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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le Purgatoire - -Author: Thierry Sandre - -Release Date: May 21, 2022 [eBook #68138] - -Language: French - -Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the - Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by the Bibliothèque nationale de - France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PURGATOIRE *** - - - - - - LE PURGATOIRE - - JUSTIFICATION DU TIRAGE - - - Il a été tiré: - - 20 exemplaires sur Madagascar, numérotés de 1 à 20. - 30 exemplaires sur Lafuma pur fil, numérotés de 21 à 50. - 40 exemplaires sur papier Saumon, hors commerce. - - - _Tous droits de reproduction réservés Copyright 1924 by Edgar - Malfère_ - - - - - BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON - - THIERRY SANDRE - - - LE PURGATOIRE - - _SOUVENIRS D’ALLEMAGNE_ - - [Illustration: colophon] - - - AMIENS - LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE - 7, RUE DELAMBRE, 7 - - 1924 - - Seizième mille. - - - - - DU MÊME AUTEUR: - - - 1º OUVRAGES PUBLIÉS: - -I. VERS: _Le Fer et la Flamme._ - _Fleurs du Désert._ - -II. PROSE: _Apologie pour les Nouveaux Riches._ - _Mienne_, roman. - -III. TRADUCTIONS: JEAN SECOND: _Le livre des Baisers_. - J. DU BELLAY: _Les amours de Faustine_. - MUSÉE: _La touchante aventure de Héro - et Léandre_. - RUFIN: _Épigrammes_. - SULPICIA: _Tablettes d’une Amoureuse_. - ZAÏDAN: _Al Abbassa_, roman trad. de l’arabe. - - -2º OUVRAGES ANNONCÉS: - -I. ROMANS: _Le Chèvrefeuille._ - _L’Unique._ - _Monsieur Jules._ - _L’histoire merveilleuse de Robert le Diable._ - _Eloge de la République._ - -II. ESSAIS: _Vie de Socrate._ - _Le Pays de tous les mirages._ - _La main de Fatma._ - -III. TRADUCTIONS: XXX: _La Comédie de l’Amour_. - ATHÉNÉE: _Le chapitre des Femmes_. - LONGUS: _Daphnis et Chloé_. - ZAÏDAN: _Allah veuille!_... ou _Le dernier - Sultan_, roman trad. de l’arabe. - - - _A MADAME CHARLES COUSIN - QUI PERDIT SON FILS UNIQUE, - TOUTE SA VIE ET NOTRE ESPÉRANCE - A LA GUERRE._ - - -.... _UN BON ALLEMAND NE PEUT -SOUFFRIR LES FRANÇAIS. MAIS IL BOIT -LEURS VINS TRÈS VOLONTIERS._» - - GŒTHE (_Faust_) - - - - -_à Henry Malherbe_ - -CHAPITRE PREMIER - -PRISONNIER - -(_9 mars 1916_). - - -Deux soldats du 85ᵉ Saxon me conduisaient à travers champs vers -l’intérieur des lignes ennemies. - -J’ouvrais de grands yeux. Les _feldgraù_[A] se démenaient autour de -nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant, -soufflant, braillant; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la -peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre -tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin; -d’autres revenaient en hurlant: des blessés. Car l’Allemand qui souffre -pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière, -tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi -nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi -j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé: le ravin du -Bois-Chauffour. - -C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont. - -Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous -pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et -de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on -pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de -quelques-uns de ces gourbis: les réserves allemandes se chauffaient. -Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion -français entrât dans leur champ de tir. - -Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis. - -Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec -joie. - ---_Offizier?_ demandaient-ils. - ---_Ia_, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens. - ---_Offizier!_ répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un -général de bonne prise. - -Mais pas un ne m’adressa la parole. - -Mes gardiens me conduisirent à un jeune _feldwebel_ coiffé de la -casquette. Il parlait français. - ---Officier? - ---Oui, répondis-je. - ---Artilleur? - ---Non, chasseur à pied. - ---Ah! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et -puis il y a du danger. - -Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent. - -Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle flottait un petit -drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à -lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers -pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue -devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur -qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le -souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse; car l’Allemand a une -odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient -à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de -tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour -cette besogne on employait surtout des Français--chasseurs ou -soldats--qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois, -gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient -nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux -à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des -brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours, -dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait -plus d’Allemands à soigner. - -Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une -centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir, -surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de -campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques -inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats -creusaient hâtivement de nouvelles fosses. - -Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis, -d’armes brisées, de vieux papiers et d’ordures, qui me rappelaient -certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les -prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de -petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air -féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie -qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens -ou les Bavarois? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur -aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils -éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs -portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en -gros caractères, ce mot affreux: «_Flammenwerfer_». Mais tous se -montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des -cigares, et du pain quelquefois. - ---Pain K.K.? demandait un chasseur. - ---_Ia, Ia_, répondait un grand gaillard. _Gùt, Gùt._ (Bon, Bon). - ---Noir, reprenait l’autre, dégoûté. - ---_Ia, Ia._ - -Et ils ne se comprenaient pas. - -Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait -partout, écœurait. - -J’interrogeais les chasseurs que je trouvais. - ---Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3ᵉ? - ---Tué, mon lieutenant. - ---Tué? Comment? - ---Enterré par une grosse marmite. - ---Et le lieutenant P***? - ---Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la -cavalerie, est mort sur le parapet de la tranchée, sabre en main. Il -n’y a plus d’officiers à la 3ᵉ, ni à la 4ᵉ. - -Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5ᵉ compagnie, par une balle à la -tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur -sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où -luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4ᵉ. - ---Et le capitaine V***? - ---Il était blessé au moment de l’attaque. - ---Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la -cuisse. Mais qu’est-il devenu? - ---Ils ont dû le tuer. - -Dans un coin--déjà,--quelques prisonniers travaillaient pour les -Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils -creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du -ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence. - -Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5ᵉ compagnie. Il avait des -larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La -section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade. - -Nous nous serrâmes les mains. - ---Et le capitaine V***? - ---Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R*** -aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la -droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous. - -Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le -médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement -sommaire. - -On apportait sur un brancard un soldat allemand, qui avait les deux -jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à -côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux -clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui -enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa -d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits. -Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges. -L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre -pitié que celle de deux officiers français. - -Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement -le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la -contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres -s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à -nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un -obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux -fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient -dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient -réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid. -J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie -s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle: était-ce le -prélude d’une contre-attaque? Si elle réussissait, si elle nous -délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous -pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la -faveur de la nuit, si... - -Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus -tard,--trop tard pour nous. - -Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre -l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait, -en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette. - -Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec -les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la -trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers, -qui du moins ont la vie sauve. - ---La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en -Allemagne. Oui, oui, _gùt, gùt_. - -Puis, ils questionnaient. - ---Croyez-vous que nous prendrons Verdun? - -Un autre, plus lyrique, affirmait: - ---Dans deux semaines, _Verdun kapùt_. (C’en est fait de Verdun.) - ---_Ia, Ia_, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix. - ---_Ia, Ia_, répétaient-ils en chœur: Verdun, et la paix. - -Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir -dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les -derniers. - -Dans tous les groupes, c’était la même chanson. - ---_Verdun kapùt_, la guerre est finie. - -Soudain, un coup de sifflet. - -Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs -abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil -et grimpent dans la direction des tranchées: une compagnie part en -renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul officier depuis que -nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils? Qui conduit les -troupiers? - -Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie: - ---Voilà le capitaine! - -Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le -capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son -ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé -nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine. - -Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre -affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons -rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par -l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche. - -Comme nous nous étonnons de les voir vivants: - ---J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que, -pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez, -un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il -revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me -piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas -assez tôt, mon ordonnance paraît pour moi. Et nous n’avions comme armes -que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil. -Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant--et tout -cela s’est passé en quelques secondes,--un officier allemand survenait, -qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un -leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui -jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi, -avec l’ordre de me protéger. - ---Très curieux, fis-je. - ---Bien plus! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très -correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse -de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la -Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est -pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre -tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose. - -Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier -allemand. - -Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre -promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa -parole? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route? Peut-être. -Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être -que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite: -afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou -civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître -aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils -voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils -jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même -quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous -n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si -facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement -de cruauté? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit -par n’être plus dupe. - -Le capitaine poursuivait: - ---J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque chose, je vous -le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour -venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous. -Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des -mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou -d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine. -Ils n’ont pas insisté. - -On nous conduisit enfin à un officier, à un _major_[B], lequel, sortant -d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien. - ---Vous êtes officiers?... Combien?... Capitaine?... Ah, capitaine... et -lieutenants?... Ah, lieutenants... et adjudant?... Ah! capitaine, -active? réserve?... Votre tranchée est prise? Vous avez beaucoup de -pertes?... - -Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier. - -Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la -croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans -doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux -paroles du _major_. - ---Vous êtes blessés?... On vous soignera... Vous êtes fatigués?... On va -attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est -vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel. - -Il s’exprimait parfaitement en français. - -Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et, -la nuit venant, il nous emmena. - -Au dernier moment, il nous dit: - ---Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers? - ---Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder? - ---Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers, -c’est l’habitude en Allemagne. - -Et nous partîmes. - -La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine -boîtait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre, -nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour, -il nous dit encore: - ---L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il -faudrait courir. Est-ce que vous pourrez? - -En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se -succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux. -Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à -munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques. -Nous traversons un important réseau de fil de fer: ouvrage allemand? ou, -plutôt, vieille défense française? Les obus n’éclatent pas loin de nous. -Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui -s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français -soutiennent ou transportent. - -Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de -nos chasseurs. - -Nous essayons de protester: - ---Vous nous avez dit que les ordonnances... - ---Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance. -C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il -nous retrouvera là-bas. - -Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent -des fourrés. - -Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur -le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle. - -Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous -éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie -marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe -spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa -disposition son téléphone personnel. - -Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le -dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de -brancardiers fatigués. - ---Un instant, fait-il. - -Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait -sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais -nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes. - -Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous -parvenons à la ferme des Chambrettes. - -Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure. - -Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables: -tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts -de claies, de gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées, -rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le -travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était -en arrière de nos lignes? - -Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous -entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi -souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et -couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus -du sol, entouré d’un sentier de caillebotis,--gourbi somptueux, digne -d’un général de division. - -Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente -douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre -solidement étayée. - -C’est le poste de commandement du colonel. - -Au fond, des lits de camp: bas-flanc, matelas et couvertures. A droite, -une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se -lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si -vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous -asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé. -Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une -boîte de cigares, et une grande carte du secteur. - -Le plus âgé des deux officiers allemands est l’_oberst_[C] commandant le -36ᵉ régiment saxon d’infanterie. Il grisonne. Il parle lentement et -difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne. -Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il -nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction. -L’_oberst_ a l’air gêné. - ---Où avez-vous été pris? - -En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui, -l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue: - ---Par qui? - -... Avez-vous eu beaucoup de pertes? - -... Beaucoup de prisonniers? - -... A quel effectif étiez-vous? - -... Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun? - -Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser -perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le -vieil _oberst_ aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la -forme. - -Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si -nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne -peut se retenir de nous poser la question que nous attendons: - ---Croyez-vous que nous prendrons Verdun? - -C’est leur grande inquiétude nationale. - -Le capitaine réplique sans broncher: - ---Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre -offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne -l’aurez pas. - -Le vieil _oberst_ nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne -saurais démêler s’il sourit parce qu’il a pitié de ce qu’il considère -comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve. - -Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a -conduits transmet un ordre au téléphone. - -Le vieil _oberst_ nous dit: - ---Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier -général de la division, à Villes. - -Puis, sans hésitation: - ---Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier? - -Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs. - -Mais le capitaine répond: - ---Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre -artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont -les inévitables accidents du travail. - -L’_oberst_ penche la tête pour acquiescer. - -A son tour, le capitaine pose une question. - ---Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il -est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que -vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa -famille puisse avoir son corps, après la guerre? - -L’_oberst_ penche encore la tête et répond: - ---C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous -fournir les renseignements nécessaires? - -L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les -indications du capitaine. - -L’_oberst_ ajoute: - ---Votre camarade sera enterré convenablement. - -Nous n’avons jamais su si la promesse de l’_oberst_ a été mieux tenue -que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à -Mᵐᵉ V***. - -Mais le cuirassier s’est présenté. - -On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous -saluons et nous sortons. - - - - -_à José Germain_ - -CHAPITRE II - -DES CHAMBRETTES A ROUVROIS - -(_9 mars 1916_). - - -Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme -des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme -et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous -sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction. -Hélas! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La -canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid. -Où dormirons-nous, ce soir? Après tant de forces dépensées, nous -éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et -l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste, -et de la fièvre. - -A peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station. - ---Ravitaillement, dit le cuirassier. - -Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en -parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux; tous les -chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée -sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent -peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien. - -Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est -défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se -raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le -cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à -terre. - -Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la -ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont -libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le -travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent -assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous -sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est -réservé? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter -là-bas? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux -mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme -«_disparus_». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que -«_disparu_» est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot, -trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés, -ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront? Mornes et -douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir. - -Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous -croyons qu’ils prendront Verdun? C’est un grand gaillard maigre, sans -manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français, -appris dans nos villages occupés, et nous baragouinons, le capitaine et -moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous -parvenons à nous entendre à peu près. - -Il est Prussien, il est sur le front depuis le début; il a pris part aux -premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la -cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà -entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour -nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret, -et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que «ça -durera longtemps encore». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer -la pilule, le capitaine V*** lui répond: - ---Quand la France sera _kapùt_ (abattue, morte, détruite), quand -l’Allemagne sera _kapùt_, il ne restera plus debout que les Anglais. -Alors, la guerre sera finie,--dans deux ou trois ans. - -Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit -la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal -qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout -le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que -l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et -maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est -défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a -fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses -hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le -cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la -route que nous suivons est labourée d’ornières très profondes, qui lui -donnent un aspect irréparable, il nous dit: - ---Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces -chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos -forêts: nous les avons complètement déboisées. - -Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable -que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur. -Répondre? Et quoi? Que les coupables seront punis? Qu’ils seront -condamnés à payer? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple -soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne -semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en -Belgique et chez nous? - -Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de -l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en -voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement -refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs -à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ -de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit -nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous -l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les -tranchées n’ont pas été «retournées» contre nous par les Allemands en -vue d’une défense probable. - -La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier -ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de -Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à -Azanne. Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser -conduire. - -De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route. - ---Des _minenwerfer_ tout neufs, nous dit le cuirassier. - -Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. A leur suite deux -masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi: ce sont deux -canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs. -Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop -crues de notre guide. - -Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de -chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par -leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a -gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait -remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il -faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme -tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre -langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou -césarien, est un pangermaniste convaincu. - -Comme cette marche est pénible! Nous glissons, nous tombons, nous -soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de -bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée -par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le -cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner. -L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour -aller chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de -la baraque. - -Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie! Mais quelle -stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme -l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le -goulot et tend la gourde au capitaine! Cela, évidemment, pour nous -prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce -mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de -celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870 -faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait -préparés; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont -jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc -inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet -homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand, -geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays -neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le -bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager -un litre de cet élixir. - -Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à -Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En -cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux -tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux -billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route. - -Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes. - -L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions -bien déjà, hélas! ce que la guerre peut faire d’une bourgade en -l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les -obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de -retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village -que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi. -Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en -sont la cause à peu près certaine: mais toutes les autres maisons qui -sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas -autre chose: les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les -chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les -meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou -construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle -pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier -village de ce genre que nous voyons: une tristesse lourde nous pèse sur -les épaules. - -Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en -pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux -hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre -et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On -nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le -cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la -division, qui se trouve en dehors de l’agglomération. - -Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous -croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux -d’échapper à la boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne. -D’immenses tentes se dressent devant nous: c’est un _lazarett_ -(hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on -ramène sur un brancard de la salle d’opérations. A notre gauche, un -moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement -que nous traversons est éclairé à la lumière électrique. - -Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la -terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble -a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous -n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un -général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons -pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à -prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert -taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier -frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous -apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant -que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit -qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous -regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à -son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres. -Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et -ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils -se font apporter ces verres. Non, certainement; car peu de temps après, -le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content. - -Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix -maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à -la _Kommandantur_ de Rouvrois. - -Rouvrois? Où est-ce? Est-ce loin? Est-ce près? Le cuirassier nous montre -le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre -noms: Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la -distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms -représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de -kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins -blessés. Le sait-on? Ou s’en moque-t-on? Mais pourrons-nous arriver -jusqu’au bout? - -Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous -semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas! dans quelle -galère sommes-nous embarqués! Nous sommes prisonniers, oui, bien -prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers, -sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires -de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête? En -Allemagne, nous sommes un objet de haine; et en France un objet de -mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis -trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser -d’aller plus loin; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous -deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses -camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute. - -Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa longueur, et, pendant -un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous -sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie: quatre -gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun -d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans -la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à -grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout. - -A la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du -chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour -nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la -fatigue à son dernier période, ne pourra pas me comprendre. J’avais -conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au -1/80.000ᵉ, la seule que nous eussions à notre disposition au début des -affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous -situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. A la -clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans -difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes, -voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons -déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine -à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel -ordre. Trente kilomètres! Est-ce possible? Mais les ferons-nous? Mais -comment les ferons-nous? Il neige toujours. Il fait froid. La route est -complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons -dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marcherons -toute la nuit. Arriverons-nous? Et quand arriverons-nous? - -Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable -exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le -souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule _Le Désert_ et qui, -tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel -bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un -poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures? Ainsi, -pour nous, ce soir, tout se résume en ceci: de la nuit, de la neige, du -froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et -de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la -nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que -nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en -apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes -en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de -Mangiennes. - -Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que -les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de -grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous -arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une -auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau -qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la -fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même. -Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates. -Le village a l’air vide et ne semble pas abriter des troupes au -cantonnement. A tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur -bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et -nous sortons de Mangiennes sans tâtonner. - -De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en -mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec -la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins -mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. A chaque halte, il -nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons -néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous -sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru -impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource -de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un -cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est -épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son -cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide. - -Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la -chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces -gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de -nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il -regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans -doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui -semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant -toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès. -Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa -monture dehors, et nous fait entrer avec lui dans une vaste grange au -fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus -et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à -tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre, -debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense -marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole. - -Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision! -Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis -quarante heures! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte -devant nous? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une -tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la -viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous -n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous -avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de -ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries -françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions -faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de -l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans -sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le -froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel -fut notre premier repas en Allemagne. - -L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a -peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter. - -Au moment de repartir, car nous ne sommes pas au bout de nos peines, le -cuirassier nous dit sans aucun embarras: - ---On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non. - -Sa phrase est moins une prière qu’un ordre. - -Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre -coups. Je regarde ma montre: elle marque trois heures. S’est-elle -arrêtée? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure -allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante -minutes. - -Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs. -Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la -cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux -reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se -raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore. - -A la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en -patrouille. Tout en passant, il nous dit: - ---_’ten Abend_ (Bonsoir). - -Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers. - -Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous -avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions -besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue -nous atteignons. Ah! se coucher! s’allonger! se reposer! dormir! dormir -surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce -que nous dormirons? Est-ce vraiment ici qu’on nous retiendra? Ne -va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin? Qui sait? Et pourquoi non? - -La _kommandantur_ occupe une petite maison en briques. Une inscription -en gros caractères noirs la signale par ces mots: «GENERAL K D O». La -même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non -pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la -maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de -fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la -_kommandantur_; et le quartier général est gardé par une sentinelle de -la _landsturm_, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches -de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en -rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui -nous surprend d’abord quelque peu. - -Le cuirassier est entré à la _kommandantur_. Nous nous sommes assis sur -un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit -s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde -promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme -par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les -consignes du poste pour résister au sommeil. - -Mais voici que le cuirassier sort de la _kommandantur_. Il a l’air plus -satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il -nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un -fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit, -à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre -apparence. - -Allons-nous enfin nous reposer? Nous entrons dans une pièce qui a, pour -tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet -est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un -enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne -sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés. -Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute. - -Sous la surveillance d’un _feldwebel_, l’homme qui nous a conduits -dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et -avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous -allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que -lui s’emploie à ce travail, le _feldwebel_ le traite à plusieurs -reprises, et à mi-voix, de «_dummkerl_», comme si nous ne devions pas -comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous -assure sans hésitation des sentiments que le _feldwebel_ nourrit à notre -égard. - - - - -à Jacques Boulenger - -CHAPITRE III - -DE ROUVROIS A PIERREPONT - -(_10 mars 1916_). - - -Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi. -Ai-je rêvé? Où suis-je? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre -en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée -de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle -tristesse! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les -paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature. -Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les -quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre -toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours. -Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller: l’eau, ce matin, -est une chose merveilleuse qui nous fait du bien. - -Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là, -baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il -n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre -un vif désir de causer avec nous. Il ne s’exprime d’ailleurs pas en un -français trop incorrect. - -Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par -nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de -nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante; mais, à force -d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la -guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches -récitent une leçon apprise. - -Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a -fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement, -doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir -l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il -nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes -n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont -pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les -Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont -opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent -l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue, -mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la -France comprenait mieux son intérêt! Mais elle s’est jetée dans les bras -de l’Angleterre; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne -à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et -d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre -de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre -homme la hait, et son sentiment est bien naturel, n’est-ce pas, puisque -les Anglais font durer la guerre à plaisir? - -Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien -d’autre à faire. - ---La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne, -vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers -prisonniers. - -Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle -reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude -d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et -que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la -satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la -tranchée. - -C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de -Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un -drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable -tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière -suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de -mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend -rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe -signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne -serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables. - -La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez -l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la -suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé -qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et -embrumée. D’un côté, des idées; de l’autre, des appétits; ici, des -sentiments; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se -confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que -l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité -extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de -nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que -nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne -l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à -s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en -distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle -montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu -plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil. - -Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous -attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne -avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas -surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule -un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous -demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt, -après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui. - -Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément, -l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas -chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le -capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de -savoir-vivre! Mais combien plutôt la ruse était grossière! Car, sous le -prétexte d’une simple causerie, on voulait essayer de faire parler le -plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y -trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des -choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains -vides. - -L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière -confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des -Chambrettes: les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils -trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient -savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en -arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un -piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques -soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois -éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les -égarer. Comment obtenir qu’un officier parle? C’est bien difficile, et -il faut emprunter des chemins détournés. - -L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le -croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans -pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être -plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de -Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et, -tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que -la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui -qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est -point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de -l’Allemagne! - ---Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous -montrer exigeants au moment de la paix. - -A l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de -plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des -espérances du vainqueur et au commencement des déceptions -démoralisantes? - -Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel -officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il -officiellement celui-ci? - -Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne -manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte -sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en -entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre -une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms -d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous -consultons la liste: nous n’y voyons personne que nous connaissions, et -nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de -notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à -une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de -tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus. - -Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit: - ---Regardez. - -Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la -composition de tous nos corps d’armée, divisions et brigades. Un trait -de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier -devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive. - -L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt -plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui -déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une -candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse, -nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son -tableau. - -Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons -Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à -Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un -certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels -sont gardés et parqués dans l’église du village. - -Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues -nos ordonnances. - ---Un _major_ du 36ᵉ saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les -laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des -blessés. - -L’officier s’empresse de répondre que la promesse du _major_ sera tenue, -que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas -séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les -nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et -sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se -retire. - -C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le -plus important de la journée, selon la coutume allemande, car il est de -règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui -doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place -sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des -tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre -boisson: il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce -nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans -la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée. -Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe -épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de -viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous -parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême. -A peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me -donner?--Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire -maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de -reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple -et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle -suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous -distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait -pas. - -Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier. -Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique -repas. Savions-nous ce que nous ferions? Avant notre départ, qui était -fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état -de supporter de nouvelles épreuves. - -A deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques -civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment -on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats -français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de -notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des -hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la -tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés -devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne -m’a ému comme celui-là. - -La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu. -Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers -d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent -après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le -long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous -remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands? Nous ne savons pas, -et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des -débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à -voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de -fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la -Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me -rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous -sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une -torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la -campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui. - -Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le -carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou -de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des -soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au -moment où nous allons les croiser, ils nous saluent. - -Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine -est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une -tristesse infinie. - -Nous approchons d’un village: c’est Arrancy. Sur la route, des civils, -jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes. -On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos -pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux -Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de -voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la -nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois. -Honte à ceux qui commettent ces crimes! Et honte à ceux qui, par leur -faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent -commis! - -Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas -de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures -noires: - ---N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun? - -Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le -moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie? Ainsi de -cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf mois il -a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître -brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de -Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond: - ---Ce n’est pas vrai. - -Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être -de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut -pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu -ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y -entrer. - -Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée! -Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse -quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air -tragique, nous demande en passant: - ---Ça ne va donc pas? - -Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux -soldats qui nous suivent. - -Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres -ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands -sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette -chose soit? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres -foyers sans défense? Hélas! Un de mes camarades m’apprend que, déjà, -avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins -déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni -de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y -cantonnaient. Faut-il que je le croie? Mais devant ces horreurs, comme -il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure! - -A la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous -font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de -neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos. - -Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous -séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas. -Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à -visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux -paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et -naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires -qu’on nous a déjà posées. - -Combien de temps durera la guerre? Que dit-on en France à ce sujet? Les -Allemands prendront-ils Verdun? S’ils prennent Verdun, la paix sera -signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La -France, au contraire, est très sympathique; on l’estime et on la plaint. -Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de -l’Angleterre? - -Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous -arrivons à Pierrepont. - -Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une -contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait -bien nous suivre. - ---Est-il officier? demande le capitaine. - ---Il est adjudant-chef. - ---Il n’est pas officier? répète l’autre. - ---Non, mais _offizierstellvertreter_[D]. - ---Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les -officiers. - -Mais la dispute n’est pas finie. - ---Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis... - ---Tout à l’heure, réplique le capitaine. - -Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue. - -Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine -française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un -vaste jardin désert, tout blanc de neige. - -Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se -promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un _major_ aussi vieux -que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est -empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la -guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à -cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois. - -En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe: - ---Quand avez-vous été pris? - ---Hier. - ---Où? - ---A Douaumont. - -Le vieux _major_ fait un pas en avant, lève le bras, et, la face -cramoisie, il hurle: - ---Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont -ne sont plus aux Français. - ---Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris -à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village. - -Le vieux _major_ jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait. -Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande: - ---Qu’est devenu le colonel Driant? - -Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac: - ---C’est à vous qu’il faut le demander. - -Cette fois le vieux _major_ est pleinement satisfait, s’il a voulu -ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos, -et nous continuons notre route. - -C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour -du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les -flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande -salle. A l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes -de la _landsturm_. Dans le fond, à droite, une table et des bancs. -Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous. - -Cependant, un _leùtnant_ à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en -arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos -ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers -prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition. -Pourquoi ne réclamerions-nous pas nos ordonnances, si elles doivent -être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises? -Mais le _leùtnant_ rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous -n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on -nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer. - -Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous -n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes; et ce qu’on nous -donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point -l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de -l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour -l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit -prochaine. - - - - -à Roland Dorgelès - -CHAPITRE IV - -L’USINE DE PIERREPONT - -(_11 mars 1916_). - - -Bien des combattants l’ont déjà noté: nul n’a jamais dormi d’un sommeil -plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand -jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de -Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7 -heures 1/2 du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé -que nous partirions dans le courant de la nuit. - -Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en -désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah! -puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés? Pour -boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me -refuse à nommer café? - -Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans -une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois -jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on -leur dit chaque matin: «Vous partirez ce soir.» Et chaque soir on leur -dit: «Vous embarquerez cette nuit.» Un peu plus habitués que nous aux -mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise. -Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des -prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent -depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux -pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous -attendre ici pendant six mois! Mieux que les communiqués de la presse -allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de -l’attaque de Verdun. - -Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par -une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se -racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre -ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements -d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos -chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette, -ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous -ravitailler, et _Fritz_ est chargé de faire nos achats à cette kantine. - -_Fritz_ ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est -son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et -il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a -toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde -sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos -réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous -entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui -commande une boîte de sardines, il nous apporte régulièrement une boîte -de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon, -il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a -plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus -cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante. -Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la -monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz -n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons -contact. Il est indispensable. Il en profite. - -D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par -jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires -sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition -bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous -procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise, -du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de -tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or; et -enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit. -Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de -ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau -sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme. -Qu’est-ce que cela signifie? Et faut-il voir là aussi une manœuvre -sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on -est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur -tous les toits et dans toutes les feuilles? J’essaye d’interroger Fritz. -Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son _feldwebel_. - -Le _feldwebel_, qui commande le poste de police chargé de nous garder, -est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux -gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins -raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il -affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée -allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé -de hurler. A chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire -quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce -d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui -nous propose de nous découvrir en ville un peu de _schnaps_, si nous en -désirons; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande -de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons -nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la -marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de -ses camarades. Quel drôle de personnage! Est-ce que son affabilité ne -cacherait pas un piège? - -Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande -dispute dans le poste de police! Nos gardiens causent de la guerre, de -la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une -phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le -_feldwebel_ fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est -sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont -il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate -avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la -social-démokratie de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités -d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il -ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une -curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui -faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède, -le _feldwebel_ sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en -verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue. - -Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour -chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme -marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction -en face de cette abondance de riz, un _leùtnant_ à la figure mauvaise -jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il -aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons -nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous -annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une -condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux -heures. Pensait-il nous attrister? Rien ne pouvait nous être plus -agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre -départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a -quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir. -N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on -inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance? Et, toutes -proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même -manière? - -Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à partir. Notre bagage -est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos -manteaux. - -Le _feldwebel_ est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de -sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa -poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique -la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne -comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette -phrase: «Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne.» -Est-ce que par hasard le _feldwebel_ voudrait me faire un cadeau? Je -fais celui qui a compris, et, tout en répétant des «_ja, ja_» d’homme -qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes -gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le _feldwebel_ ne voulait -pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire -obscure. - -J’ouvre le sac: ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur! en belle -place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom: _Madame -Georges C***_». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***. -Mais nous désirons d’autres renseignements. - -Le _feldwebel_ appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une -Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette -friandise et cette carte de sympathie à des officiers français -prisonniers. Le _feldwebel_ nous fait l’éloge de Madame Georges C***. -Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde, -elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager. - -Une grande pitié nous prend. Le _feldwebel_ ne se doute pas du prix -qu’ont pour nous les louanges qu’il accorde à une Française entre tant -de Françaises. - -Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une -feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le -mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme: «Merci». Le -_feldwebel_ s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de -causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal -que je lui ai demandé, la _Metzer Zeitùng_ (Journal de Metz). - -Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre -les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le «bourrage des -crânes» de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations -effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je -constate que la _Metzer Zeitùng_ publie les communiqués français et -anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont -fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie -nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise -posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte -présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué -allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois -reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine, -l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès -et ne dissimule pas que la partie est dure. A la date du 10 mars, il -rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et -prisonniers, et il dit simplement: - -«_Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich von Douaumont wurden in -zähem Ringen dem Gegner entrissen._» - -(«Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une -lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire.») - -Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de -notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et -morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous -récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les -mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à -nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable -signifie aussi «acharné» et «sauvage», et le substantif que je rends par -«lutte» appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque -des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque -la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le -moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance -qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par -avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités. - -A quatre heures, le _leùtnant_ aux yeux terribles vint nous chercher. - -On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui -constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas -nombreux: les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne -peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut -quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en -nous désignant l’un après l’autre du doigt, pour éviter une erreur; -puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté et, afin de contrôler -les résultats des deux premières opérations, on nous compte une -troisième fois: c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne -pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne -méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes -et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche. - -Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans -les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés -des sous-officiers et des troupiers français. - -Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles. -Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste -noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur -leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons -près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons -d’infortune, et ils nous disent: - ---Rousski. Rousski camarades! - -Ce sont des prisonniers russes. - -Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes -filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs. -Mais on les oblige à se retirer. - -Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux _major_ -apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier -démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans -les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nouvelles hésitations. Il -y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des -officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer -s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de -la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont -déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où -est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des -troupes d’assaut de Verdun. - -Le lieutenant de W*** est blessé à la joue: un éclat d’obus lui a -déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours -allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W*** -est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où -sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme. - -Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La -plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi, -j’ai une tête bien connue: un troupier boche, vêtu de la capote sombre -de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de -l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des -pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme -s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu -d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le -type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose -et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet -homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes -à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées, et je -suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les -haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage -sera plaisant au possible. - -Vers cinq heures, le train siffle: un officier allemand monte dans notre -compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous -accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit. -Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend -le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux. -Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il -rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II. - -Nous sommes partis; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous? Le -désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf -mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le -terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne -nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en -quarante-huit heures! Sur quel paysage l’aurore de demain se -lèvera-t-elle pour nous? Nous pourrions poser la question au lieutenant -qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir -causer avec nous. Mais à quoi bon? - -Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en -pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés -de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du -service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le -train marchera à une allure plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause -aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et -merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux -que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des -lignes à proximité du front. - -La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure -de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous -serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le -bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons -plus rien. - -Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes -puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de -Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des -engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu -travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à -nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à -une allure assez vive. - - - - -_à Pierre Benoit_ - -CHAPITRE V - -COBERN--COBLENCE--MAYENCE - - -Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas -conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un -rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant -contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater -qu’il n’a aucune raison de se réjouir. - -Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au -brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il -était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils... -Ah! oui, je suis prisonnier. - -Où sommes-nous? A Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis -embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg. - -Le _leùtnant_ du service des étapes a remis son casque et il fait -descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne -sais pas. J’ai dormi si profondément! Quant à nous, nous ne devons pas -descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre -escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens, -qui tous portaient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile, -nous passent en consigne à des soldats de la _landstùrm_ (armée -territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile -cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui -s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands. - -Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des -vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos -bagages. On va seulement nous conduire à la «_restauration_». Diable! -Est-il possible? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une «_restauration_» -est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation -au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier, -nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli -et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb, -l’esprit français est prompt à l’optimisme. - -Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en -planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare -même et qui a une centaine de mètres de long: immense réfectoire -militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois -blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file -indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de -repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un -énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait -mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger. -Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque -marmite, le troisième nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a -toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi, -chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage -Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la -cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter -l’estomac le plus solide. Étrange alimentation! Est-ce pour des -prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille? Ou -la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern? Le -capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde -hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à -toutes les brimades: mais on a le droit de ne pas se pâmer de -satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera -rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la -«_Restauration_» de Cobern. - -Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite -kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat -m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est -une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une -certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût -très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin, -et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi -éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de -journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité -veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients -comme des clients et non pas comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en -soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de -chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière -sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Be11thal, eau -minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils -s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais -non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un -officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage -considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que -l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves. -Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un -aimable «_Atieu_» de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je -regagnai mon vagon. - -Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune -_feldwebel_, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était -vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une -correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier. -Ah! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune -Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue! -Embusqué, certes oui, il l’était, ce _feldwebel_, et avec une impudence, -un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez -eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne -baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il -avait voulu, mais qu’il aimait mieux être _feldwebel_ à Cobern que -_leùtnant_ ou _haùptmann_ devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni -plus simple. - -Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers -du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol -de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de _feldwebel_ ne se lassait -pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous -montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc! Ces -officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par -l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui -représentaient la grande victoire allemande de Verdun. _Ach Gott_! quel -succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la -première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements -des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de -campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers -français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un -frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von -Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de -gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires -de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux? Ils mentent peut-être. -Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme -imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah! -l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun? Verdun, c’est la clef de la -guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers? Qu’en pense -la France? Que Verdun ne sera pas pris? Cette angoisse est affreuse. -Décidément, le _feldwebel_ aura un beau succès dans les salons de -Cobern. - -Le _feldwebel_ est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale. -Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes -personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de -guerre, serait-il encore à Cobern? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être -saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on -promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes? En -effet, il le sait, et il nous dit: - ---On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à -Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien. - -Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous -rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri -du grotesque _feldwebel_, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne -nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger -d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que -ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà -sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons -à Coblentz. - -Coblentz! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes! -C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées -coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient -prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée -en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que -quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi -nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la -patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir à tout prix et de -ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la -victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens -hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy? - -Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as -été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues -brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en -ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau -des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus -de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet -excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées -une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence, -pour le mois de mars 1915, «par un froid matin», disait-il. Hélas! -j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid -matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais -Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui. - -La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en -ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais -balayés par le vent aigre. Quelle tristesse! Les rares civils, femmes ou -hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les -femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a -quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et -leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un -point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour -des caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux -dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La -couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple -supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant -que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et -des souliers d’une taille supérieure. - -Le gros _feldwebel_ de Cobern était bien renseigné. On nous a fait -descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre; on nous -compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous -compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en -Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les -sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air -rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un -pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour -assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution, -sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants? -Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous -conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une -voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui, -à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la -marche, comme un tramevet. - -Et nos ordonnances? C’est peut-être le moment de les réclamer? Nous n’y -manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses -obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part, -emportant vers Darmstadt les soldats dont nous sommes désormais -séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence. -Oh! nous n’avions plus beaucoup d’espoir; mais alors, pourquoi nous -avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du -Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien? - -Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le «vagon spécial» de -la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous -compte: une fois, deux fois, trois fois; et on nous dirige sur un train -ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce -qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture -de 3ᵉ classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons -pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais -chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent. -Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est -extrêmement propre. Quoi d’étonnant? Tant de choses sont interdites aux -citoyens de la bonne Allemagne! Tous les coins disponibles du -compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a -partout, de ces pancartes: sur les cloisons, sur les portières, au -plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des -papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des -chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau: c’est un -écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse, -les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui -ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est -même prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps, -quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription -irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de -l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons, -même ceux de 3ᵉ classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries -plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas -souffrir de ses petits défauts. - -Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous -les obus et les balles, nous allons, nous, «faire les bords du Rhin». En -toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les -circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que -je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai -pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit -trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas -l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en -Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu -en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent. - -D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche, -large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs. -Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une -teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les -lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes, -à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des -cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol, elle escalade le roc -aussi haut que possible en petites terrasses successives. - - Nous l’avons eu, votre Rhin allemand. - Il a tenu dans notre verre. - -Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson -de Musset! - -Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres -presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la -guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de -nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux -hommes; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps, -une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une -maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette. -Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe, -qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on -éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont -autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à -quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans -un service quelconque. - -Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable. -Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent -entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en -pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur -la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et -classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine -d’images semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est -aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues -et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un -cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la -cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous -assistons à la sortie de l’office. - -De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il -est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles -restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille -bien allemande. - -Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de -leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester -insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent -sur les lèvres: - -... Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire - Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire, - Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux, - Un château renommé parmi tous les châteaux, - Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves, - Un burgrave fameux parmi tous les burgraves? - -Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je -ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre -compartiment me regarde avec des yeux ronds. - -Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et -bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi, -les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la sentinelle -est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter: - - _Ich weisz nicht was soll es bedeuten,_ - _Dasz ich so traurig bin._ - -Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste. -Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les -souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei. - -Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous -serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues -pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure -de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus -mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces -Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où -irons-nous? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue? Les -soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus -arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront -des sourires satisfaits et narquois. Oh! la honte! la honte, inconnue -jusqu’à cette heure, nous allons la connaître. - -Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne -voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne? Ou les cités vastes -sont-elles vides maintenant? