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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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-The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Guy de
-Maupassant, by Guy de Maupassant
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant
-
-Author: Guy de Maupassant
-
-Release Date: January 13, 2022 [eBook #67158]
-
-Language: French
-
-Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading
- Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
- images generously made available by The Internet
- Archive/Canadian Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE
-MAUPASSANT ***
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- Au lecteur
-
-
- Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale.
- Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été
- corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte.
- La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
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- ŒUVRES COMPLÈTES
- DE
- GUY DE MAUPASSANT
-
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-
-
- LA PRÉSENTE ÉDITION
- DES
- ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
- A ÉTÉ TIRÉE
- PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
- EN VERTU D'UNE AUTORISATION
- DE M. LE GARDE DES SCEAUX
- EN DATE DU 30 JANVIER 1902.
-
-
- IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
- 100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
- SAVOIR:
-
- 60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
- 20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
- 20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
-
-
- _Le texte de ce volume
- est conforme à celui de l'édition originale_: Le Horla
- _Paris, Paul Ollendorff, 1887,
- moins_ Sauvée _déjà publiée dans la_ Petite Roque
- _avec addition de_:
- Le Voyage du Horla--Un Fou (_inédits_).
- Le Horla (_version première inédite_).
-
-
-
-
- ŒUVRES COMPLÈTES
- DE
- GUY DE MAUPASSANT
-
-
- LE HORLA
-
-
- LE VOYAGE DU HORLA
- UN FOU?
- LE HORLA (VERSION PREMIÈRE)
-
- [Illustration]
-
- PARIS
- LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17
-
- MDCCCCIX
-
- _Tous droits réservés._
-
-
-
-
-LE HORLA.
-
-
-........................................................................
-_8 mai._--Quelle journée admirable! J'ai passé toute la matinée étendu
-sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre,
-l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre
-parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui
-attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
-l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux
-nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux
-odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même.
-
-J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui
-coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la
-grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux
-qui passent.
-
-A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple
-pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges,
-dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches
-qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi
-leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que
-la brise m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant
-qu'elle s'éveille ou s'assoupit.
-
-Comme il faisait bon ce matin!
-
-Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur
-gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée
-épaisse, défila devant ma grille.
-
-Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le
-ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement
-propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me
-fit plaisir à voir.
-
-_11 mai._--J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours; je me sens
-souffrant, ou plutôt je me sens triste.
-
-D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement
-notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l'air,
-l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous
-subissons les voisinages mystérieux. Je m'éveille plein de gaieté, avec
-des envies de chanter dans la gorge.--Pourquoi?--Je descends le long
-de l'eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé,
-comme si quelque malheur m'attendait chez moi.--Pourquoi?--Est-ce un
-frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri
-mon âme? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur
-des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma
-pensée? Sait-on? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons
-sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce
-que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le
-distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur
-notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.
-
-Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible! Nous ne le pouvons
-sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir
-ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin,
-ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau...
-avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les
-vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce
-miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose
-donnent naissance à la musique, qui rend chantante l'agitation muette
-de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien...
-avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin!
-
-Ah! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur
-d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour
-de nous!
-
-_16 mai._--Je suis malade, décidément! Je me portais si bien le mois
-dernier! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement
-fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J'ai sans
-cesse cette sensation affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension
-d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui
-est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang
-et dans la chair.
-
-_18 mai._--Je viens d'aller consulter mon médecin, car je ne pouvais
-plus dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'œil dilaté, les nerfs
-vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux
-douches et boire du bromure de potassium.
-
-_25 mai._--Aucun changement! mon état, vraiment, est bizarre. A mesure
-qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme
-si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis
-j'essaye de lire; mais je ne comprends pas les mots; je distingue à
-peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large,
-sous l'oppression d'une crainte confuse et irrésistible, la crainte du
-sommeil et la crainte du lit.
-
-Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux
-tours de clef, et je pousse les verrous; j'ai peur... de quoi?... Je
-ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous
-mon lit; j'écoute... j'écoute... quoi?... Est-ce étrange qu'un simple
-malaise, un trouble de la circulation peut-être, l'irritation d'un
-filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans
-le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine vivante,
-puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron
-du plus brave? Puis je me couche, et j'attends le sommeil comme on
-attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa venue; et
-mon cœur bat, et mes jambes frémissent; et tout mon corps tressaille
-dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup
-dans le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre
-d'eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil
-perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par la
-tête, me fermer les yeux, m'anéantir.
-
-Je dors--longtemps--deux ou trois heures--puis un rêve--non--un
-cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,...
-je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche
-de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma
-poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute
-sa force pour m'étrangler.
-
-Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse
-dans les songes; je veux crier,--je ne peux pas;--je veux remuer,--je
-ne peux pas;--j'essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me
-tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe,--je ne peux
-pas!
-
-Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une
-bougie. Je suis seul.
-
-Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin,
-avec calme, jusqu'à l'aurore.
-
-_2 juin._--Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc? Le bromure n'y
-fait rien; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps,
-si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je
-crus d'abord que l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et
-de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie
-nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers la
-Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d'arbres démesurément
-hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et
-moi.
-
-Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un
-étrange frisson d'angoisse.
-
-Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison,
-stupidement par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que
-j'étais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, tout près, à
-me toucher.
-
-Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que
-la droite et large allée, vide, haute, redoutablement vide; et de
-l'autre côté elle s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille,
-effrayante.
-
-Je fermai les yeux. Pourquoi? Et je me mis à tourner sur un talon,
-très vite, comme une toupie. Je faillis tomber; je rouvris les yeux;
-les arbres dansaient; la terre flottait; je dus m'asseoir. Puis, ah!
-je ne savais plus par où j'étais venu! Bizarre idée! Bizarre! Bizarre
-idée! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se trouvait
-à ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amené au milieu de
-la forêt.
-
-_3 juin._--La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques
-semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.
-
-_2 juillet._--Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une
-excursion charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne
-connaissais pas.
-
-Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du
-jour! La ville est sur une colline; et on me conduisit dans le jardin
-public, au bout de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie
-démesurée s'étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes
-écartées se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette
-immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre
-et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de
-disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil
-de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique
-monument.
-
-Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au
-soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais
-d'elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche,
-j'atteignis l'énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée
-par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai
-dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la
-terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous
-des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes.
-J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une
-dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des
-escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le
-ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de
-diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l'un
-à l'autre par de fines arches ouvragées.
-
-Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait: «Mon
-père, comme vous devez être bien ici!»
-
-Il répondit: «Il y a beaucoup de vent, monsieur»; et nous nous mîmes
-à causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le
-couvrait d'une cuirasse d'acier.
-
-Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce
-lieu, des légendes, toujours des légendes.
-
-Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont,
-prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on
-entend bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec
-une voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des
-oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des
-plaintes humaines; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
-rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville
-jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la
-tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux,
-un bouc à figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux
-avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans
-une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute
-leur force.
-
-Je dis au moine: «Y croyez-vous?»
-
-Il murmura: «Je ne sais pas.»
-
-Je repris: «S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous, comment
-ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps; comment ne les
-auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?»
-
-Il répondit: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce
-qui existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de
-la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
-arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et
-jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
-gémit, qui mugit,--l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe,
-pourtant.»
-
-Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou
-peut-être un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au juste; mais je me tus.
-Ce qu'il disait là, je l'avais pensé souvent.
-
-_3 juillet._--J'ai mal dormi; certes, il y a ici une influence
-fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant
-hier, j'avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai:
-
---Qu'est-ce que vous avez, Jean?
-
---J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui
-mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un
-sort.
-
-Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand'peur
-d'être repris, moi.
-
-_4 juillet._--Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens
-reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et
-qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui,
-il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il
-s'est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri,
-brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore
-quelques jours, je repartirai certainement.
-
-_5 juillet._--Ai-je perdu la raison? Ce qui s'est passé, ce que j'ai vu
-la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y
-songe!
-
-Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef;
-puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par
-hasard que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
-
-Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils
-épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une
-secousse plus affreuse encore.
-
-Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille
-avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui
-ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà.
-
-Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau; j'allumai
-une bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la
-soulevai en la penchant sur mon verre; rien ne coula.--Elle était vide!
-Elle était vide complètement! D'abord, je n'y compris rien; puis, tout
-à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m'asseoir, ou
-plutôt, que je tombai sur une chaise! puis, je me redressai d'un saut
-pour regarder autour de moi! puis je me rassis, éperdu d'étonnement
-et de peur, devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des
-yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc
-bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait être que moi?
-Alors, j'étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double
-vie mystérieuse qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un
-être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand
-notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre,
-comme à nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes.
-
-Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra l'émotion
-d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde
-épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
-pendant qu'il a dormi! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser
-regagner mon lit.
-
-_6 juillet._--Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette
-nuit;--ou plutôt, je l'ai bue!
-
-Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je
-deviens fou? Qui me sauvera?
-
-_10 juillet._--Je viens de faire des épreuves surprenantes.
-
-Décidément, je suis fou! Et pourtant!
-
-Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du
-lait, de l'eau, du pain et des fraises.
-
-On a bu--j'ai bu--toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au
-vin, ni au pain, ni aux fraises.
-
-Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même
-résultat.
-
-Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.
-
-Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement,
-en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline
-blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma
-barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.
-
-L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je
-n'avais point remué; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je
-m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient
-demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On
-avait bu toute l'eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!...
-
-Je vais partir tout à l'heure pour Paris.
-
-_12 juillet._--Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers!
-J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne
-sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences
-constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En
-tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures
-de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb.
-
-Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer
-dans l'âme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au
-Théâtre-Français. On y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils; et cet
-esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude
-est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut,
-autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous
-sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
-
-Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement
-de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes
-suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un
-être invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et
-s'effare, et s'égare vite, dès qu'un petit fait incompréhensible nous
-frappe!
-
-Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne comprends pas
-parce que la cause m'échappe», nous imaginons aussitôt des mystères
-effrayants et des puissances surnaturelles.
-
-_14 juillet._--Fête de la République. Je me suis promené par les rues.
-Les pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant
-fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le
-peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt
-férocement révolté. On lui dit: «Amuse-toi.» Il s'amuse. On lui dit:
-«Va te battre avec le voisin.» Il va se battre. On lui dit: «Vote pour
-l'Empereur.» Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit: «Vote pour la
-République.» Et il vote pour la République.
-
-Ceux qui le dirigent sont aussi sots; mais au lieu d'obéir à des
-hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que
-niais, stériles et faux, par cela même qu'ils sont des principes,
-c'est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où
-l'on n'est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le
-bruit est une illusion.
-
-_16 juillet._--J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé.
-
-Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e
-chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes,
-dont l'une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe
-beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires
-auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l'hypnotisme
-et la suggestion.
-
-Il nous raconta longuement les résultats prodigieux obtenus par des
-savants anglais et par les médecins de l'école de Nancy.
-
-Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me
-déclarai tout à fait incrédule.
-
-«Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus
-importants secrets de la nature, je veux dire un de ses plus
-importants secrets sur cette terre; car elle en a certes d'autrement
-importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense,
-depuis qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un
-mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il
-tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance
-de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état
-rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes
-banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au
-surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des
-revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de
-l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont
-bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus
-inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus
-vrai que cette parole de Voltaire: «Dieu a fait l'homme à son image,
-mais l'homme le lui a bien rendu.»
-
-«Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque
-chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie
-inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans
-surtout, à des résultats surprenants.»
-
-Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui
-dit:--Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame?
-
---Oui, je veux bien.
-
-Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement
-en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le cœur
-battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir,
-sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.
-
-Au bout de dix minutes, elle dormait.
-
---Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.
-
-Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de
-visite en lui disant: «Ceci est un miroir; que voyez-vous dedans?»
-
-Elle répondit:
-
---Je vois mon cousin.
-
---Que fait-il?
-
---Il se tord la moustache.
-
---Et maintenant?
-
---Il tire de sa poche une photographie.
-
---Quelle est cette photographie?
-
---La sienne.
-
-C'était vrai! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir
-même, à l'hôtel.
-
---Comment est-il sur ce portrait?
-
---Il se tient debout avec son chapeau à la main.
-
-Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût
-vu dans une glace.
-
-Les jeunes femmes, épouvantées, disaient: «Assez! Assez! Assez!»
-
-Mais le docteur ordonna: «Vous vous lèverez demain à huit heures; puis
-vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de
-vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous
-réclamera à son prochain voyage.»
-
-Puis il la réveilla.
-
-En rentrant à l'hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des
-doutes m'assaillirent non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable
-bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une sœur,
-depuis l'enfance, mais sur une supercherie possible du docteur.
-Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu'il montrait à la
-jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite? Les
-prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières.
-
-Je rentrai donc et je me couchai.
-
-Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet
-de chambre, qui me dit:
-
---C'est Mme Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite.
-
-Je m'habillai à la hâte et je la reçus.
-
-Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile,
-elle me dit:
-
---Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander.
-
---Lequel, ma cousine?
-
---Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J'ai
-besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.
-
---Allons donc, vous?
-
---Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver.
-
-J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me
-demandais si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur
-Parent, si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort
-bien jouée.
-
-Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent.
-Elle tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse,
-et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots.
-
-Je la savais fort riche et je repris:
-
---Comment! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition!
-Voyons, réfléchissez. Êtes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les
-demander?
-
-Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort
-pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit:
-
---Oui..., oui... j'en suis sûre.
-
---Il vous a écrit?
-
-Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de
-sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait
-m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.
-
---Oui, il m'a écrit.
-
---Quand donc? Vous ne m'avez parlé de rien, hier.
-
---J'ai reçu sa lettre ce matin.
-
---Pouvez-vous me la montrer?
-
---Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop
-personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée.
-
---Alors, c'est que votre mari fait des dettes.
-
-Elle hésita encore, puis murmura:
-
---Je ne sais pas.
-
-Je déclarai brusquement:
-
---C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma
-chère cousine.
-
-Elle poussa une sorte de cri de souffrance.
-
---Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les...
-
-Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié!
-j'entendais sa voix changer de ton; elle pleurait et bégayait,
-harcelée, dominée par l'ordre irrésistible qu'elle avait reçu.
-
---Oh! oh! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il
-me les faut aujourd'hui.
-
-J'eus pitié d'elle.
-
---Vous les aurez tantôt, je vous le jure.
-
-Elle s'écria:
-
---Oh! merci! merci! Que vous êtes bon.
-
-Je repris:
-
---Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier soir chez vous?
-
---Oui.
-
---Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie?
-
---Oui.
-
---Eh bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille
-francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion.
-
-Elle réfléchit quelques secondes et répondit:
-
---Puisque c'est mon mari qui les demande.
-
-Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir.
-
-Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir; et
-il m'écouta en souriant. Puis il dit:
-
---Croyez-vous maintenant?
-
---Oui, il le faut bien.
-
---Allons chez votre parente.
-
-Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le
-médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée
-vers ses yeux qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de
-cette puissance magnétique.
-
-Quand elle fut endormie:
-
---Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs! Vous allez donc
-oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il
-vous parle de cela, vous ne comprendrez pas.
-
-Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille:
-
---Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin.
-
-Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai
-cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je
-me moquais d'elle, et faillit, à la fin, se fâcher.
-
-........................................................................
-Voilà! je viens de rentrer; et je n'ai pu déjeuner, tant cette expérience
-m'a bouleversé.
-
-_19 juillet._--Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure
-se sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit:
-Peut-être?
-
-_21 juillet._--J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au
-bal des canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux.
-Croire au surnaturel dans l'île de la Grenouillère, serait le comble
-de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel?... mais dans
-les Indes? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous
-entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.
-
-_30 juillet._--Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.
-
-_2 août._--Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes
-journées à regarder couler la Seine.
-
-_4 août._--Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse
-les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la
-cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est
-le coupable? Bien fin qui le dirait?
-
-_6 août._--Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai
-vu!... Je ne puis plus douter... j'ai vu!... J'ai encore froid jusque
-dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai
-vu!...
-
-Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de
-rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir.
-
-Comme je m'arrêtais à regarder un _géant des batailles_, qui portait
-trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de
-moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible
-l'eût tordue, puis se casser comme si cette main l'eût cueillie!
-Puis la fleur s'éleva, suivant la courbe qu'aurait décrite un bras
-en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air
-transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas
-de mes yeux.
-
-Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle
-avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même;
-car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de
-pareilles hallucinations.
-
-Mais était-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher
-la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement
-brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche.
-
-Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée; car je suis certain,
-maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il
-existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau,
-qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué
-par conséquent d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos
-sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...
-
-_7 août._--J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a
-point troublé mon sommeil.
-
-Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil,
-le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non
-point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes
-précis, absolus. J'ai vu des fous; j'en ai connu qui restaient
-intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de
-la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec
-souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l'écueil
-de leur folie, s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait
-dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de
-brouillards, de bourrasques, qu'on nomme «la démence».
-
-Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient,
-si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en
-l'analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme,
-qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans
-mon cerveau, un de ces troubles qu'essayent de noter et de préciser
-aujourd'hui les physiologistes; et ce trouble aurait déterminé dans
-mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse
-profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous
-promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans
-que nous en soyons surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce
-que le sens du contrôle est endormi; tandis que la faculté imaginative
-veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles
-touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi? Des hommes,
-à la suite d'accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des
-verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de
-toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui prouvées. Or, quoi
-d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines
-hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment!
-
-Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait
-de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon
-regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est
-une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement
-est un bonheur de mes oreilles.
-
-Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une
-force, me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait,
-m'empêchait d'aller plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais
-ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé
-au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d'une
-aggravation de son mal.
-
-Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison,
-une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien; et
-je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau
-quelque vision fantastique.
-
-_8 août._--J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste
-plus, mais je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me
-pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que
-s'il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et
-constante.
-
-J'ai dormi, pourtant.
-
-_9 août._--Rien, mais j'ai peur.
-
-_10 août._--Rien; qu'arrivera-t-il demain?
-
-_11 août._--Toujours rien; je ne puis plus rester chez moi avec cette
-crainte et cette pensée entrées en mon âme; je vais partir.
-
-_12 août_, 10 heures du soir.--Tout le jour j'ai voulu m'en aller; je
-n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si
-simple,--sortir--monter dans ma voiture pour gagner Rouen--je n'ai pas
-pu. Pourquoi?
-
-_13 août._--Quand on est atteint par certaines maladies, tous les
-ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies
-anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la
-chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être
-moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force,
-aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre
-en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu'un veut
-pour moi; et j'obéis.
-
-_14 août._--Je suis perdu! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne!
-quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
-pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave
-et terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir.
-Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans
-le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me
-soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je
-suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte
-qu'aucune force ne nous soulèverait.
-
-Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond
-de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je
-cueille des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu!
-Est-il un Dieu? S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi!
-Pardon! Pitié! Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle
-torture! quelle horreur!
-
-_15 août._--Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre
-cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle
-subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme
-une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir?
-
-Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet
-inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle?
-
-Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l'origine du monde
-ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le
-font pour moi? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est
-passé dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en
-aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.
-
-_16 août._--J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme
-un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot.
-J'ai senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai
-ordonné d'atteler bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh! quelle joie de
-pouvoir dire à un homme qui obéit: «Allez à Rouen!»
-
-Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me
-prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants
-inconnus du monde antique et moderne.
-
-Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire: «A la
-gare!» et j'ai crié,--je n'ai pas dit, j'ai crié--d'une voix si forte
-que les passants se sont retournés: «A la maison», et je suis tombé,
-affolé d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouvé et
-repris.
-
-_17 août._--Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que
-je devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu! Hermann
-Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire
-et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de
-l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine,
-leur puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante.
-On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un
-être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que,
-le sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a
-créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes,
-fantômes vagues nés de la peur.
-
-Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite
-auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au
-vent calme de l'obscurité.
-
-Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j'aurais aimé cette nuit-là
-autrefois!
-
-Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des
-scintillements frémissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes,
-quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas? Ceux
-qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que
-nous? Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne
-connaissons point? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace,
-n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les
-Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus
-faibles?
-
-Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous
-autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.
-
-Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
-
-Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans
-faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
-bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une
-page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule.
-Aucun souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et
-j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui,
-je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la
-précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était
-vide, semblait vide; mais je compris qu'il était là, lui, assis à ma
-place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête révoltée,
-qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir,
-pour l'étreindre, pour le tuer!... Mais mon siège, avant que je l'eusse
-atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table
-oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si
-un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines
-mains les battants.
-
-Donc, il s'était sauvé; il avait eu peur, peur de moi, lui!
-
-Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,...
-je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol!
-Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent
-pas leurs maîtres?
-
-_18 août._--J'ai songé toute la journée. Oh! oui, je vais lui obéir,
-suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble,
-soumis, lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...
-
-_19 août._--Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire
-ceci dans la _Revue du Monde Scientifique_: «Une nouvelle assez
-curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de
-folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les
-peuples d'Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de
-San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent
-leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis,
-possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles
-bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur
-vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait
-sans paraître toucher à aucun autre aliment.
-
-«M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants
-médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d'étudier sur
-place les origines et les manifestations de cette surprenante folie,
-et de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront les plus
-propres à rappeler à la raison ces populations en délire.»
-
-Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui
-passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je
-le trouvai si joli, si blanc, si gai! L'Être était dessus, venant de
-là-bas, où sa race est née! Et il m'a vu! Il a vu ma demeure blanche
-aussi; et il a sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!
-
-A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.
-
-Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples
-naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers
-évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à
-qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes
-les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des
-génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de
-l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus
-clairement. Mesmer l'avait deviné, et les médecins, depuis dix ans
-déjà, ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance
-avant qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du
-Seigneur nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme
-humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
-suggestion... que sais-je? Je les ai vus s'amuser comme des enfants
-imprudents avec cette horrible puissance! Malheur à nous! Malheur à
-l'homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me
-semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il
-le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai
-entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu!...
-
-Ah! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton; le lion
-a dévoré le buffle aux cornes aiguës; l'homme a tué le lion avec la
-flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de
-l'homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf: sa chose, son
-serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté.
-Malheur à nous!
-
-Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a
-dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître,
-le toucher, le voir! Les savants disent que l'œil de la bête, différent
-du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon œil à moi ne peut
-distinguer le nouveau venu qui m'opprime.
-
-Pourquoi? Oh! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont
-Saint-Michel: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui
-existe? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature,
-qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres,
-soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises et jette aux
-brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit,
-qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir? Il existe pourtant!»
-
-Et je songeais encore: mon œil est si faible, si imparfait, qu'il ne
-distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le
-verre!... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus
-comme l'oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres.
-Mille choses en outre le trompent et l'égarent. Quoi d'étonnant, alors,
-à ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumière
-traverse.
-
-Un être nouveau! pourquoi pas? Il devait venir assurément! pourquoi
-serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous
-les autres créés avant nous? C'est que sa nature est plus parfaite, son
-corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si
-maladroitement conçu, encombré d'organes toujours fatigués, toujours
-forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit
-comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement
-d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies,
-aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et
-bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche
-d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe.
-
-Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à
-l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui
-sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses?
-
-Pourquoi pas un de plus? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs
-immenses, éclatantes et parfumant des régions entières? Pourquoi pas
-d'autres éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau?--Ils sont
-quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres! Quelle
-pitié! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille!
-Comme tout est pauvre, mesquin, misérable! avarement donné, sèchement
-inventé, lourdement fait! Ah! l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce!
-Le chameau que d'élégance!
-
-Mais, direz-vous, le papillon! une fleur qui vole! J'en rêve un qui
-serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même
-exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le
-vois... il va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les embaumant
-au souffle harmonieux et léger de sa course!... Et les peuples de
-là-haut le regardent passer, extasiés et ravis!...
-
-........................................................................
-Qu'ai-je donc? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait
-penser ces folies! Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai!
-
-_19 août._--Je le tuerai. Je l'ai vu! je me suis assis, hier soir, à
-ma table; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je
-savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près
-que je pourrais peut-être le toucher, le saisir? Et alors!... alors,
-j'aurais la force des désespérés; j'aurais mes mains, mes genoux, ma
-poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre,
-le déchirer.
-
-Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
-
-J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée,
-comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
-
-En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes; à droite, ma
-cheminée; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée
-longtemps ouverte, afin de l'attirer; derrière moi, une très haute
-armoire à glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour
-m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds,
-chaque fois que je passais devant.
-
-Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait
-lui aussi; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait
-par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
-
-Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis
-tomber. Eh bien?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis
-pas dans ma glace!... Elle était vide, claire, profonde, pleine de
-lumière! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi! Je
-voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela
-avec des yeux affolés; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus
-faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il
-m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon
-reflet.
-
-Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à
-m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à
-travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de
-gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde
-en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne
-paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte
-de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.
-
-Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque
-jour en me regardant.
-
-Je l'avais vu! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore
-frissonner.
-
-_20 août._--Le tuer, comment? puisque je ne peux l'atteindre?
-Le poison? mais il me verrait le mêler à l'eau; et nos poisons,
-d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible? Non...
-non... sans aucun doute... Alors?... alors?...
-
-_21 août._--J'ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé
-pour ma chambre des persiennes en fer, comme en ont, à Paris, certains
-hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me
-fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron,
-mais je m'en moque!...
-
-........................................................................
-_10 septembre._--Rouen, hôtel continental. C'est fait... c'est fait...
-mais est-il mort? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu.
-
-Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer,
-j'ai laissé tout ouvert jusqu'à minuit, bien qu'il commençât à faire
-froid.
-
-Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a
-saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche,
-longtemps, pour qu'il ne devinât rien; puis j'ai ôté mes bottines et
-mis mes savates avec négligence; puis j'ai fermé ma persienne de fer,
-et revenant à pas tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte aussi
-à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un
-cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.
-
-Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur
-à son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder; je ne
-cédai pas, mais m'adossant à la porte, je l'entre-bâillai, tout juste
-assez pour passer, moi, à reculons; et comme je suis très grand ma
-tête touchait au linteau. J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper et
-je l'enfermai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le tenais! Alors,
-je descendis, en courant; je pris dans mon salon, sous ma chambre,
-mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les
-meubles, partout; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir
-bien refermé, à double tour, la grande porte d'entrée.
-
-Et j'allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de
-lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout était noir, muet,
-immobile; pas un souffle d'air, pas une étoile, des montagnes de nuages
-qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si
-lourds.
-
-Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long! Je croyais
-déjà que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui,
-quand une des fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie,
-et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle,
-caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une
-lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et
-un frisson, un frisson de peur aussi! Les oiseaux se réveillaient; un
-chien se mit à hurler; il me sembla que le jour se levait! Deux autres
-fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure
-n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible,
-suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux
-mansardes s'ouvrirent! J'avais oublié mes domestiques! Je vis leurs
-faces affolées, et leurs bras qui s'agitaient!...
-
-Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant:
-«Au secours! au secours! au feu! au feu!» Je rencontrai des gens qui
-s'en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir!
-
-La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et
-magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher
-où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon
-prisonnier, l'Être nouveau, le nouveau maître, le Horla!
-
-Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs, et un volcan de
-flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la
-fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans
-ce four, mort...
-
---Mort? Peut-être?... Son corps? son corps que le jour traversait
-n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres?
-
-S'il n'était pas mort?... seul peut-être le temps a prise sur l'Être
-Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps
-inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les
-maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée?
-
-La destruction prématurée? toute l'épouvante humaine vient d'elle!
-Après l'homme, le Horla.--Après celui qui peut mourir tous les jours,
-à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est
-venu celui qui ne doit mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute,
-parce qu'il a touché la limite de son existence!
-
-Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas
-mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi!...
-........................................................................
-
-
- _Nous prions le lecteur de bien vouloir se reporter à l'Appendice, où
- il trouvera la version première du_ Horla.
-
-
-NOTE.
-
-Le manuscrit du _Horla_ comprend 35 pages grand in-8º. Il est écrit
-presque sans rature et d'une main très assurée. Il ne faut pas oublier
-que la première version ayant paru dans _le Gil-Blas_ (voir Appendice),
-Maupassant possédait un sujet qu'il n'eut qu'à développer.
-
-La publication de ce volume causa une surprise très vive parmi les
-nombreux lecteurs de Maupassant, habitués à des sujets moins obscurs.
-_Le Horla_ donna lieu aux commentaires les plus divers. Quelques jours
-après sa publication, Maupassant, de passage à Rouen, racontait en
-riant à son ami Pinchon, l'émotion que produisait sa nouvelle.
-
-Notons que dans le cours des années 1885, 1886, 1887, parurent plus
-de soixante ouvrages sur la névrose, l'obsession, l'hypnotisme et la
-suggestion.
-
-
-VARIANTES
-D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.
-
-Page 4, ligne 27. 12 mai.
-
-Page 5, ligne 15. choses, si _changeantes_, qui...
-
-Page 9, ligne 25. droite et _longue_ allée...
-
-Page 11, ligne 10. j'entrai, _éperdu de surprise dans ce prodigieux
-palais gothique_, la plus admirable...
-
-Page 11, ligne 29. courait _en rampant_, sur...
-
-Page 12, ligne 21. femme _parlant et se querellant dans une langue
-inconnue et parfois aussi cessant_ de crier...
-
-Page 14, ligne 8. gorge, _comme un enfant qui tète un sein_. Puis...
-
-Page 19, ligne 5. illusion, _puisque la couleur est une illusion_,
-puisque...
-
-Page 30, ligne 15. contrôler _la réalité se trouve un peu malade en ce
-moment comme notre faculté de contrôler la vraisemblance désordonnée du
-songe se trouve engourdie à l'état de sommeil_. Je songeais...
-
-Page 31, ligne 25. pu. _J'ai voulu dire à mon valet de chambre de faire
-mes malles, je n'ai pas pu._ J'ai voulu...
-
-Page 33, ligne 16. race _étrangère_.
-
-Page 46, ligne 19. levait! _le jour de ma délivrance, l'aurore de ma
-liberté._ Deux autres...
-
-
-
-
-AMOUR.
-
-TROIS PAGES DU _LIVRE D'UN CHASSEUR_.
-
-
-JE viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion.
-Il l'a tuée, puis il s'est tué, donc il l'aimait. Qu'importent Il et
-Elle? Leur amour seul m'importe; et il ne m'intéresse point parce qu'il
-m'attendrit ou parce qu'il m'étonne, ou parce qu'il m'émeut ou parce
-qu'il me fait songer, mais parce qu'il me rappelle un souvenir de ma
-jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m'est apparu l'Amour comme
-apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.
-
-Je suis né avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif,
-tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J'aime la
-chasse avec passion; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le
-sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir.
-
-Cette année-là, vers la fin de l'automne, les froids arrivèrent
-brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville,
-pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour.
-
-Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu,
-gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractère gai, doué
-de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une
-sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière.
-Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois
-seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l'on trouvait
-les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France.
-On y tuait des aigles quelquefois; et les oiseaux de passage, ceux
-qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s'arrêtaient
-presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s'ils
-eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps
-demeuré là pour leur servir d'abri en leur courte étape nocturne.
-
-Dans la vallée, c'étaient de grands herbages arrosés par des rigoles
-et séparés par des haies; puis, plus loin, la rivière, canalisée
-jusque-là, s'épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable
-région de chasse que j'aie jamais vue, était tout le souci de mon
-cousin qui l'entretenait comme un parc. A travers l'immense peuple
-de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux,
-on avait tracé d'étroites avenues où les barques plates, conduites
-et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l'eau morte,
-frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les
-herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue
-disparaissait brusquement.
-
-J'aime l'eau d'une passion désordonnée: la mer, bien que trop grande,
-trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies, mais
-qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais surtout où
-palpite toute l'existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais,
-c'est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie
-propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses
-voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n'est plus troublant,
-plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu'un marécage. Pourquoi
-cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d'eau? Sont-ce
-les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence
-profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes
-bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou
-bien encore l'imperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus
-terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du
-ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays
-redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux.
-
-Non. Autre chose s'en dégage, un autre mystère, plus profond, plus
-grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la
-création peut-être! Car n'est-ce pas dans l'eau stagnante et fangeuse,
-dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil,
-que remua, que vibra, que s'ouvrit au jour le premier germe de vie?
-
-
-J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.
-
-Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le
-plafond étaient couverts d'oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou
-perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons,
-hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin
-pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu d'une
-jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu'il avait
-prises pour cette nuit même.
-
-Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d'arriver
-vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait
-construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous
-abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent
-chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme
-des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des
-tenailles, et la brûle comme du feu.
-
-Mon cousin se frottait les mains: «Je n'ai jamais vu une gelée
-pareille, disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six
-heures du soir.»
-
-J'allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m'endormis
-à la lueur d'une grande flamme flambant dans ma cheminée.
-
-A trois heures sonnantes on me réveilla. J'endossai, à mon tour, une
-peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d'une fourrure
-d'ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de
-deux verres de Fine Champagne, nous partîmes accompagnés d'un garde et
-de nos chiens: Plongeon et Pierrot.
-
-Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu'aux os. C'était
-une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L'air gelé devient
-résistant, palpable tant il fait mal; aucun souffle ne l'agite; il
-est figé, immobile; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les
-plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des
-branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous
-l'étreinte du froid.
-
-La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle,
-paraissait défaillante au milieu de l'espace, et si faible qu'elle
-ne pouvait plus s'en aller, qu'elle restait là-haut, saisie aussi,
-paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et
-triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu'elle nous
-jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.
-
-Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans
-nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de
-laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne
-faisaient aucun bruit; et je regardais la fumée blanche que faisait
-l'haleine de nos chiens.
-
-Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une
-des allées de roseaux secs qui s'avançait à travers cette forêt basse.
-
-Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière
-nous un léger bruit; et je me sentis saisi, comme je ne l'avais jamais
-été, par l'émotion puissante et singulière que font naître en moi
-les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous
-marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés.
-
-Tout à coup, au détour d'une des allées, j'aperçus la hutte de glace
-qu'on avait construite pour nous mettre à l'abri. J'y entrai, et comme
-nous avions encore près d'une heure à attendre le réveil des oiseaux
-errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer.
-
-Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui
-avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de
-cette maison polaire.
-
-Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé
-du firmament me pénétra bientôt d'une façon si terrible, que je me mis
-à tousser.
-
-Mon cousin Karl fut pris d'inquiétude: «Tant pis si nous ne tuons pas
-grand'chose aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas que tu t'enrhumes;
-nous allons faire du feu.» Et il donna l'ordre au garde de couper des
-roseaux.
-
-On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour
-laisser échapper la fumée; et lorsque la flamme rouge monta le long
-des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à
-peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors,
-me cria: «Viens donc voir!» Je sortis et je restai éperdu d'étonnement.
-Notre cabane, en forme de cône, avait l'air d'un monstrueux diamant
-au cœur de feu poussé soudain sur l'eau gelée du marais. Et dedans,
-on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se
-chauffaient.
-
-Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes.
-La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.
-
-Rien ne m'émeut comme cette première clameur de vie qu'on ne voit point
-et qui court dans l'air sombre, si vite, si loin, avant qu'apparaisse
-à l'horizon la première clarté des jours d'hiver. Il me semble à cette
-heure glaciale de l'aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes
-d'une bête est un soupir de l'âme du monde!
-
-Karl disait: «Éteignez le feu. Voici l'aurore.»
-
-Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards
-traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament.
-
-Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens
-s'élancèrent.
-
-Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions
-vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une
-tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous
-rapportaient des bêtes sanglantes dont l'œil quelquefois nous regardait
-encore.
-
-Le jour s'était levé, un jour clair et bleu; le soleil apparaissait au
-fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le
-col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes.
-Je tirai. Un d'eux tomba presque à mes pieds. C'était une sarcelle au
-ventre d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus de moi, une voix, une
-voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante; et
-la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel
-au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre
-mes mains.
-
-Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, l'œil ardent, la guettait,
-attendant qu'elle fût assez proche.
-
---Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s'en ira pas.
-
-Certes, il ne s'en allait point; il tournoyait toujours et pleurait
-autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur
-comme l'appel désolé, comme le reproche lamentable de ce pauvre animal
-perdu dans l'espace.
-
-Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol; il
-semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais
-ne s'y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.
-
---Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l'heure.
-
-Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de
-bête, pour l'autre bête que j'avais tuée.
-
-Karl tira; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu
-l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait; j'entendis dans les
-roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me le rapporta.
-
-Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce
-jour-là, pour Paris.
-........................................................................
-
-
- _Amour_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 7 décembre 1886.
-
-
-
-
-LE TROU.
-
-
-_COUPS et blessures, ayant occasionné la mort._ Tel était le chef
-d'accusation qui faisait comparaître en cour d'assises le sieur Léopold
-Renard, tapissier.
-
-Autour de lui les principaux témoins, la dame Flamèche, veuve de la
-victime, les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste, et Jean Durdent,
-plombier.
-
-Près du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l'air d'une guenon
-habillée en dame.
-
-Et voici comment Renard (Léopold) raconte le drame:
-
---Mon Dieu, c'est un malheur dont je fus tout le temps la première
-victime, et dont ma volonté n'est pour rien. Les faits se commentent
-d'eux-mêmes, m'sieu l' président. Je suis un honnête homme, homme de
-travail, tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé,
-respecté, considéré de tous, comme en ont attesté les voisins, même
-la concierge qui n'est pas folâtre tous les jours. J'aime le travail,
-j'aime l'épargne, j'aime les honnêtes gens et les plaisirs honnêtes.
-Voilà ce qui m'a perdu, tant pis pour moi; ma volonté n'y étant pas, je
-continue à me respecter.
-
-Donc, tous les dimanches, mon épouse que voilà et moi, depuis cinq
-ans, nous allons passer la journée à Poissy. Ça nous fait prendre
-l'air, sans compter que nous aimons la pêche à la ligne, oh! mais là,
-nous l'aimons comme des petits oignons. C'est Mélie qui m'a donné
-cette passion-là, la rosse, et qu'elle y est plus emportée que moi, la
-teigne, vu que tout le mal vient d'elle en c't'affaire-là, comme vous
-l'allez voir par la suite.
-
-Moi, je suis fort et doux, pas méchant pour deux sous. Mais elle! oh!
-là! là! ça n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre; eh bien! c'est
-plus malfaisant qu'une fouine. Je ne nie pas qu'elle ait des qualités;
-elle en a, et d'importantes pour un commerçant. Mais son caractère!
-Parlez-en aux alentours, et même à la concierge qui m'a déchargé tout à
-l'heure... elle vous en dira des nouvelles.
-
-Tous les jours elle me reprochait ma douceur: «C'est moi qui ne me
-laisserais pas faire ci! C'est moi qui ne me laisserais pas faire ça.»
-En l'écoutant, m'sieu l' président, j'aurais eu au moins trois duels au
-pugilat par mois...
-
-Mme Renard l'interrompit: «Cause toujours; rira bien qui rira l'
-dernier.»
-
-Il se tourna vers elle avec candeur:
-
---Eh bien, j' peux t' charger puisque t'es pas en cause, toi...
-
-Puis, faisant de nouveau face au président:
-
---Lors je continue. Donc nous allions à Poissy tous les samedis soir
-pour y pêcher dès l'aurore du lendemain. C'est une habitude pour nous
-qu'est devenue une seconde nature, comme on dit. J'avais découvert,
-voilà trois ans cet été, une place! mais une place! Oh! là! là! à
-l'ombre, huit pieds d'eau, au moins, p'têtre dix, un trou, quoi, avec
-des retrous sous la berge, une vraie niche à poisson, un paradis pour
-le pêcheur. Ce trou-là, m'sieu l' président, je pouvais le considérer
-comme à moi, vu que j'en étais le Christophe Colomb. Tout le monde
-le savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait:
-«Ça, c'est la place à Renard;» et personne n'y serait venu, pas même
-M. Plumeau, qu'est connu, soit dit sans l'offenser, pour chiper les
-places des autres.
-
-Donc, sûr de mon endroit, j'y revenais comme un propriétaire. A peine
-arrivé, le samedi, je montais dans _Dalila_, avec mon épouse.--_Dalila_
-c'est ma norvégienne, un bateau que j'ai fait construire chez
-Fournaise, quéque chose de léger et de sûr.--Je dis que nous montons
-dans _Dalila_, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n'y a que moi,
-et ils le savent bien, les camaraux.--Vous me demanderez avec quoi
-j'amorce? Je n' peux pas répondre. Ça ne touche point à l'accident;
-je ne peux pas répondre, c'est mon secret.--Ils sont plus de deux
-cents qui me l'ont demandé. On m'en a offert des petits verres, et des
-fritures, et des matelotes pour me faire causer!! Mais va voir s'ils
-viennent, les chevesnes. Ah! oui, on m'a tapé sur le ventre pour la
-connaître, ma recette... Il n'y a que ma femme qui la sait... et elle
-ne la dira pas plus que moi!... Pas vrai, Mélie?...
-
-Le président l'interrompit.
-
---Arrivez au fait le plus tôt possible.
-
-Le prévenu reprit:
-
---J'y viens, j'y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train
-de cinq heures vingt-cinq, nous allâmes, dès avant dîner, amorcer
-comme tous les samedis. Le temps s'annonçait bien. Je disais à Mélie:
-«Chouette, chouette pour demain!» Et elle répondait: «Ça promet.» Nous
-ne causons jamais plus que ça ensemble.
-
-Et puis, nous revenons dîner. J'étais content, j'avais soif. C'est
-cause de tout, m'sieu l' président. Je dis à Mélie: «Tiens, Mélie, il
-fait beau, si je buvais une bouteille de _casque à mèche_». C'est un
-petit vin blanc que nous avons baptisé comme ça, parce que, si on en
-boit trop, il vous empêche de dormir et il remplace le casque à mèche.
-Vous comprenez.
-
-Elle me répond: «Tu peux faire à ton idée, mais tu s'ras encore malade;
-et tu ne pourras pas te lever demain.»--Ça, c'était vrai, c'était sage,
-c'était prudent, c'était perspicace, je le confesse. Néanmoins, je ne
-sus pas me contenir; et je la bus, ma bouteille. Tout vint de là.
-
-Donc, je ne pus pas dormir. Cristi! je l'ai eu jusqu'à deux heures du
-matin, ce casque à mèche en jus de raisin. Et puis pouf, je m'endors,
-mais là je dors à n' pas entendre gueuler l'ange du jugement dernier.
-
-Bref, ma femme me réveille à six heures. Je saute du lit, j' passe
-vite et vite ma culotte et ma vareuse; un coup d'eau sur le museau et
-nous sautons dans _Dalila_. Trop tard. Quand j'arrive à mon trou,
-il était pris! Jamais ça n'était arrivé, m'sieu l' président, jamais
-depuis trois ans! Ça m'a fait un effet comme si on me dévalisait sous
-mes yeux. Je dis: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom!» Et v'là ma femme
-qui commence à me harceler. «Hein, ton casque à mèche! Va donc, soûlot!
-Es-tu content, grande bête.»
-
-Je ne disais rien; c'était vrai, tout ça.
-
-Je débarque tout de même près de l'endroit pour tâcher de profiter des
-restes. Et peut-être qu'il ne prendrait rien c't'homme? et qu'il s'en
-irait.
-
-C'était un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau
-de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la
-tapisserie derrière lui.
-
-Quand elle nous vit nous installer près du lieu, v'là qu'elle murmure:
-
---Il n'y a donc pas d'autre place sur la rivière?
-
-Et la mienne, qui rageait, de répondre:
-
---Les gens qu'ont du savoir-vivre s'informent des habitudes d'un pays
-avant d'occuper les endroits réservés.
-
-Comme je ne voulais pas d'histoires, je lui dis:
-
---Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse faire, nous verrons bien.
-
-Donc, nous avions mis _Dalila_ sous les saules, nous étions descendus,
-et nous pêchions, coude à coude, Mélie et moi, juste à côté des deux
-autres.
-
-Ici, m'sieu l' président, il faut que j'entre dans le détail.
-
-Y avait pas cinq minutes que nous étions là quand la ligne du voisin s'
-met à plonger deux fois, trois fois; et puis voilà qu'il en amène un,
-de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p't-être, mais presque!
-Moi, le cœur me bat; j'ai une sueur aux tempes, et Mélie qui me dit:
-«Hein, pochard, l'as-tu vu, celui-là!»
-
-Sur ces entrefaites, M. Bru, l'épicier de Poissy, un amateur de goujon,
-lui, passe en barque et me crie: «On vous a pris votre endroit,
-monsieur Renard?» Je lui réponds: «Oui, monsieur Bru, il y a dans ce
-monde des gens pas délicats qui ne savent pas les usages.»
-
-Le petit coutil d'à côté avait l'air de ne pas entendre, sa femme non
-plus, sa grosse femme, un veau quoi!
-
-Le président interrompit une seconde fois: «Prenez-garde! Vous insultez
-Mme veuve Flamèche, ici présente!»
-
-Renard s'excusa: «Pardon, pardon, c'est la passion qui m'emporte.»
-
-Donc, il ne s'était pas écoulé un quart d'heure que le petit coutil en
-prit encore un, de chevesne--et un autre presque par-dessus, et encore
-un cinq minutes plus tard.
-
-Moi, j'en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais Mme Renard en
-ébullition; elle me lancicotait sans cesse: «Ah! misère! crois-tu qu'il
-te le vole, ton poisson? Crois-tu? Tu ne prendras rien, toi, pas une
-grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j'ai du feu dans la main, rien
-que d'y penser.»
-
-Moi, je me disais:--Attendons midi. Il ira déjeuner, ce braconnier-là,
-et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m'sieu l' président, je
-déjeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions
-dans _Dalila_.
-
-Ah! ouiche. Midi sonne! Il avait un poulet dans un journal, le
-malfaiteur, et pendant qu'il mange, v'là qu'il en prend encore un, de
-chevesne!
-
-Mélie et moi nous cassions une croûte aussi, comme ça, sur le pouce,
-presque rien, le cœur n'y était pas.
-
-Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches,
-comme ça, je lis le _Gil-Blas_, à l'ombre, au bord de l'eau. C'est le
-jour de Colombine, vous savez bien, Colombine qu'écrit des articles
-dans le _Gil-Blas_. J'avais coutume de faire enrager Mme Renard en
-prétendant la connaître, c'te Colombine. C'est pas vrai, je la connais
-pas, je ne l'ai jamais vue, n'importe, elle écrit bien; et puis elle
-dit des choses rudement d'aplomb pour une femme. Moi, elle me va, y en
-a pas beaucoup dans son genre.
-
-Voilà donc que je commence à asticoter mon épouse, mais elle se fâche
-tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais.
-
-C'est à ce moment qu'arrivent de l'autre côté de la rivière nos deux
-témoins que voilà, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de
-vue.
-
-Le petit s'était remis à pêcher. Il en prenait que j'en tremblais,
-moi. Et sa femme se met à dire: «La place est rudement bonne, nous y
-reviendrons toujours, Désiré!»
-
-Moi, je me sens un froid dans le dos. Et Mme Renard répétait: «T'es pas
-un homme, t'es pas un homme. T'as du sang de poulet dans les veines.»
-
-Je lui dis soudain: «Tiens, j'aime mieux m'en aller, je ferais quelque
-bêtise.»
-
-Et elle me souffle, comme si elle m'eût mis un fer rouge sous le nez:
-«T'es pas un homme. V'là qu' tu fuis, maintenant, que tu rends la
-place! Va donc, Bazaine!»
-
-Là, je me suis senti touché. Cependant je ne bronche pas.
-
-Mais l'autre, il lève une brème, oh! jamais je n'en ai vu telle. Jamais!
-
-Et r'voilà ma femme qui se met à parler haut, comme si elle pensait.
-Vous voyez d'ici la malice. Elle disait: «C'est ça qu'on peut appeler
-du poisson volé, vu que nous avons amorcé la place nous-mêmes. Il
-faudrait rendre au moins l'argent dépensé pour l'amorce.»
-
-Alors, la grosse au petit coutil se mit à dire à son tour: «C'est à
-nous que vous en avez, madame?»
-
---J'en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l'argent dépensé par
-les autres.
-
---C'est nous que vous appelez des voleurs de poisson?
-
-Et voilà qu'elles s'expliquent, et puis qu'elles en viennent aux mots.
-Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapés. Elles gueulaient si
-fort que nos deux témoins, qui étaient sur l'autre berge, s' mettent à
-crier pour rigoler: «Eh! là-bas, un peu de silence. Vous allez empêcher
-vos époux de pêcher.»
-
-Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus
-que deux souches. Nous restions là, le nez sur l'eau, comme si nous
-n'avions pas entendu.
-
-Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant: «Vous n'êtes
-qu'une menteuse.--Vous n'êtes qu'une traînée.--Vous n'êtes qu'une
-roulure.--Vous n'êtes qu'une rouchie.» Et va donc, et va donc. Un
-matelot n'en sait pas plus.
-
-Soudain, j'entends un bruit derrière moi. Je me r'tourne. C'était
-l'autre, la grosse, qui tombait sur ma femme à coups d'ombrelle. Pan!
-pan! Mélie en r'çoit deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle tape,
-quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis
-v'lan, v'lan, v'lan, les gifles qui pleuvaient comme des prunes.
-
-Moi, je les aurais laissé faire. Les femmes entre elles, les hommes
-entre eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais le petit coutil se lève
-comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah! mais non! ah!
-mais non! pas de ça, camarade. Moi je le reçois sur le bout de mon
-poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l'autre dans le
-ventre. Il lève les bras, il lève la jambe et il tombe sur le dos, en
-pleine rivière, juste dans l' trou.
-
-Je l'aurais repêché pour sûr, m'sieu l' président, si j'avais eu le
-temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus,
-et elle vous tripotait Mélie de la belle façon. Je sais bien que
-j'aurais pas dû la secourir pendant que l'autre buvait son coup. Mais
-je ne pensais pas qu'il se serait noyé. Je me disais: «Bah! ça le
-rafraîchira!»
-
-Je cours donc aux femmes pour les séparer. Et j'en reçois des gnons,
-des coups d'ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses!
-
-Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-être dix, pour séparer ces
-deux crampons-là.
-
-J' me r'tourne. Pu rien. L'eau calme comme un lac. Et les autres là-bas
-qui criaient: «Repêchez-le, repêchez-le.»
-
-C'est bon à dire, ça, mais je ne sais pas nager, moi, et plonger encore
-moins, pour sûr!
-
-Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ça
-avait bien duré un grand quart d'heure. On l'a retrouvé au fond du
-trou, sous huit pieds d'eau, comme j'avais dit, mais il y était, le
-petit coutil!
-
-Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur.
-
-
-Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté.
-
-
- _Le Trou_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 9 novembre 1886.
-
-
-
-
-CLOCHETTE.
-
-
-SONT-ILS étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu'on
-puisse se défaire d'eux!
-
-Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment
-il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J'ai vu depuis,
-tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m'étonne
-de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la
-mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus,
-autrefois, voilà si longtemps, quand j'avais dix ou douze ans.
-
-C'était une vieille couturière qui venait une fois par semaine,
-tous les mardis, raccommoder le linge chez mes parents. Mes parents
-habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui
-sont simplement d'antiques maisons à toit aigu, dont dépendent quatre
-ou cinq fermes groupées autour.
-
-Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques
-centaines de mètres, serré autour de l'église, une église de briques
-rouges devenues noires avec le temps.
-
-Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et
-demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se
-mettre au travail.
-
-C'était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle
-avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante,
-inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées
-qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme
-en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur
-le menton, sur les joues; et ses sourcils d'une épaisseur et d'une
-longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à
-fait l'air d'une paire de moustaches placées là par erreur.
-
-Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais
-comme un navire à l'ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son
-grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter
-sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme pour
-disparaître dans un abîme, elle s'enfonçait dans le sol. Sa marche
-éveillait bien l'idée d'une tempête, tant elle se balançait en même
-temps; et sa tête toujours coiffée d'un énorme bonnet blanc, dont les
-rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l'horizon, du
-nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements.
-
-J'adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la
-lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette
-sous les pieds. Dès que j'arrivais, elle me forçait à prendre cette
-chaufferette et à m'asseoir dessus pour ne pas m'enrhumer dans cette
-vaste pièce froide, placée sous le toit.
-
---Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.
-
-Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec
-ses longs doigts crochus, qui étaient vifs; ses yeux derrière ses
-lunettes aux verres grossissants, car l'âge avait affaibli sa vue, me
-paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.
-
-Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu'elle me disait
-et dont mon cœur d'enfant était remué, une âme magnanime de pauvre
-femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements
-du bourg, l'histoire d'une vache qui s'était sauvée de l'étable et
-qu'on avait retrouvée, un matin, devant le moulin de Prosper Malet,
-regardant tourner les ailes de bois, ou l'histoire d'un œuf de poule
-découvert dans le clocher de l'église sans qu'on eût jamais compris
-quelle bête était venue le pondre là, ou l'histoire du chien de
-Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village la
-culotte de son maître volée par un passant tandis qu'elle séchait
-devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces
-naïves aventures de telle façon qu'elles prenaient en mon esprit des
-proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux;
-et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma
-mère, le soir, n'avaient point cette saveur, cette ampleur, cette
-puissance des récits de la paysanne.
-
-
-Or, un mardi, comme j'avais passé toute la matinée à écouter la mère
-Clochette, je voulus remonter près d'elle, dans la journée, après avoir
-été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets,
-derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement
-que les choses d'hier.
-
-Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j'aperçus la vieille couturière
-étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras
-allongés, tenant encore son aiguille d'une main, et de l'autre, une
-de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans
-doute, s'allongeait sous sa chaise; et les lunettes brillaient au pied
-de la muraille, ayant roulé loin d'elle.
-
-Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut; et j'appris au
-bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte.
-
-Je ne saurais dire l'émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa
-mon cœur d'enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j'allai
-me cacher dans un coin sombre, au fond d'une immense et antique bergère
-où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute,
-car la nuit vint.
-
-Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et
-j'entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus
-la voix.
-
-On l'avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de
-l'accident. Je n'y compris rien d'ailleurs. Puis il s'assit, et accepta
-un verre de liqueur avec un biscuit.
-
-Il parlait toujours; et ce qu'il dit alors me reste et me restera
-gravé dans l'âme jusqu'à ma mort! Je crois que je puis reproduire même
-presque absolument les termes dont il se servit.
-
---Ah! disait-il, la pauvre femme! ce fut ici ma première cliente. Elle
-se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n'avais pas eu le temps
-de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me
-quérir en toute hâte, car c'était grave, très grave.
-
-Elle avait dix-sept ans, et c'était une très belle fille, très belle,
-très belle! L'aurait-on cru? Quant à son histoire, je ne l'ai jamais
-dite, et personne hors moi et un autre qui n'est plus dans le pays
-ne l'a jamais sue. Maintenant qu'elle est morte, je puis être moins
-discret.
-
-A cette époque-là venait de s'installer, dans le bourg, un jeune
-aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de
-sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait
-le dédaigneux, ayant grand'peur d'ailleurs du maître d'école, son
-supérieur, le père Grabu, qui n'était pas bien levé tous les jours.
-
-Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui
-vient de mourir chez vous et qu'on baptisa plus tard Clochette, après
-son accident. L'aide instituteur distingua cette belle fillette,
-qui fut sans doute flattée d'être choisie par cet imprenable
-conquérant; toujours est-il qu'elle l'aima, et qu'il obtint un premier
-rendez-vous, dans le grenier de l'école, à la fin d'un jour de
-couture, la nuit venue.
-
-Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre
-l'escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se
-cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l'y rejoignit
-bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce
-grenier s'ouvrit de nouveau et le maître d'école parut et demanda:
-
---Qu'est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert?
-
-Sentant qu'il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit
-stupidement:
-
---J'étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu.
-
-Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir; et Sigisbert
-poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant: «Allez
-là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous!»
-
-Le maître d'école entendant murmurer, reprit: «Vous n'êtes donc pas
-seul ici?
-
---Mais oui, monsieur Grabu!
-
---Mais non, puisque vous parlez.
-
---Je vous jure que oui, monsieur Grabu.
-
---C'est ce que je vais savoir, reprit le vieux; et fermant la porte à
-double tour, il descendit chercher une chandelle.
-
-Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la
-tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup: «Mais
-cachez-vous, qu'il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain
-pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc!»
-
-On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure.
-
-Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l'ouvrit
-brusquement, puis d'une voix basse et résolue:
-
---Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle.
-
-Et elle sauta.
-
-Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris.
-
-Un quart d'heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait
-son aventure. La jeune fille était restée au pied du mur incapable de
-se lever, étant tombée de deux étages. J'allai la chercher avec lui.
-Il pleuvait à verse, et j'apportai chez moi cette malheureuse dont la
-jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé
-les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une
-admirable résignation. «Je suis punie, bien punie!»
-
-Je fis venir du secours et les parents de l'ouvrière, à qui je contai
-la fable d'une voiture emportée qui l'avait renversée et estropiée
-devant ma porte.
-
-On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois,
-l'auteur de cet accident.
-
-Voilà! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles
-qui accomplissent les plus belles actions historiques.
-
-Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C'est une martyre, une
-grande âme, une Dévouée sublime! Et si je ne l'admirais pas absolument
-je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n'ai jamais voulu
-dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi.
-
-Le médecin s'était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que
-je ne saisis pas bien; puis ils s'en allèrent.
-
-Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que
-j'entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l'escalier.
-
-On emportait le corps de Clochette.
-
-
- _Clochette_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 décembre 1886.
-
-
-
-
-LE
-MARQUIS DE FUMEROL.
-
-
-ROGER DE TOURNEVILLE, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à
-cheval sur une chaise; il tenait un cigare à la main, et, de temps en
-temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée.
-
-... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa l'ouvrit.
-Vous connaissez bien papa qui croit faire l'intérim du Roy, en France.
-Moi, je l'appelle don Quichotte parce qu'il s'est battu pendant douze
-ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si
-c'était au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourd'hui il
-tient la lance au nom des Orléans seuls, parce qu'il n'y a plus qu'eux.
-Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France,
-le plus connu, le plus influent, le chef du parti; et comme il est
-sénateur inamovible il considère les Rois des environs comme ayant des
-trônes peu sûrs.
-
-Quant à maman, c'est l'âme de papa, c'est l'âme de la royauté et de la
-religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants.
-
-Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa
-l'ouvrit, la lut, puis il regarda maman et lui dit: «Ton frère est à
-l'article de la mort.» Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon
-oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais
-seulement par la voix publique qu'il avait mené et menait encore une
-vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable
-de femmes, il n'avait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il
-vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs.
-
-Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait,
-disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il
-avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente; et il était
-devenu la plaie vive du cœur de maman.
-
-Elle dit: «Donnez-moi cette lettre, Paul.»
-
-Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici:
-
- «Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre
- bôfrère le marqui de Fumerol va mourir. Peut etre voudré vous prendre
- des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu.
-
- «Votre servante,
-
- «MÉLANI.»
-
-Papa murmura: «Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur
-les derniers moments de votre frère.»
-
-Maman reprit: «Je vais faire chercher l'abbé Poivron et lui demander
-conseil. Puis j'irai trouver mon frère avec l'abbé et Roger. Vous,
-Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut
-faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans
-votre position, c'est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se
-servir contre vous de la plus louable de vos actions.
-
---Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma
-chère amie.»
-
-Un quart d'heure plus tard, l'abbé Poivron entrait dans le salon, et la
-situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces.
-
-Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans
-les secours de la religion, le coup assurément serait terrible pour
-la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en particulier.
-Les libres penseurs triompheraient. Les mauvais journaux chanteraient
-victoire pendant six mois; le nom de ma mère serait traîné dans la
-boue et dans la prose des feuilles socialistes; celui de mon père
-éclaboussé. Il était impossible qu'une pareille chose arrivât.
-
-Donc une croisade fut immédiatement décidée, qui serait conduite par
-l'abbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai
-vicaire de grande église dans un quartier noble et riche.
-
-Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et
-moi, pour administrer mon oncle.
-
-
-Il avait été décidé qu'on verrait d'abord Mme Mélanie, auteur de la
-lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle.
-
-Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et j'entrai
-dans un couloir sombre où j'eus beaucoup de mal à découvrir le trou
-obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance.
-
-Je demandai: «Madame Mélanie, s'il vous plaît?
-
---Connais pas!
-
---Mais, j'ai reçu une lettre d'elle.
-
---C'est possible, mais connais pas. C'est quelque entretenue que vous
-demandez?
-
---Non, une bonne, probablement. Elle m'a écrit pour une place.
-
---Une bonne?... Une bonne?... P't'être la celle au marquis. Allez voir,
-cintième à gauche.»
-
-Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus
-aimable et il vint jusqu'au couloir. C'était un grand maigre avec des
-favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux.
-
-Je grimpai en courant un long limaçon poisseux d'escalier dont je
-n'osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets à la porte
-de gauche du cinquième étage.
-
-Elle s'ouvrit aussitôt; et une femme malpropre, énorme, se trouva
-devant moi barrant l'entrée de ses bras ouverts qui s'appuyaient aux
-deux portants.
-
-Elle grogna: «Qu'est-ce que vous demandez?
-
---Vous êtes madame Mélanie?
-
---Oui.
-
---Je suis le vicomte de Tourneville.
-
---Ah bon! Entrez.
-
---C'est que... maman est en bas avec un prêtre.
-
---Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier.»
