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-The Project Gutenberg eBook of Le Purgatoire, by Thierry Sandre
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le Purgatoire
-
-Author: Thierry Sandre
-
-Release Date: May 21, 2022 [eBook #68138]
-
-Language: French
-
-Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the
- Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by the Bibliothèque nationale de
- France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PURGATOIRE ***
-
-
-
-
-
- LE PURGATOIRE
-
- JUSTIFICATION DU TIRAGE
-
-
- Il a été tiré:
-
- 20 exemplaires sur Madagascar, numérotés de 1 à 20.
- 30 exemplaires sur Lafuma pur fil, numérotés de 21 à 50.
- 40 exemplaires sur papier Saumon, hors commerce.
-
-
- _Tous droits de reproduction réservés Copyright 1924 by Edgar
- Malfère_
-
-
-
-
- BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
-
- THIERRY SANDRE
-
-
- LE PURGATOIRE
-
- _SOUVENIRS D’ALLEMAGNE_
-
- [Illustration: colophon]
-
-
- AMIENS
- LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
- 7, RUE DELAMBRE, 7
-
- 1924
-
- Seizième mille.
-
-
-
-
- DU MÊME AUTEUR:
-
-
- 1º OUVRAGES PUBLIÉS:
-
-I. VERS: _Le Fer et la Flamme._
- _Fleurs du Désert._
-
-II. PROSE: _Apologie pour les Nouveaux Riches._
- _Mienne_, roman.
-
-III. TRADUCTIONS: JEAN SECOND: _Le livre des Baisers_.
- J. DU BELLAY: _Les amours de Faustine_.
- MUSÉE: _La touchante aventure de Héro
- et Léandre_.
- RUFIN: _Épigrammes_.
- SULPICIA: _Tablettes d’une Amoureuse_.
- ZAÏDAN: _Al Abbassa_, roman trad. de l’arabe.
-
-
-2º OUVRAGES ANNONCÉS:
-
-I. ROMANS: _Le Chèvrefeuille._
- _L’Unique._
- _Monsieur Jules._
- _L’histoire merveilleuse de Robert le Diable._
- _Eloge de la République._
-
-II. ESSAIS: _Vie de Socrate._
- _Le Pays de tous les mirages._
- _La main de Fatma._
-
-III. TRADUCTIONS: XXX: _La Comédie de l’Amour_.
- ATHÉNÉE: _Le chapitre des Femmes_.
- LONGUS: _Daphnis et Chloé_.
- ZAÏDAN: _Allah veuille!_... ou _Le dernier
- Sultan_, roman trad. de l’arabe.
-
-
- _A MADAME CHARLES COUSIN
- QUI PERDIT SON FILS UNIQUE,
- TOUTE SA VIE ET NOTRE ESPÉRANCE
- A LA GUERRE._
-
-
-.... _UN BON ALLEMAND NE PEUT
-SOUFFRIR LES FRANÇAIS. MAIS IL BOIT
-LEURS VINS TRÈS VOLONTIERS._»
-
- GŒTHE (_Faust_)
-
-
-
-
-_à Henry Malherbe_
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-PRISONNIER
-
-(_9 mars 1916_).
-
-
-Deux soldats du 85ᵉ Saxon me conduisaient à travers champs vers
-l’intérieur des lignes ennemies.
-
-J’ouvrais de grands yeux. Les _feldgraù_[A] se démenaient autour de
-nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant,
-soufflant, braillant; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la
-peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre
-tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin;
-d’autres revenaient en hurlant: des blessés. Car l’Allemand qui souffre
-pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière,
-tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi
-nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi
-j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé: le ravin du
-Bois-Chauffour.
-
-C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont.
-
-Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous
-pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et
-de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on
-pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de
-quelques-uns de ces gourbis: les réserves allemandes se chauffaient.
-Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion
-français entrât dans leur champ de tir.
-
-Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis.
-
-Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec
-joie.
-
---_Offizier?_ demandaient-ils.
-
---_Ia_, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens.
-
---_Offizier!_ répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un
-général de bonne prise.
-
-Mais pas un ne m’adressa la parole.
-
-Mes gardiens me conduisirent à un jeune _feldwebel_ coiffé de la
-casquette. Il parlait français.
-
---Officier?
-
---Oui, répondis-je.
-
---Artilleur?
-
---Non, chasseur à pied.
-
---Ah! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et
-puis il y a du danger.
-
-Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent.
-
-Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle flottait un petit
-drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à
-lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers
-pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue
-devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur
-qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le
-souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse; car l’Allemand a une
-odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient
-à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de
-tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour
-cette besogne on employait surtout des Français--chasseurs ou
-soldats--qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois,
-gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient
-nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux
-à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des
-brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours,
-dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait
-plus d’Allemands à soigner.
-
-Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une
-centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir,
-surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de
-campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques
-inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats
-creusaient hâtivement de nouvelles fosses.
-
-Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis,
-d’armes brisées, de vieux papiers et d’ordures, qui me rappelaient
-certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les
-prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de
-petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air
-féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie
-qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens
-ou les Bavarois? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur
-aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils
-éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs
-portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en
-gros caractères, ce mot affreux: «_Flammenwerfer_». Mais tous se
-montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des
-cigares, et du pain quelquefois.
-
---Pain K.K.? demandait un chasseur.
-
---_Ia, Ia_, répondait un grand gaillard. _Gùt, Gùt._ (Bon, Bon).
-
---Noir, reprenait l’autre, dégoûté.
-
---_Ia, Ia._
-
-Et ils ne se comprenaient pas.
-
-Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait
-partout, écœurait.
-
-J’interrogeais les chasseurs que je trouvais.
-
---Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3ᵉ?
-
---Tué, mon lieutenant.
-
---Tué? Comment?
-
---Enterré par une grosse marmite.
-
---Et le lieutenant P***?
-
---Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la
-cavalerie, est mort sur le parapet de la tranchée, sabre en main. Il
-n’y a plus d’officiers à la 3ᵉ, ni à la 4ᵉ.
-
-Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5ᵉ compagnie, par une balle à la
-tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur
-sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où
-luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4ᵉ.
-
---Et le capitaine V***?
-
---Il était blessé au moment de l’attaque.
-
---Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la
-cuisse. Mais qu’est-il devenu?
-
---Ils ont dû le tuer.
-
-Dans un coin--déjà,--quelques prisonniers travaillaient pour les
-Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils
-creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du
-ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence.
-
-Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5ᵉ compagnie. Il avait des
-larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La
-section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade.
-
-Nous nous serrâmes les mains.
-
---Et le capitaine V***?
-
---Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R***
-aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la
-droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous.
-
-Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le
-médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement
-sommaire.
-
-On apportait sur un brancard un soldat allemand, qui avait les deux
-jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à
-côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux
-clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui
-enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa
-d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits.
-Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges.
-L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre
-pitié que celle de deux officiers français.
-
-Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement
-le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la
-contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres
-s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à
-nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un
-obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux
-fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient
-dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient
-réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid.
-J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie
-s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle: était-ce le
-prélude d’une contre-attaque? Si elle réussissait, si elle nous
-délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous
-pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la
-faveur de la nuit, si...
-
-Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus
-tard,--trop tard pour nous.
-
-Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre
-l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait,
-en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette.
-
-Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec
-les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la
-trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers,
-qui du moins ont la vie sauve.
-
---La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en
-Allemagne. Oui, oui, _gùt, gùt_.
-
-Puis, ils questionnaient.
-
---Croyez-vous que nous prendrons Verdun?
-
-Un autre, plus lyrique, affirmait:
-
---Dans deux semaines, _Verdun kapùt_. (C’en est fait de Verdun.)
-
---_Ia, Ia_, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix.
-
---_Ia, Ia_, répétaient-ils en chœur: Verdun, et la paix.
-
-Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir
-dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les
-derniers.
-
-Dans tous les groupes, c’était la même chanson.
-
---_Verdun kapùt_, la guerre est finie.
-
-Soudain, un coup de sifflet.
-
-Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs
-abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil
-et grimpent dans la direction des tranchées: une compagnie part en
-renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul officier depuis que
-nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils? Qui conduit les
-troupiers?
-
-Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie:
-
---Voilà le capitaine!
-
-Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le
-capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son
-ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé
-nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine.
-
-Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre
-affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons
-rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par
-l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche.
-
-Comme nous nous étonnons de les voir vivants:
-
---J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que,
-pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez,
-un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il
-revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me
-piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas
-assez tôt, mon ordonnance paraît pour moi. Et nous n’avions comme armes
-que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil.
-Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant--et tout
-cela s’est passé en quelques secondes,--un officier allemand survenait,
-qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un
-leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui
-jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi,
-avec l’ordre de me protéger.
-
---Très curieux, fis-je.
-
---Bien plus! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très
-correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse
-de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la
-Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est
-pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre
-tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose.
-
-Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier
-allemand.
-
-Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre
-promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa
-parole? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route? Peut-être.
-Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être
-que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite:
-afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou
-civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître
-aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils
-voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils
-jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même
-quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous
-n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si
-facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement
-de cruauté? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit
-par n’être plus dupe.
-
-Le capitaine poursuivait:
-
---J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque chose, je vous
-le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour
-venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous.
-Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des
-mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou
-d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine.
-Ils n’ont pas insisté.
-
-On nous conduisit enfin à un officier, à un _major_[B], lequel, sortant
-d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien.
-
---Vous êtes officiers?... Combien?... Capitaine?... Ah, capitaine... et
-lieutenants?... Ah, lieutenants... et adjudant?... Ah! capitaine,
-active? réserve?... Votre tranchée est prise? Vous avez beaucoup de
-pertes?...
-
-Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier.
-
-Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la
-croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans
-doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux
-paroles du _major_.
-
---Vous êtes blessés?... On vous soignera... Vous êtes fatigués?... On va
-attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est
-vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel.
-
-Il s’exprimait parfaitement en français.
-
-Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et,
-la nuit venant, il nous emmena.
-
-Au dernier moment, il nous dit:
-
---Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers?
-
---Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder?
-
---Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers,
-c’est l’habitude en Allemagne.
-
-Et nous partîmes.
-
-La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine
-boîtait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre,
-nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour,
-il nous dit encore:
-
---L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il
-faudrait courir. Est-ce que vous pourrez?
-
-En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se
-succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux.
-Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à
-munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques.
-Nous traversons un important réseau de fil de fer: ouvrage allemand? ou,
-plutôt, vieille défense française? Les obus n’éclatent pas loin de nous.
-Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui
-s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français
-soutiennent ou transportent.
-
-Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de
-nos chasseurs.
-
-Nous essayons de protester:
-
---Vous nous avez dit que les ordonnances...
-
---Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance.
-C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il
-nous retrouvera là-bas.
-
-Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent
-des fourrés.
-
-Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur
-le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle.
-
-Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous
-éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie
-marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe
-spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa
-disposition son téléphone personnel.
-
-Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le
-dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de
-brancardiers fatigués.
-
---Un instant, fait-il.
-
-Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait
-sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais
-nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes.
-
-Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous
-parvenons à la ferme des Chambrettes.
-
-Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure.
-
-Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables:
-tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts
-de claies, de gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées,
-rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le
-travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était
-en arrière de nos lignes?
-
-Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous
-entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi
-souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et
-couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus
-du sol, entouré d’un sentier de caillebotis,--gourbi somptueux, digne
-d’un général de division.
-
-Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente
-douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre
-solidement étayée.
-
-C’est le poste de commandement du colonel.
-
-Au fond, des lits de camp: bas-flanc, matelas et couvertures. A droite,
-une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se
-lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si
-vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous
-asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé.
-Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une
-boîte de cigares, et une grande carte du secteur.
-
-Le plus âgé des deux officiers allemands est l’_oberst_[C] commandant le
-36ᵉ régiment saxon d’infanterie. Il grisonne. Il parle lentement et
-difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne.
-Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il
-nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction.
-L’_oberst_ a l’air gêné.
-
---Où avez-vous été pris?
-
-En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui,
-l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue:
-
---Par qui?
-
-... Avez-vous eu beaucoup de pertes?
-
-... Beaucoup de prisonniers?
-
-... A quel effectif étiez-vous?
-
-... Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun?
-
-Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser
-perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le
-vieil _oberst_ aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la
-forme.
-
-Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si
-nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne
-peut se retenir de nous poser la question que nous attendons:
-
---Croyez-vous que nous prendrons Verdun?
-
-C’est leur grande inquiétude nationale.
-
-Le capitaine réplique sans broncher:
-
---Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre
-offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne
-l’aurez pas.
-
-Le vieil _oberst_ nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne
-saurais démêler s’il sourit parce qu’il a pitié de ce qu’il considère
-comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve.
-
-Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a
-conduits transmet un ordre au téléphone.
-
-Le vieil _oberst_ nous dit:
-
---Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier
-général de la division, à Villes.
-
-Puis, sans hésitation:
-
---Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier?
-
-Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs.
-
-Mais le capitaine répond:
-
---Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre
-artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont
-les inévitables accidents du travail.
-
-L’_oberst_ penche la tête pour acquiescer.
-
-A son tour, le capitaine pose une question.
-
---Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il
-est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que
-vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa
-famille puisse avoir son corps, après la guerre?
-
-L’_oberst_ penche encore la tête et répond:
-
---C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous
-fournir les renseignements nécessaires?
-
-L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les
-indications du capitaine.
-
-L’_oberst_ ajoute:
-
---Votre camarade sera enterré convenablement.
-
-Nous n’avons jamais su si la promesse de l’_oberst_ a été mieux tenue
-que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à
-Mᵐᵉ V***.
-
-Mais le cuirassier s’est présenté.
-
-On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous
-saluons et nous sortons.
-
-
-
-
-_à José Germain_
-
-CHAPITRE II
-
-DES CHAMBRETTES A ROUVROIS
-
-(_9 mars 1916_).
-
-
-Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme
-des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme
-et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous
-sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction.
-Hélas! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La
-canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid.
-Où dormirons-nous, ce soir? Après tant de forces dépensées, nous
-éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et
-l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste,
-et de la fièvre.
-
-A peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station.
-
---Ravitaillement, dit le cuirassier.
-
-Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en
-parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux; tous les
-chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée
-sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent
-peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien.
-
-Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est
-défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se
-raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le
-cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à
-terre.
-
-Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la
-ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont
-libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le
-travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent
-assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous
-sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est
-réservé? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter
-là-bas? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux
-mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme
-«_disparus_». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que
-«_disparu_» est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot,
-trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés,
-ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront? Mornes et
-douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir.
-
-Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous
-croyons qu’ils prendront Verdun? C’est un grand gaillard maigre, sans
-manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français,
-appris dans nos villages occupés, et nous baragouinons, le capitaine et
-moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous
-parvenons à nous entendre à peu près.
-
-Il est Prussien, il est sur le front depuis le début; il a pris part aux
-premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la
-cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà
-entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour
-nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret,
-et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que «ça
-durera longtemps encore». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer
-la pilule, le capitaine V*** lui répond:
-
---Quand la France sera _kapùt_ (abattue, morte, détruite), quand
-l’Allemagne sera _kapùt_, il ne restera plus debout que les Anglais.
-Alors, la guerre sera finie,--dans deux ou trois ans.
-
-Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit
-la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal
-qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout
-le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que
-l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et
-maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est
-défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a
-fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses
-hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le
-cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la
-route que nous suivons est labourée d’ornières très profondes, qui lui
-donnent un aspect irréparable, il nous dit:
-
---Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces
-chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos
-forêts: nous les avons complètement déboisées.
-
-Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable
-que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur.
-Répondre? Et quoi? Que les coupables seront punis? Qu’ils seront
-condamnés à payer? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple
-soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne
-semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en
-Belgique et chez nous?
-
-Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de
-l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en
-voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement
-refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs
-à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ
-de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit
-nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous
-l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les
-tranchées n’ont pas été «retournées» contre nous par les Allemands en
-vue d’une défense probable.
-
-La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier
-ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de
-Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à
-Azanne. Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser
-conduire.
-
-De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route.
-
---Des _minenwerfer_ tout neufs, nous dit le cuirassier.
-
-Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. A leur suite deux
-masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi: ce sont deux
-canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs.
-Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop
-crues de notre guide.
-
-Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de
-chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par
-leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a
-gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait
-remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il
-faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme
-tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre
-langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou
-césarien, est un pangermaniste convaincu.
-
-Comme cette marche est pénible! Nous glissons, nous tombons, nous
-soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de
-bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée
-par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le
-cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner.
-L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour
-aller chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de
-la baraque.
-
-Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie! Mais quelle
-stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme
-l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le
-goulot et tend la gourde au capitaine! Cela, évidemment, pour nous
-prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce
-mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de
-celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870
-faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait
-préparés; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont
-jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc
-inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet
-homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand,
-geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays
-neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le
-bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager
-un litre de cet élixir.
-
-Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à
-Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En
-cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux
-tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux
-billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route.
-
-Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes.
-
-L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions
-bien déjà, hélas! ce que la guerre peut faire d’une bourgade en
-l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les
-obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de
-retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village
-que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi.
-Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en
-sont la cause à peu près certaine: mais toutes les autres maisons qui
-sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas
-autre chose: les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les
-chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les
-meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou
-construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle
-pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier
-village de ce genre que nous voyons: une tristesse lourde nous pèse sur
-les épaules.
-
-Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en
-pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux
-hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre
-et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On
-nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le
-cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la
-division, qui se trouve en dehors de l’agglomération.
-
-Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous
-croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux
-d’échapper à la boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne.
-D’immenses tentes se dressent devant nous: c’est un _lazarett_
-(hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on
-ramène sur un brancard de la salle d’opérations. A notre gauche, un
-moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement
-que nous traversons est éclairé à la lumière électrique.
-
-Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la
-terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble
-a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous
-n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un
-général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons
-pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à
-prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert
-taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier
-frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous
-apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant
-que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit
-qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous
-regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à
-son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres.
-Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et
-ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils
-se font apporter ces verres. Non, certainement; car peu de temps après,
-le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content.
-
-Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix
-maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à
-la _Kommandantur_ de Rouvrois.
-
-Rouvrois? Où est-ce? Est-ce loin? Est-ce près? Le cuirassier nous montre
-le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre
-noms: Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la
-distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms
-représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de
-kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins
-blessés. Le sait-on? Ou s’en moque-t-on? Mais pourrons-nous arriver
-jusqu’au bout?
-
-Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous
-semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas! dans quelle
-galère sommes-nous embarqués! Nous sommes prisonniers, oui, bien
-prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers,
-sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires
-de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête? En
-Allemagne, nous sommes un objet de haine; et en France un objet de
-mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis
-trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser
-d’aller plus loin; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous
-deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses
-camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute.
-
-Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa longueur, et, pendant
-un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous
-sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie: quatre
-gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun
-d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans
-la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à
-grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.
-
-A la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du
-chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour
-nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la
-fatigue à son dernier période, ne pourra pas me comprendre. J’avais
-conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au
-1/80.000ᵉ, la seule que nous eussions à notre disposition au début des
-affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous
-situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. A la
-clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans
-difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes,
-voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons
-déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine
-à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel
-ordre. Trente kilomètres! Est-ce possible? Mais les ferons-nous? Mais
-comment les ferons-nous? Il neige toujours. Il fait froid. La route est
-complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons
-dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marcherons
-toute la nuit. Arriverons-nous? Et quand arriverons-nous?
-
-Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable
-exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le
-souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule _Le Désert_ et qui,
-tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel
-bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un
-poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures? Ainsi,
-pour nous, ce soir, tout se résume en ceci: de la nuit, de la neige, du
-froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et
-de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la
-nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que
-nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en
-apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes
-en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de
-Mangiennes.
-
-Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que
-les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de
-grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous
-arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une
-auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau
-qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la
-fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même.
-Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates.
-Le village a l’air vide et ne semble pas abriter des troupes au
-cantonnement. A tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur
-bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et
-nous sortons de Mangiennes sans tâtonner.
-
-De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en
-mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec
-la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins
-mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. A chaque halte, il
-nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons
-néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous
-sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru
-impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource
-de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un
-cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est
-épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son
-cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide.
-
-Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la
-chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces
-gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de
-nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il
-regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans
-doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui
-semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant
-toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès.
-Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa
-monture dehors, et nous fait entrer avec lui dans une vaste grange au
-fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus
-et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à
-tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre,
-debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense
-marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole.
-
-Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision!
-Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis
-quarante heures! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte
-devant nous? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une
-tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la
-viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous
-n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous
-avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de
-ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries
-françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions
-faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de
-l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans
-sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le
-froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel
-fut notre premier repas en Allemagne.
-
-L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a
-peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter.
-
-Au moment de repartir, car nous ne sommes pas au bout de nos peines, le
-cuirassier nous dit sans aucun embarras:
-
---On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non.
-
-Sa phrase est moins une prière qu’un ordre.
-
-Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre
-coups. Je regarde ma montre: elle marque trois heures. S’est-elle
-arrêtée? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure
-allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante
-minutes.
-
-Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs.
-Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la
-cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux
-reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se
-raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore.
-
-A la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en
-patrouille. Tout en passant, il nous dit:
-
---_’ten Abend_ (Bonsoir).
-
-Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers.
-
-Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous
-avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions
-besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue
-nous atteignons. Ah! se coucher! s’allonger! se reposer! dormir! dormir
-surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce
-que nous dormirons? Est-ce vraiment ici qu’on nous retiendra? Ne
-va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin? Qui sait? Et pourquoi non?
-
-La _kommandantur_ occupe une petite maison en briques. Une inscription
-en gros caractères noirs la signale par ces mots: «GENERAL K D O». La
-même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non
-pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la
-maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de
-fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la
-_kommandantur_; et le quartier général est gardé par une sentinelle de
-la _landsturm_, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches
-de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en
-rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui
-nous surprend d’abord quelque peu.
-
-Le cuirassier est entré à la _kommandantur_. Nous nous sommes assis sur
-un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit
-s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde
-promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme
-par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les
-consignes du poste pour résister au sommeil.
-
-Mais voici que le cuirassier sort de la _kommandantur_. Il a l’air plus
-satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il
-nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un
-fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit,
-à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre
-apparence.
-
-Allons-nous enfin nous reposer? Nous entrons dans une pièce qui a, pour
-tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet
-est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un
-enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne
-sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés.
-Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute.
-
-Sous la surveillance d’un _feldwebel_, l’homme qui nous a conduits
-dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et
-avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous
-allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que
-lui s’emploie à ce travail, le _feldwebel_ le traite à plusieurs
-reprises, et à mi-voix, de «_dummkerl_», comme si nous ne devions pas
-comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous
-assure sans hésitation des sentiments que le _feldwebel_ nourrit à notre
-égard.
-
-
-
-
-à Jacques Boulenger
-
-CHAPITRE III
-
-DE ROUVROIS A PIERREPONT
-
-(_10 mars 1916_).
-
-
-Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi.
-Ai-je rêvé? Où suis-je? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre
-en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée
-de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle
-tristesse! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les
-paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature.
-Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les
-quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre
-toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours.
-Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller: l’eau, ce matin,
-est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.
-
-Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là,
-baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il
-n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre
-un vif désir de causer avec nous. Il ne s’exprime d’ailleurs pas en un
-français trop incorrect.
-
-Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par
-nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de
-nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante; mais, à force
-d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la
-guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches
-récitent une leçon apprise.
-
-Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a
-fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement,
-doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir
-l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il
-nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes
-n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont
-pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les
-Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont
-opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent
-l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue,
-mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la
-France comprenait mieux son intérêt! Mais elle s’est jetée dans les bras
-de l’Angleterre; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne
-à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et
-d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre
-de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre
-homme la hait, et son sentiment est bien naturel, n’est-ce pas, puisque
-les Anglais font durer la guerre à plaisir?
-
-Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien
-d’autre à faire.
-
---La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne,
-vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers
-prisonniers.
-
-Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle
-reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude
-d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et
-que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la
-satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la
-tranchée.
-
-C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de
-Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un
-drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable
-tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière
-suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de
-mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend
-rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe
-signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne
-serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables.
-
-La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez
-l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la
-suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé
-qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et
-embrumée. D’un côté, des idées; de l’autre, des appétits; ici, des
-sentiments; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se
-confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que
-l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité
-extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de
-nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que
-nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne
-l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à
-s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en
-distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle
-montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu
-plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil.
-
-Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous
-attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne
-avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas
-surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule
-un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous
-demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt,
-après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui.
-
-Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément,
-l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas
-chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le
-capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de
-savoir-vivre! Mais combien plutôt la ruse était grossière! Car, sous le
-prétexte d’une simple causerie, on voulait essayer de faire parler le
-plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y
-trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des
-choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains
-vides.
-
-L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière
-confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des
-Chambrettes: les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils
-trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient
-savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en
-arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un
-piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques
-soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois
-éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les
-égarer. Comment obtenir qu’un officier parle? C’est bien difficile, et
-il faut emprunter des chemins détournés.
-
-L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le
-croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans
-pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être
-plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de
-Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et,
-tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que
-la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui
-qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est
-point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de
-l’Allemagne!
-
---Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous
-montrer exigeants au moment de la paix.
-
-A l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de
-plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des
-espérances du vainqueur et au commencement des déceptions
-démoralisantes?
-
-Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel
-officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il
-officiellement celui-ci?
