saules, nous étions descendus, -et nous pêchions, coude à coude, Mélie et moi, juste à côté des deux -autres. - -Ici, m'sieu l' président, il faut que j'entre dans le détail. - -Y avait pas cinq minutes que nous étions là quand la ligne du voisin s' -met à plonger deux fois, trois fois; et puis voilà qu'il en amène un, -de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p't-être, mais presque! -Moi, le cœur me bat; j'ai une sueur aux tempes, et Mélie qui me dit: -«Hein, pochard, l'as-tu vu, celui-là!» - -Sur ces entrefaites, M. Bru, l'épicier de Poissy, un amateur de goujon, -lui, passe en barque et me crie: «On vous a pris votre endroit, -monsieur Renard?» Je lui réponds: «Oui, monsieur Bru, il y a dans ce -monde des gens pas délicats qui ne savent pas les usages.» - -Le petit coutil d'à côté avait l'air de ne pas entendre, sa femme non -plus, sa grosse femme, un veau quoi! - -Le président interrompit une seconde fois: «Prenez-garde! Vous insultez -Mme veuve Flamèche, ici présente!» - -Renard s'excusa: «Pardon, pardon, c'est la passion qui m'emporte.» - -Donc, il ne s'était pas écoulé un quart d'heure que le petit coutil en -prit encore un, de chevesne--et un autre presque par-dessus, et encore -un cinq minutes plus tard. - -Moi, j'en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais Mme Renard en -ébullition; elle me lancicotait sans cesse: «Ah! misère! crois-tu qu'il -te le vole, ton poisson? Crois-tu? Tu ne prendras rien, toi, pas une -grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j'ai du feu dans la main, rien -que d'y penser.» - -Moi, je me disais:--Attendons midi. Il ira déjeuner, ce braconnier-là, -et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m'sieu l' président, je -déjeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions -dans _Dalila_. - -Ah! ouiche. Midi sonne! Il avait un poulet dans un journal, le -malfaiteur, et pendant qu'il mange, v'là qu'il en prend encore un, de -chevesne! - -Mélie et moi nous cassions une croûte aussi, comme ça, sur le pouce, -presque rien, le cœur n'y était pas. - -Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches, -comme ça, je lis le _Gil-Blas_, à l'ombre, au bord de l'eau. C'est le -jour de Colombine, vous savez bien, Colombine qu'écrit des articles -dans le _Gil-Blas_. J'avais coutume de faire enrager Mme Renard en -prétendant la connaître, c'te Colombine. C'est pas vrai, je la connais -pas, je ne l'ai jamais vue, n'importe, elle écrit bien; et puis elle -dit des choses rudement d'aplomb pour une femme. Moi, elle me va, y en -a pas beaucoup dans son genre. - -Voilà donc que je commence à asticoter mon épouse, mais elle se fâche -tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais. - -C'est à ce moment qu'arrivent de l'autre côté de la rivière nos deux -témoins que voilà, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de -vue. - -Le petit s'était remis à pêcher. Il en prenait que j'en tremblais, -moi. Et sa femme se met à dire: «La place est rudement bonne, nous y -reviendrons toujours, Désiré!» - -Moi, je me sens un froid dans le dos. Et Mme Renard répétait: «T'es pas -un homme, t'es pas un homme. T'as du sang de poulet dans les veines.» - -Je lui dis soudain: «Tiens, j'aime mieux m'en aller, je ferais quelque -bêtise.» - -Et elle me souffle, comme si elle m'eût mis un fer rouge sous le nez: -«T'es pas un homme. V'là qu' tu fuis, maintenant, que tu rends la -place! Va donc, Bazaine!» - -Là, je me suis senti touché. Cependant je ne bronche pas. - -Mais l'autre, il lève une brème, oh! jamais je n'en ai vu telle. Jamais! - -Et r'voilà ma femme qui se met à parler haut, comme si elle pensait. -Vous voyez d'ici la malice. Elle disait: «C'est ça qu'on peut appeler -du poisson volé, vu que nous avons amorcé la place nous-mêmes. Il -faudrait rendre au moins l'argent dépensé pour l'amorce.» - -Alors, la grosse au petit coutil se mit à dire à son tour: «C'est à -nous que vous en avez, madame?» - ---J'en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l'argent dépensé par -les autres. - ---C'est nous que vous appelez des voleurs de poisson? - -Et voilà qu'elles s'expliquent, et puis qu'elles en viennent aux mots. -Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapés. Elles gueulaient si -fort que nos deux témoins, qui étaient sur l'autre berge, s' mettent à -crier pour rigoler: «Eh! là-bas, un peu de silence. Vous allez empêcher -vos époux de pêcher.» - -Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus -que deux souches. Nous restions là, le nez sur l'eau, comme si nous -n'avions pas entendu. - -Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant: «Vous n'êtes -qu'une menteuse.--Vous n'êtes qu'une traînée.--Vous n'êtes qu'une -roulure.--Vous n'êtes qu'une rouchie.» Et va donc, et va donc. Un -matelot n'en sait pas plus. - -Soudain, j'entends un bruit derrière moi. Je me r'tourne. C'était -l'autre, la grosse, qui tombait sur ma femme à coups d'ombrelle. Pan! -pan! Mélie en r'çoit deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle tape, -quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis -v'lan, v'lan, v'lan, les gifles qui pleuvaient comme des prunes. - -Moi, je les aurais laissé faire. Les femmes entre elles, les hommes -entre eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais le petit coutil se lève -comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah! mais non! ah! -mais non! pas de ça, camarade. Moi je le reçois sur le bout de mon -poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l'autre dans le -ventre. Il lève les bras, il lève la jambe et il tombe sur le dos, en -pleine rivière, juste dans l' trou. - -Je l'aurais repêché pour sûr, m'sieu l' président, si j'avais eu le -temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus, -et elle vous tripotait Mélie de la belle façon. Je sais bien que -j'aurais pas dû la secourir pendant que l'autre buvait son coup. Mais -je ne pensais pas qu'il se serait noyé. Je me disais: «Bah! ça le -rafraîchira!» - -Je cours donc aux femmes pour les séparer. Et j'en reçois des gnons, -des coups d'ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses! - -Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-être dix, pour séparer ces -deux crampons-là. - -J' me r'tourne. Pu rien. L'eau calme comme un lac. Et les autres là-bas -qui criaient: «Repêchez-le, repêchez-le.» - -C'est bon à dire, ça, mais je ne sais pas nager, moi, et plonger encore -moins, pour sûr! - -Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ça -avait bien duré un grand quart d'heure. On l'a retrouvé au fond du -trou, sous huit pieds d'eau, comme j'avais dit, mais il y était, le -petit coutil! - -Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur. - - -Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté. - - - _Le Trou_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 novembre 1886. - - - - -CLOCHETTE. - - -SONT-ILS étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu'on -puisse se défaire d'eux! - -Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment -il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J'ai vu depuis, -tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m'étonne -de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la -mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus, -autrefois, voilà si longtemps, quand j'avais dix ou douze ans. - -C'était une vieille couturière qui venait une fois par semaine, -tous les mardis, raccommoder le linge chez mes parents. Mes parents -habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui -sont simplement d'antiques maisons à toit aigu, dont dépendent quatre -ou cinq fermes groupées autour. - -Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques -centaines de mètres, serré autour de l'église, une église de briques -rouges devenues noires avec le temps. - -Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et -demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se -mettre au travail. - -C'était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle -avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante, -inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées -qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme -en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur -le menton, sur les joues; et ses sourcils d'une épaisseur et d'une -longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à -fait l'air d'une paire de moustaches placées là par erreur. - -Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais -comme un navire à l'ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son -grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter -sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme pour -disparaître dans un abîme, elle s'enfonçait dans le sol. Sa marche -éveillait bien l'idée d'une tempête, tant elle se balançait en même -temps; et sa tête toujours coiffée d'un énorme bonnet blanc, dont les -rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l'horizon, du -nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements. - -J'adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la -lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette -sous les pieds. Dès que j'arrivais, elle me forçait à prendre cette -chaufferette et à m'asseoir dessus pour ne pas m'enrhumer dans cette -vaste pièce froide, placée sous le toit. - ---Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle. - -Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec -ses longs doigts crochus, qui étaient vifs; ses yeux derrière ses -lunettes aux verres grossissants, car l'âge avait affaibli sa vue, me -paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles. - -Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu'elle me disait -et dont mon cœur d'enfant était remué, une âme magnanime de pauvre -femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements -du bourg, l'histoire d'une vache qui s'était sauvée de l'étable et -qu'on avait retrouvée, un matin, devant le moulin de Prosper Malet, -regardant tourner les ailes de bois, ou l'histoire d'un œuf de poule -découvert dans le clocher de l'église sans qu'on eût jamais compris -quelle bête était venue le pondre là, ou l'histoire du chien de -Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village la -culotte de son maître volée par un passant tandis qu'elle séchait -devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces -naïves aventures de telle façon qu'elles prenaient en mon esprit des -proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux; -et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma -mère, le soir, n'avaient point cette saveur, cette ampleur, cette -puissance des récits de la paysanne. - - -Or, un mardi, comme j'avais passé toute la matinée à écouter la mère -Clochette, je voulus remonter près d'elle, dans la journée, après avoir -été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets, -derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement -que les choses d'hier. - -Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j'aperçus la vieille couturière -étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras -allongés, tenant encore son aiguille d'une main, et de l'autre, une -de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans -doute, s'allongeait sous sa chaise; et les lunettes brillaient au pied -de la muraille, ayant roulé loin d'elle. - -Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut; et j'appris au -bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte. - -Je ne saurais dire l'émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa -mon cœur d'enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j'allai -me cacher dans un coin sombre, au fond d'une immense et antique bergère -où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute, -car la nuit vint. - -Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et -j'entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus -la voix. - -On l'avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de -l'accident. Je n'y compris rien d'ailleurs. Puis il s'assit, et accepta -un verre de liqueur avec un biscuit. - -Il parlait toujours; et ce qu'il dit alors me reste et me restera -gravé dans l'âme jusqu'à ma mort! Je crois que je puis reproduire même -presque absolument les termes dont il se servit. - ---Ah! disait-il, la pauvre femme! ce fut ici ma première cliente. Elle -se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n'avais pas eu le temps -de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me -quérir en toute hâte, car c'était grave, très grave. - -Elle avait dix-sept ans, et c'était une très belle fille, très belle, -très belle! L'aurait-on cru? Quant à son histoire, je ne l'ai jamais -dite, et personne hors moi et un autre qui n'est plus dans le pays -ne l'a jamais sue. Maintenant qu'elle est morte, je puis être moins -discret. - -A cette époque-là venait de s'installer, dans le bourg, un jeune -aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de -sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait -le dédaigneux, ayant grand'peur d'ailleurs du maître d'école, son -supérieur, le père Grabu, qui n'était pas bien levé tous les jours. - -Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui -vient de mourir chez vous et qu'on baptisa plus tard Clochette, après -son accident. L'aide instituteur distingua cette belle fillette, -qui fut sans doute flattée d'être choisie par cet imprenable -conquérant; toujours est-il qu'elle l'aima, et qu'il obtint un premier -rendez-vous, dans le grenier de l'école, à la fin d'un jour de -couture, la nuit venue. - -Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre -l'escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se -cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l'y rejoignit -bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce -grenier s'ouvrit de nouveau et le maître d'école parut et demanda: - ---Qu'est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert? - -Sentant qu'il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit -stupidement: - ---J'étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu. - -Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir; et Sigisbert -poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant: «Allez -là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous!» - -Le maître d'école entendant murmurer, reprit: «Vous n'êtes donc pas -seul ici? - ---Mais oui, monsieur Grabu! - ---Mais non, puisque vous parlez. - ---Je vous jure que oui, monsieur Grabu. - ---C'est ce que je vais savoir, reprit le vieux; et fermant la porte à -double tour, il descendit chercher une chandelle. - -Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la -tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup: «Mais -cachez-vous, qu'il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain -pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc!» - -On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure. - -Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l'ouvrit -brusquement, puis d'une voix basse et résolue: - ---Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle. - -Et elle sauta. - -Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris. - -Un quart d'heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait -son aventure. La jeune fille était restée au pied du mur incapable de -se lever, étant tombée de deux étages. J'allai la chercher avec lui. -Il pleuvait à verse, et j'apportai chez moi cette malheureuse dont la -jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé -les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une -admirable résignation. «Je suis punie, bien punie!» - -Je fis venir du secours et les parents de l'ouvrière, à qui je contai -la fable d'une voiture emportée qui l'avait renversée et estropiée -devant ma porte. - -On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois, -l'auteur de cet accident. - -Voilà! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles -qui accomplissent les plus belles actions historiques. - -Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C'est une martyre, une -grande âme, une Dévouée sublime! Et si je ne l'admirais pas absolument -je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n'ai jamais voulu -dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi. - -Le médecin s'était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que -je ne saisis pas bien; puis ils s'en allèrent. - -Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que -j'entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l'escalier. - -On emportait le corps de Clochette. - - - _Clochette_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 décembre 1886. - - - - -LE -MARQUIS DE FUMEROL. - - -ROGER DE TOURNEVILLE, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à -cheval sur une chaise; il tenait un cigare à la main, et, de temps en -temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée. - -... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa l'ouvrit. -Vous connaissez bien papa qui croit faire l'intérim du Roy, en France. -Moi, je l'appelle don Quichotte parce qu'il s'est battu pendant douze -ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si -c'était au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourd'hui il -tient la lance au nom des Orléans seuls, parce qu'il n'y a plus qu'eux. -Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France, -le plus connu, le plus influent, le chef du parti; et comme il est -sénateur inamovible il considère les Rois des environs comme ayant des -trônes peu sûrs. - -Quant à maman, c'est l'âme de papa, c'est l'âme de la royauté et de la -religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants. - -Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa -l'ouvrit, la lut, puis il regarda maman et lui dit: «Ton frère est à -l'article de la mort.» Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon -oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais -seulement par la voix publique qu'il avait mené et menait encore une -vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable -de femmes, il n'avait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il -vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs. - -Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait, -disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il -avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente; et il était -devenu la plaie vive du cœur de maman. - -Elle dit: «Donnez-moi cette lettre, Paul.» - -Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici: - - «Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre - bôfrère le marqui de Fumerol va mourir. Peut etre voudré vous prendre - des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu. - - «Votre servante, - - «MÉLANI.» - -Papa murmura: «Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur -les derniers moments de votre frère.» - -Maman reprit: «Je vais faire chercher l'abbé Poivron et lui demander -conseil. Puis j'irai trouver mon frère avec l'abbé et Roger. Vous, -Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut -faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans -votre position, c'est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se -servir contre vous de la plus louable de vos actions. - ---Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma -chère amie.» - -Un quart d'heure plus tard, l'abbé Poivron entrait dans le salon, et la -situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces. - -Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans -les secours de la religion, le coup assurément serait terrible pour -la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en particulier. -Les libres penseurs triompheraient. Les mauvais journaux chanteraient -victoire pendant six mois; le nom de ma mère serait traîné dans la -boue et dans la prose des feuilles socialistes; celui de mon père -éclaboussé. Il était impossible qu'une pareille chose arrivât. - -Donc une croisade fut immédiatement décidée, qui serait conduite par -l'abbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai -vicaire de grande église dans un quartier noble et riche. - -Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et -moi, pour administrer mon oncle. - - -Il avait été décidé qu'on verrait d'abord Mme Mélanie, auteur de la -lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle. - -Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et j'entrai -dans un couloir sombre où j'eus beaucoup de mal à découvrir le trou -obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance. - -Je demandai: «Madame Mélanie, s'il vous plaît? - ---Connais pas! - ---Mais, j'ai reçu une lettre d'elle. - ---C'est possible, mais connais pas. C'est quelque entretenue que vous -demandez? - ---Non, une bonne, probablement. Elle m'a écrit pour une place. - ---Une bonne?... Une bonne?... P't'être la celle au marquis. Allez voir, -cintième à gauche.» - -Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus -aimable et il vint jusqu'au couloir. C'était un grand maigre avec des -favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux. - -Je grimpai en courant un long limaçon poisseux d'escalier dont je -n'osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets à la porte -de gauche du cinquième étage. - -Elle s'ouvrit aussitôt; et une femme malpropre, énorme, se trouva -devant moi barrant l'entrée de ses bras ouverts qui s'appuyaient aux -deux portants. - -Elle grogna: «Qu'est-ce que vous demandez? - ---Vous êtes madame Mélanie? - ---Oui. - ---Je suis le vicomte de Tourneville. - ---Ah bon! Entrez. - ---C'est que... maman est en bas avec un prêtre. - ---Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier.» - -Je descendis et je remontai avec maman que suivait l'abbé. Il me sembla -que j'entendais d'autres pas derrière nous. - -Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et -nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer. - ---Il est bien bas? demanda maman. - ---Ah oui, madame, il n'en a pas pour longtemps. - ---Est-ce qu'il semble disposé à recevoir la visite d'un prêtre? - ---Oh!... je ne crois pas. - ---Puis-je le voir? - ---Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles -sont auprès de lui. - ---Quelles demoiselles? - ---Mais... mais... ses bonnes amies donc. - ---Ah! - -Maman était devenue toute rouge. - -L'abbé Poivron avait baissé les yeux. - -Cela commençait à m'amuser et je dis: - ---Si j'entrais le premier? Je verrai comment il me recevra et je -pourrai peut-être préparer son cœur. - -Maman, qui n'y entendait pas malice, répondit: - ---Oui, mon enfant. - -Mais une porte s'ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme -cria: - ---Mélanie! - -La grosse bonne s'élança, répondit: - ---Qu'est-ce qu'il faut, mamzelle Claire? - ---L'omelette, bien vite. - ---Dans une minute, mamzelle. - -Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel: - ---C'est une omelette au fromage qu'elles m'ont commandée pour deux -heures comme collation. - -Et tout de suite elle cassa les œufs dans un saladier et se mit à les -battre avec ardeur. - -Moi, je sortis sur l'escalier et je tirai la sonnette afin d'annoncer -mon arrivée officielle. - -Mélanie m'ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon -oncle que j'étais là, puis revint me prier d'entrer. - -L'abbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe. - -Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau, -très solennel, très chic, ce vieux viveur. - -Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées -d'une couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur -les bras du siège, il attendait la mort avec une dignité biblique. -Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs -aussi, la rejoignaient sur les joues. - -Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi, -deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec -des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des -cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales -à broderies d'or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles -avaient l'air, auprès de ce moribond, des figures immorales d'une -peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table -portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et -deux couteaux, attendait l'omelette au fromage commandée tout à l'heure -à Mélanie. - -Mon oncle dit d'une voix faible, essoufflée, mais nette: - ---Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre -connaissance ne sera pas longue. - -Je balbutiai: «Mon oncle, ce n'est pas ma faute...» - -Il répondit: «Non. Je le sais. C'est la faute de ton père et de ta mère -plus que la tienne... Comment vont-ils? - ---Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez -malade, ils m'ont envoyé prendre de vos nouvelles. - ---Ah! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-mêmes?» - -Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement: «Ce n'est -pas de leur faute s'ils n'ont pu venir, mon oncle. Mais il serait -difficile pour mon père, et impossible pour ma mère d'entrer ici...» - -Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je -pris cette main pâle et froide et je la gardai. - -La porte s'ouvrit: Mélanie entra avec l'omelette et la posa sur la -table. Les deux femmes aussitôt s'assirent devant leurs assiettes et se -mirent à manger sans détourner les yeux de moi. - -Je dis: «Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous -embrasser.» - -Il murmura: «Moi aussi... je voudrais...» Il se tut. Je ne trouvais -rien à lui proposer, et on n'entendait plus que le bruit des -fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui -mâchent. - -Or l'abbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et -croyant la partie gagnée, jugea le moment venu d'intervenir, et il se -montra. - -Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition qu'il demeura -d'abord immobile; puis il ouvrit la bouche comme s'il voulait avaler le -prêtre; puis il cria d'une voix forte, profonde, furieuse: - ---Que venez-vous faire ici? - -L'abbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours, -murmurant: - ---Je viens au nom de votre sœur, monsieur le marquis; c'est elle qui -m'envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis... - -Mais le marquis n'écoutait pas. Levant une main il indiquait la porte -d'un geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant: - ---Sortez d'ici..., sortez d'ici... voleurs d'âmes... Sortez d'ici, -violeurs de consciences... Sortez d'ici, crocheteurs de portes des -moribonds! - -Et l'abbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant -en retraite avec mon clergé; et, vengées, les deux petites femmes -s'étaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles -s'étaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant -leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les -entreprises criminelles de la Famille et de la Religion. - -L'abbé et moi nous rejoignîmes maman dans la cuisine. Et Mélanie de -nouveau nous offrit des chaises. - ---Je savais bien que ça n'irait pas tout seul, disait-elle. Il faut -trouver autre chose, autrement il nous échappera. - -Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis; l'abbé en soutenait -un autre. J'en apportais un troisième. - -Nous discutions à voix basse depuis une demi-heure peut-être quand un -grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus -véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous -dresser tous les quatre. - -Nous entendions à travers les portes et les cloisons: «Dehors... -dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors...» - -Mélanie se précipita, puis revint aussitôt m'appeler à l'aide. -J'accourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout -et vociférant, deux hommes, l'un derrière l'autre, semblaient attendre -qu'il fût mort de fureur. - -A sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à son -air d'instituteur sans place, à son col droit et à sa cravate blanche, -à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre d'une religion -bâtarde, je reconnus aussitôt le premier pour un pasteur protestant. - -Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte -réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru -chercher son prêtre à lui, dans l'espoir d'un meilleur sort. - -Mon oncle semblait fou de rage! Si la vue du prêtre catholique, du -prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre -penseur, l'aspect du ministre de son portier le mettait tout à fait -hors de lui. - -Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si -brusquement qu'ils s'embrassèrent avec violence deux fois de suite, au -passage des deux portes qui conduisaient à l'escalier. - -Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre -quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de l'abbé. - -Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant. «Il meurt... il meurt... -venez vite... il meurt...» - -Ma mère s'élança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le -parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu'il était déjà mort. - -Maman fut superbe à cet instant-là. Elle marcha droit sur les deux -filles agenouillées auprès du corps et qui cherchaient à le soulever. -Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une majesté -irrésistibles, elle prononça: - ---C'est à vous de sortir, maintenant. - -Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter -que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur -et le concierge. - -Alors l'abbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières -d'usage et lui remit ses péchés. - -Maman sanglotait, prosternée près de son frère. - -Tout à coup elle s'écria: - ---Il m'a reconnue. Il m'a serré la main. Je suis sûre qu'il m'a -reconnue!!!... et qu'il m'a remerciée! oh, mon Dieu! quelle joie! - -Pauvre maman! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce -remerciement-là devait s'adresser! - -On coucha l'oncle sur son lit. Il était bien mort cette fois. - ---Madame, dit Mélanie, nous n'avons pas de draps pour l'ensevelir. Tout -le linge appartient à ces demoiselles. - -Moi je regardais l'omelette qu'elles n'avaient point fini de manger, et -j'avais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de drôles -d'instants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie! - - -Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq -discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en -termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes -de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et -catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs, -en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée. - - -Le vicomte Roger s'était tu. On riait autour de lui. Quelqu'un dit: -«Bah! c'est là l'histoire de toutes les conversions _in extremis_.» - - - _Le Marquis de Fumerol_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 5 octobre - 1886. - - - - -LE SIGNE. - - -LA petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close -et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de -batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser; -elle dormait seule, tranquille, de l'heureux et profond sommeil des -divorcées. - -Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon -bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se -disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte -de sa maîtresse. - -Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure, -souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée -sous un nuage de cheveux. - ---Qu'est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt? Il n'est pas encore -neuf heures. - -La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit: - ---Il faut que je te parle. Il m'arrive une chose horrible. - ---Entre, ma chérie. - -Elle entra, elles s'embrassèrent; et la petite marquise se recoucha -pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l'air -et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, Mme de Rennedon -reprit: «Allons, raconte.» - -Mme de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes claires -qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait sans -s'essuyer les yeux pour ne point les rougir: «Oh! ma chère, c'est -abominable, abominable, ce qui m'arrive. Je n'ai pas dormi de la nuit, -mais pas une minute; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur, -comme il bat.» - -Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur -cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent -aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait -fort, en effet. - -Elle continua: - ---Ça m'est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou -quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien -mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens -toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j'ai la -manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C'est -si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j'aime -ça! Donc hier, j'étais assise sur la chaise basse que je me suis fait -installer dans l'embrasure de ma fenêtre; elle était ouverte, cette -fenêtre, et je ne pensais à rien; je respirais l'air bleu. Tu te -rappelles comme il faisait beau, hier! - -Tout à coup je remarque que, de l'autre côté de la rue, il y a aussi -une femme à la fenêtre, une femme en rouge; moi j'étais en mauve, tu -sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme, -une nouvelle locataire, installée depuis un mois; et comme il pleut -depuis un mois, je ne l'avais point vue encore. Mais je m'aperçus tout -de suite que c'était une vilaine fille. D'abord je fus très dégoûtée et -très choquée qu'elle fût à la fenêtre comme moi; et puis, peu à peu, -ça m'amusa de l'examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les -hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On -aurait dit qu'ils étaient prévenus par quelque chose en approchant de -la maison, qu'ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier, -car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard -avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait: «Voulez-vous?» - -Le leur répondait: «Pas le temps», ou bien: «Une autre fois», ou bien: -«Pas le sou», ou bien: «Veux-tu te cacher, misérable!» C'étaient les -yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase. - -Tu ne te figures pas comme c'était drôle de la voir faire son manège ou -plutôt son métier. - -Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un -monsieur tourner sous la porte. Elle l'avait pris, celui-là, comme un -pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma -montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment, -elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n'était pas -laide, cette fille. - -Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si -vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un -mouvement de main? - -Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé. -Oh! il était bien simple: un coup d'œil d'abord, puis un sourire, puis -un tout petit geste de tête qui voulait dire «Montez-vous?» Mais si -léger, si vague, si discret, qu'il fallait vraiment beaucoup de chic -pour le réussir comme elle. - -Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce -petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il était très gentil, -son geste. - -Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux -qu'elle, beaucoup mieux! J'étais enchantée; et je revins me mettre à la -fenêtre. - -Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus -personne. Vraiment elle n'avait pas de chance. Comme ça doit être -terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et -amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces -hommes qu'on rencontre dans la rue. - -Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur -le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les -autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des -blancs. - -J'en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux -que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée. -Maintenant tu peux choisir. - -Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu'ils me -comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme? Et voilà que je -suis prise d'une envie folle de le leur faire ce signe, mais d'une -envie, d'une envie de femme grosse... d'une envie épouvantable, tu -sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas résister! J'en ai -quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là! Je crois -que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m'a affirmé -du reste (c'est un médecin qui m'a dit ça) que le cerveau du singe -ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions -quelqu'un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le -premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos -confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser, -leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C'est stupide. - -Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais -toujours. - -Je me dis donc: Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir. -Qu'est-ce qui peut m'arriver? Rien! Nous échangerons un sourire, et -voilà tout, et je ne le reverrai jamais; et si je le vois il ne me -reconnaîtra pas; et s'il me reconnaît je nierai, parbleu. - -Je commence donc à choisir. J'en voulais un qui fût bien, très bien. -Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon. J'aime les -blonds, tu sais. - -Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit; je fais le geste; -oh! à peine, à peine; il répond «oui» de la tête et le voilà qui entre, -ma chérie! Il entre par la grande porte de la maison. - -Tu ne te figures pas ce qui s'est passé en moi à ce moment-là! J'ai cru -que j'allais devenir folle. Oh! quelle peur! Songe, il allait parler -aux domestiques! A Joseph qui est tout dévoué à mon mari! Joseph aurait -cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps. - -Que faire? dis? Que faire? Et il allait sonner tout à l'heure, dans une -seconde. Que faire, dis? J'ai pensé que le mieux était de courir à sa -rencontre, de lui dire qu'il se trompait, de le supplier de s'en aller. -Il aurait pitié d'une femme, d'une pauvre femme! Je me précipite donc -à la porte et je l'ouvre juste au moment où il posait la main sur le -timbre. - -Je balbutiai, tout à fait folle: «Allez-vous-en, monsieur, -allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme -mariée. C'est une erreur, une affreuse erreur; je vous ai pris pour -un de mes amis à qui vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi, -monsieur.» - -Et voilà qu'il se met à rire, ma chère, et il répond: «Bonjour, ma -chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c'est deux -louis au lieu d'un. Tu les auras. Allons, montre-moi la route.» - -Et il me pousse; il referme la porte, et comme je demeurais, -épouvantée, en face de lui, il m'embrasse, me prend par la taille et me -fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert. - -Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur, et il -reprend: «Bigre, c'est gentil, chez toi, c'est très chic. Faut que tu -sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre!» - -Alors, moi, je recommence à le supplier: «Oh! monsieur, allez-vous-en! -allez-vous-en! Mon mari va rentrer! Il va rentrer dans un instant, -c'est son heure! Je vous jure que vous vous trompez!» - -Et il me répond tranquillement: «Allons, ma belle, assez de manières -comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller -prendre quelque chose en face.» - -Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me -demande: - ---C'est ça, ton... ton mari? - ---Oui, c'est lui. - ---Il a l'air d'un joli mufle. Et ça, qu'est-ce que c'est? Une de tes -amies? - -C'était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je -ne savais plus ce que je disais, je balbutiai: - ---Oui, c'est une de mes amies. - ---Elle est très gentille. Tu me la feras connaître. - -Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures; et Raoul rentre -tous les jours à cinq heures et demie! S'il revenait avant que l'autre -fût parti, songe donc! Alors... alors... j'ai perdu la tête... tout à -fait... j'ai pensé... j'ai pensé... que... que le mieux... était de... -de... de... me débarrasser de cet homme le... le plus vite possible... -Plus tôt ce serait fini... tu comprends... et... et voilà... voilà... -puisqu'il le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne serait pas -parti sans ça... Donc j'ai... j'ai... j'ai mis le verrou à la porte du -salon... Voilà. - - -La petite marquise de Rennedon s'était mise à rire, mais à rire -follement, la tête dans l'oreiller, secouant son lit tout entier. - -Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda: - ---Et... et... il était joli garçon... - ---Mais oui. - ---Et tu te plains? - ---Mais... mais... vois-tu, ma chère, c'est que... il a dit... qu'il -reviendrait demain... à la même heure... et j'ai... j'ai une peur -atroce... Tu n'as pas idée comme il est tenace... et volontaire... Que -faire... dis... que faire? - -La petite marquise s'assit dans son lit pour réfléchir; puis elle -déclara brusquement: - ---Fais-le arrêter. - -La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia: - ---Comment? Tu dis? A quoi penses-tu? Le faire arrêter? Sous quel -prétexte? - ---Oh! c'est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire; tu lui diras -qu'un monsieur te suit depuis trois mois; qu'il a eu l'insolence de -monter chez toi hier; qu'il t'a menacée d'une nouvelle visite pour -demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux -agents qui l'arrêteront. - ---Mais, ma chère, s'il raconte... - ---Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé -ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du -monde irréprochable. - ---Oh! je n'oserai jamais. - ---Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue. - ---Songe qu'il va... qu'il va m'insulter... quand on l'arrêtera. - ---Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner. - ---Condamner à quoi? - ---A des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable! - ---Ah! à propos de dommages..., il y a une chose qui me gêne -beaucoup..., mais beaucoup... Il m'a laissé... deux louis... sur la -cheminée. - ---Deux louis? - ---Oui. - ---Pas plus? - ---Non. - ---C'est peu. Ça m'aurait humiliée, moi. Eh bien? - ---Eh bien! qu'est-ce qu'il faut faire de cet argent? - -La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d'une voix -sérieuse: - ---Ma chère... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau à ton -mari... ça n'est que justice. - - - _Le Signe_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 17 avril 1886. - - - - -LE DIABLE. - - -LE paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la -mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux -hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se révoltait -pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans. - -Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à -flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux -et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs -des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des -herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les -sauterelles s'égosillaient, emplissaient la campagne d'un crépitement -clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants -dans les foires. - -Le médecin, élevant la voix, disait: - ---Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet -état-là. Elle passera d'un moment à l'autre! - -Et le paysan, désolé, répétait: - ---Faut pourtant que j' rentre mon blé; v'là trop longtemps qu'il est à -terre. L' temps est bon, justement. Qué qu' t'en dis, ma mé? - -Et la vieille mourante, tenaillée encore par l'avarice normande, -faisait «oui» de l'œil et du front, engageait son fils à rentrer son -blé et à la laisser mourir toute seule. - -Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied: - ---Vous n'êtes qu'une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas -de faire ça, entendez-vous! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre -blé aujourd'hui même, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui -garder votre mère. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m'obéissez -pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à -votre tour, entendez-vous? - -Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l'indécision, -par la peur du médecin et par l'amour féroce de l'épargne, hésitait, -calculait, balbutiait: - ---Comben qu'é prend, la Rapet, pour une garde? - -Le médecin criait: - ---Est-ce que je sais, moi? Ça dépend du temps que vous lui demanderez. -Arrangez-vous avec elle, morbleu! Mais je veux qu'elle soit ici dans -une heure, entendez-vous? - -L'homme se décida: - ---J'y vas, j'y vas; vous fâchez point, m'sieu l' médecin. - -Et le docteur s'en alla, en appelant: - ---Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je -me fâche, moi! - -Dès qu'il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d'une voix -résignée: - ---J' vas quéri la Rapet, pisqu'il veut, c't homme. T'éluge point tant -qu' je r'vienne. - -Et il sortit à son tour. - - -La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de -la commune et des environs. Puis, dès qu'elle avait cousu ses clients -dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre -son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme -de l'autre année, méchante, jalouse, avare d'une avarice tenant du -phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par -l'éternel mouvement du fer promené sur les toiles, on eût dit qu'elle -avait pour l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne -parlait jamais que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les -variétés de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle les racontait -avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un chasseur -raconte ses coups de fusil. - -Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l'eau -bleue pour les collerettes des villageoises. - -Il dit: - ---Allons, bonsoir; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet? - -Elle tourna vers lui la tête: - ---Tout d' même, tout d' même. Et d' vot' part? - ---Oh! d' ma part, ça va-t-à volonté, mais c'est ma mé qui n' va point. - ---Vot' mé? - ---Oui, ma mé! - ---Qué qu'alle a votre mé? - ---All' a qu'a va tourner d' l'œil! - -La vieille femme retira ses mains de l'eau, dont les gouttes, bleuâtres -et transparentes, lui glissaient jusqu'au bout des doigts, pour -retomber dans le baquet. - -Elle demanda, avec une sympathie subite: - ---All' est si bas qu' ça? - ---L' médecin dit qu'all' n' passera point la r'levée. - ---Pour sûr qu'all est bas alors! - -Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition -qu'il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout -d'un coup: - ---Comben qu' vous m' prendrez pour la garder jusqu'au bout? Vô -savez que j' sommes point riche. J' peux seulement point m' payer -eune servante. C'est ben ça qui l'a mise là, ma pauv' mé, trop -d'élugement, trop d' fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses -quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te graine-là!... - -La Rapet répliqua gravement: - ---Y a deux prix: quarante sous l' jour, et trois francs la nuit pour -les riches. Vingt sous l' jour et quarante la nuit pour l' zautres. Vô -m' donnerez vingt et quarante. - -Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il -savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait -durer huit jours, malgré l'avis du médecin. - -Il dit résolument: - ---Non. J'aime ben qu' vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu'au -bout. J' courrons la chance d' part et d'autre. L' médecin dit qu'alle -passera tantôt. Si ça s' fait tant mieux pour vous, tant pis pour mé. -Ma si all' tient jusqu'à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé, -tant pis pour vous! - -La garde, surprise, regardait l'homme. Elle n'avait jamais traité un -trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l'idée d'une chance à -courir. Puis elle soupçonna qu'on voulait la jouer. - ---J' peux rien dire tant qu' j'aurai point vu vot' mé, répondit-elle. - ---V'nez-y, la vé. - -Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt. - -En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d'un pied pressé, tandis -qu'il allongeait ses grandes jambes comme s'il devait, à chaque pas, -traverser un ruisseau. - -Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient -lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux -gens qui passaient, pour leur demander de l'herbe fraîche. - -En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura: - ---Si c'était fini, tout d' même? - -Et le désir inconscient qu'il en avait se manifesta dans le son de sa -voix. - -Mais la vieille n'était point morte. Elle demeurait sur le dos, en son -grabat, les mains sur la couverture d'indienne violette, des mains -affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à des -crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes -presque séculaires qu'elles avaient accomplies. - -La Rapet s'approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le -pouls, lui palpa la poitrine, l'écouta respirer, la questionna pour -l'entendre parler; puis l'ayant encore longtemps contemplée, elle -sortit suivie d'Honoré. Son opinion était assise. La vieille n'irait -pas à la nuit. Il demanda: - ---Hé ben. - -La garde répondit: - ---Hé ben, ça durera deux jours, p'têt' trois. Vous me donnerez six -francs, tout compris. - -Il s'écria: - ---Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Mé, je vous dis -qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas plus! - -Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait -se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas -tout seul, à la fin, il consentit: - ---Eh ben, c'est dit, six francs, tout compris, jusqu'à la l'vée du -corps. - ---C'est dit, six francs. - -Et il s'en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le -lourd soleil qui mûrit les moissons. - -La garde rentra dans la maison. - -Elle avait apporté de l'ouvrage, car auprès des mourants et des morts -elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille -qui l'employait à cette double besogne moyennant un supplément de -salaire. - -Tout à coup, elle demanda: - ---Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps? - -La paysanne fit «non» de la tête; et la Rapet, qui était dévote, se -leva avec vivacité. - ---Seigneur Dieu, c'est-il possible? J' vas quérir m'sieur l' curé. - -Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur -la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé. - - -Le prêtre s'en vint aussitôt, en surplis, précédé de l'enfant de chœur -qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la -campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin, -ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant -que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme; les femmes qui -ramassaient les gerbes se redressaient pour faire le signe de la -croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en -se balançant sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, où -elles disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un pré, -prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de -sa corde, en lançant des ruades. L'enfant de chœur, en jupe rouge, -allait vite; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de -sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières; et la Rapet -venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner -en marchant, et les mains jointes, comme à l'église. - -Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda: - ---Ousqu'i va, not' curé? - -Son valet, plus subtil, répondit: - ---I porte l' bon Dieu à ta mé, pardi! - -Le paysan ne s'étonna pas: - ---Ça s' peut ben, tout d' même! - -Et il se remit au travail. - -La mère Bontemps se confessa, reçut l'absolution, communia; et le -prêtre s'en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière -étouffante. - -Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si -cela durerait longtemps. - -Le jour baissait; l'air plus frais entrait par souffles plus vifs, -faisait voltiger contre le mur une image d'Épinal tenue par deux -épingles; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes -maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l'air de s'envoler, -de se débattre, de vouloir partir, comme l'âme de la vieille. - -Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence -la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait -un peu dans sa gorge serrée. Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y -aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait. - -A la nuit tombante, Honoré rentra. S'étant approché du lit, il vit que -sa mère vivait encore, et il demanda: - ---Ça va-t-il? - -Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée. - -Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant: - ---D'main, cinq heures, sans faute. - -Elle répondit: - ---D'main, cinq heures. - -Elle arriva, en effet, au jour levant. - -Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu'il avait -faite lui-même. - -La garde demanda: - ---Eh ben, vot' mé a-t-all' passé? - -Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux: - ---All' va plutôt mieux. - -Et il s'en alla. - -La Rapet, saisie d'inquiétude, s'approcha de l'agonisante, qui -demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l'œil ouvert et -les mains crispées sur sa couverture. - -Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours, -huit jours ainsi; et une épouvante étreignit son cœur d'avare, tandis -qu'une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée -et contre cette femme qui ne mourait pas. - -Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la -face ridée de la mère Bontemps. - -Honoré revint pour déjeuner; il semblait content, presque goguenard; -puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions -excellentes. - - -La Rapet s'exaspérait; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant, -du temps volé, de l'argent volé. Elle avait envie, une envie folle de -prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, cette -vieille obstinée, et d'arrêter, en serrant un peu, ce petit souffle -rapide qui lui volait son temps et son argent. - -Puis elle réfléchit au danger; et, d'autres idées lui passant par la -tête, elle se rapprocha du lit. - -Elle demanda: - ---Vos avez-t-il déjà vu l' Diable? - -La mère Bontemps murmura: - ---Non. - -Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour -terroriser son âme débile de mourante. - -Quelques minutes avant qu'on expirât, le Diable apparaissait, -disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une -marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l'avait -vu, c'était fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants. Et elle -énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette -année-là: Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine -Grospied. - -La mère Bontemps, émue enfin, s'agitait, remuait les mains, essayait de -tourner la tête pour regarder au fond de la chambre. - -Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l'armoire, elle prit un -drap et s'enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, dont les -trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi que trois cornes; -elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau -de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il retombât -avec bruit. - -Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable; alors, grimpée sur -une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et -elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot -de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un -diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie. - -Éperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se -soulever et s'enfuir; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa -poitrine; puis elle retomba avec un grand soupir. C'était fini. - -Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai -au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le -seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes -professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le -lit une assiette, versa dedans l'eau du bénitier, y trempa le buis -cloué sur la commode et, s'agenouillant, se mit à réciter avec ferveur -les prières des trépassés qu'elle savait par cœur, par métier. - -Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il -calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur lui, car -elle n'avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout -cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait. - - - _Le Diable_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 5 août 1886. - - - - -LES ROIS. - - -AH! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le -rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre! - -J'étais alors maréchal des logis de hussards, et depuis quinze jours -rôdant en éclaireur en face d'une avant-garde allemande. La veille, -nous avions sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre -petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville. - -Or, ce jour-là, mon capitaine m'ordonna de prendre dix cavaliers et -d'aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, où -l'on s'était battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt -maisons debout ni douze habitants dans ce guêpier. - -Je pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre heures. A cinq -heures, en pleine nuit, nous atteignîmes les premiers murs de Porterin. -Je fis halte et j'ordonnai à Marchas, vous savez bien, Pierre de -Marchas qui a épousé depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du -marquis de Martel-Auvelin, d'entrer tout seul dans le village et de -m'apporter des nouvelles. - -Je n'avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ça fait -plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas -était dégourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un -serpent. Il savait éventer des Prussiens ainsi qu'un chien évente un -lièvre, trouver des vivres là où nous serions morts de faim sans lui, -et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements -toujours sûrs, avec une adresse inimaginable. - -Il revint au bout de dix minutes: - ---Ça va bien, dit-il; aucun Prussien n'a passé par ici depuis trois -jours. Il est sinistre, ce village. J'ai causé avec une bonne sœur qui -garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonné. - -J'ordonnai d'aller de l'avant, et nous pénétrâmes dans la rue -principale. On apercevait vaguement à droite, à gauche, des murs sans -toit, à peine visibles dans la nuit profonde. De place en place, -une lumière brillait derrière une vitre: une famille était restée -pour garder sa demeure à peu près debout, une famille de braves ou -de pauvres. La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée, -qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu'en touchant les -manteaux. Les chevaux trébuchaient sur des pierres, sur des poutres, -sur des meubles. Marchas nous guidait, à pied, devant nous, et traînant -sa bête par la bride. - ---Où nous mènes-tu? lui demandai-je. - -Il répondit: - ---J'ai un gîte, un bon. - -Et il s'arrêta bientôt devant une petite maison bourgeoise demeurée -entière, bien close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière. - -Au moyen d'un gros caillou ramassé près de la grille, Marchas fit -sauter la serrure, puis il gravit le perron, défonça la porte d'entrée -à coups de pied et à coups d'épaule, alluma un bout de bougie qu'il -avait toujours en poche, et nous précéda dans un bon et confortable -logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une -assurance admirable, comme s'il avait vécu dans cette maison qu'il -voyait pour la première fois. - -Deux hommes restés dehors gardaient nos chevaux. - -Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait: - ---Les écuries doivent être à gauche; j'ai vu ça en entrant; va donc y -loger les bêtes, dont nous n'avons pas besoin. - -Puis, se tournant vers moi: - ---Donne des ordres, sacrebleu! - -Il m'étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis en riant: - ---Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai -ici. - -Il demanda: - ---Combien prends-tu d'hommes? - ---Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du soir. - ---Bon. Tu m'en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et -mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin. - -Et je m'en allai reconnaître les rues désertes jusqu'à la sortie sur la -plaine, pour y placer mes factionnaires. - -Une demi-heure plus tard, j'étais de retour. Je trouvai Marchas étendu -dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour -du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant un -cigare excellent dont le parfum emplissait la pièce. Il était seul, -les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les joues -roses, l'œil brillant, l'air enchanté. - -Dans la pièce voisine, j'entendais un bruit de vaisselle. Marchas me -dit en souriant d'une façon béate: - ---Ça va, j'ai trouvé le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous -les marches du perron, l'eau-de-vie,--cinquante bouteilles de vraie -fine--dans le potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m'a -pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un -canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la -plume, comme tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est excellent. - -Je m'étais assis en face de lui. La flamme de la cheminée me grillait -le nez et les joues: - ---Où as-tu trouvé ce bois-là? demandai-je. - -Il murmura: - ---Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C'est la peinture qui -donne cette flambée, un punch d'essence et de vernis. Bonne maison! - -Je riais, tant je le trouvais drôle, l'animal. Il reprit: - ---Dire que c'est jour des Rois! J'ai fait mettre une fève dans l'oie; -mais pas de reine; c'est embêtant, ça! - -Je répétai, comme un écho: - ---C'est embêtant; mais que veux-tu que j'y fasse, moi? - ---Que tu en trouves, parbleu! - ---De quoi? - ---Des femmes. - ---Des femmes?... Tu es fou! - ---J'ai bien trouvé l'eau-de-vie sous un poirier, moi, et le -champagne sous les marches du perron; et rien ne pouvait me guider -encore.--Tandis que, pour toi, une jupe c'est un indice certain. -Cherche, mon vieux. - -Il avait l'air si grave, si sérieux, si convaincu que je ne savais plus -s'il plaisantait. - -Je répondis: - ---Voyons, Marchas, tu blagues? - ---Je ne blague jamais dans le service. - ---Mais où diable veux-tu que j'en trouve, des femmes? - ---Où tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Déniche -et apporte. - -Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit: - ---Veux-tu une idée? - ---Oui. - ---Va trouver le curé. - ---Le curé? Pourquoi faire? - ---Invite-le à souper et prie-le d'amener une femme. - ---Le curé! Une femme! Ah! ah! ah! - -Marchas reprit avec une extraordinaire gravité: - ---Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui notre situation. -Il doit s'embêter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu'il nous -faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu, -puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaître ses -paroissiennes sur le bout du doigt. S'il y en a une possible pour nous, -et si tu t'y prends bien, il te l'indiquera. - ---Voyons, Marchas? A quoi penses-tu? - ---Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce serait même très -drôle. Nous savons vivre, parbleu, et nous serons d'une distinction -parfaite, d'un chic extrême. Nomme-nous à l'abbé, fais-le rire, -attendris-le, séduis-le et décide-le! - ---Non, c'est impossible. - -Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes côtés faibles, -le gredin reprit: - ---Songe donc comme ce serait crâne à faire et amusant à raconter. On en -parlerait dans toute l'armée. Ça te ferait une rude réputation. - -J'hésitais, tenté par l'aventure. Il insista: - ---Allons, mon petit Garens. Tu es chef de détachement, toi seul peux -aller trouver le chef de l'Église en ce pays. Je t'en prie, vas-y. Je -raconterai la chose en vers, dans la _Revue des Deux-Mondes_, après la -guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes hommes. Tu les fais -assez marcher depuis un mois. - -Je me levai en demandant: - ---Où est le presbytère? - ---Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu trouveras une avenue; -et, au bout de l'avenue, l'église. Le presbytère est à côté. - -Je sortais; il me cria: - ---Dis-lui le menu pour lui donner faim! - - -Je découvris sans peine la petite maison de l'ecclésiastique, à côté -d'une grande vilaine église de briques. Je frappai à coups de poing -dans la porte, qui n'avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte -demanda de l'intérieur: - ---Qui va là? - -Je répondis: - ---Maréchal des logis de hussards. - -J'entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai en -face d'un grand prêtre à gros ventre, avec une poitrine de lutteur, -des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint rouge et -un air brave homme. - -Je fis le salut militaire. - ---Bonjour, monsieur le curé. - -Il avait craint une surprise, une embûche de rôdeurs, et il sourit en -répondant: - ---Bonjour, mon ami; entrez. - -Je le suivis dans une petite chambre à pavés rouges, où brûlait un -maigre feu, bien différent du brasier de Marchas. - -Il me montra une chaise, et puis me dit: - ---Qu'y a-t-il pour votre service? - ---Monsieur l'abbé, permettez-moi d'abord de me présenter. - -Et je lui tendis ma carte. - -Il la reçut et lut à mi-voix: - -«Le comte de Garens.» - -Je repris: - ---Nous sommes ici onze, monsieur l'abbé, cinq en grand'garde et six -installés chez un habitant inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici -présent, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d'Étreillis, -Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune -musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire -l'honneur de souper avec nous. C'est un souper des Rois, monsieur le -curé, et nous voudrions le rendre un peu gai. - -Le prêtre souriait. Il murmura: - ---Il me semble que ce n'est guère l'occasion de s'amuser. - -Je répondis: - ---Nous nous battons tous les jours, monsieur. Quatorze de nos camarades -sont morts depuis un mois, et trois sont restés par terre, hier encore. -C'est la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant, n'avons-nous pas -le droit de la jouer gaiement? Nous sommes Français, nous aimons rire, -nous savons rire partout. Nos pères riaient bien sur l'échafaud! Ce -soir, nous voudrions nous dégourdir un peu, en gens comme il faut, et -non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort? - -Il répondit vivement: - ---Vous avez raison, mon ami, et j'accepte avec grand plaisir votre -invitation. - -Il cria: - ---Hermance! - -Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible, apparut et demanda: - ---Qué qui a? - ---Je ne dîne pas ici, ma fille. - ---Où que vous dînez donc? - ---Avec MM. les hussards. - -J'eus envie de dire: «Amenez votre bonne, pour voir la tête de -Marchas», mais je n'osai point. - -Je repris: - ---Parmi vos paroissiens restés dans le village, en voyez-vous quelqu'un -ou quelqu'une que je puisse inviter aussi? - -Il hésita, chercha et déclara: - ---Non, personne! - -J'insistai: - ---Personne!... Voyons, monsieur le curé, cherchez. Ce serait très -galant d'avoir des dames. Je m'entends, des ménages! Est-ce que je -sais, moi? Le boulanger avec sa femme, l'épicier, le... le... le... -l'horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la -pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantés -de laisser un bon souvenir aux gens d'ici. - -Le curé médita longtemps encore, puis prononça avec résolution: - ---Non, personne. - -Je me mis à rire: - ---Sacristi! monsieur le curé, c'est ennuyeux de n'avoir pas une reine, -car nous avons une fève. Voyons, cherchez. Il n'y a pas un maire -marié, un adjoint marié, un conseiller municipal marié, un instituteur -marié?... - ---Non, toutes les dames sont parties. - ---Quoi, il n'y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son -bourgeois de mari, à qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait -un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances présentes? - -Mais tout à coup le curé se mit à rire, d'un rire violent qui le -secouait tout entier, et il criait: - ---Ah! ah! ah! j'ai votre affaire, Jésus, Marie, j'ai votre affaire! -Ah! ah! ah! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles -seront bien contentes, allez, bien contentes, ah! ah!... Où gîtez-vous? - -J'expliquai la maison en la décrivant. Il comprit: - ---Très bien. C'est la propriété de M. Bertin-Lavaille. J'y serai dans -une demi-heure avec quatre dames!!! Ah! ah! ah! quatre dames!!!... - -Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en répétant: - ---Ça va; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille. - -Je rentrai vite, très étonné, très intrigué. - ---Combien de couverts? demanda Marchas en m'apercevant. - ---Onze. Nous sommes six hussards plus M. le curé et quatre dames. - -Il fut stupéfait. Je triomphais. - -Il répétait: - ---Quatre dames! Tu dis: quatre dames? - ---Je dis: quatre dames. - ---De vraies femmes? - ---De vraies femmes. - ---Bigre! Mes compliments! - ---Je les accepte. Je les mérite. - -Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j'aperçus une belle nappe -blanche jetée sur une longue table autour de laquelle trois hussards en -tablier bleu disposaient des assiettes et des verres. - ---Il y aura des femmes! cria Marchas. - -Et les trois hommes se mirent à danser en applaudissant de toute leur -force. - -Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes près d'une heure. Une -odeur délicieuse de volailles rôties flottait dans toute la maison. - -Un coup frappé contre le volet nous souleva tous en même temps. Le gros -Ponderel courut ouvrir, et, au bout d'une minute à peine, une petite -bonne Sœur apparut dans l'encadrement de la porte. Elle était maigre, -ridée, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effarés -qui la regardaient entrer. Derrière elle, un bruit de bâtons martelait -le pavé du vestibule, et dès qu'elle eut pénétré dans le salon, -j'aperçus, l'une suivant l'autre, trois vieilles têtes en bonnet blanc, -qui s'en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l'une -chavirant à droite, tandis que l'autre chavirait à gauche. Et, trois -bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées -par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de -service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de -l'établissement hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît. - -Elle s'était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour -elles; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit: - ---Je vous remercie bien, monsieur l'officier, d'avoir pensé à ces -pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c'est -pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous -leur faites. - -J'aperçus le curé, resté dans l'ombre du couloir et qui riait de tout -son cœur. A mon tour, je me mis à rire, en regardant surtout la tête de -Marchas. Puis montrant des sièges à la religieuse: - ---Asseyez-vous, ma Sœur; nous sommes très fiers et très heureux que -vous ayez accepté notre modeste invitation. - -Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y -conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs -cannes et leurs châles qu'elle alla déposer dans un coin; puis, -désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique -assurément: - ---Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s'est tué en tombant d'un -toit et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans. - -Puis elle désigna la seconde, une grande dont la tête tremblait sans -cesse: - ---Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixante-sept ans. Elle n'y -voit plus guère, ayant eu la figure flambée dans un incendie et la -jambe droite brûlée à moitié. - -Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des -yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides. - ---C'est la Putois, une innocente. Elle est âgée de quarante-quatre ans -seulement. - -J'avais salué les trois femmes comme si on m'eût présenté à des -Altesses Royales, et, me tournant vers le curé: - ---Vous êtes, monsieur l'abbé, un homme précieux, à qui nous devrons -tous ici de la reconnaissance. - -Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux. - ---Notre Sœur Saint-Benoît est servie! cria tout à coup Karl Massouligny. - -Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère -Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine, -non sans peine, car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer. - -Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa -béquille; et le petit Joseph Herbon dirigea l'idiote, la Putois, vers -la salle à manger, pleine d'odeur de viandes. - -Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la Sœur tapa trois coups -dans ses mains, et les femmes firent, avec la précision de soldats qui -présentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre -prononça, lentement, les paroles latines du _Benedicite_. - -On s'assit, et les deux poules parurent, apportées par Marchas, qui -voulait servir pour ne point assister en convive à ce repas ridicule. - -Mais je criai: «Vite le champagne!» Un bouchon sauta avec un bruit de -pistolet qu'on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la -bonne Sœur, les trois hussards assis à côté des trois infirmes leur -versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins. - -Massouligny, qui avait la faculté d'être chez lui partout et à l'aise -avec tout le monde, faisait la cour à la mère Paumelle de la façon -la plus drôle. L'hydropique, dont l'humeur était restée gaie, malgré -ses malheurs, lui répondait en badinant avec une voix de fausset qui -semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin -que son gros ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table. -Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de griser l'idiote, et le -baron d'Etreillis, qui n'avait pas l'esprit alerte, interrogeait la -Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le règlement de l'hospice. - -La religieuse, effarée, criait à Massouligny: - ---Oh! oh! vous allez la rendre malade; ne la faites pas rire comme ça, -je vous en prie, monsieur. Oh! monsieur... - -Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains -un verre plein qu'il vidait prestement, entre les lèvres de la Putois. - -Et le curé riait à se tordre, répétait à la Sœur: - ---Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas de mal. Laissez -donc. - -Après les deux poules, on avait mangé le canard, flanqué des trois -pigeons et du merle; et l'oie parut, fumante, dorée, répandant une -odeur chaude de viande rissolée et grasse. - -La Paumelle, qui s'animait, battit des mains; la Jean-Jean cessa de -répondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des -grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs, comme font les -petits enfants à qui on montre des bonbons. - ---Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de cet animal. Je -m'entends comme personne à ces opérations-là. - ---Mais certainement, monsieur l'abbé. - -Et la Sœur dit: - ---Si on ouvrait un peu la fenêtre? Elles ont trop chaud. Je suis sûre -qu'elles seront malades. - -Je me tournai vers Marchas: - ---Ouvre la fenêtre une minute. - -Il l'ouvrit, et l'air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes -des bougies et tournoyer la fumée de l'oie, dont le prêtre, une -serviette au cou, soulevait les ailes avec science. - -Nous le regardions faire, sans parler maintenant, intéressés par le -travail alléchant de ses mains, saisis d'un renouveau d'appétit à la -vue de cette grosse bête dorée, dont les membres tombaient l'un après -l'autre dans la sauce brune, au fond du plat. - -Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait -attentifs, entra, par la fenêtre ouverte, le bruit lointain d'un coup -de feu. - - -Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière moi; et je criai: - ---Tout le monde à cheval! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et -aller aux nouvelles. Je t'attends ici dans cinq minutes. - -Et pendant que les trois cavaliers s'éloignaient au galop dans la nuit, -je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron -de la villa, tandis que le curé, la Sœur et les trois bonnes femmes -montraient aux fenêtres leurs têtes effarées. - -On n'entendait plus rien, qu'un aboiement de chien dans la campagne. -La pluie avait cessé; il faisait froid, très froid. Et bientôt, je -distinguai de nouveau le galop d'un cheval, d'un seul cheval qui -revenait. - -C'était Marchas. Je lui criai: - ---Eh bien? - -Il répondit: - ---Rien du tout, François a blessé un vieux paysan, qui refusait de -répondre au: «Qui vive?» et qui continuait d'avancer, malgré l'ordre -de passer au large. On l'apporte, d'ailleurs. Nous verrons ce que c'est. - -J'ordonnai de remettre les chevaux à l'écurie et j'envoyai mes deux -soldats au-devant des autres, puis je rentrai dans la maison. - -Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes un matelas dans le -salon pour y déposer le blessé; la Sœur, déchirant une serviette, -se mit à faire de la charpie, tandis que les trois femmes éperdues -restaient assises dans un coin. - -Bientôt, je distinguai un bruit de sabres traînés sur la route; je pris -une bougie pour éclairer les hommes qui revenaient; et ils parurent, -portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un -corps humain quand la vie ne le soutient plus. - - -On déposa le blessé sur le matelas préparé pour lui; et je vis du -premier coup d'œil que c'était un moribond. - -Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins de ses lèvres, -chassé de sa bouche à chacun de ses hoquets. L'homme en était couvert! -Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient en -avoir été frottés, avoir été baignés dans une cuve rouge. Et ce sang -s'était figé sur lui, était devenu terne, mêlé de boue, horrible à voir. - -Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine de berger, -entr'ouvrait par moments ses yeux, mornes, éteints, sans pensée, -qui paraissaient stupides d'étonnement, comme ceux des bêtes que le -chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds, aux trois quarts -mortes déjà, abruties par la surprise et par l'épouvante. - -Le curé s'écria: - ---Ah! c'est le père Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est -sourd, le pauvre, et n'a rien entendu. Ah! mon Dieu! vous avez tué ce -malheureux! - -La Sœur avait écarté la blouse et la chemise, et regardait au milieu de -la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus. - ---Il n'y a rien à faire, dit-elle. - -Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun -de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu'au fond -de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu. - -Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, décrivit le -signe de la croix et prononça, d'une voix lente et solennelle, les -paroles latines qui lavent les âmes. - -Avant qu'il les eût achevées, le vieillard fut agité d'une courte -secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne -respirait plus. Il était mort. - -M'étant retourné, je vis un spectacle plus effrayant que l'agonie de ce -misérable: les trois vieilles, debout, serrées l'une contre l'autre, -hideuses, grimaçaient d'angoisse et d'horreur. - -Je m'approchai d'elles, et elles se mirent à pousser des cris aigus, en -essayant de se sauver, comme si j'allais les tuer aussi. - -La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus, tomba tout de son -long par terre. - -La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes, -et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs châles, -leur donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et -disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire. - -Je compris que je ne pouvais même les faire accompagner par un hussard, -car le seul bruit du sabre les eût affolées. - -Le curé regardait toujours le mort. - -S'étant enfin retourné vers moi: - ---Ah! quelle vilaine chose, dit-il. - - - _Les Rois_ ont paru dans _le Gaulois_ du 23 janvier 1887. - - - - -AU BOIS. - - -LE maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que -le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers. - -Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, -le père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de -bourgeois mûrs. - -L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait -accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde, -très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent de -l'autorité qui les avait captivés. - -Le maire demanda: - ---Qu'est-ce que c'est, père Hochedur? - -Le garde champêtre fit sa déposition. - -Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée -du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il -n'avait rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait -beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui -binait sa vigne, avait crié: - ---Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, -vous y trouverez une couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à -eux deux. - -Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le -fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent -supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs. - -Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre -un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il -s'abandonnait à son instinct. - -Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien -soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq. - -Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait -d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine. - ---Votre nom. - ---Nicolas Beaurain. - ---Votre profession. - ---Mercier, rue des Martyrs, à Paris. - ---Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois? - -Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les -mains à plat sur ses cuisses. - -Le maire reprit: - ---Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale? - ---Non, monsieur. - ---Alors, vous avouez? - ---Oui, monsieur. - ---Qu'avez-vous à dire pour votre défense? - ---Rien, monsieur. - ---Où avez-vous rencontré votre complice? - ---C'est ma femme, monsieur. - ---Votre femme? - ---Oui, monsieur. - ---Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris? - ---Pardon, monsieur, nous vivons ensemble! - ---Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, -de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin. - -Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura: - ---C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais bien que c'était stupide. -Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle -ne l'a pas ailleurs. - -Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua: - ---Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne -seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête. - -Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme: - ---Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et -nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat -aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et -changer de quartier! Y sommes-nous? - -Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua sans -embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation. - ---Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. -Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux -comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer -chez nous, et nous épargner la honte des poursuites. - -Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. -Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un -magasin de mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de -confections. Je me rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les -dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec -qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est -lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m'annonça, en riant, qu'il -amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait, -mais je répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur. - -Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer monsieur -Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais -décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus. - -Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces -temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi -bien maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand -je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui -chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si -vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me -rend folle! C'est comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude! - -Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait -dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. -Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque -chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, -sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se -dire. Il avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir -embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais -comme dans un bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son -ami me plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez -bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils -recommencent à s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions -pas là; et puis ils se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés -et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle -sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour -la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir -ainsi que ça me donna du courage; et je me suis mise à parler. Je lui -demandai ce qu'il faisait; il était commis de mercerie, comme je vous -l'ai appris tout à l'heure. Nous causâmes donc quelques instants; ça -l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais je le remis à -sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?» - -M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas. - -Elle reprit: - ---Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il s'est mis à me -faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu -tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi -aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était un beau garçon, -autrefois. - -Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des -Martyrs. - -Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les affaires n'allaient pas; -et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, -nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête; on pense à -la caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, -peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent -plus guère à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas -que ça vous manque. - -Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes -rassurés sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui -s'est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas! - -Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire. -La vue des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait -les larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, -derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais -et je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du -ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a -l'air d'une rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se -tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est -bête comme tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, monsieur, -quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit -qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, -on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller -cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres -femmes. Je songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en -aimant quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je -rêvais de clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer. - -Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je -savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon -fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait -plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais -bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi! - -Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays -où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici -arrivés, ce matin, vers les neuf heures. - -Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça -ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon -mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le -jure, monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; -il en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me -répétait: «Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui -te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que mon cœur. -Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la vérité, -monsieur le maire, toute la vérité.» - -Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en -paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.» - - - _Au Bois_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 juin 1886. - - - - -UNE FAMILLE. - - -J'ALLAIS revoir mon ami Simon Radevin que je n'avais point aperçu -depuis quinze ans. - -Autrefois c'était mon meilleur ami, l'ami de ma pensée, celui avec qui -on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit -les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement, -des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie -même qui excite l'esprit et le met à l'aise. - -Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions -vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d'un même -amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des -mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes êtres que nous nous -comprenions complètement, rien qu'en échangeant un coup d'œil. - -Puis il s'était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de -province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite -blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à -la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier, -avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin? Peut-on comprendre -ces choses-là? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur -simple, doux et long entre les bras d'une femme bonne, tendre et -fidèle; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de -cette gamine aux cheveux pâles. - -Il n'avait pas songé que l'homme actif, vivant et vibrant, se fatigue -de tout dès qu'il a saisi la stupide réalité, à moins qu'il ne -s'abrutisse au point de ne plus rien comprendre. - -Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et -enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut -changer en quinze ans! - - -Le train s'arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, -un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s'élança -vers moi, les bras ouverts, en criant: «Georges.» Je l'embrassai, mais -je ne l'avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait: «Cristi, tu n'as -pas maigri.» Il répondit en riant: «Que veux-tu? La bonne vie! la bonne -table! les bonnes nuits! Manger et dormir, voilà mon existence!» - -Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés. -L'œil seul n'avait point changé; mais je ne retrouvais plus le regard -et je me disais: «S'il est vrai que le regard est le reflet de la -pensée, la pensée de cette tête-là n'est plus celle d'autrefois, celle -que je connaissais si bien.» - -L'œil brillait pourtant, plein de joie et d'amitié; mais il n'avait -plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la -valeur d'un esprit. - -Tout à coup, Simon me dit: - ---Tiens, voici mes deux aînés. - -Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize -ans, vêtu en collégien, s'avancèrent d'un air timide et gauche. - -Je murmurai: «C'est à toi?» - -Il répondit en riant: «Mais, oui. - ---Combien en as-tu donc? - ---Cinq! Encore trois restés à la maison!» - -Il avait répondu cela d'un air fier, content, presque triomphant; et -moi je me sentais saisi d'une pitié profonde, mêlée d'un vague mépris, -pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire -des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un -lapin dans une cage. - -Je montai dans une voiture qu'il conduisait lui-même et nous voici -partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne -remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De -temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau; Simon -rendait le salut et nommait l'homme pour me prouver sans doute qu'il -connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu'il -songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province. - -On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui -avait des prétentions de parc, puis s'arrêta devant une maison à -tourelles qui cherchait à passer pour château. - ---Voilà mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment. - -Je répondis: - ---C'est délicieux. - -Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour -la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n'était plus la -fillette blonde et fade que j'avais vue à l'église quinze ans plus tôt, -mais une grosse dame à falbalas et à frisons, une de ces dames sans -âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien de ce qui -constitue une femme. C'était une mère, enfin, une grosse mère banale, -la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair qui procrée -sans autre préoccupation dans l'âme que ses enfants et son livre de -cuisine. - -Elle me souhaita la bienvenue et j'entrai dans le vestibule où trois -mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue -comme des pompiers devant un maire. - -Je dis: - ---Ah! ah! voici les autres? - -Simon, radieux, les nomma «Jean, Sophie et Gontran». - -La porte du salon était ouverte. J'y pénétrai et j'aperçus au fond -d'un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme -paralysé. - -Madame Radevin s'avança: - ---C'est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans. - -Puis elle cria dans l'oreille du vieillard trépidant: «C'est un ami -de Simon, papa.» L'ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il -vagit: «Oua, oua, oua» en agitant sa main. Je répondis: «Vous êtes trop -aimable, monsieur», et je tombai sur un siège. - -Simon venait d'entrer; il riait: - ---Ah! ah! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce -vieux; c'est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher, -à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu'il -mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait -de l'œil aux plats sucrés comme si c'étaient des demoiselles. Tu n'as -jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l'heure. - -Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car -l'heure du dîner approchait. J'entendais dans l'escalier un grand -piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en -procession, derrière leur père, sans doute pour me faire honneur. - -Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un -océan d'herbes, de blés et d'avoine, sans un bouquet d'arbres ni un -coteau, image saisissante et triste de la vie qu'on devait mener dans -cette maison. - -Une cloche sonna. C'était pour le dîner. Je descendis. - -Mme Radevin prit mon bras d'un air cérémonieux et on passa dans la -salle à manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine -placé devant son assiette, promena sur le dessert un regard avide -et curieux en tournant avec peine, d'un plat vers l'autre, sa tête -branlante. - -Alors Simon se frotta les mains: «Tu vas t'amuser,» me dit-il. Et -tous les enfants, comprenant qu'on allait me donner le spectacle de -grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur -mère souriait seulement en haussant les épaules. - -Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses -mains: - ---Nous avons ce soir de la crème au riz sucré. - -La face ridée de l'aïeul s'illumina et il trembla plus fort de haut en -bas, pour indiquer qu'il avait compris et qu'il était content. - -Et on commença à dîner. - -«Regarde,» murmura Simon. Le grand-père n'aimait pas la soupe et -refusait d'en manger. On l'y forçait, pour sa santé; et le domestique -lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu'il -soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en -jet d'eau sur la table et sur ses voisins. - -Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très -content, répétait: «Est-il drôle, ce vieux?» - -Et tout le long du repas on ne s'occupa que de lui. Il dévorait du -regard les plats posés sur la table; et de sa main follement agitée -essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque -à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant vers eux, -l'appel désolé de tout son être, de son œil, de sa bouche, de son nez -qui les flairait. Et il bavait d'envie sur sa serviette en poussant -des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce -supplice odieux et grotesque. - -Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu'il -mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre -chose. - -Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait -de désir. - -Gontran lui cria: «Vous avez trop mangé, vous n'en aurez pas.» Et on -fit semblant de ne lui en point donner. - -Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis -que tous les enfants riaient. - -On lui apporta enfin sa part, une toute petite part; et il fit, en -mangeant la première bouchée de l'entremets, un bruit de gorge comique -et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui -avalent un morceau trop gros. - -Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore. - -Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et -ridicule, j'implorai pour lui: «Voyons, donne-lui encore un peu de riz?» - -Simon répondit: «Oh! non, mon cher, s'il mangeait trop, à son âge, ça -pourrait lui faire mal.» - -Je me tus, rêvant sur cette parole. O morale, ô logique, ô sagesse! -A son âge! Donc, on le privait du seul plaisir qu'il pouvait encore -goûter, par souci de sa santé! Sa santé! qu'en ferait-il, ce débris -inerte et tremblotant? On ménageait ses jours, comme on dit? Ses -jours? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent? Pourquoi? Pour -lui? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa -gourmandise impuissante? - -Il n'avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui -restait, une seule joie; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette -joie dernière, la lui donner jusqu'à ce qu'il en mourût. - -Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour -me coucher: j'étais triste, triste, triste! - -Et je me mis à ma fenêtre. On n'entendait rien au dehors qu'un très -léger, très doux, très joli gazouillement d'oiseau dans un arbre, -quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la -nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs. - -Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler -maintenant aux côtés de sa vilaine femme. - - - _Une Famille_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 3 août 1886. - - - - -JOSEPH. - - -ELLES étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de -Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens. - -Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la -mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d'un soir d'été entrait, -tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d'océan. Les deux -jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant -de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, -et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que -seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres. - -Leurs maris étaient retournés à Paris dans l'après-midi, les laissant -seules sur cette petite plage déserte qu'ils avaient choisie pour -éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours -sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur -l'herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît -dans le désœuvrement des villes d'eaux. Dieppe, Étretat, Trouville -leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et -abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, -et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l'été. - -Elles étaient grises. Ne sachant qu'inventer pour se distraire, la -petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, -au champagne. Elles s'étaient d'abord beaucoup amusées à cuisiner -elles-mêmes ce dîner; puis elles l'avaient mangé avec gaieté en buvant -ferme pour calmer la soif qu'avait éveillée dans leur gorge la chaleur -des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à -l'unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec -la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu'elles -disaient. - -La comtesse, les jambes en l'air sur le dossier d'une chaise, était -plus partie encore que son amie. - ---Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait -des amoureux. Si j'avais prévu ça tantôt, j'en aurais fait venir deux -de Paris et je t'en aurais cédé un... - ---Moi, reprit l'autre, j'en trouve toujours; même ce soir, si j'en -voulais un, je l'aurais. - ---Allons donc! A Roqueville, ma chère? un paysan, alors. - ---Non, pas tout à fait. - ---Alors, raconte-moi. - ---Qu'est-ce que tu veux que je te raconte? - ---Ton amoureux? - ---Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n'étais pas -aimée, je me croirais morte. - ---Moi aussi. - ---N'est-ce pas? - ---Oui. Les hommes ne comprennent pas ça! nos maris surtout! - ---Non, pas du tout. Comment veux-tu qu'il en soit autrement? L'amour -qu'il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. -C'est la nourriture de notre cœur, ça. C'est indispensable à notre vie, -indispensable, indispensable... - ---Indispensable. - ---Il faut que je sente que quelqu'un pense à moi, toujours, partout. -Quand je m'endors, quand je m'éveille, il faut que je sache qu'on -m'aime quelque part, qu'on rêve de moi, qu'on me désire. Sans cela je -serais malheureuse, malheureuse. Oh! mais malheureuse à pleurer tout le -temps. - ---Moi aussi. - ---Songe donc que c'est impossible autrement. Quand un mari a été -gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément -une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se -montre tel qu'il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes -les notes. On ne peut pas aimer quelqu'un avec qui on vit toujours. - ---Ça, c'est bien vrai. - ---N'est-ce pas?... Où donc en étais-je? Je ne me rappelle plus du tout. - ---Tu disais que tous les maris sont des brutes! - ---Oui, des brutes... tous. - ---C'est vrai. - ---Et après?... - ---Quoi, après? - ---Qu'est-ce que je disais après? - ---Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l'as pas dit? - ---J'avais pourtant quelque chose à te raconter. - ---Oui, c'est vrai, attends?... - ---Ah! j'y suis... - ---Je t'écoute. - ---Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux. - ---Comment fais-tu? - ---Voilà. Suis-moi bien. Quand j'arrive dans un pays nouveau, je prends -des notes et je fais mon choix. - ---Tu fais ton choix? - ---Oui, parbleu. Je prends des notes d'abord. Je m'informe. Il faut -avant tout qu'un homme soit discret, riche et généreux, n'est-ce pas? - ---C'est vrai. - ---Et puis, il faut qu'il me plaise comme homme. - ---Nécessairement. - ---Alors je l'amorce. - ---Tu l'amorces? - ---Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n'as jamais pêché à la -ligne? - ---Non, jamais. - ---Tu as eu tort. C'est très amusant. Et puis c'est instructif. Donc, je -l'amorce... - ---Comment fais-tu? - ---Bête, va. Est-ce qu'on ne prend pas les hommes qu'on veut prendre, -comme s'ils avaient le choix! Et ils croient choisir encore... ces -imbéciles... mais c'est nous qui choisissons... toujours... Songe -donc, quand on n'est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les -hommes sont des prétendants, tous sans exception. Nous, nous les -passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous -l'amorçons... - ---Ça ne me dit pas comment tu fais? - ---Comment je fais?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, -voilà tout. - ---Tu te laisses regarder?... - ---Mais oui. Ça suffit. Quand on s'est laissé regarder plusieurs fois -de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus -séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la -cour. Moi je lui laisse comprendre qu'il n'est pas mal, sans rien dire -bien entendu; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça -dure plus ou moins, selon ses qualités. - ---Tu prends comme ça tous ceux que tu veux? - ---Presque tous. - ---Alors, il y en a qui résistent? - ---Quelquefois. - ---Pourquoi? - ---Oh! pourquoi? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu'on est très -amoureux d'une autre. Parce qu'on est d'une timidité excessive et parce -qu'on est... comment dirai-je?... incapable de mener jusqu'au bout la -conquête d'une femme... - ---Oh! ma chère!... Tu crois?... - ---Oui... oui... J'en suis sûre..., il y en a beaucoup de cette dernière -espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu'on ne croit. Oh! ils -ont l'air de tout le monde... ils sont habillés comme les autres... -ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne -pourraient pas se déployer. - ---Oh! ma chère... - ---Quant aux timides, ils sont quelquefois d'une sottise imprenable. Ce -sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se -coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec -ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de -main. C'est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni -par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier -moyen.... ils vous soignent... Et pour peu qu'on tarde à reprendre ses -sens... ils vont chercher du secours. - -Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je -les enlève d'assaut, à... à... à... à la bayonnette, ma chère! - ---C'est bon, tout ça, mais quand il n'y a pas d'hommes, comme ici, par -exemple. - ---J'en trouve. - ---Tu en trouves. Où ça? - ---Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire. - -Voilà deux ans, cette année, que mon mari m'a fait passer l'été dans -sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien, -de rien, de rien! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds -dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux -sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par -là-dessus, et qu'il serait impossible de corriger, parce qu'ils ont des -principes d'existence malpropres. - -Devine ce que j'ai fait? - ---Je ne devine pas! - ---Ah! ah! ah! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour -l'exaltation de l'homme du peuple, des romans où les ouvriers sont -sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que -j'avais vu _Ruy-Blas_ l'hiver précédent et que ça m'avait beaucoup -frappée. Eh bien! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de -vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le -séminaire par dégoût. Eh bien, je l'ai pris comme domestique! - ---Oh!... Et après!... - ---Après... après, ma chère, je l'ai traité de très haut, en lui -montrant beaucoup de ma personne. Je ne l'ai pas amorcé, celui-là, ce -rustre, je l'ai allumé!... - ---Oh! Andrée! - ---Oui, ça m'amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne -compte pas! Eh bien, il ne comptait point. Je le sonnais pour les -ordres chaque matin quand ma femme de chambre m'habillait, et aussi -chaque soir quand elle me déshabillait. - ---Oh! Andrée! - ---Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table, -pendant les repas, je n'ai plus parlé que de propreté, de soins du -corps, de douches, de bains. Si bien qu'au bout de quinze jours il se -trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner -le château. J'ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui -disant, d'un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer -que de l'eau de Cologne. - ---Oh! Andrée! - ---Alors, j'ai eu l'idée d'organiser une bibliothèque de campagne. -J'ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais -à tous nos paysans et à mes domestiques. Il s'était glissé dans ma -collection quelques livres... quelques livres... poétiques... de ceux -qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens... Je les -ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle -de vie. - ---Oh... Andrée! - ---Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le -tutoyer. Je l'avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état... -dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq... -et il roulait des yeux de fou. Moi je m'amusais énormément. C'est un de -mes meilleurs étés... - ---Et après?... - ---Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai -dit d'atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très -chaud, très chaud... Voilà! - ---Oh! Andrée, dis-moi tout... Ça m'amuse tant. - ---Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon -toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route. - ---Comment ça? - ---Que tu es bête. Je lui ai dit que j'allais me trouver mal et qu'il -fallait me porter sur l'herbe. Et puis, quand j'ai été sur l'herbe, -j'ai suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j'ai été -délacée, j'ai perdu connaissance. - ---Tout à fait. - ---Oh non, pas du tout. - ---Eh bien? - ---Eh bien! j'ai été obligée de rester près d'une heure sans -connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j'ai été patiente, et -je n'ai rouvert les yeux qu'après sa chute. - ---Oh! Andrée!... Et qu'est-ce que tu lui as dit? - ---Moi rien! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j'étais sans -connaissance? Je l'ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en -voiture; et il m'a ramenée au château. Mais il a failli verser en -tournant la barrière! - ---Oh! Andrée! Et c'est tout?... - ---C'est tout... - ---Tu n'as perdu connaissance qu'une fois? - ---Rien qu'une fois, parbleu! Je ne voulais pas faire mon amant de ce -goujat. - ---L'as-tu gardé longtemps après ça? - ---Mais oui. Je l'ai encore. Pourquoi est-ce que je l'aurais renvoyé. Je -n'avais pas à m'en plaindre. - ---Oh! Andrée! Et il t'aime toujours? - ---Parbleu. - ---Où est-il? - -La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre -électrique. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un grand valet entra -qui répandait autour de lui une forte senteur d'eau de Cologne. - -La baronne lui dit: «Joseph, mon garçon, j'ai peur de me trouver mal, -va me chercher ma femme de chambre.» - -L'homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et -fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit: «Mais va donc -vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd'hui, et -Rosalie me soignera mieux que toi.» - -Il tourna sur ses talons et sortit. - -La petite comtesse, effarée, demanda: - ---Et qu'est-ce que tu diras à ta femme de chambre? - ---Je lui dirai que c'est passé! Non, je me ferai tout de même délacer. -Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis -grise... ma chère... mais grise à tomber si je me levais. - - - _Joseph_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 juillet 1885. - - - - -L'AUBERGE. - - -PAREILLE à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les -Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus -qui coupent les sommets blancs des montagnes, l'auberge de Schwarenbach -sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi. - -Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean -Hauser; puis, dès que les neiges s'amoncellent, emplissant le vallon et -rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les -trois fils s'en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide -Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de -montagne. - -Les deux hommes et la bête demeurent jusqu'au printemps dans cette -prison de neige, n'ayant devant les yeux que la pente immense et -blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés, -bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour d'eux, enveloppe, -étreint, écrase la petite maison, s'amoncelle sur le toit, atteint les -fenêtres et mure la porte. - -C'était le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, l'hiver -approchant et la descente devenant périlleuse. - -Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et -conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa fille -Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur -tour. - -Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter -la famille jusqu'au sommet de la descente. - -Ils contournèrent d'abord le petit lac, gelé maintenant au fond du -grand trou de rochers qui s'étend devant l'auberge, puis ils suivirent -le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets -de neige. - -Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé, -l'allumait d'une flamme aveuglante et froide; aucune vie n'apparaissait -dans cet océan des monts; aucun mouvement dans cette solitude -démesurée; aucun bruit n'en troublait le profond silence. - -Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues -jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari, -pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes. - -La plus jeune le regardait venir, semblait l'appeler d'un œil triste. -C'était une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les -cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu -des glaces. - -Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur -la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler, -énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de -l'hivernage. C'était la première fois qu'il restait là-haut, tandis -que le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers sous la neige dans -l'auberge de Schwarenbach. - -Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l'air de comprendre, et regardait -sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait: «Oui, madame -Hauser.» Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait -impassible. - -Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée -s'étendait, toute plate, au fond du val. A droite, le Daubenhorn -montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du -glacier de Lœmmern que dominait le Wildstrubel. - -Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur -Loëche, ils découvrirent tout à coup l'immense horizon des Alpes du -Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône. - -C'était, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou -pointus et luisants sous le soleil: le Mischabel avec ses deux cornes, -le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et -redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d'hommes, et la Dent-Blanche, -cette monstrueuse coquette. - -Puis, au-dessous d'eux, dans un trou démesuré, au fond d'un abîme -effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des -grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme -la Gemmi, et qui s'ouvre, là-bas, sur le Rhône. - -Le mulet s'arrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans -cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne -droite, jusqu'à ce petit village presque invisible, à son pied. Les -femmes sautèrent dans la neige. - -Les deux vieux les avaient rejoints. - ---Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à l'an prochain, -les amis. - -Le père Hari répéta: «A l'an prochain.» - -Ils s'embrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour, tendit ses joues; et -la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour d'Ulrich Kunsi, il -murmura dans l'oreille de Louise: «N'oubliez point ceux d'en haut.» -Elle répondit «non», si bas qu'il devina sans l'entendre. - ---Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé. - -Et, passant devant les femmes, il commença à descendre. - -Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin. - -Et les deux hommes s'en retournèrent vers l'auberge de Schwarenbach. - -Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. C'était fini, ils -resteraient seuls face à face, quatre ou cinq mois. - -Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de l'autre hiver. Il était -demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer; car un -accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s'étaient -pas ennuyés, d'ailleurs; le tout était d'en prendre son parti dès le -premier jour; et on finissait par se créer des distractions, des jeux, -beaucoup de passe-temps. - -Ulrich Kunsi l'écoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui -descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi. - -Bientôt ils aperçurent l'auberge, à peine visible, si petite, un point -noir au pied de la monstrueuse vague de neige. - -Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour -d'eux. - ---Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n'avons plus de femme -maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de -terre. - -Et tous deux, s'asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à -tremper la soupe. - -La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari -fumait et crachait dans l'âtre, tandis que le jeune homme regardait par -la fenêtre l'éclatante montagne en face de la maison. - -Il sortit dans l'après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il -cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les -deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le -ventre au bord de l'abîme, et regarda Loëche. - -Le village dans son puits de rocher n'était pas encore noyé sous -la neige, bien qu'elle vînt tout près de lui, arrêtée net par les -forêts de sapins qui protégeaient ses environs. Ses maisons basses -ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie. - -La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises. -Dans laquelle? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer -séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu'il le pouvait -encore! - -Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel; -et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son -compagnon, il lui proposa une partie de cartes; et ils s'assirent en -face l'un de l'autre des deux côtés de la table. - -Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu'on nomme la brisque, puis, -ayant soupé, ils se couchèrent. - -Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids, -sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter -les aigles et les rares oiseaux qui s'aventurent sur ces sommets -glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi -pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux -dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur -partie. - -Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage -mouvant, profond et léger, d'écume blanche s'abattait sur eux, autour -d'eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et sourd -matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut -dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler des -marches pour s'élever sur cette poudre de glace que douze heures de -gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines. - -Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s'aventurant plus -guère en dehors de leur demeure. Ils s'étaient partagé les besognes -qu'ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des -nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de -propreté. C'était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard -Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages, -réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de -cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes -et placides. Jamais même ils n'avaient d'impatiences, de mauvaise -humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de -résignation pour cet hivernage sur les sommets. - -Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s'en allait à la -recherche des chamois; il en tuait de temps en temps. C'était alors -fête dans l'auberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraîche. - -Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit -au-dessous de glace. Le soleil n'étant pas encore levé, le chasseur -espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel. - -Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu'à dix heures. Il était d'un -naturel dormeur; mais il n'eût point osé s'abandonner ainsi à son -penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal. - -Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits -à dormir devant le feu; puis il se sentit triste, effrayé même de la -solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne, -comme on l'est par le désir d'une habitude invincible. - -Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait -rentrer à quatre heures. - -La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses, -effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre -les sommets immenses, qu'une immense cuve blanche régulière, aveuglante -et glacée. - -Depuis trois semaines, Ulrich n'était plus revenu au bord de l'abîme -d'où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir -les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était -aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère, -ensevelies sous ce manteau pâle. - -Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de -son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige -aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit -point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée. - -Quand il fut au bord du glacier, il s'arrêta, se demandant si le vieux -avait bien pris ce chemin; puis il se mit à longer les moraines d'un -pas plus rapide et plus inquiet. - -Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gelé -courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich -poussa un cri d'appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s'envola dans -le silence de mort où dormaient les montagnes; elle courut au loin, -sur les vagues immobiles et profondes d'écume glaciale, comme un cri -d'oiseau sur les vagues de la mer; puis elle s'éteignit et rien ne lui -répondit. - -Il se remit à marcher. Le soleil s'était enfoncé, là-bas, derrière -les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore; mais les -profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur -tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude, -la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et -geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et -glacé. Et il se mit à courir, s'enfuyant vers sa demeure. Le vieux, -pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre -chemin; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds. - -Bientôt il aperçut l'auberge. Aucune fumée n'en sortait. Ulrich courut -plus vite, ouvrit la porte. Sam s'élança pour le fêter, mais Gaspard -Hari n'était point revenu. - -Effaré, Kunzi tournait sur lui-même, comme s'il se fût attendu à -découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et -fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard. - -De temps en temps, il sortait pour regarder s'il n'apparaissait pas. -La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la -nuit livide qu'éclairait, au bord de l'horizon, un croissant jaune et -fin prêt à tomber derrière les sommets. - -Puis le jeune homme rentrait, s'asseyait, se chauffait les pieds et les -mains en rêvant aux accidents possibles. - -Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un -faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu dans -la neige, saisi, raidi par le froid, l'âme en détresse, criant, perdu, -criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa gorge -dans le silence de la nuit. - -Mais où? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux -environs, surtout en cette saison, qu'il aurait fallu être dix ou vingt -guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un -homme en cette immensité. - -Ulrich Kunzi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari -n'était point revenu entre minuit et une heure du matin. - -Et il fit ses préparatifs. - -Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d'acier, -roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia -l'état de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des -degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la -cheminée; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme; l'horloge -battait comme un cœur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore. - -Il attendait, l'oreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant -quand le vent léger frôlait le toit et les murs. - -Minuit sonna; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et -apeuré, il posa de l'eau sur le feu, afin de boire du café bien chaud -avant de se mettre en route. - -Quand l'horloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam, -ouvrit la porte et s'en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant -cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons, -taillant la glace, avançant toujours et parfois hâlant, au bout de sa -corde, le chien resté en bas d'un escarpement trop rapide. Il était six -heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard -venait souvent à la recherche des chamois. - -Et il attendit que le jour se levât. - -Le ciel pâlissait sur sa tête; et soudain une lueur bizarre, née on -ne sait d'où, éclaira brusquement l'immense océan des cimes pâles qui -s'étendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté -vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans l'espace. -Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un -rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les -lourds géants des Alpes bernoises. - -Ulrich Kunzi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé, -épiant des traces, disant au chien: «Cherche, mon gros, cherche.» - -Il redescendait la montagne à présent, fouillant de l'œil les -gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite -dans l'immensité muette. Alors, il collait à terre l'oreille, pour -écouter; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait -de nouveau, n'entendait plus rien et s'asseyait épuisé, désespéré. Vers -midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il -recommença ses recherches. - -Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante -kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison -pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il -creusa un trou dans la neige et s'y blottit avec son chien, sous une -couverture qu'il avait apportée. Et ils se couchèrent l'un contre -l'autre, l'homme et la bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre et -gelés jusqu'aux moelles cependant. - -Ulrich ne dormit guère, l'esprit hanté de visions, les membres secoués -de frissons. - -Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides -comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d'angoisse, -son cœur palpitant à le laisser choir d'émotion dès qu'il croyait -entendre un bruit quelconque. - -Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir de froid dans cette -solitude, et l'épouvante de cette mort, fouettant son énergie, -réveilla sa vigueur. - -Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant, se relevant, suivi de -loin par Sam, qui boitait sur trois pattes. - -Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de -l'après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea -et s'endormit, tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien. - -Il dormit longtemps, très longtemps, d'un sommeil invincible. Mais -soudain, une voix, un cri, un nom: «Ulrich», secoua son engourdissement -profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé? Était-ce un de ces -appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes? Non, il -l'entendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté -dans sa chair jusqu'au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait -crié; on avait appelé: «Ulrich!» Quelqu'un était là, près de la maison. -Il n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla: «C'est toi, -Gaspard!» de toute la puissance de sa gorge. - -Rien ne répondit; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il -faisait nuit. La neige était blême. - -Le vent s'était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse -rien de vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il passait par souffles -brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu du désert. -Ulrich, de nouveau, cria: «Gaspard!--Gaspard!--Gaspard!» - -Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne! Alors une -épouvante le secoua jusqu'aux os. D'un bond il rentra dans l'auberge, -ferma la porte et poussa les verrous; puis il tomba grelottant sur une -chaise, certain qu'il venait d'être appelé par son camarade au moment -où il rendait l'esprit. - -De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain. -Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits -quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés -dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains. -Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de -mourir tout à l'heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine -libre, s'était envolée vers l'auberge où dormait Ulrich, et elle -l'avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu'ont les âmes -des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix, -dans l'âme accablée du dormeur; elle avait crié son adieu dernier, ou -son reproche, ou sa malédiction sur l'homme qui n'avait point assez -cherché. - -Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte -qu'il venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui -frôle de ses plumes une fenêtre éclairée; et le jeune homme éperdu -était prêt à hurler d'horreur. Il voulait s'enfuir et n'osait point -sortir; il n'osait point et n'oserait plus désormais, car le fantôme -resterait là, jour et nuit, autour de l'auberge, tant que le corps du -vieux guide n'aurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite -d'un cimetière. - -Le jour vint et Kunzi reprit un peu d'assurance au retour brillant -du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il -demeura sur une chaise, immobile, le cœur torturé, pensant au vieux -couché sur la neige. - -Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles -l'assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée -à peine par la flamme d'une chandelle, il marchait d'un bout à l'autre -de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de -l'autre nuit n'allait pas encore traverser le silence morne du dehors. -Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme n'avait jamais -été seul! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux -mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons -humaines, au-dessus de la vie qui s'agite, bruit et palpite, seul dans -le ciel glacé! Une envie folle le tenaillait de se sauver n'importe où, -n'importe comment, de descendre à Loëche en se jetant dans l'abîme; -mais il n'osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que l'autre, le -mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus là-haut. - -Vers minuit, las de marcher, accablé d'angoisse et de peur, il -s'assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on -redoute un lieu hanté. - -Et soudain le cri strident de l'autre soir lui déchira les oreilles, si -suraigu qu'Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il -tomba sur le dos avec son siège. - -Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens -effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d'où venait le -danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et -reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant. - -Kunzi, éperdu, s'était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria: -«N'entre pas, n'entre pas, n'entre pas ou je te tue.» Et le chien, -excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l'invisible ennemi -que défiait la voix de son maître. - -Sam, peu à peu, se calma et revint s'étendre auprès du foyer, mais il -demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre -ses crocs. - -Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir -de terreur, il alla chercher une bouteille d'eau-de-vie dans le buffet, -et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient -vagues; son courage s'affermissait; une fièvre de feu glissait dans ses -veines. - -Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l'alcool. Et -pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès -que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire -jusqu'à l'instant où il tombait sur le sol, abattu par l'ivresse. Et -il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant, -le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant -et brûlant, que le cri toujours le même «Ulrich!» le réveillait comme -une balle qui lui aurait percé le crâne; et il se dressait chancelant -encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son -secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se -précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de -ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé, -la tête en l'air, avalait à pleines gorgées, comme de l'eau fraîche -après une course, l'eau-de-vie qui tout à l'heure endormirait de -nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue. - -En trois semaines, il absorba toute sa provision d'alcool. Mais cette -saoulerie continue ne faisait qu'assoupir son épouvante qui se réveilla -plus furieuse dès qu'il lui fut impossible de la calmer. L'idée fixe -alors, exaspérée par un mois d'ivresse, et grandissant sans cesse dans -l'absolue solitude, s'enfonçait en lui à la façon d'une vrille. Il -marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu'une bête en cage, collant -son oreille à la porte pour écouter si l'autre était là, et le défiant, -à travers le mur. - -Puis, dès qu'il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la -voix qui le faisait bondir sur ses pieds. - -Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur -la porte et l'ouvrit pour voir celui qui l'appelait et pour le forcer à -se taire. - -Il reçut en plein visage un souffle d'air froid qui le glaça jusqu'aux -os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que -Sam s'était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, -et s'assit devant pour se chauffer; mais soudain il tressaillit, -quelqu'un grattait le mur en pleurant. - -Il cria éperdu: «Va-t'en.» Une plainte lui répondit, longue et -douloureuse. - -Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il -répétait «Va-t'en» en tournant sur lui-même pour trouver un coin où -se cacher. L'autre, pleurant toujours, passait le long de la maison -en se frottant contre le mur. Ulrich s'élança vers le buffet de chêne -plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force -surhumaine, il le traîna jusqu'à la porte, pour s'appuyer d'une -barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait -de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la -fenêtre comme on fait lorsqu'un ennemi vous assiège. - -Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements -lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements -pareils. - -Et des jours et des nuits se passèrent sans qu'ils cessassent de hurler -l'un et l'autre. L'un tournait sans cesse autour de la maison et -fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu'il semblait -vouloir la démolir; l'autre, au dedans, suivait tous ses mouvements, -courbé, l'oreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses -appels par d'épouvantables cris. - -Un soir, Ulrich n'entendit plus rien, et il s'assit, tellement brisé de -fatigue qu'il s'endormit aussitôt. - -Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa -tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea. -........................................................................ - -L'hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable; et la -famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge. - -Dès qu'elles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent -sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu'elles allaient -retrouver tout à l'heure. - -Elles s'étonnaient que l'un d'eux ne fût pas descendu quelques jours -plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des -nouvelles de leur long hivernage. - -On aperçut enfin l'auberge encore couverte et capitonnée de neige. La -porte et la fenêtre étaient closes; un peu de fumée sortait du toit, -ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le -seuil, un squelette d'animal dépecé par les aigles, un grand squelette -couché sur le flanc. - -Tous l'examinèrent: «Ça doit être Sam», dit la mère. Et elle appela: -«Hé, Gaspard.» Un cri répondit à l'intérieur, un cri aigu, qu'on eût -dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta: «Hé, Gaspard.» Un autre -cri pareil au premier se fit entendre. - -Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d'ouvrir -la porte. Elle résista. Ils prirent dans l'étable vide une longue -poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria, -céda, les planches volèrent en morceaux; puis un grand bruit ébranla -la maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet écroulé, un -homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe -qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux -d'étoffe sur le corps. - -Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s'écria: «C'est -Ulrich, maman.» Et la mère constata que c'était Ulrich, bien que ses -cheveux fussent blancs. - -Il les laissa venir; il se laissa toucher; mais il ne répondit point -aux questions qu'on lui posa; et il fallut le conduire à Loëche où les -médecins constatèrent qu'il était fou. - -Et personne ne sut jamais ce qu'était devenu son compagnon. - -La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d'une maladie de langueur -qu'on attribua au froid de la montagne. - - - _L'Auberge_ a paru dans _Les Lettres et les Arts_ du 1er septembre 1886. - - - - -LE VAGABOND. - - -DEPUIS quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. -Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que -l'ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon -sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa -famille, lui, fils aîné, n'ayant plus qu'à croiser ses bras vigoureux, -dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux -sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel, -le plus fort, ne faisait rien parce qu'il n'avait rien à faire, et -mangeait la soupe des autres. - -Alors, il s'était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu -qu'on trouvait à s'occuper dans le Centre. - -Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept -francs dans sa poche et portant sur l'épaule, dans un mouchoir bleu -attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une -culotte et une chemise. - -Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les -interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver -jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l'ouvrage. - -Il s'entêta d'abord à cette idée qu'il ne devait travailler qu'à la -charpente, puisqu'il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers -où il se présenta, on répondit qu'on venait de congédier des hommes, -faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources, -à accomplir toutes les besognes qu'il rencontrerait sur son chemin. - -Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d'écurie, scieur de pierres; -il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du -mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela -moyennant quelques sous, car il n'obtenait, de temps en temps, deux -ou trois jours de travail qu'en se proposant à vil prix, pour tenter -l'avarice des patrons et des paysans. - -Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il -n'avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des -femmes qu'il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des -routes. - -Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le -ventre vide, l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur l'herbe au bord -du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l'autre -n'existant plus depuis longtemps déjà. C'était un samedi, vers la -fin de l'automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et -rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On -sentait qu'il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette -tombée de jour, la veille d'un dimanche. De place en place, dans les -champs, s'élevaient, pareilles à des champignons jaunes, monstrueux, -des meules de paille égrenées; et les terres semblaient nues, étant -ensemencées déjà pour l'autre année. - -Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les -loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire -moins de pas, et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les -yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec -l'envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu'il -rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe. - -Il regardait les bords de la route avec l'image, dans les yeux, de -pommes de terre défouies, restées sur le sol retourné. S'il en avait -trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu -dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond, -qu'il eût tenu d'abord, brûlant, dans ses mains froides. - -Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une -betterave crue, arrachée dans un sillon. - -Depuis deux jours il parlait haut en allongeant le pas sous l'obsession -de ses idées. Il n'avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son -esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle. -Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d'un travail -introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l'herbe, -le jeûne, le mépris qu'il sentait chez les sédentaires pour le -vagabond, cette question posée chaque jour: «Pourquoi ne restez-vous -pas chez vous?» le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants -qu'il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la -maison et qui n'avaient guère de sous, non plus, l'emplissaient peu -à peu d'une colère lente, amassée chaque jour, chaque heure, chaque -minute, et qui s'échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes -et grondantes. - -Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il -grognait: «Misère... misère... tas de cochons... laisser crever de faim -un homme... un charpentier... tas de cochons... pas quatre sous... pas -quatre sous... v'là qu'il pleut... tas de cochons!...» - -Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en prenait aux hommes, à -tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est -inéquitable, féroce et perfide. - -Il répétait, les dents serrées: «Tas de cochons!» en regardant la -mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et, -sans réfléchir à cette autre injustice, humaine celle-là, qui se nomme -violence et vol, il avait envie d'entrer dans une de ces demeures, -d'assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place. - -Il disait: «J'ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu'on me -laisse crever de faim... je ne demande qu'à travailler, pourtant... -tas de cochons!» Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son -ventre, la souffrance de son cœur lui montaient à la tête comme une -ivresse redoutable, et faisaient naître, en son cerveau, cette idée -simple: «J'ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l'air est -à tout le monde. Alors, donc, on n'a pas le droit de me laisser sans -pain!» - -La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s'arrêta et murmura: -«Misère... encore un mois de route avant de rentrer à la maison...» -Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu'il trouverait -plutôt à s'occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant -n'importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le -suspectait. - -Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur -de plâtre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que -vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger. - -Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin -d'empêcher l'eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. -Mais il sentit bientôt qu'elle traversait déjà la mince toile de ses -vêtements et il jeta autour de lui un regard d'angoisse, d'être perdu -qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n'a pas -un abri par le monde. - -La nuit venait, couvrant d'ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans -un pré, une tache sombre sur l'herbe, une vache. Il enjamba le fossé -de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait. - -Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa: -«Si seulement j'avais un pot, je pourrais boire un peu de lait.» - -Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui -lançant dans le flanc un grand coup de pied: «Debout!» dit-il. - -La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde -mamelle; alors l'homme se coucha sur le dos, entre les pattes de -l'animal, et il but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains -le pis gonflé, chaud, et qui sentait l'étable. Il but tant qu'il resta -du lait dans cette source vivante. - -Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue -sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumière -qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d'une maison. - -La vache s'était recouchée, lourdement. Il s'assit à côté d'elle, en -lui flattant la tête, reconnaissant d'avoir été nourri. Le souffle -épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de -vapeur dans l'air du soir, passait sur la face de l'ouvrier qui se mit -à dire: «Tu n'as pas froid là dedans, toi.» - -Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes, -pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle de se -coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha -donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre la -mamelle puissante qui l'avait abreuvé tout à l'heure. Puis, comme il -était brisé de fatigue, il s'endormit tout à coup. - -Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon -qu'il appliquait l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal; alors il se -retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était -restée à l'air de la nuit; et il se rendormit bientôt de son sommeil -accablé. - -Un coq chantant le mit debout. L'aube allait paraître; il ne pleuvait -plus; le ciel était pur. - -La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s'appuyant -sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il -dit: «Adieu, ma belle... à une autre fois... t'es une bonne bête... -Adieu...» - -Puis il mit ses souliers, et s'en alla. - -Pendant deux heures, il marcha devant lui, suivant toujours la même -route; puis une lassitude l'envahit si grande, qu'il s'assit dans -l'herbe. - -Le jour était venu; les cloches des églises sonnaient, des hommes en -blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés -en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux -villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents. - -Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons -inquiets et bêlants qu'un chien rapide maintenait en troupeau. - -Randel se leva, salua: «Vous n'auriez pas du travail pour un ouvrier -qui meurt de faim?» dit-il. - -L'autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant: - ---Je n'ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les -routes. - -Et le charpentier retourna s'asseoir sur le fossé. - -Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et -cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa -prière. - -Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d'or -ornait le ventre. - ---Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et -je n'ai plus un sou dans ma poche. - -Le demi-monsieur répliqua: «Vous auriez dû lire l'avis affiché à -l'entrée du pays.--La mendicité est interdite sur le territoire de la -commune.--Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien -vite, je vais vous faire ramasser.» - -Randel, que la colère gagnait, murmura: «Faites-moi ramasser si vous -voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins.» - -Et il retourna s'asseoir sur son fossé. - -Au bout d'un quart d'heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la -route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au -soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs -boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en -fuite de loin, de très loin. - -Le charpentier comprit bien qu'ils venaient pour lui; mais il ne remua -pas, saisi soudain d'une envie sourde de les braver, d'être pris par -eux, et de se venger, plus tard. - -Ils approchaient sans paraître l'avoir vu, allant de leur pas -militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, -en passant devant lui, ils eurent l'air de le découvrir, s'arrêtèrent -et se mirent à le dévisager d'un œil menaçant et furieux. - -Et le brigadier s'avança en demandant: - ---Qu'est-ce que vous faites ici? - -L'homme répliqua tranquillement: - ---Je me repose. - ---D'où venez-vous? - ---S'il fallait vous dire tous les pays où j'ai passé, j'en aurais pour -plus d'une heure. - ---Où allez-vous? - ---A Ville-Avaray. - ---Où c'est-il ça? - ---Dans la Manche. - ---C'est votre pays? - ---C'est mon pays. - ---Pourquoi en êtes-vous parti? - ---Pour chercher du travail. - -Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d'un -homme que la même supercherie finit par exaspérer: - ---Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi. - -Puis il reprit: - ---Vous avez des papiers? - ---Oui, j'en ai. - ---Donnez-les. - -Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres -papiers usés et sales qui s'en allaient en morceaux, et les tendit au -soldat. - -L'autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu'ils étaient en -règle, il les rendit avec l'air mécontent d'un homme qu'un plus malin -vient de jouer. - -Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau: - ---Vous avez de l'argent sur vous? - ---Non. - ---Rien? - ---Rien. - ---Pas un sou seulement? - ---Pas un sou seulement! - ---De quoi vivez-vous, alors? - ---De ce qu'on me donne. - ---Vous mendiez, alors? - -Randel répondit résolument: - ---Oui, quand je peux. - -Mais le gendarme déclara: «Je vous prends en flagrant délit de -vagabondage et de mendicité, sans ressource et sans profession, sur la -route, et je vous enjoins de me suivre.» - -Le charpentier se leva. - ---Ousque vous voudrez, dit-il. - -Et se plaçant entre les deux militaires avant même d'en recevoir -l'ordre, il ajouta: - ---Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut. - -Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à -travers les arbres dépouillés de feuilles, à un quart de lieue de -distance. - -C'était l'heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place -était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir -passer le malfaiteur qu'une troupe d'enfants excités suivait. Paysans -et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes, -avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des -pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l'écraser sous -leurs pieds. On se demandait s'il avait volé et s'il avait tué. Le -boucher, ancien spahi, affirma: «C'est un déserteur.» Le débitant de -tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait passé une pièce -fausse de cinquante centimes, le matin même, et le quincaillier vit en -lui indubitablement l'introuvable assassin de la veuve Malet que la -police cherchait depuis six mois. - -Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer, -Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et -flanqué de l'instituteur. - ---Ah! ah! s'écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous -avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier, -qu'est-ce que c'est? - -Le brigadier répondit: «Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le -maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu'il affirme, -arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats -et de papiers bien en règle.» - ---Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les -relut, les rendit, puis ordonna: «Fouillez-le.» On fouilla Randel; on -ne trouva rien. - -Le maire semblait perplexe. Il demanda à l'ouvrier: - ---Que faisiez-vous, ce matin, sur la route? - ---Je cherchais de l'ouvrage. - ---De l'ouvrage?... Sur la grand'route? - ---Comment voulez-vous que j'en trouve, si je me cache dans les bois? - -Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant -à des races ennemies. Le magistrat reprit: «Je vais vous faire mettre -en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas!» - -Le charpentier répondit: «J'aime mieux que vous me gardiez. J'en ai -assez de courir les chemins.» - -Le maire prit un air sévère: - ---Taisez-vous. - -Puis il ordonna aux gendarmes: - ---Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le -laisserez continuer son chemin. - -L'ouvrier dit: «Faites-moi donner à manger, au moins.» - -L'autre fut indigné: «Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah! -ah! ah! elle est forte celle-là!» - -Mais Randel reprit avec fermeté: «Si vous me laissez encore crever de -faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous -autres, les gros.» - -Le maire s'était levé, et il répéta: - ---Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher. - -Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et -l'entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva -sur la route; et les hommes l'ayant conduit à deux cents mètres de la -borne kilométrique, le brigadier déclara: - ---Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien -vous aurez de mes nouvelles. - -Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il -allait. Il marcha devant lui un quart d'heure ou vingt minutes, -tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien. - -Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était -entr'ouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et -l'arrêta net, devant ce logis. - -Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le -souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette -demeure. - -Il dit, tout haut, d'une voix grondante: «Nom de Dieu! faut qu'on m'en -donne, cette fois.» Et il se mit à heurter la porte à grands coups de -son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant: «Hé! hé! -hé! là dedans, les gens! hé! ouvrez!» - -Rien ne remua; alors, s'approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa -main, et l'air enfermé de la cuisine, l'air tiède plein de senteurs de -bouillon chaud, de viande cuite et de choux s'échappa vers l'air froid -du dehors. - -D'un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis -sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient -laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe -grasse aux légumes. - -Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui -semblaient pleines. - -Randel d'abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence -que s'il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement, -par grandes bouchées vite avalées. Mais l'odeur de la viande, presque -aussitôt, l'attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du -pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de bœuf, -lié d'une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des -oignons, jusqu'à ce que son assiette fût pleine, et, l'ayant posée sur -la table, il s'assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna -comme s'il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque -entier, plus une quantité de légumes, il s'aperçut qu'il avait soif et -il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée. - -A peine vit-il le liquide en son verre qu'il reconnut de l'eau-de-vie. -Tant pis, c'était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce -serait bon, après avoir eu si froid; et il but. - -Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l'habitude; il s'en -versa de nouveau un plein verre, qu'il avala en deux gorgées. Et, -presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l'alcool comme si un -grand bonheur lui avait coulé dans le ventre. - -Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant -son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue -brûlante, le front surtout où le sang battait. - -Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C'était la messe qui -finissait; et un instinct plutôt qu'une peur, l'instinct de prudence -qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser -le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l'autre -la bouteille d'eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et -regarda la route. - -Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au -lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois -qu'il apercevait. - -Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu'il avait fait et -tellement souple qu'il sautait les clôtures des champs, à pieds joints, -d'un seul bond. - -Dès qu'il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa -poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant. -Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses -jambes élastiques comme des ressorts. - -Il chantait la vieille chanson populaire: - - Ah! qu'il fait donc bon - Qu'il fait donc bon - Cueillir la fraise. - -Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et -ce tapis doux sous les pieds lui donna des envies folles de faire la -culbute, comme un enfant. - -Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque -pirouette, il se remettait à chanter: - - Ah! qu'il fait donc bon - Qu'il fait donc bon - Cueillir la fraise. - -Tout à coup, il se trouva au bord d'un chemin creux et il aperçut, -dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village, -portant aux mains deux seaux de lait, écartés d'elle par un cercle de -barrique. - -Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d'un chien qui voit -une caille. - -Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria: - ---C'est-il vous qui chantiez comme ça? - -Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut -de six pieds au moins. - -Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: «Cristi, vous m'avez -fait peur!» - -Mais il ne l'entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par -une autre rage plus dévorante que la faim, enfiévré par l'alcool, par -l'irrésistible furie d'un homme qui manque de tout, depuis deux mois, -et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les appétits -que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles. - -La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de -sa bouche entr'ouverte, de ses mains tendues. - -Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le -chemin. - -Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant -leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait -d'appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu'il n'en voulait -pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il -était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment. - -Quand elle se fut relevée, l'idée de ses seaux répandus l'emplit tout -à coup de fureur, et, ôtant son sabot d'un pied, elle se jeta, à son -tour, sur l'homme, pour lui casser la tête s'il ne payait pas son lait. - -Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé, -éperdu, épouvanté de ce qu'il avait fait, se sauva de toute la -vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle lui jetait des pierres, dont -quelques-unes l'atteignirent dans le dos. - -Il courut longtemps, longtemps, puis il se sentit las comme il ne -l'avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter; -toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne -pouvait plus réfléchir à rien. - -Et il s'assit au pied d'un arbre. - -Au bout de cinq minutes il dormait. - -Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut -deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du -matin qui lui tenaient et lui liaient les bras. - ---Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard. - -Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à -le rudoyer, s'il faisait un geste, car il était leur proie à présent, -il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de -criminels qui ne le lâcheraient plus. - ---En route! commanda le gendarme. - -Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule -d'automne, lourd et sinistre. - -Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent le village. - -Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements. -Paysans et paysannes, soulevés de colère, comme si chacun eût été -volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le -misérable pour lui jeter des injures. - -Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la -mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond. - -Dès qu'il l'aperçut, il cria de loin: - ---Ah! mon gaillard! nous y sommes. - -Et il se frottait les mains, content comme il l'était rarement. - -Il reprit: «Je l'avais dit, je l'avais dit, rien qu'en le voyant sur la -route.» - -Puis, avec un redoublement de joie: - ---Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard! - - - _Le Vagabond_ a paru dans _la Nouvelle Revue_ du 1er janvier 1887. - - - - -LE -VOYAGE DU HORLA. - - -J'AVAIS reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici: -«Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du -matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des -manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l'usine à partir -de cinq heures. Jovis.» - -A cinq heures précises, j'entrais à l'usine à gaz de la Villette. On -dirait les ruines colossales d'une ville de cyclopes. D'énormes et -sombres avenues s'ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l'un -derrière l'autre, pareilles à des colonnes monstrueuses, tronquées, -inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque -effrayant édifice de fer. - -Dans la cour d'entrée gît le ballon, une grande galette de toile -jaune, aplatie à terre sous un filet. On appelle cela la mise en -épervier; et il a l'air en effet d'un vaste poisson pris et mort. - -Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien -examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine -qui porte sur son flanc, en lettres d'or, dans une plaque d'acajou: _Le -Horla._ - -On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par -un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite -comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent -tous les yeux et tous les esprits. C'est ainsi que la nature elle-même -nourrit les êtres jusqu'à leur naissance. La bête qui s'envolera tout -à l'heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à -mesure que _le Horla_ grossit, étendent et mettent en place le filet -qui le couvre de façon à ce que la pression soit bien régulière et -également répartie sur tous les points. - -Cette opération est fort délicate et fort importante; car la résistance -de la toile de coton, si mince, dont est fait l'aérostat, est calculée -non en raison de l'étendue du contact de cette toile avec le filet, -mais aux mailles serrées qui portera la nacelle. - -_Le Horla_, d'ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses -yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M. Jovis, par le -personnel actif de la société, et rien au dehors. - -Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu'à -la soupape, ces deux choses essentielles de l'aérostation. Il doit -rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d'un navire sont -impénétrables à l'eau. Les anciens vernis à base d'huile de lin avaient -le double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu -de temps, se déchirait comme du papier. - -Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement -dès qu'elles avaient été ouvertes et qu'était brisé l'enduit, dit -cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine -mer et en pleine nuit, a prouvé, l'autre semaine, l'imperfection du -vieux système. - -On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du -vernis principalement, sont d'une valeur inestimable pour l'aérostation. - -On en parle d'ailleurs dans la foule, et des hommes qui semblent être -des spécialistes affirment avec autorité que nous serons retombés avant -les fortifications. Beaucoup d'autres choses encore sont blâmées dans -ce ballon d'un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant de -bonheur et de succès. - -Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures -faites pendant le transport; et on les bouche, selon l'usage, avec des -morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé -d'obstruction inquiète et émeut le public. - - -Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s'occupent des derniers -détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l'usine à gaz, selon -la coutume établie. - -Quand nous ressortons, l'aérostat se balance, énorme et transparent, -prodigieux fruit d'or, poire fantastique que mûrissent encore, en la -couvrant de feu, les derniers rayons du soleil. - -Voici qu'on attache la nacelle, qu'on apporte les baromètres, la sirène -que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi, -et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que -peut contenir, avec les hommes, ce panier volant. - -Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs -reprises l'en éloigner pour éviter un accident au départ. - -Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers. - -Le lieutenant Mallet grimpe d'abord dans le filet aérien entre la -nacelle et l'aérostat, d'où il surveillera, durant toute la nuit, la -marche du _Horla_ à travers le ciel, comme l'officier de quart, debout -sur la passerelle, surveille la marche du navire. - -M. Étienne Beer monte ensuite, puis M. Paul Bessand, puis M. Patrice -Eyriès, et puis moi. - -Mais l'aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous -devons entreprendre, et M. Eyriès doit, non sans grand regret, quitter -sa place. - -M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort -galants, les dames de s'écarter un peu, car il craint, en s'élevant, de -jeter du sable sur leurs chapeaux, puis il commande: «Lâchez tout!» et -tranchant d'un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous -le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au _Horla_ sa -liberté. - -En une seconde, nous sommes partis. On ne sent rien; on flotte, on -monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne -les entendons presque plus; nous ne les voyons qu'à peine. Nous sommes -déjà si loin! si haut! Quoi! nous venons de quitter ces gens là-bas? -Est-ce possible? Sous nous maintenant, Paris s'étale, une plaque -sombre, bleuâtre, hachée par les rues, et d'où s'élancent de place en -place, des dômes, des tours, des flèches, puis tout autour, la plaine, -la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu -des champs verts, d'un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs. - -La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on -n'aperçoit ni la tête ni la queue; elle vient de là-bas, elle s'en va -là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l'air d'une immense -cuvette de prés et de forêts qu'enferme à l'horizon une montagne basse, -lointaine et circulaire. - -Le soleil qu'on n'apercevait plus d'en bas reparaît pour nous, comme -s'il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s'allume dans -cette clarté; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent. -M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de -papier à cigarettes et dit tranquillement: «Nous montons, nous montons -toujours», tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte -les mains en répétant: «Hein? ce vernis, hein? ce vernis.» - -On ne peut en effet apprécier les montées et les descentes qu'en jetant -de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce papier, -qui demeure, en réalité, suspendu dans l'air, semble tomber comme une -pierre, c'est que le ballon monte; s'il semble au contraire s'envoler -au ciel, c'est que le ballon descend. - -Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous -regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous -quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l'air -d'une carte de géographie peinte, d'un plan démesuré de province. -Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement -reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes, -le claquement des fouets, le «hue» des charretiers, le roulement et le -sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent -sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont -des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec -le plus d'acuité. - -Des hommes nous appellent; des locomotives sifflent; nous répondons -avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux, -suraigus, vraie voix d'être fantastique errant autour du monde. - - -Des lumières s'allument de place en place, feux isolés dans les -fermes, chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le -nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d'Enghien. Une -rivière apparaît: c'est l'Oise. Alors nous discutons pour savoir où -nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise? -Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de -la Seine et de l'Oise; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche, -n'est-ce pas le haut fourneau de Montataire? - -Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant; -sur la terre il fait nuit, et nous sommes encore dans la lumière, à dix -heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs, -le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et -les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le -voient et donnent l'alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer -contre nous et gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi -semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent; toutes les -bêtes effrayées s'émeuvent devant ce monstre aérien qui passe. - -Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins, -des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l'air, un air -léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n'avais -respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m'envahit, -bien-être du corps et de l'esprit, fait de nonchalance, de repos -infini, d'oubli, d'indifférence à tout et de cette sensation nouvelle -de traverser l'espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le -mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations. - -Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le -lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d'araignée, dit au capitaine -Jovis: «Nous descendons, jetez une demi-poignée.» Et le capitaine, qui -cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce -sac un peu de sable et le jette par-dessus bord. - - -Rien n'est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la -manœuvre d'un ballon. C'est un énorme joujou, libre et docile, qui -obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant -tout, l'esclave du vent, auquel nous ne commandons pas. - -Une pincée de sable, la moitié d'un journal, quelques gouttes d'eau, -les os du poulet qu'on vient de manger, jetés au dehors, le font monter -brusquement. - -Le fleuve ou le bois qu'on traverse, nous soufflant un air humide et -froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il se -maintient, et sur les villes il s'élève. - -La terre dort maintenant, ou plutôt l'homme dort sur la terre, car les -bêtes réveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps -le roulement d'un train nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur -les lieux habités nous faisons mugir la sirène: et les paysans affolés -dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c'est l'ange du -jugement dernier qui passe. - -Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe: nous avons -rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant -son sang invisible par le tuyau d'échappement, qu'on nomme appendice et -qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation. - -Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l'écho de nos trompes; -nous avons déjà passé six cents mètres. On n'y voit pas assez pour -consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier -de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons -toujours, toujours. On ne distingue plus la terre; des brumes légères -nous en séparent; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille. - -Mais une lueur naît devant nous, une lueur d'argent qui fait pâlir le -ciel; et soudain, comme si elle s'élevait des profondeurs inconnues -de l'horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d'un nuage. Elle -semble venue d'en bas, tandis que nous la regardons de très haut, -accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se -dégage luisante et ronde des nuées qui l'enveloppaient, et elle monte -au ciel avec lenteur. - -La terre n'est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses -qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la -lune, dans l'immensité, et la lune a l'air d'un ballon qui voyage -en face de nous; et notre ballon qui reluit a l'air d'une lune plus -grosse que l'autre, d'un monde errant au milieu du ciel, au milieu des -astres, dans l'étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons -plus, nous ne vivons plus; nous allons, délicieusement inertes, à -travers l'espace. L'air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui -ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée -prodigieuse, étrangement alertes, bien qu'immobiles. On ne sent plus la -chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on est -devenu quelque chose d'inexprimable, des oiseaux qui n'ont pas même la -peine de battre de l'aile. - -Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées, -nous n'avons plus de regrets, de projets, ni d'espérances. Nous -regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage -fantastique; rien que la lune et nous dans le ciel! Nous sommes un -monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes; et -ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre -et l'ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein -jour; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n'avons -à regarder que nous et quelques nuages d'argent qui flottent plus -bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis -quatorze, puis quinze cents; et les feuilles de papier de riz tombent -toujours autour de nous. - -Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s'emballer -les aérostats et que le voyage en haut va continuer. - -Nous sommes maintenant à deux mille mètres; nous montons encore à deux -mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s'arrête. - -Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu'on ne nous réponde point -des étoiles. - -A présent nous descendons, très vite, sans nous en douter. M. Mallet -crie sans cesse: «Jetez du lest, jetez du lest!» Et le lest qu'on -précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la -figure, comme s'il remontait, lancé d'en bas vers les astres, tant est -rapide notre chute. - -Voici la terre! - -Où sommes-nous? Cette pointe en l'air a duré plus de deux heures. Il -est minuit passé et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé, -plein de routes, très peuplé. - -Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus -loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante, -féerique, s'allume et s'éteint, puis elle reparaît, s'efface de -nouveau. Jovis, que grise l'espace, s'écrie: «Regardez, regardez ce -phénomène de la lune dans l'eau. On ne peut rien voir de plus beau la -nuit.» - -Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut -donner l'idée de l'éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui -ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent -brusquement ici ou là et s'éteignent tout aussitôt. - -Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en -même temps à chaque détour du cours d'eau; mais comme le ballon passe -aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir. - - -Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer -s'écrie: «Regardez donc! qu'est-ce qui court là-bas dans ce champ? -N'est-ce pas un chien?» Quelque chose court en effet sur le sol avec -une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les -fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne -comprenons pas. Le capitaine riait: «C'est l'ombre de notre ballon, -dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons.» - -J'entends distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et -comme nous n'avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur -l'étoile polaire, que j'ai si souvent regardée et consultée du pont de -mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers -la Belgique. - -Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques -cris nous répondent, cri de charretier qui s'arrête, cri de buveur -attardé. Nous hurlons: «Où sommes-nous?» Mais le ballon va si vite que -jamais l'homme effaré n'a le temps de nous répondre. L'ombre grossie -du _Horla_, large comme une balle d'enfant, fuit devant nous, sur les -champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous -précédant d'un demi-kilomètre; et j'écoute à présent, penché hors de la -nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes. - -Je dis au capitaine Jovis: «Comme ça souffle!» - -Il me répond: «Non, ce sont des chutes d'eau sans doute.» J'insiste, -sûr de mon oreille qui le connaît bien, le vent, pour l'avoir entendu -si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude; -il a peur d'émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait -bien qu'un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond: -«Nord.» - -Un autre nous jette le même mot. - -Et soudain une ville considérable, d'après l'étendue de son gaz, se -montre juste devant nous. C'est Lille, peut-être. Comme nous approchons -d'elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de -feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des -pierres précieuses pour les géants. - -C'est une briqueterie, paraît-il. En voici d'autres, deux, trois. -Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats -bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de -rubis, d'émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de -là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des -rugissements de lions apocalyptiques; les hautes cheminées jettent au -vent leurs panaches de flammes, et l'on entend des bruits de métal qui -roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent. - ---Où sommes-nous? - -Une voix, voix de farceur ou d'affolé, nous répond: - ---Dans un ballon. - ---Où sommes-nous? - ---Lille. - -Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et -voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers, -de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes, -gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s'amassent derrière nous, -couvrent la lune, tandis qu'à l'Est le ciel s'éclaircit, devient d'un -bleu clair avec des reflets rouges. C'est l'aube. Elle grandit vite, -nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les -trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous -nous avec une prodigieuse vitesse; on n'a pas le temps de regarder, à -peine le temps de voir que d'autres prés, d'autres champs, d'autres -maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards -domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils -font de bruit. - -Les paysans matineux agitent les bras, nous criant: «Laissez-vous -tomber.» Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penchés -au bord de la nacelle et regardant couler l'univers sous nos pieds. - -Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par -des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d'en haut. On discute. -Est-ce Courtrai? Est-ce Gand? - -Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu'elle est entourée d'eau, -traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord. -Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre -guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher, -le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et -rapides, doux et clairs, semblent jaillir pour nous de ce mince toit de -pierre frôlé dans notre course errante. C'est un bonjour charmant, un -bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène -dont l'horrible voix résonne par les rues. - -C'était Bruges; mais à peine l'avions-nous perdue de vue, que mon -voisin Paul Bessand me demande: «Ne voyez-vous rien sur la droite et -devant vous? On dirait un fleuve.» - -Devant nous, en effet, s'étend au loin une ligne lumineuse, sous la -clarté de l'aube. Oui, cela a l'air d'un fleuve, d'un immense fleuve, -avec des îles dedans. - - -«Préparons la descente», dit le capitaine. Il fait rentrer dans la -nacelle M. Mallet toujours perché dans son filet; puis on serre les -baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les -secousses. - -M. Bessand s'écrie: «Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous -sommes à la mer.» - -Des brumes nous l'avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à -gauche et en face, tandis qu'à notre droite l'Escaut, joint à la Meuse, -étendait jusqu'à la mer ses bouches plus vastes qu'un lac. - -Il fallait descendre en une minute ou deux. - -La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de -toile blanche et placée bien en vue afin qu'elle ne soit touchée par -personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le -capitaine Jovis cherche au loin une place favorable. - -Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivait notre -course folle. - ---Tirez! cria Jovis. - -Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s'inclina. -Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives. - -Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant -ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de -boulet, sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards -effarés s'envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats -et les chiens fuient, éperdus, vers la maison. - -Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette; et le _Horla_ -légèrement s'envole par-dessus le toit. - -«La soupape!» crie de nouveau le capitaine. - -M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme tombe une -flèche. - -D'un coup de couteau, l'amarre qui retient l'ancre est coupée, nous la -traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves. - -Voici des arbres. - ---Attention! Cramponnez-vous! Gare aux têtes! - -Nous passons encore dessus; puis une forte secousse nous bouscule. -L'ancre a mordu. - ---Attention! Tenez-vous bien! Soulevez-vous à la force des poignets. -Nous allons toucher. - -La nacelle touche en effet. Et puis s'envole de nouveau. Elle retombe -encore, rebondit et enfin se pose à terre, tandis que le ballon se -débat follement, avec des efforts d'agonisant. - - -Des paysans accouraient, mais n'osaient point approcher. Ils furent -longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut -mettre pied à terre sans que l'aérostat soit presque complètement -dégonflé. - -Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient -d'étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui -paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon -d'un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux -soufflants. - -Avec l'aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous -avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter -à la gare de Heyst, où nous reprenions à 8 h. 20 le train pour Paris. - -La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin, -ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les -éclairs aveuglants de l'orage qui nous chassait devant lui. - -Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul -Ginisty m'avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont -tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton, -nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le -coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour, et aller -de Paris aux bouches de l'Escaut à travers les airs. - - - _Le Voyage du Horla_ a paru dans _le Figaro_ du samedi 16 juillet - 1887, sous le titre: _De Paris à Heyst_. - - - - -UN FOU? - - -QUAND on me dit: «Vous savez que Jacques Parent est mort fou dans -une maison de santé», un frisson douloureux, un frisson de peur et -d'angoisse me courut le long des os; et je le revis brusquement, -ce grand garçon étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque -inquiétant, effrayant même. - -C'était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec -des yeux d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait -pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être -singulier, troublant qui apportait, qui jetait un malaise autour de -lui, un malaise vague, de l'âme, du corps, un de ces énervements -incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles. - -Il avait un tic gênant: la manie de cacher ses mains. Presque jamais -il ne les laissait errer, comme nous faisons tous sur les objets, sur -les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste -familier qu'ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait -nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles. - -Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses aisselles en -croisant les bras. On eût dit qu'il avait peur qu'elles ne fissent, -malgré lui, quelque besogne défendue, qu'elles n'accomplissent quelque -action honteuse ou ridicule s'il les laissait libres et maîtresses de -leurs mouvements. - -Quand il était obligé de s'en servir pour tous les usages ordinaires -de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides -du bras comme s'il n'eût pas voulu leur laisser le temps d'agir par -elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d'exécuter autre chose. -A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si -vivement qu'on n'avait jamais le temps de prévoir ce qu'il voulait -faire avant qu'il ne l'eût accompli. - -Or, j'eus un soir l'explication de la surprenante maladie de son âme. - -Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la -campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité! - -Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée -d'atroce chaleur. Aucun souffle d'air ne remuait les feuilles. Une -vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les -poitrines. Je me sentais mal à l'aise, agité, et je voulus gagner mon -lit. - -Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras -d'un geste effaré. - ---Oh! non, reste encore un peu, me dit-il. - -Je le regardai avec surprise en murmurant: - ---C'est que cet orage me secoue les nerfs. - -Il gémit, ou plutôt il cria: - ---Et moi donc! Oh! reste, je te prie; je ne voudrais pas demeurer seul. - -Il avait l'air affolé. - -Je prononçai: - ---Qu'est-ce que tu as? Perds-tu la tête? - -Et il balbutia: - ---Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs -d'électricité... j'ai... j'ai... j'ai peur... j'ai peur de moi... tu ne -me comprends pas? C'est que je suis doué d'un pouvoir... non... d'une -puissance... non... d'une force... Enfin je ne sais pas dire ce que -c'est, mais j'ai en moi une action magnétique si extraordinaire que -j'ai peur, oui, j'ai peur de moi, comme je te le disais tout à l'heure! - -Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les -revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant -d'une crainte confuse, puissante, horrible. J'avais envie de partir, de -me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer -sur moi, puis s'enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque -coin sombre de la pièce pour s'y fixer, comme s'il eût voulu cacher -aussi son regard redoutable. - -Je balbutiai: - ---Tu ne m'avais jamais dit ça! - -Il reprit: - ---Est-ce que j'en parle à personne? Tiens, écoute, ce soir je ne puis -me taire. Et j'aime mieux que tu saches tout; d'ailleurs, tu pourras me -secourir. - -Le magnétisme! Sais-tu ce que c'est? Non. Personne ne sait. On -le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le -pratiquent; un des plus illustres, M. Charcot, le professe; donc, pas -de doute, cela existe. - -Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible, -d'endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant -qu'il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait une bourse. Il -lui vole sa pensée, c'est-à-dire son âme, l'âme, ce sanctuaire, ce -secret du Moi, l'âme, ce fond de l'homme qu'on croyait impénétrable, -l'âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu'on cache, de -tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on veut céder à tous les humains, il -l'ouvre, la viole, l'étale, la jette au public! N'est-ce pas atroce, -criminel, infâme? - -Pourquoi, comment cela se fait-il? Le sait-on? Mais que sait-on? - -Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos -misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu'ils ont à peine la -puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à -la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l'âme, l'emporte, la -grise, l'affole, qu'est-ce donc? Rien. - -Tu ne me comprends pas? Écoute. Deux corps se heurtent. L'air vibre. -Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides, -plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or nous avons dans -l'oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l'air et les -transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu'un verre d'eau se -change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable -métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son. -Voilà. - -La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l'algèbre -et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise, -ne vient donc que de la propriété étrange d'une petite peau. Elle -n'existerait point, cette peau, que le son non plus n'existerait -pas, puisque par lui-même il n'est qu'une vibration. Sans l'oreille, -devinerait-on la musique? Non. Eh bien! nous sommes entourés de choses -que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent -qui nous les révéleraient. - -Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que -pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des -esprits, qu'entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous -n'avons point en nous l'instrument révélateur. - -Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d'une puissance affreuse. On -dirait un autre être enfermé en moi, qui veut sans cesse s'échapper, -agir malgré moi, qui s'agite, me ronge, m'épuise. Quel est-il? Je ne -sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c'est lui, -l'autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir. - -Je n'ai qu'à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur -avais versé de l'opium. Je n'ai qu'à étendre les mains pour produire -des choses... des choses... terribles. Si tu savais? Oui. Si tu savais? -Mon pouvoir ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les -animaux et même... sur les objets... - -Cela me torture et m'épouvante. J'ai eu envie souvent de me crever les -yeux et de me couper les poignets. - -Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer -cela... non pas sur des créatures humaines, c'est ce qu'on fait -partout, mais sur... sur... des bêtes. - -Appelle Mirza. - -Il marchait à grands pas avec des airs d'halluciné, et il sortit ses -mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme -s'il eût mis à nu deux épées. - -Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré -d'une sorte de désir impétueux de voir. J'ouvris la porte et je sifflai -ma chienne qui couchait dans le vestibule. J'entendis aussitôt le bruit -précipité de ses ongles sur les marches de l'escalier, et elle apparut, -joyeuse, remuant la queue. - -Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil; elle y sauta, et -Jacques se mit à la caresser en la regardant. - -D'abord, elle sembla inquiète; elle frissonnait, tournait la tête -pour éviter l'œil fixe de l'homme, semblait agitée d'une crainte -grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent -les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle -voulut s'enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l'animal qui -poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu'on entend, la -nuit, dans la campagne. - -Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu'on l'est lorsqu'on -monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. -Je balbutiai: «Assez, Jacques, assez.» Mais il ne m'écoutait plus, il -regardait Mirza d'une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux -maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s'endormant. Il -se tourna vers moi. - ---C'est fait, dit-il, vois maintenant. - -Et jetant son mouchoir de l'autre côté de l'appartement, il cria: -«Apporte!». - -La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût -été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs -jambes, elle s'en alla vers le linge qui faisait une tache blanche -contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, -mais elle mordait à côté comme si elle ne l'eût pas vu. Elle le saisit -enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule. - -C'était une chose terrifiante à voir. Il commanda: «Couche-toi». Elle -se coucha. Alors, lui touchant le front, il dit: «Un lièvre, pille, -pille.» Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s'agita -comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des -petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque. - -Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria: -«Mords-le, mords ton maître.» Elle eut deux ou trois soubresauts -terribles. On eût juré qu'elle résistait, qu'elle luttait. Il répéta: -«Mords-le.» Alors, se levant, ma chienne s'en vint vers moi, et moi je -reculais vers la muraille, frémissant d'épouvante, le pied levé pour la -frapper, pour la repousser. - -Mais Jacques ordonna: «Ici, tout de suite.» Elle se retourna vers lui. -Alors, de ses deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme -s'il l'eût débarrassée de liens invisibles. - -Mirza rouvrit les yeux: «C'est fini», dit-il. - -Je n'osais point la toucher et je poussai la porte pour qu'elle s'en -allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j'entendis de -nouveau ses griffes frapper les marches. - -Mais Jacques revint vers moi: «Ce n'est pas tout. Ce qui m'effraie le -plus, c'est ceci, tiens. Les objets m'obéissent.» - -Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me -servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers -lui. Elle semblait ramper, s'approchait lentement; et tout d'un coup je -vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis -il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui -l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts. - -Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, -mais le son aigu de ma voix me calma soudain. - -Jacques reprit: - ---Tous les objets viennent ainsi vers moi. C'est pour cela que je cache -mes mains. Qu'est cela? Du magnétisme, de l'électricité, de l'aimant? -Je ne sais pas, mais c'est horrible. - -Et comprends-tu pourquoi c'est horrible? Quand je suis seul, aussitôt -que je suis seul, je ne puis m'empêcher d'attirer tout ce qui m'entoure. - -Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me -lassant jamais d'essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s'il -ne m'a pas quitté. - -Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans -la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les -arbres. - -C'était la pluie qui commençait à tomber. - -Je murmurai: «C'est effrayant!» - -Il répéta: «C'est horrible.» - -Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C'était -l'averse, l'ondée épaisse, torrentielle. - -Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa -poitrine. - ---Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à -présent. - - - _Un Fou?_ a paru dans _le Figaro_ du 1er septembre 1884. - - - - -APPENDICE. - -LE HORLA. - - -LE docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des -aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants, -s'occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui, -dans la maison de santé qu'il dirigeait, pour leur montrer un de ses -malades. - -Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit: «Je vais vous -soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j'aie -jamais rencontré. D'ailleurs je n'ai rien à vous dire de mon client. -Il parlera lui-même.» Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer -un homme. Il était fort maigre, d'une maigreur de cadavre, comme sont -maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore -la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie. - -Ayant salué et s'étant assis, il dit: - ---Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis ici et je suis prêt -à vous raconter mon histoire, comme m'en a prié mon ami le docteur -Marrande. Pendant longtemps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute. Dans -quelque temps, vous saurez tous que j'ai l'esprit aussi sain, aussi -lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et -pour vous, et pour l'humanité tout entière. - -Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout -simples. Les voici: - -J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante -pour vivre avec un certain luxe. Donc j'habitais une propriété sur les -bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J'aime la chasse et -la pêche. Or j'avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui -dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de -Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde. - -Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l'extérieur, jolie, ancienne, -au milieu d'un grand jardin planté d'arbres magnifiques et qui monte -jusqu'à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous -parlais tout à l'heure. - -Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d'un cocher, un -jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui -était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde -habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait -ma demeure, le pays, tout l'entourage de ma vie. C'étaient de bons et -tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire. - -J'ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu'à -Rouen, comme vous le savez sans doute; et que je voyais passer chaque -jour de grands navires soit à voiles, soit à vapeur, venant de tous les -coins du monde. - -Donc, il y a eu un an l'automne dernier, je fus pris tout à coup -de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord une sorte -d'inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une -telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon -humeur s'aigrit. J'avais des colères subites inexplicables. J'appelai -un médecin qui m'ordonna du bromure de potassium et des douches. - -Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure. -Bientôt, en effet, je recommençais à dormir, mais d'un sommeil -plus affreux que l'insomnie. A peine couché, je fermais les yeux -et je m'anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant -absolu, dans une mort de l'être entier dont j'étais tiré brusquement, -horriblement par l'épouvantable sensation d'un poids écrasant sur ma -poitrine, et d'une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh! ces -secousses-là! je ne sais rien de plus épouvantable. - -Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille -avec un couteau dans la gorge; et qui râle couvert de sang, et qui ne -peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà! - -Je maigrissais d'une façon inquiétante, continue; et je m'aperçus -soudain que mon cocher, qui était fort gros, commençait à maigrir -comme moi. - -Je lui demandai enfin: - ---Qu'avez-vous donc, Jean? Vous êtes malade. - -Il répondit: - ---Je crois bien que j'ai gagné la même maladie que monsieur. C'est mes -nuits qui perdent mes jours. - -Je pensai donc qu'il y avait dans la maison une influence fiévreuse due -au voisinage du fleuve et j'allais m'en aller pour deux ou trois mois, -bien que nous fussions en pleine saison de chasse, quand un petit fait -très bizarre, observé par hasard, amena pour moi une telle suite de -découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes, que je restai. - -Ayant soif un soir, je bus un demi-verre d'eau et je remarquai que ma -carafe, posée sur la commode en face de mon lit, était pleine jusqu'au -bouchon de cristal. - -J'eus, pendant la nuit, un de ces sommeils affreux dont je viens de -vous parler. J'allumai ma bougie, en proie à une épouvantable angoisse, -et, comme je voulus boire de nouveau, je m'aperçus avec stupeur que ma -carafe était vide. Je n'en pouvais croire mes yeux. Ou bien on était -entré dans ma chambre, ou bien j'étais somnambule. - -Le soir suivant, je voulus faire la même épreuve. Je fermai donc ma -porte à clef pour être certain que personne ne pourrait pénétrer chez -moi. Je m'endormis et je me réveillai comme chaque nuit. _On_ avait bu -toute l'eau que j'avais vue deux heures plus tôt. - -_Qui_ avait bu cette eau? Moi, sans doute, et pourtant je me croyais -sûr, absolument sûr, de n'avoir pas fait un mouvement dans mon sommeil -profond et douloureux. - -Alors j'eus recours à des ruses pour me convaincre que je -n'accomplissais point ces actes inconscients. Je plaçai un soir, à côté -de la carafe, une bouteille de vieux bordeaux, une tasse de lait dont -j'ai horreur, et des gâteaux au chocolat que j'adore. - -Le vin et les gâteaux demeurèrent intacts. Le lait et l'eau -disparurent. Alors, chaque jour, je changeai les boissons et les -nourritures. Jamais _on_ ne toucha aux choses solides, compactes, et on -ne but, en fait de liquide, que du laitage frais et de l'eau surtout. - -Mais ce doute poignant restait dans mon âme. N'était-ce pas moi qui -me levais sans en avoir conscience, et qui buvais même les choses -détestées, car mes sens engourdis par le sommeil somnambulique -pouvaient être modifiés, avoir perdu leurs répugnances ordinaires et -acquis des goûts différents. - -Je me servis alors d'une ruse nouvelle contre moi-même. J'enveloppai -tous les objets auxquels il fallait infailliblement toucher avec des -bandelettes de mousseline blanche et je les recouvris encore avec une -serviette de batiste. - -Puis, au moment de me mettre au lit, je me barbouillai les mains, les -lèvres et les moustaches avec de la mine de plomb. - -A mon réveil, tous les objets étaient demeurés immaculés, bien qu'on y -eût touché, car la serviette n'était point posée comme je l'avais mise; -et, de plus, on avait bu de l'eau et du lait. Or ma porte fermée avec -une clef de sûreté et mes volets cadenassés par prudence n'avaient pu -laisser pénétrer personne. - -Alors, je me posai cette redoutable question. Qui donc était là, toutes -les nuits, près de moi? - -Je sens, messieurs, que je vous raconte cela trop vite. Vous souriez, -votre opinion est déjà faite: «C'est un fou.» J'aurais dû vous décrire -longuement cette émotion d'un homme qui, enfermé chez lui, l'esprit -sain, regarde, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue -pendant qu'il a dormi. J'aurais dû vous faire comprendre cette torture -renouvelée chaque soir et chaque matin, et cet invincible sommeil, et -ces réveils plus épouvantables encore. - -Mais je continue. - -Tout à coup, le miracle cessa. _On_ ne touchait plus à rien dans -ma chambre. C'était fini. J'allais mieux, d'ailleurs. La gaieté me -revenait, quand j'appris qu'un de mes voisins, M. Legite, se trouvait -exactement dans l'état où j'avais été moi-même. Je crus de nouveau à -une influence fiévreuse dans le pays. Mon cocher m'avait quitté depuis -un mois, fort malade. - -L'hiver était passé, le printemps commençait. Or, un matin, comme -je me promenais près de mon parterre de rosiers, je vis, je vis -distinctement, tout près de moi, la tige d'une des plus belles roses se -casser comme si une main invisible l'eût cueillie; puis la fleur suivit -la courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, -et resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, -effrayante, à trois pas de mes yeux. - -Saisi d'une épouvante folle, je me jetai sur elle pour la saisir. Je -ne trouvai rien. Elle avait disparu. Alors, je fus pris d'une colère -furieuse contre moi-même. Il n'est pas permis à un homme raisonnable et -sérieux d'avoir de pareilles hallucinations! - -Mais était-ce bien une hallucination? Je cherchai la tige. Je la -retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement cassée, entre deux -autres roses demeurées sur la branche; car elles étaient trois que -j'avais vues parfaitement. - -Alors je rentrai chez moi, l'âme bouleversée. Messieurs, écoutez-moi, -je suis calme; je ne croyais pas au surnaturel, je n'y crois pas même -aujourd'hui; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain -comme du jour et de la nuit, qu'il existait près de moi un être -invisible qui m'avait hanté, puis m'avait quitté, et qui revenait. - -Un peu plus tard, j'en eus la preuve. - -Entre mes domestiques d'abord éclataient tous les jours des querelles -furieuses pour mille causes futiles en apparence, mais pleines de sens -pour moi désormais. - -Un verre, un beau verre de Venise se brisa tout seul, sur le dressoir -de ma salle à manger, en plein jour. - -Le valet de chambre accusa la cuisinière, qui accusa la lingère, qui -accusa je ne sais qui. - -Des portes fermées le soir étaient ouvertes le matin. On volait du -lait, chaque nuit, dans l'office.--Ah! - -Quel était-il? De quelle nature? Une curiosité énervée, mêlée de colère -et d'épouvante, me tenait jour et nuit dans un état d'extrême agitation. - -Mais la maison redevint calme encore une fois; et je croyais de nouveau -à des rêves quand se passa la chose suivante: - -C'était le 20 juillet, à neuf heures du soir. Il faisait très chaud; -j'avais laissé ma fenêtre toute grande ouverte, ma lampe allumée sur ma -table, éclairant un volume de Musset ouvert à la _Nuit de Mai_; et je -m'étais étendu dans un grand fauteuil où je m'endormis. - -Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux, sans -faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et -bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis tout à coup il me sembla qu'une -page du livre venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air -n'était entré par la fenêtre. Je fus surpris; et j'attendis. Au bout -de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis, messieurs, de -mes yeux, une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente -comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil semblait vide, mais je -compris qu'il était là, lui! Je traversai ma chambre d'un bond pour le -prendre, pour le toucher, pour le saisir, si cela se pouvait... Mais -mon siège, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on eût -fui devant moi; ma lampe aussi tomba et s'éteignit, le verre brisé; et -ma fenêtre brusquement poussée comme si un malfaiteur l'eût saisie en -se sauvant alla frapper sur son arrêt... Ah!... - -Je me jetai sur la sonnette et j'appelai. Quand mon valet de chambre -parut, je lui dis: - -«J'ai tout renversé et tout brisé. Donnez-moi de la lumière.» - -Je ne dormis plus cette nuit-là. Et cependant, j'avais pu encore -être le jouet d'une illusion. Au réveil les sens demeurent troubles. -N'était-ce pas moi qui avais jeté bas mon fauteuil et ma lumière en me -précipitant comme un fou? - -Non, ce n'était pas moi! Je le savais à n'en point douter une seconde. -Et cependant je le voulais croire. - -Attendez. L'Être! Comment le nommerai-je? L'Invisible. Non, cela ne -suffit pas. Je l'ai baptisé le Horla. Pourquoi? Je ne sais point. -Donc le Horla ne me quittait plus guère. J'avais jour et nuit la -sensation, la certitude de la présence de cet insaisissable voisin, et -la certitude aussi qu'il prenait ma vie, heure par heure, minute par -minute. - -L'impossibilité de le voir m'exaspérait et j'allumais toutes les -lumières de mon appartement, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le -découvrir. - -Je le vis, enfin. - -Vous ne me croyez pas. Je l'ai vu cependant. - -J'étais assis devant un livre quelconque, ne lisant pas, mais guettant, -avec tous mes organes surexcités, guettant celui que je sentais près de -moi. Certes, il était là. Mais où? Que faisait-il? Comment l'atteindre? - -En face de moi mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite ma -cheminée. A gauche ma porte que j'avais fermée avec soin. Derrière moi -une très grande armoire à glace qui me servait chaque jour, pour me -raser, pour m'habiller, où j'avais coutume de me regarder de la tête -aux pieds chaque fois que je passais devant. - -Donc je faisais semblant de lire, pour le tromper, car il m'épiait lui -aussi; et soudain je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon -épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille. - -Je me dressai, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh -bien!... On y voyait comme en plein jour... et je ne me vis pas dans ma -glace! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Mon image n'était -pas dedans... Et j'étais en face... Je voyais le grand verre, limpide -du haut en bas! Et je regardais cela avec des yeux affolés, et je -n'osais plus avancer, sentant bien qu'il se trouvait entre nous, lui, -et qu'il m'échapperait encore, mais que son corps imperceptible avait -absorbé mon reflet. - -Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à -m'apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à -travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de -gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de seconde -en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne -paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte -de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu. - -Je pus enfin me distinguer complètement ainsi que je fais chaque jour -en me regardant. - -Je l'avais vu. L'épouvante m'en est restée qui me fait encore -frissonner. - -Le lendemain j'étais ici, où je priai qu'on me gardât. - -Maintenant, messieurs, je conclus. - -Le docteur Marrande, après avoir longtemps douté, se décida à faire, -seul, un voyage dans mon pays. - -Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je l'étais. Est-ce -vrai? - -Le médecin répondit:--C'est vrai! - ---Vous leur avez conseillé de laisser de l'eau et du lait chaque nuit -dans leur chambre pour voir si ces liquides disparaîtraient. Ils l'ont -fait. Ces liquides ont-ils disparu comme chez moi? - -Le médecin répondit avec une gravité solennelle:--Ils ont disparu. - ---Donc, messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se -multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient -d'apparaître sur la terre. - -Ah! vous souriez! Pourquoi? parce que cet Être demeure invisible. Mais -notre œil, messieurs, est un organe tellement élémentaire qu'il peut -distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce qui -est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce qui -est trop loin lui échappe. Il ignore les milliards de petites bêtes qui -vivent dans une goutte d'eau. Il ignore les habitants, les plantes et -le sol des étoiles voisines; il ne voit pas même le transparent. - -Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne la distinguera -pas et nous jettera dessus comme l'oiseau pris dans une maison qui se -casse la tête aux vitres. Donc, il ne voit pas les corps solides et -transparents qui existent pourtant; il ne voit pas l'air dont nous -nous nourrissons, ne voit pas le vent qui est la plus grande force de -la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les -arbres, soulève la mer en montagnes d'eau qui font crouler les falaises -de granit. - -Quoi d'étonnant à ce qu'il ne voie pas un corps nouveau, à qui manque -sans doute la seule propriété d'arrêter les rayons lumineux. - -Apercevez-vous l'électricité? Et cependant elle existe! - -Cet être, que j'ai nommé le Horla, existe aussi. - -Qui est-ce? messieurs, c'est celui que la terre attend, après l'homme! -Celui qui vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se -nourrir de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des -sangliers. - -Depuis des siècles, on le pressent, on le redoute et on l'annonce! La -peur de l'Invisible a toujours hanté nos pères. - -Il est venu. - -Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l'air -insaisissables et malfaisants, c'était de lui qu'elles parlaient, de -lui pressenti par l'homme inquiet et tremblant déjà. - -Et tout ce que vous faites vous-mêmes, messieurs, depuis quelques ans, -ce que vous appelez l'hypnotisme, la suggestion, le magnétisme--c'est -lui que vous annoncez, que vous prophétisez! - -Je vous dis qu'il est venu. Il rôde inquiet lui-même comme les premiers -hommes, ignorant encore sa force et sa puissance qu'il connaîtra -bientôt, trop tôt. - -Et voici, messieurs, pour finir, un fragment de journal qui m'est -tombé sous la main et qui vient de Rio de Janeiro. Je lis: «Une sorte -d'épidémie de folie semble sévir depuis quelque temps dans la province -de San-Paulo. Les habitants de plusieurs villages se sont sauvés -abandonnant leurs terres et leurs maisons et se prétendent poursuivis -et mangés par des vampires invisibles qui se nourrissent de leur -souffle pendant leur sommeil et qui ne boiraient, en outre, que de -l'eau, et quelquefois du lait!» - -J'ajoute: «Quelques jours avant la première atteinte du mal dont j'ai -failli mourir, je me rappelle parfaitement avoir vu passer un grand -trois-mâts brésilien avec son pavillon déployé... Je vous ai dit que ma -maison est au bord de l'eau... Toute blanche... Il était caché sur ce -bateau sans doute...» - -Je n'ai plus rien à ajouter, messieurs. - -Le docteur Marrande se leva et murmura: - ---Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes -tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé. - - - _Le Horla_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 octobre 1886. - - - - -TABLE DES MATIÈRES. - - - Pages. - - Le Horla. 1 - - Amour. 51 - - Le Trou. 63 - - Clochette. 77 - - Le Marquis de Fumerol. 89 - - Le Signe. 105 - - Le Diable. 119 - - Les Rois. 135 - - Au Bois. 159 - - Une Famille. 171 - - Joseph. 183 - - L'Auberge. 197 - - Le Vagabond. 223 - - Le Voyage du Horla (_inédit_). 247 - - Un Fou? (_inédit_). 271 - - - APPENDICE. - - Le Horla (_version première inédite_). 285 - - - * * * * * - - - Liste des modifications: - - - Page 57: «fine champagne» remplacé par «Fine Champagne» (suivies de - deux verres de Fine Champagne) - Page 79: «racommoder» par «raccommoder» (tous les mardis, - raccommoder le linge) - Page 164: «a» par «as» (Vois-tu où tu nous as menés) - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE -MAUPASSANT *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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LE GARDE DES SCEAUX</p> - -<p class="tirage">EN DATE DU 30 JANVIER 1902.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION</p> - -<p class="center">100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE</p> - -<p class="center">SAVOIR:</p> - -<p class="center margintop1">60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br /> -20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br /> -20 exemplaires (81 à 100) sur chine.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="center lineheight125 marginbottom1"><i>Le texte de ce volume<br /> -est conforme à celui de l’édition originale</i>: Le Horla<br /> -<i>Paris, Paul Ollendorff, 1887,<br /> -moins</i> Sauvée <i>déjà publiée dans la</i> Petite Roque<br /> -<i>avec addition de</i>:<br /> - -Le Voyage du Horla—Un Fou (<i>inédits</i>).<br /> - -Le Horla (<i>version première inédite</i>).</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="titlepage margintop2"> - <p class="center">ŒUVRES COMPLÈTES</p> - - <p class="title1">DE</p> - - <p class="title2">GUY DE MAUPASSANT</p> - - <hr class="small5" /> - - <p class="title3">LE HORLA</p> - - <hr class="small4" /> - - <p class="title3b">LE VOYAGE DU HORLA<br /> - UN FOU?<br /> - LE HORLA (VERSION PREMIÈRE)</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 135px;"> - <img src="images/abeille.jpg" alt="" width="135" height="200" /> - </div> - - <p class="title4">PARIS</p> - - <p class="title5">LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p> - - <p class="title6">17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17</p> - - <hr class="small6" /> - - <p class="title5">MDCCCCIX</p> - - <p class="title1"><i>Tous droits réservés.</i></p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_3">3</span> - <h2 id="ch_1">LE HORLA.</h2> -</div> - -<p class="dottedline"> </p> - -<p><i>8 mai.</i>—Quelle journée admirable! J’ai passé toute la matinée étendu -sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, -l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre -parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui -attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui -l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux -nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux -odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même.</p> - -<p>J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui -coule, le long <span class="pagenum" id="Page_4">4</span> de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, -la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux -qui passent.</p> - -<p>A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple -pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, -dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches -qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi -leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que -la brise m’apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant -qu’elle s’éveille ou s’assoupit.</p> - -<p>Comme il faisait bon ce matin!</p> - -<p>Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur -gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée -épaisse, défila devant ma grille.</p> - -<p>Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le -ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement -propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me -fit plaisir à voir.</p> - -<p><i>11 mai.</i>—J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours; je me sens -souffrant, ou plutôt je me sens triste.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_5">5</span></p> - -<p>D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement -notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l’air, -l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous -subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaieté, avec -des envies de chanter dans la gorge.—Pourquoi?—Je descends le long -de l’eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, -comme si quelque malheur m’attendait chez moi.—Pourquoi?—Est-ce un -frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri -mon âme? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur -des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma -pensée? Sait-on? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons -sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce -que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le -distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur -notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.</p> - -<p>Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible! Nous ne le pouvons -sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir -ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop -loin, ni les habitants <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> d’une étoile, ni les habitants d’une -goutte d’eau... avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous -transmettent les vibrations de l’air en notes sonores. Elles sont -des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par -cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante -l’agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que -celui du chien... avec notre goût, qui peut à peine discerner l’âge -d’un vin!</p> - -<p>Ah! si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur -d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour -de nous!</p> - -<p><i>16 mai.</i>—Je suis malade, décidément! Je me portais si bien le mois -dernier! J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement -fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J’ai sans -cesse cette sensation affreuse d’un danger menaçant, cette appréhension -d’un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui -est sans doute l’atteinte d’un mal encore inconnu, germant dans le sang -et dans la chair.</p> - -<p><i>18 mai.</i>—Je viens d’aller consulter mon médecin, car je ne pouvais -plus dormir. Il m’a trouvé le pouls rapide, l’œil dilaté, les <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> -nerfs vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre -aux douches et boire du bromure de potassium.</p> - -<p><i>25 mai.</i>—Aucun changement! mon état, vraiment, est bizarre. A mesure -qu’approche le soir, une inquiétude incompréhensible m’envahit, comme -si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis -j’essaye de lire; mais je ne comprends pas les mots; je distingue à -peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large, -sous l’oppression d’une crainte confuse et irrésistible, la crainte du -sommeil et la crainte du lit.</p> - -<p>Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux -tours de clef, et je pousse les verrous; j’ai peur... de quoi?... Je -ne redoutais rien jusqu’ici... j’ouvre mes armoires, je regarde sous -mon lit; j’écoute... j’écoute... quoi?... Est-ce étrange qu’un simple -malaise, un trouble de la circulation peut-être, l’irritation d’un -filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation -dans le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine -vivante, puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et -un poltron du plus brave? Puis je me couche, et j’attends le sommeil -comme on attendrait le bourreau. Je l’attends avec <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> l’épouvante -de sa venue; et mon cœur bat, et mes jambes frémissent; et tout mon -corps tressaille dans la chaleur des draps, jusqu’au moment où je tombe -tout à coup dans le repos, comme on tomberait pour s’y noyer, dans un -gouffre d’eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce -sommeil perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par -la tête, me fermer les yeux, m’anéantir.</p> - -<p>Je dors—longtemps—deux ou trois heures—puis un rêve—non—un -cauchemar m’étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,... -je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu’un s’approche -de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma -poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute -sa force pour m’étrangler.</p> - -<p>Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse -dans les songes; je veux crier,—je ne peux pas;—je veux remuer,—je -ne peux pas;—j’essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me -tourner, de rejeter cet être qui m’écrase et qui m’étouffe,—je ne peux -pas!</p> - -<p>Et soudain, je m’éveille, affolé, couvert de sueur. J’allume une -bougie. Je suis seul.</p> - -<p>Après cette crise, qui se renouvelle toutes <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> les nuits, je dors -enfin, avec calme, jusqu’à l’aurore.</p> - -<p><i>2 juin.</i>—Mon état s’est encore aggravé. Qu’ai-je donc? Le bromure n’y -fait rien; les douches n’y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps, -si las pourtant, j’allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je -crus d’abord que l’air frais, léger et doux, plein d’odeur d’herbes et -de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie -nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers la -Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d’arbres démesurément -hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et -moi.</p> - -<p>Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un -étrange frisson d’angoisse.</p> - -<p>Je hâtai le pas, inquiet d’être seul dans ce bois, apeuré sans raison, -stupidement par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que -j’étais suivi, qu’on marchait sur mes talons, tout près, tout près, à -me toucher.</p> - -<p>Je me retournai brusquement. J’étais seul. Je ne vis derrière moi que -la droite et large allée, vide, haute, redoutablement vide; et de -l’autre côté elle s’étendait aussi à perte de vue, toute pareille, -effrayante.</p> - -<p>Je fermai les yeux. Pourquoi? Et je me mis <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> à tourner sur un talon, -très vite, comme une toupie. Je faillis tomber; je rouvris les yeux; -les arbres dansaient; la terre flottait; je dus m’asseoir. Puis, ah! -je ne savais plus par où j’étais venu! Bizarre idée! Bizarre! Bizarre -idée! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se trouvait -à ma droite, et je revins dans l’avenue qui m’avait amené au milieu de -la forêt.</p> - -<p><i>3 juin.</i>—La nuit a été horrible. Je vais m’absenter pendant quelques -semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.</p> - -<p><i>2 juillet.</i>—Je rentre. Je suis guéri. J’ai fait d’ailleurs une -excursion charmante. J’ai visité le mont Saint-Michel que je ne -connaissais pas.</p> - -<p>Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du -jour! La ville est sur une colline; et on me conduisit dans le jardin -public, au bout de la cité. Je poussai un cri d’étonnement. Une baie -démesurée s’étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes -écartées se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette -immense baie jaune, sous un ciel d’or et de clarté, s’élevait sombre -et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de -disparaître, et sur l’horizon encore flamboyant se dessinait le profil -de ce fantastique rocher <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> qui porte sur son sommet un fantastique -monument.</p> - -<p>Dès l’aurore, j’allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au -soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j’approchais -d’elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche, -j’atteignis l’énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée -par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j’entrai -dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la -terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous -des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes. -J’entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu’une -dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des -escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le -ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de -diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l’un -à l’autre par de fines arches ouvragées.</p> - -<p>Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m’accompagnait: «Mon -père, comme vous devez être bien ici!»</p> - -<p>Il répondit: «Il y a beaucoup de vent, monsieur»; et nous nous mîmes à -causer en regardant monter la mer, qui courait <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> sur le sable et le -couvrait d’une cuirasse d’acier.</p> - -<p>Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce -lieu, des légendes, toujours des légendes.</p> - -<p>Une d’elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, -prétendent qu’on entend parler la nuit dans les sables, puis qu’on -entend bêler deux chèvres, l’une avec une voix forte, l’autre avec -une voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des -oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des -plaintes humaines; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré, -rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville -jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la -tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, -un bouc à figure d’homme et une chèvre à figure de femme, tous deux -avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans -une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute -leur force.</p> - -<p>Je dis au moine: «Y croyez-vous?»</p> - -<p>Il murmura: «Je ne sais pas.»</p> - -<p>Je repris: «S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous, comment -ne les connaîtrions-nous <span class="pagenum" id="Page_13">13</span> point depuis longtemps; comment ne les -auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?»</p> - -<p>Il répondit: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce -qui existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de -la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les -arbres, soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises, et -jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui -gémit, qui mugit,—l’avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe, -pourtant.»</p> - -<p>Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou -peut-être un sot. Je ne l’aurais pu affirmer au juste; mais je me tus. -Ce qu’il disait là, je l’avais pensé souvent.</p> - -<p><i>3 juillet.</i>—J’ai mal dormi; certes, il y a ici une influence -fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant -hier, j’avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai:</p> - -<p>—Qu’est-ce que vous avez, Jean?</p> - -<p>—J’ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui -mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un -sort.</p> - -<p>Les autres domestiques vont bien cependant, <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> mais j’ai grand’peur -d’être repris, moi.</p> - -<p><i>4 juillet.</i>—Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens -reviennent. Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et -qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, -il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il -s’est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, -brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore -quelques jours, je repartirai certainement.</p> - -<p><i>5 juillet.</i>—Ai-je perdu la raison? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu -la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s’égare quand j’y -songe!</p> - -<p>Comme je le fais maintenant chaque soir, j’avais fermé ma porte à clef; -puis, ayant soif, je bus un demi-verre d’eau, et je remarquai par -hasard que ma carafe était pleine jusqu’au bouchon de cristal.</p> - -<p>Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils -épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une -secousse plus affreuse encore.</p> - -<p>Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille -avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> -et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend -pas—voilà.</p> - -<p>Ayant enfin reconquis ma raison, j’eus soif de nouveau; j’allumai -une bougie et j’allai vers la table où était posée ma carafe. Je la -soulevai en la penchant sur mon verre; rien ne coula.—Elle était vide! -Elle était vide complètement! D’abord, je n’y compris rien; puis, tout -à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m’asseoir, ou -plutôt, que je tombai sur une chaise! puis, je me redressai d’un saut -pour regarder autour de moi! puis je me rassis, éperdu d’étonnement -et de peur, devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des -yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc -bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait être que moi? -Alors, j’étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double -vie mystérieuse qui fait douter s’il y a deux êtres en nous, ou si un -être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand -notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, -comme à nous-mêmes, plus qu’à nous-mêmes.</p> - -<p>Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra l’émotion -d’un homme, sain d’esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde -épouvanté, à travers le <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> verre d’une carafe, un peu d’eau disparue -pendant qu’il a dormi! Et je restai là jusqu’au jour, sans oser -regagner mon lit.</p> - -<p><i>6 juillet.</i>—Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette -nuit;—ou plutôt, je l’ai bue!</p> - -<p>Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je -deviens fou? Qui me sauvera?</p> - -<p><i>10 juillet.</i>—Je viens de faire des épreuves surprenantes.</p> - -<p>Décidément, je suis fou! Et pourtant!</p> - -<p>Le 6 juillet, avant de me coucher, j’ai placé sur ma table du vin, du -lait, de l’eau, du pain et des fraises.</p> - -<p>On a bu—j’ai bu—toute l’eau, et un peu de lait. On n’a touché ni au -vin, ni au pain, ni aux fraises.</p> - -<p>Le 7 juillet, j’ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même -résultat.</p> - -<p>Le 8 juillet, j’ai supprimé l’eau et le lait. On n’a touché à rien.</p> - -<p>Le 9 juillet enfin, j’ai remis sur ma table l’eau et le lait seulement, -en ayant soin d’envelopper les carafes en des linges de mousseline -blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j’ai frotté mes lèvres, ma -barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span></p> - -<p>L’invincible sommeil m’a saisi, suivi bientôt de l’atroce réveil. Je -n’avais point remué; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je -m’élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient -demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On -avait bu toute l’eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!...</p> - -<p>Je vais partir tout à l’heure pour Paris.</p> - -<p><i>12 juillet.</i>—Paris. J’avais donc perdu la tête les jours derniers! -J’ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne -sois vraiment somnambule, ou que j’aie subi une de ces influences -constatées, mais inexplicables jusqu’ici, qu’on appelle suggestions. En -tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures -de Paris ont suffi pour me remettre d’aplomb.</p> - -<p>Hier, après des courses et des visites, qui m’ont fait passer -dans l’âme de l’air nouveau et vivifiant, j’ai fini ma soirée au -Théâtre-Français. On y jouait une pièce d’Alexandre Dumas fils; et cet -esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude -est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut, -autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous -sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span></p> - -<p>Je suis rentré à l’hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement -de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes -suppositions de l’autre semaine, car j’ai cru, oui, j’ai cru qu’un -être invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et -s’effare, et s’égare vite, dès qu’un petit fait incompréhensible nous -frappe!</p> - -<p>Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne comprends pas -parce que la cause m’échappe», nous imaginons aussitôt des mystères -effrayants et des puissances surnaturelles.</p> - -<p><i>14 juillet.</i>—Fête de la République. Je me suis promené par les rues. -Les pétards et les drapeaux m’amusaient comme un enfant. C’est pourtant -fort bête d’être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le -peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt -férocement révolté. On lui dit: «Amuse-toi.» Il s’amuse. On lui dit: -«Va te battre avec le voisin.» Il va se battre. On lui dit: «Vote pour -l’Empereur.» Il vote pour l’Empereur. Puis, on lui dit: «Vote pour la -République.» Et il vote pour la République.</p> - -<p>Ceux qui le dirigent sont aussi sots; mais au lieu d’obéir à des -hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que -<span class="pagenum" id="Page_19">19</span> niais, stériles et faux, par cela même qu’ils sont des principes, -c’est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où -l’on n’est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le -bruit est une illusion.</p> - -<p><i>16 juillet.</i>—J’ai vu hier des choses qui m’ont beaucoup troublé.</p> - -<p>Je dînais chez ma cousine, M<sup>me</sup> Sablé, dont le mari commande le -76<sup>e</sup> chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes -femmes, dont l’une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s’occupe -beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires -auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l’hypnotisme -et la suggestion.</p> - -<p>Il nous raconta longuement les résultats prodigieux obtenus par des -savants anglais et par les médecins de l’école de Nancy.</p> - -<p>Les faits qu’il avança me parurent tellement bizarres, que je me -déclarai tout à fait incrédule.</p> - -<p>«Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus -importants secrets de la nature, je veux dire un de ses plus importants -secrets sur cette terre; car elle en a certes d’autrement importants, -là-bas, dans les étoiles. Depuis que l’homme pense, depuis qu’il -sait dire et écrire sa pensée, il se <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> sent frôlé par un mystère -impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche -de suppléer, par l’effort de son intelligence, à l’impuissance de -ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l’état -rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes -banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au -surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des -revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de -l’ouvrier-créateur, de quelque religion qu’elles nous viennent, sont -bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus -inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus -vrai que cette parole de Voltaire: «Dieu a fait l’homme à son image, -mais l’homme le lui a bien rendu.»</p> - -<p>«Mais, depuis un peu plus d’un siècle, on semble pressentir quelque -chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie -inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans -surtout, à des résultats surprenants.»</p> - -<p>Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui -dit:—Voulez-vous que j’essaie de vous endormir, madame?</p> - -<p>—Oui, je veux bien.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_21">21</span></p> - -<p>Elle s’assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement -en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le -cœur battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de M<sup>me</sup> Sablé -s’alourdir, sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.</p> - -<p>Au bout de dix minutes, elle dormait.</p> - -<p>—Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.</p> - -<p>Et je m’assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de -visite en lui disant: «Ceci est un miroir; que voyez-vous dedans?»</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—Je vois mon cousin.</p> - -<p>—Que fait-il?</p> - -<p>—Il se tord la moustache.</p> - -<p>—Et maintenant?</p> - -<p>—Il tire de sa poche une photographie.</p> - -<p>—Quelle est cette photographie?</p> - -<p>—La sienne.</p> - -<p>C’était vrai! Et cette photographie venait de m’être livrée, le soir -même, à l’hôtel.</p> - -<p>—Comment est-il sur ce portrait?</p> - -<p>—Il se tient debout avec son chapeau à la main.</p> - -<p>Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût -vu dans une glace.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_22">22</span></p> - -<p>Les jeunes femmes, épouvantées, disaient: «Assez! Assez! Assez!»</p> - -<p>Mais le docteur ordonna: «Vous vous lèverez demain à huit heures; puis -vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de -vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu’il vous -réclamera à son prochain voyage.»</p> - -<p>Puis il la réveilla.</p> - -<p>En rentrant à l’hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des -doutes m’assaillirent non point sur l’absolue, sur l’insoupçonnable -bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une sœur, -depuis l’enfance, mais sur une supercherie possible du docteur. -Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu’il montrait à la -jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite? Les -prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières.</p> - -<p>Je rentrai donc et je me couchai.</p> - -<p>Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet -de chambre, qui me dit:</p> - -<p>—C’est M<sup>me</sup> Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite.</p> - -<p>Je m’habillai à la hâte et je la reçus.</p> - -<p>Elle s’assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile, -elle me dit:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_23">23</span></p> - -<p>—Mon cher cousin, j’ai un gros service à vous demander.</p> - -<p>—Lequel, ma cousine?</p> - -<p>—Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J’ai -besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.</p> - -<p>—Allons donc, vous?</p> - -<p>—Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver.</p> - -<p>J’étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me -demandais si vraiment elle ne s’était pas moquée de moi avec le docteur -Parent, si ce n’était pas là une simple farce préparée d’avance et fort -bien jouée.</p> - -<p>Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent. -Elle tremblait d’angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse, -et je compris qu’elle avait la gorge pleine de sanglots.</p> - -<p>Je la savais fort riche et je repris:</p> - -<p>—Comment! votre mari n’a pas cinq mille francs à sa disposition! -Voyons, réfléchissez. Êtes-vous sûre qu’il vous a chargée de me les -demander?</p> - -<p>Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort -pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit:</p> - -<p>—Oui..., oui... j’en suis sûre.</p> - -<p>—Il vous a écrit?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p> - -<p>Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de -sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu’elle devait -m’emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.</p> - -<p>—Oui, il m’a écrit.</p> - -<p>—Quand donc? Vous ne m’avez parlé de rien, hier.</p> - -<p>—J’ai reçu sa lettre ce matin.</p> - -<p>—Pouvez-vous me la montrer?</p> - -<p>—Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop -personnelles... je l’ai... je l’ai brûlée.</p> - -<p>—Alors, c’est que votre mari fait des dettes.</p> - -<p>Elle hésita encore, puis murmura:</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>Je déclarai brusquement:</p> - -<p>—C’est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma -chère cousine.</p> - -<p>Elle poussa une sorte de cri de souffrance.</p> - -<p>—Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les...</p> - -<p>Elle s’exaltait, joignait les mains comme si elle m’eût prié! -j’entendais sa voix changer de ton; elle pleurait et bégayait, -harcelée, dominée par l’ordre irrésistible qu’elle avait reçu.</p> - -<p>—Oh! oh! je vous en supplie... si vous <span class="pagenum" id="Page_25">25</span> saviez comme je souffre... -il me les faut aujourd’hui.</p> - -<p>J’eus pitié d’elle.</p> - -<p>—Vous les aurez tantôt, je vous le jure.</p> - -<p>Elle s’écria:</p> - -<p>—Oh! merci! merci! Que vous êtes bon.</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—Vous rappelez-vous ce qui s’est passé hier soir chez vous?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Eh bien, il vous a ordonné de venir m’emprunter ce matin cinq mille -francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion.</p> - -<p>Elle réfléchit quelques secondes et répondit:</p> - -<p>—Puisque c’est mon mari qui les demande.</p> - -<p>Pendant une heure, j’essayai de la convaincre, mais je n’y pus parvenir.</p> - -<p>Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir; et -il m’écouta en souriant. Puis il dit:</p> - -<p>—Croyez-vous maintenant?</p> - -<p>—Oui, il le faut bien.</p> - -<p>—Allons chez votre parente.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p> - -<p>Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le -médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée -vers ses yeux qu’elle ferma peu à peu sous l’effort insoutenable de -cette puissance magnétique.</p> - -<p>Quand elle fut endormie:</p> - -<p>—Votre mari n’a plus besoin de cinq mille francs! Vous allez donc -oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s’il -vous parle de cela, vous ne comprendrez pas.</p> - -<p>Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille:</p> - -<p>—Voici, ma chère cousine, ce que vous m’avez demandé ce matin.</p> - -<p>Elle fut tellement surprise que je n’osai pas insister. J’essayai -cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je -me moquais d’elle, et faillit, à la fin, se fâcher.</p> - -<p class="dottedline"> </p> - -<p>Voilà! je viens de rentrer; et je n’ai pu déjeuner, tant cette -expérience m’a bouleversé.</p> - -<p><i>19 juillet.</i>—Beaucoup de personnes à qui j’ai raconté cette aventure -se sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit: -Peut-être?</p> - -<p><i>21 juillet.</i>—J’ai été dîner à Bougival, puis j’ai passé la soirée -au bal des canotiers. Décidément, <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> tout dépend des lieux et des -milieux. Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère, serait le -comble de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel?... mais dans -les Indes? Nous subissons effroyablement l’influence de ce qui nous -entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.</p> - -<p><i>30 juillet.</i>—Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.</p> - -<p><i>2 août.</i>—Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes -journées à regarder couler la Seine.</p> - -<p><i>4 août.</i>—Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu’on casse -les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la -cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est -le coupable? Bien fin qui le dirait?</p> - -<p><i>6 août.</i>—Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu... j’ai vu... j’ai -vu!... Je ne puis plus douter... j’ai vu!... J’ai encore froid jusque -dans les ongles... j’ai encore peur jusque dans les moelles... j’ai -vu!...</p> - -<p>Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de -rosiers... dans l’allée des rosiers d’automne qui commencent à fleurir.</p> - -<p>Comme je m’arrêtais à regarder un <i>géant des batailles</i>, qui portait -trois fleurs magnifiques, <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> je vis, je vis distinctement, tout -près de moi, la tige d’une de ces roses se plier, comme si une main -invisible l’eût tordue, puis se casser comme si cette main l’eût -cueillie! Puis la fleur s’éleva, suivant la courbe qu’aurait décrite un -bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l’air -transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas -de mes yeux.</p> - -<p>Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle -avait disparu. Alors je fus pris d’une colère furieuse contre moi-même; -car il n’est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d’avoir de -pareilles hallucinations.</p> - -<p>Mais était-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher -la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l’arbuste, fraîchement -brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche.</p> - -<p>Alors, je rentrai chez moi l’âme bouleversée; car je suis certain, -maintenant, certain comme de l’alternance des jours et des nuits, qu’il -existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d’eau, -qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué -par conséquent d’une nature matérielle, bien qu’imperceptible pour nos -sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p> - -<p><i>7 août.</i>—J’ai dormi tranquille. Il a bu l’eau de ma carafe, mais n’a -point troublé mon sommeil.</p> - -<p>Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, -le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non -point des doutes vagues comme j’en avais jusqu’ici, mais des doutes -précis, absolus. J’ai vu des fous; j’en ai connu qui restaient -intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de -la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec -souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l’écueil -de leur folie, s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait -dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de -brouillards, de bourrasques, qu’on nomme «la démence».</p> - -<p>Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n’étais conscient, -si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en -l’analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, -qu’un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans -mon cerveau, un de ces troubles qu’essayent de noter et de préciser -aujourd’hui les physiologistes; et ce trouble aurait déterminé dans mon -esprit, dans l’ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde. -<span class="pagenum" id="Page_30">30</span> Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous promène -à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous -en soyons surpris, parce que l’appareil vérificateur, parce que le -sens du contrôle est endormi; tandis que la faculté imaginative veille -et travaille. Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du -clavier cérébral se trouve paralysée chez moi? Des hommes, à la suite -d’accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des -chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les -parcelles de la pensée sont aujourd’hui prouvées. Or, quoi d’étonnant à -ce que ma faculté de contrôler l’irréalité de certaines hallucinations, -se trouve engourdie chez moi en ce moment!</p> - -<p>Je songeais à tout cela en suivant le bord de l’eau. Le soleil couvrait -de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon -regard d’amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l’agilité est -une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement -est un bonheur de mes oreilles.</p> - -<p>Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une -force, me semblait-il, une force occulte m’engourdissait, m’arrêtait, -m’empêchait d’aller plus loin, me rappelait en arrière. J’éprouvais ce -besoin douloureux <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé -au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d’une -aggravation de son mal.</p> - -<p>Donc, je revins malgré moi, sûr que j’allais trouver, dans ma maison, -une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n’y avait rien; et -je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j’avais eu de nouveau -quelque vision fantastique.</p> - -<p><i>8 août.</i>—J’ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste -plus, mais je le sens près de moi, m’épiant, me regardant, me -pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que -s’il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et -constante.</p> - -<p>J’ai dormi, pourtant.</p> - -<p><i>9 août.</i>—Rien, mais j’ai peur.</p> - -<p><i>10 août.</i>—Rien; qu’arrivera-t-il demain?</p> - -<p><i>11 août.</i>—Toujours rien; je ne puis plus rester chez moi avec cette -crainte et cette pensée entrées en mon âme; je vais partir.</p> - -<p><i>12 août</i>, 10 heures du soir.—Tout le jour j’ai voulu m’en aller; je -n’ai pas pu. J’ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si -simple,—sortir—monter dans ma voiture pour gagner Rouen—je n’ai pas -pu. Pourquoi?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span></p> - -<p><i>13 août.</i>—Quand on est atteint par certaines maladies, tous les -ressorts de l’être physique semblent brisés, toutes les énergies -anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la -chair et la chair liquide comme de l’eau. J’éprouve cela dans mon être -moral d’une façon étrange et désolante. Je n’ai plus aucune force, -aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre -en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu’un veut -pour moi; et j’obéis.</p> - -<p><i>14 août.</i>—Je suis perdu! Quelqu’un possède mon âme et la gouverne! -quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes -pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave -et terrifié de toutes les choses que j’accomplis. Je désire sortir. -Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans -le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me -soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je -suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte -qu’aucune force ne nous soulèverait.</p> - -<p>Puis, tout d’un coup, il faut, il faut, il faut que j’aille au fond de -mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j’y vais. Je cueille -<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! -Est-il un Dieu? S’il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi! -Pardon! Pitié! Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle -torture! quelle horreur!</p> - -<p><i>15 août.</i>—Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre -cousine, quand elle est venue m’emprunter cinq mille francs. Elle -subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme -une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir?</p> - -<p>Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet -inconnaissable, ce rôdeur d’une race surnaturelle?</p> - -<p>Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l’origine du monde -ne se sont-ils pas encore manifestés d’une façon précise comme ils le -font pour moi? Je n’ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s’est -passé dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m’en -aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.</p> - -<p><i>16 août.</i>—J’ai pu m’échapper aujourd’hui pendant deux heures, comme -un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. -J’ai senti que j’étais libre tout à coup et qu’il était loin. J’ai -ordonné d’atteler <span class="pagenum" id="Page_34">34</span> bien vite et j’ai gagné Rouen. Oh! quelle joie -de pouvoir dire à un homme qui obéit: «Allez à Rouen!»</p> - -<p>Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j’ai prié qu’on me -prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants -inconnus du monde antique et moderne.</p> - -<p>Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j’ai voulu dire: «A la -gare!» et j’ai crié,—je n’ai pas dit, j’ai crié—d’une voix si forte -que les passants se sont retournés: «A la maison», et je suis tombé, -affolé d’angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m’avait retrouvé et -repris.</p> - -<p><i>17 août.</i>—Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que -je devrais me réjouir. Jusqu’à une heure du matin, j’ai lu! Hermann -Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l’histoire -et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de -l’homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, -leur puissance. Mais aucun d’eux ne ressemble à celui qui me hante. -On dirait que l’homme, depuis qu’il pense, a pressenti et redouté un -être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le -sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a <span class="pagenum" id="Page_35">35</span> -créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes, -fantômes vagues nés de la peur.</p> - -<p>Donc, ayant lu jusqu’à une heure du matin, j’ai été m’asseoir ensuite -auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au -vent calme de l’obscurité.</p> - -<p>Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j’aurais aimé cette nuit-là -autrefois!</p> - -<p>Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des -scintillements frémissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes, -quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas? Ceux -qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que -nous? Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne -connaissons point? Un d’eux, un jour ou l’autre, traversant l’espace, -n’apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les -Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus -faibles?</p> - -<p>Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous -autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d’eau.</p> - -<p>Je m’assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.</p> - -<p>Or, ayant dormi environ quarante minutes, <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> je rouvris les yeux sans -faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et -bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une -page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. -Aucun souffle d’air n’était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et -j’attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, -je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la -précédente, comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil était -vide, semblait vide; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma -place, et qu’il lisait. D’un bond furieux, d’un bond de bête révoltée, -qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, -pour l’étreindre, pour le tuer!... Mais mon siège, avant que je l’eusse -atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table -oscilla, ma lampe tomba et s’éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si -un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines -mains les battants.</p> - -<p>Donc, il s’était sauvé; il avait eu peur, peur de moi, lui!</p> - -<p>Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,... -je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l’écraser contre le -sol! Est-ce que les chiens, quelquefois, ne <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> mordent point et -n’étranglent pas leurs maîtres?</p> - -<p><i>18 août.</i>—J’ai songé toute la journée. Oh! oui, je vais lui obéir, -suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble, -soumis, lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...</p> - -<p><i>19 août.</i>—Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire -ceci dans la <i>Revue du Monde Scientifique</i>: «Une nouvelle assez -curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de -folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les -peuples d’Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de -San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent -leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, -possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles -bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur -vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l’eau et du lait -sans paraître toucher à aucun autre aliment.</p> - -<p>«M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants -médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d’étudier sur -place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et -de <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> proposer à l’Empereur les mesures qui lui paraîtront les plus -propres à rappeler à la raison ces populations en délire.»</p> - -<p>Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui -passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je -le trouvai si joli, si blanc, si gai! L’Être était dessus, venant de -là-bas, où sa race est née! Et il m’a vu! Il a vu ma demeure blanche -aussi; et il a sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!</p> - -<p>A présent, je sais, je devine. Le règne de l’homme est fini.</p> - -<p>Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples -naïfs, Celui qu’exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers -évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à -qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes -les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des -génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de -l’épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l’ont pressenti plus -clairement. Mesmer l’avait deviné, et les médecins, depuis dix ans -déjà, ont découvert, d’une façon précise, la nature de sa puissance -avant qu’il l’eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du -Seigneur nouveau, la <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> domination d’un mystérieux vouloir sur l’âme -humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, -suggestion... que sais-je? Je les ai vus s’amuser comme des enfants -imprudents avec cette horrible puissance! Malheur à nous! Malheur à -l’homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me -semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas... le... oui... il -le crie... J’écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J’ai -entendu... le Horla... c’est lui... le Horla... il est venu!...</p> - -<p>Ah! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton; le lion -a dévoré le buffle aux cornes aiguës; l’homme a tué le lion avec la -flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de -l’homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf: sa chose, son -serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. -Malheur à nous!</p> - -<p>Pourtant, l’animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l’a -dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître, -le toucher, le voir! Les savants disent que l’œil de la bête, différent -du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon œil à moi ne peut -distinguer le nouveau venu qui m’opprime.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span></p> - -<p>Pourquoi? Oh! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont -Saint-Michel: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui -existe? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, -qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, -soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises et jette aux -brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, -qui mugit, l’avez-vous vu et pouvez-vous le voir? Il existe pourtant!»</p> - -<p>Et je songeais encore: mon œil est si faible, si imparfait, qu’il ne -distingue même point les corps durs, s’ils sont transparents comme le -verre!... Qu’une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus -comme l’oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres. -Mille choses en outre le trompent et l’égarent. Quoi d’étonnant, alors, -à ce qu’il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumière -traverse.</p> - -<p>Un être nouveau! pourquoi pas? Il devait venir assurément! pourquoi -serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous -les autres créés avant nous? C’est que sa nature est plus parfaite, son -corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si -maladroitement conçu, encombré d’organes toujours fatigués, toujours -forcés <span class="pagenum" id="Page_41">41</span> comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit -comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement -d’air, d’herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, -aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et -bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche -d’être qui pourrait devenir intelligent et superbe.</p> - -<p>Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l’huître jusqu’à -l’homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui -sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses?</p> - -<p>Pourquoi pas un de plus? Pourquoi pas aussi d’autres arbres aux fleurs -immenses, éclatantes et parfumant des régions entières? Pourquoi pas -d’autres éléments que le feu, l’air, la terre et l’eau?—Ils sont -quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres! Quelle -pitié! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille! -Comme tout est pauvre, mesquin, misérable! avarement donné, sèchement -inventé, lourdement fait! Ah! l’éléphant, l’hippopotame, que de grâce! -Le chameau que d’élégance!</p> - -<p>Mais, direz-vous, le papillon! une fleur qui vole! J’en rêve un qui -serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> -même exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais -je le vois... il va d’étoile en étoile, les rafraîchissant et les -embaumant au souffle harmonieux et léger de sa course!... Et les -peuples de là-haut le regardent passer, extasiés et ravis!...</p> - -<p class="dottedline"> </p> - -<p>Qu’ai-je donc? C’est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait -penser ces folies! Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai!</p> - -<p><i>19 août.</i>—Je le tuerai. Je l’ai vu! je me suis assis, hier soir, à -ma table; et je fis semblant d’écrire avec une grande attention. Je -savais bien qu’il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près -que je pourrais peut-être le toucher, le saisir? Et alors!... alors, -j’aurais la force des désespérés; j’aurais mes mains, mes genoux, ma -poitrine, mon front, mes dents pour l’étrangler, l’écraser, le mordre, -le déchirer.</p> - -<p>Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.</p> - -<p>J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, -comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.</p> - -<p>En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes; à droite, ma -cheminée; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée -longtemps ouverte, afin de l’attirer; <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> derrière moi, une très -haute armoire à glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour -m’habiller, et où j’avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, -chaque fois que je passais devant.</p> - -<p>Donc, je faisais semblant d’écrire, pour le tromper, car il m’épiait -lui aussi; et soudain, je sentis, je fus certain qu’il lisait -par-dessus mon épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.</p> - -<p>Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis -tomber. Eh bien?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis -pas dans ma glace!... Elle était vide, claire, profonde, pleine de -lumière! Mon image n’était pas dedans... et j’étais en face, moi! Je -voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela -avec des yeux affolés; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus -faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il -m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon -reflet.</p> - -<p>Comme j’eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à -m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme -à travers une nappe d’eau; et il me semblait que cette eau glissait -de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> image, -de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me -cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, -mais une sorte de transparence opaque, s’éclaircissant peu à peu.