-
-Je descendis et je remontai avec maman que suivait l'abbé. Il me sembla
-que j'entendais d'autres pas derrière nous.
-
-Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et
-nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer.
-
---Il est bien bas? demanda maman.
-
---Ah oui, madame, il n'en a pas pour longtemps.
-
---Est-ce qu'il semble disposé à recevoir la visite d'un prêtre?
-
---Oh!... je ne crois pas.
-
---Puis-je le voir?
-
---Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles
-sont auprès de lui.
-
---Quelles demoiselles?
-
---Mais... mais... ses bonnes amies donc.
-
---Ah!
-
-Maman était devenue toute rouge.
-
-L'abbé Poivron avait baissé les yeux.
-
-Cela commençait à m'amuser et je dis:
-
---Si j'entrais le premier? Je verrai comment il me recevra et je
-pourrai peut-être préparer son cœur.
-
-Maman, qui n'y entendait pas malice, répondit:
-
---Oui, mon enfant.
-
-Mais une porte s'ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme
-cria:
-
---Mélanie!
-
-La grosse bonne s'élança, répondit:
-
---Qu'est-ce qu'il faut, mamzelle Claire?
-
---L'omelette, bien vite.
-
---Dans une minute, mamzelle.
-
-Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel:
-
---C'est une omelette au fromage qu'elles m'ont commandée pour deux
-heures comme collation.
-
-Et tout de suite elle cassa les œufs dans un saladier et se mit à les
-battre avec ardeur.
-
-Moi, je sortis sur l'escalier et je tirai la sonnette afin d'annoncer
-mon arrivée officielle.
-
-Mélanie m'ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon
-oncle que j'étais là, puis revint me prier d'entrer.
-
-L'abbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe.
-
-Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau,
-très solennel, très chic, ce vieux viveur.
-
-Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées
-d'une couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur
-les bras du siège, il attendait la mort avec une dignité biblique.
-Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs
-aussi, la rejoignaient sur les joues.
-
-Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi,
-deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec
-des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des
-cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales
-à broderies d'or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles
-avaient l'air, auprès de ce moribond, des figures immorales d'une
-peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table
-portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et
-deux couteaux, attendait l'omelette au fromage commandée tout à l'heure
-à Mélanie.
-
-Mon oncle dit d'une voix faible, essoufflée, mais nette:
-
---Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre
-connaissance ne sera pas longue.
-
-Je balbutiai: «Mon oncle, ce n'est pas ma faute...»
-
-Il répondit: «Non. Je le sais. C'est la faute de ton père et de ta mère
-plus que la tienne... Comment vont-ils?
-
---Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez
-malade, ils m'ont envoyé prendre de vos nouvelles.
-
---Ah! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-mêmes?»
-
-Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement: «Ce n'est
-pas de leur faute s'ils n'ont pu venir, mon oncle. Mais il serait
-difficile pour mon père, et impossible pour ma mère d'entrer ici...»
-
-Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je
-pris cette main pâle et froide et je la gardai.
-
-La porte s'ouvrit: Mélanie entra avec l'omelette et la posa sur la
-table. Les deux femmes aussitôt s'assirent devant leurs assiettes et se
-mirent à manger sans détourner les yeux de moi.
-
-Je dis: «Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous
-embrasser.»
-
-Il murmura: «Moi aussi... je voudrais...» Il se tut. Je ne trouvais
-rien à lui proposer, et on n'entendait plus que le bruit des
-fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui
-mâchent.
-
-Or l'abbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et
-croyant la partie gagnée, jugea le moment venu d'intervenir, et il se
-montra.
-
-Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition qu'il demeura
-d'abord immobile; puis il ouvrit la bouche comme s'il voulait avaler le
-prêtre; puis il cria d'une voix forte, profonde, furieuse:
-
---Que venez-vous faire ici?
-
-L'abbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours,
-murmurant:
-
---Je viens au nom de votre sœur, monsieur le marquis; c'est elle qui
-m'envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis...
-
-Mais le marquis n'écoutait pas. Levant une main il indiquait la porte
-d'un geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant:
-
---Sortez d'ici..., sortez d'ici... voleurs d'âmes... Sortez d'ici,
-violeurs de consciences... Sortez d'ici, crocheteurs de portes des
-moribonds!
-
-Et l'abbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant
-en retraite avec mon clergé; et, vengées, les deux petites femmes
-s'étaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles
-s'étaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant
-leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les
-entreprises criminelles de la Famille et de la Religion.
-
-L'abbé et moi nous rejoignîmes maman dans la cuisine. Et Mélanie de
-nouveau nous offrit des chaises.
-
---Je savais bien que ça n'irait pas tout seul, disait-elle. Il faut
-trouver autre chose, autrement il nous échappera.
-
-Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis; l'abbé en soutenait
-un autre. J'en apportais un troisième.
-
-Nous discutions à voix basse depuis une demi-heure peut-être quand un
-grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus
-véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous
-dresser tous les quatre.
-
-Nous entendions à travers les portes et les cloisons: «Dehors...
-dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors...»
-
-Mélanie se précipita, puis revint aussitôt m'appeler à l'aide.
-J'accourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout
-et vociférant, deux hommes, l'un derrière l'autre, semblaient attendre
-qu'il fût mort de fureur.
-
-A sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à son
-air d'instituteur sans place, à son col droit et à sa cravate blanche,
-à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre d'une religion
-bâtarde, je reconnus aussitôt le premier pour un pasteur protestant.
-
-Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte
-réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru
-chercher son prêtre à lui, dans l'espoir d'un meilleur sort.
-
-Mon oncle semblait fou de rage! Si la vue du prêtre catholique, du
-prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre
-penseur, l'aspect du ministre de son portier le mettait tout à fait
-hors de lui.
-
-Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si
-brusquement qu'ils s'embrassèrent avec violence deux fois de suite, au
-passage des deux portes qui conduisaient à l'escalier.
-
-Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre
-quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de l'abbé.
-
-Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant. «Il meurt... il meurt...
-venez vite... il meurt...»
-
-Ma mère s'élança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le
-parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu'il était déjà mort.
-
-Maman fut superbe à cet instant-là. Elle marcha droit sur les deux
-filles agenouillées auprès du corps et qui cherchaient à le soulever.
-Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une majesté
-irrésistibles, elle prononça:
-
---C'est à vous de sortir, maintenant.
-
-Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter
-que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur
-et le concierge.
-
-Alors l'abbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières
-d'usage et lui remit ses péchés.
-
-Maman sanglotait, prosternée près de son frère.
-
-Tout à coup elle s'écria:
-
---Il m'a reconnue. Il m'a serré la main. Je suis sûre qu'il m'a
-reconnue!!!... et qu'il m'a remerciée! oh, mon Dieu! quelle joie!
-
-Pauvre maman! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce
-remerciement-là devait s'adresser!
-
-On coucha l'oncle sur son lit. Il était bien mort cette fois.
-
---Madame, dit Mélanie, nous n'avons pas de draps pour l'ensevelir. Tout
-le linge appartient à ces demoiselles.
-
-Moi je regardais l'omelette qu'elles n'avaient point fini de manger, et
-j'avais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de drôles
-d'instants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie!
-
-
-Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq
-discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en
-termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes
-de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et
-catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs,
-en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée.
-
-
-Le vicomte Roger s'était tu. On riait autour de lui. Quelqu'un dit:
-«Bah! c'est là l'histoire de toutes les conversions _in extremis_.»
-
-
- _Le Marquis de Fumerol_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 5 octobre
- 1886.
-
-
-
-
-LE SIGNE.
-
-
-LA petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close
-et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de
-batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser;
-elle dormait seule, tranquille, de l'heureux et profond sommeil des
-divorcées.
-
-Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon
-bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se
-disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte
-de sa maîtresse.
-
-Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure,
-souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée
-sous un nuage de cheveux.
-
---Qu'est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt? Il n'est pas encore
-neuf heures.
-
-La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit:
-
---Il faut que je te parle. Il m'arrive une chose horrible.
-
---Entre, ma chérie.
-
-Elle entra, elles s'embrassèrent; et la petite marquise se recoucha
-pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l'air
-et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, Mme de Rennedon
-reprit: «Allons, raconte.»
-
-Mme de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes claires
-qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait sans
-s'essuyer les yeux pour ne point les rougir: «Oh! ma chère, c'est
-abominable, abominable, ce qui m'arrive. Je n'ai pas dormi de la nuit,
-mais pas une minute; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur,
-comme il bat.»
-
-Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur
-cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent
-aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait
-fort, en effet.
-
-Elle continua:
-
---Ça m'est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou
-quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien
-mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens
-toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j'ai la
-manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C'est
-si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j'aime
-ça! Donc hier, j'étais assise sur la chaise basse que je me suis fait
-installer dans l'embrasure de ma fenêtre; elle était ouverte, cette
-fenêtre, et je ne pensais à rien; je respirais l'air bleu. Tu te
-rappelles comme il faisait beau, hier!
-
-Tout à coup je remarque que, de l'autre côté de la rue, il y a aussi
-une femme à la fenêtre, une femme en rouge; moi j'étais en mauve, tu
-sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme,
-une nouvelle locataire, installée depuis un mois; et comme il pleut
-depuis un mois, je ne l'avais point vue encore. Mais je m'aperçus tout
-de suite que c'était une vilaine fille. D'abord je fus très dégoûtée et
-très choquée qu'elle fût à la fenêtre comme moi; et puis, peu à peu,
-ça m'amusa de l'examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les
-hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On
-aurait dit qu'ils étaient prévenus par quelque chose en approchant de
-la maison, qu'ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier,
-car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard
-avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait: «Voulez-vous?»
-
-Le leur répondait: «Pas le temps», ou bien: «Une autre fois», ou bien:
-«Pas le sou», ou bien: «Veux-tu te cacher, misérable!» C'étaient les
-yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.
-
-Tu ne te figures pas comme c'était drôle de la voir faire son manège ou
-plutôt son métier.
-
-Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un
-monsieur tourner sous la porte. Elle l'avait pris, celui-là, comme un
-pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma
-montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment,
-elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n'était pas
-laide, cette fille.
-
-Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si
-vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un
-mouvement de main?
-
-Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé.
-Oh! il était bien simple: un coup d'œil d'abord, puis un sourire, puis
-un tout petit geste de tête qui voulait dire «Montez-vous?» Mais si
-léger, si vague, si discret, qu'il fallait vraiment beaucoup de chic
-pour le réussir comme elle.
-
-Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce
-petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il était très gentil,
-son geste.
-
-Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux
-qu'elle, beaucoup mieux! J'étais enchantée; et je revins me mettre à la
-fenêtre.
-
-Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus
-personne. Vraiment elle n'avait pas de chance. Comme ça doit être
-terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et
-amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces
-hommes qu'on rencontre dans la rue.
-
-Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur
-le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les
-autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des
-blancs.
-
-J'en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux
-que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée.
-Maintenant tu peux choisir.
-
-Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu'ils me
-comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme? Et voilà que je
-suis prise d'une envie folle de le leur faire ce signe, mais d'une
-envie, d'une envie de femme grosse... d'une envie épouvantable, tu
-sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas résister! J'en ai
-quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là! Je crois
-que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m'a affirmé
-du reste (c'est un médecin qui m'a dit ça) que le cerveau du singe
-ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions
-quelqu'un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le
-premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos
-confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser,
-leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C'est stupide.
-
-Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais
-toujours.
-
-Je me dis donc: Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir.
-Qu'est-ce qui peut m'arriver? Rien! Nous échangerons un sourire, et
-voilà tout, et je ne le reverrai jamais; et si je le vois il ne me
-reconnaîtra pas; et s'il me reconnaît je nierai, parbleu.
-
-Je commence donc à choisir. J'en voulais un qui fût bien, très bien.
-Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon. J'aime les
-blonds, tu sais.
-
-Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit; je fais le geste;
-oh! à peine, à peine; il répond «oui» de la tête et le voilà qui entre,
-ma chérie! Il entre par la grande porte de la maison.
-
-Tu ne te figures pas ce qui s'est passé en moi à ce moment-là! J'ai cru
-que j'allais devenir folle. Oh! quelle peur! Songe, il allait parler
-aux domestiques! A Joseph qui est tout dévoué à mon mari! Joseph aurait
-cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps.
-
-Que faire? dis? Que faire? Et il allait sonner tout à l'heure, dans une
-seconde. Que faire, dis? J'ai pensé que le mieux était de courir à sa
-rencontre, de lui dire qu'il se trompait, de le supplier de s'en aller.
-Il aurait pitié d'une femme, d'une pauvre femme! Je me précipite donc
-à la porte et je l'ouvre juste au moment où il posait la main sur le
-timbre.
-
-Je balbutiai, tout à fait folle: «Allez-vous-en, monsieur,
-allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme
-mariée. C'est une erreur, une affreuse erreur; je vous ai pris pour
-un de mes amis à qui vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi,
-monsieur.»
-
-Et voilà qu'il se met à rire, ma chère, et il répond: «Bonjour, ma
-chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c'est deux
-louis au lieu d'un. Tu les auras. Allons, montre-moi la route.»
-
-Et il me pousse; il referme la porte, et comme je demeurais,
-épouvantée, en face de lui, il m'embrasse, me prend par la taille et me
-fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert.
-
-Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur, et il
-reprend: «Bigre, c'est gentil, chez toi, c'est très chic. Faut que tu
-sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre!»
-
-Alors, moi, je recommence à le supplier: «Oh! monsieur, allez-vous-en!
-allez-vous-en! Mon mari va rentrer! Il va rentrer dans un instant,
-c'est son heure! Je vous jure que vous vous trompez!»
-
-Et il me répond tranquillement: «Allons, ma belle, assez de manières
-comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller
-prendre quelque chose en face.»
-
-Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me
-demande:
-
---C'est ça, ton... ton mari?
-
---Oui, c'est lui.
-
---Il a l'air d'un joli mufle. Et ça, qu'est-ce que c'est? Une de tes
-amies?
-
-C'était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je
-ne savais plus ce que je disais, je balbutiai:
-
---Oui, c'est une de mes amies.
-
---Elle est très gentille. Tu me la feras connaître.
-
-Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures; et Raoul rentre
-tous les jours à cinq heures et demie! S'il revenait avant que l'autre
-fût parti, songe donc! Alors... alors... j'ai perdu la tête... tout à
-fait... j'ai pensé... j'ai pensé... que... que le mieux... était de...
-de... de... me débarrasser de cet homme le... le plus vite possible...
-Plus tôt ce serait fini... tu comprends... et... et voilà... voilà...
-puisqu'il le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne serait pas
-parti sans ça... Donc j'ai... j'ai... j'ai mis le verrou à la porte du
-salon... Voilà.
-
-
-La petite marquise de Rennedon s'était mise à rire, mais à rire
-follement, la tête dans l'oreiller, secouant son lit tout entier.
-
-Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda:
-
---Et... et... il était joli garçon...
-
---Mais oui.
-
---Et tu te plains?
-
---Mais... mais... vois-tu, ma chère, c'est que... il a dit... qu'il
-reviendrait demain... à la même heure... et j'ai... j'ai une peur
-atroce... Tu n'as pas idée comme il est tenace... et volontaire... Que
-faire... dis... que faire?
-
-La petite marquise s'assit dans son lit pour réfléchir; puis elle
-déclara brusquement:
-
---Fais-le arrêter.
-
-La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia:
-
---Comment? Tu dis? A quoi penses-tu? Le faire arrêter? Sous quel
-prétexte?
-
---Oh! c'est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire; tu lui diras
-qu'un monsieur te suit depuis trois mois; qu'il a eu l'insolence de
-monter chez toi hier; qu'il t'a menacée d'une nouvelle visite pour
-demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux
-agents qui l'arrêteront.
-
---Mais, ma chère, s'il raconte...
-
---Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé
-ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du
-monde irréprochable.
-
---Oh! je n'oserai jamais.
-
---Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue.
-
---Songe qu'il va... qu'il va m'insulter... quand on l'arrêtera.
-
---Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner.
-
---Condamner à quoi?
-
---A des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable!
-
---Ah! à propos de dommages..., il y a une chose qui me gêne
-beaucoup..., mais beaucoup... Il m'a laissé... deux louis... sur la
-cheminée.
-
---Deux louis?
-
---Oui.
-
---Pas plus?
-
---Non.
-
---C'est peu. Ça m'aurait humiliée, moi. Eh bien?
-
---Eh bien! qu'est-ce qu'il faut faire de cet argent?
-
-La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d'une voix
-sérieuse:
-
---Ma chère... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau à ton
-mari... ça n'est que justice.
-
-
- _Le Signe_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 17 avril 1886.
-
-
-
-
-LE DIABLE.
-
-
-LE paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la
-mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux
-hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se révoltait
-pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.
-
-Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à
-flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux
-et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs
-des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des
-herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les
-sauterelles s'égosillaient, emplissaient la campagne d'un crépitement
-clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants
-dans les foires.
-
-Le médecin, élevant la voix, disait:
-
---Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet
-état-là. Elle passera d'un moment à l'autre!
-
-Et le paysan, désolé, répétait:
-
---Faut pourtant que j' rentre mon blé; v'là trop longtemps qu'il est à
-terre. L' temps est bon, justement. Qué qu' t'en dis, ma mé?
-
-Et la vieille mourante, tenaillée encore par l'avarice normande,
-faisait «oui» de l'œil et du front, engageait son fils à rentrer son
-blé et à la laisser mourir toute seule.
-
-Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied:
-
---Vous n'êtes qu'une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas
-de faire ça, entendez-vous! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre
-blé aujourd'hui même, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui
-garder votre mère. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m'obéissez
-pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à
-votre tour, entendez-vous?
-
-Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l'indécision,
-par la peur du médecin et par l'amour féroce de l'épargne, hésitait,
-calculait, balbutiait:
-
---Comben qu'é prend, la Rapet, pour une garde?
-
-Le médecin criait:
-
---Est-ce que je sais, moi? Ça dépend du temps que vous lui demanderez.
-Arrangez-vous avec elle, morbleu! Mais je veux qu'elle soit ici dans
-une heure, entendez-vous?
-
-L'homme se décida:
-
---J'y vas, j'y vas; vous fâchez point, m'sieu l' médecin.
-
-Et le docteur s'en alla, en appelant:
-
---Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je
-me fâche, moi!
-
-Dès qu'il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d'une voix
-résignée:
-
---J' vas quéri la Rapet, pisqu'il veut, c't homme. T'éluge point tant
-qu' je r'vienne.
-
-Et il sortit à son tour.
-
-
-La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de
-la commune et des environs. Puis, dès qu'elle avait cousu ses clients
-dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre
-son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme
-de l'autre année, méchante, jalouse, avare d'une avarice tenant du
-phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par
-l'éternel mouvement du fer promené sur les toiles, on eût dit qu'elle
-avait pour l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne
-parlait jamais que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les
-variétés de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle les racontait
-avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un chasseur
-raconte ses coups de fusil.
-
-Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l'eau
-bleue pour les collerettes des villageoises.
-
-Il dit:
-
---Allons, bonsoir; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet?
-
-Elle tourna vers lui la tête:
-
---Tout d' même, tout d' même. Et d' vot' part?
-
---Oh! d' ma part, ça va-t-à volonté, mais c'est ma mé qui n' va point.
-
---Vot' mé?
-
---Oui, ma mé!
-
---Qué qu'alle a votre mé?
-
---All' a qu'a va tourner d' l'œil!
-
-La vieille femme retira ses mains de l'eau, dont les gouttes, bleuâtres
-et transparentes, lui glissaient jusqu'au bout des doigts, pour
-retomber dans le baquet.
-
-Elle demanda, avec une sympathie subite:
-
---All' est si bas qu' ça?
-
---L' médecin dit qu'all' n' passera point la r'levée.
-
---Pour sûr qu'all est bas alors!
-
-Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition
-qu'il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout
-d'un coup:
-
---Comben qu' vous m' prendrez pour la garder jusqu'au bout? Vô
-savez que j' sommes point riche. J' peux seulement point m' payer
-eune servante. C'est ben ça qui l'a mise là, ma pauv' mé, trop
-d'élugement, trop d' fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses
-quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te graine-là!...
-
-La Rapet répliqua gravement:
-
---Y a deux prix: quarante sous l' jour, et trois francs la nuit pour
-les riches. Vingt sous l' jour et quarante la nuit pour l' zautres. Vô
-m' donnerez vingt et quarante.
-
-Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il
-savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait
-durer huit jours, malgré l'avis du médecin.
-
-Il dit résolument:
-
---Non. J'aime ben qu' vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu'au
-bout. J' courrons la chance d' part et d'autre. L' médecin dit qu'alle
-passera tantôt. Si ça s' fait tant mieux pour vous, tant pis pour mé.
-Ma si all' tient jusqu'à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé,
-tant pis pour vous!
-
-La garde, surprise, regardait l'homme. Elle n'avait jamais traité un
-trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l'idée d'une chance à
-courir. Puis elle soupçonna qu'on voulait la jouer.
-
---J' peux rien dire tant qu' j'aurai point vu vot' mé, répondit-elle.
-
---V'nez-y, la vé.
-
-Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.
-
-En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d'un pied pressé, tandis
-qu'il allongeait ses grandes jambes comme s'il devait, à chaque pas,
-traverser un ruisseau.
-
-Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient
-lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux
-gens qui passaient, pour leur demander de l'herbe fraîche.
-
-En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura:
-
---Si c'était fini, tout d' même?
-
-Et le désir inconscient qu'il en avait se manifesta dans le son de sa
-voix.
-
-Mais la vieille n'était point morte. Elle demeurait sur le dos, en son
-grabat, les mains sur la couverture d'indienne violette, des mains
-affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à des
-crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes
-presque séculaires qu'elles avaient accomplies.
-
-La Rapet s'approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le
-pouls, lui palpa la poitrine, l'écouta respirer, la questionna pour
-l'entendre parler; puis l'ayant encore longtemps contemplée, elle
-sortit suivie d'Honoré. Son opinion était assise. La vieille n'irait
-pas à la nuit. Il demanda:
-
---Hé ben.
-
-La garde répondit:
-
---Hé ben, ça durera deux jours, p'têt' trois. Vous me donnerez six
-francs, tout compris.
-
-Il s'écria:
-
---Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Mé, je vous dis
-qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas plus!
-
-Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait
-se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas
-tout seul, à la fin, il consentit:
-
---Eh ben, c'est dit, six francs, tout compris, jusqu'à la l'vée du
-corps.
-
---C'est dit, six francs.
-
-Et il s'en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le
-lourd soleil qui mûrit les moissons.
-
-La garde rentra dans la maison.
-
-Elle avait apporté de l'ouvrage, car auprès des mourants et des morts
-elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille
-qui l'employait à cette double besogne moyennant un supplément de
-salaire.
-
-Tout à coup, elle demanda:
-
---Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps?
-
-La paysanne fit «non» de la tête; et la Rapet, qui était dévote, se
-leva avec vivacité.
-
---Seigneur Dieu, c'est-il possible? J' vas quérir m'sieur l' curé.
-
-Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur
-la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé.
-
-
-Le prêtre s'en vint aussitôt, en surplis, précédé de l'enfant de chœur
-qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la
-campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin,
-ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant
-que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme; les femmes qui
-ramassaient les gerbes se redressaient pour faire le signe de la
-croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en
-se balançant sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, où
-elles disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un pré,
-prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de
-sa corde, en lançant des ruades. L'enfant de chœur, en jupe rouge,
-allait vite; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de
-sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières; et la Rapet
-venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner
-en marchant, et les mains jointes, comme à l'église.
-
-Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda:
-
---Ousqu'i va, not' curé?
-
-Son valet, plus subtil, répondit:
-
---I porte l' bon Dieu à ta mé, pardi!
-
-Le paysan ne s'étonna pas:
-
---Ça s' peut ben, tout d' même!
-
-Et il se remit au travail.
-
-La mère Bontemps se confessa, reçut l'absolution, communia; et le
-prêtre s'en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière
-étouffante.
-
-Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si
-cela durerait longtemps.
-
-Le jour baissait; l'air plus frais entrait par souffles plus vifs,
-faisait voltiger contre le mur une image d'Épinal tenue par deux
-épingles; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes
-maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l'air de s'envoler,
-de se débattre, de vouloir partir, comme l'âme de la vieille.
-
-Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence
-la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait
-un peu dans sa gorge serrée. Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y
-aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait.
-
-A la nuit tombante, Honoré rentra. S'étant approché du lit, il vit que
-sa mère vivait encore, et il demanda:
-
---Ça va-t-il?
-
-Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée.
-
-Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant:
-
---D'main, cinq heures, sans faute.
-
-Elle répondit:
-
---D'main, cinq heures.
-
-Elle arriva, en effet, au jour levant.
-
-Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu'il avait
-faite lui-même.
-
-La garde demanda:
-
---Eh ben, vot' mé a-t-all' passé?
-
-Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux:
-
---All' va plutôt mieux.
-
-Et il s'en alla.
-
-La Rapet, saisie d'inquiétude, s'approcha de l'agonisante, qui
-demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l'œil ouvert et
-les mains crispées sur sa couverture.
-
-Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours,
-huit jours ainsi; et une épouvante étreignit son cœur d'avare, tandis
-qu'une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée
-et contre cette femme qui ne mourait pas.
-
-Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la
-face ridée de la mère Bontemps.
-
-Honoré revint pour déjeuner; il semblait content, presque goguenard;
-puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions
-excellentes.
-
-
-La Rapet s'exaspérait; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant,
-du temps volé, de l'argent volé. Elle avait envie, une envie folle de
-prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, cette
-vieille obstinée, et d'arrêter, en serrant un peu, ce petit souffle
-rapide qui lui volait son temps et son argent.
-
-Puis elle réfléchit au danger; et, d'autres idées lui passant par la
-tête, elle se rapprocha du lit.
-
-Elle demanda:
-
---Vos avez-t-il déjà vu l' Diable?
-
-La mère Bontemps murmura:
-
---Non.
-
-Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour
-terroriser son âme débile de mourante.
-
-Quelques minutes avant qu'on expirât, le Diable apparaissait,
-disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une
-marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l'avait
-vu, c'était fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants. Et elle
-énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette
-année-là: Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine
-Grospied.
-
-La mère Bontemps, émue enfin, s'agitait, remuait les mains, essayait de
-tourner la tête pour regarder au fond de la chambre.
-
-Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l'armoire, elle prit un
-drap et s'enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, dont les
-trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi que trois cornes;
-elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau
-de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il retombât
-avec bruit.
-
-Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable; alors, grimpée sur
-une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et
-elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot
-de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un
-diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie.
-
-Éperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se
-soulever et s'enfuir; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa
-poitrine; puis elle retomba avec un grand soupir. C'était fini.
-
-Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai
-au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le
-seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes
-professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le
-lit une assiette, versa dedans l'eau du bénitier, y trempa le buis
-cloué sur la commode et, s'agenouillant, se mit à réciter avec ferveur
-les prières des trépassés qu'elle savait par cœur, par métier.
-
-Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il
-calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur lui, car
-elle n'avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout
-cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait.
-
-
- _Le Diable_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 5 août 1886.
-
-
-
-
-LES ROIS.
-
-
-AH! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le
-rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre!
-
-J'étais alors maréchal des logis de hussards, et depuis quinze jours
-rôdant en éclaireur en face d'une avant-garde allemande. La veille,
-nous avions sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre
-petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville.
-
-Or, ce jour-là, mon capitaine m'ordonna de prendre dix cavaliers et
-d'aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, où
-l'on s'était battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt
-maisons debout ni douze habitants dans ce guêpier.
-
-Je pris donc dix cavaliers et je partis vers quatre heures. A cinq
-heures, en pleine nuit, nous atteignîmes les premiers murs de Porterin.
-Je fis halte et j'ordonnai à Marchas, vous savez bien, Pierre de
-Marchas qui a épousé depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du
-marquis de Martel-Auvelin, d'entrer tout seul dans le village et de
-m'apporter des nouvelles.
-
-Je n'avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ça fait
-plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas
-était dégourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un
-serpent. Il savait éventer des Prussiens ainsi qu'un chien évente un
-lièvre, trouver des vivres là où nous serions morts de faim sans lui,
-et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements
-toujours sûrs, avec une adresse inimaginable.
-
-Il revint au bout de dix minutes:
-
---Ça va bien, dit-il; aucun Prussien n'a passé par ici depuis trois
-jours. Il est sinistre, ce village. J'ai causé avec une bonne sœur qui
-garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonné.
-
-J'ordonnai d'aller de l'avant, et nous pénétrâmes dans la rue
-principale. On apercevait vaguement à droite, à gauche, des murs sans
-toit, à peine visibles dans la nuit profonde. De place en place,
-une lumière brillait derrière une vitre: une famille était restée
-pour garder sa demeure à peu près debout, une famille de braves ou
-de pauvres. La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée,
-qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu'en touchant les
-manteaux. Les chevaux trébuchaient sur des pierres, sur des poutres,
-sur des meubles. Marchas nous guidait, à pied, devant nous, et traînant
-sa bête par la bride.
-
---Où nous mènes-tu? lui demandai-je.
-
-Il répondit:
-
---J'ai un gîte, un bon.
-
-Et il s'arrêta bientôt devant une petite maison bourgeoise demeurée
-entière, bien close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière.
-
-Au moyen d'un gros caillou ramassé près de la grille, Marchas fit
-sauter la serrure, puis il gravit le perron, défonça la porte d'entrée
-à coups de pied et à coups d'épaule, alluma un bout de bougie qu'il
-avait toujours en poche, et nous précéda dans un bon et confortable
-logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une
-assurance admirable, comme s'il avait vécu dans cette maison qu'il
-voyait pour la première fois.
-
-Deux hommes restés dehors gardaient nos chevaux.
-
-Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait:
-
---Les écuries doivent être à gauche; j'ai vu ça en entrant; va donc y
-loger les bêtes, dont nous n'avons pas besoin.
-
-Puis, se tournant vers moi:
-
---Donne des ordres, sacrebleu!
-
-Il m'étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis en riant:
-
---Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai
-ici.
-
-Il demanda:
-
---Combien prends-tu d'hommes?
-
---Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du soir.
-
---Bon. Tu m'en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et
-mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin.
-
-Et je m'en allai reconnaître les rues désertes jusqu'à la sortie sur la
-plaine, pour y placer mes factionnaires.
-
-Une demi-heure plus tard, j'étais de retour. Je trouvai Marchas étendu
-dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour
-du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant un
-cigare excellent dont le parfum emplissait la pièce. Il était seul,
-les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les joues
-roses, l'œil brillant, l'air enchanté.
-
-Dans la pièce voisine, j'entendais un bruit de vaisselle. Marchas me
-dit en souriant d'une façon béate:
-
---Ça va, j'ai trouvé le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous
-les marches du perron, l'eau-de-vie,--cinquante bouteilles de vraie
-fine--dans le potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m'a
-pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un
-canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la
-plume, comme tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est excellent.
-
-Je m'étais assis en face de lui. La flamme de la cheminée me grillait
-le nez et les joues:
-
---Où as-tu trouvé ce bois-là? demandai-je.
-
-Il murmura:
-
---Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C'est la peinture qui
-donne cette flambée, un punch d'essence et de vernis. Bonne maison!
-
-Je riais, tant je le trouvais drôle, l'animal. Il reprit:
-
---Dire que c'est jour des Rois! J'ai fait mettre une fève dans l'oie;
-mais pas de reine; c'est embêtant, ça!
-
-Je répétai, comme un écho:
-
---C'est embêtant; mais que veux-tu que j'y fasse, moi?
-
---Que tu en trouves, parbleu!
-
---De quoi?
-
---Des femmes.
-
---Des femmes?... Tu es fou!
-
---J'ai bien trouvé l'eau-de-vie sous un poirier, moi, et le
-champagne sous les marches du perron; et rien ne pouvait me guider
-encore.--Tandis que, pour toi, une jupe c'est un indice certain.
-Cherche, mon vieux.
-
-Il avait l'air si grave, si sérieux, si convaincu que je ne savais plus
-s'il plaisantait.
-
-Je répondis:
-
---Voyons, Marchas, tu blagues?
-
---Je ne blague jamais dans le service.
-
---Mais où diable veux-tu que j'en trouve, des femmes?
-
---Où tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Déniche
-et apporte.
-
-Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit:
-
---Veux-tu une idée?
-
---Oui.
-
---Va trouver le curé.
-
---Le curé? Pourquoi faire?
-
---Invite-le à souper et prie-le d'amener une femme.
-
---Le curé! Une femme! Ah! ah! ah!
-
-Marchas reprit avec une extraordinaire gravité:
-
---Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui notre situation.
-Il doit s'embêter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu'il nous
-faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu,
-puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaître ses
-paroissiennes sur le bout du doigt. S'il y en a une possible pour nous,
-et si tu t'y prends bien, il te l'indiquera.
-
---Voyons, Marchas? A quoi penses-tu?
-
---Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce serait même très
-drôle. Nous savons vivre, parbleu, et nous serons d'une distinction
-parfaite, d'un chic extrême. Nomme-nous à l'abbé, fais-le rire,
-attendris-le, séduis-le et décide-le!
-
---Non, c'est impossible.
-
-Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes côtés faibles,
-le gredin reprit:
-
---Songe donc comme ce serait crâne à faire et amusant à raconter. On en
-parlerait dans toute l'armée. Ça te ferait une rude réputation.
-
-J'hésitais, tenté par l'aventure. Il insista:
-
---Allons, mon petit Garens. Tu es chef de détachement, toi seul peux
-aller trouver le chef de l'Église en ce pays. Je t'en prie, vas-y. Je
-raconterai la chose en vers, dans la _Revue des Deux-Mondes_, après la
-guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes hommes. Tu les fais
-assez marcher depuis un mois.
-
-Je me levai en demandant:
-
---Où est le presbytère?
-
---Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu trouveras une avenue;
-et, au bout de l'avenue, l'église. Le presbytère est à côté.
-
-Je sortais; il me cria:
-
---Dis-lui le menu pour lui donner faim!
-
-
-Je découvris sans peine la petite maison de l'ecclésiastique, à côté
-d'une grande vilaine église de briques. Je frappai à coups de poing
-dans la porte, qui n'avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte
-demanda de l'intérieur:
-
---Qui va là?
-
-Je répondis:
-
---Maréchal des logis de hussards.
-
-J'entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai en
-face d'un grand prêtre à gros ventre, avec une poitrine de lutteur,
-des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint rouge et
-un air brave homme.
-
-Je fis le salut militaire.
-
---Bonjour, monsieur le curé.
-
-Il avait craint une surprise, une embûche de rôdeurs, et il sourit en
-répondant:
-
---Bonjour, mon ami; entrez.
-
-Je le suivis dans une petite chambre à pavés rouges, où brûlait un
-maigre feu, bien différent du brasier de Marchas.
-
-Il me montra une chaise, et puis me dit:
-
---Qu'y a-t-il pour votre service?
-
---Monsieur l'abbé, permettez-moi d'abord de me présenter.
-
-Et je lui tendis ma carte.
-
-Il la reçut et lut à mi-voix:
-
-«Le comte de Garens.»
-
-Je repris:
-
---Nous sommes ici onze, monsieur l'abbé, cinq en grand'garde et six
-installés chez un habitant inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici
-présent, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d'Étreillis,
-Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune
-musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire
-l'honneur de souper avec nous. C'est un souper des Rois, monsieur le
-curé, et nous voudrions le rendre un peu gai.
-
-Le prêtre souriait. Il murmura:
-
---Il me semble que ce n'est guère l'occasion de s'amuser.
-
-Je répondis:
-
---Nous nous battons tous les jours, monsieur. Quatorze de nos camarades
-sont morts depuis un mois, et trois sont restés par terre, hier encore.
-C'est la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant, n'avons-nous pas
-le droit de la jouer gaiement? Nous sommes Français, nous aimons rire,
-nous savons rire partout. Nos pères riaient bien sur l'échafaud! Ce
-soir, nous voudrions nous dégourdir un peu, en gens comme il faut, et
-non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort?
-
-Il répondit vivement:
-
---Vous avez raison, mon ami, et j'accepte avec grand plaisir votre
-invitation.
-
-Il cria:
-
---Hermance!
-
-Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible, apparut et demanda:
-
---Qué qui a?
-
---Je ne dîne pas ici, ma fille.
-
---Où que vous dînez donc?
-
---Avec MM. les hussards.
-
-J'eus envie de dire: «Amenez votre bonne, pour voir la tête de
-Marchas», mais je n'osai point.
-
-Je repris:
-
---Parmi vos paroissiens restés dans le village, en voyez-vous quelqu'un
-ou quelqu'une que je puisse inviter aussi?
-
-Il hésita, chercha et déclara:
-
---Non, personne!
-
-J'insistai:
-
---Personne!... Voyons, monsieur le curé, cherchez. Ce serait très
-galant d'avoir des dames. Je m'entends, des ménages! Est-ce que je
-sais, moi? Le boulanger avec sa femme, l'épicier, le... le... le...
-l'horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la
-pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantés
-de laisser un bon souvenir aux gens d'ici.
-
-Le curé médita longtemps encore, puis prononça avec résolution:
-
---Non, personne.
-
-Je me mis à rire:
-
---Sacristi! monsieur le curé, c'est ennuyeux de n'avoir pas une reine,
-car nous avons une fève. Voyons, cherchez. Il n'y a pas un maire
-marié, un adjoint marié, un conseiller municipal marié, un instituteur
-marié?...
-
---Non, toutes les dames sont parties.
-
---Quoi, il n'y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son
-bourgeois de mari, à qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait
-un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances présentes?
-
-Mais tout à coup le curé se mit à rire, d'un rire violent qui le
-secouait tout entier, et il criait:
-
---Ah! ah! ah! j'ai votre affaire, Jésus, Marie, j'ai votre affaire!
-Ah! ah! ah! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles
-seront bien contentes, allez, bien contentes, ah! ah!... Où gîtez-vous?
-
-J'expliquai la maison en la décrivant. Il comprit:
-
---Très bien. C'est la propriété de M. Bertin-Lavaille. J'y serai dans
-une demi-heure avec quatre dames!!! Ah! ah! ah! quatre dames!!!...
-
-Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en répétant:
-
---Ça va; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille.
-
-Je rentrai vite, très étonné, très intrigué.
-
---Combien de couverts? demanda Marchas en m'apercevant.
-
---Onze. Nous sommes six hussards plus M. le curé et quatre dames.
-
-Il fut stupéfait. Je triomphais.
-
-Il répétait:
-
---Quatre dames! Tu dis: quatre dames?
-
---Je dis: quatre dames.
-
---De vraies femmes?
-
---De vraies femmes.
-
---Bigre! Mes compliments!
-
---Je les accepte. Je les mérite.
-
-Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j'aperçus une belle nappe
-blanche jetée sur une longue table autour de laquelle trois hussards en
-tablier bleu disposaient des assiettes et des verres.
-
---Il y aura des femmes! cria Marchas.
-
-Et les trois hommes se mirent à danser en applaudissant de toute leur
-force.
-
-Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes près d'une heure. Une
-odeur délicieuse de volailles rôties flottait dans toute la maison.
-
-Un coup frappé contre le volet nous souleva tous en même temps. Le gros
-Ponderel courut ouvrir, et, au bout d'une minute à peine, une petite
-bonne Sœur apparut dans l'encadrement de la porte. Elle était maigre,
-ridée, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effarés
-qui la regardaient entrer. Derrière elle, un bruit de bâtons martelait
-le pavé du vestibule, et dès qu'elle eut pénétré dans le salon,
-j'aperçus, l'une suivant l'autre, trois vieilles têtes en bonnet blanc,
-qui s'en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l'une
-chavirant à droite, tandis que l'autre chavirait à gauche. Et, trois
-bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées
-par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de
-service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de
-l'établissement hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît.
-
-Elle s'était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour
-elles; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit:
-
---Je vous remercie bien, monsieur l'officier, d'avoir pensé à ces
-pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c'est
-pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous
-leur faites.
-
-J'aperçus le curé, resté dans l'ombre du couloir et qui riait de tout
-son cœur. A mon tour, je me mis à rire, en regardant surtout la tête de
-Marchas. Puis montrant des sièges à la religieuse:
-
---Asseyez-vous, ma Sœur; nous sommes très fiers et très heureux que
-vous ayez accepté notre modeste invitation.
-
-Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y
-conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs
-cannes et leurs châles qu'elle alla déposer dans un coin; puis,
-désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique
-assurément:
-
---Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s'est tué en tombant d'un
-toit et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans.
-
-Puis elle désigna la seconde, une grande dont la tête tremblait sans
-cesse:
-
---Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixante-sept ans. Elle n'y
-voit plus guère, ayant eu la figure flambée dans un incendie et la
-jambe droite brûlée à moitié.
-
-Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des
-yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides.
-
---C'est la Putois, une innocente. Elle est âgée de quarante-quatre ans
-seulement.
-
-J'avais salué les trois femmes comme si on m'eût présenté à des
-Altesses Royales, et, me tournant vers le curé:
-
---Vous êtes, monsieur l'abbé, un homme précieux, à qui nous devrons
-tous ici de la reconnaissance.
-
-Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux.
-
---Notre Sœur Saint-Benoît est servie! cria tout à coup Karl Massouligny.
-
-Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère
-Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine,
-non sans peine, car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.
-
-Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa
-béquille; et le petit Joseph Herbon dirigea l'idiote, la Putois, vers
-la salle à manger, pleine d'odeur de viandes.
-
-Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la Sœur tapa trois coups
-dans ses mains, et les femmes firent, avec la précision de soldats qui
-présentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre
-prononça, lentement, les paroles latines du _Benedicite_.
-
-On s'assit, et les deux poules parurent, apportées par Marchas, qui
-voulait servir pour ne point assister en convive à ce repas ridicule.
-
-Mais je criai: «Vite le champagne!» Un bouchon sauta avec un bruit de
-pistolet qu'on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la
-bonne Sœur, les trois hussards assis à côté des trois infirmes leur
-versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins.
-
-Massouligny, qui avait la faculté d'être chez lui partout et à l'aise
-avec tout le monde, faisait la cour à la mère Paumelle de la façon
-la plus drôle. L'hydropique, dont l'humeur était restée gaie, malgré
-ses malheurs, lui répondait en badinant avec une voix de fausset qui
-semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin
-que son gros ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table.
-Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de griser l'idiote, et le
-baron d'Etreillis, qui n'avait pas l'esprit alerte, interrogeait la
-Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le règlement de l'hospice.
-
-La religieuse, effarée, criait à Massouligny:
-
---Oh! oh! vous allez la rendre malade; ne la faites pas rire comme ça,
-je vous en prie, monsieur. Oh! monsieur...
-
-Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains
-un verre plein qu'il vidait prestement, entre les lèvres de la Putois.
-
-Et le curé riait à se tordre, répétait à la Sœur:
-
---Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas de mal. Laissez
-donc.
-
-Après les deux poules, on avait mangé le canard, flanqué des trois
-pigeons et du merle; et l'oie parut, fumante, dorée, répandant une
-odeur chaude de viande rissolée et grasse.
-
-La Paumelle, qui s'animait, battit des mains; la Jean-Jean cessa de
-répondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des
-grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs, comme font les
-petits enfants à qui on montre des bonbons.
-
---Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de cet animal. Je
-m'entends comme personne à ces opérations-là.
-
---Mais certainement, monsieur l'abbé.
-
-Et la Sœur dit:
-
---Si on ouvrait un peu la fenêtre? Elles ont trop chaud. Je suis sûre
-qu'elles seront malades.
-
-Je me tournai vers Marchas:
-
---Ouvre la fenêtre une minute.
-
-Il l'ouvrit, et l'air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes
-des bougies et tournoyer la fumée de l'oie, dont le prêtre, une
-serviette au cou, soulevait les ailes avec science.
-
-Nous le regardions faire, sans parler maintenant, intéressés par le
-travail alléchant de ses mains, saisis d'un renouveau d'appétit à la
-vue de cette grosse bête dorée, dont les membres tombaient l'un après
-l'autre dans la sauce brune, au fond du plat.
-
-Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait
-attentifs, entra, par la fenêtre ouverte, le bruit lointain d'un coup
-de feu.
-
-
-Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière moi; et je criai:
-
---Tout le monde à cheval! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et
-aller aux nouvelles. Je t'attends ici dans cinq minutes.
-
-Et pendant que les trois cavaliers s'éloignaient au galop dans la nuit,
-je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron
-de la villa, tandis que le curé, la Sœur et les trois bonnes femmes
-montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.
-
-On n'entendait plus rien, qu'un aboiement de chien dans la campagne.
-La pluie avait cessé; il faisait froid, très froid. Et bientôt, je
-distinguai de nouveau le galop d'un cheval, d'un seul cheval qui
-revenait.
-
-C'était Marchas. Je lui criai:
-
---Eh bien?
-
-Il répondit:
-
---Rien du tout, François a blessé un vieux paysan, qui refusait de
-répondre au: «Qui vive?» et qui continuait d'avancer, malgré l'ordre
-de passer au large. On l'apporte, d'ailleurs. Nous verrons ce que c'est.
-
-J'ordonnai de remettre les chevaux à l'écurie et j'envoyai mes deux
-soldats au-devant des autres, puis je rentrai dans la maison.
-
-Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes un matelas dans le
-salon pour y déposer le blessé; la Sœur, déchirant une serviette,
-se mit à faire de la charpie, tandis que les trois femmes éperdues
-restaient assises dans un coin.
-
-Bientôt, je distinguai un bruit de sabres traînés sur la route; je pris
-une bougie pour éclairer les hommes qui revenaient; et ils parurent,
-portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un
-corps humain quand la vie ne le soutient plus.
-
-
-On déposa le blessé sur le matelas préparé pour lui; et je vis du
-premier coup d'œil que c'était un moribond.
-
-Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins de ses lèvres,
-chassé de sa bouche à chacun de ses hoquets. L'homme en était couvert!
-Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient en
-avoir été frottés, avoir été baignés dans une cuve rouge. Et ce sang
-s'était figé sur lui, était devenu terne, mêlé de boue, horrible à voir.
-
-Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine de berger,
-entr'ouvrait par moments ses yeux, mornes, éteints, sans pensée,
-qui paraissaient stupides d'étonnement, comme ceux des bêtes que le
-chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds, aux trois quarts
-mortes déjà, abruties par la surprise et par l'épouvante.
-
-Le curé s'écria:
-
---Ah! c'est le père Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est
-sourd, le pauvre, et n'a rien entendu. Ah! mon Dieu! vous avez tué ce
-malheureux!
-
-La Sœur avait écarté la blouse et la chemise, et regardait au milieu de
-la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus.
-
---Il n'y a rien à faire, dit-elle.
-
-Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun
-de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu'au fond
-de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu.
-
-Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, décrivit le
-signe de la croix et prononça, d'une voix lente et solennelle, les
-paroles latines qui lavent les âmes.
-
-Avant qu'il les eût achevées, le vieillard fut agité d'une courte
-secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne
-respirait plus. Il était mort.
-
-M'étant retourné, je vis un spectacle plus effrayant que l'agonie de ce
-misérable: les trois vieilles, debout, serrées l'une contre l'autre,
-hideuses, grimaçaient d'angoisse et d'horreur.
-
-Je m'approchai d'elles, et elles se mirent à pousser des cris aigus, en
-essayant de se sauver, comme si j'allais les tuer aussi.
-
-La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus, tomba tout de son
-long par terre.
-
-La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes,
-et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs châles,
-leur donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et
-disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire.
-
-Je compris que je ne pouvais même les faire accompagner par un hussard,
-car le seul bruit du sabre les eût affolées.
-
-Le curé regardait toujours le mort.
-
-S'étant enfin retourné vers moi:
-
---Ah! quelle vilaine chose, dit-il.
-
-
- _Les Rois_ ont paru dans _le Gaulois_ du 23 janvier 1887.
-
-
-
-
-AU BOIS.
-
-
-LE maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que
-le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.
-
-Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre,
-le père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de
-bourgeois mûrs.
-
-L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait
-accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde,
-très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent de
-l'autorité qui les avait captivés.
-
-Le maire demanda:
-
---Qu'est-ce que c'est, père Hochedur?
-
-Le garde champêtre fit sa déposition.
-
-Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée
-du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il
-n'avait rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait
-beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui
-binait sa vigne, avait crié:
-
---Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis,
-vous y trouverez une couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à
-eux deux.
-
-Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le
-fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent
-supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs.
-
-Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre
-un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il
-s'abandonnait à son instinct.
-
-Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien
-soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.
-
-Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait
-d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.
-
---Votre nom.
-
---Nicolas Beaurain.
-
---Votre profession.
-
---Mercier, rue des Martyrs, à Paris.
-
---Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?
-
-Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les
-mains à plat sur ses cuisses.
-
-Le maire reprit:
-
---Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale?
-
---Non, monsieur.
-
---Alors, vous avouez?
-
---Oui, monsieur.
-
---Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
-
---Rien, monsieur.
-
---Où avez-vous rencontré votre complice?
-
---C'est ma femme, monsieur.
-
---Votre femme?
-
---Oui, monsieur.
-
---Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?
-
---Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!
-
---Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur,
-de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.
-
-Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:
-
---C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais bien que c'était stupide.
-Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle
-ne l'a pas ailleurs.
-
-Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua:
-
---Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne
-seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.
-
-Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:
-
---Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et
-nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat
-aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et
-changer de quartier! Y sommes-nous?
-
-Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua sans
-embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.
-
---Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules.
-Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
-comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer
-chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.
-
-Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M.
-Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un
-magasin de mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de
-confections. Je me rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les
-dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec
-qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est
-lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m'annonça, en riant, qu'il
-amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait,
-mais je répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur.
-
-Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer monsieur
-Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais
-décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus.
-
-Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
-temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi
-bien maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand
-je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui
-chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si
-vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me
-rend folle! C'est comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!
-
-Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait
-dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant.
-Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque
-chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux,
-sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se
-dire. Il avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir
-embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais
-comme dans un bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son
-ami me plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez
-bien que je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils
-recommencent à s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions
-pas là; et puis ils se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés
-et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle
-sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que je voyais pour
-la première fois. Je me sentais tellement confuse de les voir partir
-ainsi que ça me donna du courage; et je me suis mise à parler. Je lui
-demandai ce qu'il faisait; il était commis de mercerie, comme je vous
-l'ai appris tout à l'heure. Nous causâmes donc quelques instants; ça
-l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais je le remis à
-sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?»
-
-M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.
-
-Elle reprit:
-
---Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il s'est mis à me
-faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu
-tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi
-aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était un beau garçon,
-autrefois.
-
-Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des
-Martyrs.
-
-Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les affaires n'allaient pas;
-et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis,
-nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête; on pense à
-la caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions,
-peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent
-plus guère à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas
-que ça vous manque.
-
-Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes
-rassurés sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui
-s'est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas!
-
-Voilà que je me suis remise à rêver comme une petite pensionnaire.
-La vue des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait
-les larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil,
-derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais
-et je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du
-ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a
-l'air d'une rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se
-tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est
-bête comme tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, monsieur,
-quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit
-qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui,
-on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller
-cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres
-femmes. Je songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en
-aimant quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je
-rêvais de clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.
-
-Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je
-savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon
-fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait
-plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais
-bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!
-
-Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays
-où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici
-arrivés, ce matin, vers les neuf heures.
-
-Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça
-ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon
-mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le
-jure, monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser;
-il en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me
-répétait: «Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui
-te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que mon cœur.
-Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la vérité,
-monsieur le maire, toute la vérité.»
-
-Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en
-paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»
-
-
- _Au Bois_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 22 juin 1886.
-
-
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-UNE FAMILLE.
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-J'ALLAIS revoir mon ami Simon Radevin que je n'avais point aperçu
-depuis quinze ans.
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-Autrefois c'était mon meilleur ami, l'ami de ma pensée, celui avec qui
-on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit
-les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement,
-des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie
-même qui excite l'esprit et le met à l'aise.
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-Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions
-vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d'un même
-amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des
-mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes êtres que nous nous
-comprenions complètement, rien qu'en échangeant un coup d'œil.
-
-Puis il s'était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de
-province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite
-blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à
-la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier,
-avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin? Peut-on comprendre
-ces choses-là? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur
-simple, doux et long entre les bras d'une femme bonne, tendre et
-fidèle; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de
-cette gamine aux cheveux pâles.
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-Il n'avait pas songé que l'homme actif, vivant et vibrant, se fatigue
-de tout dès qu'il a saisi la stupide réalité, à moins qu'il ne
-s'abrutisse au point de ne plus rien comprendre.
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-Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et
-enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut
-changer en quinze ans!
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-Le train s'arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon,
-un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s'élança
-vers moi, les bras ouverts, en criant: «Georges.» Je l'embrassai, mais
-je ne l'avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait: «Cristi, tu n'as
-pas maigri.» Il répondit en riant: «Que veux-tu? La bonne vie! la bonne
-table! les bonnes nuits! Manger et dormir, voilà mon existence!»
-
-Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés.
-L'œil seul n'avait point changé; mais je ne retrouvais plus le regard
-et je me disais: «S'il est vrai que le regard est le reflet de la
-pensée, la pensée de cette tête-là n'est plus celle d'autrefois, celle
-que je connaissais si bien.»
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-L'œil brillait pourtant, plein de joie et d'amitié; mais il n'avait
-plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la
-valeur d'un esprit.
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-Tout à coup, Simon me dit:
-
---Tiens, voici mes deux aînés.
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-Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize
-ans, vêtu en collégien, s'avancèrent d'un air timide et gauche.
-
-Je murmurai: «C'est à toi?»
-
-Il répondit en riant: «Mais, oui.
-
---Combien en as-tu donc?
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---Cinq! Encore trois restés à la maison!»
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-Il avait répondu cela d'un air fier, content, presque triomphant; et
-moi je me sentais saisi d'une pitié profonde, mêlée d'un vague mépris,
-pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire
-des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un
-lapin dans une cage.
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-Je montai dans une voiture qu'il conduisait lui-même et nous voici
-partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne
-remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De
-temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau; Simon
-rendait le salut et nommait l'homme pour me prouver sans doute qu'il
-connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu'il
-songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province.
-
-On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui
-avait des prétentions de parc, puis s'arrêta devant une maison à
-tourelles qui cherchait à passer pour château.
-
---Voilà mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment.
-
-Je répondis:
-
---C'est délicieux.
-
-Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour
-la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n'était plus la
-fillette blonde et fade que j'avais vue à l'église quinze ans plus tôt,
-mais une grosse dame à falbalas et à frisons, une de ces dames sans
-âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien de ce qui
-constitue une femme. C'était une mère, enfin, une grosse mère banale,
-la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair qui procrée
-sans autre préoccupation dans l'âme que ses enfants et son livre de
-cuisine.
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-Elle me souhaita la bienvenue et j'entrai dans le vestibule où trois
-mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue
-comme des pompiers devant un maire.
-
-Je dis:
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---Ah! ah! voici les autres?
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-Simon, radieux, les nomma «Jean, Sophie et Gontran».
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-La porte du salon était ouverte. J'y pénétrai et j'aperçus au fond
-d'un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme
-paralysé.
-
-Madame Radevin s'avança:
-
---C'est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans.
-
-Puis elle cria dans l'oreille du vieillard trépidant: «C'est un ami
-de Simon, papa.» L'ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il
-vagit: «Oua, oua, oua» en agitant sa main. Je répondis: «Vous êtes trop
-aimable, monsieur», et je tombai sur un siège.
-
-Simon venait d'entrer; il riait:
-
---Ah! ah! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce
-vieux; c'est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher,
-à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu'il
-mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait
-de l'œil aux plats sucrés comme si c'étaient des demoiselles. Tu n'as
-jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l'heure.
-
-Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car
-l'heure du dîner approchait. J'entendais dans l'escalier un grand
-piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en
-procession, derrière leur père, sans doute pour me faire honneur.
-
-Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un
-océan d'herbes, de blés et d'avoine, sans un bouquet d'arbres ni un
-coteau, image saisissante et triste de la vie qu'on devait mener dans
-cette maison.
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-Une cloche sonna. C'était pour le dîner. Je descendis.
-
-Mme Radevin prit mon bras d'un air cérémonieux et on passa dans la
-salle à manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine
-placé devant son assiette, promena sur le dessert un regard avide
-et curieux en tournant avec peine, d'un plat vers l'autre, sa tête
-branlante.
-
-Alors Simon se frotta les mains: «Tu vas t'amuser,» me dit-il. Et
-tous les enfants, comprenant qu'on allait me donner le spectacle de
-grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur
-mère souriait seulement en haussant les épaules.
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-Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses
-mains:
-
---Nous avons ce soir de la crème au riz sucré.
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-La face ridée de l'aïeul s'illumina et il trembla plus fort de haut en
-bas, pour indiquer qu'il avait compris et qu'il était content.
-
-Et on commença à dîner.
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-«Regarde,» murmura Simon. Le grand-père n'aimait pas la soupe et
-refusait d'en manger. On l'y forçait, pour sa santé; et le domestique
-lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu'il
-soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en
-jet d'eau sur la table et sur ses voisins.
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-Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très
-content, répétait: «Est-il drôle, ce vieux?»
-
-Et tout le long du repas on ne s'occupa que de lui. Il dévorait du
-regard les plats posés sur la table; et de sa main follement agitée
-essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque
-à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant vers eux,
-l'appel désolé de tout son être, de son œil, de sa bouche, de son nez
-qui les flairait. Et il bavait d'envie sur sa serviette en poussant
-des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce
-supplice odieux et grotesque.
-
-Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu'il
-mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre
-chose.
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-Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait
-de désir.
-
-Gontran lui cria: «Vous avez trop mangé, vous n'en aurez pas.» Et on
-fit semblant de ne lui en point donner.
-
-Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis
-que tous les enfants riaient.
-
-On lui apporta enfin sa part, une toute petite part; et il fit, en
-mangeant la première bouchée de l'entremets, un bruit de gorge comique
-et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui
-avalent un morceau trop gros.
-
-Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.
-
-Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et
-ridicule, j'implorai pour lui: «Voyons, donne-lui encore un peu de riz?»
-
-Simon répondit: «Oh! non, mon cher, s'il mangeait trop, à son âge, ça
-pourrait lui faire mal.»
-
-Je me tus, rêvant sur cette parole. O morale, ô logique, ô sagesse!
-A son âge! Donc, on le privait du seul plaisir qu'il pouvait encore
-goûter, par souci de sa santé! Sa santé! qu'en ferait-il, ce débris
-inerte et tremblotant? On ménageait ses jours, comme on dit? Ses
-jours? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent? Pourquoi? Pour
-lui? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa
-gourmandise impuissante?
-
-Il n'avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui
-restait, une seule joie; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette
-joie dernière, la lui donner jusqu'à ce qu'il en mourût.
-
-Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour
-me coucher: j'étais triste, triste, triste!
-
-Et je me mis à ma fenêtre. On n'entendait rien au dehors qu'un très
-léger, très doux, très joli gazouillement d'oiseau dans un arbre,
-quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la
-nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs.
-
-Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler
-maintenant aux côtés de sa vilaine femme.
-
-
- _Une Famille_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 3 août 1886.
-
-
-
-
-JOSEPH.
-
-
-ELLES étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de
-Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.
-
-Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la
-mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d'un soir d'été entrait,
-tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d'océan. Les deux
-jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant
-de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes,
-et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que
-seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.
-
-Leurs maris étaient retournés à Paris dans l'après-midi, les laissant
-seules sur cette petite plage déserte qu'ils avaient choisie pour
-éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours
-sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur
-l'herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît
-dans le désœuvrement des villes d'eaux. Dieppe, Étretat, Trouville
-leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et
-abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp,
-et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l'été.
-
-Elles étaient grises. Ne sachant qu'inventer pour se distraire, la
-petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin,
-au champagne. Elles s'étaient d'abord beaucoup amusées à cuisiner
-elles-mêmes ce dîner; puis elles l'avaient mangé avec gaieté en buvant
-ferme pour calmer la soif qu'avait éveillée dans leur gorge la chaleur
-des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à
-l'unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec
-la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu'elles
-disaient.
-
-La comtesse, les jambes en l'air sur le dossier d'une chaise, était
-plus partie encore que son amie.
-
---Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait
-des amoureux. Si j'avais prévu ça tantôt, j'en aurais fait venir deux
-de Paris et je t'en aurais cédé un...
-
---Moi, reprit l'autre, j'en trouve toujours; même ce soir, si j'en
-voulais un, je l'aurais.
-
---Allons donc! A Roqueville, ma chère? un paysan, alors.
-
---Non, pas tout à fait.
-
---Alors, raconte-moi.
-
---Qu'est-ce que tu veux que je te raconte?
-
---Ton amoureux?
-
---Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n'étais pas
-aimée, je me croirais morte.
-
---Moi aussi.
-
---N'est-ce pas?
-
---Oui. Les hommes ne comprennent pas ça! nos maris surtout!
-
---Non, pas du tout. Comment veux-tu qu'il en soit autrement? L'amour
-qu'il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries.
-C'est la nourriture de notre cœur, ça. C'est indispensable à notre vie,
-indispensable, indispensable...
-
---Indispensable.
-
---Il faut que je sente que quelqu'un pense à moi, toujours, partout.
-Quand je m'endors, quand je m'éveille, il faut que je sache qu'on
-m'aime quelque part, qu'on rêve de moi, qu'on me désire. Sans cela je
-serais malheureuse, malheureuse. Oh! mais malheureuse à pleurer tout le
-temps.