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues, -à notre passage? - -Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas. - ---Pas encore, nous dit-on; plus loin. - -On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors? -On nous avait trompés? - -Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau -dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est -ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la -citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au -plus de cette station de banlieue; aussi nous a-t-on laissés dans nos -vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des -employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés -d’un gros poids. - -Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à -peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et -nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre -est exact. - ---_’s stimmt_, disent les Boches. - -La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise. -De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche -d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se -montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du -réduit, un officier allemand nous salue. - -Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par -trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent. -Ils portent les anciens uniformes du temps de paix. - -L’un d’eux s’approche de nous: - ---Verdun? demande-t-il d’une voix émue. - -Plusieurs lui répondent à la fois: - ---Toujours à nous. - -Mais on l’éloigne. - -Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe. -Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans -le bâtiment nº III. - - - - -_à J. Valmy-Baysse_ - -CHAPITRE VI - -LA QUARANTAINE - -(_12 mars 1916_). - - -Au deuxième étage du bâtiment nº III de la citadelle de Mayence, de -nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille -sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre nº 28 -reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que -les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés -ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre nº -28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours -suffisant. - -Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà -quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une -voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les -fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être -manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle -interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres -qu’on nous donnera, même le plus fantaisistes. - -Le long des murs, dans le sens de la longueur de la pièce, deux rangées -de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant -les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes -dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de -varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près -de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on -nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé -par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De -chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires -réglementaires de sous-officiers, sont alignés. - -Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses -clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes -résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le -bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un -officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour -saluer. - ---Bonjour, messieurs! dit-il sans accent. - -L’_oberleùtnant_ (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait -soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il -est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en -côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture -aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une -tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux, -souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la -suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie -civile. Pendant la guerre il est officier d’artillerie, et, au camp de -Mayence, il est chargé de la censure. - -Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue -à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que -nous devons remplir nous-mêmes en double expédition: l’une restera entre -les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au -bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à -Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de -notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à -répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait -surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident, -un détail intéressant d’ordre militaire. - -En effet, voici le piège où l’on nous attend: - ---A quel corps appartenez-vous? A quelle compagnie? - -... A quelle brigade? A quelle division? - -... A quelle armée? - -Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions -indiscrètes, l’_oberleùtnant_ s’en aperçoit et m’en fait la remarque. -Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon -attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela -à être renseigné, il me dit en souriant: - ---Vous faisiez partie de l’armée Pétain? - -Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui -réponds, en souriant aussi: - ---Je ne sais pas. - -Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveillant son enquête, -jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en -gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre -existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui -nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que -quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur. -J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers -allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous -laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de -toutes nos heures? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs? -Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le -censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude. - -En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre nº 28 pendant quatre -ou cinq jours. - ---C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause -des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous -prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une -chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que -vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez -dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes -à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres. - -Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses -paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on -se représente l’idée de liberté en Allemagne. - ---Vous serez bien, dit-il. - -Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière -précaution! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour -reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si -l’on en a? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de -travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs -désirs? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu, -tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions -entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité -chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus -cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui -se fatigue? - -Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et -quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous -peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé. -La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la -correspondance que nous expédions est limitée--et il faut qu’elle le -soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à -écrire et à encombrer le bureau du censeur,--nous pourrons en revanche -recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5 -kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous -plaît. - -Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée -tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard -systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des -prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi nos familles -apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne -manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous -devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne -suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage -de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut -mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à -coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très -nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers -répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces -françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes -et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités -dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de -Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire: tout lui est -profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la -santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins -d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que -l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La -force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des -moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit -fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien, -pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc; qu’elle croie -surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit -allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est -pavée de plus de bonnes intentions que l’Enfer lui-même; et la France -lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les -soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de -l’Allemagne. - -Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que -ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence -à expédier tout de suite notre première carte postale? Je n’exagère pas. -Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les -connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus -grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le -colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser. -Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache, -aujourd’hui, et demain, et toujours. _Ad prædam natos Germanos_, -constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation -de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de -chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne, -si nous voulons à jamais respirer librement. - -Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord -pour le proclamer: l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du -succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient -infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont -moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par -crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons -tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui -ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé -se retrouve partout: là, détruire par la force; ici, ruiner par la -suggestion; là, par le poing; ici, par la parole. En fin de compte, le -résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans -un triste état quand ils rentreront chez eux. - -Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la -quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter -l’avenir sous les couleurs le plus roses. - -Trois ordonnances sont à nos ordres: un Belge, un Français et un Russe, -commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix -perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives -les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier -repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne -disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant -d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur. - -L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse -qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau -à peine plus long que le travers de la main. - ---Ration pour 24 heures, nous dit-il. - -Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un -appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé -jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne -devons pas nous plaindre: on nous donne «du pain d’officier». Les -officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population -civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une -ration dérisoire de la _boule_ militaire que nous connaissons. - -Notre menu comprend: un potage à la semoule; une tranche de viande comme -on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et -pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau; des -épinards; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des -_kartoffeln_, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les -_kartoffeln_ se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec -la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson, -de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une -demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de -vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus -que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix. - ---Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance -belge. - -Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les -réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard -notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine, -et les Allemands moins que personne. - -L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que -faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et -regarder ce qui se passe à l’extérieur? Lorsque nous serons sortis de -cette chambre nº 28, qu’entre nous nous appelons le «saloir», nous -aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis -longtemps. Mais quelles sont-elles? - -Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment; à -droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont -pareils au bâtiment nº III que nous occupons. Au fond, au loin, des -constructions d’importance moindre: c’est là que sont installés les -différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces -quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers. - -Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois, -par deux, isolément; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres -marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt -par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans -le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se -rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on -imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles. -Quelle misère! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade -générale. - -Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol -préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici -d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires, -qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un -défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils -courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants -dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux -encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité. - -Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des -philosophes rassis. Tous les uniformes sont représentés au camp de -Mayence: le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent. -Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués -qu’au bleu horizon si pimpant! La plupart des Français qui sont ici -viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les -quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont -trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des -hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et -Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les -instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront -des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes -et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des -Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit -servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée -en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au -lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à -s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de -psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut. - -Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à -manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin -de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de -deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas -être dupe de pareils procédés. - -La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la -confiture. Pas de pain, bien entendu, puisque nous en avons reçu à midi -une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas -une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se -limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour -avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire. -Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de -la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu. - -Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des -yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la -sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie -politique et de littérature. Au front, il a fondé l’_Écho des Boyaux_, -et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux -souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des -jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à -l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que -nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la -littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux -que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis, -des _Marges_... L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa -couchette, lit les _Trains de luxe_ d’Abel Hermant, le seul livre que -possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la -manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient. -Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans -peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent. - -Resterons-nous au camp de Mayence? Rien n’est moins sûr. L’ordonnance -belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le -sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe -jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse -Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune. -Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des -camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le -braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir. - -Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin -nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera -tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous -en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont -au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en -or, etc... Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà -détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais -j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse -de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir; s’il était pincé, on -l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de -l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques -camarades se font fort de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de -confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me -reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les -morceaux en les jetant au tout-à-l’égout. - -Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni -moins copieux ni moins alléchant que les deux autres. Nous avons une -tranche de pâté, des asperges, des _kartoffeln_, naturellement, et... -une surprise: un minuscule bout de pain, du genre «flûte», long comme -les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une -farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un -gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du -camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de -bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait. -Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas. - - - - -_à Jérôme et Jean Tharaud_ - -CHAPITRE VII - -LE SALOIR DE MAYENCE - -(_13 mars 1916_). - - -Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien -pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus -sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture? Le -profit en est double: le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé -l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé -que l’Allemagne mourait de faim. - -Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les -trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le -soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de -marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous -annonça à tue-tête que ce pot de _marmalat_ est notre ration de toute la -semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi -prochain. On n’est pas plus prévenant. - -Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre -toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement -pas sur l’hygiène des principes anglais. Nous sommes obligés de nous -débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous -pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux -prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre? Comme je -bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du -Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la -soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de -délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour -faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin. - -Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis -qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter -par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne -goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour -que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand -il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car -en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le -censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une -gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que -nous attendions. - -Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé -sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre -disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance -de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la -table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche, -avait-il l’air d’un officier conquérant au milieu de vaincus? Il y -avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions -douter de la pureté de ses sentiments. - -La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du «saloir», -on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où -restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et -la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible. -Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la -neurasthénie qui ronge certainement nos «anciens», nous sombrerons plus -vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus -prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de -répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier -allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand -le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus -d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans -un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de -respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître -peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les -sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous -essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de -rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que -soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues. -Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de -trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et -soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce le mot -«soldats» comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour -conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres -qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que -nous voudrons. - -D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas -sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos -familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous -serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont -formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir -des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des -feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme _Die Woche_, -par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux -journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour -les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il -serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles -sont la _Gazette des Ardennes_, la _Gazette de Lorraine_, le -_Continental Times_, le _Petit Bruxellois_, etc... Il y en a d’autres. -La _Gazette des Ardennes_ est particulièrement recommandable, nous dit -monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne -recommandation, car on va nous mener à la salle des douches. - -Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile, -numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous -fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos -objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc... Ils resteront -dans la chambre pendant notre absence. Personne n’y touchera. Une -sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien -avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être -soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui -risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver. -L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance -belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le -sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre -absence. Mais que faire? Quelques officiers veulent essayer à tout prix -de sauver des trésors: qui des billets de banque, qui une boussole, qui -un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes: sous une armoire, dans -une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je? Et, pleins -d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est -installée au sous-sol même du bâtiment nº III. - -Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de -nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du _Baderaùm_, un -soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une -plaque portant un numéro. A cet anneau nous enfilerons par la -boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un -trousseau, et le tout ira à la désinfection. A côté du soldat français, -au seuil même de la salle qui précède le _Baderaùm_, se tient un soldat -allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met -entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le -tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu! que cette -organisation est admirable! La chemise et le caleçon sont en jersey de -coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie -d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien -joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester -notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche -d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter -un peu mieux à nos proportions. - -La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la -chambre nº 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque: tous ces -caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme, -sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque. -Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait -rendu nos effets désinfectés. - -Dans la chambre nº 28, une surprise nous attendait: nos petits sacs -individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi -d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour -nous dévaliser! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient -été retournées; les coiffes de nos casques avaient été fouillées; les -_Trains de Luxe_ d’Abel Hermant n’étaient plus là; toutes les cachettes -avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de -toutes les espérances. - -Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que -nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les -_kartoffeln_ abondaient, et nous eûmes même un supplément de -consolation: de la marmelade. Notre rage d’ailleurs eût été vaine. Il -ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner -s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à -la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux -sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la -fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à -ces excès de mardi-gras. - -Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au -repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa -grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi -dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai -déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le -dessert. Le plat de marmelade était vide. - ---En voulez-vous d’autre? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton -moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable. - ---Oui, oui, fîmes-nous. - -Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat: - ---Il n’y en a plus. (_Keine mehr_). - -Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont -lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner -et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de -petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau -d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en -captivité. - -Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et un brouhaha de voix -retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le -train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait -pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient -peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous -avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais -l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre -repos. En effet, comment expliquer cela? Était-ce le changement de -régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu -catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient -indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de -frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le -corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos -nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à -un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre -gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service -déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton -suraigü: - ---_Latrinen! Latrinen!_ - -Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus -d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline -allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à -exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui -hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que _Latrinen_. Un -prisonnier s’amuse de peu. - -L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous rendrait, dans le -courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à -l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans -impatience ce moment. A 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe, -avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse -honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait -pas grand’chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils -avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains -portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se -cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement -et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre. - -Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont -des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette -besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats -exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid -où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le -sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets, -les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils -photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche -et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du «butin de -guerre». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque -objet qu’on lui retirait; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le -donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour: -78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre; mais -les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark -et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous -versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des -pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont -les seules à avoir cours; d’un côté, elles portent le chiffre de la -somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks; et de -l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription: - - «_Wertmarke--Zitadell Mainz_». - -L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait. -L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres, -et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait -sourire à part soi de nos prétentions! Il ne s’emportait pas, il gardait -un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son -camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de -zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas -intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous -retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la -chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait -distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le -Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don -de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher. - -Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le «saloir» -de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un -incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures -du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit -au point que je pensai rêver: c’était un Allemand à lunettes, grand, -large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de -surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il -appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être -professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec -lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa -couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à -point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir -l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi -les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la -chambre nº 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions -se passe l’interrogatoire de rigueur. - -La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de -Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera -plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous -serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes. -Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre nº 28. -Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les -autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera. -Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant, -l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne -restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de -passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on -les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou -moins vite sur un camp quelconque d’officiers prisonniers du Wurtemberg -ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier -plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est -pas fini? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle? Il -va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands, -voir d’autres camarades? - - - - -_à Henri Massis_ - -CHAPITRE VIII - -LA FENÊTRE FERMÉE ET LA PORTE OUVERTE - -(_14-15 mars 1916_). - - -Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire -qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour -plusieurs. A 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes -avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et -sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième -officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L*** -avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est -dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients -d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures. -Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous -regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une -détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait -signalés; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu. - -L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la -kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin: rasoirs, pâte -dentifrice, brosses, souliers, pantoufles, etc... Tous ces articles -sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les -payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du -pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite -commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous -arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos -sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à -l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes -allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos -canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de -guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus -sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller: -l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons -pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions. -Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de -prisonniers. - -Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs, -vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi -pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande -tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu -qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui -plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne -incroyable, il rudoie ce hurleur de _Latrinen_, lui obéit quand ça lui -plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est -pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur -toujours en garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec -aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les -renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne -nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend -que dans les villes la population, strictement et durement rationnée -pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai? Il affirme -qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des -prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles -transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous -défions de ce Belge, peut-être à tort du reste: nous jugeons qu’il a -trop de libertés dans le personnel des ordonnances; alors que les autres -ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La -kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines -heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut. -Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre -confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions -laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve? Rien -n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on -est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme -dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous -écoutons son bavardage. - -Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction, -l’humble prisonnier russe qui nous sert à table! Gros cosaque bouffi aux -cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au -nom de «_Rousski_» quand _Latrinen_ l’appelle! - -Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas, -nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs -fois de suite «Rousski! Rousski!» et baragouine des ordres ou des -imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la -peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit -bonhomme de travail. Quand _Latrinen_ dépasse l’ordinaire limite de ses -criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure: - ---Sale Boche! - -Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît -bien. - -Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, _Latrinen_ pensa devenir -fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous -distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut -pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, _Latrinen_ -nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes -moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu -d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas! quand il -se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau -nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le -prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les -morceaux de pain de la journée: il n’en trouvait plus que vingt et un, -et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème -insoluble. _Latrinen_ s’arrachait les cheveux. Une ration avait été -joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers. - -Comme cette journée est longue! Nous n’avons rien à faire, rien à lire. -Quel supplice! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi -s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on -interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont -arrivés hier. - -Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à -cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le -Belge? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous -racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais -traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils -supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une -victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur -imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la -détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim. -Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir. -Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur, -parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes -choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec -les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour, -mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque -jour à droite et à gauche. - -Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux -secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance -augmente ou diminue dans le cœur d’un captif! La longueur des heures est -périlleuse. Cette chambre nº 28 est une cage sinistre. Entendre les -conversations, d’ailleurs peu animées des camarades, est une fatigue. -S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs -est une douleur. Que faire? Se planter derrière la fenêtre fermée et -regarder le spectacle de l’immense cour? Peut-être, mais quelle vanité! - -La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques -instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y -prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a -pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge. -La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule. -Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à -tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi, -parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie, -exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit -faire rire. Bergson le démontrerait aisément. - -Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On -trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces -faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance, -car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai -éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis -faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que -pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une -agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible. - -A la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus -que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni -dans la chambre nº 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres -chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus -lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la -règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la -matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes -autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces -quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un -cadeau de grand prix. - -Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp -de Darmstadt nous donnait connaissance du «rapport des cuisines», qui -est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et -percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de -prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux -qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de -vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop -grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin -de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le -détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit! Car il paraît que les -Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte, -demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les -feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main. - -C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande -partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre -nº 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici -avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent par petits groupes -avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des -nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que -celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans -mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas -lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur -aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même -par gestes? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier? Les heures -sont interminables. - -Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. A 6 heures 1/2, on -n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être -appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers -allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée? Mais je me -trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire -d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile -et profession. A mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se -reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je -puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre -militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des -questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon -opinion sur la guerre? Sur les attaques de Verdun? Toujours les mêmes -questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence. - -J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le -camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre nº 23 qui serait -désormais la mienne. Elle est située dans le même bâtiment nº III, au -rez-de-chaussée, près de la kantine. - -La chambre nº 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre -elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits. -Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est -disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux -pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas; mais -un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers, -carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe -quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables. -Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une -sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit, -dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison -tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils. -Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer -battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une -table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est -l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique, -avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un -piano, loué par un des officiers de la chambre. - -Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente -et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement -parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec -nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le -capitaine B***, des chasseurs à cheval, est le plus aimable, et son -accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et -son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon -mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un -sous-lieutenant dans la tranchée? Mais je n’hésite pas à affirmer que -toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer -Verdun. - -Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques: - ---Nous n’en avons jamais douté. - -O notre France lointaine! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que -tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de -misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi! Quand tout -s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les -communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer; et, -si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent -sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances: - ---Nous n’en avons jamais douté. - -De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me -donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers -jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être -digne de mes camarades. - -Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un -parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour -lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de -musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano -avec une grande simplicité. Un lieutenant écrivait des lettres. Un -autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais -allongé sur mon lit. - -Charme ineffable et souverain de la musique! Plus d’une fois on a admiré -sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus -qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer -l’émotion que peut susciter une page de Chopin,--car c’est du Chopin que -j’entendis, puis du Grieg,--dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la -chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et -d’impuissance? - -Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le -pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à -coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs -de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette, -toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la -bamboche bondissait hors de la caisse sonore. O souvenirs atroces! Des -courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient. -Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On -mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me -revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie -fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je -discute gravement de questions de politique étrangère et du péril -allemand, tandis que la jolie fille bâille... Mais, ce soir, j’ai envie -de pleurer, comme une femme. - -A 10 heures 1/2, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous -n’avons pas à nous en occuper. Les camarades sont couchés. Le silence -est sur toute la chambre. Dorment-ils? - -Soudain, la porte s’ouvre. Un _feldwebel_ entre, une lanterne à la main. -Un officier le suit. Ils passent; devant chaque lit, le _feldwebel_ lève -sa lanterne. C’est le contre-appel. - - - - -_à Emile Henrio_ - -CHAPITRE IX - -LE CAMP DE MAYENCE - -(_16 mars 1916_). - - -Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le «saloir», -je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que -j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la -citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait -promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une -effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques -mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec -peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de -la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule -d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus -isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se -souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le -nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme -que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un -désert sinistre. - -J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait -m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque -est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici, -l’infirmerie est ici, la _kommandantur_ là, et le bureau du payeur là. -J’avais tout vu. A huit heures du matin, je n’avais plus rien à -connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette -du supplice que les Allemands nous réservaient: l’ennui et l’inaction. -Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé -celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas -encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je -demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des -prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me -prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment: c’était -la _Conquête de Plassans_, de Zola. Dans l’état de misère morale où -j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina. - -On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des -records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour -comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe. -Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à -poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans -doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à -volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que -de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer -comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis. - -L’appel du matin m’apporta une diversion. A neuf heures et demie, dans -la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent -par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous -continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à -la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien -d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers -causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était -pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement: - ---Vingt-deux à bâbord! - -On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se -dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la -gauche, en effet, un _haùptmann_, sabre au côté, défilait rapidement -devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous -regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi, -et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue, -galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était -fini. Les prisonniers se dispersèrent. - -Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de -l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre. -Un _feldwebel_ lut un ordre de la _kommandantur_, en allemand. Je -n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près. -Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un -camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient. - ---Qu’a-t-il dit? demandai-je. - ---Je ne sais pas, me répondit-on. - -Visiblement, les ordres de la _kommandantur_ n’intéressaient personne. - -La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y -allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus -saugrenues: des objets de toilette, des pliants de paquebot, des -raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres, -des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des -enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds, -bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une -petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et -tous sont d’un prix très haut, naturellement. La _kommandantur_ prélève -un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le -prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout -accepter d’un cœur joyeux? - -Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est -encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les -jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent -la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris -possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix -est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec -moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents; ils les -palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la -qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine; et quand ils -s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte -le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou _Brennspiritus_, comme -on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône -précieuse. - -Un camarade me confie que les Russes consomment beaucoup d’alcool à -brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils -boivent de l’eau de Cologne; mais ils le boivent aussi au naturel, sans -grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais -terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du _Brennspiritus_, il faut -en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon -camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce -point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour -se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne: par l’entremise de -soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se -procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes -s’accommodent. - -Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir -d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être -prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne -volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français -et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent -prendre leur repas au réfectoire commun; les Anglais n’y mettent pas les -pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des -fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement -installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne -partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire -ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis -de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas -garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils -des dégâts? Ils paient sans discuter. Un Anglais ne discute jamais avec -un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris -terrasse. Le Français a une autre façon; il rit de tout et empoisonne le -Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de -tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue -militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il -se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux -Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies. - -Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il -abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va -ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un -prisonnier aille porter son assiette au _haùptmann_ de service en lui -affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers -désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers -faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont -infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis. -Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de -distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène -que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à -midi. On nous donna de la «soupe russe», car l’ardoise du menu ne la -désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un -lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du _haùptmann_ en lui -disant sans pouffer: - ---Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment, -j’ai trop bien mangé, ce matin. - -Et le _haùptmann_, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas -perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car -on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre, -encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui -des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares, -chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais -que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a -pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir -qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il -était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale -débordante d’optimisme. - -Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de -la soupe russe et des pruneaux? En moins de dix minutes, ils s’en -allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur -pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis -assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte -la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec -leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur -un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais -achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la -couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé, -je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la _Conquête de -Plassans_. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient -sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez -cruel me traversa, quand ils dégustèrent ensemble un café dont l’arome -français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien -tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les -phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons -d’infortune pour les examiner à loisir. - -A côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et -aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le -lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en -couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques, -il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une -allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche -de temps en temps des effets de voix pour chanter: - - _Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,_ - _Cœur trois fois féminin....._ - -Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute -amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours. -Aussi ne l’appelle-t-on que «Matelot». Il houspille sans se gêner le -lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque -toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les -cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie -correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses -bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue, -qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a -des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience -amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont les officiers les -plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à -mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant -indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané -et qui écorche sans pitié la langue française. - -Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu -sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la -guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou -qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur. -Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge! Les -blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies: les Allemands à -cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité. -Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les -traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de -ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient -de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne. -Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du -genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches -de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux -semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de -captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont -prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié -respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense -cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à -jamais. - -Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les -prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à -prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel? Quand un officier arrive -pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive -les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve -un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à -l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une -élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le -pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique -quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de -monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en -alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en -attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour -se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin? D’autre -part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois. -Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier -opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et -vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre -nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème. -C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par -bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser -des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet -immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le -porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse -impériale et royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas -excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et -qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse? - -Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est -merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies, -qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes -rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il -faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des -Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui -est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature -de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes -de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà -énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant -soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel -qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La _kommandantur_ -décida de réparer cette faute. - -Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent -convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas. -Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un -de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit -avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui -comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou -nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les -passait en revue sommairement, du bout des lèvres, comme si on l’eût -obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait -aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La -bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes: - ---Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes, -vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je -vous souhaite. - -Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les -scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la -cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le -ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes -camarades travaillaient en silence. L’un lisait; l’autre écrivait une -lettre; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le -capitaine B*** était penché sur un minuscule métier. - ---Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen -de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe -à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous? Je me suis mis à -l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices -uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux -manuels sont un refuge. - -Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne -montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit: - ---Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et -ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à -l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles, -je ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour -échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez? Vous en viendrez au -même point que nous, vous verrez. Ah! ce n’est pas drôle, la captivité! -Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous -sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique. - -Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame -serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur -vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur -mon lit. - - - - -_à Louis Thomas_ - -CHAPITRE X - -VERS UN AUTRE CAMP - -(_17 mars 1916_). - - -La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison -terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la -fantaisie des bureaux de la _kommandantur_ avait déjà décidé de -m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que -d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale, -pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces -trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans -la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne -rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le -camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience -ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17 -mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un _feldwebel_ -m’arrêta, en m’appelant par mon nom: - ---Vous quittez ce soir le camp de Mayence. - ---Bien. Où vais-je? - ---Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2. - ---Est-ce que d’autres officiers partent aussi? - ---Oui, quinze officiers. - -Et le _feldwebel_ me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du -capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que -moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9 -mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je -connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune -propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre -départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien -pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au _feldwebel_ la -feuille de papier qu’il m’avait offerte. - -Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de -toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint -pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré--_ersatz_ -peau de porc--si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine. -A 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous -ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir. - -Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos -bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des -sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour -deux, et le chef de notre détachement, un _feldwebel_, reçut une -provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on -nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour -en donner au _feldwebel_ l’équivalent en monnaie véritable qui, dans -notre nouveau camp, serait de nouveau transformée en jetons spéciaux. -Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre -déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais -pas. - -Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois -fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de -rien restait à accomplir. Sur un ordre du _feldwebel_ chef de -détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec -ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il -n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme -un avertissement sérieux. - -Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier. - -Dans le même compartiment nous fûmes quatre: le capitaine V***, le -lieutenant T***, moi, et un soldat de la _landsturm_. Rien ne signala -notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient -sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur -Darmstadt. Allions-nous en Bavière? Le soldat qui nous accompagnait -déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien -voulu causer avec nous. Mais quoi! Celui-là aussi nous aurait servi -toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial -et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les -mêmes niaiseries répétées avec la même conviction! - -Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de -Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur -Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prisonnier -français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le -prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas -au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait -avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait -pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les -exemples sont trop nombreux: le martyrologe de nos prisonniers est -inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de -la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a -raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou; les brancardiers -allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon -à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous -blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient -des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart -étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs -jours. A chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les -gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les -injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda -de l’eau à une femme. De l’eau! Cette femme était une diaconesse, une -_Schwester_, une religieuse; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge. -Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à -tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas -tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier -au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où -les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août! Du soleil, -de la clarté, des toilettes légères, des ombrelles, des couleurs -chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les -douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le -frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à -l’esprit! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous -niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de -l’effroyable. - -Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une -victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser -fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est -perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier -d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang -coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la -paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la -fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les -criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes, -tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible. -Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et -alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il -faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux -prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont -redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se -plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus -par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite -à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les -choses peuvent tourner et qu’après tout la France est toujours à la -merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut -user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les -étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même -coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de -l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté -cynique de l’Allemagne de 1914. - -Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce -vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme -de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. A peine étions-nous -installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement, -posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli -à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge. -Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui -n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper. - -Petit-Jean avouait: - - «Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.» - -Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute -l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à -travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail -d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un -bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que -ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer -absolument tout des pays que je traverse? Et comme ce nom de -Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire! Je n’ai rien -vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de -Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais -pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien, -car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du -Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais -nous repartions avant l’aurore. - -A Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions -toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire? Vers le Wurtemberg? -Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des -montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux -environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques -chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons -de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les -prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont -couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous -n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont -l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach. -Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe, -traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux. -Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement -propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une -impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que -nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse: ce pont métallique -de forme trapue sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter -cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au -point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La -route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très -vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images -puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le -bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je -retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège? Un groupe de femmes, -précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de -ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil, -qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre -n’accompagne l’enterrement. - -Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au -fond de la vallée. A flanc de montagne, un vieux burg en ruines la -domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé -en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de -croix toutes neuves. - -Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à -cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux -tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée -est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un -animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une -eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte -topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau. - -La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau -de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais -quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen! Nous -n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière -suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas. -D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse -accablait nos épaules. - -Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite -morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la -gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant -nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles. -Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé -d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi -charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de -1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de -sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort -courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le -dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé -sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille -Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas -éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un -regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même -si nous n’avions pas ri. - -Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté. -Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le -monde fume le cigare en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida -enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous -allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre -nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et -que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de -pierre, en dehors du village. - -De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était -d’une pauvreté rare: des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à -l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait, -comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces -sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une -façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. A l’une -d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français -nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine. - ---Et Verdun? nous demanda-t-il de loin. - -Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec -allemand, il nous lança ce cri de réconfort: - ---Ils crèvent de faim. - -Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre -découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait -d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la -Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus -rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait -moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach, -quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup; mais -aussi, comme devait s’exprimer le Bædecker, cette région était plus -pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous -envoyait à Vöhrenbach. - -Un _leùtnant_ nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille -considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que -d’enfants! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la -stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne -lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en -avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare -comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence. -Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la -grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le -camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je -remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère -particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil -photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et -tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de -souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant. - -Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un -bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une -mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double -enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de -fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture. -Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils de causer -avec les prisonniers et de stationner devant le camp. A chaque angle de -l’enceinte, une sentinelle de la _landstùrm_ s’immobilisait à notre -passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du -duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les -gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils -vinrent au devant de nous. - -Nous étions au camp de Vöhrenbach. - - - - -_à Louis de Gonzague Frick_ - -CHAPITRE XI - -LE CAMP DE VÖHRENBACH - -(_18 mars 1916_). - - -Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que -l’horizon n’y était pas limité par des murs. A Mayence, on se promenait -à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du -dehors. A Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se -composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à -l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les -prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large; -sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village -même, un terrain plus vaste s’étendait: d’abord une cour, au sol -préparé, d’une cinquantaine de mètres de large; puis, en contrebas, un -morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la -cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base. -La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le -réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne -pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était -marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme toute, -il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée -entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien -n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où -émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante: -prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord, -cette situation était plus agréable. - -De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne -recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de -Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre -avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en -poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de -trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La -portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux -de la _kommandantur_, la cuisine, la salle de douches qu’on installait -et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se -divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient -occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge -unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition -sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine -des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances. -L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans -la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type -Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords -immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi. - -L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait -cependant qu’un étage: en bas, c’était l’immense réfectoire et la -kantine; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre -camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un -_Offiziergefangenenlager_. - -Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour -la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration -et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait -que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de -Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui -n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine -était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer -du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson, -cornedbeef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est -vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière, -soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance -douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort -cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du -réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de -carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à -s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la -quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de -très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à -peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier -touchait chaque lundi sa ration d’une semaine et elle lui aurait à -peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain -spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment -l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre -que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des -_kartoffeln_ en robe de chambre à peu près à tous les repas, et -l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de -Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences -qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en -effet pendant quelques jours. - -Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à -leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me -faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans -retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui -d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne -les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la -fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et -le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos -dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec -hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite -que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre, -de rutabagas et de choux rouges, et encore! On nous rationna même pour -les _kartoffeln_. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes -et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les -rembourser de notre poche, faisant ainsi l’acquisition forcée d’un -matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne. -Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous -avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de -Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à -Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et, -trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de -l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie -criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je, -en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait. - -Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement -impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et -que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas -contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un -prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en -Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre -au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des -expédients, en ménageant la chèvre et le chou,--méthode coûteuse, si -l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode,--cette -étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne, -pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous -étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers -jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur -mettre le doigt sur la plaie. La _kommandantur_ des camps éprouvait le -besoin de souligner par des ordres et des commentaires écrits ou oraux -la qualité des misères qu’on nous imposait. - -Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers -de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage, -pour y subir le discours «de bienvenue» du commandant du camp. - -Le maître de nos personnes était un _oberst_, un colonel aux cheveux -blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté: le colonel -classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les -Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On -prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la -marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était -dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il -n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre -ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué -que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester -sérieux. Il nous dit: - ---Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas -à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous -traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller -au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez -en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus -stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats -et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de -fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par -gestes, et, si vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes. -Toute résistance est inutile. - -Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact -parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il -poursuivit: - ---En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin, -messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos -officiers prisonniers le soient chez vous, en France. - -La patte de velours du début détendait ses griffes. Les paroles de -l’_oberst_ de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de -Mayence. - -L’_oberst_ était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être -que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs -caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur -tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de -promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les -menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens -d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les -autres? - -Par la suite, le vieil _oberst_, qui était Freiherr von Seckendorff, se -révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure: un homme -indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de -son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la -rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous -infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il -craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France, -ne subissent chez nous des représailles trop justifiées. Cette -impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se -désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que -les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés -et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups -dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses -prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage -honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses -Fritz? Tout un camp de Français était mis à la question, et les -représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que -Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de -Berlin; mais Paris ne réclamait rien de son côté. - -C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le -plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin -nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et -son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les -Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique; je ne sais pas -ce qu’ils devinrent quand les _sammies_ entrèrent dans la guerre, mais -je sais que jusqu’au 1ᵉʳ janvier 1917, les Anglais ne furent jamais -tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient: - ---Bah! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre -de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés -recevra son châtiment. - -Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas? Nous -connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au -chapitre, où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour -n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en -état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se -boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un -grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les -manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous -étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà -la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par -cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs: - - _Oublions le passé, reviens!