-
-Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne
-manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte
-sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en
-entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre
-une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms
-d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous
-consultons la liste: nous n’y voyons personne que nous connaissions, et
-nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de
-notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à
-une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de
-tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus.
-
-Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit:
-
---Regardez.
-
-Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la
-composition de tous nos corps d’armée, divisions et brigades. Un trait
-de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier
-devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive.
-
-L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt
-plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui
-déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une
-candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse,
-nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son
-tableau.
-
-Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons
-Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à
-Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un
-certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels
-sont gardés et parqués dans l’église du village.
-
-Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues
-nos ordonnances.
-
---Un _major_ du 36ᵉ saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les
-laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des
-blessés.
-
-L’officier s’empresse de répondre que la promesse du _major_ sera tenue,
-que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas
-séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les
-nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et
-sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se
-retire.
-
-C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le
-plus important de la journée, selon la coutume allemande, car il est de
-règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui
-doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place
-sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des
-tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre
-boisson: il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce
-nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans
-la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée.
-Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe
-épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de
-viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous
-parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême.
-A peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me
-donner?--Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire
-maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de
-reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple
-et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle
-suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous
-distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait
-pas.
-
-Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier.
-Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique
-repas. Savions-nous ce que nous ferions? Avant notre départ, qui était
-fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état
-de supporter de nouvelles épreuves.
-
-A deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques
-civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment
-on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats
-français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de
-notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des
-hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la
-tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés
-devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne
-m’a ému comme celui-là.
-
-La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu.
-Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers
-d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent
-après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le
-long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous
-remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands? Nous ne savons pas,
-et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des
-débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à
-voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de
-fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la
-Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me
-rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous
-sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une
-torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la
-campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.
-
-Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le
-carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou
-de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des
-soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au
-moment où nous allons les croiser, ils nous saluent.
-
-Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine
-est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une
-tristesse infinie.
-
-Nous approchons d’un village: c’est Arrancy. Sur la route, des civils,
-jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes.
-On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos
-pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux
-Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de
-voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la
-nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois.
-Honte à ceux qui commettent ces crimes! Et honte à ceux qui, par leur
-faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent
-commis!
-
-Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas
-de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures
-noires:
-
---N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun?
-
-Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le
-moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie? Ainsi de
-cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf mois il
-a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître
-brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de
-Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond:
-
---Ce n’est pas vrai.
-
-Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être
-de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut
-pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu
-ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y
-entrer.
-
-Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée!
-Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse
-quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air
-tragique, nous demande en passant:
-
---Ça ne va donc pas?
-
-Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux
-soldats qui nous suivent.
-
-Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres
-ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands
-sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette
-chose soit? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres
-foyers sans défense? Hélas! Un de mes camarades m’apprend que, déjà,
-avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins
-déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni
-de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y
-cantonnaient. Faut-il que je le croie? Mais devant ces horreurs, comme
-il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure!
-
-A la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous
-font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de
-neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos.
-
-Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous
-séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas.
-Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à
-visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux
-paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et
-naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires
-qu’on nous a déjà posées.
-
-Combien de temps durera la guerre? Que dit-on en France à ce sujet? Les
-Allemands prendront-ils Verdun? S’ils prennent Verdun, la paix sera
-signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La
-France, au contraire, est très sympathique; on l’estime et on la plaint.
-Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de
-l’Angleterre?
-
-Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous
-arrivons à Pierrepont.
-
-Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une
-contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait
-bien nous suivre.
-
---Est-il officier? demande le capitaine.
-
---Il est adjudant-chef.
-
---Il n’est pas officier? répète l’autre.
-
---Non, mais _offizierstellvertreter_[D].
-
---Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les
-officiers.
-
-Mais la dispute n’est pas finie.
-
---Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis...
-
---Tout à l’heure, réplique le capitaine.
-
-Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue.
-
-Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine
-française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un
-vaste jardin désert, tout blanc de neige.
-
-Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se
-promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un _major_ aussi vieux
-que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est
-empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la
-guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à
-cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois.
-
-En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe:
-
---Quand avez-vous été pris?
-
---Hier.
-
---Où?
-
---A Douaumont.
-
-Le vieux _major_ fait un pas en avant, lève le bras, et, la face
-cramoisie, il hurle:
-
---Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont
-ne sont plus aux Français.
-
---Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris
-à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village.
-
-Le vieux _major_ jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait.
-Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande:
-
---Qu’est devenu le colonel Driant?
-
-Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac:
-
---C’est à vous qu’il faut le demander.
-
-Cette fois le vieux _major_ est pleinement satisfait, s’il a voulu
-ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos,
-et nous continuons notre route.
-
-C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour
-du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les
-flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande
-salle. A l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes
-de la _landsturm_. Dans le fond, à droite, une table et des bancs.
-Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous.
-
-Cependant, un _leùtnant_ à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en
-arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos
-ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers
-prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition.
-Pourquoi ne réclamerions-nous pas nos ordonnances, si elles doivent
-être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises?
-Mais le _leùtnant_ rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous
-n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on
-nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer.
-
-Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous
-n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes; et ce qu’on nous
-donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point
-l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de
-l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour
-l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit
-prochaine.
-
-
-
-
-à Roland Dorgelès
-
-CHAPITRE IV
-
-L’USINE DE PIERREPONT
-
-(_11 mars 1916_).
-
-
-Bien des combattants l’ont déjà noté: nul n’a jamais dormi d’un sommeil
-plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand
-jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de
-Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7
-heures 1/2 du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé
-que nous partirions dans le courant de la nuit.
-
-Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en
-désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah!
-puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés? Pour
-boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me
-refuse à nommer café?
-
-Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans
-une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois
-jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on
-leur dit chaque matin: «Vous partirez ce soir.» Et chaque soir on leur
-dit: «Vous embarquerez cette nuit.» Un peu plus habitués que nous aux
-mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise.
-Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des
-prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent
-depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux
-pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous
-attendre ici pendant six mois! Mieux que les communiqués de la presse
-allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de
-l’attaque de Verdun.
-
-Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par
-une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se
-racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre
-ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements
-d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos
-chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette,
-ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous
-ravitailler, et _Fritz_ est chargé de faire nos achats à cette kantine.
-
-_Fritz_ ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est
-son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et
-il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a
-toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde
-sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos
-réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous
-entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui
-commande une boîte de sardines, il nous apporte régulièrement une boîte
-de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon,
-il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a
-plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus
-cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante.
-Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la
-monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz
-n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons
-contact. Il est indispensable. Il en profite.
-
-D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par
-jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires
-sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition
-bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous
-procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise,
-du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de
-tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or; et
-enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit.
-Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de
-ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau
-sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme.
-Qu’est-ce que cela signifie? Et faut-il voir là aussi une manœuvre
-sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on
-est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur
-tous les toits et dans toutes les feuilles? J’essaye d’interroger Fritz.
-Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son _feldwebel_.
-
-Le _feldwebel_, qui commande le poste de police chargé de nous garder,
-est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux
-gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins
-raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il
-affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée
-allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé
-de hurler. A chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire
-quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce
-d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui
-nous propose de nous découvrir en ville un peu de _schnaps_, si nous en
-désirons; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande
-de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons
-nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la
-marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de
-ses camarades. Quel drôle de personnage! Est-ce que son affabilité ne
-cacherait pas un piège?
-
-Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande
-dispute dans le poste de police! Nos gardiens causent de la guerre, de
-la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une
-phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le
-_feldwebel_ fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est
-sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont
-il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate
-avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la
-social-démokratie de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités
-d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il
-ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une
-curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui
-faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède,
-le _feldwebel_ sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en
-verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue.
-
-Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour
-chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme
-marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction
-en face de cette abondance de riz, un _leùtnant_ à la figure mauvaise
-jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il
-aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons
-nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous
-annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une
-condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux
-heures. Pensait-il nous attrister? Rien ne pouvait nous être plus
-agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre
-départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a
-quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir.
-N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on
-inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance? Et, toutes
-proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même
-manière?
-
-Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à partir. Notre bagage
-est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos
-manteaux.
-
-Le _feldwebel_ est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de
-sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa
-poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique
-la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne
-comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette
-phrase: «Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne.»
-Est-ce que par hasard le _feldwebel_ voudrait me faire un cadeau? Je
-fais celui qui a compris, et, tout en répétant des «_ja, ja_» d’homme
-qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes
-gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le _feldwebel_ ne voulait
-pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire
-obscure.
-
-J’ouvre le sac: ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur! en belle
-place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom: _Madame
-Georges C***_». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***.
-Mais nous désirons d’autres renseignements.
-
-Le _feldwebel_ appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une
-Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette
-friandise et cette carte de sympathie à des officiers français
-prisonniers. Le _feldwebel_ nous fait l’éloge de Madame Georges C***.
-Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde,
-elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager.
-
-Une grande pitié nous prend. Le _feldwebel_ ne se doute pas du prix
-qu’ont pour nous les louanges qu’il accorde à une Française entre tant
-de Françaises.
-
-Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une
-feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le
-mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme: «Merci». Le
-_feldwebel_ s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de
-causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal
-que je lui ai demandé, la _Metzer Zeitùng_ (Journal de Metz).
-
-Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre
-les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le «bourrage des
-crânes» de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations
-effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je
-constate que la _Metzer Zeitùng_ publie les communiqués français et
-anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont
-fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie
-nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise
-posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte
-présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué
-allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois
-reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine,
-l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès
-et ne dissimule pas que la partie est dure. A la date du 10 mars, il
-rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et
-prisonniers, et il dit simplement:
-
-«_Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich von Douaumont wurden in
-zähem Ringen dem Gegner entrissen._»
-
-(«Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une
-lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire.»)
-
-Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de
-notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et
-morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous
-récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les
-mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à
-nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable
-signifie aussi «acharné» et «sauvage», et le substantif que je rends par
-«lutte» appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque
-des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque
-la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le
-moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance
-qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par
-avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités.
-
-A quatre heures, le _leùtnant_ aux yeux terribles vint nous chercher.
-
-On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui
-constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas
-nombreux: les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne
-peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut
-quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en
-nous désignant l’un après l’autre du doigt, pour éviter une erreur;
-puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté et, afin de contrôler
-les résultats des deux premières opérations, on nous compte une
-troisième fois: c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne
-pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne
-méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes
-et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche.
-
-Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans
-les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés
-des sous-officiers et des troupiers français.
-
-Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles.
-Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste
-noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur
-leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons
-près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons
-d’infortune, et ils nous disent:
-
---Rousski. Rousski camarades!
-
-Ce sont des prisonniers russes.
-
-Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes
-filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs.
-Mais on les oblige à se retirer.
-
-Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux _major_
-apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier
-démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans
-les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nouvelles hésitations. Il
-y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des
-officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer
-s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de
-la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont
-déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où
-est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des
-troupes d’assaut de Verdun.
-
-Le lieutenant de W*** est blessé à la joue: un éclat d’obus lui a
-déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours
-allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W***
-est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où
-sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme.
-
-Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La
-plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi,
-j’ai une tête bien connue: un troupier boche, vêtu de la capote sombre
-de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de
-l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des
-pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme
-s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu
-d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le
-type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose
-et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet
-homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes
-à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées, et je
-suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les
-haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage
-sera plaisant au possible.
-
-Vers cinq heures, le train siffle: un officier allemand monte dans notre
-compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous
-accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit.
-Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend
-le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux.
-Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il
-rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II.
-
-Nous sommes partis; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous? Le
-désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf
-mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le
-terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne
-nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en
-quarante-huit heures! Sur quel paysage l’aurore de demain se
-lèvera-t-elle pour nous? Nous pourrions poser la question au lieutenant
-qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir
-causer avec nous. Mais à quoi bon?
-
-Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en
-pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés
-de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du
-service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le
-train marchera à une allure plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause
-aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et
-merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux
-que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des
-lignes à proximité du front.
-
-La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure
-de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous
-serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le
-bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons
-plus rien.
-
-Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes
-puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de
-Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des
-engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu
-travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à
-nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à
-une allure assez vive.
-
-
-
-
-_à Pierre Benoit_
-
-CHAPITRE V
-
-COBERN--COBLENCE--MAYENCE
-
-
-Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas
-conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un
-rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant
-contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater
-qu’il n’a aucune raison de se réjouir.
-
-Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au
-brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il
-était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils...
-Ah! oui, je suis prisonnier.
-
-Où sommes-nous? A Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis
-embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg.
-
-Le _leùtnant_ du service des étapes a remis son casque et il fait
-descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne
-sais pas. J’ai dormi si profondément! Quant à nous, nous ne devons pas
-descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre
-escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens,
-qui tous portaient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile,
-nous passent en consigne à des soldats de la _landstùrm_ (armée
-territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile
-cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui
-s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands.
-
-Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des
-vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos
-bagages. On va seulement nous conduire à la «_restauration_». Diable!
-Est-il possible? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une «_restauration_»
-est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation
-au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier,
-nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli
-et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb,
-l’esprit français est prompt à l’optimisme.
-
-Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en
-planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare
-même et qui a une centaine de mètres de long: immense réfectoire
-militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois
-blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file
-indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de
-repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un
-énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait
-mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger.
-Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque
-marmite, le troisième nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a
-toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi,
-chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage
-Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la
-cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter
-l’estomac le plus solide. Étrange alimentation! Est-ce pour des
-prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille? Ou
-la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern? Le
-capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde
-hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à
-toutes les brimades: mais on a le droit de ne pas se pâmer de
-satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera
-rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la
-«_Restauration_» de Cobern.
-
-Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite
-kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat
-m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est
-une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une
-certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût
-très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin,
-et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi
-éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de
-journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité
-veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients
-comme des clients et non pas comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en
-soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de
-chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière
-sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Be11thal, eau
-minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils
-s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais
-non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un
-officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage
-considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que
-l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves.
-Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un
-aimable «_Atieu_» de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je
-regagnai mon vagon.
-
-Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune
-_feldwebel_, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était
-vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une
-correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier.
-Ah! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune
-Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue!
-Embusqué, certes oui, il l’était, ce _feldwebel_, et avec une impudence,
-un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez
-eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne
-baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il
-avait voulu, mais qu’il aimait mieux être _feldwebel_ à Cobern que
-_leùtnant_ ou _haùptmann_ devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni
-plus simple.
-
-Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers
-du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol
-de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de _feldwebel_ ne se lassait
-pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous
-montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc! Ces
-officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par
-l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui
-représentaient la grande victoire allemande de Verdun. _Ach Gott_! quel
-succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la
-première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements
-des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de
-campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers
-français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un
-frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von
-Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de
-gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires
-de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux? Ils mentent peut-être.
-Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme
-imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah!
-l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun? Verdun, c’est la clef de la
-guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers? Qu’en pense
-la France? Que Verdun ne sera pas pris? Cette angoisse est affreuse.
-Décidément, le _feldwebel_ aura un beau succès dans les salons de
-Cobern.
-
-Le _feldwebel_ est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale.
-Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes
-personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de
-guerre, serait-il encore à Cobern? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être
-saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on
-promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes? En
-effet, il le sait, et il nous dit:
-
---On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à
-Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien.
-
-Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous
-rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri
-du grotesque _feldwebel_, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne
-nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger
-d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que
-ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà
-sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons
-à Coblentz.
-
-Coblentz! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes!
-C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées
-coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient
-prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée
-en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que
-quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi
-nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la
-patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir à tout prix et de
-ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la
-victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens
-hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy?
-
-Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as
-été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues
-brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en
-ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau
-des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus
-de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet
-excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées
-une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence,
-pour le mois de mars 1915, «par un froid matin», disait-il. Hélas!
-j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid
-matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais
-Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui.
-
-La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en
-ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais
-balayés par le vent aigre. Quelle tristesse! Les rares civils, femmes ou
-hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les
-femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a
-quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et
-leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un
-point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour
-des caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux
-dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La
-couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple
-supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant
-que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et
-des souliers d’une taille supérieure.
-
-Le gros _feldwebel_ de Cobern était bien renseigné. On nous a fait
-descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre; on nous
-compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous
-compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en
-Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les
-sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air
-rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un
-pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour
-assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution,
-sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants?
-Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous
-conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une
-voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui,
-à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la
-marche, comme un tramevet.
-
-Et nos ordonnances? C’est peut-être le moment de les réclamer? Nous n’y
-manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses
-obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part,
-emportant vers Darmstadt les soldats dont nous sommes désormais
-séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence.
-Oh! nous n’avions plus beaucoup d’espoir; mais alors, pourquoi nous
-avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du
-Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien?
-
-Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le «vagon spécial» de
-la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous
-compte: une fois, deux fois, trois fois; et on nous dirige sur un train
-ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce
-qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture
-de 3ᵉ classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons
-pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais
-chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent.
-Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est
-extrêmement propre. Quoi d’étonnant? Tant de choses sont interdites aux
-citoyens de la bonne Allemagne! Tous les coins disponibles du
-compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a
-partout, de ces pancartes: sur les cloisons, sur les portières, au
-plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des
-papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des
-chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau: c’est un
-écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse,
-les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui
-ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est
-même prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps,
-quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription
-irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de
-l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons,
-même ceux de 3ᵉ classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries
-plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas
-souffrir de ses petits défauts.
-
-Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous
-les obus et les balles, nous allons, nous, «faire les bords du Rhin». En
-toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les
-circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que
-je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai
-pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit
-trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas
-l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en
-Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu
-en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent.
-
-D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche,
-large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs.
-Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une
-teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les
-lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes,
-à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des
-cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol, elle escalade le roc
-aussi haut que possible en petites terrasses successives.
-
- Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
- Il a tenu dans notre verre.
-
-Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson
-de Musset!
-
-Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres
-presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la
-guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de
-nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux
-hommes; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps,
-une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une
-maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette.
-Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe,
-qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on
-éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont
-autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à
-quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans
-un service quelconque.
-
-Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable.
-Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent
-entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en
-pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur
-la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et
-classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine
-d’images semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est
-aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues
-et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un
-cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la
-cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous
-assistons à la sortie de l’office.
-
-De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il
-est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles
-restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille
-bien allemande.
-
-Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de
-leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester
-insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent
-sur les lèvres:
-
-... Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire
- Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,
- Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,
- Un château renommé parmi tous les châteaux,
- Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,
- Un burgrave fameux parmi tous les burgraves?
-
-Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je
-ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre
-compartiment me regarde avec des yeux ronds.
-
-Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et
-bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi,
-les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la sentinelle
-est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter:
-
- _Ich weisz nicht was soll es bedeuten,_
- _Dasz ich so traurig bin._
-
-Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste.
-Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les
-souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei.
-
-Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous
-serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues
-pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure
-de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus
-mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces
-Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où
-irons-nous? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue? Les
-soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus
-arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront
-des sourires satisfaits et narquois. Oh! la honte! la honte, inconnue
-jusqu’à cette heure, nous allons la connaître.
-
-Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne
-voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne? Ou les cités vastes
-sont-elles vides maintenant? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues,
-à notre passage?
-
-Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas.
-
---Pas encore, nous dit-on; plus loin.
-
-On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors?
-On nous avait trompés?
-
-Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau
-dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est
-ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la
-citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au
-plus de cette station de banlieue; aussi nous a-t-on laissés dans nos
-vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des
-employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés
-d’un gros poids.
-
-Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à
-peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et
-nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre
-est exact.
-
---_’s stimmt_, disent les Boches.
-
-La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise.
-De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche
-d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se
-montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du
-réduit, un officier allemand nous salue.
-
-Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par
-trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent.
-Ils portent les anciens uniformes du temps de paix.
-
-L’un d’eux s’approche de nous:
-
---Verdun? demande-t-il d’une voix émue.
-
-Plusieurs lui répondent à la fois:
-
---Toujours à nous.
-
-Mais on l’éloigne.
-
-Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe.
-Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans
-le bâtiment nº III.
-
-
-
-
-_à J. Valmy-Baysse_
-
-CHAPITRE VI
-
-LA QUARANTAINE
-
-(_12 mars 1916_).
-
-
-Au deuxième étage du bâtiment nº III de la citadelle de Mayence, de
-nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille
-sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre nº 28
-reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que
-les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés
-ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre nº
-28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours
-suffisant.
-
-Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà
-quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une
-voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les
-fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être
-manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle
-interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres
-qu’on nous donnera, même le plus fantaisistes.
-
-Le long des murs, dans le sens de la longueur de la pièce, deux rangées
-de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant
-les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes
-dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de
-varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près
-de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on
-nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé
-par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De
-chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires
-réglementaires de sous-officiers, sont alignés.
-
-Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses
-clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes
-résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le
-bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un
-officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour
-saluer.
-
---Bonjour, messieurs! dit-il sans accent.
-
-L’_oberleùtnant_ (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait
-soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il
-est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en
-côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture
-aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une
-tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux,
-souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la
-suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie
-civile. Pendant la guerre il est officier d’artillerie, et, au camp de
-Mayence, il est chargé de la censure.
-
-Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue
-à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que
-nous devons remplir nous-mêmes en double expédition: l’une restera entre
-les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au
-bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à
-Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de
-notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à
-répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait
-surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident,
-un détail intéressant d’ordre militaire.
-
-En effet, voici le piège où l’on nous attend:
-
---A quel corps appartenez-vous? A quelle compagnie?
-
-... A quelle brigade? A quelle division?
-
-... A quelle armée?
-
-Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions
-indiscrètes, l’_oberleùtnant_ s’en aperçoit et m’en fait la remarque.
-Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon
-attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela
-à être renseigné, il me dit en souriant:
-
---Vous faisiez partie de l’armée Pétain?
-
-Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui
-réponds, en souriant aussi:
-
---Je ne sais pas.
-
-Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveillant son enquête,
-jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en
-gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre
-existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui
-nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que
-quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur.
-J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers
-allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous
-laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de
-toutes nos heures? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs?
-Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le
-censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude.
-
-En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre nº 28 pendant quatre
-ou cinq jours.
-
---C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause
-des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous
-prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une
-chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que
-vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez
-dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes
-à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres.
-
-Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses
-paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on
-se représente l’idée de liberté en Allemagne.
-
---Vous serez bien, dit-il.
-
-Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière
-précaution! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour
-reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si
-l’on en a? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de
-travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs
-désirs? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu,
-tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions
-entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité
-chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus
-cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui
-se fatigue?
-
-Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et
-quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous
-peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé.
-La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la
-correspondance que nous expédions est limitée--et il faut qu’elle le
-soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à
-écrire et à encombrer le bureau du censeur,--nous pourrons en revanche
-recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5
-kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous
-plaît.
-
-Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée
-tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard
-systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des
-prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi nos familles
-apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne
-manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous
-devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne
-suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage
-de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut
-mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à
-coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très
-nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers
-répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces
-françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes
-et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités
-dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de
-Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire: tout lui est
-profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la
-santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins
-d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que
-l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La
-force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des
-moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit
-fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien,
-pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc; qu’elle croie
-surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit
-allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est
-pavée de plus de bonnes intentions que l’Enfer lui-même; et la France
-lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les
-soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de
-l’Allemagne.
-
-Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que
-ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence
-à expédier tout de suite notre première carte postale? Je n’exagère pas.
-Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les
-connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus
-grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le
-colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser.
-Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache,
-aujourd’hui, et demain, et toujours. _Ad prædam natos Germanos_,
-constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation
-de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de
-chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne,
-si nous voulons à jamais respirer librement.
-
-Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord
-pour le proclamer: l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du
-succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient
-infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont
-moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par
-crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons
-tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui
-ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé
-se retrouve partout: là, détruire par la force; ici, ruiner par la
-suggestion; là, par le poing; ici, par la parole. En fin de compte, le
-résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans
-un triste état quand ils rentreront chez eux.
-
-Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la
-quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter
-l’avenir sous les couleurs le plus roses.
-
-Trois ordonnances sont à nos ordres: un Belge, un Français et un Russe,
-commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix
-perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives
-les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier
-repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne
-disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant
-d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur.
-
-L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse
-qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau
-à peine plus long que le travers de la main.
-
---Ration pour 24 heures, nous dit-il.
-
-Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un
-appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé
-jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne
-devons pas nous plaindre: on nous donne «du pain d’officier». Les
-officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population
-civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une
-ration dérisoire de la _boule_ militaire que nous connaissons.
-
-Notre menu comprend: un potage à la semoule; une tranche de viande comme
-on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et
-pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau; des
-épinards; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des
-_kartoffeln_, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les
-_kartoffeln_ se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec
-la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson,
-de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une
-demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de
-vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus
-que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix.
-
---Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance
-belge.
-
-Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les
-réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard
-notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine,
-et les Allemands moins que personne.
-
-L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que
-faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et
-regarder ce qui se passe à l’extérieur? Lorsque nous serons sortis de
-cette chambre nº 28, qu’entre nous nous appelons le «saloir», nous
-aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis
-longtemps. Mais quelles sont-elles?
-
-Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment; à
-droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont
-pareils au bâtiment nº III que nous occupons. Au fond, au loin, des
-constructions d’importance moindre: c’est là que sont installés les
-différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces
-quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers.