</p> - -<p>Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque -jour en me regardant.</p> - -<p>Je l’avais vu! L’épouvante m’en est restée, qui me fait encore -frissonner.</p> - -<p><i>20 août.</i>—Le tuer, comment? puisque je ne peux l’atteindre? -Le poison? mais il me verrait le mêler à l’eau; et nos poisons, -d’ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible? Non... -non... sans aucun doute... Alors?... alors?...</p> - -<p><i>21 août.</i>—J’ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé -pour ma chambre des persiennes en fer, comme en ont, à Paris, certains -hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me -fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron, -mais je m’en moque!...</p> - -<p class="dottedline"> </p> - -<p><i>10 septembre.</i>—Rouen, hôtel continental. C’est fait... c’est fait... -mais est-il mort? J’ai l’âme bouleversée de ce que j’ai vu.</p> - -<p>Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer, -j’ai laissé tout <span class="pagenum" id="Page_45">45</span> ouvert jusqu’à minuit, bien qu’il commençât à -faire froid.</p> - -<p>Tout à coup, j’ai senti qu’il était là, et une joie, une joie folle m’a -saisi. Je me suis levé lentement, et j’ai marché à droite, à gauche, -longtemps, pour qu’il ne devinât rien; puis j’ai ôté mes bottines et -mis mes savates avec négligence; puis j’ai fermé ma persienne de fer, -et revenant à pas tranquilles vers la porte, j’ai fermé la porte aussi -à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un -cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.</p> - -<p>Tout à coup, je compris qu’il s’agitait autour de moi, qu’il avait peur -à son tour, qu’il m’ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder; je ne -cédai pas, mais m’adossant à la porte, je l’entre-bâillai, tout juste -assez pour passer, moi, à reculons; et comme je suis très grand ma -tête touchait au linteau. J’étais sûr qu’il n’avait pu s’échapper et -je l’enfermai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le tenais! Alors, -je descendis, en courant; je pris dans mon salon, sous ma chambre, -mes deux lampes et je renversai toute l’huile sur le tapis, sur les -meubles, partout; puis j’y mis le feu, et je me sauvai, après avoir -bien refermé, à double tour, la grande porte d’entrée.</p> - -<p>Et j’allai me cacher au fond de mon jardin, <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> dans un massif de -lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout était noir, muet, -immobile; pas un souffle d’air, pas une étoile, des montagnes de nuages -qu’on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si -lourds.</p> - -<p>Je regardais ma maison, et j’attendais. Comme ce fut long! Je croyais -déjà que le feu s’était éteint tout seul, ou qu’il l’avait éteint, Lui, -quand une des fenêtres d’en bas creva sous la poussée de l’incendie, -et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle, -caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu’au toit. Une -lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et -un frisson, un frisson de peur aussi! Les oiseaux se réveillaient; un -chien se mit à hurler; il me sembla que le jour se levait! Deux autres -fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure -n’était plus qu’un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible, -suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux -mansardes s’ouvrirent! J’avais oublié mes domestiques! Je vis leurs -faces affolées, et leurs bras qui s’agitaient!...</p> - -<p>Alors, éperdu d’horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant: -«Au secours! au secours! au feu! au feu!» Je rencontrai des <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> gens -qui s’en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir!</p> - -<p>La maison, maintenant, n’était plus qu’un bûcher horrible et -magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher -où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon -prisonnier, l’Être nouveau, le nouveau maître, le Horla!</p> - -<p>Soudain le toit tout entier s’engloutit entre les murs, et un volcan de -flammes jaillit jusqu’au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la -fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu’il était là, dans -ce four, mort...</p> - -<p>—Mort? Peut-être?... Son corps? son corps que le jour traversait -n’était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres?</p> - -<p>S’il n’était pas mort?... seul peut-être le temps a prise sur l’Être -Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps -inconnaissable, ce corps d’Esprit, s’il devait craindre, lui aussi, les -maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée?</p> - -<p>La destruction prématurée? toute l’épouvante humaine vient d’elle! -Après l’homme, le Horla.—Après celui qui peut mourir tous les jours, -à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est -venu celui <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> qui ne doit mourir qu’à son jour, à son heure, à sa -minute, parce qu’il a touché la limite de son existence!</p> - -<p>Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n’est pas -mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi!...</p> - -<p class="dottedline"> </p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Nous prions le lecteur de bien vouloir se reporter à l’Appendice, où -il trouvera la version première du</i> Horla.</p> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_49">49</span></p> - -<p class="souschapitre1">NOTE.</p> - -<p>Le manuscrit du <i>Horla</i> comprend 35 pages grand in-8<sup>o</sup>. Il est écrit -presque sans rature et d’une main très assurée. Il ne faut pas oublier -que la première version ayant paru dans <i>le Gil-Blas</i> (voir Appendice), -Maupassant possédait un sujet qu’il n’eut qu’à développer.</p> - -<p>La publication de ce volume causa une surprise très vive parmi les -nombreux lecteurs de Maupassant, habitués à des sujets moins obscurs. -<i>Le Horla</i> donna lieu aux commentaires les plus divers. Quelques jours -après sa publication, Maupassant, de passage à Rouen, racontait en -riant à son ami Pinchon, l’émotion que produisait sa nouvelle.</p> - -<p>Notons que dans le cours des années 1885, 1886, 1887, parurent plus -de soixante ouvrages sur la névrose, l’obsession, l’hypnotisme et la -suggestion.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="variantes">VARIANTES</p> - -<p class="center">D’APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.</p> - -<p>Page 4, ligne 27. 12 mai.</p> - -<p>Page 5, ligne 15. choses, si <i>changeantes</i>, qui...</p> - -<p>Page 9, ligne 25. droite et <i>longue</i> allée...</p> - -<p>Page 11, ligne 10. j’entrai, <i>éperdu de surprise dans ce prodigieux -palais gothique</i>, la plus admirable...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_50">50</span></p> - -<p>Page 11, ligne 29. courait <i>en rampant</i>, sur...</p> - -<p>Page 12, ligne 21. femme <i>parlant et se querellant dans une langue -inconnue et parfois aussi cessant</i> de crier...</p> - -<p>Page 14, ligne 8. gorge, <i>comme un enfant qui tète un sein</i>. Puis...</p> - -<p>Page 19, ligne 5. illusion, <i>puisque la couleur est une illusion</i>, -puisque...</p> - -<p>Page 30, ligne 15. contrôler <i>la réalité se trouve un peu malade en ce -moment comme notre faculté de contrôler la vraisemblance désordonnée du -songe se trouve engourdie à l’état de sommeil</i>. Je songeais...</p> - -<p>Page 31, ligne 25. pu. <i>J’ai voulu dire à mon valet de chambre de faire -mes malles, je n’ai pas pu.</i> J’ai voulu...</p> - -<p>Page 33, ligne 16. race <i>étrangère</i>.</p> - -<p>Page 46, ligne 19. levait! <i>le jour de ma délivrance, l’aurore de ma -liberté.</i> Deux autres...</p> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_53">53</span> - <h2 id="ch_2">AMOUR.</h2> - <hr class="small2" /> - <p class="souschapitre2">TROIS PAGES DU <i>LIVRE D’UN CHASSEUR</i>.</p> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap2">e</span> viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. -Il l’a tuée, puis il s’est tué, donc il l’aimait. Qu’importent Il et -Elle? Leur amour seul m’importe; et il ne m’intéresse point parce qu’il -m’attendrit ou parce qu’il m’étonne, ou parce qu’il m’émeut ou parce -qu’il me fait songer, mais parce qu’il me rappelle un souvenir de ma -jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m’est apparu l’Amour comme -apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.</p> - -<p>Je suis né avec tous les instincts et les sens de l’homme primitif, -tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J’aime la -chasse avec passion; et la bête saignante, <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> le sang sur les plumes, -le sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir.</p> - -<p>Cette année-là, vers la fin de l’automne, les froids arrivèrent -brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville, -pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour.</p> - -<p>Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, -gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d’un caractère gai, doué -de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une -sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière. -Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois -seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l’on trouvait -les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France. -On y tuait des aigles quelquefois; et les oiseaux de passage, ceux -qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s’arrêtaient -presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s’ils -eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps -demeuré là pour leur servir d’abri en leur courte étape nocturne.</p> - -<p>Dans la vallée, c’étaient de grands herbages arrosés par des rigoles -et séparés par des haies; puis, plus loin, la rivière, canalisée -jusque-là, <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> s’épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus -admirable région de chasse que j’aie jamais vue, était tout le souci de -mon cousin qui l’entretenait comme un parc. A travers l’immense peuple -de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, -on avait tracé d’étroites avenues où les barques plates, conduites -et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l’eau morte, -frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les -herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue -disparaissait brusquement.</p> - -<p>J’aime l’eau d’une passion désordonnée: la mer, bien que trop grande, -trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies, mais -qui passent, qui fuient, qui s’en vont, et les marais surtout où -palpite toute l’existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais, -c’est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie -propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses -voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n’est plus troublant, -plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu’un marécage. Pourquoi -cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d’eau? Sont-ce -les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence -profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> les -brumes bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, -ou bien encore l’imperceptible clapotement, si léger, si doux, et -plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du -ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays -redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux.</p> - -<p>Non. Autre chose s’en dégage, un autre mystère, plus profond, plus -grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la -création peut-être! Car n’est-ce pas dans l’eau stagnante et fangeuse, -dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil, -que remua, que vibra, que s’ouvrit au jour le premier germe de vie?</p> - -<p class="br">J’arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.</p> - -<p>Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le -plafond étaient couverts d’oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou -perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons, -hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin -pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu d’une -jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu’il avait -prises pour cette nuit même.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_57">57</span></p> - -<p>Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d’arriver -vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait -construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous -abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent -chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme -des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des -tenailles, et la brûle comme du feu.</p> - -<p>Mon cousin se frottait les mains: «Je n’ai jamais vu une gelée -pareille, disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six -heures du soir.»</p> - -<p>J’allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m’endormis -à la lueur d’une grande flamme flambant dans ma cheminée.</p> - -<p>A trois heures sonnantes on me réveilla. J’endossai, à mon tour, une -peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d’une fourrure -d’ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de -deux verres de <ins class="correction" title="fine champagne">Fine Champagne</ins>, nous partîmes accompagnés d’un garde et -de nos chiens: Plongeon et Pierrot.</p> - -<p>Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu’aux os. C’était -une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L’air gelé <span class="pagenum" id="Page_58">58</span> -devient résistant, palpable tant il fait mal; aucun souffle ne l’agite; -il est figé, immobile; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, -les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent -des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous -l’étreinte du froid.</p> - -<p>La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle, -paraissait défaillante au milieu de l’espace, et si faible qu’elle -ne pouvait plus s’en aller, qu’elle restait là-haut, saisie aussi, -paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et -triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu’elle nous -jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.</p> - -<p>Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans -nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de -laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne -faisaient aucun bruit; et je regardais la fumée blanche que faisait -l’haleine de nos chiens.</p> - -<p>Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une -des allées de roseaux secs qui s’avançait à travers cette forêt basse.</p> - -<p>Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière -nous un léger bruit; <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> et je me sentis saisi, comme je ne l’avais -jamais été, par l’émotion puissante et singulière que font naître en -moi les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous -marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés.</p> - -<p>Tout à coup, au détour d’une des allées, j’aperçus la hutte de glace -qu’on avait construite pour nous mettre à l’abri. J’y entrai, et comme -nous avions encore près d’une heure à attendre le réveil des oiseaux -errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer.</p> - -<p>Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui -avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de -cette maison polaire.</p> - -<p>Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé -du firmament me pénétra bientôt d’une façon si terrible, que je me mis -à tousser.</p> - -<p>Mon cousin Karl fut pris d’inquiétude: «Tant pis si nous ne tuons pas -grand’chose aujourd’hui, dit-il, je ne veux pas que tu t’enrhumes; -nous allons faire du feu.» Et il donna l’ordre au garde de couper des -roseaux.</p> - -<p>On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour -laisser échapper la fumée; et lorsque la flamme rouge monta le <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> -long des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, -doucement, à peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, -resté dehors, me cria: «Viens donc voir!» Je sortis et je restai -éperdu d’étonnement. Notre cabane, en forme de cône, avait l’air d’un -monstrueux diamant au cœur de feu poussé soudain sur l’eau gelée du -marais. Et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos -chiens qui se chauffaient.</p> - -<p>Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes. -La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.</p> - -<p>Rien ne m’émeut comme cette première clameur de vie qu’on ne voit point -et qui court dans l’air sombre, si vite, si loin, avant qu’apparaisse -à l’horizon la première clarté des jours d’hiver. Il me semble à cette -heure glaciale de l’aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes -d’une bête est un soupir de l’âme du monde!</p> - -<p>Karl disait: «Éteignez le feu. Voici l’aurore.»</p> - -<p>Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards -traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament.</p> - -<p>Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens -s’élancèrent.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_61">61</span></p> - -<p>Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions -vivement dès qu’apparaissait au-dessus des roseaux l’ombre d’une -tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous -rapportaient des bêtes sanglantes dont l’œil quelquefois nous regardait -encore.</p> - -<p>Le jour s’était levé, un jour clair et bleu; le soleil apparaissait au -fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le -col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes. -Je tirai. Un d’eux tomba presque à mes pieds. C’était une sarcelle au -ventre d’argent. Alors, dans l’espace au-dessus de moi, une voix, une -voix d’oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante; et -la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel -au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre -mes mains.</p> - -<p>Karl, à genoux, le fusil à l’épaule, l’œil ardent, la guettait, -attendant qu’elle fût assez proche.</p> - -<p>—Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s’en ira pas.</p> - -<p>Certes, il ne s’en allait point; il tournoyait toujours et pleurait -autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur -comme l’appel désolé, comme le reproche <span class="pagenum" id="Page_62">62</span> lamentable de ce pauvre -animal perdu dans l’espace.</p> - -<p>Parfois, il s’enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol; il -semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais -ne s’y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.</p> - -<p>—Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l’heure.</p> - -<p>Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de -bête, pour l’autre bête que j’avais tuée.</p> - -<p>Karl tira; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu -l’oiseau. Je vis une chose noire qui tombait; j’entendis dans les -roseaux le bruit d’une chute. Et Pierrot me le rapporta.</p> - -<p>Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce -jour-là, pour Paris.</p> - -<p class="dottedline"> </p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Amour</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 7 décembre 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_65">65</span> - <h2 id="ch_3">LE TROU.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">C</span><span class="smcap2"><i>oups</i></span> et blessures, ayant occasionné la mort. Tel était le chef -d’accusation qui faisait comparaître en cour d’assises le sieur Léopold -Renard, tapissier.</p> - -<p>Autour de lui les principaux témoins, la dame Flamèche, veuve de la -victime, les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste, et Jean Durdent, -plombier.</p> - -<p>Près du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l’air d’une guenon -habillée en dame.</p> - -<p>Et voici comment Renard (Léopold) raconte le drame:</p> - -<p>—Mon Dieu, c’est un malheur dont je fus tout le temps la première -victime, et dont ma volonté n’est pour rien. Les faits se commentent -d’eux-mêmes, m’sieu l’ président. Je suis un honnête homme, homme de -travail, <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé, -respecté, considéré de tous, comme en ont attesté les voisins, même -la concierge qui n’est pas folâtre tous les jours. J’aime le travail, -j’aime l’épargne, j’aime les honnêtes gens et les plaisirs honnêtes. -Voilà ce qui m’a perdu, tant pis pour moi; ma volonté n’y étant pas, je -continue à me respecter.</p> - -<p>Donc, tous les dimanches, mon épouse que voilà et moi, depuis cinq -ans, nous allons passer la journée à Poissy. Ça nous fait prendre -l’air, sans compter que nous aimons la pêche à la ligne, oh! mais là, -nous l’aimons comme des petits oignons. C’est Mélie qui m’a donné -cette passion-là, la rosse, et qu’elle y est plus emportée que moi, la -teigne, vu que tout le mal vient d’elle en c’t’affaire-là, comme vous -l’allez voir par la suite.</p> - -<p>Moi, je suis fort et doux, pas méchant pour deux sous. Mais elle! oh! -là! là! ça n’a l’air de rien, c’est petit, c’est maigre; eh bien! c’est -plus malfaisant qu’une fouine. Je ne nie pas qu’elle ait des qualités; -elle en a, et d’importantes pour un commerçant. Mais son caractère! -Parlez-en aux alentours, et même à la concierge qui m’a déchargé tout à -l’heure... elle vous en dira des nouvelles.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p> - -<p>Tous les jours elle me reprochait ma douceur: «C’est moi qui ne me -laisserais pas faire ci! C’est moi qui ne me laisserais pas faire ça.» -En l’écoutant, m’sieu l’ président, j’aurais eu au moins trois duels au -pugilat par mois...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Renard l’interrompit: «Cause toujours; rira bien qui rira l’ -dernier.»</p> - -<p>Il se tourna vers elle avec candeur:</p> - -<p>—Eh bien, j’ peux t’ charger puisque t’es pas en cause, toi...</p> - -<p>Puis, faisant de nouveau face au président:</p> - -<p>—Lors je continue. Donc nous allions à Poissy tous les samedis soir -pour y pêcher dès l’aurore du lendemain. C’est une habitude pour nous -qu’est devenue une seconde nature, comme on dit. J’avais découvert, -voilà trois ans cet été, une place! mais une place! Oh! là! là! à -l’ombre, huit pieds d’eau, au moins, p’têtre dix, un trou, quoi, avec -des retrous sous la berge, une vraie niche à poisson, un paradis pour -le pêcheur. Ce trou-là, m’sieu l’ président, je pouvais le considérer -comme à moi, vu que j’en étais le Christophe Colomb. Tout le monde le -savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait: «Ça, -c’est la place à Renard;» et personne n’y serait venu, pas même M. -Plumeau, qu’est connu, soit dit <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> sans l’offenser, pour chiper les -places des autres.</p> - -<p>Donc, sûr de mon endroit, j’y revenais comme un propriétaire. A peine -arrivé, le samedi, je montais dans <i>Dalila</i>, avec mon épouse.—<i>Dalila</i> -c’est ma norvégienne, un bateau que j’ai fait construire chez -Fournaise, quéque chose de léger et de sûr.—Je dis que nous montons -dans <i>Dalila</i>, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n’y a que moi, -et ils le savent bien, les camaraux.—Vous me demanderez avec quoi -j’amorce? Je n’ peux pas répondre. Ça ne touche point à l’accident; -je ne peux pas répondre, c’est mon secret.—Ils sont plus de deux -cents qui me l’ont demandé. On m’en a offert des petits verres, et des -fritures, et des matelotes pour me faire causer!! Mais va voir s’ils -viennent, les chevesnes. Ah! oui, on m’a tapé sur le ventre pour la -connaître, ma recette... Il n’y a que ma femme qui la sait... et elle -ne la dira pas plus que moi!... Pas vrai, Mélie?...</p> - -<p>Le président l’interrompit.</p> - -<p>—Arrivez au fait le plus tôt possible.</p> - -<p>Le prévenu reprit:</p> - -<p>—J’y viens, j’y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train de -cinq heures vingt-cinq, nous allâmes, dès avant dîner, amorcer comme -tous les samedis. Le temps <span class="pagenum" id="Page_69">69</span> s’annonçait bien. Je disais à Mélie: -«Chouette, chouette pour demain!» Et elle répondait: «Ça promet.» Nous -ne causons jamais plus que ça ensemble.</p> - -<p>Et puis, nous revenons dîner. J’étais content, j’avais soif. C’est -cause de tout, m’sieu l’ président. Je dis à Mélie: «Tiens, Mélie, il -fait beau, si je buvais une bouteille de <i>casque à mèche</i>». C’est un -petit vin blanc que nous avons baptisé comme ça, parce que, si on en -boit trop, il vous empêche de dormir et il remplace le casque à mèche. -Vous comprenez.</p> - -<p>Elle me répond: «Tu peux faire à ton idée, mais tu s’ras encore malade; -et tu ne pourras pas te lever demain.»—Ça, c’était vrai, c’était sage, -c’était prudent, c’était perspicace, je le confesse. Néanmoins, je ne -sus pas me contenir; et je la bus, ma bouteille. Tout vint de là.</p> - -<p>Donc, je ne pus pas dormir. Cristi! je l’ai eu jusqu’à deux heures du -matin, ce casque à mèche en jus de raisin. Et puis pouf, je m’endors, -mais là je dors à n’ pas entendre gueuler l’ange du jugement dernier.</p> - -<p>Bref, ma femme me réveille à six heures. Je saute du lit, j’ passe -vite et vite ma culotte et ma vareuse; un coup d’eau sur le museau et -nous sautons dans <i>Dalila</i>. Trop tard. <span class="pagenum" id="Page_70">70</span> Quand j’arrive à mon trou, -il était pris! Jamais ça n’était arrivé, m’sieu l’ président, jamais -depuis trois ans! Ça m’a fait un effet comme si on me dévalisait sous -mes yeux. Je dis: «Nom d’un nom, d’un nom, d’un nom!» Et v’là ma femme -qui commence à me harceler. «Hein, ton casque à mèche! Va donc, soûlot! -Es-tu content, grande bête.»</p> - -<p>Je ne disais rien; c’était vrai, tout ça.</p> - -<p>Je débarque tout de même près de l’endroit pour tâcher de profiter des -restes. Et peut-être qu’il ne prendrait rien c’t’homme? et qu’il s’en -irait.</p> - -<p>C’était un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau -de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la -tapisserie derrière lui.</p> - -<p>Quand elle nous vit nous installer près du lieu, v’là qu’elle murmure:</p> - -<p>—Il n’y a donc pas d’autre place sur la rivière?</p> - -<p>Et la mienne, qui rageait, de répondre:</p> - -<p>—Les gens qu’ont du savoir-vivre s’informent des habitudes d’un pays -avant d’occuper les endroits réservés.</p> - -<p>Comme je ne voulais pas d’histoires, je lui dis:</p> - -<p>—Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse faire, nous verrons bien.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_71">71</span></p> - -<p>Donc, nous avions mis <i>Dalila</i> sous les saules, nous étions descendus, -et nous pêchions, coude à coude, Mélie et moi, juste à côté des deux -autres.</p> - -<p>Ici, m’sieu l’ président, il faut que j’entre dans le détail.</p> - -<p>Y avait pas cinq minutes que nous étions là quand la ligne du voisin s’ -met à plonger deux fois, trois fois; et puis voilà qu’il en amène un, -de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p’t-être, mais presque! -Moi, le cœur me bat; j’ai une sueur aux tempes, et Mélie qui me dit: -«Hein, pochard, l’as-tu vu, celui-là!»</p> - -<p>Sur ces entrefaites, M. Bru, l’épicier de Poissy, un amateur de goujon, -lui, passe en barque et me crie: «On vous a pris votre endroit, -monsieur Renard?» Je lui réponds: «Oui, monsieur Bru, il y a dans ce -monde des gens pas délicats qui ne savent pas les usages.»</p> - -<p>Le petit coutil d’à côté avait l’air de ne pas entendre, sa femme non -plus, sa grosse femme, un veau quoi!</p> - -<p>Le président interrompit une seconde fois: «Prenez-garde! Vous insultez -M<sup>me</sup> veuve Flamèche, ici présente!»</p> - -<p>Renard s’excusa: «Pardon, pardon, c’est la passion qui m’emporte.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_72">72</span></p> - -<p>Donc, il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que le petit coutil en -prit encore un, de chevesne—et un autre presque par-dessus, et encore -un cinq minutes plus tard.</p> - -<p>Moi, j’en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais M<sup>me</sup> Renard -en ébullition; elle me lancicotait sans cesse: «Ah! misère! crois-tu -qu’il te le vole, ton poisson? Crois-tu? Tu ne prendras rien, toi, pas -une grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j’ai du feu dans la main, -rien que d’y penser.»</p> - -<p>Moi, je me disais:—Attendons midi. Il ira déjeuner, ce braconnier-là, -et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m’sieu l’ président, je -déjeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions -dans <i>Dalila</i>.</p> - -<p>Ah! ouiche. Midi sonne! Il avait un poulet dans un journal, le -malfaiteur, et pendant qu’il mange, v’là qu’il en prend encore un, de -chevesne!</p> - -<p>Mélie et moi nous cassions une croûte aussi, comme ça, sur le pouce, -presque rien, le cœur n’y était pas.</p> - -<p>Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches, -comme ça, je lis le <i>Gil-Blas</i>, à l’ombre, au bord de l’eau. C’est -le jour de Colombine, vous savez bien, <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> Colombine qu’écrit des -articles dans le <i>Gil-Blas</i>. J’avais coutume de faire enrager M<sup>me</sup> -Renard en prétendant la connaître, c’te Colombine. C’est pas vrai, je -la connais pas, je ne l’ai jamais vue, n’importe, elle écrit bien; et -puis elle dit des choses rudement d’aplomb pour une femme. Moi, elle me -va, y en a pas beaucoup dans son genre.</p> - -<p>Voilà donc que je commence à asticoter mon épouse, mais elle se fâche -tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais.</p> - -<p>C’est à ce moment qu’arrivent de l’autre côté de la rivière nos deux -témoins que voilà, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de -vue.</p> - -<p>Le petit s’était remis à pêcher. Il en prenait que j’en tremblais, -moi. Et sa femme se met à dire: «La place est rudement bonne, nous y -reviendrons toujours, Désiré!»</p> - -<p>Moi, je me sens un froid dans le dos. Et M<sup>me</sup> Renard répétait: «T’es -pas un homme, t’es pas un homme. T’as du sang de poulet dans les -veines.»</p> - -<p>Je lui dis soudain: «Tiens, j’aime mieux m’en aller, je ferais quelque -bêtise.»</p> - -<p>Et elle me souffle, comme si elle m’eût mis un fer rouge sous le nez: -«T’es pas un homme. V’là qu’ tu fuis, maintenant, que tu rends la -place! Va donc, Bazaine!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_74">74</span></p> - -<p>Là, je me suis senti touché. Cependant je ne bronche pas.</p> - -<p>Mais l’autre, il lève une brème, oh! jamais je n’en ai vu telle. Jamais!</p> - -<p>Et r’voilà ma femme qui se met à parler haut, comme si elle pensait. -Vous voyez d’ici la malice. Elle disait: «C’est ça qu’on peut appeler -du poisson volé, vu que nous avons amorcé la place nous-mêmes. Il -faudrait rendre au moins l’argent dépensé pour l’amorce.»</p> - -<p>Alors, la grosse au petit coutil se mit à dire à son tour: «C’est à -nous que vous en avez, madame?»</p> - -<p>—J’en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l’argent dépensé par -les autres.</p> - -<p>—C’est nous que vous appelez des voleurs de poisson?</p> - -<p>Et voilà qu’elles s’expliquent, et puis qu’elles en viennent aux mots. -Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapés. Elles gueulaient si -fort que nos deux témoins, qui étaient sur l’autre berge, s’ mettent à -crier pour rigoler: «Eh! là-bas, un peu de silence. Vous allez empêcher -vos époux de pêcher.»</p> - -<p>Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus -que deux souches. Nous restions là, le nez sur l’eau, comme si nous -n’avions pas entendu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span></p> - -<p>Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant: «Vous n’êtes -qu’une menteuse.—Vous n’êtes qu’une traînée.—Vous n’êtes qu’une -roulure.—Vous n’êtes qu’une rouchie.» Et va donc, et va donc. Un -matelot n’en sait pas plus.</p> - -<p>Soudain, j’entends un bruit derrière moi. Je me r’tourne. C’était -l’autre, la grosse, qui tombait sur ma femme à coups d’ombrelle. Pan! -pan! Mélie en r’çoit deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle tape, -quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis -v’lan, v’lan, v’lan, les gifles qui pleuvaient comme des prunes.</p> - -<p>Moi, je les aurais laissé faire. Les femmes entre elles, les hommes -entre eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais le petit coutil se lève -comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah! mais non! ah! -mais non! pas de ça, camarade. Moi je le reçois sur le bout de mon -poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l’autre dans le -ventre. Il lève les bras, il lève la jambe et il tombe sur le dos, en -pleine rivière, juste dans l’ trou.</p> - -<p>Je l’aurais repêché pour sûr, m’sieu l’ président, si j’avais eu le -temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus, -et elle vous tripotait Mélie de la belle <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> façon. Je sais bien que -j’aurais pas dû la secourir pendant que l’autre buvait son coup. Mais -je ne pensais pas qu’il se serait noyé. Je me disais: «Bah! ça le -rafraîchira!»</p> - -<p>Je cours donc aux femmes pour les séparer. Et j’en reçois des gnons, -des coups d’ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses!</p> - -<p>Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-être dix, pour séparer ces -deux crampons-là.</p> - -<p>J’ me r’tourne. Pu rien. L’eau calme comme un lac. Et les autres là-bas -qui criaient: «Repêchez-le, repêchez-le.»</p> - -<p>C’est bon à dire, ça, mais je ne sais pas nager, moi, et plonger encore -moins, pour sûr!</p> - -<p>Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ça -avait bien duré un grand quart d’heure. On l’a retrouvé au fond du -trou, sous huit pieds d’eau, comme j’avais dit, mais il y était, le -petit coutil!</p> - -<p>Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l’honneur.</p> - -<p class="br">Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Trou</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 9 novembre 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_79">79</span> - <h2 id="ch_4">CLOCHETTE.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">S</span><span class="smcap2">ont-ils</span> étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu’on -puisse se défaire d’eux!</p> - -<p>Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment -il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J’ai vu depuis, -tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m’étonne -de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la -mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus, -autrefois, voilà si longtemps, quand j’avais dix ou douze ans.</p> - -<p>C’était une vieille couturière qui venait une fois par semaine, -tous les mardis, <ins class="correction" title="racommoder">raccommoder</ins> le linge chez mes parents. Mes parents -habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui -sont simplement <span class="pagenum" id="Page_80">80</span> d’antiques maisons à toit aigu, dont dépendent -quatre ou cinq fermes groupées autour.</p> - -<p>Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques -centaines de mètres, serré autour de l’église, une église de briques -rouges devenues noires avec le temps.</p> - -<p>Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et -demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se -mettre au travail.</p> - -<p>C’était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle -avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante, -inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées -qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme -en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur -le menton, sur les joues; et ses sourcils d’une épaisseur et d’une -longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à -fait l’air d’une paire de moustaches placées là par erreur.</p> - -<p>Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais -comme un navire à l’ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son -grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter -sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme -pour disparaître dans <span class="pagenum" id="Page_81">81</span> un abîme, elle s’enfonçait dans le sol. Sa -marche éveillait bien l’idée d’une tempête, tant elle se balançait en -même temps; et sa tête toujours coiffée d’un énorme bonnet blanc, dont -les rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l’horizon, du -nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements.</p> - -<p>J’adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la -lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette -sous les pieds. Dès que j’arrivais, elle me forçait à prendre cette -chaufferette et à m’asseoir dessus pour ne pas m’enrhumer dans cette -vaste pièce froide, placée sous le toit.</p> - -<p>—Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.</p> - -<p>Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec -ses longs doigts crochus, qui étaient vifs; ses yeux derrière ses -lunettes aux verres grossissants, car l’âge avait affaibli sa vue, me -paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.</p> - -<p>Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu’elle me disait -et dont mon cœur d’enfant était remué, une âme magnanime de pauvre -femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements -du bourg, l’histoire d’une vache qui s’était sauvée de l’étable et -qu’on avait retrouvée, un matin, <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> devant le moulin de Prosper -Malet, regardant tourner les ailes de bois, ou l’histoire d’un œuf -de poule découvert dans le clocher de l’église sans qu’on eût jamais -compris quelle bête était venue le pondre là, ou l’histoire du chien -de Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village -la culotte de son maître volée par un passant tandis qu’elle séchait -devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces -naïves aventures de telle façon qu’elles prenaient en mon esprit des -proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux; -et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma -mère, le soir, n’avaient point cette saveur, cette ampleur, cette -puissance des récits de la paysanne.</p> - -<p class="br">Or, un mardi, comme j’avais passé toute la matinée à écouter la mère -Clochette, je voulus remonter près d’elle, dans la journée, après avoir -été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets, -derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement -que les choses d’hier.</p> - -<p>Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j’aperçus la vieille couturière -étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras -allongés, tenant encore son aiguille d’une <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> main, et de l’autre, -une de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande -sans doute, s’allongeait sous sa chaise; et les lunettes brillaient au -pied de la muraille, ayant roulé loin d’elle.</p> - -<p>Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut; et j’appris au -bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte.</p> - -<p>Je ne saurais dire l’émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa -mon cœur d’enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j’allai -me cacher dans un coin sombre, au fond d’une immense et antique bergère -où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute, -car la nuit vint.</p> - -<p>Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et -j’entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus -la voix.</p> - -<p>On l’avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de -l’accident. Je n’y compris rien d’ailleurs. Puis il s’assit, et accepta -un verre de liqueur avec un biscuit.</p> - -<p>Il parlait toujours; et ce qu’il dit alors me reste et me restera -gravé dans l’âme jusqu’à ma mort! Je crois que je puis reproduire même -presque absolument les termes dont il se servit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p> - -<p>—Ah! disait-il, la pauvre femme! ce fut ici ma première cliente. Elle -se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n’avais pas eu le temps -de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me -quérir en toute hâte, car c’était grave, très grave.</p> - -<p>Elle avait dix-sept ans, et c’était une très belle fille, très belle, -très belle! L’aurait-on cru? Quant à son histoire, je ne l’ai jamais -dite, et personne hors moi et un autre qui n’est plus dans le pays -ne l’a jamais sue. Maintenant qu’elle est morte, je puis être moins -discret.</p> - -<p>A cette époque-là venait de s’installer, dans le bourg, un jeune -aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de -sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait -le dédaigneux, ayant grand’peur d’ailleurs du maître d’école, son -supérieur, le père Grabu, qui n’était pas bien levé tous les jours.</p> - -<p>Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui -vient de mourir chez vous et qu’on baptisa plus tard Clochette, après -son accident. L’aide instituteur distingua cette belle fillette, qui -fut sans doute flattée d’être choisie par cet imprenable conquérant; -toujours est-il qu’elle l’aima, et qu’il obtint un premier rendez-vous, -<span class="pagenum" id="Page_85">85</span> dans le grenier de l’école, à la fin d’un jour de couture, la nuit -venue.</p> - -<p>Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre -l’escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se -cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l’y rejoignit -bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce -grenier s’ouvrit de nouveau et le maître d’école parut et demanda:</p> - -<p>—Qu’est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert?</p> - -<p>Sentant qu’il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit -stupidement:</p> - -<p>—J’étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu.</p> - -<p>Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir; et Sigisbert -poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant: «Allez -là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous!»</p> - -<p>Le maître d’école entendant murmurer, reprit: «Vous n’êtes donc pas -seul ici?</p> - -<p>—Mais oui, monsieur Grabu!</p> - -<p>—Mais non, puisque vous parlez.</p> - -<p>—Je vous jure que oui, monsieur Grabu.</p> - -<p>—C’est ce que je vais savoir, reprit le vieux; et fermant la porte à -double tour, il descendit chercher une chandelle.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_86">86</span></p> - -<p>Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la -tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup: «Mais -cachez-vous, qu’il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain -pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc!»</p> - -<p>On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure.</p> - -<p>Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l’ouvrit -brusquement, puis d’une voix basse et résolue:</p> - -<p>—Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle.</p> - -<p>Et elle sauta.</p> - -<p>Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris.</p> - -<p>Un quart d’heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait -son aventure. La jeune fille était restée au pied du mur incapable de -se lever, étant tombée de deux étages. J’allai la chercher avec lui. -Il pleuvait à verse, et j’apportai chez moi cette malheureuse dont la -jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé -les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une -admirable résignation. «Je suis punie, bien punie!»</p> - -<p>Je fis venir du secours et les parents de <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> l’ouvrière, à qui -je contai la fable d’une voiture emportée qui l’avait renversée et -estropiée devant ma porte.</p> - -<p>On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois, -l’auteur de cet accident.</p> - -<p>Voilà! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles -qui accomplissent les plus belles actions historiques.</p> - -<p>Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C’est une martyre, une -grande âme, une Dévouée sublime! Et si je ne l’admirais pas absolument -je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n’ai jamais voulu -dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi.</p> - -<p>Le médecin s’était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que -je ne saisis pas bien; puis ils s’en allèrent.</p> - -<p>Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que -j’entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l’escalier.</p> - -<p>On emportait le corps de Clochette.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Clochette</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 21 décembre 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_91">91</span> - <h2 id="ch_5"><span class="h2line1">LE</span><br /> - <span class="h2line2">MARQUIS DE FUMEROL.</span></h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">R</span><span class="smcap2">oger de Tourneville</span>, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à -cheval sur une chaise; il tenait un cigare à la main, et, de temps en -temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée.</p> - -<p>... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa l’ouvrit. -Vous connaissez bien papa qui croit faire l’intérim du Roy, en France. -Moi, je l’appelle don Quichotte parce qu’il s’est battu pendant douze -ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si -c’était au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourd’hui il -tient la lance au nom des Orléans seuls, parce qu’il n’y a plus qu’eux. -Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France, le -plus connu, le plus influent, <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> le chef du parti; et comme il est -sénateur inamovible il considère les Rois des environs comme ayant des -trônes peu sûrs.</p> - -<p>Quant à maman, c’est l’âme de papa, c’est l’âme de la royauté et de la -religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants.</p> - -<p>Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa -l’ouvrit, la lut, puis il regarda maman et lui dit: «Ton frère est à -l’article de la mort.» Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon -oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais -seulement par la voix publique qu’il avait mené et menait encore une -vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable -de femmes, il n’avait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il -vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs.</p> - -<p>Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait, -disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il -avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente; et il était -devenu la plaie vive du cœur de maman.</p> - -<p>Elle dit: «Donnez-moi cette lettre, Paul.»</p> - -<p>Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span></p> - -<div class="quote"> - <p>«Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre - bôfrère le marqui de Fumerol va mourir. Peut etre voudré vous prendre - des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu.</p> - - <p class="rsignature2">«Votre servante,</p> - - <p class="rsignature1">«<span class="smcap">Mélani</span>.»</p> -</div> - -<p>Papa murmura: «Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur -les derniers moments de votre frère.»</p> - -<p>Maman reprit: «Je vais faire chercher l’abbé Poivron et lui demander -conseil. Puis j’irai trouver mon frère avec l’abbé et Roger. Vous, -Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut -faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans -votre position, c’est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se -servir contre vous de la plus louable de vos actions.</p> - -<p>—Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma -chère amie.»</p> - -<p>Un quart d’heure plus tard, l’abbé Poivron entrait dans le salon, et la -situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces.</p> - -<p>Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans -les secours de <span class="pagenum" id="Page_94">94</span> la religion, le coup assurément serait terrible -pour la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en -particulier. Les libres penseurs triompheraient. Les mauvais journaux -chanteraient victoire pendant six mois; le nom de ma mère serait traîné -dans la boue et dans la prose des feuilles socialistes; celui de mon -père éclaboussé. Il était impossible qu’une pareille chose arrivât.</p> - -<p>Donc une croisade fut immédiatement décidée, qui serait conduite par -l’abbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai -vicaire de grande église dans un quartier noble et riche.</p> - -<p>Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et -moi, pour administrer mon oncle.</p> - -<p class="br">Il avait été décidé qu’on verrait d’abord M<sup>me</sup> Mélanie, auteur de la -lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle.</p> - -<p>Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et j’entrai -dans un couloir sombre où j’eus beaucoup de mal à découvrir le trou -obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance.</p> - -<p>Je demandai: «Madame Mélanie, s’il vous plaît?</p> - -<p>—Connais pas!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span></p> - -<p>—Mais, j’ai reçu une lettre d’elle.</p> - -<p>—C’est possible, mais connais pas. C’est quelque entretenue que vous -demandez?</p> - -<p>—Non, une bonne, probablement. Elle m’a écrit pour une place.</p> - -<p>—Une bonne?... Une bonne?... P’t’être la celle au marquis. Allez voir, -cintième à gauche.»</p> - -<p>Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus -aimable et il vint jusqu’au couloir. C’était un grand maigre avec des -favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux.</p> - -<p>Je grimpai en courant un long limaçon poisseux d’escalier dont je -n’osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets à la porte -de gauche du cinquième étage.</p> - -<p>Elle s’ouvrit aussitôt; et une femme malpropre, énorme, se trouva -devant moi barrant l’entrée de ses bras ouverts qui s’appuyaient aux -deux portants.</p> - -<p>Elle grogna: «Qu’est-ce que vous demandez?</p> - -<p>—Vous êtes madame Mélanie?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Je suis le vicomte de Tourneville.</p> - -<p>—Ah bon! Entrez.</p> - -<p>—C’est que... maman est en bas avec un prêtre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_96">96</span></p> - -<p>—Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier.»</p> - -<p>Je descendis et je remontai avec maman que suivait l’abbé. Il me sembla -que j’entendais d’autres pas derrière nous.</p> - -<p>Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et -nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer.</p> - -<p>—Il est bien bas? demanda maman.</p> - -<p>—Ah oui, madame, il n’en a pas pour longtemps.</p> - -<p>—Est-ce qu’il semble disposé à recevoir la visite d’un prêtre?</p> - -<p>—Oh!... je ne crois pas.</p> - -<p>—Puis-je le voir?</p> - -<p>—Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles -sont auprès de lui.</p> - -<p>—Quelles demoiselles?</p> - -<p>—Mais... mais... ses bonnes amies donc.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Maman était devenue toute rouge.</p> - -<p>L’abbé Poivron avait baissé les yeux.</p> - -<p>Cela commençait à m’amuser et je dis:</p> - -<p>—Si j’entrais le premier? Je verrai comment il me recevra et je -pourrai peut-être préparer son cœur.</p> - -<p>Maman, qui n’y entendait pas malice, répondit:</p> - -<p>—Oui, mon enfant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_97">97</span></p> - -<p>Mais une porte s’ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme -cria:</p> - -<p>—Mélanie!</p> - -<p>La grosse bonne s’élança, répondit:</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il faut, mamzelle Claire?</p> - -<p>—L’omelette, bien vite.</p> - -<p>—Dans une minute, mamzelle.</p> - -<p>Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel:</p> - -<p>—C’est une omelette au fromage qu’elles m’ont commandée pour deux -heures comme collation.</p> - -<p>Et tout de suite elle cassa les œufs dans un saladier et se mit à les -battre avec ardeur.</p> - -<p>Moi, je sortis sur l’escalier et je tirai la sonnette afin d’annoncer -mon arrivée officielle.</p> - -<p>Mélanie m’ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon -oncle que j’étais là, puis revint me prier d’entrer.</p> - -<p>L’abbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe.</p> - -<p>Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau, -très solennel, très chic, ce vieux viveur.</p> - -<p>Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées -d’une couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur les -bras du siège, il attendait <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> la mort avec une dignité biblique. -Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs -aussi, la rejoignaient sur les joues.</p> - -<p>Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi, -deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec -des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des -cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales -à broderies d’or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles -avaient l’air, auprès de ce moribond, des figures immorales d’une -peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table -portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et -deux couteaux, attendait l’omelette au fromage commandée tout à l’heure -à Mélanie.</p> - -<p>Mon oncle dit d’une voix faible, essoufflée, mais nette:</p> - -<p>—Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre -connaissance ne sera pas longue.</p> - -<p>Je balbutiai: «Mon oncle, ce n’est pas ma faute...»</p> - -<p>Il répondit: «Non. Je le sais. C’est la faute de ton père et de ta mère -plus que la tienne... Comment vont-ils?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p> - -<p>—Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez -malade, ils m’ont envoyé prendre de vos nouvelles.</p> - -<p>—Ah! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-mêmes?»</p> - -<p>Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement: «Ce n’est -pas de leur faute s’ils n’ont pu venir, mon oncle. Mais il serait -difficile pour mon père, et impossible pour ma mère d’entrer ici...»</p> - -<p>Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je -pris cette main pâle et froide et je la gardai.</p> - -<p>La porte s’ouvrit: Mélanie entra avec l’omelette et la posa sur la -table. Les deux femmes aussitôt s’assirent devant leurs assiettes et se -mirent à manger sans détourner les yeux de moi.</p> - -<p>Je dis: «Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous -embrasser.»</p> - -<p>Il murmura: «Moi aussi... je voudrais...» Il se tut. Je ne trouvais -rien à lui proposer, et on n’entendait plus que le bruit des -fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui -mâchent.</p> - -<p>Or l’abbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et -croyant la partie gagnée, jugea le moment venu d’intervenir, et il se -montra.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span></p> - -<p>Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition qu’il demeura -d’abord immobile; puis il ouvrit la bouche comme s’il voulait avaler le -prêtre; puis il cria d’une voix forte, profonde, furieuse:</p> - -<p>—Que venez-vous faire ici?</p> - -<p>L’abbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours, -murmurant:</p> - -<p>—Je viens au nom de votre sœur, monsieur le marquis; c’est elle qui -m’envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis...</p> - -<p>Mais le marquis n’écoutait pas. Levant une main il indiquait la porte -d’un geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant:</p> - -<p>—Sortez d’ici..., sortez d’ici... voleurs d’âmes... Sortez d’ici, -violeurs de consciences... Sortez d’ici, crocheteurs de portes des -moribonds!</p> - -<p>Et l’abbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant -en retraite avec mon clergé; et, vengées, les deux petites femmes -s’étaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles -s’étaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant -leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les -entreprises criminelles de la Famille et de la Religion.</p> - -<p>L’abbé et moi nous rejoignîmes maman <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> dans la cuisine. Et Mélanie -de nouveau nous offrit des chaises.</p> - -<p>—Je savais bien que ça n’irait pas tout seul, disait-elle. Il faut -trouver autre chose, autrement il nous échappera.</p> - -<p>Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis; l’abbé en soutenait -un autre. J’en apportais un troisième.</p> - -<p>Nous discutions à voix basse depuis une demi-heure peut-être quand un -grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus -véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous -dresser tous les quatre.</p> - -<p>Nous entendions à travers les portes et les cloisons: «Dehors... -dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors...»</p> - -<p>Mélanie se précipita, puis revint aussitôt m’appeler à l’aide. -J’accourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout -et vociférant, deux hommes, l’un derrière l’autre, semblaient attendre -qu’il fût mort de fureur.</p> - -<p>A sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à -son air d’instituteur sans place, à son col droit et à sa cravate -blanche, à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre d’une -religion bâtarde, je reconnus <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> aussitôt le premier pour un pasteur -protestant.</p> - -<p>Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte -réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru -chercher son prêtre à lui, dans l’espoir d’un meilleur sort.</p> - -<p>Mon oncle semblait fou de rage! Si la vue du prêtre catholique, du -prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre -penseur, l’aspect du ministre de son portier le mettait tout à fait -hors de lui.</p> - -<p>Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si -brusquement qu’ils s’embrassèrent avec violence deux fois de suite, au -passage des deux portes qui conduisaient à l’escalier.</p> - -<p>Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre -quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de l’abbé.</p> - -<p>Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant. «Il meurt... il meurt... -venez vite... il meurt...»</p> - -<p>Ma mère s’élança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le -parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu’il était déjà mort.</p> - -<p>Maman fut superbe à cet instant-là. Elle marcha droit sur les deux -filles agenouillées <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> auprès du corps et qui cherchaient à le -soulever. Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une -majesté irrésistibles, elle prononça:</p> - -<p>—C’est à vous de sortir, maintenant.</p> - -<p>Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter -que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur -et le concierge.</p> - -<p>Alors l’abbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières -d’usage et lui remit ses péchés.</p> - -<p>Maman sanglotait, prosternée près de son frère.</p> - -<p>Tout à coup elle s’écria:</p> - -<p>—Il m’a reconnue. Il m’a serré la main. Je suis sûre qu’il m’a -reconnue!!!... et qu’il m’a remerciée! oh, mon Dieu! quelle joie!</p> - -<p>Pauvre maman! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce -remerciement-là devait s’adresser!</p> - -<p>On coucha l’oncle sur son lit. Il était bien mort cette fois.</p> - -<p>—Madame, dit Mélanie, nous n’avons pas de draps pour l’ensevelir. Tout -le linge appartient à ces demoiselles.</p> - -<p>Moi je regardais l’omelette qu’elles n’avaient point fini de manger, -et j’avais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> -drôles d’instants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie!</p> - -<p class="br">Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq -discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en -termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes -de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et -catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs, -en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée.</p> - -<p class="br">Le vicomte Roger s’était tu. On riait autour de lui. Quelqu’un dit: -«Bah! c’est là l’histoire de toutes les conversions <i>in extremis</i>.»</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Marquis de Fumerol</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 5 octobre - 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_107">107</span> - <h2 id="ch_6">LE SIGNE.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">a</span> petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close -et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de -batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser; -elle dormait seule, tranquille, de l’heureux et profond sommeil des -divorcées.</p> - -<p>Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon -bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se -disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte -de sa maîtresse.</p> - -<p>Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure, -souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée -sous un nuage de cheveux.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span></p> - -<p>—Qu’est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt? Il n’est pas encore -neuf heures.</p> - -<p>La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit:</p> - -<p>—Il faut que je te parle. Il m’arrive une chose horrible.</p> - -<p>—Entre, ma chérie.</p> - -<p>Elle entra, elles s’embrassèrent; et la petite marquise se recoucha -pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l’air -et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, M<sup>me</sup> de Rennedon -reprit: «Allons, raconte.»</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes -claires qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait -sans s’essuyer les yeux pour ne point les rougir: «Oh! ma chère, c’est -abominable, abominable, ce qui m’arrive. Je n’ai pas dormi de la nuit, -mais pas une minute; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur, -comme il bat.»</p> - -<p>Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur -cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent -aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait -fort, en effet.</p> - -<p>Elle continua:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_109">109</span></p> - -<p>—Ça m’est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou -quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien -mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens -toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j’ai la -manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C’est -si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j’aime -ça! Donc hier, j’étais assise sur la chaise basse que je me suis fait -installer dans l’embrasure de ma fenêtre; elle était ouverte, cette -fenêtre, et je ne pensais à rien; je respirais l’air bleu. Tu te -rappelles comme il faisait beau, hier!</p> - -<p>Tout à coup je remarque que, de l’autre côté de la rue, il y a aussi -une femme à la fenêtre, une femme en rouge; moi j’étais en mauve, tu -sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme, -une nouvelle locataire, installée depuis un mois; et comme il pleut -depuis un mois, je ne l’avais point vue encore. Mais je m’aperçus tout -de suite que c’était une vilaine fille. D’abord je fus très dégoûtée et -très choquée qu’elle fût à la fenêtre comme moi; et puis, peu à peu, -ça m’amusa de l’examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les -hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On -<span class="pagenum" id="Page_110">110</span> aurait dit qu’ils étaient prévenus par quelque chose en approchant -de la maison, qu’ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier, -car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard -avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait: «Voulez-vous?»</p> - -<p>Le leur répondait: «Pas le temps», ou bien: «Une autre fois», ou bien: -«Pas le sou», ou bien: «Veux-tu te cacher, misérable!» C’étaient les -yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.</p> - -<p>Tu ne te figures pas comme c’était drôle de la voir faire son manège ou -plutôt son métier.</p> - -<p>Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un -monsieur tourner sous la porte. Elle l’avait pris, celui-là, comme un -pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma -montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment, -elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n’était pas -laide, cette fille.</p> - -<p>Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si -vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un -mouvement de main?</p> - -<p>Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé. -Oh! il était <span class="pagenum" id="Page_111">111</span> bien simple: un coup d’œil d’abord, puis un sourire, -puis un tout petit geste de tête qui voulait dire «Montez-vous?» Mais -si léger, si vague, si discret, qu’il fallait vraiment beaucoup de chic -pour le réussir comme elle.</p> - -<p>Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce -petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il était très gentil, -son geste.</p> - -<p>Et j’allai l’essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux -qu’elle, beaucoup mieux! J’étais enchantée; et je revins me mettre à la -fenêtre.</p> - -<p>Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus -personne. Vraiment elle n’avait pas de chance. Comme ça doit être -terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et -amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces -hommes qu’on rencontre dans la rue.</p> - -<p>Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur -le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les -autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des -blancs.