_ - -Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions, -même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en -plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre -solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne -comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les -liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur, -d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne -forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame. - -Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui -désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs, -il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais -ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence, -loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que -les Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire -notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même -fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à -Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de -nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même -plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914 -que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces -hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur -essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de -Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les -destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous, -soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance -mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite -allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux? En nous -groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une -erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon -arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes -de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles. - -Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les -miennes: elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le -suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants -compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de -Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore -arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles. -Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne -savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns -parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe; -d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation; -d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se -perfectionner dans leur spécialité; tous enfin, de travailler à -s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre -nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres -nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de -notre prison. A chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait -de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur -la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder -avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait -dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment, -en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point -nos impressions nouvelles de captivité. - -La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans -ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne -devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la -réussite d’un «trois piques contrés». - - - - -_à André Lamandé_ - -CHAPITRE XII - -TÊTES DE BOCHES - -(_5 avril 1916_). - - -Le camp de Vöhrenbach était commandé par l’_oberst_ Freiherr von -Seckendorff, vieillard grognon que nous appelions _Kœniggraetz_, parce -qu’il avait jadis combattu à Sadowa et parce que des prisonniers -français ne seraient pas français s’ils ne coiffaient pas leurs geôliers -d’un surnom. Le bonhomme en vit de toutes les couleurs. Son attitude dès -le début trahissait le désir qu’il avait de vivre sans histoires. -Malheureusement pour lui, nous n’étions pas décidés à jouer les chiens -couchants, et _Kœniggraetz_ ne goûta à peu près jamais la tranquillité -qu’il souhaitait, s’il la souhaita. Écœuré de notre ingratitude autant -que mû par son tempérament de hobereau soudard, il occupa ses journées à -nous chercher des poux. Quand son imagination ne lui suggérait aucune -tracasserie, il s’en prenait aux sentinelles du poste de police, hommes -de la _landstùrm_, auxquels il avait toujours quelque chose à reprocher. -Il hésitait quelquefois à nous injurier, et sa rage s’abattait alors sur -le personnel du corps de garde qu’il pétrifiait dans une raideur -d’automates dont nous nous amusions. - -Freiherr von Seckendorff, dit _Kœniggraetz_, avait la manie des -discours. Pour le moindre événement, il se présentait à nous au moment -de l’appel du matin, et il nous haranguait. Chaque fois c’était la même -comédie. Il commençait en français, d’une voix calme, presque aimable, -cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours, et tout à coup, au -tournant d’une phrase, excédé de fatigue et ne contenant plus ses -impressions, se jetait tête basse dans les lourdes périodes allemandes. -Sa voix montait, pleine de graillons, libérant toute une bile, dont nous -avions de la peine à ne pas rire. - ---_Meine Herren... Meine Herren..._ - -Le vieillard tonitruait, bafouillait, levait la canne, secouait la tête, -et, pour finir, saisi d’une quinte de toux furieuse, il s’en allait en -prenant le ciel à témoin de son impuissance. - -Freiherr von Seckendorff était suivi constamment par son adjoint, un -capitaine de cavalerie qui ne se mêlait à aucun débat, qui passait pour -être le gendre de son colonel, et dont nous ignorions le nom. Quand -j’aurai dit que nous l’appelions _Tête de veau_, je n’aurai pas besoin -de tracer le portrait de ce comparse falot et sévère. - -Monsieur le Censeur, _leùtnant_ d’infanterie, était certainement -l’officier le plus cruel, le plus sournois, et le plus acharné de toute -la boîte. Combien de fois, devant lui, n’ai-je pas éprouvé de fortes -démangeaisons au bout des mains? Il rappelait le Herr Schmidt de -Mayence, comme s’il eût été son frère, mais il avait moins de -désinvolture et un peu plus de lenteur d’esprit. Avant la guerre, -disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait -en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation -allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa -mission avec un zèle parfait. A le voir, vous n’eussiez jamais pensé -qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon, -quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire -silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses -rancunes à l’oreille de cette ganache de _Kœniggraetz_! - -Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé -à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous -écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller -dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style -comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce -labeur de larbin. Comprenait-il mal? Il convoquait l’auteur de la -lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait -qu’une carte, écrite au crayon,--car nous ne devions écrire qu’au crayon -en 1916,--cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait -l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui -fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se -servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses -décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en -échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus -déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables: «Il neige». - -Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöhrenbach, c’est pour le -courrier qui nous arrivait de France. Il avait l’air alors, non plus -d’un policier, mais d’un dégoûtant bonhomme qui, par le trou de la -serrure, dans une chambre d’hôtel, épie le coucher de jeunes époux. -Songez à la souffrance d’un officier français qui voit, entre les mains -d’un officier boche, les lettres de sa fiancée, de sa femme, ou de sa -maîtresse, qui voit le monstre se vautrer dans des tendresses qui ne -sont pas à lui, qui voit le rustre violer le secret de deux cœurs! -Monsieur le Censeur avait des raffinements. Vous envoyait-on une -mauvaise nouvelle capable de vous attrister? Vous apprenait-on la mort -d’un parent ou d’un ami? Vite, monsieur le Censeur vous remettait -l’enveloppe afin que vous pussiez pleurer plus tôt. En revanche, -souvent, on gardait dans les tiroirs de la censure le courrier de -plusieurs jours d’un même officier qu’on surveillait. On confrontait les -différentes feuilles de papier. On cherchait si la quatrième page du 12 -avril, si obscure, ne faisait pas suite à la troisième page du 11 avril. -On rapprochait les textes. Et, quand on ne découvrait rien, pour plus de -sûreté on supprimait froidement le tout. - -Un jour, un lieutenant sut que son beau-père était décédé. Le matin -même, un jeudi, nous avions remis à la _kommandantur_ notre carte -hebdomadaire. Le lieutenant alla frapper à la porte de monsieur le -Censeur. - ---Voulez-vous me rendre ma carte de ce matin? dit-il. Mon beau-père -étant mort, je désirerais ajouter quelques mots de condoléances pour ma -femme. - -Il ne demandait pas une faveur extraordinaire, ce garçon. Monsieur le -Censeur eut un beau geste. - ---Mais pas du tout, monsieur, dit-il. Dans des circonstances pareilles, -nous vous autorisons à écrire une carte supplémentaire. Allez écrire -cette carte, monsieur, et apportez-la. Elle partira tout de suite par le -courrier de ce soir, sans subir la retenue de dix jours, qui est de -règle. - -Le lieutenant remerciait. Le censeur protesta: - ---C’est tout naturel, monsieur. - -Seulement, trois mois plus tard, comme il était de nouveau en face de -monsieur le Censeur, le lieutenant vit sur la table sa carte -supplémentaire, qui n’était jamais partie. - -Cependant, si monsieur le Censeur gagnait sur nous de nombreuses -parties, combien de coups d’épingle n’a-t-il pas reçus dans son -amour-propre! Et aussi combien de coups de couteau! Les lettres qu’on -nous adressait, toutes dépourvues de renseignements militaires, nous -révélaient pourtant bien des choses au nez de la censure. Dès le début -de juillet 1916, au moment de l’offensive franco-anglaise de la Somme -conjuguée avec l’offensive russe, l’enthousiasme des succès se devinait -dans toutes les enveloppes venues de France. Il y aurait un beau recueil -à publier avec toutes ces nouvelles spirituellement déguisées qui nous -réjouissaient chaque jour. C’était une débauche de détours, d’allusions -et d’images où le Boche perdait pied. Si monsieur le Censeur était -amateur de statistiques, il fut probablement étonné de constater que, -sur les deux cents officiers de son domaine, les trois quarts pour le -moins étaient vignerons, car quelle mère n’annonçait pas à son fils que -la vendange de 1916 serait magnifique? Pour peu qu’il eût l’esprit -critique développé, il jugeait aussi sans doute que les familles -françaises ne se fatiguaient pas pour baptiser leurs filles; en effet, -presque tous les officiers avaient pour sœur ou pour cousine une -Marianne ou une Françoise dont la santé était l’objet de bien des -sollicitudes. Et ce nous était une douce joie de nous communiquer entre -nous les secrets français qui trompaient la vigilance de monsieur le -Censeur. - -Il est vrai que monsieur le Censeur n’opérait pas seul et que ses aides -n’avaient peut-être ni la même conscience ni la même astuce que lui. De -ces deux soldats qui le soulageaient d’une partie de sa besogne, l’un -était aussi méchant mais plus bête, et l’autre, qui n’était pas bête du -tout, ne s’acquittait de ses fonctions qu’avec nonchalance. - -_Les-Méziés_ (ainsi nommé parce que, quand il avait un ordre à nous -traduire, il commençait par ces mots: «Les messieurs sont prévenus», -qu’il prononçait: «_les méziés_»), ancien employé chez une marchande de -fleurs de Nice, avait plutôt la tête de ces laquais en livrée préposés à -l’ascenseur dans les palaces. Il avait l’air hargneux et constipé. Il -nous détestait de tout son cœur et nous le lui rendions. Son collègue, -dit _la Galoche_, à cause de son menton, était plus couramment nommé -_Sourire d’Avril_. Né en Alsace, et il s’en vantait, il dirigeait avant -la guerre, à Mulhouse, une petite pension pour jeunes gens. L’issue de -la lutte le tourmentait peu. Français ou Allemand, il avait l’intention -de retourner à Mulhouse et d’y poursuivre ses modestes affaires. Il -n’apportait aucune ardeur à son service. Il semblait gêné le plus -souvent, et il souriait quand il entendait nos plaisanteries, dont -_les-Méziés_ enrageait. - -Ces deux hommes, si dissemblables, nous distribuaient les colis de -France, l’après-midi, dans la cour quand le temps le permettait, et au -réfectoire en cas de pluie. Ils les ouvraient, retenaient par ordre les -papiers et les toiles d’emballage, et fouillaient tous les recoins, -toutes les boîtes, tous les sacs. Les officiers se disputaient pour être -inspectés par _Sourire d’Avril_. Il visitait les paquets d’un œil -distrait. Il ne dissimulait pas son admiration pour les victuailles que -nous recevions et qui sans doute excitaient son envie, car tous ses -jours n’étaient pas jours de bombance. Il s’écria même une fois, devant -un jambon d’York, d’ailleurs somptueux: - ---On ne meurt pas encore de faim en France. - -Cela lui valut un regard indigné de son camarade qui, lui, ne nous -faisait grâce de rien, exécutant strictement les instructions de -monsieur le Censeur et se réglant sur lui. Monsieur le Censeur daignait -de temps en temps descendre jusqu’à mettre les doigts dans nos boîtes de -pâté et nos pots de moutarde. - -Nous n’avions pas le droit de recevoir n’importe quoi. Les liquides -étaient soumis à l’examen du médecin du camp; on nous retenait l’alcool. -Les livres, pourvu que la date de leur publication fût antérieure au 2 -août 1914, étaient d’abord arrêtés par la censure, qui les feuilletait -avec soin avant de nous les rendre. Certains paquets de cigarettes -portaient une étiquette aux couleurs des Alliés; on les confisquait. Les -journaux et les revues, on les confisquait. Mais, si l’on fouillait si -attentivement, c’était pour découvrir les lettres cachées, les -boussoles, les cartes et l’argent allemand qui devaient permettre des -évasions. Quelquefois, une riche trouvaille enchantait la -_kommandantur_. L’officier coupable était puni. Mais que de choses les -plus malins ont oubliées! Je ne veux révéler ici aucun procédé, mais je -peux dire que l’ingéniosité des expéditeurs nous surprenait souvent -nous-mêmes. Les Boches savaient que nous recevions des cartes et des -boussoles, mais elles s’éclipsaient admirablement. Des articles de -journaux français arrivaient jusque sous les fenêtres de la -_kommandantur_. On redoublait de vigilance et de ruse de part et -d’autre. L’heure des colis était toute de fièvre. Chaque distribution -avait l’allure d’un combat. Et combien furent subtilisés en entier, même -de dimensions considérables, sous les yeux des trois censeurs et des -deux hommes de corvée qui gardaient le lot défendu! - -Un officier allemand se distinguait des autres, au camp de Vöhrenbach, -par une attitude nettement différente. A cause de son physique, nous -l’avions surnommé _le Lièvre effrayé_. Il traînait la patte, ayant été -grièvement blessé du côté de Saint-Quentin en 1914, et il avait un air -effaré dès qu’il rencontrait un groupe d’officiers français. Quand il -était chargé de l’appel, il se hâtait de nous compter pour endurer moins -longtemps le tête-à-tête. Il s’occupait de l’ordinaire et de la kantine. -Jeune, il était certainement le moins répugnant de nos geôliers. Certes, -il ne nous distribuait pas les douceurs à pleine poignée, car il n’avait -pas à nous en distribuer, et il s’acquittait de ses fonctions -ponctuellement. Il ne nous témoignait non plus aucune sympathie. Mais -les brimades auxquelles il nous voyait condamnés, et qu’il avait -mission de nous appliquer, semblaient lui causer un dégoût réel. Seul de -toute la bande, il conservait un maintien militaire tel qu’on se plaît à -l’imaginer d’après les récits des temps anciens. On aurait dit qu’il ne -se sentait pas à sa place, comme officier, parmi les garde-chiourme dont -il partageait l’infamie. Quelle différence entre _le Lièvre effrayé_ et -le docktor Rueck, médecin du camp! - -Ce juif, petit, boulot, fleurant le suint, était l’homme le plus faux de -tous ces hommes faux qui nous entouraient. Il avait la manie dangereuse -de déclarer à qui l’écoutait qu’il n’était pas Allemand et qu’il n’était -pas soldat. Lui aussi il se plaçait au-dessus de la mêlée, se contentant -d’être juif et médecin. Ainsi il essayait d’amadouer les prisonniers par -l’étalage factice d’une bonhomie rondouillarde qui pouvait dérouter -d’abord. Nous apprîmes à le connaître. Il recherchait la conversation -des Français et s’efforçait de leur tirer les vers du nez. Il se -targuait de ne pas appartenir à l’état-major du camp. Au fond, il avait -pour nous autant de basse rancune que les autres, et il fit punir deux -officiers, l’un qui ne l’avait pas salué, et l’autre, l’abbé T***, qui -avait prononcé tout haut le vocable ignoble de «Boche». Herr doktor -Rueck désirait étudier de près les Français sur lesquels il avait -jusqu’alors les idées les plus saugrenues, qu’il rejetait d’ailleurs -avec peine. Quand un nouvel officier arrivait à Vöhrenbach, il subissait -un examen médical et moral minutieux. Le médecin juif l’auscultait, le -tournait, le palpait, le retournait, touchait les blessures, -interrogeait les réflexes, tâtait le pouls et posait au patient les -questions les plus indiscrètes sur sa vie intime et sur son ascendance. -Il voulait absolument que chacun de nous fût atteint de maladies -vénériennes, et il tombait de haut en constatant que le nombre des -Français pourris était pour ainsi dire nul. Et ses étonnements -l’amenaient à des grossièretés de langage inouïes. Je me rappellerai -longtemps qu’il me demanda avec une insistance sinistre s’il n’y avait -pas eu de fous dans ma famille. - -Le doktor Rueck n’avait pas rang d’officier. Son compagnon ordinaire -était le _feldwebel-leùtnant_ du camp. Pendant la guerre, l’Allemagne a -accordé la patte d’épaule de _leùtnant_ à de nombreux _feldwebels_, de -même que la France a créé des officiers à titre temporaire. Mais, tandis -que dans notre armée les officiers à titre temporaire sont sur le pied -d’égalité en face des officiers à titre définitif, les -_feldwebels-leùtnants_ n’ont de l’officier que les droits de -commandement, rien de plus, et ils ne mangent pas à la même table que -les officiers propriétaires de leur titre. Celui de Vöhrenbach était le -grotesque de l’endroit. _Sabre de bois_, ainsi appelé parce qu’il était -tout fier d’avoir au côté un sabre terrible, avait un autre sobriquet: -_Barzinque_, corruption de «par cinq», que nous nous plaisions à lui -faire répéter chaque fois qu’il était chargé de l’appel, où nous devions -nous aligner sur cinq rangs de profondeur. Chien de quartier comme -l’était l’adjudant de semaine à la caserne en temps de paix, _Barzinque_ -rôdait du matin au soir de corridor en corridor. Il était sans cesse aux -aguets derrière une porte, et c’était notre joie de sortir -précipitamment de nos chambres pour bousculer un _Barzinque_ pourpre de -confusion. A son avis, nos planchers n’étaient jamais assez propres, et -nos lits étaient pliés toujours trop tard. Comme il n’osait pas nous -adresser d’observations, il harcelait nos ordonnances, qui l’envoyaient -à la promenade. Il parlait fort peu le français et ne le comprenait -guère, bien qu’il prît des leçons acharnées. On pouvait risquer toutes -les facéties avec ce guignol. - -Un jour, il entra dans une chambre: - ---Bonjour, messieurs. - -Poli, il tenait sa casquette à la main et cherchait dans sa mémoire la -phrase qu’il avait préparée. Son crâne chauve luisait au soleil. Nul ne -venait à son secours et il roulait des yeux d’homme qui se noie. - ---Tu peux te couvrir, lui dit un lieutenant. La tête de veau, ça se -mange froid. - ---Oui, oui, fit-il lentement. Et, se coiffant, il sortit. - -Un autre jour, il entra dans une autre chambre. - ---Bonjour, messieurs. - -C’était sa façon de se présenter, le sourire aux lèvres et la casquette -ôtée. Mais cet effort lui faisait perdre le fil de ses idées, qu’il -désirait exprimer en français. Cette fois, il se débrouilla tant bien -que mal, et on finit par deviner que, l’_oberst_ ayant résolu de passer -une revue de casernement, le lendemain, après l’appel, il fallait -déplacer deux armoires, qu’on avait dressées en équerre près de la porte -pour que _Sabre de bois_, dit _Barzinque_, nous espionnât plus -difficilement. - -Le lendemain matin, avant l’appel, _Barzinque_ revint. Les officiers -s’habillaient au milieu d’un joli tohu-bohu. - ---Bonjour, messieurs. - -Les armoires n’avaient pas bougé. - -Personne ne souffla mot. Le _feldwebel_ était plus embarrassé que -jamais. Il commença: - ---Cette armoire... cette armoire est... - -Et il s’arrêta court. - -Une voix cria: - ---En bois. - ---Oui, oui, répondit le pauvre diable. Et il sortit en se recoiffant. - -Ce n’était pas un pauvre diable. Méchant autant que n’importe quel -Boche, il se frotta les mains quand le camp de Vöhrenbach devint camp de -représailles. Il se donnait de toute son âme à l’exécution des mesures -prescrites par Berlin. Il jubilait surtout, quand il enfermait un -prisonnier dans l’in-pace des arrêts de rigueur. Triste individu qui -n’avait jamais respiré l’air du front, vous vous en doutiez, et qui -montrait au grand jour la bassesse de ses instincts, il grimaçait comme -une caricature à côté des officiers du camp dont il lêchait les bottes à -tout propos. - -Tels étaient, du plus grand au plus petit, les nobles seigneurs à qui le -Gouvernement Impérial et Royal avait confié le soin de nous séquestrer. - - - - -_à Emmanuel Bourcier_ - -CHAPITRE XIII - -OFFIZIERGEFANGENENLAGER - -(_10 avril 1916_). - - -On m’a souvent demandé: - ---Quand vous étiez prisonnier, vous ne sortiez donc pas? - -Et je répondais: - ---A l’intérieur du camp, oui, à de certaines heures; mais en dehors des -fils de fer, jamais. - -A Vöhrenbach, le pourtour du bâtiment nous appartenait. C’est là que -nous prenions un peu d’exercice. Quelques officiers, désireux de -s’entretenir en forme malgré la captivité, se consacraient chaque jour à -un entraînement méthodique, et, plusieurs heures de suite, passaient de -la marche à la course et de la course à la marche. Ceux-là, on avait -l’œil sur eux, et la _kommandantur_ les soupçonnait de se préparer à -l’évasion, cauchemar des geôliers allemands. Mais, sans pratiquer le -sport à ce point, la plupart des prisonniers tournaient autour de la -prison, tous dans le même sens, et c’est surtout avant le moment de -l’appel que la cour étroite s’emplissait de marcheurs. - -Le plus horrible, dans cette captivité des officiers, c’est l’inaction. -Pourriez-vous imaginer plus sombre châtiment: tu seras enfermé et -n’auras rien à faire. Rien à faire! Je me rappelais souvent les paroles -du capitaine B***, de Mayence. Mais je voulais espérer que je réussirais -là où tant d’autres avaient échoué. Quelle vanité! - -Tout le monde travaillait autour de moi, dans une espèce d’émulation -silencieuse. Peu à peu, des livres nous arrivaient de France. La kantine -nous en procurait d’autres, et je garde un exemplaire du _Double Jardin_ -de Mæterlinck, parce qu’il avait été volé quelque part, comme la reliure -de l’ouvrage le prouve. Les officiers qui savaient un peu d’allemand, -essayaient de se perfectionner et donnaient à des camarades studieux les -premières notions de cette affreuse langue. Ainsi j’avais décidé -d’approfondir mes études de jadis. Je revis la grammaire, et m’attelai -de nouveau aux contes de Grimm et au _Romancero_ de Heine avant -d’aborder les véritables Niebelungen dont j’aurais voulu pénétrer les -arcanes. Deux contes puérils et trois courtes chansons de Wilhelm Müller -suffirent à me dégoûter de mon ambition. Tout me semblait odieux de ce -pays, les sons rauques de ses tendresses poétiques, la couleur de ses -paysages, l’aspect de sa typographie et l’odeur de ses soldats. Écœuré, -je rangeai mes livres allemands pour ne plus les ouvrir. De nombreux -camarades n’eurent pas plus de courage. La langue des Boches rebute. - -D’autres s’accrochèrent aux Anglais et aux Russes, qui se mettaient fort -gentiment à leur disposition. Ceux-là ne furent pas plus heureux. A -peine commençaient-ils à se débrouiller au milieu des fantaisies de -l’alphabet slave et à se tirer tant bien que mal d’une page des _Voyages -de Gulliver_, qu’ils durent renoncer à pousser plus loin. Le camp de -Vöhrenbach devenait camp de représailles, et les compagnons anglais et -russes nous quittèrent. Seuls les Français devaient connaître les joies -du sévère régime. Ce fut une débâcle. - -La musique était pour beaucoup un refuge. La _kommandantur_ avait loué -un piano. La kantine fournissait des violons, des flûtes, et jusqu’à des -cithares dont on pouvait jouer sans initiation aucune. Un groupe de -capitaines et de lieutenants s’exerçait à déchiffrer les quatuors les -plus ardus. L’heure où il nous était permis de les écouter était une -heure d’un grand prix. Mais le programme des représailles nous interdit -la musique, et les officiers gardèrent leurs instruments dans les étuis -de carton que la kantine refusa de reprendre. - -Grâce à des cotisations, nous avions créé une bibliothèque. En attendant -que la charité française vînt à notre aide, elle était bien modeste, -notre bibliothèque de Vöhrenbach, à ses débuts. Toute sa richesse -consistait en quelques romans des collections à 0 fr. 95 de Fayard, de -Calmann-Lévy, de Laffitte et d’Albin Michel. Toutes les œuvres n’étaient -pas de choix. Nous avions dû accepter ce que la kantine avait pu -concentrer de volumes divers. Et nul d’entre nous ne sut jamais par quel -mystère figuraient au catalogue les _Aventures du Colonel Ramollot_. - -Pourtant, aux premiers jours de notre captivité, nous étions encore si -las et si meurtris que nous trouvions souvent un peu de charme à nous -étendre au soleil, dans la cour. La kantine vendait naturellement des -pliants et des fauteuils de paquebot. L’après-midi, aux instants les -plus chauds, la prison prenait des airs de maison de convalescence, -comme une autre Villa des Oiseaux. Les Anglais en particulier -pratiquaient beaucoup la chaise-longue au grand air. Ils s’installaient -au milieu de nous, fumaient une pipe de tabac blond, tiraient un livre -de leur poche, l’ouvraient, renversaient la tête, se posaient les poèmes -de Rossetti sur les yeux, et s’endormaient. - -Mais c’est le dimanche que les fauteuils s’accumulaient le long des fils -de fer. Le dimanche, en effet, les prisonniers mettent une certaine -coquetterie à suspendre leurs minces occupations. On revêt sa meilleure -vareuse; presque tous les officiers assistent à la messe, dans le -réfectoire transformé en chapelle pour la circonstance, et ce zèle -religieux n’est pas une des choses qui surprennent le moins nos bons -geôliers. Ils nous croyaient de farouches athées, comme le docteur juif -nous croyait tous syphilitiques. La guerre aura redressé bien des -erreurs dans l’omnisciente Allemagne. - -Que pensent de nous les civils qui passent de l’autre côté de la -clôture, sur le chemin qui monte vers le bois de pins, là-haut, au -sommet de cette colline? Ils nous regardent comme on regarde les fauves -dans un jardin zoologique. Car, comme nous, ils chôment, et ils -profitent de la douceur du temps pour aller à la campagne. - -Un de ces dimanches d’avril, au bout de la prairie, là où le domaine des -prisonniers se termine en pointe de triangle, deux officiers faisaient -les cent pas en fumant des cigarettes. Une vieille femme descendait la -côte. En passant près d’eux, comme la sentinelle lui tournait le dos: - ---Courage, messieurs! leur dit-elle en français. On ne peut pas vous -parler. C’est défendu. Ils sont méchants. Ils me frapperaient, moi, une -pauvre vieille! - -Et elle s’éloigna dans la direction du village, laissant les deux -officiers émus et déconcertés, tandis que la sentinelle revenait -lourdement vers la guérite jaune et rouge. - -Les Anglais prenaient un plaisir extrême à ces spectacles du dimanche. -Ils étaient trois ou quatre, pas davantage, tous très jeunes et presque -tous aviateurs. Ils n’avaient rien de l’attitude un peu raide qu’on -prête à ceux de leur race. Ils riaient de nos plaisanteries sans -retenue, et eux-mêmes ne détestaient pas d’exercer leur humour aux -dépens des Boches. Ils y apportaient une ardeur juvénile qui nous -réjouissait. C’étaient les meilleurs garçons du monde. - -Un jour, la _kommandantur_ avait introduit quelques vaches dans le camp, -pour leur faire paître l’herbe qui devenait trop haute entre les deux -rangées de fils de fer de l’enceinte. Elles fournirent à un Anglais -l’occasion d’une farce. Il s’approcha des fils de fer et, apostrophant -la sentinelle à qui il montrait un morceau de pain bien blanc et d’un -beau poids: - ---Vous n’en avez pas, hein, du pain comme celui-là? - ---Ah! non, répondit la sentinelle, malgré le règlement, car elle -espérait qu’un présent inespéré allait lui échoir. Et elle roulait des -yeux cupides. - -L’Anglais reprit: - ---Nous ne savons plus qu’en faire, tellement nous en avons. - ---Oui, oui, approuva la sentinelle. - ---Et nous le donnons aux vaches, conclut l’Anglais en offrant le quignon -merveilleux à la bête la plus voisine. - -Nos alliés sont terribles. On racontait d’un autre lieutenant une -anecdote qui révèle exactement la façon dont les Anglais se comportent -en face des autorités allemandes. Le gouvernement de Berlin oblige les -officiers prisonniers à saluer les officiers allemands, sans égard aux -grades de ceux-ci ou de ceux-là. Les Français esquivent la difficulté en -exécutant un demi-tour par principe chaque fois qu’ils s’aperçoivent -qu’ils vont croiser un _leùtnant_ ou un _haùptmann_. Les Anglais -agissent plus franchement. Ils affectent d’ignorer leurs gardiens. Un -jour, celui dont je parle se trouva nez à nez avec un Boche. - ---Monsieur! fit l’Allemand. - ---Monsieur? - ---Vous ne m’avez pas salué. - ---Je ne sais pas. - ---Je suis officier. - ---Je ne connais pas. - ---Vous devez me saluer. - ---Je ne sais pas. - -L’Allemand était blême. - ---Vous serez puni. - ---Je ne sais pas, répondit l’Anglais. - -Il fut puni, en effet. - -Or, quand il sortit de la chambre des arrêts de rigueur, après sept -jours d’isolement, il rencontra l’officier qui lui avait valu ces -loisirs, et il ne le salua pas. La scène fut violente de la part du -Boche et laissa l’Anglais tout à fait calme. - ---Monsieur! Vous ne m’avez pas salué! - ---Je ne sais pas. - ---Je suis officier. - ---Je ne connais pas. - ---Mais vous venez de quitter les arrêts parce que vous ne m’avez pas -salué, la semaine dernière. C’était moi... - ---Je ne sais pas. - -L’Allemand n’avait qu’à lâcher la partie. Il la lâcha, en grognant des -imprécations. Mais l’Anglais ne retourna point dans la chambre des -arrêts. - -Il ne faut pas croire cependant que les autorités impériales et royales -ménageaient les prisonniers britanniques. Sans doute, tout au moins -jusqu’à la fin de 1916, ils ne leur infligeaient pas les mille -tracasseries dont les Français eurent constamment à souffrir. Mais ils -avaient parfois contre eux des gestes pénibles dont je rapporterai -l’exemple suivant, que je tiens de la victime, un jeune lieutenant -irlandais. - -Les Boches ne digéraient pas le dédain que les officiers de la -«méprisable petite armée» leur témoignaient en tout temps et en tout -lieu. Quand ils en capturaient un, ils éprouvaient un besoin sadique de -l’intimider. Mais les Anglais ne tremblaient pas. Ainsi pour ce -lieutenant. Il avait été pris du côté de Loos, le 25 septembre 1915. -Tout de suite, dans le premier village où on l’emmena, on l’enferma au -fond d’un cachot obscur comme en décrivent les romans populaires, et on -lui annonça qu’il serait fusillé. Pendant trois jours, on le laissa -dans son cachot; on ne lui apporta pas la moindre nourriture et pas le -moindre verre d’eau; chaque soir on lui disait: - ---Vous serez fusillé demain. - -Enfin, après ces trois jours de torture, qui n’arrachèrent pas un seul -mot de protestation à ce malheureux, on le tira de son trou et on le -poussa vers une grande cour. Le peloton d’exécution promis attendait -dans un coin, l’arme au pied. - ---Demandez grâce! cria un officier allemand. - ---Non, répondit le condamné. - -Alors, on le planta devant le peloton, et on lui attacha les mains -derrière le dos. On voulut lui bander les yeux, il refusa. Un ordre -bref: les soldats mirent en joue. Mais, la plaisanterie ne pouvant aller -plus loin, car on n’avait pour but que de terroriser le prisonnier et de -le réduire à merci, l’officier allemand marcha vers l’officier -irlandais, et, les yeux dans les yeux: - ---Je vous fais grâce, dit-il. - -L’autre ne répondit rien. Il n’avait pas bronché. - -Les Russes ne ressemblaient pas aux Anglais. Ils acceptaient les -derniers outrages avec un fatalisme tranquille. Le gouvernement du Tsar -ne s’occupait pas de ses prisonniers. Pour lui, c’étaient des hommes -perdus, et il les abandonnait aux mains de l’ennemi, quitte à ne pas -s’inquiéter davantage des prisonniers allemands qu’il oubliait sans -façon dans un quelconque district. Et nous avons pu voir, jusqu’en 1916, -cette anomalie: les prisonniers russes recevant en Allemagne du pain -fourni par la France, alors que les prisonniers français n’en recevaient -pas. Car les captifs voyaient des choses extraordinaires. Mais, pour en -revenir aux officiers du Tsar, ils savaient qu’ils n’avaient rien à -attendre des bontés du Petit-Père. Ils ne lui en gardaient pas moins une -dévotion touchante et un dévouement complet. Je n’ai aucun renseignement -sur leur conduite au moment de la Révolution. En 1916, ils haïssaient -l’Allemagne autant que nous la haïssions nous-mêmes, et, s’ils -n’affichaient pas des sympathies très chaudes pour l’Angleterre, ils ne -cachaient pas en revanche leur amitié pour la France. - -Rien de plus émouvant que leur camaraderie. Ils nous comprenaient mal, -et nous ne les comprenions guère. Souvent, pour nous entendre, nous -devions recourir à la langue allemande dont ils possédaient quelques -bribes. L’intention suppléait à l’effet. Ils étaient les premiers à nous -annoncer les bons communiqués, et il fallait accepter leurs -félicitations immédiates à la kantine. On m’avait dit à Mayence que les -Russes étaient d’incroyables ivrognes. Hélas, ils l’étaient. Ils ne -buvaient pas pour le plaisir de boire: ils avaient toujours -d’excellentes raisons de s’enivrer, mais ils en avaient trop, de ces -excellentes raisons. Ils célébraient tout: la fête du tsar et la fête de -la tsarine, la fête des principaux grands-ducs et celle des plus -importantes grandes-duchesses. Ils buvaient quand la Russie remportait -un succès; ils buvaient quand les alliés étaient victorieux, cela pour -manifester leur contentement; mais, quand les alliés enregistraient un -revers, ils buvaient aussi, pour oublier la fâcheuse nouvelle, et, quand -la Russie encaissait une de ces raclées comme elle seule en encaissa -pendant la guerre, la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer -leur désespoir. - -On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les -quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la -kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les -nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets -d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en -consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant -qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis, -les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient -à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier -pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous -les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils -nous apparurent en captivité. - -D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes -avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première -grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un -lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais, -nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons, -et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées, -comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait -manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il -avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et -nous le surnommions _Poincarévitch_. Mais, plus souvent, nous -l’appelions: l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des -grenadiers de Sibérie. Il s’étonnait qu’avec ma taille je ne fusse que -chasseur à pied et il tenait absolument à me classer dans les -grenadiers, comme lui. Trop embarrassé pour le convaincre, j’acquiesçais -à son désir. Chaque fois qu’il prenait son verre pour boire, il se -levait, disait: «Vive la France! Vive famille!» Et nous répondions: -«Vive Russie!» Et l’oncle Michel se levait à tout instant pour -recommencer. - -Son camarade habituel (on les rencontrait rarement l’un sans l’autre) -était un petit bonhomme maigriot, sec comme un coup de trique, qui nous -saluait comme eût salué un automate, en observant un impeccable -garde-à-vous. Il ne savait pas un mot de français, mais il baragouinait -un peu d’allemand. Il ne supportait pas le vin, tandis que l’oncle -Michel supportait tout. Aussi, dans nos réunions, pendant que le -Johannisthal emplissait nos verres, il se faisait servir de la bière, -par quatre bocks à la fois. Encore nous avouait-il qu’il n’avait pas -beaucoup de goût pour la bière. - -Le troisième des officiers russes de Vöhrenbach ne fréquentait guère les -deux autres. Sobre, il n’allait jamais à la kantine. Il recherchait -plutôt les conversations sérieuses. Il parlait sans difficulté le -français, l’allemand et l’anglais. Il travaillait beaucoup. Grand, -mince, le front soucieux, les yeux profonds, il semblait sorti d’un -roman de Dostoïewsky. Aujourd’hui, après tant de vicissitudes, je pense -à Kerensky, quand il me souvient de cet artilleur un peu mystérieux. - -Faut-il ajouter que la meilleure entente régnait entre les prisonniers -français, anglais, et russes? Il n’y avait pas de Belges à Vöhrenbach, -et je n’ai vu jamais ni des Italiens, ni des Serbes, ni des Roumains. -Mais, par ce qui se passait en 1916, je crois pouvoir affirmer que le -temps n’a dû que raffermir cette entente entre tous les alliés. Plus que -sur le champ de bataille, en effet, on apprend à se connaître et à -s’aimer dans les camps d’Allemagne. Les malheurs communs rapprochent -plus encore que les joies partagées. Ce n’est pas à ce résultat que -l’Allemagne voulait arriver en réunissant dans la même infortune des -représentants des différentes nations qu’elle cherchait à disjoindre, et -pendant la guerre et en vue des temps futurs. Mais c’est à ce résultat -qu’elle est arrivée. - -En captivité, dans ces heures d’une longueur mortelle, on prend -conscience de soi-même et des autres. Rude école! Si l’Allemagne, en -nous imposant toutes les vexations, tendait à nous déprimer et à nous -diminuer, elle s’est trompée, une fois de plus, comme toujours. Le -prisonnier français échappe au maléfice. Combien de fois n’ai-je pas -retourné ces idées dans ma tête, là-bas, aux jours les plus difficiles! -Je m’accoudais à la fenêtre, après le dernier appel. La nuit d’été -coulait, calme et lente. Par-dessus la cour baignée de lumière -électrique, au delà du bourg endormi, au delà des monts boisés, je -fuyais vers l’Ouest, loin, très loin de ces endroits maudits, et je -sentais contre ma main les battements de mon cœur. Je dominais tous les -camps de l’Allemagne, du haut de ma fenêtre de Vöhrenbach. Car nous le -dominions, ce camp de Vöhrenbach. - - C’est un lieu tragique, un vallon, - Un pays sans grâce et sans gloire, - Trop vert, trop gris, trop roux, trop blond, - Quelque part dans la Forêt-Noire. - - Près d’un village des plus laids - Un morne bâtiment s’élève. - Est-ce une usine, est-ce un palais? - C’est la prison de notre rêve. - - Un double rang de fils de fer - Nous enclôt du reste du monde. - C’est la borne de notre enfer - Et de notre tombe profonde. - - C’est là que nous vivons, parmi - Nos songes que le temps mutile. - L’air qu’on respire est ennemi - Et le ciel lui-même est hostile. - - N’importe. Rien n’atteint jamais - Le vol radieux de nos rêves. - Ils trouvent bas tous les sommets - Et toutes les distances brèves. - - Ils vont, nos rêves douloureux, - Par-delà les monts et les plaines. - Il n’est pas de prison pour eux: - Qui pourrait leur forger des chaînes? - - - - -_à R. Christian-Frogé_ - -CHAPITRE XIV - -LE SENS DE L’HONNEUR ET QUELQUES AUTRES VERTUS - -(_15 avril 1916_). - - -Le camp de Vöhrenbach semblait d’abord devoir être une espèce de -paradis. Peu à peu, il se transforma, et, moins d’un mois après mon -arrivée, devenu camp de représailles, il nous permit de goûter par -avance les tristesses du purgatoire. Mais, pour mieux nous montrer quel -éden nous avions perdu, la _kommandantur_ nous dosa les vexations -successives avec une science tout à fait raffinée, où, d’ailleurs, la -caisse du camp s’augmenta de bénéfices sérieux. - -Un jour, vers la fin du mois de mars, une grande nouvelle courut de -chambre en chambre: les Boches organisaient pour les prisonniers des -promenades à la campagne. Aussi vous expliquerai-je d’abord que, pendant -la Grande Guerre, les prisonniers n’ont pas connu le régime de 1870. -Vous avez la mémoire encore pleine des libertés que Déroulède avait, -quand il était captif sur parole aux mains des Prussiens. Pendant la -grande guerre, on n’est pas prisonnier sur parole. Même si vous vouliez -vous engager sur l’honneur à ne pas vous enfuir, le gouvernement -allemand n’accepterait pas: lui-même ne se considère lié par aucun -honneur, par aucun traité, par aucun scrupule, et vous ne pensez pas -qu’il croira que vous êtes moins sot que lui. D’ailleurs le gouvernement -français, qui n’avait pas fait grand’chose pour ses officiers -prisonniers, s’était néanmoins ému de leur sort, et leur avait interdit -de donner aucune parole d’honneur aux Boches. De cette façon on -punissait l’Allemagne du peu de respect qu’elle avait étalé pour les -chiffons de papier. En conséquence, tout comme de vulgaires condamnés de -droit commun, les prisonniers étaient enfermés dans des camps plus ou -moins vastes, et ils n’en sortaient jamais, hormis pour un transfert -dans un autre bagne. - -Cette sévérité eût été compréhensible, à la rigueur, si la guerre -n’avait pas duré plus de six mois. Mais, quand elle menaça de -s’éterniser, de bonnes âmes songèrent qu’au jour de la délivrance il ne -sortirait peut-être plus des geôles que des loques effrayantes. Alors le -gouvernement français autorisa ses officiers prisonniers à prendre part -à des promenades collectives, sous réserve qu’ils ne promettraient de ne -pas s’évader que pour la durée de chacune d’elles. Et c’est ainsi que la -_kommandantur_ fut amenée, à la fin du mois de mars de 1916, à organiser -des sorties à l’extérieur. - -Les choses ne se passèrent pas sans de longs pourparlers. - -Sortirait qui voudrait. Chaque jour, vingt-cinq prisonniers -franchiraient la porte du camp, après avoir apposé leur signature au bas -d’une feuille de papier. Seraient-ils accompagnés? Les prisonniers -prétendaient ne pas l’être, puisqu’ils juraient de revenir. La -_kommandantur_ refusait, sous prétexte qu’elle avait charge de les -garder et de les défendre contre les insultes de la population civile. -Sans doute lui souvenait-il des brutalités de 1914. Elle proposa de -désigner un officier allemand qui seul conduirait les promeneurs et les -guiderait. On accepta, à condition que l’officier allemand serait sans -armes. L’accord était conclu. Il y eut encore des tiraillements parce -que la _kommandantur_ exigeait que les Français s’engageassent, non -seulement à ne pas s’enfuir, mais aussi à ne pas mettre à profit la -promenade pour préparer une évasion: subtilité insidieuse, qui -enchaînait à jamais tous les officiers qui auraient une fois signé le -papier fatal, puisque le gouvernement allemand pourrait affirmer que les -évadés avaient forfait à l’honneur en reconnaissant les abords et les -environs du camp. C’est pourquoi les Français se divisèrent en deux -groupes: ceux qui renonçaient à courir les risques des fourberies -allemandes, et les autres, qui iraient en promenade. - -Les autres étaient une centaine. Immédiatement, la kantine, toujours -prévoyante, mit en vente un stock de cannes à l’usage des -excursionnistes: piolets, bâtons ferrés, joncs à pommeau de luxe, et de -vulgaires bouts de bois vernis de treize sous qu’elle n’hésita point à -taxer trois marks soixante-quinze. Et elle n’en vendit pas loin d’une -centaine. - -Vingt-cinq officiers devaient sortir. A une heure de l’après-midi, on -les rassembla devant le poste de police, on fit l’appel nominatif pour -s’assurer qu’aucune supercherie n’avait été commise, on les compta une -fois, deux fois, trois fois, on les rangea par quatre, on les compta de -nouveau. L’officier allemand désigné pour ce service et le médecin du -camp étaient en tête de la colonne. Le chef de poste et des hommes de -garde surveillaient la porte afin que nul officier supplémentaire ne se -faufilât parmi les privilégiés, et la caravane s’éloigna lentement. De -nos fenêtres, nous la suivîmes longtemps des yeux. Nous étions -quelques-uns à penser que nous n’en verrions pas une autre le lendemain. - -Ce fut en effet un magnifique scandale, le lendemain matin seulement, -lorsque l’officier de jour, en nous comptant lors de l’appel du matin, -dans la cour, s’aperçut qu’un officier lui manquait. S’était-il trompé? -Il nous compta une seconde fois. Nous étions rassemblés en trois -groupes, chaque groupe sur cinq rangs de profondeur, en une sorte de -carré sans quatrième côté. L’officier compta posément. Quelques sourires -effleuraient des bouches. - -Pâle, il demanda: - ---Y a-t-il un malade? - -Personne ne répondit. - -L’autre perdit contenance: - ---Il n’y a pas un monzieur qui est resté dans sa chambre? demanda-t-il -de nouveau. - -Pas un mot ne s’éleva de nos rangs. - -Le pauvre _leùtnant_ ne savait plus où se fourrer, il rougissait, il -demeurait immobile, il nous regardait. Des murmures couraient. Alors il -prit une décision, envoya chercher le contrôle nominatif du trésorier, -et l’appel individuel eut lieu, dans l’ordre alphabétique des noms, -chaque officier appelé sortant de la foule et se rangeant derrière les -autorités du camp accourues à la nouvelle de la catastrophe. On avait -prévenu le vieil _oberst_. Les cuisiniers étaient sur le seuil de la -cuisine. Les Boches cachaient mal leur fureur. Nous jubilions. Soudain, -le _feldwebel_ nomma: - ---Monzieur le lieutenant Grampel! - -Nul ne se présenta. - ---Monzieur le lieutenant Grampel! répéta le _feldwebel_. - -Aussi vainement que la première fois. - ---Il est absent? demanda le leùtnant de service. - ---En permission, lança une voix. - -Le coupable était trouvé. Le lieutenant Grampel, chasseur à pied de la -division Driant, las déjà après quelques jours de captivité, avait pris -la clef des champs. La cage était de fer et le gardien attentif, mais -l’oiseau s’était envolé. - -Sur ces entrefaites, Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», -arriva, suivi de son officier d’ordonnance qui s’intitulait lui-même, -avec un inimitable accent qui transformait la phrase en une injure -candide, «aide de ce camp». Il s’annonça de loin. Gesticulant et -vociférant, il gourmandait une sentinelle, Dieu sait pourquoi, comme si -elle eût sa part de responsabilité dans la catastrophe. Le vieil -_oberst_ était démonté. Sa voix tremblait de rage mal contenue. - ---Depuis quand est-il absent? nous cria-t-il. - -Il s’imaginait peut-être que nous trahirions notre heureux camarade. - ---Depuis quand? - -Il insistait en brandissant sa canne. - -Comme nous nous contentions de ricaner entre nous, pressés en désordre -autour du vieillard exaspéré, il perdit dans sa colère le peu de -français dont il disposait, et c’est en allemand qu’il nous couvrit -d’invectives, prenant à témoin son bon vieux Gott de la fourberie de ces -Français, pour finir par nous jeter cette insulte: - ---Vous n’êtes pas des gens d’honneur. - -Il croyait, étant de race félonne, que l’évasion s’était produite -pendant la promenade, grâce à la complicité d’un officier qui aurait -signé son engagement et cédé sa place ensuite au lieutenant Grampel, -lequel n’avait rien signé. Il avait tant de confiance dans la discipline -de ses hommes et l’organisation de son service de garde, qu’il ne -pouvait pas admettre d’abord que le lieutenant Grampel fût sorti en -surnombre, au moment du départ de la caravane, au nez et à la barbe de -toute l’administration du camp réunie. Et, après nous avoir copieusement -et bassement injuriés, il conclut: - ---Il n’y aura plus de promenades. - -La conclusion était naturelle. Nous l’attendions. Les promenades furent -en effet supprimées, mais la kantine ne remboursa point les joncs, -piolets et bâtons ferrés désormais sans emploi. C’était autant de gagné -pour elle. - -Cet incident, par la façon dont il s’acheva, prouve le peu de prix que -les Allemands accordent à une parole d’honneur et la facilité avec -laquelle ils imposent aux prisonniers des affronts plus cuisants que des -gifles. Je citerai un autre exemple de cette lâcheté. Il m’est -personnel. Chronologiquement, il n’a pas sa place ici, mais je ne -pousserai pas plus loin la publication détaillée de mon journal de -captivité. Désormais, je ne veux plus rapporter que les faits saillants -d’où j’ai tiré des impressions vives et de précieux enseignements. - -Dans le courant du mois de juin, nous étions en régime de représailles. -Les douches se trouvaient supprimées. Malade, j’en avais besoin. Mais -les ordres du ministère de la Guerre de Berlin étaient formels: -l’infirmerie ne devait pas me soigner. Néanmoins, à la suite d’une -réclamation que j’avais présentée au délégué de l’ambassade d’Espagne, -lors de sa récente visite, la _kommandantur_ avait décidé de m’envoyer, -deux fois par semaine, à l’établissement de bains communal de -Vöhrenbach. Elle exigeait de moi la promesse écrite et signée, chaque -fois renouvelée, que je ne tenterais pas de fuir depuis le moment où je -quitterais le camp jusqu’au moment où j’y rentrerais. En échange, elle -me ferait accompagner par un soldat sans armes, guide plutôt que -gardien. Le colonel B***, prisonnier de Verdun, qui était le plus ancien -de nous tous et par conséquent notre seul chef, m’avait accordé -l’autorisation de signer la promesse qu’on me demandait. J’acceptais les -formalités fixées naguère pour les promenades. - -Un soldat sans armes, en effet, me conduisit à l’établissement de bains, -qui était situé à l’autre extrémité du village, assez loin du camp. Il y -pénétra en même temps que moi, et il s’installa, d’un air tranquille, -dans la salle d’attente, où traînaient des journaux, tandis que je -m’enfermais dans ma cabine. - -Quelle stupeur, quand j’en rouvris la porte! Un soldat, un autre, était -là, à deux pas, baïonnette au canon et cartouchières gonflées. Un coup -de matraque sur le crâne ne m’eût pas assommé plus efficacement. Je -n’avais rien à dire à cet homme, qui exécutait un ordre. Je rentrai au -camp, les jambes faibles et le cœur chaviré. - -Je rendis compte au colonel B*** de l’offense qu’on nous avait faite à -tous en ma personne, puis j’allai protester à la _kommandantur_. Je n’y -trouvai que l’officier censeur. Naturellement il feignit de ne pas -comprendre. L’honnête homme! Il n’était au courant de rien. Il ne savait -même pas que je devais sortir ce matin-là. Son innocence était si -manifeste que ce fut lui pourtant qui me rendit le papier de ma -promesse, car il l’avait devant les yeux, sur sa table de travail. Il -bafouilla des excuses, accusa le chef de poste qui, n’ayant peut-être -pas reçu la consigne nécessaire, avait cru devoir expédier cet autre -soldat en armes. Comme si les Allemands avaient l’habitude de prendre si -peu de précautions, et comme si le chef de poste n’avait pas refermé -lui-même la grille sur mon guide et sur moi! Mais je n’étais pas dupe, -et, tout assuré d’autre part que j’étais de la vanité de ma -protestation, je dis à l’officier censeur que désormais je ne sortirais -plus et que je me plaindrais à l’ambassade d’Espagne. Je ne me dissimule -pas qu’il dut rire de mes prétentions, derrière mon dos. - -A Verdun, des médecins français avaient été pris dans leur poste de -secours avec leur personnel et leurs blessés. On les interna eux aussi -au camp de Vöhrenbach, comme de vulgaires combattants, ce qui était une -atteinte de plus à la Convention de Genève. Je me rappelle certain -docteur assez âgé, aux digestions délicates, qui mangeait en face de moi -au réfectoire. Il ne cessait de nous énumérer et de nous réciter les -articles de la fameuse Convention que les Allemands violaient sans -vergogne en le traitant ainsi qu’un prisonnier ordinaire. Il consentait -à loger et à prendre ses repas avec nous, si besoin était; mais il -voulait circuler librement dans tout le camp et même, au moins, dans le -village, le jour et la nuit, sans gardien et sans rien promettre. Il -protestait chaque matin auprès du censeur, auprès de l’officier de -service, auprès de «l’aide de ce camp», et auprès du Freiherr von -Seckendorff. Il rédigeait réclamations sur réclamations, qu’il portait -consciencieusement à la _kommandantur_; et la _kommandantur_, qui ne lui -cachait même plus combien cette douce obstination l’amusait, jetait au -panier non moins consciencieusement les plaintes du médecin. Ses -confrères et lui subirent le régime commun jusqu’au jour où il plut au -gouvernement impérial et royal de les renvoyer à Lyon, en échange de -quelques-uns des siens. - -Ces anecdotes minimes, je ne songe pas à les comparer au crime des -traités belges déchirés en août 1914. Néanmoins, je ne les juge pas sans -intérêt. Il est certain que l’Allemand est fourbe de naissance, traître -par tempérament, et vil de toutes les manières. Il faut que ces -anecdotes de rien, que tant de prisonniers rapporteront de captivité, -soient connues. Ce n’est point par hasard, ce n’est point par un besoin -immédiat et temporaire, ce n’est point par nécessité militaire et parce -que la fin justifie les moyens, que l’Allemagne a trahi la parole -qu’elle avait donnée à la Belgique. C’est parce que chez elle la -duplicité, la ruse, le mensonge et l’ignominie vont de pair avec -l’appétit et la violence. Avant 1914, cachant son hypocrisie autant que -sa brutalité, l’Allemagne était enchaînée. La guerre, tant attendue, l’a -libérée de toute contrainte et lui a ôté son masque. Nous l’avons vue -telle qu’elle était et telle qu’elle est. Et qu’on ne vienne pas nous -chanter que cette Allemagne bestiale et sournoise est l’œuvre d’un -kaiser, d’une dynastie ou d’une caste. Nous, prisonniers meurtris par -les Allemands à chaque heure de notre captivité, nous savons que le plus -modeste des paysans de Saxe, que le plus humble des ouvriers de Bavière -et que le plus petit des employés de commerce du Hanovre sont, au même -titre que le plus grand des hobereaux prussiens, des hommes méchants et -sans honneur, jaloux et sans humanité, et qu’ils ont tous une âme de -tortionnaires, s’ils ont une âme. Je m’exprime ici sans passion, je le -jure. J’ai longtemps attendu avant de livrer au public mes impressions -de captif. Je les ai longuement portées. Depuis plus de sept ans, je -suis sorti des prisons allemandes. Mais, aujourd’hui, 15 mars 1924, en -relisant les notes que j’écrivais en 1916, je ne trouve pas un mot à y -effacer. Les Allemands ont trompé le monde. Ils le trompent encore. Et -je le dis à ceux qui m’écoutent: méfiez-vous d’eux toujours, quel que -soit le nouveau masque qu’ils se posent sur le visage. - -Les Allemands ne croient pas à l’honneur, qui est une religion pour ceux -qui n’en ont pas d’autre. Ils n’ont pas le respect des choses -religieuses. Le peuple qui a tiré sur la cathédrale de Reims et sur tant -d’églises est un peuple sans foi ni Dieu. Cependant, ce crime est si -monstrueux, qu’on pourrait supposer qu’ils avaient perdu le sens commun -quand ils l’accomplissaient. Et peut-être, dans l’humble vie -quotidienne, sont-ils les fidèles agenouillés que l’on sait d’un Dieu -qu’ils vénèrent et redoutent? Il n’en est rien. Sans rappeler ici -l’attitude saugrenue des gros dignitaires de l’église allemande pendant -la guerre, on a le droit d’affirmer que protestants du Nord et -catholiques du Sud se rejoignent au même point. Certes, tous font -étalage d’une foi solide. Ainsi, par exemple, dans les camps allemands -on honore les prêtres français qui sont si mal honorés en France. Quel -que soit leur grade ou leur emploi, on les incorpore au milieu des -officiers, et, s’ils n’étaient que brancardiers de deuxième classe au -front, on leur verse la solde d’un sous-lieutenant. Tellement -l’Allemagne veut signifier qu’elle a pour les représentants du culte un -zèle que n’ont même pas ses ennemis. Mais là se borne sa charité -chrétienne, qui prend la figure d’un opportunisme très politique. - -Il y avait à Vöhrenbach plusieurs prêtres français. L’un d’eux était -capitaine d’infanterie et l’autre sous-lieutenant; dont les Boches -apitoyés enrageaient; car comment peut-on être assez barbare pour forcer -des hommes de Dieu à tenir un fusil ou un sabre? Ils ne songeaient pas -en effet que leur cause ne devait rien avoir de sacré, en dépit de leurs -déclamations tapageuses, pour qu’un prêtre fît œuvre pie en les -combattant. Ils acceptaient cependant deux autres ecclésiastiques, qui -portaient le brassard des infirmiers. Or, le dimanche, on transformait -en chapelle un coin du réfectoire afin que nous eussions notre messe: -les Allemands ont de ces soucis déconcertants. Mais aucun de nos quatre -prêtres n’était autorisé à la dire pour nous. Le curé de Vöhrenbach se -dérangeait, nous bâclait le saint mystère en cinq secs, et nous -offusquait les yeux d’une chasuble d’un bleu de Prusse outrageant. -Visiblement, la corvée lui déplaisait. Bientôt, il cessa de venir, par -bonté d’âme. Il fallut tolérer les services d’un prisonnier. La -_kommandantur_ y consentit enfin, mais, de l’_Introïbo_ jusqu’à l’_Ite, -missa est_, un officier allemand, capable de comprendre le sermon du -prêtre et nos cantiques militaires, assistait à la cérémonie, et, le -plus souvent, cette mission était confiée au médecin du camp, le doktor -Rueck, qui était juif. - -L’abbé T*** était sous-lieutenant. Belle et grande figure, noble -caractère. Un jour, au cours d’une conversation familière avec des -camarades, il employa l’adjectif «boche» à propos de je ne sais quoi. -Depuis 1914, le mot est passé dans la langue, mais il blessait -profondément nos ennemis, et il nous était interdit de le prononcer. Or, -le doktor Rueck avait entendu l’abbé T***. Il courut à la -_kommandantur_. Sans aucune considération religieuse ou sentimentale, le -Freiherr von Seckendorff, catholique fervent, infligea au coupable six -jours d’arrêts de rigueur et lui défendit de dire la messe pendant deux -semaines. Qu’on décide après cela de la valeur des grimaces allemandes! - - - - -_à Pierre Ladoué_ - -CHAPITRE XV - -AUTRES TÊTES DE BOCHES - -(_Avril 1916_). - - -La kantine était le point vital du camp de Vöhrenbach. De là, tout -sortait: les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets -dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que -les exigences de la _kommandantur_ nous laissaient d’argent disponible -sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que -ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un -prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en -1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas -l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en -tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne -recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En -pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait: -cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour -le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum -pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et -pour l’entretien de la bibliothèque, et vous verrez que le -sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le -jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui. - -Elle comprenait deux rayons bien distincts: le bazar et le bar. Au -bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et -gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se -tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne -franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait. -Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée -qu’il était aidé par la douce _kommandantur_. C’était un juif de -Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son -magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre, -l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des -bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire -suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines! Je -n’insisterai pas davantage: ainsi présenté, notre bonhomme est assez -beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui -qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait -bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce -sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix -serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait -les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant -trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre. - -La _kommandantur_ avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine -comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à -moins d’hésitations. Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait -comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses -affaires, consistait à vendre en série. Voici comment. - -J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard, -pour nous les offrir le jour même où la _kommandantur_ organisait des -promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les -cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un -matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils -photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer -les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme -des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les -formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de -photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines; puis, comme -la vente ne rendait plus, la _kommandantur_ interdit la photographie et -donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour -les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et -qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De -même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début, -ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un -prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques, -de luxueux et de divins; puis, tout le monde étant servi, la -_kommandantur_ nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises -longues. - -Le plus souvent, la _kommandantur_ interdisait sans commentaires -l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois, on daignait nous communiquer -les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde: nécessité -de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les -ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la -kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour -travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus -m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons -et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une -plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au -kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la -Guerre interdisait la vente de l’étain. - -Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp -nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus -commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de -l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en -plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin, -les prisonniers ne pourraient plus acheter de _Brennspiritus_. Et il en -était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait, -à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en -série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation -intensive et raisonnée des prisonniers de guerre. - -Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne -peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et -mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve -aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son -collègue le bijoutier du bazar. Mercanti, et rien de plus, il ne se -souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle -ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa -mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était -précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au -camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les -plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans -dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait -immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal, -c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur -offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient -contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait -et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la -détente; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une -beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers -français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui -couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on -se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que -pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins -artificiels. - -Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait -le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette -expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du -bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach. -Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en -satisfaction de soi-même, il était toutefois plus rose de chair que son -comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance -indéniable, quoique malheureuse. - -Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne, -avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses -soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines -que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y -aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On -racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un -détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il -avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans -le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au -bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son -compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme -d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux -troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y -envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un _feldwebel_ allemand -s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français, -à «faire kamarad». Je doute que des prisonniers boches aient vu en -France des tableaux aussi joyeux. - -Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut -reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de -la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses -dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée -en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos -sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur -prescrivait de fuir notre conversation. Mais il n’est pas de règlement -qu’on ne tourne, même en Allemagne. - -La garde du camp était confiée à des hommes de la _landsturm_. -Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le -front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir -d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain -les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les -Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle -d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de -la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une -espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le -devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux -vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui -ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les -morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être -trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond -d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un -prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour -tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut -avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance. - -Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit -plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre -militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on -parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au -garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération de l’officier, -qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un -officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse, -on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader -grâce à la connivence d’une sentinelle: ils lui donnaient une -cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et -promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une -somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait -pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils -paraissent, ces prodiges furent réalisés; néanmoins, je m’empresse de -l’ajouter, assez rarement. - -Les hommes de garde, dont la _kommandantur_ n’avait pas tort de -suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient -des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui -les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait -partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de -corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les -prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours -d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach -ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle, -d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol. - -Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», n’avait sans doute -pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait -les sentinelles de criailleries continuelles. - -A chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il -brandissait sa canne, et les éclats de sa colère s’entendaient de loin. -Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il -les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un -exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait: - ---_Posten!_ - -Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles -répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police -sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans -toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les -alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du -poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans -ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels: _Balai -Hygiénique_ et _Makoko_. - -Le _Balai Hygiénique_ tirait son nom de la forme de sa barbe, qui -singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les -meubles d’un salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les -prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait -que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de -garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il -nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous. -Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase, -qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs -officiers entendirent. Il disait: - ---Ils se plaignent de la nourriture? Si j’étais le commandant du camp, -il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés. - -Le _feldwebel_ de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions -_Makoko_, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et -crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait -d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces -mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous -trompions, le _Makoko_ devenait un mystère ethnographique. Son emploi -d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait -d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier -jour des représailles. Aussi _Makoko_ se rendait-il indispensable en -remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et -méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées. - -Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition -évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à -la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune -turpitude: par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine -native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du -besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait. - - - -_à Adolphe Boschot_ - -CHAPITRE XVI - -LE RÉGIME DES REPRÉSAILLES - - -L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable -de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle -détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté -pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre -décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos -misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers. -S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des -loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent -retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce -danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible: ce que nous -appelons «chantage», elle le qualifia «représailles». - -La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est -pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents -transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin -ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et -telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que -l’ordre sera rapporté quand tel camp de France aura reçu telle et telle -amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche -envoyait à son père. Il disait: «En un mot, on ne se fait aucune idée en -Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les -autorités responsables devraient prendre des mesures de -représailles[E]». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas -beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes -accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre -nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien: «Les autorités -responsables devraient prendre des mesures de représailles.» Les -autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités -françaises, comment agissaient-elles? Elles capitulaient. L’Allemagne -obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les -représailles imposées aux prisonniers français étaient levées. - ---Que demandez-vous de plus? dira-t-on. - -Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles. -Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni -meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus -maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les -prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que -les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez! En outre, il nous -répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât: nous sentions -que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux -yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la -volonté de vaincre, et les hommes du gouvernement, ministres, députés -et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les -portes toutes grandes à l’enthousiasme français. A la France, qui se -retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva, -l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, barbons de la défaite de -1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la -Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est -plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre -simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à -l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les -anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la -France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener -à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la -diplomatie, ce bridge où la France était toujours «le mort». La faillite -de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates. -Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite -de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le -gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine. - -Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse, -l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du -front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle -manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits -louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons -et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes -et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et blessait les -guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes -servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles, -elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle -faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en -représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France -une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les -tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte -que l’Allemagne atteignait un double but: elle obtenait des douceurs -pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les -familles tremblaient pour leurs prisonniers: chaque mois leur apportait -de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits -avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France. -Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des -représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous -supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis -personnels de prisonniers. - -La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face -des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait -guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait, -elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre -elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles -mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd -répondit: - ---Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je -modifie mes habitudes. Dorénavant, TOUS les officiers allemands que je -détiens seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les -logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints -aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils -n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de -victuailles. J’ai dit. - -Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les -représailles des Russes furent levées. - -Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie? Point -d’interrogation que nous nous posions souvent. A l’heure actuelle, au -moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le -problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui -ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du -mystère. Tant que l’_Action Française_ a prêché dans le vide, tant que -ce magnifique vieillard de Clémenceau qui lui, seul de toute la -politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne -s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est -une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clémenceau ont -sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux -dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916, -au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne, -pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser. -Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non -les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux -prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui -nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos -peines. - -Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait -connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les -camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le -même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme -de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en -Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge -ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des -marécages; où ils devaient tout faire sans aucun secours; où ils -devaient se construire un refuge contre les intempéries; où ils ne -recevaient plus de nouvelles de France; où ils étaient séparés du reste -des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules -tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous -aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la -main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous -ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une -réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait, -parce qu’ils ne la comprenaient point. - -Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L*** -réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et -leur communiqua les ordres de la _kommandantur_. Les officiers allemands -du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en -France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient -mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp -de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands -daigneraient reconnaître que le camp de Saint-Angeau était devenu -tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour -signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans -scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites. - -Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à -dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations -qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin! -l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté; car nous ne -doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de -mouvement. - -La joie nous tenait. - ---Où est ce Saint-Angeau? - ---En Auvergne. - ---Dans le Cantal. - ---Vive Saint-Angeau! - ---Ah! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches? - ---Chacun son tour. - ---On les aura. - -Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations, -qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule. - ---Saint-Angeau! - -Le _Lièvre effrayé_, qui était de service, avait l’air plus effrayé que -jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient. - ---On les aura! - -L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles -durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les -ordres de la _kommandantur_ nous égayaient. Chaque semaine nous donnait -une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne -changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous, -à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On -espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie. - -Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à -une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais -plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On -nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits -sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme -à Saint-Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures; mais, -bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. A Saint-Angeau, -les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole. -Nous, nous avions deux lampes électriques; on nous supprima une ampoule. -On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos -vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à -Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne -s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à -travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce -refrain narquois, imité de l’_A Ménilmontant_ d’Aristide Bruant: - - _Comme à Saint-Angeau!_ - _Comme à Saint-Angeau!_ - -La _kommandantur_ s’inquiétait de cet état d’esprit. A chaque brimade -qu’elle ordonnait, on sentait qu’elle redoutait une explosion. -L’affichage du nouveau règlement excitait un enthousiasme délicieux. Le -papier, rédigé en français, s’il vous plaît, disait gentiment: - -«_Vous mangerez sur vos chambres. Le réfectoire ne servira que comme -passage pour la kantine. Les billards seront supprimés, tandis que le -piano restera à votre disposition. La vente à la kantine de friandises, -comme par exemple de sardines et autres objets de luxe_ (sic), _sera -supprimée; les confitures seront vendues comme jusqu’ici_.» - -Pouvions-nous pleurer devant des textes pareils? La _kommandantur_ ne -comprenait pas notre hilarité. - -Pour que les représailles de Vöhrenbach eussent plus de poids sur le -gouvernement de Paris, une cinquantaine de «personnalités politiques et -militaires» allaient grossir notre effectif. Nous attendions le colonel -Colignon, que les Boches poursuivaient d’une haine spéciale, et le -lieutenant Delcassé, fils du ministre, qu’ils envoyaient dans les camps -les plus durs. - -En revanche, les Russes et les Anglais nous quittaient. Ils demandèrent -à partager nos peines et à rester parmi nous: beau geste, qui en dit -plus long que toutes les phrases sur la fraternité des alliés. Mais ils -partirent, le 18 avril, dans la matinée: Berlin les expédiait ailleurs. -Quel émouvant départ! Ils étaient dans la cour. Nous les entourions. Le -vieil _oberst_ Freiherr von Seckendorff nous regardait d’un air peu -rassuré. Quatre Anglais avaient l’intention de s’évader, en sautant du -train en marche. L’un d’eux ne cachait même pas le pantalon de civil -qu’il portait sous son manteau d’aviateur. Quand ils franchirent la -grille du camp, toutes les fenêtres étaient noires de têtes penchées, -et, soudain, jailli de toutes les bouches, le _God save the King_ éclata -par-dessus le camp, vers nos compagnons fidèles qui, de loin, nous -répondaient en agitant leurs mouchoirs, et en criant: «Vive la France!» -La neige tombait. Le vieil _oberst_ demeurait immobile au milieu de la -cour. Quelles réflexions pouvaient l’occuper? - -Dans l’après-midi, la manifestation eut encore lieu, mais pour saluer -l’arrivée des camarades qu’on nous avait promis. Ils s’avançaient, masse -épaisse, capotes bleues, képis rouges, escortés par une ribambelle de -gosses curieux du spectacle, car tout Vöhrenbach était sur des épines. -Une _Marseillaise_ immense courut à la rencontre de nos frères. La -kommandantur devenait folle. Le poste sortit en armes. Les soldats -firent entrer à coups de crosse les nouveaux prisonniers, que cette -réception étonna. Ils nous l’avouèrent par la suite. Ils n’avaient -jamais rien vu de pareil. Et pourtant c’étaient d’anciens prisonniers. -Ils venaient de Heidelberg, mais il n’y avait parmi eux ni le colonel -Colignon, ni le lieutenant Delcassé, ni aucune célébrité politique ou -militaire. Sans doute réservait-on le lieutenant Delcassé pour un camp -mieux choisi. Car il épuisa toutes les représailles, jusqu’au jour où on -l’envoya enfin en Suisse; mais on l’y envoya trop tard; il y mourut: les -Boches l’avaient tué. - -Le soir, dans toutes les chambres, au milieu d’un fouillis de sommiers, -de couvertures, de malles, de valises, et d’ustensiles de cuisine, on -chantait. Le chef de poste monta pour nous prier de nous taire. Dans la -plupart des chambres, il fut conspué. Comme le réfectoire nous était -désormais fermé, on nous avait distribué des gamelles réglementaires. -Elles devinrent des instruments de musique. L’officier de service, -l’invraisemblable _Barzinque_, dit _Sabre de Bois_, toujours si plein -d’importance, resta prudemment couché, ce soir-là. Un vent douteux -soufflait sur le camp. - -La journée du 19 avril ne fut pas plus calme. Les nouveaux prisonniers -n’étaient pas habitués à ces manières. Ils n’auguraient rien de bon du -scandale. Ils descendirent pourtant à l’appel du matin, comme les -autres, avec leur gamelle à la main. On avait l’impression que le -moindre geste maladroit provoquerait une révolte. Il y avait de la -poudre dans l’air. Nous étions prêts à tout. Le train de l’après-midi -nous amena encore une dizaine de camarades du camp de Villingen. Comme -la veille, la _Marseillaise_ déferla sur nos gardiens désorientés. Comme -la veille, le poste sortit, mit baïonnette au canon, chargea sur ceux -d’entre nous qui s’attardaient dans la cour, et toute une escouade tint -nos fenêtres sous la menace des fusils. Le vieil _oberst_ s’arrachait -les cheveux. L’aide de ce camp se démenait de droite et de gauche. -Monsieur le Censeur contractait plus que jamais ses mâchoires carrées, -et _Barzinque_, devenu enragé, hurlait des choses inintelligibles. Et -tous percevaient par moments le refrain goguenard: - - _Comme à Saint-Angeau!_ - _Comme à Saint-Angeau!_ - -Cependant, comme à Saint-Angeau, les restrictions s’accumulaient. Nous -mangions dans nos chambres. La musique fut interdite. Interdits, les -fauteuils et les chaises-longues. Interdit, le tennis; interdits, les -agrès de gymnastique. La salle de douches fut fermée. Les lavabos furent -fermés. On ne laissa qu’un robinet dans la cour. Ce robinet fut cause de -scènes épiques. Les prisonniers faisaient leur toilette en plein air, -et, comme ils n’avaient aucune raison de cultiver la crasse ou de -ménager la pudeur des populations, la plupart exhibaient aux quatre -points cardinaux leur nudité totale. Vociférations, cris, grincements de -dents, tout fut vain. Mais la _kommandantur_ rouvrit la porte des -lavabos. - ---On les aura! fut le mot de cette victoire. - -Nous tenions ferme. Les Boches aussi. Ils n’étaient pas satisfaits des -lettres que nous avions écrites en France. Il y avait de quoi. Aucun de -nous ne se plaignait. Nous avions profité de l’aubaine de ces trois -lettres pour nous délivrer par avance de tout ce que nous ne pourrions -plus dire, puisque désormais nous n’aurions plus droit qu’à une carte de -dix lignes toutes les semaines. Et tous nous nous étions arrangés pour -que nos familles ne s’alarmassent point. - -Les représailles continuaient. Les contre-ordres suivaient les ordres. -On ne s’y retrouvait plus. On nous rendit le réfectoire, parce que nous -gâtions le plancher des chambres et parce que nous réclamions le -remboursement du matériel que nous avions payé. Le colonel B***, le plus -ancien d’entre nous, fut écroué dans la cellule des arrêts de rigueur -sans motif spécial. - - _Comme à Saint-Angeau!_ - _Comme à Saint-Angeau!_ - -Les mauvaises nouvelles dont les Boches nous faisaient part nous -réjouissaient. Et notre plaisir n’avait plus de bornes, quand nous -apprenions de bonnes nouvelles de France. Or, nous sûmes que deux des -officiers anglais qui devaient s’évader en quittant Vöhrenbach, étaient -en sûreté à Berne: la kommandantur en fut charitablement informée. Des -troupes russes avaient débarqué à Marseille: nous ne pouvions pas ne pas -célébrer ce succès qui coïncidait avec la fête de Pâques. Le lendemain, -les journaux ne nous furent pas distribués. La vente de l’alcool à -brûler cessa. Le général commandant le XIVᵉ corps d’armée nous inspecta -le 24 avril. On nous permit d’écrire une nouvelle lettre en France. -Personne n’écrivit. Les Boches étaient furibonds. Le 28, un colonel, du -cabinet du ministre de la Guerre, nous inspecta. Évidemment, on voulait -constater les progrès du régime. Le colonel en fut pour son voyage. On -nous retira les serviettes de toilette que l’administration nous -fournissait gratuitement, et l’on nous rappela que la kantine en -vendait. La _kommandantur_ était assaillie de réclamations. L’un -exigeait la nourriture que les officiers allemands avaient à -Saint-Angeau. L’autre se plaignait de l’éclairage électrique et voulait -une lampe à pétrole. - - _Comme à Saint-Angeau!_ - _Comme à Saint-Angeau!_ - -La prairie nous était consignée. Une barrière limitait la zone de nos -promenades circulaires. Les gens du village, plus que jamais, -s’approchaient des fils de fer pour mieux nous voir. Le bruit de nos -manifestations bouleversait les civils. Un groupe de jeunes gens passa -devant le camp en chantant la _Wacht am Rhein_. Nous répondîmes en -chantant la _Marseillaise_ une fois de plus. On nous défendit de la -chanter, sous peine des pires châtiments. Le capitaine Chéron porta une -lettre de protestation à la _kommandantur_: il fut expédié dans un camp -de représailles plus rudes, en Pologne. - -Au milieu de l’effervescence générale, des évasions ajoutaient leur -pittoresque. Un même soir, à la tombée de la nuit, trois officiers -franchirent les clôtures. Comme par hasard, les lampes à arc refusèrent -de s’allumer dans la cour. L’électricien cherchait en vain les causes de -l’accident. On crut à une manœuvre d’un prisonnier. Toute la garnison de -Vöhrenbach prit les armes et accourut au pas gymnastique. On craignait -une mutinerie. On alluma des torches. On organisa des patrouilles. On -doubla les sentinelles. Tout le monde était aux abois. La femme du -censeur assistait à l’alerte. Des cris montaient: - ---_Posten! Posten!_ - ---_Posten!_ - -Nuit superbe. A dix heures et demie, _Barzinque_ s’aperçut que deux -officiers manquaient. Il était fou de joie. Tout le camp respira. On -s’attendait à une catastrophe, et il ne s’agissait que d’une évasion! La -tragédie s’achevait en farce. Seul, le vieil _oberst_ Freiherr von -Seckendorff, dit _Kœniggraetz_, ne riait pas. - -Le jour vint où l’on nous distribua les fameuses paillasses dont on nous -menaçait depuis longtemps. Au lieu de paille, elles contenaient des -copeaux, qu’on nomme là-bas _Baùmwolle_, ou laine de bois. Quel pays! -Cela produisit de nouvelles réclamations: nous voulions de la paille, -comme à Saint-Angeau. Mais on eût été bien gêné de nous en fournir. - -Une espèce de rythme animait les représailles. On nous rendait ceci -d’une main, pour nous prendre cela de l’autre. Ainsi, l’on nous permit -de jouer au billard et d’user des agrès de gymnastique, mais on -suspendit le paiement des mandats jusqu’à une date indéterminée. Le 5 -juillet, on nous restitua les châlits, sans toutefois nous desserrer. Le -7, on nous annonça solennellement que les représailles pour la -correspondance étaient levées et que, sous peu de temps, le camp de -Vöhrenbach redeviendrait un camp ordinaire. Que s’était-il donc passé? -Rien, hormis que les Français et les Anglais avaient attaqué sur la -Somme, et l’offensive tournait mal pour l’Allemagne. La France s’était -redressée après Verdun et donnait un coup de boutoir. L’Allemagne -n’avait donc plus d’amis là-bas? Mais alors, la prudence conseillait -peut-être de se montrer moins dur pour les prisonniers français? -L’Allemagne voyait chaque jour ses hommes et ses officiers s’en aller -vers les camps de France. Il était temps sans doute de lâcher un peu les -brides. Éternelle politique des Boches! Quand la fortune leur souriait, -ils se montraient impitoyables. Quand leurs affaires se brouillaient, -ils s’humanisaient. Quel prisonnier n’a pas observé les effets de cette -loi de la balance dans les camps en Allemagne? - -L’offensive de la Somme amena la fin de nos représailles le 29 juillet. -La vie normale allait recommencer à Vöhrenbach, sauf pour la musique et -les douches, dont l’interdiction subsistait. Le 30, on réorganisa des -promenades à l’extérieur. Décidément l’offensive des alliés était -sérieuse. Hélas! nos espoirs s’effondrèrent. Le 9 août, on arrêta les -promenades. Le 27, on nous signifia qu’à l’avenir nous ne pourrions plus -sortir dans la cour après six heures du soir, comme à Saint-Angeau. Les -Boches reprenaient du poil de la bête. L’offensive ne les inquiétait -plus. Enfin, le 14 septembre, ils étalèrent de nouveau toute leur -sereine cruauté, en nous infligeant la mesure la plus barbare de toutes: -suppression totale des soins du dentiste, _même dans les cas graves_. -L’ordre du ministre, en date du 5 septembre, disait textuellement: -«_Selbst in schweren Fällen_». Après cela, on n’a plus qu’à tirer -l’échelle. - -Disons vrai: il y eut des représailles plus sombres que celles du camp -de Vöhrenbach. Néanmoins, celles que j’ai essayé de décrire ici -suffirent pour ébranler le système nerveux de plus d’un prisonnier. On -ne vit pas impunément avec l’esprit toujours tendu contre un ennemi -sournois qu’on veut dérouter et humilier. Tant que les mauvais jours -durent, on se tient droit, on subit le choc, on fait tête, on riposte. -Mais ensuite, quand la fièvre tombe, quand le calme renaît, quel -écroulement sinistre! Des officiers y ont perdu la raison. D’autres y -ont gagné des neurasthénies incurables. Tous y ont laissé un peu de leur -force. Si c’est ce que l’Allemagne désirait, elle est arrivée à ses -fins. Mais espérait-elle autant de succès, quand ceux de Vöhrenbach lui -jetaient au nez leur: - - _Comme à Saint-Angeau!_ - _Comme à Saint-Angeau!