-
-Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois,
-par deux, isolément; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres
-marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt
-par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans
-le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se
-rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on
-imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles.
-Quelle misère! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade
-générale.
-
-Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol
-préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici
-d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires,
-qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un
-défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils
-courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants
-dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux
-encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité.
-
-Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des
-philosophes rassis. Tous les uniformes sont représentés au camp de
-Mayence: le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent.
-Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués
-qu’au bleu horizon si pimpant! La plupart des Français qui sont ici
-viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les
-quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont
-trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des
-hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et
-Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les
-instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront
-des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes
-et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des
-Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit
-servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée
-en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au
-lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à
-s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de
-psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut.
-
-Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à
-manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin
-de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de
-deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas
-être dupe de pareils procédés.
-
-La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la
-confiture. Pas de pain, bien entendu, puisque nous en avons reçu à midi
-une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas
-une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se
-limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour
-avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire.
-Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de
-la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu.
-
-Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des
-yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la
-sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie
-politique et de littérature. Au front, il a fondé l’_Écho des Boyaux_,
-et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux
-souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des
-jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à
-l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que
-nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la
-littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux
-que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis,
-des _Marges_... L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa
-couchette, lit les _Trains de luxe_ d’Abel Hermant, le seul livre que
-possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la
-manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient.
-Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans
-peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent.
-
-Resterons-nous au camp de Mayence? Rien n’est moins sûr. L’ordonnance
-belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le
-sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe
-jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse
-Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune.
-Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des
-camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le
-braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir.
-
-Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin
-nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera
-tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous
-en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont
-au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en
-or, etc... Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà
-détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais
-j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse
-de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir; s’il était pincé, on
-l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de
-l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques
-camarades se font fort de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de
-confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me
-reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les
-morceaux en les jetant au tout-à-l’égout.
-
-Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni
-moins copieux ni moins alléchant que les deux autres. Nous avons une
-tranche de pâté, des asperges, des _kartoffeln_, naturellement, et...
-une surprise: un minuscule bout de pain, du genre «flûte», long comme
-les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une
-farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un
-gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du
-camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de
-bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait.
-Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas.
-
-
-
-
-_à Jérôme et Jean Tharaud_
-
-CHAPITRE VII
-
-LE SALOIR DE MAYENCE
-
-(_13 mars 1916_).
-
-
-Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien
-pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus
-sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture? Le
-profit en est double: le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé
-l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé
-que l’Allemagne mourait de faim.
-
-Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les
-trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le
-soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de
-marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous
-annonça à tue-tête que ce pot de _marmalat_ est notre ration de toute la
-semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi
-prochain. On n’est pas plus prévenant.
-
-Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre
-toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement
-pas sur l’hygiène des principes anglais. Nous sommes obligés de nous
-débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous
-pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux
-prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre? Comme je
-bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du
-Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la
-soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de
-délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour
-faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin.
-
-Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis
-qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter
-par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne
-goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour
-que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand
-il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car
-en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le
-censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une
-gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que
-nous attendions.
-
-Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé
-sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre
-disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance
-de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la
-table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche,
-avait-il l’air d’un officier conquérant au milieu de vaincus? Il y
-avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions
-douter de la pureté de ses sentiments.
-
-La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du «saloir»,
-on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où
-restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et
-la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible.
-Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la
-neurasthénie qui ronge certainement nos «anciens», nous sombrerons plus
-vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus
-prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de
-répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier
-allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand
-le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus
-d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans
-un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de
-respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître
-peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les
-sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous
-essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de
-rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que
-soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues.
-Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de
-trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et
-soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce le mot
-«soldats» comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour
-conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres
-qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que
-nous voudrons.
-
-D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas
-sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos
-familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous
-serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont
-formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir
-des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des
-feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme _Die Woche_,
-par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux
-journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour
-les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il
-serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles
-sont la _Gazette des Ardennes_, la _Gazette de Lorraine_, le
-_Continental Times_, le _Petit Bruxellois_, etc... Il y en a d’autres.
-La _Gazette des Ardennes_ est particulièrement recommandable, nous dit
-monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne
-recommandation, car on va nous mener à la salle des douches.
-
-Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile,
-numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous
-fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos
-objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc... Ils resteront
-dans la chambre pendant notre absence. Personne n’y touchera. Une
-sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien
-avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être
-soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui
-risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver.
-L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance
-belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le
-sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre
-absence. Mais que faire? Quelques officiers veulent essayer à tout prix
-de sauver des trésors: qui des billets de banque, qui une boussole, qui
-un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes: sous une armoire, dans
-une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je? Et, pleins
-d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est
-installée au sous-sol même du bâtiment nº III.
-
-Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de
-nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du _Baderaùm_, un
-soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une
-plaque portant un numéro. A cet anneau nous enfilerons par la
-boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un
-trousseau, et le tout ira à la désinfection. A côté du soldat français,
-au seuil même de la salle qui précède le _Baderaùm_, se tient un soldat
-allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met
-entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le
-tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu! que cette
-organisation est admirable! La chemise et le caleçon sont en jersey de
-coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie
-d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien
-joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester
-notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche
-d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter
-un peu mieux à nos proportions.
-
-La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la
-chambre nº 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque: tous ces
-caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme,
-sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque.
-Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait
-rendu nos effets désinfectés.
-
-Dans la chambre nº 28, une surprise nous attendait: nos petits sacs
-individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi
-d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour
-nous dévaliser! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient
-été retournées; les coiffes de nos casques avaient été fouillées; les
-_Trains de Luxe_ d’Abel Hermant n’étaient plus là; toutes les cachettes
-avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de
-toutes les espérances.
-
-Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que
-nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les
-_kartoffeln_ abondaient, et nous eûmes même un supplément de
-consolation: de la marmelade. Notre rage d’ailleurs eût été vaine. Il
-ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner
-s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à
-la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux
-sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la
-fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à
-ces excès de mardi-gras.
-
-Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au
-repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa
-grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi
-dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai
-déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le
-dessert. Le plat de marmelade était vide.
-
---En voulez-vous d’autre? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton
-moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable.
-
---Oui, oui, fîmes-nous.
-
-Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat:
-
---Il n’y en a plus. (_Keine mehr_).
-
-Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont
-lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner
-et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de
-petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau
-d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en
-captivité.
-
-Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et un brouhaha de voix
-retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le
-train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait
-pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient
-peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous
-avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais
-l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre
-repos. En effet, comment expliquer cela? Était-ce le changement de
-régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu
-catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient
-indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de
-frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le
-corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos
-nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à
-un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre
-gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service
-déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton
-suraigü:
-
---_Latrinen! Latrinen!_
-
-Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus
-d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline
-allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à
-exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui
-hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que _Latrinen_. Un
-prisonnier s’amuse de peu.
-
-L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous rendrait, dans le
-courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à
-l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans
-impatience ce moment. A 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe,
-avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse
-honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait
-pas grand’chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils
-avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains
-portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se
-cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement
-et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre.
-
-Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont
-des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette
-besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats
-exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid
-où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le
-sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets,
-les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils
-photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche
-et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du «butin de
-guerre». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque
-objet qu’on lui retirait; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le
-donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour:
-78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre; mais
-les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark
-et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous
-versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des
-pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont
-les seules à avoir cours; d’un côté, elles portent le chiffre de la
-somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks; et de
-l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription:
-
- «_Wertmarke--Zitadell Mainz_».
-
-L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait.
-L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres,
-et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait
-sourire à part soi de nos prétentions! Il ne s’emportait pas, il gardait
-un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son
-camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de
-zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas
-intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous
-retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la
-chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait
-distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le
-Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don
-de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher.
-
-Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le «saloir»
-de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un
-incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures
-du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit
-au point que je pensai rêver: c’était un Allemand à lunettes, grand,
-large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de
-surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il
-appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être
-professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec
-lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa
-couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à
-point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir
-l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi
-les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la
-chambre nº 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions
-se passe l’interrogatoire de rigueur.
-
-La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de
-Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera
-plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous
-serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes.
-Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre nº 28.
-Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les
-autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera.
-Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant,
-l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne
-restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de
-passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on
-les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou
-moins vite sur un camp quelconque d’officiers prisonniers du Wurtemberg
-ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier
-plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est
-pas fini? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle? Il
-va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands,
-voir d’autres camarades?
-
-
-
-
-_à Henri Massis_
-
-CHAPITRE VIII
-
-LA FENÊTRE FERMÉE ET LA PORTE OUVERTE
-
-(_14-15 mars 1916_).
-
-
-Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire
-qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour
-plusieurs. A 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes
-avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et
-sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième
-officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L***
-avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est
-dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients
-d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures.
-Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous
-regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une
-détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait
-signalés; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu.
-
-L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la
-kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin: rasoirs, pâte
-dentifrice, brosses, souliers, pantoufles, etc... Tous ces articles
-sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les
-payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du
-pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite
-commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous
-arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos
-sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à
-l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes
-allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos
-canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de
-guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus
-sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller:
-l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons
-pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions.
-Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de
-prisonniers.
-
-Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs,
-vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi
-pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande
-tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu
-qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui
-plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne
-incroyable, il rudoie ce hurleur de _Latrinen_, lui obéit quand ça lui
-plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est
-pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur
-toujours en garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec
-aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les
-renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne
-nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend
-que dans les villes la population, strictement et durement rationnée
-pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai? Il affirme
-qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des
-prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles
-transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous
-défions de ce Belge, peut-être à tort du reste: nous jugeons qu’il a
-trop de libertés dans le personnel des ordonnances; alors que les autres
-ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La
-kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines
-heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut.
-Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre
-confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions
-laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve? Rien
-n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on
-est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme
-dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous
-écoutons son bavardage.
-
-Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction,
-l’humble prisonnier russe qui nous sert à table! Gros cosaque bouffi aux
-cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au
-nom de «_Rousski_» quand _Latrinen_ l’appelle!
-
-Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas,
-nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs
-fois de suite «Rousski! Rousski!» et baragouine des ordres ou des
-imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la
-peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit
-bonhomme de travail. Quand _Latrinen_ dépasse l’ordinaire limite de ses
-criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure:
-
---Sale Boche!
-
-Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît
-bien.
-
-Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, _Latrinen_ pensa devenir
-fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous
-distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut
-pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, _Latrinen_
-nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes
-moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu
-d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas! quand il
-se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau
-nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le
-prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les
-morceaux de pain de la journée: il n’en trouvait plus que vingt et un,
-et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème
-insoluble. _Latrinen_ s’arrachait les cheveux. Une ration avait été
-joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.
-
-Comme cette journée est longue! Nous n’avons rien à faire, rien à lire.
-Quel supplice! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi
-s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on
-interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont
-arrivés hier.
-
-Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à
-cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le
-Belge? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous
-racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais
-traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils
-supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une
-victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur
-imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la
-détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim.
-Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir.
-Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur,
-parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes
-choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec
-les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour,
-mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque
-jour à droite et à gauche.
-
-Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux
-secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance
-augmente ou diminue dans le cœur d’un captif! La longueur des heures est
-périlleuse. Cette chambre nº 28 est une cage sinistre. Entendre les
-conversations, d’ailleurs peu animées des camarades, est une fatigue.
-S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs
-est une douleur. Que faire? Se planter derrière la fenêtre fermée et
-regarder le spectacle de l’immense cour? Peut-être, mais quelle vanité!
-
-La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques
-instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y
-prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a
-pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge.
-La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule.
-Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à
-tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi,
-parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie,
-exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit
-faire rire. Bergson le démontrerait aisément.
-
-Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On
-trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces
-faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance,
-car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai
-éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis
-faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que
-pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une
-agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible.
-
-A la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus
-que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni
-dans la chambre nº 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres
-chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus
-lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la
-règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la
-matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes
-autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces
-quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un
-cadeau de grand prix.
-
-Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp
-de Darmstadt nous donnait connaissance du «rapport des cuisines», qui
-est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et
-percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de
-prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux
-qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de
-vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop
-grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin
-de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le
-détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit! Car il paraît que les
-Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte,
-demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les
-feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main.
-
-C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande
-partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre
-nº 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici
-avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent par petits groupes
-avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des
-nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que
-celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans
-mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas
-lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur
-aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même
-par gestes? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier? Les heures
-sont interminables.
-
-Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. A 6 heures 1/2, on
-n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être
-appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers
-allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée? Mais je me
-trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire
-d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile
-et profession. A mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se
-reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je
-puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre
-militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des
-questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon
-opinion sur la guerre? Sur les attaques de Verdun? Toujours les mêmes
-questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence.
-
-J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le
-camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre nº 23 qui serait
-désormais la mienne. Elle est située dans le même bâtiment nº III, au
-rez-de-chaussée, près de la kantine.
-
-La chambre nº 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre
-elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits.
-Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est
-disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux
-pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas; mais
-un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers,
-carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe
-quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables.
-Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une
-sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit,
-dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison
-tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils.
-Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer
-battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une
-table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est
-l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique,
-avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un
-piano, loué par un des officiers de la chambre.
-
-Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente
-et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement
-parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec
-nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le
-capitaine B***, des chasseurs à cheval, est le plus aimable, et son
-accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et
-son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon
-mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un
-sous-lieutenant dans la tranchée? Mais je n’hésite pas à affirmer que
-toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer
-Verdun.
-
-Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques:
-
---Nous n’en avons jamais douté.
-
-O notre France lointaine! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que
-tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de
-misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi! Quand tout
-s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les
-communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer; et,
-si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent
-sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances:
-
---Nous n’en avons jamais douté.
-
-De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me
-donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers
-jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être
-digne de mes camarades.
-
-Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un
-parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour
-lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de
-musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano
-avec une grande simplicité. Un lieutenant écrivait des lettres. Un
-autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais
-allongé sur mon lit.
-
-Charme ineffable et souverain de la musique! Plus d’une fois on a admiré
-sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus
-qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer
-l’émotion que peut susciter une page de Chopin,--car c’est du Chopin que
-j’entendis, puis du Grieg,--dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la
-chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et
-d’impuissance?
-
-Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le
-pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à
-coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs
-de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette,
-toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la
-bamboche bondissait hors de la caisse sonore. O souvenirs atroces! Des
-courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient.
-Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On
-mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me
-revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie
-fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je
-discute gravement de questions de politique étrangère et du péril
-allemand, tandis que la jolie fille bâille... Mais, ce soir, j’ai envie
-de pleurer, comme une femme.
-
-A 10 heures 1/2, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous
-n’avons pas à nous en occuper. Les camarades sont couchés. Le silence
-est sur toute la chambre. Dorment-ils?
-
-Soudain, la porte s’ouvre. Un _feldwebel_ entre, une lanterne à la main.
-Un officier le suit. Ils passent; devant chaque lit, le _feldwebel_ lève
-sa lanterne. C’est le contre-appel.
-
-
-
-
-_à Emile Henrio_
-
-CHAPITRE IX
-
-LE CAMP DE MAYENCE
-
-(_16 mars 1916_).
-
-
-Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le «saloir»,
-je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que
-j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la
-citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait
-promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une
-effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques
-mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec
-peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de
-la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule
-d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus
-isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se
-souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le
-nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme
-que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un
-désert sinistre.
-
-J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait
-m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque
-est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici,
-l’infirmerie est ici, la _kommandantur_ là, et le bureau du payeur là.
-J’avais tout vu. A huit heures du matin, je n’avais plus rien à
-connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette
-du supplice que les Allemands nous réservaient: l’ennui et l’inaction.
-Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé
-celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas
-encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je
-demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des
-prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me
-prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment: c’était
-la _Conquête de Plassans_, de Zola. Dans l’état de misère morale où
-j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina.
-
-On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des
-records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour
-comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe.
-Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à
-poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans
-doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à
-volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que
-de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer
-comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis.
-
-L’appel du matin m’apporta une diversion. A neuf heures et demie, dans
-la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent
-par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous
-continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à
-la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien
-d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers
-causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était
-pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement:
-
---Vingt-deux à bâbord!
-
-On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se
-dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la
-gauche, en effet, un _haùptmann_, sabre au côté, défilait rapidement
-devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous
-regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi,
-et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue,
-galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était
-fini. Les prisonniers se dispersèrent.
-
-Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de
-l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre.
-Un _feldwebel_ lut un ordre de la _kommandantur_, en allemand. Je
-n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près.
-Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un
-camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient.
-
---Qu’a-t-il dit? demandai-je.
-
---Je ne sais pas, me répondit-on.
-
-Visiblement, les ordres de la _kommandantur_ n’intéressaient personne.
-
-La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y
-allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus
-saugrenues: des objets de toilette, des pliants de paquebot, des
-raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres,
-des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des
-enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds,
-bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une
-petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et
-tous sont d’un prix très haut, naturellement. La _kommandantur_ prélève
-un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le
-prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout
-accepter d’un cœur joyeux?
-
-Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est
-encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les
-jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent
-la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris
-possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix
-est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec
-moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents; ils les
-palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la
-qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine; et quand ils
-s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte
-le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou _Brennspiritus_, comme
-on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône
-précieuse.
-
-Un camarade me confie que les Russes consomment beaucoup d’alcool à
-brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils
-boivent de l’eau de Cologne; mais ils le boivent aussi au naturel, sans
-grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais
-terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du _Brennspiritus_, il faut
-en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon
-camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce
-point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour
-se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne: par l’entremise de
-soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se
-procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes
-s’accommodent.
-
-Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir
-d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être
-prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne
-volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français
-et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent
-prendre leur repas au réfectoire commun; les Anglais n’y mettent pas les
-pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des
-fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement
-installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne
-partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire
-ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis
-de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas
-garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils
-des dégâts? Ils paient sans discuter. Un Anglais ne discute jamais avec
-un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris
-terrasse. Le Français a une autre façon; il rit de tout et empoisonne le
-Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de
-tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue
-militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il
-se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux
-Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies.
-
-Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il
-abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va
-ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un
-prisonnier aille porter son assiette au _haùptmann_ de service en lui
-affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers
-désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers
-faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont
-infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis.
-Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de
-distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène
-que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à
-midi. On nous donna de la «soupe russe», car l’ardoise du menu ne la
-désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un
-lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du _haùptmann_ en lui
-disant sans pouffer:
-
---Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment,
-j’ai trop bien mangé, ce matin.
-
-Et le _haùptmann_, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas
-perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car
-on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre,
-encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui
-des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares,
-chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais
-que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a
-pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir
-qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il
-était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale
-débordante d’optimisme.
-
-Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de
-la soupe russe et des pruneaux? En moins de dix minutes, ils s’en
-allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur
-pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis
-assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte
-la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec
-leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur
-un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais
-achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la
-couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé,
-je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la _Conquête de
-Plassans_. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient
-sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez
-cruel me traversa, quand ils dégustèrent ensemble un café dont l’arome
-français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien
-tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les
-phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons
-d’infortune pour les examiner à loisir.
-
-A côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et
-aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le
-lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en
-couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques,
-il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une
-allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche
-de temps en temps des effets de voix pour chanter:
-
- _Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,_
- _Cœur trois fois féminin....._
-
-Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute
-amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours.
-Aussi ne l’appelle-t-on que «Matelot». Il houspille sans se gêner le
-lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque
-toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les
-cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie
-correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses
-bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue,
-qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a
-des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience
-amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont les officiers les
-plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à
-mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant
-indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané
-et qui écorche sans pitié la langue française.
-
-Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu
-sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la
-guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou
-qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur.
-Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge! Les
-blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies: les Allemands à
-cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité.
-Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les
-traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de
-ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient
-de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne.
-Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du
-genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches
-de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux
-semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de
-captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont
-prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié
-respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense
-cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à
-jamais.
-
-Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les
-prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à
-prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel? Quand un officier arrive
-pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive
-les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve
-un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à
-l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une
-élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le
-pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique
-quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de
-monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en
-alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en
-attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour
-se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin? D’autre
-part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois.
-Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier
-opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et
-vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre
-nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème.
-C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par
-bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser
-des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet
-immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le
-porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse
-impériale et royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas
-excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et
-qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse?
-
-Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est
-merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies,
-qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes
-rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il
-faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des
-Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui
-est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature
-de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes
-de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà
-énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant
-soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel
-qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La _kommandantur_
-décida de réparer cette faute.
-
-Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent
-convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas.
-Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un
-de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit
-avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui
-comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou
-nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les
-passait en revue sommairement, du bout des lèvres, comme si on l’eût
-obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait
-aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La
-bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes:
-
---Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes,
-vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je
-vous souhaite.
-
-Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les
-scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la
-cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le
-ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes
-camarades travaillaient en silence. L’un lisait; l’autre écrivait une
-lettre; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le
-capitaine B*** était penché sur un minuscule métier.
-
---Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen
-de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe
-à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous? Je me suis mis à
-l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices
-uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux
-manuels sont un refuge.
-
-Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne
-montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit:
-
---Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et
-ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à
-l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles,
-je ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour
-échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez? Vous en viendrez au
-même point que nous, vous verrez. Ah! ce n’est pas drôle, la captivité!
-Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous
-sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique.
-
-Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame
-serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur
-vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur
-mon lit.
-
-
-
-
-_à Louis Thomas_
-
-CHAPITRE X
-
-VERS UN AUTRE CAMP
-
-(_17 mars 1916_).
-
-
-La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison
-terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la
-fantaisie des bureaux de la _kommandantur_ avait déjà décidé de
-m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que
-d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale,
-pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces
-trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans
-la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne
-rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le
-camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience
-ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17
-mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un _feldwebel_
-m’arrêta, en m’appelant par mon nom:
-
---Vous quittez ce soir le camp de Mayence.
-
---Bien. Où vais-je?
-
---Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2.
-
---Est-ce que d’autres officiers partent aussi?
-
---Oui, quinze officiers.
-
-Et le _feldwebel_ me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du
-capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que
-moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9
-mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je
-connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune
-propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre
-départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien
-pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au _feldwebel_ la
-feuille de papier qu’il m’avait offerte.
-
-Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de
-toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint
-pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré--_ersatz_
-peau de porc--si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine.
-A 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous
-ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir.
-
-Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos
-bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des
-sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour
-deux, et le chef de notre détachement, un _feldwebel_, reçut une
-provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on
-nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour
-en donner au _feldwebel_ l’équivalent en monnaie véritable qui, dans
-notre nouveau camp, serait de nouveau transformée en jetons spéciaux.
-Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre
-déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais
-pas.
-
-Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois
-fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de
-rien restait à accomplir. Sur un ordre du _feldwebel_ chef de
-détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec
-ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il
-n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme
-un avertissement sérieux.
-
-Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier.
-
-Dans le même compartiment nous fûmes quatre: le capitaine V***, le
-lieutenant T***, moi, et un soldat de la _landsturm_. Rien ne signala
-notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient
-sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur
-Darmstadt. Allions-nous en Bavière? Le soldat qui nous accompagnait
-déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien
-voulu causer avec nous. Mais quoi! Celui-là aussi nous aurait servi
-toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial
-et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les
-mêmes niaiseries répétées avec la même conviction!
-
-Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de
-Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur
-Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prisonnier
-français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le
-prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas
-au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait
-avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait
-pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les
-exemples sont trop nombreux: le martyrologe de nos prisonniers est
-inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de
-la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a
-raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou; les brancardiers
-allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon
-à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous
-blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient
-des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart
-étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs
-jours. A chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les
-gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les
-injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda
-de l’eau à une femme. De l’eau! Cette femme était une diaconesse, une
-_Schwester_, une religieuse; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge.
-Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à
-tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas
-tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier
-au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où
-les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août! Du soleil,
-de la clarté, des toilettes légères, des ombrelles, des couleurs
-chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les
-douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le
-frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à
-l’esprit! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous
-niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de
-l’effroyable.
-
-Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une
-victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser
-fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est
-perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier
-d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang
-coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la
-paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la
-fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les
-criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes,
-tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible.
-Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et
-alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il
-faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux
-prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont
-redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se
-plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus
-par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite
-à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les
-choses peuvent tourner et qu’après tout la France est toujours à la
-merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut
-user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les
-étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même
-coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de
-l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté
-cynique de l’Allemagne de 1914.
-
-Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce
-vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme
-de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. A peine étions-nous
-installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement,
-posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli
-à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge.
-Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui
-n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper.
-
-Petit-Jean avouait:
-
- «Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.»
-
-Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute
-l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à
-travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail
-d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un
-bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que
-ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer
-absolument tout des pays que je traverse? Et comme ce nom de
-Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire! Je n’ai rien
-vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de
-Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais
-pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien,
-car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du
-Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais
-nous repartions avant l’aurore.
-
-A Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions
-toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire? Vers le Wurtemberg?
-Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des
-montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux
-environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques
-chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons
-de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les
-prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont
-couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous
-n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont
-l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach.
-Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe,
-traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux.
-Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement
-propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une
-impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que
-nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse: ce pont métallique
-de forme trapue sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter
-cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au
-point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La
-route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très
-vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images
-puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le
-bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je
-retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège? Un groupe de femmes,
-précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de
-ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil,
-qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre
-n’accompagne l’enterrement.
-
-Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au
-fond de la vallée. A flanc de montagne, un vieux burg en ruines la
-domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé
-en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de
-croix toutes neuves.
-
-Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à
-cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux
-tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée
-est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un
-animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une
-eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte
-topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau.
-
-La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau
-de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais
-quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen! Nous
-n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière
-suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas.
-D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse
-accablait nos épaules.
-
-Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite
-morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la
-gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant
-nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles.
-Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé
-d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi
-charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de
-1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de
-sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort
-courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le
-dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé
-sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille
-Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas
-éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un
-regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même
-si nous n’avions pas ri.
-
-Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté.
-Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le
-monde fume le cigare en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida
-enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous
-allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre
-nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et
-que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de
-pierre, en dehors du village.
-
-De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était
-d’une pauvreté rare: des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à
-l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait,
-comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces
-sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une
-façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. A l’une
-d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français
-nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine.
-
---Et Verdun? nous demanda-t-il de loin.
-
-Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec
-allemand, il nous lança ce cri de réconfort:
-
---Ils crèvent de faim.
-
-Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre
-découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait
-d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la
-Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus
-rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait
-moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach,
-quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup; mais
-aussi, comme devait s’exprimer le Bædecker, cette région était plus
-pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous
-envoyait à Vöhrenbach.
-
-Un _leùtnant_ nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille
-considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que
-d’enfants! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la
-stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne
-lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en
-avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare
-comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence.
-Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la
-grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le
-camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je
-remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère
-particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil
-photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et
-tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de
-souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant.
-
-Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un
-bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une
-mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double
-enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de
-fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture.
-Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils de causer
-avec les prisonniers et de stationner devant le camp. A chaque angle de
-l’enceinte, une sentinelle de la _landstùrm_ s’immobilisait à notre
-passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du
-duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les
-gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils
-vinrent au devant de nous.
-
-Nous étions au camp de Vöhrenbach.
-
-
-
-
-_à Louis de Gonzague Frick_
-
-CHAPITRE XI
-
-LE CAMP DE VÖHRENBACH
-
-(_18 mars 1916_).
-
-
-Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que
-l’horizon n’y était pas limité par des murs. A Mayence, on se promenait
-à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du
-dehors. A Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se
-composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à
-l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les
-prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large;
-sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village
-même, un terrain plus vaste s’étendait: d’abord une cour, au sol
-préparé, d’une cinquantaine de mètres de large; puis, en contrebas, un
-morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la
-cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base.
-La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le
-réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne
-pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était
-marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme toute,
-il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée
-entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien
-n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où
-émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante:
-prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord,
-cette situation était plus agréable.
-
-De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne
-recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de
-Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre
-avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en
-poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de
-trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La
-portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux
-de la _kommandantur_, la cuisine, la salle de douches qu’on installait
-et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se
-divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient
-occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge
-unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition
-sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine
-des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances.
-L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans
-la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type
-Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords
-immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi.
-
-L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait
-cependant qu’un étage: en bas, c’était l’immense réfectoire et la
-kantine; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre
-camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un
-_Offiziergefangenenlager_.
-
-Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour
-la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration
-et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait
-que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de
-Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui
-n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine
-était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer
-du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson,
-cornedbeef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est
-vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière,
-soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance
-douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort
-cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du
-réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de
-carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à
-s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la
-quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de
-très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à
-peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier
-touchait chaque lundi sa ration d’une semaine et elle lui aurait à
-peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain
-spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment
-l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre
-que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des
-_kartoffeln_ en robe de chambre à peu près à tous les repas, et
-l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de
-Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences
-qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en
-effet pendant quelques jours.
-
-Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à
-leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me
-faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans
-retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui
-d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne
-les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la
-fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et
-le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos
-dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec
-hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite
-que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre,
-de rutabagas et de choux rouges, et encore! On nous rationna même pour
-les _kartoffeln_. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes
-et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les
-rembourser de notre poche, faisant ainsi l’acquisition forcée d’un
-matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne.
-Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous
-avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de
-Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à
-Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et,
-trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de
-l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie
-criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je,
-en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait.
-
-Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement
-impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et
-que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas
-contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un
-prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en
-Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre
-au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des
-expédients, en ménageant la chèvre et le chou,--méthode coûteuse, si
-l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode,--cette
-étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne,
-pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous
-étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers
-jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur
-mettre le doigt sur la plaie. La _kommandantur_ des camps éprouvait le
-besoin de souligner par des ordres et des commentaires écrits ou oraux
-la qualité des misères qu’on nous imposait.
-
-Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers
-de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage,
-pour y subir le discours «de bienvenue» du commandant du camp.
-
-Le maître de nos personnes était un _oberst_, un colonel aux cheveux
-blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté: le colonel
-classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les
-Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On
-prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la
-marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était
-dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il
-n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre
-ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué
-que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester
-sérieux. Il nous dit:
-
---Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas
-à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous
-traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller
-au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez
-en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus
-stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats
-et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de
-fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par
-gestes, et, si vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes.
-Toute résistance est inutile.
-
-Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact
-parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il
-poursuivit:
-
---En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin,
-messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos
-officiers prisonniers le soient chez vous, en France.
-
-La patte de velours du début détendait ses griffes. Les paroles de
-l’_oberst_ de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de
-Mayence.
-
-L’_oberst_ était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être
-que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs
-caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur
-tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de
-promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les
-menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens
-d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les
-autres?
-
-Par la suite, le vieil _oberst_, qui était Freiherr von Seckendorff, se
-révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure: un homme
-indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de
-son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la
-rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous
-infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il
-craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France,
-ne subissent chez nous des représailles trop justifiées. Cette
-impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se
-désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que
-les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés
-et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups
-dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses
-prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage
-honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses
-Fritz? Tout un camp de Français était mis à la question, et les
-représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que
-Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de
-Berlin; mais Paris ne réclamait rien de son côté.
-
-C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le
-plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin
-nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et
-son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les
-Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique; je ne sais pas
-ce qu’ils devinrent quand les _sammies_ entrèrent dans la guerre, mais
-je sais que jusqu’au 1ᵉʳ janvier 1917, les Anglais ne furent jamais
-tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient:
-
---Bah! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre
-de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés
-recevra son châtiment.
-
-Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas? Nous
-connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au
-chapitre, où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour
-n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en
-état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se
-boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un
-grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les
-manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous
-étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà
-la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par
-cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs:
-
- _Oublions le passé, reviens!_
-
-Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions,
-même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en
-plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre
-solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne
-comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les
-liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur,
-d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne
-forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame.
-
-Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui
-désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs,
-il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais
-ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence,
-loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que
-les Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire
-notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même
-fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à
-Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de
-nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même
-plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914
-que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces
-hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur
-essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de
-Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les
-destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous,
-soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance
-mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite
-allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux? En nous
-groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une
-erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon
-arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes
-de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles.
-
-Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les
-miennes: elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le
-suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants
-compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de
-Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore
-arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles.
-Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne
-savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns
-parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe;
-d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation;
-d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se
-perfectionner dans leur spécialité; tous enfin, de travailler à
-s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre
-nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres
-nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de
-notre prison. A chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait
-de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur
-la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder
-avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait
-dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment,
-en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point
-nos impressions nouvelles de captivité.
-
-La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans
-ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne
-devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la
-réussite d’un «trois piques contrés».
-
-
-
-
-_à André Lamandé_
-
-CHAPITRE XII
-
-TÊTES DE BOCHES
-
-(_5 avril 1916_).
-
-
-Le camp de Vöhrenbach était commandé par l’_oberst_ Freiherr von
-Seckendorff, vieillard grognon que nous appelions _Kœniggraetz_, parce
-qu’il avait jadis combattu à Sadowa et parce que des prisonniers
-français ne seraient pas français s’ils ne coiffaient pas leurs geôliers
-d’un surnom. Le bonhomme en vit de toutes les couleurs. Son attitude dès
-le début trahissait le désir qu’il avait de vivre sans histoires.
-Malheureusement pour lui, nous n’étions pas décidés à jouer les chiens
-couchants, et _Kœniggraetz_ ne goûta à peu près jamais la tranquillité
-qu’il souhaitait, s’il la souhaita. Écœuré de notre ingratitude autant
-que mû par son tempérament de hobereau soudard, il occupa ses journées à
-nous chercher des poux. Quand son imagination ne lui suggérait aucune
-tracasserie, il s’en prenait aux sentinelles du poste de police, hommes
-de la _landstùrm_, auxquels il avait toujours quelque chose à reprocher.
-Il hésitait quelquefois à nous injurier, et sa rage s’abattait alors sur
-le personnel du corps de garde qu’il pétrifiait dans une raideur
-d’automates dont nous nous amusions.
-
-Freiherr von Seckendorff, dit _Kœniggraetz_, avait la manie des
-discours. Pour le moindre événement, il se présentait à nous au moment
-de l’appel du matin, et il nous haranguait. Chaque fois c’était la même
-comédie. Il commençait en français, d’une voix calme, presque aimable,
-cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours, et tout à coup, au
-tournant d’une phrase, excédé de fatigue et ne contenant plus ses
-impressions, se jetait tête basse dans les lourdes périodes allemandes.
-Sa voix montait, pleine de graillons, libérant toute une bile, dont nous
-avions de la peine à ne pas rire.
-
---_Meine Herren... Meine Herren..._
-
-Le vieillard tonitruait, bafouillait, levait la canne, secouait la tête,
-et, pour finir, saisi d’une quinte de toux furieuse, il s’en allait en
-prenant le ciel à témoin de son impuissance.
-
-Freiherr von Seckendorff était suivi constamment par son adjoint, un
-capitaine de cavalerie qui ne se mêlait à aucun débat, qui passait pour
-être le gendre de son colonel, et dont nous ignorions le nom. Quand
-j’aurai dit que nous l’appelions _Tête de veau_, je n’aurai pas besoin
-de tracer le portrait de ce comparse falot et sévère.
-
-Monsieur le Censeur, _leùtnant_ d’infanterie, était certainement
-l’officier le plus cruel, le plus sournois, et le plus acharné de toute
-la boîte. Combien de fois, devant lui, n’ai-je pas éprouvé de fortes
-démangeaisons au bout des mains? Il rappelait le Herr Schmidt de
-Mayence, comme s’il eût été son frère, mais il avait moins de
-désinvolture et un peu plus de lenteur d’esprit. Avant la guerre,
-disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait
-en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation
-allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa
-mission avec un zèle parfait. A le voir, vous n’eussiez jamais pensé
-qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon,
-quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire
-silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses
-rancunes à l’oreille de cette ganache de _Kœniggraetz_!
-
-Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé
-à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous
-écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller
-dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style
-comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce
-labeur de larbin. Comprenait-il mal? Il convoquait l’auteur de la
-lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait
-qu’une carte, écrite au crayon,--car nous ne devions écrire qu’au crayon
-en 1916,--cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait
-l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui
-fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se
-servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses
-décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en
-échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus
-déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables: «Il neige».
-
-Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöhrenbach, c’est pour le
-courrier qui nous arrivait de France. Il avait l’air alors, non plus
-d’un policier, mais d’un dégoûtant bonhomme qui, par le trou de la
-serrure, dans une chambre d’hôtel, épie le coucher de jeunes époux.
-Songez à la souffrance d’un officier français qui voit, entre les mains
-d’un officier boche, les lettres de sa fiancée, de sa femme, ou de sa
-maîtresse, qui voit le monstre se vautrer dans des tendresses qui ne
-sont pas à lui, qui voit le rustre violer le secret de deux cœurs!
-Monsieur le Censeur avait des raffinements. Vous envoyait-on une
-mauvaise nouvelle capable de vous attrister? Vous apprenait-on la mort
-d’un parent ou d’un ami? Vite, monsieur le Censeur vous remettait
-l’enveloppe afin que vous pussiez pleurer plus tôt. En revanche,
-souvent, on gardait dans les tiroirs de la censure le courrier de
-plusieurs jours d’un même officier qu’on surveillait. On confrontait les
-différentes feuilles de papier. On cherchait si la quatrième page du 12
-avril, si obscure, ne faisait pas suite à la troisième page du 11 avril.
-On rapprochait les textes. Et, quand on ne découvrait rien, pour plus de
-sûreté on supprimait froidement le tout.
-
-Un jour, un lieutenant sut que son beau-père était décédé. Le matin
-même, un jeudi, nous avions remis à la _kommandantur_ notre carte
-hebdomadaire. Le lieutenant alla frapper à la porte de monsieur le
-Censeur.
-
---Voulez-vous me rendre ma carte de ce matin? dit-il. Mon beau-père
-étant mort, je désirerais ajouter quelques mots de condoléances pour ma
-femme.
-
-Il ne demandait pas une faveur extraordinaire, ce garçon. Monsieur le
-Censeur eut un beau geste.
-
---Mais pas du tout, monsieur, dit-il. Dans des circonstances pareilles,
-nous vous autorisons à écrire une carte supplémentaire. Allez écrire
-cette carte, monsieur, et apportez-la. Elle partira tout de suite par le
-courrier de ce soir, sans subir la retenue de dix jours, qui est de
-règle.
-
-Le lieutenant remerciait. Le censeur protesta:
-
---C’est tout naturel, monsieur.
-
-Seulement, trois mois plus tard, comme il était de nouveau en face de
-monsieur le Censeur, le lieutenant vit sur la table sa carte
-supplémentaire, qui n’était jamais partie.
-
-Cependant, si monsieur le Censeur gagnait sur nous de nombreuses
-parties, combien de coups d’épingle n’a-t-il pas reçus dans son
-amour-propre! Et aussi combien de coups de couteau! Les lettres qu’on
-nous adressait, toutes dépourvues de renseignements militaires, nous
-révélaient pourtant bien des choses au nez de la censure. Dès le début
-de juillet 1916, au moment de l’offensive franco-anglaise de la Somme
-conjuguée avec l’offensive russe, l’enthousiasme des succès se devinait
-dans toutes les enveloppes venues de France. Il y aurait un beau recueil
-à publier avec toutes ces nouvelles spirituellement déguisées qui nous
-réjouissaient chaque jour. C’était une débauche de détours, d’allusions
-et d’images où le Boche perdait pied. Si monsieur le Censeur était
-amateur de statistiques, il fut probablement étonné de constater que,
-sur les deux cents officiers de son domaine, les trois quarts pour le
-moins étaient vignerons, car quelle mère n’annonçait pas à son fils que
-la vendange de 1916 serait magnifique? Pour peu qu’il eût l’esprit
-critique développé, il jugeait aussi sans doute que les familles
-françaises ne se fatiguaient pas pour baptiser leurs filles; en effet,
-presque tous les officiers avaient pour sœur ou pour cousine une
-Marianne ou une Françoise dont la santé était l’objet de bien des
-sollicitudes. Et ce nous était une douce joie de nous communiquer entre
-nous les secrets français qui trompaient la vigilance de monsieur le
-Censeur.
-
-Il est vrai que monsieur le Censeur n’opérait pas seul et que ses aides
-n’avaient peut-être ni la même conscience ni la même astuce que lui. De
-ces deux soldats qui le soulageaient d’une partie de sa besogne, l’un
-était aussi méchant mais plus bête, et l’autre, qui n’était pas bête du
-tout, ne s’acquittait de ses fonctions qu’avec nonchalance.
-
-_Les-Méziés_ (ainsi nommé parce que, quand il avait un ordre à nous
-traduire, il commençait par ces mots: «Les messieurs sont prévenus»,
-qu’il prononçait: «_les méziés_»), ancien employé chez une marchande de
-fleurs de Nice, avait plutôt la tête de ces laquais en livrée préposés à
-l’ascenseur dans les palaces. Il avait l’air hargneux et constipé. Il
-nous détestait de tout son cœur et nous le lui rendions. Son collègue,
-dit _la Galoche_, à cause de son menton, était plus couramment nommé
-_Sourire d’Avril_. Né en Alsace, et il s’en vantait, il dirigeait avant
-la guerre, à Mulhouse, une petite pension pour jeunes gens. L’issue de
-la lutte le tourmentait peu. Français ou Allemand, il avait l’intention
-de retourner à Mulhouse et d’y poursuivre ses modestes affaires. Il
-n’apportait aucune ardeur à son service. Il semblait gêné le plus
-souvent, et il souriait quand il entendait nos plaisanteries, dont
-_les-Méziés_ enrageait.
-
-Ces deux hommes, si dissemblables, nous distribuaient les colis de
-France, l’après-midi, dans la cour quand le temps le permettait, et au
-réfectoire en cas de pluie. Ils les ouvraient, retenaient par ordre les
-papiers et les toiles d’emballage, et fouillaient tous les recoins,
-toutes les boîtes, tous les sacs. Les officiers se disputaient pour être
-inspectés par _Sourire d’Avril_. Il visitait les paquets d’un œil
-distrait. Il ne dissimulait pas son admiration pour les victuailles que
-nous recevions et qui sans doute excitaient son envie, car tous ses
-jours n’étaient pas jours de bombance. Il s’écria même une fois, devant
-un jambon d’York, d’ailleurs somptueux:
-
---On ne meurt pas encore de faim en France.
-
-Cela lui valut un regard indigné de son camarade qui, lui, ne nous
-faisait grâce de rien, exécutant strictement les instructions de
-monsieur le Censeur et se réglant sur lui. Monsieur le Censeur daignait
-de temps en temps descendre jusqu’à mettre les doigts dans nos boîtes de
-pâté et nos pots de moutarde.
-
-Nous n’avions pas le droit de recevoir n’importe quoi. Les liquides
-étaient soumis à l’examen du médecin du camp; on nous retenait l’alcool.
-Les livres, pourvu que la date de leur publication fût antérieure au 2
-août 1914, étaient d’abord arrêtés par la censure, qui les feuilletait
-avec soin avant de nous les rendre. Certains paquets de cigarettes
-portaient une étiquette aux couleurs des Alliés; on les confisquait. Les
-journaux et les revues, on les confisquait. Mais, si l’on fouillait si
-attentivement, c’était pour découvrir les lettres cachées, les
-boussoles, les cartes et l’argent allemand qui devaient permettre des
-évasions. Quelquefois, une riche trouvaille enchantait la
-_kommandantur_. L’officier coupable était puni. Mais que de choses les
-plus malins ont oubliées! Je ne veux révéler ici aucun procédé, mais je
-peux dire que l’ingéniosité des expéditeurs nous surprenait souvent
-nous-mêmes. Les Boches savaient que nous recevions des cartes et des
-boussoles, mais elles s’éclipsaient admirablement. Des articles de
-journaux français arrivaient jusque sous les fenêtres de la
-_kommandantur_. On redoublait de vigilance et de ruse de part et
-d’autre. L’heure des colis était toute de fièvre. Chaque distribution
-avait l’allure d’un combat. Et combien furent subtilisés en entier, même
-de dimensions considérables, sous les yeux des trois censeurs et des
-deux hommes de corvée qui gardaient le lot défendu!
-
-Un officier allemand se distinguait des autres, au camp de Vöhrenbach,
-par une attitude nettement différente. A cause de son physique, nous
-l’avions surnommé _le Lièvre effrayé_. Il traînait la patte, ayant été
-grièvement blessé du côté de Saint-Quentin en 1914, et il avait un air
-effaré dès qu’il rencontrait un groupe d’officiers français. Quand il
-était chargé de l’appel, il se hâtait de nous compter pour endurer moins
-longtemps le tête-à-tête. Il s’occupait de l’ordinaire et de la kantine.
-Jeune, il était certainement le moins répugnant de nos geôliers. Certes,
-il ne nous distribuait pas les douceurs à pleine poignée, car il n’avait
-pas à nous en distribuer, et il s’acquittait de ses fonctions
-ponctuellement. Il ne nous témoignait non plus aucune sympathie. Mais
-les brimades auxquelles il nous voyait condamnés, et qu’il avait
-mission de nous appliquer, semblaient lui causer un dégoût réel. Seul de
-toute la bande, il conservait un maintien militaire tel qu’on se plaît à
-l’imaginer d’après les récits des temps anciens. On aurait dit qu’il ne
-se sentait pas à sa place, comme officier, parmi les garde-chiourme dont
-il partageait l’infamie. Quelle différence entre _le Lièvre effrayé_ et
-le docktor Rueck, médecin du camp!
-
-Ce juif, petit, boulot, fleurant le suint, était l’homme le plus faux de
-tous ces hommes faux qui nous entouraient. Il avait la manie dangereuse
-de déclarer à qui l’écoutait qu’il n’était pas Allemand et qu’il n’était
-pas soldat. Lui aussi il se plaçait au-dessus de la mêlée, se contentant
-d’être juif et médecin. Ainsi il essayait d’amadouer les prisonniers par
-l’étalage factice d’une bonhomie rondouillarde qui pouvait dérouter
-d’abord. Nous apprîmes à le connaître. Il recherchait la conversation
-des Français et s’efforçait de leur tirer les vers du nez. Il se
-targuait de ne pas appartenir à l’état-major du camp. Au fond, il avait
-pour nous autant de basse rancune que les autres, et il fit punir deux
-officiers, l’un qui ne l’avait pas salué, et l’autre, l’abbé T***, qui
-avait prononcé tout haut le vocable ignoble de «Boche». Herr doktor
-Rueck désirait étudier de près les Français sur lesquels il avait
-jusqu’alors les idées les plus saugrenues, qu’il rejetait d’ailleurs
-avec peine. Quand un nouvel officier arrivait à Vöhrenbach, il subissait
-un examen médical et moral minutieux. Le médecin juif l’auscultait, le
-tournait, le palpait, le retournait, touchait les blessures,
-interrogeait les réflexes, tâtait le pouls et posait au patient les
-questions les plus indiscrètes sur sa vie intime et sur son ascendance.
-Il voulait absolument que chacun de nous fût atteint de maladies
-vénériennes, et il tombait de haut en constatant que le nombre des
-Français pourris était pour ainsi dire nul. Et ses étonnements
-l’amenaient à des grossièretés de langage inouïes. Je me rappellerai
-longtemps qu’il me demanda avec une insistance sinistre s’il n’y avait
-pas eu de fous dans ma famille.
-
-Le doktor Rueck n’avait pas rang d’officier. Son compagnon ordinaire
-était le _feldwebel-leùtnant_ du camp. Pendant la guerre, l’Allemagne a
-accordé la patte d’épaule de _leùtnant_ à de nombreux _feldwebels_, de
-même que la France a créé des officiers à titre temporaire. Mais, tandis
-que dans notre armée les officiers à titre temporaire sont sur le pied
-d’égalité en face des officiers à titre définitif, les
-_feldwebels-leùtnants_ n’ont de l’officier que les droits de
-commandement, rien de plus, et ils ne mangent pas à la même table que
-les officiers propriétaires de leur titre. Celui de Vöhrenbach était le
-grotesque de l’endroit. _Sabre de bois_, ainsi appelé parce qu’il était
-tout fier d’avoir au côté un sabre terrible, avait un autre sobriquet:
-_Barzinque_, corruption de «par cinq», que nous nous plaisions à lui
-faire répéter chaque fois qu’il était chargé de l’appel, où nous devions
-nous aligner sur cinq rangs de profondeur. Chien de quartier comme
-l’était l’adjudant de semaine à la caserne en temps de paix, _Barzinque_
-rôdait du matin au soir de corridor en corridor. Il était sans cesse aux
-aguets derrière une porte, et c’était notre joie de sortir
-précipitamment de nos chambres pour bousculer un _Barzinque_ pourpre de
-confusion. A son avis, nos planchers n’étaient jamais assez propres, et
-nos lits étaient pliés toujours trop tard. Comme il n’osait pas nous
-adresser d’observations, il harcelait nos ordonnances, qui l’envoyaient
-à la promenade. Il parlait fort peu le français et ne le comprenait
-guère, bien qu’il prît des leçons acharnées. On pouvait risquer toutes
-les facéties avec ce guignol.
-
-Un jour, il entra dans une chambre:
-
---Bonjour, messieurs.
-
-Poli, il tenait sa casquette à la main et cherchait dans sa mémoire la
-phrase qu’il avait préparée. Son crâne chauve luisait au soleil. Nul ne
-venait à son secours et il roulait des yeux d’homme qui se noie.
-
---Tu peux te couvrir, lui dit un lieutenant. La tête de veau, ça se
-mange froid.
-
---Oui, oui, fit-il lentement. Et, se coiffant, il sortit.
-
-Un autre jour, il entra dans une autre chambre.
-
---Bonjour, messieurs.
-
-C’était sa façon de se présenter, le sourire aux lèvres et la casquette
-ôtée. Mais cet effort lui faisait perdre le fil de ses idées, qu’il
-désirait exprimer en français. Cette fois, il se débrouilla tant bien
-que mal, et on finit par deviner que, l’_oberst_ ayant résolu de passer
-une revue de casernement, le lendemain, après l’appel, il fallait
-déplacer deux armoires, qu’on avait dressées en équerre près de la porte
-pour que _Sabre de bois_, dit _Barzinque_, nous espionnât plus
-difficilement.
-
-Le lendemain matin, avant l’appel, _Barzinque_ revint. Les officiers
-s’habillaient au milieu d’un joli tohu-bohu.
-
---Bonjour, messieurs.
-
-Les armoires n’avaient pas bougé.