</p> - -<p>J’en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux -que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée. -Maintenant tu peux choisir.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_112">112</span></p> - -<p>Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu’ils me -comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme? Et voilà que je -suis prise d’une envie folle de le leur faire ce signe, mais d’une -envie, d’une envie de femme grosse... d’une envie épouvantable, tu -sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas résister! J’en ai -quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là! Je crois -que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m’a affirmé -du reste (c’est un médecin qui m’a dit ça) que le cerveau du singe -ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions -quelqu’un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le -premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos -confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser, -leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C’est stupide.</p> - -<p>Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais -toujours.</p> - -<p>Je me dis donc: Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir. -Qu’est-ce qui peut m’arriver? Rien! Nous échangerons un sourire, et -voilà tout, et je ne le reverrai jamais; et si je le vois il ne me -reconnaîtra pas; et s’il me reconnaît je nierai, parbleu.</p> - -<p>Je commence donc à choisir. J’en voulais <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> un qui fût bien, très -bien. Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon. -J’aime les blonds, tu sais.</p> - -<p>Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit; je fais le geste; -oh! à peine, à peine; il répond «oui» de la tête et le voilà qui entre, -ma chérie! Il entre par la grande porte de la maison.</p> - -<p>Tu ne te figures pas ce qui s’est passé en moi à ce moment-là! J’ai cru -que j’allais devenir folle. Oh! quelle peur! Songe, il allait parler -aux domestiques! A Joseph qui est tout dévoué à mon mari! Joseph aurait -cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps.</p> - -<p>Que faire? dis? Que faire? Et il allait sonner tout à l’heure, dans une -seconde. Que faire, dis? J’ai pensé que le mieux était de courir à sa -rencontre, de lui dire qu’il se trompait, de le supplier de s’en aller. -Il aurait pitié d’une femme, d’une pauvre femme! Je me précipite donc -à la porte et je l’ouvre juste au moment où il posait la main sur le -timbre.</p> - -<p>Je balbutiai, tout à fait folle: «Allez-vous-en, monsieur, -allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme -mariée. C’est une erreur, une affreuse erreur; je vous ai pris pour un -de mes amis à qui <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi, -monsieur.»</p> - -<p>Et voilà qu’il se met à rire, ma chère, et il répond: «Bonjour, ma -chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c’est deux -louis au lieu d’un. Tu les auras. Allons, montre-moi la route.»</p> - -<p>Et il me pousse; il referme la porte, et comme je demeurais, -épouvantée, en face de lui, il m’embrasse, me prend par la taille et me -fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert.</p> - -<p>Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur, et il -reprend: «Bigre, c’est gentil, chez toi, c’est très chic. Faut que tu -sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre!»</p> - -<p>Alors, moi, je recommence à le supplier: «Oh! monsieur, allez-vous-en! -allez-vous-en! Mon mari va rentrer! Il va rentrer dans un instant, -c’est son heure! Je vous jure que vous vous trompez!»</p> - -<p>Et il me répond tranquillement: «Allons, ma belle, assez de manières -comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller -prendre quelque chose en face.»</p> - -<p>Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me -demande:</p> - -<p>—C’est ça, ton... ton mari?</p> - -<p>—Oui, c’est lui.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_115">115</span></p> - -<p>—Il a l’air d’un joli mufle. Et ça, qu’est-ce que c’est? Une de tes -amies?</p> - -<p>C’était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je -ne savais plus ce que je disais, je balbutiai:</p> - -<p>—Oui, c’est une de mes amies.</p> - -<p>—Elle est très gentille. Tu me la feras connaître.</p> - -<p>Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures; et Raoul rentre -tous les jours à cinq heures et demie! S’il revenait avant que l’autre -fût parti, songe donc! Alors... alors... j’ai perdu la tête... tout à -fait... j’ai pensé... j’ai pensé... que... que le mieux... était de... -de... de... me débarrasser de cet homme le... le plus vite possible... -Plus tôt ce serait fini... tu comprends... et... et voilà... voilà... -puisqu’il le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne serait pas -parti sans ça... Donc j’ai... j’ai... j’ai mis le verrou à la porte du -salon... Voilà.</p> - -<p class="br">La petite marquise de Rennedon s’était mise à rire, mais à rire -follement, la tête dans l’oreiller, secouant son lit tout entier.</p> - -<p>Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda:</p> - -<p>—Et... et... il était joli garçon...</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_116">116</span></p> - -<p>—Et tu te plains?</p> - -<p>—Mais... mais... vois-tu, ma chère, c’est que... il a dit... qu’il -reviendrait demain... à la même heure... et j’ai... j’ai une peur -atroce... Tu n’as pas idée comme il est tenace... et volontaire... Que -faire... dis... que faire?</p> - -<p>La petite marquise s’assit dans son lit pour réfléchir; puis elle -déclara brusquement:</p> - -<p>—Fais-le arrêter.</p> - -<p>La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia:</p> - -<p>—Comment? Tu dis? A quoi penses-tu? Le faire arrêter? Sous quel -prétexte?</p> - -<p>—Oh! c’est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire; tu lui diras -qu’un monsieur te suit depuis trois mois; qu’il a eu l’insolence de -monter chez toi hier; qu’il t’a menacée d’une nouvelle visite pour -demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux -agents qui l’arrêteront.</p> - -<p>—Mais, ma chère, s’il raconte...</p> - -<p>—Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé -ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du -monde irréprochable.</p> - -<p>—Oh! je n’oserai jamais.</p> - -<p>—Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span></p> - -<p>—Songe qu’il va... qu’il va m’insulter... quand on l’arrêtera.</p> - -<p>—Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner.</p> - -<p>—Condamner à quoi?</p> - -<p>—A des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable!</p> - -<p>—Ah! à propos de dommages..., il y a une chose qui me gêne -beaucoup..., mais beaucoup... Il m’a laissé... deux louis... sur la -cheminée.</p> - -<p>—Deux louis?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Pas plus?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—C’est peu. Ça m’aurait humiliée, moi. Eh bien?</p> - -<p>—Eh bien! qu’est-ce qu’il faut faire de cet argent?</p> - -<p>La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d’une voix -sérieuse:</p> - -<p>—Ma chère... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau à ton -mari... ça n’est que justice.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Signe</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 17 avril 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_121">121</span> - <h2 id="ch_7">LE DIABLE.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">e</span> paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la -mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux -hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se révoltait -pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.</p> - -<p>Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à -flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux -et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs -des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des -herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les -sauterelles s’égosillaient, emplissaient la campagne d’un crépitement -clair, pareil au bruit des criquets <span class="pagenum" id="Page_122">122</span> de bois qu’on vend aux enfants -dans les foires.</p> - -<p>Le médecin, élevant la voix, disait:</p> - -<p>—Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet -état-là. Elle passera d’un moment à l’autre!</p> - -<p>Et le paysan, désolé, répétait:</p> - -<p>—Faut pourtant que j’ rentre mon blé; v’là trop longtemps qu’il est à -terre. L’ temps est bon, justement. Qué qu’ t’en dis, ma mé?</p> - -<p>Et la vieille mourante, tenaillée encore par l’avarice normande, -faisait «oui» de l’œil et du front, engageait son fils à rentrer son -blé et à la laisser mourir toute seule.</p> - -<p>Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied:</p> - -<p>—Vous n’êtes qu’une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas -de faire ça, entendez-vous! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre -blé aujourd’hui même, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui -garder votre mère. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m’obéissez -pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à -votre tour, entendez-vous?</p> - -<p>Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l’indécision, -par la peur du médecin et par l’amour féroce de l’épargne, hésitait, -calculait, balbutiait:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_123">123</span></p> - -<p>—Comben qu’é prend, la Rapet, pour une garde?</p> - -<p>Le médecin criait:</p> - -<p>—Est-ce que je sais, moi? Ça dépend du temps que vous lui demanderez. -Arrangez-vous avec elle, morbleu! Mais je veux qu’elle soit ici dans -une heure, entendez-vous?</p> - -<p>L’homme se décida:</p> - -<p>—J’y vas, j’y vas; vous fâchez point, m’sieu l’ médecin.</p> - -<p>Et le docteur s’en alla, en appelant:</p> - -<p>—Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je -me fâche, moi!</p> - -<p>Dès qu’il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d’une voix -résignée:</p> - -<p>—J’ vas quéri la Rapet, pisqu’il veut, c’t homme. T’éluge point tant -qu’ je r’vienne.</p> - -<p>Et il sortit à son tour.</p> - -<p class="br">La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de -la commune et des environs. Puis, dès qu’elle avait cousu ses clients -dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre -son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme -de l’autre année, méchante, jalouse, avare d’une avarice tenant du -phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par -l’éternel mouvement du <span class="pagenum" id="Page_124">124</span> fer promené sur les toiles, on eût dit -qu’elle avait pour l’agonie une sorte d’amour monstrueux et cynique. -Elle ne parlait jamais que des gens qu’elle avait vus mourir, de toutes -les variétés de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle les -racontait avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un -chasseur raconte ses coups de fusil.</p> - -<p>Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l’eau -bleue pour les collerettes des villageoises.</p> - -<p>Il dit:</p> - -<p>—Allons, bonsoir; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet?</p> - -<p>Elle tourna vers lui la tête:</p> - -<p>—Tout d’ même, tout d’ même. Et d’ vot’ part?</p> - -<p>—Oh! d’ ma part, ça va-t-à volonté, mais c’est ma mé qui n’ va point.</p> - -<p>—Vot’ mé?</p> - -<p>—Oui, ma mé!</p> - -<p>—Qué qu’alle a votre mé?</p> - -<p>—All’ a qu’a va tourner d’ l’œil!</p> - -<p>La vieille femme retira ses mains de l’eau, dont les gouttes, bleuâtres -et transparentes, lui glissaient jusqu’au bout des doigts, pour -retomber dans le baquet.</p> - -<p>Elle demanda, avec une sympathie subite:</p> - -<p>—All’ est si bas qu’ ça?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_125">125</span></p> - -<p>—L’ médecin dit qu’all’ n’ passera point la r’levée.</p> - -<p>—Pour sûr qu’all est bas alors!</p> - -<p>Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition -qu’il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout -d’un coup:</p> - -<p>—Comben qu’ vous m’ prendrez pour la garder jusqu’au bout? Vô -savez que j’ sommes point riche. J’ peux seulement point m’ payer -eune servante. C’est ben ça qui l’a mise là, ma pauv’ mé, trop -d’élugement, trop d’ fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses -quatre-vingt-douze. On n’en fait pu de c’te graine-là!...</p> - -<p>La Rapet répliqua gravement:</p> - -<p>—Y a deux prix: quarante sous l’ jour, et trois francs la nuit pour -les riches. Vingt sous l’ jour et quarante la nuit pour l’ zautres. Vô -m’ donnerez vingt et quarante.</p> - -<p>Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il -savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait -durer huit jours, malgré l’avis du médecin.</p> - -<p>Il dit résolument:</p> - -<p>—Non. J’aime ben qu’ vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu’au -bout. J’ courrons la chance d’ part et d’autre. L’ médecin dit qu’alle -passera tantôt. Si ça s’ fait tant <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> mieux pour vous, tant pis pour -mé. Ma si all’ tient jusqu’à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé, -tant pis pour vous!</p> - -<p>La garde, surprise, regardait l’homme. Elle n’avait jamais traité un -trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l’idée d’une chance à -courir. Puis elle soupçonna qu’on voulait la jouer.</p> - -<p>—J’ peux rien dire tant qu’ j’aurai point vu vot’ mé, répondit-elle.</p> - -<p>—V’nez-y, la vé.</p> - -<p>Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.</p> - -<p>En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d’un pied pressé, tandis -qu’il allongeait ses grandes jambes comme s’il devait, à chaque pas, -traverser un ruisseau.</p> - -<p>Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient -lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux -gens qui passaient, pour leur demander de l’herbe fraîche.</p> - -<p>En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura:</p> - -<p>—Si c’était fini, tout d’ même?</p> - -<p>Et le désir inconscient qu’il en avait se manifesta dans le son de sa -voix.</p> - -<p>Mais la vieille n’était point morte. Elle demeurait sur le dos, en -son grabat, les mains sur la couverture d’indienne violette, des <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> -mains affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à -des crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes -presque séculaires qu’elles avaient accomplies.</p> - -<p>La Rapet s’approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le -pouls, lui palpa la poitrine, l’écouta respirer, la questionna pour -l’entendre parler; puis l’ayant encore longtemps contemplée, elle -sortit suivie d’Honoré. Son opinion était assise. La vieille n’irait -pas à la nuit. Il demanda:</p> - -<p>—Hé ben.</p> - -<p>La garde répondit:</p> - -<p>—Hé ben, ça durera deux jours, p’têt’ trois. Vous me donnerez six -francs, tout compris.</p> - -<p>Il s’écria:</p> - -<p>—Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Mé, je vous dis -qu’elle en a pour cinq ou six heures, pas plus!</p> - -<p>Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait -se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas -tout seul, à la fin, il consentit:</p> - -<p>—Eh ben, c’est dit, six francs, tout compris, jusqu’à la l’vée du -corps.</p> - -<p>—C’est dit, six francs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_128">128</span></p> - -<p>Et il s’en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le -lourd soleil qui mûrit les moissons.</p> - -<p>La garde rentra dans la maison.</p> - -<p>Elle avait apporté de l’ouvrage, car auprès des mourants et des morts -elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille -qui l’employait à cette double besogne moyennant un supplément de -salaire.</p> - -<p>Tout à coup, elle demanda:</p> - -<p>—Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps?</p> - -<p>La paysanne fit «non» de la tête; et la Rapet, qui était dévote, se -leva avec vivacité.</p> - -<p>—Seigneur Dieu, c’est-il possible? J’ vas quérir m’sieur l’ curé.</p> - -<p>Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur -la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé.</p> - -<p class="br">Le prêtre s’en vint aussitôt, en surplis, précédé de l’enfant de chœur -qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la -campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin, -ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant -que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme; les femmes qui -ramassaient les gerbes se redressaient pour <span class="pagenum" id="Page_129">129</span> faire le signe de la -croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en -se balançant sur leurs pattes jusqu’au trou, bien connu d’elles, où -elles disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un pré, -prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de -sa corde, en lançant des ruades. L’enfant de chœur, en jupe rouge, -allait vite; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de -sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières; et la Rapet -venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner -en marchant, et les mains jointes, comme à l’église.</p> - -<p>Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda:</p> - -<p>—Ousqu’i va, not’ curé?</p> - -<p>Son valet, plus subtil, répondit:</p> - -<p>—I porte l’ bon Dieu à ta mé, pardi!</p> - -<p>Le paysan ne s’étonna pas:</p> - -<p>—Ça s’ peut ben, tout d’ même!</p> - -<p>Et il se remit au travail.</p> - -<p>La mère Bontemps se confessa, reçut l’absolution, communia; et le -prêtre s’en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière -étouffante.</p> - -<p>Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si -cela durerait longtemps.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_130">130</span></p> - -<p>Le jour baissait; l’air plus frais entrait par souffles plus vifs, -faisait voltiger contre le mur une image d’Épinal tenue par deux -épingles; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes -maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l’air de s’envoler, -de se débattre, de vouloir partir, comme l’âme de la vieille.</p> - -<p>Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence -la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait -un peu dans sa gorge serrée. Elle s’arrêterait tout à l’heure, et il y -aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait.</p> - -<p>A la nuit tombante, Honoré rentra. S’étant approché du lit, il vit que -sa mère vivait encore, et il demanda:</p> - -<p>—Ça va-t-il?</p> - -<p>Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée.</p> - -<p>Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant:</p> - -<p>—D’main, cinq heures, sans faute.</p> - -<p>Elle répondit:</p> - -<p>—D’main, cinq heures.</p> - -<p>Elle arriva, en effet, au jour levant.</p> - -<p>Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu’il avait -faite lui-même.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_131">131</span></p> - -<p>La garde demanda:</p> - -<p>—Eh ben, vot’ mé a-t-all’ passé?</p> - -<p>Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux:</p> - -<p>—All’ va plutôt mieux.</p> - -<p>Et il s’en alla.</p> - -<p>La Rapet, saisie d’inquiétude, s’approcha de l’agonisante, qui -demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l’œil ouvert et -les mains crispées sur sa couverture.</p> - -<p>Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours, -huit jours ainsi; et une épouvante étreignit son cœur d’avare, tandis -qu’une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l’avait jouée -et contre cette femme qui ne mourait pas.</p> - -<p>Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la -face ridée de la mère Bontemps.</p> - -<p>Honoré revint pour déjeuner; il semblait content, presque goguenard; -puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions -excellentes.</p> - -<p class="br">La Rapet s’exaspérait; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant, -du temps volé, de l’argent volé. Elle avait envie, une envie folle -de prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, -cette vieille obstinée, <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> et d’arrêter, en serrant un peu, ce petit -souffle rapide qui lui volait son temps et son argent.</p> - -<p>Puis elle réfléchit au danger; et, d’autres idées lui passant par la -tête, elle se rapprocha du lit.</p> - -<p>Elle demanda:</p> - -<p>—Vos avez-t-il déjà vu l’ Diable?</p> - -<p>La mère Bontemps murmura:</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour -terroriser son âme débile de mourante.</p> - -<p>Quelques minutes avant qu’on expirât, le Diable apparaissait, -disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une -marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l’avait -vu, c’était fini, on n’en avait plus que pour peu d’instants. Et elle -énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette -année-là: Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine -Grospied.</p> - -<p>La mère Bontemps, émue enfin, s’agitait, remuait les mains, essayait de -tourner la tête pour regarder au fond de la chambre.</p> - -<p>Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l’armoire, elle prit un -drap et s’enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> dont les -trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi que trois cornes; -elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau -de fer-blanc, qu’elle jeta brusquement en l’air pour qu’il retombât -avec bruit.</p> - -<p>Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable; alors, grimpée sur -une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et -elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot -de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un -diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie.</p> - -<p>Éperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se -soulever et s’enfuir; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa -poitrine; puis elle retomba avec un grand soupir. C’était fini.</p> - -<p>Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai -au coin de l’armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le -seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes -professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le -lit une assiette, versa dedans l’eau du bénitier, y trempa le buis -cloué sur la commode et, s’agenouillant, se mit à réciter avec ferveur -les prières des trépassés qu’elle savait par cœur, par métier.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span></p> - -<p>Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il -calcula tout de suite qu’elle gagnait encore vingt sous sur lui, car -elle n’avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout -cinq francs, au lieu de six qu’il lui devait.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Diable</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du lundi 5 août 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_137">137</span> - <h2 id="ch_8">LES ROIS.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">A</span><span class="smcap2">h</span>! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le -rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre!</p> - -<p>J’étais alors maréchal des logis de hussards, et depuis quinze jours -rôdant en éclaireur en face d’une avant-garde allemande. La veille, -nous avions sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre -petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville.</p> - -<p>Or, ce jour-là, mon capitaine m’ordonna de prendre dix cavaliers et -d’aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, où -l’on s’était battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt -maisons debout ni douze habitants dans ce guêpier.</p> - -<p>Je pris donc dix cavaliers et je partis vers <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> quatre heures. A -cinq heures, en pleine nuit, nous atteignîmes les premiers murs de -Porterin. Je fis halte et j’ordonnai à Marchas, vous savez bien, Pierre -de Marchas qui a épousé depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du -marquis de Martel-Auvelin, d’entrer tout seul dans le village et de -m’apporter des nouvelles.</p> - -<p>Je n’avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ça fait -plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas -était dégourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un -serpent. Il savait éventer des Prussiens ainsi qu’un chien évente un -lièvre, trouver des vivres là où nous serions morts de faim sans lui, -et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements -toujours sûrs, avec une adresse inimaginable.</p> - -<p>Il revint au bout de dix minutes:</p> - -<p>—Ça va bien, dit-il; aucun Prussien n’a passé par ici depuis trois -jours. Il est sinistre, ce village. J’ai causé avec une bonne sœur qui -garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonné.</p> - -<p>J’ordonnai d’aller de l’avant, et nous pénétrâmes dans la rue -principale. On apercevait vaguement à droite, à gauche, des murs sans -toit, à peine visibles dans la nuit profonde. <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> De place en place, -une lumière brillait derrière une vitre: une famille était restée -pour garder sa demeure à peu près debout, une famille de braves ou -de pauvres. La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée, -qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu’en touchant les -manteaux. Les chevaux trébuchaient sur des pierres, sur des poutres, -sur des meubles. Marchas nous guidait, à pied, devant nous, et traînant -sa bête par la bride.</p> - -<p>—Où nous mènes-tu? lui demandai-je.</p> - -<p>Il répondit:</p> - -<p>—J’ai un gîte, un bon.</p> - -<p>Et il s’arrêta bientôt devant une petite maison bourgeoise demeurée -entière, bien close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière.</p> - -<p>Au moyen d’un gros caillou ramassé près de la grille, Marchas fit -sauter la serrure, puis il gravit le perron, défonça la porte d’entrée -à coups de pied et à coups d’épaule, alluma un bout de bougie qu’il -avait toujours en poche, et nous précéda dans un bon et confortable -logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une -assurance admirable, comme s’il avait vécu dans cette maison qu’il -voyait pour la première fois.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span></p> - -<p>Deux hommes restés dehors gardaient nos chevaux.</p> - -<p>Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait:</p> - -<p>—Les écuries doivent être à gauche; j’ai vu ça en entrant; va donc y -loger les bêtes, dont nous n’avons pas besoin.</p> - -<p>Puis, se tournant vers moi:</p> - -<p>—Donne des ordres, sacrebleu!</p> - -<p>Il m’étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis en riant:</p> - -<p>—Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai -ici.</p> - -<p>Il demanda:</p> - -<p>—Combien prends-tu d’hommes?</p> - -<p>—Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du soir.</p> - -<p>—Bon. Tu m’en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et -mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin.</p> - -<p>Et je m’en allai reconnaître les rues désertes jusqu’à la sortie sur la -plaine, pour y placer mes factionnaires.</p> - -<p>Une demi-heure plus tard, j’étais de retour. Je trouvai Marchas étendu -dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par -amour du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant -un cigare excellent dont le parfum emplissait la <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> pièce. Il était -seul, les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les -joues roses, l’œil brillant, l’air enchanté.</p> - -<p>Dans la pièce voisine, j’entendais un bruit de vaisselle. Marchas me -dit en souriant d’une façon béate:</p> - -<p>—Ça va, j’ai trouvé le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous -les marches du perron, l’eau-de-vie,—cinquante bouteilles de vraie -fine—dans le potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m’a -pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un -canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la -plume, comme tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est excellent.</p> - -<p>Je m’étais assis en face de lui. La flamme de la cheminée me grillait -le nez et les joues:</p> - -<p>—Où as-tu trouvé ce bois-là? demandai-je.</p> - -<p>Il murmura:</p> - -<p>—Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C’est la peinture qui -donne cette flambée, un punch d’essence et de vernis. Bonne maison!</p> - -<p>Je riais, tant je le trouvais drôle, l’animal. Il reprit:</p> - -<p>—Dire que c’est jour des Rois! J’ai fait <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> mettre une fève dans -l’oie; mais pas de reine; c’est embêtant, ça!</p> - -<p>Je répétai, comme un écho:</p> - -<p>—C’est embêtant; mais que veux-tu que j’y fasse, moi?</p> - -<p>—Que tu en trouves, parbleu!</p> - -<p>—De quoi?</p> - -<p>—Des femmes.</p> - -<p>—Des femmes?... Tu es fou!</p> - -<p>—J’ai bien trouvé l’eau-de-vie sous un poirier, moi, et le -champagne sous les marches du perron; et rien ne pouvait me guider -encore.—Tandis que, pour toi, une jupe c’est un indice certain. -Cherche, mon vieux.</p> - -<p>Il avait l’air si grave, si sérieux, si convaincu que je ne savais plus -s’il plaisantait.</p> - -<p>Je répondis:</p> - -<p>—Voyons, Marchas, tu blagues?</p> - -<p>—Je ne blague jamais dans le service.</p> - -<p>—Mais où diable veux-tu que j’en trouve, des femmes?</p> - -<p>—Où tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Déniche -et apporte.</p> - -<p>Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit:</p> - -<p>—Veux-tu une idée?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Va trouver le curé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span></p> - -<p>—Le curé? Pourquoi faire?</p> - -<p>—Invite-le à souper et prie-le d’amener une femme.</p> - -<p>—Le curé! Une femme! Ah! ah! ah!</p> - -<p>Marchas reprit avec une extraordinaire gravité:</p> - -<p>—Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui notre situation. -Il doit s’embêter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu’il nous -faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu, -puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaître ses -paroissiennes sur le bout du doigt. S’il y en a une possible pour nous, -et si tu t’y prends bien, il te l’indiquera.</p> - -<p>—Voyons, Marchas? A quoi penses-tu?</p> - -<p>—Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce serait même très -drôle. Nous savons vivre, parbleu, et nous serons d’une distinction -parfaite, d’un chic extrême. Nomme-nous à l’abbé, fais-le rire, -attendris-le, séduis-le et décide-le!</p> - -<p>—Non, c’est impossible.</p> - -<p>Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes côtés faibles, -le gredin reprit:</p> - -<p>—Songe donc comme ce serait crâne à faire et amusant à raconter. On en -parlerait dans toute l’armée. Ça te ferait une rude réputation.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_144">144</span></p> - -<p>J’hésitais, tenté par l’aventure. Il insista:</p> - -<p>—Allons, mon petit Garens. Tu es chef de détachement, toi seul peux -aller trouver le chef de l’Église en ce pays. Je t’en prie, vas-y. Je -raconterai la chose en vers, dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i>, après la -guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes hommes. Tu les fais -assez marcher depuis un mois.</p> - -<p>Je me levai en demandant:</p> - -<p>—Où est le presbytère?</p> - -<p>—Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu trouveras une avenue; -et, au bout de l’avenue, l’église. Le presbytère est à côté.</p> - -<p>Je sortais; il me cria:</p> - -<p>—Dis-lui le menu pour lui donner faim!</p> - -<p class="br">Je découvris sans peine la petite maison de l’ecclésiastique, à côté -d’une grande vilaine église de briques. Je frappai à coups de poing -dans la porte, qui n’avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte -demanda de l’intérieur:</p> - -<p>—Qui va là?</p> - -<p>Je répondis:</p> - -<p>—Maréchal des logis de hussards.</p> - -<p>J’entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai -en face d’un grand <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> prêtre à gros ventre, avec une poitrine de -lutteur, des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint -rouge et un air brave homme.</p> - -<p>Je fis le salut militaire.</p> - -<p>—Bonjour, monsieur le curé.</p> - -<p>Il avait craint une surprise, une embûche de rôdeurs, et il sourit en -répondant:</p> - -<p>—Bonjour, mon ami; entrez.</p> - -<p>Je le suivis dans une petite chambre à pavés rouges, où brûlait un -maigre feu, bien différent du brasier de Marchas.</p> - -<p>Il me montra une chaise, et puis me dit:</p> - -<p>—Qu’y a-t-il pour votre service?</p> - -<p>—Monsieur l’abbé, permettez-moi d’abord de me présenter.</p> - -<p>Et je lui tendis ma carte.</p> - -<p>Il la reçut et lut à mi-voix:</p> - -<p>«Le comte de Garens.»</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—Nous sommes ici onze, monsieur l’abbé, cinq en grand’garde et six -installés chez un habitant inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici -présent, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d’Étreillis, -Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune -musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire -l’honneur de souper avec nous. C’est un <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> souper des Rois, monsieur -le curé, et nous voudrions le rendre un peu gai.</p> - -<p>Le prêtre souriait. Il murmura:</p> - -<p>—Il me semble que ce n’est guère l’occasion de s’amuser.</p> - -<p>Je répondis:</p> - -<p>—Nous nous battons tous les jours, monsieur. Quatorze de nos camarades -sont morts depuis un mois, et trois sont restés par terre, hier encore. -C’est la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant, n’avons-nous pas -le droit de la jouer gaiement? Nous sommes Français, nous aimons rire, -nous savons rire partout. Nos pères riaient bien sur l’échafaud! Ce -soir, nous voudrions nous dégourdir un peu, en gens comme il faut, et -non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort?</p> - -<p>Il répondit vivement:</p> - -<p>—Vous avez raison, mon ami, et j’accepte avec grand plaisir votre -invitation.</p> - -<p>Il cria:</p> - -<p>—Hermance!</p> - -<p>Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible, apparut et demanda:</p> - -<p>—Qué qui a?</p> - -<p>—Je ne dîne pas ici, ma fille.</p> - -<p>—Où que vous dînez donc?</p> - -<p>—Avec MM. les hussards.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_147">147</span></p> - -<p>J’eus envie de dire: «Amenez votre bonne, pour voir la tête de -Marchas», mais je n’osai point.</p> - -<p>Je repris:</p> - -<p>—Parmi vos paroissiens restés dans le village, en voyez-vous quelqu’un -ou quelqu’une que je puisse inviter aussi?</p> - -<p>Il hésita, chercha et déclara:</p> - -<p>—Non, personne!</p> - -<p>J’insistai:</p> - -<p>—Personne!... Voyons, monsieur le curé, cherchez. Ce serait très -galant d’avoir des dames. Je m’entends, des ménages! Est-ce que je -sais, moi? Le boulanger avec sa femme, l’épicier, le... le... le... -l’horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la -pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantés -de laisser un bon souvenir aux gens d’ici.</p> - -<p>Le curé médita longtemps encore, puis prononça avec résolution:</p> - -<p>—Non, personne.</p> - -<p>Je me mis à rire:</p> - -<p>—Sacristi! monsieur le curé, c’est ennuyeux de n’avoir pas une reine, -car nous avons une fève. Voyons, cherchez. Il n’y a pas un maire -marié, un adjoint marié, un conseiller municipal marié, un instituteur -marié?...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_148">148</span></p> - -<p>—Non, toutes les dames sont parties.</p> - -<p>—Quoi, il n’y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son -bourgeois de mari, à qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait -un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances présentes?</p> - -<p>Mais tout à coup le curé se mit à rire, d’un rire violent qui le -secouait tout entier, et il criait:</p> - -<p>—Ah! ah! ah! j’ai votre affaire, Jésus, Marie, j’ai votre affaire! -Ah! ah! ah! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles -seront bien contentes, allez, bien contentes, ah! ah!... Où gîtez-vous?</p> - -<p>J’expliquai la maison en la décrivant. Il comprit:</p> - -<p>—Très bien. C’est la propriété de M. Bertin-Lavaille. J’y serai dans -une demi-heure avec quatre dames!!! Ah! ah! ah! quatre dames!!!...</p> - -<p>Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en répétant:</p> - -<p>—Ça va; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille.</p> - -<p>Je rentrai vite, très étonné, très intrigué.</p> - -<p>—Combien de couverts? demanda Marchas en m’apercevant.</p> - -<p>—Onze. Nous sommes six hussards plus M. le curé et quatre dames.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_149">149</span></p> - -<p>Il fut stupéfait. Je triomphais.</p> - -<p>Il répétait:</p> - -<p>—Quatre dames! Tu dis: quatre dames?</p> - -<p>—Je dis: quatre dames.</p> - -<p>—De vraies femmes?</p> - -<p>—De vraies femmes.</p> - -<p>—Bigre! Mes compliments!</p> - -<p>—Je les accepte. Je les mérite.</p> - -<p>Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j’aperçus une belle nappe -blanche jetée sur une longue table autour de laquelle trois hussards en -tablier bleu disposaient des assiettes et des verres.</p> - -<p>—Il y aura des femmes! cria Marchas.</p> - -<p>Et les trois hommes se mirent à danser en applaudissant de toute leur -force.</p> - -<p>Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes près d’une heure. Une -odeur délicieuse de volailles rôties flottait dans toute la maison.</p> - -<p>Un coup frappé contre le volet nous souleva tous en même temps. Le gros -Ponderel courut ouvrir, et, au bout d’une minute à peine, une petite -bonne Sœur apparut dans l’encadrement de la porte. Elle était maigre, -ridée, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effarés -qui la regardaient entrer. Derrière elle, un bruit de bâtons martelait -le pavé du vestibule, et dès qu’elle eut <span class="pagenum" id="Page_150">150</span> pénétré dans le salon, -j’aperçus, l’une suivant l’autre, trois vieilles têtes en bonnet blanc, -qui s’en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l’une -chavirant à droite, tandis que l’autre chavirait à gauche. Et, trois -bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées -par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de -service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de -l’établissement hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît.</p> - -<p>Elle s’était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour -elles; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit:</p> - -<p>—Je vous remercie bien, monsieur l’officier, d’avoir pensé à ces -pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c’est -pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous -leur faites.</p> - -<p>J’aperçus le curé, resté dans l’ombre du couloir et qui riait de tout -son cœur. A mon tour, je me mis à rire, en regardant surtout la tête de -Marchas. Puis montrant des sièges à la religieuse:</p> - -<p>—Asseyez-vous, ma Sœur; nous sommes très fiers et très heureux que -vous ayez accepté notre modeste invitation.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span></p> - -<p>Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y -conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs -cannes et leurs châles qu’elle alla déposer dans un coin; puis, -désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique -assurément:</p> - -<p>—Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s’est tué en tombant d’un -toit et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans.</p> - -<p>Puis elle désigna la seconde, une grande dont la tête tremblait sans -cesse:</p> - -<p>—Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixante-sept ans. Elle n’y -voit plus guère, ayant eu la figure flambée dans un incendie et la -jambe droite brûlée à moitié.</p> - -<p>Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des -yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides.</p> - -<p>—C’est la Putois, une innocente. Elle est âgée de quarante-quatre ans -seulement.</p> - -<p>J’avais salué les trois femmes comme si on m’eût présenté à des -Altesses Royales, et, me tournant vers le curé:</p> - -<p>—Vous êtes, monsieur l’abbé, un homme précieux, à qui nous devrons -tous ici de la reconnaissance.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_152">152</span></p> - -<p>Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux.</p> - -<p>—Notre Sœur Saint-Benoît est servie! cria tout à coup Karl Massouligny.</p> - -<p>Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère -Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine, -non sans peine, car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.</p> - -<p>Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa -béquille; et le petit Joseph Herbon dirigea l’idiote, la Putois, vers -la salle à manger, pleine d’odeur de viandes.</p> - -<p>Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la Sœur tapa trois coups -dans ses mains, et les femmes firent, avec la précision de soldats qui -présentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre -prononça, lentement, les paroles latines du <i>Benedicite</i>.</p> - -<p>On s’assit, et les deux poules parurent, apportées par Marchas, qui -voulait servir pour ne point assister en convive à ce repas ridicule.</p> - -<p>Mais je criai: «Vite le champagne!» Un bouchon sauta avec un bruit de -pistolet qu’on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la -bonne Sœur, les trois hussards <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> assis à côté des trois infirmes -leur versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins.</p> - -<p>Massouligny, qui avait la faculté d’être chez lui partout et à l’aise -avec tout le monde, faisait la cour à la mère Paumelle de la façon -la plus drôle. L’hydropique, dont l’humeur était restée gaie, malgré -ses malheurs, lui répondait en badinant avec une voix de fausset qui -semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin -que son gros ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table. -Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de griser l’idiote, et le -baron d’Etreillis, qui n’avait pas l’esprit alerte, interrogeait la -Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le règlement de l’hospice.</p> - -<p>La religieuse, effarée, criait à Massouligny:</p> - -<p>—Oh! oh! vous allez la rendre malade; ne la faites pas rire comme ça, -je vous en prie, monsieur. Oh! monsieur...</p> - -<p>Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains -un verre plein qu’il vidait prestement, entre les lèvres de la Putois.</p> - -<p>Et le curé riait à se tordre, répétait à la Sœur:</p> - -<p>—Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas de mal. Laissez -donc.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_154">154</span></p> - -<p>Après les deux poules, on avait mangé le canard, flanqué des trois -pigeons et du merle; et l’oie parut, fumante, dorée, répandant une -odeur chaude de viande rissolée et grasse.</p> - -<p>La Paumelle, qui s’animait, battit des mains; la Jean-Jean cessa de -répondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des -grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs, comme font les -petits enfants à qui on montre des bonbons.</p> - -<p>—Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de cet animal. Je -m’entends comme personne à ces opérations-là.</p> - -<p>—Mais certainement, monsieur l’abbé.</p> - -<p>Et la Sœur dit:</p> - -<p>—Si on ouvrait un peu la fenêtre? Elles ont trop chaud. Je suis sûre -qu’elles seront malades.</p> - -<p>Je me tournai vers Marchas:</p> - -<p>—Ouvre la fenêtre une minute.</p> - -<p>Il l’ouvrit, et l’air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes -des bougies et tournoyer la fumée de l’oie, dont le prêtre, une -serviette au cou, soulevait les ailes avec science.</p> - -<p>Nous le regardions faire, sans parler maintenant, intéressés par le -travail alléchant de ses mains, saisis d’un renouveau d’appétit à la -vue de cette grosse bête dorée, dont les <span class="pagenum" id="Page_155">155</span> membres tombaient l’un -après l’autre dans la sauce brune, au fond du plat.</p> - -<p>Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait -attentifs, entra, par la fenêtre ouverte, le bruit lointain d’un coup -de feu.</p> - -<p class="br">Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière moi; et je criai:</p> - -<p>—Tout le monde à cheval! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et -aller aux nouvelles. Je t’attends ici dans cinq minutes.</p> - -<p>Et pendant que les trois cavaliers s’éloignaient au galop dans la nuit, -je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron -de la villa, tandis que le curé, la Sœur et les trois bonnes femmes -montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.</p> - -<p>On n’entendait plus rien, qu’un aboiement de chien dans la campagne. -La pluie avait cessé; il faisait froid, très froid. Et bientôt, je -distinguai de nouveau le galop d’un cheval, d’un seul cheval qui -revenait.</p> - -<p>C’était Marchas. Je lui criai:</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>Il répondit:</p> - -<p>—Rien du tout, François a blessé un vieux paysan, qui refusait de -répondre au: <span class="pagenum" id="Page_156">156</span> «Qui vive?» et qui continuait d’avancer, malgré -l’ordre de passer au large. On l’apporte, d’ailleurs. Nous verrons ce -que c’est.</p> - -<p>J’ordonnai de remettre les chevaux à l’écurie et j’envoyai mes deux -soldats au-devant des autres, puis je rentrai dans la maison.</p> - -<p>Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes un matelas dans le -salon pour y déposer le blessé; la Sœur, déchirant une serviette, -se mit à faire de la charpie, tandis que les trois femmes éperdues -restaient assises dans un coin.</p> - -<p>Bientôt, je distinguai un bruit de sabres traînés sur la route; je pris -une bougie pour éclairer les hommes qui revenaient; et ils parurent, -portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un -corps humain quand la vie ne le soutient plus.</p> - -<p class="br">On déposa le blessé sur le matelas préparé pour lui; et je vis du -premier coup d’œil que c’était un moribond.</p> - -<p>Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins de ses lèvres, -chassé de sa bouche à chacun de ses hoquets. L’homme en était couvert! -Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient en -avoir été frottés, avoir été baignés dans une cuve <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> rouge. Et ce -sang s’était figé sur lui, était devenu terne, mêlé de boue, horrible à -voir.</p> - -<p>Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine de berger, -entr’ouvrait par moments ses yeux, mornes, éteints, sans pensée, -qui paraissaient stupides d’étonnement, comme ceux des bêtes que le -chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds, aux trois quarts -mortes déjà, abruties par la surprise et par l’épouvante.</p> - -<p>Le curé s’écria:</p> - -<p>—Ah! c’est le père Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est -sourd, le pauvre, et n’a rien entendu. Ah! mon Dieu! vous avez tué ce -malheureux!</p> - -<p>La Sœur avait écarté la blouse et la chemise, et regardait au milieu de -la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus.</p> - -<p>—Il n’y a rien à faire, dit-elle.</p> - -<p>Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun -de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu’au fond -de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu.</p> - -<p>Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, décrivit le -signe de la croix et prononça, d’une voix lente et solennelle, les -paroles latines qui lavent les âmes.</p> - -<p>Avant qu’il les eût achevées, le vieillard <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> fut agité d’une courte -secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne -respirait plus. Il était mort.</p> - -<p>M’étant retourné, je vis un spectacle plus effrayant que l’agonie de ce -misérable: les trois vieilles, debout, serrées l’une contre l’autre, -hideuses, grimaçaient d’angoisse et d’horreur.</p> - -<p>Je m’approchai d’elles, et elles se mirent à pousser des cris aigus, en -essayant de se sauver, comme si j’allais les tuer aussi.</p> - -<p>La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus, tomba tout de son -long par terre.</p> - -<p>La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes, -et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs châles, -leur donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et -disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire.</p> - -<p>Je compris que je ne pouvais même les faire accompagner par un hussard, -car le seul bruit du sabre les eût affolées.</p> - -<p>Le curé regardait toujours le mort.</p> - -<p>S’étant enfin retourné vers moi:</p> - -<p>—Ah! quelle vilaine chose, dit-il.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Les Rois</i> ont paru dans <i>le Gaulois</i> du 23 janvier 1887.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_161">161</span> - <h2 id="ch_9">AU BOIS.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">e</span> maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que -le garde champêtre l’attendait à la mairie avec deux prisonniers.</p> - -<p>Il s’y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, -le père Hochedur, debout et surveillant d’un air sévère un couple de -bourgeois mûrs.</p> - -<p>L’homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait -accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde, -très grasse, aux joues luisantes, regardait d’un œil de défi l’agent de -l’autorité qui les avait captivés.</p> - -<p>Le maire demanda:</p> - -<p>—Qu’est-ce que c’est, père Hochedur?</p> - -<p>Le garde champêtre fit sa déposition.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_162">162</span></p> - -<p>Il était sorti le matin, à l’heure ordinaire, pour accomplir sa tournée -du côté des bois Champioux jusqu’à la frontière d’Argenteuil. Il -n’avait rien remarqué d’insolite dans la campagne sinon qu’il faisait -beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui -binait sa vigne, avait crié:</p> - -<p>—Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, -vous y trouverez une couple de pigeons qu’ont bien cent trente ans à -eux deux.</p> - -<p>Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le -fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent -supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs.</p> - -<p>Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre -un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il -s’abandonnait à son instinct.</p> - -<p>Le maire stupéfait considéra les coupables. L’homme comptait bien -soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.</p> - -<p>Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait -d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.</p> - -<p>—Votre nom.</p> - -<p>—Nicolas Beaurain.</p> - -<p>—Votre profession.</p> - -<p>—Mercier, rue des Martyrs, à Paris.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_163">163</span></p> - -<p>—Qu’est-ce que vous faisiez dans ce bois?</p> - -<p>Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les -mains à plat sur ses cuisses.</p> - -<p>Le maire reprit:</p> - -<p>—Niez-vous ce qu’affirme l’agent de l’autorité municipale?</p> - -<p>—Non, monsieur.</p> - -<p>—Alors, vous avouez?</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Qu’avez-vous à dire pour votre défense?</p> - -<p>—Rien, monsieur.</p> - -<p>—Où avez-vous rencontré votre complice?</p> - -<p>—C’est ma femme, monsieur.</p> - -<p>—Votre femme?</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?</p> - -<p>—Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!</p> - -<p>—Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, -de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.</p> - -<p>Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:</p> - -<p>—C’est elle qui a voulu ça! Je lui disais <span class="pagenum" id="Page_164">164</span> bien que c’était -stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous -savez... elle ne l’a pas ailleurs.</p> - -<p>Le maire, qui aimait l’esprit gaulois, sourit et répliqua:</p> - -<p>—Dans votre cas, c’est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne -seriez pas ici si elle ne l’avait eu que dans la tête.</p> - -<p>Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:</p> - -<p>—Vois-tu où tu nous <ins class="correction" title="a">as</ins> menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et -nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat -aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et -changer de quartier! Y sommes-nous?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s’expliqua -sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.</p> - -<p>—Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. -Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux -comme une pauvre femme; et j’espère que vous voudrez bien nous renvoyer -chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.</p> - -<p>Autrefois, quand j’étais jeune, j’ai fait la connaissance de M. -Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un -magasin <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> de mercerie; moi j’étais demoiselle dans un magasin de -confections. Je me rappelle de ça comme d’hier. Je venais passer les -dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec -qui j’habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C’est -lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m’annonça, en riant, qu’il -amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu’il voulait, -mais je répondis que c’était inutile. J’étais sage, monsieur.</p> - -<p>Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer monsieur -Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j’étais -décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus.</p> - -<p>Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces -temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi -bien maintenant qu’autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand -je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui -chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si -vite, l’odeur de l’herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me -rend folle! C’est comme le champagne quand on n’en a pas l’habitude!</p> - -<p>Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait -dans le corps par les <span class="pagenum" id="Page_166">166</span> yeux en regardant et par la bouche en -respirant. Rose et Simon s’embrassaient toutes les minutes! Ça me -faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions -derrière eux, sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne -trouve rien à se dire. Il avait l’air timide, ce garçon, et ça me -plaisait de le voir embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. -Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s’assit sur -l’herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que j’avais l’air -sévère; vous comprenez bien que je ne pouvais pas être autrement. Et -puis voilà qu’ils recommencent à s’embrasser sans plus se gêner que -si nous n’étions pas là; et puis ils se sont parlé tout bas; et puis -ils se sont levés et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. -Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que -je voyais pour la première fois. Je me sentais tellement confuse de -les voir partir ainsi que ça me donna du courage; et je me suis mise à -parler. Je lui demandai ce qu’il faisait; il était commis de mercerie, -comme je vous l’ai appris tout à l’heure. Nous causâmes donc quelques -instants; ça l’enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais -je le remis à sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur -Beaurain?»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_167">167</span></p> - -<p>M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Alors il a compris que j’étais sage, ce garçon, et il s’est mis à me -faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu -tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi -aussi je l’aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c’était un beau garçon, -autrefois.</p> - -<p>Bref, il m’épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des -Martyrs.</p> - -<p>Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les affaires n’allaient pas; -et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, -nous en avions perdu l’habitude. On a autre chose en tête; on pense à -la caisse plus qu’aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, -peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent -plus guère à l’amour. On ne regrette rien tant qu’on ne s’aperçoit pas -que ça vous manque.</p> - -<p>Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes -rassurés sur l’avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui -s’est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas!</p> - -<p>Voilà que je me suis remise à rêver comme <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> une petite pensionnaire. -La vue des voiturettes de fleurs qu’on traîne dans les rues me tirait -les larmes. L’odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, -derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais -et je m’en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du -ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a -l’air d’une rivière, d’une longue rivière qui descend sur Paris en se -tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C’est -bête comme tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, monsieur, -quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s’aperçoit -qu’on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, -on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j’aurais pu aller -cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres -femmes. Je songeais comme c’est bon d’être couché sous les feuilles en -aimant quelqu’un! Et j’y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je -rêvais de clairs de lune sur l’eau jusqu’à avoir envie de me noyer.</p> - -<p>Je n’osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je -savais bien qu’il se moquerait de moi et qu’il me renverrait vendre -mon fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me -disait plus <span class="pagenum" id="Page_169">169</span> grand’chose; mais en me regardant dans ma glace, je -comprenais bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!</p> - -<p>Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays -où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici -arrivés, ce matin, vers les neuf heures.</p> - -<p>Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça -ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon -mari tel qu’il est, mais bien tel qu’il était autrefois! Ça, je vous le -jure, monsieur. Vrai de vrai, j’étais grise. Je me mis à l’embrasser; -il en fut plus étonné que si j’avais voulu l’assassiner. Il me -répétait: «Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu’est-ce qui -te prend?...» Je ne l’écoutais pas, moi, je n’écoutais que mon cœur. -Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J’ai dit la vérité, -monsieur le maire, toute la vérité.»</p> - -<p>Le maire était un homme d’esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en -paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Au Bois</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 juin 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_173">173</span> - <h2 id="ch_10">UNE FAMILLE.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap2">’allais</span> revoir mon ami Simon Radevin que je n’avais point aperçu -depuis quinze ans.</p> - -<p>Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma pensée, celui avec qui -on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit -les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement, -des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie -même qui excite l’esprit et le met à l’aise.</p> - -<p>Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions -vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d’un même -amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des -mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes <span class="pagenum" id="Page_174">174</span> êtres que nous nous -comprenions complètement, rien qu’en échangeant un coup d’œil.</p> - -<p>Puis il s’était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de -province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite -blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à -la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier, -avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin? Peut-on comprendre -ces choses-là? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur -simple, doux et long entre les bras d’une femme bonne, tendre et -fidèle; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de -cette gamine aux cheveux pâles.</p> - -<p>Il n’avait pas songé que l’homme actif, vivant et vibrant, se fatigue -de tout dès qu’il a saisi la stupide réalité, à moins qu’il ne -s’abrutisse au point de ne plus rien comprendre.</p> - -<p>Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et -enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut -changer en quinze ans!</p> - -<p class="br">Le train s’arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, -un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s’élança -vers moi, les bras ouverts, <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> en criant: «Georges.» Je l’embrassai, -mais je ne l’avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait: «Cristi, tu -n’as pas maigri.» Il répondit en riant: «Que veux-tu? La bonne vie! la -bonne table! les bonnes nuits! Manger et dormir, voilà mon existence!»</p> - -<p>Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés. -L’œil seul n’avait point changé; mais je ne retrouvais plus le regard -et je me disais: «S’il est vrai que le regard est le reflet de la -pensée, la pensée de cette tête-là n’est plus celle d’autrefois, celle -que je connaissais si bien.»</p> - -<p>L’œil brillait pourtant, plein de joie et d’amitié; mais il n’avait -plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la -valeur d’un esprit.</p> - -<p>Tout à coup, Simon me dit:</p> - -<p>—Tiens, voici mes deux aînés.</p> - -<p>Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize -ans, vêtu en collégien, s’avancèrent d’un air timide et gauche.</p> - -<p>Je murmurai: «C’est à toi?»</p> - -<p>Il répondit en riant: «Mais, oui.</p> - -<p>—Combien en as-tu donc?</p> - -<p>—Cinq! Encore trois restés à la maison!»</p> - -<p>Il avait répondu cela d’un air fier, content, presque triomphant; et -moi je me sentais <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> saisi d’une pitié profonde, mêlée d’un vague -mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits -à faire des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, -comme un lapin dans une cage.</p> - -<p>Je montai dans une voiture qu’il conduisait lui-même et nous voici -partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne -remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De -temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau; Simon -rendait le salut et nommait l’homme pour me prouver sans doute qu’il -connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu’il -songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province.</p> - -<p>On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui -avait des prétentions de parc, puis s’arrêta devant une maison à -tourelles qui cherchait à passer pour château.</p> - -<p>—Voilà mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment.</p> - -<p>Je répondis:</p> - -<p>—C’est délicieux.</p> - -<p>Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour -la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n’était plus la -fillette blonde et fade que j’avais vue à l’église quinze ans plus -tôt, mais une grosse <span class="pagenum" id="Page_177">177</span> dame à falbalas et à frisons, une de ces -dames sans âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien -de ce qui constitue une femme. C’était une mère, enfin, une grosse -mère banale, la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair -qui procrée sans autre préoccupation dans l’âme que ses enfants et son -livre de cuisine.</p> - -<p>Elle me souhaita la bienvenue et j’entrai dans le vestibule où trois -mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue -comme des pompiers devant un maire.</p> - -<p>Je dis:</p> - -<p>—Ah! ah! voici les autres?</p> - -<p>Simon, radieux, les nomma «Jean, Sophie et Gontran».</p> - -<p>La porte du salon était ouverte. J’y pénétrai et j’aperçus au fond -d’un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme -paralysé.</p> - -<p>Madame Radevin s’avança:</p> - -<p>—C’est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans.</p> - -<p>Puis elle cria dans l’oreille du vieillard trépidant: «C’est un ami -de Simon, papa.» L’ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il -vagit: «Oua, oua, oua» en agitant sa main. Je répondis: «Vous êtes trop -aimable, monsieur», et je tombai sur un siège.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p> - -<p>Simon venait d’entrer; il riait:</p> - -<p>—Ah! ah! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce -vieux; c’est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher, -à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu’il -mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait -de l’œil aux plats sucrés comme si c’étaient des demoiselles. Tu n’as -jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l’heure.</p> - -<p>Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car -l’heure du dîner approchait. J’entendais dans l’escalier un grand -piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en -procession, derrière leur père, sans doute pour me faire honneur.</p> - -<p>Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un -océan d’herbes, de blés et d’avoine, sans un bouquet d’arbres ni un -coteau, image saisissante et triste de la vie qu’on devait mener dans -cette maison.