_ - - - - -_à René Le Gentil_. - -CHAPITRE XVII - -LA VIE QUOTIDIENNE - -(_Octobre 1916._) - - -Même pendant les représailles, les journées de Vöhrenbach étaient -longues. Le problème de chaque matin comportait des solutions -restreintes et peu variées, et plus d’un prisonnier se demandait au -réveil par quels chemins il arriverait à l’appel du soir. Les travaux -intellectuels, qui semblent les seuls raisonnables, finissent vite par -fatiguer. Il n’est pas de pire endroit qu’une prison pour se pousser -dans la connaissance du Dalloz ou pour se pénétrer des secrets du moteur -à explosion. Quant aux lectures simples, elles supposent une santé -physique et morale qu’on n’a pas toujours. Et l’on en vient tout -naturellement à bricoler. Plus d’un officier rapportera de sa captivité -un violon d’Ingres. - -Les Russes avaient mis à la mode l’art des tapis. Les blessés aussi, -dans les hôpitaux de France, exécutaient de ces réseaux de fils de coton -ou de soie. Les ventes de charité vous en ont donné le dégoût. Pour un -prisonnier, la confection d’un petit tapis était son premier travail -manuel. Il en achevait deux ou trois, de la taille d’un mouchoir de -poche, et, pour passer à un autre genre d’exercice, il accrochait au mur -son métier rectangulaire ou octogonal qui ne servirait plus. D’autres -soucis l’appelaient. Généralement, il se tournait soit vers le _Tarso_, -soit vers le _Kerbschnitt_. - -Le _kerbschnitt_, c’est la sculpture par entailles. On prend une planche -de noyer d’Amérique, qui est une matière tendre, on y trace des dessins -géométriques, et, avec un canif spécial, on creuse le bois. On obtient -ainsi des panneaux qui rappellent certaines armoires bretonnes ou des -bahuts basques. Une importante maison allemande alimentait la kantine en -objets bruts, mais ornés de dessins tout prêts, que l’artisan n’avait -plus qu’à sculpter: coffrets de toutes les tailles et de toutes les -formes, petits bancs, ronds de serviettes, nécessaires de bureau, cadres -à portraits, porte-manteaux, tabourets, et jusqu’à des fauteuils et des -tables. La kantine procurait tout ce qu’on désirait. - -Le _tarso_ est plus délicat, sans exiger un apprentissage -extraordinaire. On prend une planche de noyer d’Amérique; on y trace un -dessin quelconque: fleurs, fruits, guirlandes, paysages; avec un couteau -à lame minuscule, on marque une incision profonde le long de toutes les -lignes du dessin; ensuite, soit avec des liquides particuliers, soit -avec des couleurs à l’eau, on peint le motif à volonté; enfin, quand la -peinture est sèche, on vernit la planche avec du vernis-tampon, à la -manière des ébénistes. Il faut des jours, et des semaines quelquefois, -pour que le résultat soit satisfaisant. Mais alors le succès récompense -l’ouvrier; le vernis s’est étalé merveilleusement, il a comblé les -incisions marquées par le couteau, et le panneau terminé imite, à s’y -tromper, la marqueterie. Les objets qu’on traite au _tarso_ sont les -mêmes que ceux qu’on sculpte. On en vend qui sont préparés. Mais rien ne -vous empêche d’effacer la garniture boche avec du papier de verre et de -la remplacer par une décoration de votre goût. Les raffinés vont plus -loin, et, dans ces incisions au couteau qui doivent abuser le regard, -ils introduisent de l’étain ou du cuivre. L’effet n’est peut-être pas -plus heureux, mais l’achèvement de l’œuvre demande plus de temps, et le -prisonnier ne souhaite pas autre chose. - -Ce ne sont là qu’ouvrages de jeunes filles. D’aucuns, plus ambitieux, -construisent eux-mêmes les coffrets avant de les décorer et de les -vernir. Ils achètent à la kantine une planche de noyer, ou de poirier, -ou de citronnier, ou d’acajou, ou de palissandre, de l’épaisseur et des -dimensions qu’il leur plaît, car la kantine fournit tout, et ils -exécutent le montage de la boîte dont ils rêvent, en queue d’aronde, -comme les meilleurs professionnels. De la boîte au meuble, la distance -n’est pas grande. Des officiers ont construit de jolies choses au milieu -des laideurs qui les entouraient, et j’ai vu des classeurs ou des -étagères qui étaient de véritables objets d’art. Cependant que certains -s’usaient les yeux sur des dentelles compliquées, d’autres -s’appliquaient à ces sparteries d’aspect rude qu’on nomme du _makramé_, -et quelques-uns, qui ne doutaient de rien, s’exerçaient à relier en -toile ou en cuir les livres de la bibliothèque ou de leurs camarades. - -Mais tout camp de prisonniers possède des spécialistes auxquels tout le -monde pense et dont personne ne parle: ce sont les topographes, qui, -parmi les gardiens qui vont et viennent, trouvent le moyen de -reproduire à la main, à un nombre indéterminé d’exemplaires, la carte -indispensable à celui qui va s’évader. Ils se dévouent pour tous avec -une ardeur que rien ne démonte. Le temps n’a plus de prix en prison. Une -carte est-elle découverte par la kommandantur? Peu importe. Le -topographe en reproduit une nouvelle, et l’incident est clos. - -Enfin, bon nombre d’officiers tiennent un journal de captivité en double -ou en triple expédition, de crainte que l’une d’elles ne soit confisquée -par les Boches trop curieux. On collectionne les ordres odieux, les mots -significatifs, les anecdotes ridicules. Celui-ci inscrit ponctuellement -sur un carnet les menus qu’on lui a servis depuis qu’il est en -Allemagne; un autre enregistre le contenu des colis qu’il reçoit de -France; un troisième possède tous les communiqués officiels, aussi bien -ceux des empires centraux que ceux des puissances de l’entente, et l’on -a souvent recours à lui pour trancher une discussion d’où l’on ne -sortait pas. - - * * * * * - -Les prisonniers ont le droit de s’abonner à des gazettes dont la -kommandantur autorise la lecture. On s’arrange pour que, dans une même -chambre, on ait des feuilles différentes, afin de pouvoir confronter les -nouvelles, et tel s’abonne pour un mois à la _Frankfùrter Zeitùng_ ou à -la _Koelnische Zeitùng_, terrible aux Français, et tel choisit le _Lokal -Anzeiger_ de Berlin, qui est un organe officieux, ou la _Neùe Freie -Presse_ de Vienne, tandis que tel enfin préfère _Der Bùnd_ de Berne. On -ne peut pas lire tous les journaux allemands: le _Vorwaerts_, par -exemple, et les cahiers où pérore Maximilien Harden nous sont interdits. -En revanche, certaines feuilles suisses, telles que le _Bùnd_ ou le -_Berner Tagblatt_, sont permises. Inutile, j’imagine, d’insinuer que ces -journaux sont pour nous d’une neutralité suspecte. Et la preuve en est -qu’on me refusa à Vöhrenbach un abonnement aux _Basler Nachrichten_, qui -ne paraissaient pas assez neutres sans doute à monsieur le Censeur. Car -il y a des neutralités que l’Allemagne n’admet pas: celle du _Journal de -Genève_ ou de la _Gazette de Lauzanne_ n’entrait pas plus dans nos camps -que la partialité de l’_Action Française_ ou du _Figaro_. - -Cependant, l’Allemagne ne nous condamnait pas à ne lire que des journaux -de langue allemande. Je dis: de langue, car c’est tout ce que n’avaient -pas d’allemand la _Gazette des Ardennes_, _le Petit Bruxellois_, et le -_Continental Times_. Les Français et les Anglais pouvaient tous -comprendre la lettre, sinon l’esprit de ces horribles papiers. La -_Gazette des Ardennes_, la plus notoire, était une arme aussi dangereuse -que les gaz asphyxiants. Elle attaquait le moral des populations -envahies et des camps de prisonniers. On ne songe pas sans angoisse au -désespoir qui a dû frapper les esprits faibles et livrés à eux-mêmes, -quand on leur prouvait que tout allait en France et chez les alliés -comme dans le pire des mondes. Pour quiconque ne savait pas lire, les -articles étaient bien écrits. Pas un numéro de la _Gazette des Ardennes_ -ne paraissait sans contenir des «morceaux choisis» de Clémenceau ou de -Gustave Hervé. Admirez le système: on découpe, dans un éditorial -quelconque, un ou deux paragraphes où se font jour des restrictions, ou -des protestations, ou des plaintes sur les affaires et leur conduite et -leurs conducteurs, et le tour est joué. Le lecteur accuse Clémenceau de -trahison et pleure sur les destinées de la France, sans songer que, -dégagé du contexte qui l’éclairait ou l’excusait, le paragraphe immonde -ne signifie peut-être plus ce que l’auteur voulait qu’il signifiât. En -outre, il serait nécessaire de comparer les originaux et les -reproductions, car rien ne prouve que la _Gazette des Ardennes_ n’ait -jamais publié de faux clémenceaux ou des hervés de commande. A -Vöhrenbach, on s’amusait des turlupinades de la _Gazette des Ardennes_. -On n’était dupe ni des lamentations «d’un bon Français», ni de -l’apitoiement sans signature d’un Boche sur les malheurs de la France -livrée aux Anglais. Mais quand la kommandantur nous demandait de lui -remettre nos vieux journaux pour que les soldats français eussent -quelque chose à lire dans leurs camps de misère, elle prêchait dans le -vide. - - * * * * * - -Tous les soirs, vers cinq heures, on nous affichait le communiqué boche -sur le mur du poste de police. C’était un des moments de la journée les -plus importants. On se groupait autour du papier officiel. Un capitaine -traduisait à haute voix pour tous ses camarades. Mais on lui réclamait -souvent le texte exact, qui nous intéressait en particulier aux jours de -nos offensives. Le communiqué boche réalisait alors des prodiges -d’expressions, et il exécutait, suivant les circonstances, une admirable -gymnastique de phrases, de périphrases et de litotes charmantes. Avec un -peu d’habitude, sans être très fort en allemand, on se rendait compte de -la valeur de nos succès, rien que par les circonlocutions dont -l’état-major de Berlin enconfiturait ses échecs. Le vocabulaire de la -défaite était d’une richesse inouïe. Quels poètes que ces Allemands! Et -d’abord, qu’on le sache, les vaillantes troupes du kaiser avaient -toujours repoussé l’ennemi. A y regarder de près, c’était vrai, car le -communiqué ne disait pas si l’ennemi avait été repoussé sur sa ligne de -départ ou après avoir enfoncé le front allemand sur dix kilomètres de -profondeur. D’ailleurs on repoussait l’ennemi de tant de façons! On -l’avait contenu, ou arrêté, ou chassé, ou refoulé; ou bien, on s’était -retiré devant lui, à moins qu’on n’eût évacué la position _planmässig_, -conformément au plan fixé. Au fond, les Allemands ne faisaient que ce -qu’ils voulaient, et l’échec de Verdun était conforme au plan, et -conformes au plan aussi les pertes de la Somme. Avec des principes -pareils, on n’est jamais vaincu. Le communiqué boche nous offrit souvent -des joies insoupçonnables. - -Les murs de la plupart de nos chambres étaient tendus de cartes, et de -bonnes cartes, vendues à la kantine. Tous les fronts, nous les avions, -même celui de Mésopotamie, à une échelle sérieuse. Le front français -tenait en cinq feuilles au 1/100.000ᵉ, tirées pendant la guerre d’après -notre carte au 1/80.000ᵉ. Le front russe, au 1/250.000ᵉ, allait du -plafond jusqu’à un mètre du sol. Des ficelles, retenues par des -épingles, suivaient les variations de la ligne. Dans une chambre, les -gains réalisés au cours de la bataille de la Somme étaient peints de -couleurs différentes pour qu’on pût juger des progrès de chaque mois. A -côté de ce tableau de victoire, on avait affiché froidement la carte des -environs de Vöhrenbach et de la frontière suisse. Elle était trop -apparente pour que la Kommandantur s’avisât de la chercher à cette -place. Malheureusement, un jour, _Sabre de Bois_, dit _Barzinque_, -visitant la chambre, s’arrêta devant le point faible. Mais un lieutenant -s’empressa de le renseigner: - ---C’est le front de la Somme, monsieur. Voyez-vous? Toute cette partie -en jaune, c’est l’avance des Français pendant le mois de juillet. Cette -tranche bleue, c’est la portion conquise par les Anglais en août. La -zone rouge..... - ---Oui, oui, répondit lentement _Barzinque_. - -Et il s’en alla sans insister. - - * * * * * - -Lorsque les armées allemandes avaient remporté un succès, nous en étions -informés avant l’heure du communiqué. Brusquement, dans le courant de -l’après-midi, les cloches de l’église entraient en branle et, durant -quelques minutes, elles sonnaient à toute volée. Chaque jour de victoire -était jour de Pâques. L’airain s’en donnait comme s’il se reposait -depuis des années. Et rien ne nous poignait le cœur comme cette ivresse -sonore d’où nous venait un désespoir affreux, tel un mauvais songe. Quel -tumulte pendant ces mois de mars et d’avril 1916! Quand la musique -commençait, une angoisse voilait nos yeux: - ---Verdun? - -Un matin, les cloches sonnèrent à tout casser. Quel événement allait-on -nous annoncer? La prise de Paris? Ou la fin de la guerre? Pleine de -sollicitude, la Kommandantur nous afficha cette brève nouvelle: - -«_Le sous-marin_ Deutschland _est en Amérique_.» - -Et les journaux se réjouirent pendant trois jours. On doit le -reconnaître, l’effort allemand méritait un peu d’attention: un -submersible de commerce, d’un fort tonnage, avait déjoué la surveillance -des marines alliées et fourni une longue course. La menace n’était pas -grosse de conséquences et le raid ne demeurerait qu’un raid, mais enfin, -soyons généreux, l’Allemagne avait exécuté un joli tour de force. Ce fut -du délire lorsque, quelque temps plus tard, échappant encore aux Anglais -et rompant le blocus, le sous-marin rentra à son port de départ. -L’Allemagne y perdit la tête, et les gazettes publièrent sérieusement -que le _Deutschland_ avait ramené du nickel, du caoutchouc et de l’or en -lingots pour une somme telle qu’il n’eût pas fallu moins de dix fois le -tonnage du _Deutschland_ pour le transporter. La prouesse tournait à la -tartarinade. L’Allemagne grisée ne cacha pas que le _Deutschland_ -repartait sans délai pour un nouveau voyage. C’était narguer -l’Angleterre. Le sous-marin partit en effet. Mais les cloches restèrent -muettes. Des semaines passaient. Le silence persista. - -Pour en finir, un officier arrêta monsieur le Censeur, lui fit part de -nos inquiétudes, et lui demanda ce que le _Deutschland_ était devenu. -Monsieur le Censeur eut un regard si dur, que l’on comprit: le -sous-marin se reposait dans un port de la côte anglaise. - - * * * * * - -Les écoliers de Vöhrenbach consacraient leurs vacances à des jeux dont -je ne me serais pas étonné, s’ils les avaient menés autrement. Mais ils -me dévoilaient toute l’âme de la race. - -Vous devinez qu’ils jouaient «à la guerre». Tous les enfants de France -n’ont pas eu de divertissement plus savoureux. Pourtant, quel désaccord -entre les gosses de chez nous et ceux de là-bas! - -Chez nous, vous savez comment on pratique ce jeu si amusant. Nous sommes -trois petits garçons et une petite fille. La petite fille, c’est -l’infirmière. Jacques se coiffe du bicorne de général. Paul devient son -officier d’ordonnance, et Pierre fait le cheval, parce qu’il est plus -jeune. Et, tout de suite, le désordre éclate. L’infirmière prétend que -le général est blessé, même avant la bataille, et le général se laisse -dorloter. Pendant ce temps, Pierre jette sa bride et se transforme en -artilleur, et l’officier d’ordonnance, abandonnant son poste, passe dans -l’aviation. Notre grand Poulbot a pour toujours fixé de ces scènes qui -vous désarment. Mais qu’aurait-il extrait des jeux de Vöhrenbach? - -A Vöhrenbach, les jours de congé, une troupe sort du village. Ils sont -cinquante, ou quatre-vingts, ou cent. Ils marchent par quatre, au pas, -bien alignés. Ils ont des fusils. Un chef les guide. Ils chantent la -_Wacht am Rhein_, et ce n’est pas une chanson pour rire; c’est un chœur -à deux voix, parfaitement mené. Ils s’avancent vers le camp des -prisonniers. Je les regarde. Ces gosses m’inquiètent. Ils longent les -fils de fer. Soudain, des commandements. La formation se dilue. Des -colonnes par un se meuvent. Les gosses vont à l’assaut du bois de sapins -qui couronne la colline. Ils tirent des coups de fusil. Un clairon sonne -la charge. Les petites colonnes s’étendent en lignes de tirailleurs. -Est-ce possible? Je rêve sans doute. Ces gosses... Le plus âgé n’a pas -douze ans. Chez nous... - -Des camarades sont à côté de moi. Ils regardaient eux aussi et tous se -demandaient s’ils ne rêvaient pas. Et nous ne disions rien, rien, rien. - - * * * * * - -De temps à autre, la _kommandantur_ nous offrait la comédie. Sans le -vouloir, bien entendu. Elle avait tellement la hantise de l’évasion, -qu’elle en soupçonnait vingt projets à la fois. Monsieur le Censeur -a-t-il lu une lettre qui ne lui a pas semblé très catholique? _Sabre de -Bois_ a-t-il vu, par le trou de la serrure, des préparatifs inquiétants? -Le médecin juif a-t-il recueilli des bribes de conversation? En toute -hâte, le Freiherr von Seckendorff s’alarme et il ordonne que des -fouilles soient faites. - -Un officier entre dans la chambre. - ---Monsieur X***? - ---Présent. - ---Le commandant du camp m’a dit de visiter vos bagages. - ---Visitez-les. - -Et le prisonnier, que l’incident avait distrait, reprend ses -occupations, comme si l’affaire ne l’intéressait pas. - -L’Allemand est décontenancé. - ---Vos bagages, monsieur, où sont-ils? - ---Là, monsieur, sous mon lit et sur cette planche. - -Si c’est le _Lièvre effrayé_ qui opère, il rougit jusqu’aux oreilles, -qu’il a très grandes. Si c’est _Barzinque_, brute épaisse, il tire à lui -la cantine et l’ouvre sans scrupule. Il remue tout, déplie le linge, -plonge les doigts dans les poches des vêtements, ouvre les boîtes et -farfouille à plaisir. Seule, la colère de ne rien trouver le trouble. Le -_Lièvre effrayé_, lui, procède plus vite et plus sommairement. Ces -bassesses indignes le gênent. Il pourrait mettre la main sur une -boussole sans se rendre compte qu’il touche une boussole. Il a hâte de -s’acquitter. Il exécute l’ordre, parce qu’il est soldat, mais il -l’exécute mal. Et puis, il ne nous croit pas assez nigauds pour laisser -traîner nos secrets dans une malle. - -Le plus délicat reste à accomplir. - ---Monsieur X***? - ---Présent. - ---Je dois vous fouiller aussi. - ---Faites, faites. - -Le prisonnier se lève, se plante devant le Boche, et attend. _Barzinque_ -n’hésite pas. Le _Lièvre effrayé_ voudrait bien s’en aller. - ---Votre portefeuille, je vous prie? - ---Prenez-le. - -Le prisonnier ne bouge pas. S’il ne savait pas que son impassibilité -écrase l’Allemand, il poufferait. - ---Vous n’avez plus rien, monsieur? - ---..... - ---Vous avez une carte et un _kompass_ (boussole)? - ---..... - ---Vous avez aussi de l’argent allemand? - ---..... - ---Le colonel dit que, si vous les donnez, il ne vous punira pas. Mais, -si vous ne les donnez point, vous recevrez des arrêts de rigueur, et -toute la chambre comme vous. - ---..... - -La cérémonie est terminée. Fut-elle plus sinistre que ridicule? Quand -_Barzinque_ s’en va, fier comme un âne qui porte un sac d’éponges, ou -quand le _Lièvre effrayé_ s’éloigne en se cognant à tous les meubles, -tant il est confus, tous les prisonniers de la chambre éclatent de rire, -et quelqu’un conclut toujours: - ---On les aura. - - * * * * * - -Les officiers de l’armée française ont à mainte reprise rendu hommage au -dévouement de leurs ordonnances. Mais quel hommage ne devons-nous pas -aux nôtres, nous, officiers prisonniers? A Vöhrenbach, ils étaient une -trentaine de soldats, et presque tous ne méritent que des éloges. -Certes, quelques-uns ne faisaient pas toujours un joli métier, quand ils -espionnaient pour le compte de la kommandantur. Hélas! la faim est -mauvaise conseillère, et nous les oublierons, ces malheureux, pour -donner toute notre gratitude aux autres. Car les autres étaient -magnifiques. - -Il n’y avait pas d’évasion d’officier où ne fût mêlée au moins une -ordonnance. Souvent, le soldat quittait le grenier pour s’installer dans -le lit d’un lieutenant, ou bien, revêtu d’une capote prêtée, il se -glissait parmi nos rangs au moment de l’appel. Il dépensait des prodiges -de ruse, pour tromper les Allemands et tromper aussi certains camarades -à l’affût. Il n’ignorait pas ce qu’il risquait, la cellule et le retour -dans un camp de troupe, bagne horrible. Mais il risquait tout d’un cœur -ardent. - -Et quelle insolence dans leur attitude en face des geôliers! Ils avaient -de splendides audaces. L’Allemagne les habillait de façon à les rendre -minables et souvent grotesques. Elle leur posait sur les bras et les -jambes une bande à la peinture rouge. Ils grandissaient d’autant. O -soldats de chez nous, si simples sur le champ de bataille, si dignes -dans les camps d’esclavage! Comment noter cet héroïsme de toutes les -heures dont vous ne vous relâchiez jamais et cette vertu française qui -flambait en vos yeux tristes? - - * * * * * - -Quelquefois, une animation fébrile pénétrait au camp de Vöhrenbach, je -veux dire parmi nos gardiens. C’est lorsqu’on attendait la visite d’un -secrétaire de quinzième classe de l’ambassade d’Espagne. On balayait, on -lessivait, on astiquait, on corsait l’ordinaire du jour, on hurlait, on -chambardait tout. Cependant les prisonniers souriaient, dédaigneux du -spectacle qu’on préparait. - -Mise en scène parfaite. On gardait les apparences d’une haute -impartialité. L’envoyé du roi Alphonse entrait à la _Kommandantur_, -causait avec ces messieurs, se faisait montrer tous les locaux, -examinait les poubelles, goûtait la purée de choux, admirait le paysage, -et constatait que l’air de la Forêt-Noire est un air très sain. Après -quoi, dans la chambre du colonel français assisté des chefs de -bataillon, les prisonniers délégués par leurs camarades soumettaient -leurs réclamations au secrétaire de l’ambassade. On avait toute liberté -pour se plaindre. Les Allemands n’assistaient pas à l’entretien. A quoi -bon? Le secrétaire prenait des notes, et, la séance terminée, allait -présenter ses observations respectueuses à la _kommandantur_. Quand il -s’en allait, il nous laissait de belles promesses; puis, comme par -hasard, les officiers qui s’étaient plaints faisaient partie du prochain -convoi pour un autre camp. - -Qu’est-ce que l’Allemagne pouvait craindre des remontrances espagnoles, -si les remontrances espagnoles se produisaient? L’Allemagne ne se soucie -pas plus du jugement des neutres que des condamnations de l’histoire. -Lorsque des bandits sont devant la cour d’assises pour avoir égorgé une -dizaine d’innocents, il serait plaisant de leur rappeler la boutade -célèbre: «Méfiez-vous de l’assassinat. Il conduit au vol, et de là à la -dissimulation.» L’Allemagne se fichait des reproches oiseux. Entre deux -visites de l’envoyé du roi Alphonse, nous portions des lettres de -protestations à la _Kommandantur_. Monsieur le Censeur souriait et les -fourrait au panier. - - - - -_à Henry de Forge_ - -CHAPITRE XVIII - -LES ÉVASIONS - - -La vie des officiers prisonniers était assez insupportable pour que tous -n’eussent qu’un désir constant et qu’un rêve: s’évader. Au premier -abord, puis à la réflexion, l’entreprise paraissait le plus souvent -impossible. Quel espoir de déjouer la surveillance des gardiens, de nuit -et de jour, quand un épais réseau de fils de fer vous entoure et qu’une -sentinelle est installée de trente en trente mètres le long de la -barrière? Comment franchir tant d’obstacles? La raison démontrait la -vanité du rêve. Et le rêve s’obstinait. Une seule issue: le hasard, mais -guetté, cherché, provoqué, et voulu. Quand on examine la solidité du -filet qui nous enfermait, on ne comprend pas que tant de prisonniers -aient pu en sortir. Car, si le nombre est restreint de ceux qui ont -passé la frontière, le nombre est considérable de ceux qui ont quitté -leur camp. Beaucoup ont échoué au-delà. Il faut des forces peu communes -pour arriver jusqu’au bout. La volonté ne suffit pas à soutenir dans -l’épreuve un corps fatigué par un régime déprimant. Combien de -malheureux, qui avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres à -travers l’Allemagne, sont tombés épuisés à quelques pas de la frontière -suisse! - -L’échec ne décourageait pas. En l’espace de deux mois, un lieutenant a -tenté trois évasions. En quatre ans, le capitaine Derache, des -chasseurs, ne s’est jamais résigné au sort des captifs, et c’est au -douzième essai qu’il a réussi. On rapportait de lui une évasion sublime. -Il était prisonnier dans un camp des bords de l’Elbe. Les environs -étudiés, il se prépara. Seul, sans aide et sans confident, il creusa une -galerie que nul ne soupçonna. Il l’étayait de caisses démolies et de -boîtes de conserves vides. Il se débarrassait de la terre avec des ruses -compliquées. Cette galerie le mena jusqu’à un égout. Le capitaine -Derache s’équipa et partit. Longtemps, il marcha dans les immondices. Il -apercevait une clarté au bout de l’affreux chemin. Hélas! tout -s’écroula. Comme dans la scène des _Misérables_, une grille fermait la -sortie de l’égoût. De l’autre côté, c’était le jour, l’Elbe et la -liberté. Mais la grille, scellée au mur, en haut, à droite et à gauche, -barrait la route. Que faire? Le capitaine secouait la grille maudite. -Elle tenait bon. Soudain il sentit que par le bas elle n’était pas -scellée. Sans hésiter, il s’enfonça dans les ordures, plongea, se glissa -sous la grille, piqua une tête vers l’Elbe, traversa la rivière à la -nage, et se redressa. Il était libre. Tant de courage méritait une -meilleure récompense. Malheureusement, deux jours plus tard, le -capitaine Derache rencontra des gendarmes. Il reçut deux balles au bras, -fut repris, et, parce qu’il avait commis un crime immense, on l’enferma -dans une forteresse, où, pendant six mois, on le tint au secret. - -Il y eut des évasions tragiques. A Villingen, un officier russe fut tué -par une sentinelle. Les sentinelles criaient: «Halte!» une seule fois, -et tiraient. D’autres tentatives, vite connues dans les autres camps, -causaient des joies délicieuses. Ainsi l’évasion de ces vingt-sept -officiers qui, la même nuit, sortirent par une fenêtre d’un des forts -d’Ingolstadt, traversèrent à la nage le fossé d’eau qui entourait la -prison, et gagnèrent tous la campagne, sans éveiller l’attention des -gardiens. Pour que la _kommandantur_ ne s’inquiétât pas de leur santé, -ils lui laissèrent un bref billet et l’informèrent qu’ils s’en allaient -en emmenant avec eux une ordonnance, «pour leur cirer les chaussures». -Impertinence bien française. - -Ces événements étaient une de nos grandes distractions. Longtemps à -l’avance, on savait quel officier «travaillait» son projet, et l’on -discutait entre amis les chances du camarade. Une évasion se montait -avec autant de soins qu’une offensive du front, mais nous disposions de -moyens limités. L’art consistait à faire tout avec rien. La question des -vêtements était la moindre. Il y avait toujours dans les camps des -pantalons, des vestons et des casquettes ou des chapeaux. D’où -venaient-ils? Où se cachaient-ils? Mystère. Autant de problèmes dont la -solution nous importait peu. Nous avions aussi des cartes, des -boussoles, de l’argent boche. Il ne restait plus à démêler que le point -principal: sortir du camp. Ici chacun gardait pour soi son idée. Et les -imaginations avaient du travail. - -Celui qui pouvait s’aboucher avec une sentinelle, se faufilait à une -heure convenue sous les fils de fer, quand l’homme acheté était de -faction. Procédé très simple, dont l’efficacité ne dura point. En effet, -après chaque évasion, la _Kommandantur_ augmentait le nombre des -sentinelles, et bientôt elles furent si rapprochées les unes des autres -qu’il fallait la complicité de trois d’entre elles pour passer: la -corruption devenait pour ainsi dire chimérique. - -En outre, j’ai observé que de nombreux camarades, qui comptaient sur les -factionnaires, étaient presque toujours repris au milieu même du réseau. -Et je me demande si les Boches, au dernier moment, ne se ressaisissaient -pas: ils avaient reçu déjà un peu de pain, quelques boîtes de conserves, -ils n’espéraient peut-être plus rien du prisonnier qui s’évadait, et ils -avaient à gagner en prévenant la Kommandantur. - -Le mieux était de sortir de toute autre façon. Un matin, alors qu’un -brouillard très épais couvrait tout le camp, un capitaine résolut de -tenter froidement la chance. Entre deux guérites, il coupa les fils de -fer avec une cisaille. Personne ne le voyait, il ne voyait personne et -il n’entendait rien. Patatras! Le dernier fil coupé, il se trouva nez à -nez avec un Boche qui faillit lui marcher dessus. Le scandale fut moins -grand que vous ne présumez. Le capitaine aurait dû être traduit en -conseil de guerre, à cause du bris de clôture dont il s’était rendu -coupable. Mais la _Kommandantur_ ne lui infligea que quatorze jours -d’arrêts de rigueur, parce que la cisaille avait été vendue par la -kantine. - -Les déguisements avaient des adeptes. On racontait des histoires -merveilleuses propres à susciter des imitations. Les anciens nous -disaient qu’à Mayence, un lieutenant français était sorti de la -citadelle par le porche, en plein midi. Les hommes de garde lui avaient -même rendu les honneurs. Quoi d’étonnant, puisqu’il portait une tenue -très correcte d’officier allemand, et jusqu’au sabre? Ailleurs, un -capitaine s’était habillé en ecclésiastique sans se faire remarquer, il -avait frappé à la _kommandantur_ et, se présentant comme un prêtre -suisse, chargé par la Croix-Rouge de visiter les prisonniers, ainsi -qu’en témoignaient ses papiers en règle, il avait parcouru son camp en -compagnie des officiers boches. On lui avait tout montré. Il s’était -entretenu avec quelques-uns de ses camarades, il avait inscrit des notes -sur son carnet, et toute la _kommandantur_ le reconduisit jusqu’à la -porte avec les marques du plus profond respect. - -A Vöhrenbach, les déguisements furent moins romanesques, mais aussi -curieux. Le plus commun était celui de nos ordonnances, qu’on -surveillait un peu moins que les officiers. Toutes les après-midi, vers -deux heures, une dizaine d’ordonnances, conduites par deux soldats -allemands en armes, allaient chercher à la gare les colis arrivés par le -train du jour. Elles emmenaient une charrette à bras. A la gare, on ne -les serrait pas de si près qu’une fuite fût très malaisée. C’était un -bon hasard à courir. Un lieutenant le courut. Il s’échappa. Mais on -remarqua sa disparition au moment de rentrer. Il n’avait pas eu le temps -d’aller très loin. On le reprit. Et l’ordonnance, qui lui avait prêté -ses vêtements, fut expédiée vers un camp de troupe. - -Rien de plus délicat que de franchir ces terribles fils de fer. L’homme -le plus courageux ne s’y essayait qu’en tremblant, non point de la -crainte des sentinelles et de leurs fusils, mais de la peur de ne pas -réussir. Au dernier moment, les genoux fléchissent, la sueur coule sur -le front, le cœur bat violemment. Et, à peine sorti du dangereux -passage, brisé déjà par cet effort, le prisonnier va courir tous les -dangers. A vol d’oiseau, le camp de Vöhrenbach n’est guère à plus de -quarante kilomètres de ce point de la frontière suisse qu’on appelle la -boucle de Schaffhouse. Mais le pays est montagneux, ce qui ne rend pas -la marche facile. En outre, toute cette région est fortement gardée. Des -patrouilles de gendarmes, à cheval ou à bicyclette, parcourent les -routes. Il ne faut pas songer à se risquer sur les chemins ou les -sentiers muletiers. Les douaniers ont aussi leur zone de surveillance. -Des réseaux de fils de fer entravent les issues naturelles. Des chiens -policiers aident les gendarmes et les douaniers. Ils constituent -l’écueil le plus rude. Comment dérouter un chien? En frottant d’ail la -semelle des chaussures? Mais le procédé n’est pas infaillible. Et à tous -ces obstacles matériels, ajoutez la fatigue physique et morale qui -courbe les épaules, coupe les jarrets et trouble l’esprit. Le prisonnier -voit partout des gendarmes. La fièvre le tient. Le plus souvent, quand -il échoue, il a les yeux hagards et le rire nerveux de l’homme touché -par la folie. - -Un jour, un lieutenant était à bout de forces. Instinctivement, malgré -les conseils de la plus élémentaire prudence, il se sentait attiré par -la route. Depuis quarante-huit heures, il n’avait mangé que des limaces -et des herbes, et la frontière était à douze kilomètres de lui. Il -s’effondra dans un fossé et il pleura. La machine refusait de lui obéir, -et sa volonté elle-même faiblissait. Allait-il crever là? Il renonça, -et, se levant pour un dernier coup de collier, il n’eut assez de ressort -que pour arriver jusqu’à une ferme. La fermière était seule. Le -lieutenant parlait l’allemand comme un maître. Il demanda à manger. La -fermière lui servit une omelette au lard. Le malheureux renaissait. -Aurait-il pu, si légèrement restauré, reprendre sa marche? C’est -douteux. Mais le quart d’heure de Rabelais l’obligea à se découvrir. - ---Je ne peux pas vous payer. Je n’ai pas d’argent. Je suis officier -français et je me suis évadé. - -La fermière sourit. - ---Vous plaisantez. Vous, un officier français? Racontez ça à d’autres, -pas à moi. - ---Je vous en assure. - ---Vous parlez trop bien l’allemand. - ---Je vous ai dit la vérité. - -Les gendarmes vinrent chercher le lieutenant dans cette ferme. S’il -avait eu quelques marks en poche, il était sauvé. - -La réussite d’une évasion ne tient parfois qu’à un fil. - -Un capitaine, qui parlait l’allemand sans difficulté et pour cette -raison n’avait pas hésité à prendre le train, comme un vulgaire civil, -était attablé dans un hôtel de Cologne. Nul ne soupçonnait qu’il fût un -prisonnier en promenade. Il avait commandé correctement son repas, et la -kellnerin ne lui avait rien trouvé de suspect. Elle lui apporta le -premier plat. - ---_Danke sehr_, dit le capitaine. - -La kellnerin le regarda d’un air surpris, sans plus. - -Au plat suivant: - ---_Danke schön_, dit le capitaine. - -Cette fois, la kellnerin se rendit à la caisse. La caissière prévint le -gérant. Le gérant sortit. Bref, au dessert, interrogé par un gendarme, -le capitaine dut s’avouer vaincu. Et savez-vous ce qui avait éveillé -l’attention de la servante? Peu de chose: la politesse de l’officier -français. En effet, dans un hôtel, dans un restaurant, dans une -brasserie, jamais un allemand ne dit «merci beaucoup» ou «merci bien» à -une kellnerin. Cela ne se fait pas. On tolère à la rigueur un «merci» -tout court, un _Danke_ brutal, mais il est plus élégant de se taire. -Ainsi l’exige la bienséance boche. Le capitaine paya cher sa politesse. - -De même, mais ceci se conçoit avec moins de peine, un lieutenant se fit -reconnaître et arrêter au guichet d’une gare, tandis qu’il demandait son -billet. Pourtant il parlait bien l’allemand, mais son allemand était -trop livresque. Il lui manquait cette souplesse du langage familier. En -France, vous dites à l’employé de l’Ouest-État: - ---Auteuil, deuxième, retour. - -Vous ne lui dites pas: - ---Voulez-vous me délivrer un billet de deuxième classe, aller et retour, -à destination d’Auteuil? - -Le lieutenant fut repris comme l’avait été le capitaine. - -Pour ceux qui restaient, les évasions étaient d’admirables sujets de -joie. La colère des Boches nous amusait. Ils ne savaient pas la -dissimuler. Quand un officier manquait à l’appel, on sentait que le -vieil _oberst_ de Seckendorff mourait d’envie de cravacher les autres. -Ce qu’il n’admettait pas, cet honnête homme, c’est qu’un prisonnier qui -s’évadait fût secondé par ses camarades. J’ai relaté la triple fuite -qui eut lieu pendant les représailles, un soir où, à point, l’éclairage -de la cour avait refusé de fonctionner. Seckendorff devint fou. Il fit -installer deux nouvelles lampes à arc. Il fit placer des sentinelles -dans tous les corridors de la prison. Les chambres 9, 11 et 15, -convaincues d’avoir aidé au malheur de la _Kommandantur_, furent -consignées. On leur imposa des appels supplémentaires. On défendit de -fumer aux officiers de la _Stùbe_ 15, parce que l’évadé était un -récidiviste dangereux. La fureur du vieil _oberst_ n’avait pas de -mesure. Il nous harangua vigoureusement. Mais il revenait à ses moutons: - ---Che ne comprends pas... che ne comprends pas... - -Il aurait tant voulu trouver moins de fraternité parmi nous! Alors il -décida que, sous peine de graves punitions, l’officier le plus ancien de -chaque chambre serait dorénavant obligé de rendre compte, à chaque -appel, des prisonniers absents. - -Les représailles battaient leur plein. Les esprits étaient excités. Un -tumulte de protestations se déchaîna parmi nous. - ---Ah non! - ---Nous ne sommes pas des espions. - ---Nous sommes officiers. - ---Ça ne se fait pas en France. - ---A la gare! - ---On refuse. - ---Le règlement... - ---Saint-Angeau... - -Monsieur le Censeur allait tomber d’apoplexie. Il hurla, d’une voix -rauque: - ---Silence, messieurs! - ---On refuse. - ---Silence! - -Déjà le poste accourait. - -Un capitaine s’avança: - ---C’est notre devoir d’aider nos camarades à s’évader, comme c’est notre -devoir de nous évader nous-mêmes. - -Il avait parlé sur un ton calme, mais ferme. L’_oberst_ en fut démonté. - ---Oui, oui, certainement, bafouilla-t-il. - -Puis, se redressant: - ---Mais c’est mon droit de vous punir! - -Et tous les prisonniers répondirent en chœur, d’un seul élan: - ---Oui, oui. - -Cette fois, la ganache ne comprenait plus. D’un geste d’impatience, il -nous congédia, mais il ne nous imposa pas l’ordre inadmissible qu’il -avait jugé acceptable. - -Dès qu’un évadé était repris, la _Kommandantur_ se hâtait de nous -annoncer cette bonne nouvelle, car la joie que nous manifestions à -chaque fuite l’exaspérait. Mais comment ajouter foi à une nouvelle de -source boche? Nous répondions: - ---Ce n’est pas vrai. - ---Agence Wolff! - -Alors, on nous montrait les coupables. Même s’ils avaient été arrêtés à -la frontière hollandaise, on les ramenait au camp de Vöhrenbach. De -cette façon, nous ne pouvions plus douter, et Monsieur le Censeur et -toute la _Kommandantur_ relevaient la tête comme pour nous dire: - ---Hein! On ne s’évade pas d’ici. L’Allemagne vous garde bien, mes -gaillards! - -La punition d’arrêts de rigueur, qu’on infligeait à l’officier repris, -n’était fixée par aucun règlement, du moins à notre connaissance. La -_Kommandantur_ disposait de nous à son gré, et le criminel «recevait» -tantôt sept jours _Strengarrest_ et tantôt quatre semaines, au petit -bonheur. - -Je viens d’écrire le mot: criminel. C’est en effet sous cet aspect que -les évadés reparaissaient aux yeux de la _Kommandantur_. Car comment -expliquer les traitements injustifiés qu’elle leur réservait? On les -enfermait au camp dans une petite salle spéciale, mal éclairée, froide, -où on ne leur servait que l’ordinaire, où on leur refusait leurs colis -et où on leur défendait de fumer. _Barzinque_ s’acquittait de cette -mission avec un acharnement sans pareil. Il bousculait l’officier, -l’injuriait, et procédait sur-le-champ à la fouille réglementaire avec -des gestes de soudard ivre qui viole une enfant. Il poussait un cri de -triomphe en confisquant la boussole, la carte, l’argent et les papiers -que le malheureux n’avait pas détruits. Un jour, il ouvrait un -portefeuille. Il en tira le portrait d’une jeune fille, d’une fiancée. -Il s’écria: - ---Ah! ces Françaises! Toutes des p...! - -Mais il eut raison de se retirer précipitamment sur cette courageuse -infamie, car l’officier levait déjà le poing pour l’assommer. - - - - -_à Jacques Péricard_ - -CHAPITRE XIX - -L’HÔPITAL D’OFFENBURG - -(_Août 1916_). - - -La _Kommandantur_ ayant décidé de m’envoyer d’urgence à l’hôpital, le -samedi 22 août 1916 je pris le train pour Offenburg. On me fit -accompagner par un soldat qui avait une tête de vieillard ahuri, et qui -chargea son fusil devant moi au moment du départ. En outre, le doktor -Rueck, médecin du camp, devait me conduire. Il ne connaissait pas -Offenburg, et l’occasion lui était bonne d’y aller aux frais du -gouvernement. - -J’avais déjà vu ces paysages de la Forêt-Noire. Ils ne m’avaient point -paru magnifiques. Je les trouvai cette fois tout à fait odieux, car le -doktor Rueck, bavard insupportable, ne se lassait pas de m’en vanter les -charmes. A ses exclamations, je ne répondais rien, mais il ne désarmait -pas. Tout lui était motif à phrases. Visiblement, il désirait m’étonner. -Il me montra les blés du plateau de Donaùeschingen et me dit: - ---La moisson sera très belle. - ---Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, -répliquai-je. - -Le sens du proverbe lui échappa, et il parla d’autre chose. Il m’apprit -que le Danube sort d’un petit ruisseau clair que nous suivions, et qui -s’appelle le Begg. La science du médecin me laissait indifférent. - -A Donaùeschingen, on changeait de train. En attendant l’express -d’Offenburg, je me promenai sur le quai. Les gens me regardaient d’un -air curieux, mais sans plus d’hostilité manifeste qu’au mois de mars -dernier. L’échec de Verdun, puis la défaite sur la Somme, leur avaient -mis du plomb dans l’aile. Des soldats, permissionnaires ou -convalescents, me croisaient, me regardaient aussi, et ne disaient rien. -Quelques-uns me saluèrent. Le doktor Rueck me souligna cette déférence. - ---Chez vous, dit-il, la foule injurie nos officiers quand ils passent. - ---Non sans raison, répondis-je. L’Allemagne a attaqué la France. Malgré -les déclarations de vos journaux, vous ne l’ignorez pas, monsieur, -puisque vous appartenez à l’élite qui pense. Il est donc naturel que les -agresseurs ne soient pas l’objet d’ovations enthousiastes, avouez-le. - -Le médecin juif n’avoua rien. Il préféra fuir ce genre de discussion en -achetant, à la marchande du quai, la _Frankfùrter Zeitùng_, plus, à mon -intention, le _Simplicissimus_. Il m’en exhiba la première page avec un -geste qui signifiait: - ---C’est tapé, ça, hein? - -Le dessin illustrait cette idée cruelle que l’Angleterre--Dieu la -punisse!--se servait de la France comme d’un bouclier. On y voyait un -soldat français couvert de blessures, sur un cheval de bois, au milieu -d’un réseau de fils de fer. Et un soldat anglais au sourire -machiavélique poussait le cheval vers l’ennemi. Rien de plus sournois. -Je haussai les épaules. - -L’express, entrant en gare, fit diversion. - -Le vagon de deuxième classe où nous montâmes avait un couloir central. -Tout un compartiment était occupé par une famille belge, deux hommes, -quatre femmes, une fillette, qui revenaient d’un camp d’internement et -qui retournaient chez eux, à Charleroi, sous la surveillance d’un -feldwebel. Je m’inclinai devant ces malheureux. Mon geste ne fut pas du -goût du doktor Rueck. Je le sentis à l’arrogance avec laquelle il me -commenta le «crime de Carlsruhe». La presse allemande n’était pleine que -de cris d’épouvante, d’horreur et de réprobation. Songez que, las de -tendre le cou sous les bombardements des villes ouvertes, les Français -s’étaient avisés de lâcher quelques bombes à Carlsruhe, capitale du -Grand-Duché de Bade. L’une d’elles était tombée sur un cirque au moment -d’une représentation, et un grand nombre d’enfants avaient été tués. - ---C’est la guerre! répondis-je au médecin, en lui renvoyant une -expression populaire dont les Allemands nous fermaient la bouche à -chaque instant. Et j’appuyai: - ---C’est la guerre que vous avez voulue. Il ne fallait pas nous donner -l’exemple en désignant Paris comme objectif à vos avions et à vos -zeppelins. - ---Mais Paris est une place fortifiée! - ---Autant que Carlsruhe. - ---Les forts... - ---Bombardez les forts qui sont autour de Paris, soit. Mais ne confondez -pas Notre-Dame avec un blockhaus de mitrailleuses ou un dépôt de -munitions. - -Le médecin n’insista pas. Il n’y a pas moyen de discuter avec les -Français. D’ailleurs, je discutais en allemand, à voix haute, et il -valait mieux que les civils du vagon n’entendissent point les insanités -que je débitais. Du moins, j’eus la paix jusqu’à Offenburg, où nous -arrivâmes vers onze heures. - -Le trésorier du camp de Vöhrenbach, en réglant mon compte, m’avait -célébré les splendeurs d’Offenburg, dont la population atteignait le -nombre de 80.000 habitants. Le doktor Rueck, de son côté, accusait -18.000 âmes. Un infirmier de l’hôpital, plus tard, descendit jusqu’à -12.000. Quoi qu’il en soit, la ville n’offre au premier abord rien de -particulier. Quelconque, elle a des maisons sans caractère. Les -boutiques ouvertes sont médiocres. Il y en a beaucoup de fermées. Les -boulangeries ont des vitrines vides, et l’on peut compter en passant les -quartiers de viande accrochés à l’intérieur des boucheries. - ---On a l’air de souffrir de la guerre ici, observai-je devant le -médecin, non sans une perfidie légère. - ---Oh! non, protesta l’autre. C’est que les ménagères ont fait leurs -provisions ce matin. - ---Évidemment. - -Je n’attendais pas cette explication. - - * * * * * - -L’hôpital où l’on me conduisit, le _Garnison-Lazarett_, se trouve -presque en dehors de la ville. Il se compose de plusieurs bâtiments, de -dimensions moyennes, disséminés au milieu d’un grand parc planté de -beaux arbres et clos par une haute grille de fer. Les formalités ne -traînèrent pas. Le docktor Rueck me présenta au gestionnaire, lui -expliqua pourquoi l’on m’hospitalisait et, outre quelques papiers, lui -remit mon argent personnel, que la _Kommandantur_ de Vöhrenbach lui -avait confié au départ. Les pourparlers terminés, il se retira, non sans -me souhaiter, Dieu sait avec quel esprit! d’avoir la visite de mes -compatriotes de l’aviation. - -La chambre qu’on me réservait, au premier étage du bâtiment central, -était petite, et haute de plafond. Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le -lit touchait à la fenêtre. Une table, une chaise de bois, rien de plus. -Telle était la cellule où l’on m’enferma à clef. Je venais en effet d’un -camp de représailles, et d’emblée on m’accordait le régime des arrêts de -rigueur. On plaça une sentinelle dans le corridor, devant ma porte, et, -peu de temps après mon installation, j’en vis une autre qui se promenait -sous mes fenêtres. On me traitait comme un sujet d’importance. - -J’étais arrivé à l’heure du repas de midi. On me servit d’abord une -soupe au riz, gluante et fade. Puis on m’apporta deux tranches de veau, -et des haricots blancs trop cuits. Mon assiette était pleine à déborder. -Cela n’empêcha pas l’infirmier d’y vouloir ajouter une louche de compote -d’abricots et de prunes. J’eus toutes les peines du monde à lui faire -entendre que ce genre de mélanges ne convenait pas à mes habitudes. Mais -ce fut une histoire sans fin pour obtenir une autre assiette. Quant au -pain, j’en avais emporté de Vöhrenbach, heureusement. - -Un infirmier maigriot, vêtu de blanc et coiffé de la calotte grise de -soldat, m’annonça qu’il était à ma disposition. Il parlait une langue -bizarre, mi-française, mi-boche. Il avait la mine rusée. Tout de suite, -il me raconta ses affaires intimes, sans doute pour m’amener à en faire -autant. Je ne démêlai pas bien s’il vivait à Bâle avant la guerre et -s’il avait rejoint son poste à la mobilisation, ou si, de naissance -suisse, il s’était engagé dans l’armée allemande le 1ᵉʳ août 1914. Mais -il ne m’échappa point que le gaillard était infirmier au Lazarett -d’Offenburg depuis le premier jour. Il parlait avec une volubilité -exaspérante. Il sautait d’un sujet à l’autre, me certifiait que le -dernier bombardement de Carlsruhe avait causé des dégâts sérieux, me -demandait où j’avais été pris, me pronostiquait la fin de la guerre pour -le mois d’octobre, et mêlait tout, comme son collègue mêlait la viande, -les haricots et la compote. Je l’écoutais par moments. - -Il m’apprit qu’à l’hôpital deux soldats français étaient en voie de -guérison, et qu’on y avait eu récemment un lieutenant très gentil, dont -il oubliait le nom. Il m’apprit encore que le médecin-chef passait la -visite dans la matinée et que je ne le verrais pas avant le lundi matin, -parce qu’il se reposait le dimanche. Charmante organisation! Et voyez -cette discipline allemande: on n’a pas le droit d’être malade le -dimanche. De ce verbiage à mécanique, je retins que le Suisse offrait de -m’acheter, à la kantine ou en ville, tout ce que je désirais. Je le -chargeai de retirer mon argent au bureau de l’hôpital et de me procurer -tous les matins la _Frankfùrter Zeitùng_. - -Le personnel féminin de l’hôpital comprenait des infirmières de la -Croix-Rouge, dames ou jeunes filles d’Offenburg, et des diaconesses, -qu’on appelle _Schwester_, sœur. Le Suisse me prévint, avec un rire -gras, que les infirmières ne s’occuperaient pas de moi. A deux heures, -ce fut en effet une _Schwester_ qui entra chez moi. Elle était petite, -mince, souriait toujours, et ne savait pas un mot de français. - ---_Wie geht’s?_ fit-elle d’une voix chantante. Et elle me posa sur mon -état de santé des questions précises. - -Elle portait au bras un panier plein de morceaux de pain. Elle m’en posa -un sur le coin de la table, pendant qu’un infirmier me versait un -immense verre de café au lait. - -La mixture était une triste lavasse, mais en somme la nourriture avait -ici un mérite d’abondance que le camp de Vöhrenbach ignorait. Je -profitais, il est vrai, du régime des soldats allemands soignés au -Lazarett; toutefois, je notai que le gouvernement impérial et royal, -s’il rationnait avec âpreté les civils, gâtait en revanche ses -troupiers, blessés ou malades, avec une habileté remarquable. A -l’hôpital d’Offenburg, on mangeait. Cuisine boche et cuisine de guerre, -bien entendu, dont un Français s’accommode mal, mais cuisine copieuse. -Le soir de mon arrivée, à six heures, j’eus de la semoule, des pruneaux -et du thé. J’ai dit ailleurs que l’Allemand, même en temps de paix, se -contente d’un repas léger pour finir la journée, et, le plus souvent, -d’un peu de charcuterie. Et nos coutumes sont différentes. - -Il n’y avait pas le moindre éclairage dans ma chambre. La nuit tombée, -il ne me restait que la ressource de dormir. En Allemagne, on dort au -commandement. - - * * * * * - -La captivité en commun ne pousse pas l’homme à cette dionysie chantée -par leur Nietzsche. La réclusion dans une chambre d’hôpital, croyez-vous -qu’elle incite aux molles rêveries? Le soldat, meurtri dans sa chair, -qu’on laisse seul en face de la solitude, tout à ses chagrins intimes, -sur quoi se greffent l’horreur de l’exil et l’incertitude de l’avenir, -que voulez-vous qu’il fasse pendant une longue journée de dimanche? -J’avais emporté quelques livres de Vöhrenbach. Pas un ne fixa ma pensée. -Depuis l’aurore, j’étais debout. La fenêtre, ouverte sur le parc, ne me -donnait vue que sur des arbres de premier plan. Spectacle émouvant s’il -en fut. - -La _Frankfùrter Zeitùng_ me tira de l’engourdissement. En cette fin de -juillet, la lecture d’un journal était un réconfort à ne pas négliger. -L’offensive de la Somme inquiétait les Boches. L’offensive russe d’autre -part les occupait aussi. Les critiques militaires pataugeaient dans des -dissertations vaseuses qui sentaient le désastre de vingt lieues. -Quinquina de qualité supérieure pour un prisonnier. - -Au lavabo, qui se trouvait en face de ma chambre et dont je n’étais -séparé que par un étroit couloir, je rencontrai l’un des deux soldats -français dont le Suisse m’avait parlé. Côte à côte sous les robinets -bruyants, au milieu des Boches, à moitié nus comme nous et comme nous -penchés sous l’eau froide, nous causions. Je lui résumai le communiqué -du jour. Il me regardait avec des yeux hagards. - ---Qu’y a-t-il? lui demandai-je. - ---Nous avons attaqué? me demanda-t-il à son tour. - -Ce fut moi qui demeurai stupide. - ---On ne nous a rien dit, fit-il encore. - ---Comment! vous ne savez pas que les Français et les Anglais mènent la -vie dure aux Boches depuis le 1ᵉʳ juillet? - ---Non, nous ne savons rien. Nous sommes pourtant ici depuis deux mois. -Mais on ne nous a rien dit. N’est-ce pas, nous ne comprenons pas -l’allemand, nous autres. Alors, on ne sait rien. - -J’emmenai mon compagnon dans ma chambre, et, dépliant sur le lit les -cartes que j’avais moi-même consultées peu d’instants avant, je lui -révélai en gros les résultats obtenus par les Anglais, et par les -Russes, et par nous. Le malheureux était fou de joie. Il ne me quittait -pas du regard. - ---C’est bien vrai, mon lieutenant? - ---Comment? Si c’est vrai? Voyez la carte, ces lignes successives en -rouge, en bleu, en jaune. Est-ce que vous croyez que je suis fou? - ---Ah! c’est si beau, qu’est-ce que vous voulez, on ne peut pas y croire -tout de suite. Il faut réfléchir. Alors, ils n’ont pas dépassé Verdun? - -Un gouffre s’ouvrait devant moi. - ---Dépassé Verdun? fis-je. Mais ils ne l’ont jamais pris. - ---Pas pris? Ça, c’est épatant. - ---Ils vous ont dit qu’ils l’avaient pris? - ---Il y a belle lurette, mon lieutenant. - -Et, soudain: - ---Vingt-deux! dit-il. Voilà la sœur. Je m’en vais. Qu’est-ce qu’elle va -me casser! - -La _Schwester_ avait la mine courroucée. Grande, large, la figure -épaisse, les yeux durs, la voix rude, c’était un cuirassier déguisé en -religieuse. Elle parlait le français, celle-là, et très bien. Elle -marcha sur moi. - ---Vous lisez l’allemand? dit-elle, sur un ton de colère. - ---Oui, madame. - ---Qui vous a donné ce journal? - ---Je l’ai acheté. - ---Ah! - -Elle allait dire autre chose, mais elle se ravisa, et elle sortit après -m’avoir servi, comme à regret, un bol de bouillon. Madame la diaconesse -ne semblait pas avoir inventé la charité chrétienne. La petite -_Schwester_ de la veille était plus sympathique. - ---_Wie geht’s?_ - -Elle revint dans l’après-midi, à deux heures, avec son même sourire et -sa même voix chantante. Elle m’apportait le café au lait, le pain, et -trois gâteaux secs. Un feldwebel d’administration l’accompagnait. Il me -compta six biscuits de guerre, marque Vendroux, et me demanda d’émarger -sur un cahier. La _Schwester_ m’expliqua que ce _Liebesgabe_ (don -d’amour) était offert aux prisonniers par la Croix-Rouge française. - -L’hôpital devenait un paradis. Je regorgeais de biens. Le Suisse présuma -que je lui abandonnerais le _Liebesgabe_; mais j’appelai mon compagnon -du lavabo. Il entra timidement. - ---La sœur ne vous a rien dit? fit-il. - ---Non. Pourquoi? - ---Elle nous a défendu de vous parler, et elle a dit que, si elle nous -voyait avec vous, elle nous punirait. - ---Alors, sauvez-vous! Et emportez ça, vite! - -Mais il ne se hâtait pas de ramasser les biscuits, les cigarettes, et -les quelques friandises que je lui avais préparées. Je lui conseillai de -ne pas s’attarder chez moi. - ---Oh! fit-il, moi, je m’en f... - -La méchante _Schwester_, bien allemande, joignait donc la sournoiserie à -la haine. Pourquoi menacer mes compatriotes moins élevés dans la -hiérarchie militaire, et pourquoi ne pas même m’informer de sa décision? - -Mais il était écrit que j’en verrais d’autres encore. - -Vers quatre heures, je lisais. Ma porte s’ouvrit. Je me retournai. La -grande diaconesse entra, et je me levai. Elle introduisit chez moi une -madame savamment endimanchée, qui me contempla comme on contemple un -tigre dans une ménagerie. Je fis demi-tour sans rien dire, et repris ma -lecture. - -Une demi-heure plus tard, la même scène recommença, pour une nouvelle -visiteuse. J’étais le phénomène de l’endroit. Mais je n’avais aucune -envie de me prêter à ce genre de sport. Je dis à la _Schwester_: - ---Madame, un officier français n’est pas ici pour servir d’amusement aux -dames d’Offenburg. Vous n’avez pas compris mon geste de tout à l’heure. -C’est pourquoi je mets les pieds dans le plat. Je vous prie de me -laisser en repos; sinon, je vous expulserai, au mépris de vos -règlements, et je me plaindrai auprès de la Croix-Rouge de votre -conduite un peu trop singulière pour une _Schwester_. - -Déjà, elle sortait. Je la suivis, et, m’adressant à la sentinelle qui se -pétrifia au garde-à-vous: - ---Quant à toi, si tu laisses entrer un civil chez moi, tu auras de mes -nouvelles. - ---_Zùm Befehl, Herr Leùtnant!_ (A vos ordres, monsieur le lieutenant). - -Car c’est de cette façon qu’il faut parler à ces gens-là. - - * * * * * - -Le lundi matin, monsieur le médecin-chef de l’hôpital d’Offenburg daigna -s’occuper de moi. Il m’examina sommairement, dicta des ordres à son -aide, et m’autorisa à prendre des bains. Pendant qu’il jetait un coup -d’œil sur les bouquins de ma table, je lui demandai si le bureau du -Lazarett pourrait m’envoyer l’argent que je lui réclamais depuis -l’avant-veille. Il me promit la terre et la lune; mais, comme il aperçut -que je possédais un exemplaire de la _Germania_ de Tacite, acheté à la -kantine de Vöhrenbach, il se retira assez précipitamment et tout le -monde avec lui, y compris les deux _Schwester_, la petite, qui souriait, -et la grande, qui était renfrognée. - -Tout s’acharnait contre moi dans cet hôpital: l’infirmière chrétienne, -parce que je lisais la _Frankfùrter Zeitùng_, et le médecin militaire, -parce que j’avais le texte d’un opuscule terrible. Je devinai que le bon -vieux Gott me chasserait de ce paradis. - -Chaque matin, on m’appliquait le traitement prescrit. On y mettait cinq -minutes, mais je ne désirais pas qu’on me frictionnât tout le corps avec -des parfums d’Arabie. - -Le lundi soir, j’attendais encore mon argent. J’envoyai une lettre -réglementaire au médecin-chef du Lazarett. Le mardi soir, j’attendais -mon argent et la réponse du médecin-chef. Je lui envoyai une nouvelle -lettre, un peu plus sèche. Le mercredi soir, j’attendais toujours. Cette -fois, j’écrivis une lettre violente. - -Enfin, le jeudi matin, j’obtins satisfaction. A huit heures, le -gestionnaire vint lui-même, avec mille excuses, me délivrer ce qui -m’appartenait. Mais, à neuf heures, le médecin-chef entra dans ma -chambre, m’examina plus sommairement que la première fois, si possible, -et m’annonça que je partirais à midi. C’était clair. - -La petite _Schwester_ souriait. - ---Déjà guéri? fit-elle. - ---Oh! oui, lui répondis-je. On guérit vite dans les hôpitaux allemands. - -Et, me tournant vers la grande: - ---N’est-ce pas, madame? - -Elle ne répliqua point. Elle souriait aussi. - -L’infirmier suisse était désolé. Au moment où il allait pouvoir réaliser -quelques bénéfices, je partais. Il m’aida à préparer ma valise. Je -voyais qu’il brûlait de me poser une question. - ---Qu’est-ce qu’il y a? Dites. - -Il tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux. - ---Vous abbelez ça un mouchoir de boche? - ---Oui. - ---Et aussi les Allemands, vous les abbelez des Boches? - ---Oui. - ---Alors, vous abbelez ça un mouchoir de Allemand? Bourquoi? Bouvez-vous -m’exbliquer? - -Je crus qu’il se moquait de moi. Mais il tenait son sérieux, et je tins -le mien. - ---Vous confondez. L’Allemand, c’est un Boche, oui. - ---Oui, oui. - -Comme je regrettais que le doktor Rueck et la _Kommandantur_ de -Vöhrenbach ne fussent pas là! - ---Et le mouchoir, c’est un mouchoir de poche. - ---Oui, de boche. - ---De poche. - ---Oui, de boche. - ---Vous prononcez mal. - ---Je ne combrends bas, dit-il, découragé. - ---Moi non plus, mais ça n’a aucune importance. - -Je quittai le Lazarett sur cette scène de comédie, sans revoir les deux -convalescents français. Un soldat en armes m’accompagna. Il porta ma -valise jusqu’à la voiture que j’avais commandée. Quel équipage! La -calèche, en assez bon état, construite pour être attelée de deux -chevaux, n’avait qu’une haridelle d’un seul côté du timon. Le cocher me -salua respectueusement. Je me mordais les lèvres. Tout l’hôpital était -aux fenêtres ou devant la porte. Je m’en allai content, puisque le -médecin-chef avait affirmé que j’étais guéri. - - - - -_à Claude Farrère_ - -CHAPITRE XX - -LA FAIM EN ALLEMAGNE - - -On a remarqué sans doute que, dans les premières pages de mon journal de -captivité, j’ai relevé avec soin les menus que les Allemands nous -offrirent. Prisonnier, je n’attendais point qu’on me traitât en prince. -Mais j’avais lu si souvent que l’Allemagne se consumait du manque de -vivres, que je voulais m’en assurer. Or on ne nous avait pas bourré le -crâne, voilà ce qu’il faut que je reconnaisse sans détour. - -Certes, à la citadelle de Mayence, pendant que nous subissions la -quarantaine de rigueur, on nous gâta, c’est indéniable. Ce qu’on nous -servait à chaque repas n’était ni mauvais, ni insuffisant. Si ce régime -avait duré, jamais je n’aurais cru à la faim allemande, car, pour -nourrir ainsi des prisonniers, il apparaissait que l’Allemagne ne se -privait pas. Mais ces jours d’abondance ne se prolongèrent point. Je -l’ai déjà dit. Je n’y reviendrai pas. Exception faite pour l’hôpital -d’Offenburg, où j’étais sur le même pied que les blessés allemands, tout -au moins quant à la nourriture, je dois déclarer que les jours de -Mayence furent des jours miraculeux. - -Pendant toute ma captivité, j’ai copié tous les menus du camp de -Vöhrenbach. Une ardoise nous annonçait dès le matin les surprises que la -_Kommandantur_ nous réservait. J’ouvre au hasard mon petit calepin noir, -et voici le programme exact et complet d’une semaine entière: - - -OCTOBRE 1916: - - - -Lundi, 2: _matin_ = potage - choux rouges - pommes de terre en robe - une pomme - - _soir_ = soupe aux légumes - carottes et pommes de terre - -Mardi, 3: _matin_ = potage - bœuf bouilli - pommes de terre en robe - betteraves - une pomme - - _soir_ = pommes de terre au persil - -Mercredi, 4: _matin_ = potage - poisson bouilli - pommes de terre en robe - compote - - _soir_ = choux bouillis - -Jeudi, 5: _matin_ = choux-fleurs à l’eau - pommes de terre en robe - une pomme - - _soir_ = carottes et navets. - -Vendredi, 6: _matin_ = potage - poisson bouilli - pommes de terre en robe - une pomme - - _soir_ = semoule - marmelade -Samedi, 7: _matin_ = potage - ragoût de mouton - - _soir_ = pommes de terre en robe - salade verte - -Dimanche, 8: _matin_ = potage - chevreuil rôti - pommes de terre en robe - - _soir_ = cacao - fromage - -Avant de vous émerveiller sur les magnificences relatives de ce tableau, -permettez-moi de vous présenter quelques observations. - -D’abord, dans cette semaine, combien de fois avons-nous eu de la viande? -Deux fois, car il sied de ne pas faire compte du ragoût de mouton, qui -ne contenait pas plus de morceaux de mouton qu’un gigot de pré salé ne -contient de pointes d’ail en pays de langue d’oïl. Encore est-il bon que -vous sachiez que la tranche de bœuf ou de chevreuil, qui revenait à -chacun de nous, n’aurait pas contenté un enfant de quatre ans. Vous -avouerez que c’est maigre. Cependant, nous eûmes deux fois de poisson, -il est vrai, et j’ajoute que ces deux poissons furent le seul aliment -substantiel de toute cette semaine. Mais tels qu’on nous les servait, -nous ne pouvions pas les manger, car ils sentaient la vase et n’étaient -cuits que dans l’eau douce, et nous étions obligés de les accommoder sur -nos réchauds, si nous voulions en tirer parti. - -Le caractère de cette cuisine était de n’exiger du cuisinier aucune -aptitude professionnelle. La viande, le poisson et les légumes, tout -était cuit à l’eau, toujours à l’eau. Rien de plus. Pas un gramme de -beurre, pas un gramme de graisse, pas un gramme d’un produit quelconque -analogue à la cocose ou à la végétaline, et pas une goutte d’huile ne -tombait dans les marmites. Essayez de vous représenter ce que peuvent -avoir d’appétissant, préparés de cette manière, si c’est là une -préparation, des choux rouges, ou des betteraves, ou un mélange de -carottes et de navets, ou des choux-fleurs. Avez-vous déjà mangé de la -salade sans huile et sans vinaigre? Je croyais que les lapins -monopolisaient ce régal. Tendriez-vous le bras pour une nouvelle -assiettée d’un potage éternellement Kubb ou Maggi? Et surtout, vous -suffirait-il à dîner de cette mixture innommable qu’est une bouillie de -semoule accompagnée d’une marmelade acide? Et surtout, et surtout, -enfin, feriez-vous vos beaux dimanches de ce menu du soir que je vous -recommande: deux bouchées de fromage de gruyère et une tasse de cacao à -l’eau? Pour terminer, et afin de répondre à l’objection que vous me -feriez en me rappelant que des pommes de terre, faute de mieux, -constituent un plat consistant, je vous révèlerai que chaque rationnaire -n’avait droit qu’à une livre de cette précieuse denrée, soit, par repas, -trois _kartoffeln_ de taille moyenne et souvent plus ou moins avariées. -Et maintenant, je vous demande de relire ce tableau de notre -alimentation, pendant la semaine du 2 au 8 octobre 1916. Aucun élément -ne vous manquera pour juger. Mais je ne crains plus vos objections, et -vous vous écrierez: - ---Mais vous mouriez de faim! Mais on vous traitait comme des pourceaux! -Et c’est pour cette cuisine qu’on vous retenait cinquante-quatre marks -par mois? - -Oui, pour cette cuisine. Car, si, pendant les premiers mois, on nous -donnait au réveil une espèce de liquide terne qu’on appelait café au -lait et qui n’était supportable qu’à la condition de le sucrer et de -l’allonger de lait condensé, nous dûmes bientôt payer un supplément -quotidien de quinze pfennigs pour prétendre à ce nectar. - -Tel était l’ordinaire du camp de Vöhrenbach. Et vous avez raison: sans -les colis de victuailles qui nous arrivaient à peu près régulièrement de -France, nous serions morts de faim. - -Une question se pose: l’Allemagne pouvait-elle faire plus pour les -prisonniers? N’était-elle pas elle-même trop gênée pour songer aux -autres avant de songer à ses fils? Je ne sais pas si vraiment elle ne -pouvait pas faire plus pour nous. Il est difficile d’établir la mesure -exacte de ses ressources. Mais je sais ce que j’ai vu et j’ai vu qu’une -gêne réelle pesait sur elle en 1916. Faut-il penser que c’est pour -s’abîmer en des études de chimie organique que certaines sentinelles du -camp de Vöhrenbach se penchaient sur les poubelles où des officiers -prisonniers jetaient leurs pauvres restes? Faut-il penser que c’est par -amour de l’humanité que ces mêmes sentinelles, pour quelques boîtes de -conserves et une miche de pain, consentaient à l’évasion de ces mêmes -officiers? Mais je veux rapporter deux anecdotes. - -A la fin de mois de juillet 1916, venant de l’hôpital d’Offenburg et -rentrant au camp de Vöhrenbach, j’arrivai en gare de Donaùeschingen au -crépuscule. J’avais une heure à attendre avant de repartir. Un soldat -allemand m’accompagnait. Il m’accorda la permission de dîner à mes frais -au buffet de la gare, et il s’installa à la même table que moi, un bock -de bière sous le nez et le fusil chargé entre les jambes. Une vingtaine -de civils jouaient déjà des mâchoires. Pour la première fois, je me -trouvais dans une salle de restaurant. J’étais curieux de consulter la -carte du jour. Il n’y en avait point. Le dîner était à menu fixe, et -chacun devait s’incliner. - ---C’est la guerre! me dit la _kellnerin_, en bon français. - -Comme à tout le monde, on me servit d’abord une énorme crèpe, sans sucre -et sans confiture; puis, une salade, sans assaisonnement; et enfin, un -morceau de tarte aux prunes qui n’était pas d’une douceur exagérée. -C’est tout. Le client apportait son pain, et mes voisins roulèrent des -yeux effarés devant le gâteau blanc qui me venait de France et que -j’avais tiré de ma valise. Le vin et la bière m’étant défendus, je -buvais du thé. Pour achever d’éblouir mes hôtes, j’avais négligemment -laissé sur le coin de la table ma provision de sucre et, comme un chien -me regardait d’un air navré, je lui offris quatre ou cinq morceaux de la -marchandise introuvable. Les dîneurs étaient outrés. Je demeurais -impassible. J’eus néanmoins une petite grimace, quand la _kellnerin_ me -réclama quatre marks soixante-quinze pour une chère aussi dérisoire. -J’ignore si tous les clients furent écorchés dans les mêmes proportions, -mais je constatai qu’ils n’avaient eu rien de plus à manger que -moi-même. Et j’imaginai la musique qu’on aurait menée en France, en -1916, si l’on avait servi des dîners de ce genre aux voyageurs -conscients et organisés. - -Quelques jours plus tôt, dans la _Frankfùrter Zeitùng_, à la rubrique -des tribunaux, j’avais lu une histoire assez stupéfiante. Il s’agissait -d’un habile commerçant qui avait inventé un _ersatz_ extraordinaire, un -produit spécial destiné à remplacer à la fois l’huile et le vinaigre -nécessaires à la salade. Hélas! des acheteurs se plaignirent de la -qualité du produit. On l’analysa, et les experts fournirent les -résultats suivants: - -Eau pure = 99,7% -matières solides = 0,3 % -matières grasses = 0,00% - -L’inventeur fut récompensé par deux mois de prison et le tribunal lui -infligea mille marks d’amende. La _Frankfùrter Zeitùng_ est un journal -sérieux. Elle ne publie pas des farces à la Cami, et G. de Pawlowsky, si -fécond en «dernières nouveautés», ne figurerait pas au nombre de ses -rédacteurs. Mais que présagez-vous d’un pays où l’on peut mettre en -vente un produit comme celui-là et où les buffets de gare présentent aux -civils des repas aussi magnifiques? M’accusera-t-on de partialité, si -j’insinue que ce pays-là ne possède peut-être pas de quoi manger à sa -faim? On est tellement persuadé chez nous que les gazettes et le -gouvernement nous ont gorgés de mensonges, que l’on finit par douter de -tout, sous prétexte que la famine, annoncée peut-être avec trop d’éclat, -n’a pas anéanti les Boches en six semaines. Pourtant, si la famine -souhaitée ne s’est pas produite, la faim a fait son œuvre lente et sûre. -Seulement, en France, nous avons mal posé la question. - -Longtemps, le peuple français a cru qu’il suffirait d’empêcher -l’introduction du blé chez les Allemands pour empêcher la guerre de -traîner en longueur. - ---Faute de pain, disait-on, l’Allemagne sera contrainte de demander -grâce. - -De là naquit cette idée d’épuiser l’ennemi en lui supprimant le blé. De -là aussi, plus tard, vint quelque désolation quand des territoires -russes et roumains, riches en céréales, tombèrent aux mains de ceux que -le blocus devait ruiner rapidement. Certes, la Russie et la Roumanie -furent une aubaine rare pour la Prusse, nul ne songe à le nier. -Toutefois, il ne faut rien exagérer, et le problème est ailleurs. A la -vérité, le manque de pain n’a pas tant fait souffrir le peuple allemand -que certains journaux ont bien voulu l’affirmer. Ceux qui avaient voyagé -outre-Rhin, avant la guerre, savaient déjà que l’Allemand n’est pas un -amateur de pain. On a souvent cité ce trait à quoi se reconnaissait un -Français hors de chez lui, dans un hôtel ou sur un paquebot: c’est qu’il -consommait une prodigieuse quantité de pain. Le pain est notre -nourriture nationale. Nous gémirions d’en être privés ou de n’en pas -avoir à notre guise. Il n’en va pas de même de l’Allemand. Son aliment -essentiel, à lui, c’est la pomme de terre, la _kartoffel_. - -Nous aussi, Français, nous aimons la pomme de terre, mais d’une autre -façon. Il nous fatiguerait d’en manger tous les jours et à tous les -repas. Elle est pour nous un légume quelconque, au même titre que le -petit pois ou la tomate. Elle va même quelquefois jusqu’à devenir un -légume choisi, et souvent rien ne nous semble supérieur au -«bifteck-frites» des familles. Pour l’Allemand au contraire, la pomme -de terre est une chose substantielle que l’on ne traite pas en -fantaisie. On la mange ordinairement au naturel, en robe de chambre: -_pellkartofell_, pomme de terre en peau, que l’on mange avec tout, avec -le canard au jus, avec les œufs sur le plat et avec la saucisse fumée. -Sur le plus grand nombre des tables boches, elles apparaissent en même -temps que les hors-d’œuvre pour ne disparaître qu’à la fin du dessert. -Cette coutume ne date pas de la guerre. Tout au plus a-t-elle été -systématiquement préconisée par les autorités civiles et militaires afin -de parer quand même à la pénurie de pain, dont je ne dis pas que -l’Allemand fasse fi. Chez nous, on poussait le paysan à cultiver du blé, -du blé, et du blé. Là-bas, c’est la culture de la pomme de terre qui -était ordonnée. Les gazettes boches débordaient de lamentations, en -1916, parce que la gelée avait réduit des deux tiers la récolte tant -attendue des _kartoffeln_. On nous rationna. Alors je compris le rôle du -pain et de la pomme de terre dans la grande guerre. - -Un matin, j’ai lu dans la _Frankfùrter Zeitùng_, sous la signature de -Kory Towski, les vers suivants: - - -LA POMME DE TERRE D’EMPIRE. - - Je suis la pomme de terre d’empire, - Le sauveur du peuple allemand, - Et, si l’épée allemande est victorieuse - Et si le Français ne conquiert pas le Rhin, - Je suis la pomme de terre d’empire, - J’y suis pour ma part. - - Je suis le noble tubercule - Qui agit en secret. - Qu’on soit empereur ou palefrenier, - J’ai droit sur la table à une place d’honneur. - Je suis le noble tubercule - Qui garantit la force de l’Allemagne. - - Et que revienne la paix - Avec ses dindes, ses saumons et ses gibiers, - Je le sais, quand vous mangerez du caviar, - Vous oublierez vite les pommes de terre en robe: - Oui, que revienne la paix, - Mon image modeste s’effacera. - - Pourtant dans l’histoire du monde - Je soutiens mon rang - Et, si l’Empire ne sombre pas, - Si au contraire il se dresse triplement magnifique, - Alors l’histoire du monde me payera - A moi aussi, un jour, le tribut de sa reconnaissance. - -Ces vers apportent une preuve. Les expressions qu’on y relève attestent -ce caractère d’importance de la _kartoffel_ allemande. L’auteur -l’appelle: _die Reichskartoffel_, la patate d’empire, comme on dit une -terre ou une loi d’empire. Elle est nettement sacrée comme le salut de -l’Allemagne à quoi doit aller la reconnaissance nationale après la -victoire, s’il y a victoire; et le mot _Heil_, salut, se hausse à une -nuance religieuse. Mais ce petit poème, de style d’ailleurs très -médiocre, n’est que de peu de prix auprès de cet autre, que j’ai trouvé -la même année, dans le même journal[F]. Celui-ci est signé Emil Claar, -et il est écrit en vers libres. Il est encore plus ébouriffant que le -premier. Écoutez: - - -A LA POMME DE TERRE. - - Infatigablement jaillie du sombre flux de la terre, - Perle de la maison bourgeoise allemande, - Aprement évoquée, vivement conjurée, - Apaisante nounou d’un festin modéré, - O pomme de terre! - - Pour toi, aujourd’hui, dans un amour pressant, - On discute, on combat, on crie et l’on écrit, - Des millions de langues indigentes - Te célèbrent par des cantiques sacrés, - Comme jamais fruit ne fut célébré, - Comme rarement le fut un être vivant, - Et dans la fuite des événements - Tu demeures pour la sauvegarde du peuple élu, - O pomme de terre! - - Ni les figues, ni les bananes, ni les tendres olives, - Ni les merveilles du Sud qui distillent des douceurs, - Rien n’a fait résonner du bruit de sa gloire - Le monde attentif avec autant d’éclat - Que toi, ô pomme de terre! - - Ni les huîtres, ni les truites, ni les truffes aromatiques, - Ni les entrecôtes des buffles succulents, - Rien n’a jamais ému, - O désir ardent des grands et des petits, - Comme tu émeus, dans la nécessité qui ronge, - Toi, réconfortante sœur du pain sec, - O chère pomme de terre! - - Car tu es la constante, la loyale, - L’aide de l’estomac affamé, - Celle qui a des soins maternels, l’indispensable, - La fidèle gardienne d’un plaisir simple. - Tu te dédoubles au temps rigoureux, - Banquet sacré de la satisfaction. - A toi compagne bien-aimée, à toi, bienfaisante, - Vers qui le pauvre se penche avec confiance - Quand, trésor de la glèbe féconde, - Tu surgis des sillons comme une vraie délivrance. - Salut à toi, ô pomme de terre! - -Prodigieuse source de remarques. Ne nous attardons pas sur la -boursouflure héroïco-sentimentale et les prétentions lyriques du style: -elles sont trop allemandes, et nous avons d’autres soucis. Mais notons -en passant, pour notre connaissance de la psychologie des Barbares, les -regrets si émouvants d’un «estomac affamé», ce rêve de figues, de -bananes, de tendres olives, d’huîtres, de truites, de truffes et -d’entrecôtes de buffle, alors que Kory Towski de son côté regrettait les -dindes, les saumons et le caviar du bon temps de paix. Prenons acte -aussi de cet aveu d’un «temps rigoureux» et d’une «nécessité qui ronge». -La faim allemande n’est pas un mythe. La voilà bassement proclamée en -phrases cadencées. J’ai traduit ces vers littéralement, en serrant le -texte au plus près et sans outrer le sens ou la force des mots. Rien de -plus grave que le ton de ce chant qui veut avoir par endroits des -allures quasi mystiques. Qu’on ne s’y trompe pas. Moi-même, d’abord, -j’ai cru à une plaisanterie d’un poète à la Franc-Nohain ou à la Raoul -Ponchon. Il n’en est rien. Le poème d’Emil Claar est un hymne. La -fantaisie est inconnue des poètes allemands, et pendant la guerre plus -que jamais. C’est sans la moindre ironie que la pomme de terre est ici -la réconfortante sœur du pain sec, et le trésor de la glèbe féconde, et -l’aide de l’estomac affamé, et la perle de la maison bourgeoise -allemande, et le banquet sacré de la satisfaction, et la sauvegarde du -peuple élu. Peut-on nier, après ces plaintes authentiques, que -l’Allemagne ait souffert de la faim? Et vous représentez-vous, bonnes -gens de France, ce que dut être la faim de vos enfants prisonniers en -Allemagne? - -Avez-vous lu ce conte de Georges d’Esparbès où l’on voit des trompettes, -un jour de revue, sonner à perte d’haleine et tellement que, jusqu’à la -fin de la cérémonie héroïque, nul n’a pu remarquer qu’un des trompettes -était mort en sonnant? Ainsi de vos fils, bonnes gens de France, dans -les camps d’Allemagne. Vous ignorez encore comment ils ont souffert, -parce qu’ils sont revenus en souriant, ceux qui sont revenus. Mais quel -crime avaient-ils commis pour mériter ce châtiment? - - (_Écrit à Ouargla en 1919. - Revu en 1924 à Paris._) - - - - - TABLE DES MATIÈRES - - -I.--Prisonnier 9 -II.--Des Chambrettes à Rouvrois 25 -III.--De Rouvrois à Pierrepont 41 -IV.--L’usine de Pierrepont 56 -V.--Cobern--Coblence--Mayence 68 -VI.--La quarantaine 83 -VII.--Le saloir de Mayence 97 -VIII.--La fenêtre fermée et la porte ouverte 109 -IX.--Le camp de Mayence 121 -X.--Vers un autre camp 134 -XI.--Le camp de Vöhrenbach 146 -XII.--Têtes de Boches 157 -XIII.--Offiziergefangenenlager 169 -XIV.--Le sens de l’honneur et quelques autres vertus 182 -XV.--Autres têtes de Boches 194 -XVI.--Le régime des représailles 204 -XVII.--La vie quotidienne 220 -XVIII.--Les évasions 235 -XIX.--L’hôpital d’Offenburg 246 -XX.--La Faim en Allemagne 260 - - -ACHEVÉ D’IMPRIMER -EN DÉCEMBRE 1924 -PAR F. PAILLART A -ABBEVILLE (SOMME). - - * * * * * - - BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON - - - Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918) - - Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21 - - Exemplaires ordinaires 100 fr. les 4 volumes - Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ 1 à xxv) 1120 fr. -- - Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250) 336 fr. -- - - -Format in-8º couronne (12 × 19) - - -_ROMANS & CONTES_ - - -BALKIS - -_Personne._ -_En marge de la Bible._ - - -PIERRE BILLOTEY - -_Le Pharmacien spirite._ -_Raz-Boboul._ - - -SUZANNE DE CALLIAS - -_Jerry._ - - -NONCE CASANOVA - -_La Libertine._ -_Messaline._ - - -RENÉE DUNAN - -_Baâl._ - - -RAYMOND ESCHOLIER - -_Le Sel de la Terre._ - - -MAURICE D’HARTOY - -_L’Homme Bleu._ - - -RENÉ-MARIE HERMANT - -_Kniazii._ -_En détresse._ -_La Femme aux hommes._ -_Fakir._ - - -JONCQUEL ET VARLET - -_Les Titans du Ciel._ -_L’Agonie de la Terre._ - - -MAGALI-BOISNARD - -_Mâadith._ -_L’Enfant taciturne._ - - -GEORGES MAUREVERT - -_Le Grand Plagiat._ - - -MARCEL MILLET - -_La Lanterne chinoise._ - - -ALICE ORIENT - -_La Tunique verte._ - - -GASTON PICARD - -_Les Surprises des Sens._ - - -THIERRY SANDRE - -_Mienne._ -_Le Purgatoire._ - - -P.-J. TOULET - -_Béhanzigue._ - - -THÉO VARLET - -_La Bella Venere._ -_Le Dernier Satyre._ -_Le Démon dans l’âme._ - - -VARLET ET BLANDIN - -_La Belle Valence._ - - -WILLY ET MENALKAS - -_L’Ersatz d’Amour._ -_Le Naufragé._ - - -_POÉSIE_ - - -JOACHIM DU BELLAY - -_La Amours de Faustine._ - - -FAGUS - -_La Danse Macabre._ -_La Guirlande à l’Épousée._ -_Frère Tranquille._ - - -ANDRÉ FONTAINAS - -_Récifs au Soleil._ - - -LUCIEN JACQUES - -_La Pâque dans la grange._ - - -TRISTAN KLINGSOR - -_Humoresques._ - - -LOYS LABÈQUE - -_Le Miroir mystique._ - - -ALPHONSE MÉTÉRIÉ - -_Le Livre des Sœurs._ -_Le Cahier Noir._ - - -MUSÉE - -_Héro et Léandre._ - - -HENRY MUSTIÈRE - -_La Nouvelle Franciade._ - - -JEAN ROYÈRE - -_Poésies._ - - -CH. DE SAINT-CYR - -_Le Livre d’Iseult._ - - -JEAN SECOND - -_Le Livre des Baisers._ - - -THEO VARLET - -_Aux Libres Jardins._ - - -_THÉATRE_ - - -HENRY STRENTZ - -_Théâtre de Hans Pipp._ -_Nouveau Théâtre de Hans Pipp._ - - -_LITTÉRATURE_ - - -ATHÉNÉE - -_Le Chapitre Treize._ - - -FAGUS - -_Essai sur Shakespeare._ - - -LÉON BOCQUET - -_Les Destinées Mauvaises._ - - -_ART_ - - -LE FAUCONNIER - -_Album_, préface de _J. Romains_. - - -Exemplaires sur Alfa français 7.50 Exemplaires sur Hollande 33 -- - -- Arches 22 -- -- Japon 55 -- - - -Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (=1813-1814=). - -Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard DRIAULT). - -Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr. - - -NOTES: - -[A] _Feldgraù_ = gris de campagne. Les Allemands appellent ainsi -leurs soldats à cause de la couleur de leur uniforme. Et les nôtres -sont maintenant des _Himmelblaù_ (bleu de ciel) après avoir été des -_Rothosen_ (pantalons rouges). - -[B] _Major_ = Chef de bataillon, commandant. - -[C] _Oberst_ = Colonel. - -[D] Les Allemands nomment ainsi: «_tenant lieu d’officier_», les -sous-officiers à qui ils accordent la patte d’épaule de lieutenant -pour la durée de la guerre, mais qu’ils ne considèrent pas comme de -véritables officiers. - -[E] _Frankfùrter Zeitùng_, 27 juillet 1916. - -[F] _Frankfùrter Zeitùng_, 28 octobre 1916. - - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PURGATOIRE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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MAIS IL<br /> BOIT -LEURS VINS TRÈS VOLONTIERS.</i>»<br /> -<span style="margin-left: 50%;">GŒTHE (<i>Faust</i>)</span></b></div></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER"></a><i>à Henry Malherbe</i><br /> -</p> - -<h2> -CHAPITRE PREMIER<br /><br /> -<small>PRISONNIER</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>9 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Deux soldats du 85ᵉ Saxon me conduisaient à travers champs vers -l’intérieur des lignes ennemies.</p> - -<p>J’ouvrais de grands yeux. Les <i>feldgraù</i><a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a> se démenaient autour de -nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant, -soufflant, braillant; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la -peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre -tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin; -d’autres revenaient en hurlant: des blessés. Car l’Allemand qui souffre -pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière, -tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi -nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi -j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé: le ravin du -Bois-Chauffour.<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span></p> - -<p>C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont.</p> - -<p>Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous -pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et -de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on -pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de -quelques-uns de ces gourbis: les réserves allemandes se chauffaient. -Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion -français entrât dans leur champ de tir.</p> - -<p>Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis.</p> - -<p>Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec -joie.</p> - -<p>—<i>Offizier?</i> demandaient-ils.</p> - -<p>—<i>Ia</i>, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens.</p> - -<p>—<i>Offizier!</i> répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un -général de bonne prise.</p> - -<p>Mais pas un ne m’adressa la parole.</p> - -<p>Mes gardiens me conduisirent à un jeune <i>feldwebel</i> coiffé de la -casquette. Il parlait français.</p> - -<p>—Officier?</p> - -<p>—Oui, répondis-je.</p> - -<p>—Artilleur?</p> - -<p>—Non, chasseur à pied.</p> - -<p>—Ah! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et -puis il y a du danger.</p> - -<p>Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent.</p> - -<p>Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span> flottait un petit -drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à -lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers -pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue -devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur -qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le -souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse; car l’Allemand a une -odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient -à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de -tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour -cette besogne on employait surtout des Français—chasseurs ou -soldats—qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois, -gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient -nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux -à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des -brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours, -dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait -plus d’Allemands à soigner.</p> - -<p>Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une -centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir, -surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de -campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques -inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats -creusaient hâtivement de nouvelles fosses.</p> - -<p>Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis, -d’armes brisées, de vieux papiers et d’or<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span>dures, qui me rappelaient -certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les -prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de -petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air -féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie -qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens -ou les Bavarois? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur -aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils -éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs -portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en -gros caractères, ce mot affreux: «<i>Flammenwerfer</i>». Mais tous se -montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des -cigares, et du pain quelquefois.</p> - -<p>—Pain K.K.? demandait un chasseur.</p> - -<p>—<i>Ia, Ia</i>, répondait un grand gaillard. <i>Gùt, Gùt.</i> (Bon, Bon).</p> - -<p>—Noir, reprenait l’autre, dégoûté.</p> - -<p>—<i>Ia, Ia.</i></p> - -<p>Et ils ne se comprenaient pas.</p> - -<p>Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait -partout, écœurait.</p> - -<p>J’interrogeais les chasseurs que je trouvais.</p> - -<p>—Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3ᵉ?</p> - -<p>—Tué, mon lieutenant.</p> - -<p>—Tué? Comment?</p> - -<p>—Enterré par une grosse marmite.</p> - -<p>—Et le lieutenant P***?</p> - -<p>—Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la -cavalerie, est mort sur le parapet<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span> de la tranchée, sabre en main. Il -n’y a plus d’officiers à la 3ᵉ, ni à la 4ᵉ.</p> - -<p>Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5ᵉ compagnie, par une balle à la -tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur -sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où -luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4ᵉ.</p> - -<p>—Et le capitaine V***?</p> - -<p>—Il était blessé au moment de l’attaque.</p> - -<p>—Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la -cuisse. Mais qu’est-il devenu?</p> - -<p>—Ils ont dû le tuer.</p> - -<p>Dans un coin—déjà,—quelques prisonniers travaillaient pour les -Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils -creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du -ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence.</p> - -<p>Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5ᵉ compagnie. Il avait des -larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La -section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade.</p> - -<p>Nous nous serrâmes les mains.</p> - -<p>—Et le capitaine V***?</p> - -<p>—Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R*** -aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la -droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous.</p> - -<p>Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le -médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement -sommaire.</p> - -<p>On apportait sur un brancard un soldat allemand,<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span> qui avait les deux -jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à -côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux -clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui -enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa -d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits. -Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges. -L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre -pitié que celle de deux officiers français.</p> - -<p>Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement -le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la -contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres -s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à -nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un -obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux -fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient -dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient -réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid. -J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie -s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle: était-ce le -prélude d’une contre-attaque? Si elle réussissait, si elle nous -délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous -pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la -faveur de la nuit, si...</p> - -<p>Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus -tard,—trop tard pour nous.<span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span></p> - -<p>Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre -l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait, -en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette.</p> - -<p>Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec -les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la -trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers, -qui du moins ont la vie sauve.</p> - -<p>—La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en -Allemagne. Oui, oui, <i>gùt, gùt</i>.</p> - -<p>Puis, ils questionnaient.</p> - -<p>—Croyez-vous que nous prendrons Verdun?</p> - -<p>Un autre, plus lyrique, affirmait:</p> - -<p>—Dans deux semaines, <i>Verdun kapùt</i>. (C’en est fait de Verdun.)</p> - -<p>—<i>Ia, Ia</i>, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix.</p> - -<p>—<i>Ia, Ia</i>, répétaient-ils en chœur: Verdun, et la paix.</p> - -<p>Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir -dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les -derniers.</p> - -<p>Dans tous les groupes, c’était la même chanson.</p> - -<p>—<i>Verdun kapùt</i>, la guerre est finie.</p> - -<p>Soudain, un coup de sifflet.</p> - -<p>Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs -abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil -et grimpent dans la direction des tranchées: une compagnie part en -renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> officier depuis que -nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils? Qui conduit les -troupiers?</p> - -<p>Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie:</p> - -<p>—Voilà le capitaine!</p> - -<p>Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le -capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son -ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé -nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine.</p> - -<p>Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre -affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons -rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par -l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche.</p> - -<p>Comme nous nous étonnons de les voir vivants:</p> - -<p>—J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que, -pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez, -un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il -revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me -piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas -assez tôt, mon ordonnance paraît pour moi. Et nous n’avions comme armes -que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil. -Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant—et tout -cela s’est passé en quelques secondes,—un officier allemand survenait, -qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un -leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui -jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi, -avec l’ordre de me protéger.<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span></p> - -<p>—Très curieux, fis-je.</p> - -<p>—Bien plus! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très -correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse -de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la -Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est -pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre -tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose.</p> - -<p>Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier -allemand.</p> - -<p>Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre -promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa -parole? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route? Peut-être. -Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être -que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite: -afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou -civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître -aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils -voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils -jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même -quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous -n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si -facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement -de cruauté? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit -par n’être plus dupe.</p> - -<p>Le capitaine poursuivait:</p> - -<p>—J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span> chose, je vous -le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour -venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous. -Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des -mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou -d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine. -Ils n’ont pas insisté.</p> - -<p>On nous conduisit enfin à un officier, à un <i>major</i><a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, lequel, sortant -d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien.</p> - -<p>—Vous êtes officiers?... Combien?... Capitaine?... Ah, capitaine... et -lieutenants?... Ah, lieutenants... et adjudant?... Ah! capitaine, -active? réserve?... Votre tranchée est prise? Vous avez beaucoup de -pertes?...</p> - -<p>Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier.</p> - -<p>Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la -croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans -doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux -paroles du <i>major</i>.</p> - -<p>—Vous êtes blessés?... On vous soignera... Vous êtes fatigués?... On va -attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est -vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel.</p> - -<p>Il s’exprimait parfaitement en français.</p> - -<p>Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et, -la nuit venant, il nous emmena.<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span></p> - -<p>Au dernier moment, il nous dit:</p> - -<p>—Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers?</p> - -<p>—Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder?</p> - -<p>—Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers, -c’est l’habitude en Allemagne.</p> - -<p>Et nous partîmes.</p> - -<p>La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine -boîtait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre, -nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour, -il nous dit encore:</p> - -<p>—L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il -faudrait courir. Est-ce que vous pourrez?</p> - -<p>En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se -succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux. -Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à -munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques. -Nous traversons un important réseau de fil de fer: ouvrage allemand? ou, -plutôt, vieille défense française? Les obus n’éclatent pas loin de nous. -Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui -s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français -soutiennent ou transportent.</p> - -<p>Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de -nos chasseurs.</p> - -<p>Nous essayons de protester:</p> - -<p>—Vous nous avez dit que les ordonnances...<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span></p> - -<p>—Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance. -C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il -nous retrouvera là-bas.</p> - -<p>Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent -des fourrés.</p> - -<p>Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur -le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle.</p> - -<p>Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous -éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie -marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe -spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa -disposition son téléphone personnel.</p> - -<p>Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le -dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de -brancardiers fatigués.</p> - -<p>—Un instant, fait-il.</p> - -<p>Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait -sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais -nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes.</p> - -<p>Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous -parvenons à la ferme des Chambrettes.</p> - -<p>Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure.</p> - -<p>Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables: -tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts -de claies, de<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span> gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées, -rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le -travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était -en arrière de nos lignes?</p> - -<p>Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous -entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi -souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et -couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus -du sol, entouré d’un sentier de caillebotis,—gourbi somptueux, digne -d’un général de division.</p> - -<p>Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente -douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre -solidement étayée.</p> - -<p>C’est le poste de commandement du colonel.</p> - -<p>Au fond, des lits de camp: bas-flanc, matelas et couvertures. A droite, -une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se -lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si -vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous -asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé. -Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une -boîte de cigares, et une grande carte du secteur.</p> - -<p>Le plus âgé des deux officiers allemands est l’<i>oberst</i><a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> commandant le -36ᵉ régiment saxon d’infanterie. Il<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span> grisonne. Il parle lentement et -difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne. -Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il -nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction. -L’<i>oberst</i> a l’air gêné.</p> - -<p>—Où avez-vous été pris?</p> - -<p>En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui, -l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue:</p> - -<p>—Par qui?