-
-Personne ne souffla mot. Le _feldwebel_ était plus embarrassé que
-jamais. Il commença:
-
---Cette armoire... cette armoire est...
-
-Et il s’arrêta court.
-
-Une voix cria:
-
---En bois.
-
---Oui, oui, répondit le pauvre diable. Et il sortit en se recoiffant.
-
-Ce n’était pas un pauvre diable. Méchant autant que n’importe quel
-Boche, il se frotta les mains quand le camp de Vöhrenbach devint camp de
-représailles. Il se donnait de toute son âme à l’exécution des mesures
-prescrites par Berlin. Il jubilait surtout, quand il enfermait un
-prisonnier dans l’in-pace des arrêts de rigueur. Triste individu qui
-n’avait jamais respiré l’air du front, vous vous en doutiez, et qui
-montrait au grand jour la bassesse de ses instincts, il grimaçait comme
-une caricature à côté des officiers du camp dont il lêchait les bottes à
-tout propos.
-
-Tels étaient, du plus grand au plus petit, les nobles seigneurs à qui le
-Gouvernement Impérial et Royal avait confié le soin de nous séquestrer.
-
-
-
-
-_à Emmanuel Bourcier_
-
-CHAPITRE XIII
-
-OFFIZIERGEFANGENENLAGER
-
-(_10 avril 1916_).
-
-
-On m’a souvent demandé:
-
---Quand vous étiez prisonnier, vous ne sortiez donc pas?
-
-Et je répondais:
-
---A l’intérieur du camp, oui, à de certaines heures; mais en dehors des
-fils de fer, jamais.
-
-A Vöhrenbach, le pourtour du bâtiment nous appartenait. C’est là que
-nous prenions un peu d’exercice. Quelques officiers, désireux de
-s’entretenir en forme malgré la captivité, se consacraient chaque jour à
-un entraînement méthodique, et, plusieurs heures de suite, passaient de
-la marche à la course et de la course à la marche. Ceux-là, on avait
-l’œil sur eux, et la _kommandantur_ les soupçonnait de se préparer à
-l’évasion, cauchemar des geôliers allemands. Mais, sans pratiquer le
-sport à ce point, la plupart des prisonniers tournaient autour de la
-prison, tous dans le même sens, et c’est surtout avant le moment de
-l’appel que la cour étroite s’emplissait de marcheurs.
-
-Le plus horrible, dans cette captivité des officiers, c’est l’inaction.
-Pourriez-vous imaginer plus sombre châtiment: tu seras enfermé et
-n’auras rien à faire. Rien à faire! Je me rappelais souvent les paroles
-du capitaine B***, de Mayence. Mais je voulais espérer que je réussirais
-là où tant d’autres avaient échoué. Quelle vanité!
-
-Tout le monde travaillait autour de moi, dans une espèce d’émulation
-silencieuse. Peu à peu, des livres nous arrivaient de France. La kantine
-nous en procurait d’autres, et je garde un exemplaire du _Double Jardin_
-de Mæterlinck, parce qu’il avait été volé quelque part, comme la reliure
-de l’ouvrage le prouve. Les officiers qui savaient un peu d’allemand,
-essayaient de se perfectionner et donnaient à des camarades studieux les
-premières notions de cette affreuse langue. Ainsi j’avais décidé
-d’approfondir mes études de jadis. Je revis la grammaire, et m’attelai
-de nouveau aux contes de Grimm et au _Romancero_ de Heine avant
-d’aborder les véritables Niebelungen dont j’aurais voulu pénétrer les
-arcanes. Deux contes puérils et trois courtes chansons de Wilhelm Müller
-suffirent à me dégoûter de mon ambition. Tout me semblait odieux de ce
-pays, les sons rauques de ses tendresses poétiques, la couleur de ses
-paysages, l’aspect de sa typographie et l’odeur de ses soldats. Écœuré,
-je rangeai mes livres allemands pour ne plus les ouvrir. De nombreux
-camarades n’eurent pas plus de courage. La langue des Boches rebute.
-
-D’autres s’accrochèrent aux Anglais et aux Russes, qui se mettaient fort
-gentiment à leur disposition. Ceux-là ne furent pas plus heureux. A
-peine commençaient-ils à se débrouiller au milieu des fantaisies de
-l’alphabet slave et à se tirer tant bien que mal d’une page des _Voyages
-de Gulliver_, qu’ils durent renoncer à pousser plus loin. Le camp de
-Vöhrenbach devenait camp de représailles, et les compagnons anglais et
-russes nous quittèrent. Seuls les Français devaient connaître les joies
-du sévère régime. Ce fut une débâcle.
-
-La musique était pour beaucoup un refuge. La _kommandantur_ avait loué
-un piano. La kantine fournissait des violons, des flûtes, et jusqu’à des
-cithares dont on pouvait jouer sans initiation aucune. Un groupe de
-capitaines et de lieutenants s’exerçait à déchiffrer les quatuors les
-plus ardus. L’heure où il nous était permis de les écouter était une
-heure d’un grand prix. Mais le programme des représailles nous interdit
-la musique, et les officiers gardèrent leurs instruments dans les étuis
-de carton que la kantine refusa de reprendre.
-
-Grâce à des cotisations, nous avions créé une bibliothèque. En attendant
-que la charité française vînt à notre aide, elle était bien modeste,
-notre bibliothèque de Vöhrenbach, à ses débuts. Toute sa richesse
-consistait en quelques romans des collections à 0 fr. 95 de Fayard, de
-Calmann-Lévy, de Laffitte et d’Albin Michel. Toutes les œuvres n’étaient
-pas de choix. Nous avions dû accepter ce que la kantine avait pu
-concentrer de volumes divers. Et nul d’entre nous ne sut jamais par quel
-mystère figuraient au catalogue les _Aventures du Colonel Ramollot_.
-
-Pourtant, aux premiers jours de notre captivité, nous étions encore si
-las et si meurtris que nous trouvions souvent un peu de charme à nous
-étendre au soleil, dans la cour. La kantine vendait naturellement des
-pliants et des fauteuils de paquebot. L’après-midi, aux instants les
-plus chauds, la prison prenait des airs de maison de convalescence,
-comme une autre Villa des Oiseaux. Les Anglais en particulier
-pratiquaient beaucoup la chaise-longue au grand air. Ils s’installaient
-au milieu de nous, fumaient une pipe de tabac blond, tiraient un livre
-de leur poche, l’ouvraient, renversaient la tête, se posaient les poèmes
-de Rossetti sur les yeux, et s’endormaient.
-
-Mais c’est le dimanche que les fauteuils s’accumulaient le long des fils
-de fer. Le dimanche, en effet, les prisonniers mettent une certaine
-coquetterie à suspendre leurs minces occupations. On revêt sa meilleure
-vareuse; presque tous les officiers assistent à la messe, dans le
-réfectoire transformé en chapelle pour la circonstance, et ce zèle
-religieux n’est pas une des choses qui surprennent le moins nos bons
-geôliers. Ils nous croyaient de farouches athées, comme le docteur juif
-nous croyait tous syphilitiques. La guerre aura redressé bien des
-erreurs dans l’omnisciente Allemagne.
-
-Que pensent de nous les civils qui passent de l’autre côté de la
-clôture, sur le chemin qui monte vers le bois de pins, là-haut, au
-sommet de cette colline? Ils nous regardent comme on regarde les fauves
-dans un jardin zoologique. Car, comme nous, ils chôment, et ils
-profitent de la douceur du temps pour aller à la campagne.
-
-Un de ces dimanches d’avril, au bout de la prairie, là où le domaine des
-prisonniers se termine en pointe de triangle, deux officiers faisaient
-les cent pas en fumant des cigarettes. Une vieille femme descendait la
-côte. En passant près d’eux, comme la sentinelle lui tournait le dos:
-
---Courage, messieurs! leur dit-elle en français. On ne peut pas vous
-parler. C’est défendu. Ils sont méchants. Ils me frapperaient, moi, une
-pauvre vieille!
-
-Et elle s’éloigna dans la direction du village, laissant les deux
-officiers émus et déconcertés, tandis que la sentinelle revenait
-lourdement vers la guérite jaune et rouge.
-
-Les Anglais prenaient un plaisir extrême à ces spectacles du dimanche.
-Ils étaient trois ou quatre, pas davantage, tous très jeunes et presque
-tous aviateurs. Ils n’avaient rien de l’attitude un peu raide qu’on
-prête à ceux de leur race. Ils riaient de nos plaisanteries sans
-retenue, et eux-mêmes ne détestaient pas d’exercer leur humour aux
-dépens des Boches. Ils y apportaient une ardeur juvénile qui nous
-réjouissait. C’étaient les meilleurs garçons du monde.
-
-Un jour, la _kommandantur_ avait introduit quelques vaches dans le camp,
-pour leur faire paître l’herbe qui devenait trop haute entre les deux
-rangées de fils de fer de l’enceinte. Elles fournirent à un Anglais
-l’occasion d’une farce. Il s’approcha des fils de fer et, apostrophant
-la sentinelle à qui il montrait un morceau de pain bien blanc et d’un
-beau poids:
-
---Vous n’en avez pas, hein, du pain comme celui-là?
-
---Ah! non, répondit la sentinelle, malgré le règlement, car elle
-espérait qu’un présent inespéré allait lui échoir. Et elle roulait des
-yeux cupides.
-
-L’Anglais reprit:
-
---Nous ne savons plus qu’en faire, tellement nous en avons.
-
---Oui, oui, approuva la sentinelle.
-
---Et nous le donnons aux vaches, conclut l’Anglais en offrant le quignon
-merveilleux à la bête la plus voisine.
-
-Nos alliés sont terribles. On racontait d’un autre lieutenant une
-anecdote qui révèle exactement la façon dont les Anglais se comportent
-en face des autorités allemandes. Le gouvernement de Berlin oblige les
-officiers prisonniers à saluer les officiers allemands, sans égard aux
-grades de ceux-ci ou de ceux-là. Les Français esquivent la difficulté en
-exécutant un demi-tour par principe chaque fois qu’ils s’aperçoivent
-qu’ils vont croiser un _leùtnant_ ou un _haùptmann_. Les Anglais
-agissent plus franchement. Ils affectent d’ignorer leurs gardiens. Un
-jour, celui dont je parle se trouva nez à nez avec un Boche.
-
---Monsieur! fit l’Allemand.
-
---Monsieur?
-
---Vous ne m’avez pas salué.
-
---Je ne sais pas.
-
---Je suis officier.
-
---Je ne connais pas.
-
---Vous devez me saluer.
-
---Je ne sais pas.
-
-L’Allemand était blême.
-
---Vous serez puni.
-
---Je ne sais pas, répondit l’Anglais.
-
-Il fut puni, en effet.
-
-Or, quand il sortit de la chambre des arrêts de rigueur, après sept
-jours d’isolement, il rencontra l’officier qui lui avait valu ces
-loisirs, et il ne le salua pas. La scène fut violente de la part du
-Boche et laissa l’Anglais tout à fait calme.
-
---Monsieur! Vous ne m’avez pas salué!
-
---Je ne sais pas.
-
---Je suis officier.
-
---Je ne connais pas.
-
---Mais vous venez de quitter les arrêts parce que vous ne m’avez pas
-salué, la semaine dernière. C’était moi...
-
---Je ne sais pas.
-
-L’Allemand n’avait qu’à lâcher la partie. Il la lâcha, en grognant des
-imprécations. Mais l’Anglais ne retourna point dans la chambre des
-arrêts.
-
-Il ne faut pas croire cependant que les autorités impériales et royales
-ménageaient les prisonniers britanniques. Sans doute, tout au moins
-jusqu’à la fin de 1916, ils ne leur infligeaient pas les mille
-tracasseries dont les Français eurent constamment à souffrir. Mais ils
-avaient parfois contre eux des gestes pénibles dont je rapporterai
-l’exemple suivant, que je tiens de la victime, un jeune lieutenant
-irlandais.
-
-Les Boches ne digéraient pas le dédain que les officiers de la
-«méprisable petite armée» leur témoignaient en tout temps et en tout
-lieu. Quand ils en capturaient un, ils éprouvaient un besoin sadique de
-l’intimider. Mais les Anglais ne tremblaient pas. Ainsi pour ce
-lieutenant. Il avait été pris du côté de Loos, le 25 septembre 1915.
-Tout de suite, dans le premier village où on l’emmena, on l’enferma au
-fond d’un cachot obscur comme en décrivent les romans populaires, et on
-lui annonça qu’il serait fusillé. Pendant trois jours, on le laissa
-dans son cachot; on ne lui apporta pas la moindre nourriture et pas le
-moindre verre d’eau; chaque soir on lui disait:
-
---Vous serez fusillé demain.
-
-Enfin, après ces trois jours de torture, qui n’arrachèrent pas un seul
-mot de protestation à ce malheureux, on le tira de son trou et on le
-poussa vers une grande cour. Le peloton d’exécution promis attendait
-dans un coin, l’arme au pied.
-
---Demandez grâce! cria un officier allemand.
-
---Non, répondit le condamné.
-
-Alors, on le planta devant le peloton, et on lui attacha les mains
-derrière le dos. On voulut lui bander les yeux, il refusa. Un ordre
-bref: les soldats mirent en joue. Mais, la plaisanterie ne pouvant aller
-plus loin, car on n’avait pour but que de terroriser le prisonnier et de
-le réduire à merci, l’officier allemand marcha vers l’officier
-irlandais, et, les yeux dans les yeux:
-
---Je vous fais grâce, dit-il.
-
-L’autre ne répondit rien. Il n’avait pas bronché.
-
-Les Russes ne ressemblaient pas aux Anglais. Ils acceptaient les
-derniers outrages avec un fatalisme tranquille. Le gouvernement du Tsar
-ne s’occupait pas de ses prisonniers. Pour lui, c’étaient des hommes
-perdus, et il les abandonnait aux mains de l’ennemi, quitte à ne pas
-s’inquiéter davantage des prisonniers allemands qu’il oubliait sans
-façon dans un quelconque district. Et nous avons pu voir, jusqu’en 1916,
-cette anomalie: les prisonniers russes recevant en Allemagne du pain
-fourni par la France, alors que les prisonniers français n’en recevaient
-pas. Car les captifs voyaient des choses extraordinaires. Mais, pour en
-revenir aux officiers du Tsar, ils savaient qu’ils n’avaient rien à
-attendre des bontés du Petit-Père. Ils ne lui en gardaient pas moins une
-dévotion touchante et un dévouement complet. Je n’ai aucun renseignement
-sur leur conduite au moment de la Révolution. En 1916, ils haïssaient
-l’Allemagne autant que nous la haïssions nous-mêmes, et, s’ils
-n’affichaient pas des sympathies très chaudes pour l’Angleterre, ils ne
-cachaient pas en revanche leur amitié pour la France.
-
-Rien de plus émouvant que leur camaraderie. Ils nous comprenaient mal,
-et nous ne les comprenions guère. Souvent, pour nous entendre, nous
-devions recourir à la langue allemande dont ils possédaient quelques
-bribes. L’intention suppléait à l’effet. Ils étaient les premiers à nous
-annoncer les bons communiqués, et il fallait accepter leurs
-félicitations immédiates à la kantine. On m’avait dit à Mayence que les
-Russes étaient d’incroyables ivrognes. Hélas, ils l’étaient. Ils ne
-buvaient pas pour le plaisir de boire: ils avaient toujours
-d’excellentes raisons de s’enivrer, mais ils en avaient trop, de ces
-excellentes raisons. Ils célébraient tout: la fête du tsar et la fête de
-la tsarine, la fête des principaux grands-ducs et celle des plus
-importantes grandes-duchesses. Ils buvaient quand la Russie remportait
-un succès; ils buvaient quand les alliés étaient victorieux, cela pour
-manifester leur contentement; mais, quand les alliés enregistraient un
-revers, ils buvaient aussi, pour oublier la fâcheuse nouvelle, et, quand
-la Russie encaissait une de ces raclées comme elle seule en encaissa
-pendant la guerre, la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer
-leur désespoir.
-
-On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les
-quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la
-kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les
-nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets
-d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en
-consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant
-qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis,
-les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient
-à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier
-pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous
-les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils
-nous apparurent en captivité.
-
-D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes
-avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première
-grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un
-lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais,
-nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons,
-et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées,
-comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait
-manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il
-avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et
-nous le surnommions _Poincarévitch_. Mais, plus souvent, nous
-l’appelions: l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des
-grenadiers de Sibérie. Il s’étonnait qu’avec ma taille je ne fusse que
-chasseur à pied et il tenait absolument à me classer dans les
-grenadiers, comme lui. Trop embarrassé pour le convaincre, j’acquiesçais
-à son désir. Chaque fois qu’il prenait son verre pour boire, il se
-levait, disait: «Vive la France! Vive famille!» Et nous répondions:
-«Vive Russie!» Et l’oncle Michel se levait à tout instant pour
-recommencer.
-
-Son camarade habituel (on les rencontrait rarement l’un sans l’autre)
-était un petit bonhomme maigriot, sec comme un coup de trique, qui nous
-saluait comme eût salué un automate, en observant un impeccable
-garde-à-vous. Il ne savait pas un mot de français, mais il baragouinait
-un peu d’allemand. Il ne supportait pas le vin, tandis que l’oncle
-Michel supportait tout. Aussi, dans nos réunions, pendant que le
-Johannisthal emplissait nos verres, il se faisait servir de la bière,
-par quatre bocks à la fois. Encore nous avouait-il qu’il n’avait pas
-beaucoup de goût pour la bière.
-
-Le troisième des officiers russes de Vöhrenbach ne fréquentait guère les
-deux autres. Sobre, il n’allait jamais à la kantine. Il recherchait
-plutôt les conversations sérieuses. Il parlait sans difficulté le
-français, l’allemand et l’anglais. Il travaillait beaucoup. Grand,
-mince, le front soucieux, les yeux profonds, il semblait sorti d’un
-roman de Dostoïewsky. Aujourd’hui, après tant de vicissitudes, je pense
-à Kerensky, quand il me souvient de cet artilleur un peu mystérieux.
-
-Faut-il ajouter que la meilleure entente régnait entre les prisonniers
-français, anglais, et russes? Il n’y avait pas de Belges à Vöhrenbach,
-et je n’ai vu jamais ni des Italiens, ni des Serbes, ni des Roumains.
-Mais, par ce qui se passait en 1916, je crois pouvoir affirmer que le
-temps n’a dû que raffermir cette entente entre tous les alliés. Plus que
-sur le champ de bataille, en effet, on apprend à se connaître et à
-s’aimer dans les camps d’Allemagne. Les malheurs communs rapprochent
-plus encore que les joies partagées. Ce n’est pas à ce résultat que
-l’Allemagne voulait arriver en réunissant dans la même infortune des
-représentants des différentes nations qu’elle cherchait à disjoindre, et
-pendant la guerre et en vue des temps futurs. Mais c’est à ce résultat
-qu’elle est arrivée.
-
-En captivité, dans ces heures d’une longueur mortelle, on prend
-conscience de soi-même et des autres. Rude école! Si l’Allemagne, en
-nous imposant toutes les vexations, tendait à nous déprimer et à nous
-diminuer, elle s’est trompée, une fois de plus, comme toujours. Le
-prisonnier français échappe au maléfice. Combien de fois n’ai-je pas
-retourné ces idées dans ma tête, là-bas, aux jours les plus difficiles!
-Je m’accoudais à la fenêtre, après le dernier appel. La nuit d’été
-coulait, calme et lente. Par-dessus la cour baignée de lumière
-électrique, au delà du bourg endormi, au delà des monts boisés, je
-fuyais vers l’Ouest, loin, très loin de ces endroits maudits, et je
-sentais contre ma main les battements de mon cœur. Je dominais tous les
-camps de l’Allemagne, du haut de ma fenêtre de Vöhrenbach. Car nous le
-dominions, ce camp de Vöhrenbach.
-
- C’est un lieu tragique, un vallon,
- Un pays sans grâce et sans gloire,
- Trop vert, trop gris, trop roux, trop blond,
- Quelque part dans la Forêt-Noire.
-
- Près d’un village des plus laids
- Un morne bâtiment s’élève.
- Est-ce une usine, est-ce un palais?
- C’est la prison de notre rêve.
-
- Un double rang de fils de fer
- Nous enclôt du reste du monde.
- C’est la borne de notre enfer
- Et de notre tombe profonde.
-
- C’est là que nous vivons, parmi
- Nos songes que le temps mutile.
- L’air qu’on respire est ennemi
- Et le ciel lui-même est hostile.
-
- N’importe. Rien n’atteint jamais
- Le vol radieux de nos rêves.
- Ils trouvent bas tous les sommets
- Et toutes les distances brèves.
-
- Ils vont, nos rêves douloureux,
- Par-delà les monts et les plaines.
- Il n’est pas de prison pour eux:
- Qui pourrait leur forger des chaînes?
-
-
-
-
-_à R. Christian-Frogé_
-
-CHAPITRE XIV
-
-LE SENS DE L’HONNEUR ET QUELQUES AUTRES VERTUS
-
-(_15 avril 1916_).
-
-
-Le camp de Vöhrenbach semblait d’abord devoir être une espèce de
-paradis. Peu à peu, il se transforma, et, moins d’un mois après mon
-arrivée, devenu camp de représailles, il nous permit de goûter par
-avance les tristesses du purgatoire. Mais, pour mieux nous montrer quel
-éden nous avions perdu, la _kommandantur_ nous dosa les vexations
-successives avec une science tout à fait raffinée, où, d’ailleurs, la
-caisse du camp s’augmenta de bénéfices sérieux.
-
-Un jour, vers la fin du mois de mars, une grande nouvelle courut de
-chambre en chambre: les Boches organisaient pour les prisonniers des
-promenades à la campagne. Aussi vous expliquerai-je d’abord que, pendant
-la Grande Guerre, les prisonniers n’ont pas connu le régime de 1870.
-Vous avez la mémoire encore pleine des libertés que Déroulède avait,
-quand il était captif sur parole aux mains des Prussiens. Pendant la
-grande guerre, on n’est pas prisonnier sur parole. Même si vous vouliez
-vous engager sur l’honneur à ne pas vous enfuir, le gouvernement
-allemand n’accepterait pas: lui-même ne se considère lié par aucun
-honneur, par aucun traité, par aucun scrupule, et vous ne pensez pas
-qu’il croira que vous êtes moins sot que lui. D’ailleurs le gouvernement
-français, qui n’avait pas fait grand’chose pour ses officiers
-prisonniers, s’était néanmoins ému de leur sort, et leur avait interdit
-de donner aucune parole d’honneur aux Boches. De cette façon on
-punissait l’Allemagne du peu de respect qu’elle avait étalé pour les
-chiffons de papier. En conséquence, tout comme de vulgaires condamnés de
-droit commun, les prisonniers étaient enfermés dans des camps plus ou
-moins vastes, et ils n’en sortaient jamais, hormis pour un transfert
-dans un autre bagne.
-
-Cette sévérité eût été compréhensible, à la rigueur, si la guerre
-n’avait pas duré plus de six mois. Mais, quand elle menaça de
-s’éterniser, de bonnes âmes songèrent qu’au jour de la délivrance il ne
-sortirait peut-être plus des geôles que des loques effrayantes. Alors le
-gouvernement français autorisa ses officiers prisonniers à prendre part
-à des promenades collectives, sous réserve qu’ils ne promettraient de ne
-pas s’évader que pour la durée de chacune d’elles. Et c’est ainsi que la
-_kommandantur_ fut amenée, à la fin du mois de mars de 1916, à organiser
-des sorties à l’extérieur.
-
-Les choses ne se passèrent pas sans de longs pourparlers.
-
-Sortirait qui voudrait. Chaque jour, vingt-cinq prisonniers
-franchiraient la porte du camp, après avoir apposé leur signature au bas
-d’une feuille de papier. Seraient-ils accompagnés? Les prisonniers
-prétendaient ne pas l’être, puisqu’ils juraient de revenir. La
-_kommandantur_ refusait, sous prétexte qu’elle avait charge de les
-garder et de les défendre contre les insultes de la population civile.
-Sans doute lui souvenait-il des brutalités de 1914. Elle proposa de
-désigner un officier allemand qui seul conduirait les promeneurs et les
-guiderait. On accepta, à condition que l’officier allemand serait sans
-armes. L’accord était conclu. Il y eut encore des tiraillements parce
-que la _kommandantur_ exigeait que les Français s’engageassent, non
-seulement à ne pas s’enfuir, mais aussi à ne pas mettre à profit la
-promenade pour préparer une évasion: subtilité insidieuse, qui
-enchaînait à jamais tous les officiers qui auraient une fois signé le
-papier fatal, puisque le gouvernement allemand pourrait affirmer que les
-évadés avaient forfait à l’honneur en reconnaissant les abords et les
-environs du camp. C’est pourquoi les Français se divisèrent en deux
-groupes: ceux qui renonçaient à courir les risques des fourberies
-allemandes, et les autres, qui iraient en promenade.
-
-Les autres étaient une centaine. Immédiatement, la kantine, toujours
-prévoyante, mit en vente un stock de cannes à l’usage des
-excursionnistes: piolets, bâtons ferrés, joncs à pommeau de luxe, et de
-vulgaires bouts de bois vernis de treize sous qu’elle n’hésita point à
-taxer trois marks soixante-quinze. Et elle n’en vendit pas loin d’une
-centaine.
-
-Vingt-cinq officiers devaient sortir. A une heure de l’après-midi, on
-les rassembla devant le poste de police, on fit l’appel nominatif pour
-s’assurer qu’aucune supercherie n’avait été commise, on les compta une
-fois, deux fois, trois fois, on les rangea par quatre, on les compta de
-nouveau. L’officier allemand désigné pour ce service et le médecin du
-camp étaient en tête de la colonne. Le chef de poste et des hommes de
-garde surveillaient la porte afin que nul officier supplémentaire ne se
-faufilât parmi les privilégiés, et la caravane s’éloigna lentement. De
-nos fenêtres, nous la suivîmes longtemps des yeux. Nous étions
-quelques-uns à penser que nous n’en verrions pas une autre le lendemain.