-
---Moi aussi.
-
---Songe donc que c'est impossible autrement. Quand un mari a été
-gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément
-une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se
-montre tel qu'il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes
-les notes. On ne peut pas aimer quelqu'un avec qui on vit toujours.
-
---Ça, c'est bien vrai.
-
---N'est-ce pas?... Où donc en étais-je? Je ne me rappelle plus du tout.
-
---Tu disais que tous les maris sont des brutes!
-
---Oui, des brutes... tous.
-
---C'est vrai.
-
---Et après?...
-
---Quoi, après?
-
---Qu'est-ce que je disais après?
-
---Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l'as pas dit?
-
---J'avais pourtant quelque chose à te raconter.
-
---Oui, c'est vrai, attends?...
-
---Ah! j'y suis...
-
---Je t'écoute.
-
---Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.
-
---Comment fais-tu?
-
---Voilà. Suis-moi bien. Quand j'arrive dans un pays nouveau, je prends
-des notes et je fais mon choix.
-
---Tu fais ton choix?
-
---Oui, parbleu. Je prends des notes d'abord. Je m'informe. Il faut
-avant tout qu'un homme soit discret, riche et généreux, n'est-ce pas?
-
---C'est vrai.
-
---Et puis, il faut qu'il me plaise comme homme.
-
---Nécessairement.
-
---Alors je l'amorce.
-
---Tu l'amorces?
-
---Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n'as jamais pêché à la
-ligne?
-
---Non, jamais.
-
---Tu as eu tort. C'est très amusant. Et puis c'est instructif. Donc, je
-l'amorce...
-
---Comment fais-tu?
-
---Bête, va. Est-ce qu'on ne prend pas les hommes qu'on veut prendre,
-comme s'ils avaient le choix! Et ils croient choisir encore... ces
-imbéciles... mais c'est nous qui choisissons... toujours... Songe
-donc, quand on n'est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les
-hommes sont des prétendants, tous sans exception. Nous, nous les
-passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous
-l'amorçons...
-
---Ça ne me dit pas comment tu fais?
-
---Comment je fais?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder,
-voilà tout.
-
---Tu te laisses regarder?...
-
---Mais oui. Ça suffit. Quand on s'est laissé regarder plusieurs fois
-de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus
-séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la
-cour. Moi je lui laisse comprendre qu'il n'est pas mal, sans rien dire
-bien entendu; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça
-dure plus ou moins, selon ses qualités.
-
---Tu prends comme ça tous ceux que tu veux?
-
---Presque tous.
-
---Alors, il y en a qui résistent?
-
---Quelquefois.
-
---Pourquoi?
-
---Oh! pourquoi? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu'on est très
-amoureux d'une autre. Parce qu'on est d'une timidité excessive et parce
-qu'on est... comment dirai-je?... incapable de mener jusqu'au bout la
-conquête d'une femme...
-
---Oh! ma chère!... Tu crois?...
-
---Oui... oui... J'en suis sûre..., il y en a beaucoup de cette dernière
-espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu'on ne croit. Oh! ils
-ont l'air de tout le monde... ils sont habillés comme les autres...
-ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne
-pourraient pas se déployer.
-
---Oh! ma chère...
-
---Quant aux timides, ils sont quelquefois d'une sottise imprenable. Ce
-sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se
-coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec
-ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de
-main. C'est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni
-par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier
-moyen.... ils vous soignent... Et pour peu qu'on tarde à reprendre ses
-sens... ils vont chercher du secours.
-
-Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je
-les enlève d'assaut, à... à... à... à la bayonnette, ma chère!
-
---C'est bon, tout ça, mais quand il n'y a pas d'hommes, comme ici, par
-exemple.
-
---J'en trouve.
-
---Tu en trouves. Où ça?
-
---Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.
-
-Voilà deux ans, cette année, que mon mari m'a fait passer l'été dans
-sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien,
-de rien, de rien! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds
-dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux
-sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par
-là-dessus, et qu'il serait impossible de corriger, parce qu'ils ont des
-principes d'existence malpropres.
-
-Devine ce que j'ai fait?
-
---Je ne devine pas!
-
---Ah! ah! ah! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour
-l'exaltation de l'homme du peuple, des romans où les ouvriers sont
-sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que
-j'avais vu _Ruy-Blas_ l'hiver précédent et que ça m'avait beaucoup
-frappée. Eh bien! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de
-vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le
-séminaire par dégoût. Eh bien, je l'ai pris comme domestique!
-
---Oh!... Et après!...
-
---Après... après, ma chère, je l'ai traité de très haut, en lui
-montrant beaucoup de ma personne. Je ne l'ai pas amorcé, celui-là, ce
-rustre, je l'ai allumé!...
-
---Oh! Andrée!
-
---Oui, ça m'amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne
-compte pas! Eh bien, il ne comptait point. Je le sonnais pour les
-ordres chaque matin quand ma femme de chambre m'habillait, et aussi
-chaque soir quand elle me déshabillait.
-
---Oh! Andrée!
-
---Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table,
-pendant les repas, je n'ai plus parlé que de propreté, de soins du
-corps, de douches, de bains. Si bien qu'au bout de quinze jours il se
-trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner
-le château. J'ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui
-disant, d'un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer
-que de l'eau de Cologne.
-
---Oh! Andrée!
-
---Alors, j'ai eu l'idée d'organiser une bibliothèque de campagne.
-J'ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais
-à tous nos paysans et à mes domestiques. Il s'était glissé dans ma
-collection quelques livres... quelques livres... poétiques... de ceux
-qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens... Je les
-ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle
-de vie.
-
---Oh... Andrée!
-
---Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le
-tutoyer. Je l'avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état...
-dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq...
-et il roulait des yeux de fou. Moi je m'amusais énormément. C'est un de
-mes meilleurs étés...
-
---Et après?...
-
---Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai
-dit d'atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très
-chaud, très chaud... Voilà!
-
---Oh! Andrée, dis-moi tout... Ça m'amuse tant.
-
---Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon
-toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.
-
---Comment ça?
-
---Que tu es bête. Je lui ai dit que j'allais me trouver mal et qu'il
-fallait me porter sur l'herbe. Et puis, quand j'ai été sur l'herbe,
-j'ai suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j'ai été
-délacée, j'ai perdu connaissance.
-
---Tout à fait.
-
---Oh non, pas du tout.
-
---Eh bien?
-
---Eh bien! j'ai été obligée de rester près d'une heure sans
-connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j'ai été patiente, et
-je n'ai rouvert les yeux qu'après sa chute.
-
---Oh! Andrée!... Et qu'est-ce que tu lui as dit?
-
---Moi rien! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j'étais sans
-connaissance? Je l'ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en
-voiture; et il m'a ramenée au château. Mais il a failli verser en
-tournant la barrière!
-
---Oh! Andrée! Et c'est tout?...
-
---C'est tout...
-
---Tu n'as perdu connaissance qu'une fois?
-
---Rien qu'une fois, parbleu! Je ne voulais pas faire mon amant de ce
-goujat.
-
---L'as-tu gardé longtemps après ça?
-
---Mais oui. Je l'ai encore. Pourquoi est-ce que je l'aurais renvoyé. Je
-n'avais pas à m'en plaindre.
-
---Oh! Andrée! Et il t'aime toujours?
-
---Parbleu.
-
---Où est-il?
-
-La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre
-électrique. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un grand valet entra
-qui répandait autour de lui une forte senteur d'eau de Cologne.
-
-La baronne lui dit: «Joseph, mon garçon, j'ai peur de me trouver mal,
-va me chercher ma femme de chambre.»
-
-L'homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et
-fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit: «Mais va donc
-vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd'hui, et
-Rosalie me soignera mieux que toi.»
-
-Il tourna sur ses talons et sortit.
-
-La petite comtesse, effarée, demanda:
-
---Et qu'est-ce que tu diras à ta femme de chambre?
-
---Je lui dirai que c'est passé! Non, je me ferai tout de même délacer.
-Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis
-grise... ma chère... mais grise à tomber si je me levais.
-
-
- _Joseph_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 21 juillet 1885.
-
-
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-L'AUBERGE.
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-PAREILLE à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les
-Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus
-qui coupent les sommets blancs des montagnes, l'auberge de Schwarenbach
-sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi.
-
-Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean
-Hauser; puis, dès que les neiges s'amoncellent, emplissant le vallon et
-rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les
-trois fils s'en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide
-Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de
-montagne.
-
-Les deux hommes et la bête demeurent jusqu'au printemps dans cette
-prison de neige, n'ayant devant les yeux que la pente immense et
-blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés,
-bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour d'eux, enveloppe,
-étreint, écrase la petite maison, s'amoncelle sur le toit, atteint les
-fenêtres et mure la porte.
-
-C'était le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, l'hiver
-approchant et la descente devenant périlleuse.
-
-Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et
-conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa fille
-Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur
-tour.
-
-Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter
-la famille jusqu'au sommet de la descente.
-
-Ils contournèrent d'abord le petit lac, gelé maintenant au fond du
-grand trou de rochers qui s'étend devant l'auberge, puis ils suivirent
-le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets
-de neige.
-
-Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé,
-l'allumait d'une flamme aveuglante et froide; aucune vie n'apparaissait
-dans cet océan des monts; aucun mouvement dans cette solitude
-démesurée; aucun bruit n'en troublait le profond silence.
-
-Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues
-jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari,
-pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes.
-
-La plus jeune le regardait venir, semblait l'appeler d'un œil triste.
-C'était une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les
-cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu
-des glaces.
-
-Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur
-la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler,
-énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de
-l'hivernage. C'était la première fois qu'il restait là-haut, tandis
-que le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers sous la neige dans
-l'auberge de Schwarenbach.
-
-Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l'air de comprendre, et regardait
-sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait: «Oui, madame
-Hauser.» Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait
-impassible.
-
-Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée
-s'étendait, toute plate, au fond du val. A droite, le Daubenhorn
-montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du
-glacier de Lœmmern que dominait le Wildstrubel.
-
-Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur
-Loëche, ils découvrirent tout à coup l'immense horizon des Alpes du
-Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône.
-
-C'était, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou
-pointus et luisants sous le soleil: le Mischabel avec ses deux cornes,
-le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et
-redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d'hommes, et la Dent-Blanche,
-cette monstrueuse coquette.
-
-Puis, au-dessous d'eux, dans un trou démesuré, au fond d'un abîme
-effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des
-grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme
-la Gemmi, et qui s'ouvre, là-bas, sur le Rhône.
-
-Le mulet s'arrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans
-cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne
-droite, jusqu'à ce petit village presque invisible, à son pied. Les
-femmes sautèrent dans la neige.
-
-Les deux vieux les avaient rejoints.
-
---Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à l'an prochain,
-les amis.
-
-Le père Hari répéta: «A l'an prochain.»
-
-Ils s'embrassèrent. Puis Mme Hauser, à son tour, tendit ses joues; et
-la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour d'Ulrich Kunsi, il
-murmura dans l'oreille de Louise: «N'oubliez point ceux d'en haut.»
-Elle répondit «non», si bas qu'il devina sans l'entendre.
-
---Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé.
-
-Et, passant devant les femmes, il commença à descendre.
-
-Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin.
-
-Et les deux hommes s'en retournèrent vers l'auberge de Schwarenbach.
-
-Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. C'était fini, ils
-resteraient seuls face à face, quatre ou cinq mois.
-
-Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de l'autre hiver. Il était
-demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer; car un
-accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s'étaient
-pas ennuyés, d'ailleurs; le tout était d'en prendre son parti dès le
-premier jour; et on finissait par se créer des distractions, des jeux,
-beaucoup de passe-temps.
-
-Ulrich Kunsi l'écoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui
-descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi.
-
-Bientôt ils aperçurent l'auberge, à peine visible, si petite, un point
-noir au pied de la monstrueuse vague de neige.
-
-Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour
-d'eux.
-
---Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n'avons plus de femme
-maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de
-terre.
-
-Et tous deux, s'asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à
-tremper la soupe.
-
-La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari
-fumait et crachait dans l'âtre, tandis que le jeune homme regardait par
-la fenêtre l'éclatante montagne en face de la maison.
-
-Il sortit dans l'après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il
-cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les
-deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le
-ventre au bord de l'abîme, et regarda Loëche.
-
-Le village dans son puits de rocher n'était pas encore noyé sous
-la neige, bien qu'elle vînt tout près de lui, arrêtée net par les
-forêts de sapins qui protégeaient ses environs. Ses maisons basses
-ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie.
-
-La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises.
-Dans laquelle? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer
-séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu'il le pouvait
-encore!
-
-Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel;
-et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son
-compagnon, il lui proposa une partie de cartes; et ils s'assirent en
-face l'un de l'autre des deux côtés de la table.
-
-Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu'on nomme la brisque, puis,
-ayant soupé, ils se couchèrent.
-
-Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids,
-sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter
-les aigles et les rares oiseaux qui s'aventurent sur ces sommets
-glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi
-pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux
-dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur
-partie.
-
-Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage
-mouvant, profond et léger, d'écume blanche s'abattait sur eux, autour
-d'eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et sourd
-matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il fallut
-dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler des
-marches pour s'élever sur cette poudre de glace que douze heures de
-gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines.
-
-Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s'aventurant plus
-guère en dehors de leur demeure. Ils s'étaient partagé les besognes
-qu'ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des
-nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de
-propreté. C'était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard
-Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages,
-réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de
-cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes
-et placides. Jamais même ils n'avaient d'impatiences, de mauvaise
-humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de
-résignation pour cet hivernage sur les sommets.
-
-Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s'en allait à la
-recherche des chamois; il en tuait de temps en temps. C'était alors
-fête dans l'auberge de Schwarenbach et grand festin de chair fraîche.
-
-Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit
-au-dessous de glace. Le soleil n'étant pas encore levé, le chasseur
-espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.
-
-Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu'à dix heures. Il était d'un
-naturel dormeur; mais il n'eût point osé s'abandonner ainsi à son
-penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal.
-
-Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits
-à dormir devant le feu; puis il se sentit triste, effrayé même de la
-solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne,
-comme on l'est par le désir d'une habitude invincible.
-
-Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait
-rentrer à quatre heures.
-
-La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses,
-effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre
-les sommets immenses, qu'une immense cuve blanche régulière, aveuglante
-et glacée.
-
-Depuis trois semaines, Ulrich n'était plus revenu au bord de l'abîme
-d'où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir
-les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était
-aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère,
-ensevelies sous ce manteau pâle.
-
-Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de
-son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige
-aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit
-point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée.
-
-Quand il fut au bord du glacier, il s'arrêta, se demandant si le vieux
-avait bien pris ce chemin; puis il se mit à longer les moraines d'un
-pas plus rapide et plus inquiet.
-
-Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gelé
-courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich
-poussa un cri d'appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s'envola dans
-le silence de mort où dormaient les montagnes; elle courut au loin,
-sur les vagues immobiles et profondes d'écume glaciale, comme un cri
-d'oiseau sur les vagues de la mer; puis elle s'éteignit et rien ne lui
-répondit.
-
-Il se remit à marcher. Le soleil s'était enfoncé, là-bas, derrière
-les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore; mais les
-profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur
-tout à coup. Il lui sembla que le silence, le froid, la solitude,
-la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et
-geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et
-glacé. Et il se mit à courir, s'enfuyant vers sa demeure. Le vieux,
-pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre
-chemin; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds.
-
-Bientôt il aperçut l'auberge. Aucune fumée n'en sortait. Ulrich courut
-plus vite, ouvrit la porte. Sam s'élança pour le fêter, mais Gaspard
-Hari n'était point revenu.
-
-Effaré, Kunzi tournait sur lui-même, comme s'il se fût attendu à
-découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et
-fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard.
-
-De temps en temps, il sortait pour regarder s'il n'apparaissait pas.
-La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la
-nuit livide qu'éclairait, au bord de l'horizon, un croissant jaune et
-fin prêt à tomber derrière les sommets.
-
-Puis le jeune homme rentrait, s'asseyait, se chauffait les pieds et les
-mains en rêvant aux accidents possibles.
-
-Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un
-faux pas qui lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu dans
-la neige, saisi, raidi par le froid, l'âme en détresse, criant, perdu,
-criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa gorge
-dans le silence de la nuit.
-
-Mais où? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux
-environs, surtout en cette saison, qu'il aurait fallu être dix ou vingt
-guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un
-homme en cette immensité.
-
-Ulrich Kunzi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari
-n'était point revenu entre minuit et une heure du matin.
-
-Et il fit ses préparatifs.
-
-Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d'acier,
-roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia
-l'état de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des
-degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la
-cheminée; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme; l'horloge
-battait comme un cœur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore.
-
-Il attendait, l'oreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant
-quand le vent léger frôlait le toit et les murs.
-
-Minuit sonna; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et
-apeuré, il posa de l'eau sur le feu, afin de boire du café bien chaud
-avant de se mettre en route.
-
-Quand l'horloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam,
-ouvrit la porte et s'en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant
-cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons,
-taillant la glace, avançant toujours et parfois hâlant, au bout de sa
-corde, le chien resté en bas d'un escarpement trop rapide. Il était six
-heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard
-venait souvent à la recherche des chamois.
-
-Et il attendit que le jour se levât.
-
-Le ciel pâlissait sur sa tête; et soudain une lueur bizarre, née on
-ne sait d'où, éclaira brusquement l'immense océan des cimes pâles qui
-s'étendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté
-vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans l'espace.
-Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d'un
-rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les
-lourds géants des Alpes bernoises.
-
-Ulrich Kunzi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé,
-épiant des traces, disant au chien: «Cherche, mon gros, cherche.»
-
-Il redescendait la montagne à présent, fouillant de l'œil les
-gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite
-dans l'immensité muette. Alors, il collait à terre l'oreille, pour
-écouter; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait
-de nouveau, n'entendait plus rien et s'asseyait épuisé, désespéré. Vers
-midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il
-recommença ses recherches.
-
-Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante
-kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison
-pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il
-creusa un trou dans la neige et s'y blottit avec son chien, sous une
-couverture qu'il avait apportée. Et ils se couchèrent l'un contre
-l'autre, l'homme et la bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre et
-gelés jusqu'aux moelles cependant.
-
-Ulrich ne dormit guère, l'esprit hanté de visions, les membres secoués
-de frissons.
-
-Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides
-comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d'angoisse,
-son cœur palpitant à le laisser choir d'émotion dès qu'il croyait
-entendre un bruit quelconque.
-
-Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir de froid dans cette
-solitude, et l'épouvante de cette mort, fouettant son énergie,
-réveilla sa vigueur.
-
-Il descendait maintenant vers l'auberge, tombant, se relevant, suivi de
-loin par Sam, qui boitait sur trois pattes.
-
-Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de
-l'après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea
-et s'endormit, tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.
-
-Il dormit longtemps, très longtemps, d'un sommeil invincible. Mais
-soudain, une voix, un cri, un nom: «Ulrich», secoua son engourdissement
-profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé? Était-ce un de ces
-appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes? Non, il
-l'entendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté
-dans sa chair jusqu'au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait
-crié; on avait appelé: «Ulrich!» Quelqu'un était là, près de la maison.
-Il n'en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla: «C'est toi,
-Gaspard!» de toute la puissance de sa gorge.
-
-Rien ne répondit; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il
-faisait nuit. La neige était blême.
-
-Le vent s'était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse
-rien de vivant sur ces hauteurs abandonnées. Il passait par souffles
-brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu du désert.
-Ulrich, de nouveau, cria: «Gaspard!--Gaspard!--Gaspard!»
-
-Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne! Alors une
-épouvante le secoua jusqu'aux os. D'un bond il rentra dans l'auberge,
-ferma la porte et poussa les verrous; puis il tomba grelottant sur une
-chaise, certain qu'il venait d'être appelé par son camarade au moment
-où il rendait l'esprit.
-
-De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain.
-Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits
-quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés
-dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains.
-Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de
-mourir tout à l'heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine
-libre, s'était envolée vers l'auberge où dormait Ulrich, et elle
-l'avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu'ont les âmes
-des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix,
-dans l'âme accablée du dormeur; elle avait crié son adieu dernier, ou
-son reproche, ou sa malédiction sur l'homme qui n'avait point assez
-cherché.
-
-Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte
-qu'il venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui
-frôle de ses plumes une fenêtre éclairée; et le jeune homme éperdu
-était prêt à hurler d'horreur. Il voulait s'enfuir et n'osait point
-sortir; il n'osait point et n'oserait plus désormais, car le fantôme
-resterait là, jour et nuit, autour de l'auberge, tant que le corps du
-vieux guide n'aurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite
-d'un cimetière.
-
-Le jour vint et Kunzi reprit un peu d'assurance au retour brillant
-du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il
-demeura sur une chaise, immobile, le cœur torturé, pensant au vieux
-couché sur la neige.
-
-Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles
-l'assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée
-à peine par la flamme d'une chandelle, il marchait d'un bout à l'autre
-de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de
-l'autre nuit n'allait pas encore traverser le silence morne du dehors.
-Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme n'avait jamais
-été seul! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux
-mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons
-humaines, au-dessus de la vie qui s'agite, bruit et palpite, seul dans
-le ciel glacé! Une envie folle le tenaillait de se sauver n'importe où,
-n'importe comment, de descendre à Loëche en se jetant dans l'abîme;
-mais il n'osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que l'autre, le
-mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non plus là-haut.
-
-Vers minuit, las de marcher, accablé d'angoisse et de peur, il
-s'assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on
-redoute un lieu hanté.
-
-Et soudain le cri strident de l'autre soir lui déchira les oreilles, si
-suraigu qu'Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il
-tomba sur le dos avec son siège.
-
-Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens
-effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d'où venait le
-danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et
-reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant.
-
-Kunzi, éperdu, s'était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria:
-«N'entre pas, n'entre pas, n'entre pas ou je te tue.» Et le chien,
-excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l'invisible ennemi
-que défiait la voix de son maître.
-
-Sam, peu à peu, se calma et revint s'étendre auprès du foyer, mais il
-demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre
-ses crocs.
-
-Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir
-de terreur, il alla chercher une bouteille d'eau-de-vie dans le buffet,
-et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient
-vagues; son courage s'affermissait; une fièvre de feu glissait dans ses
-veines.
-
-Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l'alcool. Et
-pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès
-que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire
-jusqu'à l'instant où il tombait sur le sol, abattu par l'ivresse. Et
-il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant,
-le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant
-et brûlant, que le cri toujours le même «Ulrich!» le réveillait comme
-une balle qui lui aurait percé le crâne; et il se dressait chancelant
-encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son
-secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se
-précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de
-ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé,
-la tête en l'air, avalait à pleines gorgées, comme de l'eau fraîche
-après une course, l'eau-de-vie qui tout à l'heure endormirait de
-nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue.
-
-En trois semaines, il absorba toute sa provision d'alcool. Mais cette
-saoulerie continue ne faisait qu'assoupir son épouvante qui se réveilla
-plus furieuse dès qu'il lui fut impossible de la calmer. L'idée fixe
-alors, exaspérée par un mois d'ivresse, et grandissant sans cesse dans
-l'absolue solitude, s'enfonçait en lui à la façon d'une vrille. Il
-marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu'une bête en cage, collant
-son oreille à la porte pour écouter si l'autre était là, et le défiant,
-à travers le mur.
-
-Puis, dès qu'il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la
-voix qui le faisait bondir sur ses pieds.
-
-Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur
-la porte et l'ouvrit pour voir celui qui l'appelait et pour le forcer à
-se taire.
-
-Il reçut en plein visage un souffle d'air froid qui le glaça jusqu'aux
-os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que
-Sam s'était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu,
-et s'assit devant pour se chauffer; mais soudain il tressaillit,
-quelqu'un grattait le mur en pleurant.
-
-Il cria éperdu: «Va-t'en.» Une plainte lui répondit, longue et
-douloureuse.
-
-Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il
-répétait «Va-t'en» en tournant sur lui-même pour trouver un coin où
-se cacher. L'autre, pleurant toujours, passait le long de la maison
-en se frottant contre le mur. Ulrich s'élança vers le buffet de chêne
-plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force
-surhumaine, il le traîna jusqu'à la porte, pour s'appuyer d'une
-barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait
-de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la
-fenêtre comme on fait lorsqu'un ennemi vous assiège.
-
-Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements
-lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements
-pareils.
-
-Et des jours et des nuits se passèrent sans qu'ils cessassent de hurler
-l'un et l'autre. L'un tournait sans cesse autour de la maison et
-fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu'il semblait
-vouloir la démolir; l'autre, au dedans, suivait tous ses mouvements,
-courbé, l'oreille collée contre la pierre, et il répondait à tous ses
-appels par d'épouvantables cris.
-
-Un soir, Ulrich n'entendit plus rien, et il s'assit, tellement brisé de
-fatigue qu'il s'endormit aussitôt.
-
-Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa
-tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.
-........................................................................
-
-L'hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable; et la
-famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.
-
-Dès qu'elles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent
-sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu'elles allaient
-retrouver tout à l'heure.
-
-Elles s'étonnaient que l'un d'eux ne fût pas descendu quelques jours
-plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des
-nouvelles de leur long hivernage.
-
-On aperçut enfin l'auberge encore couverte et capitonnée de neige. La
-porte et la fenêtre étaient closes; un peu de fumée sortait du toit,
-ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le
-seuil, un squelette d'animal dépecé par les aigles, un grand squelette
-couché sur le flanc.
-
-Tous l'examinèrent: «Ça doit être Sam», dit la mère. Et elle appela:
-«Hé, Gaspard.» Un cri répondit à l'intérieur, un cri aigu, qu'on eût
-dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta: «Hé, Gaspard.» Un autre
-cri pareil au premier se fit entendre.
-
-Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d'ouvrir
-la porte. Elle résista. Ils prirent dans l'étable vide une longue
-poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria,
-céda, les planches volèrent en morceaux; puis un grand bruit ébranla
-la maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet écroulé, un
-homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe
-qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux
-d'étoffe sur le corps.
-
-Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s'écria: «C'est
-Ulrich, maman.» Et la mère constata que c'était Ulrich, bien que ses
-cheveux fussent blancs.
-
-Il les laissa venir; il se laissa toucher; mais il ne répondit point
-aux questions qu'on lui posa; et il fallut le conduire à Loëche où les
-médecins constatèrent qu'il était fou.
-
-Et personne ne sut jamais ce qu'était devenu son compagnon.
-
-La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, d'une maladie de langueur
-qu'on attribua au froid de la montagne.
-
-
- _L'Auberge_ a paru dans _Les Lettres et les Arts_ du 1er septembre 1886.
-
-
-
-
-LE VAGABOND.
-
-
-DEPUIS quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail.
-Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que
-l'ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon
-sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa
-famille, lui, fils aîné, n'ayant plus qu'à croiser ses bras vigoureux,
-dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux
-sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel,
-le plus fort, ne faisait rien parce qu'il n'avait rien à faire, et
-mangeait la soupe des autres.
-
-Alors, il s'était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu
-qu'on trouvait à s'occuper dans le Centre.
-
-Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept
-francs dans sa poche et portant sur l'épaule, dans un mouchoir bleu
-attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une
-culotte et une chemise.
-
-Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les
-interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver
-jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l'ouvrage.
-
-Il s'entêta d'abord à cette idée qu'il ne devait travailler qu'à la
-charpente, puisqu'il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers
-où il se présenta, on répondit qu'on venait de congédier des hommes,
-faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources,
-à accomplir toutes les besognes qu'il rencontrerait sur son chemin.
-
-Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d'écurie, scieur de pierres;
-il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du
-mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela
-moyennant quelques sous, car il n'obtenait, de temps en temps, deux
-ou trois jours de travail qu'en se proposant à vil prix, pour tenter
-l'avarice des patrons et des paysans.
-
-Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il
-n'avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des
-femmes qu'il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des
-routes.
-
-Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le
-ventre vide, l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur l'herbe au bord
-du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l'autre
-n'existant plus depuis longtemps déjà. C'était un samedi, vers la
-fin de l'automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et
-rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On
-sentait qu'il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette
-tombée de jour, la veille d'un dimanche. De place en place, dans les
-champs, s'élevaient, pareilles à des champignons jaunes, monstrueux,
-des meules de paille égrenées; et les terres semblaient nues, étant
-ensemencées déjà pour l'autre année.
-
-Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les
-loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire
-moins de pas, et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les
-yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec
-l'envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu'il
-rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe.
-
-Il regardait les bords de la route avec l'image, dans les yeux, de
-pommes de terre défouies, restées sur le sol retourné. S'il en avait
-trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu
-dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond,
-qu'il eût tenu d'abord, brûlant, dans ses mains froides.
-
-Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une
-betterave crue, arrachée dans un sillon.
-
-Depuis deux jours il parlait haut en allongeant le pas sous l'obsession
-de ses idées. Il n'avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son
-esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle.
-Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d'un travail
-introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l'herbe,
-le jeûne, le mépris qu'il sentait chez les sédentaires pour le
-vagabond, cette question posée chaque jour: «Pourquoi ne restez-vous
-pas chez vous?» le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants
-qu'il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la
-maison et qui n'avaient guère de sous, non plus, l'emplissaient peu
-à peu d'une colère lente, amassée chaque jour, chaque heure, chaque
-minute, et qui s'échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes
-et grondantes.
-
-Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il
-grognait: «Misère... misère... tas de cochons... laisser crever de faim
-un homme... un charpentier... tas de cochons... pas quatre sous... pas
-quatre sous... v'là qu'il pleut... tas de cochons!...»
-
-Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en prenait aux hommes, à
-tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est
-inéquitable, féroce et perfide.
-
-Il répétait, les dents serrées: «Tas de cochons!» en regardant la
-mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et,
-sans réfléchir à cette autre injustice, humaine celle-là, qui se nomme
-violence et vol, il avait envie d'entrer dans une de ces demeures,
-d'assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place.
-
-Il disait: «J'ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu'on me
-laisse crever de faim... je ne demande qu'à travailler, pourtant...
-tas de cochons!» Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son
-ventre, la souffrance de son cœur lui montaient à la tête comme une
-ivresse redoutable, et faisaient naître, en son cerveau, cette idée
-simple: «J'ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l'air est
-à tout le monde. Alors, donc, on n'a pas le droit de me laisser sans
-pain!»
-
-La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s'arrêta et murmura:
-«Misère... encore un mois de route avant de rentrer à la maison...»
-Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu'il trouverait
-plutôt à s'occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant
-n'importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le
-suspectait.
-
-Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur
-de plâtre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que
-vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.
-
-Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin
-d'empêcher l'eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine.
-Mais il sentit bientôt qu'elle traversait déjà la mince toile de ses
-vêtements et il jeta autour de lui un regard d'angoisse, d'être perdu
-qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n'a pas
-un abri par le monde.
-
-La nuit venait, couvrant d'ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans
-un pré, une tache sombre sur l'herbe, une vache. Il enjamba le fossé
-de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait.
-
-Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa:
-«Si seulement j'avais un pot, je pourrais boire un peu de lait.»
-
-Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui
-lançant dans le flanc un grand coup de pied: «Debout!» dit-il.
-
-La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde
-mamelle; alors l'homme se coucha sur le dos, entre les pattes de
-l'animal, et il but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains
-le pis gonflé, chaud, et qui sentait l'étable. Il but tant qu'il resta
-du lait dans cette source vivante.
-
-Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue
-sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumière
-qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d'une maison.
-
-La vache s'était recouchée, lourdement. Il s'assit à côté d'elle, en
-lui flattant la tête, reconnaissant d'avoir été nourri. Le souffle
-épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de
-vapeur dans l'air du soir, passait sur la face de l'ouvrier qui se mit
-à dire: «Tu n'as pas froid là dedans, toi.»
-
-Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes,
-pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle de se
-coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha
-donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre la
-mamelle puissante qui l'avait abreuvé tout à l'heure. Puis, comme il
-était brisé de fatigue, il s'endormit tout à coup.
-
-Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon
-qu'il appliquait l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal; alors il se
-retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était
-restée à l'air de la nuit; et il se rendormit bientôt de son sommeil
-accablé.
-
-Un coq chantant le mit debout. L'aube allait paraître; il ne pleuvait
-plus; le ciel était pur.
-
-La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s'appuyant
-sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il
-dit: «Adieu, ma belle... à une autre fois... t'es une bonne bête...
-Adieu...»
-
-Puis il mit ses souliers, et s'en alla.
-
-Pendant deux heures, il marcha devant lui, suivant toujours la même
-route; puis une lassitude l'envahit si grande, qu'il s'assit dans
-l'herbe.
-
-Le jour était venu; les cloches des églises sonnaient, des hommes en
-blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés
-en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux
-villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents.
-
-Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons
-inquiets et bêlants qu'un chien rapide maintenait en troupeau.
-
-Randel se leva, salua: «Vous n'auriez pas du travail pour un ouvrier
-qui meurt de faim?» dit-il.
-
-L'autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant:
-
---Je n'ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les
-routes.
-
-Et le charpentier retourna s'asseoir sur le fossé.
-
-Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et
-cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa
-prière.
-
-Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d'or
-ornait le ventre.
-
---Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et
-je n'ai plus un sou dans ma poche.
-
-Le demi-monsieur répliqua: «Vous auriez dû lire l'avis affiché à
-l'entrée du pays.--La mendicité est interdite sur le territoire de la
-commune.--Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien
-vite, je vais vous faire ramasser.»
-
-Randel, que la colère gagnait, murmura: «Faites-moi ramasser si vous
-voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins.»
-
-Et il retourna s'asseoir sur son fossé.
-
-Au bout d'un quart d'heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la
-route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au
-soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs
-boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en
-fuite de loin, de très loin.
-
-Le charpentier comprit bien qu'ils venaient pour lui; mais il ne remua
-pas, saisi soudain d'une envie sourde de les braver, d'être pris par
-eux, et de se venger, plus tard.
-
-Ils approchaient sans paraître l'avoir vu, allant de leur pas
-militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup,
-en passant devant lui, ils eurent l'air de le découvrir, s'arrêtèrent
-et se mirent à le dévisager d'un œil menaçant et furieux.
-
-Et le brigadier s'avança en demandant:
-
---Qu'est-ce que vous faites ici?
-
-L'homme répliqua tranquillement:
-
---Je me repose.
-
---D'où venez-vous?
-
---S'il fallait vous dire tous les pays où j'ai passé, j'en aurais pour
-plus d'une heure.
-
---Où allez-vous?
-
---A Ville-Avaray.
-
---Où c'est-il ça?
-
---Dans la Manche.
-
---C'est votre pays?
-
---C'est mon pays.
-
---Pourquoi en êtes-vous parti?
-
---Pour chercher du travail.
-
-Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d'un
-homme que la même supercherie finit par exaspérer:
-
---Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi.
-
-Puis il reprit:
-
---Vous avez des papiers?
-
---Oui, j'en ai.
-
---Donnez-les.
-
-Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres
-papiers usés et sales qui s'en allaient en morceaux, et les tendit au
-soldat.
-
-L'autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu'ils étaient en
-règle, il les rendit avec l'air mécontent d'un homme qu'un plus malin
-vient de jouer.
-
-Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau:
-
---Vous avez de l'argent sur vous?
-
---Non.
-
---Rien?
-
---Rien.
-
---Pas un sou seulement?
-
---Pas un sou seulement!
-
---De quoi vivez-vous, alors?
-
---De ce qu'on me donne.
-
---Vous mendiez, alors?
-
-Randel répondit résolument:
-
---Oui, quand je peux.
-
-Mais le gendarme déclara: «Je vous prends en flagrant délit de
-vagabondage et de mendicité, sans ressource et sans profession, sur la
-route, et je vous enjoins de me suivre.»
-
-Le charpentier se leva.
-
---Ousque vous voudrez, dit-il.
-
-Et se plaçant entre les deux militaires avant même d'en recevoir
-l'ordre, il ajouta:
-
---Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut.
-
-Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à
-travers les arbres dépouillés de feuilles, à un quart de lieue de
-distance.
-
-C'était l'heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place
-était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir
-passer le malfaiteur qu'une troupe d'enfants excités suivait. Paysans
-et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes,
-avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des
-pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l'écraser sous
-leurs pieds. On se demandait s'il avait volé et s'il avait tué. Le
-boucher, ancien spahi, affirma: «C'est un déserteur.» Le débitant de
-tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait passé une pièce
-fausse de cinquante centimes, le matin même, et le quincaillier vit en
-lui indubitablement l'introuvable assassin de la veuve Malet que la
-police cherchait depuis six mois.
-
-Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer,
-Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et
-flanqué de l'instituteur.
-
---Ah! ah! s'écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous
-avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier,
-qu'est-ce que c'est?
-
-Le brigadier répondit: «Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le
-maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu'il affirme,
-arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats
-et de papiers bien en règle.»
-
---Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les
-relut, les rendit, puis ordonna: «Fouillez-le.» On fouilla Randel; on
-ne trouva rien.
-
-Le maire semblait perplexe. Il demanda à l'ouvrier:
-
---Que faisiez-vous, ce matin, sur la route?
-
---Je cherchais de l'ouvrage.
-
---De l'ouvrage?... Sur la grand'route?
-
---Comment voulez-vous que j'en trouve, si je me cache dans les bois?
-
-Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant
-à des races ennemies. Le magistrat reprit: «Je vais vous faire mettre
-en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas!»
-
-Le charpentier répondit: «J'aime mieux que vous me gardiez. J'en ai
-assez de courir les chemins.»
-
-Le maire prit un air sévère:
-
---Taisez-vous.
-
-Puis il ordonna aux gendarmes:
-
---Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le
-laisserez continuer son chemin.
-
-L'ouvrier dit: «Faites-moi donner à manger, au moins.»
-
-L'autre fut indigné: «Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah!
-ah! ah! elle est forte celle-là!»
-
-Mais Randel reprit avec fermeté: «Si vous me laissez encore crever de
-faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous
-autres, les gros.»
-
-Le maire s'était levé, et il répéta:
-
---Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher.
-
-Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et
-l'entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva
-sur la route; et les hommes l'ayant conduit à deux cents mètres de la
-borne kilométrique, le brigadier déclara:
-
---Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien
-vous aurez de mes nouvelles.
-
-Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il
-allait. Il marcha devant lui un quart d'heure ou vingt minutes,
-tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.
-
-Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était
-entr'ouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et
-l'arrêta net, devant ce logis.
-
-Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le
-souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette
-demeure.
-
-Il dit, tout haut, d'une voix grondante: «Nom de Dieu! faut qu'on m'en
-donne, cette fois.» Et il se mit à heurter la porte à grands coups de
-son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant: «Hé! hé!
-hé! là dedans, les gens! hé! ouvrez!»
-
-Rien ne remua; alors, s'approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa
-main, et l'air enfermé de la cuisine, l'air tiède plein de senteurs de
-bouillon chaud, de viande cuite et de choux s'échappa vers l'air froid
-du dehors.
-
-D'un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis
-sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient
-laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe
-grasse aux légumes.
-
-Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui
-semblaient pleines.
-
-Randel d'abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence
-que s'il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement,
-par grandes bouchées vite avalées. Mais l'odeur de la viande, presque
-aussitôt, l'attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du
-pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de bœuf,
-lié d'une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des
-oignons, jusqu'à ce que son assiette fût pleine, et, l'ayant posée sur
-la table, il s'assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna
-comme s'il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque
-entier, plus une quantité de légumes, il s'aperçut qu'il avait soif et
-il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée.
-
-A peine vit-il le liquide en son verre qu'il reconnut de l'eau-de-vie.
-Tant pis, c'était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce
-serait bon, après avoir eu si froid; et il but.
-
-Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l'habitude; il s'en
-versa de nouveau un plein verre, qu'il avala en deux gorgées. Et,
-presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l'alcool comme si un
-grand bonheur lui avait coulé dans le ventre.
-
-Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant
-son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue
-brûlante, le front surtout où le sang battait.
-
-Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C'était la messe qui
-finissait; et un instinct plutôt qu'une peur, l'instinct de prudence
-qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser
-le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l'autre
-la bouteille d'eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et
-regarda la route.
-
-Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au
-lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois
-qu'il apercevait.
-
-Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu'il avait fait et
-tellement souple qu'il sautait les clôtures des champs, à pieds joints,
-d'un seul bond.
-
-Dès qu'il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa
-poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant.
-Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses
-jambes élastiques comme des ressorts.
-
-Il chantait la vieille chanson populaire:
-
- Ah! qu'il fait donc bon
- Qu'il fait donc bon
- Cueillir la fraise.
-
-Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et
-ce tapis doux sous les pieds lui donna des envies folles de faire la
-culbute, comme un enfant.
-
-Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque
-pirouette, il se remettait à chanter:
-
- Ah! qu'il fait donc bon
- Qu'il fait donc bon
- Cueillir la fraise.
-
-Tout à coup, il se trouva au bord d'un chemin creux et il aperçut,
-dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village,
-portant aux mains deux seaux de lait, écartés d'elle par un cercle de
-barrique.
-
-Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d'un chien qui voit
-une caille.
-
-Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria:
-
---C'est-il vous qui chantiez comme ça?
-
-Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut
-de six pieds au moins.
-
-Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: «Cristi, vous m'avez
-fait peur!»
-
-Mais il ne l'entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par
-une autre rage plus dévorante que la faim, enfiévré par l'alcool, par
-l'irrésistible furie d'un homme qui manque de tout, depuis deux mois,
-et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les appétits
-que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles.
-
-La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de
-sa bouche entr'ouverte, de ses mains tendues.
-
-Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le
-chemin.
-
-Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant
-leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait
-d'appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu'il n'en voulait
-pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il
-était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment.
-
-Quand elle se fut relevée, l'idée de ses seaux répandus l'emplit tout
-à coup de fureur, et, ôtant son sabot d'un pied, elle se jeta, à son
-tour, sur l'homme, pour lui casser la tête s'il ne payait pas son lait.
-
-Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé,
-éperdu, épouvanté de ce qu'il avait fait, se sauva de toute la
-vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle lui jetait des pierres, dont
-quelques-unes l'atteignirent dans le dos.
-
-Il courut longtemps, longtemps, puis il se sentit las comme il ne
-l'avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter;
-toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne
-pouvait plus réfléchir à rien.
-
-Et il s'assit au pied d'un arbre.
-
-Au bout de cinq minutes il dormait.
-
-Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut
-deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du
-matin qui lui tenaient et lui liaient les bras.
-
---Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard.
-
-Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à
-le rudoyer, s'il faisait un geste, car il était leur proie à présent,
-il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de
-criminels qui ne le lâcheraient plus.
-
---En route! commanda le gendarme.
-
-Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule
-d'automne, lourd et sinistre.
-
-Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent le village.
-
-Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements.
-Paysans et paysannes, soulevés de colère, comme si chacun eût été
-volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le
-misérable pour lui jeter des injures.
-
-Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la
-mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond.
-
-Dès qu'il l'aperçut, il cria de loin:
-
---Ah! mon gaillard! nous y sommes.
-
-Et il se frottait les mains, content comme il l'était rarement.
-
-Il reprit: «Je l'avais dit, je l'avais dit, rien qu'en le voyant sur la
-route.»
-
-Puis, avec un redoublement de joie:
-
---Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard!
-
-
- _Le Vagabond_ a paru dans _la Nouvelle Revue_ du 1er janvier 1887.
-
-
-
-
-LE
-VOYAGE DU HORLA.
-
-
-J'AVAIS reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici:
-«Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du
-matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des
-manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l'usine à partir
-de cinq heures. Jovis.»
-
-A cinq heures précises, j'entrais à l'usine à gaz de la Villette. On
-dirait les ruines colossales d'une ville de cyclopes. D'énormes et
-sombres avenues s'ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l'un
-derrière l'autre, pareilles à des colonnes monstrueuses, tronquées,
-inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque
-effrayant édifice de fer.
-
-Dans la cour d'entrée gît le ballon, une grande galette de toile
-jaune, aplatie à terre sous un filet. On appelle cela la mise en
-épervier; et il a l'air en effet d'un vaste poisson pris et mort.
-
-Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien
-examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine
-qui porte sur son flanc, en lettres d'or, dans une plaque d'acajou: _Le
-Horla._
-
-On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par
-un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite
-comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent
-tous les yeux et tous les esprits. C'est ainsi que la nature elle-même
-nourrit les êtres jusqu'à leur naissance. La bête qui s'envolera tout
-à l'heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à
-mesure que _le Horla_ grossit, étendent et mettent en place le filet
-qui le couvre de façon à ce que la pression soit bien régulière et
-également répartie sur tous les points.
-
-Cette opération est fort délicate et fort importante; car la résistance
-de la toile de coton, si mince, dont est fait l'aérostat, est calculée
-non en raison de l'étendue du contact de cette toile avec le filet,
-mais aux mailles serrées qui portera la nacelle.
-
-_Le Horla_, d'ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses
-yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M. Jovis, par le
-personnel actif de la société, et rien au dehors.
-
-Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu'à
-la soupape, ces deux choses essentielles de l'aérostation. Il doit
-rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d'un navire sont
-impénétrables à l'eau. Les anciens vernis à base d'huile de lin avaient
-le double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu
-de temps, se déchirait comme du papier.
-
-Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement
-dès qu'elles avaient été ouvertes et qu'était brisé l'enduit, dit
-cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine
-mer et en pleine nuit, a prouvé, l'autre semaine, l'imperfection du
-vieux système.
-
-On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du
-vernis principalement, sont d'une valeur inestimable pour l'aérostation.
-
-On en parle d'ailleurs dans la foule, et des hommes qui semblent être
-des spécialistes affirment avec autorité que nous serons retombés avant
-les fortifications. Beaucoup d'autres choses encore sont blâmées dans
-ce ballon d'un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant de
-bonheur et de succès.
-
-Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures
-faites pendant le transport; et on les bouche, selon l'usage, avec des
-morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé
-d'obstruction inquiète et émeut le public.
-
-
-Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s'occupent des derniers
-détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l'usine à gaz, selon
-la coutume établie.
-
-Quand nous ressortons, l'aérostat se balance, énorme et transparent,
-prodigieux fruit d'or, poire fantastique que mûrissent encore, en la
-couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.
-
-Voici qu'on attache la nacelle, qu'on apporte les baromètres, la sirène
-que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi,
-et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que
-peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.
-
-Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs
-reprises l'en éloigner pour éviter un accident au départ.
-
-Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.
-
-Le lieutenant Mallet grimpe d'abord dans le filet aérien entre la
-nacelle et l'aérostat, d'où il surveillera, durant toute la nuit, la
-marche du _Horla_ à travers le ciel, comme l'officier de quart, debout
-sur la passerelle, surveille la marche du navire.
-
-M. Étienne Beer monte ensuite, puis M. Paul Bessand, puis M. Patrice
-Eyriès, et puis moi.
-
-Mais l'aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous
-devons entreprendre, et M. Eyriès doit, non sans grand regret, quitter
-sa place.
-
-M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort
-galants, les dames de s'écarter un peu, car il craint, en s'élevant, de
-jeter du sable sur leurs chapeaux, puis il commande: «Lâchez tout!» et
-tranchant d'un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous
-le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au _Horla_ sa
-liberté.
-
-En une seconde, nous sommes partis. On ne sent rien; on flotte, on
-monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne
-les entendons presque plus; nous ne les voyons qu'à peine. Nous sommes
-déjà si loin! si haut! Quoi! nous venons de quitter ces gens là-bas?
-Est-ce possible? Sous nous maintenant, Paris s'étale, une plaque
-sombre, bleuâtre, hachée par les rues, et d'où s'élancent de place en
-place, des dômes, des tours, des flèches, puis tout autour, la plaine,
-la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu
-des champs verts, d'un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.
-
-La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on
-n'aperçoit ni la tête ni la queue; elle vient de là-bas, elle s'en va
-là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l'air d'une immense
-cuvette de prés et de forêts qu'enferme à l'horizon une montagne basse,
-lointaine et circulaire.
-
-Le soleil qu'on n'apercevait plus d'en bas reparaît pour nous, comme
-s'il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s'allume dans
-cette clarté; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent.
-M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de
-papier à cigarettes et dit tranquillement: «Nous montons, nous montons
-toujours», tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte
-les mains en répétant: «Hein? ce vernis, hein? ce vernis.»
-
-On ne peut en effet apprécier les montées et les descentes qu'en jetant
-de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce papier,
-qui demeure, en réalité, suspendu dans l'air, semble tomber comme une
-pierre, c'est que le ballon monte; s'il semble au contraire s'envoler
-au ciel, c'est que le ballon descend.
-
-Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous
-regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous
-quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l'air
-d'une carte de géographie peinte, d'un plan démesuré de province.
-Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement
-reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes,
-le claquement des fouets, le «hue» des charretiers, le roulement et le
-sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent
-sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont
-des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec
-le plus d'acuité.
-
-Des hommes nous appellent; des locomotives sifflent; nous répondons
-avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux,
-suraigus, vraie voix d'être fantastique errant autour du monde.
-
-
-Des lumières s'allument de place en place, feux isolés dans les
-fermes, chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le
-nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d'Enghien. Une
-rivière apparaît: c'est l'Oise. Alors nous discutons pour savoir où
-nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise?
-Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de
-la Seine et de l'Oise; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche,
-n'est-ce pas le haut fourneau de Montataire?
-
-Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant;
-sur la terre il fait nuit, et nous sommes encore dans la lumière, à dix
-heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs,
-le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et
-les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le
-voient et donnent l'alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer
-contre nous et gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi
-semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent; toutes les
-bêtes effrayées s'émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.
-
-Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins,
-des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l'air, un air
-léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n'avais
-respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m'envahit,
-bien-être du corps et de l'esprit, fait de nonchalance, de repos
-infini, d'oubli, d'indifférence à tout et de cette sensation nouvelle
-de traverser l'espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le
-mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.
-
-Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le
-lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d'araignée, dit au capitaine
-Jovis: «Nous descendons, jetez une demi-poignée.» Et le capitaine, qui
-cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce
-sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.
-
-
-Rien n'est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la
-manœuvre d'un ballon. C'est un énorme joujou, libre et docile, qui
-obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant
-tout, l'esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.
-
-Une pincée de sable, la moitié d'un journal, quelques gouttes d'eau,
-les os du poulet qu'on vient de manger, jetés au dehors, le font monter
-brusquement.
-
-Le fleuve ou le bois qu'on traverse, nous soufflant un air humide et
-froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il se
-maintient, et sur les villes il s'élève.
-
-La terre dort maintenant, ou plutôt l'homme dort sur la terre, car les
-bêtes réveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps
-le roulement d'un train nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur
-les lieux habités nous faisons mugir la sirène: et les paysans affolés
-dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c'est l'ange du
-jugement dernier qui passe.
-
-Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe: nous avons
-rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant
-son sang invisible par le tuyau d'échappement, qu'on nomme appendice et
-qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.
-
-Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l'écho de nos trompes;
-nous avons déjà passé six cents mètres. On n'y voit pas assez pour
-consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier
-de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons
-toujours, toujours. On ne distingue plus la terre; des brumes légères
-nous en séparent; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.
-
-Mais une lueur naît devant nous, une lueur d'argent qui fait pâlir le
-ciel; et soudain, comme si elle s'élevait des profondeurs inconnues
-de l'horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d'un nuage. Elle
-semble venue d'en bas, tandis que nous la regardons de très haut,
-accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se
-dégage luisante et ronde des nuées qui l'enveloppaient, et elle monte
-au ciel avec lenteur.
-
-La terre n'est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses
-qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la
-lune, dans l'immensité, et la lune a l'air d'un ballon qui voyage
-en face de nous; et notre ballon qui reluit a l'air d'une lune plus
-grosse que l'autre, d'un monde errant au milieu du ciel, au milieu des
-astres, dans l'étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons
-plus, nous ne vivons plus; nous allons, délicieusement inertes, à
-travers l'espace. L'air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui
-ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée
-prodigieuse, étrangement alertes, bien qu'immobiles. On ne sent plus la
-chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on est
-devenu quelque chose d'inexprimable, des oiseaux qui n'ont pas même la
-peine de battre de l'aile.
-
-Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées,
-nous n'avons plus de regrets, de projets, ni d'espérances. Nous
-regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage
-fantastique; rien que la lune et nous dans le ciel! Nous sommes un
-monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes; et
-ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre
-et l'ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein
-jour; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n'avons
-à regarder que nous et quelques nuages d'argent qui flottent plus
-bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis
-quatorze, puis quinze cents; et les feuilles de papier de riz tombent
-toujours autour de nous.
-
-Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s'emballer
-les aérostats et que le voyage en haut va continuer.
-
-Nous sommes maintenant à deux mille mètres; nous montons encore à deux
-mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s'arrête.
-
-Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu'on ne nous réponde point
-des étoiles.
-
-A présent nous descendons, très vite, sans nous en douter. M. Mallet
-crie sans cesse: «Jetez du lest, jetez du lest!» Et le lest qu'on
-précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la
-figure, comme s'il remontait, lancé d'en bas vers les astres, tant est
-rapide notre chute.
-
-Voici la terre!
-
-Où sommes-nous? Cette pointe en l'air a duré plus de deux heures. Il
-est minuit passé et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé,
-plein de routes, très peuplé.
-
-Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus
-loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante,
-féerique, s'allume et s'éteint, puis elle reparaît, s'efface de
-nouveau. Jovis, que grise l'espace, s'écrie: «Regardez, regardez ce
-phénomène de la lune dans l'eau. On ne peut rien voir de plus beau la
-nuit.»
-
-Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut
-donner l'idée de l'éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui
-ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent
-brusquement ici ou là et s'éteignent tout aussitôt.
-
-Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en
-même temps à chaque détour du cours d'eau; mais comme le ballon passe
-aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.
-
-
-Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer
-s'écrie: «Regardez donc! qu'est-ce qui court là-bas dans ce champ?
-N'est-ce pas un chien?» Quelque chose court en effet sur le sol avec
-une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les
-fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne
-comprenons pas. Le capitaine riait: «C'est l'ombre de notre ballon,
-dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons.»
-
-J'entends distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et
-comme nous n'avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur
-l'étoile polaire, que j'ai si souvent regardée et consultée du pont de
-mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers
-la Belgique.
-
-Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques
-cris nous répondent, cri de charretier qui s'arrête, cri de buveur
-attardé. Nous hurlons: «Où sommes-nous?» Mais le ballon va si vite que
-jamais l'homme effaré n'a le temps de nous répondre. L'ombre grossie
-du _Horla_, large comme une balle d'enfant, fuit devant nous, sur les
-champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous
-précédant d'un demi-kilomètre; et j'écoute à présent, penché hors de la
-nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.
-
-Je dis au capitaine Jovis: «Comme ça souffle!»
-
-Il me répond: «Non, ce sont des chutes d'eau sans doute.» J'insiste,
-sûr de mon oreille qui le connaît bien, le vent, pour l'avoir entendu
-si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude;
-il a peur d'émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait
-bien qu'un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond:
-«Nord.»
-
-Un autre nous jette le même mot.
-
-Et soudain une ville considérable, d'après l'étendue de son gaz, se
-montre juste devant nous. C'est Lille, peut-être. Comme nous approchons
-d'elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de
-feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des
-pierres précieuses pour les géants.
-
-C'est une briqueterie, paraît-il. En voici d'autres, deux, trois.
-Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats
-bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de
-rubis, d'émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de
-là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des
-rugissements de lions apocalyptiques; les hautes cheminées jettent au
-vent leurs panaches de flammes, et l'on entend des bruits de métal qui
-roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.
-
---Où sommes-nous?
-
-Une voix, voix de farceur ou d'affolé, nous répond:
-
---Dans un ballon.
-
---Où sommes-nous?
-
---Lille.
-
-Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et
-voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers,
-de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes,
-gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s'amassent derrière nous,
-couvrent la lune, tandis qu'à l'Est le ciel s'éclaircit, devient d'un
-bleu clair avec des reflets rouges. C'est l'aube. Elle grandit vite,
-nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les
-trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous
-nous avec une prodigieuse vitesse; on n'a pas le temps de regarder, à
-peine le temps de voir que d'autres prés, d'autres champs, d'autres
-maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards
-domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils
-font de bruit.
-
-Les paysans matineux agitent les bras, nous criant: «Laissez-vous
-tomber.» Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penchés
-au bord de la nacelle et regardant couler l'univers sous nos pieds.
-
-Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par
-des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d'en haut. On discute.
-Est-ce Courtrai? Est-ce Gand?
-
-Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu'elle est entourée d'eau,
-traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord.
-Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre
-guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher,
-le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et
-rapides, doux et clairs, semblent jaillir pour nous de ce mince toit de
-pierre frôlé dans notre course errante. C'est un bonjour charmant, un
-bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène
-dont l'horrible voix résonne par les rues.
-
-C'était Bruges; mais à peine l'avions-nous perdue de vue, que mon
-voisin Paul Bessand me demande: «Ne voyez-vous rien sur la droite et
-devant vous? On dirait un fleuve.»
-
-Devant nous, en effet, s'étend au loin une ligne lumineuse, sous la
-clarté de l'aube. Oui, cela a l'air d'un fleuve, d'un immense fleuve,
-avec des îles dedans.
-
-
-«Préparons la descente», dit le capitaine. Il fait rentrer dans la
-nacelle M. Mallet toujours perché dans son filet; puis on serre les
-baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les
-secousses.
-
-M. Bessand s'écrie: «Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous
-sommes à la mer.»
-
-Des brumes nous l'avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à
-gauche et en face, tandis qu'à notre droite l'Escaut, joint à la Meuse,
-étendait jusqu'à la mer ses bouches plus vastes qu'un lac.
-
-Il fallait descendre en une minute ou deux.
-
-La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de
-toile blanche et placée bien en vue afin qu'elle ne soit touchée par
-personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le
-capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.
-
-Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivait notre
-course folle.
-
---Tirez! cria Jovis.
-
-Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s'inclina.
-Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.
-
-Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant
-ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de
-boulet, sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards
-effarés s'envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats
-et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.
-
-Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette; et le _Horla_
-légèrement s'envole par-dessus le toit.
-
-«La soupape!» crie de nouveau le capitaine.
-
-M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme tombe une
-flèche.
-
-D'un coup de couteau, l'amarre qui retient l'ancre est coupée, nous la
-traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.
-
-Voici des arbres.
-
---Attention! Cramponnez-vous! Gare aux têtes!
-
-Nous passons encore dessus; puis une forte secousse nous bouscule.
-L'ancre a mordu.
-
---Attention! Tenez-vous bien! Soulevez-vous à la force des poignets.
-Nous allons toucher.
-
-La nacelle touche en effet. Et puis s'envole de nouveau. Elle retombe
-encore, rebondit et enfin se pose à terre, tandis que le ballon se
-débat follement, avec des efforts d'agonisant.
-
-
-Des paysans accouraient, mais n'osaient point approcher. Ils furent
-longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut
-mettre pied à terre sans que l'aérostat soit presque complètement
-dégonflé.
-
-Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient
-d'étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui
-paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon
-d'un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux
-soufflants.
-
-Avec l'aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous
-avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter
-à la gare de Heyst, où nous reprenions à 8 h. 20 le train pour Paris.
-
-La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin,
-ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les
-éclairs aveuglants de l'orage qui nous chassait devant lui.
-
-Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul
-Ginisty m'avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont
-tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton,
-nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le
-coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour, et aller
-de Paris aux bouches de l'Escaut à travers les airs.
-
-
- _Le Voyage du Horla_ a paru dans _le Figaro_ du samedi 16 juillet
- 1887, sous le titre: _De Paris à Heyst_.
-
-
-
-
-UN FOU?
-
-
-QUAND on me dit: «Vous savez que Jacques Parent est mort fou dans
-une maison de santé», un frisson douloureux, un frisson de peur et
-d'angoisse me courut le long des os; et je le revis brusquement,
-ce grand garçon étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque
-inquiétant, effrayant même.
-
-C'était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec
-des yeux d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait
-pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être
-singulier, troublant qui apportait, qui jetait un malaise autour de
-lui, un malaise vague, de l'âme, du corps, un de ces énervements
-incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.
-
-Il avait un tic gênant: la manie de cacher ses mains. Presque jamais
-il ne les laissait errer, comme nous faisons tous sur les objets, sur
-les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste
-familier qu'ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait
-nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles.
-
-Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses aisselles en
-croisant les bras. On eût dit qu'il avait peur qu'elles ne fissent,
-malgré lui, quelque besogne défendue, qu'elles n'accomplissent quelque
-action honteuse ou ridicule s'il les laissait libres et maîtresses de
-leurs mouvements.
-
-Quand il était obligé de s'en servir pour tous les usages ordinaires
-de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides
-du bras comme s'il n'eût pas voulu leur laisser le temps d'agir par
-elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d'exécuter autre chose.
-A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si
-vivement qu'on n'avait jamais le temps de prévoir ce qu'il voulait
-faire avant qu'il ne l'eût accompli.
-
-Or, j'eus un soir l'explication de la surprenante maladie de son âme.
-
-Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la
-campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité!
-
-Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée
-d'atroce chaleur. Aucun souffle d'air ne remuait les feuilles. Une
-vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les
-poitrines. Je me sentais mal à l'aise, agité, et je voulus gagner mon
-lit.
-
-Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras
-d'un geste effaré.
-
---Oh! non, reste encore un peu, me dit-il.
-
-Je le regardai avec surprise en murmurant:
-
---C'est que cet orage me secoue les nerfs.