</p> - -<p>... Avez-vous eu beaucoup de pertes?</p> - -<p>... Beaucoup de prisonniers?</p> - -<p>... A quel effectif étiez-vous?</p> - -<p>... Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun?</p> - -<p>Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser -perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le -vieil <i>oberst</i> aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la -forme.</p> - -<p>Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si -nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne -peut se retenir de nous poser la question que nous attendons:</p> - -<p>—Croyez-vous que nous prendrons Verdun?</p> - -<p>C’est leur grande inquiétude nationale.</p> - -<p>Le capitaine réplique sans broncher:</p> - -<p>—Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre -offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne -l’aurez pas.</p> - -<p>Le vieil <i>oberst</i> nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne -saurais démêler s’il sourit parce qu’il a<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span> pitié de ce qu’il considère -comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve.</p> - -<p>Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a -conduits transmet un ordre au téléphone.</p> - -<p>Le vieil <i>oberst</i> nous dit:</p> - -<p>—Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier -général de la division, à Villes.</p> - -<p>Puis, sans hésitation:</p> - -<p>—Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier?</p> - -<p>Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs.</p> - -<p>Mais le capitaine répond:</p> - -<p>—Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre -artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont -les inévitables accidents du travail.</p> - -<p>L’<i>oberst</i> penche la tête pour acquiescer.</p> - -<p>A son tour, le capitaine pose une question.</p> - -<p>—Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il -est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que -vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa -famille puisse avoir son corps, après la guerre?</p> - -<p>L’<i>oberst</i> penche encore la tête et répond:</p> - -<p>—C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous -fournir les renseignements nécessaires?</p> - -<p>L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les -indications du capitaine.</p> - -<p>L’<i>oberst</i> ajoute:</p> - -<p>—Votre camarade sera enterré convenablement.</p> - -<p>Nous n’avons jamais su si la promesse de l’<i>oberst</i><span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span> a été mieux tenue -que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à -Mᵐᵉ V***.</p> - -<p>Mais le cuirassier s’est présenté.</p> - -<p>On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous -saluons et nous sortons.<span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a><i>à José Germain</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE II<br /><br /> -<small>DES CHAMBRETTES A ROUVROIS</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>9 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme -des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme -et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous -sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction. -Hélas! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La -canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid. -Où dormirons-nous, ce soir? Après tant de forces dépensées, nous -éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et -l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste, -et de la fièvre.</p> - -<p>A peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station.</p> - -<p>—Ravitaillement, dit le cuirassier.</p> - -<p>Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en -parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux; tous les -chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span> -sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent -peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien.</p> - -<p>Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est -défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se -raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le -cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à -terre.</p> - -<p>Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la -ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont -libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le -travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent -assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous -sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est -réservé? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter -là-bas? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux -mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme -«<i>disparus</i>». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que -«<i>disparu</i>» est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot, -trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés, -ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront? Mornes et -douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir.</p> - -<p>Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous -croyons qu’ils prendront Verdun? C’est un grand gaillard maigre, sans -manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français, -appris dans nos villages occupés, et nous<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span> baragouinons, le capitaine et -moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous -parvenons à nous entendre à peu près.</p> - -<p>Il est Prussien, il est sur le front depuis le début; il a pris part aux -premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la -cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà -entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour -nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret, -et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que «ça -durera longtemps encore». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer -la pilule, le capitaine V*** lui répond:</p> - -<p>—Quand la France sera <i>kapùt</i> (abattue, morte, détruite), quand -l’Allemagne sera <i>kapùt</i>, il ne restera plus debout que les Anglais. -Alors, la guerre sera finie,—dans deux ou trois ans.</p> - -<p>Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit -la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal -qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout -le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que -l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et -maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est -défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a -fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses -hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le -cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la -route que nous suivons est labourée d’or<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span>nières très profondes, qui lui -donnent un aspect irréparable, il nous dit:</p> - -<p>—Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces -chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos -forêts: nous les avons complètement déboisées.</p> - -<p>Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable -que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur. -Répondre? Et quoi? Que les coupables seront punis? Qu’ils seront -condamnés à payer? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple -soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne -semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en -Belgique et chez nous?</p> - -<p>Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de -l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en -voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement -refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs -à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ -de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit -nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous -l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les -tranchées n’ont pas été «retournées» contre nous par les Allemands en -vue d’une défense probable.</p> - -<p>La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier -ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de -Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à -Azanne.<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span> Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser -conduire.</p> - -<p>De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route.</p> - -<p>—Des <i>minenwerfer</i> tout neufs, nous dit le cuirassier.</p> - -<p>Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. A leur suite deux -masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi: ce sont deux -canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs. -Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop -crues de notre guide.</p> - -<p>Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de -chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par -leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a -gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait -remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il -faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme -tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre -langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou -césarien, est un pangermaniste convaincu.</p> - -<p>Comme cette marche est pénible! Nous glissons, nous tombons, nous -soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de -bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée -par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le -cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner. -L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour -aller<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span> chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de -la baraque.</p> - -<p>Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie! Mais quelle -stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme -l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le -goulot et tend la gourde au capitaine! Cela, évidemment, pour nous -prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce -mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de -celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870 -faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait -préparés; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont -jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc -inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet -homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand, -geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays -neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le -bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager -un litre de cet élixir.</p> - -<p>Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à -Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En -cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux -tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux -billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route.</p> - -<p>Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes.</p> - -<p>L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions -bien déjà, hélas! ce que la guerre<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span> peut faire d’une bourgade en -l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les -obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de -retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village -que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi. -Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en -sont la cause à peu près certaine: mais toutes les autres maisons qui -sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas -autre chose: les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les -chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les -meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou -construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle -pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier -village de ce genre que nous voyons: une tristesse lourde nous pèse sur -les épaules.</p> - -<p>Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en -pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux -hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre -et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On -nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le -cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la -division, qui se trouve en dehors de l’agglomération.</p> - -<p>Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous -croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux -d’échapper à la<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne. -D’immenses tentes se dressent devant nous: c’est un <i>lazarett</i> -(hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on -ramène sur un brancard de la salle d’opérations. A notre gauche, un -moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement -que nous traversons est éclairé à la lumière électrique.</p> - -<p>Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la -terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble -a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous -n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un -général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons -pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à -prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert -taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier -frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous -apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant -que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit -qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous -regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à -son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres. -Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et -ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils -se font apporter ces verres. Non, certainement; car peu de temps après, -le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content.<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span></p> - -<p>Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix -maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à -la <i>Kommandantur</i> de Rouvrois.</p> - -<p>Rouvrois? Où est-ce? Est-ce loin? Est-ce près? Le cuirassier nous montre -le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre -noms: Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la -distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms -représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de -kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins -blessés. Le sait-on? Ou s’en moque-t-on? Mais pourrons-nous arriver -jusqu’au bout?</p> - -<p>Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous -semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas! dans quelle -galère sommes-nous embarqués! Nous sommes prisonniers, oui, bien -prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers, -sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires -de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête? En -Allemagne, nous sommes un objet de haine; et en France un objet de -mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis -trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser -d’aller plus loin; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous -deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses -camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute.</p> - -<p>Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> longueur, et, pendant -un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous -sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie: quatre -gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun -d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans -la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à -grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.</p> - -<p>A la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du -chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour -nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la -fatigue à son dernier période, ne pourra pas me comprendre. J’avais -conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au -1/80.000ᵉ, la seule que nous eussions à notre disposition au début des -affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous -situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. A la -clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans -difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes, -voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons -déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine -à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel -ordre. Trente kilomètres! Est-ce possible? Mais les ferons-nous? Mais -comment les ferons-nous? Il neige toujours. Il fait froid. La route est -complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons -dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marche<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span>rons -toute la nuit. Arriverons-nous? Et quand arriverons-nous?</p> - -<p>Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable -exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le -souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule <i>Le Désert</i> et qui, -tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel -bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un -poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures? Ainsi, -pour nous, ce soir, tout se résume en ceci: de la nuit, de la neige, du -froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et -de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la -nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que -nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en -apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes -en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de -Mangiennes.</p> - -<p>Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que -les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de -grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous -arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une -auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau -qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la -fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même. -Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates. -Le village a l’air vide et ne semble pas<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> abriter des troupes au -cantonnement. A tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur -bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et -nous sortons de Mangiennes sans tâtonner.</p> - -<p>De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en -mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec -la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins -mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. A chaque halte, il -nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons -néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous -sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru -impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource -de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un -cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est -épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son -cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide.</p> - -<p>Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la -chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces -gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de -nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il -regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans -doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui -semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant -toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès. -Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa -monture dehors, et nous fait entrer<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span> avec lui dans une vaste grange au -fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus -et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à -tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre, -debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense -marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole.</p> - -<p>Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision! -Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis -quarante heures! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte -devant nous? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une -tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la -viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous -n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous -avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de -ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries -françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions -faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de -l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans -sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le -froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel -fut notre premier repas en Allemagne.</p> - -<p>L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a -peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter.</p> - -<p>Au moment de repartir, car nous ne sommes<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span> pas au bout de nos peines, le -cuirassier nous dit sans aucun embarras:</p> - -<p>—On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non.</p> - -<p>Sa phrase est moins une prière qu’un ordre.</p> - -<p>Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre -coups. Je regarde ma montre: elle marque trois heures. S’est-elle -arrêtée? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure -allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante -minutes.</p> - -<p>Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs. -Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la -cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux -reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se -raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore.</p> - -<p>A la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en -patrouille. Tout en passant, il nous dit:</p> - -<p>—<i>’ten Abend</i> (Bonsoir).</p> - -<p>Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers.</p> - -<p>Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous -avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions -besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue -nous atteignons. Ah! se coucher! s’allonger! se reposer! dormir! dormir -surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce -que nous dormirons? Est-ce vraiment ici qu’on nous<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span> retiendra? Ne -va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin? Qui sait? Et pourquoi non?</p> - -<p>La <i>kommandantur</i> occupe une petite maison en briques. Une inscription -en gros caractères noirs la signale par ces mots: «GENERAL K D O». La -même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non -pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la -maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de -fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la -<i>kommandantur</i>; et le quartier général est gardé par une sentinelle de -la <i>landsturm</i>, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches -de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en -rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui -nous surprend d’abord quelque peu.</p> - -<p>Le cuirassier est entré à la <i>kommandantur</i>. Nous nous sommes assis sur -un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit -s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde -promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme -par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les -consignes du poste pour résister au sommeil.</p> - -<p>Mais voici que le cuirassier sort de la <i>kommandantur</i>. Il a l’air plus -satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il -nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un -fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit, -à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre -apparence.<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span></p> - -<p>Allons-nous enfin nous reposer? Nous entrons dans une pièce qui a, pour -tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet -est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un -enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne -sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés. -Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute.</p> - -<p>Sous la surveillance d’un <i>feldwebel</i>, l’homme qui nous a conduits -dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et -avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous -allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que -lui s’emploie à ce travail, le <i>feldwebel</i> le traite à plusieurs -reprises, et à mi-voix, de «<i>dummkerl</i>», comme si nous ne devions pas -comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous -assure sans hésitation des sentiments que le <i>feldwebel</i> nourrit à notre -égard.<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a><i>à José Germain</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE III<br /><br /> -<small>DE ROUVROIS A PIERREPONT</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>10 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi. -Ai-je rêvé? Où suis-je? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre -en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée -de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle -tristesse! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les -paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature. -Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les -quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre -toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours. -Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller: l’eau, ce matin, -est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.</p> - -<p>Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là, -baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il -n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre -un vif désir de causer avec nous. Il ne<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span> s’exprime d’ailleurs pas en un -français trop incorrect.</p> - -<p>Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par -nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de -nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante; mais, à force -d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la -guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches -récitent une leçon apprise.</p> - -<p>Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a -fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement, -doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir -l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il -nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes -n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont -pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les -Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont -opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent -l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue, -mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la -France comprenait mieux son intérêt! Mais elle s’est jetée dans les bras -de l’Angleterre; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne -à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et -d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre -de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre -homme la hait, et son sentiment est bien naturel,<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> n’est-ce pas, puisque -les Anglais font durer la guerre à plaisir?</p> - -<p>Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien -d’autre à faire.</p> - -<p>—La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne, -vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers -prisonniers.</p> - -<p>Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle -reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude -d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et -que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la -satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la -tranchée.</p> - -<p>C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de -Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un -drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable -tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière -suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de -mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend -rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe -signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne -serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables.</p> - -<p>La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez -l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la -suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé -qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et -embrumée. D’un côté, des idées; de l’autre,<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span> des appétits; ici, des -sentiments; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se -confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que -l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité -extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de -nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que -nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne -l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à -s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en -distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle -montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu -plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil.</p> - -<p>Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous -attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne -avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas -surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule -un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous -demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt, -après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui.</p> - -<p>Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément, -l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas -chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le -capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de -savoir-vivre! Mais combien plutôt la ruse était grossière! Car, sous le -prétexte d’une simple cau<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span>serie, on voulait essayer de faire parler le -plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y -trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des -choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains -vides.</p> - -<p>L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière -confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des -Chambrettes: les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils -trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient -savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en -arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un -piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques -soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois -éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les -égarer. Comment obtenir qu’un officier parle? C’est bien difficile, et -il faut emprunter des chemins détournés.</p> - -<p>L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le -croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans -pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être -plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de -Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et, -tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que -la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui -qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est -point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de -l’Allemagne!<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span></p> - -<p>—Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous -montrer exigeants au moment de la paix.</p> - -<p>A l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de -plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des -espérances du vainqueur et au commencement des déceptions -démoralisantes?</p> - -<p>Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel -officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il -officiellement celui-ci?</p> - -<p>Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne -manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte -sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en -entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre -une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms -d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous -consultons la liste: nous n’y voyons personne que nous connaissions, et -nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de -notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à -une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de -tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus.</p> - -<p>Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit:</p> - -<p>—Regardez.</p> - -<p>Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la -composition de tous nos corps<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> d’armée, divisions et brigades. Un trait -de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier -devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive.</p> - -<p>L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt -plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui -déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une -candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse, -nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son -tableau.</p> - -<p>Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons -Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à -Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un -certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels -sont gardés et parqués dans l’église du village.</p> - -<p>Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues -nos ordonnances.</p> - -<p>—Un <i>major</i> du 36ᵉ saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les -laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des -blessés.</p> - -<p>L’officier s’empresse de répondre que la promesse du <i>major</i> sera tenue, -que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas -séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les -nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et -sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se -retire.</p> - -<p>C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le -plus important de la journée,<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span> selon la coutume allemande, car il est de -règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui -doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place -sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des -tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre -boisson: il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce -nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans -la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée. -Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe -épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de -viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous -parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême. -A peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me -donner?—Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire -maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de -reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple -et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle -suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous -distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait -pas.</p> - -<p>Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier. -Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique -repas. Savions-nous ce que nous ferions? Avant notre départ, qui était -fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état -de supporter de nouvelles épreuves.<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span></p> - -<p>A deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques -civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment -on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats -français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de -notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des -hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la -tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés -devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne -m’a ému comme celui-là.</p> - -<p>La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu. -Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers -d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent -après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le -long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous -remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands? Nous ne savons pas, -et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des -débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à -voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de -fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la -Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me -rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous -sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une -torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la -campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span></p> - -<p>Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le -carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou -de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des -soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au -moment où nous allons les croiser, ils nous saluent.</p> - -<p>Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine -est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une -tristesse infinie.</p> - -<p>Nous approchons d’un village: c’est Arrancy. Sur la route, des civils, -jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes. -On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos -pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux -Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de -voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la -nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois. -Honte à ceux qui commettent ces crimes! Et honte à ceux qui, par leur -faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent -commis!</p> - -<p>Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas -de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures -noires:</p> - -<p>—N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun?</p> - -<p>Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le -moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie? Ainsi de -cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> mois il -a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître -brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de -Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond:</p> - -<p>—Ce n’est pas vrai.</p> - -<p>Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être -de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut -pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu -ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y -entrer.</p> - -<p>Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée! -Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse -quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air -tragique, nous demande en passant:</p> - -<p>—Ça ne va donc pas?</p> - -<p>Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux -soldats qui nous suivent.</p> - -<p>Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres -ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands -sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette -chose soit? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres -foyers sans défense? Hélas! Un de mes camarades m’apprend que, déjà, -avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins -déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni -de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y -cantonnaient. Faut-il que je le croie? Mais devant ces horreurs, comme<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span> -il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure!</p> - -<p>A la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous -font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de -neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos.</p> - -<p>Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous -séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas. -Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à -visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux -paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et -naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires -qu’on nous a déjà posées.</p> - -<p>Combien de temps durera la guerre? Que dit-on en France à ce sujet? Les -Allemands prendront-ils Verdun? S’ils prennent Verdun, la paix sera -signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La -France, au contraire, est très sympathique; on l’estime et on la plaint. -Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de -l’Angleterre?</p> - -<p>Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous -arrivons à Pierrepont.</p> - -<p>Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une -contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait -bien nous suivre.</p> - -<p>—Est-il officier? demande le capitaine.</p> - -<p>—Il est adjudant-chef.</p> - -<p>—Il n’est pas officier? répète l’autre.<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span></p> - -<p>—Non, mais <i>offizierstellvertreter</i><a name="FNanchor_D_4" id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>.</p> - -<p>—Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les -officiers.</p> - -<p>Mais la dispute n’est pas finie.</p> - -<p>—Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis...</p> - -<p>—Tout à l’heure, réplique le capitaine.</p> - -<p>Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue.</p> - -<p>Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine -française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un -vaste jardin désert, tout blanc de neige.</p> - -<p>Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se -promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un <i>major</i> aussi vieux -que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est -empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la -guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à -cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois.</p> - -<p>En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe:</p> - -<p>—Quand avez-vous été pris?</p> - -<p>—Hier.</p> - -<p>—Où?</p> - -<p>—A Douaumont.<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span></p> - -<p>Le vieux <i>major</i> fait un pas en avant, lève le bras, et, la face -cramoisie, il hurle:</p> - -<p>—Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont -ne sont plus aux Français.</p> - -<p>—Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris -à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village.</p> - -<p>Le vieux <i>major</i> jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait. -Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande:</p> - -<p>—Qu’est devenu le colonel Driant?</p> - -<p>Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac:</p> - -<p>—C’est à vous qu’il faut le demander.</p> - -<p>Cette fois le vieux <i>major</i> est pleinement satisfait, s’il a voulu -ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos, -et nous continuons notre route.</p> - -<p>C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour -du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les -flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande -salle. A l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes -de la <i>landsturm</i>. Dans le fond, à droite, une table et des bancs. -Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous.</p> - -<p>Cependant, un <i>leùtnant</i> à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en -arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos -ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers -prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition. -Pourquoi ne réclamerions-nous pas<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span> nos ordonnances, si elles doivent -être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises? -Mais le <i>leùtnant</i> rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous -n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on -nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer.</p> - -<p>Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous -n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes; et ce qu’on nous -donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point -l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de -l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour -l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit -prochaine.<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a> -à Roland Dorgelès<br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE IV<br /><br /> -<small>L’USINE DE PIERREPONT</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>11 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Bien des combattants l’ont déjà noté: nul n’a jamais dormi d’un sommeil -plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand -jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de -Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7 -heures 1/2 du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé -que nous partirions dans le courant de la nuit.</p> - -<p>Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en -désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah! -puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés? Pour -boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me -refuse à nommer café?</p> - -<p>Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans -une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois -jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on -leur dit chaque matin: «Vous partirez ce soir.» Et chaque soir on leur -dit: «Vous embarquerez cette<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span> nuit.» Un peu plus habitués que nous aux -mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise. -Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des -prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent -depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux -pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous -attendre ici pendant six mois! Mieux que les communiqués de la presse -allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de -l’attaque de Verdun.</p> - -<p>Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par -une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se -racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre -ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements -d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos -chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette, -ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous -ravitailler, et <i>Fritz</i> est chargé de faire nos achats à cette kantine.</p> - -<p><i>Fritz</i> ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est -son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et -il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a -toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde -sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos -réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous -entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui -commande une boîte de sardines, il nous apporte<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> régulièrement une boîte -de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon, -il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a -plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus -cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante. -Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la -monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz -n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons -contact. Il est indispensable. Il en profite.</p> - -<p>D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par -jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires -sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition -bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous -procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise, -du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de -tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or; et -enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit. -Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de -ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau -sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme. -Qu’est-ce que cela signifie? Et faut-il voir là aussi une manœuvre -sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on -est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur -tous les toits et dans toutes les feuilles? J’essaye d’interroger Fritz. -Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son <i>feldwebel</i>.<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span></p> - -<p>Le <i>feldwebel</i>, qui commande le poste de police chargé de nous garder, -est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux -gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins -raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il -affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée -allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé -de hurler. A chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire -quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce -d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui -nous propose de nous découvrir en ville un peu de <i>schnaps</i>, si nous en -désirons; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande -de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons -nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la -marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de -ses camarades. Quel drôle de personnage! Est-ce que son affabilité ne -cacherait pas un piège?</p> - -<p>Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande -dispute dans le poste de police! Nos gardiens causent de la guerre, de -la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une -phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le -<i>feldwebel</i> fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est -sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont -il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate -avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la -social-démokratie<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span> de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités -d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il -ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une -curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui -faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède, -le <i>feldwebel</i> sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en -verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour -chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme -marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction -en face de cette abondance de riz, un <i>leùtnant</i> à la figure mauvaise -jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il -aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons -nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous -annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une -condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux -heures. Pensait-il nous attrister? Rien ne pouvait nous être plus -agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre -départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a -quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir. -N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on -inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance? Et, toutes -proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même -manière?</p> - -<p>Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span> partir. Notre bagage -est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos -manteaux.</p> - -<p>Le <i>feldwebel</i> est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de -sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa -poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique -la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne -comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette -phrase: «Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne.» -Est-ce que par hasard le <i>feldwebel</i> voudrait me faire un cadeau? Je -fais celui qui a compris, et, tout en répétant des «<i>ja, ja</i>» d’homme -qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes -gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le <i>feldwebel</i> ne voulait -pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire -obscure.</p> - -<p>J’ouvre le sac: ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur! en belle -place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom: <i>Madame -Georges C***</i>». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***. -Mais nous désirons d’autres renseignements.</p> - -<p>Le <i>feldwebel</i> appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une -Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette -friandise et cette carte de sympathie à des officiers français -prisonniers. Le <i>feldwebel</i> nous fait l’éloge de Madame Georges C***. -Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde, -elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager.</p> - -<p>Une grande pitié nous prend. Le <i>feldwebel</i> ne se doute pas du prix -qu’ont pour nous les louanges<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span> qu’il accorde à une Française entre tant -de Françaises.</p> - -<p>Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une -feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le -mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme: «Merci». Le -<i>feldwebel</i> s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de -causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal -que je lui ai demandé, la <i>Metzer Zeitùng</i> (Journal de Metz).</p> - -<p>Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre -les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le «bourrage des -crânes» de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations -effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je -constate que la <i>Metzer Zeitùng</i> publie les communiqués français et -anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont -fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie -nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise -posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte -présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué -allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois -reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine, -l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès -et ne dissimule pas que la partie est dure. A la date du 10 mars, il -rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et -prisonniers, et il dit simplement:</p> - -<p>«<i>Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span> von Douaumont wurden in -zähem Ringen dem Gegner entrissen.</i>»</p> - -<p>(«Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une -lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire.»)</p> - -<p>Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de -notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et -morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous -récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les -mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à -nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable -signifie aussi «acharné» et «sauvage», et le substantif que je rends par -«lutte» appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque -des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque -la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le -moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance -qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par -avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités.</p> - -<p>A quatre heures, le <i>leùtnant</i> aux yeux terribles vint nous chercher.</p> - -<p>On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui -constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas -nombreux: les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne -peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut -quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en -nous désignant l’un<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> après l’autre du doigt, pour éviter une erreur; -puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté et, afin de contrôler -les résultats des deux premières opérations, on nous compte une -troisième fois: c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne -pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne -méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes -et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche.</p> - -<p>Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans -les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés -des sous-officiers et des troupiers français.</p> - -<p>Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles. -Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste -noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur -leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons -près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons -d’infortune, et ils nous disent:</p> - -<p>—Rousski. Rousski camarades!</p> - -<p>Ce sont des prisonniers russes.</p> - -<p>Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes -filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs. -Mais on les oblige à se retirer.</p> - -<p>Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux <i>major</i> -apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier -démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans -les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nou<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span>velles hésitations. Il -y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des -officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer -s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de -la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont -déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où -est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des -troupes d’assaut de Verdun.</p> - -<p>Le lieutenant de W*** est blessé à la joue: un éclat d’obus lui a -déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours -allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W*** -est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où -sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme.</p> - -<p>Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La -plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi, -j’ai une tête bien connue: un troupier boche, vêtu de la capote sombre -de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de -l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des -pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme -s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu -d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le -type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose -et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet -homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes -à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées,<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span> et je -suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les -haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage -sera plaisant au possible.</p> - -<p>Vers cinq heures, le train siffle: un officier allemand monte dans notre -compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous -accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit. -Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend -le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux. -Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il -rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II.</p> - -<p>Nous sommes partis; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous? Le -désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf -mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le -terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne -nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en -quarante-huit heures! Sur quel paysage l’aurore de demain se -lèvera-t-elle pour nous? Nous pourrions poser la question au lieutenant -qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir -causer avec nous. Mais à quoi bon?</p> - -<p>Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en -pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés -de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du -service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le -train marchera à une allure<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span> plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause -aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et -merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux -que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des -lignes à proximité du front.</p> - -<p>La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure -de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous -serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le -bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons -plus rien.</p> - -<p>Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes -puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de -Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des -engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu -travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à -nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à -une allure assez vive.<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a><i>à Pierre Benoit</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE V<br /><br /> -<small>COBERN—COBLENCE—MAYENCE</small></h2> - -<p>Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas -conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un -rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant -contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater -qu’il n’a aucune raison de se réjouir.</p> - -<p>Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au -brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il -était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils... -Ah! oui, je suis prisonnier.</p> - -<p>Où sommes-nous? A Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis -embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg.</p> - -<p>Le <i>leùtnant</i> du service des étapes a remis son casque et il fait -descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne -sais pas. J’ai dormi si profondément! Quant à nous, nous ne devons pas -descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre -escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens, -qui tous por<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span>taient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile, -nous passent en consigne à des soldats de la <i>landstùrm</i> (armée -territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile -cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui -s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands.</p> - -<p>Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des -vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos -bagages. On va seulement nous conduire à la «<i>restauration</i>». Diable! -Est-il possible? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une «<i>restauration</i>» -est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation -au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier, -nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli -et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb, -l’esprit français est prompt à l’optimisme.</p> - -<p>Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en -planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare -même et qui a une centaine de mètres de long: immense réfectoire -militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois -blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file -indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de -repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un -énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait -mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger. -Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque -marmite, le troisième<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a -toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi, -chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage -Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la -cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter -l’estomac le plus solide. Étrange alimentation! Est-ce pour des -prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille? Ou -la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern? Le -capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde -hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à -toutes les brimades: mais on a le droit de ne pas se pâmer de -satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera -rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la -«<i>Restauration</i>» de Cobern.</p> - -<p>Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite -kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat -m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est -une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une -certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût -très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin, -et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi -éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de -journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité -veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients -comme des clients et non pas<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span> comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en -soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de -chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière -sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Be11thal, eau -minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils -s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais -non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un -officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage -considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que -l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves. -Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un -aimable «<i>Atieu</i>» de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je -regagnai mon vagon.</p> - -<p>Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune -<i>feldwebel</i>, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était -vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une -correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier. -Ah! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune -Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue! -Embusqué, certes oui, il l’était, ce <i>feldwebel</i>, et avec une impudence, -un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez -eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne -baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il -avait voulu, mais qu’il aimait mieux être <i>feldwebel</i> à Cobern que -<i>leùtnant</i> ou <i>haùptmann</i> devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni -plus simple.<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span></p> - -<p>Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers -du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol -de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de <i>feldwebel</i> ne se lassait -pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous -montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc! Ces -officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par -l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui -représentaient la grande victoire allemande de Verdun. <i>Ach Gott</i>! quel -succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la -première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements -des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de -campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers -français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un -frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von -Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de -gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires -de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux? Ils mentent peut-être. -Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme -imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah! -l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun? Verdun, c’est la clef de la -guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers? Qu’en pense -la France? Que Verdun ne sera pas pris? Cette angoisse est affreuse. -Décidément, le <i>feldwebel</i> aura un beau succès dans les salons de -Cobern.<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p> - -<p>Le <i>feldwebel</i> est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale. -Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes -personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de -guerre, serait-il encore à Cobern? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être -saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on -promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes? En -effet, il le sait, et il nous dit:</p> - -<p>—On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à -Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien.</p> - -<p>Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous -rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri -du grotesque <i>feldwebel</i>, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne -nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger -d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que -ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà -sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons -à Coblentz.</p> - -<p>Coblentz! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes! -C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées -coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient -prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée -en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que -quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi -nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la -patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir<span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span> à tout prix et de -ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la -victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens -hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy?</p> - -<p>Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as -été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues -brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en -ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau -des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus -de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet -excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées -une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence, -pour le mois de mars 1915, «par un froid matin», disait-il. Hélas! -j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid -matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais -Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui.</p> - -<p>La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en -ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais -balayés par le vent aigre. Quelle tristesse! Les rares civils, femmes ou -hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les -femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a -quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et -leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un -point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour -des<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span> caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux -dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La -couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple -supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant -que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et -des souliers d’une taille supérieure.</p> - -<p>Le gros <i>feldwebel</i> de Cobern était bien renseigné. On nous a fait -descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre; on nous -compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous -compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en -Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les -sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air -rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un -pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour -assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution, -sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants? -Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous -conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une -voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui, -à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la -marche, comme un tramevet.</p> - -<p>Et nos ordonnances? C’est peut-être le moment de les réclamer? Nous n’y -manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses -obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part, -emportant vers Darmstadt les soldats dont<span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span> nous sommes désormais -séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence. -Oh! nous n’avions plus beaucoup d’espoir; mais alors, pourquoi nous -avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du -Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien?</p> - -<p>Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le «vagon spécial» de -la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous -compte: une fois, deux fois, trois fois; et on nous dirige sur un train -ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce -qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture -de 3ᵉ classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons -pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais -chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent. -Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est -extrêmement propre. Quoi d’étonnant? Tant de choses sont interdites aux -citoyens de la bonne Allemagne! Tous les coins disponibles du -compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a -partout, de ces pancartes: sur les cloisons, sur les portières, au -plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des -papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des -chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau: c’est un -écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse, -les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui -ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est -même<span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span> prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps, -quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription -irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de -l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons, -même ceux de 3ᵉ classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries -plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas -souffrir de ses petits défauts.</p> - -<p>Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous -les obus et les balles, nous allons, nous, «faire les bords du Rhin». En -toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les -circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que -je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai -pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit -trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas -l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en -Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu -en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent.</p> - -<p>D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche, -large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs. -Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une -teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les -lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes, -à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des -cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol,<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span> elle escalade le roc -aussi haut que possible en petites terrasses successives.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.<br /></span> -<span class="i4">Il a tenu dans notre verre.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p class="nind">Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson -de Musset!</p> - -<p>Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres -presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la -guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de -nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux -hommes; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps, -une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une -maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette. -Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe, -qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on -éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont -autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à -quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans -un service quelconque.</p> - -<p>Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable. -Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent -entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en -pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur -la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et -classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine -d’images<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span> semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est -aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues -et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un -cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la -cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous -assistons à la sortie de l’office.</p> - -<p>De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il -est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles -restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille -bien allemande.</p> - -<p>Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de -leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester -insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent -sur les lèvres:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">... Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire<br /></span> -<span class="i0">Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,<br /></span> -<span class="i0">Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,<br /></span> -<span class="i0">Un château renommé parmi tous les châteaux,<br /></span> -<span class="i0">Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,<br /></span> -<span class="i0">Un burgrave fameux parmi tous les burgraves?<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je -ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre -compartiment me regarde avec des yeux ronds.</p> - -<p>Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et -bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi, -les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la senti<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span>nelle -est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Ich weisz nicht was soll es bedeuten,</i><br /></span> -<span class="i2"><i>Dasz ich so traurig bin.</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p class="nind">Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste. -Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les -souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei.</p> - -<p>Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous -serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues -pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure -de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus -mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces -Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où -irons-nous? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue? Les -soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus -arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront -des sourires satisfaits et narquois. Oh! la honte! la honte, inconnue -jusqu’à cette heure, nous allons la connaître.</p> - -<p>Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne -voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne? Ou les cités vastes -sont-elles vides maintenant? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues, -à notre passage?</p> - -<p>Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas.</p> - -<p>—Pas encore, nous dit-on; plus loin.<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span></p> - -<p>On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors? -On nous avait trompés?</p> - -<p>Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau -dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est -ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la -citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au -plus de cette station de banlieue; aussi nous a-t-on laissés dans nos -vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des -employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés -d’un gros poids.</p> - -<p>Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à -peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et -nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre -est exact.</p> - -<p>—<i>’s stimmt</i>, disent les Boches.</p> - -<p>La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise. -De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche -d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se -montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du -réduit, un officier allemand nous salue.</p> - -<p>Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par -trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent. -Ils portent les anciens uniformes du temps de paix.</p> - -<p>L’un d’eux s’approche de nous:</p> - -<p>—Verdun? demande-t-il d’une voix émue.</p> - -<p>Plusieurs lui répondent à la fois:<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span></p> - -<p>—Toujours à nous.</p> - -<p>Mais on l’éloigne.</p> - -<p>Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe. -Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans -le bâtiment nº III.<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a><i>à J. Valmy-Baysse</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE VI<br /><br /> -<small>LA QUARANTAINE</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>12 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Au deuxième étage du bâtiment nº III de la citadelle de Mayence, de -nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille -sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre nº 28 -reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que -les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés -ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre nº -28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours -suffisant.</p> - -<p>Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà -quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une -voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les -fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être -manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle -interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres -qu’on nous donnera, même le plus fantaisistes.</p> - -<p>Le long des murs, dans le sens de la longueur de<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span> la pièce, deux rangées -de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant -les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes -dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de -varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près -de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on -nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé -par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De -chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires -réglementaires de sous-officiers, sont alignés.</p> - -<p>Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses -clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes -résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le -bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un -officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour -saluer.</p> - -<p>—Bonjour, messieurs! dit-il sans accent.</p> - -<p>L’<i>oberleùtnant</i> (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait -soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il -est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en -côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture -aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une -tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux, -souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la -suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie -civile. Pendant la guerre il est<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> officier d’artillerie, et, au camp de -Mayence, il est chargé de la censure.</p> - -<p>Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue -à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que -nous devons remplir nous-mêmes en double expédition: l’une restera entre -les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au -bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à -Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de -notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à -répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait -surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident, -un détail intéressant d’ordre militaire.</p> - -<p>En effet, voici le piège où l’on nous attend:</p> - -<p>—A quel corps appartenez-vous? A quelle compagnie?</p> - -<p>... A quelle brigade? A quelle division?</p> - -<p>... A quelle armée?</p> - -<p>Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions -indiscrètes, l’<i>oberleùtnant</i> s’en aperçoit et m’en fait la remarque. -Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon -attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela -à être renseigné, il me dit en souriant:</p> - -<p>—Vous faisiez partie de l’armée Pétain?</p> - -<p>Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui -réponds, en souriant aussi:</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveil<span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span>lant son enquête, -jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en -gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre -existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui -nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que -quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur. -J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers -allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous -laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de -toutes nos heures? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs? -Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le -censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude.</p> - -<p>En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre nº 28 pendant quatre -ou cinq jours.</p> - -<p>—C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause -des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous -prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une -chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que -vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez -dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes -à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres.</p> - -<p>Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses -paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on -se représente l’idée de liberté en Allemagne.</p> - -<p>—Vous serez bien, dit-il.<span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span></p> - -<p>Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière -précaution! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour -reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si -l’on en a? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de -travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs -désirs? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu, -tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions -entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité -chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus -cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui -se fatigue?</p> - -<p>Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et -quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous -peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé. -La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la -correspondance que nous expédions est limitée—et il faut qu’elle le -soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à -écrire et à encombrer le bureau du censeur,—nous pourrons en revanche -recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5 -kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous -plaît.</p> - -<p>Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée -tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard -systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des -prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi<span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span> nos familles -apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne -manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous -devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne -suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage -de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut -mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à -coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très -nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers -répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces -françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes -et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités -dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de -Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire: tout lui est -profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la -santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins -d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que -l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La -force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des -moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit -fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien, -pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc; qu’elle croie -surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit -allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est -pavée de plus de bonnes<span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> intentions que l’Enfer lui-même; et la France -lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les -soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de -l’Allemagne.</p> - -<p>Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que -ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence -à expédier tout de suite notre première carte postale? Je n’exagère pas. -Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les -connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus -grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le -colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser. -Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache, -aujourd’hui, et demain, et toujours. <i>Ad prædam natos Germanos</i>, -constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation -de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de -chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne, -si nous voulons à jamais respirer librement.</p> - -<p>Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord -pour le proclamer: l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du -succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient -infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont -moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par -crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons -tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui -ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé -se retrouve partout: là, détruire<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span> par la force; ici, ruiner par la -suggestion; là, par le poing; ici, par la parole. En fin de compte, le -résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans -un triste état quand ils rentreront chez eux.</p> - -<p>Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la -quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter -l’avenir sous les couleurs le plus roses.</p> - -<p>Trois ordonnances sont à nos ordres: un Belge, un Français et un Russe, -commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix -perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives -les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier -repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne -disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant -d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur.</p> - -<p>L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse -qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau -à peine plus long que le travers de la main.</p> - -<p>—Ration pour 24 heures, nous dit-il.</p> - -<p>Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un -appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé -jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne -devons pas nous plaindre: on nous donne «du pain d’officier». Les -officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population -civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span> -ration dérisoire de la <i>boule</i> militaire que nous connaissons.</p> - -<p>Notre menu comprend: un potage à la semoule; une tranche de viande comme -on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et -pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau; des -épinards; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des -<i>kartoffeln</i>, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les -<i>kartoffeln</i> se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec -la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson, -de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une -demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de -vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus -que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix.</p> - -<p>—Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance -belge.