-
-Ce fut en effet un magnifique scandale, le lendemain matin seulement,
-lorsque l’officier de jour, en nous comptant lors de l’appel du matin,
-dans la cour, s’aperçut qu’un officier lui manquait. S’était-il trompé?
-Il nous compta une seconde fois. Nous étions rassemblés en trois
-groupes, chaque groupe sur cinq rangs de profondeur, en une sorte de
-carré sans quatrième côté. L’officier compta posément. Quelques sourires
-effleuraient des bouches.
-
-Pâle, il demanda:
-
---Y a-t-il un malade?
-
-Personne ne répondit.
-
-L’autre perdit contenance:
-
---Il n’y a pas un monzieur qui est resté dans sa chambre? demanda-t-il
-de nouveau.
-
-Pas un mot ne s’éleva de nos rangs.
-
-Le pauvre _leùtnant_ ne savait plus où se fourrer, il rougissait, il
-demeurait immobile, il nous regardait. Des murmures couraient. Alors il
-prit une décision, envoya chercher le contrôle nominatif du trésorier,
-et l’appel individuel eut lieu, dans l’ordre alphabétique des noms,
-chaque officier appelé sortant de la foule et se rangeant derrière les
-autorités du camp accourues à la nouvelle de la catastrophe. On avait
-prévenu le vieil _oberst_. Les cuisiniers étaient sur le seuil de la
-cuisine. Les Boches cachaient mal leur fureur. Nous jubilions. Soudain,
-le _feldwebel_ nomma:
-
---Monzieur le lieutenant Grampel!
-
-Nul ne se présenta.
-
---Monzieur le lieutenant Grampel! répéta le _feldwebel_.
-
-Aussi vainement que la première fois.
-
---Il est absent? demanda le leùtnant de service.
-
---En permission, lança une voix.
-
-Le coupable était trouvé. Le lieutenant Grampel, chasseur à pied de la
-division Driant, las déjà après quelques jours de captivité, avait pris
-la clef des champs. La cage était de fer et le gardien attentif, mais
-l’oiseau s’était envolé.
-
-Sur ces entrefaites, Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp»,
-arriva, suivi de son officier d’ordonnance qui s’intitulait lui-même,
-avec un inimitable accent qui transformait la phrase en une injure
-candide, «aide de ce camp». Il s’annonça de loin. Gesticulant et
-vociférant, il gourmandait une sentinelle, Dieu sait pourquoi, comme si
-elle eût sa part de responsabilité dans la catastrophe. Le vieil
-_oberst_ était démonté. Sa voix tremblait de rage mal contenue.
-
---Depuis quand est-il absent? nous cria-t-il.
-
-Il s’imaginait peut-être que nous trahirions notre heureux camarade.
-
---Depuis quand?
-
-Il insistait en brandissant sa canne.
-
-Comme nous nous contentions de ricaner entre nous, pressés en désordre
-autour du vieillard exaspéré, il perdit dans sa colère le peu de
-français dont il disposait, et c’est en allemand qu’il nous couvrit
-d’invectives, prenant à témoin son bon vieux Gott de la fourberie de ces
-Français, pour finir par nous jeter cette insulte:
-
---Vous n’êtes pas des gens d’honneur.
-
-Il croyait, étant de race félonne, que l’évasion s’était produite
-pendant la promenade, grâce à la complicité d’un officier qui aurait
-signé son engagement et cédé sa place ensuite au lieutenant Grampel,
-lequel n’avait rien signé. Il avait tant de confiance dans la discipline
-de ses hommes et l’organisation de son service de garde, qu’il ne
-pouvait pas admettre d’abord que le lieutenant Grampel fût sorti en
-surnombre, au moment du départ de la caravane, au nez et à la barbe de
-toute l’administration du camp réunie. Et, après nous avoir copieusement
-et bassement injuriés, il conclut:
-
---Il n’y aura plus de promenades.
-
-La conclusion était naturelle. Nous l’attendions. Les promenades furent
-en effet supprimées, mais la kantine ne remboursa point les joncs,
-piolets et bâtons ferrés désormais sans emploi. C’était autant de gagné
-pour elle.
-
-Cet incident, par la façon dont il s’acheva, prouve le peu de prix que
-les Allemands accordent à une parole d’honneur et la facilité avec
-laquelle ils imposent aux prisonniers des affronts plus cuisants que des
-gifles. Je citerai un autre exemple de cette lâcheté. Il m’est
-personnel. Chronologiquement, il n’a pas sa place ici, mais je ne
-pousserai pas plus loin la publication détaillée de mon journal de
-captivité. Désormais, je ne veux plus rapporter que les faits saillants
-d’où j’ai tiré des impressions vives et de précieux enseignements.
-
-Dans le courant du mois de juin, nous étions en régime de représailles.
-Les douches se trouvaient supprimées. Malade, j’en avais besoin. Mais
-les ordres du ministère de la Guerre de Berlin étaient formels:
-l’infirmerie ne devait pas me soigner. Néanmoins, à la suite d’une
-réclamation que j’avais présentée au délégué de l’ambassade d’Espagne,
-lors de sa récente visite, la _kommandantur_ avait décidé de m’envoyer,
-deux fois par semaine, à l’établissement de bains communal de
-Vöhrenbach. Elle exigeait de moi la promesse écrite et signée, chaque
-fois renouvelée, que je ne tenterais pas de fuir depuis le moment où je
-quitterais le camp jusqu’au moment où j’y rentrerais. En échange, elle
-me ferait accompagner par un soldat sans armes, guide plutôt que
-gardien. Le colonel B***, prisonnier de Verdun, qui était le plus ancien
-de nous tous et par conséquent notre seul chef, m’avait accordé
-l’autorisation de signer la promesse qu’on me demandait. J’acceptais les
-formalités fixées naguère pour les promenades.
-
-Un soldat sans armes, en effet, me conduisit à l’établissement de bains,
-qui était situé à l’autre extrémité du village, assez loin du camp. Il y
-pénétra en même temps que moi, et il s’installa, d’un air tranquille,
-dans la salle d’attente, où traînaient des journaux, tandis que je
-m’enfermais dans ma cabine.
-
-Quelle stupeur, quand j’en rouvris la porte! Un soldat, un autre, était
-là, à deux pas, baïonnette au canon et cartouchières gonflées. Un coup
-de matraque sur le crâne ne m’eût pas assommé plus efficacement. Je
-n’avais rien à dire à cet homme, qui exécutait un ordre. Je rentrai au
-camp, les jambes faibles et le cœur chaviré.
-
-Je rendis compte au colonel B*** de l’offense qu’on nous avait faite à
-tous en ma personne, puis j’allai protester à la _kommandantur_. Je n’y
-trouvai que l’officier censeur. Naturellement il feignit de ne pas
-comprendre. L’honnête homme! Il n’était au courant de rien. Il ne savait
-même pas que je devais sortir ce matin-là. Son innocence était si
-manifeste que ce fut lui pourtant qui me rendit le papier de ma
-promesse, car il l’avait devant les yeux, sur sa table de travail. Il
-bafouilla des excuses, accusa le chef de poste qui, n’ayant peut-être
-pas reçu la consigne nécessaire, avait cru devoir expédier cet autre
-soldat en armes. Comme si les Allemands avaient l’habitude de prendre si
-peu de précautions, et comme si le chef de poste n’avait pas refermé
-lui-même la grille sur mon guide et sur moi! Mais je n’étais pas dupe,
-et, tout assuré d’autre part que j’étais de la vanité de ma
-protestation, je dis à l’officier censeur que désormais je ne sortirais
-plus et que je me plaindrais à l’ambassade d’Espagne. Je ne me dissimule
-pas qu’il dut rire de mes prétentions, derrière mon dos.
-
-A Verdun, des médecins français avaient été pris dans leur poste de
-secours avec leur personnel et leurs blessés. On les interna eux aussi
-au camp de Vöhrenbach, comme de vulgaires combattants, ce qui était une
-atteinte de plus à la Convention de Genève. Je me rappelle certain
-docteur assez âgé, aux digestions délicates, qui mangeait en face de moi
-au réfectoire. Il ne cessait de nous énumérer et de nous réciter les
-articles de la fameuse Convention que les Allemands violaient sans
-vergogne en le traitant ainsi qu’un prisonnier ordinaire. Il consentait
-à loger et à prendre ses repas avec nous, si besoin était; mais il
-voulait circuler librement dans tout le camp et même, au moins, dans le
-village, le jour et la nuit, sans gardien et sans rien promettre. Il
-protestait chaque matin auprès du censeur, auprès de l’officier de
-service, auprès de «l’aide de ce camp», et auprès du Freiherr von
-Seckendorff. Il rédigeait réclamations sur réclamations, qu’il portait
-consciencieusement à la _kommandantur_; et la _kommandantur_, qui ne lui
-cachait même plus combien cette douce obstination l’amusait, jetait au
-panier non moins consciencieusement les plaintes du médecin. Ses
-confrères et lui subirent le régime commun jusqu’au jour où il plut au
-gouvernement impérial et royal de les renvoyer à Lyon, en échange de
-quelques-uns des siens.
-
-Ces anecdotes minimes, je ne songe pas à les comparer au crime des
-traités belges déchirés en août 1914. Néanmoins, je ne les juge pas sans
-intérêt. Il est certain que l’Allemand est fourbe de naissance, traître
-par tempérament, et vil de toutes les manières. Il faut que ces
-anecdotes de rien, que tant de prisonniers rapporteront de captivité,
-soient connues. Ce n’est point par hasard, ce n’est point par un besoin
-immédiat et temporaire, ce n’est point par nécessité militaire et parce
-que la fin justifie les moyens, que l’Allemagne a trahi la parole
-qu’elle avait donnée à la Belgique. C’est parce que chez elle la
-duplicité, la ruse, le mensonge et l’ignominie vont de pair avec
-l’appétit et la violence. Avant 1914, cachant son hypocrisie autant que
-sa brutalité, l’Allemagne était enchaînée. La guerre, tant attendue, l’a
-libérée de toute contrainte et lui a ôté son masque. Nous l’avons vue
-telle qu’elle était et telle qu’elle est. Et qu’on ne vienne pas nous
-chanter que cette Allemagne bestiale et sournoise est l’œuvre d’un
-kaiser, d’une dynastie ou d’une caste. Nous, prisonniers meurtris par
-les Allemands à chaque heure de notre captivité, nous savons que le plus
-modeste des paysans de Saxe, que le plus humble des ouvriers de Bavière
-et que le plus petit des employés de commerce du Hanovre sont, au même
-titre que le plus grand des hobereaux prussiens, des hommes méchants et
-sans honneur, jaloux et sans humanité, et qu’ils ont tous une âme de
-tortionnaires, s’ils ont une âme. Je m’exprime ici sans passion, je le
-jure. J’ai longtemps attendu avant de livrer au public mes impressions
-de captif. Je les ai longuement portées. Depuis plus de sept ans, je
-suis sorti des prisons allemandes. Mais, aujourd’hui, 15 mars 1924, en
-relisant les notes que j’écrivais en 1916, je ne trouve pas un mot à y
-effacer. Les Allemands ont trompé le monde. Ils le trompent encore. Et
-je le dis à ceux qui m’écoutent: méfiez-vous d’eux toujours, quel que
-soit le nouveau masque qu’ils se posent sur le visage.
-
-Les Allemands ne croient pas à l’honneur, qui est une religion pour ceux
-qui n’en ont pas d’autre. Ils n’ont pas le respect des choses
-religieuses. Le peuple qui a tiré sur la cathédrale de Reims et sur tant
-d’églises est un peuple sans foi ni Dieu. Cependant, ce crime est si
-monstrueux, qu’on pourrait supposer qu’ils avaient perdu le sens commun
-quand ils l’accomplissaient. Et peut-être, dans l’humble vie
-quotidienne, sont-ils les fidèles agenouillés que l’on sait d’un Dieu
-qu’ils vénèrent et redoutent? Il n’en est rien. Sans rappeler ici
-l’attitude saugrenue des gros dignitaires de l’église allemande pendant
-la guerre, on a le droit d’affirmer que protestants du Nord et
-catholiques du Sud se rejoignent au même point. Certes, tous font
-étalage d’une foi solide. Ainsi, par exemple, dans les camps allemands
-on honore les prêtres français qui sont si mal honorés en France. Quel
-que soit leur grade ou leur emploi, on les incorpore au milieu des
-officiers, et, s’ils n’étaient que brancardiers de deuxième classe au
-front, on leur verse la solde d’un sous-lieutenant. Tellement
-l’Allemagne veut signifier qu’elle a pour les représentants du culte un
-zèle que n’ont même pas ses ennemis. Mais là se borne sa charité
-chrétienne, qui prend la figure d’un opportunisme très politique.
-
-Il y avait à Vöhrenbach plusieurs prêtres français. L’un d’eux était
-capitaine d’infanterie et l’autre sous-lieutenant; dont les Boches
-apitoyés enrageaient; car comment peut-on être assez barbare pour forcer
-des hommes de Dieu à tenir un fusil ou un sabre? Ils ne songeaient pas
-en effet que leur cause ne devait rien avoir de sacré, en dépit de leurs
-déclamations tapageuses, pour qu’un prêtre fît œuvre pie en les
-combattant. Ils acceptaient cependant deux autres ecclésiastiques, qui
-portaient le brassard des infirmiers. Or, le dimanche, on transformait
-en chapelle un coin du réfectoire afin que nous eussions notre messe:
-les Allemands ont de ces soucis déconcertants. Mais aucun de nos quatre
-prêtres n’était autorisé à la dire pour nous. Le curé de Vöhrenbach se
-dérangeait, nous bâclait le saint mystère en cinq secs, et nous
-offusquait les yeux d’une chasuble d’un bleu de Prusse outrageant.
-Visiblement, la corvée lui déplaisait. Bientôt, il cessa de venir, par
-bonté d’âme. Il fallut tolérer les services d’un prisonnier. La
-_kommandantur_ y consentit enfin, mais, de l’_Introïbo_ jusqu’à l’_Ite,
-missa est_, un officier allemand, capable de comprendre le sermon du
-prêtre et nos cantiques militaires, assistait à la cérémonie, et, le
-plus souvent, cette mission était confiée au médecin du camp, le doktor
-Rueck, qui était juif.
-
-L’abbé T*** était sous-lieutenant. Belle et grande figure, noble
-caractère. Un jour, au cours d’une conversation familière avec des
-camarades, il employa l’adjectif «boche» à propos de je ne sais quoi.
-Depuis 1914, le mot est passé dans la langue, mais il blessait
-profondément nos ennemis, et il nous était interdit de le prononcer. Or,
-le doktor Rueck avait entendu l’abbé T***. Il courut à la
-_kommandantur_. Sans aucune considération religieuse ou sentimentale, le
-Freiherr von Seckendorff, catholique fervent, infligea au coupable six
-jours d’arrêts de rigueur et lui défendit de dire la messe pendant deux
-semaines. Qu’on décide après cela de la valeur des grimaces allemandes!
-
-
-
-
-_à Pierre Ladoué_
-
-CHAPITRE XV
-
-AUTRES TÊTES DE BOCHES
-
-(_Avril 1916_).
-
-
-La kantine était le point vital du camp de Vöhrenbach. De là, tout
-sortait: les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets
-dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que
-les exigences de la _kommandantur_ nous laissaient d’argent disponible
-sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que
-ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un
-prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en
-1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas
-l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en
-tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne
-recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En
-pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait:
-cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour
-le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum
-pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et
-pour l’entretien de la bibliothèque, et vous verrez que le
-sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le
-jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.
-
-Elle comprenait deux rayons bien distincts: le bazar et le bar. Au
-bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et
-gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se
-tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne
-franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait.
-Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée
-qu’il était aidé par la douce _kommandantur_. C’était un juif de
-Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son
-magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre,
-l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des
-bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire
-suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines! Je
-n’insisterai pas davantage: ainsi présenté, notre bonhomme est assez
-beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui
-qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait
-bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce
-sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix
-serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait
-les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant
-trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.
-
-La _kommandantur_ avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine
-comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à
-moins d’hésitations. Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait
-comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses
-affaires, consistait à vendre en série. Voici comment.
-
-J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard,
-pour nous les offrir le jour même où la _kommandantur_ organisait des
-promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les
-cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un
-matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils
-photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer
-les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme
-des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les
-formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de
-photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines; puis, comme
-la vente ne rendait plus, la _kommandantur_ interdit la photographie et
-donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour
-les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et
-qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De
-même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début,
-ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un
-prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques,
-de luxueux et de divins; puis, tout le monde étant servi, la
-_kommandantur_ nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises
-longues.
-
-Le plus souvent, la _kommandantur_ interdisait sans commentaires
-l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois, on daignait nous communiquer
-les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde: nécessité
-de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les
-ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la
-kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour
-travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus
-m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons
-et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une
-plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au
-kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la
-Guerre interdisait la vente de l’étain.
-
-Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp
-nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus
-commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de
-l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en
-plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin,
-les prisonniers ne pourraient plus acheter de _Brennspiritus_. Et il en
-était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait,
-à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en
-série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation
-intensive et raisonnée des prisonniers de guerre.
-
-Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne
-peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et
-mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve
-aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son
-collègue le bijoutier du bazar. Mercanti, et rien de plus, il ne se
-souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle
-ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa
-mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était
-précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au
-camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les
-plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans
-dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait
-immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal,
-c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur
-offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient
-contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait
-et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la
-détente; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une
-beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers
-français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui
-couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on
-se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que
-pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins
-artificiels.
-
-Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait
-le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette
-expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du
-bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach.
-Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en
-satisfaction de soi-même, il était toutefois plus rose de chair que son
-comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance
-indéniable, quoique malheureuse.
-
-Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne,
-avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses
-soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines
-que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y
-aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On
-racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un
-détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il
-avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans
-le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au
-bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son
-compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme
-d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux
-troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y
-envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un _feldwebel_ allemand
-s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français,
-à «faire kamarad». Je doute que des prisonniers boches aient vu en
-France des tableaux aussi joyeux.
-
-Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut
-reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de
-la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses
-dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée
-en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos
-sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur
-prescrivait de fuir notre conversation. Mais il n’est pas de règlement
-qu’on ne tourne, même en Allemagne.
-
-La garde du camp était confiée à des hommes de la _landsturm_.
-Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le
-front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir
-d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain
-les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les
-Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle
-d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de
-la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une
-espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le
-devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux
-vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui
-ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les
-morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être
-trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond
-d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un
-prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour
-tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut
-avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance.
-
-Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit
-plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre
-militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on
-parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au
-garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération de l’officier,
-qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un
-officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse,
-on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader
-grâce à la connivence d’une sentinelle: ils lui donnaient une
-cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et
-promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une
-somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait
-pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils
-paraissent, ces prodiges furent réalisés; néanmoins, je m’empresse de
-l’ajouter, assez rarement.
-
-Les hommes de garde, dont la _kommandantur_ n’avait pas tort de
-suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient
-des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui
-les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait
-partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de
-corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les
-prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours
-d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach
-ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle,
-d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol.
-
-Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», n’avait sans doute
-pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait
-les sentinelles de criailleries continuelles.
-
-A chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il
-brandissait sa canne, et les éclats de sa colère s’entendaient de loin.
-Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il
-les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un
-exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait:
-
---_Posten!_
-
-Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles
-répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police
-sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans
-toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les
-alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du
-poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans
-ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels: _Balai
-Hygiénique_ et _Makoko_.
-
-Le _Balai Hygiénique_ tirait son nom de la forme de sa barbe, qui
-singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les
-meubles d’un salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les
-prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait
-que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de
-garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il
-nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous.
-Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase,
-qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs
-officiers entendirent. Il disait:
-
---Ils se plaignent de la nourriture? Si j’étais le commandant du camp,
-il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés.
-
-Le _feldwebel_ de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions
-_Makoko_, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et
-crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait
-d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces
-mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous
-trompions, le _Makoko_ devenait un mystère ethnographique. Son emploi
-d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait
-d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier
-jour des représailles. Aussi _Makoko_ se rendait-il indispensable en
-remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et
-méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées.
-
-Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition
-évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à
-la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune
-turpitude: par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine
-native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du
-besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait.
-
-
-
-_à Adolphe Boschot_
-
-CHAPITRE XVI
-
-LE RÉGIME DES REPRÉSAILLES
-
-
-L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable
-de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle
-détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté
-pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre
-décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos
-misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers.
-S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des
-loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent
-retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce
-danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible: ce que nous
-appelons «chantage», elle le qualifia «représailles».
-
-La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est
-pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents
-transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin
-ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et
-telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que
-l’ordre sera rapporté quand tel camp de France aura reçu telle et telle
-amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche
-envoyait à son père. Il disait: «En un mot, on ne se fait aucune idée en
-Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les
-autorités responsables devraient prendre des mesures de
-représailles[E]». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas
-beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes
-accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre
-nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien: «Les autorités
-responsables devraient prendre des mesures de représailles.» Les
-autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités
-françaises, comment agissaient-elles? Elles capitulaient. L’Allemagne
-obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les
-représailles imposées aux prisonniers français étaient levées.
-
---Que demandez-vous de plus? dira-t-on.
-
-Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles.
-Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni
-meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus
-maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les
-prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que
-les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez! En outre, il nous
-répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât: nous sentions
-que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux
-yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la
-volonté de vaincre, et les hommes du gouvernement, ministres, députés
-et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les
-portes toutes grandes à l’enthousiasme français. A la France, qui se
-retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva,
-l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, barbons de la défaite de
-1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la
-Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est
-plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre
-simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à
-l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les
-anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la
-France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener
-à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la
-diplomatie, ce bridge où la France était toujours «le mort». La faillite
-de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates.
-Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite
-de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le
-gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine.
-
-Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse,
-l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du
-front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle
-manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits
-louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons
-et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes
-et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et blessait les
-guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes
-servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles,
-elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle
-faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en
-représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France
-une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les
-tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte
-que l’Allemagne atteignait un double but: elle obtenait des douceurs
-pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les
-familles tremblaient pour leurs prisonniers: chaque mois leur apportait
-de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits
-avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France.
-Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des
-représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous
-supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis
-personnels de prisonniers.
-
-La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face
-des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait
-guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait,
-elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre
-elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles
-mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd
-répondit:
-
---Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je
-modifie mes habitudes. Dorénavant, TOUS les officiers allemands que je
-détiens seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les
-logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints
-aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils
-n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de
-victuailles. J’ai dit.
-
-Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les
-représailles des Russes furent levées.
-
-Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie? Point
-d’interrogation que nous nous posions souvent. A l’heure actuelle, au
-moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le
-problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui
-ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du
-mystère. Tant que l’_Action Française_ a prêché dans le vide, tant que
-ce magnifique vieillard de Clémenceau qui lui, seul de toute la
-politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne
-s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est
-une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clémenceau ont
-sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux
-dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916,
-au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne,
-pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser.
-Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non
-les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux
-prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui
-nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos
-peines.
-
-Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait
-connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les
-camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le
-même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme
-de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en
-Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge
-ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des
-marécages; où ils devaient tout faire sans aucun secours; où ils
-devaient se construire un refuge contre les intempéries; où ils ne
-recevaient plus de nouvelles de France; où ils étaient séparés du reste
-des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules
-tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous
-aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la
-main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous
-ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une
-réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait,
-parce qu’ils ne la comprenaient point.
-
-Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L***
-réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et
-leur communiqua les ordres de la _kommandantur_. Les officiers allemands
-du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en
-France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient
-mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp
-de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands
-daigneraient reconnaître que le camp de Saint-Angeau était devenu
-tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour
-signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans
-scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites.
-
-Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à
-dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations
-qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin!
-l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté; car nous ne
-doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de
-mouvement.
-
-La joie nous tenait.
-
---Où est ce Saint-Angeau?
-
---En Auvergne.
-
---Dans le Cantal.
-
---Vive Saint-Angeau!
-
---Ah! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches?
-
---Chacun son tour.
-
---On les aura.
-
-Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations,
-qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule.
-
---Saint-Angeau!
-
-Le _Lièvre effrayé_, qui était de service, avait l’air plus effrayé que
-jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient.
-
---On les aura!
-
-L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles
-durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les
-ordres de la _kommandantur_ nous égayaient. Chaque semaine nous donnait
-une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne
-changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous,
-à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On
-espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie.
-
-Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à
-une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais
-plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On
-nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits
-sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme
-à Saint-Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures; mais,
-bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. A Saint-Angeau,
-les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole.
-Nous, nous avions deux lampes électriques; on nous supprima une ampoule.
-On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos
-vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à
-Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne
-s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à
-travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce
-refrain narquois, imité de l’_A Ménilmontant_ d’Aristide Bruant:
-
- _Comme à Saint-Angeau!_
- _Comme à Saint-Angeau!_
-
-La _kommandantur_ s’inquiétait de cet état d’esprit. A chaque brimade
-qu’elle ordonnait, on sentait qu’elle redoutait une explosion.
-L’affichage du nouveau règlement excitait un enthousiasme délicieux. Le
-papier, rédigé en français, s’il vous plaît, disait gentiment:
-
-«_Vous mangerez sur vos chambres. Le réfectoire ne servira que comme
-passage pour la kantine. Les billards seront supprimés, tandis que le
-piano restera à votre disposition. La vente à la kantine de friandises,
-comme par exemple de sardines et autres objets de luxe_ (sic), _sera
-supprimée; les confitures seront vendues comme jusqu’ici_.»