</p> - -<p>Une cloche sonna. C’était pour le dîner. Je descendis.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Radevin prit mon bras d’un air cérémonieux et on passa dans la -salle à manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine -placé devant son assiette, promena <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> sur le dessert un regard avide -et curieux en tournant avec peine, d’un plat vers l’autre, sa tête -branlante.</p> - -<p>Alors Simon se frotta les mains: «Tu vas t’amuser,» me dit-il. Et -tous les enfants, comprenant qu’on allait me donner le spectacle de -grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur -mère souriait seulement en haussant les épaules.</p> - -<p>Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses -mains:</p> - -<p>—Nous avons ce soir de la crème au riz sucré.</p> - -<p>La face ridée de l’aïeul s’illumina et il trembla plus fort de haut en -bas, pour indiquer qu’il avait compris et qu’il était content.</p> - -<p>Et on commença à dîner.</p> - -<p>«Regarde,» murmura Simon. Le grand-père n’aimait pas la soupe et -refusait d’en manger. On l’y forçait, pour sa santé; et le domestique -lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu’il -soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en -jet d’eau sur la table et sur ses voisins.</p> - -<p>Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très -content, répétait: «Est-il drôle, ce vieux?»</p> - -<p>Et tout le long du repas on ne s’occupa que <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> de lui. Il dévorait -du regard les plats posés sur la table; et de sa main follement agitée -essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque -à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant vers eux, -l’appel désolé de tout son être, de son œil, de sa bouche, de son nez -qui les flairait. Et il bavait d’envie sur sa serviette en poussant -des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce -supplice odieux et grotesque.</p> - -<p>Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu’il -mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre -chose.</p> - -<p>Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait -de désir.</p> - -<p>Gontran lui cria: «Vous avez trop mangé, vous n’en aurez pas.» Et on -fit semblant de ne lui en point donner.</p> - -<p>Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis -que tous les enfants riaient.</p> - -<p>On lui apporta enfin sa part, une toute petite part; et il fit, en -mangeant la première bouchée de l’entremets, un bruit de gorge comique -et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui -avalent un morceau trop gros.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p> - -<p>Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.</p> - -<p>Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et -ridicule, j’implorai pour lui: «Voyons, donne-lui encore un peu de riz?»</p> - -<p>Simon répondit: «Oh! non, mon cher, s’il mangeait trop, à son âge, ça -pourrait lui faire mal.»</p> - -<p>Je me tus, rêvant sur cette parole. O morale, ô logique, ô sagesse! -A son âge! Donc, on le privait du seul plaisir qu’il pouvait encore -goûter, par souci de sa santé! Sa santé! qu’en ferait-il, ce débris -inerte et tremblotant? On ménageait ses jours, comme on dit? Ses -jours? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent? Pourquoi? Pour -lui? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa -gourmandise impuissante?</p> - -<p>Il n’avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui -restait, une seule joie; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette -joie dernière, la lui donner jusqu’à ce qu’il en mourût.</p> - -<p>Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour -me coucher: j’étais triste, triste, triste!</p> - -<p>Et je me mis à ma fenêtre. On n’entendait rien au dehors qu’un très -léger, très doux, <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> très joli gazouillement d’oiseau dans un arbre, -quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la -nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs.</p> - -<p>Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler -maintenant aux côtés de sa vilaine femme.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Une Famille</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 3 août 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_185">185</span> - <h2 id="ch_11">JOSEPH.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">E</span><span class="smcap2">lles</span> étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de -Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.</p> - -<p>Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la -mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d’un soir d’été entrait, -tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d’océan. Les deux -jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant -de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, -et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que -seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.</p> - -<p>Leurs maris étaient retournés à Paris dans l’après-midi, les laissant -seules sur cette <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> petite plage déserte qu’ils avaient choisie pour -éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours -sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur -l’herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît -dans le désœuvrement des villes d’eaux. Dieppe, Étretat, Trouville -leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et -abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, -et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l’été.</p> - -<p>Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la -petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, -au champagne. Elles s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner -elles-mêmes ce dîner; puis elles l’avaient mangé avec gaieté en buvant -ferme pour calmer la soif qu’avait éveillée dans leur gorge la chaleur -des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à -l’unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec -la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu’elles -disaient.</p> - -<p>La comtesse, les jambes en l’air sur le dossier d’une chaise, était -plus partie encore que son amie.</p> - -<p>—Pour finir une soirée comme celle-là, <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> disait-elle, il nous -faudrait des amoureux. Si j’avais prévu ça tantôt, j’en aurais fait -venir deux de Paris et je t’en aurais cédé un...</p> - -<p>—Moi, reprit l’autre, j’en trouve toujours; même ce soir, si j’en -voulais un, je l’aurais.</p> - -<p>—Allons donc! A Roqueville, ma chère? un paysan, alors.</p> - -<p>—Non, pas tout à fait.</p> - -<p>—Alors, raconte-moi.</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu veux que je te raconte?</p> - -<p>—Ton amoureux?</p> - -<p>—Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n’étais pas -aimée, je me croirais morte.</p> - -<p>—Moi aussi.</p> - -<p>—N’est-ce pas?</p> - -<p>—Oui. Les hommes ne comprennent pas ça! nos maris surtout!</p> - -<p>—Non, pas du tout. Comment veux-tu qu’il en soit autrement? L’amour -qu’il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. -C’est la nourriture de notre cœur, ça. C’est indispensable à notre vie, -indispensable, indispensable...</p> - -<p>—Indispensable.</p> - -<p>—Il faut que je sente que quelqu’un pense à moi, toujours, partout. -Quand je <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> m’endors, quand je m’éveille, il faut que je sache qu’on -m’aime quelque part, qu’on rêve de moi, qu’on me désire. Sans cela je -serais malheureuse, malheureuse. Oh! mais malheureuse à pleurer tout le -temps.</p> - -<p>—Moi aussi.</p> - -<p>—Songe donc que c’est impossible autrement. Quand un mari a été -gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément -une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se -montre tel qu’il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes -les notes. On ne peut pas aimer quelqu’un avec qui on vit toujours.</p> - -<p>—Ça, c’est bien vrai.</p> - -<p>—N’est-ce pas?... Où donc en étais-je? Je ne me rappelle plus du tout.</p> - -<p>—Tu disais que tous les maris sont des brutes!</p> - -<p>—Oui, des brutes... tous.</p> - -<p>—C’est vrai.</p> - -<p>—Et après?...</p> - -<p>—Quoi, après?</p> - -<p>—Qu’est-ce que je disais après?</p> - -<p>—Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l’as pas dit?</p> - -<p>—J’avais pourtant quelque chose à te raconter.</p> - -<p>—Oui, c’est vrai, attends?...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_189">189</span></p> - -<p>—Ah! j’y suis...</p> - -<p>—Je t’écoute.</p> - -<p>—Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.</p> - -<p>—Comment fais-tu?</p> - -<p>—Voilà. Suis-moi bien. Quand j’arrive dans un pays nouveau, je prends -des notes et je fais mon choix.</p> - -<p>—Tu fais ton choix?</p> - -<p>—Oui, parbleu. Je prends des notes d’abord. Je m’informe. Il faut -avant tout qu’un homme soit discret, riche et généreux, n’est-ce pas?</p> - -<p>—C’est vrai.</p> - -<p>—Et puis, il faut qu’il me plaise comme homme.</p> - -<p>—Nécessairement.</p> - -<p>—Alors je l’amorce.</p> - -<p>—Tu l’amorces?</p> - -<p>—Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n’as jamais pêché à la -ligne?</p> - -<p>—Non, jamais.</p> - -<p>—Tu as eu tort. C’est très amusant. Et puis c’est instructif. Donc, je -l’amorce...</p> - -<p>—Comment fais-tu?</p> - -<p>—Bête, va. Est-ce qu’on ne prend pas les hommes qu’on veut prendre, -comme s’ils avaient le choix! Et ils croient choisir encore... ces -imbéciles... mais c’est nous qui <span class="pagenum" id="Page_190">190</span> choisissons... toujours... -Songe donc, quand on n’est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous -les hommes sont des prétendants, tous sans exception. Nous, nous les -passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous -l’amorçons...</p> - -<p>—Ça ne me dit pas comment tu fais?</p> - -<p>—Comment je fais?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, -voilà tout.</p> - -<p>—Tu te laisses regarder?...</p> - -<p>—Mais oui. Ça suffit. Quand on s’est laissé regarder plusieurs fois -de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus -séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la -cour. Moi je lui laisse comprendre qu’il n’est pas mal, sans rien dire -bien entendu; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça -dure plus ou moins, selon ses qualités.</p> - -<p>—Tu prends comme ça tous ceux que tu veux?</p> - -<p>—Presque tous.</p> - -<p>—Alors, il y en a qui résistent?</p> - -<p>—Quelquefois.</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—Oh! pourquoi? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu’on est très -amoureux d’une autre. Parce qu’on est d’une timidité excessive et parce -qu’on est... comment <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> dirai-je?... incapable de mener jusqu’au bout -la conquête d’une femme...</p> - -<p>—Oh! ma chère!... Tu crois?...</p> - -<p>—Oui... oui... J’en suis sûre..., il y en a beaucoup de cette dernière -espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu’on ne croit. Oh! ils -ont l’air de tout le monde... ils sont habillés comme les autres... -ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne -pourraient pas se déployer.</p> - -<p>—Oh! ma chère...</p> - -<p>—Quant aux timides, ils sont quelquefois d’une sottise imprenable. Ce -sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se -coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec -ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de -main. C’est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni -par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier -moyen.... ils vous soignent... Et pour peu qu’on tarde à reprendre ses -sens... ils vont chercher du secours.</p> - -<p>Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je -les enlève d’assaut, à... à... à... à la bayonnette, ma chère!</p> - -<p>—C’est bon, tout ça, mais quand il n’y a <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> pas d’hommes, comme ici, -par exemple.</p> - -<p>—J’en trouve.</p> - -<p>—Tu en trouves. Où ça?</p> - -<p>—Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.</p> - -<p>Voilà deux ans, cette année, que mon mari m’a fait passer l’été dans -sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien, -de rien, de rien! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds -dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux -sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par -là-dessus, et qu’il serait impossible de corriger, parce qu’ils ont des -principes d’existence malpropres.</p> - -<p>Devine ce que j’ai fait?</p> - -<p>—Je ne devine pas!</p> - -<p>—Ah! ah! ah! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour -l’exaltation de l’homme du peuple, des romans où les ouvriers sont -sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que -j’avais vu <i>Ruy-Blas</i> l’hiver précédent et que ça m’avait beaucoup -frappée. Eh bien! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de -vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le -séminaire par dégoût. Eh bien, je l’ai pris comme domestique!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_193">193</span></p> - -<p>—Oh!... Et après!...</p> - -<p>—Après... après, ma chère, je l’ai traité de très haut, en lui -montrant beaucoup de ma personne. Je ne l’ai pas amorcé, celui-là, ce -rustre, je l’ai allumé!...</p> - -<p>—Oh! Andrée!</p> - -<p>—Oui, ça m’amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne -compte pas! Eh bien, il ne comptait point. Je le sonnais pour les -ordres chaque matin quand ma femme de chambre m’habillait, et aussi -chaque soir quand elle me déshabillait.</p> - -<p>—Oh! Andrée!</p> - -<p>—Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table, -pendant les repas, je n’ai plus parlé que de propreté, de soins du -corps, de douches, de bains. Si bien qu’au bout de quinze jours il se -trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner -le château. J’ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui -disant, d’un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer -que de l’eau de Cologne.</p> - -<p>—Oh! Andrée!</p> - -<p>—Alors, j’ai eu l’idée d’organiser une bibliothèque de campagne. -J’ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais à -tous nos paysans et à mes domestiques. <span class="pagenum" id="Page_194">194</span> Il s’était glissé dans ma -collection quelques livres... quelques livres... poétiques... de ceux -qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens... Je les -ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle -de vie.</p> - -<p>—Oh... Andrée!</p> - -<p>—Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le -tutoyer. Je l’avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état... -dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq... -et il roulait des yeux de fou. Moi je m’amusais énormément. C’est un de -mes meilleurs étés...</p> - -<p>—Et après?...</p> - -<p>—Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai -dit d’atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très -chaud, très chaud... Voilà!</p> - -<p>—Oh! Andrée, dis-moi tout... Ça m’amuse tant.</p> - -<p>—Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon -toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.</p> - -<p>—Comment ça?</p> - -<p>—Que tu es bête. Je lui ai dit que j’allais me trouver mal et qu’il -fallait me porter sur l’herbe. Et puis, quand j’ai été sur l’herbe, -j’ai <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j’ai -été délacée, j’ai perdu connaissance.</p> - -<p>—Tout à fait.</p> - -<p>—Oh non, pas du tout.</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Eh bien! j’ai été obligée de rester près d’une heure sans -connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j’ai été patiente, et -je n’ai rouvert les yeux qu’après sa chute.</p> - -<p>—Oh! Andrée!... Et qu’est-ce que tu lui as dit?</p> - -<p>—Moi rien! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j’étais sans -connaissance? Je l’ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en -voiture; et il m’a ramenée au château. Mais il a failli verser en -tournant la barrière!</p> - -<p>—Oh! Andrée! Et c’est tout?...</p> - -<p>—C’est tout...</p> - -<p>—Tu n’as perdu connaissance qu’une fois?</p> - -<p>—Rien qu’une fois, parbleu! Je ne voulais pas faire mon amant de ce -goujat.</p> - -<p>—L’as-tu gardé longtemps après ça?</p> - -<p>—Mais oui. Je l’ai encore. Pourquoi est-ce que je l’aurais renvoyé. Je -n’avais pas à m’en plaindre.</p> - -<p>—Oh! Andrée! Et il t’aime toujours?</p> - -<p>—Parbleu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p> - -<p>—Où est-il?</p> - -<p>La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre -électrique. La porte s’ouvrit presque aussitôt, et un grand valet entra -qui répandait autour de lui une forte senteur d’eau de Cologne.</p> - -<p>La baronne lui dit: «Joseph, mon garçon, j’ai peur de me trouver mal, -va me chercher ma femme de chambre.»</p> - -<p>L’homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et -fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit: «Mais va donc -vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd’hui, et -Rosalie me soignera mieux que toi.»</p> - -<p>Il tourna sur ses talons et sortit.</p> - -<p>La petite comtesse, effarée, demanda:</p> - -<p>—Et qu’est-ce que tu diras à ta femme de chambre?</p> - -<p>—Je lui dirai que c’est passé! Non, je me ferai tout de même délacer. -Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis -grise... ma chère... mais grise à tomber si je me levais.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Joseph</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 21 juillet 1885.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_199">199</span> - <h2 id="ch_12">L’AUBERGE.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">P</span><span class="smcap2">areille</span> à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les -Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus -qui coupent les sommets blancs des montagnes, l’auberge de Schwarenbach -sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi.</p> - -<p>Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean -Hauser; puis, dès que les neiges s’amoncellent, emplissant le vallon et -rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les -trois fils s’en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide -Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de -montagne.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span></p> - -<p>Les deux hommes et la bête demeurent jusqu’au printemps dans cette -prison de neige, n’ayant devant les yeux que la pente immense et -blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés, -bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour d’eux, enveloppe, -étreint, écrase la petite maison, s’amoncelle sur le toit, atteint les -fenêtres et mure la porte.</p> - -<p>C’était le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, l’hiver -approchant et la descente devenant périlleuse.</p> - -<p>Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et -conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa fille -Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur -tour.</p> - -<p>Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter -la famille jusqu’au sommet de la descente.</p> - -<p>Ils contournèrent d’abord le petit lac, gelé maintenant au fond du -grand trou de rochers qui s’étend devant l’auberge, puis ils suivirent -le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets -de neige.</p> - -<p>Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé, -l’allumait d’une flamme aveuglante et froide; aucune vie n’apparaissait -dans cet océan des monts; aucun mouvement <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> dans cette solitude -démesurée; aucun bruit n’en troublait le profond silence.</p> - -<p>Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues -jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari, -pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes.</p> - -<p>La plus jeune le regardait venir, semblait l’appeler d’un œil triste. -C’était une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les -cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu -des glaces.</p> - -<p>Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur -la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler, -énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de -l’hivernage. C’était la première fois qu’il restait là-haut, tandis -que le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers sous la neige dans -l’auberge de Schwarenbach.</p> - -<p>Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l’air de comprendre, et regardait -sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait: «Oui, madame -Hauser.» Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait -impassible.</p> - -<p>Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée -s’étendait, toute plate, <span class="pagenum" id="Page_202">202</span> au fond du val. A droite, le Daubenhorn -montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du -glacier de Lœmmern que dominait le Wildstrubel.</p> - -<p>Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur -Loëche, ils découvrirent tout à coup l’immense horizon des Alpes du -Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône.</p> - -<p>C’était, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou -pointus et luisants sous le soleil: le Mischabel avec ses deux cornes, -le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et -redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d’hommes, et la Dent-Blanche, -cette monstrueuse coquette.</p> - -<p>Puis, au-dessous d’eux, dans un trou démesuré, au fond d’un abîme -effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des -grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme -la Gemmi, et qui s’ouvre, là-bas, sur le Rhône.</p> - -<p>Le mulet s’arrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans -cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne -droite, jusqu’à ce petit village presque invisible, à son pied. Les -femmes sautèrent dans la neige.</p> - -<p>Les deux vieux les avaient rejoints.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p> - -<p>—Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à l’an prochain, -les amis.</p> - -<p>Le père Hari répéta: «A l’an prochain.»</p> - -<p>Ils s’embrassèrent. Puis M<sup>me</sup> Hauser, à son tour, tendit ses joues; -et la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour d’Ulrich Kunsi, -il murmura dans l’oreille de Louise: «N’oubliez point ceux d’en haut.» -Elle répondit «non», si bas qu’il devina sans l’entendre.</p> - -<p>—Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé.</p> - -<p>Et, passant devant les femmes, il commença à descendre.</p> - -<p>Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin.</p> - -<p>Et les deux hommes s’en retournèrent vers l’auberge de Schwarenbach.</p> - -<p>Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. C’était fini, ils -resteraient seuls face à face, quatre ou cinq mois.</p> - -<p>Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de l’autre hiver. Il était -demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer; car un -accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s’étaient -pas ennuyés, d’ailleurs; le tout était d’en prendre son parti dès le -premier jour; et on finissait par se créer des distractions, des jeux, -beaucoup de passe-temps.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p> - -<p>Ulrich Kunsi l’écoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui -descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi.</p> - -<p>Bientôt ils aperçurent l’auberge, à peine visible, si petite, un point -noir au pied de la monstrueuse vague de neige.</p> - -<p>Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour -d’eux.</p> - -<p>—Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n’avons plus de femme -maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de -terre.</p> - -<p>Et tous deux, s’asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à -tremper la soupe.</p> - -<p>La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari -fumait et crachait dans l’âtre, tandis que le jeune homme regardait par -la fenêtre l’éclatante montagne en face de la maison.</p> - -<p>Il sortit dans l’après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il -cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les -deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le -ventre au bord de l’abîme, et regarda Loëche.</p> - -<p>Le village dans son puits de rocher n’était pas encore noyé sous la -neige, bien qu’elle vînt tout près de lui, arrêtée net par les forêts -de sapins qui protégeaient ses environs. Ses <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> maisons basses -ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie.</p> - -<p>La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises. -Dans laquelle? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer -séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu’il le pouvait -encore!</p> - -<p>Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel; -et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son -compagnon, il lui proposa une partie de cartes; et ils s’assirent en -face l’un de l’autre des deux côtés de la table.</p> - -<p>Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu’on nomme la brisque, puis, -ayant soupé, ils se couchèrent.</p> - -<p>Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids, -sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter -les aigles et les rares oiseaux qui s’aventurent sur ces sommets -glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi -pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux -dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur -partie.</p> - -<p>Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage -mouvant, profond <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> et léger, d’écume blanche s’abattait sur eux, -autour d’eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et -sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il -fallut dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler -des marches pour s’élever sur cette poudre de glace que douze heures de -gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines.</p> - -<p>Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s’aventurant plus -guère en dehors de leur demeure. Ils s’étaient partagé les besognes -qu’ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des -nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de -propreté. C’était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard -Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages, -réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de -cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes -et placides. Jamais même ils n’avaient d’impatiences, de mauvaise -humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de -résignation pour cet hivernage sur les sommets.</p> - -<p>Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s’en allait à la -recherche des chamois; il en tuait de temps en temps. C’était alors -<span class="pagenum" id="Page_207">207</span> fête dans l’auberge de Schwarenbach et grand festin de chair -fraîche.</p> - -<p>Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit -au-dessous de glace. Le soleil n’étant pas encore levé, le chasseur -espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.</p> - -<p>Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu’à dix heures. Il était d’un -naturel dormeur; mais il n’eût point osé s’abandonner ainsi à son -penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal.</p> - -<p>Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits -à dormir devant le feu; puis il se sentit triste, effrayé même de la -solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne, -comme on l’est par le désir d’une habitude invincible.</p> - -<p>Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait -rentrer à quatre heures.</p> - -<p>La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses, -effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre -les sommets immenses, qu’une immense cuve blanche régulière, aveuglante -et glacée.</p> - -<p>Depuis trois semaines, Ulrich n’était plus revenu au bord de l’abîme -d’où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les -pentes qui conduisaient à Wildstrubel. <span class="pagenum" id="Page_208">208</span> Loëche maintenant était -aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère, -ensevelies sous ce manteau pâle.</p> - -<p>Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de -son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige -aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit -point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée.</p> - -<p>Quand il fut au bord du glacier, il s’arrêta, se demandant si le vieux -avait bien pris ce chemin; puis il se mit à longer les moraines d’un -pas plus rapide et plus inquiet.</p> - -<p>Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gelé -courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich -poussa un cri d’appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s’envola dans -le silence de mort où dormaient les montagnes; elle courut au loin, -sur les vagues immobiles et profondes d’écume glaciale, comme un cri -d’oiseau sur les vagues de la mer; puis elle s’éteignit et rien ne lui -répondit.</p> - -<p>Il se remit à marcher. Le soleil s’était enfoncé, là-bas, derrière -les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore; mais les -profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur -tout à coup. Il lui <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> sembla que le silence, le froid, la solitude, -la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et -geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et -glacé. Et il se mit à courir, s’enfuyant vers sa demeure. Le vieux, -pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre -chemin; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds.</p> - -<p>Bientôt il aperçut l’auberge. Aucune fumée n’en sortait. Ulrich courut -plus vite, ouvrit la porte. Sam s’élança pour le fêter, mais Gaspard -Hari n’était point revenu.</p> - -<p>Effaré, Kunzi tournait sur lui-même, comme s’il se fût attendu à -découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et -fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard.</p> - -<p>De temps en temps, il sortait pour regarder s’il n’apparaissait pas. -La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la -nuit livide qu’éclairait, au bord de l’horizon, un croissant jaune et -fin prêt à tomber derrière les sommets.</p> - -<p>Puis le jeune homme rentrait, s’asseyait, se chauffait les pieds et les -mains en rêvant aux accidents possibles.</p> - -<p>Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un -faux pas qui <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu -dans la neige, saisi, raidi par le froid, l’âme en détresse, criant, -perdu, criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa -gorge dans le silence de la nuit.</p> - -<p>Mais où? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux -environs, surtout en cette saison, qu’il aurait fallu être dix ou vingt -guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un -homme en cette immensité.</p> - -<p>Ulrich Kunzi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari -n’était point revenu entre minuit et une heure du matin.</p> - -<p>Et il fit ses préparatifs.</p> - -<p>Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d’acier, -roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia -l’état de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des -degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la -cheminée; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme; l’horloge -battait comme un cœur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore.</p> - -<p>Il attendait, l’oreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant -quand le vent léger frôlait le toit et les murs.</p> - -<p>Minuit sonna; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et -apeuré, il posa de l’eau <span class="pagenum" id="Page_211">211</span> sur le feu, afin de boire du café bien -chaud avant de se mettre en route.</p> - -<p>Quand l’horloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam, -ouvrit la porte et s’en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant -cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons, -taillant la glace, avançant toujours et parfois hâlant, au bout de sa -corde, le chien resté en bas d’un escarpement trop rapide. Il était six -heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard -venait souvent à la recherche des chamois.</p> - -<p>Et il attendit que le jour se levât.</p> - -<p>Le ciel pâlissait sur sa tête; et soudain une lueur bizarre, née on -ne sait d’où, éclaira brusquement l’immense océan des cimes pâles qui -s’étendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté -vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans l’espace. -Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d’un -rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les -lourds géants des Alpes bernoises.</p> - -<p>Ulrich Kunzi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé, -épiant des traces, disant au chien: «Cherche, mon gros, cherche.»</p> - -<p>Il redescendait la montagne à présent, <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> fouillant de l’œil les -gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite -dans l’immensité muette. Alors, il collait à terre l’oreille, pour -écouter; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait -de nouveau, n’entendait plus rien et s’asseyait épuisé, désespéré. Vers -midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il -recommença ses recherches.</p> - -<p>Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante -kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison -pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il -creusa un trou dans la neige et s’y blottit avec son chien, sous une -couverture qu’il avait apportée. Et ils se couchèrent l’un contre -l’autre, l’homme et la bête, chauffant leurs corps l’un à l’autre et -gelés jusqu’aux moelles cependant.</p> - -<p>Ulrich ne dormit guère, l’esprit hanté de visions, les membres secoués -de frissons.</p> - -<p>Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides -comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d’angoisse, -son cœur palpitant à le laisser choir d’émotion dès qu’il croyait -entendre un bruit quelconque.</p> - -<p>Il pensa soudain qu’il allait aussi mourir de froid dans cette -solitude, et l’épouvante de <span class="pagenum" id="Page_213">213</span> cette mort, fouettant son énergie, -réveilla sa vigueur.</p> - -<p>Il descendait maintenant vers l’auberge, tombant, se relevant, suivi de -loin par Sam, qui boitait sur trois pattes.</p> - -<p>Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de -l’après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea -et s’endormit, tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.</p> - -<p>Il dormit longtemps, très longtemps, d’un sommeil invincible. Mais -soudain, une voix, un cri, un nom: «Ulrich», secoua son engourdissement -profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé? Était-ce un de ces -appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes? Non, il -l’entendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté -dans sa chair jusqu’au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait -crié; on avait appelé: «Ulrich!» Quelqu’un était là, près de la maison. -Il n’en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla: «C’est toi, -Gaspard!» de toute la puissance de sa gorge.</p> - -<p>Rien ne répondit; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il -faisait nuit. La neige était blême.</p> - -<p>Le vent s’était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse -rien de vivant sur ces <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> hauteurs abandonnées. Il passait par -souffles brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu -du désert. Ulrich, de nouveau, cria: «Gaspard!—Gaspard!—Gaspard!»</p> - -<p>Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne! Alors une -épouvante le secoua jusqu’aux os. D’un bond il rentra dans l’auberge, -ferma la porte et poussa les verrous; puis il tomba grelottant sur une -chaise, certain qu’il venait d’être appelé par son camarade au moment -où il rendait l’esprit.</p> - -<p>De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain. -Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits -quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés -dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains. -Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de -mourir tout à l’heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine -libre, s’était envolée vers l’auberge où dormait Ulrich, et elle -l’avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu’ont les âmes -des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix, -dans l’âme accablée du dormeur; elle avait crié son adieu dernier, ou -son reproche, ou sa malédiction sur l’homme qui n’avait point assez -cherché.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_215">215</span></p> - -<p>Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte -qu’il venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui -frôle de ses plumes une fenêtre éclairée; et le jeune homme éperdu -était prêt à hurler d’horreur. Il voulait s’enfuir et n’osait point -sortir; il n’osait point et n’oserait plus désormais, car le fantôme -resterait là, jour et nuit, autour de l’auberge, tant que le corps du -vieux guide n’aurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite -d’un cimetière.</p> - -<p>Le jour vint et Kunzi reprit un peu d’assurance au retour brillant -du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il -demeura sur une chaise, immobile, le cœur torturé, pensant au vieux -couché sur la neige.</p> - -<p>Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles -l’assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée -à peine par la flamme d’une chandelle, il marchait d’un bout à l’autre -de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de -l’autre nuit n’allait pas encore traverser le silence morne du dehors. -Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme n’avait jamais -été seul! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux -mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons -humaines, au-dessus de <span class="pagenum" id="Page_216">216</span> la vie qui s’agite, bruit et palpite, -seul dans le ciel glacé! Une envie folle le tenaillait de se sauver -n’importe où, n’importe comment, de descendre à Loëche en se jetant -dans l’abîme; mais il n’osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que -l’autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non -plus là-haut.</p> - -<p>Vers minuit, las de marcher, accablé d’angoisse et de peur, il -s’assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on -redoute un lieu hanté.</p> - -<p>Et soudain le cri strident de l’autre soir lui déchira les oreilles, si -suraigu qu’Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il -tomba sur le dos avec son siège.</p> - -<p>Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens -effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d’où venait le -danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et -reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant.</p> - -<p>Kunzi, éperdu, s’était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria: -«N’entre pas, n’entre pas, n’entre pas ou je te tue.» Et le chien, -excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l’invisible ennemi -que défiait la voix de son maître.</p> - -<p>Sam, peu à peu, se calma et revint s’étendre <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> auprès du foyer, mais -il demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre -ses crocs.</p> - -<p>Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir -de terreur, il alla chercher une bouteille d’eau-de-vie dans le buffet, -et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient -vagues; son courage s’affermissait; une fièvre de feu glissait dans ses -veines.</p> - -<p>Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l’alcool. Et -pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès -que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire -jusqu’à l’instant où il tombait sur le sol, abattu par l’ivresse. Et -il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant, -le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant -et brûlant, que le cri toujours le même «Ulrich!» le réveillait comme -une balle qui lui aurait percé le crâne; et il se dressait chancelant -encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son -secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se -précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de -ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé, -la tête en l’air, avalait <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> à pleines gorgées, comme de l’eau -fraîche après une course, l’eau-de-vie qui tout à l’heure endormirait -de nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue.</p> - -<p>En trois semaines, il absorba toute sa provision d’alcool. Mais cette -saoulerie continue ne faisait qu’assoupir son épouvante qui se réveilla -plus furieuse dès qu’il lui fut impossible de la calmer. L’idée fixe -alors, exaspérée par un mois d’ivresse, et grandissant sans cesse dans -l’absolue solitude, s’enfonçait en lui à la façon d’une vrille. Il -marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu’une bête en cage, collant -son oreille à la porte pour écouter si l’autre était là, et le défiant, -à travers le mur.</p> - -<p>Puis, dès qu’il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la -voix qui le faisait bondir sur ses pieds.</p> - -<p>Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur -la porte et l’ouvrit pour voir celui qui l’appelait et pour le forcer à -se taire.</p> - -<p>Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le glaça jusqu’aux -os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que -Sam s’était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu, -et s’assit devant pour se chauffer; mais soudain il tressaillit, <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> -quelqu’un grattait le mur en pleurant.</p> - -<p>Il cria éperdu: «Va-t’en.» Une plainte lui répondit, longue et -douloureuse.</p> - -<p>Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il -répétait «Va-t’en» en tournant sur lui-même pour trouver un coin où -se cacher. L’autre, pleurant toujours, passait le long de la maison -en se frottant contre le mur. Ulrich s’élança vers le buffet de chêne -plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force -surhumaine, il le traîna jusqu’à la porte, pour s’appuyer d’une -barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait -de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la -fenêtre comme on fait lorsqu’un ennemi vous assiège.</p> - -<p>Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements -lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements -pareils.</p> - -<p>Et des jours et des nuits se passèrent sans qu’ils cessassent de hurler -l’un et l’autre. L’un tournait sans cesse autour de la maison et -fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu’il semblait -vouloir la démolir; l’autre, au dedans, suivait tous ses mouvements, -courbé, l’oreille collée contre la pierre, et il <span class="pagenum" id="Page_220">220</span> répondait à tous -ses appels par d’épouvantables cris.</p> - -<p>Un soir, Ulrich n’entendit plus rien, et il s’assit, tellement brisé de -fatigue qu’il s’endormit aussitôt.</p> - -<p>Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa -tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.</p> - -<p class="dottedline2"> </p> - -<p>L’hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable; et la -famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.</p> - -<p>Dès qu’elles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent -sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu’elles allaient -retrouver tout à l’heure.</p> - -<p>Elles s’étonnaient que l’un d’eux ne fût pas descendu quelques jours -plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des -nouvelles de leur long hivernage.</p> - -<p>On aperçut enfin l’auberge encore couverte et capitonnée de neige. La -porte et la fenêtre étaient closes; un peu de fumée sortait du toit, -ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le -seuil, un squelette d’animal dépecé par les aigles, un grand squelette -couché sur le flanc.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_221">221</span></p> - -<p>Tous l’examinèrent: «Ça doit être Sam», dit la mère. Et elle appela: -«Hé, Gaspard.» Un cri répondit à l’intérieur, un cri aigu, qu’on eût -dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta: «Hé, Gaspard.» Un autre -cri pareil au premier se fit entendre.</p> - -<p>Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d’ouvrir -la porte. Elle résista. Ils prirent dans l’étable vide une longue -poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria, -céda, les planches volèrent en morceaux; puis un grand bruit ébranla -la maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet écroulé, un -homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe -qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux -d’étoffe sur le corps.</p> - -<p>Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s’écria: «C’est -Ulrich, maman.» Et la mère constata que c’était Ulrich, bien que ses -cheveux fussent blancs.</p> - -<p>Il les laissa venir; il se laissa toucher; mais il ne répondit point -aux questions qu’on lui posa; et il fallut le conduire à Loëche où les -médecins constatèrent qu’il était fou.</p> - -<p>Et personne ne sut jamais ce qu’était devenu son compagnon.</p> - -<p>La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, <span class="pagenum" id="Page_222">222</span> d’une maladie de -langueur qu’on attribua au froid de la montagne.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>L’Auberge</i> a paru dans <i>Les Lettres et les Arts</i> du - 1<sup>er</sup> septembre 1886.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum" id="Page_225">225</span> - <h2 id="ch_13">LE VAGABOND.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">D</span><span class="smcap2">epuis</span> quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. -Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que -l’ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon -sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa -famille, lui, fils aîné, n’ayant plus qu’à croiser ses bras vigoureux, -dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux -sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel, -le plus fort, ne faisait rien parce qu’il n’avait rien à faire, et -mangeait la soupe des autres.</p> - -<p>Alors, il s’était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu -qu’on trouvait à s’occuper dans le Centre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p> - -<p>Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept -francs dans sa poche et portant sur l’épaule, dans un mouchoir bleu -attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une -culotte et une chemise.</p> - -<p>Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les -interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver -jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l’ouvrage.</p> - -<p>Il s’entêta d’abord à cette idée qu’il ne devait travailler qu’à la -charpente, puisqu’il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers -où il se présenta, on répondit qu’on venait de congédier des hommes, -faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources, -à accomplir toutes les besognes qu’il rencontrerait sur son chemin.</p> - -<p>Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d’écurie, scieur de pierres; -il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du -mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela -moyennant quelques sous, car il n’obtenait, de temps en temps, deux -ou trois jours de travail qu’en se proposant à vil prix, pour tenter -l’avarice des patrons et des paysans.</p> - -<p>Et maintenant, depuis une semaine, il ne <span class="pagenum" id="Page_227">227</span> trouvait plus rien, il -n’avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des -femmes qu’il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des -routes.</p> - -<p>Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le -ventre vide, l’âme en détresse, marchait nu-pieds sur l’herbe au bord -du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l’autre -n’existant plus depuis longtemps déjà. C’était un samedi, vers la -fin de l’automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et -rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On -sentait qu’il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette -tombée de jour, la veille d’un dimanche. De place en place, dans les -champs, s’élevaient, pareilles à des champignons jaunes, monstrueux, -des meules de paille égrenées; et les terres semblaient nues, étant -ensemencées déjà pour l’autre année.</p> - -<p>Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les -loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire -moins de pas, et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les -yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec -l’envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu’il -<span class="pagenum" id="Page_228">228</span> rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe.</p> - -<p>Il regardait les bords de la route avec l’image, dans les yeux, de -pommes de terre défouies, restées sur le sol retourné. S’il en avait -trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu -dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond, -qu’il eût tenu d’abord, brûlant, dans ses mains froides.</p> - -<p>Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une -betterave crue, arrachée dans un sillon.</p> - -<p>Depuis deux jours il parlait haut en allongeant le pas sous l’obsession -de ses idées. Il n’avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son -esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle. -Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d’un travail -introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l’herbe, -le jeûne, le mépris qu’il sentait chez les sédentaires pour le -vagabond, cette question posée chaque jour: «Pourquoi ne restez-vous -pas chez vous?» le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants -qu’il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la -maison et qui n’avaient guère de sous, non plus, l’emplissaient peu à -peu d’une colère lente, amassée <span class="pagenum" id="Page_229">229</span> chaque jour, chaque heure, chaque -minute, et qui s’échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes -et grondantes.</p> - -<p>Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il -grognait: «Misère... misère... tas de cochons... laisser crever de faim -un homme... un charpentier... tas de cochons... pas quatre sous... pas -quatre sous... v’là qu’il pleut... tas de cochons!...»</p> - -<p>Il s’indignait de l’injustice du sort et s’en prenait aux hommes, à -tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est -inéquitable, féroce et perfide.</p> - -<p>Il répétait, les dents serrées: «Tas de cochons!» en regardant la -mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et, -sans réfléchir à cette autre injustice, humaine celle-là, qui se nomme -violence et vol, il avait envie d’entrer dans une de ces demeures, -d’assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place.</p> - -<p>Il disait: «J’ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu’on me -laisse crever de faim... je ne demande qu’à travailler, pourtant... -tas de cochons!» Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son -ventre, la souffrance de son cœur lui montaient à la tête comme une -ivresse redoutable, et faisaient naître, en <span class="pagenum" id="Page_230">230</span> son cerveau, cette -idée simple: «J’ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l’air -est à tout le monde. Alors, donc, on n’a pas le droit de me laisser -sans pain!»</p> - -<p>La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s’arrêta et murmura: -«Misère... encore un mois de route avant de rentrer à la maison...» -Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu’il trouverait -plutôt à s’occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant -n’importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le -suspectait.</p> - -<p>Puisque la charpente n’allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur -de plâtre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que -vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.</p> - -<p>Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin -d’empêcher l’eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. -Mais il sentit bientôt qu’elle traversait déjà la mince toile de ses -vêtements et il jeta autour de lui un regard d’angoisse, d’être perdu -qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n’a pas -un abri par le monde.</p> - -<p>La nuit venait, couvrant d’ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans -un pré, une tache sombre sur l’herbe, une vache. Il <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> enjamba le -fossé de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu’il faisait.</p> - -<p>Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa: -«Si seulement j’avais un pot, je pourrais boire un peu de lait.»</p> - -<p>Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui -lançant dans le flanc un grand coup de pied: «Debout!» dit-il.</p> - -<p>La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde -mamelle; alors l’homme se coucha sur le dos, entre les pattes de -l’animal, et il but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains -le pis gonflé, chaud, et qui sentait l’étable. Il but tant qu’il resta -du lait dans cette source vivante.</p> - -<p>Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue -sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumière -qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d’une maison.</p> - -<p>La vache s’était recouchée, lourdement. Il s’assit à côté d’elle, en -lui flattant la tête, reconnaissant d’avoir été nourri. Le souffle -épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de -vapeur dans l’air du soir, passait sur la face de l’ouvrier qui se mit -à dire: «Tu n’as pas froid là dedans, toi.»</p> - -<p>Maintenant, il promenait ses mains sur le <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> poitrail, sous les -pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle -de se coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il -chercha donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre -la mamelle puissante qui l’avait abreuvé tout à l’heure. Puis, comme il -était brisé de fatigue, il s’endormit tout à coup.</p> - -<p>Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon -qu’il appliquait l’un ou l’autre sur le flanc de l’animal; alors il se -retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était -restée à l’air de la nuit; et il se rendormit bientôt de son sommeil -accablé.</p> - -<p>Un coq chantant le mit debout. L’aube allait paraître; il ne pleuvait -plus; le ciel était pur.</p> - -<p>La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s’appuyant -sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il -dit: «Adieu, ma belle... à une autre fois... t’es une bonne bête... -Adieu...»</p> - -<p>Puis il mit ses souliers, et s’en alla.</p> - -<p>Pendant deux heures, il marcha devant lui, suivant toujours la même -route; puis une lassitude l’envahit si grande, qu’il s’assit dans -l’herbe.</p> - -<p>Le jour était venu; les cloches des églises <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> sonnaient, des hommes -en blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés -en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux -villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents.</p> - -<p>Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons -inquiets et bêlants qu’un chien rapide maintenait en troupeau.</p> - -<p>Randel se leva, salua: «Vous n’auriez pas du travail pour un ouvrier -qui meurt de faim?» dit-il.</p> - -<p>L’autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant:</p> - -<p>—Je n’ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les -routes.</p> - -<p>Et le charpentier retourna s’asseoir sur le fossé.</p> - -<p>Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et -cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa -prière.</p> - -<p>Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d’or -ornait le ventre.</p> - -<p>—Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et -je n’ai plus un sou dans ma poche.</p> - -<p>Le demi-monsieur répliqua: «Vous auriez <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> dû lire l’avis affiché à -l’entrée du pays.—La mendicité est interdite sur le territoire de la -commune.—Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien -vite, je vais vous faire ramasser.»</p> - -<p>Randel, que la colère gagnait, murmura: «Faites-moi ramasser si vous -voulez, j’aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins.»</p> - -<p>Et il retourna s’asseoir sur son fossé.</p> - -<p>Au bout d’un quart d’heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la -route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au -soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs -boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en -fuite de loin, de très loin.</p> - -<p>Le charpentier comprit bien qu’ils venaient pour lui; mais il ne remua -pas, saisi soudain d’une envie sourde de les braver, d’être pris par -eux, et de se venger, plus tard.</p> - -<p>Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de leur pas -militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, -en passant devant lui, ils eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent -et se mirent à le dévisager d’un œil menaçant et furieux.</p> - -<p>Et le brigadier s’avança en demandant:</p> - -<p>—Qu’est-ce que vous faites ici?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span></p> - -<p>L’homme répliqua tranquillement:</p> - -<p>—Je me repose.</p> - -<p>—D’où venez-vous?</p> - -<p>—S’il fallait vous dire tous les pays où j’ai passé, j’en aurais pour -plus d’une heure.</p> - -<p>—Où allez-vous?</p> - -<p>—A Ville-Avaray.</p> - -<p>—Où c’est-il ça?</p> - -<p>—Dans la Manche.</p> - -<p>—C’est votre pays?</p> - -<p>—C’est mon pays.</p> - -<p>—Pourquoi en êtes-vous parti?</p> - -<p>—Pour chercher du travail.</p> - -<p>Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d’un -homme que la même supercherie finit par exaspérer:</p> - -<p>—Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi.</p> - -<p>Puis il reprit:</p> - -<p>—Vous avez des papiers?</p> - -<p>—Oui, j’en ai.</p> - -<p>—Donnez-les.</p> - -<p>Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres -papiers usés et sales qui s’en allaient en morceaux, et les tendit au -soldat.</p> - -<p>L’autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu’ils étaient en -règle, il les rendit avec l’air mécontent d’un homme qu’un plus malin -vient de jouer.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span></p> - -<p>Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau:</p> - -<p>—Vous avez de l’argent sur vous?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Rien?</p> - -<p>—Rien.</p> - -<p>—Pas un sou seulement?</p> - -<p>—Pas un sou seulement!</p> - -<p>—De quoi vivez-vous, alors?</p> - -<p>—De ce qu’on me donne.</p> - -<p>—Vous mendiez, alors?</p> - -<p>Randel répondit résolument:</p> - -<p>—Oui, quand je peux.</p> - -<p>Mais le gendarme déclara: «Je vous prends en flagrant délit de -vagabondage et de mendicité, sans ressource et sans profession, sur la -route, et je vous enjoins de me suivre.»</p> - -<p>Le charpentier se leva.</p> - -<p>—Ousque vous voudrez, dit-il.</p> - -<p>Et se plaçant entre les deux militaires avant même d’en recevoir -l’ordre, il ajouta:</p> - -<p>—Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut.</p> - -<p>Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à -travers les arbres dépouillés de feuilles, à un quart de lieue de -distance.</p> - -<p>C’était l’heure de la messe, quand ils <span class="pagenum" id="Page_237">237</span> traversèrent le pays. La -place était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour -voir passer le malfaiteur qu’une troupe d’enfants excités suivait. -Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux -gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de -lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de -l’écraser sous leurs pieds. On se demandait s’il avait volé et s’il -avait tué. Le boucher, ancien spahi, affirma: «C’est un déserteur.» -Le débitant de tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait -passé une pièce fausse de cinquante centimes, le matin même, et le -quincaillier vit en lui indubitablement l’introuvable assassin de la -veuve Malet que la police cherchait depuis six mois.</p> - -<p>Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer, -Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et -flanqué de l’instituteur.</p> - -<p>—Ah! ah! s’écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous -avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier, -qu’est-ce que c’est?</p> - -<p>Le brigadier répondit: «Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le -maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu’il affirme, <span class="pagenum" id="Page_238">238</span> -arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats -et de papiers bien en règle.»</p> - -<p>—Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les -relut, les rendit, puis ordonna: «Fouillez-le.» On fouilla Randel; on -ne trouva rien.</p> - -<p>Le maire semblait perplexe. Il demanda à l’ouvrier:</p> - -<p>—Que faisiez-vous, ce matin, sur la route?</p> - -<p>—Je cherchais de l’ouvrage.</p> - -<p>—De l’ouvrage?... Sur la grand’route?</p> - -<p>—Comment voulez-vous que j’en trouve, si je me cache dans les bois?</p> - -<p>Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant -à des races ennemies. Le magistrat reprit: «Je vais vous faire mettre -en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas!»</p> - -<p>Le charpentier répondit: «J’aime mieux que vous me gardiez. J’en ai -assez de courir les chemins.»</p> - -<p>Le maire prit un air sévère:</p> - -<p>—Taisez-vous.</p> - -<p>Puis il ordonna aux gendarmes:</p> - -<p>—Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le -laisserez continuer son chemin.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span></p> - -<p>L’ouvrier dit: «Faites-moi donner à manger, au moins.»</p> - -<p>L’autre fut indigné: «Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah! -ah! ah! elle est forte celle-là!»</p> - -<p>Mais Randel reprit avec fermeté: «Si vous me laissez encore crever de -faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous -autres, les gros.»</p> - -<p>Le maire s’était levé, et il répéta:</p> - -<p>—Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher.</p> - -<p>Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et -l’entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva -sur la route; et les hommes l’ayant conduit à deux cents mètres de la -borne kilométrique, le brigadier déclara:</p> - -<p>—Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien -vous aurez de mes nouvelles.</p> - -<p>Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il -allait. Il marcha devant lui un quart d’heure ou vingt minutes, -tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.</p> - -<p>Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était -entr’ouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et -l’arrêta net, devant ce logis.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p> - -<p>Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le -souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette -demeure.</p> - -<p>Il dit, tout haut, d’une voix grondante: «Nom de Dieu! faut qu’on m’en -donne, cette fois.» Et il se mit à heurter la porte à grands coups de -son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant: «Hé! hé! -hé! là dedans, les gens! hé! ouvrez!»</p> - -<p>Rien ne remua; alors, s’approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa -main, et l’air enfermé de la cuisine, l’air tiède plein de senteurs de -bouillon chaud, de viande cuite et de choux s’échappa vers l’air froid -du dehors.</p> - -<p>D’un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis -sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient -laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe -grasse aux légumes.</p> - -<p>Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui -semblaient pleines.</p> - -<p>Randel d’abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence -que s’il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement, -par grandes bouchées vite avalées. Mais l’odeur de la viande, presque -aussitôt, <span class="pagenum" id="Page_241">241</span> l’attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du -pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de bœuf, -lié d’une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des -oignons, jusqu’à ce que son assiette fût pleine, et, l’ayant posée sur -la table, il s’assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna -comme s’il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque -entier, plus une quantité de légumes, il s’aperçut qu’il avait soif et -il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée.</p> - -<p>A peine vit-il le liquide en son verre qu’il reconnut de l’eau-de-vie. -Tant pis, c’était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce -serait bon, après avoir eu si froid; et il but.</p> - -<p>Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l’habitude; il s’en -versa de nouveau un plein verre, qu’il avala en deux gorgées. Et, -presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l’alcool comme si un -grand bonheur lui avait coulé dans le ventre.