</p> - -<p>Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les -réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard -notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine, -et les Allemands moins que personne.</p> - -<p>L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que -faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et -regarder ce qui se passe à l’extérieur? Lorsque nous serons sortis de -cette chambre nº 28, qu’entre nous nous appelons le «saloir», nous -aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis -longtemps. Mais quelles sont-elles?<span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span></p> - -<p>Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment; à -droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont -pareils au bâtiment nº III que nous occupons. Au fond, au loin, des -constructions d’importance moindre: c’est là que sont installés les -différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces -quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers.</p> - -<p>Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois, -par deux, isolément; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres -marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt -par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans -le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se -rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on -imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles. -Quelle misère! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade -générale.</p> - -<p>Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol -préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici -d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires, -qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un -défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils -courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants -dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux -encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité.</p> - -<p>Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des -philosophes rassis. Tous les<span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span> uniformes sont représentés au camp de -Mayence: le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent. -Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués -qu’au bleu horizon si pimpant! La plupart des Français qui sont ici -viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les -quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont -trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des -hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et -Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les -instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront -des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes -et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des -Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit -servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée -en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au -lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à -s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de -psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut.</p> - -<p>Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à -manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin -de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de -deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas -être dupe de pareils procédés.</p> - -<p>La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la -confiture. Pas de pain, bien entendu,<span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span> puisque nous en avons reçu à midi -une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas -une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se -limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour -avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire. -Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de -la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu.</p> - -<p>Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des -yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la -sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie -politique et de littérature. Au front, il a fondé l’<i>Écho des Boyaux</i>, -et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux -souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des -jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à -l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que -nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la -littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux -que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis, -des <i>Marges</i>... L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa -couchette, lit les <i>Trains de luxe</i> d’Abel Hermant, le seul livre que -possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la -manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient. -Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans -peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent.</p> - -<p>Resterons-nous au camp de Mayence? Rien n’est<span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span> moins sûr. L’ordonnance -belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le -sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe -jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse -Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune. -Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des -camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le -braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir.</p> - -<p>Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin -nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera -tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous -en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont -au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en -or, etc... Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà -détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais -j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse -de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir; s’il était pincé, on -l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de -l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques -camarades se font fort de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de -confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me -reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les -morceaux en les jetant au tout-à-l’égout.</p> - -<p>Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni -moins copieux ni moins alléchant<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span> que les deux autres. Nous avons une -tranche de pâté, des asperges, des <i>kartoffeln</i>, naturellement, et... -une surprise: un minuscule bout de pain, du genre «flûte», long comme -les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une -farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un -gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du -camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de -bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait. -Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas.<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a><i>à Jérôme et Jean Tharaud</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE VII<br /><br /> -<small>LE SALOIR DE MAYENCE</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>13 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien -pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus -sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture? Le -profit en est double: le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé -l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé -que l’Allemagne mourait de faim.</p> - -<p>Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les -trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le -soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de -marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous -annonça à tue-tête que ce pot de <i>marmalat</i> est notre ration de toute la -semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi -prochain. On n’est pas plus prévenant.</p> - -<p>Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre -toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement -pas sur l’hygiène<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span> des principes anglais. Nous sommes obligés de nous -débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous -pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux -prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre? Comme je -bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du -Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la -soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de -délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour -faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin.</p> - -<p>Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis -qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter -par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne -goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour -que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand -il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car -en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le -censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une -gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que -nous attendions.</p> - -<p>Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé -sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre -disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance -de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la -table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche, -avait-il l’air d’un officier<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span> conquérant au milieu de vaincus? Il y -avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions -douter de la pureté de ses sentiments.</p> - -<p>La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du «saloir», -on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où -restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et -la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible. -Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la -neurasthénie qui ronge certainement nos «anciens», nous sombrerons plus -vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus -prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de -répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier -allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand -le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus -d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans -un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de -respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître -peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les -sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous -essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de -rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que -soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues. -Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de -trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et -soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span> le mot -«soldats» comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour -conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres -qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que -nous voudrons.</p> - -<p>D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas -sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos -familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous -serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont -formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir -des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des -feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme <i>Die Woche</i>, -par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux -journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour -les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il -serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles -sont la <i>Gazette des Ardennes</i>, la <i>Gazette de Lorraine</i>, le -<i>Continental Times</i>, le <i>Petit Bruxellois</i>, etc... Il y en a d’autres. -La <i>Gazette des Ardennes</i> est particulièrement recommandable, nous dit -monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne -recommandation, car on va nous mener à la salle des douches.</p> - -<p>Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile, -numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous -fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos -objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc... Ils resteront -dans la chambre pendant notre absence.<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span> Personne n’y touchera. Une -sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien -avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être -soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui -risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver. -L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance -belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le -sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre -absence. Mais que faire? Quelques officiers veulent essayer à tout prix -de sauver des trésors: qui des billets de banque, qui une boussole, qui -un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes: sous une armoire, dans -une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je? Et, pleins -d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est -installée au sous-sol même du bâtiment nº III.</p> - -<p>Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de -nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du <i>Baderaùm</i>, un -soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une -plaque portant un numéro. A cet anneau nous enfilerons par la -boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un -trousseau, et le tout ira à la désinfection. A côté du soldat français, -au seuil même de la salle qui précède le <i>Baderaùm</i>, se tient un soldat -allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met -entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le -tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu! que cette -organisation est admirable! La che<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span>mise et le caleçon sont en jersey de -coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie -d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien -joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester -notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche -d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter -un peu mieux à nos proportions.</p> - -<p>La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la -chambre nº 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque: tous ces -caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme, -sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque. -Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait -rendu nos effets désinfectés.</p> - -<p>Dans la chambre nº 28, une surprise nous attendait: nos petits sacs -individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi -d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour -nous dévaliser! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient -été retournées; les coiffes de nos casques avaient été fouillées; les -<i>Trains de Luxe</i> d’Abel Hermant n’étaient plus là; toutes les cachettes -avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de -toutes les espérances.</p> - -<p>Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que -nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les -<i>kartoffeln</i> abondaient, et nous eûmes même un supplément de -consolation: de la marmelade. Notre rage<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span> d’ailleurs eût été vaine. Il -ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner -s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à -la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux -sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la -fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à -ces excès de mardi-gras.</p> - -<p>Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au -repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa -grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi -dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai -déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le -dessert. Le plat de marmelade était vide.</p> - -<p>—En voulez-vous d’autre? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton -moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable.</p> - -<p>—Oui, oui, fîmes-nous.</p> - -<p>Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat:</p> - -<p>—Il n’y en a plus. (<i>Keine mehr</i>).</p> - -<p>Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont -lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner -et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de -petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau -d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en -captivité.</p> - -<p>Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span> un brouhaha de voix -retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le -train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait -pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient -peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous -avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais -l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre -repos. En effet, comment expliquer cela? Était-ce le changement de -régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu -catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient -indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de -frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le -corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos -nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à -un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre -gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service -déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton -suraigü:</p> - -<p>—<i>Latrinen! Latrinen!</i></p> - -<p>Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus -d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline -allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à -exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui -hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que <i>Latrinen</i>. Un -prisonnier s’amuse de peu.</p> - -<p>L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span> rendrait, dans le -courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à -l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans -impatience ce moment. A 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe, -avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse -honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait -pas grand’chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils -avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains -portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se -cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement -et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre.</p> - -<p>Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont -des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette -besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats -exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid -où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le -sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets, -les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils -photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche -et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du «butin de -guerre». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque -objet qu’on lui retirait; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le -donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour: -78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre; mais -les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark<span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span> -et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous -versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des -pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont -les seules à avoir cours; d’un côté, elles portent le chiffre de la -somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks; et de -l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">«<i>Wertmarke—Zitadell Mainz</i>».<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait. -L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres, -et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait -sourire à part soi de nos prétentions! Il ne s’emportait pas, il gardait -un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son -camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de -zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas -intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous -retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la -chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait -distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le -Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don -de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher.</p> - -<p>Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le «saloir» -de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un -incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures -du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit -au point que je pensai<span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span> rêver: c’était un Allemand à lunettes, grand, -large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de -surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il -appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être -professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec -lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa -couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à -point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir -l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi -les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la -chambre nº 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions -se passe l’interrogatoire de rigueur.</p> - -<p>La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de -Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera -plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous -serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes. -Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre nº 28. -Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les -autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera. -Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant, -l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne -restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de -passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on -les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou -moins vite sur un camp quelconque d’officiers<span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span> prisonniers du Wurtemberg -ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier -plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est -pas fini? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle? Il -va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands, -voir d’autres camarades?<span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a><i>à Henri Massis</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE VIII<br /><br /> -<small>LA FENÊTRE FERMÉE ET LA PORTE OUVERTE</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>14-15 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire -qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour -plusieurs. A 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes -avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et -sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième -officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L*** -avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est -dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients -d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures. -Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous -regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une -détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait -signalés; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu.</p> - -<p>L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la -kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin: rasoirs, pâte -dentifrice, brosses,<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span> souliers, pantoufles, etc... Tous ces articles -sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les -payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du -pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite -commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous -arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos -sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à -l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes -allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos -canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de -guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus -sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller: -l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons -pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions. -Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de -prisonniers.</p> - -<p>Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs, -vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi -pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande -tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu -qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui -plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne -incroyable, il rudoie ce hurleur de <i>Latrinen</i>, lui obéit quand ça lui -plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est -pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur -toujours en<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span> garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec -aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les -renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne -nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend -que dans les villes la population, strictement et durement rationnée -pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai? Il affirme -qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des -prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles -transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous -défions de ce Belge, peut-être à tort du reste: nous jugeons qu’il a -trop de libertés dans le personnel des ordonnances; alors que les autres -ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La -kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines -heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut. -Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre -confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions -laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve? Rien -n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on -est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme -dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous -écoutons son bavardage.</p> - -<p>Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction, -l’humble prisonnier russe qui nous sert à table! Gros cosaque bouffi aux -cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au -nom de «<i>Rousski</i>» quand <i>Latrinen</i> l’appelle!<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span></p> - -<p>Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas, -nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs -fois de suite «Rousski! Rousski!» et baragouine des ordres ou des -imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la -peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit -bonhomme de travail. Quand <i>Latrinen</i> dépasse l’ordinaire limite de ses -criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure:</p> - -<p>—Sale Boche!</p> - -<p>Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît -bien.</p> - -<p>Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, <i>Latrinen</i> pensa devenir -fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous -distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut -pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, <i>Latrinen</i> -nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes -moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu -d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas! quand il -se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau -nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le -prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les -morceaux de pain de la journée: il n’en trouvait plus que vingt et un, -et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème -insoluble. <i>Latrinen</i> s’arrachait les cheveux. Une ration avait été -joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span></p> - -<p>Comme cette journée est longue! Nous n’avons rien à faire, rien à lire. -Quel supplice! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi -s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on -interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont -arrivés hier.</p> - -<p>Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à -cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le -Belge? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous -racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais -traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils -supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une -victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur -imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la -détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim. -Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir. -Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur, -parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes -choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec -les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour, -mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque -jour à droite et à gauche.</p> - -<p>Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux -secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance -augmente ou diminue dans le cœur d’un captif! La longueur des heures est -périlleuse. Cette chambre nº 28 est une cage sinistre. Entendre les -conversations, d’ailleurs peu<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span> animées des camarades, est une fatigue. -S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs -est une douleur. Que faire? Se planter derrière la fenêtre fermée et -regarder le spectacle de l’immense cour? Peut-être, mais quelle vanité!</p> - -<p>La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques -instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y -prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a -pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge. -La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule. -Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à -tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi, -parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie, -exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit -faire rire. Bergson le démontrerait aisément.</p> - -<p>Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On -trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces -faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance, -car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai -éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis -faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que -pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une -agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible.</p> - -<p>A la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus -que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni -dans la chambre<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span> nº 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres -chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus -lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la -règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la -matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes -autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces -quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un -cadeau de grand prix.</p> - -<p>Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp -de Darmstadt nous donnait connaissance du «rapport des cuisines», qui -est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et -percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de -prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux -qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de -vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop -grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin -de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le -détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit! Car il paraît que les -Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte, -demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les -feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main.</p> - -<p>C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande -partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre -nº 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici -avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span> par petits groupes -avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des -nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que -celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans -mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas -lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur -aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même -par gestes? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier? Les heures -sont interminables.</p> - -<p>Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. A 6 heures 1/2, on -n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être -appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers -allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée? Mais je me -trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire -d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile -et profession. A mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se -reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je -puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre -militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des -questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon -opinion sur la guerre? Sur les attaques de Verdun? Toujours les mêmes -questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence.</p> - -<p>J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le -camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre nº 23 qui serait -désormais la mienne.<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span> Elle est située dans le même bâtiment nº III, au -rez-de-chaussée, près de la kantine.</p> - -<p>La chambre nº 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre -elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits. -Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est -disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux -pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas; mais -un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers, -carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe -quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables. -Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une -sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit, -dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison -tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils. -Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer -battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une -table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est -l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique, -avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un -piano, loué par un des officiers de la chambre.</p> - -<p>Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente -et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement -parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec -nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le -capitaine B***, des chasseurs à<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span> cheval, est le plus aimable, et son -accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et -son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon -mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un -sous-lieutenant dans la tranchée? Mais je n’hésite pas à affirmer que -toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer -Verdun.</p> - -<p>Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques:</p> - -<p>—Nous n’en avons jamais douté.</p> - -<p>O notre France lointaine! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que -tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de -misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi! Quand tout -s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les -communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer; et, -si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent -sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances:</p> - -<p>—Nous n’en avons jamais douté.</p> - -<p>De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me -donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers -jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être -digne de mes camarades.</p> - -<p>Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un -parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour -lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de -musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano -avec une grande simplicité. Un lieutenant<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span> écrivait des lettres. Un -autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais -allongé sur mon lit.</p> - -<p>Charme ineffable et souverain de la musique! Plus d’une fois on a admiré -sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus -qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer -l’émotion que peut susciter une page de Chopin,—car c’est du Chopin que -j’entendis, puis du Grieg,—dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la -chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et -d’impuissance?</p> - -<p>Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le -pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à -coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs -de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette, -toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la -bamboche bondissait hors de la caisse sonore. O souvenirs atroces! Des -courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient. -Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On -mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me -revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie -fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je -discute gravement de questions de politique étrangère et du péril -allemand, tandis que la jolie fille bâille... Mais, ce soir, j’ai envie -de pleurer, comme une femme.</p> - -<p>A 10 heures 1/2, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous -n’avons pas à nous en occuper.<span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span> Les camarades sont couchés. Le silence -est sur toute la chambre. Dorment-ils?</p> - -<p>Soudain, la porte s’ouvre. Un <i>feldwebel</i> entre, une lanterne à la main. -Un officier le suit. Ils passent; devant chaque lit, le <i>feldwebel</i> lève -sa lanterne. C’est le contre-appel.<span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a><i>à Emile Henrio</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE IX<br /><br /> -<small>LE CAMP DE MAYENCE</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>16 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le «saloir», -je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que -j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la -citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait -promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une -effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques -mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec -peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de -la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule -d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus -isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se -souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le -nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme -que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un -désert sinistre.<span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span></p> - -<p>J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait -m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque -est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici, -l’infirmerie est ici, la <i>kommandantur</i> là, et le bureau du payeur là. -J’avais tout vu. A huit heures du matin, je n’avais plus rien à -connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette -du supplice que les Allemands nous réservaient: l’ennui et l’inaction. -Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé -celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas -encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je -demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des -prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me -prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment: c’était -la <i>Conquête de Plassans</i>, de Zola. Dans l’état de misère morale où -j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina.</p> - -<p>On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des -records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour -comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe. -Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à -poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans -doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à -volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que -de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer -comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis.</p> - -<p>L’appel du matin m’apporta une diversion. A neuf<span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span> heures et demie, dans -la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent -par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous -continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à -la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien -d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers -causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était -pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement:</p> - -<p>—Vingt-deux à bâbord!</p> - -<p>On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se -dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la -gauche, en effet, un <i>haùptmann</i>, sabre au côté, défilait rapidement -devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous -regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi, -et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue, -galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était -fini. Les prisonniers se dispersèrent.</p> - -<p>Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de -l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre. -Un <i>feldwebel</i> lut un ordre de la <i>kommandantur</i>, en allemand. Je -n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près. -Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un -camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient.</p> - -<p>—Qu’a-t-il dit? demandai-je.</p> - -<p>—Je ne sais pas, me répondit-on.</p> - -<p>Visiblement, les ordres de la <i>kommandantur</i> n’intéressaient personne.<span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span></p> - -<p>La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y -allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus -saugrenues: des objets de toilette, des pliants de paquebot, des -raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres, -des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des -enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds, -bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une -petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et -tous sont d’un prix très haut, naturellement. La <i>kommandantur</i> prélève -un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le -prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout -accepter d’un cœur joyeux?</p> - -<p>Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est -encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les -jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent -la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris -possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix -est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec -moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents; ils les -palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la -qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine; et quand ils -s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte -le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou <i>Brennspiritus</i>, comme -on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône -précieuse.</p> - -<p>Un camarade me confie que les Russes consomment<span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> beaucoup d’alcool à -brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils -boivent de l’eau de Cologne; mais ils le boivent aussi au naturel, sans -grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais -terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du <i>Brennspiritus</i>, il faut -en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon -camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce -point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour -se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne: par l’entremise de -soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se -procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes -s’accommodent.</p> - -<p>Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir -d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être -prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne -volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français -et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent -prendre leur repas au réfectoire commun; les Anglais n’y mettent pas les -pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des -fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement -installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne -partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire -ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis -de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas -garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils -des dégâts? Ils paient sans discuter. Un<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span> Anglais ne discute jamais avec -un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris -terrasse. Le Français a une autre façon; il rit de tout et empoisonne le -Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de -tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue -militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il -se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux -Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies.</p> - -<p>Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il -abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va -ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un -prisonnier aille porter son assiette au <i>haùptmann</i> de service en lui -affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers -désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers -faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont -infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis. -Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de -distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène -que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à -midi. On nous donna de la «soupe russe», car l’ardoise du menu ne la -désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un -lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du <i>haùptmann</i> en lui -disant sans pouffer:</p> - -<p>—Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment, -j’ai trop bien mangé, ce matin.<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span></p> - -<p>Et le <i>haùptmann</i>, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas -perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car -on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre, -encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui -des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares, -chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais -que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a -pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir -qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il -était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale -débordante d’optimisme.</p> - -<p>Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de -la soupe russe et des pruneaux? En moins de dix minutes, ils s’en -allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur -pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis -assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte -la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec -leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur -un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais -achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la -couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé, -je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la <i>Conquête de -Plassans</i>. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient -sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez -cruel me traversa, quand ils dégus<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span>tèrent ensemble un café dont l’arome -français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien -tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les -phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons -d’infortune pour les examiner à loisir.</p> - -<p>A côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et -aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le -lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en -couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques, -il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une -allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche -de temps en temps des effets de voix pour chanter:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Cœur trois fois féminin.....</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute -amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours. -Aussi ne l’appelle-t-on que «Matelot». Il houspille sans se gêner le -lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque -toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les -cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie -correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses -bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue, -qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a -des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience -amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span> les officiers les -plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à -mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant -indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané -et qui écorche sans pitié la langue française.</p> - -<p>Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu -sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la -guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou -qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur. -Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge! Les -blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies: les Allemands à -cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité. -Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les -traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de -ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient -de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne. -Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du -genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches -de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux -semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de -captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont -prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié -respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense -cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à -jamais.<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span></p> - -<p>Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les -prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à -prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel? Quand un officier arrive -pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive -les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve -un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à -l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une -élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le -pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique -quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de -monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en -alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en -attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour -se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin? D’autre -part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois. -Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier -opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et -vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre -nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème. -C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par -bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser -des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet -immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le -porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse -impériale et<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span> royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas -excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et -qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse?</p> - -<p>Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est -merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies, -qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes -rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il -faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des -Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui -est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature -de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes -de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà -énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant -soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel -qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La <i>kommandantur</i> -décida de réparer cette faute.</p> - -<p>Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent -convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas. -Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un -de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit -avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui -comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou -nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les -passait en revue sommai<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span>rement, du bout des lèvres, comme si on l’eût -obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait -aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La -bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes:</p> - -<p>—Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes, -vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je -vous souhaite.</p> - -<p>Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les -scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la -cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le -ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes -camarades travaillaient en silence. L’un lisait; l’autre écrivait une -lettre; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le -capitaine B*** était penché sur un minuscule métier.</p> - -<p>—Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen -de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe -à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous? Je me suis mis à -l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices -uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux -manuels sont un refuge.</p> - -<p>Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne -montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit:</p> - -<p>—Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et -ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à -l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles, -je<span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span> ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour -échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez? Vous en viendrez au -même point que nous, vous verrez. Ah! ce n’est pas drôle, la captivité! -Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous -sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique.</p> - -<p>Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame -serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur -vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur -mon lit.<span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a><i>à Louis Thomas</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE X<br /><br /> -<small>VERS UN AUTRE CAMP</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>17 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison -terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la -fantaisie des bureaux de la <i>kommandantur</i> avait déjà décidé de -m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que -d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale, -pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces -trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans -la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne -rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le -camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience -ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17 -mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un <i>feldwebel</i> -m’arrêta, en m’appelant par mon nom:</p> - -<p>—Vous quittez ce soir le camp de Mayence.</p> - -<p>—Bien. Où vais-je?</p> - -<p>—Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2.<span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span></p> - -<p>—Est-ce que d’autres officiers partent aussi?</p> - -<p>—Oui, quinze officiers.</p> - -<p>Et le <i>feldwebel</i> me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du -capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que -moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9 -mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je -connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune -propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre -départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien -pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au <i>feldwebel</i> la -feuille de papier qu’il m’avait offerte.</p> - -<p>Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de -toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint -pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré—<i>ersatz</i> -peau de porc—si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine. -A 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous -ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir.</p> - -<p>Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos -bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des -sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour -deux, et le chef de notre détachement, un <i>feldwebel</i>, reçut une -provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on -nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour -en donner au <i>feldwebel</i> l’équivalent en monnaie véritable qui, dans -notre nouveau camp, serait de<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> nouveau transformée en jetons spéciaux. -Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre -déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais -pas.</p> - -<p>Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois -fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de -rien restait à accomplir. Sur un ordre du <i>feldwebel</i> chef de -détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec -ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il -n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme -un avertissement sérieux.</p> - -<p>Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier.</p> - -<p>Dans le même compartiment nous fûmes quatre: le capitaine V***, le -lieutenant T***, moi, et un soldat de la <i>landsturm</i>. Rien ne signala -notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient -sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur -Darmstadt. Allions-nous en Bavière? Le soldat qui nous accompagnait -déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien -voulu causer avec nous. Mais quoi! Celui-là aussi nous aurait servi -toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial -et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les -mêmes niaiseries répétées avec la même conviction!</p> - -<p>Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de -Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur -Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prison<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span>nier -français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le -prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas -au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait -avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait -pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les -exemples sont trop nombreux: le martyrologe de nos prisonniers est -inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de -la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a -raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou; les brancardiers -allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon -à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous -blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient -des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart -étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs -jours. A chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les -gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les -injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda -de l’eau à une femme. De l’eau! Cette femme était une diaconesse, une -<i>Schwester</i>, une religieuse; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge. -Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à -tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas -tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier -au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où -les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août! Du soleil, -de la clarté, des<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span> toilettes légères, des ombrelles, des couleurs -chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les -douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le -frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à -l’esprit! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous -niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de -l’effroyable.</p> - -<p>Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une -victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser -fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est -perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier -d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang -coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la -paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la -fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les -criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes, -tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible. -Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et -alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il -faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux -prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont -redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se -plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus -par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite -à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les -choses peuvent<span class="pagenum"><a name="page_139" id="page_139">{139}</a></span> tourner et qu’après tout la France est toujours à la -merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut -user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les -étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même -coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de -l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté -cynique de l’Allemagne de 1914.</p> - -<p>Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce -vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme -de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. A peine étions-nous -installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement, -posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli -à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge. -Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui -n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper.</p> - -<p>Petit-Jean avouait:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">«Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.»<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute -l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à -travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail -d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un -bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que -ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer -absolument tout des pays que je traverse? Et comme ce nom de<span class="pagenum"><a name="page_140" id="page_140">{140}</a></span> -Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire! Je n’ai rien -vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de -Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais -pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien, -car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du -Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais -nous repartions avant l’aurore.</p> - -<p>A Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions -toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire? Vers le Wurtemberg? -Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des -montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux -environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques -chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons -de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les -prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont -couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous -n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont -l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach. -Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe, -traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux. -Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement -propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une -impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que -nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse: ce pont métallique -de forme trapue<span class="pagenum"><a name="page_141" id="page_141">{141}</a></span> sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter -cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au -point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La -route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très -vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images -puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le -bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je -retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège? Un groupe de femmes, -précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de -ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil, -qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre -n’accompagne l’enterrement.</p> - -<p>Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au -fond de la vallée. A flanc de montagne, un vieux burg en ruines la -domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé -en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de -croix toutes neuves.</p> - -<p>Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à -cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux -tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée -est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un -animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une -eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte -topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau.<span class="pagenum"><a name="page_142" id="page_142">{142}</a></span></p> - -<p>La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau -de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais -quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen! Nous -n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière -suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas. -D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse -accablait nos épaules.</p> - -<p>Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite -morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la -gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant -nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles. -Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé -d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi -charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de -1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de -sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort -courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le -dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé -sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille -Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas -éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un -regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même -si nous n’avions pas ri.</p> - -<p>Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté. -Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le -monde fume le cigare<span class="pagenum"><a name="page_143" id="page_143">{143}</a></span> en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida -enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous -allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre -nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et -que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de -pierre, en dehors du village.</p> - -<p>De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était -d’une pauvreté rare: des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à -l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait, -comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces -sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une -façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. A l’une -d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français -nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine.</p> - -<p>—Et Verdun? nous demanda-t-il de loin.</p> - -<p>Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec -allemand, il nous lança ce cri de réconfort:</p> - -<p>—Ils crèvent de faim.</p> - -<p>Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre -découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait -d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la -Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus -rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait -moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach, -quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup;<span class="pagenum"><a name="page_144" id="page_144">{144}</a></span> mais -aussi, comme devait s’exprimer le Bædecker, cette région était plus -pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous -envoyait à Vöhrenbach.</p> - -<p>Un <i>leùtnant</i> nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille -considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que -d’enfants! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la -stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne -lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en -avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare -comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence. -Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la -grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le -camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je -remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère -particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil -photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et -tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de -souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant.</p> - -<p>Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un -bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une -mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double -enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de -fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture. -Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils<span class="pagenum"><a name="page_145" id="page_145">{145}</a></span> de causer -avec les prisonniers et de stationner devant le camp. A chaque angle de -l’enceinte, une sentinelle de la <i>landstùrm</i> s’immobilisait à notre -passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du -duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les -gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils -vinrent au devant de nous.</p> - -<p>Nous étions au camp de Vöhrenbach.<span class="pagenum"><a name="page_146" id="page_146">{146}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a><i>à Louis de Gonzague Frick</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XI<br /><br /> -<small>LE CAMP DE VÖHRENBACH</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>18 mars 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que -l’horizon n’y était pas limité par des murs. A Mayence, on se promenait -à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du -dehors. A Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se -composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à -l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les -prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large; -sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village -même, un terrain plus vaste s’étendait: d’abord une cour, au sol -préparé, d’une cinquantaine de mètres de large; puis, en contrebas, un -morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la -cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base. -La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le -réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne -pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était -marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme<span class="pagenum"><a name="page_147" id="page_147">{147}</a></span> toute, -il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée -entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien -n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où -émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante: -prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord, -cette situation était plus agréable.</p> - -<p>De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne -recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de -Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre -avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en -poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de -trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La -portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux -de la <i>kommandantur</i>, la cuisine, la salle de douches qu’on installait -et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se -divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient -occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge -unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition -sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine -des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances. -L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans -la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type -Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords -immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi.<span class="pagenum"><a name="page_148" id="page_148">{148}</a></span></p> - -<p>L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait -cependant qu’un étage: en bas, c’était l’immense réfectoire et la -kantine; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre -camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un -<i>Offiziergefangenenlager</i>.</p> - -<p>Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour -la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration -et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait -que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de -Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui -n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine -était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer -du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson, -cornedbeef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est -vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière, -soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance -douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort -cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du -réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de -carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à -s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la -quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de -très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à -peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier -touchait chaque lundi sa ration d’une semaine<span class="pagenum"><a name="page_149" id="page_149">{149}</a></span> et elle lui aurait à -peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain -spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment -l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre -que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des -<i>kartoffeln</i> en robe de chambre à peu près à tous les repas, et -l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de -Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences -qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en -effet pendant quelques jours.</p> - -<p>Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à -leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me -faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans -retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui -d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne -les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la -fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et -le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos -dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec -hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite -que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre, -de rutabagas et de choux rouges, et encore! On nous rationna même pour -les <i>kartoffeln</i>. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes -et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les -rembourser de notre poche,<span class="pagenum"><a name="page_150" id="page_150">{150}</a></span> faisant ainsi l’acquisition forcée d’un -matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne. -Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous -avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de -Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à -Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et, -trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de -l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie -criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je, -en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait.</p> - -<p>Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement -impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et -que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas -contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un -prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en -Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre -au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des -expédients, en ménageant la chèvre et le chou,—méthode coûteuse, si -l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode,—cette -étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne, -pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous -étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers -jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur -mettre le doigt sur la plaie. La <i>kommandantur</i> des camps éprouvait le -besoin de souligner par<span class="pagenum"><a name="page_151" id="page_151">{151}</a></span> des ordres et des commentaires écrits ou oraux -la qualité des misères qu’on nous imposait.</p> - -<p>Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers -de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage, -pour y subir le discours «de bienvenue» du commandant du camp.</p> - -<p>Le maître de nos personnes était un <i>oberst</i>, un colonel aux cheveux -blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté: le colonel -classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les -Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On -prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la -marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était -dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il -n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre -ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué -que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester -sérieux. Il nous dit:</p> - -<p>—Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas -à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous -traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller -au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez -en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus -stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats -et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de -fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par -gestes, et, si<span class="pagenum"><a name="page_152" id="page_152">{152}</a></span> vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes. -Toute résistance est inutile.</p> - -<p>Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact -parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il -poursuivit:</p> - -<p>—En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin, -messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos -officiers prisonniers le soient chez vous, en France.</p> - -<p>La patte de velours du début détendait ses griffes. Les paroles de -l’<i>oberst</i> de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de -Mayence.</p> - -<p>L’<i>oberst</i> était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être -que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs -caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur -tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de -promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les -menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens -d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les -autres?</p> - -<p>Par la suite, le vieil <i>oberst</i>, qui était Freiherr von Seckendorff, se -révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure: un homme -indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de -son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la -rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous -infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il -craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France, -ne subissent chez nous des représailles trop justifiées.<span class="pagenum"><a name="page_153" id="page_153">{153}</a></span> Cette -impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se -désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que -les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés -et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups -dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses -prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage -honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses -Fritz? Tout un camp de Français était mis à la question, et les -représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que -Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de -Berlin; mais Paris ne réclamait rien de son côté.</p> - -<p>C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le -plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin -nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et -son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les -Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique; je ne sais pas -ce qu’ils devinrent quand les <i>sammies</i> entrèrent dans la guerre, mais -je sais que jusqu’au 1ᵉʳ janvier 1917, les Anglais ne furent jamais -tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient:</p> - -<p>—Bah! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre -de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés -recevra son châtiment.</p> - -<p>Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas? Nous -connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au -chapitre,<span class="pagenum"><a name="page_154" id="page_154">{154}</a></span> où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour -n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en -état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se -boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un -grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les -manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous -étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà -la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par -cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Oublions le passé, reviens!</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions, -même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en -plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre -solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne -comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les -liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur, -d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne -forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame.</p> - -<p>Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui -désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs, -il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais -ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence, -loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que -les<span class="pagenum"><a name="page_155" id="page_155">{155}</a></span> Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire -notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même -fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à -Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de -nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même -plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914 -que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces -hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur -essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de -Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les -destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous, -soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance -mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite -allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux? En nous -groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une -erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon -arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes -de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles.</p> - -<p>Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les -miennes: elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le -suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants -compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de -Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore -arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles.<span class="pagenum"><a name="page_156" id="page_156">{156}</a></span> -Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne -savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns -parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe; -d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation; -d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se -perfectionner dans leur spécialité; tous enfin, de travailler à -s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre -nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres -nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de -notre prison. A chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait -de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur -la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder -avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait -dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment, -en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point -nos impressions nouvelles de captivité.</p> - -<p>La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans -ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne -devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la -réussite d’un «trois piques contrés».<span class="pagenum"><a name="page_157" id="page_157">{157}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a><i>à André Lamandé</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XII<br /><br /> -<small>TÊTES DE BOCHES</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>5 avril 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Le camp de Vöhrenbach était commandé par l’<i>oberst</i> Freiherr von -Seckendorff, vieillard grognon que nous appelions <i>Kœniggraetz</i>, parce -qu’il avait jadis combattu à Sadowa et parce que des prisonniers -français ne seraient pas français s’ils ne coiffaient pas leurs geôliers -d’un surnom. Le bonhomme en vit de toutes les couleurs. Son attitude dès -le début trahissait le désir qu’il avait de vivre sans histoires. -Malheureusement pour lui, nous n’étions pas décidés à jouer les chiens -couchants, et <i>Kœniggraetz</i> ne goûta à peu près jamais la tranquillité -qu’il souhaitait, s’il la souhaita. Écœuré de notre ingratitude autant -que mû par son tempérament de hobereau soudard, il occupa ses journées à -nous chercher des poux. Quand son imagination ne lui suggérait aucune -tracasserie, il s’en prenait aux sentinelles du poste de police, hommes -de la <i>landstùrm</i>, auxquels il avait toujours quelque chose à reprocher. -Il hésitait quelquefois à nous injurier, et sa rage s’abattait alors sur -le personnel du corps de garde qu’il<span class="pagenum"><a name="page_158" id="page_158">{158}</a></span> pétrifiait dans une raideur -d’automates dont nous nous amusions.</p> - -<p>Freiherr von Seckendorff, dit <i>Kœniggraetz</i>, avait la manie des -discours. Pour le moindre événement, il se présentait à nous au moment -de l’appel du matin, et il nous haranguait. Chaque fois c’était la même -comédie. Il commençait en français, d’une voix calme, presque aimable, -cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours, et tout à coup, au -tournant d’une phrase, excédé de fatigue et ne contenant plus ses -impressions, se jetait tête basse dans les lourdes périodes allemandes. -Sa voix montait, pleine de graillons, libérant toute une bile, dont nous -avions de la peine à ne pas rire.</p> - -<p>—<i>Meine Herren... Meine Herren...</i></p> - -<p>Le vieillard tonitruait, bafouillait, levait la canne, secouait la tête, -et, pour finir, saisi d’une quinte de toux furieuse, il s’en allait en -prenant le ciel à témoin de son impuissance.</p> - -<p>Freiherr von Seckendorff était suivi constamment par son adjoint, un -capitaine de cavalerie qui ne se mêlait à aucun débat, qui passait pour -être le gendre de son colonel, et dont nous ignorions le nom. Quand -j’aurai dit que nous l’appelions <i>Tête de veau</i>, je n’aurai pas besoin -de tracer le portrait de ce comparse falot et sévère.</p> - -<p>Monsieur le Censeur, <i>leùtnant</i> d’infanterie, était certainement -l’officier le plus cruel, le plus sournois, et le plus acharné de toute -la boîte. Combien de fois, devant lui, n’ai-je pas éprouvé de fortes -démangeaisons au bout des mains? Il rappelait le Herr Schmidt de -Mayence, comme s’il eût été son frère, mais il avait moins de -désinvolture et un peu plus de lenteur<span class="pagenum"><a name="page_159" id="page_159">{159}</a></span> d’esprit. Avant la guerre, -disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait -en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation -allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa -mission avec un zèle parfait. A le voir, vous n’eussiez jamais pensé -qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon, -quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire -silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses -rancunes à l’oreille de cette ganache de <i>Kœniggraetz</i>!</p> - -<p>Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé -à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous -écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller -dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style -comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce -labeur de larbin. Comprenait-il mal? Il convoquait l’auteur de la -lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait -qu’une carte, écrite au crayon,—car nous ne devions écrire qu’au crayon -en 1916,—cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait -l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui -fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se -servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses -décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en -échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus -déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables: «Il neige».</p> - -<p>Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöh<span class="pagenum"><a name="page_160" id="page_160">{160}</a></span>renbach, c’est pour le -courrier qui nous arrivait de France. Il avait l’air alors, non plus -d’un policier, mais d’un dégoûtant bonhomme qui, par le trou de la -serrure, dans une chambre d’hôtel, épie le coucher de jeunes époux. -Songez à la souffrance d’un officier français qui voit, entre les mains -d’un officier boche, les lettres de sa fiancée, de sa femme, ou de sa -maîtresse, qui voit le monstre se vautrer dans des tendresses qui ne -sont pas à lui, qui voit le rustre violer le secret de deux cœurs! -Monsieur le Censeur avait des raffinements. Vous envoyait-on une -mauvaise nouvelle capable de vous attrister? Vous apprenait-on la mort -d’un parent ou d’un ami? Vite, monsieur le Censeur vous remettait -l’enveloppe afin que vous pussiez pleurer plus tôt. En revanche, -souvent, on gardait dans les tiroirs de la censure le courrier de -plusieurs jours d’un même officier qu’on surveillait. On confrontait les -différentes feuilles de papier. On cherchait si la quatrième page du 12 -avril, si obscure, ne faisait pas suite à la troisième page du 11 avril. -On rapprochait les textes. Et, quand on ne découvrait rien, pour plus de -sûreté on supprimait froidement le tout.