-
-Il gémit, ou plutôt il cria:
-
---Et moi donc! Oh! reste, je te prie; je ne voudrais pas demeurer seul.
-
-Il avait l'air affolé.
-
-Je prononçai:
-
---Qu'est-ce que tu as? Perds-tu la tête?
-
-Et il balbutia:
-
---Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs
-d'électricité... j'ai... j'ai... j'ai peur... j'ai peur de moi... tu ne
-me comprends pas? C'est que je suis doué d'un pouvoir... non... d'une
-puissance... non... d'une force... Enfin je ne sais pas dire ce que
-c'est, mais j'ai en moi une action magnétique si extraordinaire que
-j'ai peur, oui, j'ai peur de moi, comme je te le disais tout à l'heure!
-
-Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les
-revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant
-d'une crainte confuse, puissante, horrible. J'avais envie de partir, de
-me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer
-sur moi, puis s'enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque
-coin sombre de la pièce pour s'y fixer, comme s'il eût voulu cacher
-aussi son regard redoutable.
-
-Je balbutiai:
-
---Tu ne m'avais jamais dit ça!
-
-Il reprit:
-
---Est-ce que j'en parle à personne? Tiens, écoute, ce soir je ne puis
-me taire. Et j'aime mieux que tu saches tout; d'ailleurs, tu pourras me
-secourir.
-
-Le magnétisme! Sais-tu ce que c'est? Non. Personne ne sait. On
-le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le
-pratiquent; un des plus illustres, M. Charcot, le professe; donc, pas
-de doute, cela existe.
-
-Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible,
-d'endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant
-qu'il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait une bourse. Il
-lui vole sa pensée, c'est-à-dire son âme, l'âme, ce sanctuaire, ce
-secret du Moi, l'âme, ce fond de l'homme qu'on croyait impénétrable,
-l'âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu'on cache, de
-tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on veut céder à tous les humains, il
-l'ouvre, la viole, l'étale, la jette au public! N'est-ce pas atroce,
-criminel, infâme?
-
-Pourquoi, comment cela se fait-il? Le sait-on? Mais que sait-on?
-
-Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos
-misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu'ils ont à peine la
-puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à
-la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l'âme, l'emporte, la
-grise, l'affole, qu'est-ce donc? Rien.
-
-Tu ne me comprends pas? Écoute. Deux corps se heurtent. L'air vibre.
-Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides,
-plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or nous avons dans
-l'oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l'air et les
-transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu'un verre d'eau se
-change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable
-métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son.
-Voilà.
-
-La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l'algèbre
-et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise,
-ne vient donc que de la propriété étrange d'une petite peau. Elle
-n'existerait point, cette peau, que le son non plus n'existerait
-pas, puisque par lui-même il n'est qu'une vibration. Sans l'oreille,
-devinerait-on la musique? Non. Eh bien! nous sommes entourés de choses
-que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent
-qui nous les révéleraient.
-
-Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que
-pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des
-esprits, qu'entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous
-n'avons point en nous l'instrument révélateur.
-
-Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d'une puissance affreuse. On
-dirait un autre être enfermé en moi, qui veut sans cesse s'échapper,
-agir malgré moi, qui s'agite, me ronge, m'épuise. Quel est-il? Je ne
-sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c'est lui,
-l'autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.
-
-Je n'ai qu'à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur
-avais versé de l'opium. Je n'ai qu'à étendre les mains pour produire
-des choses... des choses... terribles. Si tu savais? Oui. Si tu savais?
-Mon pouvoir ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les
-animaux et même... sur les objets...
-
-Cela me torture et m'épouvante. J'ai eu envie souvent de me crever les
-yeux et de me couper les poignets.
-
-Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer
-cela... non pas sur des créatures humaines, c'est ce qu'on fait
-partout, mais sur... sur... des bêtes.
-
-Appelle Mirza.
-
-Il marchait à grands pas avec des airs d'halluciné, et il sortit ses
-mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme
-s'il eût mis à nu deux épées.
-
-Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré
-d'une sorte de désir impétueux de voir. J'ouvris la porte et je sifflai
-ma chienne qui couchait dans le vestibule. J'entendis aussitôt le bruit
-précipité de ses ongles sur les marches de l'escalier, et elle apparut,
-joyeuse, remuant la queue.
-
-Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil; elle y sauta, et
-Jacques se mit à la caresser en la regardant.
-
-D'abord, elle sembla inquiète; elle frissonnait, tournait la tête
-pour éviter l'œil fixe de l'homme, semblait agitée d'une crainte
-grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent
-les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle
-voulut s'enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l'animal qui
-poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu'on entend, la
-nuit, dans la campagne.
-
-Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu'on l'est lorsqu'on
-monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs.
-Je balbutiai: «Assez, Jacques, assez.» Mais il ne m'écoutait plus, il
-regardait Mirza d'une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux
-maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s'endormant. Il
-se tourna vers moi.
-
---C'est fait, dit-il, vois maintenant.
-
-Et jetant son mouchoir de l'autre côté de l'appartement, il cria:
-«Apporte!».
-
-La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût
-été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs
-jambes, elle s'en alla vers le linge qui faisait une tache blanche
-contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule,
-mais elle mordait à côté comme si elle ne l'eût pas vu. Elle le saisit
-enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.
-
-C'était une chose terrifiante à voir. Il commanda: «Couche-toi». Elle
-se coucha. Alors, lui touchant le front, il dit: «Un lièvre, pille,
-pille.» Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s'agita
-comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des
-petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque.
-
-Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria:
-«Mords-le, mords ton maître.» Elle eut deux ou trois soubresauts
-terribles. On eût juré qu'elle résistait, qu'elle luttait. Il répéta:
-«Mords-le.» Alors, se levant, ma chienne s'en vint vers moi, et moi je
-reculais vers la muraille, frémissant d'épouvante, le pied levé pour la
-frapper, pour la repousser.
-
-Mais Jacques ordonna: «Ici, tout de suite.» Elle se retourna vers lui.
-Alors, de ses deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme
-s'il l'eût débarrassée de liens invisibles.
-
-Mirza rouvrit les yeux: «C'est fini», dit-il.
-
-Je n'osais point la toucher et je poussai la porte pour qu'elle s'en
-allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j'entendis de
-nouveau ses griffes frapper les marches.
-
-Mais Jacques revint vers moi: «Ce n'est pas tout. Ce qui m'effraie le
-plus, c'est ceci, tiens. Les objets m'obéissent.»
-
-Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me
-servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers
-lui. Elle semblait ramper, s'approchait lentement; et tout d'un coup je
-vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis
-il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui
-l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts.
-
-Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même,
-mais le son aigu de ma voix me calma soudain.
-
-Jacques reprit:
-
---Tous les objets viennent ainsi vers moi. C'est pour cela que je cache
-mes mains. Qu'est cela? Du magnétisme, de l'électricité, de l'aimant?
-Je ne sais pas, mais c'est horrible.
-
-Et comprends-tu pourquoi c'est horrible? Quand je suis seul, aussitôt
-que je suis seul, je ne puis m'empêcher d'attirer tout ce qui m'entoure.
-
-Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me
-lassant jamais d'essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s'il
-ne m'a pas quitté.
-
-Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans
-la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les
-arbres.
-
-C'était la pluie qui commençait à tomber.
-
-Je murmurai: «C'est effrayant!»
-
-Il répéta: «C'est horrible.»
-
-Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C'était
-l'averse, l'ondée épaisse, torrentielle.
-
-Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa
-poitrine.
-
---Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à
-présent.
-
-
- _Un Fou?_ a paru dans _le Figaro_ du 1er septembre 1884.
-
-
-
-
-APPENDICE.
-
-LE HORLA.
-
-
-LE docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des
-aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants,
-s'occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui,
-dans la maison de santé qu'il dirigeait, pour leur montrer un de ses
-malades.
-
-Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit: «Je vais vous
-soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j'aie
-jamais rencontré. D'ailleurs je n'ai rien à vous dire de mon client.
-Il parlera lui-même.» Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer
-un homme. Il était fort maigre, d'une maigreur de cadavre, comme sont
-maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore
-la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie.
-
-Ayant salué et s'étant assis, il dit:
-
---Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis ici et je suis prêt
-à vous raconter mon histoire, comme m'en a prié mon ami le docteur
-Marrande. Pendant longtemps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute. Dans
-quelque temps, vous saurez tous que j'ai l'esprit aussi sain, aussi
-lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et
-pour vous, et pour l'humanité tout entière.
-
-Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout
-simples. Les voici:
-
-J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante
-pour vivre avec un certain luxe. Donc j'habitais une propriété sur les
-bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J'aime la chasse et
-la pêche. Or j'avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui
-dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de
-Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde.
-
-Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l'extérieur, jolie, ancienne,
-au milieu d'un grand jardin planté d'arbres magnifiques et qui monte
-jusqu'à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous
-parlais tout à l'heure.
-
-Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d'un cocher, un
-jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui
-était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde
-habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait
-ma demeure, le pays, tout l'entourage de ma vie. C'étaient de bons et
-tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire.
-
-J'ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu'à
-Rouen, comme vous le savez sans doute; et que je voyais passer chaque
-jour de grands navires soit à voiles, soit à vapeur, venant de tous les
-coins du monde.
-
-Donc, il y a eu un an l'automne dernier, je fus pris tout à coup
-de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord une sorte
-d'inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une
-telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon
-humeur s'aigrit. J'avais des colères subites inexplicables. J'appelai
-un médecin qui m'ordonna du bromure de potassium et des douches.
-
-Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure.
-Bientôt, en effet, je recommençais à dormir, mais d'un sommeil
-plus affreux que l'insomnie. A peine couché, je fermais les yeux
-et je m'anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant
-absolu, dans une mort de l'être entier dont j'étais tiré brusquement,
-horriblement par l'épouvantable sensation d'un poids écrasant sur ma
-poitrine, et d'une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh! ces
-secousses-là! je ne sais rien de plus épouvantable.
-
-Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille
-avec un couteau dans la gorge; et qui râle couvert de sang, et qui ne
-peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas--voilà!
-
-Je maigrissais d'une façon inquiétante, continue; et je m'aperçus
-soudain que mon cocher, qui était fort gros, commençait à maigrir
-comme moi.
-
-Je lui demandai enfin:
-
---Qu'avez-vous donc, Jean? Vous êtes malade.
-
-Il répondit:
-
---Je crois bien que j'ai gagné la même maladie que monsieur. C'est mes
-nuits qui perdent mes jours.
-
-Je pensai donc qu'il y avait dans la maison une influence fiévreuse due
-au voisinage du fleuve et j'allais m'en aller pour deux ou trois mois,
-bien que nous fussions en pleine saison de chasse, quand un petit fait
-très bizarre, observé par hasard, amena pour moi une telle suite de
-découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes, que je restai.
-
-Ayant soif un soir, je bus un demi-verre d'eau et je remarquai que ma
-carafe, posée sur la commode en face de mon lit, était pleine jusqu'au
-bouchon de cristal.
-
-J'eus, pendant la nuit, un de ces sommeils affreux dont je viens de
-vous parler. J'allumai ma bougie, en proie à une épouvantable angoisse,
-et, comme je voulus boire de nouveau, je m'aperçus avec stupeur que ma
-carafe était vide. Je n'en pouvais croire mes yeux. Ou bien on était
-entré dans ma chambre, ou bien j'étais somnambule.
-
-Le soir suivant, je voulus faire la même épreuve. Je fermai donc ma
-porte à clef pour être certain que personne ne pourrait pénétrer chez
-moi. Je m'endormis et je me réveillai comme chaque nuit. _On_ avait bu
-toute l'eau que j'avais vue deux heures plus tôt.
-
-_Qui_ avait bu cette eau? Moi, sans doute, et pourtant je me croyais
-sûr, absolument sûr, de n'avoir pas fait un mouvement dans mon sommeil
-profond et douloureux.
-
-Alors j'eus recours à des ruses pour me convaincre que je
-n'accomplissais point ces actes inconscients. Je plaçai un soir, à côté
-de la carafe, une bouteille de vieux bordeaux, une tasse de lait dont
-j'ai horreur, et des gâteaux au chocolat que j'adore.
-
-Le vin et les gâteaux demeurèrent intacts. Le lait et l'eau
-disparurent. Alors, chaque jour, je changeai les boissons et les
-nourritures. Jamais _on_ ne toucha aux choses solides, compactes, et on
-ne but, en fait de liquide, que du laitage frais et de l'eau surtout.
-
-Mais ce doute poignant restait dans mon âme. N'était-ce pas moi qui
-me levais sans en avoir conscience, et qui buvais même les choses
-détestées, car mes sens engourdis par le sommeil somnambulique
-pouvaient être modifiés, avoir perdu leurs répugnances ordinaires et
-acquis des goûts différents.
-
-Je me servis alors d'une ruse nouvelle contre moi-même. J'enveloppai
-tous les objets auxquels il fallait infailliblement toucher avec des
-bandelettes de mousseline blanche et je les recouvris encore avec une
-serviette de batiste.
-
-Puis, au moment de me mettre au lit, je me barbouillai les mains, les
-lèvres et les moustaches avec de la mine de plomb.
-
-A mon réveil, tous les objets étaient demeurés immaculés, bien qu'on y
-eût touché, car la serviette n'était point posée comme je l'avais mise;
-et, de plus, on avait bu de l'eau et du lait. Or ma porte fermée avec
-une clef de sûreté et mes volets cadenassés par prudence n'avaient pu
-laisser pénétrer personne.
-
-Alors, je me posai cette redoutable question. Qui donc était là, toutes
-les nuits, près de moi?
-
-Je sens, messieurs, que je vous raconte cela trop vite. Vous souriez,
-votre opinion est déjà faite: «C'est un fou.» J'aurais dû vous décrire
-longuement cette émotion d'un homme qui, enfermé chez lui, l'esprit
-sain, regarde, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
-pendant qu'il a dormi. J'aurais dû vous faire comprendre cette torture
-renouvelée chaque soir et chaque matin, et cet invincible sommeil, et
-ces réveils plus épouvantables encore.
-
-Mais je continue.
-
-Tout à coup, le miracle cessa. _On_ ne touchait plus à rien dans
-ma chambre. C'était fini. J'allais mieux, d'ailleurs. La gaieté me
-revenait, quand j'appris qu'un de mes voisins, M. Legite, se trouvait
-exactement dans l'état où j'avais été moi-même. Je crus de nouveau à
-une influence fiévreuse dans le pays. Mon cocher m'avait quitté depuis
-un mois, fort malade.
-
-L'hiver était passé, le printemps commençait. Or, un matin, comme
-je me promenais près de mon parterre de rosiers, je vis, je vis
-distinctement, tout près de moi, la tige d'une des plus belles roses se
-casser comme si une main invisible l'eût cueillie; puis la fleur suivit
-la courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche,
-et resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile,
-effrayante, à trois pas de mes yeux.
-
-Saisi d'une épouvante folle, je me jetai sur elle pour la saisir. Je
-ne trouvai rien. Elle avait disparu. Alors, je fus pris d'une colère
-furieuse contre moi-même. Il n'est pas permis à un homme raisonnable et
-sérieux d'avoir de pareilles hallucinations!
-
-Mais était-ce bien une hallucination? Je cherchai la tige. Je la
-retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement cassée, entre deux
-autres roses demeurées sur la branche; car elles étaient trois que
-j'avais vues parfaitement.
-
-Alors je rentrai chez moi, l'âme bouleversée. Messieurs, écoutez-moi,
-je suis calme; je ne croyais pas au surnaturel, je n'y crois pas même
-aujourd'hui; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain
-comme du jour et de la nuit, qu'il existait près de moi un être
-invisible qui m'avait hanté, puis m'avait quitté, et qui revenait.
-
-Un peu plus tard, j'en eus la preuve.
-
-Entre mes domestiques d'abord éclataient tous les jours des querelles
-furieuses pour mille causes futiles en apparence, mais pleines de sens
-pour moi désormais.
-
-Un verre, un beau verre de Venise se brisa tout seul, sur le dressoir
-de ma salle à manger, en plein jour.
-
-Le valet de chambre accusa la cuisinière, qui accusa la lingère, qui
-accusa je ne sais qui.
-
-Des portes fermées le soir étaient ouvertes le matin. On volait du
-lait, chaque nuit, dans l'office.--Ah!
-
-Quel était-il? De quelle nature? Une curiosité énervée, mêlée de colère
-et d'épouvante, me tenait jour et nuit dans un état d'extrême agitation.
-
-Mais la maison redevint calme encore une fois; et je croyais de nouveau
-à des rêves quand se passa la chose suivante:
-
-C'était le 20 juillet, à neuf heures du soir. Il faisait très chaud;
-j'avais laissé ma fenêtre toute grande ouverte, ma lampe allumée sur ma
-table, éclairant un volume de Musset ouvert à la _Nuit de Mai_; et je
-m'étais étendu dans un grand fauteuil où je m'endormis.
-
-Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux, sans
-faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
-bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis tout à coup il me sembla qu'une
-page du livre venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air
-n'était entré par la fenêtre. Je fus surpris; et j'attendis. Au bout
-de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis, messieurs, de
-mes yeux, une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente
-comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil semblait vide, mais je
-compris qu'il était là, lui! Je traversai ma chambre d'un bond pour le
-prendre, pour le toucher, pour le saisir, si cela se pouvait... Mais
-mon siège, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on eût
-fui devant moi; ma lampe aussi tomba et s'éteignit, le verre brisé; et
-ma fenêtre brusquement poussée comme si un malfaiteur l'eût saisie en
-se sauvant alla frapper sur son arrêt... Ah!...
-
-Je me jetai sur la sonnette et j'appelai. Quand mon valet de chambre
-parut, je lui dis:
-
-«J'ai tout renversé et tout brisé. Donnez-moi de la lumière.»
-
-Je ne dormis plus cette nuit-là. Et cependant, j'avais pu encore
-être le jouet d'une illusion. Au réveil les sens demeurent troubles.
-N'était-ce pas moi qui avais jeté bas mon fauteuil et ma lumière en me
-précipitant comme un fou?
-
-Non, ce n'était pas moi! Je le savais à n'en point douter une seconde.
-Et cependant je le voulais croire.
-
-Attendez. L'Être! Comment le nommerai-je? L'Invisible. Non, cela ne
-suffit pas. Je l'ai baptisé le Horla. Pourquoi? Je ne sais point.
-Donc le Horla ne me quittait plus guère. J'avais jour et nuit la
-sensation, la certitude de la présence de cet insaisissable voisin, et
-la certitude aussi qu'il prenait ma vie, heure par heure, minute par
-minute.
-
-L'impossibilité de le voir m'exaspérait et j'allumais toutes les
-lumières de mon appartement, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le
-découvrir.
-
-Je le vis, enfin.
-
-Vous ne me croyez pas. Je l'ai vu cependant.
-
-J'étais assis devant un livre quelconque, ne lisant pas, mais guettant,
-avec tous mes organes surexcités, guettant celui que je sentais près de
-moi. Certes, il était là. Mais où? Que faisait-il? Comment l'atteindre?
-
-En face de moi mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite ma
-cheminée. A gauche ma porte que j'avais fermée avec soin. Derrière moi
-une très grande armoire à glace qui me servait chaque jour, pour me
-raser, pour m'habiller, où j'avais coutume de me regarder de la tête
-aux pieds chaque fois que je passais devant.
-
-Donc je faisais semblant de lire, pour le tromper, car il m'épiait lui
-aussi; et soudain je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon
-épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
-
-Je me dressai, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh
-bien!... On y voyait comme en plein jour... et je ne me vis pas dans ma
-glace! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Mon image n'était
-pas dedans... Et j'étais en face... Je voyais le grand verre, limpide
-du haut en bas! Et je regardais cela avec des yeux affolés, et je
-n'osais plus avancer, sentant bien qu'il se trouvait entre nous, lui,
-et qu'il m'échapperait encore, mais que son corps imperceptible avait
-absorbé mon reflet.
-
-Comme j'eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à
-m'apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à
-travers une nappe d'eau; et il me semblait que cette eau glissait de
-gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de seconde
-en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne
-paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte
-de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu.
-
-Je pus enfin me distinguer complètement ainsi que je fais chaque jour
-en me regardant.
-
-Je l'avais vu. L'épouvante m'en est restée qui me fait encore
-frissonner.
-
-Le lendemain j'étais ici, où je priai qu'on me gardât.
-
-Maintenant, messieurs, je conclus.
-
-Le docteur Marrande, après avoir longtemps douté, se décida à faire,
-seul, un voyage dans mon pays.
-
-Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je l'étais. Est-ce
-vrai?
-
-Le médecin répondit:--C'est vrai!
-
---Vous leur avez conseillé de laisser de l'eau et du lait chaque nuit
-dans leur chambre pour voir si ces liquides disparaîtraient. Ils l'ont
-fait. Ces liquides ont-ils disparu comme chez moi?
-
-Le médecin répondit avec une gravité solennelle:--Ils ont disparu.
-
---Donc, messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se
-multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient
-d'apparaître sur la terre.
-
-Ah! vous souriez! Pourquoi? parce que cet Être demeure invisible. Mais
-notre œil, messieurs, est un organe tellement élémentaire qu'il peut
-distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce qui
-est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce qui
-est trop loin lui échappe. Il ignore les milliards de petites bêtes qui
-vivent dans une goutte d'eau. Il ignore les habitants, les plantes et
-le sol des étoiles voisines; il ne voit pas même le transparent.
-
-Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne la distinguera
-pas et nous jettera dessus comme l'oiseau pris dans une maison qui se
-casse la tête aux vitres. Donc, il ne voit pas les corps solides et
-transparents qui existent pourtant; il ne voit pas l'air dont nous
-nous nourrissons, ne voit pas le vent qui est la plus grande force de
-la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
-arbres, soulève la mer en montagnes d'eau qui font crouler les falaises
-de granit.
-
-Quoi d'étonnant à ce qu'il ne voie pas un corps nouveau, à qui manque
-sans doute la seule propriété d'arrêter les rayons lumineux.
-
-Apercevez-vous l'électricité? Et cependant elle existe!
-
-Cet être, que j'ai nommé le Horla, existe aussi.
-
-Qui est-ce? messieurs, c'est celui que la terre attend, après l'homme!
-Celui qui vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se
-nourrir de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des
-sangliers.
-
-Depuis des siècles, on le pressent, on le redoute et on l'annonce! La
-peur de l'Invisible a toujours hanté nos pères.
-
-Il est venu.
-
-Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l'air
-insaisissables et malfaisants, c'était de lui qu'elles parlaient, de
-lui pressenti par l'homme inquiet et tremblant déjà.
-
-Et tout ce que vous faites vous-mêmes, messieurs, depuis quelques ans,
-ce que vous appelez l'hypnotisme, la suggestion, le magnétisme--c'est
-lui que vous annoncez, que vous prophétisez!
-
-Je vous dis qu'il est venu. Il rôde inquiet lui-même comme les premiers
-hommes, ignorant encore sa force et sa puissance qu'il connaîtra
-bientôt, trop tôt.
-
-Et voici, messieurs, pour finir, un fragment de journal qui m'est
-tombé sous la main et qui vient de Rio de Janeiro. Je lis: «Une sorte
-d'épidémie de folie semble sévir depuis quelque temps dans la province
-de San-Paulo. Les habitants de plusieurs villages se sont sauvés
-abandonnant leurs terres et leurs maisons et se prétendent poursuivis
-et mangés par des vampires invisibles qui se nourrissent de leur
-souffle pendant leur sommeil et qui ne boiraient, en outre, que de
-l'eau, et quelquefois du lait!»
-
-J'ajoute: «Quelques jours avant la première atteinte du mal dont j'ai
-failli mourir, je me rappelle parfaitement avoir vu passer un grand
-trois-mâts brésilien avec son pavillon déployé... Je vous ai dit que ma
-maison est au bord de l'eau... Toute blanche... Il était caché sur ce
-bateau sans doute...»
-
-Je n'ai plus rien à ajouter, messieurs.
-
-Le docteur Marrande se leva et murmura:
-
---Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes
-tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé.
-
-
- _Le Horla_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 26 octobre 1886.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES.
-
-
- Pages.
-
- Le Horla. 1
-
- Amour. 51
-
- Le Trou. 63
-
- Clochette. 77
-
- Le Marquis de Fumerol. 89
-
- Le Signe. 105
-
- Le Diable. 119
-
- Les Rois. 135
-
- Au Bois. 159
-
- Une Famille. 171
-
- Joseph. 183
-
- L'Auberge. 197
-
- Le Vagabond. 223
-
- Le Voyage du Horla (_inédit_). 247
-
- Un Fou? (_inédit_). 271
-
-
- APPENDICE.
-
- Le Horla (_version première inédite_). 285
-
-
- * * * * *
-
-
- Liste des modifications:
-
-
- Page 57: «fine champagne» remplacé par «Fine Champagne» (suivies de
- deux verres de Fine Champagne)
- Page 79: «racommoder» par «raccommoder» (tous les mardis,
- raccommoder le linge)
- Page 164: «a» par «as» (Vois-tu où tu nous as menés)
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE
-MAUPASSANT ***
-
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-/* note au lecteur */
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- </head>
- <body>
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Oeuvres complètes de Guy de Maupassant</span>, by Guy de Maupassant</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Oeuvres complètes de Guy de Maupassant</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Guy de Maupassant</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: January 13, 2022 [eBook #67158]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</span> ***</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
-
-<p><a href="#table_des_matieres">Table des matières</a></p>
-
-<h1><span class="small70">ŒUVRES COMPLÈTES</span><br />
-<span class="small50">DE</span><br />
-GUY DE MAUPASSANT</h1>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="tirage">LA PRÉSENTE ÉDITION</p>
-
-<p class="tirage">DES</p>
-
-<p class="tirage">ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</p>
-
-<p class="tirage">A ÉTÉ TIRÉE</p>
-
-<p class="tirage">PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE</p>
-
-<p class="tirage">EN VERTU D’UNE AUTORISATION</p>
-
-<p class="tirage">DE M. LE GARDE DES SCEAUX</p>
-
-<p class="tirage">EN DATE DU 30 JANVIER 1902.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION</p>
-
-<p class="center">100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE</p>
-
-<p class="center">SAVOIR:</p>
-
-<p class="center margintop1">60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.<br />
-20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.<br />
-20 exemplaires (81 à 100) sur chine.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="center lineheight125 marginbottom1"><i>Le texte de ce volume<br />
-est conforme à celui de l’édition originale</i>: Le Horla<br />
-<i>Paris, Paul Ollendorff, 1887,<br />
-moins</i> Sauvée <i>déjà publiée dans la</i> Petite Roque<br />
-<i>avec addition de</i>:<br />
-
-Le Voyage du Horla—Un Fou (<i>inédits</i>).<br />
-
-Le Horla (<i>version première inédite</i>).</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="titlepage margintop2">
- <p class="center">ŒUVRES COMPLÈTES</p>
-
- <p class="title1">DE</p>
-
- <p class="title2">GUY DE MAUPASSANT</p>
-
- <hr class="small5" />
-
- <p class="title3">LE HORLA</p>
-
- <hr class="small4" />
-
- <p class="title3b">LE VOYAGE DU HORLA<br />
- UN FOU?<br />
- LE HORLA (VERSION PREMIÈRE)</p>
-
- <div class="figcenter2" style="width: 135px;">
- <img src="images/abeille.jpg" alt="" width="135" height="200" />
- </div>
-
- <p class="title4">PARIS</p>
-
- <p class="title5">LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR</p>
-
- <p class="title6">17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17</p>
-
- <hr class="small6" />
-
- <p class="title5">MDCCCCIX</p>
-
- <p class="title1"><i>Tous droits réservés.</i></p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_3">3</span>
- <h2 id="ch_1">LE HORLA.</h2>
-</div>
-
-<p class="dottedline">&#160;</p>
-
-<p><i>8 mai.</i>—Quelle journée admirable! J’ai passé toute la matinée étendu
-sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre,
-l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre
-parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui
-attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
-l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux
-nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux
-odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même.</p>
-
-<p>J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui
-coule, le long <span class="pagenum" id="Page_4">4</span> de mon jardin, derrière la route, presque chez moi,
-la grande et large Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux
-qui passent.</p>
-
-<p>A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple
-pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges,
-dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches
-qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi
-leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que
-la brise m’apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant
-qu’elle s’éveille ou s’assoupit.</p>
-
-<p>Comme il faisait bon ce matin!</p>
-
-<p>Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur
-gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée
-épaisse, défila devant ma grille.</p>
-
-<p>Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le
-ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement
-propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me
-fit plaisir à voir.</p>
-
-<p><i>11 mai.</i>—J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours; je me sens
-souffrant, ou plutôt je me sens triste.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_5">5</span></p>
-
-<p>D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement
-notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l’air,
-l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous
-subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaieté, avec
-des envies de chanter dans la gorge.—Pourquoi?—Je descends le long
-de l’eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé,
-comme si quelque malheur m’attendait chez moi.—Pourquoi?—Est-ce un
-frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri
-mon âme? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur
-des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma
-pensée? Sait-on? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons
-sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce
-que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le
-distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur
-notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.</p>
-
-<p>Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible! Nous ne le pouvons
-sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir
-ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop
-loin, ni les habitants <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> d’une étoile, ni les habitants d’une
-goutte d’eau... avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous
-transmettent les vibrations de l’air en notes sonores. Elles sont
-des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par
-cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante
-l’agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que
-celui du chien... avec notre goût, qui peut à peine discerner l’âge
-d’un vin!</p>
-
-<p>Ah! si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur
-d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour
-de nous!</p>
-
-<p><i>16 mai.</i>—Je suis malade, décidément! Je me portais si bien le mois
-dernier! J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement
-fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J’ai sans
-cesse cette sensation affreuse d’un danger menaçant, cette appréhension
-d’un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui
-est sans doute l’atteinte d’un mal encore inconnu, germant dans le sang
-et dans la chair.</p>
-
-<p><i>18 mai.</i>—Je viens d’aller consulter mon médecin, car je ne pouvais
-plus dormir. Il m’a trouvé le pouls rapide, l’œil dilaté, les <span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
-nerfs vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre
-aux douches et boire du bromure de potassium.</p>
-
-<p><i>25 mai.</i>—Aucun changement! mon état, vraiment, est bizarre. A mesure
-qu’approche le soir, une inquiétude incompréhensible m’envahit, comme
-si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis
-j’essaye de lire; mais je ne comprends pas les mots; je distingue à
-peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large,
-sous l’oppression d’une crainte confuse et irrésistible, la crainte du
-sommeil et la crainte du lit.</p>
-
-<p>Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux
-tours de clef, et je pousse les verrous; j’ai peur... de quoi?... Je
-ne redoutais rien jusqu’ici... j’ouvre mes armoires, je regarde sous
-mon lit; j’écoute... j’écoute... quoi?... Est-ce étrange qu’un simple
-malaise, un trouble de la circulation peut-être, l’irritation d’un
-filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation
-dans le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine
-vivante, puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et
-un poltron du plus brave? Puis je me couche, et j’attends le sommeil
-comme on attendrait le bourreau. Je l’attends avec <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> l’épouvante
-de sa venue; et mon cœur bat, et mes jambes frémissent; et tout mon
-corps tressaille dans la chaleur des draps, jusqu’au moment où je tombe
-tout à coup dans le repos, comme on tomberait pour s’y noyer, dans un
-gouffre d’eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce
-sommeil perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par
-la tête, me fermer les yeux, m’anéantir.</p>
-
-<p>Je dors—longtemps—deux ou trois heures—puis un rêve—non—un
-cauchemar m’étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,...
-je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu’un s’approche
-de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma
-poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute
-sa force pour m’étrangler.</p>
-
-<p>Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse
-dans les songes; je veux crier,—je ne peux pas;—je veux remuer,—je
-ne peux pas;—j’essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me
-tourner, de rejeter cet être qui m’écrase et qui m’étouffe,—je ne peux
-pas!</p>
-
-<p>Et soudain, je m’éveille, affolé, couvert de sueur. J’allume une
-bougie. Je suis seul.</p>
-
-<p>Après cette crise, qui se renouvelle toutes <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> les nuits, je dors
-enfin, avec calme, jusqu’à l’aurore.</p>
-
-<p><i>2 juin.</i>—Mon état s’est encore aggravé. Qu’ai-je donc? Le bromure n’y
-fait rien; les douches n’y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps,
-si las pourtant, j’allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je
-crus d’abord que l’air frais, léger et doux, plein d’odeur d’herbes et
-de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie
-nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers la
-Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d’arbres démesurément
-hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir, entre le ciel et
-moi.</p>
-
-<p>Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un
-étrange frisson d’angoisse.</p>
-
-<p>Je hâtai le pas, inquiet d’être seul dans ce bois, apeuré sans raison,
-stupidement par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que
-j’étais suivi, qu’on marchait sur mes talons, tout près, tout près, à
-me toucher.</p>
-
-<p>Je me retournai brusquement. J’étais seul. Je ne vis derrière moi que
-la droite et large allée, vide, haute, redoutablement vide; et de
-l’autre côté elle s’étendait aussi à perte de vue, toute pareille,
-effrayante.</p>
-
-<p>Je fermai les yeux. Pourquoi? Et je me mis <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> à tourner sur un talon,
-très vite, comme une toupie. Je faillis tomber; je rouvris les yeux;
-les arbres dansaient; la terre flottait; je dus m’asseoir. Puis, ah!
-je ne savais plus par où j’étais venu! Bizarre idée! Bizarre! Bizarre
-idée! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se trouvait
-à ma droite, et je revins dans l’avenue qui m’avait amené au milieu de
-la forêt.</p>
-
-<p><i>3 juin.</i>—La nuit a été horrible. Je vais m’absenter pendant quelques
-semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.</p>
-
-<p><i>2 juillet.</i>—Je rentre. Je suis guéri. J’ai fait d’ailleurs une
-excursion charmante. J’ai visité le mont Saint-Michel que je ne
-connaissais pas.</p>
-
-<p>Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du
-jour! La ville est sur une colline; et on me conduisit dans le jardin
-public, au bout de la cité. Je poussai un cri d’étonnement. Une baie
-démesurée s’étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes
-écartées se perdant au loin dans les brumes; et au milieu de cette
-immense baie jaune, sous un ciel d’or et de clarté, s’élevait sombre
-et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de
-disparaître, et sur l’horizon encore flamboyant se dessinait le profil
-de ce fantastique rocher <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> qui porte sur son sommet un fantastique
-monument.</p>
-
-<p>Dès l’aurore, j’allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au
-soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j’approchais
-d’elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche,
-j’atteignis l’énorme bloc de pierres qui porte la petite cité dominée
-par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j’entrai
-dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la
-terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous
-des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes.
-J’entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu’une
-dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des
-escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le
-ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de
-diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l’un
-à l’autre par de fines arches ouvragées.</p>
-
-<p>Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m’accompagnait: «Mon
-père, comme vous devez être bien ici!»</p>
-
-<p>Il répondit: «Il y a beaucoup de vent, monsieur»; et nous nous mîmes à
-causer en regardant monter la mer, qui courait <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> sur le sable et le
-couvrait d’une cuirasse d’acier.</p>
-
-<p>Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce
-lieu, des légendes, toujours des légendes.</p>
-
-<p>Une d’elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont,
-prétendent qu’on entend parler la nuit dans les sables, puis qu’on
-entend bêler deux chèvres, l’une avec une voix forte, l’autre avec
-une voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des
-oiseaux de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des
-plaintes humaines; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
-rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville
-jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la
-tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux,
-un bouc à figure d’homme et une chèvre à figure de femme, tous deux
-avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans
-une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute
-leur force.</p>
-
-<p>Je dis au moine: «Y croyez-vous?»</p>
-
-<p>Il murmura: «Je ne sais pas.»</p>
-
-<p>Je repris: «S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous, comment
-ne les connaîtrions-nous <span class="pagenum" id="Page_13">13</span> point depuis longtemps; comment ne les
-auriez-vous pas vus, vous? comment ne les aurais-je pas vus, moi?»</p>
-
-<p>Il répondit: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce
-qui existe? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de
-la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
-arbres, soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises, et
-jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
-gémit, qui mugit,—l’avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe,
-pourtant.»</p>
-
-<p>Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou
-peut-être un sot. Je ne l’aurais pu affirmer au juste; mais je me tus.
-Ce qu’il disait là, je l’avais pensé souvent.</p>
-
-<p><i>3 juillet.</i>—J’ai mal dormi; certes, il y a ici une influence
-fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant
-hier, j’avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que vous avez, Jean?</p>
-
-<p>—J’ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui
-mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un
-sort.</p>
-
-<p>Les autres domestiques vont bien cependant, <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> mais j’ai grand’peur
-d’être repris, moi.</p>
-
-<p><i>4 juillet.</i>—Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens
-reviennent. Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et
-qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui,
-il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il
-s’est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri,
-brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore
-quelques jours, je repartirai certainement.</p>
-
-<p><i>5 juillet.</i>—Ai-je perdu la raison? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu
-la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s’égare quand j’y
-songe!</p>
-
-<p>Comme je le fais maintenant chaque soir, j’avais fermé ma porte à clef;
-puis, ayant soif, je bus un demi-verre d’eau, et je remarquai par
-hasard que ma carafe était pleine jusqu’au bouchon de cristal.</p>
-
-<p>Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils
-épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une
-secousse plus affreuse encore.</p>
-
-<p>Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille
-avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, <span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
-et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend
-pas—voilà.</p>
-
-<p>Ayant enfin reconquis ma raison, j’eus soif de nouveau; j’allumai
-une bougie et j’allai vers la table où était posée ma carafe. Je la
-soulevai en la penchant sur mon verre; rien ne coula.—Elle était vide!
-Elle était vide complètement! D’abord, je n’y compris rien; puis, tout
-à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m’asseoir, ou
-plutôt, que je tombai sur une chaise! puis, je me redressai d’un saut
-pour regarder autour de moi! puis je me rassis, éperdu d’étonnement
-et de peur, devant le cristal transparent! Je le contemplais avec des
-yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient! On avait donc
-bu cette eau? Qui? Moi? moi, sans doute? Ce ne pouvait être que moi?
-Alors, j’étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double
-vie mystérieuse qui fait douter s’il y a deux êtres en nous, ou si un
-être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand
-notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre,
-comme à nous-mêmes, plus qu’à nous-mêmes.</p>
-
-<p>Ah! qui comprendra mon angoisse abominable? Qui comprendra l’émotion
-d’un homme, sain d’esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde
-épouvanté, à travers le <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> verre d’une carafe, un peu d’eau disparue
-pendant qu’il a dormi! Et je restai là jusqu’au jour, sans oser
-regagner mon lit.</p>
-
-<p><i>6 juillet.</i>—Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette
-nuit;—ou plutôt, je l’ai bue!</p>
-
-<p>Mais, est-ce moi? Est-ce moi? Qui serait-ce? Qui? Oh! mon Dieu! Je
-deviens fou? Qui me sauvera?</p>
-
-<p><i>10 juillet.</i>—Je viens de faire des épreuves surprenantes.</p>
-
-<p>Décidément, je suis fou! Et pourtant!</p>
-
-<p>Le 6 juillet, avant de me coucher, j’ai placé sur ma table du vin, du
-lait, de l’eau, du pain et des fraises.</p>
-
-<p>On a bu—j’ai bu—toute l’eau, et un peu de lait. On n’a touché ni au
-vin, ni au pain, ni aux fraises.</p>
-
-<p>Le 7 juillet, j’ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même
-résultat.</p>
-
-<p>Le 8 juillet, j’ai supprimé l’eau et le lait. On n’a touché à rien.</p>
-
-<p>Le 9 juillet enfin, j’ai remis sur ma table l’eau et le lait seulement,
-en ayant soin d’envelopper les carafes en des linges de mousseline
-blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j’ai frotté mes lèvres, ma
-barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span></p>
-
-<p>L’invincible sommeil m’a saisi, suivi bientôt de l’atroce réveil. Je
-n’avais point remué; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je
-m’élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient
-demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On
-avait bu toute l’eau! on avait bu tout le lait! Ah! mon Dieu!...</p>
-
-<p>Je vais partir tout à l’heure pour Paris.</p>
-
-<p><i>12 juillet.</i>—Paris. J’avais donc perdu la tête les jours derniers!
-J’ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne
-sois vraiment somnambule, ou que j’aie subi une de ces influences
-constatées, mais inexplicables jusqu’ici, qu’on appelle suggestions. En
-tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures
-de Paris ont suffi pour me remettre d’aplomb.</p>
-
-<p>Hier, après des courses et des visites, qui m’ont fait passer
-dans l’âme de l’air nouveau et vivifiant, j’ai fini ma soirée au
-Théâtre-Français. On y jouait une pièce d’Alexandre Dumas fils; et cet
-esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude
-est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut,
-autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous
-sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span></p>
-
-<p>Je suis rentré à l’hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement
-de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes
-suppositions de l’autre semaine, car j’ai cru, oui, j’ai cru qu’un
-être invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et
-s’effare, et s’égare vite, dès qu’un petit fait incompréhensible nous
-frappe!</p>
-
-<p>Au lieu de conclure par ces simples mots: «Je ne comprends pas
-parce que la cause m’échappe», nous imaginons aussitôt des mystères
-effrayants et des puissances surnaturelles.</p>
-
-<p><i>14 juillet.</i>—Fête de la République. Je me suis promené par les rues.
-Les pétards et les drapeaux m’amusaient comme un enfant. C’est pourtant
-fort bête d’être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le
-peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt
-férocement révolté. On lui dit: «Amuse-toi.» Il s’amuse. On lui dit:
-«Va te battre avec le voisin.» Il va se battre. On lui dit: «Vote pour
-l’Empereur.» Il vote pour l’Empereur. Puis, on lui dit: «Vote pour la
-République.» Et il vote pour la République.</p>
-
-<p>Ceux qui le dirigent sont aussi sots; mais au lieu d’obéir à des
-hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que
-<span class="pagenum" id="Page_19">19</span> niais, stériles et faux, par cela même qu’ils sont des principes,
-c’est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où
-l’on n’est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le
-bruit est une illusion.</p>
-
-<p><i>16 juillet.</i>—J’ai vu hier des choses qui m’ont beaucoup troublé.</p>
-
-<p>Je dînais chez ma cousine, M<sup>me</sup> Sablé, dont le mari commande le
-76<sup>e</sup> chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes
-femmes, dont l’une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s’occupe
-beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires
-auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l’hypnotisme
-et la suggestion.</p>
-
-<p>Il nous raconta longuement les résultats prodigieux obtenus par des
-savants anglais et par les médecins de l’école de Nancy.</p>
-
-<p>Les faits qu’il avança me parurent tellement bizarres, que je me
-déclarai tout à fait incrédule.</p>
-
-<p>«Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus
-importants secrets de la nature, je veux dire un de ses plus importants
-secrets sur cette terre; car elle en a certes d’autrement importants,
-là-bas, dans les étoiles. Depuis que l’homme pense, depuis qu’il
-sait dire et écrire sa pensée, il se <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> sent frôlé par un mystère
-impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche
-de suppléer, par l’effort de son intelligence, à l’impuissance de
-ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l’état
-rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes
-banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au
-surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des
-revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de
-l’ouvrier-créateur, de quelque religion qu’elles nous viennent, sont
-bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus
-inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus
-vrai que cette parole de Voltaire: «Dieu a fait l’homme à son image,
-mais l’homme le lui a bien rendu.»</p>
-
-<p>«Mais, depuis un peu plus d’un siècle, on semble pressentir quelque
-chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie
-inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans
-surtout, à des résultats surprenants.»</p>
-
-<p>Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui
-dit:—Voulez-vous que j’essaie de vous endormir, madame?</p>
-
-<p>—Oui, je veux bien.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_21">21</span></p>
-
-<p>Elle s’assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement
-en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le
-cœur battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de M<sup>me</sup> Sablé
-s’alourdir, sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.</p>
-
-<p>Au bout de dix minutes, elle dormait.</p>
-
-<p>—Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.</p>
-
-<p>Et je m’assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de
-visite en lui disant: «Ceci est un miroir; que voyez-vous dedans?»</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>—Je vois mon cousin.</p>
-
-<p>—Que fait-il?</p>
-
-<p>—Il se tord la moustache.</p>
-
-<p>—Et maintenant?</p>
-
-<p>—Il tire de sa poche une photographie.</p>
-
-<p>—Quelle est cette photographie?</p>
-
-<p>—La sienne.</p>
-
-<p>C’était vrai! Et cette photographie venait de m’être livrée, le soir
-même, à l’hôtel.</p>
-
-<p>—Comment est-il sur ce portrait?</p>
-
-<p>—Il se tient debout avec son chapeau à la main.</p>
-
-<p>Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût
-vu dans une glace.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_22">22</span></p>
-
-<p>Les jeunes femmes, épouvantées, disaient: «Assez! Assez! Assez!»</p>
-
-<p>Mais le docteur ordonna: «Vous vous lèverez demain à huit heures; puis
-vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de
-vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu’il vous
-réclamera à son prochain voyage.»</p>
-
-<p>Puis il la réveilla.</p>
-
-<p>En rentrant à l’hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des
-doutes m’assaillirent non point sur l’absolue, sur l’insoupçonnable
-bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une sœur,
-depuis l’enfance, mais sur une supercherie possible du docteur.
-Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu’il montrait à la
-jeune femme endormie, en même temps que sa carte de visite? Les
-prestidigitateurs de profession font des choses autrement singulières.</p>
-
-<p>Je rentrai donc et je me couchai.</p>
-
-<p>Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet
-de chambre, qui me dit:</p>
-
-<p>—C’est M<sup>me</sup> Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite.</p>
-
-<p>Je m’habillai à la hâte et je la reçus.</p>
-
-<p>Elle s’assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile,
-elle me dit:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_23">23</span></p>
-
-<p>—Mon cher cousin, j’ai un gros service à vous demander.</p>
-
-<p>—Lequel, ma cousine?</p>
-
-<p>—Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J’ai
-besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.</p>
-
-<p>—Allons donc, vous?</p>
-
-<p>—Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver.</p>
-
-<p>J’étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me
-demandais si vraiment elle ne s’était pas moquée de moi avec le docteur
-Parent, si ce n’était pas là une simple farce préparée d’avance et fort
-bien jouée.</p>
-
-<p>Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent.
-Elle tremblait d’angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse,
-et je compris qu’elle avait la gorge pleine de sanglots.</p>
-
-<p>Je la savais fort riche et je repris:</p>
-
-<p>—Comment! votre mari n’a pas cinq mille francs à sa disposition!
-Voyons, réfléchissez. Êtes-vous sûre qu’il vous a chargée de me les
-demander?</p>
-
-<p>Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort
-pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit:</p>
-
-<p>—Oui..., oui... j’en suis sûre.</p>
-
-<p>—Il vous a écrit?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p>
-
-<p>Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de
-sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu’elle devait
-m’emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.</p>
-
-<p>—Oui, il m’a écrit.</p>
-
-<p>—Quand donc? Vous ne m’avez parlé de rien, hier.</p>
-
-<p>—J’ai reçu sa lettre ce matin.</p>
-
-<p>—Pouvez-vous me la montrer?</p>
-
-<p>—Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop
-personnelles... je l’ai... je l’ai brûlée.</p>
-
-<p>—Alors, c’est que votre mari fait des dettes.</p>
-
-<p>Elle hésita encore, puis murmura:</p>
-
-<p>—Je ne sais pas.</p>
-
-<p>Je déclarai brusquement:</p>
-
-<p>—C’est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma
-chère cousine.</p>
-
-<p>Elle poussa une sorte de cri de souffrance.</p>
-
-<p>—Oh! oh! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les...</p>
-
-<p>Elle s’exaltait, joignait les mains comme si elle m’eût prié!
-j’entendais sa voix changer de ton; elle pleurait et bégayait,
-harcelée, dominée par l’ordre irrésistible qu’elle avait reçu.</p>
-
-<p>—Oh! oh! je vous en supplie... si vous <span class="pagenum" id="Page_25">25</span> saviez comme je souffre...
-il me les faut aujourd’hui.</p>
-
-<p>J’eus pitié d’elle.</p>
-
-<p>—Vous les aurez tantôt, je vous le jure.</p>
-
-<p>Elle s’écria:</p>
-
-<p>—Oh! merci! merci! Que vous êtes bon.</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>—Vous rappelez-vous ce qui s’est passé hier soir chez vous?</p>
-
-<p>—Oui.</p>
-
-<p>—Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie?</p>
-
-<p>—Oui.</p>
-
-<p>—Eh bien, il vous a ordonné de venir m’emprunter ce matin cinq mille
-francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion.</p>
-
-<p>Elle réfléchit quelques secondes et répondit:</p>
-
-<p>—Puisque c’est mon mari qui les demande.</p>
-
-<p>Pendant une heure, j’essayai de la convaincre, mais je n’y pus parvenir.</p>
-
-<p>Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir; et
-il m’écouta en souriant. Puis il dit:</p>
-
-<p>—Croyez-vous maintenant?</p>
-
-<p>—Oui, il le faut bien.</p>
-
-<p>—Allons chez votre parente.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p>
-
-<p>Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le
-médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée
-vers ses yeux qu’elle ferma peu à peu sous l’effort insoutenable de
-cette puissance magnétique.</p>
-
-<p>Quand elle fut endormie:</p>
-
-<p>—Votre mari n’a plus besoin de cinq mille francs! Vous allez donc
-oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s’il
-vous parle de cela, vous ne comprendrez pas.</p>
-
-<p>Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille:</p>
-
-<p>—Voici, ma chère cousine, ce que vous m’avez demandé ce matin.</p>
-
-<p>Elle fut tellement surprise que je n’osai pas insister. J’essayai
-cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je
-me moquais d’elle, et faillit, à la fin, se fâcher.</p>
-
-<p class="dottedline">&#160;</p>
-
-<p>Voilà! je viens de rentrer; et je n’ai pu déjeuner, tant cette
-expérience m’a bouleversé.</p>
-
-<p><i>19 juillet.</i>—Beaucoup de personnes à qui j’ai raconté cette aventure
-se sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit:
-Peut-être?</p>
-
-<p><i>21 juillet.</i>—J’ai été dîner à Bougival, puis j’ai passé la soirée
-au bal des canotiers. Décidément, <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> tout dépend des lieux et des
-milieux. Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère, serait le
-comble de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel?... mais dans
-les Indes? Nous subissons effroyablement l’influence de ce qui nous
-entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.</p>
-
-<p><i>30 juillet.</i>—Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.</p>
-
-<p><i>2 août.</i>—Rien de nouveau; il fait un temps superbe. Je passe mes
-journées à regarder couler la Seine.</p>
-
-<p><i>4 août.</i>—Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu’on casse
-les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la
-cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est
-le coupable? Bien fin qui le dirait?</p>
-
-<p><i>6 août.</i>—Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu... j’ai vu... j’ai
-vu!... Je ne puis plus douter... j’ai vu!... J’ai encore froid jusque
-dans les ongles... j’ai encore peur jusque dans les moelles... j’ai
-vu!...</p>
-
-<p>Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de
-rosiers... dans l’allée des rosiers d’automne qui commencent à fleurir.</p>
-
-<p>Comme je m’arrêtais à regarder un <i>géant des batailles</i>, qui portait
-trois fleurs magnifiques, <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> je vis, je vis distinctement, tout
-près de moi, la tige d’une de ces roses se plier, comme si une main
-invisible l’eût tordue, puis se casser comme si cette main l’eût
-cueillie! Puis la fleur s’éleva, suivant la courbe qu’aurait décrite un
-bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l’air
-transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas
-de mes yeux.</p>
-
-<p>Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle
-avait disparu. Alors je fus pris d’une colère furieuse contre moi-même;
-car il n’est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d’avoir de
-pareilles hallucinations.</p>
-
-<p>Mais était-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher
-la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l’arbuste, fraîchement
-brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche.</p>
-
-<p>Alors, je rentrai chez moi l’âme bouleversée; car je suis certain,
-maintenant, certain comme de l’alternance des jours et des nuits, qu’il
-existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d’eau,
-qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué
-par conséquent d’une nature matérielle, bien qu’imperceptible pour nos
-sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p>
-
-<p><i>7 août.</i>—J’ai dormi tranquille. Il a bu l’eau de ma carafe, mais n’a
-point troublé mon sommeil.</p>
-
-<p>Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil,
-le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non
-point des doutes vagues comme j’en avais jusqu’ici, mais des doutes
-précis, absolus. J’ai vu des fous; j’en ai connu qui restaient
-intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de
-la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec
-souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l’écueil
-de leur folie, s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait
-dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de
-brouillards, de bourrasques, qu’on nomme «la démence».</p>
-
-<p>Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n’étais conscient,
-si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en
-l’analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme,
-qu’un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans
-mon cerveau, un de ces troubles qu’essayent de noter et de préciser
-aujourd’hui les physiologistes; et ce trouble aurait déterminé dans mon
-esprit, dans l’ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde.
-<span class="pagenum" id="Page_30">30</span> Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous promène
-à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous
-en soyons surpris, parce que l’appareil vérificateur, parce que le
-sens du contrôle est endormi; tandis que la faculté imaginative veille
-et travaille. Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du
-clavier cérébral se trouve paralysée chez moi? Des hommes, à la suite
-d’accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des
-chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les
-parcelles de la pensée sont aujourd’hui prouvées. Or, quoi d’étonnant à
-ce que ma faculté de contrôler l’irréalité de certaines hallucinations,
-se trouve engourdie chez moi en ce moment!</p>
-
-<p>Je songeais à tout cela en suivant le bord de l’eau. Le soleil couvrait
-de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon
-regard d’amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l’agilité est
-une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement
-est un bonheur de mes oreilles.</p>
-
-<p>Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une
-force, me semblait-il, une force occulte m’engourdissait, m’arrêtait,
-m’empêchait d’aller plus loin, me rappelait en arrière. J’éprouvais ce
-besoin douloureux <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé
-au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d’une
-aggravation de son mal.</p>
-
-<p>Donc, je revins malgré moi, sûr que j’allais trouver, dans ma maison,
-une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n’y avait rien; et
-je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j’avais eu de nouveau
-quelque vision fantastique.</p>
-
-<p><i>8 août.</i>—J’ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste
-plus, mais je le sens près de moi, m’épiant, me regardant, me
-pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que
-s’il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et
-constante.</p>
-
-<p>J’ai dormi, pourtant.</p>
-
-<p><i>9 août.</i>—Rien, mais j’ai peur.</p>
-
-<p><i>10 août.</i>—Rien; qu’arrivera-t-il demain?</p>
-
-<p><i>11 août.</i>—Toujours rien; je ne puis plus rester chez moi avec cette
-crainte et cette pensée entrées en mon âme; je vais partir.</p>
-
-<p><i>12 août</i>, 10 heures du soir.—Tout le jour j’ai voulu m’en aller; je
-n’ai pas pu. J’ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si
-simple,—sortir—monter dans ma voiture pour gagner Rouen—je n’ai pas
-pu. Pourquoi?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span></p>
-
-<p><i>13 août.</i>—Quand on est atteint par certaines maladies, tous les
-ressorts de l’être physique semblent brisés, toutes les énergies
-anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la
-chair et la chair liquide comme de l’eau. J’éprouve cela dans mon être
-moral d’une façon étrange et désolante. Je n’ai plus aucune force,
-aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre
-en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu’un veut
-pour moi; et j’obéis.</p>
-
-<p><i>14 août.</i>—Je suis perdu! Quelqu’un possède mon âme et la gouverne!
-quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
-pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave
-et terrifié de toutes les choses que j’accomplis. Je désire sortir.
-Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans
-le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me
-soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je
-suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte
-qu’aucune force ne nous soulèverait.</p>
-
-<p>Puis, tout d’un coup, il faut, il faut, il faut que j’aille au fond de
-mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j’y vais. Je cueille
-<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu!
-Est-il un Dieu? S’il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi!
-Pardon! Pitié! Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle
-torture! quelle horreur!</p>
-
-<p><i>15 août.</i>—Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre
-cousine, quand elle est venue m’emprunter cinq mille francs. Elle
-subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme
-une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir?</p>
-
-<p>Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet
-inconnaissable, ce rôdeur d’une race surnaturelle?</p>
-
-<p>Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l’origine du monde
-ne se sont-ils pas encore manifestés d’une façon précise comme ils le
-font pour moi? Je n’ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s’est
-passé dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m’en
-aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas.</p>
-
-<p><i>16 août.</i>—J’ai pu m’échapper aujourd’hui pendant deux heures, comme
-un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot.
-J’ai senti que j’étais libre tout à coup et qu’il était loin. J’ai
-ordonné d’atteler <span class="pagenum" id="Page_34">34</span> bien vite et j’ai gagné Rouen. Oh! quelle joie
-de pouvoir dire à un homme qui obéit: «Allez à Rouen!»</p>
-
-<p>Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j’ai prié qu’on me
-prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants
-inconnus du monde antique et moderne.</p>
-
-<p>Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j’ai voulu dire: «A la
-gare!» et j’ai crié,—je n’ai pas dit, j’ai crié—d’une voix si forte
-que les passants se sont retournés: «A la maison», et je suis tombé,
-affolé d’angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m’avait retrouvé et
-repris.</p>
-
-<p><i>17 août.</i>—Ah! Quelle nuit! quelle nuit! Et pourtant il me semble que
-je devrais me réjouir. Jusqu’à une heure du matin, j’ai lu! Hermann
-Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l’histoire
-et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de
-l’homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine,
-leur puissance. Mais aucun d’eux ne ressemble à celui qui me hante.
-On dirait que l’homme, depuis qu’il pense, a pressenti et redouté un
-être nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le
-sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a <span class="pagenum" id="Page_35">35</span>
-créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes,
-fantômes vagues nés de la peur.</p>
-
-<p>Donc, ayant lu jusqu’à une heure du matin, j’ai été m’asseoir ensuite
-auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au
-vent calme de l’obscurité.</p>
-
-<p>Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j’aurais aimé cette nuit-là
-autrefois!</p>
-
-<p>Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des
-scintillements frémissants. Qui habite ces mondes? Quelles formes,
-quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas? Ceux
-qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que
-nous? Que peuvent-ils plus que nous? Que voient-ils que nous ne
-connaissons point? Un d’eux, un jour ou l’autre, traversant l’espace,
-n’apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les
-Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus
-faibles?</p>
-
-<p>Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous
-autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d’eau.</p>
-
-<p>Je m’assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.</p>
-
-<p>Or, ayant dormi environ quarante minutes, <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> je rouvris les yeux sans
-faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
-bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une
-page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule.
-Aucun souffle d’air n’était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et
-j’attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui,
-je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la
-précédente, comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil était
-vide, semblait vide; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma
-place, et qu’il lisait. D’un bond furieux, d’un bond de bête révoltée,
-qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir,
-pour l’étreindre, pour le tuer!... Mais mon siège, avant que je l’eusse
-atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table
-oscilla, ma lampe tomba et s’éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si
-un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines
-mains les battants.</p>
-
-<p>Donc, il s’était sauvé; il avait eu peur, peur de moi, lui!</p>
-
-<p>Alors,... alors... demain... ou après,... ou un jour quelconque,...
-je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l’écraser contre le
-sol! Est-ce que les chiens, quelquefois, ne <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> mordent point et
-n’étranglent pas leurs maîtres?</p>
-
-<p><i>18 août.</i>—J’ai songé toute la journée. Oh! oui, je vais lui obéir,
-suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble,
-soumis, lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...</p>
-
-<p><i>19 août.</i>—Je sais... je sais... je sais tout! Je viens de lire
-ceci dans la <i>Revue du Monde Scientifique</i>: «Une nouvelle assez
-curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de
-folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les
-peuples d’Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de
-San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent
-leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis,
-possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles
-bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur
-vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l’eau et du lait
-sans paraître toucher à aucun autre aliment.</p>
-
-<p>«M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants
-médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d’étudier sur
-place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et
-de <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> proposer à l’Empereur les mesures qui lui paraîtront les plus
-propres à rappeler à la raison ces populations en délire.»</p>
-
-<p>Ah! Ah! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui
-passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier! Je
-le trouvai si joli, si blanc, si gai! L’Être était dessus, venant de
-là-bas, où sa race est née! Et il m’a vu! Il a vu ma demeure blanche
-aussi; et il a sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!</p>
-
-<p>A présent, je sais, je devine. Le règne de l’homme est fini.</p>
-
-<p>Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples
-naïfs, Celui qu’exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers
-évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à
-qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes
-les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des
-génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de
-l’épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l’ont pressenti plus
-clairement. Mesmer l’avait deviné, et les médecins, depuis dix ans
-déjà, ont découvert, d’une façon précise, la nature de sa puissance
-avant qu’il l’eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du
-Seigneur nouveau, la <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> domination d’un mystérieux vouloir sur l’âme
-humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
-suggestion... que sais-je? Je les ai vus s’amuser comme des enfants
-imprudents avec cette horrible puissance! Malheur à nous! Malheur à
-l’homme! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me
-semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas... le... oui... il
-le crie... J’écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J’ai
-entendu... le Horla... c’est lui... le Horla... il est venu!...</p>
-
-<p>Ah! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton; le lion
-a dévoré le buffle aux cornes aiguës; l’homme a tué le lion avec la
-flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de
-l’homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf: sa chose, son
-serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté.