-
-Pouvions-nous pleurer devant des textes pareils? La _kommandantur_ ne
-comprenait pas notre hilarité.
-
-Pour que les représailles de Vöhrenbach eussent plus de poids sur le
-gouvernement de Paris, une cinquantaine de «personnalités politiques et
-militaires» allaient grossir notre effectif. Nous attendions le colonel
-Colignon, que les Boches poursuivaient d’une haine spéciale, et le
-lieutenant Delcassé, fils du ministre, qu’ils envoyaient dans les camps
-les plus durs.
-
-En revanche, les Russes et les Anglais nous quittaient. Ils demandèrent
-à partager nos peines et à rester parmi nous: beau geste, qui en dit
-plus long que toutes les phrases sur la fraternité des alliés. Mais ils
-partirent, le 18 avril, dans la matinée: Berlin les expédiait ailleurs.
-Quel émouvant départ! Ils étaient dans la cour. Nous les entourions. Le
-vieil _oberst_ Freiherr von Seckendorff nous regardait d’un air peu
-rassuré. Quatre Anglais avaient l’intention de s’évader, en sautant du
-train en marche. L’un d’eux ne cachait même pas le pantalon de civil
-qu’il portait sous son manteau d’aviateur. Quand ils franchirent la
-grille du camp, toutes les fenêtres étaient noires de têtes penchées,
-et, soudain, jailli de toutes les bouches, le _God save the King_ éclata
-par-dessus le camp, vers nos compagnons fidèles qui, de loin, nous
-répondaient en agitant leurs mouchoirs, et en criant: «Vive la France!»
-La neige tombait. Le vieil _oberst_ demeurait immobile au milieu de la
-cour. Quelles réflexions pouvaient l’occuper?
-
-Dans l’après-midi, la manifestation eut encore lieu, mais pour saluer
-l’arrivée des camarades qu’on nous avait promis. Ils s’avançaient, masse
-épaisse, capotes bleues, képis rouges, escortés par une ribambelle de
-gosses curieux du spectacle, car tout Vöhrenbach était sur des épines.
-Une _Marseillaise_ immense courut à la rencontre de nos frères. La
-kommandantur devenait folle. Le poste sortit en armes. Les soldats
-firent entrer à coups de crosse les nouveaux prisonniers, que cette
-réception étonna. Ils nous l’avouèrent par la suite. Ils n’avaient
-jamais rien vu de pareil. Et pourtant c’étaient d’anciens prisonniers.
-Ils venaient de Heidelberg, mais il n’y avait parmi eux ni le colonel
-Colignon, ni le lieutenant Delcassé, ni aucune célébrité politique ou
-militaire. Sans doute réservait-on le lieutenant Delcassé pour un camp
-mieux choisi. Car il épuisa toutes les représailles, jusqu’au jour où on
-l’envoya enfin en Suisse; mais on l’y envoya trop tard; il y mourut: les
-Boches l’avaient tué.
-
-Le soir, dans toutes les chambres, au milieu d’un fouillis de sommiers,
-de couvertures, de malles, de valises, et d’ustensiles de cuisine, on
-chantait. Le chef de poste monta pour nous prier de nous taire. Dans la
-plupart des chambres, il fut conspué. Comme le réfectoire nous était
-désormais fermé, on nous avait distribué des gamelles réglementaires.
-Elles devinrent des instruments de musique. L’officier de service,
-l’invraisemblable _Barzinque_, dit _Sabre de Bois_, toujours si plein
-d’importance, resta prudemment couché, ce soir-là. Un vent douteux
-soufflait sur le camp.
-
-La journée du 19 avril ne fut pas plus calme. Les nouveaux prisonniers
-n’étaient pas habitués à ces manières. Ils n’auguraient rien de bon du
-scandale. Ils descendirent pourtant à l’appel du matin, comme les
-autres, avec leur gamelle à la main. On avait l’impression que le
-moindre geste maladroit provoquerait une révolte. Il y avait de la
-poudre dans l’air. Nous étions prêts à tout. Le train de l’après-midi
-nous amena encore une dizaine de camarades du camp de Villingen. Comme
-la veille, la _Marseillaise_ déferla sur nos gardiens désorientés. Comme
-la veille, le poste sortit, mit baïonnette au canon, chargea sur ceux
-d’entre nous qui s’attardaient dans la cour, et toute une escouade tint
-nos fenêtres sous la menace des fusils. Le vieil _oberst_ s’arrachait
-les cheveux. L’aide de ce camp se démenait de droite et de gauche.
-Monsieur le Censeur contractait plus que jamais ses mâchoires carrées,
-et _Barzinque_, devenu enragé, hurlait des choses inintelligibles. Et
-tous percevaient par moments le refrain goguenard:
-
- _Comme à Saint-Angeau!_
- _Comme à Saint-Angeau!_
-
-Cependant, comme à Saint-Angeau, les restrictions s’accumulaient. Nous
-mangions dans nos chambres. La musique fut interdite. Interdits, les
-fauteuils et les chaises-longues. Interdit, le tennis; interdits, les
-agrès de gymnastique. La salle de douches fut fermée. Les lavabos furent
-fermés. On ne laissa qu’un robinet dans la cour. Ce robinet fut cause de
-scènes épiques. Les prisonniers faisaient leur toilette en plein air,
-et, comme ils n’avaient aucune raison de cultiver la crasse ou de
-ménager la pudeur des populations, la plupart exhibaient aux quatre
-points cardinaux leur nudité totale. Vociférations, cris, grincements de
-dents, tout fut vain. Mais la _kommandantur_ rouvrit la porte des
-lavabos.
-
---On les aura! fut le mot de cette victoire.
-
-Nous tenions ferme. Les Boches aussi. Ils n’étaient pas satisfaits des
-lettres que nous avions écrites en France. Il y avait de quoi. Aucun de
-nous ne se plaignait. Nous avions profité de l’aubaine de ces trois
-lettres pour nous délivrer par avance de tout ce que nous ne pourrions
-plus dire, puisque désormais nous n’aurions plus droit qu’à une carte de
-dix lignes toutes les semaines. Et tous nous nous étions arrangés pour
-que nos familles ne s’alarmassent point.
-
-Les représailles continuaient. Les contre-ordres suivaient les ordres.
-On ne s’y retrouvait plus. On nous rendit le réfectoire, parce que nous
-gâtions le plancher des chambres et parce que nous réclamions le
-remboursement du matériel que nous avions payé. Le colonel B***, le plus
-ancien d’entre nous, fut écroué dans la cellule des arrêts de rigueur
-sans motif spécial.
-
- _Comme à Saint-Angeau!_
- _Comme à Saint-Angeau!_
-
-Les mauvaises nouvelles dont les Boches nous faisaient part nous
-réjouissaient. Et notre plaisir n’avait plus de bornes, quand nous
-apprenions de bonnes nouvelles de France. Or, nous sûmes que deux des
-officiers anglais qui devaient s’évader en quittant Vöhrenbach, étaient
-en sûreté à Berne: la kommandantur en fut charitablement informée. Des
-troupes russes avaient débarqué à Marseille: nous ne pouvions pas ne pas
-célébrer ce succès qui coïncidait avec la fête de Pâques. Le lendemain,
-les journaux ne nous furent pas distribués. La vente de l’alcool à
-brûler cessa. Le général commandant le XIVᵉ corps d’armée nous inspecta
-le 24 avril. On nous permit d’écrire une nouvelle lettre en France.
-Personne n’écrivit. Les Boches étaient furibonds. Le 28, un colonel, du
-cabinet du ministre de la Guerre, nous inspecta. Évidemment, on voulait
-constater les progrès du régime. Le colonel en fut pour son voyage. On
-nous retira les serviettes de toilette que l’administration nous
-fournissait gratuitement, et l’on nous rappela que la kantine en
-vendait. La _kommandantur_ était assaillie de réclamations. L’un
-exigeait la nourriture que les officiers allemands avaient à
-Saint-Angeau. L’autre se plaignait de l’éclairage électrique et voulait
-une lampe à pétrole.
-
- _Comme à Saint-Angeau!_
- _Comme à Saint-Angeau!_
-
-La prairie nous était consignée. Une barrière limitait la zone de nos
-promenades circulaires. Les gens du village, plus que jamais,
-s’approchaient des fils de fer pour mieux nous voir. Le bruit de nos
-manifestations bouleversait les civils. Un groupe de jeunes gens passa
-devant le camp en chantant la _Wacht am Rhein_. Nous répondîmes en
-chantant la _Marseillaise_ une fois de plus. On nous défendit de la
-chanter, sous peine des pires châtiments. Le capitaine Chéron porta une
-lettre de protestation à la _kommandantur_: il fut expédié dans un camp
-de représailles plus rudes, en Pologne.
-
-Au milieu de l’effervescence générale, des évasions ajoutaient leur
-pittoresque. Un même soir, à la tombée de la nuit, trois officiers
-franchirent les clôtures. Comme par hasard, les lampes à arc refusèrent
-de s’allumer dans la cour. L’électricien cherchait en vain les causes de
-l’accident. On crut à une manœuvre d’un prisonnier. Toute la garnison de
-Vöhrenbach prit les armes et accourut au pas gymnastique. On craignait
-une mutinerie. On alluma des torches. On organisa des patrouilles. On
-doubla les sentinelles. Tout le monde était aux abois. La femme du
-censeur assistait à l’alerte. Des cris montaient:
-
---_Posten! Posten!_
-
---_Posten!_
-
-Nuit superbe. A dix heures et demie, _Barzinque_ s’aperçut que deux
-officiers manquaient. Il était fou de joie. Tout le camp respira. On
-s’attendait à une catastrophe, et il ne s’agissait que d’une évasion! La
-tragédie s’achevait en farce. Seul, le vieil _oberst_ Freiherr von
-Seckendorff, dit _Kœniggraetz_, ne riait pas.
-
-Le jour vint où l’on nous distribua les fameuses paillasses dont on nous
-menaçait depuis longtemps. Au lieu de paille, elles contenaient des
-copeaux, qu’on nomme là-bas _Baùmwolle_, ou laine de bois. Quel pays!
-Cela produisit de nouvelles réclamations: nous voulions de la paille,
-comme à Saint-Angeau. Mais on eût été bien gêné de nous en fournir.
-
-Une espèce de rythme animait les représailles. On nous rendait ceci
-d’une main, pour nous prendre cela de l’autre. Ainsi, l’on nous permit
-de jouer au billard et d’user des agrès de gymnastique, mais on
-suspendit le paiement des mandats jusqu’à une date indéterminée. Le 5
-juillet, on nous restitua les châlits, sans toutefois nous desserrer. Le
-7, on nous annonça solennellement que les représailles pour la
-correspondance étaient levées et que, sous peu de temps, le camp de
-Vöhrenbach redeviendrait un camp ordinaire. Que s’était-il donc passé?
-Rien, hormis que les Français et les Anglais avaient attaqué sur la
-Somme, et l’offensive tournait mal pour l’Allemagne. La France s’était
-redressée après Verdun et donnait un coup de boutoir. L’Allemagne
-n’avait donc plus d’amis là-bas? Mais alors, la prudence conseillait
-peut-être de se montrer moins dur pour les prisonniers français?
-L’Allemagne voyait chaque jour ses hommes et ses officiers s’en aller
-vers les camps de France. Il était temps sans doute de lâcher un peu les
-brides. Éternelle politique des Boches! Quand la fortune leur souriait,
-ils se montraient impitoyables. Quand leurs affaires se brouillaient,
-ils s’humanisaient. Quel prisonnier n’a pas observé les effets de cette
-loi de la balance dans les camps en Allemagne?
-
-L’offensive de la Somme amena la fin de nos représailles le 29 juillet.
-La vie normale allait recommencer à Vöhrenbach, sauf pour la musique et
-les douches, dont l’interdiction subsistait. Le 30, on réorganisa des
-promenades à l’extérieur. Décidément l’offensive des alliés était
-sérieuse. Hélas! nos espoirs s’effondrèrent. Le 9 août, on arrêta les
-promenades. Le 27, on nous signifia qu’à l’avenir nous ne pourrions plus
-sortir dans la cour après six heures du soir, comme à Saint-Angeau. Les
-Boches reprenaient du poil de la bête. L’offensive ne les inquiétait
-plus. Enfin, le 14 septembre, ils étalèrent de nouveau toute leur
-sereine cruauté, en nous infligeant la mesure la plus barbare de toutes:
-suppression totale des soins du dentiste, _même dans les cas graves_.
-L’ordre du ministre, en date du 5 septembre, disait textuellement:
-«_Selbst in schweren Fällen_». Après cela, on n’a plus qu’à tirer
-l’échelle.
-
-Disons vrai: il y eut des représailles plus sombres que celles du camp
-de Vöhrenbach. Néanmoins, celles que j’ai essayé de décrire ici
-suffirent pour ébranler le système nerveux de plus d’un prisonnier. On
-ne vit pas impunément avec l’esprit toujours tendu contre un ennemi
-sournois qu’on veut dérouter et humilier. Tant que les mauvais jours
-durent, on se tient droit, on subit le choc, on fait tête, on riposte.
-Mais ensuite, quand la fièvre tombe, quand le calme renaît, quel
-écroulement sinistre! Des officiers y ont perdu la raison. D’autres y
-ont gagné des neurasthénies incurables. Tous y ont laissé un peu de leur
-force. Si c’est ce que l’Allemagne désirait, elle est arrivée à ses
-fins. Mais espérait-elle autant de succès, quand ceux de Vöhrenbach lui
-jetaient au nez leur:
-
- _Comme à Saint-Angeau!_
- _Comme à Saint-Angeau!_
-
-
-
-
-_à René Le Gentil_.
-
-CHAPITRE XVII
-
-LA VIE QUOTIDIENNE
-
-(_Octobre 1916._)
-
-
-Même pendant les représailles, les journées de Vöhrenbach étaient
-longues. Le problème de chaque matin comportait des solutions
-restreintes et peu variées, et plus d’un prisonnier se demandait au
-réveil par quels chemins il arriverait à l’appel du soir. Les travaux
-intellectuels, qui semblent les seuls raisonnables, finissent vite par
-fatiguer. Il n’est pas de pire endroit qu’une prison pour se pousser
-dans la connaissance du Dalloz ou pour se pénétrer des secrets du moteur
-à explosion. Quant aux lectures simples, elles supposent une santé
-physique et morale qu’on n’a pas toujours. Et l’on en vient tout
-naturellement à bricoler. Plus d’un officier rapportera de sa captivité
-un violon d’Ingres.
-
-Les Russes avaient mis à la mode l’art des tapis. Les blessés aussi,
-dans les hôpitaux de France, exécutaient de ces réseaux de fils de coton
-ou de soie. Les ventes de charité vous en ont donné le dégoût. Pour un
-prisonnier, la confection d’un petit tapis était son premier travail
-manuel. Il en achevait deux ou trois, de la taille d’un mouchoir de
-poche, et, pour passer à un autre genre d’exercice, il accrochait au mur
-son métier rectangulaire ou octogonal qui ne servirait plus. D’autres
-soucis l’appelaient. Généralement, il se tournait soit vers le _Tarso_,
-soit vers le _Kerbschnitt_.
-
-Le _kerbschnitt_, c’est la sculpture par entailles. On prend une planche
-de noyer d’Amérique, qui est une matière tendre, on y trace des dessins
-géométriques, et, avec un canif spécial, on creuse le bois. On obtient
-ainsi des panneaux qui rappellent certaines armoires bretonnes ou des
-bahuts basques. Une importante maison allemande alimentait la kantine en
-objets bruts, mais ornés de dessins tout prêts, que l’artisan n’avait
-plus qu’à sculpter: coffrets de toutes les tailles et de toutes les
-formes, petits bancs, ronds de serviettes, nécessaires de bureau, cadres
-à portraits, porte-manteaux, tabourets, et jusqu’à des fauteuils et des
-tables. La kantine procurait tout ce qu’on désirait.
-
-Le _tarso_ est plus délicat, sans exiger un apprentissage
-extraordinaire. On prend une planche de noyer d’Amérique; on y trace un
-dessin quelconque: fleurs, fruits, guirlandes, paysages; avec un couteau
-à lame minuscule, on marque une incision profonde le long de toutes les
-lignes du dessin; ensuite, soit avec des liquides particuliers, soit
-avec des couleurs à l’eau, on peint le motif à volonté; enfin, quand la
-peinture est sèche, on vernit la planche avec du vernis-tampon, à la
-manière des ébénistes. Il faut des jours, et des semaines quelquefois,
-pour que le résultat soit satisfaisant. Mais alors le succès récompense
-l’ouvrier; le vernis s’est étalé merveilleusement, il a comblé les
-incisions marquées par le couteau, et le panneau terminé imite, à s’y
-tromper, la marqueterie. Les objets qu’on traite au _tarso_ sont les
-mêmes que ceux qu’on sculpte. On en vend qui sont préparés. Mais rien ne
-vous empêche d’effacer la garniture boche avec du papier de verre et de
-la remplacer par une décoration de votre goût. Les raffinés vont plus
-loin, et, dans ces incisions au couteau qui doivent abuser le regard,
-ils introduisent de l’étain ou du cuivre. L’effet n’est peut-être pas
-plus heureux, mais l’achèvement de l’œuvre demande plus de temps, et le
-prisonnier ne souhaite pas autre chose.
-
-Ce ne sont là qu’ouvrages de jeunes filles. D’aucuns, plus ambitieux,
-construisent eux-mêmes les coffrets avant de les décorer et de les
-vernir. Ils achètent à la kantine une planche de noyer, ou de poirier,
-ou de citronnier, ou d’acajou, ou de palissandre, de l’épaisseur et des
-dimensions qu’il leur plaît, car la kantine fournit tout, et ils
-exécutent le montage de la boîte dont ils rêvent, en queue d’aronde,
-comme les meilleurs professionnels. De la boîte au meuble, la distance
-n’est pas grande. Des officiers ont construit de jolies choses au milieu
-des laideurs qui les entouraient, et j’ai vu des classeurs ou des
-étagères qui étaient de véritables objets d’art. Cependant que certains
-s’usaient les yeux sur des dentelles compliquées, d’autres
-s’appliquaient à ces sparteries d’aspect rude qu’on nomme du _makramé_,
-et quelques-uns, qui ne doutaient de rien, s’exerçaient à relier en
-toile ou en cuir les livres de la bibliothèque ou de leurs camarades.
-
-Mais tout camp de prisonniers possède des spécialistes auxquels tout le
-monde pense et dont personne ne parle: ce sont les topographes, qui,
-parmi les gardiens qui vont et viennent, trouvent le moyen de
-reproduire à la main, à un nombre indéterminé d’exemplaires, la carte
-indispensable à celui qui va s’évader. Ils se dévouent pour tous avec
-une ardeur que rien ne démonte. Le temps n’a plus de prix en prison. Une
-carte est-elle découverte par la kommandantur? Peu importe. Le
-topographe en reproduit une nouvelle, et l’incident est clos.
-
-Enfin, bon nombre d’officiers tiennent un journal de captivité en double
-ou en triple expédition, de crainte que l’une d’elles ne soit confisquée
-par les Boches trop curieux. On collectionne les ordres odieux, les mots
-significatifs, les anecdotes ridicules. Celui-ci inscrit ponctuellement
-sur un carnet les menus qu’on lui a servis depuis qu’il est en
-Allemagne; un autre enregistre le contenu des colis qu’il reçoit de
-France; un troisième possède tous les communiqués officiels, aussi bien
-ceux des empires centraux que ceux des puissances de l’entente, et l’on
-a souvent recours à lui pour trancher une discussion d’où l’on ne
-sortait pas.
-
- * * * * *
-
-Les prisonniers ont le droit de s’abonner à des gazettes dont la
-kommandantur autorise la lecture. On s’arrange pour que, dans une même
-chambre, on ait des feuilles différentes, afin de pouvoir confronter les
-nouvelles, et tel s’abonne pour un mois à la _Frankfùrter Zeitùng_ ou à
-la _Koelnische Zeitùng_, terrible aux Français, et tel choisit le _Lokal
-Anzeiger_ de Berlin, qui est un organe officieux, ou la _Neùe Freie
-Presse_ de Vienne, tandis que tel enfin préfère _Der Bùnd_ de Berne. On
-ne peut pas lire tous les journaux allemands: le _Vorwaerts_, par
-exemple, et les cahiers où pérore Maximilien Harden nous sont interdits.
-En revanche, certaines feuilles suisses, telles que le _Bùnd_ ou le
-_Berner Tagblatt_, sont permises. Inutile, j’imagine, d’insinuer que ces
-journaux sont pour nous d’une neutralité suspecte. Et la preuve en est
-qu’on me refusa à Vöhrenbach un abonnement aux _Basler Nachrichten_, qui
-ne paraissaient pas assez neutres sans doute à monsieur le Censeur. Car
-il y a des neutralités que l’Allemagne n’admet pas: celle du _Journal de
-Genève_ ou de la _Gazette de Lauzanne_ n’entrait pas plus dans nos camps
-que la partialité de l’_Action Française_ ou du _Figaro_.
-
-Cependant, l’Allemagne ne nous condamnait pas à ne lire que des journaux
-de langue allemande. Je dis: de langue, car c’est tout ce que n’avaient
-pas d’allemand la _Gazette des Ardennes_, _le Petit Bruxellois_, et le
-_Continental Times_. Les Français et les Anglais pouvaient tous
-comprendre la lettre, sinon l’esprit de ces horribles papiers. La
-_Gazette des Ardennes_, la plus notoire, était une arme aussi dangereuse
-que les gaz asphyxiants. Elle attaquait le moral des populations
-envahies et des camps de prisonniers. On ne songe pas sans angoisse au
-désespoir qui a dû frapper les esprits faibles et livrés à eux-mêmes,
-quand on leur prouvait que tout allait en France et chez les alliés
-comme dans le pire des mondes. Pour quiconque ne savait pas lire, les
-articles étaient bien écrits. Pas un numéro de la _Gazette des Ardennes_
-ne paraissait sans contenir des «morceaux choisis» de Clémenceau ou de
-Gustave Hervé. Admirez le système: on découpe, dans un éditorial
-quelconque, un ou deux paragraphes où se font jour des restrictions, ou
-des protestations, ou des plaintes sur les affaires et leur conduite et
-leurs conducteurs, et le tour est joué. Le lecteur accuse Clémenceau de
-trahison et pleure sur les destinées de la France, sans songer que,
-dégagé du contexte qui l’éclairait ou l’excusait, le paragraphe immonde
-ne signifie peut-être plus ce que l’auteur voulait qu’il signifiât. En
-outre, il serait nécessaire de comparer les originaux et les
-reproductions, car rien ne prouve que la _Gazette des Ardennes_ n’ait
-jamais publié de faux clémenceaux ou des hervés de commande. A
-Vöhrenbach, on s’amusait des turlupinades de la _Gazette des Ardennes_.
-On n’était dupe ni des lamentations «d’un bon Français», ni de
-l’apitoiement sans signature d’un Boche sur les malheurs de la France
-livrée aux Anglais. Mais quand la kommandantur nous demandait de lui
-remettre nos vieux journaux pour que les soldats français eussent
-quelque chose à lire dans leurs camps de misère, elle prêchait dans le
-vide.
-
- * * * * *
-
-Tous les soirs, vers cinq heures, on nous affichait le communiqué boche
-sur le mur du poste de police. C’était un des moments de la journée les
-plus importants. On se groupait autour du papier officiel. Un capitaine
-traduisait à haute voix pour tous ses camarades. Mais on lui réclamait
-souvent le texte exact, qui nous intéressait en particulier aux jours de
-nos offensives. Le communiqué boche réalisait alors des prodiges
-d’expressions, et il exécutait, suivant les circonstances, une admirable
-gymnastique de phrases, de périphrases et de litotes charmantes. Avec un
-peu d’habitude, sans être très fort en allemand, on se rendait compte de
-la valeur de nos succès, rien que par les circonlocutions dont
-l’état-major de Berlin enconfiturait ses échecs. Le vocabulaire de la
-défaite était d’une richesse inouïe. Quels poètes que ces Allemands! Et
-d’abord, qu’on le sache, les vaillantes troupes du kaiser avaient
-toujours repoussé l’ennemi. A y regarder de près, c’était vrai, car le
-communiqué ne disait pas si l’ennemi avait été repoussé sur sa ligne de
-départ ou après avoir enfoncé le front allemand sur dix kilomètres de
-profondeur. D’ailleurs on repoussait l’ennemi de tant de façons! On
-l’avait contenu, ou arrêté, ou chassé, ou refoulé; ou bien, on s’était
-retiré devant lui, à moins qu’on n’eût évacué la position _planmässig_,
-conformément au plan fixé. Au fond, les Allemands ne faisaient que ce
-qu’ils voulaient, et l’échec de Verdun était conforme au plan, et
-conformes au plan aussi les pertes de la Somme. Avec des principes
-pareils, on n’est jamais vaincu. Le communiqué boche nous offrit souvent
-des joies insoupçonnables.
-
-Les murs de la plupart de nos chambres étaient tendus de cartes, et de
-bonnes cartes, vendues à la kantine. Tous les fronts, nous les avions,
-même celui de Mésopotamie, à une échelle sérieuse. Le front français
-tenait en cinq feuilles au 1/100.000ᵉ, tirées pendant la guerre d’après
-notre carte au 1/80.000ᵉ. Le front russe, au 1/250.000ᵉ, allait du
-plafond jusqu’à un mètre du sol. Des ficelles, retenues par des
-épingles, suivaient les variations de la ligne. Dans une chambre, les
-gains réalisés au cours de la bataille de la Somme étaient peints de
-couleurs différentes pour qu’on pût juger des progrès de chaque mois. A
-côté de ce tableau de victoire, on avait affiché froidement la carte des
-environs de Vöhrenbach et de la frontière suisse. Elle était trop
-apparente pour que la Kommandantur s’avisât de la chercher à cette
-place. Malheureusement, un jour, _Sabre de Bois_, dit _Barzinque_,
-visitant la chambre, s’arrêta devant le point faible. Mais un lieutenant
-s’empressa de le renseigner:
-
---C’est le front de la Somme, monsieur. Voyez-vous? Toute cette partie
-en jaune, c’est l’avance des Français pendant le mois de juillet. Cette
-tranche bleue, c’est la portion conquise par les Anglais en août. La
-zone rouge.....