</p> - -<p>Un jour, un lieutenant sut que son beau-père était décédé. Le matin -même, un jeudi, nous avions remis à la <i>kommandantur</i> notre carte -hebdomadaire. Le lieutenant alla frapper à la porte de monsieur le -Censeur.</p> - -<p>—Voulez-vous me rendre ma carte de ce matin? dit-il. Mon beau-père -étant mort, je désirerais ajouter quelques mots de condoléances pour ma -femme.</p> - -<p>Il ne demandait pas une faveur extraordinaire, ce<span class="pagenum"><a name="page_161" id="page_161">{161}</a></span> garçon. Monsieur le -Censeur eut un beau geste.</p> - -<p>—Mais pas du tout, monsieur, dit-il. Dans des circonstances pareilles, -nous vous autorisons à écrire une carte supplémentaire. Allez écrire -cette carte, monsieur, et apportez-la. Elle partira tout de suite par le -courrier de ce soir, sans subir la retenue de dix jours, qui est de -règle.</p> - -<p>Le lieutenant remerciait. Le censeur protesta:</p> - -<p>—C’est tout naturel, monsieur.</p> - -<p>Seulement, trois mois plus tard, comme il était de nouveau en face de -monsieur le Censeur, le lieutenant vit sur la table sa carte -supplémentaire, qui n’était jamais partie.</p> - -<p>Cependant, si monsieur le Censeur gagnait sur nous de nombreuses -parties, combien de coups d’épingle n’a-t-il pas reçus dans son -amour-propre! Et aussi combien de coups de couteau! Les lettres qu’on -nous adressait, toutes dépourvues de renseignements militaires, nous -révélaient pourtant bien des choses au nez de la censure. Dès le début -de juillet 1916, au moment de l’offensive franco-anglaise de la Somme -conjuguée avec l’offensive russe, l’enthousiasme des succès se devinait -dans toutes les enveloppes venues de France. Il y aurait un beau recueil -à publier avec toutes ces nouvelles spirituellement déguisées qui nous -réjouissaient chaque jour. C’était une débauche de détours, d’allusions -et d’images où le Boche perdait pied. Si monsieur le Censeur était -amateur de statistiques, il fut probablement étonné de constater que, -sur les deux cents officiers de son domaine, les trois quarts pour le -moins étaient vignerons, car quelle mère n’annonçait pas à son fils que -la vendange de 1916<span class="pagenum"><a name="page_162" id="page_162">{162}</a></span> serait magnifique? Pour peu qu’il eût l’esprit -critique développé, il jugeait aussi sans doute que les familles -françaises ne se fatiguaient pas pour baptiser leurs filles; en effet, -presque tous les officiers avaient pour sœur ou pour cousine une -Marianne ou une Françoise dont la santé était l’objet de bien des -sollicitudes. Et ce nous était une douce joie de nous communiquer entre -nous les secrets français qui trompaient la vigilance de monsieur le -Censeur.</p> - -<p>Il est vrai que monsieur le Censeur n’opérait pas seul et que ses aides -n’avaient peut-être ni la même conscience ni la même astuce que lui. De -ces deux soldats qui le soulageaient d’une partie de sa besogne, l’un -était aussi méchant mais plus bête, et l’autre, qui n’était pas bête du -tout, ne s’acquittait de ses fonctions qu’avec nonchalance.</p> - -<p><i>Les-Méziés</i> (ainsi nommé parce que, quand il avait un ordre à nous -traduire, il commençait par ces mots: «Les messieurs sont prévenus», -qu’il prononçait: «<i>les méziés</i>»), ancien employé chez une marchande de -fleurs de Nice, avait plutôt la tête de ces laquais en livrée préposés à -l’ascenseur dans les palaces. Il avait l’air hargneux et constipé. Il -nous détestait de tout son cœur et nous le lui rendions. Son collègue, -dit <i>la Galoche</i>, à cause de son menton, était plus couramment nommé -<i>Sourire d’Avril</i>. Né en Alsace, et il s’en vantait, il dirigeait avant -la guerre, à Mulhouse, une petite pension pour jeunes gens. L’issue de -la lutte le tourmentait peu. Français ou Allemand, il avait l’intention -de retourner à Mulhouse et d’y poursuivre ses modestes affaires. Il -n’apportait aucune ardeur à son service. Il semblait gêné le plus -souvent,<span class="pagenum"><a name="page_163" id="page_163">{163}</a></span> et il souriait quand il entendait nos plaisanteries, dont -<i>les-Méziés</i> enrageait.</p> - -<p>Ces deux hommes, si dissemblables, nous distribuaient les colis de -France, l’après-midi, dans la cour quand le temps le permettait, et au -réfectoire en cas de pluie. Ils les ouvraient, retenaient par ordre les -papiers et les toiles d’emballage, et fouillaient tous les recoins, -toutes les boîtes, tous les sacs. Les officiers se disputaient pour être -inspectés par <i>Sourire d’Avril</i>. Il visitait les paquets d’un œil -distrait. Il ne dissimulait pas son admiration pour les victuailles que -nous recevions et qui sans doute excitaient son envie, car tous ses -jours n’étaient pas jours de bombance. Il s’écria même une fois, devant -un jambon d’York, d’ailleurs somptueux:</p> - -<p>—On ne meurt pas encore de faim en France.</p> - -<p>Cela lui valut un regard indigné de son camarade qui, lui, ne nous -faisait grâce de rien, exécutant strictement les instructions de -monsieur le Censeur et se réglant sur lui. Monsieur le Censeur daignait -de temps en temps descendre jusqu’à mettre les doigts dans nos boîtes de -pâté et nos pots de moutarde.</p> - -<p>Nous n’avions pas le droit de recevoir n’importe quoi. Les liquides -étaient soumis à l’examen du médecin du camp; on nous retenait l’alcool. -Les livres, pourvu que la date de leur publication fût antérieure au 2 -août 1914, étaient d’abord arrêtés par la censure, qui les feuilletait -avec soin avant de nous les rendre. Certains paquets de cigarettes -portaient une étiquette aux couleurs des Alliés; on les confisquait. Les -journaux et les revues, on les confisquait. Mais, si l’on fouillait si -attentivement, c’était pour découvrir les<span class="pagenum"><a name="page_164" id="page_164">{164}</a></span> lettres cachées, les -boussoles, les cartes et l’argent allemand qui devaient permettre des -évasions. Quelquefois, une riche trouvaille enchantait la -<i>kommandantur</i>. L’officier coupable était puni. Mais que de choses les -plus malins ont oubliées! Je ne veux révéler ici aucun procédé, mais je -peux dire que l’ingéniosité des expéditeurs nous surprenait souvent -nous-mêmes. Les Boches savaient que nous recevions des cartes et des -boussoles, mais elles s’éclipsaient admirablement. Des articles de -journaux français arrivaient jusque sous les fenêtres de la -<i>kommandantur</i>. On redoublait de vigilance et de ruse de part et -d’autre. L’heure des colis était toute de fièvre. Chaque distribution -avait l’allure d’un combat. Et combien furent subtilisés en entier, même -de dimensions considérables, sous les yeux des trois censeurs et des -deux hommes de corvée qui gardaient le lot défendu!</p> - -<p>Un officier allemand se distinguait des autres, au camp de Vöhrenbach, -par une attitude nettement différente. A cause de son physique, nous -l’avions surnommé <i>le Lièvre effrayé</i>. Il traînait la patte, ayant été -grièvement blessé du côté de Saint-Quentin en 1914, et il avait un air -effaré dès qu’il rencontrait un groupe d’officiers français. Quand il -était chargé de l’appel, il se hâtait de nous compter pour endurer moins -longtemps le tête-à-tête. Il s’occupait de l’ordinaire et de la kantine. -Jeune, il était certainement le moins répugnant de nos geôliers. Certes, -il ne nous distribuait pas les douceurs à pleine poignée, car il n’avait -pas à nous en distribuer, et il s’acquittait de ses fonctions -ponctuellement. Il ne nous témoignait non plus aucune sympathie. Mais -les brimades aux<span class="pagenum"><a name="page_165" id="page_165">{165}</a></span>quelles il nous voyait condamnés, et qu’il avait -mission de nous appliquer, semblaient lui causer un dégoût réel. Seul de -toute la bande, il conservait un maintien militaire tel qu’on se plaît à -l’imaginer d’après les récits des temps anciens. On aurait dit qu’il ne -se sentait pas à sa place, comme officier, parmi les garde-chiourme dont -il partageait l’infamie. Quelle différence entre <i>le Lièvre effrayé</i> et -le docktor Rueck, médecin du camp!</p> - -<p>Ce juif, petit, boulot, fleurant le suint, était l’homme le plus faux de -tous ces hommes faux qui nous entouraient. Il avait la manie dangereuse -de déclarer à qui l’écoutait qu’il n’était pas Allemand et qu’il n’était -pas soldat. Lui aussi il se plaçait au-dessus de la mêlée, se contentant -d’être juif et médecin. Ainsi il essayait d’amadouer les prisonniers par -l’étalage factice d’une bonhomie rondouillarde qui pouvait dérouter -d’abord. Nous apprîmes à le connaître. Il recherchait la conversation -des Français et s’efforçait de leur tirer les vers du nez. Il se -targuait de ne pas appartenir à l’état-major du camp. Au fond, il avait -pour nous autant de basse rancune que les autres, et il fit punir deux -officiers, l’un qui ne l’avait pas salué, et l’autre, l’abbé T***, qui -avait prononcé tout haut le vocable ignoble de «Boche». Herr doktor -Rueck désirait étudier de près les Français sur lesquels il avait -jusqu’alors les idées les plus saugrenues, qu’il rejetait d’ailleurs -avec peine. Quand un nouvel officier arrivait à Vöhrenbach, il subissait -un examen médical et moral minutieux. Le médecin juif l’auscultait, le -tournait, le palpait, le retournait, touchait les blessures, -interrogeait les réflexes, tâtait le pouls et posait au patient les -ques<span class="pagenum"><a name="page_166" id="page_166">{166}</a></span>tions les plus indiscrètes sur sa vie intime et sur son ascendance. -Il voulait absolument que chacun de nous fût atteint de maladies -vénériennes, et il tombait de haut en constatant que le nombre des -Français pourris était pour ainsi dire nul. Et ses étonnements -l’amenaient à des grossièretés de langage inouïes. Je me rappellerai -longtemps qu’il me demanda avec une insistance sinistre s’il n’y avait -pas eu de fous dans ma famille.</p> - -<p>Le doktor Rueck n’avait pas rang d’officier. Son compagnon ordinaire -était le <i>feldwebel-leùtnant</i> du camp. Pendant la guerre, l’Allemagne a -accordé la patte d’épaule de <i>leùtnant</i> à de nombreux <i>feldwebels</i>, de -même que la France a créé des officiers à titre temporaire. Mais, tandis -que dans notre armée les officiers à titre temporaire sont sur le pied -d’égalité en face des officiers à titre définitif, les -<i>feldwebels-leùtnants</i> n’ont de l’officier que les droits de -commandement, rien de plus, et ils ne mangent pas à la même table que -les officiers propriétaires de leur titre. Celui de Vöhrenbach était le -grotesque de l’endroit. <i>Sabre de bois</i>, ainsi appelé parce qu’il était -tout fier d’avoir au côté un sabre terrible, avait un autre sobriquet: -<i>Barzinque</i>, corruption de «par cinq», que nous nous plaisions à lui -faire répéter chaque fois qu’il était chargé de l’appel, où nous devions -nous aligner sur cinq rangs de profondeur. Chien de quartier comme -l’était l’adjudant de semaine à la caserne en temps de paix, <i>Barzinque</i> -rôdait du matin au soir de corridor en corridor. Il était sans cesse aux -aguets derrière une porte, et c’était notre joie de sortir -précipitamment de nos chambres pour bousculer un<span class="pagenum"><a name="page_167" id="page_167">{167}</a></span> <i>Barzinque</i> pourpre de -confusion. A son avis, nos planchers n’étaient jamais assez propres, et -nos lits étaient pliés toujours trop tard. Comme il n’osait pas nous -adresser d’observations, il harcelait nos ordonnances, qui l’envoyaient -à la promenade. Il parlait fort peu le français et ne le comprenait -guère, bien qu’il prît des leçons acharnées. On pouvait risquer toutes -les facéties avec ce guignol.</p> - -<p>Un jour, il entra dans une chambre:</p> - -<p>—Bonjour, messieurs.</p> - -<p>Poli, il tenait sa casquette à la main et cherchait dans sa mémoire la -phrase qu’il avait préparée. Son crâne chauve luisait au soleil. Nul ne -venait à son secours et il roulait des yeux d’homme qui se noie.</p> - -<p>—Tu peux te couvrir, lui dit un lieutenant. La tête de veau, ça se -mange froid.</p> - -<p>—Oui, oui, fit-il lentement. Et, se coiffant, il sortit.</p> - -<p>Un autre jour, il entra dans une autre chambre.</p> - -<p>—Bonjour, messieurs.</p> - -<p>C’était sa façon de se présenter, le sourire aux lèvres et la casquette -ôtée. Mais cet effort lui faisait perdre le fil de ses idées, qu’il -désirait exprimer en français. Cette fois, il se débrouilla tant bien -que mal, et on finit par deviner que, l’<i>oberst</i> ayant résolu de passer -une revue de casernement, le lendemain, après l’appel, il fallait -déplacer deux armoires, qu’on avait dressées en équerre près de la porte -pour que <i>Sabre de bois</i>, dit <i>Barzinque</i>, nous espionnât plus -difficilement.</p> - -<p>Le lendemain matin, avant l’appel, <i>Barzinque</i> revint. Les officiers -s’habillaient au milieu d’un joli tohu-bohu.<span class="pagenum"><a name="page_168" id="page_168">{168}</a></span></p> - -<p>—Bonjour, messieurs.</p> - -<p>Les armoires n’avaient pas bougé.</p> - -<p>Personne ne souffla mot. Le <i>feldwebel</i> était plus embarrassé que -jamais. Il commença:</p> - -<p>—Cette armoire... cette armoire est...</p> - -<p>Et il s’arrêta court.</p> - -<p>Une voix cria:</p> - -<p>—En bois.</p> - -<p>—Oui, oui, répondit le pauvre diable. Et il sortit en se recoiffant.</p> - -<p>Ce n’était pas un pauvre diable. Méchant autant que n’importe quel -Boche, il se frotta les mains quand le camp de Vöhrenbach devint camp de -représailles. Il se donnait de toute son âme à l’exécution des mesures -prescrites par Berlin. Il jubilait surtout, quand il enfermait un -prisonnier dans l’in-pace des arrêts de rigueur. Triste individu qui -n’avait jamais respiré l’air du front, vous vous en doutiez, et qui -montrait au grand jour la bassesse de ses instincts, il grimaçait comme -une caricature à côté des officiers du camp dont il lêchait les bottes à -tout propos.</p> - -<p>Tels étaient, du plus grand au plus petit, les nobles seigneurs à qui le -Gouvernement Impérial et Royal avait confié le soin de nous séquestrer.<span class="pagenum"><a name="page_169" id="page_169">{169}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XIII" id="CHAPITRE_XIII"></a><i>à Emmanuel Bourcier</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XIII<br /><br /> -<small>OFFIZIERGEFANGENENLAGER</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>10 avril 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>On m’a souvent demandé:</p> - -<p>—Quand vous étiez prisonnier, vous ne sortiez donc pas?</p> - -<p>Et je répondais:</p> - -<p>—A l’intérieur du camp, oui, à de certaines heures; mais en dehors des -fils de fer, jamais.</p> - -<p>A Vöhrenbach, le pourtour du bâtiment nous appartenait. C’est là que -nous prenions un peu d’exercice. Quelques officiers, désireux de -s’entretenir en forme malgré la captivité, se consacraient chaque jour à -un entraînement méthodique, et, plusieurs heures de suite, passaient de -la marche à la course et de la course à la marche. Ceux-là, on avait -l’œil sur eux, et la <i>kommandantur</i> les soupçonnait de se préparer à -l’évasion, cauchemar des geôliers allemands. Mais, sans pratiquer le -sport à ce point, la plupart des prisonniers tournaient autour de la -prison, tous dans le même sens, et c’est surtout avant le moment de -l’appel que la cour étroite s’emplissait de marcheurs.</p> - -<p>Le plus horrible, dans cette captivité des officiers,<span class="pagenum"><a name="page_170" id="page_170">{170}</a></span> c’est l’inaction. -Pourriez-vous imaginer plus sombre châtiment: tu seras enfermé et -n’auras rien à faire. Rien à faire! Je me rappelais souvent les paroles -du capitaine B***, de Mayence. Mais je voulais espérer que je réussirais -là où tant d’autres avaient échoué. Quelle vanité!</p> - -<p>Tout le monde travaillait autour de moi, dans une espèce d’émulation -silencieuse. Peu à peu, des livres nous arrivaient de France. La kantine -nous en procurait d’autres, et je garde un exemplaire du <i>Double Jardin</i> -de Mæterlinck, parce qu’il avait été volé quelque part, comme la reliure -de l’ouvrage le prouve. Les officiers qui savaient un peu d’allemand, -essayaient de se perfectionner et donnaient à des camarades studieux les -premières notions de cette affreuse langue. Ainsi j’avais décidé -d’approfondir mes études de jadis. Je revis la grammaire, et m’attelai -de nouveau aux contes de Grimm et au <i>Romancero</i> de Heine avant -d’aborder les véritables Niebelungen dont j’aurais voulu pénétrer les -arcanes. Deux contes puérils et trois courtes chansons de Wilhelm Müller -suffirent à me dégoûter de mon ambition. Tout me semblait odieux de ce -pays, les sons rauques de ses tendresses poétiques, la couleur de ses -paysages, l’aspect de sa typographie et l’odeur de ses soldats. Écœuré, -je rangeai mes livres allemands pour ne plus les ouvrir. De nombreux -camarades n’eurent pas plus de courage. La langue des Boches rebute.</p> - -<p>D’autres s’accrochèrent aux Anglais et aux Russes, qui se mettaient fort -gentiment à leur disposition. Ceux-là ne furent pas plus heureux. A -peine commençaient-ils à se débrouiller au milieu des fantaisies de<span class="pagenum"><a name="page_171" id="page_171">{171}</a></span> -l’alphabet slave et à se tirer tant bien que mal d’une page des <i>Voyages -de Gulliver</i>, qu’ils durent renoncer à pousser plus loin. Le camp de -Vöhrenbach devenait camp de représailles, et les compagnons anglais et -russes nous quittèrent. Seuls les Français devaient connaître les joies -du sévère régime. Ce fut une débâcle.</p> - -<p>La musique était pour beaucoup un refuge. La <i>kommandantur</i> avait loué -un piano. La kantine fournissait des violons, des flûtes, et jusqu’à des -cithares dont on pouvait jouer sans initiation aucune. Un groupe de -capitaines et de lieutenants s’exerçait à déchiffrer les quatuors les -plus ardus. L’heure où il nous était permis de les écouter était une -heure d’un grand prix. Mais le programme des représailles nous interdit -la musique, et les officiers gardèrent leurs instruments dans les étuis -de carton que la kantine refusa de reprendre.</p> - -<p>Grâce à des cotisations, nous avions créé une bibliothèque. En attendant -que la charité française vînt à notre aide, elle était bien modeste, -notre bibliothèque de Vöhrenbach, à ses débuts. Toute sa richesse -consistait en quelques romans des collections à 0 fr. 95 de Fayard, de -Calmann-Lévy, de Laffitte et d’Albin Michel. Toutes les œuvres n’étaient -pas de choix. Nous avions dû accepter ce que la kantine avait pu -concentrer de volumes divers. Et nul d’entre nous ne sut jamais par quel -mystère figuraient au catalogue les <i>Aventures du Colonel Ramollot</i>.</p> - -<p>Pourtant, aux premiers jours de notre captivité, nous étions encore si -las et si meurtris que nous trouvions souvent un peu de charme à nous -étendre au<span class="pagenum"><a name="page_172" id="page_172">{172}</a></span> soleil, dans la cour. La kantine vendait naturellement des -pliants et des fauteuils de paquebot. L’après-midi, aux instants les -plus chauds, la prison prenait des airs de maison de convalescence, -comme une autre Villa des Oiseaux. Les Anglais en particulier -pratiquaient beaucoup la chaise-longue au grand air. Ils s’installaient -au milieu de nous, fumaient une pipe de tabac blond, tiraient un livre -de leur poche, l’ouvraient, renversaient la tête, se posaient les poèmes -de Rossetti sur les yeux, et s’endormaient.</p> - -<p>Mais c’est le dimanche que les fauteuils s’accumulaient le long des fils -de fer. Le dimanche, en effet, les prisonniers mettent une certaine -coquetterie à suspendre leurs minces occupations. On revêt sa meilleure -vareuse; presque tous les officiers assistent à la messe, dans le -réfectoire transformé en chapelle pour la circonstance, et ce zèle -religieux n’est pas une des choses qui surprennent le moins nos bons -geôliers. Ils nous croyaient de farouches athées, comme le docteur juif -nous croyait tous syphilitiques. La guerre aura redressé bien des -erreurs dans l’omnisciente Allemagne.</p> - -<p>Que pensent de nous les civils qui passent de l’autre côté de la -clôture, sur le chemin qui monte vers le bois de pins, là-haut, au -sommet de cette colline? Ils nous regardent comme on regarde les fauves -dans un jardin zoologique. Car, comme nous, ils chôment, et ils -profitent de la douceur du temps pour aller à la campagne.</p> - -<p>Un de ces dimanches d’avril, au bout de la prairie, là où le domaine des -prisonniers se termine en pointe de triangle, deux officiers faisaient -les cent pas en fumant des cigarettes. Une vieille femme descendait<span class="pagenum"><a name="page_173" id="page_173">{173}</a></span> la -côte. En passant près d’eux, comme la sentinelle lui tournait le dos:</p> - -<p>—Courage, messieurs! leur dit-elle en français. On ne peut pas vous -parler. C’est défendu. Ils sont méchants. Ils me frapperaient, moi, une -pauvre vieille!</p> - -<p>Et elle s’éloigna dans la direction du village, laissant les deux -officiers émus et déconcertés, tandis que la sentinelle revenait -lourdement vers la guérite jaune et rouge.</p> - -<p>Les Anglais prenaient un plaisir extrême à ces spectacles du dimanche. -Ils étaient trois ou quatre, pas davantage, tous très jeunes et presque -tous aviateurs. Ils n’avaient rien de l’attitude un peu raide qu’on -prête à ceux de leur race. Ils riaient de nos plaisanteries sans -retenue, et eux-mêmes ne détestaient pas d’exercer leur humour aux -dépens des Boches. Ils y apportaient une ardeur juvénile qui nous -réjouissait. C’étaient les meilleurs garçons du monde.</p> - -<p>Un jour, la <i>kommandantur</i> avait introduit quelques vaches dans le camp, -pour leur faire paître l’herbe qui devenait trop haute entre les deux -rangées de fils de fer de l’enceinte. Elles fournirent à un Anglais -l’occasion d’une farce. Il s’approcha des fils de fer et, apostrophant -la sentinelle à qui il montrait un morceau de pain bien blanc et d’un -beau poids:</p> - -<p>—Vous n’en avez pas, hein, du pain comme celui-là?</p> - -<p>—Ah! non, répondit la sentinelle, malgré le règlement, car elle -espérait qu’un présent inespéré allait lui échoir. Et elle roulait des -yeux cupides.</p> - -<p>L’Anglais reprit:<span class="pagenum"><a name="page_174" id="page_174">{174}</a></span></p> - -<p>—Nous ne savons plus qu’en faire, tellement nous en avons.</p> - -<p>—Oui, oui, approuva la sentinelle.</p> - -<p>—Et nous le donnons aux vaches, conclut l’Anglais en offrant le quignon -merveilleux à la bête la plus voisine.</p> - -<p>Nos alliés sont terribles. On racontait d’un autre lieutenant une -anecdote qui révèle exactement la façon dont les Anglais se comportent -en face des autorités allemandes. Le gouvernement de Berlin oblige les -officiers prisonniers à saluer les officiers allemands, sans égard aux -grades de ceux-ci ou de ceux-là. Les Français esquivent la difficulté en -exécutant un demi-tour par principe chaque fois qu’ils s’aperçoivent -qu’ils vont croiser un <i>leùtnant</i> ou un <i>haùptmann</i>. Les Anglais -agissent plus franchement. Ils affectent d’ignorer leurs gardiens. Un -jour, celui dont je parle se trouva nez à nez avec un Boche.</p> - -<p>—Monsieur! fit l’Allemand.</p> - -<p>—Monsieur?</p> - -<p>—Vous ne m’avez pas salué.</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>—Je suis officier.</p> - -<p>—Je ne connais pas.</p> - -<p>—Vous devez me saluer.</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>L’Allemand était blême.</p> - -<p>—Vous serez puni.</p> - -<p>—Je ne sais pas, répondit l’Anglais.</p> - -<p>Il fut puni, en effet.</p> - -<p>Or, quand il sortit de la chambre des arrêts de rigueur, après sept -jours d’isolement, il rencontra<span class="pagenum"><a name="page_175" id="page_175">{175}</a></span> l’officier qui lui avait valu ces -loisirs, et il ne le salua pas. La scène fut violente de la part du -Boche et laissa l’Anglais tout à fait calme.</p> - -<p>—Monsieur! Vous ne m’avez pas salué!</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>—Je suis officier.</p> - -<p>—Je ne connais pas.</p> - -<p>—Mais vous venez de quitter les arrêts parce que vous ne m’avez pas -salué, la semaine dernière. C’était moi...</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>L’Allemand n’avait qu’à lâcher la partie. Il la lâcha, en grognant des -imprécations. Mais l’Anglais ne retourna point dans la chambre des -arrêts.</p> - -<p>Il ne faut pas croire cependant que les autorités impériales et royales -ménageaient les prisonniers britanniques. Sans doute, tout au moins -jusqu’à la fin de 1916, ils ne leur infligeaient pas les mille -tracasseries dont les Français eurent constamment à souffrir. Mais ils -avaient parfois contre eux des gestes pénibles dont je rapporterai -l’exemple suivant, que je tiens de la victime, un jeune lieutenant -irlandais.</p> - -<p>Les Boches ne digéraient pas le dédain que les officiers de la -«méprisable petite armée» leur témoignaient en tout temps et en tout -lieu. Quand ils en capturaient un, ils éprouvaient un besoin sadique de -l’intimider. Mais les Anglais ne tremblaient pas. Ainsi pour ce -lieutenant. Il avait été pris du côté de Loos, le 25 septembre 1915. -Tout de suite, dans le premier village où on l’emmena, on l’enferma au -fond d’un cachot obscur comme en décrivent les romans populaires, et on -lui annonça qu’il serait fusillé. Pendant<span class="pagenum"><a name="page_176" id="page_176">{176}</a></span> trois jours, on le laissa -dans son cachot; on ne lui apporta pas la moindre nourriture et pas le -moindre verre d’eau; chaque soir on lui disait:</p> - -<p>—Vous serez fusillé demain.</p> - -<p>Enfin, après ces trois jours de torture, qui n’arrachèrent pas un seul -mot de protestation à ce malheureux, on le tira de son trou et on le -poussa vers une grande cour. Le peloton d’exécution promis attendait -dans un coin, l’arme au pied.</p> - -<p>—Demandez grâce! cria un officier allemand.</p> - -<p>—Non, répondit le condamné.</p> - -<p>Alors, on le planta devant le peloton, et on lui attacha les mains -derrière le dos. On voulut lui bander les yeux, il refusa. Un ordre -bref: les soldats mirent en joue. Mais, la plaisanterie ne pouvant aller -plus loin, car on n’avait pour but que de terroriser le prisonnier et de -le réduire à merci, l’officier allemand marcha vers l’officier -irlandais, et, les yeux dans les yeux:</p> - -<p>—Je vous fais grâce, dit-il.</p> - -<p>L’autre ne répondit rien. Il n’avait pas bronché.</p> - -<p>Les Russes ne ressemblaient pas aux Anglais. Ils acceptaient les -derniers outrages avec un fatalisme tranquille. Le gouvernement du Tsar -ne s’occupait pas de ses prisonniers. Pour lui, c’étaient des hommes -perdus, et il les abandonnait aux mains de l’ennemi, quitte à ne pas -s’inquiéter davantage des prisonniers allemands qu’il oubliait sans -façon dans un quelconque district. Et nous avons pu voir, jusqu’en 1916, -cette anomalie: les prisonniers russes recevant en Allemagne du pain -fourni par la France, alors que les prisonniers français n’en recevaient -pas. Car les<span class="pagenum"><a name="page_177" id="page_177">{177}</a></span> captifs voyaient des choses extraordinaires. Mais, pour en -revenir aux officiers du Tsar, ils savaient qu’ils n’avaient rien à -attendre des bontés du Petit-Père. Ils ne lui en gardaient pas moins une -dévotion touchante et un dévouement complet. Je n’ai aucun renseignement -sur leur conduite au moment de la Révolution. En 1916, ils haïssaient -l’Allemagne autant que nous la haïssions nous-mêmes, et, s’ils -n’affichaient pas des sympathies très chaudes pour l’Angleterre, ils ne -cachaient pas en revanche leur amitié pour la France.</p> - -<p>Rien de plus émouvant que leur camaraderie. Ils nous comprenaient mal, -et nous ne les comprenions guère. Souvent, pour nous entendre, nous -devions recourir à la langue allemande dont ils possédaient quelques -bribes. L’intention suppléait à l’effet. Ils étaient les premiers à nous -annoncer les bons communiqués, et il fallait accepter leurs -félicitations immédiates à la kantine. On m’avait dit à Mayence que les -Russes étaient d’incroyables ivrognes. Hélas, ils l’étaient. Ils ne -buvaient pas pour le plaisir de boire: ils avaient toujours -d’excellentes raisons de s’enivrer, mais ils en avaient trop, de ces -excellentes raisons. Ils célébraient tout: la fête du tsar et la fête de -la tsarine, la fête des principaux grands-ducs et celle des plus -importantes grandes-duchesses. Ils buvaient quand la Russie remportait -un succès; ils buvaient quand les alliés étaient victorieux, cela pour -manifester leur contentement; mais, quand les alliés enregistraient un -revers, ils buvaient aussi, pour oublier la fâcheuse nouvelle, et, quand -la Russie encaissait une de ces raclées comme elle seule en encaissa -pendant la guerre,<span class="pagenum"><a name="page_178" id="page_178">{178}</a></span> la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer -leur désespoir.</p> - -<p>On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les -quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la -kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les -nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets -d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en -consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant -qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis, -les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient -à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier -pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous -les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils -nous apparurent en captivité.</p> - -<p>D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes -avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première -grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un -lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais, -nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons, -et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées, -comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait -manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il -avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et -nous le surnommions <i>Poincarévitch</i>. Mais, plus souvent, nous -l’appelions: l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des -grenadiers de<span class="pagenum"><a name="page_179" id="page_179">{179}</a></span> Sibérie. Il s’étonnait qu’avec ma taille je ne fusse que -chasseur à pied et il tenait absolument à me classer dans les -grenadiers, comme lui. Trop embarrassé pour le convaincre, j’acquiesçais -à son désir. Chaque fois qu’il prenait son verre pour boire, il se -levait, disait: «Vive la France! Vive famille!» Et nous répondions: -«Vive Russie!» Et l’oncle Michel se levait à tout instant pour -recommencer.</p> - -<p>Son camarade habituel (on les rencontrait rarement l’un sans l’autre) -était un petit bonhomme maigriot, sec comme un coup de trique, qui nous -saluait comme eût salué un automate, en observant un impeccable -garde-à-vous. Il ne savait pas un mot de français, mais il baragouinait -un peu d’allemand. Il ne supportait pas le vin, tandis que l’oncle -Michel supportait tout. Aussi, dans nos réunions, pendant que le -Johannisthal emplissait nos verres, il se faisait servir de la bière, -par quatre bocks à la fois. Encore nous avouait-il qu’il n’avait pas -beaucoup de goût pour la bière.</p> - -<p>Le troisième des officiers russes de Vöhrenbach ne fréquentait guère les -deux autres. Sobre, il n’allait jamais à la kantine. Il recherchait -plutôt les conversations sérieuses. Il parlait sans difficulté le -français, l’allemand et l’anglais. Il travaillait beaucoup. Grand, -mince, le front soucieux, les yeux profonds, il semblait sorti d’un -roman de Dostoïewsky. Aujourd’hui, après tant de vicissitudes, je pense -à Kerensky, quand il me souvient de cet artilleur un peu mystérieux.</p> - -<p>Faut-il ajouter que la meilleure entente régnait entre les prisonniers -français, anglais, et russes? Il n’y avait pas de Belges à Vöhrenbach, -et je n’ai vu jamais ni des Italiens, ni des Serbes, ni des Roumains.<span class="pagenum"><a name="page_180" id="page_180">{180}</a></span> -Mais, par ce qui se passait en 1916, je crois pouvoir affirmer que le -temps n’a dû que raffermir cette entente entre tous les alliés. Plus que -sur le champ de bataille, en effet, on apprend à se connaître et à -s’aimer dans les camps d’Allemagne. Les malheurs communs rapprochent -plus encore que les joies partagées. Ce n’est pas à ce résultat que -l’Allemagne voulait arriver en réunissant dans la même infortune des -représentants des différentes nations qu’elle cherchait à disjoindre, et -pendant la guerre et en vue des temps futurs. Mais c’est à ce résultat -qu’elle est arrivée.</p> - -<p>En captivité, dans ces heures d’une longueur mortelle, on prend -conscience de soi-même et des autres. Rude école! Si l’Allemagne, en -nous imposant toutes les vexations, tendait à nous déprimer et à nous -diminuer, elle s’est trompée, une fois de plus, comme toujours. Le -prisonnier français échappe au maléfice. Combien de fois n’ai-je pas -retourné ces idées dans ma tête, là-bas, aux jours les plus difficiles! -Je m’accoudais à la fenêtre, après le dernier appel. La nuit d’été -coulait, calme et lente. Par-dessus la cour baignée de lumière -électrique, au delà du bourg endormi, au delà des monts boisés, je -fuyais vers l’Ouest, loin, très loin de ces endroits maudits, et je -sentais contre ma main les battements de mon cœur. Je dominais tous les -camps de l’Allemagne, du haut de ma fenêtre de Vöhrenbach. Car nous le -dominions, ce camp de Vöhrenbach.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">C’est un lieu tragique, un vallon,<br /></span> -<span class="i0">Un pays sans grâce et sans gloire,<br /></span> -<span class="i0">Trop vert, trop gris, trop roux, trop blond,<br /></span> -<span class="i0">Quelque part dans la Forêt-Noire.<span class="pagenum"><a name="page_181" id="page_181">{181}</a></span><br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Près d’un village des plus laids<br /></span> -<span class="i0">Un morne bâtiment s’élève.<br /></span> -<span class="i0">Est-ce une usine, est-ce un palais?<br /></span> -<span class="i0">C’est la prison de notre rêve.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Un double rang de fils de fer<br /></span> -<span class="i0">Nous enclôt du reste du monde.<br /></span> -<span class="i0">C’est la borne de notre enfer<br /></span> -<span class="i0">Et de notre tombe profonde.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">C’est là que nous vivons, parmi<br /></span> -<span class="i0">Nos songes que le temps mutile.<br /></span> -<span class="i0">L’air qu’on respire est ennemi<br /></span> -<span class="i0">Et le ciel lui-même est hostile.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">N’importe. Rien n’atteint jamais<br /></span> -<span class="i0">Le vol radieux de nos rêves.<br /></span> -<span class="i0">Ils trouvent bas tous les sommets<br /></span> -<span class="i0">Et toutes les distances brèves.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Ils vont, nos rêves douloureux,<br /></span> -<span class="i0">Par-delà les monts et les plaines.<br /></span> -<span class="i0">Il n’est pas de prison pour eux:<br /></span> -<span class="i0">Qui pourrait leur forger des chaînes?<br /></span> -<span class="pagenum"><a name="page_182" id="page_182">{182}</a></span></div></div> -</div> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XIV" id="CHAPITRE_XIV"></a><i>à R. Christian-Frogé</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XIV<br /><br /> -<small>LE SENS DE L’HONNEUR ET QUELQUES AUTRES VERTUS</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>15 avril 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>Le camp de Vöhrenbach semblait d’abord devoir être une espèce de -paradis. Peu à peu, il se transforma, et, moins d’un mois après mon -arrivée, devenu camp de représailles, il nous permit de goûter par -avance les tristesses du purgatoire. Mais, pour mieux nous montrer quel -éden nous avions perdu, la <i>kommandantur</i> nous dosa les vexations -successives avec une science tout à fait raffinée, où, d’ailleurs, la -caisse du camp s’augmenta de bénéfices sérieux.</p> - -<p>Un jour, vers la fin du mois de mars, une grande nouvelle courut de -chambre en chambre: les Boches organisaient pour les prisonniers des -promenades à la campagne. Aussi vous expliquerai-je d’abord que, pendant -la Grande Guerre, les prisonniers n’ont pas connu le régime de 1870. -Vous avez la mémoire encore pleine des libertés que Déroulède avait, -quand il était captif sur parole aux mains des Prussiens. Pendant la -grande guerre, on n’est pas prisonnier sur parole. Même si vous vouliez -vous engager sur l’honneur à ne pas vous enfuir, le gouvernement -allemand n’ac<span class="pagenum"><a name="page_183" id="page_183">{183}</a></span>cepterait pas: lui-même ne se considère lié par aucun -honneur, par aucun traité, par aucun scrupule, et vous ne pensez pas -qu’il croira que vous êtes moins sot que lui. D’ailleurs le gouvernement -français, qui n’avait pas fait grand’chose pour ses officiers -prisonniers, s’était néanmoins ému de leur sort, et leur avait interdit -de donner aucune parole d’honneur aux Boches. De cette façon on -punissait l’Allemagne du peu de respect qu’elle avait étalé pour les -chiffons de papier. En conséquence, tout comme de vulgaires condamnés de -droit commun, les prisonniers étaient enfermés dans des camps plus ou -moins vastes, et ils n’en sortaient jamais, hormis pour un transfert -dans un autre bagne.</p> - -<p>Cette sévérité eût été compréhensible, à la rigueur, si la guerre -n’avait pas duré plus de six mois. Mais, quand elle menaça de -s’éterniser, de bonnes âmes songèrent qu’au jour de la délivrance il ne -sortirait peut-être plus des geôles que des loques effrayantes. Alors le -gouvernement français autorisa ses officiers prisonniers à prendre part -à des promenades collectives, sous réserve qu’ils ne promettraient de ne -pas s’évader que pour la durée de chacune d’elles. Et c’est ainsi que la -<i>kommandantur</i> fut amenée, à la fin du mois de mars de 1916, à organiser -des sorties à l’extérieur.</p> - -<p>Les choses ne se passèrent pas sans de longs pourparlers.</p> - -<p>Sortirait qui voudrait. Chaque jour, vingt-cinq prisonniers -franchiraient la porte du camp, après avoir apposé leur signature au bas -d’une feuille de papier. Seraient-ils accompagnés? Les prisonniers -préten<span class="pagenum"><a name="page_184" id="page_184">{184}</a></span>daient ne pas l’être, puisqu’ils juraient de revenir. La -<i>kommandantur</i> refusait, sous prétexte qu’elle avait charge de les -garder et de les défendre contre les insultes de la population civile. -Sans doute lui souvenait-il des brutalités de 1914. Elle proposa de -désigner un officier allemand qui seul conduirait les promeneurs et les -guiderait. On accepta, à condition que l’officier allemand serait sans -armes. L’accord était conclu. Il y eut encore des tiraillements parce -que la <i>kommandantur</i> exigeait que les Français s’engageassent, non -seulement à ne pas s’enfuir, mais aussi à ne pas mettre à profit la -promenade pour préparer une évasion: subtilité insidieuse, qui -enchaînait à jamais tous les officiers qui auraient une fois signé le -papier fatal, puisque le gouvernement allemand pourrait affirmer que les -évadés avaient forfait à l’honneur en reconnaissant les abords et les -environs du camp. C’est pourquoi les Français se divisèrent en deux -groupes: ceux qui renonçaient à courir les risques des fourberies -allemandes, et les autres, qui iraient en promenade.</p> - -<p>Les autres étaient une centaine. Immédiatement, la kantine, toujours -prévoyante, mit en vente un stock de cannes à l’usage des -excursionnistes: piolets, bâtons ferrés, joncs à pommeau de luxe, et de -vulgaires bouts de bois vernis de treize sous qu’elle n’hésita point à -taxer trois marks soixante-quinze. Et elle n’en vendit pas loin d’une -centaine.</p> - -<p>Vingt-cinq officiers devaient sortir. A une heure de l’après-midi, on -les rassembla devant le poste de police, on fit l’appel nominatif pour -s’assurer qu’aucune supercherie n’avait été commise, on les compta<span class="pagenum"><a name="page_185" id="page_185">{185}</a></span> une -fois, deux fois, trois fois, on les rangea par quatre, on les compta de -nouveau. L’officier allemand désigné pour ce service et le médecin du -camp étaient en tête de la colonne. Le chef de poste et des hommes de -garde surveillaient la porte afin que nul officier supplémentaire ne se -faufilât parmi les privilégiés, et la caravane s’éloigna lentement. De -nos fenêtres, nous la suivîmes longtemps des yeux. Nous étions -quelques-uns à penser que nous n’en verrions pas une autre le lendemain.</p> - -<p>Ce fut en effet un magnifique scandale, le lendemain matin seulement, -lorsque l’officier de jour, en nous comptant lors de l’appel du matin, -dans la cour, s’aperçut qu’un officier lui manquait. S’était-il trompé? -Il nous compta une seconde fois. Nous étions rassemblés en trois -groupes, chaque groupe sur cinq rangs de profondeur, en une sorte de -carré sans quatrième côté. L’officier compta posément. Quelques sourires -effleuraient des bouches.</p> - -<p>Pâle, il demanda:</p> - -<p>—Y a-t-il un malade?</p> - -<p>Personne ne répondit.</p> - -<p>L’autre perdit contenance:</p> - -<p>—Il n’y a pas un monzieur qui est resté dans sa chambre? demanda-t-il -de nouveau.</p> - -<p>Pas un mot ne s’éleva de nos rangs.</p> - -<p>Le pauvre <i>leùtnant</i> ne savait plus où se fourrer, il rougissait, il -demeurait immobile, il nous regardait. Des murmures couraient. Alors il -prit une décision, envoya chercher le contrôle nominatif du trésorier, -et l’appel individuel eut lieu, dans l’ordre alphabétique des noms, -chaque officier appelé sortant de la foule et<span class="pagenum"><a name="page_186" id="page_186">{186}</a></span> se rangeant derrière les -autorités du camp accourues à la nouvelle de la catastrophe. On avait -prévenu le vieil <i>oberst</i>. Les cuisiniers étaient sur le seuil de la -cuisine. Les Boches cachaient mal leur fureur. Nous jubilions. Soudain, -le <i>feldwebel</i> nomma:</p> - -<p>—Monzieur le lieutenant Grampel!</p> - -<p>Nul ne se présenta.</p> - -<p>—Monzieur le lieutenant Grampel! répéta le <i>feldwebel</i>.</p> - -<p>Aussi vainement que la première fois.</p> - -<p>—Il est absent? demanda le leùtnant de service.</p> - -<p>—En permission, lança une voix.</p> - -<p>Le coupable était trouvé. Le lieutenant Grampel, chasseur à pied de la -division Driant, las déjà après quelques jours de captivité, avait pris -la clef des champs. La cage était de fer et le gardien attentif, mais -l’oiseau s’était envolé.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», -arriva, suivi de son officier d’ordonnance qui s’intitulait lui-même, -avec un inimitable accent qui transformait la phrase en une injure -candide, «aide de ce camp». Il s’annonça de loin. Gesticulant et -vociférant, il gourmandait une sentinelle, Dieu sait pourquoi, comme si -elle eût sa part de responsabilité dans la catastrophe. Le vieil -<i>oberst</i> était démonté. Sa voix tremblait de rage mal contenue.</p> - -<p>—Depuis quand est-il absent? nous cria-t-il.</p> - -<p>Il s’imaginait peut-être que nous trahirions notre heureux camarade.</p> - -<p>—Depuis quand?</p> - -<p>Il insistait en brandissant sa canne.<span class="pagenum"><a name="page_187" id="page_187">{187}</a></span></p> - -<p>Comme nous nous contentions de ricaner entre nous, pressés en désordre -autour du vieillard exaspéré, il perdit dans sa colère le peu de -français dont il disposait, et c’est en allemand qu’il nous couvrit -d’invectives, prenant à témoin son bon vieux Gott de la fourberie de ces -Français, pour finir par nous jeter cette insulte:</p> - -<p>—Vous n’êtes pas des gens d’honneur.</p> - -<p>Il croyait, étant de race félonne, que l’évasion s’était produite -pendant la promenade, grâce à la complicité d’un officier qui aurait -signé son engagement et cédé sa place ensuite au lieutenant Grampel, -lequel n’avait rien signé. Il avait tant de confiance dans la discipline -de ses hommes et l’organisation de son service de garde, qu’il ne -pouvait pas admettre d’abord que le lieutenant Grampel fût sorti en -surnombre, au moment du départ de la caravane, au nez et à la barbe de -toute l’administration du camp réunie. Et, après nous avoir copieusement -et bassement injuriés, il conclut:</p> - -<p>—Il n’y aura plus de promenades.</p> - -<p>La conclusion était naturelle. Nous l’attendions. Les promenades furent -en effet supprimées, mais la kantine ne remboursa point les joncs, -piolets et bâtons ferrés désormais sans emploi. C’était autant de gagné -pour elle.</p> - -<p>Cet incident, par la façon dont il s’acheva, prouve le peu de prix que -les Allemands accordent à une parole d’honneur et la facilité avec -laquelle ils imposent aux prisonniers des affronts plus cuisants que des -gifles. Je citerai un autre exemple de cette lâcheté. Il m’est -personnel. Chronologiquement, il n’a pas sa<span class="pagenum"><a name="page_188" id="page_188">{188}</a></span> place ici, mais je ne -pousserai pas plus loin la publication détaillée de mon journal de -captivité. Désormais, je ne veux plus rapporter que les faits saillants -d’où j’ai tiré des impressions vives et de précieux enseignements.</p> - -<p>Dans le courant du mois de juin, nous étions en régime de représailles. -Les douches se trouvaient supprimées. Malade, j’en avais besoin. Mais -les ordres du ministère de la Guerre de Berlin étaient formels: -l’infirmerie ne devait pas me soigner. Néanmoins, à la suite d’une -réclamation que j’avais présentée au délégué de l’ambassade d’Espagne, -lors de sa récente visite, la <i>kommandantur</i> avait décidé de m’envoyer, -deux fois par semaine, à l’établissement de bains communal de -Vöhrenbach. Elle exigeait de moi la promesse écrite et signée, chaque -fois renouvelée, que je ne tenterais pas de fuir depuis le moment où je -quitterais le camp jusqu’au moment où j’y rentrerais. En échange, elle -me ferait accompagner par un soldat sans armes, guide plutôt que -gardien. Le colonel B***, prisonnier de Verdun, qui était le plus ancien -de nous tous et par conséquent notre seul chef, m’avait accordé -l’autorisation de signer la promesse qu’on me demandait. J’acceptais les -formalités fixées naguère pour les promenades.</p> - -<p>Un soldat sans armes, en effet, me conduisit à l’établissement de bains, -qui était situé à l’autre extrémité du village, assez loin du camp. Il y -pénétra en même temps que moi, et il s’installa, d’un air tranquille, -dans la salle d’attente, où traînaient des journaux, tandis que je -m’enfermais dans ma cabine.</p> - -<p>Quelle stupeur, quand j’en rouvris la porte! Un<span class="pagenum"><a name="page_189" id="page_189">{189}</a></span> soldat, un autre, était -là, à deux pas, baïonnette au canon et cartouchières gonflées. Un coup -de matraque sur le crâne ne m’eût pas assommé plus efficacement. Je -n’avais rien à dire à cet homme, qui exécutait un ordre. Je rentrai au -camp, les jambes faibles et le cœur chaviré.</p> - -<p>Je rendis compte au colonel B*** de l’offense qu’on nous avait faite à -tous en ma personne, puis j’allai protester à la <i>kommandantur</i>. Je n’y -trouvai que l’officier censeur. Naturellement il feignit de ne pas -comprendre. L’honnête homme! Il n’était au courant de rien. Il ne savait -même pas que je devais sortir ce matin-là. Son innocence était si -manifeste que ce fut lui pourtant qui me rendit le papier de ma -promesse, car il l’avait devant les yeux, sur sa table de travail. Il -bafouilla des excuses, accusa le chef de poste qui, n’ayant peut-être -pas reçu la consigne nécessaire, avait cru devoir expédier cet autre -soldat en armes. Comme si les Allemands avaient l’habitude de prendre si -peu de précautions, et comme si le chef de poste n’avait pas refermé -lui-même la grille sur mon guide et sur moi! Mais je n’étais pas dupe, -et, tout assuré d’autre part que j’étais de la vanité de ma -protestation, je dis à l’officier censeur que désormais je ne sortirais -plus et que je me plaindrais à l’ambassade d’Espagne. Je ne me dissimule -pas qu’il dut rire de mes prétentions, derrière mon dos.</p> - -<p>A Verdun, des médecins français avaient été pris dans leur poste de -secours avec leur personnel et leurs blessés. On les interna eux aussi -au camp de Vöhrenbach, comme de vulgaires combattants, ce qui était une -atteinte de plus à la Convention de Genève. Je<span class="pagenum"><a name="page_190" id="page_190">{190}</a></span> me rappelle certain -docteur assez âgé, aux digestions délicates, qui mangeait en face de moi -au réfectoire. Il ne cessait de nous énumérer et de nous réciter les -articles de la fameuse Convention que les Allemands violaient sans -vergogne en le traitant ainsi qu’un prisonnier ordinaire. Il consentait -à loger et à prendre ses repas avec nous, si besoin était; mais il -voulait circuler librement dans tout le camp et même, au moins, dans le -village, le jour et la nuit, sans gardien et sans rien promettre. Il -protestait chaque matin auprès du censeur, auprès de l’officier de -service, auprès de «l’aide de ce camp», et auprès du Freiherr von -Seckendorff. Il rédigeait réclamations sur réclamations, qu’il portait -consciencieusement à la <i>kommandantur</i>; et la <i>kommandantur</i>, qui ne lui -cachait même plus combien cette douce obstination l’amusait, jetait au -panier non moins consciencieusement les plaintes du médecin. Ses -confrères et lui subirent le régime commun jusqu’au jour où il plut au -gouvernement impérial et royal de les renvoyer à Lyon, en échange de -quelques-uns des siens.</p> - -<p>Ces anecdotes minimes, je ne songe pas à les comparer au crime des -traités belges déchirés en août 1914. Néanmoins, je ne les juge pas sans -intérêt. Il est certain que l’Allemand est fourbe de naissance, traître -par tempérament, et vil de toutes les manières. Il faut que ces -anecdotes de rien, que tant de prisonniers rapporteront de captivité, -soient connues. Ce n’est point par hasard, ce n’est point par un besoin -immédiat et temporaire, ce n’est point par nécessité militaire et parce -que la fin justifie les moyens, que l’Allemagne a trahi la parole -qu’elle avait donnée à la Belgique.<span class="pagenum"><a name="page_191" id="page_191">{191}</a></span> C’est parce que chez elle la -duplicité, la ruse, le mensonge et l’ignominie vont de pair avec -l’appétit et la violence. Avant 1914, cachant son hypocrisie autant que -sa brutalité, l’Allemagne était enchaînée. La guerre, tant attendue, l’a -libérée de toute contrainte et lui a ôté son masque. Nous l’avons vue -telle qu’elle était et telle qu’elle est. Et qu’on ne vienne pas nous -chanter que cette Allemagne bestiale et sournoise est l’œuvre d’un -kaiser, d’une dynastie ou d’une caste. Nous, prisonniers meurtris par -les Allemands à chaque heure de notre captivité, nous savons que le plus -modeste des paysans de Saxe, que le plus humble des ouvriers de Bavière -et que le plus petit des employés de commerce du Hanovre sont, au même -titre que le plus grand des hobereaux prussiens, des hommes méchants et -sans honneur, jaloux et sans humanité, et qu’ils ont tous une âme de -tortionnaires, s’ils ont une âme. Je m’exprime ici sans passion, je le -jure. J’ai longtemps attendu avant de livrer au public mes impressions -de captif. Je les ai longuement portées. Depuis plus de sept ans, je -suis sorti des prisons allemandes. Mais, aujourd’hui, 15 mars 1924, en -relisant les notes que j’écrivais en 1916, je ne trouve pas un mot à y -effacer. Les Allemands ont trompé le monde. Ils le trompent encore. Et -je le dis à ceux qui m’écoutent: méfiez-vous d’eux toujours, quel que -soit le nouveau masque qu’ils se posent sur le visage.</p> - -<p>Les Allemands ne croient pas à l’honneur, qui est une religion pour ceux -qui n’en ont pas d’autre. Ils n’ont pas le respect des choses -religieuses. Le peuple qui a tiré sur la cathédrale de Reims et sur tant -d’églises est un peuple sans foi ni Dieu. Cependant, ce crime<span class="pagenum"><a name="page_192" id="page_192">{192}</a></span> est si -monstrueux, qu’on pourrait supposer qu’ils avaient perdu le sens commun -quand ils l’accomplissaient. Et peut-être, dans l’humble vie -quotidienne, sont-ils les fidèles agenouillés que l’on sait d’un Dieu -qu’ils vénèrent et redoutent? Il n’en est rien. Sans rappeler ici -l’attitude saugrenue des gros dignitaires de l’église allemande pendant -la guerre, on a le droit d’affirmer que protestants du Nord et -catholiques du Sud se rejoignent au même point. Certes, tous font -étalage d’une foi solide. Ainsi, par exemple, dans les camps allemands -on honore les prêtres français qui sont si mal honorés en France. Quel -que soit leur grade ou leur emploi, on les incorpore au milieu des -officiers, et, s’ils n’étaient que brancardiers de deuxième classe au -front, on leur verse la solde d’un sous-lieutenant. Tellement -l’Allemagne veut signifier qu’elle a pour les représentants du culte un -zèle que n’ont même pas ses ennemis. Mais là se borne sa charité -chrétienne, qui prend la figure d’un opportunisme très politique.</p> - -<p>Il y avait à Vöhrenbach plusieurs prêtres français. L’un d’eux était -capitaine d’infanterie et l’autre sous-lieutenant; dont les Boches -apitoyés enrageaient; car comment peut-on être assez barbare pour forcer -des hommes de Dieu à tenir un fusil ou un sabre? Ils ne songeaient pas -en effet que leur cause ne devait rien avoir de sacré, en dépit de leurs -déclamations tapageuses, pour qu’un prêtre fît œuvre pie en les -combattant. Ils acceptaient cependant deux autres ecclésiastiques, qui -portaient le brassard des infirmiers. Or, le dimanche, on transformait -en chapelle un coin du réfectoire afin que nous eussions notre<span class="pagenum"><a name="page_193" id="page_193">{193}</a></span> messe: -les Allemands ont de ces soucis déconcertants. Mais aucun de nos quatre -prêtres n’était autorisé à la dire pour nous. Le curé de Vöhrenbach se -dérangeait, nous bâclait le saint mystère en cinq secs, et nous -offusquait les yeux d’une chasuble d’un bleu de Prusse outrageant. -Visiblement, la corvée lui déplaisait. Bientôt, il cessa de venir, par -bonté d’âme. Il fallut tolérer les services d’un prisonnier. La -<i>kommandantur</i> y consentit enfin, mais, de l’<i>Introïbo</i> jusqu’à l’<i>Ite, -missa est</i>, un officier allemand, capable de comprendre le sermon du -prêtre et nos cantiques militaires, assistait à la cérémonie, et, le -plus souvent, cette mission était confiée au médecin du camp, le doktor -Rueck, qui était juif.</p> - -<p>L’abbé T*** était sous-lieutenant. Belle et grande figure, noble -caractère. Un jour, au cours d’une conversation familière avec des -camarades, il employa l’adjectif «boche» à propos de je ne sais quoi. -Depuis 1914, le mot est passé dans la langue, mais il blessait -profondément nos ennemis, et il nous était interdit de le prononcer. Or, -le doktor Rueck avait entendu l’abbé T***. Il courut à la -<i>kommandantur</i>. Sans aucune considération religieuse ou sentimentale, le -Freiherr von Seckendorff, catholique fervent, infligea au coupable six -jours d’arrêts de rigueur et lui défendit de dire la messe pendant deux -semaines. Qu’on décide après cela de la valeur des grimaces allemandes!<span class="pagenum"><a name="page_194" id="page_194">{194}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XV" id="CHAPITRE_XV"></a><i>à Pierre Ladoué</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XV<br /><br /> -<small>AUTRES TÊTES DE BOCHES</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>Avril 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>La kantine était le point vital du camp de Vöhrenbach. De là, tout -sortait: les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets -dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que -les exigences de la <i>kommandantur</i> nous laissaient d’argent disponible -sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que -ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un -prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en -1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas -l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en -tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne -recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En -pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait: -cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour -le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum -pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et -pour l’en<span class="pagenum"><a name="page_195" id="page_195">{195}</a></span>tretien de la bibliothèque, et vous verrez que le -sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le -jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.</p> - -<p>Elle comprenait deux rayons bien distincts: le bazar et le bar. Au -bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et -gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se -tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne -franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait. -Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée -qu’il était aidé par la douce <i>kommandantur</i>. C’était un juif de -Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son -magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre, -l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des -bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire -suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines! Je -n’insisterai pas davantage: ainsi présenté, notre bonhomme est assez -beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui -qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait -bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce -sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix -serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait -les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant -trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.</p> - -<p>La <i>kommandantur</i> avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine -comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à -moins d’hésitations.<span class="pagenum"><a name="page_196" id="page_196">{196}</a></span> Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait -comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses -affaires, consistait à vendre en série. Voici comment.</p> - -<p>J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard, -pour nous les offrir le jour même où la <i>kommandantur</i> organisait des -promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les -cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un -matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils -photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer -les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme -des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les -formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de -photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines; puis, comme -la vente ne rendait plus, la <i>kommandantur</i> interdit la photographie et -donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour -les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et -qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De -même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début, -ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un -prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques, -de luxueux et de divins; puis, tout le monde étant servi, la -<i>kommandantur</i> nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises -longues.</p> - -<p>Le plus souvent, la <i>kommandantur</i> interdisait sans commentaires -l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois,<span class="pagenum"><a name="page_197" id="page_197">{197}</a></span> on daignait nous communiquer -les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde: nécessité -de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les -ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la -kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour -travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus -m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons -et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une -plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au -kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la -Guerre interdisait la vente de l’étain.</p> - -<p>Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp -nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus -commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de -l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en -plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin, -les prisonniers ne pourraient plus acheter de <i>Brennspiritus</i>. Et il en -était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait, -à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en -série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation -intensive et raisonnée des prisonniers de guerre.</p> - -<p>Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne -peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et -mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve -aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son -collègue le bijoutier du bazar.<span class="pagenum"><a name="page_198" id="page_198">{198}</a></span> Mercanti, et rien de plus, il ne se -souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle -ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa -mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était -précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au -camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les -plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans -dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait -immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal, -c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur -offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient -contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait -et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la -détente; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une -beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers -français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui -couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on -se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que -pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins -artificiels.</p> - -<p>Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait -le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette -expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du -bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach. -Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en -satisfaction de soi-<span class="pagenum"><a name="page_199" id="page_199">{199}</a></span>même, il était toutefois plus rose de chair que son -comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance -indéniable, quoique malheureuse.</p> - -<p>Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne, -avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses -soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines -que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y -aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On -racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un -détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il -avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans -le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au -bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son -compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme -d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux -troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y -envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un <i>feldwebel</i> allemand -s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français, -à «faire kamarad». Je doute que des prisonniers boches aient vu en -France des tableaux aussi joyeux.</p> - -<p>Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut -reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de -la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses -dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée -en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos -sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur -prescrivait de fuir<span class="pagenum"><a name="page_200" id="page_200">{200}</a></span> notre conversation. Mais il n’est pas de règlement -qu’on ne tourne, même en Allemagne.</p> - -<p>La garde du camp était confiée à des hommes de la <i>landsturm</i>. -Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le -front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir -d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain -les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les -Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle -d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de -la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une -espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le -devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux -vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui -ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les -morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être -trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond -d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un -prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour -tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut -avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance.</p> - -<p>Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit -plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre -militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on -parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au -garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération<span class="pagenum"><a name="page_201" id="page_201">{201}</a></span> de l’officier, -qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un -officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse, -on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader -grâce à la connivence d’une sentinelle: ils lui donnaient une -cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et -promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une -somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait -pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils -paraissent, ces prodiges furent réalisés; néanmoins, je m’empresse de -l’ajouter, assez rarement.</p> - -<p>Les hommes de garde, dont la <i>kommandantur</i> n’avait pas tort de -suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient -des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui -les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait -partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de -corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les -prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours -d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach -ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle, -d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol.</p> - -<p>Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», n’avait sans doute -pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait -les sentinelles de criailleries continuelles.</p> - -<p>A chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il -brandissait sa canne, et les éclats de sa colère<span class="pagenum"><a name="page_202" id="page_202">{202}</a></span> s’entendaient de loin. -Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il -les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un -exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait:</p> - -<p>—<i>Posten!</i></p> - -<p>Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles -répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police -sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans -toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les -alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du -poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans -ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels: <i>Balai -Hygiénique</i> et <i>Makoko</i>.</p> - -<p>Le <i>Balai Hygiénique</i> tirait son nom de la forme de sa barbe, qui -singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les -meubles d’un salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les -prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait -que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de -garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il -nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous. -Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase, -qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs -officiers entendirent. Il disait:</p> - -<p>—Ils se plaignent de la nourriture? Si j’étais le commandant du camp, -il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés.<span class="pagenum"><a name="page_203" id="page_203">{203}</a></span></p> - -<p>Le <i>feldwebel</i> de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions -<i>Makoko</i>, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et -crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait -d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces -mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous -trompions, le <i>Makoko</i> devenait un mystère ethnographique. Son emploi -d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait -d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier -jour des représailles. Aussi <i>Makoko</i> se rendait-il indispensable en -remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et -méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées.</p> - -<p>Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition -évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à -la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune -turpitude: par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine -native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du -besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait.<span class="pagenum"><a name="page_204" id="page_204">{204}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XVI" id="CHAPITRE_XVI"></a><i>à Adolphe Boschot</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XVI<br /><br /> -<small>LE RÉGIME DES REPRÉSAILLES</small></h2> - -<p>L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable -de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle -détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté -pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre -décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos -misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers. -S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des -loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent -retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce -danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible: ce que nous -appelons «chantage», elle le qualifia «représailles».</p> - -<p>La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est -pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents -transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin -ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et -telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que -l’ordre sera rapporté quand tel<span class="pagenum"><a name="page_205" id="page_205">{205}</a></span> camp de France aura reçu telle et telle -amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche -envoyait à son père. Il disait: «En un mot, on ne se fait aucune idée en -Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les -autorités responsables devraient prendre des mesures de -représailles<a name="FNanchor_E_5" id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas -beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes -accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre -nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien: «Les autorités -responsables devraient prendre des mesures de représailles.» Les -autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités -françaises, comment agissaient-elles? Elles capitulaient. L’Allemagne -obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les -représailles imposées aux prisonniers français étaient levées.</p> - -<p>—Que demandez-vous de plus? dira-t-on.</p> - -<p>Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles. -Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni -meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus -maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les -prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que -les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez! En outre, il nous -répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât: nous sentions -que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux -yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la -volonté de vaincre, et les<span class="pagenum"><a name="page_206" id="page_206">{206}</a></span> hommes du gouvernement, ministres, députés -et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les -portes toutes grandes à l’enthousiasme français. A la France, qui se -retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva, -l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, barbons de la défaite de -1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la -Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est -plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre -simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à -l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les -anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la -France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener -à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la -diplomatie, ce bridge où la France était toujours «le mort». La faillite -de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates. -Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite -de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le -gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine.</p> - -<p>Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse, -l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du -front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle -manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits -louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons -et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes -et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et<span class="pagenum"><a name="page_207" id="page_207">{207}</a></span> blessait les -guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes -servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles, -elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle -faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en -représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France -une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les -tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte -que l’Allemagne atteignait un double but: elle obtenait des douceurs -pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les -familles tremblaient pour leurs prisonniers: chaque mois leur apportait -de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits -avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France. -Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des -représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous -supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis -personnels de prisonniers.</p> - -<p>La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face -des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait -guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait, -elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre -elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles -mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd -répondit:</p> - -<p>—Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je -modifie mes habitudes. Dorénavant, TOUS les officiers allemands que je -détiens<span class="pagenum"><a name="page_208" id="page_208">{208}</a></span> seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les -logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints -aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils -n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de -victuailles. J’ai dit.</p> - -<p>Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les -représailles des Russes furent levées.</p> - -<p>Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie? Point -d’interrogation que nous nous posions souvent. A l’heure actuelle, au -moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le -problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui -ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du -mystère. Tant que l’<i>Action Française</i> a prêché dans le vide, tant que -ce magnifique vieillard de Clémenceau qui lui, seul de toute la -politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne -s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est -une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clémenceau ont -sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux -dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916, -au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne, -pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser. -Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non -les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux -prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui -nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos -peines.<span class="pagenum"><a name="page_209" id="page_209">{209}</a></span></p> - -<p>Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait -connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les -camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le -même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme -de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en -Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge -ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des -marécages; où ils devaient tout faire sans aucun secours; où ils -devaient se construire un refuge contre les intempéries; où ils ne -recevaient plus de nouvelles de France; où ils étaient séparés du reste -des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules -tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous -aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la -main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous -ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une -réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait, -parce qu’ils ne la comprenaient point.</p> - -<p>Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L*** -réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et -leur communiqua les ordres de la <i>kommandantur</i>. Les officiers allemands -du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en -France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient -mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp -de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands -daigneraient reconnaître que le camp de<span class="pagenum"><a name="page_210" id="page_210">{210}</a></span> Saint-Angeau était devenu -tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour -signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans -scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites.</p> - -<p>Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à -dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations -qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin! -l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté; car nous ne -doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de -mouvement.</p> - -<p>La joie nous tenait.</p> - -<p>—Où est ce Saint-Angeau?</p> - -<p>—En Auvergne.</p> - -<p>—Dans le Cantal.</p> - -<p>—Vive Saint-Angeau!</p> - -<p>—Ah! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches?</p> - -<p>—Chacun son tour.</p> - -<p>—On les aura.</p> - -<p>Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations, -qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule.</p> - -<p>—Saint-Angeau!</p> - -<p>Le <i>Lièvre effrayé</i>, qui était de service, avait l’air plus effrayé que -jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient.</p> - -<p>—On les aura!</p> - -<p>L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles -durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les -ordres de la <i>komman<span class="pagenum"><a name="page_211" id="page_211">{211}</a></span>dantur</i> nous égayaient. Chaque semaine nous donnait -une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne -changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous, -à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On -espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie.</p> - -<p>Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à -une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais -plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On -nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits -sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme -à Saint-Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures; mais, -bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. A Saint-Angeau, -les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole. -Nous, nous avions deux lampes électriques; on nous supprima une ampoule. -On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos -vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à -Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne -s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à -travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce -refrain narquois, imité de l’<i>A Ménilmontant</i> d’Aristide Bruant:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>La <i>kommandantur</i> s’inquiétait de cet état d’esprit. A chaque brimade -qu’elle ordonnait, on sentait qu’elle<span class="pagenum"><a name="page_212" id="page_212">{212}</a></span> redoutait une explosion. -L’affichage du nouveau règlement excitait un enthousiasme délicieux. Le -papier, rédigé en français, s’il vous plaît, disait gentiment:</p> - -<p>«<i>Vous mangerez sur vos chambres. Le réfectoire ne servira que comme -passage pour la kantine. Les billards seront supprimés, tandis que le -piano restera à votre disposition. La vente à la kantine de friandises, -comme par exemple de sardines et autres objets de luxe</i> (sic), <i>sera -supprimée; les confitures seront vendues comme jusqu’ici</i>.»</p> - -<p>Pouvions-nous pleurer devant des textes pareils? La <i>kommandantur</i> ne -comprenait pas notre hilarité.</p> - -<p>Pour que les représailles de Vöhrenbach eussent plus de poids sur le -gouvernement de Paris, une cinquantaine de «personnalités politiques et -militaires» allaient grossir notre effectif. Nous attendions le colonel -Colignon, que les Boches poursuivaient d’une haine spéciale, et le -lieutenant Delcassé, fils du ministre, qu’ils envoyaient dans les camps -les plus durs.</p> - -<p>En revanche, les Russes et les Anglais nous quittaient. Ils demandèrent -à partager nos peines et à rester parmi nous: beau geste, qui en dit -plus long que toutes les phrases sur la fraternité des alliés. Mais ils -partirent, le 18 avril, dans la matinée: Berlin les expédiait ailleurs. -Quel émouvant départ! Ils étaient dans la cour. Nous les entourions. Le -vieil <i>oberst</i> Freiherr von Seckendorff nous regardait d’un air peu -rassuré. Quatre Anglais avaient l’intention de s’évader, en sautant du -train en marche. L’un d’eux ne cachait même pas le pantalon de civil -qu’il portait sous son manteau d’aviateur. Quand ils franchirent la -grille<span class="pagenum"><a name="page_213" id="page_213">{213}</a></span> du camp, toutes les fenêtres étaient noires de têtes penchées, -et, soudain, jailli de toutes les bouches, le <i>God save the King</i> éclata -par-dessus le camp, vers nos compagnons fidèles qui, de loin, nous -répondaient en agitant leurs mouchoirs, et en criant: «Vive la France!» -La neige tombait. Le vieil <i>oberst</i> demeurait immobile au milieu de la -cour. Quelles réflexions pouvaient l’occuper?</p> - -<p>Dans l’après-midi, la manifestation eut encore lieu, mais pour saluer -l’arrivée des camarades qu’on nous avait promis. Ils s’avançaient, masse -épaisse, capotes bleues, képis rouges, escortés par une ribambelle de -gosses curieux du spectacle, car tout Vöhrenbach était sur des épines. -Une <i>Marseillaise</i> immense courut à la rencontre de nos frères. La -kommandantur devenait folle. Le poste sortit en armes. Les soldats -firent entrer à coups de crosse les nouveaux prisonniers, que cette -réception étonna. Ils nous l’avouèrent par la suite. Ils n’avaient -jamais rien vu de pareil. Et pourtant c’étaient d’anciens prisonniers. -Ils venaient de Heidelberg, mais il n’y avait parmi eux ni le colonel -Colignon, ni le lieutenant Delcassé, ni aucune célébrité politique ou -militaire. Sans doute réservait-on le lieutenant Delcassé pour un camp -mieux choisi. Car il épuisa toutes les représailles, jusqu’au jour où on -l’envoya enfin en Suisse; mais on l’y envoya trop tard; il y mourut: les -Boches l’avaient tué.</p> - -<p>Le soir, dans toutes les chambres, au milieu d’un fouillis de sommiers, -de couvertures, de malles, de valises, et d’ustensiles de cuisine, on -chantait. Le chef de poste monta pour nous prier de nous taire. Dans la -plupart des chambres, il fut conspué. Comme le<span class="pagenum"><a name="page_214" id="page_214">{214}</a></span> réfectoire nous était -désormais fermé, on nous avait distribué des gamelles réglementaires. -Elles devinrent des instruments de musique. L’officier de service, -l’invraisemblable <i>Barzinque</i>, dit <i>Sabre de Bois</i>, toujours si plein -d’importance, resta prudemment couché, ce soir-là. Un vent douteux -soufflait sur le camp.</p> - -<p>La journée du 19 avril ne fut pas plus calme. Les nouveaux prisonniers -n’étaient pas habitués à ces manières. Ils n’auguraient rien de bon du -scandale. Ils descendirent pourtant à l’appel du matin, comme les -autres, avec leur gamelle à la main. On avait l’impression que le -moindre geste maladroit provoquerait une révolte. Il y avait de la -poudre dans l’air. Nous étions prêts à tout. Le train de l’après-midi -nous amena encore une dizaine de camarades du camp de Villingen. Comme -la veille, la <i>Marseillaise</i> déferla sur nos gardiens désorientés. Comme -la veille, le poste sortit, mit baïonnette au canon, chargea sur ceux -d’entre nous qui s’attardaient dans la cour, et toute une escouade tint -nos fenêtres sous la menace des fusils. Le vieil <i>oberst</i> s’arrachait -les cheveux. L’aide de ce camp se démenait de droite et de gauche. -Monsieur le Censeur contractait plus que jamais ses mâchoires carrées, -et <i>Barzinque</i>, devenu enragé, hurlait des choses inintelligibles. Et -tous percevaient par moments le refrain goguenard:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Cependant, comme à Saint-Angeau, les restrictions s’accumulaient. Nous -mangions dans nos chambres. La musique fut interdite. Interdits, les -fauteuils et<span class="pagenum"><a name="page_215" id="page_215">{215}</a></span> les chaises-longues. Interdit, le tennis; interdits, les -agrès de gymnastique. La salle de douches fut fermée. Les lavabos furent -fermés. On ne laissa qu’un robinet dans la cour. Ce robinet fut cause de -scènes épiques. Les prisonniers faisaient leur toilette en plein air, -et, comme ils n’avaient aucune raison de cultiver la crasse ou de -ménager la pudeur des populations, la plupart exhibaient aux quatre -points cardinaux leur nudité totale. Vociférations, cris, grincements de -dents, tout fut vain. Mais la <i>kommandantur</i> rouvrit la porte des -lavabos.</p> - -<p>—On les aura! fut le mot de cette victoire.</p> - -<p>Nous tenions ferme. Les Boches aussi. Ils n’étaient pas satisfaits des -lettres que nous avions écrites en France. Il y avait de quoi. Aucun de -nous ne se plaignait. Nous avions profité de l’aubaine de ces trois -lettres pour nous délivrer par avance de tout ce que nous ne pourrions -plus dire, puisque désormais nous n’aurions plus droit qu’à une carte de -dix lignes toutes les semaines. Et tous nous nous étions arrangés pour -que nos familles ne s’alarmassent point.</p> - -<p>Les représailles continuaient. Les contre-ordres suivaient les ordres. -On ne s’y retrouvait plus. On nous rendit le réfectoire, parce que nous -gâtions le plancher des chambres et parce que nous réclamions le -remboursement du matériel que nous avions payé. Le colonel B***, le plus -ancien d’entre nous, fut écroué dans la cellule des arrêts de rigueur -sans motif spécial.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -<span class="pagenum"><a name="page_216" id="page_216">{216}</a></span></div></div> -</div> - -<p>Les mauvaises nouvelles dont les Boches nous faisaient part nous -réjouissaient. Et notre plaisir n’avait plus de bornes, quand nous -apprenions de bonnes nouvelles de France. Or, nous sûmes que deux des -officiers anglais qui devaient s’évader en quittant Vöhrenbach, étaient -en sûreté à Berne: la kommandantur en fut charitablement informée. Des -troupes russes avaient débarqué à Marseille: nous ne pouvions pas ne pas -célébrer ce succès qui coïncidait avec la fête de Pâques. Le lendemain, -les journaux ne nous furent pas distribués. La vente de l’alcool à -brûler cessa. Le général commandant le XIVᵉ corps d’armée nous inspecta -le 24 avril. On nous permit d’écrire une nouvelle lettre en France. -Personne n’écrivit. Les Boches étaient furibonds. Le 28, un colonel, du -cabinet du ministre de la Guerre, nous inspecta. Évidemment, on voulait -constater les progrès du régime. Le colonel en fut pour son voyage. On -nous retira les serviettes de toilette que l’administration nous -fournissait gratuitement, et l’on nous rappela que la kantine en -vendait. La <i>kommandantur</i> était assaillie de réclamations. L’un -exigeait la nourriture que les officiers allemands avaient à -Saint-Angeau. L’autre se plaignait de l’éclairage électrique et voulait -une lampe à pétrole.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>La prairie nous était consignée. Une barrière limitait la zone de nos -promenades circulaires. Les gens du village, plus que jamais, -s’approchaient des fils de fer pour mieux nous voir. Le bruit de nos -manifestations bouleversait les civils. Un groupe de jeunes gens passa<span class="pagenum"><a name="page_217" id="page_217">{217}</a></span> -devant le camp en chantant la <i>Wacht am Rhein</i>. Nous répondîmes en -chantant la <i>Marseillaise</i> une fois de plus. On nous défendit de la -chanter, sous peine des pires châtiments. Le capitaine Chéron porta une -lettre de protestation à la <i>kommandantur</i>: il fut expédié dans un camp -de représailles plus rudes, en Pologne.</p> - -<p>Au milieu de l’effervescence générale, des évasions ajoutaient leur -pittoresque. Un même soir, à la tombée de la nuit, trois officiers -franchirent les clôtures. Comme par hasard, les lampes à arc refusèrent -de s’allumer dans la cour. L’électricien cherchait en vain les causes de -l’accident. On crut à une manœuvre d’un prisonnier. Toute la garnison de -Vöhrenbach prit les armes et accourut au pas gymnastique. On craignait -une mutinerie. On alluma des torches. On organisa des patrouilles. On -doubla les sentinelles. Tout le monde était aux abois. La femme du -censeur assistait à l’alerte. Des cris montaient:</p> - -<p>—<i>Posten! Posten!</i></p> - -<p>—<i>Posten!</i></p> - -<p>Nuit superbe. A dix heures et demie, <i>Barzinque</i> s’aperçut que deux -officiers manquaient. Il était fou de joie. Tout le camp respira. On -s’attendait à une catastrophe, et il ne s’agissait que d’une évasion! La -tragédie s’achevait en farce. Seul, le vieil <i>oberst</i> Freiherr von -Seckendorff, dit <i>Kœniggraetz</i>, ne riait pas.</p> - -<p>Le jour vint où l’on nous distribua les fameuses paillasses dont on nous -menaçait depuis longtemps. Au lieu de paille, elles contenaient des -copeaux, qu’on nomme là-bas <i>Baùmwolle</i>, ou laine de bois. Quel pays! -Cela produisit de nouvelles réclamations: nous vou<span class="pagenum"><a name="page_218" id="page_218">{218}</a></span>lions de la paille, -comme à Saint-Angeau. Mais on eût été bien gêné de nous en fournir.</p> - -<p>Une espèce de rythme animait les représailles. On nous rendait ceci -d’une main, pour nous prendre cela de l’autre. Ainsi, l’on nous permit -de jouer au billard et d’user des agrès de gymnastique, mais on -suspendit le paiement des mandats jusqu’à une date indéterminée. Le 5 -juillet, on nous restitua les châlits, sans toutefois nous desserrer. Le -7, on nous annonça solennellement que les représailles pour la -correspondance étaient levées et que, sous peu de temps, le camp de -Vöhrenbach redeviendrait un camp ordinaire. Que s’était-il donc passé? -Rien, hormis que les Français et les Anglais avaient attaqué sur la -Somme, et l’offensive tournait mal pour l’Allemagne. La France s’était -redressée après Verdun et donnait un coup de boutoir. L’Allemagne -n’avait donc plus d’amis là-bas? Mais alors, la prudence conseillait -peut-être de se montrer moins dur pour les prisonniers français? -L’Allemagne voyait chaque jour ses hommes et ses officiers s’en aller -vers les camps de France. Il était temps sans doute de lâcher un peu les -brides. Éternelle politique des Boches! Quand la fortune leur souriait, -ils se montraient impitoyables. Quand leurs affaires se brouillaient, -ils s’humanisaient. Quel prisonnier n’a pas observé les effets de cette -loi de la balance dans les camps en Allemagne?</p> - -<p>L’offensive de la Somme amena la fin de nos représailles le 29 juillet. -La vie normale allait recommencer à Vöhrenbach, sauf pour la musique et -les douches, dont l’interdiction subsistait. Le 30, on réorganisa des -promenades à l’extérieur. Décidément l’offensive<span class="pagenum"><a name="page_219" id="page_219">{219}</a></span> des alliés était -sérieuse. Hélas! nos espoirs s’effondrèrent. Le 9 août, on arrêta les -promenades. Le 27, on nous signifia qu’à l’avenir nous ne pourrions plus -sortir dans la cour après six heures du soir, comme à Saint-Angeau. Les -Boches reprenaient du poil de la bête. L’offensive ne les inquiétait -plus. Enfin, le 14 septembre, ils étalèrent de nouveau toute leur -sereine cruauté, en nous infligeant la mesure la plus barbare de toutes: -suppression totale des soins du dentiste, <i>même dans les cas graves</i>. -L’ordre du ministre, en date du 5 septembre, disait textuellement: -«<i>Selbst in schweren Fällen</i>». Après cela, on n’a plus qu’à tirer -l’échelle.</p> - -<p>Disons vrai: il y eut des représailles plus sombres que celles du camp -de Vöhrenbach. Néanmoins, celles que j’ai essayé de décrire ici -suffirent pour ébranler le système nerveux de plus d’un prisonnier. On -ne vit pas impunément avec l’esprit toujours tendu contre un ennemi -sournois qu’on veut dérouter et humilier. Tant que les mauvais jours -durent, on se tient droit, on subit le choc, on fait tête, on riposte. -Mais ensuite, quand la fièvre tombe, quand le calme renaît, quel -écroulement sinistre! Des officiers y ont perdu la raison. D’autres y -ont gagné des neurasthénies incurables. Tous y ont laissé un peu de leur -force. Si c’est ce que l’Allemagne désirait, elle est arrivée à ses -fins. Mais espérait-elle autant de succès, quand ceux de Vöhrenbach lui -jetaient au nez leur:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_220" id="page_220">{220}</a></span></p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span> -</div></div> -</div> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XVII" id="CHAPITRE_XVII"></a><i>à René Le Gentil</i>.<br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XVII<br /><br /> -<small>LA VIE QUOTIDIENNE</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>Octobre 1916.</i>)<br /> -</p> - -<p>Même pendant les représailles, les journées de Vöhrenbach étaient -longues. Le problème de chaque matin comportait des solutions -restreintes et peu variées, et plus d’un prisonnier se demandait au -réveil par quels chemins il arriverait à l’appel du soir. Les travaux -intellectuels, qui semblent les seuls raisonnables, finissent vite par -fatiguer. Il n’est pas de pire endroit qu’une prison pour se pousser -dans la connaissance du Dalloz ou pour se pénétrer des secrets du moteur -à explosion. Quant aux lectures simples, elles supposent une santé -physique et morale qu’on n’a pas toujours. Et l’on en vient tout -naturellement à bricoler. Plus d’un officier rapportera de sa captivité -un violon d’Ingres.</p> - -<p>Les Russes avaient mis à la mode l’art des tapis. Les blessés aussi, -dans les hôpitaux de France, exécutaient de ces réseaux de fils de coton -ou de soie. Les ventes de charité vous en ont donné le dégoût. Pour un -prisonnier, la confection d’un petit tapis était son premier travail -manuel. Il en achevait deux ou trois,<span class="pagenum"><a name="page_221" id="page_221">{221}</a></span> de la taille d’un mouchoir de -poche, et, pour passer à un autre genre d’exercice, il accrochait au mur -son métier rectangulaire ou octogonal qui ne servirait plus. D’autres -soucis l’appelaient. Généralement, il se tournait soit vers le <i>Tarso</i>, -soit vers le <i>Kerbschnitt</i>.