-Malheur à nous!</p>
-
-<p>Pourtant, l’animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l’a
-dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître,
-le toucher, le voir! Les savants disent que l’œil de la bête, différent
-du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon œil à moi ne peut
-distinguer le nouveau venu qui m’opprime.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span></p>
-
-<p>Pourquoi? Oh! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont
-Saint-Michel: «Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui
-existe? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature,
-qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres,
-soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises et jette aux
-brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit,
-qui mugit, l’avez-vous vu et pouvez-vous le voir? Il existe pourtant!»</p>
-
-<p>Et je songeais encore: mon œil est si faible, si imparfait, qu’il ne
-distingue même point les corps durs, s’ils sont transparents comme le
-verre!... Qu’une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus
-comme l’oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres.
-Mille choses en outre le trompent et l’égarent. Quoi d’étonnant, alors,
-à ce qu’il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumière
-traverse.</p>
-
-<p>Un être nouveau! pourquoi pas? Il devait venir assurément! pourquoi
-serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous
-les autres créés avant nous? C’est que sa nature est plus parfaite, son
-corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si
-maladroitement conçu, encombré d’organes toujours fatigués, toujours
-forcés <span class="pagenum" id="Page_41">41</span> comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit
-comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement
-d’air, d’herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies,
-aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et
-bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche
-d’être qui pourrait devenir intelligent et superbe.</p>
-
-<p>Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l’huître jusqu’à
-l’homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui
-sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses?</p>
-
-<p>Pourquoi pas un de plus? Pourquoi pas aussi d’autres arbres aux fleurs
-immenses, éclatantes et parfumant des régions entières? Pourquoi pas
-d’autres éléments que le feu, l’air, la terre et l’eau?—Ils sont
-quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres! Quelle
-pitié! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille!
-Comme tout est pauvre, mesquin, misérable! avarement donné, sèchement
-inventé, lourdement fait! Ah! l’éléphant, l’hippopotame, que de grâce!
-Le chameau que d’élégance!</p>
-
-<p>Mais, direz-vous, le papillon! une fleur qui vole! J’en rêve un qui
-serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis <span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
-même exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais
-je le vois... il va d’étoile en étoile, les rafraîchissant et les
-embaumant au souffle harmonieux et léger de sa course!... Et les
-peuples de là-haut le regardent passer, extasiés et ravis!...</p>
-
-<p class="dottedline">&#160;</p>
-
-<p>Qu’ai-je donc? C’est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait
-penser ces folies! Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai!</p>
-
-<p><i>19 août.</i>—Je le tuerai. Je l’ai vu! je me suis assis, hier soir, à
-ma table; et je fis semblant d’écrire avec une grande attention. Je
-savais bien qu’il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près
-que je pourrais peut-être le toucher, le saisir? Et alors!... alors,
-j’aurais la force des désespérés; j’aurais mes mains, mes genoux, ma
-poitrine, mon front, mes dents pour l’étrangler, l’écraser, le mordre,
-le déchirer.</p>
-
-<p>Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.</p>
-
-<p>J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée,
-comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.</p>
-
-<p>En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes; à droite, ma
-cheminée; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée
-longtemps ouverte, afin de l’attirer; <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> derrière moi, une très
-haute armoire à glace, qui me servait chaque jour, pour me raser, pour
-m’habiller, et où j’avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds,
-chaque fois que je passais devant.</p>
-
-<p>Donc, je faisais semblant d’écrire, pour le tromper, car il m’épiait
-lui aussi; et soudain, je sentis, je fus certain qu’il lisait
-par-dessus mon épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.</p>
-
-<p>Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis
-tomber. Eh bien?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis
-pas dans ma glace!... Elle était vide, claire, profonde, pleine de
-lumière! Mon image n’était pas dedans... et j’étais en face, moi! Je
-voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela
-avec des yeux affolés; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus
-faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il
-m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon
-reflet.</p>
-
-<p>Comme j’eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à
-m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme
-à travers une nappe d’eau; et il me semblait que cette eau glissait
-de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> image,
-de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me
-cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés,
-mais une sorte de transparence opaque, s’éclaircissant peu à peu.</p>
-
-<p>Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque
-jour en me regardant.</p>
-
-<p>Je l’avais vu! L’épouvante m’en est restée, qui me fait encore
-frissonner.</p>
-
-<p><i>20 août.</i>—Le tuer, comment? puisque je ne peux l’atteindre?
-Le poison? mais il me verrait le mêler à l’eau; et nos poisons,
-d’ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible? Non...
-non... sans aucun doute... Alors?... alors?...</p>
-
-<p><i>21 août.</i>—J’ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé
-pour ma chambre des persiennes en fer, comme en ont, à Paris, certains
-hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me
-fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron,
-mais je m’en moque!...</p>
-
-<p class="dottedline">&#160;</p>
-
-<p><i>10 septembre.</i>—Rouen, hôtel continental. C’est fait... c’est fait...
-mais est-il mort? J’ai l’âme bouleversée de ce que j’ai vu.</p>
-
-<p>Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer,
-j’ai laissé tout <span class="pagenum" id="Page_45">45</span> ouvert jusqu’à minuit, bien qu’il commençât à
-faire froid.</p>
-
-<p>Tout à coup, j’ai senti qu’il était là, et une joie, une joie folle m’a
-saisi. Je me suis levé lentement, et j’ai marché à droite, à gauche,
-longtemps, pour qu’il ne devinât rien; puis j’ai ôté mes bottines et
-mis mes savates avec négligence; puis j’ai fermé ma persienne de fer,
-et revenant à pas tranquilles vers la porte, j’ai fermé la porte aussi
-à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un
-cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.</p>
-
-<p>Tout à coup, je compris qu’il s’agitait autour de moi, qu’il avait peur
-à son tour, qu’il m’ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder; je ne
-cédai pas, mais m’adossant à la porte, je l’entre-bâillai, tout juste
-assez pour passer, moi, à reculons; et comme je suis très grand ma
-tête touchait au linteau. J’étais sûr qu’il n’avait pu s’échapper et
-je l’enfermai, tout seul, tout seul! Quelle joie! Je le tenais! Alors,
-je descendis, en courant; je pris dans mon salon, sous ma chambre,
-mes deux lampes et je renversai toute l’huile sur le tapis, sur les
-meubles, partout; puis j’y mis le feu, et je me sauvai, après avoir
-bien refermé, à double tour, la grande porte d’entrée.</p>
-
-<p>Et j’allai me cacher au fond de mon jardin, <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> dans un massif de
-lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long! Tout était noir, muet,
-immobile; pas un souffle d’air, pas une étoile, des montagnes de nuages
-qu’on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si
-lourds.</p>
-
-<p>Je regardais ma maison, et j’attendais. Comme ce fut long! Je croyais
-déjà que le feu s’était éteint tout seul, ou qu’il l’avait éteint, Lui,
-quand une des fenêtres d’en bas creva sous la poussée de l’incendie,
-et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle,
-caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu’au toit. Une
-lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et
-un frisson, un frisson de peur aussi! Les oiseaux se réveillaient; un
-chien se mit à hurler; il me sembla que le jour se levait! Deux autres
-fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure
-n’était plus qu’un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible,
-suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux
-mansardes s’ouvrirent! J’avais oublié mes domestiques! Je vis leurs
-faces affolées, et leurs bras qui s’agitaient!...</p>
-
-<p>Alors, éperdu d’horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant:
-«Au secours! au secours! au feu! au feu!» Je rencontrai des <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> gens
-qui s’en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir!</p>
-
-<p>La maison, maintenant, n’était plus qu’un bûcher horrible et
-magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher
-où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon
-prisonnier, l’Être nouveau, le nouveau maître, le Horla!</p>
-
-<p>Soudain le toit tout entier s’engloutit entre les murs, et un volcan de
-flammes jaillit jusqu’au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la
-fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu’il était là, dans
-ce four, mort...</p>
-
-<p>—Mort? Peut-être?... Son corps? son corps que le jour traversait
-n’était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres?</p>
-
-<p>S’il n’était pas mort?... seul peut-être le temps a prise sur l’Être
-Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps
-inconnaissable, ce corps d’Esprit, s’il devait craindre, lui aussi, les
-maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée?</p>
-
-<p>La destruction prématurée? toute l’épouvante humaine vient d’elle!
-Après l’homme, le Horla.—Après celui qui peut mourir tous les jours,
-à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est
-venu celui <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> qui ne doit mourir qu’à son jour, à son heure, à sa
-minute, parce qu’il a touché la limite de son existence!</p>
-
-<p>Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n’est pas
-mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi!...</p>
-
-<p class="dottedline">&#160;</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Nous prions le lecteur de bien vouloir se reporter à l’Appendice, où
-il trouvera la version première du</i> Horla.</p>
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_49">49</span></p>
-
-<p class="souschapitre1">NOTE.</p>
-
-<p>Le manuscrit du <i>Horla</i> comprend 35 pages grand in-8<sup>o</sup>. Il est écrit
-presque sans rature et d’une main très assurée. Il ne faut pas oublier
-que la première version ayant paru dans <i>le Gil-Blas</i> (voir Appendice),
-Maupassant possédait un sujet qu’il n’eut qu’à développer.</p>
-
-<p>La publication de ce volume causa une surprise très vive parmi les
-nombreux lecteurs de Maupassant, habitués à des sujets moins obscurs.
-<i>Le Horla</i> donna lieu aux commentaires les plus divers. Quelques jours
-après sa publication, Maupassant, de passage à Rouen, racontait en
-riant à son ami Pinchon, l’émotion que produisait sa nouvelle.</p>
-
-<p>Notons que dans le cours des années 1885, 1886, 1887, parurent plus
-de soixante ouvrages sur la névrose, l’obsession, l’hypnotisme et la
-suggestion.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="variantes">VARIANTES</p>
-
-<p class="center">D’APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.</p>
-
-<p>Page 4, ligne 27. 12 mai.</p>
-
-<p>Page 5, ligne 15. choses, si <i>changeantes</i>, qui...</p>
-
-<p>Page 9, ligne 25. droite et <i>longue</i> allée...</p>
-
-<p>Page 11, ligne 10. j’entrai, <i>éperdu de surprise dans ce prodigieux
-palais gothique</i>, la plus admirable...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_50">50</span></p>
-
-<p>Page 11, ligne 29. courait <i>en rampant</i>, sur...</p>
-
-<p>Page 12, ligne 21. femme <i>parlant et se querellant dans une langue
-inconnue et parfois aussi cessant</i> de crier...</p>
-
-<p>Page 14, ligne 8. gorge, <i>comme un enfant qui tète un sein</i>. Puis...</p>
-
-<p>Page 19, ligne 5. illusion, <i>puisque la couleur est une illusion</i>,
-puisque...</p>
-
-<p>Page 30, ligne 15. contrôler <i>la réalité se trouve un peu malade en ce
-moment comme notre faculté de contrôler la vraisemblance désordonnée du
-songe se trouve engourdie à l’état de sommeil</i>. Je songeais...</p>
-
-<p>Page 31, ligne 25. pu. <i>J’ai voulu dire à mon valet de chambre de faire
-mes malles, je n’ai pas pu.</i> J’ai voulu...</p>
-
-<p>Page 33, ligne 16. race <i>étrangère</i>.</p>
-
-<p>Page 46, ligne 19. levait! <i>le jour de ma délivrance, l’aurore de ma
-liberté.</i> Deux autres...</p>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_53">53</span>
- <h2 id="ch_2">AMOUR.</h2>
- <hr class="small2" />
- <p class="souschapitre2">TROIS PAGES DU <i>LIVRE D’UN CHASSEUR</i>.</p>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap2">e</span> viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion.
-Il l’a tuée, puis il s’est tué, donc il l’aimait. Qu’importent Il et
-Elle? Leur amour seul m’importe; et il ne m’intéresse point parce qu’il
-m’attendrit ou parce qu’il m’étonne, ou parce qu’il m’émeut ou parce
-qu’il me fait songer, mais parce qu’il me rappelle un souvenir de ma
-jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m’est apparu l’Amour comme
-apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.</p>
-
-<p>Je suis né avec tous les instincts et les sens de l’homme primitif,
-tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J’aime la
-chasse avec passion; et la bête saignante, <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> le sang sur les plumes,
-le sang sur mes mains, me crispent le cœur à le faire défaillir.</p>
-
-<p>Cette année-là, vers la fin de l’automne, les froids arrivèrent
-brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville,
-pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour.</p>
-
-<p>Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu,
-gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d’un caractère gai, doué
-de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une
-sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière.
-Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois
-seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l’on trouvait
-les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France.
-On y tuait des aigles quelquefois; et les oiseaux de passage, ceux
-qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s’arrêtaient
-presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s’ils
-eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps
-demeuré là pour leur servir d’abri en leur courte étape nocturne.</p>
-
-<p>Dans la vallée, c’étaient de grands herbages arrosés par des rigoles
-et séparés par des haies; puis, plus loin, la rivière, canalisée
-jusque-là, <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> s’épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus
-admirable région de chasse que j’aie jamais vue, était tout le souci de
-mon cousin qui l’entretenait comme un parc. A travers l’immense peuple
-de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux,
-on avait tracé d’étroites avenues où les barques plates, conduites
-et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l’eau morte,
-frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les
-herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue
-disparaissait brusquement.</p>
-
-<p>J’aime l’eau d’une passion désordonnée: la mer, bien que trop grande,
-trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies, mais
-qui passent, qui fuient, qui s’en vont, et les marais surtout où
-palpite toute l’existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais,
-c’est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie
-propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses
-voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n’est plus troublant,
-plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu’un marécage. Pourquoi
-cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d’eau? Sont-ce
-les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence
-profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> les
-brumes bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes,
-ou bien encore l’imperceptible clapotement, si léger, si doux, et
-plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du
-ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays
-redoutables cachant un secret inconnaissable et dangereux.</p>
-
-<p>Non. Autre chose s’en dégage, un autre mystère, plus profond, plus
-grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la
-création peut-être! Car n’est-ce pas dans l’eau stagnante et fangeuse,
-dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil,
-que remua, que vibra, que s’ouvrit au jour le premier germe de vie?</p>
-
-<p class="br">J’arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.</p>
-
-<p>Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le
-plafond étaient couverts d’oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou
-perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons,
-hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin
-pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu d’une
-jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu’il avait
-prises pour cette nuit même.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_57">57</span></p>
-
-<p>Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d’arriver
-vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait
-construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous
-abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent
-chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme
-des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des
-tenailles, et la brûle comme du feu.</p>
-
-<p>Mon cousin se frottait les mains: «Je n’ai jamais vu une gelée
-pareille, disait-il, nous avions déjà douze degrés sous zéro à six
-heures du soir.»</p>
-
-<p>J’allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m’endormis
-à la lueur d’une grande flamme flambant dans ma cheminée.</p>
-
-<p>A trois heures sonnantes on me réveilla. J’endossai, à mon tour, une
-peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d’une fourrure
-d’ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de
-deux verres de <ins class="correction" title="fine champagne">Fine Champagne</ins>, nous partîmes accompagnés d’un garde et
-de nos chiens: Plongeon et Pierrot.</p>
-
-<p>Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu’aux os. C’était
-une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L’air gelé <span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
-devient résistant, palpable tant il fait mal; aucun souffle ne l’agite;
-il est figé, immobile; il mord, traverse, dessèche, tue les arbres,
-les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent
-des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous
-l’étreinte du froid.</p>
-
-<p>La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle,
-paraissait défaillante au milieu de l’espace, et si faible qu’elle
-ne pouvait plus s’en aller, qu’elle restait là-haut, saisie aussi,
-paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et
-triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu’elle nous
-jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.</p>
-
-<p>Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans
-nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de
-laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne
-faisaient aucun bruit; et je regardais la fumée blanche que faisait
-l’haleine de nos chiens.</p>
-
-<p>Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une
-des allées de roseaux secs qui s’avançait à travers cette forêt basse.</p>
-
-<p>Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière
-nous un léger bruit; <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> et je me sentis saisi, comme je ne l’avais
-jamais été, par l’émotion puissante et singulière que font naître en
-moi les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous
-marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés.</p>
-
-<p>Tout à coup, au détour d’une des allées, j’aperçus la hutte de glace
-qu’on avait construite pour nous mettre à l’abri. J’y entrai, et comme
-nous avions encore près d’une heure à attendre le réveil des oiseaux
-errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer.</p>
-
-<p>Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui
-avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de
-cette maison polaire.</p>
-
-<p>Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé
-du firmament me pénétra bientôt d’une façon si terrible, que je me mis
-à tousser.</p>
-
-<p>Mon cousin Karl fut pris d’inquiétude: «Tant pis si nous ne tuons pas
-grand’chose aujourd’hui, dit-il, je ne veux pas que tu t’enrhumes;
-nous allons faire du feu.» Et il donna l’ordre au garde de couper des
-roseaux.</p>
-
-<p>On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour
-laisser échapper la fumée; et lorsque la flamme rouge monta le <span class="pagenum" id="Page_60">60</span>
-long des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre,
-doucement, à peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl,
-resté dehors, me cria: «Viens donc voir!» Je sortis et je restai
-éperdu d’étonnement. Notre cabane, en forme de cône, avait l’air d’un
-monstrueux diamant au cœur de feu poussé soudain sur l’eau gelée du
-marais. Et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos
-chiens qui se chauffaient.</p>
-
-<p>Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes.
-La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.</p>
-
-<p>Rien ne m’émeut comme cette première clameur de vie qu’on ne voit point
-et qui court dans l’air sombre, si vite, si loin, avant qu’apparaisse
-à l’horizon la première clarté des jours d’hiver. Il me semble à cette
-heure glaciale de l’aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes
-d’une bête est un soupir de l’âme du monde!</p>
-
-<p>Karl disait: «Éteignez le feu. Voici l’aurore.»</p>
-
-<p>Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards
-traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament.</p>
-
-<p>Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens
-s’élancèrent.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_61">61</span></p>
-
-<p>Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions
-vivement dès qu’apparaissait au-dessus des roseaux l’ombre d’une
-tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous
-rapportaient des bêtes sanglantes dont l’œil quelquefois nous regardait
-encore.</p>
-
-<p>Le jour s’était levé, un jour clair et bleu; le soleil apparaissait au
-fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le
-col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes.
-Je tirai. Un d’eux tomba presque à mes pieds. C’était une sarcelle au
-ventre d’argent. Alors, dans l’espace au-dessus de moi, une voix, une
-voix d’oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante; et
-la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel
-au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre
-mes mains.</p>
-
-<p>Karl, à genoux, le fusil à l’épaule, l’œil ardent, la guettait,
-attendant qu’elle fût assez proche.</p>
-
-<p>—Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s’en ira pas.</p>
-
-<p>Certes, il ne s’en allait point; il tournoyait toujours et pleurait
-autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le cœur
-comme l’appel désolé, comme le reproche <span class="pagenum" id="Page_62">62</span> lamentable de ce pauvre
-animal perdu dans l’espace.</p>
-
-<p>Parfois, il s’enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol; il
-semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais
-ne s’y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.</p>
-
-<p>—Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l’heure.</p>
-
-<p>Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de
-bête, pour l’autre bête que j’avais tuée.</p>
-
-<p>Karl tira; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu
-l’oiseau. Je vis une chose noire qui tombait; j’entendis dans les
-roseaux le bruit d’une chute. Et Pierrot me le rapporta.</p>
-
-<p>Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce
-jour-là, pour Paris.</p>
-
-<p class="dottedline">&#160;</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Amour</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 7 décembre 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_65">65</span>
- <h2 id="ch_3">LE TROU.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">C</span><span class="smcap2"><i>oups</i></span> et blessures, ayant occasionné la mort. Tel était le chef
-d’accusation qui faisait comparaître en cour d’assises le sieur Léopold
-Renard, tapissier.</p>
-
-<p>Autour de lui les principaux témoins, la dame Flamèche, veuve de la
-victime, les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste, et Jean Durdent,
-plombier.</p>
-
-<p>Près du criminel, sa femme en noir, petite, laide, l’air d’une guenon
-habillée en dame.</p>
-
-<p>Et voici comment Renard (Léopold) raconte le drame:</p>
-
-<p>—Mon Dieu, c’est un malheur dont je fus tout le temps la première
-victime, et dont ma volonté n’est pour rien. Les faits se commentent
-d’eux-mêmes, m’sieu l’ président. Je suis un honnête homme, homme de
-travail, <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> tapissier dans la même rue depuis seize ans, connu, aimé,
-respecté, considéré de tous, comme en ont attesté les voisins, même
-la concierge qui n’est pas folâtre tous les jours. J’aime le travail,
-j’aime l’épargne, j’aime les honnêtes gens et les plaisirs honnêtes.
-Voilà ce qui m’a perdu, tant pis pour moi; ma volonté n’y étant pas, je
-continue à me respecter.</p>
-
-<p>Donc, tous les dimanches, mon épouse que voilà et moi, depuis cinq
-ans, nous allons passer la journée à Poissy. Ça nous fait prendre
-l’air, sans compter que nous aimons la pêche à la ligne, oh! mais là,
-nous l’aimons comme des petits oignons. C’est Mélie qui m’a donné
-cette passion-là, la rosse, et qu’elle y est plus emportée que moi, la
-teigne, vu que tout le mal vient d’elle en c’t’affaire-là, comme vous
-l’allez voir par la suite.</p>
-
-<p>Moi, je suis fort et doux, pas méchant pour deux sous. Mais elle! oh!
-là! là! ça n’a l’air de rien, c’est petit, c’est maigre; eh bien! c’est
-plus malfaisant qu’une fouine. Je ne nie pas qu’elle ait des qualités;
-elle en a, et d’importantes pour un commerçant. Mais son caractère!
-Parlez-en aux alentours, et même à la concierge qui m’a déchargé tout à
-l’heure... elle vous en dira des nouvelles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_67">67</span></p>
-
-<p>Tous les jours elle me reprochait ma douceur: «C’est moi qui ne me
-laisserais pas faire ci! C’est moi qui ne me laisserais pas faire ça.»
-En l’écoutant, m’sieu l’ président, j’aurais eu au moins trois duels au
-pugilat par mois...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Renard l’interrompit: «Cause toujours; rira bien qui rira l’
-dernier.»</p>
-
-<p>Il se tourna vers elle avec candeur:</p>
-
-<p>—Eh bien, j’ peux t’ charger puisque t’es pas en cause, toi...</p>
-
-<p>Puis, faisant de nouveau face au président:</p>
-
-<p>—Lors je continue. Donc nous allions à Poissy tous les samedis soir
-pour y pêcher dès l’aurore du lendemain. C’est une habitude pour nous
-qu’est devenue une seconde nature, comme on dit. J’avais découvert,
-voilà trois ans cet été, une place! mais une place! Oh! là! là! à
-l’ombre, huit pieds d’eau, au moins, p’têtre dix, un trou, quoi, avec
-des retrous sous la berge, une vraie niche à poisson, un paradis pour
-le pêcheur. Ce trou-là, m’sieu l’ président, je pouvais le considérer
-comme à moi, vu que j’en étais le Christophe Colomb. Tout le monde le
-savait dans le pays, tout le monde sans opposition. On disait: «Ça,
-c’est la place à Renard;» et personne n’y serait venu, pas même M.
-Plumeau, qu’est connu, soit dit <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> sans l’offenser, pour chiper les
-places des autres.</p>
-
-<p>Donc, sûr de mon endroit, j’y revenais comme un propriétaire. A peine
-arrivé, le samedi, je montais dans <i>Dalila</i>, avec mon épouse.—<i>Dalila</i>
-c’est ma norvégienne, un bateau que j’ai fait construire chez
-Fournaise, quéque chose de léger et de sûr.—Je dis que nous montons
-dans <i>Dalila</i>, et nous allons amorcer. Pour amorcer, il n’y a que moi,
-et ils le savent bien, les camaraux.—Vous me demanderez avec quoi
-j’amorce? Je n’ peux pas répondre. Ça ne touche point à l’accident;
-je ne peux pas répondre, c’est mon secret.—Ils sont plus de deux
-cents qui me l’ont demandé. On m’en a offert des petits verres, et des
-fritures, et des matelotes pour me faire causer!! Mais va voir s’ils
-viennent, les chevesnes. Ah! oui, on m’a tapé sur le ventre pour la
-connaître, ma recette... Il n’y a que ma femme qui la sait... et elle
-ne la dira pas plus que moi!... Pas vrai, Mélie?...</p>
-
-<p>Le président l’interrompit.</p>
-
-<p>—Arrivez au fait le plus tôt possible.</p>
-
-<p>Le prévenu reprit:</p>
-
-<p>—J’y viens, j’y viens. Donc le samedi 8 juillet, parti par le train de
-cinq heures vingt-cinq, nous allâmes, dès avant dîner, amorcer comme
-tous les samedis. Le temps <span class="pagenum" id="Page_69">69</span> s’annonçait bien. Je disais à Mélie:
-«Chouette, chouette pour demain!» Et elle répondait: «Ça promet.» Nous
-ne causons jamais plus que ça ensemble.</p>
-
-<p>Et puis, nous revenons dîner. J’étais content, j’avais soif. C’est
-cause de tout, m’sieu l’ président. Je dis à Mélie: «Tiens, Mélie, il
-fait beau, si je buvais une bouteille de <i>casque à mèche</i>». C’est un
-petit vin blanc que nous avons baptisé comme ça, parce que, si on en
-boit trop, il vous empêche de dormir et il remplace le casque à mèche.
-Vous comprenez.</p>
-
-<p>Elle me répond: «Tu peux faire à ton idée, mais tu s’ras encore malade;
-et tu ne pourras pas te lever demain.»—Ça, c’était vrai, c’était sage,
-c’était prudent, c’était perspicace, je le confesse. Néanmoins, je ne
-sus pas me contenir; et je la bus, ma bouteille. Tout vint de là.</p>
-
-<p>Donc, je ne pus pas dormir. Cristi! je l’ai eu jusqu’à deux heures du
-matin, ce casque à mèche en jus de raisin. Et puis pouf, je m’endors,
-mais là je dors à n’ pas entendre gueuler l’ange du jugement dernier.</p>
-
-<p>Bref, ma femme me réveille à six heures. Je saute du lit, j’ passe
-vite et vite ma culotte et ma vareuse; un coup d’eau sur le museau et
-nous sautons dans <i>Dalila</i>. Trop tard. <span class="pagenum" id="Page_70">70</span> Quand j’arrive à mon trou,
-il était pris! Jamais ça n’était arrivé, m’sieu l’ président, jamais
-depuis trois ans! Ça m’a fait un effet comme si on me dévalisait sous
-mes yeux. Je dis: «Nom d’un nom, d’un nom, d’un nom!» Et v’là ma femme
-qui commence à me harceler. «Hein, ton casque à mèche! Va donc, soûlot!
-Es-tu content, grande bête.»</p>
-
-<p>Je ne disais rien; c’était vrai, tout ça.</p>
-
-<p>Je débarque tout de même près de l’endroit pour tâcher de profiter des
-restes. Et peut-être qu’il ne prendrait rien c’t’homme? et qu’il s’en
-irait.</p>
-
-<p>C’était un petit maigre, en coutil blanc, avec un grand chapeau
-de paille. Il avait aussi sa femme, une grosse qui faisait de la
-tapisserie derrière lui.</p>
-
-<p>Quand elle nous vit nous installer près du lieu, v’là qu’elle murmure:</p>
-
-<p>—Il n’y a donc pas d’autre place sur la rivière?</p>
-
-<p>Et la mienne, qui rageait, de répondre:</p>
-
-<p>—Les gens qu’ont du savoir-vivre s’informent des habitudes d’un pays
-avant d’occuper les endroits réservés.</p>
-
-<p>Comme je ne voulais pas d’histoires, je lui dis:</p>
-
-<p>—Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse faire, nous verrons bien.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_71">71</span></p>
-
-<p>Donc, nous avions mis <i>Dalila</i> sous les saules, nous étions descendus,
-et nous pêchions, coude à coude, Mélie et moi, juste à côté des deux
-autres.</p>
-
-<p>Ici, m’sieu l’ président, il faut que j’entre dans le détail.</p>
-
-<p>Y avait pas cinq minutes que nous étions là quand la ligne du voisin s’
-met à plonger deux fois, trois fois; et puis voilà qu’il en amène un,
-de chevesne, gros comme ma cuisse, un peu moins p’t-être, mais presque!
-Moi, le cœur me bat; j’ai une sueur aux tempes, et Mélie qui me dit:
-«Hein, pochard, l’as-tu vu, celui-là!»</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, M. Bru, l’épicier de Poissy, un amateur de goujon,
-lui, passe en barque et me crie: «On vous a pris votre endroit,
-monsieur Renard?» Je lui réponds: «Oui, monsieur Bru, il y a dans ce
-monde des gens pas délicats qui ne savent pas les usages.»</p>
-
-<p>Le petit coutil d’à côté avait l’air de ne pas entendre, sa femme non
-plus, sa grosse femme, un veau quoi!</p>
-
-<p>Le président interrompit une seconde fois: «Prenez-garde! Vous insultez
-M<sup>me</sup> veuve Flamèche, ici présente!»</p>
-
-<p>Renard s’excusa: «Pardon, pardon, c’est la passion qui m’emporte.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_72">72</span></p>
-
-<p>Donc, il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que le petit coutil en
-prit encore un, de chevesne—et un autre presque par-dessus, et encore
-un cinq minutes plus tard.</p>
-
-<p>Moi, j’en avais les larmes aux yeux. Et puis je sentais M<sup>me</sup> Renard
-en ébullition; elle me lancicotait sans cesse: «Ah! misère! crois-tu
-qu’il te le vole, ton poisson? Crois-tu? Tu ne prendras rien, toi, pas
-une grenouille, rien de rien, rien. Tiens, j’ai du feu dans la main,
-rien que d’y penser.»</p>
-
-<p>Moi, je me disais:—Attendons midi. Il ira déjeuner, ce braconnier-là,
-et je la reprendrai, ma place. Vu que moi, m’sieu l’ président, je
-déjeune sur les lieux tous les dimanches. Nous apportons les provisions
-dans <i>Dalila</i>.</p>
-
-<p>Ah! ouiche. Midi sonne! Il avait un poulet dans un journal, le
-malfaiteur, et pendant qu’il mange, v’là qu’il en prend encore un, de
-chevesne!</p>
-
-<p>Mélie et moi nous cassions une croûte aussi, comme ça, sur le pouce,
-presque rien, le cœur n’y était pas.</p>
-
-<p>Alors, pour faire digestion, je prends mon journal. Tous les dimanches,
-comme ça, je lis le <i>Gil-Blas</i>, à l’ombre, au bord de l’eau. C’est
-le jour de Colombine, vous savez bien, <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> Colombine qu’écrit des
-articles dans le <i>Gil-Blas</i>. J’avais coutume de faire enrager M<sup>me</sup>
-Renard en prétendant la connaître, c’te Colombine. C’est pas vrai, je
-la connais pas, je ne l’ai jamais vue, n’importe, elle écrit bien; et
-puis elle dit des choses rudement d’aplomb pour une femme. Moi, elle me
-va, y en a pas beaucoup dans son genre.</p>
-
-<p>Voilà donc que je commence à asticoter mon épouse, mais elle se fâche
-tout de suite, et raide, encore. Donc je me tais.</p>
-
-<p>C’est à ce moment qu’arrivent de l’autre côté de la rivière nos deux
-témoins que voilà, M. Ladureau et M. Durdent. Nous nous connaissions de
-vue.</p>
-
-<p>Le petit s’était remis à pêcher. Il en prenait que j’en tremblais,
-moi. Et sa femme se met à dire: «La place est rudement bonne, nous y
-reviendrons toujours, Désiré!»</p>
-
-<p>Moi, je me sens un froid dans le dos. Et M<sup>me</sup> Renard répétait: «T’es
-pas un homme, t’es pas un homme. T’as du sang de poulet dans les
-veines.»</p>
-
-<p>Je lui dis soudain: «Tiens, j’aime mieux m’en aller, je ferais quelque
-bêtise.»</p>
-
-<p>Et elle me souffle, comme si elle m’eût mis un fer rouge sous le nez:
-«T’es pas un homme. V’là qu’ tu fuis, maintenant, que tu rends la
-place! Va donc, Bazaine!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_74">74</span></p>
-
-<p>Là, je me suis senti touché. Cependant je ne bronche pas.</p>
-
-<p>Mais l’autre, il lève une brème, oh! jamais je n’en ai vu telle. Jamais!</p>
-
-<p>Et r’voilà ma femme qui se met à parler haut, comme si elle pensait.
-Vous voyez d’ici la malice. Elle disait: «C’est ça qu’on peut appeler
-du poisson volé, vu que nous avons amorcé la place nous-mêmes. Il
-faudrait rendre au moins l’argent dépensé pour l’amorce.»</p>
-
-<p>Alors, la grosse au petit coutil se mit à dire à son tour: «C’est à
-nous que vous en avez, madame?»</p>
-
-<p>—J’en ai aux voleurs de poisson qui profitent de l’argent dépensé par
-les autres.</p>
-
-<p>—C’est nous que vous appelez des voleurs de poisson?</p>
-
-<p>Et voilà qu’elles s’expliquent, et puis qu’elles en viennent aux mots.
-Cristi, elles en savent, les gueuses, et de tapés. Elles gueulaient si
-fort que nos deux témoins, qui étaient sur l’autre berge, s’ mettent à
-crier pour rigoler: «Eh! là-bas, un peu de silence. Vous allez empêcher
-vos époux de pêcher.»</p>
-
-<p>Le fait est que le petit coutil et moi, nous ne bougions pas plus
-que deux souches. Nous restions là, le nez sur l’eau, comme si nous
-n’avions pas entendu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span></p>
-
-<p>Cristi de cristi, nous entendions bien pourtant: «Vous n’êtes
-qu’une menteuse.—Vous n’êtes qu’une traînée.—Vous n’êtes qu’une
-roulure.—Vous n’êtes qu’une rouchie.» Et va donc, et va donc. Un
-matelot n’en sait pas plus.</p>
-
-<p>Soudain, j’entends un bruit derrière moi. Je me r’tourne. C’était
-l’autre, la grosse, qui tombait sur ma femme à coups d’ombrelle. Pan!
-pan! Mélie en r’çoit deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle tape,
-quand elle rage. Elle vous attrape la grosse par les cheveux, et puis
-v’lan, v’lan, v’lan, les gifles qui pleuvaient comme des prunes.</p>
-
-<p>Moi, je les aurais laissé faire. Les femmes entre elles, les hommes
-entre eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais le petit coutil se lève
-comme un diable et puis il veut sauter sur ma femme. Ah! mais non! ah!
-mais non! pas de ça, camarade. Moi je le reçois sur le bout de mon
-poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un dans le nez, l’autre dans le
-ventre. Il lève les bras, il lève la jambe et il tombe sur le dos, en
-pleine rivière, juste dans l’ trou.</p>
-
-<p>Je l’aurais repêché pour sûr, m’sieu l’ président, si j’avais eu le
-temps tout de suite. Mais, pour comble, la grosse prenait le dessus,
-et elle vous tripotait Mélie de la belle <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> façon. Je sais bien que
-j’aurais pas dû la secourir pendant que l’autre buvait son coup. Mais
-je ne pensais pas qu’il se serait noyé. Je me disais: «Bah! ça le
-rafraîchira!»</p>
-
-<p>Je cours donc aux femmes pour les séparer. Et j’en reçois des gnons,
-des coups d’ongles et des coups de dents. Cristi, quelles rosses!</p>
-
-<p>Bref, il me fallut bien cinq minutes, peut-être dix, pour séparer ces
-deux crampons-là.</p>
-
-<p>J’ me r’tourne. Pu rien. L’eau calme comme un lac. Et les autres là-bas
-qui criaient: «Repêchez-le, repêchez-le.»</p>
-
-<p>C’est bon à dire, ça, mais je ne sais pas nager, moi, et plonger encore
-moins, pour sûr!</p>
-
-<p>Enfin le barragiste est venu et deux messieurs avec des gaffes, ça
-avait bien duré un grand quart d’heure. On l’a retrouvé au fond du
-trou, sous huit pieds d’eau, comme j’avais dit, mais il y était, le
-petit coutil!</p>
-
-<p>Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l’honneur.</p>
-
-<p class="br">Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Trou</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 9 novembre 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_79">79</span>
- <h2 id="ch_4">CLOCHETTE.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">S</span><span class="smcap2">ont-ils</span> étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu’on
-puisse se défaire d’eux!</p>
-
-<p>Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment
-il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J’ai vu depuis,
-tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m’étonne
-de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la
-mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus,
-autrefois, voilà si longtemps, quand j’avais dix ou douze ans.</p>
-
-<p>C’était une vieille couturière qui venait une fois par semaine,
-tous les mardis, <ins class="correction" title="racommoder">raccommoder</ins> le linge chez mes parents. Mes parents
-habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui
-sont simplement <span class="pagenum" id="Page_80">80</span> d’antiques maisons à toit aigu, dont dépendent
-quatre ou cinq fermes groupées autour.</p>
-
-<p>Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques
-centaines de mètres, serré autour de l’église, une église de briques
-rouges devenues noires avec le temps.</p>
-
-<p>Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et
-demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se
-mettre au travail.</p>
-
-<p>C’était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle
-avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante,
-inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées
-qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme
-en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour du nez, sur
-le menton, sur les joues; et ses sourcils d’une épaisseur et d’une
-longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à
-fait l’air d’une paire de moustaches placées là par erreur.</p>
-
-<p>Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais
-comme un navire à l’ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son
-grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter
-sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme
-pour disparaître dans <span class="pagenum" id="Page_81">81</span> un abîme, elle s’enfonçait dans le sol. Sa
-marche éveillait bien l’idée d’une tempête, tant elle se balançait en
-même temps; et sa tête toujours coiffée d’un énorme bonnet blanc, dont
-les rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l’horizon, du
-nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements.</p>
-
-<p>J’adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la
-lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette
-sous les pieds. Dès que j’arrivais, elle me forçait à prendre cette
-chaufferette et à m’asseoir dessus pour ne pas m’enrhumer dans cette
-vaste pièce froide, placée sous le toit.</p>
-
-<p>—Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.</p>
-
-<p>Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec
-ses longs doigts crochus, qui étaient vifs; ses yeux derrière ses
-lunettes aux verres grossissants, car l’âge avait affaibli sa vue, me
-paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.</p>
-
-<p>Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu’elle me disait
-et dont mon cœur d’enfant était remué, une âme magnanime de pauvre
-femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements
-du bourg, l’histoire d’une vache qui s’était sauvée de l’étable et
-qu’on avait retrouvée, un matin, <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> devant le moulin de Prosper
-Malet, regardant tourner les ailes de bois, ou l’histoire d’un œuf
-de poule découvert dans le clocher de l’église sans qu’on eût jamais
-compris quelle bête était venue le pondre là, ou l’histoire du chien
-de Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village
-la culotte de son maître volée par un passant tandis qu’elle séchait
-devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces
-naïves aventures de telle façon qu’elles prenaient en mon esprit des
-proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux;
-et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma
-mère, le soir, n’avaient point cette saveur, cette ampleur, cette
-puissance des récits de la paysanne.</p>
-
-<p class="br">Or, un mardi, comme j’avais passé toute la matinée à écouter la mère
-Clochette, je voulus remonter près d’elle, dans la journée, après avoir
-été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets,
-derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement
-que les choses d’hier.</p>
-
-<p>Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j’aperçus la vieille couturière
-étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras
-allongés, tenant encore son aiguille d’une <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> main, et de l’autre,
-une de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande
-sans doute, s’allongeait sous sa chaise; et les lunettes brillaient au
-pied de la muraille, ayant roulé loin d’elle.</p>
-
-<p>Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut; et j’appris au
-bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte.</p>
-
-<p>Je ne saurais dire l’émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa
-mon cœur d’enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j’allai
-me cacher dans un coin sombre, au fond d’une immense et antique bergère
-où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute,
-car la nuit vint.</p>
-
-<p>Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et
-j’entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus
-la voix.</p>
-
-<p>On l’avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de
-l’accident. Je n’y compris rien d’ailleurs. Puis il s’assit, et accepta
-un verre de liqueur avec un biscuit.</p>
-
-<p>Il parlait toujours; et ce qu’il dit alors me reste et me restera
-gravé dans l’âme jusqu’à ma mort! Je crois que je puis reproduire même
-presque absolument les termes dont il se servit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span></p>
-
-<p>—Ah! disait-il, la pauvre femme! ce fut ici ma première cliente. Elle
-se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n’avais pas eu le temps
-de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me
-quérir en toute hâte, car c’était grave, très grave.</p>
-
-<p>Elle avait dix-sept ans, et c’était une très belle fille, très belle,
-très belle! L’aurait-on cru? Quant à son histoire, je ne l’ai jamais
-dite, et personne hors moi et un autre qui n’est plus dans le pays
-ne l’a jamais sue. Maintenant qu’elle est morte, je puis être moins
-discret.</p>
-
-<p>A cette époque-là venait de s’installer, dans le bourg, un jeune
-aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de
-sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait
-le dédaigneux, ayant grand’peur d’ailleurs du maître d’école, son
-supérieur, le père Grabu, qui n’était pas bien levé tous les jours.</p>
-
-<p>Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui
-vient de mourir chez vous et qu’on baptisa plus tard Clochette, après
-son accident. L’aide instituteur distingua cette belle fillette, qui
-fut sans doute flattée d’être choisie par cet imprenable conquérant;
-toujours est-il qu’elle l’aima, et qu’il obtint un premier rendez-vous,
-<span class="pagenum" id="Page_85">85</span> dans le grenier de l’école, à la fin d’un jour de couture, la nuit
-venue.</p>
-
-<p>Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre
-l’escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se
-cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l’y rejoignit
-bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce
-grenier s’ouvrit de nouveau et le maître d’école parut et demanda:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert?</p>
-
-<p>Sentant qu’il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit
-stupidement:</p>
-
-<p>—J’étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu.</p>
-
-<p>Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir; et Sigisbert
-poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant: «Allez
-là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous!»</p>
-
-<p>Le maître d’école entendant murmurer, reprit: «Vous n’êtes donc pas
-seul ici?</p>
-
-<p>—Mais oui, monsieur Grabu!</p>
-
-<p>—Mais non, puisque vous parlez.</p>
-
-<p>—Je vous jure que oui, monsieur Grabu.</p>
-
-<p>—C’est ce que je vais savoir, reprit le vieux; et fermant la porte à
-double tour, il descendit chercher une chandelle.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_86">86</span></p>
-
-<p>Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la
-tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup: «Mais
-cachez-vous, qu’il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain
-pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc!»</p>
-
-<p>On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure.</p>
-
-<p>Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l’ouvrit
-brusquement, puis d’une voix basse et résolue:</p>
-
-<p>—Vous viendrez me ramasser quand il sera parti, dit-elle.</p>
-
-<p>Et elle sauta.</p>
-
-<p>Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris.</p>
-
-<p>Un quart d’heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait
-son aventure. La jeune fille était restée au pied du mur incapable de
-se lever, étant tombée de deux étages. J’allai la chercher avec lui.
-Il pleuvait à verse, et j’apportai chez moi cette malheureuse dont la
-jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé
-les chairs. Elle ne se plaignait pas et disait seulement avec une
-admirable résignation. «Je suis punie, bien punie!»</p>
-
-<p>Je fis venir du secours et les parents de <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> l’ouvrière, à qui
-je contai la fable d’une voiture emportée qui l’avait renversée et
-estropiée devant ma porte.</p>
-
-<p>On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois,
-l’auteur de cet accident.</p>
-
-<p>Voilà! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles
-qui accomplissent les plus belles actions historiques.</p>
-
-<p>Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C’est une martyre, une
-grande âme, une Dévouée sublime! Et si je ne l’admirais pas absolument
-je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n’ai jamais voulu
-dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi.</p>
-
-<p>Le médecin s’était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que
-je ne saisis pas bien; puis ils s’en allèrent.</p>
-
-<p>Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que
-j’entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l’escalier.</p>
-
-<p>On emportait le corps de Clochette.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Clochette</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 21 décembre 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_91">91</span>
- <h2 id="ch_5"><span class="h2line1">LE</span><br />
- <span class="h2line2">MARQUIS DE FUMEROL.</span></h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">R</span><span class="smcap2">oger de Tourneville</span>, au milieu du cercle de ses amis, parlait, à
-cheval sur une chaise; il tenait un cigare à la main, et, de temps en
-temps aspirait et soufflait un petit nuage de fumée.</p>
-
-<p>... Nous étions à table quand on apporta une lettre. Papa l’ouvrit.
-Vous connaissez bien papa qui croit faire l’intérim du Roy, en France.
-Moi, je l’appelle don Quichotte parce qu’il s’est battu pendant douze
-ans contre le moulin à vent de la République sans bien savoir si
-c’était au nom des Bourbons ou bien au nom des Orléans. Aujourd’hui il
-tient la lance au nom des Orléans seuls, parce qu’il n’y a plus qu’eux.
-Dans tous les cas, papa se croit le premier gentilhomme de France, le
-plus connu, le plus influent, <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> le chef du parti; et comme il est
-sénateur inamovible il considère les Rois des environs comme ayant des
-trônes peu sûrs.</p>
-
-<p>Quant à maman, c’est l’âme de papa, c’est l’âme de la royauté et de la
-religion, le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau des mal-pensants.</p>
-
-<p>Donc on apporta une lettre pendant que nous étions à table. Papa
-l’ouvrit, la lut, puis il regarda maman et lui dit: «Ton frère est à
-l’article de la mort.» Maman pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon
-oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais pas du tout. Je savais
-seulement par la voix publique qu’il avait mené et menait encore une
-vie de polichinelle. Ayant mangé sa fortune avec un nombre incalculable
-de femmes, il n’avait conservé que deux maîtresses, avec lesquelles il
-vivait dans un petit appartement, rue des Martyrs.</p>
-
-<p>Ancien pair de France, ancien colonel de cavalerie, il ne croyait,
-disait-on, ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de la vie future, il
-avait abusé, de toutes les façons, de la vie présente; et il était
-devenu la plaie vive du cœur de maman.</p>
-
-<p>Elle dit: «Donnez-moi cette lettre, Paul.»</p>
-
-<p>Quand elle eut fini de la lire, je la demandai à mon tour. La voici:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span></p>
-
-<div class="quote">
- <p>«Monsieur le comte, je croi devoir vou faire asavoir que votre
- bôfrère le marqui de Fumerol va mourir. Peut etre voudré vous prendre
- des disposition, et ne pas oublié que je vous ai prévenu.</p>
-
- <p class="rsignature2">«Votre servante,</p>
-
- <p class="rsignature1">«<span class="smcap">Mélani</span>.»</p>
-</div>
-
-<p>Papa murmura: «Il faut aviser. Dans ma situation, je dois veiller sur
-les derniers moments de votre frère.»</p>
-
-<p>Maman reprit: «Je vais faire chercher l’abbé Poivron et lui demander
-conseil. Puis j’irai trouver mon frère avec l’abbé et Roger. Vous,
-Paul, restez ici. Il ne faut pas vous compromettre. Une femme peut
-faire et doit faire ces choses-là. Mais pour un homme politique dans
-votre position, c’est autre chose. Un adversaire aurait beau jeu à se
-servir contre vous de la plus louable de vos actions.</p>
-
-<p>—Vous avez raison, dit mon père. Faites suivant votre inspiration, ma
-chère amie.»</p>
-
-<p>Un quart d’heure plus tard, l’abbé Poivron entrait dans le salon, et la
-situation fut exposée, analysée, discutée sous toutes ses faces.</p>
-
-<p>Si le marquis de Fumerol, un des grands noms de France, mourait sans
-les secours de <span class="pagenum" id="Page_94">94</span> la religion, le coup assurément serait terrible
-pour la noblesse en général et pour le comte de Tourneville en
-particulier. Les libres penseurs triompheraient. Les mauvais journaux
-chanteraient victoire pendant six mois; le nom de ma mère serait traîné
-dans la boue et dans la prose des feuilles socialistes; celui de mon
-père éclaboussé. Il était impossible qu’une pareille chose arrivât.</p>
-
-<p>Donc une croisade fut immédiatement décidée, qui serait conduite par
-l’abbé Poivron, petit prêtre gras et propre, vaguement parfumé, un vrai
-vicaire de grande église dans un quartier noble et riche.</p>
-
-<p>Un landau fut attelé et nous voici partis tous trois, maman, le curé et
-moi, pour administrer mon oncle.</p>
-
-<p class="br">Il avait été décidé qu’on verrait d’abord M<sup>me</sup> Mélanie, auteur de la
-lettre et qui devait être la concierge ou la servante de mon oncle.</p>
-
-<p>Je descendis en éclaireur devant une maison à sept étages et j’entrai
-dans un couloir sombre où j’eus beaucoup de mal à découvrir le trou
-obscur du portier. Cet homme me toisa avec méfiance.</p>
-
-<p>Je demandai: «Madame Mélanie, s’il vous plaît?</p>
-
-<p>—Connais pas!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span></p>
-
-<p>—Mais, j’ai reçu une lettre d’elle.</p>
-
-<p>—C’est possible, mais connais pas. C’est quelque entretenue que vous
-demandez?</p>
-
-<p>—Non, une bonne, probablement. Elle m’a écrit pour une place.</p>
-
-<p>—Une bonne?... Une bonne?... P’t’être la celle au marquis. Allez voir,
-cintième à gauche.»</p>
-
-<p>Du moment que je ne demandais pas une entretenue, il était devenu plus
-aimable et il vint jusqu’au couloir. C’était un grand maigre avec des
-favoris blancs, un air bedeau et des gestes majestueux.</p>
-
-<p>Je grimpai en courant un long limaçon poisseux d’escalier dont je
-n’osais toucher la rampe et je frappai trois coups discrets à la porte
-de gauche du cinquième étage.</p>
-
-<p>Elle s’ouvrit aussitôt; et une femme malpropre, énorme, se trouva
-devant moi barrant l’entrée de ses bras ouverts qui s’appuyaient aux
-deux portants.</p>
-
-<p>Elle grogna: «Qu’est-ce que vous demandez?</p>
-
-<p>—Vous êtes madame Mélanie?</p>
-
-<p>—Oui.</p>
-
-<p>—Je suis le vicomte de Tourneville.</p>
-
-<p>—Ah bon! Entrez.</p>
-
-<p>—C’est que... maman est en bas avec un prêtre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_96">96</span></p>
-
-<p>—Ah bon... Allez les chercher. Mais prenez garde au portier.»</p>
-
-<p>Je descendis et je remontai avec maman que suivait l’abbé. Il me sembla
-que j’entendais d’autres pas derrière nous.</p>
-
-<p>Dès que nous fûmes dans la cuisine, Mélanie nous offrit des chaises et
-nous nous assîmes tous les quatre pour délibérer.</p>
-
-<p>—Il est bien bas? demanda maman.</p>
-
-<p>—Ah oui, madame, il n’en a pas pour longtemps.</p>
-
-<p>—Est-ce qu’il semble disposé à recevoir la visite d’un prêtre?</p>
-
-<p>—Oh!... je ne crois pas.</p>
-
-<p>—Puis-je le voir?</p>
-
-<p>—Mais... oui... madame... seulement... seulement... ces demoiselles
-sont auprès de lui.</p>
-
-<p>—Quelles demoiselles?</p>
-
-<p>—Mais... mais... ses bonnes amies donc.</p>
-
-<p>—Ah!</p>
-
-<p>Maman était devenue toute rouge.</p>
-
-<p>L’abbé Poivron avait baissé les yeux.</p>
-
-<p>Cela commençait à m’amuser et je dis:</p>
-
-<p>—Si j’entrais le premier? Je verrai comment il me recevra et je
-pourrai peut-être préparer son cœur.</p>
-
-<p>Maman, qui n’y entendait pas malice, répondit:</p>
-
-<p>—Oui, mon enfant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_97">97</span></p>
-
-<p>Mais une porte s’ouvrit quelque part et une voix, une voix de femme
-cria:</p>
-
-<p>—Mélanie!</p>
-
-<p>La grosse bonne s’élança, répondit:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce qu’il faut, mamzelle Claire?</p>
-
-<p>—L’omelette, bien vite.</p>
-
-<p>—Dans une minute, mamzelle.</p>
-
-<p>Et revenant vers nous, elle expliqua cet appel:</p>
-
-<p>—C’est une omelette au fromage qu’elles m’ont commandée pour deux
-heures comme collation.</p>
-
-<p>Et tout de suite elle cassa les œufs dans un saladier et se mit à les
-battre avec ardeur.</p>
-
-<p>Moi, je sortis sur l’escalier et je tirai la sonnette afin d’annoncer
-mon arrivée officielle.</p>
-
-<p>Mélanie m’ouvrit, me fit asseoir dans une antichambre, alla dire à mon
-oncle que j’étais là, puis revint me prier d’entrer.</p>
-
-<p>L’abbé se cacha derrière la porte pour paraître au premier signe.</p>
-
-<p>Assurément, je fus surpris en voyant mon oncle. Il était très beau,
-très solennel, très chic, ce vieux viveur.</p>
-
-<p>Assis, presque couché dans un grand fauteuil, les jambes enveloppées
-d’une couverture, les mains, de longues mains pâles, pendantes sur les
-bras du siège, il attendait <span class="pagenum" id="Page_98">98</span> la mort avec une dignité biblique.
-Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, et ses cheveux, tout blancs
-aussi, la rejoignaient sur les joues.</p>
-
-<p>Debout, derrière son fauteuil, comme pour le défendre contre moi,
-deux jeunes femmes, deux grasses petites femmes, me regardaient avec
-des yeux hardis de filles. En jupe et en peignoir, bras nus, avec des
-cheveux noirs à la diable sur la nuque, chaussées de savates orientales
-à broderies d’or qui montraient les chevilles et les bas de soie, elles
-avaient l’air, auprès de ce moribond, des figures immorales d’une
-peinture symbolique. Entre le fauteuil et le lit, une petite table
-portant une nappe, deux assiettes, deux verres, deux fourchettes et
-deux couteaux, attendait l’omelette au fromage commandée tout à l’heure
-à Mélanie.</p>
-
-<p>Mon oncle dit d’une voix faible, essoufflée, mais nette:</p>
-
-<p>—Bonjour, mon enfant. Il est tard pour me venir voir. Notre
-connaissance ne sera pas longue.</p>
-
-<p>Je balbutiai: «Mon oncle, ce n’est pas ma faute...»</p>
-
-<p>Il répondit: «Non. Je le sais. C’est la faute de ton père et de ta mère
-plus que la tienne... Comment vont-ils?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p>
-
-<p>—Pas mal, je vous remercie. Quand ils ont appris que vous étiez
-malade, ils m’ont envoyé prendre de vos nouvelles.</p>
-
-<p>—Ah! Pourquoi ne sont-ils pas venus eux-mêmes?»</p>
-
-<p>Je levai les yeux sur les deux filles, et je dis doucement: «Ce n’est
-pas de leur faute s’ils n’ont pu venir, mon oncle. Mais il serait
-difficile pour mon père, et impossible pour ma mère d’entrer ici...»</p>
-
-<p>Le vieillard ne répondit rien, mais souleva sa main vers la mienne. Je
-pris cette main pâle et froide et je la gardai.</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit: Mélanie entra avec l’omelette et la posa sur la
-table. Les deux femmes aussitôt s’assirent devant leurs assiettes et se
-mirent à manger sans détourner les yeux de moi.</p>
-
-<p>Je dis: «Mon oncle, ce serait une grande joie pour ma mère de vous
-embrasser.»</p>
-
-<p>Il murmura: «Moi aussi... je voudrais...» Il se tut. Je ne trouvais
-rien à lui proposer, et on n’entendait plus que le bruit des
-fourchettes sur la porcelaine et ce vague mouvement des bouches qui
-mâchent.</p>
-
-<p>Or l’abbé, qui écoutait derrière la porte, voyant notre embarras et
-croyant la partie gagnée, jugea le moment venu d’intervenir, et il se
-montra.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span></p>
-
-<p>Mon oncle fut tellement stupéfait de cette apparition qu’il demeura
-d’abord immobile; puis il ouvrit la bouche comme s’il voulait avaler le
-prêtre; puis il cria d’une voix forte, profonde, furieuse:</p>
-
-<p>—Que venez-vous faire ici?</p>
-
-<p>L’abbé, accoutumé aux situations difficiles, avançait toujours,
-murmurant:</p>
-
-<p>—Je viens au nom de votre sœur, monsieur le marquis; c’est elle qui
-m’envoie... Elle serait si heureuse, monsieur le marquis...</p>
-
-<p>Mais le marquis n’écoutait pas. Levant une main il indiquait la porte
-d’un geste tragique et superbe, et il disait exaspéré, haletant:</p>
-
-<p>—Sortez d’ici..., sortez d’ici... voleurs d’âmes... Sortez d’ici,
-violeurs de consciences... Sortez d’ici, crocheteurs de portes des
-moribonds!</p>
-
-<p>Et l’abbé reculait, et moi aussi, je reculais vers la porte, battant
-en retraite avec mon clergé; et, vengées, les deux petites femmes
-s’étaient levées, laissant leur omelette à demi mangée, et elles
-s’étaient placées des deux côtés du fauteuil de mon oncle, posant
-leurs mains sur ses bras pour le calmer, pour le protéger contre les
-entreprises criminelles de la Famille et de la Religion.</p>
-
-<p>L’abbé et moi nous rejoignîmes maman <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> dans la cuisine. Et Mélanie
-de nouveau nous offrit des chaises.</p>
-
-<p>—Je savais bien que ça n’irait pas tout seul, disait-elle. Il faut
-trouver autre chose, autrement il nous échappera.</p>
-
-<p>Et on recommença à délibérer. Maman avait un avis; l’abbé en soutenait
-un autre. J’en apportais un troisième.</p>
-
-<p>Nous discutions à voix basse depuis une demi-heure peut-être quand un
-grand bruit de meubles remués et des cris poussés par mon oncle, plus
-véhéments et plus terribles encore que les premiers, nous firent nous
-dresser tous les quatre.</p>
-
-<p>Nous entendions à travers les portes et les cloisons: «Dehors...
-dehors... manants... cuistres... dehors gredins... dehors... dehors...»</p>
-
-<p>Mélanie se précipita, puis revint aussitôt m’appeler à l’aide.
-J’accourus. En face de mon oncle soulevé par la colère, presque debout
-et vociférant, deux hommes, l’un derrière l’autre, semblaient attendre
-qu’il fût mort de fureur.</p>
-
-<p>A sa longue redingote ridicule, à ses longs souliers anglais, à
-son air d’instituteur sans place, à son col droit et à sa cravate
-blanche, à ses cheveux plats, à sa figure humble de faux prêtre d’une
-religion bâtarde, je reconnus <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> aussitôt le premier pour un pasteur
-protestant.</p>
-
-<p>Le second était le concierge de la maison qui, appartenant au culte
-réformé, nous avait suivis, avait vu notre défaite, et avait couru
-chercher son prêtre à lui, dans l’espoir d’un meilleur sort.</p>
-
-<p>Mon oncle semblait fou de rage! Si la vue du prêtre catholique, du
-prêtre de ses ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol devenu libre
-penseur, l’aspect du ministre de son portier le mettait tout à fait
-hors de lui.</p>
-
-<p>Je saisis par les bras les deux hommes et je les jetai dehors si
-brusquement qu’ils s’embrassèrent avec violence deux fois de suite, au
-passage des deux portes qui conduisaient à l’escalier.</p>
-
-<p>Puis je disparus à mon tour et je rentrai dans la cuisine, notre
-quartier général, afin de prendre conseil de ma mère et de l’abbé.</p>
-
-<p>Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant. «Il meurt... il meurt...