</p> - -<p>Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant -son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue -brûlante, le front surtout où le sang battait.</p> - -<p>Mais, soudain, une cloche tinta au loin. <span class="pagenum" id="Page_242">242</span> C’était la messe qui -finissait; et un instinct plutôt qu’une peur, l’instinct de prudence -qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser -le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l’autre -la bouteille d’eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et -regarda la route.</p> - -<p>Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au -lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois -qu’il apercevait.</p> - -<p>Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu’il avait fait et -tellement souple qu’il sautait les clôtures des champs, à pieds joints, -d’un seul bond.</p> - -<p>Dès qu’il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa -poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant. -Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses -jambes élastiques comme des ressorts.</p> - -<p>Il chantait la vieille chanson populaire:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanzanoindent"> - Ah! qu’il fait donc bon<br /> - Qu’il fait donc bon<br /> - Cueillir la fraise. - </div> - </div> -</div> - -<p>Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et ce -tapis doux <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> sous les pieds lui donna des envies folles de faire la -culbute, comme un enfant.</p> - -<p>Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque -pirouette, il se remettait à chanter:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanzanoindent"> - Ah! qu’il fait donc bon<br /> - Qu’il fait donc bon<br /> - Cueillir la fraise. - </div> - </div> -</div> - -<p>Tout à coup, il se trouva au bord d’un chemin creux et il aperçut, -dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village, -portant aux mains deux seaux de lait, écartés d’elle par un cercle de -barrique.</p> - -<p>Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d’un chien qui voit -une caille.</p> - -<p>Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria:</p> - -<p>—C’est-il vous qui chantiez comme ça?</p> - -<p>Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut -de six pieds au moins.</p> - -<p>Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: «Cristi, vous m’avez -fait peur!»</p> - -<p>Mais il ne l’entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par -une autre rage plus dévorante que la faim, enfiévré par l’alcool, par -l’irrésistible furie d’un homme qui manque <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> de tout, depuis deux -mois, et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les -appétits que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles.</p> - -<p>La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de -sa bouche entr’ouverte, de ses mains tendues.</p> - -<p>Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le -chemin.</p> - -<p>Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant -leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait -d’appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu’il n’en voulait -pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il -était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment.</p> - -<p>Quand elle se fut relevée, l’idée de ses seaux répandus l’emplit tout -à coup de fureur, et, ôtant son sabot d’un pied, elle se jeta, à son -tour, sur l’homme, pour lui casser la tête s’il ne payait pas son lait.</p> - -<p>Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé, -éperdu, épouvanté de ce qu’il avait fait, se sauva de toute la -vitesse de ses jarrets, tandis qu’elle lui jetait des pierres, dont -quelques-unes l’atteignirent dans le dos.</p> - -<p>Il courut longtemps, longtemps, puis il se <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> sentit las comme il ne -l’avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter; -toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne -pouvait plus réfléchir à rien.</p> - -<p>Et il s’assit au pied d’un arbre.</p> - -<p>Au bout de cinq minutes il dormait.</p> - -<p>Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut -deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du -matin qui lui tenaient et lui liaient les bras.</p> - -<p>—Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard.</p> - -<p>Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à -le rudoyer, s’il faisait un geste, car il était leur proie à présent, -il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de -criminels qui ne le lâcheraient plus.</p> - -<p>—En route! commanda le gendarme.</p> - -<p>Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule -d’automne, lourd et sinistre.</p> - -<p>Au bout d’une demi-heure, ils atteignirent le village.</p> - -<p>Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements. -Paysans et paysannes, soulevés de colère, comme si chacun eût été -<span class="pagenum" id="Page_246">246</span> volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le -misérable pour lui jeter des injures.</p> - -<p>Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la -mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond.</p> - -<p>Dès qu’il l’aperçut, il cria de loin:</p> - -<p>—Ah! mon gaillard! nous y sommes.</p> - -<p>Et il se frottait les mains, content comme il l’était rarement.</p> - -<p>Il reprit: «Je l’avais dit, je l’avais dit, rien qu’en le voyant sur la -route.»</p> - -<p>Puis, avec un redoublement de joie:</p> - -<p>—Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard!</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Vagabond</i> a paru dans <i>la Nouvelle Revue</i> du 1<sup>er</sup> janvier 1887.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_249">249</span> - <h2 id="ch_14">LE VOYAGE DU HORLA.</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap2">’avais</span> reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici: -«Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du -matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des -manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l’usine à partir -de cinq heures. Jovis.»</p> - -<p>A cinq heures précises, j’entrais à l’usine à gaz de la Villette. On -dirait les ruines colossales d’une ville de cyclopes. D’énormes et -sombres avenues s’ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l’un -derrière l’autre, pareilles à des colonnes monstrueuses, tronquées, -inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque -effrayant édifice de fer.</p> - -<p>Dans la cour d’entrée gît le ballon, une <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> grande galette de toile -jaune, aplatie à terre sous un filet. On appelle cela la mise en -épervier; et il a l’air en effet d’un vaste poisson pris et mort.</p> - -<p>Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien -examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine -qui porte sur son flanc, en lettres d’or, dans une plaque d’acajou: <i>Le -Horla.</i></p> - -<p>On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par -un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite -comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent -tous les yeux et tous les esprits. C’est ainsi que la nature elle-même -nourrit les êtres jusqu’à leur naissance. La bête qui s’envolera tout -à l’heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à -mesure que <i>le Horla</i> grossit, étendent et mettent en place le filet -qui le couvre de façon à ce que la pression soit bien régulière et -également répartie sur tous les points.</p> - -<p>Cette opération est fort délicate et fort importante; car la résistance -de la toile de coton, si mince, dont est fait l’aérostat, est calculée -non en raison de l’étendue du contact de cette toile avec le filet, -mais aux mailles serrées qui portera la nacelle.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span></p> - -<p><i>Le Horla</i>, d’ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses -yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M. Jovis, par le -personnel actif de la société, et rien au dehors.</p> - -<p>Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu’à -la soupape, ces deux choses essentielles de l’aérostation. Il doit -rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d’un navire sont -impénétrables à l’eau. Les anciens vernis à base d’huile de lin avaient -le double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu -de temps, se déchirait comme du papier.</p> - -<p>Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement -dès qu’elles avaient été ouvertes et qu’était brisé l’enduit, dit -cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine -mer et en pleine nuit, a prouvé, l’autre semaine, l’imperfection du -vieux système.</p> - -<p>On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du -vernis principalement, sont d’une valeur inestimable pour l’aérostation.</p> - -<p>On en parle d’ailleurs dans la foule, et des hommes qui semblent être -des spécialistes affirment avec autorité que nous serons retombés avant -les fortifications. Beaucoup <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> d’autres choses encore sont blâmées -dans ce ballon d’un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant -de bonheur et de succès.</p> - -<p>Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures -faites pendant le transport; et on les bouche, selon l’usage, avec des -morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé -d’obstruction inquiète et émeut le public.</p> - -<p class="br">Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s’occupent des derniers -détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l’usine à gaz, selon -la coutume établie.</p> - -<p>Quand nous ressortons, l’aérostat se balance, énorme et transparent, -prodigieux fruit d’or, poire fantastique que mûrissent encore, en la -couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.</p> - -<p>Voici qu’on attache la nacelle, qu’on apporte les baromètres, la sirène -que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi, -et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que -peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.</p> - -<p>Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs -reprises l’en éloigner pour éviter un accident au départ.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_253">253</span></p> - -<p>Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.</p> - -<p>Le lieutenant Mallet grimpe d’abord dans le filet aérien entre la -nacelle et l’aérostat, d’où il surveillera, durant toute la nuit, la -marche du <i>Horla</i> à travers le ciel, comme l’officier de quart, debout -sur la passerelle, surveille la marche du navire.</p> - -<p>M. Étienne Beer monte ensuite, puis M. Paul Bessand, puis M. Patrice -Eyriès, et puis moi.</p> - -<p>Mais l’aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous -devons entreprendre, et M. Eyriès doit, non sans grand regret, quitter -sa place.</p> - -<p>M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort -galants, les dames de s’écarter un peu, car il craint, en s’élevant, de -jeter du sable sur leurs chapeaux, puis il commande: «Lâchez tout!» et -tranchant d’un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous -le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au <i>Horla</i> sa -liberté.</p> - -<p>En une seconde, nous sommes partis. On ne sent rien; on flotte, on -monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne les -entendons presque plus; nous ne les voyons qu’à peine. Nous sommes déjà -si loin! si haut! Quoi! nous venons de quitter <span class="pagenum" id="Page_254">254</span> ces gens là-bas? -Est-ce possible? Sous nous maintenant, Paris s’étale, une plaque -sombre, bleuâtre, hachée par les rues, et d’où s’élancent de place en -place, des dômes, des tours, des flèches, puis tout autour, la plaine, -la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu -des champs verts, d’un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.</p> - -<p>La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on -n’aperçoit ni la tête ni la queue; elle vient de là-bas, elle s’en va -là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l’air d’une immense -cuvette de prés et de forêts qu’enferme à l’horizon une montagne basse, -lointaine et circulaire.</p> - -<p>Le soleil qu’on n’apercevait plus d’en bas reparaît pour nous, comme -s’il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s’allume dans -cette clarté; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent. -M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de -papier à cigarettes et dit tranquillement: «Nous montons, nous montons -toujours», tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte -les mains en répétant: «Hein? ce vernis, hein? ce vernis.»</p> - -<p>On ne peut en effet apprécier les montées et les descentes qu’en -jetant de temps en <span class="pagenum" id="Page_255">255</span> temps une feuille de papier à cigarettes. Si -ce papier, qui demeure, en réalité, suspendu dans l’air, semble tomber -comme une pierre, c’est que le ballon monte; s’il semble au contraire -s’envoler au ciel, c’est que le ballon descend.</p> - -<p>Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous -regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous -quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l’air -d’une carte de géographie peinte, d’un plan démesuré de province. -Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement -reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes, -le claquement des fouets, le «hue» des charretiers, le roulement et le -sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent -sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont -des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec -le plus d’acuité.</p> - -<p>Des hommes nous appellent; des locomotives sifflent; nous répondons -avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux, -suraigus, vraie voix d’être fantastique errant autour du monde.</p> - -<p class="br">Des lumières s’allument de place en place, <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> feux isolés dans -les fermes, chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le -nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d’Enghien. Une -rivière apparaît: c’est l’Oise. Alors nous discutons pour savoir où -nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise? -Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de -la Seine et de l’Oise; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche, -n’est-ce pas le haut fourneau de Montataire?</p> - -<p>Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant; -sur la terre il fait nuit, et nous sommes encore dans la lumière, à dix -heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs, -le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et -les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le -voient et donnent l’alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer -contre nous et gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi -semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent; toutes les -bêtes effrayées s’émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.</p> - -<p>Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins, -des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l’air, un <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> air -léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n’avais -respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m’envahit, -bien-être du corps et de l’esprit, fait de nonchalance, de repos -infini, d’oubli, d’indifférence à tout et de cette sensation nouvelle -de traverser l’espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le -mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.</p> - -<p>Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le -lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d’araignée, dit au capitaine -Jovis: «Nous descendons, jetez une demi-poignée.» Et le capitaine, qui -cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce -sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.</p> - -<p class="br">Rien n’est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la -manœuvre d’un ballon. C’est un énorme joujou, libre et docile, qui -obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant -tout, l’esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.</p> - -<p>Une pincée de sable, la moitié d’un journal, quelques gouttes d’eau, -les os du poulet qu’on vient de manger, jetés au dehors, le font monter -brusquement.</p> - -<p>Le fleuve ou le bois qu’on traverse, nous <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> soufflant un air humide -et froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il -se maintient, et sur les villes il s’élève.</p> - -<p>La terre dort maintenant, ou plutôt l’homme dort sur la terre, car les -bêtes réveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps -le roulement d’un train nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur -les lieux habités nous faisons mugir la sirène: et les paysans affolés -dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c’est l’ange du -jugement dernier qui passe.</p> - -<p>Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe: nous avons -rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant -son sang invisible par le tuyau d’échappement, qu’on nomme appendice et -qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.</p> - -<p>Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l’écho de nos trompes; -nous avons déjà passé six cents mètres. On n’y voit pas assez pour -consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier -de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons -toujours, toujours. On ne distingue plus la terre; des brumes légères -nous en séparent; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p> - -<p>Mais une lueur naît devant nous, une lueur d’argent qui fait pâlir le -ciel; et soudain, comme si elle s’élevait des profondeurs inconnues -de l’horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d’un nuage. Elle -semble venue d’en bas, tandis que nous la regardons de très haut, -accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se -dégage luisante et ronde des nuées qui l’enveloppaient, et elle monte -au ciel avec lenteur.</p> - -<p>La terre n’est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses -qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la -lune, dans l’immensité, et la lune a l’air d’un ballon qui voyage -en face de nous; et notre ballon qui reluit a l’air d’une lune plus -grosse que l’autre, d’un monde errant au milieu du ciel, au milieu des -astres, dans l’étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons -plus, nous ne vivons plus; nous allons, délicieusement inertes, à -travers l’espace. L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui -ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée -prodigieuse, étrangement alertes, bien qu’immobiles. On ne sent plus -la chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on -est devenu quelque chose d’inexprimable, <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> des oiseaux qui n’ont pas -même la peine de battre de l’aile.</p> - -<p>Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées, -nous n’avons plus de regrets, de projets, ni d’espérances. Nous -regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage -fantastique; rien que la lune et nous dans le ciel! Nous sommes un -monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes; et -ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre -et l’ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein -jour; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n’avons -à regarder que nous et quelques nuages d’argent qui flottent plus -bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis -quatorze, puis quinze cents; et les feuilles de papier de riz tombent -toujours autour de nous.</p> - -<p>Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s’emballer -les aérostats et que le voyage en haut va continuer.</p> - -<p>Nous sommes maintenant à deux mille mètres; nous montons encore à deux -mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s’arrête.</p> - -<p>Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu’on ne nous réponde point -des étoiles.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p> - -<p>A présent nous descendons, très vite, sans nous en douter. M. Mallet -crie sans cesse: «Jetez du lest, jetez du lest!» Et le lest qu’on -précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la -figure, comme s’il remontait, lancé d’en bas vers les astres, tant est -rapide notre chute.</p> - -<p>Voici la terre!</p> - -<p>Où sommes-nous? Cette pointe en l’air a duré plus de deux heures. Il -est minuit passé et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé, -plein de routes, très peuplé.</p> - -<p>Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus -loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante, -féerique, s’allume et s’éteint, puis elle reparaît, s’efface de -nouveau. Jovis, que grise l’espace, s’écrie: «Regardez, regardez ce -phénomène de la lune dans l’eau. On ne peut rien voir de plus beau la -nuit.»</p> - -<p>Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut -donner l’idée de l’éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui -ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent -brusquement ici ou là et s’éteignent tout aussitôt.</p> - -<p>Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en -même temps à chaque détour du cours d’eau; mais comme le ballon <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> -passe aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.</p> - -<p class="br">Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer -s’écrie: «Regardez donc! qu’est-ce qui court là-bas dans ce champ? -N’est-ce pas un chien?» Quelque chose court en effet sur le sol avec -une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les -fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne -comprenons pas. Le capitaine riait: «C’est l’ombre de notre ballon, -dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons.»</p> - -<p>J’entends distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et -comme nous n’avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur -l’étoile polaire, que j’ai si souvent regardée et consultée du pont de -mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers -la Belgique.</p> - -<p>Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques -cris nous répondent, cri de charretier qui s’arrête, cri de buveur -attardé. Nous hurlons: «Où sommes-nous?» Mais le ballon va si vite que -jamais l’homme effaré n’a le temps de nous répondre. L’ombre grossie du -<i>Horla</i>, large comme une balle d’enfant, fuit devant nous, sur les <span class="pagenum" id="Page_263">263</span> -champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous -précédant d’un demi-kilomètre; et j’écoute à présent, penché hors de la -nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.</p> - -<p>Je dis au capitaine Jovis: «Comme ça souffle!»</p> - -<p>Il me répond: «Non, ce sont des chutes d’eau sans doute.» J’insiste, -sûr de mon oreille qui le connaît bien, le vent, pour l’avoir entendu -si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude; -il a peur d’émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait -bien qu’un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond: -«Nord.»</p> - -<p>Un autre nous jette le même mot.</p> - -<p>Et soudain une ville considérable, d’après l’étendue de son gaz, se -montre juste devant nous. C’est Lille, peut-être. Comme nous approchons -d’elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de -feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des -pierres précieuses pour les géants.</p> - -<p>C’est une briqueterie, paraît-il. En voici d’autres, deux, trois. Les -matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats bleus, -rouges, jaunes, verts, des reflets de <span class="pagenum" id="Page_264">264</span> diamants monstrueux, de -rubis, d’émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de -là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des -rugissements de lions apocalyptiques; les hautes cheminées jettent au -vent leurs panaches de flammes, et l’on entend des bruits de métal qui -roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.</p> - -<p>—Où sommes-nous?</p> - -<p>Une voix, voix de farceur ou d’affolé, nous répond:</p> - -<p>—Dans un ballon.</p> - -<p>—Où sommes-nous?</p> - -<p>—Lille.</p> - -<p>Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et -voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers, -de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes, -gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s’amassent derrière nous, -couvrent la lune, tandis qu’à l’Est le ciel s’éclaircit, devient d’un -bleu clair avec des reflets rouges. C’est l’aube. Elle grandit vite, -nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les -trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous -nous avec une prodigieuse vitesse; on n’a pas le temps de regarder, -à peine le <span class="pagenum" id="Page_265">265</span> temps de voir que d’autres prés, d’autres champs, -d’autres maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des -canards domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, -tant ils font de bruit.</p> - -<p>Les paysans matineux agitent les bras, nous criant: «Laissez-vous -tomber.» Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penchés -au bord de la nacelle et regardant couler l’univers sous nos pieds.</p> - -<p>Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par -des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d’en haut. On discute. -Est-ce Courtrai? Est-ce Gand?</p> - -<p>Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu’elle est entourée d’eau, -traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord. -Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre -guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher, -le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et -rapides, doux et clairs, semblent jaillir pour nous de ce mince toit de -pierre frôlé dans notre course errante. C’est un bonjour charmant, un -bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène -dont l’horrible voix résonne par les rues.</p> - -<p>C’était Bruges; mais à peine l’avions-nous <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> perdue de vue, que mon -voisin Paul Bessand me demande: «Ne voyez-vous rien sur la droite et -devant vous? On dirait un fleuve.»</p> - -<p>Devant nous, en effet, s’étend au loin une ligne lumineuse, sous la -clarté de l’aube. Oui, cela a l’air d’un fleuve, d’un immense fleuve, -avec des îles dedans.</p> - -<p class="br">«Préparons la descente», dit le capitaine. Il fait rentrer dans la -nacelle M. Mallet toujours perché dans son filet; puis on serre les -baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les -secousses.</p> - -<p>M. Bessand s’écrie: «Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous -sommes à la mer.»</p> - -<p>Des brumes nous l’avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à -gauche et en face, tandis qu’à notre droite l’Escaut, joint à la Meuse, -étendait jusqu’à la mer ses bouches plus vastes qu’un lac.</p> - -<p>Il fallait descendre en une minute ou deux.</p> - -<p>La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de -toile blanche et placée bien en vue afin qu’elle ne soit touchée par -personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le -capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p> - -<p>Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivait notre -course folle.</p> - -<p>—Tirez! cria Jovis.</p> - -<p>Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s’inclina. -Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.</p> - -<p>Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant -ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de -boulet, sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards -effarés s’envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats -et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.</p> - -<p>Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette; et le <i>Horla</i> -légèrement s’envole par-dessus le toit.</p> - -<p>«La soupape!» crie de nouveau le capitaine.</p> - -<p>M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme tombe une -flèche.</p> - -<p>D’un coup de couteau, l’amarre qui retient l’ancre est coupée, nous la -traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.</p> - -<p>Voici des arbres.</p> - -<p>—Attention! Cramponnez-vous! Gare aux têtes!</p> - -<p>Nous passons encore dessus; puis une forte secousse nous bouscule. -L’ancre a mordu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_268">268</span></p> - -<p>—Attention! Tenez-vous bien! Soulevez-vous à la force des poignets. -Nous allons toucher.</p> - -<p>La nacelle touche en effet. Et puis s’envole de nouveau. Elle retombe -encore, rebondit et enfin se pose à terre, tandis que le ballon se -débat follement, avec des efforts d’agonisant.</p> - -<p class="br">Des paysans accouraient, mais n’osaient point approcher. Ils furent -longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut -mettre pied à terre sans que l’aérostat soit presque complètement -dégonflé.</p> - -<p>Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient -d’étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui -paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon -d’un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux -soufflants.</p> - -<p>Avec l’aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous -avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter -à la gare de Heyst, où nous reprenions à 8 h. 20 le train pour Paris.</p> - -<p>La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin, ne -précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> les -éclairs aveuglants de l’orage qui nous chassait devant lui.</p> - -<p>Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul -Ginisty m’avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont -tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton, -nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le -coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour, et aller -de Paris aux bouches de l’Escaut à travers les airs.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Voyage du Horla</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du samedi 16 juillet - 1887, sous le titre: <i>De Paris à Heyst</i>.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_273">273</span> - <h2 id="ch_15">UN FOU?</h2> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">Q</span><span class="smcap2">uand</span> on me dit: «Vous savez que Jacques Parent est mort fou dans -une maison de santé», un frisson douloureux, un frisson de peur et -d’angoisse me courut le long des os; et je le revis brusquement, -ce grand garçon étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque -inquiétant, effrayant même.</p> - -<p>C’était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec -des yeux d’halluciné, des yeux noirs, si noirs qu’on ne distinguait -pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être -singulier, troublant qui apportait, qui jetait un malaise autour de -lui, un malaise vague, de l’âme, du corps, un de ces énervements -incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.</p> - -<p>Il avait un tic gênant: la manie de cacher <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> ses mains. Presque -jamais il ne les laissait errer, comme nous faisons tous sur les -objets, sur les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec -ce geste familier qu’ont presque tous les hommes. Jamais il ne les -laissait nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles.</p> - -<p>Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses aisselles en -croisant les bras. On eût dit qu’il avait peur qu’elles ne fissent, -malgré lui, quelque besogne défendue, qu’elles n’accomplissent quelque -action honteuse ou ridicule s’il les laissait libres et maîtresses de -leurs mouvements.</p> - -<p>Quand il était obligé de s’en servir pour tous les usages ordinaires -de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides -du bras comme s’il n’eût pas voulu leur laisser le temps d’agir par -elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d’exécuter autre chose. -A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si -vivement qu’on n’avait jamais le temps de prévoir ce qu’il voulait -faire avant qu’il ne l’eût accompli.</p> - -<p>Or, j’eus un soir l’explication de la surprenante maladie de son âme.</p> - -<p>Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la -campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_275">275</span></p> - -<p>Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée -d’atroce chaleur. Aucun souffle d’air ne remuait les feuilles. Une -vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les -poitrines. Je me sentais mal à l’aise, agité, et je voulus gagner mon -lit.</p> - -<p>Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras -d’un geste effaré.</p> - -<p>—Oh! non, reste encore un peu, me dit-il.</p> - -<p>Je le regardai avec surprise en murmurant:</p> - -<p>—C’est que cet orage me secoue les nerfs.</p> - -<p>Il gémit, ou plutôt il cria:</p> - -<p>—Et moi donc! Oh! reste, je te prie; je ne voudrais pas demeurer seul.</p> - -<p>Il avait l’air affolé.</p> - -<p>Je prononçai:</p> - -<p>—Qu’est-ce que tu as? Perds-tu la tête?</p> - -<p>Et il balbutia:</p> - -<p>—Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs -d’électricité... j’ai... j’ai... j’ai peur... j’ai peur de moi... tu ne -me comprends pas? C’est que je suis doué d’un pouvoir... non... d’une -puissance... non... d’une force... Enfin je ne sais pas dire ce que -c’est, mais j’ai en moi une action magnétique si extraordinaire que -j’ai peur, oui, <span class="pagenum" id="Page_276">276</span> j’ai peur de moi, comme je te le disais tout à -l’heure!</p> - -<p>Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les -revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant -d’une crainte confuse, puissante, horrible. J’avais envie de partir, de -me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer -sur moi, puis s’enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque -coin sombre de la pièce pour s’y fixer, comme s’il eût voulu cacher -aussi son regard redoutable.</p> - -<p>Je balbutiai:</p> - -<p>—Tu ne m’avais jamais dit ça!</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Est-ce que j’en parle à personne? Tiens, écoute, ce soir je ne puis -me taire. Et j’aime mieux que tu saches tout; d’ailleurs, tu pourras me -secourir.</p> - -<p>Le magnétisme! Sais-tu ce que c’est? Non. Personne ne sait. On -le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le -pratiquent; un des plus illustres, M. Charcot, le professe; donc, pas -de doute, cela existe.</p> - -<p>Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible, -d’endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant -qu’il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait <span class="pagenum" id="Page_277">277</span> une bourse. -Il lui vole sa pensée, c’est-à-dire son âme, l’âme, ce sanctuaire, ce -secret du Moi, l’âme, ce fond de l’homme qu’on croyait impénétrable, -l’âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu’on cache, de -tout ce qu’on aime, de tout ce qu’on veut céder à tous les humains, il -l’ouvre, la viole, l’étale, la jette au public! N’est-ce pas atroce, -criminel, infâme?</p> - -<p>Pourquoi, comment cela se fait-il? Le sait-on? Mais que sait-on?</p> - -<p>Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos -misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu’ils ont à peine la -puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à -la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l’âme, l’emporte, la -grise, l’affole, qu’est-ce donc? Rien.</p> - -<p>Tu ne me comprends pas? Écoute. Deux corps se heurtent. L’air vibre. -Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides, -plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or nous avons dans -l’oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l’air et les -transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu’un verre d’eau se -change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable -métamorphose, ce surprenant <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> miracle de changer le mouvement en -son. Voilà.</p> - -<p>La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l’algèbre -et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise, -ne vient donc que de la propriété étrange d’une petite peau. Elle -n’existerait point, cette peau, que le son non plus n’existerait -pas, puisque par lui-même il n’est qu’une vibration. Sans l’oreille, -devinerait-on la musique? Non. Eh bien! nous sommes entourés de choses -que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent -qui nous les révéleraient.</p> - -<p>Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que -pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des -esprits, qu’entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous -n’avons point en nous l’instrument révélateur.</p> - -<p>Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d’une puissance affreuse. On -dirait un autre être enfermé en moi, qui veut sans cesse s’échapper, -agir malgré moi, qui s’agite, me ronge, m’épuise. Quel est-il? Je ne -sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c’est lui, -l’autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.</p> - -<p>Je n’ai qu’à regarder les gens pour les engourdir <span class="pagenum" id="Page_279">279</span> comme si je leur -avais versé de l’opium. Je n’ai qu’à étendre les mains pour produire -des choses... des choses... terribles. Si tu savais? Oui. Si tu savais? -Mon pouvoir ne s’étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les -animaux et même... sur les objets...</p> - -<p>Cela me torture et m’épouvante. J’ai eu envie souvent de me crever les -yeux et de me couper les poignets.</p> - -<p>Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer -cela... non pas sur des créatures humaines, c’est ce qu’on fait -partout, mais sur... sur... des bêtes.</p> - -<p>Appelle Mirza.</p> - -<p>Il marchait à grands pas avec des airs d’halluciné, et il sortit ses -mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme -s’il eût mis à nu deux épées.</p> - -<p>Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré -d’une sorte de désir impétueux de voir. J’ouvris la porte et je sifflai -ma chienne qui couchait dans le vestibule. J’entendis aussitôt le bruit -précipité de ses ongles sur les marches de l’escalier, et elle apparut, -joyeuse, remuant la queue.</p> - -<p>Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil; elle y sauta, et -Jacques se mit à la caresser en la regardant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_280">280</span></p> - -<p>D’abord, elle sembla inquiète; elle frissonnait, tournait la tête -pour éviter l’œil fixe de l’homme, semblait agitée d’une crainte -grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent -les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle -voulut s’enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l’animal qui -poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu’on entend, la -nuit, dans la campagne.</p> - -<p>Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu’on l’est lorsqu’on -monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. -Je balbutiai: «Assez, Jacques, assez.» Mais il ne m’écoutait plus, il -regardait Mirza d’une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux -maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s’endormant. Il -se tourna vers moi.</p> - -<p>—C’est fait, dit-il, vois maintenant.</p> - -<p>Et jetant son mouchoir de l’autre côté de l’appartement, il cria: -«Apporte!».</p> - -<p>La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût -été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs -jambes, elle s’en alla vers le linge qui faisait une tache blanche -contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, -mais elle mordait à côté <span class="pagenum" id="Page_281">281</span> comme si elle ne l’eût pas vu. Elle le -saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.</p> - -<p>C’était une chose terrifiante à voir. Il commanda: «Couche-toi». Elle -se coucha. Alors, lui touchant le front, il dit: «Un lièvre, pille, -pille.» Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s’agita -comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des -petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque.</p> - -<p>Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria: -«Mords-le, mords ton maître.» Elle eut deux ou trois soubresauts -terribles. On eût juré qu’elle résistait, qu’elle luttait. Il répéta: -«Mords-le.» Alors, se levant, ma chienne s’en vint vers moi, et moi je -reculais vers la muraille, frémissant d’épouvante, le pied levé pour la -frapper, pour la repousser.</p> - -<p>Mais Jacques ordonna: «Ici, tout de suite.» Elle se retourna vers lui. -Alors, de ses deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme -s’il l’eût débarrassée de liens invisibles.</p> - -<p>Mirza rouvrit les yeux: «C’est fini», dit-il.</p> - -<p>Je n’osais point la toucher et je poussai la porte pour qu’elle s’en -allât. Elle partit lentement, <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> tremblante, épuisée, et j’entendis -de nouveau ses griffes frapper les marches.</p> - -<p>Mais Jacques revint vers moi: «Ce n’est pas tout. Ce qui m’effraie le -plus, c’est ceci, tiens. Les objets m’obéissent.»</p> - -<p>Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me -servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers -lui. Elle semblait ramper, s’approchait lentement; et tout d’un coup je -vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis -il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui -l’attendait, et il vint se placer sous ses doigts.</p> - -<p>Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, -mais le son aigu de ma voix me calma soudain.</p> - -<p>Jacques reprit:</p> - -<p>—Tous les objets viennent ainsi vers moi. C’est pour cela que je cache -mes mains. Qu’est cela? Du magnétisme, de l’électricité, de l’aimant? -Je ne sais pas, mais c’est horrible.</p> - -<p>Et comprends-tu pourquoi c’est horrible? Quand je suis seul, aussitôt -que je suis seul, je ne puis m’empêcher d’attirer tout ce qui m’entoure.</p> - -<p>Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me -lassant jamais d’essayer <span class="pagenum" id="Page_283">283</span> ce pouvoir abominable, comme pour voir -s’il ne m’a pas quitté.</p> - -<p>Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans -la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les -arbres.</p> - -<p>C’était la pluie qui commençait à tomber.</p> - -<p>Je murmurai: «C’est effrayant!»</p> - -<p>Il répéta: «C’est horrible.»</p> - -<p>Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C’était -l’averse, l’ondée épaisse, torrentielle.</p> - -<p>Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa -poitrine.</p> - -<p>—Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à -présent.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Un Fou?</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du 1<sup>er</sup> septembre 1884.</p> -</div> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_287">287</span> - <h2 id="ch_16">APPENDICE.</h2> - <hr class="small2" /> - <p class="souschapitre2">LE HORLA.</p> -</div> - -<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">e</span> docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des -aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants, -s’occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui, -dans la maison de santé qu’il dirigeait, pour leur montrer un de ses -malades.</p> - -<p>Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit: «Je vais vous -soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j’aie -jamais rencontré. D’ailleurs je n’ai rien à vous dire de mon client. -Il parlera lui-même.» Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer -un homme. Il était fort maigre, d’une maigreur de cadavre, comme sont -maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore -la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie.</p> - -<p>Ayant salué et s’étant assis, il dit:</p> - -<p>—Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis <span class="pagenum" id="Page_288">288</span> ici et je suis prêt -à vous raconter mon histoire, comme m’en a prié mon ami le docteur -Marrande. Pendant longtemps il m’a cru fou. Aujourd’hui il doute. Dans -quelque temps, vous saurez tous que j’ai l’esprit aussi sain, aussi -lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et -pour vous, et pour l’humanité tout entière.</p> - -<p>Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout -simples. Les voici:</p> - -<p>J’ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante -pour vivre avec un certain luxe. Donc j’habitais une propriété sur les -bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J’aime la chasse et -la pêche. Or j’avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui -dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de -Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde.</p> - -<p>Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l’extérieur, jolie, ancienne, -au milieu d’un grand jardin planté d’arbres magnifiques et qui monte -jusqu’à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous -parlais tout à l’heure.</p> - -<p>Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d’un cocher, un -jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui -était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde -habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait -ma demeure, le pays, tout l’entourage de ma vie. C’étaient de bons et -tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_289">289</span></p> - -<p>J’ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu’à -Rouen, comme vous le savez sans doute; et que je voyais passer chaque -jour de grands navires soit à voiles, soit à vapeur, venant de tous les -coins du monde.</p> - -<p>Donc, il y a eu un an l’automne dernier, je fus pris tout à coup -de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d’abord une sorte -d’inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une -telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon -humeur s’aigrit. J’avais des colères subites inexplicables. J’appelai -un médecin qui m’ordonna du bromure de potassium et des douches.</p> - -<p>Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure. -Bientôt, en effet, je recommençais à dormir, mais d’un sommeil -plus affreux que l’insomnie. A peine couché, je fermais les yeux -et je m’anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant -absolu, dans une mort de l’être entier dont j’étais tiré brusquement, -horriblement par l’épouvantable sensation d’un poids écrasant sur ma -poitrine, et d’une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh! ces -secousses-là! je ne sais rien de plus épouvantable.</p> - -<p>Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille -avec un couteau dans la gorge; et qui râle couvert de sang, et qui ne -peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas—voilà!</p> - -<p>Je maigrissais d’une façon inquiétante, continue; et je m’aperçus -soudain que mon cocher, <span class="pagenum" id="Page_290">290</span> qui était fort gros, commençait à maigrir -comme moi.</p> - -<p>Je lui demandai enfin:</p> - -<p>—Qu’avez-vous donc, Jean? Vous êtes malade.</p> - -<p>Il répondit:</p> - -<p>—Je crois bien que j’ai gagné la même maladie que monsieur. C’est mes -nuits qui perdent mes jours.</p> - -<p>Je pensai donc qu’il y avait dans la maison une influence fiévreuse due -au voisinage du fleuve et j’allais m’en aller pour deux ou trois mois, -bien que nous fussions en pleine saison de chasse, quand un petit fait -très bizarre, observé par hasard, amena pour moi une telle suite de -découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes, que je restai.</p> - -<p>Ayant soif un soir, je bus un demi-verre d’eau et je remarquai que ma -carafe, posée sur la commode en face de mon lit, était pleine jusqu’au -bouchon de cristal.</p> - -<p>J’eus, pendant la nuit, un de ces sommeils affreux dont je viens de -vous parler. J’allumai ma bougie, en proie à une épouvantable angoisse, -et, comme je voulus boire de nouveau, je m’aperçus avec stupeur que ma -carafe était vide. Je n’en pouvais croire mes yeux. Ou bien on était -entré dans ma chambre, ou bien j’étais somnambule.</p> - -<p>Le soir suivant, je voulus faire la même épreuve. Je fermai donc ma -porte à clef pour être certain que personne ne pourrait pénétrer <span class="pagenum" id="Page_291">291</span> -chez moi. Je m’endormis et je me réveillai comme chaque nuit. <i>On</i> -avait bu toute l’eau que j’avais vue deux heures plus tôt.</p> - -<p><i>Qui</i> avait bu cette eau? Moi, sans doute, et pourtant je me croyais -sûr, absolument sûr, de n’avoir pas fait un mouvement dans mon sommeil -profond et douloureux.</p> - -<p>Alors j’eus recours à des ruses pour me convaincre que je -n’accomplissais point ces actes inconscients. Je plaçai un soir, à côté -de la carafe, une bouteille de vieux bordeaux, une tasse de lait dont -j’ai horreur, et des gâteaux au chocolat que j’adore.</p> - -<p>Le vin et les gâteaux demeurèrent intacts. Le lait et l’eau -disparurent. Alors, chaque jour, je changeai les boissons et les -nourritures. Jamais <i>on</i> ne toucha aux choses solides, compactes, et on -ne but, en fait de liquide, que du laitage frais et de l’eau surtout.</p> - -<p>Mais ce doute poignant restait dans mon âme. N’était-ce pas moi qui -me levais sans en avoir conscience, et qui buvais même les choses -détestées, car mes sens engourdis par le sommeil somnambulique -pouvaient être modifiés, avoir perdu leurs répugnances ordinaires et -acquis des goûts différents.</p> - -<p>Je me servis alors d’une ruse nouvelle contre moi-même. J’enveloppai -tous les objets auxquels il fallait infailliblement toucher avec des -bandelettes de mousseline blanche et je les recouvris encore avec une -serviette de batiste.</p> - -<p>Puis, au moment de me mettre au lit, je me <span class="pagenum" id="Page_292">292</span> barbouillai les mains, -les lèvres et les moustaches avec de la mine de plomb.</p> - -<p>A mon réveil, tous les objets étaient demeurés immaculés, bien qu’on y -eût touché, car la serviette n’était point posée comme je l’avais mise; -et, de plus, on avait bu de l’eau et du lait. Or ma porte fermée avec -une clef de sûreté et mes volets cadenassés par prudence n’avaient pu -laisser pénétrer personne.</p> - -<p>Alors, je me posai cette redoutable question. Qui donc était là, toutes -les nuits, près de moi?</p> - -<p>Je sens, messieurs, que je vous raconte cela trop vite. Vous souriez, -votre opinion est déjà faite: «C’est un fou.» J’aurais dû vous décrire -longuement cette émotion d’un homme qui, enfermé chez lui, l’esprit -sain, regarde, à travers le verre d’une carafe, un peu d’eau disparue -pendant qu’il a dormi. J’aurais dû vous faire comprendre cette torture -renouvelée chaque soir et chaque matin, et cet invincible sommeil, et -ces réveils plus épouvantables encore.</p> - -<p>Mais je continue.</p> - -<p>Tout à coup, le miracle cessa. <i>On</i> ne touchait plus à rien dans -ma chambre. C’était fini. J’allais mieux, d’ailleurs. La gaieté me -revenait, quand j’appris qu’un de mes voisins, M. Legite, se trouvait -exactement dans l’état où j’avais été moi-même. Je crus de nouveau à -une influence fiévreuse dans le pays. Mon cocher m’avait quitté depuis -un mois, fort malade.</p> - -<p>L’hiver était passé, le printemps commençait. Or, un matin, comme je -me promenais près de <span class="pagenum" id="Page_293">293</span> mon parterre de rosiers, je vis, je vis -distinctement, tout près de moi, la tige d’une des plus belles roses se -casser comme si une main invisible l’eût cueillie; puis la fleur suivit -la courbe qu’aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, -et resta suspendue dans l’air transparent, toute seule, immobile, -effrayante, à trois pas de mes yeux.</p> - -<p>Saisi d’une épouvante folle, je me jetai sur elle pour la saisir. Je -ne trouvai rien. Elle avait disparu. Alors, je fus pris d’une colère -furieuse contre moi-même. Il n’est pas permis à un homme raisonnable et -sérieux d’avoir de pareilles hallucinations!</p> - -<p>Mais était-ce bien une hallucination? Je cherchai la tige. Je la -retrouvai immédiatement sur l’arbuste, fraîchement cassée, entre deux -autres roses demeurées sur la branche; car elles étaient trois que -j’avais vues parfaitement.</p> - -<p>Alors je rentrai chez moi, l’âme bouleversée. Messieurs, écoutez-moi, -je suis calme; je ne croyais pas au surnaturel, je n’y crois pas même -aujourd’hui; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain -comme du jour et de la nuit, qu’il existait près de moi un être -invisible qui m’avait hanté, puis m’avait quitté, et qui revenait.</p> - -<p>Un peu plus tard, j’en eus la preuve.</p> - -<p>Entre mes domestiques d’abord éclataient tous les jours des querelles -furieuses pour mille causes futiles en apparence, mais pleines de sens -pour moi désormais.</p> - -<p>Un verre, un beau verre de Venise se brisa <span class="pagenum" id="Page_294">294</span> tout seul, sur le -dressoir de ma salle à manger, en plein jour.</p> - -<p>Le valet de chambre accusa la cuisinière, qui accusa la lingère, qui -accusa je ne sais qui.</p> - -<p>Des portes fermées le soir étaient ouvertes le matin. On volait du -lait, chaque nuit, dans l’office.—Ah!</p> - -<p>Quel était-il? De quelle nature? Une curiosité énervée, mêlée de colère -et d’épouvante, me tenait jour et nuit dans un état d’extrême agitation.</p> - -<p>Mais la maison redevint calme encore une fois; et je croyais de nouveau -à des rêves quand se passa la chose suivante:</p> - -<p>C’était le 20 juillet, à neuf heures du soir. Il faisait très chaud; -j’avais laissé ma fenêtre toute grande ouverte, ma lampe allumée sur ma -table, éclairant un volume de Musset ouvert à la <i>Nuit de Mai</i>; et je -m’étais étendu dans un grand fauteuil où je m’endormis.</p> - -<p>Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux, sans -faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et -bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis tout à coup il me sembla qu’une -page du livre venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air -n’était entré par la fenêtre. Je fus surpris; et j’attendis. Au bout -de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis, messieurs, de -mes yeux, une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente -comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil semblait vide, mais -je compris qu’il était là, lui! <span class="pagenum" id="Page_295">295</span> Je traversai ma chambre d’un bond -pour le prendre, pour le toucher, pour le saisir, si cela se pouvait... -Mais mon siège, avant que je l’eusse atteint, se renversa comme si on -eût fui devant moi; ma lampe aussi tomba et s’éteignit, le verre brisé; -et ma fenêtre brusquement poussée comme si un malfaiteur l’eût saisie -en se sauvant alla frapper sur son arrêt... Ah!...</p> - -<p>Je me jetai sur la sonnette et j’appelai. Quand mon valet de chambre -parut, je lui dis:</p> - -<p>«J’ai tout renversé et tout brisé. Donnez-moi de la lumière.»</p> - -<p>Je ne dormis plus cette nuit-là. Et cependant, j’avais pu encore -être le jouet d’une illusion. Au réveil les sens demeurent troubles. -N’était-ce pas moi qui avais jeté bas mon fauteuil et ma lumière en me -précipitant comme un fou?</p> - -<p>Non, ce n’était pas moi! Je le savais à n’en point douter une seconde. -Et cependant je le voulais croire.</p> - -<p>Attendez. L’Être! Comment le nommerai-je? L’Invisible. Non, cela ne -suffit pas. Je l’ai baptisé le Horla. Pourquoi? Je ne sais point. -Donc le Horla ne me quittait plus guère. J’avais jour et nuit la -sensation, la certitude de la présence de cet insaisissable voisin, et -la certitude aussi qu’il prenait ma vie, heure par heure, minute par -minute.</p> - -<p>L’impossibilité de le voir m’exaspérait et j’allumais toutes les -lumières de mon appartement, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le -découvrir.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_296">296</span></p> - -<p>Je le vis, enfin.</p> - -<p>Vous ne me croyez pas. Je l’ai vu cependant.</p> - -<p>J’étais assis devant un livre quelconque, ne lisant pas, mais guettant, -avec tous mes organes surexcités, guettant celui que je sentais près de -moi. Certes, il était là. Mais où? Que faisait-il? Comment l’atteindre?</p> - -<p>En face de moi mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite ma -cheminée. A gauche ma porte que j’avais fermée avec soin. Derrière moi -une très grande armoire à glace qui me servait chaque jour, pour me -raser, pour m’habiller, où j’avais coutume de me regarder de la tête -aux pieds chaque fois que je passais devant.</p> - -<p>Donc je faisais semblant de lire, pour le tromper, car il m’épiait lui -aussi; et soudain je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon -épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.</p> - -<p>Je me dressai, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh -bien!... On y voyait comme en plein jour... et je ne me vis pas dans ma -glace! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Mon image n’était -pas dedans... Et j’étais en face... Je voyais le grand verre, limpide -du haut en bas! Et je regardais cela avec des yeux affolés, et je -n’osais plus avancer, sentant bien qu’il se trouvait entre nous, lui, -et qu’il m’échapperait encore, mais que son corps imperceptible avait -absorbé mon reflet.</p> - -<p>Comme j’eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à -m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à -travers <span class="pagenum" id="Page_297">297</span> une nappe d’eau; et il me semblait que cette eau glissait -de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de -seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me -cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, -mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.</p> - -<p>Je pus enfin me distinguer complètement ainsi que je fais chaque jour -en me regardant.</p> - -<p>Je l’avais vu. L’épouvante m’en est restée qui me fait encore -frissonner.</p> - -<p>Le lendemain j’étais ici, où je priai qu’on me gardât.</p> - -<p>Maintenant, messieurs, je conclus.</p> - -<p>Le docteur Marrande, après avoir longtemps douté, se décida à faire, -seul, un voyage dans mon pays.</p> - -<p>Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je l’étais. Est-ce -vrai?</p> - -<p>Le médecin répondit:—C’est vrai!</p> - -<p>—Vous leur avez conseillé de laisser de l’eau et du lait chaque nuit -dans leur chambre pour voir si ces liquides disparaîtraient. Ils l’ont -fait. Ces liquides ont-ils disparu comme chez moi?</p> - -<p>Le médecin répondit avec une gravité solennelle:—Ils ont disparu.</p> - -<p>—Donc, messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se -multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient -d’apparaître sur la terre.</p> - -<p>Ah! vous souriez! Pourquoi? parce que cet Être demeure invisible. Mais -notre œil, messieurs, <span class="pagenum" id="Page_298">298</span> est un organe tellement élémentaire qu’il -peut distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce -qui est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce -qui est trop loin lui échappe. Il ignore les milliards de petites bêtes -qui vivent dans une goutte d’eau. Il ignore les habitants, les plantes -et le sol des étoiles voisines; il ne voit pas même le transparent.</p> - -<p>Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne la distinguera -pas et nous jettera dessus comme l’oiseau pris dans une maison qui se -casse la tête aux vitres. Donc, il ne voit pas les corps solides et -transparents qui existent pourtant; il ne voit pas l’air dont nous -nous nourrissons, ne voit pas le vent qui est la plus grande force de -la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les -arbres, soulève la mer en montagnes d’eau qui font crouler les falaises -de granit.</p> - -<p>Quoi d’étonnant à ce qu’il ne voie pas un corps nouveau, à qui manque -sans doute la seule propriété d’arrêter les rayons lumineux.</p> - -<p>Apercevez-vous l’électricité? Et cependant elle existe!</p> - -<p>Cet être, que j’ai nommé le Horla, existe aussi.</p> - -<p>Qui est-ce? messieurs, c’est celui que la terre attend, après l’homme! -Celui qui vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se -nourrir de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des -sangliers.</p> - -<p>Depuis des siècles, on le pressent, on le redoute et on l’annonce! La -peur de l’Invisible a toujours hanté nos pères.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_299">299</span></p> - -<p>Il est venu.</p> - -<p>Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air -insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elles parlaient, de -lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjà.</p> - -<p>Et tout ce que vous faites vous-mêmes, messieurs, depuis quelques ans, -ce que vous appelez l’hypnotisme, la suggestion, le magnétisme—c’est -lui que vous annoncez, que vous prophétisez!</p> - -<p>Je vous dis qu’il est venu. Il rôde inquiet lui-même comme les premiers -hommes, ignorant encore sa force et sa puissance qu’il connaîtra -bientôt, trop tôt.</p> - -<p>Et voici, messieurs, pour finir, un fragment de journal qui m’est -tombé sous la main et qui vient de Rio de Janeiro. Je lis: «Une sorte -d’épidémie de folie semble sévir depuis quelque temps dans la province -de San-Paulo. Les habitants de plusieurs villages se sont sauvés -abandonnant leurs terres et leurs maisons et se prétendent poursuivis -et mangés par des vampires invisibles qui se nourrissent de leur -souffle pendant leur sommeil et qui ne boiraient, en outre, que de -l’eau, et quelquefois du lait!»</p> - -<p>J’ajoute: «Quelques jours avant la première atteinte du mal dont j’ai -failli mourir, je me rappelle parfaitement avoir vu passer un grand -trois-mâts brésilien avec son pavillon déployé... Je vous ai dit que ma -maison est au bord de l’eau... Toute blanche... Il était caché sur ce -bateau sans doute...»</p> - -<p>Je n’ai plus rien à ajouter, messieurs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_300">300</span></p> - -<p>Le docteur Marrande se leva et murmura:</p> - -<p>—Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes -tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé.</p> - -<div class="blockquote"> - <p><i>Le Horla</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 26 octobre 1886.</p> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p> - -<table class="tablematieres" id="table_des_matieres" summary=""> - <colgroup span="2"> - <col width="90%" /> - <col width="10%" /> - </colgroup> - <tbody> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2></td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3" /></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"> </td> - <td class="tdrtop">Pages.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Horla.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_1">1</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Amour.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">51</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Trou.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">63</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Clochette.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">77</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Marquis de Fumerol.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">89</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Signe.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">105</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Diable.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">119</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Les Rois.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">135</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Au Bois.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">159</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Une Famille.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">171</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Joseph.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">183</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">L’Auberge.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_12">197</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Vagabond.</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_13">223</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Voyage du Horla (<i>inédit</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_14">247</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Un Fou? (<i>inédit</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_15">271</a></td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop">APPENDICE.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Le Horla (<i>version première inédite</i>).</td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_16">285</a></td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<hr class="chap x-ebookmaker-drop" /> - -<div class="chapter"> - <span class="pagenum2" id="Page_302">302</span> - <div class="tnote"> - <h2 id="note_au_lecteur" class="h2note">Au lecteur</h2> - - <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version - originale. Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. - Ces corrections sont soulignées <ins class="correction" title="comme ceci">en pointillés</ins>. La - ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p> - </div> -</div> - -<hr class="full" /> - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/67158-h/images/abeille.jpg b/old/67158-h/images/abeille.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 9e072a7..0000000 --- a/old/67158-h/images/abeille.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/67158-h/images/cover.jpg b/old/67158-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 75c8837..0000000 --- a/old/67158-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