</p> - -<p>Le <i>kerbschnitt</i>, c’est la sculpture par entailles. On prend une planche -de noyer d’Amérique, qui est une matière tendre, on y trace des dessins -géométriques, et, avec un canif spécial, on creuse le bois. On obtient -ainsi des panneaux qui rappellent certaines armoires bretonnes ou des -bahuts basques. Une importante maison allemande alimentait la kantine en -objets bruts, mais ornés de dessins tout prêts, que l’artisan n’avait -plus qu’à sculpter: coffrets de toutes les tailles et de toutes les -formes, petits bancs, ronds de serviettes, nécessaires de bureau, cadres -à portraits, porte-manteaux, tabourets, et jusqu’à des fauteuils et des -tables. La kantine procurait tout ce qu’on désirait.</p> - -<p>Le <i>tarso</i> est plus délicat, sans exiger un apprentissage -extraordinaire. On prend une planche de noyer d’Amérique; on y trace un -dessin quelconque: fleurs, fruits, guirlandes, paysages; avec un couteau -à lame minuscule, on marque une incision profonde le long de toutes les -lignes du dessin; ensuite, soit avec des liquides particuliers, soit -avec des couleurs à l’eau, on peint le motif à volonté; enfin, quand la -peinture est sèche, on vernit la planche avec du vernis-tampon, à la -manière des ébénistes. Il faut des jours, et des semaines quelquefois, -pour que le résultat soit satisfaisant. Mais alors le succès récompense -l’ouvrier; le vernis s’est étalé merveilleusement, il a comblé les -incisions marquées par le couteau, et le panneau<span class="pagenum"><a name="page_222" id="page_222">{222}</a></span> terminé imite, à s’y -tromper, la marqueterie. Les objets qu’on traite au <i>tarso</i> sont les -mêmes que ceux qu’on sculpte. On en vend qui sont préparés. Mais rien ne -vous empêche d’effacer la garniture boche avec du papier de verre et de -la remplacer par une décoration de votre goût. Les raffinés vont plus -loin, et, dans ces incisions au couteau qui doivent abuser le regard, -ils introduisent de l’étain ou du cuivre. L’effet n’est peut-être pas -plus heureux, mais l’achèvement de l’œuvre demande plus de temps, et le -prisonnier ne souhaite pas autre chose.</p> - -<p>Ce ne sont là qu’ouvrages de jeunes filles. D’aucuns, plus ambitieux, -construisent eux-mêmes les coffrets avant de les décorer et de les -vernir. Ils achètent à la kantine une planche de noyer, ou de poirier, -ou de citronnier, ou d’acajou, ou de palissandre, de l’épaisseur et des -dimensions qu’il leur plaît, car la kantine fournit tout, et ils -exécutent le montage de la boîte dont ils rêvent, en queue d’aronde, -comme les meilleurs professionnels. De la boîte au meuble, la distance -n’est pas grande. Des officiers ont construit de jolies choses au milieu -des laideurs qui les entouraient, et j’ai vu des classeurs ou des -étagères qui étaient de véritables objets d’art. Cependant que certains -s’usaient les yeux sur des dentelles compliquées, d’autres -s’appliquaient à ces sparteries d’aspect rude qu’on nomme du <i>makramé</i>, -et quelques-uns, qui ne doutaient de rien, s’exerçaient à relier en -toile ou en cuir les livres de la bibliothèque ou de leurs camarades.</p> - -<p>Mais tout camp de prisonniers possède des spécialistes auxquels tout le -monde pense et dont personne ne parle: ce sont les topographes, qui, -parmi les gar<span class="pagenum"><a name="page_223" id="page_223">{223}</a></span>diens qui vont et viennent, trouvent le moyen de -reproduire à la main, à un nombre indéterminé d’exemplaires, la carte -indispensable à celui qui va s’évader. Ils se dévouent pour tous avec -une ardeur que rien ne démonte. Le temps n’a plus de prix en prison. Une -carte est-elle découverte par la kommandantur? Peu importe. Le -topographe en reproduit une nouvelle, et l’incident est clos.</p> - -<p>Enfin, bon nombre d’officiers tiennent un journal de captivité en double -ou en triple expédition, de crainte que l’une d’elles ne soit confisquée -par les Boches trop curieux. On collectionne les ordres odieux, les mots -significatifs, les anecdotes ridicules. Celui-ci inscrit ponctuellement -sur un carnet les menus qu’on lui a servis depuis qu’il est en -Allemagne; un autre enregistre le contenu des colis qu’il reçoit de -France; un troisième possède tous les communiqués officiels, aussi bien -ceux des empires centraux que ceux des puissances de l’entente, et l’on -a souvent recours à lui pour trancher une discussion d’où l’on ne -sortait pas.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les prisonniers ont le droit de s’abonner à des gazettes dont la -kommandantur autorise la lecture. On s’arrange pour que, dans une même -chambre, on ait des feuilles différentes, afin de pouvoir confronter les -nouvelles, et tel s’abonne pour un mois à la <i>Frankfùrter Zeitùng</i> ou à -la <i>Koelnische Zeitùng</i>, terrible aux Français, et tel choisit le <i>Lokal -Anzeiger</i> de Berlin, qui est un organe officieux, ou la <i>Neùe<span class="pagenum"><a name="page_224" id="page_224">{224}</a></span> Freie -Presse</i> de Vienne, tandis que tel enfin préfère <i>Der Bùnd</i> de Berne. On -ne peut pas lire tous les journaux allemands: le <i>Vorwaerts</i>, par -exemple, et les cahiers où pérore Maximilien Harden nous sont interdits. -En revanche, certaines feuilles suisses, telles que le <i>Bùnd</i> ou le -<i>Berner Tagblatt</i>, sont permises. Inutile, j’imagine, d’insinuer que ces -journaux sont pour nous d’une neutralité suspecte. Et la preuve en est -qu’on me refusa à Vöhrenbach un abonnement aux <i>Basler Nachrichten</i>, qui -ne paraissaient pas assez neutres sans doute à monsieur le Censeur. Car -il y a des neutralités que l’Allemagne n’admet pas: celle du <i>Journal de -Genève</i> ou de la <i>Gazette de Lauzanne</i> n’entrait pas plus dans nos camps -que la partialité de l’<i>Action Française</i> ou du <i>Figaro</i>.</p> - -<p>Cependant, l’Allemagne ne nous condamnait pas à ne lire que des journaux -de langue allemande. Je dis: de langue, car c’est tout ce que n’avaient -pas d’allemand la <i>Gazette des Ardennes</i>, <i>le Petit Bruxellois</i>, et le -<i>Continental Times</i>. Les Français et les Anglais pouvaient tous -comprendre la lettre, sinon l’esprit de ces horribles papiers. La -<i>Gazette des Ardennes</i>, la plus notoire, était une arme aussi dangereuse -que les gaz asphyxiants. Elle attaquait le moral des populations -envahies et des camps de prisonniers. On ne songe pas sans angoisse au -désespoir qui a dû frapper les esprits faibles et livrés à eux-mêmes, -quand on leur prouvait que tout allait en France et chez les alliés -comme dans le pire des mondes. Pour quiconque ne savait pas lire, les -articles étaient bien écrits. Pas un numéro de la <i>Gazette des Ardennes</i> -ne paraissait sans contenir des «morceaux choisis» de Clémenceau<span class="pagenum"><a name="page_225" id="page_225">{225}</a></span> ou de -Gustave Hervé. Admirez le système: on découpe, dans un éditorial -quelconque, un ou deux paragraphes où se font jour des restrictions, ou -des protestations, ou des plaintes sur les affaires et leur conduite et -leurs conducteurs, et le tour est joué. Le lecteur accuse Clémenceau de -trahison et pleure sur les destinées de la France, sans songer que, -dégagé du contexte qui l’éclairait ou l’excusait, le paragraphe immonde -ne signifie peut-être plus ce que l’auteur voulait qu’il signifiât. En -outre, il serait nécessaire de comparer les originaux et les -reproductions, car rien ne prouve que la <i>Gazette des Ardennes</i> n’ait -jamais publié de faux clémenceaux ou des hervés de commande. A -Vöhrenbach, on s’amusait des turlupinades de la <i>Gazette des Ardennes</i>. -On n’était dupe ni des lamentations «d’un bon Français», ni de -l’apitoiement sans signature d’un Boche sur les malheurs de la France -livrée aux Anglais. Mais quand la kommandantur nous demandait de lui -remettre nos vieux journaux pour que les soldats français eussent -quelque chose à lire dans leurs camps de misère, elle prêchait dans le -vide.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Tous les soirs, vers cinq heures, on nous affichait le communiqué boche -sur le mur du poste de police. C’était un des moments de la journée les -plus importants. On se groupait autour du papier officiel. Un capitaine -traduisait à haute voix pour tous ses camarades. Mais on lui réclamait -souvent le texte exact, qui nous intéressait en particulier aux jours de -nos<span class="pagenum"><a name="page_226" id="page_226">{226}</a></span> offensives. Le communiqué boche réalisait alors des prodiges -d’expressions, et il exécutait, suivant les circonstances, une admirable -gymnastique de phrases, de périphrases et de litotes charmantes. Avec un -peu d’habitude, sans être très fort en allemand, on se rendait compte de -la valeur de nos succès, rien que par les circonlocutions dont -l’état-major de Berlin enconfiturait ses échecs. Le vocabulaire de la -défaite était d’une richesse inouïe. Quels poètes que ces Allemands! Et -d’abord, qu’on le sache, les vaillantes troupes du kaiser avaient -toujours repoussé l’ennemi. A y regarder de près, c’était vrai, car le -communiqué ne disait pas si l’ennemi avait été repoussé sur sa ligne de -départ ou après avoir enfoncé le front allemand sur dix kilomètres de -profondeur. D’ailleurs on repoussait l’ennemi de tant de façons! On -l’avait contenu, ou arrêté, ou chassé, ou refoulé; ou bien, on s’était -retiré devant lui, à moins qu’on n’eût évacué la position <i>planmässig</i>, -conformément au plan fixé. Au fond, les Allemands ne faisaient que ce -qu’ils voulaient, et l’échec de Verdun était conforme au plan, et -conformes au plan aussi les pertes de la Somme. Avec des principes -pareils, on n’est jamais vaincu. Le communiqué boche nous offrit souvent -des joies insoupçonnables.</p> - -<p>Les murs de la plupart de nos chambres étaient tendus de cartes, et de -bonnes cartes, vendues à la kantine. Tous les fronts, nous les avions, -même celui de Mésopotamie, à une échelle sérieuse. Le front français -tenait en cinq feuilles au 1/100.000ᵉ, tirées pendant la guerre d’après -notre carte au 1/80.000ᵉ. Le front russe, au 1/250.000ᵉ, allait du -plafond jusqu’à un<span class="pagenum"><a name="page_227" id="page_227">{227}</a></span> mètre du sol. Des ficelles, retenues par des -épingles, suivaient les variations de la ligne. Dans une chambre, les -gains réalisés au cours de la bataille de la Somme étaient peints de -couleurs différentes pour qu’on pût juger des progrès de chaque mois. A -côté de ce tableau de victoire, on avait affiché froidement la carte des -environs de Vöhrenbach et de la frontière suisse. Elle était trop -apparente pour que la Kommandantur s’avisât de la chercher à cette -place. Malheureusement, un jour, <i>Sabre de Bois</i>, dit <i>Barzinque</i>, -visitant la chambre, s’arrêta devant le point faible. Mais un lieutenant -s’empressa de le renseigner:</p> - -<p>—C’est le front de la Somme, monsieur. Voyez-vous? Toute cette partie -en jaune, c’est l’avance des Français pendant le mois de juillet. Cette -tranche bleue, c’est la portion conquise par les Anglais en août. La -zone rouge.....</p> - -<p>—Oui, oui, répondit lentement <i>Barzinque</i>.</p> - -<p>Et il s’en alla sans insister.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Lorsque les armées allemandes avaient remporté un succès, nous en étions -informés avant l’heure du communiqué. Brusquement, dans le courant de -l’après-midi, les cloches de l’église entraient en branle et, durant -quelques minutes, elles sonnaient à toute volée. Chaque jour de victoire -était jour de Pâques. L’airain s’en donnait comme s’il se reposait -depuis des années. Et rien ne nous poignait le cœur comme cette ivresse<span class="pagenum"><a name="page_228" id="page_228">{228}</a></span> -sonore d’où nous venait un désespoir affreux, tel un mauvais songe. Quel -tumulte pendant ces mois de mars et d’avril 1916! Quand la musique -commençait, une angoisse voilait nos yeux:</p> - -<p>—Verdun?</p> - -<p>Un matin, les cloches sonnèrent à tout casser. Quel événement allait-on -nous annoncer? La prise de Paris? Ou la fin de la guerre? Pleine de -sollicitude, la Kommandantur nous afficha cette brève nouvelle:</p> - -<p>«<i>Le sous-marin</i> Deutschland <i>est en Amérique</i>.»</p> - -<p>Et les journaux se réjouirent pendant trois jours. On doit le -reconnaître, l’effort allemand méritait un peu d’attention: un -submersible de commerce, d’un fort tonnage, avait déjoué la surveillance -des marines alliées et fourni une longue course. La menace n’était pas -grosse de conséquences et le raid ne demeurerait qu’un raid, mais enfin, -soyons généreux, l’Allemagne avait exécuté un joli tour de force. Ce fut -du délire lorsque, quelque temps plus tard, échappant encore aux Anglais -et rompant le blocus, le sous-marin rentra à son port de départ. -L’Allemagne y perdit la tête, et les gazettes publièrent sérieusement -que le <i>Deutschland</i> avait ramené du nickel, du caoutchouc et de l’or en -lingots pour une somme telle qu’il n’eût pas fallu moins de dix fois le -tonnage du <i>Deutschland</i> pour le transporter. La prouesse tournait à la -tartarinade. L’Allemagne grisée ne cacha pas que le <i>Deutschland</i> -repartait sans délai pour un nouveau voyage. C’était narguer -l’Angleterre. Le sous-marin partit en effet. Mais les cloches restèrent -muettes. Des semaines passaient. Le silence persista.<span class="pagenum"><a name="page_229" id="page_229">{229}</a></span></p> - -<p>Pour en finir, un officier arrêta monsieur le Censeur, lui fit part de -nos inquiétudes, et lui demanda ce que le <i>Deutschland</i> était devenu. -Monsieur le Censeur eut un regard si dur, que l’on comprit: le -sous-marin se reposait dans un port de la côte anglaise.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les écoliers de Vöhrenbach consacraient leurs vacances à des jeux dont -je ne me serais pas étonné, s’ils les avaient menés autrement. Mais ils -me dévoilaient toute l’âme de la race.</p> - -<p>Vous devinez qu’ils jouaient «à la guerre». Tous les enfants de France -n’ont pas eu de divertissement plus savoureux. Pourtant, quel désaccord -entre les gosses de chez nous et ceux de là-bas!</p> - -<p>Chez nous, vous savez comment on pratique ce jeu si amusant. Nous sommes -trois petits garçons et une petite fille. La petite fille, c’est -l’infirmière. Jacques se coiffe du bicorne de général. Paul devient son -officier d’ordonnance, et Pierre fait le cheval, parce qu’il est plus -jeune. Et, tout de suite, le désordre éclate. L’infirmière prétend que -le général est blessé, même avant la bataille, et le général se laisse -dorloter. Pendant ce temps, Pierre jette sa bride et se transforme en -artilleur, et l’officier d’ordonnance, abandonnant son poste, passe dans -l’aviation. Notre grand Poulbot a pour toujours fixé de ces scènes qui -vous désarment. Mais qu’aurait-il extrait des jeux de Vöhrenbach?</p> - -<p>A Vöhrenbach, les jours de congé, une troupe sort du village. Ils sont -cinquante, ou quatre-vingts, ou cent. Ils marchent par quatre, au pas, -bien alignés.<span class="pagenum"><a name="page_230" id="page_230">{230}</a></span> Ils ont des fusils. Un chef les guide. Ils chantent la -<i>Wacht am Rhein</i>, et ce n’est pas une chanson pour rire; c’est un chœur -à deux voix, parfaitement mené. Ils s’avancent vers le camp des -prisonniers. Je les regarde. Ces gosses m’inquiètent. Ils longent les -fils de fer. Soudain, des commandements. La formation se dilue. Des -colonnes par un se meuvent. Les gosses vont à l’assaut du bois de sapins -qui couronne la colline. Ils tirent des coups de fusil. Un clairon sonne -la charge. Les petites colonnes s’étendent en lignes de tirailleurs. -Est-ce possible? Je rêve sans doute. Ces gosses... Le plus âgé n’a pas -douze ans. Chez nous...</p> - -<p>Des camarades sont à côté de moi. Ils regardaient eux aussi et tous se -demandaient s’ils ne rêvaient pas. Et nous ne disions rien, rien, rien.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>De temps à autre, la <i>kommandantur</i> nous offrait la comédie. Sans le -vouloir, bien entendu. Elle avait tellement la hantise de l’évasion, -qu’elle en soupçonnait vingt projets à la fois. Monsieur le Censeur -a-t-il lu une lettre qui ne lui a pas semblé très catholique? <i>Sabre de -Bois</i> a-t-il vu, par le trou de la serrure, des préparatifs inquiétants? -Le médecin juif a-t-il recueilli des bribes de conversation? En toute -hâte, le Freiherr von Seckendorff s’alarme et il ordonne que des -fouilles soient faites.</p> - -<p>Un officier entre dans la chambre.</p> - -<p>—Monsieur X***?</p> - -<p>—Présent.<span class="pagenum"><a name="page_231" id="page_231">{231}</a></span></p> - -<p>—Le commandant du camp m’a dit de visiter vos bagages.</p> - -<p>—Visitez-les.</p> - -<p>Et le prisonnier, que l’incident avait distrait, reprend ses -occupations, comme si l’affaire ne l’intéressait pas.</p> - -<p>L’Allemand est décontenancé.</p> - -<p>—Vos bagages, monsieur, où sont-ils?</p> - -<p>—Là, monsieur, sous mon lit et sur cette planche.</p> - -<p>Si c’est le <i>Lièvre effrayé</i> qui opère, il rougit jusqu’aux oreilles, -qu’il a très grandes. Si c’est <i>Barzinque</i>, brute épaisse, il tire à lui -la cantine et l’ouvre sans scrupule. Il remue tout, déplie le linge, -plonge les doigts dans les poches des vêtements, ouvre les boîtes et -farfouille à plaisir. Seule, la colère de ne rien trouver le trouble. Le -<i>Lièvre effrayé</i>, lui, procède plus vite et plus sommairement. Ces -bassesses indignes le gênent. Il pourrait mettre la main sur une -boussole sans se rendre compte qu’il touche une boussole. Il a hâte de -s’acquitter. Il exécute l’ordre, parce qu’il est soldat, mais il -l’exécute mal. Et puis, il ne nous croit pas assez nigauds pour laisser -traîner nos secrets dans une malle.</p> - -<p>Le plus délicat reste à accomplir.</p> - -<p>—Monsieur X***?</p> - -<p>—Présent.</p> - -<p>—Je dois vous fouiller aussi.</p> - -<p>—Faites, faites.</p> - -<p>Le prisonnier se lève, se plante devant le Boche, et attend. <i>Barzinque</i> -n’hésite pas. Le <i>Lièvre effrayé</i> voudrait bien s’en aller.</p> - -<p>—Votre portefeuille, je vous prie?</p> - -<p>—Prenez-le.<span class="pagenum"><a name="page_232" id="page_232">{232}</a></span></p> - -<p>Le prisonnier ne bouge pas. S’il ne savait pas que son impassibilité -écrase l’Allemand, il poufferait.</p> - -<p>—Vous n’avez plus rien, monsieur?</p> - -<p>—.....</p> - -<p>—Vous avez une carte et un <i>kompass</i> (boussole)?</p> - -<p>—.....</p> - -<p>—Vous avez aussi de l’argent allemand?</p> - -<p>—.....</p> - -<p>—Le colonel dit que, si vous les donnez, il ne vous punira pas. Mais, -si vous ne les donnez point, vous recevrez des arrêts de rigueur, et -toute la chambre comme vous.</p> - -<p>—.....</p> - -<p>La cérémonie est terminée. Fut-elle plus sinistre que ridicule? Quand -<i>Barzinque</i> s’en va, fier comme un âne qui porte un sac d’éponges, ou -quand le <i>Lièvre effrayé</i> s’éloigne en se cognant à tous les meubles, -tant il est confus, tous les prisonniers de la chambre éclatent de rire, -et quelqu’un conclut toujours:</p> - -<p>—On les aura.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Les officiers de l’armée française ont à mainte reprise rendu hommage au -dévouement de leurs ordonnances. Mais quel hommage ne devons-nous pas -aux nôtres, nous, officiers prisonniers? A Vöhrenbach, ils étaient une -trentaine de soldats, et presque tous ne méritent que des éloges. -Certes, quelques-uns ne faisaient pas toujours un joli métier, quand ils -espionnaient pour le compte de la kommandantur. Hélas! la faim est -mauvaise conseillère, et nous les<span class="pagenum"><a name="page_233" id="page_233">{233}</a></span> oublierons, ces malheureux, pour -donner toute notre gratitude aux autres. Car les autres étaient -magnifiques.</p> - -<p>Il n’y avait pas d’évasion d’officier où ne fût mêlée au moins une -ordonnance. Souvent, le soldat quittait le grenier pour s’installer dans -le lit d’un lieutenant, ou bien, revêtu d’une capote prêtée, il se -glissait parmi nos rangs au moment de l’appel. Il dépensait des prodiges -de ruse, pour tromper les Allemands et tromper aussi certains camarades -à l’affût. Il n’ignorait pas ce qu’il risquait, la cellule et le retour -dans un camp de troupe, bagne horrible. Mais il risquait tout d’un cœur -ardent.</p> - -<p>Et quelle insolence dans leur attitude en face des geôliers! Ils avaient -de splendides audaces. L’Allemagne les habillait de façon à les rendre -minables et souvent grotesques. Elle leur posait sur les bras et les -jambes une bande à la peinture rouge. Ils grandissaient d’autant. O -soldats de chez nous, si simples sur le champ de bataille, si dignes -dans les camps d’esclavage! Comment noter cet héroïsme de toutes les -heures dont vous ne vous relâchiez jamais et cette vertu française qui -flambait en vos yeux tristes?</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Quelquefois, une animation fébrile pénétrait au camp de Vöhrenbach, je -veux dire parmi nos gardiens. C’est lorsqu’on attendait la visite d’un -secrétaire de quinzième classe de l’ambassade d’Espagne. On balayait, on -lessivait, on astiquait, on corsait l’ordinaire du jour, on hurlait, on -chambardait tout. Cependant<span class="pagenum"><a name="page_234" id="page_234">{234}</a></span> les prisonniers souriaient, dédaigneux du -spectacle qu’on préparait.</p> - -<p>Mise en scène parfaite. On gardait les apparences d’une haute -impartialité. L’envoyé du roi Alphonse entrait à la <i>Kommandantur</i>, -causait avec ces messieurs, se faisait montrer tous les locaux, -examinait les poubelles, goûtait la purée de choux, admirait le paysage, -et constatait que l’air de la Forêt-Noire est un air très sain. Après -quoi, dans la chambre du colonel français assisté des chefs de -bataillon, les prisonniers délégués par leurs camarades soumettaient -leurs réclamations au secrétaire de l’ambassade. On avait toute liberté -pour se plaindre. Les Allemands n’assistaient pas à l’entretien. A quoi -bon? Le secrétaire prenait des notes, et, la séance terminée, allait -présenter ses observations respectueuses à la <i>kommandantur</i>. Quand il -s’en allait, il nous laissait de belles promesses; puis, comme par -hasard, les officiers qui s’étaient plaints faisaient partie du prochain -convoi pour un autre camp.</p> - -<p>Qu’est-ce que l’Allemagne pouvait craindre des remontrances espagnoles, -si les remontrances espagnoles se produisaient? L’Allemagne ne se soucie -pas plus du jugement des neutres que des condamnations de l’histoire. -Lorsque des bandits sont devant la cour d’assises pour avoir égorgé une -dizaine d’innocents, il serait plaisant de leur rappeler la boutade -célèbre: «Méfiez-vous de l’assassinat. Il conduit au vol, et de là à la -dissimulation.» L’Allemagne se fichait des reproches oiseux. Entre deux -visites de l’envoyé du roi Alphonse, nous portions des lettres de -protestations à la <i>Kommandantur</i>. Monsieur le Censeur souriait et les -fourrait au panier.<span class="pagenum"><a name="page_235" id="page_235">{235}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XVIII" id="CHAPITRE_XVIII"></a><i>à Henry de Forge</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XVIII<br /><br /> -<small>LES ÉVASIONS</small></h2> - -<p>La vie des officiers prisonniers était assez insupportable pour que tous -n’eussent qu’un désir constant et qu’un rêve: s’évader. Au premier -abord, puis à la réflexion, l’entreprise paraissait le plus souvent -impossible. Quel espoir de déjouer la surveillance des gardiens, de nuit -et de jour, quand un épais réseau de fils de fer vous entoure et qu’une -sentinelle est installée de trente en trente mètres le long de la -barrière? Comment franchir tant d’obstacles? La raison démontrait la -vanité du rêve. Et le rêve s’obstinait. Une seule issue: le hasard, mais -guetté, cherché, provoqué, et voulu. Quand on examine la solidité du -filet qui nous enfermait, on ne comprend pas que tant de prisonniers -aient pu en sortir. Car, si le nombre est restreint de ceux qui ont -passé la frontière, le nombre est considérable de ceux qui ont quitté -leur camp. Beaucoup ont échoué au-delà. Il faut des forces peu communes -pour arriver jusqu’au bout. La volonté ne suffit pas à soutenir dans -l’épreuve un corps fatigué par un régime déprimant. Combien de -malheureux, qui avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres à -travers<span class="pagenum"><a name="page_236" id="page_236">{236}</a></span> l’Allemagne, sont tombés épuisés à quelques pas de la frontière -suisse!</p> - -<p>L’échec ne décourageait pas. En l’espace de deux mois, un lieutenant a -tenté trois évasions. En quatre ans, le capitaine Derache, des -chasseurs, ne s’est jamais résigné au sort des captifs, et c’est au -douzième essai qu’il a réussi. On rapportait de lui une évasion sublime. -Il était prisonnier dans un camp des bords de l’Elbe. Les environs -étudiés, il se prépara. Seul, sans aide et sans confident, il creusa une -galerie que nul ne soupçonna. Il l’étayait de caisses démolies et de -boîtes de conserves vides. Il se débarrassait de la terre avec des ruses -compliquées. Cette galerie le mena jusqu’à un égout. Le capitaine -Derache s’équipa et partit. Longtemps, il marcha dans les immondices. Il -apercevait une clarté au bout de l’affreux chemin. Hélas! tout -s’écroula. Comme dans la scène des <i>Misérables</i>, une grille fermait la -sortie de l’égoût. De l’autre côté, c’était le jour, l’Elbe et la -liberté. Mais la grille, scellée au mur, en haut, à droite et à gauche, -barrait la route. Que faire? Le capitaine secouait la grille maudite. -Elle tenait bon. Soudain il sentit que par le bas elle n’était pas -scellée. Sans hésiter, il s’enfonça dans les ordures, plongea, se glissa -sous la grille, piqua une tête vers l’Elbe, traversa la rivière à la -nage, et se redressa. Il était libre. Tant de courage méritait une -meilleure récompense. Malheureusement, deux jours plus tard, le -capitaine Derache rencontra des gendarmes. Il reçut deux balles au bras, -fut repris, et, parce qu’il avait commis un crime immense, on l’enferma -dans une forteresse, où, pendant six mois, on le tint au secret.<span class="pagenum"><a name="page_237" id="page_237">{237}</a></span></p> - -<p>Il y eut des évasions tragiques. A Villingen, un officier russe fut tué -par une sentinelle. Les sentinelles criaient: «Halte!» une seule fois, -et tiraient. D’autres tentatives, vite connues dans les autres camps, -causaient des joies délicieuses. Ainsi l’évasion de ces vingt-sept -officiers qui, la même nuit, sortirent par une fenêtre d’un des forts -d’Ingolstadt, traversèrent à la nage le fossé d’eau qui entourait la -prison, et gagnèrent tous la campagne, sans éveiller l’attention des -gardiens. Pour que la <i>kommandantur</i> ne s’inquiétât pas de leur santé, -ils lui laissèrent un bref billet et l’informèrent qu’ils s’en allaient -en emmenant avec eux une ordonnance, «pour leur cirer les chaussures». -Impertinence bien française.</p> - -<p>Ces événements étaient une de nos grandes distractions. Longtemps à -l’avance, on savait quel officier «travaillait» son projet, et l’on -discutait entre amis les chances du camarade. Une évasion se montait -avec autant de soins qu’une offensive du front, mais nous disposions de -moyens limités. L’art consistait à faire tout avec rien. La question des -vêtements était la moindre. Il y avait toujours dans les camps des -pantalons, des vestons et des casquettes ou des chapeaux. D’où -venaient-ils? Où se cachaient-ils? Mystère. Autant de problèmes dont la -solution nous importait peu. Nous avions aussi des cartes, des -boussoles, de l’argent boche. Il ne restait plus à démêler que le point -principal: sortir du camp. Ici chacun gardait pour soi son idée. Et les -imaginations avaient du travail.</p> - -<p>Celui qui pouvait s’aboucher avec une sentinelle, se faufilait à une -heure convenue sous les fils de fer,<span class="pagenum"><a name="page_238" id="page_238">{238}</a></span> quand l’homme acheté était de -faction. Procédé très simple, dont l’efficacité ne dura point. En effet, -après chaque évasion, la <i>Kommandantur</i> augmentait le nombre des -sentinelles, et bientôt elles furent si rapprochées les unes des autres -qu’il fallait la complicité de trois d’entre elles pour passer: la -corruption devenait pour ainsi dire chimérique.</p> - -<p>En outre, j’ai observé que de nombreux camarades, qui comptaient sur les -factionnaires, étaient presque toujours repris au milieu même du réseau. -Et je me demande si les Boches, au dernier moment, ne se ressaisissaient -pas: ils avaient reçu déjà un peu de pain, quelques boîtes de conserves, -ils n’espéraient peut-être plus rien du prisonnier qui s’évadait, et ils -avaient à gagner en prévenant la Kommandantur.</p> - -<p>Le mieux était de sortir de toute autre façon. Un matin, alors qu’un -brouillard très épais couvrait tout le camp, un capitaine résolut de -tenter froidement la chance. Entre deux guérites, il coupa les fils de -fer avec une cisaille. Personne ne le voyait, il ne voyait personne et -il n’entendait rien. Patatras! Le dernier fil coupé, il se trouva nez à -nez avec un Boche qui faillit lui marcher dessus. Le scandale fut moins -grand que vous ne présumez. Le capitaine aurait dû être traduit en -conseil de guerre, à cause du bris de clôture dont il s’était rendu -coupable. Mais la <i>Kommandantur</i> ne lui infligea que quatorze jours -d’arrêts de rigueur, parce que la cisaille avait été vendue par la -kantine.</p> - -<p>Les déguisements avaient des adeptes. On racontait des histoires -merveilleuses propres à susciter des imitations. Les anciens nous -disaient qu’à Mayence, un lieutenant français était sorti de la -citadelle par le<span class="pagenum"><a name="page_239" id="page_239">{239}</a></span> porche, en plein midi. Les hommes de garde lui avaient -même rendu les honneurs. Quoi d’étonnant, puisqu’il portait une tenue -très correcte d’officier allemand, et jusqu’au sabre? Ailleurs, un -capitaine s’était habillé en ecclésiastique sans se faire remarquer, il -avait frappé à la <i>kommandantur</i> et, se présentant comme un prêtre -suisse, chargé par la Croix-Rouge de visiter les prisonniers, ainsi -qu’en témoignaient ses papiers en règle, il avait parcouru son camp en -compagnie des officiers boches. On lui avait tout montré. Il s’était -entretenu avec quelques-uns de ses camarades, il avait inscrit des notes -sur son carnet, et toute la <i>kommandantur</i> le reconduisit jusqu’à la -porte avec les marques du plus profond respect.</p> - -<p>A Vöhrenbach, les déguisements furent moins romanesques, mais aussi -curieux. Le plus commun était celui de nos ordonnances, qu’on -surveillait un peu moins que les officiers. Toutes les après-midi, vers -deux heures, une dizaine d’ordonnances, conduites par deux soldats -allemands en armes, allaient chercher à la gare les colis arrivés par le -train du jour. Elles emmenaient une charrette à bras. A la gare, on ne -les serrait pas de si près qu’une fuite fût très malaisée. C’était un -bon hasard à courir. Un lieutenant le courut. Il s’échappa. Mais on -remarqua sa disparition au moment de rentrer. Il n’avait pas eu le temps -d’aller très loin. On le reprit. Et l’ordonnance, qui lui avait prêté -ses vêtements, fut expédiée vers un camp de troupe.</p> - -<p>Rien de plus délicat que de franchir ces terribles fils de fer. L’homme -le plus courageux ne s’y essayait qu’en tremblant, non point de la -crainte des sentinelles<span class="pagenum"><a name="page_240" id="page_240">{240}</a></span> et de leurs fusils, mais de la peur de ne pas -réussir. Au dernier moment, les genoux fléchissent, la sueur coule sur -le front, le cœur bat violemment. Et, à peine sorti du dangereux -passage, brisé déjà par cet effort, le prisonnier va courir tous les -dangers. A vol d’oiseau, le camp de Vöhrenbach n’est guère à plus de -quarante kilomètres de ce point de la frontière suisse qu’on appelle la -boucle de Schaffhouse. Mais le pays est montagneux, ce qui ne rend pas -la marche facile. En outre, toute cette région est fortement gardée. Des -patrouilles de gendarmes, à cheval ou à bicyclette, parcourent les -routes. Il ne faut pas songer à se risquer sur les chemins ou les -sentiers muletiers. Les douaniers ont aussi leur zone de surveillance. -Des réseaux de fils de fer entravent les issues naturelles. Des chiens -policiers aident les gendarmes et les douaniers. Ils constituent -l’écueil le plus rude. Comment dérouter un chien? En frottant d’ail la -semelle des chaussures? Mais le procédé n’est pas infaillible. Et à tous -ces obstacles matériels, ajoutez la fatigue physique et morale qui -courbe les épaules, coupe les jarrets et trouble l’esprit. Le prisonnier -voit partout des gendarmes. La fièvre le tient. Le plus souvent, quand -il échoue, il a les yeux hagards et le rire nerveux de l’homme touché -par la folie.</p> - -<p>Un jour, un lieutenant était à bout de forces. Instinctivement, malgré -les conseils de la plus élémentaire prudence, il se sentait attiré par -la route. Depuis quarante-huit heures, il n’avait mangé que des limaces -et des herbes, et la frontière était à douze kilomètres de lui. Il -s’effondra dans un fossé et il pleura. La machine refusait de lui obéir, -et sa volonté elle-même<span class="pagenum"><a name="page_241" id="page_241">{241}</a></span> faiblissait. Allait-il crever là? Il renonça, -et, se levant pour un dernier coup de collier, il n’eut assez de ressort -que pour arriver jusqu’à une ferme. La fermière était seule. Le -lieutenant parlait l’allemand comme un maître. Il demanda à manger. La -fermière lui servit une omelette au lard. Le malheureux renaissait. -Aurait-il pu, si légèrement restauré, reprendre sa marche? C’est -douteux. Mais le quart d’heure de Rabelais l’obligea à se découvrir.</p> - -<p>—Je ne peux pas vous payer. Je n’ai pas d’argent. Je suis officier -français et je me suis évadé.</p> - -<p>La fermière sourit.</p> - -<p>—Vous plaisantez. Vous, un officier français? Racontez ça à d’autres, -pas à moi.</p> - -<p>—Je vous en assure.</p> - -<p>—Vous parlez trop bien l’allemand.</p> - -<p>—Je vous ai dit la vérité.</p> - -<p>Les gendarmes vinrent chercher le lieutenant dans cette ferme. S’il -avait eu quelques marks en poche, il était sauvé.</p> - -<p>La réussite d’une évasion ne tient parfois qu’à un fil.</p> - -<p>Un capitaine, qui parlait l’allemand sans difficulté et pour cette -raison n’avait pas hésité à prendre le train, comme un vulgaire civil, -était attablé dans un hôtel de Cologne. Nul ne soupçonnait qu’il fût un -prisonnier en promenade. Il avait commandé correctement son repas, et la -kellnerin ne lui avait rien trouvé de suspect. Elle lui apporta le -premier plat.</p> - -<p>—<i>Danke sehr</i>, dit le capitaine.</p> - -<p>La kellnerin le regarda d’un air surpris, sans plus.</p> - -<p>Au plat suivant:</p> - -<p>—<i>Danke schön</i>, dit le capitaine.<span class="pagenum"><a name="page_242" id="page_242">{242}</a></span></p> - -<p>Cette fois, la kellnerin se rendit à la caisse. La caissière prévint le -gérant. Le gérant sortit. Bref, au dessert, interrogé par un gendarme, -le capitaine dut s’avouer vaincu. Et savez-vous ce qui avait éveillé -l’attention de la servante? Peu de chose: la politesse de l’officier -français. En effet, dans un hôtel, dans un restaurant, dans une -brasserie, jamais un allemand ne dit «merci beaucoup» ou «merci bien» à -une kellnerin. Cela ne se fait pas. On tolère à la rigueur un «merci» -tout court, un <i>Danke</i> brutal, mais il est plus élégant de se taire. -Ainsi l’exige la bienséance boche. Le capitaine paya cher sa politesse.</p> - -<p>De même, mais ceci se conçoit avec moins de peine, un lieutenant se fit -reconnaître et arrêter au guichet d’une gare, tandis qu’il demandait son -billet. Pourtant il parlait bien l’allemand, mais son allemand était -trop livresque. Il lui manquait cette souplesse du langage familier. En -France, vous dites à l’employé de l’Ouest-État:</p> - -<p>—Auteuil, deuxième, retour.</p> - -<p>Vous ne lui dites pas:</p> - -<p>—Voulez-vous me délivrer un billet de deuxième classe, aller et retour, -à destination d’Auteuil?</p> - -<p>Le lieutenant fut repris comme l’avait été le capitaine.</p> - -<p>Pour ceux qui restaient, les évasions étaient d’admirables sujets de -joie. La colère des Boches nous amusait. Ils ne savaient pas la -dissimuler. Quand un officier manquait à l’appel, on sentait que le -vieil <i>oberst</i> de Seckendorff mourait d’envie de cravacher les autres. -Ce qu’il n’admettait pas, cet honnête homme, c’est qu’un prisonnier qui -s’évadait fût secondé par ses<span class="pagenum"><a name="page_243" id="page_243">{243}</a></span> camarades. J’ai relaté la triple fuite -qui eut lieu pendant les représailles, un soir où, à point, l’éclairage -de la cour avait refusé de fonctionner. Seckendorff devint fou. Il fit -installer deux nouvelles lampes à arc. Il fit placer des sentinelles -dans tous les corridors de la prison. Les chambres 9, 11 et 15, -convaincues d’avoir aidé au malheur de la <i>Kommandantur</i>, furent -consignées. On leur imposa des appels supplémentaires. On défendit de -fumer aux officiers de la <i>Stùbe</i> 15, parce que l’évadé était un -récidiviste dangereux. La fureur du vieil <i>oberst</i> n’avait pas de -mesure. Il nous harangua vigoureusement. Mais il revenait à ses moutons:</p> - -<p>—Che ne comprends pas... che ne comprends pas...</p> - -<p>Il aurait tant voulu trouver moins de fraternité parmi nous! Alors il -décida que, sous peine de graves punitions, l’officier le plus ancien de -chaque chambre serait dorénavant obligé de rendre compte, à chaque -appel, des prisonniers absents.</p> - -<p>Les représailles battaient leur plein. Les esprits étaient excités. Un -tumulte de protestations se déchaîna parmi nous.</p> - -<p>—Ah non!</p> - -<p>—Nous ne sommes pas des espions.</p> - -<p>—Nous sommes officiers.</p> - -<p>—Ça ne se fait pas en France.</p> - -<p>—A la gare!</p> - -<p>—On refuse.</p> - -<p>—Le règlement...</p> - -<p>—Saint-Angeau...</p> - -<p>Monsieur le Censeur allait tomber d’apoplexie. Il hurla, d’une voix -rauque:<span class="pagenum"><a name="page_244" id="page_244">{244}</a></span></p> - -<p>—Silence, messieurs!</p> - -<p>—On refuse.</p> - -<p>—Silence!</p> - -<p>Déjà le poste accourait.</p> - -<p>Un capitaine s’avança:</p> - -<p>—C’est notre devoir d’aider nos camarades à s’évader, comme c’est notre -devoir de nous évader nous-mêmes.</p> - -<p>Il avait parlé sur un ton calme, mais ferme. L’<i>oberst</i> en fut démonté.</p> - -<p>—Oui, oui, certainement, bafouilla-t-il.</p> - -<p>Puis, se redressant:</p> - -<p>—Mais c’est mon droit de vous punir!</p> - -<p>Et tous les prisonniers répondirent en chœur, d’un seul élan:</p> - -<p>—Oui, oui.</p> - -<p>Cette fois, la ganache ne comprenait plus. D’un geste d’impatience, il -nous congédia, mais il ne nous imposa pas l’ordre inadmissible qu’il -avait jugé acceptable.</p> - -<p>Dès qu’un évadé était repris, la <i>Kommandantur</i> se hâtait de nous -annoncer cette bonne nouvelle, car la joie que nous manifestions à -chaque fuite l’exaspérait. Mais comment ajouter foi à une nouvelle de -source boche? Nous répondions:</p> - -<p>—Ce n’est pas vrai.</p> - -<p>—Agence Wolff!</p> - -<p>Alors, on nous montrait les coupables. Même s’ils avaient été arrêtés à -la frontière hollandaise, on les ramenait au camp de Vöhrenbach. De -cette façon, nous ne pouvions plus douter, et Monsieur le Censeur et -toute la <i>Kommandantur</i> relevaient la tête comme pour nous dire:<span class="pagenum"><a name="page_245" id="page_245">{245}</a></span></p> - -<p>—Hein! On ne s’évade pas d’ici. L’Allemagne vous garde bien, mes -gaillards!</p> - -<p>La punition d’arrêts de rigueur, qu’on infligeait à l’officier repris, -n’était fixée par aucun règlement, du moins à notre connaissance. La -<i>Kommandantur</i> disposait de nous à son gré, et le criminel «recevait» -tantôt sept jours <i>Strengarrest</i> et tantôt quatre semaines, au petit -bonheur.</p> - -<p>Je viens d’écrire le mot: criminel. C’est en effet sous cet aspect que -les évadés reparaissaient aux yeux de la <i>Kommandantur</i>. Car comment -expliquer les traitements injustifiés qu’elle leur réservait? On les -enfermait au camp dans une petite salle spéciale, mal éclairée, froide, -où on ne leur servait que l’ordinaire, où on leur refusait leurs colis -et où on leur défendait de fumer. <i>Barzinque</i> s’acquittait de cette -mission avec un acharnement sans pareil. Il bousculait l’officier, -l’injuriait, et procédait sur-le-champ à la fouille réglementaire avec -des gestes de soudard ivre qui viole une enfant. Il poussait un cri de -triomphe en confisquant la boussole, la carte, l’argent et les papiers -que le malheureux n’avait pas détruits. Un jour, il ouvrait un -portefeuille. Il en tira le portrait d’une jeune fille, d’une fiancée. -Il s’écria:</p> - -<p>—Ah! ces Françaises! Toutes des p...!</p> - -<p>Mais il eut raison de se retirer précipitamment sur cette courageuse -infamie, car l’officier levait déjà le poing pour l’assommer.<span class="pagenum"><a name="page_246" id="page_246">{246}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XIX" id="CHAPITRE_XIX"></a><i>à Jacques Péricard</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XIX<br /><br /> -<small>L’HÔPITAL D’OFFENBURG</small></h2> - -<p class="r"> -(<i>Août 1916</i>).<br /> -</p> - -<p>La <i>Kommandantur</i> ayant décidé de m’envoyer d’urgence à l’hôpital, le -samedi 22 août 1916 je pris le train pour Offenburg. On me fit -accompagner par un soldat qui avait une tête de vieillard ahuri, et qui -chargea son fusil devant moi au moment du départ. En outre, le doktor -Rueck, médecin du camp, devait me conduire. Il ne connaissait pas -Offenburg, et l’occasion lui était bonne d’y aller aux frais du -gouvernement.</p> - -<p>J’avais déjà vu ces paysages de la Forêt-Noire. Ils ne m’avaient point -paru magnifiques. Je les trouvai cette fois tout à fait odieux, car le -doktor Rueck, bavard insupportable, ne se lassait pas de m’en vanter les -charmes. A ses exclamations, je ne répondais rien, mais il ne désarmait -pas. Tout lui était motif à phrases. Visiblement, il désirait m’étonner. -Il me montra les blés du plateau de Donaùeschingen et me dit:</p> - -<p>—La moisson sera très belle.</p> - -<p>—Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, -répliquai-je.</p> - -<p>Le sens du proverbe lui échappa, et il parla d’autre<span class="pagenum"><a name="page_247" id="page_247">{247}</a></span> chose. Il m’apprit -que le Danube sort d’un petit ruisseau clair que nous suivions, et qui -s’appelle le Begg. La science du médecin me laissait indifférent.</p> - -<p>A Donaùeschingen, on changeait de train. En attendant l’express -d’Offenburg, je me promenai sur le quai. Les gens me regardaient d’un -air curieux, mais sans plus d’hostilité manifeste qu’au mois de mars -dernier. L’échec de Verdun, puis la défaite sur la Somme, leur avaient -mis du plomb dans l’aile. Des soldats, permissionnaires ou -convalescents, me croisaient, me regardaient aussi, et ne disaient rien. -Quelques-uns me saluèrent. Le doktor Rueck me souligna cette déférence.</p> - -<p>—Chez vous, dit-il, la foule injurie nos officiers quand ils passent.</p> - -<p>—Non sans raison, répondis-je. L’Allemagne a attaqué la France. Malgré -les déclarations de vos journaux, vous ne l’ignorez pas, monsieur, -puisque vous appartenez à l’élite qui pense. Il est donc naturel que les -agresseurs ne soient pas l’objet d’ovations enthousiastes, avouez-le.</p> - -<p>Le médecin juif n’avoua rien. Il préféra fuir ce genre de discussion en -achetant, à la marchande du quai, la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, plus, à mon -intention, le <i>Simplicissimus</i>. Il m’en exhiba la première page avec un -geste qui signifiait:</p> - -<p>—C’est tapé, ça, hein?</p> - -<p>Le dessin illustrait cette idée cruelle que l’Angleterre—Dieu la -punisse!—se servait de la France comme d’un bouclier. On y voyait un -soldat français couvert de blessures, sur un cheval de bois, au milieu -d’un réseau de fils de fer. Et un soldat anglais au<span class="pagenum"><a name="page_248" id="page_248">{248}</a></span> sourire -machiavélique poussait le cheval vers l’ennemi. Rien de plus sournois. -Je haussai les épaules.</p> - -<p>L’express, entrant en gare, fit diversion.</p> - -<p>Le vagon de deuxième classe où nous montâmes avait un couloir central. -Tout un compartiment était occupé par une famille belge, deux hommes, -quatre femmes, une fillette, qui revenaient d’un camp d’internement et -qui retournaient chez eux, à Charleroi, sous la surveillance d’un -feldwebel. Je m’inclinai devant ces malheureux. Mon geste ne fut pas du -goût du doktor Rueck. Je le sentis à l’arrogance avec laquelle il me -commenta le «crime de Carlsruhe». La presse allemande n’était pleine que -de cris d’épouvante, d’horreur et de réprobation. Songez que, las de -tendre le cou sous les bombardements des villes ouvertes, les Français -s’étaient avisés de lâcher quelques bombes à Carlsruhe, capitale du -Grand-Duché de Bade. L’une d’elles était tombée sur un cirque au moment -d’une représentation, et un grand nombre d’enfants avaient été tués.</p> - -<p>—C’est la guerre! répondis-je au médecin, en lui renvoyant une -expression populaire dont les Allemands nous fermaient la bouche à -chaque instant. Et j’appuyai:</p> - -<p>—C’est la guerre que vous avez voulue. Il ne fallait pas nous donner -l’exemple en désignant Paris comme objectif à vos avions et à vos -zeppelins.</p> - -<p>—Mais Paris est une place fortifiée!</p> - -<p>—Autant que Carlsruhe.</p> - -<p>—Les forts...</p> - -<p>—Bombardez les forts qui sont autour de Paris, soit. Mais ne confondez -pas Notre-Dame avec un<span class="pagenum"><a name="page_249" id="page_249">{249}</a></span> blockhaus de mitrailleuses ou un dépôt de -munitions.</p> - -<p>Le médecin n’insista pas. Il n’y a pas moyen de discuter avec les -Français. D’ailleurs, je discutais en allemand, à voix haute, et il -valait mieux que les civils du vagon n’entendissent point les insanités -que je débitais. Du moins, j’eus la paix jusqu’à Offenburg, où nous -arrivâmes vers onze heures.</p> - -<p>Le trésorier du camp de Vöhrenbach, en réglant mon compte, m’avait -célébré les splendeurs d’Offenburg, dont la population atteignait le -nombre de 80.000 habitants. Le doktor Rueck, de son côté, accusait -18.000 âmes. Un infirmier de l’hôpital, plus tard, descendit jusqu’à -12.000. Quoi qu’il en soit, la ville n’offre au premier abord rien de -particulier. Quelconque, elle a des maisons sans caractère. Les -boutiques ouvertes sont médiocres. Il y en a beaucoup de fermées. Les -boulangeries ont des vitrines vides, et l’on peut compter en passant les -quartiers de viande accrochés à l’intérieur des boucheries.</p> - -<p>—On a l’air de souffrir de la guerre ici, observai-je devant le -médecin, non sans une perfidie légère.</p> - -<p>—Oh! non, protesta l’autre. C’est que les ménagères ont fait leurs -provisions ce matin.</p> - -<p>—Évidemment.</p> - -<p>Je n’attendais pas cette explication.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>L’hôpital où l’on me conduisit, le <i>Garnison-Lazarett</i>, se trouve -presque en dehors de la ville. Il se compose de plusieurs bâtiments, de -dimensions moyennes,<span class="pagenum"><a name="page_250" id="page_250">{250}</a></span> disséminés au milieu d’un grand parc planté de -beaux arbres et clos par une haute grille de fer. Les formalités ne -traînèrent pas. Le docktor Rueck me présenta au gestionnaire, lui -expliqua pourquoi l’on m’hospitalisait et, outre quelques papiers, lui -remit mon argent personnel, que la <i>Kommandantur</i> de Vöhrenbach lui -avait confié au départ. Les pourparlers terminés, il se retira, non sans -me souhaiter, Dieu sait avec quel esprit! d’avoir la visite de mes -compatriotes de l’aviation.</p> - -<p>La chambre qu’on me réservait, au premier étage du bâtiment central, -était petite, et haute de plafond. Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le -lit touchait à la fenêtre. Une table, une chaise de bois, rien de plus. -Telle était la cellule où l’on m’enferma à clef. Je venais en effet d’un -camp de représailles, et d’emblée on m’accordait le régime des arrêts de -rigueur. On plaça une sentinelle dans le corridor, devant ma porte, et, -peu de temps après mon installation, j’en vis une autre qui se promenait -sous mes fenêtres. On me traitait comme un sujet d’importance.</p> - -<p>J’étais arrivé à l’heure du repas de midi. On me servit d’abord une -soupe au riz, gluante et fade. Puis on m’apporta deux tranches de veau, -et des haricots blancs trop cuits. Mon assiette était pleine à déborder. -Cela n’empêcha pas l’infirmier d’y vouloir ajouter une louche de compote -d’abricots et de prunes. J’eus toutes les peines du monde à lui faire -entendre que ce genre de mélanges ne convenait pas à mes habitudes. Mais -ce fut une histoire sans fin pour obtenir une autre assiette. Quant au -pain, j’en avais emporté de Vöhrenbach, heureusement.<span class="pagenum"><a name="page_251" id="page_251">{251}</a></span></p> - -<p>Un infirmier maigriot, vêtu de blanc et coiffé de la calotte grise de -soldat, m’annonça qu’il était à ma disposition. Il parlait une langue -bizarre, mi-française, mi-boche. Il avait la mine rusée. Tout de suite, -il me raconta ses affaires intimes, sans doute pour m’amener à en faire -autant. Je ne démêlai pas bien s’il vivait à Bâle avant la guerre et -s’il avait rejoint son poste à la mobilisation, ou si, de naissance -suisse, il s’était engagé dans l’armée allemande le 1ᵉʳ août 1914. Mais -il ne m’échappa point que le gaillard était infirmier au Lazarett -d’Offenburg depuis le premier jour. Il parlait avec une volubilité -exaspérante. Il sautait d’un sujet à l’autre, me certifiait que le -dernier bombardement de Carlsruhe avait causé des dégâts sérieux, me -demandait où j’avais été pris, me pronostiquait la fin de la guerre pour -le mois d’octobre, et mêlait tout, comme son collègue mêlait la viande, -les haricots et la compote. Je l’écoutais par moments.</p> - -<p>Il m’apprit qu’à l’hôpital deux soldats français étaient en voie de -guérison, et qu’on y avait eu récemment un lieutenant très gentil, dont -il oubliait le nom. Il m’apprit encore que le médecin-chef passait la -visite dans la matinée et que je ne le verrais pas avant le lundi matin, -parce qu’il se reposait le dimanche. Charmante organisation! Et voyez -cette discipline allemande: on n’a pas le droit d’être malade le -dimanche. De ce verbiage à mécanique, je retins que le Suisse offrait de -m’acheter, à la kantine ou en ville, tout ce que je désirais. Je le -chargeai de retirer mon argent au bureau de l’hôpital et de me procurer -tous les matins la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>.</p> - -<p>Le personnel féminin de l’hôpital comprenait des<span class="pagenum"><a name="page_252" id="page_252">{252}</a></span> infirmières de la -Croix-Rouge, dames ou jeunes filles d’Offenburg, et des diaconesses, -qu’on appelle <i>Schwester</i>, sœur. Le Suisse me prévint, avec un rire -gras, que les infirmières ne s’occuperaient pas de moi. A deux heures, -ce fut en effet une <i>Schwester</i> qui entra chez moi. Elle était petite, -mince, souriait toujours, et ne savait pas un mot de français.</p> - -<p>—<i>Wie geht’s?</i> fit-elle d’une voix chantante. Et elle me posa sur mon -état de santé des questions précises.</p> - -<p>Elle portait au bras un panier plein de morceaux de pain. Elle m’en posa -un sur le coin de la table, pendant qu’un infirmier me versait un -immense verre de café au lait.</p> - -<p>La mixture était une triste lavasse, mais en somme la nourriture avait -ici un mérite d’abondance que le camp de Vöhrenbach ignorait. Je -profitais, il est vrai, du régime des soldats allemands soignés au -Lazarett; toutefois, je notai que le gouvernement impérial et royal, -s’il rationnait avec âpreté les civils, gâtait en revanche ses -troupiers, blessés ou malades, avec une habileté remarquable. A -l’hôpital d’Offenburg, on mangeait. Cuisine boche et cuisine de guerre, -bien entendu, dont un Français s’accommode mal, mais cuisine copieuse. -Le soir de mon arrivée, à six heures, j’eus de la semoule, des pruneaux -et du thé. J’ai dit ailleurs que l’Allemand, même en temps de paix, se -contente d’un repas léger pour finir la journée, et, le plus souvent, -d’un peu de charcuterie. Et nos coutumes sont différentes.</p> - -<p>Il n’y avait pas le moindre éclairage dans ma chambre. La nuit tombée, -il ne me restait que la ressource de dormir. En Allemagne, on dort au -commandement.<span class="pagenum"><a name="page_253" id="page_253">{253}</a></span></p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>La captivité en commun ne pousse pas l’homme à cette dionysie chantée -par leur Nietzsche. La réclusion dans une chambre d’hôpital, croyez-vous -qu’elle incite aux molles rêveries? Le soldat, meurtri dans sa chair, -qu’on laisse seul en face de la solitude, tout à ses chagrins intimes, -sur quoi se greffent l’horreur de l’exil et l’incertitude de l’avenir, -que voulez-vous qu’il fasse pendant une longue journée de dimanche? -J’avais emporté quelques livres de Vöhrenbach. Pas un ne fixa ma pensée. -Depuis l’aurore, j’étais debout. La fenêtre, ouverte sur le parc, ne me -donnait vue que sur des arbres de premier plan. Spectacle émouvant s’il -en fut.</p> - -<p>La <i>Frankfùrter Zeitùng</i> me tira de l’engourdissement. En cette fin de -juillet, la lecture d’un journal était un réconfort à ne pas négliger. -L’offensive de la Somme inquiétait les Boches. L’offensive russe d’autre -part les occupait aussi. Les critiques militaires pataugeaient dans des -dissertations vaseuses qui sentaient le désastre de vingt lieues. -Quinquina de qualité supérieure pour un prisonnier.</p> - -<p>Au lavabo, qui se trouvait en face de ma chambre et dont je n’étais -séparé que par un étroit couloir, je rencontrai l’un des deux soldats -français dont le Suisse m’avait parlé. Côte à côte sous les robinets -bruyants, au milieu des Boches, à moitié nus comme nous et comme nous -penchés sous l’eau froide, nous causions. Je lui résumai le communiqué -du jour. Il me regardait avec des yeux hagards.<span class="pagenum"><a name="page_254" id="page_254">{254}</a></span></p> - -<p>—Qu’y a-t-il? lui demandai-je.</p> - -<p>—Nous avons attaqué? me demanda-t-il à son tour.</p> - -<p>Ce fut moi qui demeurai stupide.</p> - -<p>—On ne nous a rien dit, fit-il encore.</p> - -<p>—Comment! vous ne savez pas que les Français et les Anglais mènent la -vie dure aux Boches depuis le 1ᵉʳ juillet?</p> - -<p>—Non, nous ne savons rien. Nous sommes pourtant ici depuis deux mois. -Mais on ne nous a rien dit. N’est-ce pas, nous ne comprenons pas -l’allemand, nous autres. Alors, on ne sait rien.</p> - -<p>J’emmenai mon compagnon dans ma chambre, et, dépliant sur le lit les -cartes que j’avais moi-même consultées peu d’instants avant, je lui -révélai en gros les résultats obtenus par les Anglais, et par les -Russes, et par nous. Le malheureux était fou de joie. Il ne me quittait -pas du regard.</p> - -<p>—C’est bien vrai, mon lieutenant?</p> - -<p>—Comment? Si c’est vrai? Voyez la carte, ces lignes successives en -rouge, en bleu, en jaune. Est-ce que vous croyez que je suis fou?</p> - -<p>—Ah! c’est si beau, qu’est-ce que vous voulez, on ne peut pas y croire -tout de suite. Il faut réfléchir. Alors, ils n’ont pas dépassé Verdun?</p> - -<p>Un gouffre s’ouvrait devant moi.</p> - -<p>—Dépassé Verdun? fis-je. Mais ils ne l’ont jamais pris.</p> - -<p>—Pas pris? Ça, c’est épatant.</p> - -<p>—Ils vous ont dit qu’ils l’avaient pris?</p> - -<p>—Il y a belle lurette, mon lieutenant.</p> - -<p>Et, soudain:<span class="pagenum"><a name="page_255" id="page_255">{255}</a></span></p> - -<p>—Vingt-deux! dit-il. Voilà la sœur. Je m’en vais. Qu’est-ce qu’elle va -me casser!</p> - -<p>La <i>Schwester</i> avait la mine courroucée. Grande, large, la figure -épaisse, les yeux durs, la voix rude, c’était un cuirassier déguisé en -religieuse. Elle parlait le français, celle-là, et très bien. Elle -marcha sur moi.</p> - -<p>—Vous lisez l’allemand? dit-elle, sur un ton de colère.</p> - -<p>—Oui, madame.</p> - -<p>—Qui vous a donné ce journal?</p> - -<p>—Je l’ai acheté.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Elle allait dire autre chose, mais elle se ravisa, et elle sortit après -m’avoir servi, comme à regret, un bol de bouillon. Madame la diaconesse -ne semblait pas avoir inventé la charité chrétienne. La petite -<i>Schwester</i> de la veille était plus sympathique.</p> - -<p>—<i>Wie geht’s?</i></p> - -<p>Elle revint dans l’après-midi, à deux heures, avec son même sourire et -sa même voix chantante. Elle m’apportait le café au lait, le pain, et -trois gâteaux secs. Un feldwebel d’administration l’accompagnait. Il me -compta six biscuits de guerre, marque Vendroux, et me demanda d’émarger -sur un cahier. La <i>Schwester</i> m’expliqua que ce <i>Liebesgabe</i> (don -d’amour) était offert aux prisonniers par la Croix-Rouge française.</p> - -<p>L’hôpital devenait un paradis. Je regorgeais de biens. Le Suisse présuma -que je lui abandonnerais le <i>Liebesgabe</i>; mais j’appelai mon compagnon -du lavabo. Il entra timidement.</p> - -<p>—La sœur ne vous a rien dit? fit-il.<span class="pagenum"><a name="page_256" id="page_256">{256}</a></span></p> - -<p>—Non. Pourquoi?</p> - -<p>—Elle nous a défendu de vous parler, et elle a dit que, si elle nous -voyait avec vous, elle nous punirait.</p> - -<p>—Alors, sauvez-vous! Et emportez ça, vite!</p> - -<p>Mais il ne se hâtait pas de ramasser les biscuits, les cigarettes, et -les quelques friandises que je lui avais préparées. Je lui conseillai de -ne pas s’attarder chez moi.</p> - -<p>—Oh! fit-il, moi, je m’en f...</p> - -<p>La méchante <i>Schwester</i>, bien allemande, joignait donc la sournoiserie à -la haine. Pourquoi menacer mes compatriotes moins élevés dans la -hiérarchie militaire, et pourquoi ne pas même m’informer de sa décision?</p> - -<p>Mais il était écrit que j’en verrais d’autres encore.</p> - -<p>Vers quatre heures, je lisais. Ma porte s’ouvrit. Je me retournai. La -grande diaconesse entra, et je me levai. Elle introduisit chez moi une -madame savamment endimanchée, qui me contempla comme on contemple un -tigre dans une ménagerie. Je fis demi-tour sans rien dire, et repris ma -lecture.</p> - -<p>Une demi-heure plus tard, la même scène recommença, pour une nouvelle -visiteuse. J’étais le phénomène de l’endroit. Mais je n’avais aucune -envie de me prêter à ce genre de sport. Je dis à la <i>Schwester</i>:</p> - -<p>—Madame, un officier français n’est pas ici pour servir d’amusement aux -dames d’Offenburg. Vous n’avez pas compris mon geste de tout à l’heure. -C’est pourquoi je mets les pieds dans le plat. Je vous prie de me -laisser en repos; sinon, je vous expulserai, au mépris de vos -règlements, et je me plaindrai auprès de la Croix-Rouge de votre -conduite un peu trop singulière pour une <i>Schwester</i>.<span class="pagenum"><a name="page_257" id="page_257">{257}</a></span></p> - -<p>Déjà, elle sortait. Je la suivis, et, m’adressant à la sentinelle qui se -pétrifia au garde-à-vous:</p> - -<p>—Quant à toi, si tu laisses entrer un civil chez moi, tu auras de mes -nouvelles.</p> - -<p>—<i>Zùm Befehl, Herr Leùtnant!</i> (A vos ordres, monsieur le lieutenant).</p> - -<p>Car c’est de cette façon qu’il faut parler à ces gens-là.</p> - -<p class="astt">*<br />* *</p> - -<p>Le lundi matin, monsieur le médecin-chef de l’hôpital d’Offenburg daigna -s’occuper de moi. Il m’examina sommairement, dicta des ordres à son -aide, et m’autorisa à prendre des bains. Pendant qu’il jetait un coup -d’œil sur les bouquins de ma table, je lui demandai si le bureau du -Lazarett pourrait m’envoyer l’argent que je lui réclamais depuis -l’avant-veille. Il me promit la terre et la lune; mais, comme il aperçut -que je possédais un exemplaire de la <i>Germania</i> de Tacite, acheté à la -kantine de Vöhrenbach, il se retira assez précipitamment et tout le -monde avec lui, y compris les deux <i>Schwester</i>, la petite, qui souriait, -et la grande, qui était renfrognée.</p> - -<p>Tout s’acharnait contre moi dans cet hôpital: l’infirmière chrétienne, -parce que je lisais la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, et le médecin militaire, -parce que j’avais le texte d’un opuscule terrible. Je devinai que le bon -vieux Gott me chasserait de ce paradis.</p> - -<p>Chaque matin, on m’appliquait le traitement prescrit. On y mettait cinq -minutes, mais je ne désirais pas qu’on me frictionnât tout le corps avec -des parfums d’Arabie.<span class="pagenum"><a name="page_258" id="page_258">{258}</a></span></p> - -<p>Le lundi soir, j’attendais encore mon argent. J’envoyai une lettre -réglementaire au médecin-chef du Lazarett. Le mardi soir, j’attendais -mon argent et la réponse du médecin-chef. Je lui envoyai une nouvelle -lettre, un peu plus sèche. Le mercredi soir, j’attendais toujours. Cette -fois, j’écrivis une lettre violente.</p> - -<p>Enfin, le jeudi matin, j’obtins satisfaction. A huit heures, le -gestionnaire vint lui-même, avec mille excuses, me délivrer ce qui -m’appartenait. Mais, à neuf heures, le médecin-chef entra dans ma -chambre, m’examina plus sommairement que la première fois, si possible, -et m’annonça que je partirais à midi. C’était clair.</p> - -<p>La petite <i>Schwester</i> souriait.</p> - -<p>—Déjà guéri? fit-elle.</p> - -<p>—Oh! oui, lui répondis-je. On guérit vite dans les hôpitaux allemands.</p> - -<p>Et, me tournant vers la grande:</p> - -<p>—N’est-ce pas, madame?</p> - -<p>Elle ne répliqua point. Elle souriait aussi.</p> - -<p>L’infirmier suisse était désolé. Au moment où il allait pouvoir réaliser -quelques bénéfices, je partais. Il m’aida à préparer ma valise. Je -voyais qu’il brûlait de me poser une question.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’il y a? Dites.</p> - -<p>Il tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux.</p> - -<p>—Vous abbelez ça un mouchoir de boche?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Et aussi les Allemands, vous les abbelez des Boches?</p> - -<p>—Oui.<span class="pagenum"><a name="page_259" id="page_259">{259}</a></span></p> - -<p>—Alors, vous abbelez ça un mouchoir de Allemand? Bourquoi? Bouvez-vous -m’exbliquer?</p> - -<p>Je crus qu’il se moquait de moi. Mais il tenait son sérieux, et je tins -le mien.</p> - -<p>—Vous confondez. L’Allemand, c’est un Boche, oui.</p> - -<p>—Oui, oui.</p> - -<p>Comme je regrettais que le doktor Rueck et la <i>Kommandantur</i> de -Vöhrenbach ne fussent pas là!</p> - -<p>—Et le mouchoir, c’est un mouchoir de poche.</p> - -<p>—Oui, de boche.</p> - -<p>—De poche.</p> - -<p>—Oui, de boche.</p> - -<p>—Vous prononcez mal.</p> - -<p>—Je ne combrends bas, dit-il, découragé.</p> - -<p>—Moi non plus, mais ça n’a aucune importance.</p> - -<p>Je quittai le Lazarett sur cette scène de comédie, sans revoir les deux -convalescents français. Un soldat en armes m’accompagna. Il porta ma -valise jusqu’à la voiture que j’avais commandée. Quel équipage! La -calèche, en assez bon état, construite pour être attelée de deux -chevaux, n’avait qu’une haridelle d’un seul côté du timon. Le cocher me -salua respectueusement. Je me mordais les lèvres. Tout l’hôpital était -aux fenêtres ou devant la porte. Je m’en allai content, puisque le -médecin-chef avait affirmé que j’étais guéri.<span class="pagenum"><a name="page_260" id="page_260">{260}</a></span></p> - -<hr /> -<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XX" id="CHAPITRE_XX"></a><i>à Claude Farrère</i><br /> -</p> -<h2> - -CHAPITRE XX<br /><br /> -<small>LA FAIM EN ALLEMAGNE</small></h2> - -<p>On a remarqué sans doute que, dans les premières pages de mon journal de -captivité, j’ai relevé avec soin les menus que les Allemands nous -offrirent. Prisonnier, je n’attendais point qu’on me traitât en prince. -Mais j’avais lu si souvent que l’Allemagne se consumait du manque de -vivres, que je voulais m’en assurer. Or on ne nous avait pas bourré le -crâne, voilà ce qu’il faut que je reconnaisse sans détour.</p> - -<p>Certes, à la citadelle de Mayence, pendant que nous subissions la -quarantaine de rigueur, on nous gâta, c’est indéniable. Ce qu’on nous -servait à chaque repas n’était ni mauvais, ni insuffisant. Si ce régime -avait duré, jamais je n’aurais cru à la faim allemande, car, pour -nourrir ainsi des prisonniers, il apparaissait que l’Allemagne ne se -privait pas. Mais ces jours d’abondance ne se prolongèrent point. Je -l’ai déjà dit. Je n’y reviendrai pas. Exception faite pour l’hôpital -d’Offenburg, où j’étais sur le même pied que les blessés allemands, tout -au moins quant à la nourriture, je dois déclarer que les jours de -Mayence furent des jours miraculeux.<span class="pagenum"><a name="page_261" id="page_261">{261}</a></span></p> - -<p>Pendant toute ma captivité, j’ai copié tous les menus du camp de -Vöhrenbach. Une ardoise nous annonçait dès le matin les surprises que la -<i>Kommandantur</i> nous réservait. J’ouvre au hasard mon petit calepin noir, -et voici le programme exact et complet d’une semaine entière:</p> - -<p class="c"><span class="smcap">Octobre 1916</span>:</p> - -<table cellpadding="2"> -<tr valign="top"><td>Lundi, 2:</td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br /> - choux rouges<br /> - pommes de terre en robe<br /> - une pomme</td></tr> - -<tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td> soupe aux légumes<br /> - carottes et pommes de terre</td></tr> - -<tr valign="top"><td>Mardi, 3: </td><td> <i>matin</i></td><td> =</td><td> potage<br /> - bœuf bouilli<br /> - pommes de terre en robe<br /> - betteraves<br /> - une pomme</td></tr> - -<tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> =</td><td> pommes de terre au persil</td></tr> - -<tr valign="top"><td>Mercredi, 4: </td><td> <i>matin</i></td><td> =</td><td> potage<br /> - poisson bouilli<br /> - pommes de terre en robe<br /> - compote</td></tr> - -<tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td> choux bouillis</td></tr> - -<tr valign="top"><td>Jeudi, 5: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td> Choux-fleurs à l’eau<br /> - pommes de terre en robe<br /> - une pomme</td></tr> - -<tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>carottes et navets.</td></tr> - -<tr valign="top"><td>Vendredi, 6: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br /> - poisson bouilli<br /> - pommes de terre en robe<br /> - une pomme</td></tr> - -<tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>semoule<br /> - marmelade</td></tr> -<tr valign="top"><td>Samedi, 7: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br /> - ragoût de mouton</td></tr> - - <tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>pommes de terre en robe<br /> - salade verte</td></tr> - -<tr valign="top"><td>Dimanche, 8: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br /> - chevreuil rôti<br /> - pommes de terre en robe</td></tr> - -<tr valign="top"><td>  </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>cacao<br /> - fromage</td></tr> -</table> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_262" id="page_262">{262}</a></span></p> - -<p>Avant de vous émerveiller sur les magnificences relatives de ce tableau, -permettez-moi de vous présenter quelques observations.</p> - -<p>D’abord, dans cette semaine, combien de fois avons-nous eu de la viande? -Deux fois, car il sied de ne pas faire compte du ragoût de mouton, qui -ne contenait pas plus de morceaux de mouton qu’un gigot de pré salé ne -contient de pointes d’ail en pays de langue d’oïl. Encore est-il bon que -vous sachiez que la tranche de bœuf ou de chevreuil, qui revenait à -chacun de nous, n’aurait pas contenté un enfant de quatre ans. Vous -avouerez que c’est maigre. Cependant, nous eûmes deux fois de poisson, -il est vrai, et j’ajoute que ces deux poissons furent le seul aliment -substantiel de toute cette semaine. Mais tels qu’on nous les servait, -nous ne pouvions pas les manger, car ils sentaient la vase et n’étaient -cuits que dans l’eau douce, et nous étions obligés de les accommoder sur -nos réchauds, si nous voulions en tirer parti.</p> - -<p>Le caractère de cette cuisine était de n’exiger du cuisinier aucune -aptitude professionnelle. La viande, le poisson et les légumes, tout -était cuit à l’eau, tou<span class="pagenum"><a name="page_263" id="page_263">{263}</a></span>jours à l’eau. Rien de plus. Pas un gramme de -beurre, pas un gramme de graisse, pas un gramme d’un produit quelconque -analogue à la cocose ou à la végétaline, et pas une goutte d’huile ne -tombait dans les marmites. Essayez de vous représenter ce que peuvent -avoir d’appétissant, préparés de cette manière, si c’est là une -préparation, des choux rouges, ou des betteraves, ou un mélange de -carottes et de navets, ou des choux-fleurs. Avez-vous déjà mangé de la -salade sans huile et sans vinaigre? Je croyais que les lapins -monopolisaient ce régal. Tendriez-vous le bras pour une nouvelle -assiettée d’un potage éternellement Kubb ou Maggi? Et surtout, vous -suffirait-il à dîner de cette mixture innommable qu’est une bouillie de -semoule accompagnée d’une marmelade acide? Et surtout, et surtout, -enfin, feriez-vous vos beaux dimanches de ce menu du soir que je vous -recommande: deux bouchées de fromage de gruyère et une tasse de cacao à -l’eau? Pour terminer, et afin de répondre à l’objection que vous me -feriez en me rappelant que des pommes de terre, faute de mieux, -constituent un plat consistant, je vous révèlerai que chaque rationnaire -n’avait droit qu’à une livre de cette précieuse denrée, soit, par repas, -trois <i>kartoffeln</i> de taille moyenne et souvent plus ou moins avariées. -Et maintenant, je vous demande de relire ce tableau de notre -alimentation, pendant la semaine du 2 au 8 octobre 1916. Aucun élément -ne vous manquera pour juger. Mais je ne crains plus vos objections, et -vous vous écrierez:</p> - -<p>—Mais vous mouriez de faim! Mais on vous traitait comme des pourceaux! -Et c’est pour cette cuisine<span class="pagenum"><a name="page_264" id="page_264">{264}</a></span> qu’on vous retenait cinquante-quatre marks -par mois?</p> - -<p>Oui, pour cette cuisine. Car, si, pendant les premiers mois, on nous -donnait au réveil une espèce de liquide terne qu’on appelait café au -lait et qui n’était supportable qu’à la condition de le sucrer et de -l’allonger de lait condensé, nous dûmes bientôt payer un supplément -quotidien de quinze pfennigs pour prétendre à ce nectar.</p> - -<p>Tel était l’ordinaire du camp de Vöhrenbach. Et vous avez raison: sans -les colis de victuailles qui nous arrivaient à peu près régulièrement de -France, nous serions morts de faim.</p> - -<p>Une question se pose: l’Allemagne pouvait-elle faire plus pour les -prisonniers? N’était-elle pas elle-même trop gênée pour songer aux -autres avant de songer à ses fils? Je ne sais pas si vraiment elle ne -pouvait pas faire plus pour nous. Il est difficile d’établir la mesure -exacte de ses ressources. Mais je sais ce que j’ai vu et j’ai vu qu’une -gêne réelle pesait sur elle en 1916. Faut-il penser que c’est pour -s’abîmer en des études de chimie organique que certaines sentinelles du -camp de Vöhrenbach se penchaient sur les poubelles où des officiers -prisonniers jetaient leurs pauvres restes? Faut-il penser que c’est par -amour de l’humanité que ces mêmes sentinelles, pour quelques boîtes de -conserves et une miche de pain, consentaient à l’évasion de ces mêmes -officiers? Mais je veux rapporter deux anecdotes.</p> - -<p>A la fin de mois de juillet 1916, venant de l’hôpital d’Offenburg et -rentrant au camp de Vöhrenbach, j’arrivai en gare de Donaùeschingen au -crépuscule.<span class="pagenum"><a name="page_265" id="page_265">{265}</a></span> J’avais une heure à attendre avant de repartir. Un soldat -allemand m’accompagnait. Il m’accorda la permission de dîner à mes frais -au buffet de la gare, et il s’installa à la même table que moi, un bock -de bière sous le nez et le fusil chargé entre les jambes. Une vingtaine -de civils jouaient déjà des mâchoires. Pour la première fois, je me -trouvais dans une salle de restaurant. J’étais curieux de consulter la -carte du jour. Il n’y en avait point. Le dîner était à menu fixe, et -chacun devait s’incliner.</p> - -<p>—C’est la guerre! me dit la <i>kellnerin</i>, en bon français.</p> - -<p>Comme à tout le monde, on me servit d’abord une énorme crèpe, sans sucre -et sans confiture; puis, une salade, sans assaisonnement; et enfin, un -morceau de tarte aux prunes qui n’était pas d’une douceur exagérée. -C’est tout. Le client apportait son pain, et mes voisins roulèrent des -yeux effarés devant le gâteau blanc qui me venait de France et que -j’avais tiré de ma valise. Le vin et la bière m’étant défendus, je -buvais du thé. Pour achever d’éblouir mes hôtes, j’avais négligemment -laissé sur le coin de la table ma provision de sucre et, comme un chien -me regardait d’un air navré, je lui offris quatre ou cinq morceaux de la -marchandise introuvable. Les dîneurs étaient outrés. Je demeurais -impassible. J’eus néanmoins une petite grimace, quand la <i>kellnerin</i> me -réclama quatre marks soixante-quinze pour une chère aussi dérisoire. -J’ignore si tous les clients furent écorchés dans les mêmes proportions, -mais je constatai qu’ils n’avaient eu rien de plus à manger que -moi-même. Et j’imaginai la musique qu’on aurait menée en France, en -1916, si<span class="pagenum"><a name="page_266" id="page_266">{266}</a></span> l’on avait servi des dîners de ce genre aux voyageurs -conscients et organisés.</p> - -<p>Quelques jours plus tôt, dans la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, à la rubrique -des tribunaux, j’avais lu une histoire assez stupéfiante. Il s’agissait -d’un habile commerçant qui avait inventé un <i>ersatz</i> extraordinaire, un -produit spécial destiné à remplacer à la fois l’huile et le vinaigre -nécessaires à la salade. Hélas! des acheteurs se plaignirent de la -qualité du produit. On l’analysa, et les experts fournirent les -résultats suivants:</p> - -<table cellpadding="0"> -<tr><td>Eau pure</td><td align="left">=</td><td class="rt">99,7%</td></tr> -<tr><td>matières solides</td><td align="left">=</td><td class="rt">0,3 %</td></tr> -<tr><td>matières grasses</td><td align="left">=</td><td class="rt">0,00%</td></tr> -</table> - -<p>L’inventeur fut récompensé par deux mois de prison et le tribunal lui -infligea mille marks d’amende. La <i>Frankfùrter Zeitùng</i> est un journal -sérieux. Elle ne publie pas des farces à la Cami, et G. de Pawlowsky, si -fécond en «dernières nouveautés», ne figurerait pas au nombre de ses -rédacteurs. Mais que présagez-vous d’un pays où l’on peut mettre en -vente un produit comme celui-là et où les buffets de gare présentent aux -civils des repas aussi magnifiques? M’accusera-t-on de partialité, si -j’insinue que ce pays-là ne possède peut-être pas de quoi manger à sa -faim? On est tellement persuadé chez nous que les gazettes et le -gouvernement nous ont gorgés de mensonges, que l’on finit par douter de -tout, sous prétexte que la famine, annoncée peut-être avec trop d’éclat, -n’a pas anéanti les Boches en six semaines. Pourtant, si la famine -souhaitée ne s’est pas produite, la faim a fait son œuvre lente et sûre. -Seulement, en France, nous avons mal posé la question.<span class="pagenum"><a name="page_267" id="page_267">{267}</a></span></p> - -<p>Longtemps, le peuple français a cru qu’il suffirait d’empêcher -l’introduction du blé chez les Allemands pour empêcher la guerre de -traîner en longueur.</p> - -<p>—Faute de pain, disait-on, l’Allemagne sera contrainte de demander -grâce.</p> - -<p>De là naquit cette idée d’épuiser l’ennemi en lui supprimant le blé. De -là aussi, plus tard, vint quelque désolation quand des territoires -russes et roumains, riches en céréales, tombèrent aux mains de ceux que -le blocus devait ruiner rapidement. Certes, la Russie et la Roumanie -furent une aubaine rare pour la Prusse, nul ne songe à le nier. -Toutefois, il ne faut rien exagérer, et le problème est ailleurs. A la -vérité, le manque de pain n’a pas tant fait souffrir le peuple allemand -que certains journaux ont bien voulu l’affirmer. Ceux qui avaient voyagé -outre-Rhin, avant la guerre, savaient déjà que l’Allemand n’est pas un -amateur de pain. On a souvent cité ce trait à quoi se reconnaissait un -Français hors de chez lui, dans un hôtel ou sur un paquebot: c’est qu’il -consommait une prodigieuse quantité de pain. Le pain est notre -nourriture nationale. Nous gémirions d’en être privés ou de n’en pas -avoir à notre guise. Il n’en va pas de même de l’Allemand. Son aliment -essentiel, à lui, c’est la pomme de terre, la <i>kartoffel</i>.</p> - -<p>Nous aussi, Français, nous aimons la pomme de terre, mais d’une autre -façon. Il nous fatiguerait d’en manger tous les jours et à tous les -repas. Elle est pour nous un légume quelconque, au même titre que le -petit pois ou la tomate. Elle va même quelquefois jusqu’à devenir un -légume choisi, et souvent rien ne nous semble supérieur au -«bifteck-frites» des<span class="pagenum"><a name="page_268" id="page_268">{268}</a></span> familles. Pour l’Allemand au contraire, la pomme -de terre est une chose substantielle que l’on ne traite pas en -fantaisie. On la mange ordinairement au naturel, en robe de chambre: -<i>pellkartofell</i>, pomme de terre en peau, que l’on mange avec tout, avec -le canard au jus, avec les œufs sur le plat et avec la saucisse fumée. -Sur le plus grand nombre des tables boches, elles apparaissent en même -temps que les hors-d’œuvre pour ne disparaître qu’à la fin du dessert. -Cette coutume ne date pas de la guerre. Tout au plus a-t-elle été -systématiquement préconisée par les autorités civiles et militaires afin -de parer quand même à la pénurie de pain, dont je ne dis pas que -l’Allemand fasse fi. Chez nous, on poussait le paysan à cultiver du blé, -du blé, et du blé. Là-bas, c’est la culture de la pomme de terre qui -était ordonnée. Les gazettes boches débordaient de lamentations, en -1916, parce que la gelée avait réduit des deux tiers la récolte tant -attendue des <i>kartoffeln</i>. On nous rationna. Alors je compris le rôle du -pain et de la pomme de terre dans la grande guerre.</p> - -<p>Un matin, j’ai lu dans la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, sous la signature de -Kory Towski, les vers suivants:</p> - -<p class="c"><span class="smcap">La pomme de terre d’empire.</span></p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Je suis la pomme de terre d’empire,<br /></span> -<span class="i0">Le sauveur du peuple allemand,<br /></span> -<span class="i0">Et, si l’épée allemande est victorieuse<br /></span> -<span class="i0">Et si le Français ne conquiert pas le Rhin,<br /></span> -<span class="i0">Je suis la pomme de terre d’empire,<br /></span> -<span class="i0">J’y suis pour ma part.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Je suis le noble tubercule<br /></span> -<span class="i0">Qui agit en secret.<span class="pagenum"><a name="page_269" id="page_269">{269}</a></span><br /></span> -<span class="i0">Qu’on soit empereur ou palefrenier,<br /></span> -<span class="i0">J’ai droit sur la table à une place d’honneur.<br /></span> -<span class="i0">Je suis le noble tubercule<br /></span> -<span class="i0">Qui garantit la force de l’Allemagne.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Et que revienne la paix<br /></span> -<span class="i0">Avec ses dindes, ses saumons et ses gibiers,<br /></span> -<span class="i0">Je le sais, quand vous mangerez du caviar,<br /></span> -<span class="i0">Vous oublierez vite les pommes de terre en robe:<br /></span> -<span class="i0">Oui, que revienne la paix,<br /></span> -<span class="i0">Mon image modeste s’effacera.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Pourtant dans l’histoire du monde<br /></span> -<span class="i0">Je soutiens mon rang<br /></span> -<span class="i0">Et, si l’Empire ne sombre pas,<br /></span> -<span class="i0">Si au contraire il se dresse triplement magnifique,<br /></span> -<span class="i0">Alors l’histoire du monde me payera<br /></span> -<span class="i0">A moi aussi, un jour, le tribut de sa reconnaissance.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>Ces vers apportent une preuve. Les expressions qu’on y relève attestent -ce caractère d’importance de la <i>kartoffel</i> allemande. L’auteur -l’appelle: <i>die Reichskartoffel</i>, la patate d’empire, comme on dit une -terre ou une loi d’empire. Elle est nettement sacrée comme le salut de -l’Allemagne à quoi doit aller la reconnaissance nationale après la -victoire, s’il y a victoire; et le mot <i>Heil</i>, salut, se hausse à une -nuance religieuse. Mais ce petit poème, de style d’ailleurs très -médiocre, n’est que de peu de prix auprès de cet autre, que j’ai trouvé -la même année, dans le même journal<a name="FNanchor_F_6" id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>. Celui-ci est signé Emil Claar, -et il est écrit en vers libres. Il est encore plus ébouriffant que le -premier. Écoutez:<span class="pagenum"><a name="page_270" id="page_270">{270}</a></span></p> - -<p class="c"><span class="smcap">A la pomme de terre.</span></p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Infatigablement jaillie du sombre flux de la terre,<br /></span> -<span class="i0">Perle de la maison bourgeoise allemande,<br /></span> -<span class="i0">Aprement évoquée, vivement conjurée,<br /></span> -<span class="i0">Apaisante nounou d’un festin modéré,<br /></span> -<span class="i4">O pomme de terre!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Pour toi, aujourd’hui, dans un amour pressant,<br /></span> -<span class="i0">On discute, on combat, on crie et l’on écrit,<br /></span> -<span class="i0">Des millions de langues indigentes<br /></span> -<span class="i0">Te célèbrent par des cantiques sacrés,<br /></span> -<span class="i0">Comme jamais fruit ne fut célébré,<br /></span> -<span class="i0">Comme rarement le fut un être vivant,<br /></span> -<span class="i0">Et dans la fuite des événements<br /></span> -<span class="i0">Tu demeures pour la sauvegarde du peuple élu,<br /></span> -<span class="i4">O pomme de terre!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Ni les figues, ni les bananes, ni les tendres olives,<br /></span> -<span class="i0">Ni les merveilles du Sud qui distillent des douceurs,<br /></span> -<span class="i0">Rien n’a fait résonner du bruit de sa gloire<br /></span> -<span class="i0">Le monde attentif avec autant d’éclat<br /></span> -<span class="i4">Que toi, ô pomme de terre!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Ni les huîtres, ni les truites, ni les truffes aromatiques,<br /></span> -<span class="i0">Ni les entrecôtes des buffles succulents,<br /></span> -<span class="i0">Rien n’a jamais ému,<br /></span> -<span class="i0">O désir ardent des grands et des petits,<br /></span> -<span class="i0">Comme tu émeus, dans la nécessité qui ronge,<br /></span> -<span class="i0">Toi, réconfortante sœur du pain sec,<br /></span> -<span class="i4">O chère pomme de terre!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Car tu es la constante, la loyale,<br /></span> -<span class="i0">L’aide de l’estomac affamé,<br /></span> -<span class="i0">Celle qui a des soins maternels, l’indispensable,<br /></span> -<span class="i0">La fidèle gardienne d’un plaisir simple.<br /></span> -<span class="i0">Tu te dédoubles au temps rigoureux,<br /></span> -<span class="i0">Banquet sacré de la satisfaction.<br /></span> -<span class="i0">A toi compagne bien-aimée, à toi, bienfaisante,<br /></span> -<span class="i0">Vers qui le pauvre se penche avec confiance<br /></span> -<span class="i0">Quand, trésor de la glèbe féconde,<br /></span> -<span class="i0">Tu surgis des sillons comme une vraie délivrance.<br /></span> -<span class="i4">Salut à toi, ô pomme de terre!<br /></span> -<span class="pagenum"><a name="page_271" id="page_271">{271}</a></span></div></div> -</div> - -<p>Prodigieuse source de remarques. Ne nous attardons pas sur la -boursouflure héroïco-sentimentale et les prétentions lyriques du style: -elles sont trop allemandes, et nous avons d’autres soucis. Mais notons -en passant, pour notre connaissance de la psychologie des Barbares, les -regrets si émouvants d’un «estomac affamé», ce rêve de figues, de -bananes, de tendres olives, d’huîtres, de truites, de truffes et -d’entrecôtes de buffle, alors que Kory Towski de son côté regrettait les -dindes, les saumons et le caviar du bon temps de paix. Prenons acte -aussi de cet aveu d’un «temps rigoureux» et d’une «nécessité qui ronge». -La faim allemande n’est pas un mythe. La voilà bassement proclamée en -phrases cadencées. J’ai traduit ces vers littéralement, en serrant le -texte au plus près et sans outrer le sens ou la force des mots. Rien de -plus grave que le ton de ce chant qui veut avoir par endroits des -allures quasi mystiques. Qu’on ne s’y trompe pas. Moi-même, d’abord, -j’ai cru à une plaisanterie d’un poète à la Franc-Nohain ou à la Raoul -Ponchon. Il n’en est rien. Le poème d’Emil Claar est un hymne. La -fantaisie est inconnue des poètes allemands, et pendant la guerre plus -que jamais. C’est sans la moindre ironie que la pomme de terre est ici -la réconfortante sœur du pain sec, et le trésor de la glèbe féconde, et -l’aide de l’estomac affamé, et la perle de la maison bourgeoise -allemande, et le banquet sacré de la satisfaction, et la sauvegarde du -peuple élu. Peut-on nier, après ces plaintes authentiques, que -l’Allemagne ait souffert de la faim? Et vous représentez-vous, bonnes -gens de France, ce que dut être la faim de vos enfants prisonniers en -Allemagne?<span class="pagenum"><a name="page_272" id="page_272">{272}</a></span></p> - -<p>Avez-vous lu ce conte de Georges d’Esparbès où l’on voit des trompettes, -un jour de revue, sonner à perte d’haleine et tellement que, jusqu’à la -fin de la cérémonie héroïque, nul n’a pu remarquer qu’un des trompettes -était mort en sonnant? Ainsi de vos fils, bonnes gens de France, dans -les camps d’Allemagne. Vous ignorez encore comment ils ont souffert, -parce qu’ils sont revenus en souriant, ceux qui sont revenus. Mais quel -crime avaient-ils commis pour mériter ce châtiment?</p> - -<p class="r"> -(<i>Écrit à Ouargla en 1919.<br /> -Revu en 1924 à Paris.</i>)<br /> -<span class="pagenum"><a name="page_273" id="page_273">{273}</a></span></p> - -<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table cellpadding="0"> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_PREMIER">I.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_PREMIER">Prisonnier</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_9">9</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_II">II.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_II">Des Chambrettes à Rouvrois</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_25">25</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_III">III.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_III">De Rouvrois à Pierrepont</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_41">41</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IV">IV.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_IV">L’usine de Pierrepont</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_56">56</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_V">V.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_V">Cobern—Coblence—Mayence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_68">68</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VI">VI.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_VI">La quarantaine</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_83">83</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VII">VII.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_VII">Le saloir de Mayence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_97">97</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VIII">VIII.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_VIII">La fenêtre fermée et la porte ouverte</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_109">109</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IX">IX.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_IX">Le camp de Mayence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_121">121</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_X">X.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_X">Vers un autre camp</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_134">134</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XI">XI.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XI">Le camp de Vöhrenbach</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_146">146</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XII">XII.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XII">Têtes de Boches</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_157">157</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIII">XIII.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XIII">Offiziergefangenenlager</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_169">169</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIV">XIV.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XIV">Le sens de l’honneur et quelques autres vertus</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_182">182</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XV">XV.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XV">Autres têtes de Boches</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_194">194</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVI">XVI.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XVI">Le régime des représailles</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_204">204</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVII">XVII.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XVII">La vie quotidienne</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_220">220</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVIII">XVIII.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XVIII">Les évasions</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_235">235</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIX">XIX.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XIX">L’hôpital d’Offenburg</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_246">246</a></td></tr> -<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XX">XX.</a></td><td>—</td><td><a href="#CHAPITRE_XX">La Faim en Allemagne</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_260">260</a></td></tr> -</table> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_274" id="page_274">{274}</a></span>  </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_275" id="page_275">{275}</a></span>  </p> - -<div class="poetry"><div class="poem"> -ACHEVÉ D’IMPRIMER<br /> -EN DÉCEMBRE 1924<br /> -PAR F. PAILLART A<br /> -ABBEVILLE (SOMME).<br /></div></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_278" id="page_278">{278}</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_276" id="page_276">{276}</a></span>  </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="page_277" id="page_277">{277}</a></span>  </p> - -<hr /> - -<p class="c">BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON</p> - -<p class="c">Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918)</p> - -<p class="c">Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21</p> - -<table cellpadding="0"> -<tr><td align="left">Exemplaires ordinaires</td><td align="left">100 fr. les 4 volumes</td></tr> -<tr><td align="left">Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ 1 à xxv)</td><td align="left">1120 fr. —</td></tr> -<tr><td align="left">Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250)</td><td align="left">336 fr. —</td></tr> -</table> - -<p class="c">Format in-8º couronne (12 × 19)</p> - -<table cellpadding="0"> - -<tr><td class="cun1"><i>ROMANS & CONTES</i></td></tr> -<tr><td class="c">BALKIS</td></tr> -<tr><td><i>Personne.</i></td></tr> -<tr><td><i>En marge de la Bible.</i></td></tr> -<tr><td class="c">PIERRE BILLOTEY</td></tr> -<tr><td><i>Le Pharmacien spirite.</i></td></tr> -<tr><td><i>Raz-Boboul.</i></td></tr> -<tr><td class="c">SUZANNE DE CALLIAS</td></tr> -<tr><td><i>Jerry.</i></td></tr> -<tr><td class="c">NONCE CASANOVA</td></tr> -<tr><td><i>La Libertine.</i></td></tr> -<tr><td><i>Messaline.</i></td></tr> -<tr><td class="c">RENÉE DUNAN</td></tr> -<tr><td><i>Baâl.</i></td></tr> -<tr><td class="c">RAYMOND ESCHOLIER</td></tr> -<tr><td><i>Le Sel de la Terre.</i></td></tr> -<tr><td class="c">MAURICE D’HARTOY</td></tr> -<tr><td><i>L’Homme Bleu.</i></td></tr> -<tr><td class="c">RENÉ-MARIE HERMANT</td></tr> -<tr><td><i>Kniazii.</i></td></tr> -<tr><td><i>En détresse.</i></td></tr> -<tr><td><i>La Femme aux hommes.</i></td></tr> -<tr><td><i>Fakir.</i></td></tr> -<tr><td class="c">JONCQUEL ET VARLET</td></tr> -<tr><td><i>Les Titans du Ciel.</i></td></tr> -<tr><td><i>L’Agonie de la Terre.</i></td></tr> -<tr><td class="c">MAGALI-BOISNARD</td></tr> -<tr><td><i>Mâadith.</i></td></tr> -<tr><td><i>L’Enfant taciturne.</i></td></tr> -<tr><td class="c">GEORGES MAUREVERT</td></tr> -<tr><td><i>Le Grand Plagiat.</i></td></tr> -<tr><td class="c">MARCEL MILLET</td></tr> -<tr><td><i>La Lanterne chinoise.</i></td></tr> -<tr><td class="c">ALICE ORIENT</td></tr> -<tr><td><i>La Tunique verte.</i></td></tr> -<tr><td class="c">GASTON PICARD</td></tr> -<tr><td><i>Les Surprises des Sens.</i></td></tr> -<tr><td class="c">THIERRY SANDRE</td></tr> -<tr><td><i>Mienne.</i></td></tr> -<tr><td><i>Le Purgatoire.</i></td></tr> -<tr><td class="c">P.-J. TOULET</td></tr> -<tr><td><i>Béhanzigue.</i></td></tr> -<tr><td class="c">THÉO VARLET</td></tr> -<tr><td><i>La Bella Venere.</i></td></tr> -<tr><td><i>Le Dernier Satyre.</i></td></tr> -<tr><td><i>Le Démon dans l’âme.</i></td></tr> -<tr><td class="c">VARLET ET BLANDIN</td></tr> -<tr><td><i>La Belle Valence.</i></td></tr> -<tr><td class="c">WILLY ET MENALKAS</td></tr> -<tr><td><i>L’Ersatz d’Amour.</i></td></tr> -<tr><td><i>Le Naufragé.</i></td></tr> -<tr><td class="cun1"><i>POÉSIE</i></td></tr> -<tr><td class="c">JOACHIM DU BELLAY</td></tr> -<tr><td><i>La Amours de Faustine.</i></td></tr> -<tr><td class="c">FAGUS</td></tr> -<tr><td><i>La Danse Macabre.</i></td></tr> -<tr><td><i>La Guirlande à l’Épousée.</i></td></tr> -<tr><td><i>Frère Tranquille.</i></td></tr> -<tr><td class="c">ANDRÉ FONTAINAS</td></tr> -<tr><td><i>Récifs au Soleil.</i></td></tr> -<tr><td class="c">LUCIEN JACQUES</td></tr> -<tr><td><i>La Pâque dans la grange.</i></td></tr> -<tr><td class="c">TRISTAN KLINGSOR</td></tr> -<tr><td><i>Humoresques.</i></td></tr> -<tr><td class="c">LOYS LABÈQUE</td></tr> -<tr><td><i>Le Miroir mystique.</i></td></tr> -<tr><td class="c">ALPHONSE MÉTÉRIÉ</td></tr> -<tr><td><i>Le Livre des Sœurs.</i></td></tr> -<tr><td><i>Le Cahier Noir.</i></td></tr> -<tr><td class="c">MUSÉE</td></tr> -<tr><td><i>Héro et Léandre.</i></td></tr> -<tr><td class="c">HENRY MUSTIÈRE</td></tr> -<tr><td><i>La Nouvelle Franciade.</i></td></tr> -<tr><td class="c">JEAN ROYÈRE</td></tr> -<tr><td><i>Poésies.</i></td></tr> -<tr><td class="c">CH. DE SAINT-CYR</td></tr> -<tr><td><i>Le Livre d’Iseult.</i></td></tr> -<tr><td class="c">JEAN SECOND</td></tr> -<tr><td><i>Le Livre des Baisers.</i></td></tr> -<tr><td class="c">THEO VARLET</td></tr> -<tr><td><i>Aux Libres Jardins.</i></td></tr> -<tr><td class="cun1"><i>THÉATRE</i></td></tr> -<tr><td class="c">HENRY STRENTZ</td></tr> -<tr><td><i>Théâtre de Hans Pipp.</i></td></tr> -<tr><td><i>Nouveau Théâtre de Hans Pipp.</i></td></tr> -<tr><td class="cun1"><i>LITTÉRATURE</i></td></tr> -<tr><td class="c">ATHÉNÉE</td></tr> -<tr><td><i>Le Chapitre Treize.</i></td></tr> -<tr><td class="c">FAGUS</td></tr> -<tr><td><i>Essai sur Shakespeare.</i></td></tr> -<tr><td class="c">LÉON BOCQUET</td></tr> -<tr><td><i>Les Destinées Mauvaises.</i></td></tr> -<tr><td class="cun1"><i>ART</i></td></tr> -<tr><td class="c">LE FAUCONNIER</td></tr> -<tr><td><i>Album</i>, préface de <i>J. Romains</i>.</td></tr> -</table> - -<table cellpadding="0"> -<tr><td align="left">Exemplaires sur Alfa français</td><td align="left">7.50</td><td align="left">Exemplaires sur Hollande</td><td align="left">33 —</td></tr> -<tr><td align="left"><span style="margin-left: 2em;">—</span> <span style="margin-left: 2em;">Arches</span></td><td align="left">22</td><td align="left"><span style="margin-left: 2em;">— </span><span style="margin-left: 2em;">Japon</span></td><td align="left">55 —</td></tr> -</table> - -<p>Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (<b>1813-1814</b>).</p> - -<p>Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard <span class="smcap">Driault</span>).</p> - -<p> -Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr.<br /> -</p> - -<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> <i>Feldgraù</i> = gris de campagne. Les Allemands appellent -ainsi leurs soldats à cause de la couleur de leur uniforme. Et les -nôtres sont maintenant des <i>Himmelblaù</i> (bleu de ciel) après avoir été -des <i>Rothosen</i> (pantalons rouges).</p></div> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> <i>Major</i> = Chef de bataillon, commandant.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> <i>Oberst</i> = Colonel.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_D_4" id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Les Allemands nomment ainsi: «<i>tenant lieu d’officier</i>», -les sous-officiers à qui ils accordent la patte d’épaule de lieutenant -pour la durée de la guerre, mais qu’ils ne considèrent pas comme de -véritables officiers.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_E_5" id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, 27 juillet 1916.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a name="Footnote_F_6" id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, 28 octobre 1916.</p></div> - -</div> -<hr class="full" /> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE PURGATOIRE</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68138-h/images/colophon.jpg b/old/68138-h/images/colophon.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 48ff8f8..0000000 --- a/old/68138-h/images/colophon.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/68138-h/images/cover.jpg b/old/68138-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ad5e05b..0000000 --- a/old/68138-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