-venez vite... il meurt...»</p>
-
-<p>Ma mère s’élança. Mon oncle était tombé par terre, tout au long sur le
-parquet, et il ne remuait plus. Je crois bien qu’il était déjà mort.</p>
-
-<p>Maman fut superbe à cet instant-là. Elle marcha droit sur les deux
-filles agenouillées <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> auprès du corps et qui cherchaient à le
-soulever. Et leur montrant la porte avec une autorité, une dignité, une
-majesté irrésistibles, elle prononça:</p>
-
-<p>—C’est à vous de sortir, maintenant.</p>
-
-<p>Et elles sortirent, sans protester, sans dire un mot. Il faut ajouter
-que je me disposais à les expulser avec la même vivacité que le pasteur
-et le concierge.</p>
-
-<p>Alors l’abbé Poivron administra mon oncle avec toutes les prières
-d’usage et lui remit ses péchés.</p>
-
-<p>Maman sanglotait, prosternée près de son frère.</p>
-
-<p>Tout à coup elle s’écria:</p>
-
-<p>—Il m’a reconnue. Il m’a serré la main. Je suis sûre qu’il m’a
-reconnue!!!... et qu’il m’a remerciée! oh, mon Dieu! quelle joie!</p>
-
-<p>Pauvre maman! Si elle avait compris ou deviné à qui et à quoi ce
-remerciement-là devait s’adresser!</p>
-
-<p>On coucha l’oncle sur son lit. Il était bien mort cette fois.</p>
-
-<p>—Madame, dit Mélanie, nous n’avons pas de draps pour l’ensevelir. Tout
-le linge appartient à ces demoiselles.</p>
-
-<p>Moi je regardais l’omelette qu’elles n’avaient point fini de manger,
-et j’avais, en même temps, envie de pleurer et de rire. Il y a de <span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
-drôles d’instants et de drôles de sensations, parfois, dans la vie!</p>
-
-<p class="br">Or, nous avons fait à mon oncle des funérailles magnifiques, avec cinq
-discours sur la tombe. Le sénateur baron de Croisselles a prouvé, en
-termes admirables, que Dieu toujours rentre victorieux dans les âmes
-de race un instant égarées. Tous les membres du parti royaliste et
-catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme de triomphateurs,
-en parlant de cette belle mort après cette vie un peu troublée.</p>
-
-<p class="br">Le vicomte Roger s’était tu. On riait autour de lui. Quelqu’un dit:
-«Bah! c’est là l’histoire de toutes les conversions <i>in extremis</i>.»</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Marquis de Fumerol</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 5 octobre
- 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_107">107</span>
- <h2 id="ch_6">LE SIGNE.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">a</span> petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close
-et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de
-batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser;
-elle dormait seule, tranquille, de l’heureux et profond sommeil des
-divorcées.</p>
-
-<p>Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon
-bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se
-disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte
-de sa maîtresse.</p>
-
-<p>Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure,
-souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée
-sous un nuage de cheveux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span></p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt? Il n’est pas encore
-neuf heures.</p>
-
-<p>La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit:</p>
-
-<p>—Il faut que je te parle. Il m’arrive une chose horrible.</p>
-
-<p>—Entre, ma chérie.</p>
-
-<p>Elle entra, elles s’embrassèrent; et la petite marquise se recoucha
-pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l’air
-et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, M<sup>me</sup> de Rennedon
-reprit: «Allons, raconte.»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes
-claires qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait
-sans s’essuyer les yeux pour ne point les rougir: «Oh! ma chère, c’est
-abominable, abominable, ce qui m’arrive. Je n’ai pas dormi de la nuit,
-mais pas une minute; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur,
-comme il bat.»</p>
-
-<p>Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur
-cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent
-aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait
-fort, en effet.</p>
-
-<p>Elle continua:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_109">109</span></p>
-
-<p>—Ça m’est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou
-quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien
-mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens
-toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j’ai la
-manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C’est
-si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j’aime
-ça! Donc hier, j’étais assise sur la chaise basse que je me suis fait
-installer dans l’embrasure de ma fenêtre; elle était ouverte, cette
-fenêtre, et je ne pensais à rien; je respirais l’air bleu. Tu te
-rappelles comme il faisait beau, hier!</p>
-
-<p>Tout à coup je remarque que, de l’autre côté de la rue, il y a aussi
-une femme à la fenêtre, une femme en rouge; moi j’étais en mauve, tu
-sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme,
-une nouvelle locataire, installée depuis un mois; et comme il pleut
-depuis un mois, je ne l’avais point vue encore. Mais je m’aperçus tout
-de suite que c’était une vilaine fille. D’abord je fus très dégoûtée et
-très choquée qu’elle fût à la fenêtre comme moi; et puis, peu à peu,
-ça m’amusa de l’examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les
-hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On
-<span class="pagenum" id="Page_110">110</span> aurait dit qu’ils étaient prévenus par quelque chose en approchant
-de la maison, qu’ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier,
-car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard
-avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait: «Voulez-vous?»</p>
-
-<p>Le leur répondait: «Pas le temps», ou bien: «Une autre fois», ou bien:
-«Pas le sou», ou bien: «Veux-tu te cacher, misérable!» C’étaient les
-yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.</p>
-
-<p>Tu ne te figures pas comme c’était drôle de la voir faire son manège ou
-plutôt son métier.</p>
-
-<p>Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un
-monsieur tourner sous la porte. Elle l’avait pris, celui-là, comme un
-pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma
-montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment,
-elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n’était pas
-laide, cette fille.</p>
-
-<p>Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si
-vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un
-mouvement de main?</p>
-
-<p>Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé.
-Oh! il était <span class="pagenum" id="Page_111">111</span> bien simple: un coup d’œil d’abord, puis un sourire,
-puis un tout petit geste de tête qui voulait dire «Montez-vous?» Mais
-si léger, si vague, si discret, qu’il fallait vraiment beaucoup de chic
-pour le réussir comme elle.</p>
-
-<p>Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce
-petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il était très gentil,
-son geste.</p>
-
-<p>Et j’allai l’essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux
-qu’elle, beaucoup mieux! J’étais enchantée; et je revins me mettre à la
-fenêtre.</p>
-
-<p>Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus
-personne. Vraiment elle n’avait pas de chance. Comme ça doit être
-terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et
-amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces
-hommes qu’on rencontre dans la rue.</p>
-
-<p>Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur
-le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les
-autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des
-blancs.</p>
-
-<p>J’en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux
-que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée.
-Maintenant tu peux choisir.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_112">112</span></p>
-
-<p>Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu’ils me
-comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme? Et voilà que je
-suis prise d’une envie folle de le leur faire ce signe, mais d’une
-envie, d’une envie de femme grosse... d’une envie épouvantable, tu
-sais, de ces envies... auxquelles on ne peut pas résister! J’en ai
-quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là! Je crois
-que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m’a affirmé
-du reste (c’est un médecin qui m’a dit ça) que le cerveau du singe
-ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions
-quelqu’un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le
-premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos
-confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser,
-leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C’est stupide.</p>
-
-<p>Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais
-toujours.</p>
-
-<p>Je me dis donc: Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir.
-Qu’est-ce qui peut m’arriver? Rien! Nous échangerons un sourire, et
-voilà tout, et je ne le reverrai jamais; et si je le vois il ne me
-reconnaîtra pas; et s’il me reconnaît je nierai, parbleu.</p>
-
-<p>Je commence donc à choisir. J’en voulais <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> un qui fût bien, très
-bien. Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon.
-J’aime les blonds, tu sais.</p>
-
-<p>Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit; je fais le geste;
-oh! à peine, à peine; il répond «oui» de la tête et le voilà qui entre,
-ma chérie! Il entre par la grande porte de la maison.</p>
-
-<p>Tu ne te figures pas ce qui s’est passé en moi à ce moment-là! J’ai cru
-que j’allais devenir folle. Oh! quelle peur! Songe, il allait parler
-aux domestiques! A Joseph qui est tout dévoué à mon mari! Joseph aurait
-cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps.</p>
-
-<p>Que faire? dis? Que faire? Et il allait sonner tout à l’heure, dans une
-seconde. Que faire, dis? J’ai pensé que le mieux était de courir à sa
-rencontre, de lui dire qu’il se trompait, de le supplier de s’en aller.
-Il aurait pitié d’une femme, d’une pauvre femme! Je me précipite donc
-à la porte et je l’ouvre juste au moment où il posait la main sur le
-timbre.</p>
-
-<p>Je balbutiai, tout à fait folle: «Allez-vous-en, monsieur,
-allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme
-mariée. C’est une erreur, une affreuse erreur; je vous ai pris pour un
-de mes amis à qui <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi,
-monsieur.»</p>
-
-<p>Et voilà qu’il se met à rire, ma chère, et il répond: «Bonjour, ma
-chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c’est deux
-louis au lieu d’un. Tu les auras. Allons, montre-moi la route.»</p>
-
-<p>Et il me pousse; il referme la porte, et comme je demeurais,
-épouvantée, en face de lui, il m’embrasse, me prend par la taille et me
-fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert.</p>
-
-<p>Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur, et il
-reprend: «Bigre, c’est gentil, chez toi, c’est très chic. Faut que tu
-sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre!»</p>
-
-<p>Alors, moi, je recommence à le supplier: «Oh! monsieur, allez-vous-en!
-allez-vous-en! Mon mari va rentrer! Il va rentrer dans un instant,
-c’est son heure! Je vous jure que vous vous trompez!»</p>
-
-<p>Et il me répond tranquillement: «Allons, ma belle, assez de manières
-comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller
-prendre quelque chose en face.»</p>
-
-<p>Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me
-demande:</p>
-
-<p>—C’est ça, ton... ton mari?</p>
-
-<p>—Oui, c’est lui.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_115">115</span></p>
-
-<p>—Il a l’air d’un joli mufle. Et ça, qu’est-ce que c’est? Une de tes
-amies?</p>
-
-<p>C’était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je
-ne savais plus ce que je disais, je balbutiai:</p>
-
-<p>—Oui, c’est une de mes amies.</p>
-
-<p>—Elle est très gentille. Tu me la feras connaître.</p>
-
-<p>Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures; et Raoul rentre
-tous les jours à cinq heures et demie! S’il revenait avant que l’autre
-fût parti, songe donc! Alors... alors... j’ai perdu la tête... tout à
-fait... j’ai pensé... j’ai pensé... que... que le mieux... était de...
-de... de... me débarrasser de cet homme le... le plus vite possible...
-Plus tôt ce serait fini... tu comprends... et... et voilà... voilà...
-puisqu’il le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne serait pas
-parti sans ça... Donc j’ai... j’ai... j’ai mis le verrou à la porte du
-salon... Voilà.</p>
-
-<p class="br">La petite marquise de Rennedon s’était mise à rire, mais à rire
-follement, la tête dans l’oreiller, secouant son lit tout entier.</p>
-
-<p>Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda:</p>
-
-<p>—Et... et... il était joli garçon...</p>
-
-<p>—Mais oui.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_116">116</span></p>
-
-<p>—Et tu te plains?</p>
-
-<p>—Mais... mais... vois-tu, ma chère, c’est que... il a dit... qu’il
-reviendrait demain... à la même heure... et j’ai... j’ai une peur
-atroce... Tu n’as pas idée comme il est tenace... et volontaire... Que
-faire... dis... que faire?</p>
-
-<p>La petite marquise s’assit dans son lit pour réfléchir; puis elle
-déclara brusquement:</p>
-
-<p>—Fais-le arrêter.</p>
-
-<p>La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia:</p>
-
-<p>—Comment? Tu dis? A quoi penses-tu? Le faire arrêter? Sous quel
-prétexte?</p>
-
-<p>—Oh! c’est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire; tu lui diras
-qu’un monsieur te suit depuis trois mois; qu’il a eu l’insolence de
-monter chez toi hier; qu’il t’a menacée d’une nouvelle visite pour
-demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux
-agents qui l’arrêteront.</p>
-
-<p>—Mais, ma chère, s’il raconte...</p>
-
-<p>—Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé
-ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du
-monde irréprochable.</p>
-
-<p>—Oh! je n’oserai jamais.</p>
-
-<p>—Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span></p>
-
-<p>—Songe qu’il va... qu’il va m’insulter... quand on l’arrêtera.</p>
-
-<p>—Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner.</p>
-
-<p>—Condamner à quoi?</p>
-
-<p>—A des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable!</p>
-
-<p>—Ah! à propos de dommages..., il y a une chose qui me gêne
-beaucoup..., mais beaucoup... Il m’a laissé... deux louis... sur la
-cheminée.</p>
-
-<p>—Deux louis?</p>
-
-<p>—Oui.</p>
-
-<p>—Pas plus?</p>
-
-<p>—Non.</p>
-
-<p>—C’est peu. Ça m’aurait humiliée, moi. Eh bien?</p>
-
-<p>—Eh bien! qu’est-ce qu’il faut faire de cet argent?</p>
-
-<p>La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d’une voix
-sérieuse:</p>
-
-<p>—Ma chère... Il faut faire... il faut faire... un petit cadeau à ton
-mari... ça n’est que justice.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Signe</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 17 avril 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_121">121</span>
- <h2 id="ch_7">LE DIABLE.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">e</span> paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la
-mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux
-hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se révoltait
-pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.</p>
-
-<p>Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à
-flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux
-et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs
-des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des
-herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les
-sauterelles s’égosillaient, emplissaient la campagne d’un crépitement
-clair, pareil au bruit des criquets <span class="pagenum" id="Page_122">122</span> de bois qu’on vend aux enfants
-dans les foires.</p>
-
-<p>Le médecin, élevant la voix, disait:</p>
-
-<p>—Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet
-état-là. Elle passera d’un moment à l’autre!</p>
-
-<p>Et le paysan, désolé, répétait:</p>
-
-<p>—Faut pourtant que j’ rentre mon blé; v’là trop longtemps qu’il est à
-terre. L’ temps est bon, justement. Qué qu’ t’en dis, ma mé?</p>
-
-<p>Et la vieille mourante, tenaillée encore par l’avarice normande,
-faisait «oui» de l’œil et du front, engageait son fils à rentrer son
-blé et à la laisser mourir toute seule.</p>
-
-<p>Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied:</p>
-
-<p>—Vous n’êtes qu’une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas
-de faire ça, entendez-vous! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre
-blé aujourd’hui même, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui
-garder votre mère. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m’obéissez
-pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à
-votre tour, entendez-vous?</p>
-
-<p>Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l’indécision,
-par la peur du médecin et par l’amour féroce de l’épargne, hésitait,
-calculait, balbutiait:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_123">123</span></p>
-
-<p>—Comben qu’é prend, la Rapet, pour une garde?</p>
-
-<p>Le médecin criait:</p>
-
-<p>—Est-ce que je sais, moi? Ça dépend du temps que vous lui demanderez.
-Arrangez-vous avec elle, morbleu! Mais je veux qu’elle soit ici dans
-une heure, entendez-vous?</p>
-
-<p>L’homme se décida:</p>
-
-<p>—J’y vas, j’y vas; vous fâchez point, m’sieu l’ médecin.</p>
-
-<p>Et le docteur s’en alla, en appelant:</p>
-
-<p>—Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je
-me fâche, moi!</p>
-
-<p>Dès qu’il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d’une voix
-résignée:</p>
-
-<p>—J’ vas quéri la Rapet, pisqu’il veut, c’t homme. T’éluge point tant
-qu’ je r’vienne.</p>
-
-<p>Et il sortit à son tour.</p>
-
-<p class="br">La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de
-la commune et des environs. Puis, dès qu’elle avait cousu ses clients
-dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre
-son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme
-de l’autre année, méchante, jalouse, avare d’une avarice tenant du
-phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par
-l’éternel mouvement du <span class="pagenum" id="Page_124">124</span> fer promené sur les toiles, on eût dit
-qu’elle avait pour l’agonie une sorte d’amour monstrueux et cynique.
-Elle ne parlait jamais que des gens qu’elle avait vus mourir, de toutes
-les variétés de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle les
-racontait avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un
-chasseur raconte ses coups de fusil.</p>
-
-<p>Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l’eau
-bleue pour les collerettes des villageoises.</p>
-
-<p>Il dit:</p>
-
-<p>—Allons, bonsoir; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet?</p>
-
-<p>Elle tourna vers lui la tête:</p>
-
-<p>—Tout d’ même, tout d’ même. Et d’ vot’ part?</p>
-
-<p>—Oh! d’ ma part, ça va-t-à volonté, mais c’est ma mé qui n’ va point.</p>
-
-<p>—Vot’ mé?</p>
-
-<p>—Oui, ma mé!</p>
-
-<p>—Qué qu’alle a votre mé?</p>
-
-<p>—All’ a qu’a va tourner d’ l’œil!</p>
-
-<p>La vieille femme retira ses mains de l’eau, dont les gouttes, bleuâtres
-et transparentes, lui glissaient jusqu’au bout des doigts, pour
-retomber dans le baquet.</p>
-
-<p>Elle demanda, avec une sympathie subite:</p>
-
-<p>—All’ est si bas qu’ ça?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_125">125</span></p>
-
-<p>—L’ médecin dit qu’all’ n’ passera point la r’levée.</p>
-
-<p>—Pour sûr qu’all est bas alors!</p>
-
-<p>Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition
-qu’il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout
-d’un coup:</p>
-
-<p>—Comben qu’ vous m’ prendrez pour la garder jusqu’au bout? Vô
-savez que j’ sommes point riche. J’ peux seulement point m’ payer
-eune servante. C’est ben ça qui l’a mise là, ma pauv’ mé, trop
-d’élugement, trop d’ fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses
-quatre-vingt-douze. On n’en fait pu de c’te graine-là!...</p>
-
-<p>La Rapet répliqua gravement:</p>
-
-<p>—Y a deux prix: quarante sous l’ jour, et trois francs la nuit pour
-les riches. Vingt sous l’ jour et quarante la nuit pour l’ zautres. Vô
-m’ donnerez vingt et quarante.</p>
-
-<p>Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il
-savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait
-durer huit jours, malgré l’avis du médecin.</p>
-
-<p>Il dit résolument:</p>
-
-<p>—Non. J’aime ben qu’ vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu’au
-bout. J’ courrons la chance d’ part et d’autre. L’ médecin dit qu’alle
-passera tantôt. Si ça s’ fait tant <span class="pagenum" id="Page_126">126</span> mieux pour vous, tant pis pour
-mé. Ma si all’ tient jusqu’à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé,
-tant pis pour vous!</p>
-
-<p>La garde, surprise, regardait l’homme. Elle n’avait jamais traité un
-trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l’idée d’une chance à
-courir. Puis elle soupçonna qu’on voulait la jouer.</p>
-
-<p>—J’ peux rien dire tant qu’ j’aurai point vu vot’ mé, répondit-elle.</p>
-
-<p>—V’nez-y, la vé.</p>
-
-<p>Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.</p>
-
-<p>En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d’un pied pressé, tandis
-qu’il allongeait ses grandes jambes comme s’il devait, à chaque pas,
-traverser un ruisseau.</p>
-
-<p>Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient
-lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux
-gens qui passaient, pour leur demander de l’herbe fraîche.</p>
-
-<p>En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura:</p>
-
-<p>—Si c’était fini, tout d’ même?</p>
-
-<p>Et le désir inconscient qu’il en avait se manifesta dans le son de sa
-voix.</p>
-
-<p>Mais la vieille n’était point morte. Elle demeurait sur le dos, en
-son grabat, les mains sur la couverture d’indienne violette, des <span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
-mains affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à
-des crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes
-presque séculaires qu’elles avaient accomplies.</p>
-
-<p>La Rapet s’approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le
-pouls, lui palpa la poitrine, l’écouta respirer, la questionna pour
-l’entendre parler; puis l’ayant encore longtemps contemplée, elle
-sortit suivie d’Honoré. Son opinion était assise. La vieille n’irait
-pas à la nuit. Il demanda:</p>
-
-<p>—Hé ben.</p>
-
-<p>La garde répondit:</p>
-
-<p>—Hé ben, ça durera deux jours, p’têt’ trois. Vous me donnerez six
-francs, tout compris.</p>
-
-<p>Il s’écria:</p>
-
-<p>—Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Mé, je vous dis
-qu’elle en a pour cinq ou six heures, pas plus!</p>
-
-<p>Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait
-se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas
-tout seul, à la fin, il consentit:</p>
-
-<p>—Eh ben, c’est dit, six francs, tout compris, jusqu’à la l’vée du
-corps.</p>
-
-<p>—C’est dit, six francs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_128">128</span></p>
-
-<p>Et il s’en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le
-lourd soleil qui mûrit les moissons.</p>
-
-<p>La garde rentra dans la maison.</p>
-
-<p>Elle avait apporté de l’ouvrage, car auprès des mourants et des morts
-elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille
-qui l’employait à cette double besogne moyennant un supplément de
-salaire.</p>
-
-<p>Tout à coup, elle demanda:</p>
-
-<p>—Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps?</p>
-
-<p>La paysanne fit «non» de la tête; et la Rapet, qui était dévote, se
-leva avec vivacité.</p>
-
-<p>—Seigneur Dieu, c’est-il possible? J’ vas quérir m’sieur l’ curé.</p>
-
-<p>Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur
-la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé.</p>
-
-<p class="br">Le prêtre s’en vint aussitôt, en surplis, précédé de l’enfant de chœur
-qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la
-campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin,
-ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant
-que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme; les femmes qui
-ramassaient les gerbes se redressaient pour <span class="pagenum" id="Page_129">129</span> faire le signe de la
-croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en
-se balançant sur leurs pattes jusqu’au trou, bien connu d’elles, où
-elles disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un pré,
-prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de
-sa corde, en lançant des ruades. L’enfant de chœur, en jupe rouge,
-allait vite; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de
-sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières; et la Rapet
-venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner
-en marchant, et les mains jointes, comme à l’église.</p>
-
-<p>Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda:</p>
-
-<p>—Ousqu’i va, not’ curé?</p>
-
-<p>Son valet, plus subtil, répondit:</p>
-
-<p>—I porte l’ bon Dieu à ta mé, pardi!</p>
-
-<p>Le paysan ne s’étonna pas:</p>
-
-<p>—Ça s’ peut ben, tout d’ même!</p>
-
-<p>Et il se remit au travail.</p>
-
-<p>La mère Bontemps se confessa, reçut l’absolution, communia; et le
-prêtre s’en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière
-étouffante.</p>
-
-<p>Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si
-cela durerait longtemps.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_130">130</span></p>
-
-<p>Le jour baissait; l’air plus frais entrait par souffles plus vifs,
-faisait voltiger contre le mur une image d’Épinal tenue par deux
-épingles; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes
-maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l’air de s’envoler,
-de se débattre, de vouloir partir, comme l’âme de la vieille.</p>
-
-<p>Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence
-la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait
-un peu dans sa gorge serrée. Elle s’arrêterait tout à l’heure, et il y
-aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait.</p>
-
-<p>A la nuit tombante, Honoré rentra. S’étant approché du lit, il vit que
-sa mère vivait encore, et il demanda:</p>
-
-<p>—Ça va-t-il?</p>
-
-<p>Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée.</p>
-
-<p>Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant:</p>
-
-<p>—D’main, cinq heures, sans faute.</p>
-
-<p>Elle répondit:</p>
-
-<p>—D’main, cinq heures.</p>
-
-<p>Elle arriva, en effet, au jour levant.</p>
-
-<p>Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu’il avait
-faite lui-même.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_131">131</span></p>
-
-<p>La garde demanda:</p>
-
-<p>—Eh ben, vot’ mé a-t-all’ passé?</p>
-
-<p>Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux:</p>
-
-<p>—All’ va plutôt mieux.</p>
-
-<p>Et il s’en alla.</p>
-
-<p>La Rapet, saisie d’inquiétude, s’approcha de l’agonisante, qui
-demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l’œil ouvert et
-les mains crispées sur sa couverture.</p>
-
-<p>Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours,
-huit jours ainsi; et une épouvante étreignit son cœur d’avare, tandis
-qu’une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l’avait jouée
-et contre cette femme qui ne mourait pas.</p>
-
-<p>Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la
-face ridée de la mère Bontemps.</p>
-
-<p>Honoré revint pour déjeuner; il semblait content, presque goguenard;
-puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions
-excellentes.</p>
-
-<p class="br">La Rapet s’exaspérait; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant,
-du temps volé, de l’argent volé. Elle avait envie, une envie folle
-de prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue,
-cette vieille obstinée, <span class="pagenum" id="Page_132">132</span> et d’arrêter, en serrant un peu, ce petit
-souffle rapide qui lui volait son temps et son argent.</p>
-
-<p>Puis elle réfléchit au danger; et, d’autres idées lui passant par la
-tête, elle se rapprocha du lit.</p>
-
-<p>Elle demanda:</p>
-
-<p>—Vos avez-t-il déjà vu l’ Diable?</p>
-
-<p>La mère Bontemps murmura:</p>
-
-<p>—Non.</p>
-
-<p>Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour
-terroriser son âme débile de mourante.</p>
-
-<p>Quelques minutes avant qu’on expirât, le Diable apparaissait,
-disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une
-marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l’avait
-vu, c’était fini, on n’en avait plus que pour peu d’instants. Et elle
-énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette
-année-là: Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine
-Grospied.</p>
-
-<p>La mère Bontemps, émue enfin, s’agitait, remuait les mains, essayait de
-tourner la tête pour regarder au fond de la chambre.</p>
-
-<p>Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l’armoire, elle prit un
-drap et s’enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> dont les
-trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi que trois cornes;
-elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau
-de fer-blanc, qu’elle jeta brusquement en l’air pour qu’il retombât
-avec bruit.</p>
-
-<p>Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable; alors, grimpée sur
-une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et
-elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot
-de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un
-diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie.</p>
-
-<p>Éperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se
-soulever et s’enfuir; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa
-poitrine; puis elle retomba avec un grand soupir. C’était fini.</p>
-
-<p>Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai
-au coin de l’armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le
-seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes
-professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le
-lit une assiette, versa dedans l’eau du bénitier, y trempa le buis
-cloué sur la commode et, s’agenouillant, se mit à réciter avec ferveur
-les prières des trépassés qu’elle savait par cœur, par métier.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span></p>
-
-<p>Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il
-calcula tout de suite qu’elle gagnait encore vingt sous sur lui, car
-elle n’avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout
-cinq francs, au lieu de six qu’il lui devait.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Diable</i> a paru dans <i>le Gaulois</i> du lundi 5 août 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_137">137</span>
- <h2 id="ch_8">LES ROIS.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">A</span><span class="smcap2">h</span>! dit le capitaine comte de Garens, je crois bien que je me le
-rappelle, ce souper des Rois, pendant la guerre!</p>
-
-<p>J’étais alors maréchal des logis de hussards, et depuis quinze jours
-rôdant en éclaireur en face d’une avant-garde allemande. La veille,
-nous avions sabré quelques uhlans et perdu trois hommes, dont ce pauvre
-petit Raudeville. Vous vous rappelez bien, Joseph de Raudeville.</p>
-
-<p>Or, ce jour-là, mon capitaine m’ordonna de prendre dix cavaliers et
-d’aller occuper et de garder toute la nuit le village de Porterin, où
-l’on s’était battu cinq fois en trois semaines. Il ne restait pas vingt
-maisons debout ni douze habitants dans ce guêpier.</p>
-
-<p>Je pris donc dix cavaliers et je partis vers <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> quatre heures. A
-cinq heures, en pleine nuit, nous atteignîmes les premiers murs de
-Porterin. Je fis halte et j’ordonnai à Marchas, vous savez bien, Pierre
-de Marchas qui a épousé depuis la petite Martel-Auvelin, la fille du
-marquis de Martel-Auvelin, d’entrer tout seul dans le village et de
-m’apporter des nouvelles.</p>
-
-<p>Je n’avais choisi que des volontaires, tous de bonne famille. Ça fait
-plaisir, dans le service, de ne pas tutoyer des mufles. Ce Marchas
-était dégourdi comme pas un, fin comme un renard et souple comme un
-serpent. Il savait éventer des Prussiens ainsi qu’un chien évente un
-lièvre, trouver des vivres là où nous serions morts de faim sans lui,
-et il obtenait des renseignements de tout le monde, des renseignements
-toujours sûrs, avec une adresse inimaginable.</p>
-
-<p>Il revint au bout de dix minutes:</p>
-
-<p>—Ça va bien, dit-il; aucun Prussien n’a passé par ici depuis trois
-jours. Il est sinistre, ce village. J’ai causé avec une bonne sœur qui
-garde quatre ou cinq malades dans un couvent abandonné.</p>
-
-<p>J’ordonnai d’aller de l’avant, et nous pénétrâmes dans la rue
-principale. On apercevait vaguement à droite, à gauche, des murs sans
-toit, à peine visibles dans la nuit profonde. <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> De place en place,
-une lumière brillait derrière une vitre: une famille était restée
-pour garder sa demeure à peu près debout, une famille de braves ou
-de pauvres. La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée,
-qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu’en touchant les
-manteaux. Les chevaux trébuchaient sur des pierres, sur des poutres,
-sur des meubles. Marchas nous guidait, à pied, devant nous, et traînant
-sa bête par la bride.</p>
-
-<p>—Où nous mènes-tu? lui demandai-je.</p>
-
-<p>Il répondit:</p>
-
-<p>—J’ai un gîte, un bon.</p>
-
-<p>Et il s’arrêta bientôt devant une petite maison bourgeoise demeurée
-entière, bien close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière.</p>
-
-<p>Au moyen d’un gros caillou ramassé près de la grille, Marchas fit
-sauter la serrure, puis il gravit le perron, défonça la porte d’entrée
-à coups de pied et à coups d’épaule, alluma un bout de bougie qu’il
-avait toujours en poche, et nous précéda dans un bon et confortable
-logis de particulier riche, en nous guidant avec assurance, avec une
-assurance admirable, comme s’il avait vécu dans cette maison qu’il
-voyait pour la première fois.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span></p>
-
-<p>Deux hommes restés dehors gardaient nos chevaux.</p>
-
-<p>Marchas dit au gros Ponderel, qui le suivait:</p>
-
-<p>—Les écuries doivent être à gauche; j’ai vu ça en entrant; va donc y
-loger les bêtes, dont nous n’avons pas besoin.</p>
-
-<p>Puis, se tournant vers moi:</p>
-
-<p>—Donne des ordres, sacrebleu!</p>
-
-<p>Il m’étonnait toujours, ce gaillard-là. Je répondis en riant:</p>
-
-<p>—Je vais placer mes sentinelles aux abords du pays. Je te retrouverai
-ici.</p>
-
-<p>Il demanda:</p>
-
-<p>—Combien prends-tu d’hommes?</p>
-
-<p>—Cinq. Les autres les relèveront à dix heures du soir.</p>
-
-<p>—Bon. Tu m’en laisses quatre pour faire les provisions, la cuisine, et
-mettre la table. Moi, je trouverai la cachette au vin.</p>
-
-<p>Et je m’en allai reconnaître les rues désertes jusqu’à la sortie sur la
-plaine, pour y placer mes factionnaires.</p>
-
-<p>Une demi-heure plus tard, j’étais de retour. Je trouvai Marchas étendu
-dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par
-amour du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant
-un cigare excellent dont le parfum emplissait la <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> pièce. Il était
-seul, les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les
-joues roses, l’œil brillant, l’air enchanté.</p>
-
-<p>Dans la pièce voisine, j’entendais un bruit de vaisselle. Marchas me
-dit en souriant d’une façon béate:</p>
-
-<p>—Ça va, j’ai trouvé le bordeaux dans le poulailler, le champagne sous
-les marches du perron, l’eau-de-vie,—cinquante bouteilles de vraie
-fine—dans le potager, sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne m’a
-pas semblé droit. Comme solide, nous avons deux poules, une oie, un
-canard, trois pigeons et un merle cueilli dans une cage, rien que de la
-plume, comme tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce pays est excellent.</p>
-
-<p>Je m’étais assis en face de lui. La flamme de la cheminée me grillait
-le nez et les joues:</p>
-
-<p>—Où as-tu trouvé ce bois-là? demandai-je.</p>
-
-<p>Il murmura:</p>
-
-<p>—Bois magnifique, voiture de maître, coupé. C’est la peinture qui
-donne cette flambée, un punch d’essence et de vernis. Bonne maison!</p>
-
-<p>Je riais, tant je le trouvais drôle, l’animal. Il reprit:</p>
-
-<p>—Dire que c’est jour des Rois! J’ai fait <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> mettre une fève dans
-l’oie; mais pas de reine; c’est embêtant, ça!</p>
-
-<p>Je répétai, comme un écho:</p>
-
-<p>—C’est embêtant; mais que veux-tu que j’y fasse, moi?</p>
-
-<p>—Que tu en trouves, parbleu!</p>
-
-<p>—De quoi?</p>
-
-<p>—Des femmes.</p>
-
-<p>—Des femmes?... Tu es fou!</p>
-
-<p>—J’ai bien trouvé l’eau-de-vie sous un poirier, moi, et le
-champagne sous les marches du perron; et rien ne pouvait me guider
-encore.—Tandis que, pour toi, une jupe c’est un indice certain.
-Cherche, mon vieux.</p>
-
-<p>Il avait l’air si grave, si sérieux, si convaincu que je ne savais plus
-s’il plaisantait.</p>
-
-<p>Je répondis:</p>
-
-<p>—Voyons, Marchas, tu blagues?</p>
-
-<p>—Je ne blague jamais dans le service.</p>
-
-<p>—Mais où diable veux-tu que j’en trouve, des femmes?</p>
-
-<p>—Où tu voudras. Il doit en rester deux ou trois dans le pays. Déniche
-et apporte.</p>
-
-<p>Je me levai. Il faisait trop chaud devant ce feu. Marchas reprit:</p>
-
-<p>—Veux-tu une idée?</p>
-
-<p>—Oui.</p>
-
-<p>—Va trouver le curé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span></p>
-
-<p>—Le curé? Pourquoi faire?</p>
-
-<p>—Invite-le à souper et prie-le d’amener une femme.</p>
-
-<p>—Le curé! Une femme! Ah! ah! ah!</p>
-
-<p>Marchas reprit avec une extraordinaire gravité:</p>
-
-<p>—Je ne ris pas. Va trouver le curé, raconte-lui notre situation.
-Il doit s’embêter affreusement, il viendra. Mais dis-lui qu’il nous
-faut une femme au minimum, une femme comme il faut, bien entendu,
-puisque nous sommes tous des hommes du monde. Il doit connaître ses
-paroissiennes sur le bout du doigt. S’il y en a une possible pour nous,
-et si tu t’y prends bien, il te l’indiquera.</p>
-
-<p>—Voyons, Marchas? A quoi penses-tu?</p>
-
-<p>—Mon cher Garens, tu peux faire ça très bien. Ce serait même très
-drôle. Nous savons vivre, parbleu, et nous serons d’une distinction
-parfaite, d’un chic extrême. Nomme-nous à l’abbé, fais-le rire,
-attendris-le, séduis-le et décide-le!</p>
-
-<p>—Non, c’est impossible.</p>
-
-<p>Il rapprocha son fauteuil et, comme il connaissait mes côtés faibles,
-le gredin reprit:</p>
-
-<p>—Songe donc comme ce serait crâne à faire et amusant à raconter. On en
-parlerait dans toute l’armée. Ça te ferait une rude réputation.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_144">144</span></p>
-
-<p>J’hésitais, tenté par l’aventure. Il insista:</p>
-
-<p>—Allons, mon petit Garens. Tu es chef de détachement, toi seul peux
-aller trouver le chef de l’Église en ce pays. Je t’en prie, vas-y. Je
-raconterai la chose en vers, dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i>, après la
-guerre, je te le promets. Tu dois bien ça à tes hommes. Tu les fais
-assez marcher depuis un mois.</p>
-
-<p>Je me levai en demandant:</p>
-
-<p>—Où est le presbytère?</p>
-
-<p>—Tu prends la seconde rue à gauche. Au bout, tu trouveras une avenue;
-et, au bout de l’avenue, l’église. Le presbytère est à côté.</p>
-
-<p>Je sortais; il me cria:</p>
-
-<p>—Dis-lui le menu pour lui donner faim!</p>
-
-<p class="br">Je découvris sans peine la petite maison de l’ecclésiastique, à côté
-d’une grande vilaine église de briques. Je frappai à coups de poing
-dans la porte, qui n’avait ni sonnette ni marteau, et une voix forte
-demanda de l’intérieur:</p>
-
-<p>—Qui va là?</p>
-
-<p>Je répondis:</p>
-
-<p>—Maréchal des logis de hussards.</p>
-
-<p>J’entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai
-en face d’un grand <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> prêtre à gros ventre, avec une poitrine de
-lutteur, des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint
-rouge et un air brave homme.</p>
-
-<p>Je fis le salut militaire.</p>
-
-<p>—Bonjour, monsieur le curé.</p>
-
-<p>Il avait craint une surprise, une embûche de rôdeurs, et il sourit en
-répondant:</p>
-
-<p>—Bonjour, mon ami; entrez.</p>
-
-<p>Je le suivis dans une petite chambre à pavés rouges, où brûlait un
-maigre feu, bien différent du brasier de Marchas.</p>
-
-<p>Il me montra une chaise, et puis me dit:</p>
-
-<p>—Qu’y a-t-il pour votre service?</p>
-
-<p>—Monsieur l’abbé, permettez-moi d’abord de me présenter.</p>
-
-<p>Et je lui tendis ma carte.</p>
-
-<p>Il la reçut et lut à mi-voix:</p>
-
-<p>«Le comte de Garens.»</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>—Nous sommes ici onze, monsieur l’abbé, cinq en grand’garde et six
-installés chez un habitant inconnu. Ces six-là se nomment Garens, ici
-présent, Pierre de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron d’Étreillis,
-Karl Massouligny, le fils du peintre, et Joseph Herbon, un jeune
-musicien. Je viens, en leur nom et au mien, vous prier de nous faire
-l’honneur de souper avec nous. C’est un <span class="pagenum" id="Page_146">146</span> souper des Rois, monsieur
-le curé, et nous voudrions le rendre un peu gai.</p>
-
-<p>Le prêtre souriait. Il murmura:</p>
-
-<p>—Il me semble que ce n’est guère l’occasion de s’amuser.</p>
-
-<p>Je répondis:</p>
-
-<p>—Nous nous battons tous les jours, monsieur. Quatorze de nos camarades
-sont morts depuis un mois, et trois sont restés par terre, hier encore.
-C’est la guerre. Nous jouons notre vie à tout instant, n’avons-nous pas
-le droit de la jouer gaiement? Nous sommes Français, nous aimons rire,
-nous savons rire partout. Nos pères riaient bien sur l’échafaud! Ce
-soir, nous voudrions nous dégourdir un peu, en gens comme il faut, et
-non pas en soudards, vous me comprenez. Avons-nous tort?</p>
-
-<p>Il répondit vivement:</p>
-
-<p>—Vous avez raison, mon ami, et j’accepte avec grand plaisir votre
-invitation.</p>
-
-<p>Il cria:</p>
-
-<p>—Hermance!</p>
-
-<p>Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible, apparut et demanda:</p>
-
-<p>—Qué qui a?</p>
-
-<p>—Je ne dîne pas ici, ma fille.</p>
-
-<p>—Où que vous dînez donc?</p>
-
-<p>—Avec MM. les hussards.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_147">147</span></p>
-
-<p>J’eus envie de dire: «Amenez votre bonne, pour voir la tête de
-Marchas», mais je n’osai point.</p>
-
-<p>Je repris:</p>
-
-<p>—Parmi vos paroissiens restés dans le village, en voyez-vous quelqu’un
-ou quelqu’une que je puisse inviter aussi?</p>
-
-<p>Il hésita, chercha et déclara:</p>
-
-<p>—Non, personne!</p>
-
-<p>J’insistai:</p>
-
-<p>—Personne!... Voyons, monsieur le curé, cherchez. Ce serait très
-galant d’avoir des dames. Je m’entends, des ménages! Est-ce que je
-sais, moi? Le boulanger avec sa femme, l’épicier, le... le... le...
-l’horloger... le... le cordonnier... le... le pharmacien avec la
-pharmacienne... Nous avons un bon repas, du vin, et serions enchantés
-de laisser un bon souvenir aux gens d’ici.</p>
-
-<p>Le curé médita longtemps encore, puis prononça avec résolution:</p>
-
-<p>—Non, personne.</p>
-
-<p>Je me mis à rire:</p>
-
-<p>—Sacristi! monsieur le curé, c’est ennuyeux de n’avoir pas une reine,
-car nous avons une fève. Voyons, cherchez. Il n’y a pas un maire
-marié, un adjoint marié, un conseiller municipal marié, un instituteur
-marié?...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_148">148</span></p>
-
-<p>—Non, toutes les dames sont parties.</p>
-
-<p>—Quoi, il n’y a pas dans tout le pays une brave bourgeoise avec son
-bourgeois de mari, à qui nous pourrions faire ce plaisir, car ce serait
-un plaisir pour eux, un grand, dans les circonstances présentes?</p>
-
-<p>Mais tout à coup le curé se mit à rire, d’un rire violent qui le
-secouait tout entier, et il criait:</p>
-
-<p>—Ah! ah! ah! j’ai votre affaire, Jésus, Marie, j’ai votre affaire!
-Ah! ah! ah! nous allons rire, mes enfants, nous allons rire. Et elles
-seront bien contentes, allez, bien contentes, ah! ah!... Où gîtez-vous?</p>
-
-<p>J’expliquai la maison en la décrivant. Il comprit:</p>
-
-<p>—Très bien. C’est la propriété de M. Bertin-Lavaille. J’y serai dans
-une demi-heure avec quatre dames!!! Ah! ah! ah! quatre dames!!!...</p>
-
-<p>Il sortit avec moi, riant toujours, et me quitta, en répétant:</p>
-
-<p>—Ça va; dans une demi-heure, maison Bertin-Lavaille.</p>
-
-<p>Je rentrai vite, très étonné, très intrigué.</p>
-
-<p>—Combien de couverts? demanda Marchas en m’apercevant.</p>
-
-<p>—Onze. Nous sommes six hussards plus M. le curé et quatre dames.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_149">149</span></p>
-
-<p>Il fut stupéfait. Je triomphais.</p>
-
-<p>Il répétait:</p>
-
-<p>—Quatre dames! Tu dis: quatre dames?</p>
-
-<p>—Je dis: quatre dames.</p>
-
-<p>—De vraies femmes?</p>
-
-<p>—De vraies femmes.</p>
-
-<p>—Bigre! Mes compliments!</p>
-
-<p>—Je les accepte. Je les mérite.</p>
-
-<p>Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et j’aperçus une belle nappe
-blanche jetée sur une longue table autour de laquelle trois hussards en
-tablier bleu disposaient des assiettes et des verres.</p>
-
-<p>—Il y aura des femmes! cria Marchas.</p>
-
-<p>Et les trois hommes se mirent à danser en applaudissant de toute leur
-force.</p>
-
-<p>Tout était prêt. Nous attendions. Nous attendîmes près d’une heure. Une
-odeur délicieuse de volailles rôties flottait dans toute la maison.</p>
-
-<p>Un coup frappé contre le volet nous souleva tous en même temps. Le gros
-Ponderel courut ouvrir, et, au bout d’une minute à peine, une petite
-bonne Sœur apparut dans l’encadrement de la porte. Elle était maigre,
-ridée, timide, et saluait coup sur coup les quatre hussards effarés
-qui la regardaient entrer. Derrière elle, un bruit de bâtons martelait
-le pavé du vestibule, et dès qu’elle eut <span class="pagenum" id="Page_150">150</span> pénétré dans le salon,
-j’aperçus, l’une suivant l’autre, trois vieilles têtes en bonnet blanc,
-qui s’en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l’une
-chavirant à droite, tandis que l’autre chavirait à gauche. Et, trois
-bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées
-par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de
-service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de
-l’établissement hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît.</p>
-
-<p>Elle s’était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour
-elles; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit:</p>
-
-<p>—Je vous remercie bien, monsieur l’officier, d’avoir pensé à ces
-pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c’est
-pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous
-leur faites.</p>
-
-<p>J’aperçus le curé, resté dans l’ombre du couloir et qui riait de tout
-son cœur. A mon tour, je me mis à rire, en regardant surtout la tête de
-Marchas. Puis montrant des sièges à la religieuse:</p>
-
-<p>—Asseyez-vous, ma Sœur; nous sommes très fiers et très heureux que
-vous ayez accepté notre modeste invitation.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span></p>
-
-<p>Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y
-conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs
-cannes et leurs châles qu’elle alla déposer dans un coin; puis,
-désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique
-assurément:</p>
-
-<p>—Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s’est tué en tombant d’un
-toit et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans.</p>
-
-<p>Puis elle désigna la seconde, une grande dont la tête tremblait sans
-cesse:</p>
-
-<p>—Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée de soixante-sept ans. Elle n’y
-voit plus guère, ayant eu la figure flambée dans un incendie et la
-jambe droite brûlée à moitié.</p>
-
-<p>Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des
-yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides.</p>
-
-<p>—C’est la Putois, une innocente. Elle est âgée de quarante-quatre ans
-seulement.</p>
-
-<p>J’avais salué les trois femmes comme si on m’eût présenté à des
-Altesses Royales, et, me tournant vers le curé:</p>
-
-<p>—Vous êtes, monsieur l’abbé, un homme précieux, à qui nous devrons
-tous ici de la reconnaissance.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_152">152</span></p>
-
-<p>Tout le monde riait, en effet, hormis Marchas, qui semblait furieux.</p>
-
-<p>—Notre Sœur Saint-Benoît est servie! cria tout à coup Karl Massouligny.</p>
-
-<p>Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère
-Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine,
-non sans peine, car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer.</p>
-
-<p>Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa
-béquille; et le petit Joseph Herbon dirigea l’idiote, la Putois, vers
-la salle à manger, pleine d’odeur de viandes.</p>
-
-<p>Dès que nous fûmes en face de nos assiettes, la Sœur tapa trois coups
-dans ses mains, et les femmes firent, avec la précision de soldats qui
-présentent les armes, un grand signe de croix rapide. Puis le prêtre
-prononça, lentement, les paroles latines du <i>Benedicite</i>.</p>
-
-<p>On s’assit, et les deux poules parurent, apportées par Marchas, qui
-voulait servir pour ne point assister en convive à ce repas ridicule.</p>
-
-<p>Mais je criai: «Vite le champagne!» Un bouchon sauta avec un bruit de
-pistolet qu’on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la
-bonne Sœur, les trois hussards <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> assis à côté des trois infirmes
-leur versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins.</p>
-
-<p>Massouligny, qui avait la faculté d’être chez lui partout et à l’aise
-avec tout le monde, faisait la cour à la mère Paumelle de la façon
-la plus drôle. L’hydropique, dont l’humeur était restée gaie, malgré
-ses malheurs, lui répondait en badinant avec une voix de fausset qui
-semblait factice, et elle riait si fort des plaisanteries de son voisin
-que son gros ventre semblait prêt à monter et à rouler sur la table.
-Le petit Herbon avait entrepris sérieusement de griser l’idiote, et le
-baron d’Etreillis, qui n’avait pas l’esprit alerte, interrogeait la
-Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le règlement de l’hospice.</p>
-
-<p>La religieuse, effarée, criait à Massouligny:</p>
-
-<p>—Oh! oh! vous allez la rendre malade; ne la faites pas rire comme ça,
-je vous en prie, monsieur. Oh! monsieur...</p>
-
-<p>Puis elle se levait et se jetait sur Herbon pour lui arracher des mains
-un verre plein qu’il vidait prestement, entre les lèvres de la Putois.</p>
-
-<p>Et le curé riait à se tordre, répétait à la Sœur:</p>
-
-<p>—Laissez donc, pour une fois, ça ne leur fait pas de mal. Laissez
-donc.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_154">154</span></p>
-
-<p>Après les deux poules, on avait mangé le canard, flanqué des trois
-pigeons et du merle; et l’oie parut, fumante, dorée, répandant une
-odeur chaude de viande rissolée et grasse.</p>
-
-<p>La Paumelle, qui s’animait, battit des mains; la Jean-Jean cessa de
-répondre aux questions nombreuses du baron, et la Putois poussa des
-grognements de joie, moitié cris et moitié soupirs, comme font les
-petits enfants à qui on montre des bonbons.</p>
-
-<p>—Permettez-vous, dit le curé, que je me charge de cet animal. Je
-m’entends comme personne à ces opérations-là.</p>
-
-<p>—Mais certainement, monsieur l’abbé.</p>
-
-<p>Et la Sœur dit:</p>
-
-<p>—Si on ouvrait un peu la fenêtre? Elles ont trop chaud. Je suis sûre
-qu’elles seront malades.</p>
-
-<p>Je me tournai vers Marchas:</p>
-
-<p>—Ouvre la fenêtre une minute.</p>
-
-<p>Il l’ouvrit, et l’air froid du dehors entra, fit vaciller les flammes
-des bougies et tournoyer la fumée de l’oie, dont le prêtre, une
-serviette au cou, soulevait les ailes avec science.</p>
-
-<p>Nous le regardions faire, sans parler maintenant, intéressés par le
-travail alléchant de ses mains, saisis d’un renouveau d’appétit à la
-vue de cette grosse bête dorée, dont les <span class="pagenum" id="Page_155">155</span> membres tombaient l’un
-après l’autre dans la sauce brune, au fond du plat.</p>
-
-<p>Et tout à coup, au milieu de ce silence gourmand qui nous tenait
-attentifs, entra, par la fenêtre ouverte, le bruit lointain d’un coup
-de feu.</p>
-
-<p class="br">Je fus debout si vite, que ma chaise roula derrière moi; et je criai:</p>
-
-<p>—Tout le monde à cheval! Toi, Marchas, tu vas prendre deux hommes et
-aller aux nouvelles. Je t’attends ici dans cinq minutes.</p>
-
-<p>Et pendant que les trois cavaliers s’éloignaient au galop dans la nuit,
-je me mis en selle avec mes deux autres hussards, devant le perron
-de la villa, tandis que le curé, la Sœur et les trois bonnes femmes
-montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.</p>
-
-<p>On n’entendait plus rien, qu’un aboiement de chien dans la campagne.
-La pluie avait cessé; il faisait froid, très froid. Et bientôt, je
-distinguai de nouveau le galop d’un cheval, d’un seul cheval qui
-revenait.</p>
-
-<p>C’était Marchas. Je lui criai:</p>
-
-<p>—Eh bien?</p>
-
-<p>Il répondit:</p>
-
-<p>—Rien du tout, François a blessé un vieux paysan, qui refusait de
-répondre au: <span class="pagenum" id="Page_156">156</span> «Qui vive?» et qui continuait d’avancer, malgré
-l’ordre de passer au large. On l’apporte, d’ailleurs. Nous verrons ce
-que c’est.</p>
-
-<p>J’ordonnai de remettre les chevaux à l’écurie et j’envoyai mes deux
-soldats au-devant des autres, puis je rentrai dans la maison.</p>
-
-<p>Alors le curé, Marchas et moi, nous descendîmes un matelas dans le
-salon pour y déposer le blessé; la Sœur, déchirant une serviette,
-se mit à faire de la charpie, tandis que les trois femmes éperdues
-restaient assises dans un coin.</p>
-
-<p>Bientôt, je distinguai un bruit de sabres traînés sur la route; je pris
-une bougie pour éclairer les hommes qui revenaient; et ils parurent,
-portant cette chose inerte, molle, longue et sinistre, que devient un
-corps humain quand la vie ne le soutient plus.</p>
-
-<p class="br">On déposa le blessé sur le matelas préparé pour lui; et je vis du
-premier coup d’œil que c’était un moribond.</p>
-
-<p>Il râlait et crachait du sang qui coulait des coins de ses lèvres,
-chassé de sa bouche à chacun de ses hoquets. L’homme en était couvert!
-Ses joues, sa barbe, ses cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient en
-avoir été frottés, avoir été baignés dans une cuve <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> rouge. Et ce
-sang s’était figé sur lui, était devenu terne, mêlé de boue, horrible à
-voir.</p>
-
-<p>Le vieillard, enveloppé dans une grande limousine de berger,
-entr’ouvrait par moments ses yeux, mornes, éteints, sans pensée,
-qui paraissaient stupides d’étonnement, comme ceux des bêtes que le
-chasseur tue et qui le regardent, tombées à ses pieds, aux trois quarts
-mortes déjà, abruties par la surprise et par l’épouvante.</p>
-
-<p>Le curé s’écria:</p>
-
-<p>—Ah! c’est le père Placide, le vieux pasteur des Moulins. Il est
-sourd, le pauvre, et n’a rien entendu. Ah! mon Dieu! vous avez tué ce
-malheureux!</p>
-
-<p>La Sœur avait écarté la blouse et la chemise, et regardait au milieu de
-la poitrine un petit trou violet qui ne saignait plus.</p>
-
-<p>—Il n’y a rien à faire, dit-elle.</p>
-
-<p>Le berger, haletant affreusement, crachait toujours du sang avec chacun
-de ses derniers souffles, et on entendait dans sa gorge, jusqu’au fond
-de ses poumons, un gargouillement sinistre et continu.</p>
-
-<p>Le curé, debout au-dessus de lui, leva sa main droite, décrivit le
-signe de la croix et prononça, d’une voix lente et solennelle, les
-paroles latines qui lavent les âmes.</p>
-
-<p>Avant qu’il les eût achevées, le vieillard <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> fut agité d’une courte
-secousse, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Il ne
-respirait plus. Il était mort.</p>
-
-<p>M’étant retourné, je vis un spectacle plus effrayant que l’agonie de ce
-misérable: les trois vieilles, debout, serrées l’une contre l’autre,
-hideuses, grimaçaient d’angoisse et d’horreur.</p>
-
-<p>Je m’approchai d’elles, et elles se mirent à pousser des cris aigus, en
-essayant de se sauver, comme si j’allais les tuer aussi.</p>
-
-<p>La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne portait plus, tomba tout de son
-long par terre.</p>
-
-<p>La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le mort, courut vers ses infirmes,
-et sans un mot pour moi, sans un regard, les couvrit de leurs châles,
-leur donna leurs béquilles, les poussa vers la porte, les fit sortir et
-disparut avec elles dans la nuit profonde, si noire.</p>
-
-<p>Je compris que je ne pouvais même les faire accompagner par un hussard,
-car le seul bruit du sabre les eût affolées.</p>
-
-<p>Le curé regardait toujours le mort.</p>
-
-<p>S’étant enfin retourné vers moi:</p>
-
-<p>—Ah! quelle vilaine chose, dit-il.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Les Rois</i> ont paru dans <i>le Gaulois</i> du 23 janvier 1887.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_161">161</span>
- <h2 id="ch_9">AU BOIS.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">e</span> maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que
-le garde champêtre l’attendait à la mairie avec deux prisonniers.</p>
-
-<p>Il s’y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre,
-le père Hochedur, debout et surveillant d’un air sévère un couple de
-bourgeois mûrs.</p>
-
-<p>L’homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait
-accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde,
-très grasse, aux joues luisantes, regardait d’un œil de défi l’agent de
-l’autorité qui les avait captivés.</p>
-
-<p>Le maire demanda:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que c’est, père Hochedur?</p>
-
-<p>Le garde champêtre fit sa déposition.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_162">162</span></p>
-
-<p>Il était sorti le matin, à l’heure ordinaire, pour accomplir sa tournée
-du côté des bois Champioux jusqu’à la frontière d’Argenteuil. Il
-n’avait rien remarqué d’insolite dans la campagne sinon qu’il faisait
-beau temps et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui
-binait sa vigne, avait crié:</p>
-
-<p>—Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis,
-vous y trouverez une couple de pigeons qu’ont bien cent trente ans à
-eux deux.</p>
-
-<p>Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le
-fourré et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent
-supposer un flagrant délit de mauvaises mœurs.</p>
-
-<p>Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre
-un braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il
-s’abandonnait à son instinct.</p>
-
-<p>Le maire stupéfait considéra les coupables. L’homme comptait bien
-soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.</p>
-
-<p>Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait
-d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.</p>
-
-<p>—Votre nom.</p>
-
-<p>—Nicolas Beaurain.</p>
-
-<p>—Votre profession.</p>
-
-<p>—Mercier, rue des Martyrs, à Paris.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_163">163</span></p>
-
-<p>—Qu’est-ce que vous faisiez dans ce bois?</p>
-
-<p>Le mercier demeura muet, les yeux baissés sur son gros ventre, les
-mains à plat sur ses cuisses.</p>
-
-<p>Le maire reprit:</p>
-
-<p>—Niez-vous ce qu’affirme l’agent de l’autorité municipale?</p>
-
-<p>—Non, monsieur.</p>
-
-<p>—Alors, vous avouez?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>—Qu’avez-vous à dire pour votre défense?</p>
-
-<p>—Rien, monsieur.</p>
-
-<p>—Où avez-vous rencontré votre complice?</p>
-
-<p>—C’est ma femme, monsieur.</p>
-
-<p>—Votre femme?</p>
-
-<p>—Oui, monsieur.</p>
-
-<p>—Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?</p>
-
-<p>—Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!</p>
-
-<p>—Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur,
-de venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.</p>
-
-<p>Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:</p>
-
-<p>—C’est elle qui a voulu ça! Je lui disais <span class="pagenum" id="Page_164">164</span> bien que c’était
-stupide. Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous
-savez... elle ne l’a pas ailleurs.</p>
-
-<p>Le maire, qui aimait l’esprit gaulois, sourit et répliqua:</p>
-
-<p>—Dans votre cas, c’est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne
-seriez pas ici si elle ne l’avait eu que dans la tête.</p>
-
-<p>Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:</p>
-
-<p>—Vois-tu où tu nous <ins class="correction" title="a">as</ins> menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et
-nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat
-aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et
-changer de quartier! Y sommes-nous?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s’expliqua
-sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.</p>
-
-<p>—Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules.
-Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
-comme une pauvre femme; et j’espère que vous voudrez bien nous renvoyer
-chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.</p>
-
-<p>Autrefois, quand j’étais jeune, j’ai fait la connaissance de M.
-Beaurain dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un
-magasin <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> de mercerie; moi j’étais demoiselle dans un magasin de
-confections. Je me rappelle de ça comme d’hier. Je venais passer les
-dimanches ici, de temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec
-qui j’habitais rue Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C’est
-lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il m’annonça, en riant, qu’il
-amènerait un camarade le lendemain. Je compris bien ce qu’il voulait,
-mais je répondis que c’était inutile. J’étais sage, monsieur.</p>
-
-<p>Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer monsieur
-Beaurain. Il était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j’étais
-décidée à ne pas céder, et je ne cédai pas non plus.</p>
-
-<p>Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
-temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi
-bien maintenant qu’autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand
-je suis à la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui
-chantent, les blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si
-vite, l’odeur de l’herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me
-rend folle! C’est comme le champagne quand on n’en a pas l’habitude!</p>
-
-<p>Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait
-dans le corps par les <span class="pagenum" id="Page_166">166</span> yeux en regardant et par la bouche en
-respirant. Rose et Simon s’embrassaient toutes les minutes! Ça me
-faisait quelque chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions
-derrière eux, sans guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne
-trouve rien à se dire. Il avait l’air timide, ce garçon, et ça me
-plaisait de le voir embarrassé. Nous voici arrivés dans le petit bois.
-Il y faisait frais comme dans un bain, et tout le monde s’assit sur
-l’herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que j’avais l’air
-sévère; vous comprenez bien que je ne pouvais pas être autrement. Et
-puis voilà qu’ils recommencent à s’embrasser sans plus se gêner que
-si nous n’étions pas là; et puis ils se sont parlé tout bas; et puis
-ils se sont levés et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire.
-Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garçon que
-je voyais pour la première fois. Je me sentais tellement confuse de
-les voir partir ainsi que ça me donna du courage; et je me suis mise à
-parler. Je lui demandai ce qu’il faisait; il était commis de mercerie,
-comme je vous l’ai appris tout à l’heure. Nous causâmes donc quelques
-instants; ça l’enhardit, lui, et il voulut prendre des privautés, mais
-je le remis à sa place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur
-Beaurain?»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_167">167</span></p>
-
-<p>M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>—Alors il a compris que j’étais sage, ce garçon, et il s’est mis à me
-faire la cour gentiment, en honnête homme. Depuis ce jour il est revenu
-tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, monsieur. Et moi
-aussi je l’aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c’était un beau garçon,
-autrefois.</p>
-
-<p>Bref, il m’épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des
-Martyrs.</p>
-
-<p>Ce fut dur pendant des années, monsieur. Les affaires n’allaient pas;
-et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis,
-nous en avions perdu l’habitude. On a autre chose en tête; on pense à
-la caisse plus qu’aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions,
-peu à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent
-plus guère à l’amour. On ne regrette rien tant qu’on ne s’aperçoit pas
-que ça vous manque.</p>
-
-<p>Et puis, monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes
-rassurés sur l’avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui
-s’est passé en moi, non, vraiment, je ne sais pas!</p>
-
-<p>Voilà que je me suis remise à rêver comme <span class="pagenum" id="Page_168">168</span> une petite pensionnaire.
-La vue des voiturettes de fleurs qu’on traîne dans les rues me tirait
-les larmes. L’odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil,
-derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais
-et je m’en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du
-ciel entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a
-l’air d’une rivière, d’une longue rivière qui descend sur Paris en se
-tortillant; et les hirondelles passent dedans comme des poissons. C’est
-bête comme tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, monsieur,
-quand on a travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s’aperçoit
-qu’on aurait pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui,
-on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans, j’aurais pu aller
-cueillir des baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres
-femmes. Je songeais comme c’est bon d’être couché sous les feuilles en
-aimant quelqu’un! Et j’y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je
-rêvais de clairs de lune sur l’eau jusqu’à avoir envie de me noyer.</p>
-
-<p>Je n’osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je
-savais bien qu’il se moquerait de moi et qu’il me renverrait vendre
-mon fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me
-disait plus <span class="pagenum" id="Page_169">169</span> grand’chose; mais en me regardant dans ma glace, je
-comprenais bien aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!</p>
-
-<p>Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays
-où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici
-arrivés, ce matin, vers les neuf heures.</p>
-
-<p>Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça
-ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon
-mari tel qu’il est, mais bien tel qu’il était autrefois! Ça, je vous le
-jure, monsieur. Vrai de vrai, j’étais grise. Je me mis à l’embrasser;
-il en fut plus étonné que si j’avais voulu l’assassiner. Il me
-répétait: «Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. Qu’est-ce qui
-te prend?...» Je ne l’écoutais pas, moi, je n’écoutais que mon cœur.
-Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J’ai dit la vérité,
-monsieur le maire, toute la vérité.»</p>
-
-<p>Le maire était un homme d’esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en
-paix, madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Au Bois</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 22 juin 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_173">173</span>
- <h2 id="ch_10">UNE FAMILLE.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap2">’allais</span> revoir mon ami Simon Radevin que je n’avais point aperçu
-depuis quinze ans.</p>
-
-<p>Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma pensée, celui avec qui
-on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit
-les choses intimes du cœur, pour qui on trouve, en causant doucement,
-des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie
-même qui excite l’esprit et le met à l’aise.</p>
-
-<p>Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions
-vécu, voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d’un même
-amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des
-mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes <span class="pagenum" id="Page_174">174</span> êtres que nous nous
-comprenions complètement, rien qu’en échangeant un coup d’œil.</p>
-
-<p>Puis il s’était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de
-province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite
-blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à
-la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à marier,
-avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin? Peut-on comprendre
-ces choses-là? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur
-simple, doux et long entre les bras d’une femme bonne, tendre et
-fidèle; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de
-cette gamine aux cheveux pâles.</p>
-
-<p>Il n’avait pas songé que l’homme actif, vivant et vibrant, se fatigue
-de tout dès qu’il a saisi la stupide réalité, à moins qu’il ne
-s’abrutisse au point de ne plus rien comprendre.</p>
-
-<p>Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et
-enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut
-changer en quinze ans!</p>
-
-<p class="br">Le train s’arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon,
-un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s’élança
-vers moi, les bras ouverts, <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> en criant: «Georges.» Je l’embrassai,
-mais je ne l’avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait: «Cristi, tu
-n’as pas maigri.» Il répondit en riant: «Que veux-tu? La bonne vie! la
-bonne table! les bonnes nuits! Manger et dormir, voilà mon existence!»</p>
-
-<p>Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés.
-L’œil seul n’avait point changé; mais je ne retrouvais plus le regard
-et je me disais: «S’il est vrai que le regard est le reflet de la
-pensée, la pensée de cette tête-là n’est plus celle d’autrefois, celle
-que je connaissais si bien.»</p>
-
-<p>L’œil brillait pourtant, plein de joie et d’amitié; mais il n’avait
-plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la
-valeur d’un esprit.</p>
-
-<p>Tout à coup, Simon me dit:</p>
-
-<p>—Tiens, voici mes deux aînés.</p>
-
-<p>Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize
-ans, vêtu en collégien, s’avancèrent d’un air timide et gauche.</p>
-
-<p>Je murmurai: «C’est à toi?»</p>
-
-<p>Il répondit en riant: «Mais, oui.</p>
-
-<p>—Combien en as-tu donc?</p>
-
-<p>—Cinq! Encore trois restés à la maison!»</p>
-
-<p>Il avait répondu cela d’un air fier, content, presque triomphant; et
-moi je me sentais <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> saisi d’une pitié profonde, mêlée d’un vague
-mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits
-à faire des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province,
-comme un lapin dans une cage.</p>
-
-<p>Je montai dans une voiture qu’il conduisait lui-même et nous voici
-partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne
-remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De
-temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau; Simon
-rendait le salut et nommait l’homme pour me prouver sans doute qu’il
-connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu’il
-songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province.</p>
-
-<p>On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui
-avait des prétentions de parc, puis s’arrêta devant une maison à
-tourelles qui cherchait à passer pour château.</p>
-
-<p>—Voilà mon trou, disait Simon, pour obtenir un compliment.</p>
-
-<p>Je répondis:</p>
-
-<p>—C’est délicieux.</p>
-
-<p>Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour
-la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n’était plus la
-fillette blonde et fade que j’avais vue à l’église quinze ans plus
-tôt, mais une grosse <span class="pagenum" id="Page_177">177</span> dame à falbalas et à frisons, une de ces
-dames sans âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien
-de ce qui constitue une femme. C’était une mère, enfin, une grosse
-mère banale, la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair
-qui procrée sans autre préoccupation dans l’âme que ses enfants et son
-livre de cuisine.</p>
-
-<p>Elle me souhaita la bienvenue et j’entrai dans le vestibule où trois
-mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue
-comme des pompiers devant un maire.</p>
-
-<p>Je dis:</p>
-
-<p>—Ah! ah! voici les autres?</p>
-
-<p>Simon, radieux, les nomma «Jean, Sophie et Gontran».</p>
-
-<p>La porte du salon était ouverte. J’y pénétrai et j’aperçus au fond
-d’un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme
-paralysé.</p>
-
-<p>Madame Radevin s’avança:</p>
-
-<p>—C’est mon grand-père, monsieur. Il a quatre-vingt-sept ans.</p>
-
-<p>Puis elle cria dans l’oreille du vieillard trépidant: «C’est un ami
-de Simon, papa.» L’ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il
-vagit: «Oua, oua, oua» en agitant sa main. Je répondis: «Vous êtes trop
-aimable, monsieur», et je tombai sur un siège.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p>
-
-<p>Simon venait d’entrer; il riait:</p>
-
-<p>—Ah! ah! tu as fait la connaissance de bon papa. Il est impayable, ce
-vieux; c’est la distraction des enfants. Il est gourmand, mon cher,
-à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu’il
-mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait
-de l’œil aux plats sucrés comme si c’étaient des demoiselles. Tu n’as
-jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l’heure.</p>
-
-<p>Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car
-l’heure du dîner approchait. J’entendais dans l’escalier un grand
-piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en
-procession, derrière leur père, sans doute pour me faire honneur.</p>
-
-<p>Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un
-océan d’herbes, de blés et d’avoine, sans un bouquet d’arbres ni un
-coteau, image saisissante et triste de la vie qu’on devait mener dans
-cette maison.</p>
-
-<p>Une cloche sonna. C’était pour le dîner. Je descendis.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Radevin prit mon bras d’un air cérémonieux et on passa dans la
-salle à manger. Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine
-placé devant son assiette, promena <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> sur le dessert un regard avide
-et curieux en tournant avec peine, d’un plat vers l’autre, sa tête
-branlante.</p>
-
-<p>Alors Simon se frotta les mains: «Tu vas t’amuser,» me dit-il. Et
-tous les enfants, comprenant qu’on allait me donner le spectacle de
-grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur
-mère souriait seulement en haussant les épaules.</p>
-
-<p>Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses
-mains:</p>
-
-<p>—Nous avons ce soir de la crème au riz sucré.</p>
-
-<p>La face ridée de l’aïeul s’illumina et il trembla plus fort de haut en
-bas, pour indiquer qu’il avait compris et qu’il était content.</p>
-
-<p>Et on commença à dîner.</p>
-
-<p>«Regarde,» murmura Simon. Le grand-père n’aimait pas la soupe et
-refusait d’en manger. On l’y forçait, pour sa santé; et le domestique
-lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu’il
-soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en
-jet d’eau sur la table et sur ses voisins.</p>
-
-<p>Les petits enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très
-content, répétait: «Est-il drôle, ce vieux?»</p>
-
-<p>Et tout le long du repas on ne s’occupa que <span class="pagenum" id="Page_180">180</span> de lui. Il dévorait
-du regard les plats posés sur la table; et de sa main follement agitée
-essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque
-à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant vers eux,
-l’appel désolé de tout son être, de son œil, de sa bouche, de son nez
-qui les flairait. Et il bavait d’envie sur sa serviette en poussant
-des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce
-supplice odieux et grotesque.</p>
-
-<p>Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu’il
-mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre
-chose.</p>
-
-<p>Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait
-de désir.</p>
-
-<p>Gontran lui cria: «Vous avez trop mangé, vous n’en aurez pas.» Et on
-fit semblant de ne lui en point donner.</p>
-
-<p>Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis
-que tous les enfants riaient.</p>
-
-<p>On lui apporta enfin sa part, une toute petite part; et il fit, en
-mangeant la première bouchée de l’entremets, un bruit de gorge comique
-et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui
-avalent un morceau trop gros.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p>
-
-<p>Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.</p>
-
-<p>Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et
-ridicule, j’implorai pour lui: «Voyons, donne-lui encore un peu de riz?»</p>
-
-<p>Simon répondit: «Oh! non, mon cher, s’il mangeait trop, à son âge, ça
-pourrait lui faire mal.»</p>
-
-<p>Je me tus, rêvant sur cette parole. O morale, ô logique, ô sagesse!
-A son âge! Donc, on le privait du seul plaisir qu’il pouvait encore
-goûter, par souci de sa santé! Sa santé! qu’en ferait-il, ce débris
-inerte et tremblotant? On ménageait ses jours, comme on dit? Ses
-jours? Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent? Pourquoi? Pour
-lui? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa
-gourmandise impuissante?</p>
-
-<p>Il n’avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui
-restait, une seule joie; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette
-joie dernière, la lui donner jusqu’à ce qu’il en mourût.</p>
-
-<p>Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour
-me coucher: j’étais triste, triste, triste!</p>
-
-<p>Et je me mis à ma fenêtre. On n’entendait rien au dehors qu’un très
-léger, très doux, <span class="pagenum" id="Page_182">182</span> très joli gazouillement d’oiseau dans un arbre,
-quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la
-nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses œufs.</p>
-
-<p>Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler
-maintenant aux côtés de sa vilaine femme.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Une Famille</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 3 août 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_185">185</span>
- <h2 id="ch_11">JOSEPH.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">E</span><span class="smcap2">lles</span> étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de
-Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.</p>
-
-<p>Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la
-mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d’un soir d’été entrait,
-tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d’océan. Les deux
-jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant
-de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes,
-et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que
-seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.</p>
-
-<p>Leurs maris étaient retournés à Paris dans l’après-midi, les laissant
-seules sur cette <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> petite plage déserte qu’ils avaient choisie pour
-éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours
-sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur
-l’herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît
-dans le désœuvrement des villes d’eaux. Dieppe, Étretat, Trouville
-leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et
-abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp,
-et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l’été.</p>
-
-<p>Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la
-petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin,
-au champagne. Elles s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner
-elles-mêmes ce dîner; puis elles l’avaient mangé avec gaieté en buvant
-ferme pour calmer la soif qu’avait éveillée dans leur gorge la chaleur
-des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à
-l’unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec
-la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu’elles
-disaient.</p>
-
-<p>La comtesse, les jambes en l’air sur le dossier d’une chaise, était
-plus partie encore que son amie.</p>
-
-<p>—Pour finir une soirée comme celle-là, <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> disait-elle, il nous
-faudrait des amoureux. Si j’avais prévu ça tantôt, j’en aurais fait
-venir deux de Paris et je t’en aurais cédé un...</p>
-
-<p>—Moi, reprit l’autre, j’en trouve toujours; même ce soir, si j’en
-voulais un, je l’aurais.</p>
-
-<p>—Allons donc! A Roqueville, ma chère? un paysan, alors.</p>
-
-<p>—Non, pas tout à fait.</p>
-
-<p>—Alors, raconte-moi.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu veux que je te raconte?</p>
-
-<p>—Ton amoureux?</p>
-
-<p>—Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n’étais pas
-aimée, je me croirais morte.</p>
-
-<p>—Moi aussi.</p>
-
-<p>—N’est-ce pas?</p>
-
-<p>—Oui. Les hommes ne comprennent pas ça! nos maris surtout!</p>
-
-<p>—Non, pas du tout. Comment veux-tu qu’il en soit autrement? L’amour
-qu’il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries.
-C’est la nourriture de notre cœur, ça. C’est indispensable à notre vie,
-indispensable, indispensable...</p>
-
-<p>—Indispensable.</p>
-
-<p>—Il faut que je sente que quelqu’un pense à moi, toujours, partout.
-Quand je <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> m’endors, quand je m’éveille, il faut que je sache qu’on
-m’aime quelque part, qu’on rêve de moi, qu’on me désire. Sans cela je
-serais malheureuse, malheureuse. Oh! mais malheureuse à pleurer tout le
-temps.</p>
-
-<p>—Moi aussi.</p>
-
-<p>—Songe donc que c’est impossible autrement. Quand un mari a été
-gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément
-une brute, oui, une vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien, il se
-montre tel qu’il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes
-les notes. On ne peut pas aimer quelqu’un avec qui on vit toujours.</p>
-
-<p>—Ça, c’est bien vrai.</p>
-
-<p>—N’est-ce pas?... Où donc en étais-je? Je ne me rappelle plus du tout.</p>
-
-<p>—Tu disais que tous les maris sont des brutes!</p>
-
-<p>—Oui, des brutes... tous.</p>
-
-<p>—C’est vrai.</p>
-
-<p>—Et après?...</p>
-
-<p>—Quoi, après?</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que je disais après?</p>
-
-<p>—Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l’as pas dit?</p>
-
-<p>—J’avais pourtant quelque chose à te raconter.</p>
-
-<p>—Oui, c’est vrai, attends?...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_189">189</span></p>
-
-<p>—Ah! j’y suis...</p>
-
-<p>—Je t’écoute.</p>
-
-<p>—Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.</p>
-
-<p>—Comment fais-tu?</p>
-
-<p>—Voilà. Suis-moi bien. Quand j’arrive dans un pays nouveau, je prends
-des notes et je fais mon choix.</p>
-
-<p>—Tu fais ton choix?</p>
-
-<p>—Oui, parbleu. Je prends des notes d’abord. Je m’informe. Il faut
-avant tout qu’un homme soit discret, riche et généreux, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>—C’est vrai.</p>
-
-<p>—Et puis, il faut qu’il me plaise comme homme.</p>
-
-<p>—Nécessairement.</p>
-
-<p>—Alors je l’amorce.</p>
-
-<p>—Tu l’amorces?</p>
-
-<p>—Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n’as jamais pêché à la
-ligne?</p>
-
-<p>—Non, jamais.</p>
-
-<p>—Tu as eu tort. C’est très amusant. Et puis c’est instructif. Donc, je
-l’amorce...</p>
-
-<p>—Comment fais-tu?</p>
-
-<p>—Bête, va. Est-ce qu’on ne prend pas les hommes qu’on veut prendre,
-comme s’ils avaient le choix! Et ils croient choisir encore... ces
-imbéciles... mais c’est nous qui <span class="pagenum" id="Page_190">190</span> choisissons... toujours...
-Songe donc, quand on n’est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous
-les hommes sont des prétendants, tous sans exception. Nous, nous les
-passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous
-l’amorçons...</p>
-
-<p>—Ça ne me dit pas comment tu fais?</p>
-
-<p>—Comment je fais?... mais je ne fais rien. Je me laisse regarder,
-voilà tout.</p>
-
-<p>—Tu te laisses regarder?...</p>
-
-<p>—Mais oui. Ça suffit. Quand on s’est laissé regarder plusieurs fois
-de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus
-séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la
-cour. Moi je lui laisse comprendre qu’il n’est pas mal, sans rien dire
-bien entendu; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça
-dure plus ou moins, selon ses qualités.</p>
-
-<p>—Tu prends comme ça tous ceux que tu veux?</p>
-
-<p>—Presque tous.</p>
-
-<p>—Alors, il y en a qui résistent?</p>
-
-<p>—Quelquefois.</p>
-
-<p>—Pourquoi?</p>
-
-<p>—Oh! pourquoi? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu’on est très
-amoureux d’une autre. Parce qu’on est d’une timidité excessive et parce
-qu’on est... comment <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> dirai-je?... incapable de mener jusqu’au bout
-la conquête d’une femme...</p>
-
-<p>—Oh! ma chère!... Tu crois?...</p>
-
-<p>—Oui... oui... J’en suis sûre..., il y en a beaucoup de cette dernière
-espèce, beaucoup, beaucoup... beaucoup plus qu’on ne croit. Oh! ils
-ont l’air de tout le monde... ils sont habillés comme les autres...
-ils font les paons... Quand je dis les paons... je me trompe, ils ne
-pourraient pas se déployer.</p>
-
-<p>—Oh! ma chère...</p>
-
-<p>—Quant aux timides, ils sont quelquefois d’une sottise imprenable. Ce
-sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se
-coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec
-ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de
-main. C’est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni
-par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier
-moyen.... ils vous soignent... Et pour peu qu’on tarde à reprendre ses
-sens... ils vont chercher du secours.</p>
-
-<p>Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je
-les enlève d’assaut, à... à... à... à la bayonnette, ma chère!</p>
-
-<p>—C’est bon, tout ça, mais quand il n’y a <span class="pagenum" id="Page_192">192</span> pas d’hommes, comme ici,
-par exemple.</p>
-
-<p>—J’en trouve.</p>
-
-<p>—Tu en trouves. Où ça?</p>
-
-<p>—Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.</p>
-
-<p>Voilà deux ans, cette année, que mon mari m’a fait passer l’été dans
-sa terre de Bougrolles. Là, rien... mais tu entends, rien de rien,
-de rien, de rien! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds
-dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux
-sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par
-là-dessus, et qu’il serait impossible de corriger, parce qu’ils ont des
-principes d’existence malpropres.</p>
-
-<p>Devine ce que j’ai fait?</p>
-
-<p>—Je ne devine pas!</p>
-
-<p>—Ah! ah! ah! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour
-l’exaltation de l’homme du peuple, des romans où les ouvriers sont
-sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que
-j’avais vu <i>Ruy-Blas</i> l’hiver précédent et que ça m’avait beaucoup
-frappée. Eh bien! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de
-vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le
-séminaire par dégoût. Eh bien, je l’ai pris comme domestique!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_193">193</span></p>
-
-<p>—Oh!... Et après!...</p>
-
-<p>—Après... après, ma chère, je l’ai traité de très haut, en lui
-montrant beaucoup de ma personne. Je ne l’ai pas amorcé, celui-là, ce
-rustre, je l’ai allumé!...</p>
-
-<p>—Oh! Andrée!</p>
-
-<p>—Oui, ça m’amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne
-compte pas! Eh bien, il ne comptait point. Je le sonnais pour les
-ordres chaque matin quand ma femme de chambre m’habillait, et aussi
-chaque soir quand elle me déshabillait.</p>
-
-<p>—Oh! Andrée!</p>
-
-<p>—Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table,
-pendant les repas, je n’ai plus parlé que de propreté, de soins du
-corps, de douches, de bains. Si bien qu’au bout de quinze jours il se
-trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner
-le château. J’ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui
-disant, d’un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer
-que de l’eau de Cologne.</p>
-
-<p>—Oh! Andrée!</p>
-
-<p>—Alors, j’ai eu l’idée d’organiser une bibliothèque de campagne.
-J’ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais à
-tous nos paysans et à mes domestiques. <span class="pagenum" id="Page_194">194</span> Il s’était glissé dans ma
-collection quelques livres... quelques livres... poétiques... de ceux
-qui troublent les âmes... des pensionnaires et des collégiens... Je les
-ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie... une drôle
-de vie.</p>
-
-<p>—Oh... Andrée!</p>
-
-<p>—Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le
-tutoyer. Je l’avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état...
-dans un état effrayant... Il devenait maigre comme... comme un coq...
-et il roulait des yeux de fou. Moi je m’amusais énormément. C’est un de
-mes meilleurs étés...</p>
-
-<p>—Et après?...</p>
-
-<p>—Après... oui... Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai
-dit d’atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très
-chaud, très chaud... Voilà!</p>
-
-<p>—Oh! Andrée, dis-moi tout... Ça m’amuse tant.</p>
-
-<p>—Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon
-toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.</p>
-
-<p>—Comment ça?</p>
-
-<p>—Que tu es bête. Je lui ai dit que j’allais me trouver mal et qu’il
-fallait me porter sur l’herbe. Et puis, quand j’ai été sur l’herbe,
-j’ai <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j’ai
-été délacée, j’ai perdu connaissance.</p>
-
-<p>—Tout à fait.</p>
-
-<p>—Oh non, pas du tout.</p>
-
-<p>—Eh bien?</p>
-
-<p>—Eh bien! j’ai été obligée de rester près d’une heure sans
-connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j’ai été patiente, et
-je n’ai rouvert les yeux qu’après sa chute.</p>
-
-<p>—Oh! Andrée!... Et qu’est-ce que tu lui as dit?</p>
-
-<p>—Moi rien! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j’étais sans
-connaissance? Je l’ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en
-voiture; et il m’a ramenée au château. Mais il a failli verser en
-tournant la barrière!</p>
-
-<p>—Oh! Andrée! Et c’est tout?...</p>
-
-<p>—C’est tout...</p>
-
-<p>—Tu n’as perdu connaissance qu’une fois?</p>
-
-<p>—Rien qu’une fois, parbleu! Je ne voulais pas faire mon amant de ce
-goujat.</p>
-
-<p>—L’as-tu gardé longtemps après ça?</p>
-
-<p>—Mais oui. Je l’ai encore. Pourquoi est-ce que je l’aurais renvoyé. Je
-n’avais pas à m’en plaindre.</p>
-
-<p>—Oh! Andrée! Et il t’aime toujours?</p>
-
-<p>—Parbleu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p>
-
-<p>—Où est-il?</p>
-
-<p>La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre
-électrique. La porte s’ouvrit presque aussitôt, et un grand valet entra
-qui répandait autour de lui une forte senteur d’eau de Cologne.</p>
-
-<p>La baronne lui dit: «Joseph, mon garçon, j’ai peur de me trouver mal,
-va me chercher ma femme de chambre.»</p>
-
-<p>L’homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et
-fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit: «Mais va donc
-vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd’hui, et
-Rosalie me soignera mieux que toi.»</p>
-
-<p>Il tourna sur ses talons et sortit.</p>
-
-<p>La petite comtesse, effarée, demanda:</p>
-
-<p>—Et qu’est-ce que tu diras à ta femme de chambre?</p>
-
-<p>—Je lui dirai que c’est passé! Non, je me ferai tout de même délacer.
-Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis
-grise... ma chère... mais grise à tomber si je me levais.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Joseph</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 21 juillet 1885.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_199">199</span>
- <h2 id="ch_12">L’AUBERGE.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">P</span><span class="smcap2">areille</span> à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les
-Hautes-Alpes, au pied des glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus
-qui coupent les sommets blancs des montagnes, l’auberge de Schwarenbach
-sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi.</p>
-
-<p>Pendant six mois elle reste ouverte, habitée par la famille de Jean
-Hauser; puis, dès que les neiges s’amoncellent, emplissant le vallon et
-rendant impraticable la descente sur Loëche, les femmes, le père et les
-trois fils s’en vont, et laissent pour garder la maison le vieux guide
-Gaspard Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et Sam, le gros chien de
-montagne.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span></p>
-
-<p>Les deux hommes et la bête demeurent jusqu’au printemps dans cette
-prison de neige, n’ayant devant les yeux que la pente immense et
-blanche du Balmhorn, entourés de sommets pâles et luisants, enfermés,
-bloqués, ensevelis sous la neige qui monte autour d’eux, enveloppe,
-étreint, écrase la petite maison, s’amoncelle sur le toit, atteint les
-fenêtres et mure la porte.</p>
-
-<p>C’était le jour où la famille Hauser allait retourner à Loëche, l’hiver
-approchant et la descente devenant périlleuse.</p>
-
-<p>Trois mulets partirent en avant, chargés de hardes et de bagages et
-conduits par les trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa fille
-Louise montèrent sur un quatrième mulet, et se mirent en route à leur
-tour.</p>
-
-<p>Le père les suivait accompagné des deux gardiens qui devaient escorter
-la famille jusqu’au sommet de la descente.</p>
-
-<p>Ils contournèrent d’abord le petit lac, gelé maintenant au fond du
-grand trou de rochers qui s’étend devant l’auberge, puis ils suivirent
-le vallon clair comme un drap et dominé de tous côtés par des sommets
-de neige.</p>
-
-<p>Une averse de soleil tombait sur ce désert blanc éclatant et glacé,
-l’allumait d’une flamme aveuglante et froide; aucune vie n’apparaissait
-dans cet océan des monts; aucun mouvement <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> dans cette solitude
-démesurée; aucun bruit n’en troublait le profond silence.</p>
-
-<p>Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi, un grand suisse aux longues
-jambes, laissa derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard Hari,
-pour rejoindre le mulet qui portait les deux femmes.</p>
-
-<p>La plus jeune le regardait venir, semblait l’appeler d’un œil triste.
-C’était une petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses et les
-cheveux pâles paraissaient décolorés par les longs séjours au milieu
-des glaces.</p>
-
-<p>Quand il eut rejoint la bête qui la portait, il posa la main sur
-la croupe et ralentit le pas. La mère Hauser se mit à lui parler,
-énumérant avec des détails infinis toutes les recommandations de
-l’hivernage. C’était la première fois qu’il restait là-haut, tandis
-que le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers sous la neige dans
-l’auberge de Schwarenbach.</p>
-
-<p>Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l’air de comprendre, et regardait
-sans cesse la jeune fille. De temps en temps il répondait: «Oui, madame
-Hauser.» Mais sa pensée semblait loin et sa figure calme demeurait
-impassible.</p>
-
-<p>Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée
-s’étendait, toute plate, <span class="pagenum" id="Page_202">202</span> au fond du val. A droite, le Daubenhorn
-montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du
-glacier de Lœmmern que dominait le Wildstrubel.</p>
-
-<p>Comme ils approchaient du col de la Gemmi, où commence la descente sur
-Loëche, ils découvrirent tout à coup l’immense horizon des Alpes du
-Valais dont les séparait la profonde et large vallée du Rhône.</p>
-
-<p>C’était, au loin, un peuple de sommets blancs, inégaux, écrasés ou
-pointus et luisants sous le soleil: le Mischabel avec ses deux cornes,
-le puissant massif du Wissehorn, le lourd Brunnegghorn, la haute et
-redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d’hommes, et la Dent-Blanche,
-cette monstrueuse coquette.</p>
-
-<p>Puis, au-dessous d’eux, dans un trou démesuré, au fond d’un abîme
-effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des
-grains de sable jetés dans cette crevasse énorme que finit et que ferme
-la Gemmi, et qui s’ouvre, là-bas, sur le Rhône.</p>
-
-<p>Le mulet s’arrêta au bord du sentier qui va, serpentant, tournant sans
-cesse et revenant, fantastique et merveilleux, le long de la montagne
-droite, jusqu’à ce petit village presque invisible, à son pied. Les
-femmes sautèrent dans la neige.</p>
-
-<p>Les deux vieux les avaient rejoints.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p>
-
-<p>—Allons, dit le père Hauser, adieu et bon courage, à l’an prochain,
-les amis.</p>
-
-<p>Le père Hari répéta: «A l’an prochain.»</p>
-
-<p>Ils s’embrassèrent. Puis M<sup>me</sup> Hauser, à son tour, tendit ses joues;
-et la jeune fille en fit autant. Quand ce fut le tour d’Ulrich Kunsi,
-il murmura dans l’oreille de Louise: «N’oubliez point ceux d’en haut.»
-Elle répondit «non», si bas qu’il devina sans l’entendre.</p>
-
-<p>—Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et bonne santé.</p>
-
-<p>Et, passant devant les femmes, il commença à descendre.</p>
-
-<p>Ils disparurent bientôt tous les trois au premier détour du chemin.</p>
-
-<p>Et les deux hommes s’en retournèrent vers l’auberge de Schwarenbach.</p>
-
-<p>Ils allaient lentement, côte à côte, sans parler. C’était fini, ils
-resteraient seuls face à face, quatre ou cinq mois.</p>
-
-<p>Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa vie de l’autre hiver. Il était
-demeuré avec Michel Canol, trop âgé maintenant pour recommencer; car un
-accident peut arriver pendant cette longue solitude. Ils ne s’étaient
-pas ennuyés, d’ailleurs; le tout était d’en prendre son parti dès le
-premier jour; et on finissait par se créer des distractions, des jeux,
-beaucoup de passe-temps.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p>
-
-<p>Ulrich Kunsi l’écoutait, les yeux baissés, suivant en pensée ceux qui
-descendaient vers le village par tous les festons de la Gemmi.</p>
-
-<p>Bientôt ils aperçurent l’auberge, à peine visible, si petite, un point
-noir au pied de la monstrueuse vague de neige.</p>
-
-<p>Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien frisé, se mit à gambader autour
-d’eux.</p>
-
-<p>—Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous n’avons plus de femme
-maintenant, il faut préparer le dîner, tu vas éplucher les pommes de
-terre.</p>
-
-<p>Et tous deux, s’asseyant sur des escabeaux de bois, commencèrent à
-tremper la soupe.</p>
-
-<p>La matinée du lendemain sembla longue à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari
-fumait et crachait dans l’âtre, tandis que le jeune homme regardait par
-la fenêtre l’éclatante montagne en face de la maison.</p>
-
-<p>Il sortit dans l’après-midi, et refaisant le trajet de la veille, il
-cherchait sur le sol les traces des sabots du mulet qui avait porté les
-deux femmes. Puis quand il fut au col de la Gemmi, il se coucha sur le
-ventre au bord de l’abîme, et regarda Loëche.</p>
-
-<p>Le village dans son puits de rocher n’était pas encore noyé sous la
-neige, bien qu’elle vînt tout près de lui, arrêtée net par les forêts
-de sapins qui protégeaient ses environs. Ses <span class="pagenum" id="Page_205">205</span> maisons basses
-ressemblaient, de là-haut, à des pavés, dans une prairie.</p>
-
-<p>La petite Hauser était là, maintenant, dans une de ces demeures grises.
-Dans laquelle? Ulrich Kunsi se trouvait trop loin pour les distinguer
-séparément. Comme il aurait voulu descendre, pendant qu’il le pouvait
-encore!</p>
-
-<p>Mais le soleil avait disparu derrière la grande cime de Wildstrubel;
-et le jeune homme rentra. Le père Hari fumait. En voyant revenir son
-compagnon, il lui proposa une partie de cartes; et ils s’assirent en
-face l’un de l’autre des deux côtés de la table.</p>
-
-<p>Ils jouèrent longtemps, un jeu simple qu’on nomme la brisque, puis,
-ayant soupé, ils se couchèrent.</p>
-
-<p>Les jours qui suivirent furent pareils au premier, clairs et froids,
-sans neige nouvelle. Le vieux Gaspard passait ses après-midi à guetter
-les aigles et les rares oiseaux qui s’aventurent sur ces sommets
-glacés, tandis que Ulrich retournait régulièrement au col de la Gemmi
-pour contempler le village. Puis ils jouaient aux cartes, aux dés, aux
-dominos, gagnaient et perdaient de petits objets pour intéresser leur
-partie.</p>
-
-<p>Un matin, Hari, levé le premier, appela son compagnon. Un nuage
-mouvant, profond <span class="pagenum" id="Page_206">206</span> et léger, d’écume blanche s’abattait sur eux,
-autour d’eux, sans bruit, les ensevelissait peu à peu sous un épais et
-sourd matelas de mousse. Cela dura quatre jours et quatre nuits. Il
-fallut dégager la porte et les fenêtres, creuser un couloir et tailler
-des marches pour s’élever sur cette poudre de glace que douze heures de
-gelée avaient rendue plus dure que le granit des moraines.</p>
-
-<p>Alors, ils vécurent comme des prisonniers, ne s’aventurant plus
-guère en dehors de leur demeure. Ils s’étaient partagé les besognes
-qu’ils accomplissaient régulièrement. Ulrich Kunsi se chargeait des
-nettoyages, des lavages, de tous les soins et de tous les travaux de
-propreté. C’était lui aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard
-Hari faisait la cuisine et entretenait le feu. Leurs ouvrages,
-réguliers et monotones, étaient interrompus par de longues parties de
-cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient, étant tous deux calmes
-et placides. Jamais même ils n’avaient d’impatiences, de mauvaise
-humeur, ni de paroles aigres, car ils avaient fait provision de
-résignation pour cet hivernage sur les sommets.</p>
-
-<p>Quelquefois, le vieux Gaspard prenait son fusil et s’en allait à la
-recherche des chamois; il en tuait de temps en temps. C’était alors
-<span class="pagenum" id="Page_207">207</span> fête dans l’auberge de Schwarenbach et grand festin de chair
-fraîche.</p>
-
-<p>Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre du dehors marquait dix-huit
-au-dessous de glace. Le soleil n’étant pas encore levé, le chasseur
-espérait surprendre les bêtes aux abords du Wildstrubel.</p>
-
-<p>Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu’à dix heures. Il était d’un
-naturel dormeur; mais il n’eût point osé s’abandonner ainsi à son
-penchant en présence du vieux guide toujours ardent et matinal.</p>
-
-<p>Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait aussi ses jours et ses nuits
-à dormir devant le feu; puis il se sentit triste, effrayé même de la
-solitude, et saisi par le besoin de la partie de cartes quotidienne,
-comme on l’est par le désir d’une habitude invincible.</p>
-
-<p>Alors il sortit pour aller au-devant de son compagnon qui devait
-rentrer à quatre heures.</p>
-
-<p>La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses,
-effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre
-les sommets immenses, qu’une immense cuve blanche régulière, aveuglante
-et glacée.</p>
-
-<p>Depuis trois semaines, Ulrich n’était plus revenu au bord de l’abîme
-d’où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les
-pentes qui conduisaient à Wildstrubel. <span class="pagenum" id="Page_208">208</span> Loëche maintenant était
-aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère,
-ensevelies sous ce manteau pâle.</p>
-
-<p>Puis, tournant à droite, il gagna le glacier de Lœmmern. Il allait de
-son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige
-aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit
-point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée.</p>
-
-<p>Quand il fut au bord du glacier, il s’arrêta, se demandant si le vieux
-avait bien pris ce chemin; puis il se mit à longer les moraines d’un
-pas plus rapide et plus inquiet.</p>
-
-<p>Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gelé
-courait par souffles brusques sur leur surface de cristal. Ulrich
-poussa un cri d’appel aigu, vibrant, prolongé. La voix s’envola dans
-le silence de mort où dormaient les montagnes; elle courut au loin,
-sur les vagues immobiles et profondes d’écume glaciale, comme un cri
-d’oiseau sur les vagues de la mer; puis elle s’éteignit et rien ne lui
-répondit.</p>
-
-<p>Il se remit à marcher. Le soleil s’était enfoncé, là-bas, derrière
-les cimes que les reflets du ciel empourpraient encore; mais les
-profondeurs de la vallée devenaient grises. Et le jeune homme eut peur
-tout à coup. Il lui <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> sembla que le silence, le froid, la solitude,
-la mort hivernale de ces monts entraient en lui, allaient arrêter et
-geler son sang, raidir ses membres, faire de lui un être immobile et
-glacé. Et il se mit à courir, s’enfuyant vers sa demeure. Le vieux,
-pensait-il, était rentré pendant son absence. Il avait pris un autre
-chemin; il serait assis devant le feu, avec un chamois mort à ses pieds.</p>
-
-<p>Bientôt il aperçut l’auberge. Aucune fumée n’en sortait. Ulrich courut
-plus vite, ouvrit la porte. Sam s’élança pour le fêter, mais Gaspard
-Hari n’était point revenu.</p>
-
-<p>Effaré, Kunzi tournait sur lui-même, comme s’il se fût attendu à
-découvrir son compagnon caché dans un coin. Puis il ralluma le feu et
-fit la soupe, espérant toujours voir revenir le vieillard.</p>
-
-<p>De temps en temps, il sortait pour regarder s’il n’apparaissait pas.
-La nuit était tombée, la nuit blafarde des montagnes, la nuit pâle, la
-nuit livide qu’éclairait, au bord de l’horizon, un croissant jaune et
-fin prêt à tomber derrière les sommets.</p>
-
-<p>Puis le jeune homme rentrait, s’asseyait, se chauffait les pieds et les
-mains en rêvant aux accidents possibles.</p>
-
-<p>Gaspard avait pu se casser une jambe, tomber dans un trou, faire un
-faux pas qui <span class="pagenum" id="Page_210">210</span> lui avait tordu la cheville. Et il restait étendu
-dans la neige, saisi, raidi par le froid, l’âme en détresse, criant,
-perdu, criant peut-être au secours, appelant de toute la force de sa
-gorge dans le silence de la nuit.</p>
-
-<p>Mais où? La montagne était si vaste, si rude, si périlleuse aux
-environs, surtout en cette saison, qu’il aurait fallu être dix ou vingt
-guides et marcher pendant huit jours dans tous les sens pour trouver un
-homme en cette immensité.</p>
-
-<p>Ulrich Kunzi, cependant, se résolut à partir avec Sam si Gaspard Hari
-n’était point revenu entre minuit et une heure du matin.</p>
-
-<p>Et il fit ses préparatifs.</p>
-
-<p>Il mit deux jours de vivres dans un sac, prit ses crampons d’acier,
-roula autour de sa taille une corde longue, mince et forte, vérifia
-l’état de son bâton ferré et de la hachette qui sert à tailler des
-degrés dans la glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans la
-cheminée; le gros chien ronflait sous la clarté de la flamme; l’horloge
-battait comme un cœur ses coups réguliers dans sa gaine de bois sonore.</p>
-
-<p>Il attendait, l’oreille éveillée aux bruits lointains, frissonnant
-quand le vent léger frôlait le toit et les murs.</p>
-
-<p>Minuit sonna; il tressaillit. Puis, comme il se sentait frémissant et
-apeuré, il posa de l’eau <span class="pagenum" id="Page_211">211</span> sur le feu, afin de boire du café bien
-chaud avant de se mettre en route.</p>
-
-<p>Quand l’horloge fit tinter une heure, il se dressa, réveilla Sam,
-ouvrit la porte et s’en alla dans la direction du Wildstrubel. Pendant
-cinq heures, il monta, escaladant des rochers au moyen de ses crampons,
-taillant la glace, avançant toujours et parfois hâlant, au bout de sa
-corde, le chien resté en bas d’un escarpement trop rapide. Il était six
-heures environ, quand il atteignit un des sommets où le vieux Gaspard
-venait souvent à la recherche des chamois.</p>
-
-<p>Et il attendit que le jour se levât.</p>
-
-<p>Le ciel pâlissait sur sa tête; et soudain une lueur bizarre, née on
-ne sait d’où, éclaira brusquement l’immense océan des cimes pâles qui
-s’étendaient à cent lieues autour de lui. On eût dit que cette clarté
-vague sortait de la neige elle-même pour se répandre dans l’espace.
-Peu à peu les sommets lointains les plus hauts devinrent tous d’un
-rose tendre comme de la chair, et le soleil rouge apparut derrière les
-lourds géants des Alpes bernoises.</p>
-
-<p>Ulrich Kunzi se remit en route. Il allait comme un chasseur, courbé,
-épiant des traces, disant au chien: «Cherche, mon gros, cherche.»</p>
-
-<p>Il redescendait la montagne à présent, <span class="pagenum" id="Page_212">212</span> fouillant de l’œil les
-gouffres, et parfois appelant, jetant un cri prolongé, mort bien vite
-dans l’immensité muette. Alors, il collait à terre l’oreille, pour
-écouter; il croyait distinguer une voix, se mettait à courir, appelait
-de nouveau, n’entendait plus rien et s’asseyait épuisé, désespéré. Vers
-midi, il déjeuna et fit manger Sam, aussi las que lui-même. Puis il
-recommença ses recherches.</p>
-
-<p>Quand le soir vint, il marchait encore, ayant parcouru cinquante
-kilomètres de montagne. Comme il se trouvait trop loin de sa maison
-pour y rentrer, et trop fatigué pour se traîner plus longtemps, il
-creusa un trou dans la neige et s’y blottit avec son chien, sous une
-couverture qu’il avait apportée. Et ils se couchèrent l’un contre
-l’autre, l’homme et la bête, chauffant leurs corps l’un à l’autre et
-gelés jusqu’aux moelles cependant.</p>
-
-<p>Ulrich ne dormit guère, l’esprit hanté de visions, les membres secoués
-de frissons.</p>
-
-<p>Le jour allait paraître quand il se releva. Ses jambes étaient raides
-comme des barres de fer, son âme faible à le faire crier d’angoisse,
-son cœur palpitant à le laisser choir d’émotion dès qu’il croyait
-entendre un bruit quelconque.</p>
-
-<p>Il pensa soudain qu’il allait aussi mourir de froid dans cette
-solitude, et l’épouvante de <span class="pagenum" id="Page_213">213</span> cette mort, fouettant son énergie,
-réveilla sa vigueur.</p>
-
-<p>Il descendait maintenant vers l’auberge, tombant, se relevant, suivi de
-loin par Sam, qui boitait sur trois pattes.</p>
-
-<p>Ils atteignirent Schwarenbach seulement vers quatre heures de
-l’après-midi. La maison était vide. Le jeune homme fit du feu, mangea
-et s’endormit, tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.</p>
-
-<p>Il dormit longtemps, très longtemps, d’un sommeil invincible. Mais
-soudain, une voix, un cri, un nom: «Ulrich», secoua son engourdissement
-profond et le fit se dresser. Avait-il rêvé? Était-ce un de ces
-appels bizarres qui traversent les rêves des âmes inquiètes? Non, il
-l’entendait encore, ce cri vibrant, entré dans son oreille et resté
-dans sa chair jusqu’au bout de ses doigts nerveux. Certes, on avait
-crié; on avait appelé: «Ulrich!» Quelqu’un était là, près de la maison.
-Il n’en pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et hurla: «C’est toi,
-Gaspard!» de toute la puissance de sa gorge.</p>
-
-<p>Rien ne répondit; aucun son, aucun murmure, aucun gémissement, rien. Il
-faisait nuit. La neige était blême.</p>
-
-<p>Le vent s’était levé, le vent glacé qui brise les pierres et ne laisse
-rien de vivant sur ces <span class="pagenum" id="Page_214">214</span> hauteurs abandonnées. Il passait par
-souffles brusques plus desséchants et plus mortels que le vent de feu
-du désert. Ulrich, de nouveau, cria: «Gaspard!—Gaspard!—Gaspard!»</p>
-
-<p>Puis il attendit. Tout demeura muet sur la montagne! Alors une
-épouvante le secoua jusqu’aux os. D’un bond il rentra dans l’auberge,
-ferma la porte et poussa les verrous; puis il tomba grelottant sur une
-chaise, certain qu’il venait d’être appelé par son camarade au moment
-où il rendait l’esprit.</p>
-
-<p>De cela il était sûr, comme on est sûr de vivre ou de manger du pain.
-Le vieux Gaspard Hari avait agonisé pendant deux jours et trois nuits
-quelque part, dans un trou, dans un de ces profonds ravins immaculés
-dont la blancheur est plus sinistre que les ténèbres des souterrains.
-Il avait agonisé pendant deux jours et trois nuits, et il venait de
-mourir tout à l’heure en pensant à son compagnon. Et son âme, à peine
-libre, s’était envolée vers l’auberge où dormait Ulrich, et elle
-l’avait appelé de par la vertu mystérieuse et terrible qu’ont les âmes
-des morts de hanter les vivants. Elle avait crié, cette âme sans voix,
-dans l’âme accablée du dormeur; elle avait crié son adieu dernier, ou
-son reproche, ou sa malédiction sur l’homme qui n’avait point assez
-cherché.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_215">215</span></p>
-
-<p>Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière le mur, derrière la porte
-qu’il venait de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau de nuit qui
-frôle de ses plumes une fenêtre éclairée; et le jeune homme éperdu
-était prêt à hurler d’horreur. Il voulait s’enfuir et n’osait point
-sortir; il n’osait point et n’oserait plus désormais, car le fantôme
-resterait là, jour et nuit, autour de l’auberge, tant que le corps du
-vieux guide n’aurait pas été retrouvé et déposé dans la terre bénite
-d’un cimetière.</p>
-
-<p>Le jour vint et Kunzi reprit un peu d’assurance au retour brillant
-du soleil. Il prépara son repas, fit la soupe de son chien, puis il
-demeura sur une chaise, immobile, le cœur torturé, pensant au vieux
-couché sur la neige.</p>
-
-<p>Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne, des terreurs nouvelles
-l’assaillirent. Il marchait maintenant dans la cuisine noire, éclairée
-à peine par la flamme d’une chandelle, il marchait d’un bout à l’autre
-de la pièce, à grands pas, écoutant, écoutant si le cri effrayant de
-l’autre nuit n’allait pas encore traverser le silence morne du dehors.
-Et il se sentait seul, le misérable, comme aucun homme n’avait jamais
-été seul! Il était seul dans cet immense désert de neige, seul à deux
-mille mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus des maisons
-humaines, au-dessus de <span class="pagenum" id="Page_216">216</span> la vie qui s’agite, bruit et palpite,
-seul dans le ciel glacé! Une envie folle le tenaillait de se sauver
-n’importe où, n’importe comment, de descendre à Loëche en se jetant
-dans l’abîme; mais il n’osait seulement pas ouvrir la porte, sûr que
-l’autre, le mort, lui barrerait la route, pour ne pas rester seul non
-plus là-haut.</p>
-
-<p>Vers minuit, las de marcher, accablé d’angoisse et de peur, il
-s’assoupit enfin sur une chaise, car il redoutait son lit comme on
-redoute un lieu hanté.</p>
-
-<p>Et soudain le cri strident de l’autre soir lui déchira les oreilles, si
-suraigu qu’Ulrich étendit les bras pour repousser le revenant, et il
-tomba sur le dos avec son siège.</p>
-
-<p>Sam, réveillé par le bruit, se mit à hurler comme hurlent les chiens
-effrayés, et il tournait autour du logis cherchant d’où venait le
-danger. Parvenu près de la porte, il flaira dessous, soufflant et
-reniflant avec force, le poil hérissé, la queue droite et grognant.</p>
-
-<p>Kunzi, éperdu, s’était levé et, tenant par un pied sa chaise, il cria:
-«N’entre pas, n’entre pas, n’entre pas ou je te tue.» Et le chien,
-excité par cette menace, aboyait avec fureur contre l’invisible ennemi
-que défiait la voix de son maître.</p>
-
-<p>Sam, peu à peu, se calma et revint s’étendre <span class="pagenum" id="Page_217">217</span> auprès du foyer, mais
-il demeura inquiet, la tête levée, les yeux brillants et grondant entre
-ses crocs.</p>
-
-<p>Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais comme il se sentait défaillir
-de terreur, il alla chercher une bouteille d’eau-de-vie dans le buffet,
-et il en but, coup sur coup, plusieurs verres. Ses idées devenaient
-vagues; son courage s’affermissait; une fièvre de feu glissait dans ses
-veines.</p>
-
-<p>Il ne mangea guère le lendemain, se bornant à boire de l’alcool. Et
-pendant plusieurs jours de suite il vécut, saoul comme une brute. Dès
-que la pensée de Gaspard Hari lui revenait, il recommençait à boire
-jusqu’à l’instant où il tombait sur le sol, abattu par l’ivresse. Et
-il restait là, sur la face, ivre mort, les membres rompus, ronflant,
-le front par terre. Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant
-et brûlant, que le cri toujours le même «Ulrich!» le réveillait comme
-une balle qui lui aurait percé le crâne; et il se dressait chancelant
-encore, étendant les mains pour ne point tomber, appelant Sam à son
-secours. Et le chien, qui semblait devenir fou comme son maître, se
-précipitait sur la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait de
-ses longues dents blanches, tandis que le jeune homme, le col renversé,
-la tête en l’air, avalait <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> à pleines gorgées, comme de l’eau
-fraîche après une course, l’eau-de-vie qui tout à l’heure endormirait
-de nouveau sa pensée, et son souvenir, et sa terreur éperdue.</p>
-
-<p>En trois semaines, il absorba toute sa provision d’alcool. Mais cette
-saoulerie continue ne faisait qu’assoupir son épouvante qui se réveilla
-plus furieuse dès qu’il lui fut impossible de la calmer. L’idée fixe
-alors, exaspérée par un mois d’ivresse, et grandissant sans cesse dans
-l’absolue solitude, s’enfonçait en lui à la façon d’une vrille. Il
-marchait maintenant dans sa demeure ainsi qu’une bête en cage, collant
-son oreille à la porte pour écouter si l’autre était là, et le défiant,
-à travers le mur.</p>
-
-<p>Puis, dès qu’il sommeillait, vaincu par la fatigue, il entendait la
-voix qui le faisait bondir sur ses pieds.</p>
-
-<p>Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés à bout, il se précipita sur
-la porte et l’ouvrit pour voir celui qui l’appelait et pour le forcer à
-se taire.</p>
-
-<p>Il reçut en plein visage un souffle d’air froid qui le glaça jusqu’aux
-os et il referma le battant et poussa les verrous, sans remarquer que
-Sam s’était élancé dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois au feu,
-et s’assit devant pour se chauffer; mais soudain il tressaillit, <span class="pagenum" id="Page_219">219</span>
-quelqu’un grattait le mur en pleurant.</p>
-
-<p>Il cria éperdu: «Va-t’en.» Une plainte lui répondit, longue et
-douloureuse.</p>
-
-<p>Alors tout ce qui lui restait de raison fut emporté par la terreur. Il
-répétait «Va-t’en» en tournant sur lui-même pour trouver un coin où
-se cacher. L’autre, pleurant toujours, passait le long de la maison
-en se frottant contre le mur. Ulrich s’élança vers le buffet de chêne
-plein de vaisselle et de provisions, et, le soulevant avec une force
-surhumaine, il le traîna jusqu’à la porte, pour s’appuyer d’une
-barricade. Puis, entassant les uns sur les autres tout ce qui restait
-de meubles, les matelas, les paillasses, les chaises, il boucha la
-fenêtre comme on fait lorsqu’un ennemi vous assiège.</p>
-
-<p>Mais celui du dehors poussait maintenant de grands gémissements
-lugubres auxquels le jeune homme se mit à répondre par des gémissements
-pareils.</p>
-
-<p>Et des jours et des nuits se passèrent sans qu’ils cessassent de hurler
-l’un et l’autre. L’un tournait sans cesse autour de la maison et
-fouillait la muraille de ses ongles avec tant de force qu’il semblait
-vouloir la démolir; l’autre, au dedans, suivait tous ses mouvements,
-courbé, l’oreille collée contre la pierre, et il <span class="pagenum" id="Page_220">220</span> répondait à tous
-ses appels par d’épouvantables cris.</p>
-
-<p>Un soir, Ulrich n’entendit plus rien, et il s’assit, tellement brisé de
-fatigue qu’il s’endormit aussitôt.</p>
-
-<p>Il se réveilla sans un souvenir, sans une pensée, comme si toute sa
-tête se fût vidée pendant ce sommeil accablé. Il avait faim, il mangea.</p>
-
-<p class="dottedline2">&#160;</p>
-
-<p>L’hiver était fini. Le passage de la Gemmi redevenait praticable; et la
-famille Hauser se mit en route pour rentrer dans son auberge.</p>
-
-<p>Dès qu’elles eurent atteint le haut de la montée les femmes grimpèrent
-sur leur mulet, et elles parlèrent des deux hommes qu’elles allaient
-retrouver tout à l’heure.</p>
-
-<p>Elles s’étonnaient que l’un d’eux ne fût pas descendu quelques jours
-plus tôt, dès que la route était devenue possible, pour donner des
-nouvelles de leur long hivernage.</p>
-
-<p>On aperçut enfin l’auberge encore couverte et capitonnée de neige. La
-porte et la fenêtre étaient closes; un peu de fumée sortait du toit,
-ce qui rassura le père Hauser. Mais en approchant, il aperçut, sur le
-seuil, un squelette d’animal dépecé par les aigles, un grand squelette
-couché sur le flanc.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_221">221</span></p>
-
-<p>Tous l’examinèrent: «Ça doit être Sam», dit la mère. Et elle appela:
-«Hé, Gaspard.» Un cri répondit à l’intérieur, un cri aigu, qu’on eût
-dit poussé par une bête. Le père Hauser répéta: «Hé, Gaspard.» Un autre
-cri pareil au premier se fit entendre.</p>
-
-<p>Alors les trois hommes, le père et les deux fils, essayèrent d’ouvrir
-la porte. Elle résista. Ils prirent dans l’étable vide une longue
-poutre comme bélier, et la lancèrent à toute volée. Le bois cria,
-céda, les planches volèrent en morceaux; puis un grand bruit ébranla
-la maison et ils aperçurent dedans, derrière le buffet écroulé, un
-homme debout, avec des cheveux qui lui tombaient aux épaules, une barbe
-qui lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants et des lambeaux
-d’étoffe sur le corps.</p>
-
-<p>Ils ne le reconnaissaient point, mais Louise Hauser s’écria: «C’est
-Ulrich, maman.» Et la mère constata que c’était Ulrich, bien que ses
-cheveux fussent blancs.</p>
-
-<p>Il les laissa venir; il se laissa toucher; mais il ne répondit point
-aux questions qu’on lui posa; et il fallut le conduire à Loëche où les
-médecins constatèrent qu’il était fou.</p>
-
-<p>Et personne ne sut jamais ce qu’était devenu son compagnon.</p>
-
-<p>La petite Hauser faillit mourir, cet été-là, <span class="pagenum" id="Page_222">222</span> d’une maladie de
-langueur qu’on attribua au froid de la montagne.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>L’Auberge</i> a paru dans <i>Les Lettres et les Arts</i> du
- 1<sup>er</sup> septembre 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum" id="Page_225">225</span>
- <h2 id="ch_13">LE VAGABOND.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">D</span><span class="smcap2">epuis</span> quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail.
-Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que
-l’ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon
-sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa
-famille, lui, fils aîné, n’ayant plus qu’à croiser ses bras vigoureux,
-dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux
-sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu; et lui, Jacques Randel,
-le plus fort, ne faisait rien parce qu’il n’avait rien à faire, et
-mangeait la soupe des autres.</p>
-
-<p>Alors, il s’était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu
-qu’on trouvait à s’occuper dans le Centre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_226">226</span></p>
-
-<p>Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept
-francs dans sa poche et portant sur l’épaule, dans un mouchoir bleu
-attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une
-culotte et une chemise.</p>
-
-<p>Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les
-interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver
-jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l’ouvrage.</p>
-
-<p>Il s’entêta d’abord à cette idée qu’il ne devait travailler qu’à la
-charpente, puisqu’il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers
-où il se présenta, on répondit qu’on venait de congédier des hommes,
-faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources,
-à accomplir toutes les besognes qu’il rencontrerait sur son chemin.</p>
-
-<p>Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d’écurie, scieur de pierres;
-il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du
-mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela
-moyennant quelques sous, car il n’obtenait, de temps en temps, deux
-ou trois jours de travail qu’en se proposant à vil prix, pour tenter
-l’avarice des patrons et des paysans.</p>
-
-<p>Et maintenant, depuis une semaine, il ne <span class="pagenum" id="Page_227">227</span> trouvait plus rien, il
-n’avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des
-femmes qu’il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des
-routes.</p>
-
-<p>Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le
-ventre vide, l’âme en détresse, marchait nu-pieds sur l’herbe au bord
-du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l’autre
-n’existant plus depuis longtemps déjà. C’était un samedi, vers la
-fin de l’automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et
-rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On
-sentait qu’il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette
-tombée de jour, la veille d’un dimanche. De place en place, dans les
-champs, s’élevaient, pareilles à des champignons jaunes, monstrueux,
-des meules de paille égrenées; et les terres semblaient nues, étant
-ensemencées déjà pour l’autre année.</p>
-
-<p>Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les
-loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire
-moins de pas, et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les
-yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec
-l’envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu’il
-<span class="pagenum" id="Page_228">228</span> rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe.</p>
-
-<p>Il regardait les bords de la route avec l’image, dans les yeux, de
-pommes de terre défouies, restées sur le sol retourné. S’il en avait
-trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu
-dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond,
-qu’il eût tenu d’abord, brûlant, dans ses mains froides.</p>
-
-<p>Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une
-betterave crue, arrachée dans un sillon.</p>
-
-<p>Depuis deux jours il parlait haut en allongeant le pas sous l’obsession
-de ses idées. Il n’avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son
-esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle.
-Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d’un travail
-introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l’herbe,
-le jeûne, le mépris qu’il sentait chez les sédentaires pour le
-vagabond, cette question posée chaque jour: «Pourquoi ne restez-vous
-pas chez vous?» le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants
-qu’il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la
-maison et qui n’avaient guère de sous, non plus, l’emplissaient peu à
-peu d’une colère lente, amassée <span class="pagenum" id="Page_229">229</span> chaque jour, chaque heure, chaque
-minute, et qui s’échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes
-et grondantes.</p>
-
-<p>Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il
-grognait: «Misère... misère... tas de cochons... laisser crever de faim
-un homme... un charpentier... tas de cochons... pas quatre sous... pas
-quatre sous... v’là qu’il pleut... tas de cochons!...»</p>
-
-<p>Il s’indignait de l’injustice du sort et s’en prenait aux hommes, à
-tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est
-inéquitable, féroce et perfide.</p>
-
-<p>Il répétait, les dents serrées: «Tas de cochons!» en regardant la
-mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et,
-sans réfléchir à cette autre injustice, humaine celle-là, qui se nomme
-violence et vol, il avait envie d’entrer dans une de ces demeures,
-d’assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place.</p>
-
-<p>Il disait: «J’ai pas le droit de vivre, maintenant... puisqu’on me
-laisse crever de faim... je ne demande qu’à travailler, pourtant...
-tas de cochons!» Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son
-ventre, la souffrance de son cœur lui montaient à la tête comme une
-ivresse redoutable, et faisaient naître, en <span class="pagenum" id="Page_230">230</span> son cerveau, cette
-idée simple: «J’ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l’air
-est à tout le monde. Alors, donc, on n’a pas le droit de me laisser
-sans pain!»</p>
-
-<p>La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s’arrêta et murmura:
-«Misère... encore un mois de route avant de rentrer à la maison...»
-Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu’il trouverait
-plutôt à s’occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant
-n’importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le
-suspectait.</p>
-
-<p>Puisque la charpente n’allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur
-de plâtre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que
-vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.</p>
-
-<p>Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin
-d’empêcher l’eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine.
-Mais il sentit bientôt qu’elle traversait déjà la mince toile de ses
-vêtements et il jeta autour de lui un regard d’angoisse, d’être perdu
-qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n’a pas
-un abri par le monde.</p>
-
-<p>La nuit venait, couvrant d’ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans
-un pré, une tache sombre sur l’herbe, une vache. Il <span class="pagenum" id="Page_231">231</span> enjamba le
-fossé de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu’il faisait.</p>
-
-<p>Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa:
-«Si seulement j’avais un pot, je pourrais boire un peu de lait.»</p>
-
-<p>Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui
-lançant dans le flanc un grand coup de pied: «Debout!» dit-il.</p>
-
-<p>La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde
-mamelle; alors l’homme se coucha sur le dos, entre les pattes de
-l’animal, et il but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains
-le pis gonflé, chaud, et qui sentait l’étable. Il but tant qu’il resta
-du lait dans cette source vivante.</p>
-
-<p>Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue
-sans lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumière
-qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d’une maison.</p>
-
-<p>La vache s’était recouchée, lourdement. Il s’assit à côté d’elle, en
-lui flattant la tête, reconnaissant d’avoir été nourri. Le souffle
-épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de
-vapeur dans l’air du soir, passait sur la face de l’ouvrier qui se mit
-à dire: «Tu n’as pas froid là dedans, toi.»</p>
-
-<p>Maintenant, il promenait ses mains sur le <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> poitrail, sous les
-pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle
-de se coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il
-chercha donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre
-la mamelle puissante qui l’avait abreuvé tout à l’heure. Puis, comme il
-était brisé de fatigue, il s’endormit tout à coup.</p>
-
-<p>Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon
-qu’il appliquait l’un ou l’autre sur le flanc de l’animal; alors il se
-retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était
-restée à l’air de la nuit; et il se rendormit bientôt de son sommeil
-accablé.</p>
-
-<p>Un coq chantant le mit debout. L’aube allait paraître; il ne pleuvait
-plus; le ciel était pur.</p>
-
-<p>La vache se reposait, le mufle sur le sol; il se baissa en s’appuyant
-sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il
-dit: «Adieu, ma belle... à une autre fois... t’es une bonne bête...
-Adieu...»</p>
-
-<p>Puis il mit ses souliers, et s’en alla.</p>
-
-<p>Pendant deux heures, il marcha devant lui, suivant toujours la même
-route; puis une lassitude l’envahit si grande, qu’il s’assit dans
-l’herbe.</p>
-
-<p>Le jour était venu; les cloches des églises <span class="pagenum" id="Page_233">233</span> sonnaient, des hommes
-en blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés
-en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux
-villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents.</p>
-
-<p>Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons
-inquiets et bêlants qu’un chien rapide maintenait en troupeau.</p>
-
-<p>Randel se leva, salua: «Vous n’auriez pas du travail pour un ouvrier
-qui meurt de faim?» dit-il.</p>
-
-<p>L’autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant:</p>
-
-<p>—Je n’ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les
-routes.</p>
-
-<p>Et le charpentier retourna s’asseoir sur le fossé.</p>
-
-<p>Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et
-cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa
-prière.</p>
-
-<p>Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d’or
-ornait le ventre.</p>
-
-<p>—Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien; et
-je n’ai plus un sou dans ma poche.</p>
-
-<p>Le demi-monsieur répliqua: «Vous auriez <span class="pagenum" id="Page_234">234</span> dû lire l’avis affiché à
-l’entrée du pays.—La mendicité est interdite sur le territoire de la
-commune.—Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien
-vite, je vais vous faire ramasser.»</p>
-
-<p>Randel, que la colère gagnait, murmura: «Faites-moi ramasser si vous
-voulez, j’aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins.»</p>
-
-<p>Et il retourna s’asseoir sur son fossé.</p>
-
-<p>Au bout d’un quart d’heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la
-route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au
-soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs
-boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en
-fuite de loin, de très loin.</p>
-
-<p>Le charpentier comprit bien qu’ils venaient pour lui; mais il ne remua
-pas, saisi soudain d’une envie sourde de les braver, d’être pris par
-eux, et de se venger, plus tard.</p>
-
-<p>Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de leur pas
-militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup,
-en passant devant lui, ils eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent
-et se mirent à le dévisager d’un œil menaçant et furieux.</p>
-
-<p>Et le brigadier s’avança en demandant:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que vous faites ici?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span></p>
-
-<p>L’homme répliqua tranquillement:</p>
-
-<p>—Je me repose.</p>
-
-<p>—D’où venez-vous?</p>
-
-<p>—S’il fallait vous dire tous les pays où j’ai passé, j’en aurais pour
-plus d’une heure.</p>
-
-<p>—Où allez-vous?</p>
-
-<p>—A Ville-Avaray.</p>
-
-<p>—Où c’est-il ça?</p>
-
-<p>—Dans la Manche.</p>
-
-<p>—C’est votre pays?</p>
-
-<p>—C’est mon pays.</p>
-
-<p>—Pourquoi en êtes-vous parti?</p>
-
-<p>—Pour chercher du travail.</p>
-
-<p>Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d’un
-homme que la même supercherie finit par exaspérer:</p>
-
-<p>—Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi.</p>
-
-<p>Puis il reprit:</p>
-
-<p>—Vous avez des papiers?</p>
-
-<p>—Oui, j’en ai.</p>
-
-<p>—Donnez-les.</p>
-
-<p>Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres
-papiers usés et sales qui s’en allaient en morceaux, et les tendit au
-soldat.</p>
-
-<p>L’autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu’ils étaient en
-règle, il les rendit avec l’air mécontent d’un homme qu’un plus malin
-vient de jouer.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span></p>
-
-<p>Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau:</p>
-
-<p>—Vous avez de l’argent sur vous?</p>
-
-<p>—Non.</p>
-
-<p>—Rien?</p>
-
-<p>—Rien.</p>
-
-<p>—Pas un sou seulement?</p>
-
-<p>—Pas un sou seulement!</p>
-
-<p>—De quoi vivez-vous, alors?</p>
-
-<p>—De ce qu’on me donne.</p>
-
-<p>—Vous mendiez, alors?</p>
-
-<p>Randel répondit résolument:</p>
-
-<p>—Oui, quand je peux.</p>
-
-<p>Mais le gendarme déclara: «Je vous prends en flagrant délit de
-vagabondage et de mendicité, sans ressource et sans profession, sur la
-route, et je vous enjoins de me suivre.»</p>
-
-<p>Le charpentier se leva.</p>
-
-<p>—Ousque vous voudrez, dit-il.</p>
-
-<p>Et se plaçant entre les deux militaires avant même d’en recevoir
-l’ordre, il ajouta:</p>
-
-<p>—Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut.</p>
-
-<p>Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à
-travers les arbres dépouillés de feuilles, à un quart de lieue de
-distance.</p>
-
-<p>C’était l’heure de la messe, quand ils <span class="pagenum" id="Page_237">237</span> traversèrent le pays. La
-place était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour
-voir passer le malfaiteur qu’une troupe d’enfants excités suivait.
-Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux
-gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de
-lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de
-l’écraser sous leurs pieds. On se demandait s’il avait volé et s’il
-avait tué. Le boucher, ancien spahi, affirma: «C’est un déserteur.»
-Le débitant de tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait
-passé une pièce fausse de cinquante centimes, le matin même, et le
-quincaillier vit en lui indubitablement l’introuvable assassin de la
-veuve Malet que la police cherchait depuis six mois.</p>
-
-<p>Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer,
-Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et
-flanqué de l’instituteur.</p>
-
-<p>—Ah! ah! s’écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous
-avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier,
-qu’est-ce que c’est?</p>
-
-<p>Le brigadier répondit: «Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le
-maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu’il affirme, <span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
-arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats
-et de papiers bien en règle.»</p>
-
-<p>—Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les
-relut, les rendit, puis ordonna: «Fouillez-le.» On fouilla Randel; on
-ne trouva rien.</p>
-
-<p>Le maire semblait perplexe. Il demanda à l’ouvrier:</p>
-
-<p>—Que faisiez-vous, ce matin, sur la route?</p>
-
-<p>—Je cherchais de l’ouvrage.</p>
-
-<p>—De l’ouvrage?... Sur la grand’route?</p>
-
-<p>—Comment voulez-vous que j’en trouve, si je me cache dans les bois?</p>
-
-<p>Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant
-à des races ennemies. Le magistrat reprit: «Je vais vous faire mettre
-en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas!»</p>
-
-<p>Le charpentier répondit: «J’aime mieux que vous me gardiez. J’en ai
-assez de courir les chemins.»</p>
-
-<p>Le maire prit un air sévère:</p>
-
-<p>—Taisez-vous.</p>
-
-<p>Puis il ordonna aux gendarmes:</p>
-
-<p>—Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le
-laisserez continuer son chemin.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span></p>
-
-<p>L’ouvrier dit: «Faites-moi donner à manger, au moins.»</p>
-
-<p>L’autre fut indigné: «Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah!
-ah! ah! elle est forte celle-là!»</p>
-
-<p>Mais Randel reprit avec fermeté: «Si vous me laissez encore crever de
-faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous
-autres, les gros.»</p>
-
-<p>Le maire s’était levé, et il répéta:</p>
-
-<p>—Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher.</p>
-
-<p>Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et
-l’entraînèrent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva
-sur la route; et les hommes l’ayant conduit à deux cents mètres de la
-borne kilométrique, le brigadier déclara:</p>
-
-<p>—Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien
-vous aurez de mes nouvelles.</p>
-
-<p>Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il
-allait. Il marcha devant lui un quart d’heure ou vingt minutes,
-tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.</p>
-
-<p>Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était
-entr’ouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et
-l’arrêta net, devant ce logis.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p>
-
-<p>Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le
-souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette
-demeure.</p>
-
-<p>Il dit, tout haut, d’une voix grondante: «Nom de Dieu! faut qu’on m’en
-donne, cette fois.» Et il se mit à heurter la porte à grands coups de
-son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant: «Hé! hé!
-hé! là dedans, les gens! hé! ouvrez!»</p>
-
-<p>Rien ne remua; alors, s’approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa
-main, et l’air enfermé de la cuisine, l’air tiède plein de senteurs de
-bouillon chaud, de viande cuite et de choux s’échappa vers l’air froid
-du dehors.</p>
-
-<p>D’un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis
-sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient
-laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe
-grasse aux légumes.</p>
-
-<p>Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui
-semblaient pleines.</p>
-
-<p>Randel d’abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence
-que s’il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement,
-par grandes bouchées vite avalées. Mais l’odeur de la viande, presque
-aussitôt, <span class="pagenum" id="Page_241">241</span> l’attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du
-pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de bœuf,
-lié d’une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des
-oignons, jusqu’à ce que son assiette fût pleine, et, l’ayant posée sur
-la table, il s’assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna
-comme s’il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque
-entier, plus une quantité de légumes, il s’aperçut qu’il avait soif et
-il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée.</p>
-
-<p>A peine vit-il le liquide en son verre qu’il reconnut de l’eau-de-vie.
-Tant pis, c’était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce
-serait bon, après avoir eu si froid; et il but.</p>
-
-<p>Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l’habitude; il s’en
-versa de nouveau un plein verre, qu’il avala en deux gorgées. Et,
-presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l’alcool comme si un
-grand bonheur lui avait coulé dans le ventre.</p>
-
-<p>Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant
-son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue
-brûlante, le front surtout où le sang battait.</p>
-
-<p>Mais, soudain, une cloche tinta au loin. <span class="pagenum" id="Page_242">242</span> C’était la messe qui
-finissait; et un instinct plutôt qu’une peur, l’instinct de prudence
-qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser
-le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l’autre
-la bouteille d’eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et
-regarda la route.</p>
-
-<p>Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au
-lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois
-qu’il apercevait.</p>
-
-<p>Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu’il avait fait et
-tellement souple qu’il sautait les clôtures des champs, à pieds joints,
-d’un seul bond.</p>
-
-<p>Dès qu’il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa
-poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant.
-Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses
-jambes élastiques comme des ressorts.</p>
-
-<p>Il chantait la vieille chanson populaire:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanzanoindent">
- Ah! qu’il fait donc bon<br />
- Qu’il fait donc bon<br />
- Cueillir la fraise.
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p>Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et ce
-tapis doux <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> sous les pieds lui donna des envies folles de faire la
-culbute, comme un enfant.</p>
-
-<p>Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque
-pirouette, il se remettait à chanter:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanzanoindent">
- Ah! qu’il fait donc bon<br />
- Qu’il fait donc bon<br />
- Cueillir la fraise.
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p>Tout à coup, il se trouva au bord d’un chemin creux et il aperçut,
-dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village,
-portant aux mains deux seaux de lait, écartés d’elle par un cercle de
-barrique.</p>
-
-<p>Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d’un chien qui voit
-une caille.</p>
-
-<p>Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria:</p>
-
-<p>—C’est-il vous qui chantiez comme ça?</p>
-
-<p>Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut
-de six pieds au moins.</p>
-
-<p>Elle dit, le voyant soudain debout devant elle: «Cristi, vous m’avez
-fait peur!»</p>
-
-<p>Mais il ne l’entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par
-une autre rage plus dévorante que la faim, enfiévré par l’alcool, par
-l’irrésistible furie d’un homme qui manque <span class="pagenum" id="Page_244">244</span> de tout, depuis deux
-mois, et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les
-appétits que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles.</p>
-
-<p>La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de
-sa bouche entr’ouverte, de ses mains tendues.</p>
-
-<p>Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le
-chemin.</p>
-
-<p>Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant
-leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait
-d’appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu’il n’en voulait
-pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il
-était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment.</p>
-
-<p>Quand elle se fut relevée, l’idée de ses seaux répandus l’emplit tout
-à coup de fureur, et, ôtant son sabot d’un pied, elle se jeta, à son
-tour, sur l’homme, pour lui casser la tête s’il ne payait pas son lait.</p>
-
-<p>Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé,
-éperdu, épouvanté de ce qu’il avait fait, se sauva de toute la
-vitesse de ses jarrets, tandis qu’elle lui jetait des pierres, dont
-quelques-unes l’atteignirent dans le dos.</p>
-
-<p>Il courut longtemps, longtemps, puis il se <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> sentit las comme il ne
-l’avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter;
-toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne
-pouvait plus réfléchir à rien.</p>
-
-<p>Et il s’assit au pied d’un arbre.</p>
-
-<p>Au bout de cinq minutes il dormait.</p>
-
-<p>Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut
-deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du
-matin qui lui tenaient et lui liaient les bras.</p>
-
-<p>—Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard.</p>
-
-<p>Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à
-le rudoyer, s’il faisait un geste, car il était leur proie à présent,
-il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de
-criminels qui ne le lâcheraient plus.</p>
-
-<p>—En route! commanda le gendarme.</p>
-
-<p>Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule
-d’automne, lourd et sinistre.</p>
-
-<p>Au bout d’une demi-heure, ils atteignirent le village.</p>
-
-<p>Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements.
-Paysans et paysannes, soulevés de colère, comme si chacun eût été
-<span class="pagenum" id="Page_246">246</span> volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le
-misérable pour lui jeter des injures.</p>
-
-<p>Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la
-mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond.</p>
-
-<p>Dès qu’il l’aperçut, il cria de loin:</p>
-
-<p>—Ah! mon gaillard! nous y sommes.</p>
-
-<p>Et il se frottait les mains, content comme il l’était rarement.</p>
-
-<p>Il reprit: «Je l’avais dit, je l’avais dit, rien qu’en le voyant sur la
-route.»</p>
-
-<p>Puis, avec un redoublement de joie:</p>
-
-<p>—Ah! gredin, ah! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard!</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Vagabond</i> a paru dans <i>la Nouvelle Revue</i> du 1<sup>er</sup> janvier 1887.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_249">249</span>
- <h2 id="ch_14">LE VOYAGE DU HORLA.</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">J</span><span class="smcap2">’avais</span> reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici:
-«Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du
-matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des
-manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l’usine à partir
-de cinq heures. Jovis.»</p>
-
-<p>A cinq heures précises, j’entrais à l’usine à gaz de la Villette. On
-dirait les ruines colossales d’une ville de cyclopes. D’énormes et
-sombres avenues s’ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l’un
-derrière l’autre, pareilles à des colonnes monstrueuses, tronquées,
-inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque
-effrayant édifice de fer.</p>
-
-<p>Dans la cour d’entrée gît le ballon, une <span class="pagenum" id="Page_250">250</span> grande galette de toile
-jaune, aplatie à terre sous un filet. On appelle cela la mise en
-épervier; et il a l’air en effet d’un vaste poisson pris et mort.</p>
-
-<p>Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien
-examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine
-qui porte sur son flanc, en lettres d’or, dans une plaque d’acajou: <i>Le
-Horla.</i></p>
-
-<p>On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par
-un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite
-comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent
-tous les yeux et tous les esprits. C’est ainsi que la nature elle-même
-nourrit les êtres jusqu’à leur naissance. La bête qui s’envolera tout
-à l’heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à
-mesure que <i>le Horla</i> grossit, étendent et mettent en place le filet
-qui le couvre de façon à ce que la pression soit bien régulière et
-également répartie sur tous les points.</p>
-
-<p>Cette opération est fort délicate et fort importante; car la résistance
-de la toile de coton, si mince, dont est fait l’aérostat, est calculée
-non en raison de l’étendue du contact de cette toile avec le filet,
-mais aux mailles serrées qui portera la nacelle.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span></p>
-
-<p><i>Le Horla</i>, d’ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses
-yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M. Jovis, par le
-personnel actif de la société, et rien au dehors.</p>
-
-<p>Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu’à
-la soupape, ces deux choses essentielles de l’aérostation. Il doit
-rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d’un navire sont
-impénétrables à l’eau. Les anciens vernis à base d’huile de lin avaient
-le double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu
-de temps, se déchirait comme du papier.</p>
-
-<p>Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement
-dès qu’elles avaient été ouvertes et qu’était brisé l’enduit, dit
-cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine
-mer et en pleine nuit, a prouvé, l’autre semaine, l’imperfection du
-vieux système.</p>
-
-<p>On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du
-vernis principalement, sont d’une valeur inestimable pour l’aérostation.</p>
-
-<p>On en parle d’ailleurs dans la foule, et des hommes qui semblent être
-des spécialistes affirment avec autorité que nous serons retombés avant
-les fortifications. Beaucoup <span class="pagenum" id="Page_252">252</span> d’autres choses encore sont blâmées
-dans ce ballon d’un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant
-de bonheur et de succès.</p>
-
-<p>Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures
-faites pendant le transport; et on les bouche, selon l’usage, avec des
-morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé
-d’obstruction inquiète et émeut le public.</p>
-
-<p class="br">Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s’occupent des derniers
-détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l’usine à gaz, selon
-la coutume établie.</p>
-
-<p>Quand nous ressortons, l’aérostat se balance, énorme et transparent,
-prodigieux fruit d’or, poire fantastique que mûrissent encore, en la
-couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.</p>
-
-<p>Voici qu’on attache la nacelle, qu’on apporte les baromètres, la sirène
-que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi,
-et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que
-peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.</p>
-
-<p>Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs
-reprises l’en éloigner pour éviter un accident au départ.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_253">253</span></p>
-
-<p>Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.</p>
-
-<p>Le lieutenant Mallet grimpe d’abord dans le filet aérien entre la
-nacelle et l’aérostat, d’où il surveillera, durant toute la nuit, la
-marche du <i>Horla</i> à travers le ciel, comme l’officier de quart, debout
-sur la passerelle, surveille la marche du navire.</p>
-
-<p>M. Étienne Beer monte ensuite, puis M. Paul Bessand, puis M. Patrice
-Eyriès, et puis moi.</p>
-
-<p>Mais l’aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous
-devons entreprendre, et M. Eyriès doit, non sans grand regret, quitter
-sa place.</p>
-
-<p>M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort
-galants, les dames de s’écarter un peu, car il craint, en s’élevant, de
-jeter du sable sur leurs chapeaux, puis il commande: «Lâchez tout!» et
-tranchant d’un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous
-le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au <i>Horla</i> sa
-liberté.</p>
-
-<p>En une seconde, nous sommes partis. On ne sent rien; on flotte, on
-monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne les
-entendons presque plus; nous ne les voyons qu’à peine. Nous sommes déjà
-si loin! si haut! Quoi! nous venons de quitter <span class="pagenum" id="Page_254">254</span> ces gens là-bas?
-Est-ce possible? Sous nous maintenant, Paris s’étale, une plaque
-sombre, bleuâtre, hachée par les rues, et d’où s’élancent de place en
-place, des dômes, des tours, des flèches, puis tout autour, la plaine,
-la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu
-des champs verts, d’un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.</p>
-
-<p>La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on
-n’aperçoit ni la tête ni la queue; elle vient de là-bas, elle s’en va
-là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l’air d’une immense
-cuvette de prés et de forêts qu’enferme à l’horizon une montagne basse,
-lointaine et circulaire.</p>
-
-<p>Le soleil qu’on n’apercevait plus d’en bas reparaît pour nous, comme
-s’il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s’allume dans
-cette clarté; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent.
-M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de
-papier à cigarettes et dit tranquillement: «Nous montons, nous montons
-toujours», tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte
-les mains en répétant: «Hein? ce vernis, hein? ce vernis.»</p>
-
-<p>On ne peut en effet apprécier les montées et les descentes qu’en
-jetant de temps en <span class="pagenum" id="Page_255">255</span> temps une feuille de papier à cigarettes. Si
-ce papier, qui demeure, en réalité, suspendu dans l’air, semble tomber
-comme une pierre, c’est que le ballon monte; s’il semble au contraire
-s’envoler au ciel, c’est que le ballon descend.</p>
-
-<p>Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous
-regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous
-quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l’air
-d’une carte de géographie peinte, d’un plan démesuré de province.
-Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement
-reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes,
-le claquement des fouets, le «hue» des charretiers, le roulement et le
-sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent
-sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont
-des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec
-le plus d’acuité.</p>
-
-<p>Des hommes nous appellent; des locomotives sifflent; nous répondons
-avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux,
-suraigus, vraie voix d’être fantastique errant autour du monde.</p>
-
-<p class="br">Des lumières s’allument de place en place, <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> feux isolés dans
-les fermes, chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le
-nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d’Enghien. Une
-rivière apparaît: c’est l’Oise. Alors nous discutons pour savoir où
-nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise?
-Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de
-la Seine et de l’Oise; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche,
-n’est-ce pas le haut fourneau de Montataire?</p>
-
-<p>Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant;
-sur la terre il fait nuit, et nous sommes encore dans la lumière, à dix
-heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs,
-le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et
-les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le
-voient et donnent l’alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer
-contre nous et gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi
-semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent; toutes les
-bêtes effrayées s’émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.</p>
-
-<p>Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins,
-des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l’air, un <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> air
-léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n’avais
-respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m’envahit,
-bien-être du corps et de l’esprit, fait de nonchalance, de repos
-infini, d’oubli, d’indifférence à tout et de cette sensation nouvelle
-de traverser l’espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le
-mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.</p>
-
-<p>Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le
-lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d’araignée, dit au capitaine
-Jovis: «Nous descendons, jetez une demi-poignée.» Et le capitaine, qui
-cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce
-sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.</p>
-
-<p class="br">Rien n’est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la
-manœuvre d’un ballon. C’est un énorme joujou, libre et docile, qui
-obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant
-tout, l’esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.</p>
-
-<p>Une pincée de sable, la moitié d’un journal, quelques gouttes d’eau,
-les os du poulet qu’on vient de manger, jetés au dehors, le font monter
-brusquement.</p>
-
-<p>Le fleuve ou le bois qu’on traverse, nous <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> soufflant un air humide
-et froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il
-se maintient, et sur les villes il s’élève.</p>
-
-<p>La terre dort maintenant, ou plutôt l’homme dort sur la terre, car les
-bêtes réveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps
-le roulement d’un train nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur
-les lieux habités nous faisons mugir la sirène: et les paysans affolés
-dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c’est l’ange du
-jugement dernier qui passe.</p>
-
-<p>Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe: nous avons
-rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant
-son sang invisible par le tuyau d’échappement, qu’on nomme appendice et
-qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.</p>
-
-<p>Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l’écho de nos trompes;
-nous avons déjà passé six cents mètres. On n’y voit pas assez pour
-consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier
-de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons
-toujours, toujours. On ne distingue plus la terre; des brumes légères
-nous en séparent; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span></p>
-
-<p>Mais une lueur naît devant nous, une lueur d’argent qui fait pâlir le
-ciel; et soudain, comme si elle s’élevait des profondeurs inconnues
-de l’horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d’un nuage. Elle
-semble venue d’en bas, tandis que nous la regardons de très haut,
-accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se
-dégage luisante et ronde des nuées qui l’enveloppaient, et elle monte
-au ciel avec lenteur.</p>
-
-<p>La terre n’est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses
-qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la
-lune, dans l’immensité, et la lune a l’air d’un ballon qui voyage
-en face de nous; et notre ballon qui reluit a l’air d’une lune plus
-grosse que l’autre, d’un monde errant au milieu du ciel, au milieu des
-astres, dans l’étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons
-plus, nous ne vivons plus; nous allons, délicieusement inertes, à
-travers l’espace. L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui
-ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée
-prodigieuse, étrangement alertes, bien qu’immobiles. On ne sent plus
-la chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on
-est devenu quelque chose d’inexprimable, <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> des oiseaux qui n’ont pas
-même la peine de battre de l’aile.</p>
-
-<p>Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées,
-nous n’avons plus de regrets, de projets, ni d’espérances. Nous
-regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage
-fantastique; rien que la lune et nous dans le ciel! Nous sommes un
-monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes; et
-ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre
-et l’ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein
-jour; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n’avons
-à regarder que nous et quelques nuages d’argent qui flottent plus
-bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis
-quatorze, puis quinze cents; et les feuilles de papier de riz tombent
-toujours autour de nous.</p>
-
-<p>Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s’emballer
-les aérostats et que le voyage en haut va continuer.</p>
-
-<p>Nous sommes maintenant à deux mille mètres; nous montons encore à deux
-mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s’arrête.</p>
-
-<p>Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu’on ne nous réponde point
-des étoiles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p>
-
-<p>A présent nous descendons, très vite, sans nous en douter. M. Mallet
-crie sans cesse: «Jetez du lest, jetez du lest!» Et le lest qu’on
-précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la
-figure, comme s’il remontait, lancé d’en bas vers les astres, tant est
-rapide notre chute.</p>
-
-<p>Voici la terre!</p>
-
-<p>Où sommes-nous? Cette pointe en l’air a duré plus de deux heures. Il
-est minuit passé et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé,
-plein de routes, très peuplé.</p>
-
-<p>Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus
-loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante,
-féerique, s’allume et s’éteint, puis elle reparaît, s’efface de
-nouveau. Jovis, que grise l’espace, s’écrie: «Regardez, regardez ce
-phénomène de la lune dans l’eau. On ne peut rien voir de plus beau la
-nuit.»</p>
-
-<p>Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut
-donner l’idée de l’éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui
-ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent
-brusquement ici ou là et s’éteignent tout aussitôt.</p>
-
-<p>Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en
-même temps à chaque détour du cours d’eau; mais comme le ballon <span class="pagenum" id="Page_262">262</span>
-passe aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.</p>
-
-<p class="br">Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer
-s’écrie: «Regardez donc! qu’est-ce qui court là-bas dans ce champ?
-N’est-ce pas un chien?» Quelque chose court en effet sur le sol avec
-une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les
-fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne
-comprenons pas. Le capitaine riait: «C’est l’ombre de notre ballon,
-dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons.»</p>
-
-<p>J’entends distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et
-comme nous n’avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur
-l’étoile polaire, que j’ai si souvent regardée et consultée du pont de
-mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers
-la Belgique.</p>
-
-<p>Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques
-cris nous répondent, cri de charretier qui s’arrête, cri de buveur
-attardé. Nous hurlons: «Où sommes-nous?» Mais le ballon va si vite que
-jamais l’homme effaré n’a le temps de nous répondre. L’ombre grossie du
-<i>Horla</i>, large comme une balle d’enfant, fuit devant nous, sur les <span class="pagenum" id="Page_263">263</span>
-champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous
-précédant d’un demi-kilomètre; et j’écoute à présent, penché hors de la
-nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.</p>
-
-<p>Je dis au capitaine Jovis: «Comme ça souffle!»</p>
-
-<p>Il me répond: «Non, ce sont des chutes d’eau sans doute.» J’insiste,
-sûr de mon oreille qui le connaît bien, le vent, pour l’avoir entendu
-si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude;
-il a peur d’émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait
-bien qu’un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond:
-«Nord.»</p>
-
-<p>Un autre nous jette le même mot.</p>
-
-<p>Et soudain une ville considérable, d’après l’étendue de son gaz, se
-montre juste devant nous. C’est Lille, peut-être. Comme nous approchons
-d’elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de
-feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des
-pierres précieuses pour les géants.</p>
-
-<p>C’est une briqueterie, paraît-il. En voici d’autres, deux, trois. Les
-matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats bleus,
-rouges, jaunes, verts, des reflets de <span class="pagenum" id="Page_264">264</span> diamants monstrueux, de
-rubis, d’émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de
-là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des
-rugissements de lions apocalyptiques; les hautes cheminées jettent au
-vent leurs panaches de flammes, et l’on entend des bruits de métal qui
-roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.</p>
-
-<p>—Où sommes-nous?</p>
-
-<p>Une voix, voix de farceur ou d’affolé, nous répond:</p>
-
-<p>—Dans un ballon.</p>
-
-<p>—Où sommes-nous?</p>
-
-<p>—Lille.</p>
-
-<p>Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et
-voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers,
-de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes,
-gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s’amassent derrière nous,
-couvrent la lune, tandis qu’à l’Est le ciel s’éclaircit, devient d’un
-bleu clair avec des reflets rouges. C’est l’aube. Elle grandit vite,
-nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les
-trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous
-nous avec une prodigieuse vitesse; on n’a pas le temps de regarder,
-à peine le <span class="pagenum" id="Page_265">265</span> temps de voir que d’autres prés, d’autres champs,
-d’autres maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des
-canards domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert,
-tant ils font de bruit.</p>
-
-<p>Les paysans matineux agitent les bras, nous criant: «Laissez-vous
-tomber.» Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penchés
-au bord de la nacelle et regardant couler l’univers sous nos pieds.</p>
-
-<p>Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par
-des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d’en haut. On discute.
-Est-ce Courtrai? Est-ce Gand?</p>
-
-<p>Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu’elle est entourée d’eau,
-traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord.
-Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre
-guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher,
-le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et
-rapides, doux et clairs, semblent jaillir pour nous de ce mince toit de
-pierre frôlé dans notre course errante. C’est un bonjour charmant, un
-bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène
-dont l’horrible voix résonne par les rues.</p>
-
-<p>C’était Bruges; mais à peine l’avions-nous <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> perdue de vue, que mon
-voisin Paul Bessand me demande: «Ne voyez-vous rien sur la droite et
-devant vous? On dirait un fleuve.»</p>
-
-<p>Devant nous, en effet, s’étend au loin une ligne lumineuse, sous la
-clarté de l’aube. Oui, cela a l’air d’un fleuve, d’un immense fleuve,
-avec des îles dedans.</p>
-
-<p class="br">«Préparons la descente», dit le capitaine. Il fait rentrer dans la
-nacelle M. Mallet toujours perché dans son filet; puis on serre les
-baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les
-secousses.</p>
-
-<p>M. Bessand s’écrie: «Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous
-sommes à la mer.»</p>
-
-<p>Des brumes nous l’avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à
-gauche et en face, tandis qu’à notre droite l’Escaut, joint à la Meuse,
-étendait jusqu’à la mer ses bouches plus vastes qu’un lac.</p>
-
-<p>Il fallait descendre en une minute ou deux.</p>
-
-<p>La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de
-toile blanche et placée bien en vue afin qu’elle ne soit touchée par
-personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le
-capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_267">267</span></p>
-
-<p>Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivait notre
-course folle.</p>
-
-<p>—Tirez! cria Jovis.</p>
-
-<p>Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s’inclina.
-Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.</p>
-
-<p>Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant
-ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de
-boulet, sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards
-effarés s’envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats
-et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.</p>
-
-<p>Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette; et le <i>Horla</i>
-légèrement s’envole par-dessus le toit.</p>
-
-<p>«La soupape!» crie de nouveau le capitaine.</p>
-
-<p>M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme tombe une
-flèche.</p>
-
-<p>D’un coup de couteau, l’amarre qui retient l’ancre est coupée, nous la
-traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.</p>
-
-<p>Voici des arbres.</p>
-
-<p>—Attention! Cramponnez-vous! Gare aux têtes!</p>
-
-<p>Nous passons encore dessus; puis une forte secousse nous bouscule.
-L’ancre a mordu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_268">268</span></p>
-
-<p>—Attention! Tenez-vous bien! Soulevez-vous à la force des poignets.
-Nous allons toucher.</p>
-
-<p>La nacelle touche en effet. Et puis s’envole de nouveau. Elle retombe
-encore, rebondit et enfin se pose à terre, tandis que le ballon se
-débat follement, avec des efforts d’agonisant.</p>
-
-<p class="br">Des paysans accouraient, mais n’osaient point approcher. Ils furent
-longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut
-mettre pied à terre sans que l’aérostat soit presque complètement
-dégonflé.</p>
-
-<p>Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient
-d’étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui
-paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon
-d’un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux
-soufflants.</p>
-
-<p>Avec l’aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous
-avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter
-à la gare de Heyst, où nous reprenions à 8 h. 20 le train pour Paris.</p>
-
-<p>La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin, ne
-précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et <span class="pagenum" id="Page_269">269</span> les
-éclairs aveuglants de l’orage qui nous chassait devant lui.</p>
-
-<p>Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul
-Ginisty m’avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont
-tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton,
-nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le
-coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour, et aller
-de Paris aux bouches de l’Escaut à travers les airs.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Voyage du Horla</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du samedi 16 juillet
- 1887, sous le titre: <i>De Paris à Heyst</i>.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_273">273</span>
- <h2 id="ch_15">UN FOU?</h2>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">Q</span><span class="smcap2">uand</span> on me dit: «Vous savez que Jacques Parent est mort fou dans
-une maison de santé», un frisson douloureux, un frisson de peur et
-d’angoisse me courut le long des os; et je le revis brusquement,
-ce grand garçon étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque
-inquiétant, effrayant même.</p>
-
-<p>C’était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec
-des yeux d’halluciné, des yeux noirs, si noirs qu’on ne distinguait
-pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être
-singulier, troublant qui apportait, qui jetait un malaise autour de
-lui, un malaise vague, de l’âme, du corps, un de ces énervements
-incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.</p>
-
-<p>Il avait un tic gênant: la manie de cacher <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> ses mains. Presque
-jamais il ne les laissait errer, comme nous faisons tous sur les
-objets, sur les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec
-ce geste familier qu’ont presque tous les hommes. Jamais il ne les
-laissait nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles.</p>
-
-<p>Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses aisselles en
-croisant les bras. On eût dit qu’il avait peur qu’elles ne fissent,
-malgré lui, quelque besogne défendue, qu’elles n’accomplissent quelque
-action honteuse ou ridicule s’il les laissait libres et maîtresses de
-leurs mouvements.</p>
-
-<p>Quand il était obligé de s’en servir pour tous les usages ordinaires
-de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides
-du bras comme s’il n’eût pas voulu leur laisser le temps d’agir par
-elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d’exécuter autre chose.
-A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si
-vivement qu’on n’avait jamais le temps de prévoir ce qu’il voulait
-faire avant qu’il ne l’eût accompli.</p>
-
-<p>Or, j’eus un soir l’explication de la surprenante maladie de son âme.</p>
-
-<p>Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la
-campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_275">275</span></p>
-
-<p>Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée
-d’atroce chaleur. Aucun souffle d’air ne remuait les feuilles. Une
-vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les
-poitrines. Je me sentais mal à l’aise, agité, et je voulus gagner mon
-lit.</p>
-
-<p>Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras
-d’un geste effaré.</p>
-
-<p>—Oh! non, reste encore un peu, me dit-il.</p>
-
-<p>Je le regardai avec surprise en murmurant:</p>
-
-<p>—C’est que cet orage me secoue les nerfs.</p>
-
-<p>Il gémit, ou plutôt il cria:</p>
-
-<p>—Et moi donc! Oh! reste, je te prie; je ne voudrais pas demeurer seul.</p>
-
-<p>Il avait l’air affolé.</p>
-
-<p>Je prononçai:</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que tu as? Perds-tu la tête?</p>
-
-<p>Et il balbutia:</p>
-
-<p>—Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs
-d’électricité... j’ai... j’ai... j’ai peur... j’ai peur de moi... tu ne
-me comprends pas? C’est que je suis doué d’un pouvoir... non... d’une
-puissance... non... d’une force... Enfin je ne sais pas dire ce que
-c’est, mais j’ai en moi une action magnétique si extraordinaire que
-j’ai peur, oui, <span class="pagenum" id="Page_276">276</span> j’ai peur de moi, comme je te le disais tout à
-l’heure!</p>
-
-<p>Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les
-revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant
-d’une crainte confuse, puissante, horrible. J’avais envie de partir, de
-me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer
-sur moi, puis s’enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque
-coin sombre de la pièce pour s’y fixer, comme s’il eût voulu cacher
-aussi son regard redoutable.</p>
-
-<p>Je balbutiai:</p>
-
-<p>—Tu ne m’avais jamais dit ça!</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>—Est-ce que j’en parle à personne? Tiens, écoute, ce soir je ne puis
-me taire. Et j’aime mieux que tu saches tout; d’ailleurs, tu pourras me
-secourir.</p>
-
-<p>Le magnétisme! Sais-tu ce que c’est? Non. Personne ne sait. On
-le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le
-pratiquent; un des plus illustres, M. Charcot, le professe; donc, pas
-de doute, cela existe.</p>
-
-<p>Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible,
-d’endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant
-qu’il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait <span class="pagenum" id="Page_277">277</span> une bourse.
-Il lui vole sa pensée, c’est-à-dire son âme, l’âme, ce sanctuaire, ce
-secret du Moi, l’âme, ce fond de l’homme qu’on croyait impénétrable,
-l’âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu’on cache, de
-tout ce qu’on aime, de tout ce qu’on veut céder à tous les humains, il
-l’ouvre, la viole, l’étale, la jette au public! N’est-ce pas atroce,
-criminel, infâme?</p>
-
-<p>Pourquoi, comment cela se fait-il? Le sait-on? Mais que sait-on?</p>
-
-<p>Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos
-misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu’ils ont à peine la
-puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à
-la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l’âme, l’emporte, la
-grise, l’affole, qu’est-ce donc? Rien.</p>
-
-<p>Tu ne me comprends pas? Écoute. Deux corps se heurtent. L’air vibre.
-Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides,
-plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or nous avons dans
-l’oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l’air et les
-transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu’un verre d’eau se
-change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable
-métamorphose, ce surprenant <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> miracle de changer le mouvement en
-son. Voilà.</p>
-
-<p>La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l’algèbre
-et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise,
-ne vient donc que de la propriété étrange d’une petite peau. Elle
-n’existerait point, cette peau, que le son non plus n’existerait
-pas, puisque par lui-même il n’est qu’une vibration. Sans l’oreille,
-devinerait-on la musique? Non. Eh bien! nous sommes entourés de choses
-que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent
-qui nous les révéleraient.</p>
-
-<p>Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que
-pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des
-esprits, qu’entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous
-n’avons point en nous l’instrument révélateur.</p>
-
-<p>Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d’une puissance affreuse. On
-dirait un autre être enfermé en moi, qui veut sans cesse s’échapper,
-agir malgré moi, qui s’agite, me ronge, m’épuise. Quel est-il? Je ne
-sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c’est lui,
-l’autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.</p>
-
-<p>Je n’ai qu’à regarder les gens pour les engourdir <span class="pagenum" id="Page_279">279</span> comme si je leur
-avais versé de l’opium. Je n’ai qu’à étendre les mains pour produire
-des choses... des choses... terribles. Si tu savais? Oui. Si tu savais?
-Mon pouvoir ne s’étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les
-animaux et même... sur les objets...</p>
-
-<p>Cela me torture et m’épouvante. J’ai eu envie souvent de me crever les
-yeux et de me couper les poignets.</p>
-
-<p>Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer
-cela... non pas sur des créatures humaines, c’est ce qu’on fait
-partout, mais sur... sur... des bêtes.</p>
-
-<p>Appelle Mirza.</p>
-
-<p>Il marchait à grands pas avec des airs d’halluciné, et il sortit ses
-mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme
-s’il eût mis à nu deux épées.</p>
-
-<p>Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré
-d’une sorte de désir impétueux de voir. J’ouvris la porte et je sifflai
-ma chienne qui couchait dans le vestibule. J’entendis aussitôt le bruit
-précipité de ses ongles sur les marches de l’escalier, et elle apparut,
-joyeuse, remuant la queue.</p>
-
-<p>Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil; elle y sauta, et
-Jacques se mit à la caresser en la regardant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_280">280</span></p>
-
-<p>D’abord, elle sembla inquiète; elle frissonnait, tournait la tête
-pour éviter l’œil fixe de l’homme, semblait agitée d’une crainte
-grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent
-les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle
-voulut s’enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l’animal qui
-poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu’on entend, la
-nuit, dans la campagne.</p>
-
-<p>Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu’on l’est lorsqu’on
-monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs.
-Je balbutiai: «Assez, Jacques, assez.» Mais il ne m’écoutait plus, il
-regardait Mirza d’une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux
-maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s’endormant. Il
-se tourna vers moi.</p>
-
-<p>—C’est fait, dit-il, vois maintenant.</p>
-
-<p>Et jetant son mouchoir de l’autre côté de l’appartement, il cria:
-«Apporte!».</p>
-
-<p>La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût
-été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs
-jambes, elle s’en alla vers le linge qui faisait une tache blanche
-contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule,
-mais elle mordait à côté <span class="pagenum" id="Page_281">281</span> comme si elle ne l’eût pas vu. Elle le
-saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.</p>
-
-<p>C’était une chose terrifiante à voir. Il commanda: «Couche-toi». Elle
-se coucha. Alors, lui touchant le front, il dit: «Un lièvre, pille,
-pille.» Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s’agita
-comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des
-petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque.</p>
-
-<p>Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria:
-«Mords-le, mords ton maître.» Elle eut deux ou trois soubresauts
-terribles. On eût juré qu’elle résistait, qu’elle luttait. Il répéta:
-«Mords-le.» Alors, se levant, ma chienne s’en vint vers moi, et moi je
-reculais vers la muraille, frémissant d’épouvante, le pied levé pour la
-frapper, pour la repousser.</p>
-
-<p>Mais Jacques ordonna: «Ici, tout de suite.» Elle se retourna vers lui.
-Alors, de ses deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme
-s’il l’eût débarrassée de liens invisibles.</p>
-
-<p>Mirza rouvrit les yeux: «C’est fini», dit-il.</p>
-
-<p>Je n’osais point la toucher et je poussai la porte pour qu’elle s’en
-allât. Elle partit lentement, <span class="pagenum" id="Page_282">282</span> tremblante, épuisée, et j’entendis
-de nouveau ses griffes frapper les marches.</p>
-
-<p>Mais Jacques revint vers moi: «Ce n’est pas tout. Ce qui m’effraie le
-plus, c’est ceci, tiens. Les objets m’obéissent.»</p>
-
-<p>Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me
-servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers
-lui. Elle semblait ramper, s’approchait lentement; et tout d’un coup je
-vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis
-il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui
-l’attendait, et il vint se placer sous ses doigts.</p>
-
-<p>Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même,
-mais le son aigu de ma voix me calma soudain.</p>
-
-<p>Jacques reprit:</p>
-
-<p>—Tous les objets viennent ainsi vers moi. C’est pour cela que je cache
-mes mains. Qu’est cela? Du magnétisme, de l’électricité, de l’aimant?
-Je ne sais pas, mais c’est horrible.</p>
-
-<p>Et comprends-tu pourquoi c’est horrible? Quand je suis seul, aussitôt
-que je suis seul, je ne puis m’empêcher d’attirer tout ce qui m’entoure.</p>
-
-<p>Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me
-lassant jamais d’essayer <span class="pagenum" id="Page_283">283</span> ce pouvoir abominable, comme pour voir
-s’il ne m’a pas quitté.</p>
-
-<p>Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans
-la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les
-arbres.</p>
-
-<p>C’était la pluie qui commençait à tomber.</p>
-
-<p>Je murmurai: «C’est effrayant!»</p>
-
-<p>Il répéta: «C’est horrible.»</p>
-
-<p>Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C’était
-l’averse, l’ondée épaisse, torrentielle.</p>
-
-<p>Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa
-poitrine.</p>
-
-<p>—Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à
-présent.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Un Fou?</i> a paru dans <i>le Figaro</i> du 1<sup>er</sup> septembre 1884.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_287">287</span>
- <h2 id="ch_16">APPENDICE.</h2>
- <hr class="small2" />
- <p class="souschapitre2">LE HORLA.</p>
-</div>
-
-<p class="noindent"><span class="dropcap">L</span><span class="smcap2">e</span> docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des
-aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants,
-s’occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui,
-dans la maison de santé qu’il dirigeait, pour leur montrer un de ses
-malades.</p>
-
-<p>Aussitôt que ses amis furent réunis, il leur dit: «Je vais vous
-soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j’aie
-jamais rencontré. D’ailleurs je n’ai rien à vous dire de mon client.
-Il parlera lui-même.» Le docteur alors sonna. Un domestique fit entrer
-un homme. Il était fort maigre, d’une maigreur de cadavre, comme sont
-maigres certains fous que ronge une pensée, car la pensée malade dévore
-la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie.</p>
-
-<p>Ayant salué et s’étant assis, il dit:</p>
-
-<p>—Messieurs, je sais pourquoi on vous a réunis <span class="pagenum" id="Page_288">288</span> ici et je suis prêt
-à vous raconter mon histoire, comme m’en a prié mon ami le docteur
-Marrande. Pendant longtemps il m’a cru fou. Aujourd’hui il doute. Dans
-quelque temps, vous saurez tous que j’ai l’esprit aussi sain, aussi
-lucide, aussi clairvoyant que les vôtres, malheureusement pour moi, et
-pour vous, et pour l’humanité tout entière.</p>
-
-<p>Mais je veux commencer par les faits eux-mêmes, par les faits tout
-simples. Les voici:</p>
-
-<p>J’ai quarante-deux ans. Je ne suis pas marié, ma fortune est suffisante
-pour vivre avec un certain luxe. Donc j’habitais une propriété sur les
-bords de la Seine, à Biessard, auprès de Rouen. J’aime la chasse et
-la pêche. Or j’avais derrière moi, au-dessus des grands rochers qui
-dominaient ma maison, une des plus belles forêts de France, celle de
-Roumare, et devant moi un des plus beaux fleuves du monde.</p>
-
-<p>Ma demeure est vaste, peinte en blanc à l’extérieur, jolie, ancienne,
-au milieu d’un grand jardin planté d’arbres magnifiques et qui monte
-jusqu’à la forêt, en escaladant les énormes rochers dont je vous
-parlais tout à l’heure.</p>
-
-<p>Mon personnel se compose, ou plutôt se composait d’un cocher, un
-jardinier, un valet de chambre, une cuisinière et une lingère qui
-était en même temps une espèce de femme de charge. Tout ce monde
-habitait chez moi depuis dix à seize ans, me connaissait, connaissait
-ma demeure, le pays, tout l’entourage de ma vie. C’étaient de bons et
-tranquilles serviteurs. Cela importe pour ce que je vais dire.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_289">289</span></p>
-
-<p>J’ajoute que la Seine, qui longe mon jardin, est navigable jusqu’à
-Rouen, comme vous le savez sans doute; et que je voyais passer chaque
-jour de grands navires soit à voiles, soit à vapeur, venant de tous les
-coins du monde.</p>
-
-<p>Donc, il y a eu un an l’automne dernier, je fus pris tout à coup
-de malaises bizarres et inexplicables. Ce fut d’abord une sorte
-d’inquiétude nerveuse qui me tenait en éveil des nuits entières, une
-telle surexcitation que le moindre bruit me faisait tressaillir. Mon
-humeur s’aigrit. J’avais des colères subites inexplicables. J’appelai
-un médecin qui m’ordonna du bromure de potassium et des douches.</p>
-
-<p>Je me fis donc doucher matin et soir, et je me mis à boire du bromure.
-Bientôt, en effet, je recommençais à dormir, mais d’un sommeil
-plus affreux que l’insomnie. A peine couché, je fermais les yeux
-et je m’anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant
-absolu, dans une mort de l’être entier dont j’étais tiré brusquement,
-horriblement par l’épouvantable sensation d’un poids écrasant sur ma
-poitrine, et d’une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. Oh! ces
-secousses-là! je ne sais rien de plus épouvantable.</p>
-
-<p>Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille
-avec un couteau dans la gorge; et qui râle couvert de sang, et qui ne
-peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas—voilà!</p>
-
-<p>Je maigrissais d’une façon inquiétante, continue; et je m’aperçus
-soudain que mon cocher, <span class="pagenum" id="Page_290">290</span> qui était fort gros, commençait à maigrir
-comme moi.</p>
-
-<p>Je lui demandai enfin:</p>
-
-<p>—Qu’avez-vous donc, Jean? Vous êtes malade.</p>
-
-<p>Il répondit:</p>
-
-<p>—Je crois bien que j’ai gagné la même maladie que monsieur. C’est mes
-nuits qui perdent mes jours.</p>
-
-<p>Je pensai donc qu’il y avait dans la maison une influence fiévreuse due
-au voisinage du fleuve et j’allais m’en aller pour deux ou trois mois,
-bien que nous fussions en pleine saison de chasse, quand un petit fait
-très bizarre, observé par hasard, amena pour moi une telle suite de
-découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes, que je restai.</p>
-
-<p>Ayant soif un soir, je bus un demi-verre d’eau et je remarquai que ma
-carafe, posée sur la commode en face de mon lit, était pleine jusqu’au
-bouchon de cristal.</p>
-
-<p>J’eus, pendant la nuit, un de ces sommeils affreux dont je viens de
-vous parler. J’allumai ma bougie, en proie à une épouvantable angoisse,
-et, comme je voulus boire de nouveau, je m’aperçus avec stupeur que ma
-carafe était vide. Je n’en pouvais croire mes yeux. Ou bien on était
-entré dans ma chambre, ou bien j’étais somnambule.</p>
-
-<p>Le soir suivant, je voulus faire la même épreuve. Je fermai donc ma
-porte à clef pour être certain que personne ne pourrait pénétrer <span class="pagenum" id="Page_291">291</span>
-chez moi. Je m’endormis et je me réveillai comme chaque nuit. <i>On</i>
-avait bu toute l’eau que j’avais vue deux heures plus tôt.</p>
-
-<p><i>Qui</i> avait bu cette eau? Moi, sans doute, et pourtant je me croyais
-sûr, absolument sûr, de n’avoir pas fait un mouvement dans mon sommeil
-profond et douloureux.</p>
-
-<p>Alors j’eus recours à des ruses pour me convaincre que je
-n’accomplissais point ces actes inconscients. Je plaçai un soir, à côté
-de la carafe, une bouteille de vieux bordeaux, une tasse de lait dont
-j’ai horreur, et des gâteaux au chocolat que j’adore.</p>
-
-<p>Le vin et les gâteaux demeurèrent intacts. Le lait et l’eau
-disparurent. Alors, chaque jour, je changeai les boissons et les
-nourritures. Jamais <i>on</i> ne toucha aux choses solides, compactes, et on
-ne but, en fait de liquide, que du laitage frais et de l’eau surtout.</p>
-
-<p>Mais ce doute poignant restait dans mon âme. N’était-ce pas moi qui
-me levais sans en avoir conscience, et qui buvais même les choses
-détestées, car mes sens engourdis par le sommeil somnambulique
-pouvaient être modifiés, avoir perdu leurs répugnances ordinaires et
-acquis des goûts différents.</p>
-
-<p>Je me servis alors d’une ruse nouvelle contre moi-même. J’enveloppai
-tous les objets auxquels il fallait infailliblement toucher avec des
-bandelettes de mousseline blanche et je les recouvris encore avec une
-serviette de batiste.</p>
-
-<p>Puis, au moment de me mettre au lit, je me <span class="pagenum" id="Page_292">292</span> barbouillai les mains,
-les lèvres et les moustaches avec de la mine de plomb.</p>
-
-<p>A mon réveil, tous les objets étaient demeurés immaculés, bien qu’on y
-eût touché, car la serviette n’était point posée comme je l’avais mise;
-et, de plus, on avait bu de l’eau et du lait. Or ma porte fermée avec
-une clef de sûreté et mes volets cadenassés par prudence n’avaient pu
-laisser pénétrer personne.</p>
-
-<p>Alors, je me posai cette redoutable question. Qui donc était là, toutes
-les nuits, près de moi?</p>
-
-<p>Je sens, messieurs, que je vous raconte cela trop vite. Vous souriez,
-votre opinion est déjà faite: «C’est un fou.» J’aurais dû vous décrire
-longuement cette émotion d’un homme qui, enfermé chez lui, l’esprit
-sain, regarde, à travers le verre d’une carafe, un peu d’eau disparue
-pendant qu’il a dormi. J’aurais dû vous faire comprendre cette torture
-renouvelée chaque soir et chaque matin, et cet invincible sommeil, et
-ces réveils plus épouvantables encore.</p>
-
-<p>Mais je continue.</p>
-
-<p>Tout à coup, le miracle cessa. <i>On</i> ne touchait plus à rien dans
-ma chambre. C’était fini. J’allais mieux, d’ailleurs. La gaieté me
-revenait, quand j’appris qu’un de mes voisins, M. Legite, se trouvait
-exactement dans l’état où j’avais été moi-même. Je crus de nouveau à
-une influence fiévreuse dans le pays. Mon cocher m’avait quitté depuis
-un mois, fort malade.</p>
-
-<p>L’hiver était passé, le printemps commençait. Or, un matin, comme je
-me promenais près de <span class="pagenum" id="Page_293">293</span> mon parterre de rosiers, je vis, je vis
-distinctement, tout près de moi, la tige d’une des plus belles roses se
-casser comme si une main invisible l’eût cueillie; puis la fleur suivit
-la courbe qu’aurait décrite un bras en la portant vers une bouche,
-et resta suspendue dans l’air transparent, toute seule, immobile,
-effrayante, à trois pas de mes yeux.</p>
-
-<p>Saisi d’une épouvante folle, je me jetai sur elle pour la saisir. Je
-ne trouvai rien. Elle avait disparu. Alors, je fus pris d’une colère
-furieuse contre moi-même. Il n’est pas permis à un homme raisonnable et
-sérieux d’avoir de pareilles hallucinations!</p>
-
-<p>Mais était-ce bien une hallucination? Je cherchai la tige. Je la
-retrouvai immédiatement sur l’arbuste, fraîchement cassée, entre deux
-autres roses demeurées sur la branche; car elles étaient trois que
-j’avais vues parfaitement.</p>
-
-<p>Alors je rentrai chez moi, l’âme bouleversée. Messieurs, écoutez-moi,
-je suis calme; je ne croyais pas au surnaturel, je n’y crois pas même
-aujourd’hui; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain
-comme du jour et de la nuit, qu’il existait près de moi un être
-invisible qui m’avait hanté, puis m’avait quitté, et qui revenait.</p>
-
-<p>Un peu plus tard, j’en eus la preuve.</p>
-
-<p>Entre mes domestiques d’abord éclataient tous les jours des querelles
-furieuses pour mille causes futiles en apparence, mais pleines de sens
-pour moi désormais.</p>
-
-<p>Un verre, un beau verre de Venise se brisa <span class="pagenum" id="Page_294">294</span> tout seul, sur le
-dressoir de ma salle à manger, en plein jour.</p>
-
-<p>Le valet de chambre accusa la cuisinière, qui accusa la lingère, qui
-accusa je ne sais qui.</p>
-
-<p>Des portes fermées le soir étaient ouvertes le matin. On volait du
-lait, chaque nuit, dans l’office.—Ah!</p>
-
-<p>Quel était-il? De quelle nature? Une curiosité énervée, mêlée de colère
-et d’épouvante, me tenait jour et nuit dans un état d’extrême agitation.</p>
-
-<p>Mais la maison redevint calme encore une fois; et je croyais de nouveau
-à des rêves quand se passa la chose suivante:</p>
-
-<p>C’était le 20 juillet, à neuf heures du soir. Il faisait très chaud;
-j’avais laissé ma fenêtre toute grande ouverte, ma lampe allumée sur ma
-table, éclairant un volume de Musset ouvert à la <i>Nuit de Mai</i>; et je
-m’étais étendu dans un grand fauteuil où je m’endormis.</p>
-
-<p>Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux, sans
-faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
-bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis tout à coup il me sembla qu’une
-page du livre venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air
-n’était entré par la fenêtre. Je fus surpris; et j’attendis. Au bout
-de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis, messieurs, de
-mes yeux, une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente
-comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil semblait vide, mais
-je compris qu’il était là, lui! <span class="pagenum" id="Page_295">295</span> Je traversai ma chambre d’un bond
-pour le prendre, pour le toucher, pour le saisir, si cela se pouvait...
-Mais mon siège, avant que je l’eusse atteint, se renversa comme si on
-eût fui devant moi; ma lampe aussi tomba et s’éteignit, le verre brisé;
-et ma fenêtre brusquement poussée comme si un malfaiteur l’eût saisie
-en se sauvant alla frapper sur son arrêt... Ah!...</p>
-
-<p>Je me jetai sur la sonnette et j’appelai. Quand mon valet de chambre
-parut, je lui dis:</p>
-
-<p>«J’ai tout renversé et tout brisé. Donnez-moi de la lumière.»</p>
-
-<p>Je ne dormis plus cette nuit-là. Et cependant, j’avais pu encore
-être le jouet d’une illusion. Au réveil les sens demeurent troubles.
-N’était-ce pas moi qui avais jeté bas mon fauteuil et ma lumière en me
-précipitant comme un fou?</p>
-
-<p>Non, ce n’était pas moi! Je le savais à n’en point douter une seconde.
-Et cependant je le voulais croire.</p>
-
-<p>Attendez. L’Être! Comment le nommerai-je? L’Invisible. Non, cela ne
-suffit pas. Je l’ai baptisé le Horla. Pourquoi? Je ne sais point.
-Donc le Horla ne me quittait plus guère. J’avais jour et nuit la
-sensation, la certitude de la présence de cet insaisissable voisin, et
-la certitude aussi qu’il prenait ma vie, heure par heure, minute par
-minute.</p>
-
-<p>L’impossibilité de le voir m’exaspérait et j’allumais toutes les
-lumières de mon appartement, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le
-découvrir.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_296">296</span></p>
-
-<p>Je le vis, enfin.</p>
-
-<p>Vous ne me croyez pas. Je l’ai vu cependant.</p>
-
-<p>J’étais assis devant un livre quelconque, ne lisant pas, mais guettant,
-avec tous mes organes surexcités, guettant celui que je sentais près de
-moi. Certes, il était là. Mais où? Que faisait-il? Comment l’atteindre?</p>
-
-<p>En face de moi mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite ma
-cheminée. A gauche ma porte que j’avais fermée avec soin. Derrière moi
-une très grande armoire à glace qui me servait chaque jour, pour me
-raser, pour m’habiller, où j’avais coutume de me regarder de la tête
-aux pieds chaque fois que je passais devant.</p>
-
-<p>Donc je faisais semblant de lire, pour le tromper, car il m’épiait lui
-aussi; et soudain je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon
-épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.</p>
-
-<p>Je me dressai, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh
-bien!... On y voyait comme en plein jour... et je ne me vis pas dans ma
-glace! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Mon image n’était
-pas dedans... Et j’étais en face... Je voyais le grand verre, limpide
-du haut en bas! Et je regardais cela avec des yeux affolés, et je
-n’osais plus avancer, sentant bien qu’il se trouvait entre nous, lui,
-et qu’il m’échapperait encore, mais que son corps imperceptible avait
-absorbé mon reflet.</p>
-
-<p>Comme j’eus peur! Puis voilà que tout à coup je commençai à
-m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à
-travers <span class="pagenum" id="Page_297">297</span> une nappe d’eau; et il me semblait que cette eau glissait
-de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image de
-seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me
-cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés,
-mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.</p>
-
-<p>Je pus enfin me distinguer complètement ainsi que je fais chaque jour
-en me regardant.</p>
-
-<p>Je l’avais vu. L’épouvante m’en est restée qui me fait encore
-frissonner.</p>
-
-<p>Le lendemain j’étais ici, où je priai qu’on me gardât.</p>
-
-<p>Maintenant, messieurs, je conclus.</p>
-
-<p>Le docteur Marrande, après avoir longtemps douté, se décida à faire,
-seul, un voyage dans mon pays.</p>
-
-<p>Trois de mes voisins, à présent, sont atteints comme je l’étais. Est-ce
-vrai?</p>
-
-<p>Le médecin répondit:—C’est vrai!</p>
-
-<p>—Vous leur avez conseillé de laisser de l’eau et du lait chaque nuit
-dans leur chambre pour voir si ces liquides disparaîtraient. Ils l’ont
-fait. Ces liquides ont-ils disparu comme chez moi?</p>
-
-<p>Le médecin répondit avec une gravité solennelle:—Ils ont disparu.</p>
-
-<p>—Donc, messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se
-multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient
-d’apparaître sur la terre.</p>
-
-<p>Ah! vous souriez! Pourquoi? parce que cet Être demeure invisible. Mais
-notre œil, messieurs, <span class="pagenum" id="Page_298">298</span> est un organe tellement élémentaire qu’il
-peut distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce
-qui est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce
-qui est trop loin lui échappe. Il ignore les milliards de petites bêtes
-qui vivent dans une goutte d’eau. Il ignore les habitants, les plantes
-et le sol des étoiles voisines; il ne voit pas même le transparent.</p>
-
-<p>Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne la distinguera
-pas et nous jettera dessus comme l’oiseau pris dans une maison qui se
-casse la tête aux vitres. Donc, il ne voit pas les corps solides et
-transparents qui existent pourtant; il ne voit pas l’air dont nous
-nous nourrissons, ne voit pas le vent qui est la plus grande force de
-la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
-arbres, soulève la mer en montagnes d’eau qui font crouler les falaises
-de granit.</p>
-
-<p>Quoi d’étonnant à ce qu’il ne voie pas un corps nouveau, à qui manque
-sans doute la seule propriété d’arrêter les rayons lumineux.</p>
-
-<p>Apercevez-vous l’électricité? Et cependant elle existe!</p>
-
-<p>Cet être, que j’ai nommé le Horla, existe aussi.</p>
-
-<p>Qui est-ce? messieurs, c’est celui que la terre attend, après l’homme!
-Celui qui vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se
-nourrir de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des
-sangliers.</p>
-
-<p>Depuis des siècles, on le pressent, on le redoute et on l’annonce! La
-peur de l’Invisible a toujours hanté nos pères.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_299">299</span></p>
-
-<p>Il est venu.</p>
-
-<p>Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air
-insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elles parlaient, de
-lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjà.</p>
-
-<p>Et tout ce que vous faites vous-mêmes, messieurs, depuis quelques ans,
-ce que vous appelez l’hypnotisme, la suggestion, le magnétisme—c’est
-lui que vous annoncez, que vous prophétisez!</p>
-
-<p>Je vous dis qu’il est venu. Il rôde inquiet lui-même comme les premiers
-hommes, ignorant encore sa force et sa puissance qu’il connaîtra
-bientôt, trop tôt.</p>
-
-<p>Et voici, messieurs, pour finir, un fragment de journal qui m’est
-tombé sous la main et qui vient de Rio de Janeiro. Je lis: «Une sorte
-d’épidémie de folie semble sévir depuis quelque temps dans la province
-de San-Paulo. Les habitants de plusieurs villages se sont sauvés
-abandonnant leurs terres et leurs maisons et se prétendent poursuivis
-et mangés par des vampires invisibles qui se nourrissent de leur
-souffle pendant leur sommeil et qui ne boiraient, en outre, que de
-l’eau, et quelquefois du lait!»</p>
-
-<p>J’ajoute: «Quelques jours avant la première atteinte du mal dont j’ai
-failli mourir, je me rappelle parfaitement avoir vu passer un grand
-trois-mâts brésilien avec son pavillon déployé... Je vous ai dit que ma
-maison est au bord de l’eau... Toute blanche... Il était caché sur ce
-bateau sans doute...»</p>
-
-<p>Je n’ai plus rien à ajouter, messieurs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_300">300</span></p>
-
-<p>Le docteur Marrande se leva et murmura:</p>
-
-<p>—Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes
-tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé.</p>
-
-<div class="blockquote">
- <p><i>Le Horla</i> a paru dans <i>le Gil-Blas</i> du mardi 26 octobre 1886.</p>
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p>
-
-<table class="tablematieres" id="table_des_matieres" summary="">
- <colgroup span="2">
- <col width="90%" />
- <col width="10%" />
- </colgroup>
- <tbody>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2></td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><hr class="small3" /></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">&#160;</td>
- <td class="tdrtop">Pages.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Horla.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_1">1</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Amour.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">51</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Trou.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">63</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Clochette.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">77</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Marquis de Fumerol.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">89</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Signe.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">105</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Diable.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">119</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Les Rois.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">135</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Au Bois.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">159</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Une Famille.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">171</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Joseph.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">183</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">L’Auberge.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_12">197</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Vagabond.</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_13">223</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Voyage du Horla (<i>inédit</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_14">247</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Un Fou? (<i>inédit</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_15">271</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop">APPENDICE.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Le Horla (<i>version première inédite</i>).</td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_16">285</a></td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<hr class="chap x-ebookmaker-drop" />
-
-<div class="chapter">
- <span class="pagenum2" id="Page_302">302</span>
- <div class="tnote">
- <h2 id="note_au_lecteur" class="h2note">Au lecteur</h2>
-
- <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
- originale. Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées.
- Ces corrections sont soulignées <ins class="correction" title="comme ceci">en pointillés</ins>. La
- ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p>
- </div>
-</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>OEUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT</span> ***</div>
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-</div>
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-
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-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-</div>
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-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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-
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-
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