-
---Oui, oui, répondit lentement _Barzinque_.
-
-Et il s’en alla sans insister.
-
- * * * * *
-
-Lorsque les armées allemandes avaient remporté un succès, nous en étions
-informés avant l’heure du communiqué. Brusquement, dans le courant de
-l’après-midi, les cloches de l’église entraient en branle et, durant
-quelques minutes, elles sonnaient à toute volée. Chaque jour de victoire
-était jour de Pâques. L’airain s’en donnait comme s’il se reposait
-depuis des années. Et rien ne nous poignait le cœur comme cette ivresse
-sonore d’où nous venait un désespoir affreux, tel un mauvais songe. Quel
-tumulte pendant ces mois de mars et d’avril 1916! Quand la musique
-commençait, une angoisse voilait nos yeux:
-
---Verdun?
-
-Un matin, les cloches sonnèrent à tout casser. Quel événement allait-on
-nous annoncer? La prise de Paris? Ou la fin de la guerre? Pleine de
-sollicitude, la Kommandantur nous afficha cette brève nouvelle:
-
-«_Le sous-marin_ Deutschland _est en Amérique_.»
-
-Et les journaux se réjouirent pendant trois jours. On doit le
-reconnaître, l’effort allemand méritait un peu d’attention: un
-submersible de commerce, d’un fort tonnage, avait déjoué la surveillance
-des marines alliées et fourni une longue course. La menace n’était pas
-grosse de conséquences et le raid ne demeurerait qu’un raid, mais enfin,
-soyons généreux, l’Allemagne avait exécuté un joli tour de force. Ce fut
-du délire lorsque, quelque temps plus tard, échappant encore aux Anglais
-et rompant le blocus, le sous-marin rentra à son port de départ.
-L’Allemagne y perdit la tête, et les gazettes publièrent sérieusement
-que le _Deutschland_ avait ramené du nickel, du caoutchouc et de l’or en
-lingots pour une somme telle qu’il n’eût pas fallu moins de dix fois le
-tonnage du _Deutschland_ pour le transporter. La prouesse tournait à la
-tartarinade. L’Allemagne grisée ne cacha pas que le _Deutschland_
-repartait sans délai pour un nouveau voyage. C’était narguer
-l’Angleterre. Le sous-marin partit en effet. Mais les cloches restèrent
-muettes. Des semaines passaient. Le silence persista.
-
-Pour en finir, un officier arrêta monsieur le Censeur, lui fit part de
-nos inquiétudes, et lui demanda ce que le _Deutschland_ était devenu.
-Monsieur le Censeur eut un regard si dur, que l’on comprit: le
-sous-marin se reposait dans un port de la côte anglaise.
-
- * * * * *
-
-Les écoliers de Vöhrenbach consacraient leurs vacances à des jeux dont
-je ne me serais pas étonné, s’ils les avaient menés autrement. Mais ils
-me dévoilaient toute l’âme de la race.
-
-Vous devinez qu’ils jouaient «à la guerre». Tous les enfants de France
-n’ont pas eu de divertissement plus savoureux. Pourtant, quel désaccord
-entre les gosses de chez nous et ceux de là-bas!
-
-Chez nous, vous savez comment on pratique ce jeu si amusant. Nous sommes
-trois petits garçons et une petite fille. La petite fille, c’est
-l’infirmière. Jacques se coiffe du bicorne de général. Paul devient son
-officier d’ordonnance, et Pierre fait le cheval, parce qu’il est plus
-jeune. Et, tout de suite, le désordre éclate. L’infirmière prétend que
-le général est blessé, même avant la bataille, et le général se laisse
-dorloter. Pendant ce temps, Pierre jette sa bride et se transforme en
-artilleur, et l’officier d’ordonnance, abandonnant son poste, passe dans
-l’aviation. Notre grand Poulbot a pour toujours fixé de ces scènes qui
-vous désarment. Mais qu’aurait-il extrait des jeux de Vöhrenbach?
-
-A Vöhrenbach, les jours de congé, une troupe sort du village. Ils sont
-cinquante, ou quatre-vingts, ou cent. Ils marchent par quatre, au pas,
-bien alignés. Ils ont des fusils. Un chef les guide. Ils chantent la
-_Wacht am Rhein_, et ce n’est pas une chanson pour rire; c’est un chœur
-à deux voix, parfaitement mené. Ils s’avancent vers le camp des
-prisonniers. Je les regarde. Ces gosses m’inquiètent. Ils longent les
-fils de fer. Soudain, des commandements. La formation se dilue. Des
-colonnes par un se meuvent. Les gosses vont à l’assaut du bois de sapins
-qui couronne la colline. Ils tirent des coups de fusil. Un clairon sonne
-la charge. Les petites colonnes s’étendent en lignes de tirailleurs.
-Est-ce possible? Je rêve sans doute. Ces gosses... Le plus âgé n’a pas
-douze ans. Chez nous...
-
-Des camarades sont à côté de moi. Ils regardaient eux aussi et tous se
-demandaient s’ils ne rêvaient pas. Et nous ne disions rien, rien, rien.
-
- * * * * *
-
-De temps à autre, la _kommandantur_ nous offrait la comédie. Sans le
-vouloir, bien entendu. Elle avait tellement la hantise de l’évasion,
-qu’elle en soupçonnait vingt projets à la fois. Monsieur le Censeur
-a-t-il lu une lettre qui ne lui a pas semblé très catholique? _Sabre de
-Bois_ a-t-il vu, par le trou de la serrure, des préparatifs inquiétants?
-Le médecin juif a-t-il recueilli des bribes de conversation? En toute
-hâte, le Freiherr von Seckendorff s’alarme et il ordonne que des
-fouilles soient faites.
-
-Un officier entre dans la chambre.
-
---Monsieur X***?
-
---Présent.
-
---Le commandant du camp m’a dit de visiter vos bagages.
-
---Visitez-les.
-
-Et le prisonnier, que l’incident avait distrait, reprend ses
-occupations, comme si l’affaire ne l’intéressait pas.
-
-L’Allemand est décontenancé.
-
---Vos bagages, monsieur, où sont-ils?
-
---Là, monsieur, sous mon lit et sur cette planche.
-
-Si c’est le _Lièvre effrayé_ qui opère, il rougit jusqu’aux oreilles,
-qu’il a très grandes. Si c’est _Barzinque_, brute épaisse, il tire à lui
-la cantine et l’ouvre sans scrupule. Il remue tout, déplie le linge,
-plonge les doigts dans les poches des vêtements, ouvre les boîtes et
-farfouille à plaisir. Seule, la colère de ne rien trouver le trouble. Le
-_Lièvre effrayé_, lui, procède plus vite et plus sommairement. Ces
-bassesses indignes le gênent. Il pourrait mettre la main sur une
-boussole sans se rendre compte qu’il touche une boussole. Il a hâte de
-s’acquitter. Il exécute l’ordre, parce qu’il est soldat, mais il
-l’exécute mal. Et puis, il ne nous croit pas assez nigauds pour laisser
-traîner nos secrets dans une malle.
-
-Le plus délicat reste à accomplir.
-
---Monsieur X***?
-
---Présent.
-
---Je dois vous fouiller aussi.
-
---Faites, faites.
-
-Le prisonnier se lève, se plante devant le Boche, et attend. _Barzinque_
-n’hésite pas. Le _Lièvre effrayé_ voudrait bien s’en aller.
-
---Votre portefeuille, je vous prie?
-
---Prenez-le.
-
-Le prisonnier ne bouge pas. S’il ne savait pas que son impassibilité
-écrase l’Allemand, il poufferait.
-
---Vous n’avez plus rien, monsieur?
-
---.....
-
---Vous avez une carte et un _kompass_ (boussole)?
-
---.....
-
---Vous avez aussi de l’argent allemand?
-
---.....
-
---Le colonel dit que, si vous les donnez, il ne vous punira pas. Mais,
-si vous ne les donnez point, vous recevrez des arrêts de rigueur, et
-toute la chambre comme vous.
-
---.....
-
-La cérémonie est terminée. Fut-elle plus sinistre que ridicule? Quand
-_Barzinque_ s’en va, fier comme un âne qui porte un sac d’éponges, ou
-quand le _Lièvre effrayé_ s’éloigne en se cognant à tous les meubles,
-tant il est confus, tous les prisonniers de la chambre éclatent de rire,
-et quelqu’un conclut toujours:
-
---On les aura.
-
- * * * * *
-
-Les officiers de l’armée française ont à mainte reprise rendu hommage au
-dévouement de leurs ordonnances. Mais quel hommage ne devons-nous pas
-aux nôtres, nous, officiers prisonniers? A Vöhrenbach, ils étaient une
-trentaine de soldats, et presque tous ne méritent que des éloges.
-Certes, quelques-uns ne faisaient pas toujours un joli métier, quand ils
-espionnaient pour le compte de la kommandantur. Hélas! la faim est
-mauvaise conseillère, et nous les oublierons, ces malheureux, pour
-donner toute notre gratitude aux autres. Car les autres étaient
-magnifiques.
-
-Il n’y avait pas d’évasion d’officier où ne fût mêlée au moins une
-ordonnance. Souvent, le soldat quittait le grenier pour s’installer dans
-le lit d’un lieutenant, ou bien, revêtu d’une capote prêtée, il se
-glissait parmi nos rangs au moment de l’appel. Il dépensait des prodiges
-de ruse, pour tromper les Allemands et tromper aussi certains camarades
-à l’affût. Il n’ignorait pas ce qu’il risquait, la cellule et le retour
-dans un camp de troupe, bagne horrible. Mais il risquait tout d’un cœur
-ardent.
-
-Et quelle insolence dans leur attitude en face des geôliers! Ils avaient
-de splendides audaces. L’Allemagne les habillait de façon à les rendre
-minables et souvent grotesques. Elle leur posait sur les bras et les
-jambes une bande à la peinture rouge. Ils grandissaient d’autant. O
-soldats de chez nous, si simples sur le champ de bataille, si dignes
-dans les camps d’esclavage! Comment noter cet héroïsme de toutes les
-heures dont vous ne vous relâchiez jamais et cette vertu française qui
-flambait en vos yeux tristes?
-
- * * * * *
-
-Quelquefois, une animation fébrile pénétrait au camp de Vöhrenbach, je
-veux dire parmi nos gardiens. C’est lorsqu’on attendait la visite d’un
-secrétaire de quinzième classe de l’ambassade d’Espagne. On balayait, on
-lessivait, on astiquait, on corsait l’ordinaire du jour, on hurlait, on
-chambardait tout. Cependant les prisonniers souriaient, dédaigneux du
-spectacle qu’on préparait.
-
-Mise en scène parfaite. On gardait les apparences d’une haute
-impartialité. L’envoyé du roi Alphonse entrait à la _Kommandantur_,
-causait avec ces messieurs, se faisait montrer tous les locaux,
-examinait les poubelles, goûtait la purée de choux, admirait le paysage,
-et constatait que l’air de la Forêt-Noire est un air très sain. Après
-quoi, dans la chambre du colonel français assisté des chefs de
-bataillon, les prisonniers délégués par leurs camarades soumettaient
-leurs réclamations au secrétaire de l’ambassade. On avait toute liberté
-pour se plaindre. Les Allemands n’assistaient pas à l’entretien. A quoi
-bon? Le secrétaire prenait des notes, et, la séance terminée, allait
-présenter ses observations respectueuses à la _kommandantur_. Quand il
-s’en allait, il nous laissait de belles promesses; puis, comme par
-hasard, les officiers qui s’étaient plaints faisaient partie du prochain
-convoi pour un autre camp.
-
-Qu’est-ce que l’Allemagne pouvait craindre des remontrances espagnoles,
-si les remontrances espagnoles se produisaient? L’Allemagne ne se soucie
-pas plus du jugement des neutres que des condamnations de l’histoire.
-Lorsque des bandits sont devant la cour d’assises pour avoir égorgé une
-dizaine d’innocents, il serait plaisant de leur rappeler la boutade
-célèbre: «Méfiez-vous de l’assassinat. Il conduit au vol, et de là à la
-dissimulation.» L’Allemagne se fichait des reproches oiseux. Entre deux
-visites de l’envoyé du roi Alphonse, nous portions des lettres de
-protestations à la _Kommandantur_. Monsieur le Censeur souriait et les
-fourrait au panier.
-
-
-
-
-_à Henry de Forge_
-
-CHAPITRE XVIII
-
-LES ÉVASIONS
-
-
-La vie des officiers prisonniers était assez insupportable pour que tous
-n’eussent qu’un désir constant et qu’un rêve: s’évader. Au premier
-abord, puis à la réflexion, l’entreprise paraissait le plus souvent
-impossible. Quel espoir de déjouer la surveillance des gardiens, de nuit
-et de jour, quand un épais réseau de fils de fer vous entoure et qu’une
-sentinelle est installée de trente en trente mètres le long de la
-barrière? Comment franchir tant d’obstacles? La raison démontrait la
-vanité du rêve. Et le rêve s’obstinait. Une seule issue: le hasard, mais
-guetté, cherché, provoqué, et voulu. Quand on examine la solidité du
-filet qui nous enfermait, on ne comprend pas que tant de prisonniers
-aient pu en sortir. Car, si le nombre est restreint de ceux qui ont
-passé la frontière, le nombre est considérable de ceux qui ont quitté
-leur camp. Beaucoup ont échoué au-delà. Il faut des forces peu communes
-pour arriver jusqu’au bout. La volonté ne suffit pas à soutenir dans
-l’épreuve un corps fatigué par un régime déprimant. Combien de
-malheureux, qui avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres à
-travers l’Allemagne, sont tombés épuisés à quelques pas de la frontière
-suisse!
-
-L’échec ne décourageait pas. En l’espace de deux mois, un lieutenant a
-tenté trois évasions. En quatre ans, le capitaine Derache, des
-chasseurs, ne s’est jamais résigné au sort des captifs, et c’est au
-douzième essai qu’il a réussi. On rapportait de lui une évasion sublime.
-Il était prisonnier dans un camp des bords de l’Elbe. Les environs
-étudiés, il se prépara. Seul, sans aide et sans confident, il creusa une
-galerie que nul ne soupçonna. Il l’étayait de caisses démolies et de
-boîtes de conserves vides. Il se débarrassait de la terre avec des ruses
-compliquées. Cette galerie le mena jusqu’à un égout. Le capitaine
-Derache s’équipa et partit. Longtemps, il marcha dans les immondices. Il
-apercevait une clarté au bout de l’affreux chemin. Hélas! tout
-s’écroula. Comme dans la scène des _Misérables_, une grille fermait la
-sortie de l’égoût. De l’autre côté, c’était le jour, l’Elbe et la
-liberté. Mais la grille, scellée au mur, en haut, à droite et à gauche,
-barrait la route. Que faire? Le capitaine secouait la grille maudite.
-Elle tenait bon. Soudain il sentit que par le bas elle n’était pas
-scellée. Sans hésiter, il s’enfonça dans les ordures, plongea, se glissa
-sous la grille, piqua une tête vers l’Elbe, traversa la rivière à la
-nage, et se redressa. Il était libre. Tant de courage méritait une
-meilleure récompense. Malheureusement, deux jours plus tard, le
-capitaine Derache rencontra des gendarmes. Il reçut deux balles au bras,
-fut repris, et, parce qu’il avait commis un crime immense, on l’enferma
-dans une forteresse, où, pendant six mois, on le tint au secret.
-
-Il y eut des évasions tragiques. A Villingen, un officier russe fut tué
-par une sentinelle. Les sentinelles criaient: «Halte!» une seule fois,
-et tiraient. D’autres tentatives, vite connues dans les autres camps,
-causaient des joies délicieuses. Ainsi l’évasion de ces vingt-sept
-officiers qui, la même nuit, sortirent par une fenêtre d’un des forts
-d’Ingolstadt, traversèrent à la nage le fossé d’eau qui entourait la
-prison, et gagnèrent tous la campagne, sans éveiller l’attention des
-gardiens. Pour que la _kommandantur_ ne s’inquiétât pas de leur santé,
-ils lui laissèrent un bref billet et l’informèrent qu’ils s’en allaient
-en emmenant avec eux une ordonnance, «pour leur cirer les chaussures».
-Impertinence bien française.
-
-Ces événements étaient une de nos grandes distractions. Longtemps à
-l’avance, on savait quel officier «travaillait» son projet, et l’on
-discutait entre amis les chances du camarade. Une évasion se montait
-avec autant de soins qu’une offensive du front, mais nous disposions de
-moyens limités. L’art consistait à faire tout avec rien. La question des
-vêtements était la moindre. Il y avait toujours dans les camps des
-pantalons, des vestons et des casquettes ou des chapeaux. D’où
-venaient-ils? Où se cachaient-ils? Mystère. Autant de problèmes dont la
-solution nous importait peu. Nous avions aussi des cartes, des
-boussoles, de l’argent boche. Il ne restait plus à démêler que le point
-principal: sortir du camp. Ici chacun gardait pour soi son idée. Et les
-imaginations avaient du travail.
-
-Celui qui pouvait s’aboucher avec une sentinelle, se faufilait à une
-heure convenue sous les fils de fer, quand l’homme acheté était de
-faction. Procédé très simple, dont l’efficacité ne dura point. En effet,
-après chaque évasion, la _Kommandantur_ augmentait le nombre des
-sentinelles, et bientôt elles furent si rapprochées les unes des autres
-qu’il fallait la complicité de trois d’entre elles pour passer: la
-corruption devenait pour ainsi dire chimérique.
-
-En outre, j’ai observé que de nombreux camarades, qui comptaient sur les
-factionnaires, étaient presque toujours repris au milieu même du réseau.
-Et je me demande si les Boches, au dernier moment, ne se ressaisissaient
-pas: ils avaient reçu déjà un peu de pain, quelques boîtes de conserves,
-ils n’espéraient peut-être plus rien du prisonnier qui s’évadait, et ils
-avaient à gagner en prévenant la Kommandantur.
-
-Le mieux était de sortir de toute autre façon. Un matin, alors qu’un
-brouillard très épais couvrait tout le camp, un capitaine résolut de
-tenter froidement la chance. Entre deux guérites, il coupa les fils de
-fer avec une cisaille. Personne ne le voyait, il ne voyait personne et
-il n’entendait rien. Patatras! Le dernier fil coupé, il se trouva nez à
-nez avec un Boche qui faillit lui marcher dessus. Le scandale fut moins
-grand que vous ne présumez. Le capitaine aurait dû être traduit en
-conseil de guerre, à cause du bris de clôture dont il s’était rendu
-coupable. Mais la _Kommandantur_ ne lui infligea que quatorze jours
-d’arrêts de rigueur, parce que la cisaille avait été vendue par la
-kantine.
-
-Les déguisements avaient des adeptes. On racontait des histoires
-merveilleuses propres à susciter des imitations. Les anciens nous
-disaient qu’à Mayence, un lieutenant français était sorti de la
-citadelle par le porche, en plein midi. Les hommes de garde lui avaient
-même rendu les honneurs. Quoi d’étonnant, puisqu’il portait une tenue
-très correcte d’officier allemand, et jusqu’au sabre? Ailleurs, un
-capitaine s’était habillé en ecclésiastique sans se faire remarquer, il
-avait frappé à la _kommandantur_ et, se présentant comme un prêtre
-suisse, chargé par la Croix-Rouge de visiter les prisonniers, ainsi
-qu’en témoignaient ses papiers en règle, il avait parcouru son camp en
-compagnie des officiers boches. On lui avait tout montré. Il s’était
-entretenu avec quelques-uns de ses camarades, il avait inscrit des notes
-sur son carnet, et toute la _kommandantur_ le reconduisit jusqu’à la
-porte avec les marques du plus profond respect.
-
-A Vöhrenbach, les déguisements furent moins romanesques, mais aussi
-curieux. Le plus commun était celui de nos ordonnances, qu’on
-surveillait un peu moins que les officiers. Toutes les après-midi, vers
-deux heures, une dizaine d’ordonnances, conduites par deux soldats
-allemands en armes, allaient chercher à la gare les colis arrivés par le
-train du jour. Elles emmenaient une charrette à bras. A la gare, on ne
-les serrait pas de si près qu’une fuite fût très malaisée. C’était un
-bon hasard à courir. Un lieutenant le courut. Il s’échappa. Mais on
-remarqua sa disparition au moment de rentrer. Il n’avait pas eu le temps
-d’aller très loin. On le reprit. Et l’ordonnance, qui lui avait prêté
-ses vêtements, fut expédiée vers un camp de troupe.
-
-Rien de plus délicat que de franchir ces terribles fils de fer. L’homme
-le plus courageux ne s’y essayait qu’en tremblant, non point de la
-crainte des sentinelles et de leurs fusils, mais de la peur de ne pas
-réussir. Au dernier moment, les genoux fléchissent, la sueur coule sur
-le front, le cœur bat violemment. Et, à peine sorti du dangereux
-passage, brisé déjà par cet effort, le prisonnier va courir tous les
-dangers. A vol d’oiseau, le camp de Vöhrenbach n’est guère à plus de
-quarante kilomètres de ce point de la frontière suisse qu’on appelle la
-boucle de Schaffhouse. Mais le pays est montagneux, ce qui ne rend pas
-la marche facile. En outre, toute cette région est fortement gardée. Des
-patrouilles de gendarmes, à cheval ou à bicyclette, parcourent les
-routes. Il ne faut pas songer à se risquer sur les chemins ou les
-sentiers muletiers. Les douaniers ont aussi leur zone de surveillance.
-Des réseaux de fils de fer entravent les issues naturelles. Des chiens
-policiers aident les gendarmes et les douaniers. Ils constituent
-l’écueil le plus rude. Comment dérouter un chien? En frottant d’ail la
-semelle des chaussures? Mais le procédé n’est pas infaillible. Et à tous
-ces obstacles matériels, ajoutez la fatigue physique et morale qui
-courbe les épaules, coupe les jarrets et trouble l’esprit. Le prisonnier
-voit partout des gendarmes. La fièvre le tient. Le plus souvent, quand
-il échoue, il a les yeux hagards et le rire nerveux de l’homme touché
-par la folie.
-
-Un jour, un lieutenant était à bout de forces. Instinctivement, malgré
-les conseils de la plus élémentaire prudence, il se sentait attiré par
-la route. Depuis quarante-huit heures, il n’avait mangé que des limaces
-et des herbes, et la frontière était à douze kilomètres de lui. Il
-s’effondra dans un fossé et il pleura. La machine refusait de lui obéir,
-et sa volonté elle-même faiblissait. Allait-il crever là? Il renonça,
-et, se levant pour un dernier coup de collier, il n’eut assez de ressort
-que pour arriver jusqu’à une ferme. La fermière était seule. Le
-lieutenant parlait l’allemand comme un maître. Il demanda à manger. La
-fermière lui servit une omelette au lard. Le malheureux renaissait.
-Aurait-il pu, si légèrement restauré, reprendre sa marche? C’est
-douteux. Mais le quart d’heure de Rabelais l’obligea à se découvrir.
-
---Je ne peux pas vous payer. Je n’ai pas d’argent. Je suis officier
-français et je me suis évadé.
-
-La fermière sourit.
-
---Vous plaisantez. Vous, un officier français? Racontez ça à d’autres,
-pas à moi.
-
---Je vous en assure.
-
---Vous parlez trop bien l’allemand.
-
---Je vous ai dit la vérité.
-
-Les gendarmes vinrent chercher le lieutenant dans cette ferme. S’il
-avait eu quelques marks en poche, il était sauvé.
-
-La réussite d’une évasion ne tient parfois qu’à un fil.
-
-Un capitaine, qui parlait l’allemand sans difficulté et pour cette
-raison n’avait pas hésité à prendre le train, comme un vulgaire civil,
-était attablé dans un hôtel de Cologne. Nul ne soupçonnait qu’il fût un
-prisonnier en promenade. Il avait commandé correctement son repas, et la
-kellnerin ne lui avait rien trouvé de suspect. Elle lui apporta le
-premier plat.
-
---_Danke sehr_, dit le capitaine.
-
-La kellnerin le regarda d’un air surpris, sans plus.
-
-Au plat suivant:
-
---_Danke schön_, dit le capitaine.
-
-Cette fois, la kellnerin se rendit à la caisse. La caissière prévint le
-gérant. Le gérant sortit. Bref, au dessert, interrogé par un gendarme,
-le capitaine dut s’avouer vaincu. Et savez-vous ce qui avait éveillé
-l’attention de la servante? Peu de chose: la politesse de l’officier
-français. En effet, dans un hôtel, dans un restaurant, dans une
-brasserie, jamais un allemand ne dit «merci beaucoup» ou «merci bien» à
-une kellnerin. Cela ne se fait pas. On tolère à la rigueur un «merci»
-tout court, un _Danke_ brutal, mais il est plus élégant de se taire.
-Ainsi l’exige la bienséance boche. Le capitaine paya cher sa politesse.
-
-De même, mais ceci se conçoit avec moins de peine, un lieutenant se fit
-reconnaître et arrêter au guichet d’une gare, tandis qu’il demandait son
-billet. Pourtant il parlait bien l’allemand, mais son allemand était
-trop livresque. Il lui manquait cette souplesse du langage familier. En
-France, vous dites à l’employé de l’Ouest-État:
-
---Auteuil, deuxième, retour.
-
-Vous ne lui dites pas:
-
---Voulez-vous me délivrer un billet de deuxième classe, aller et retour,
-à destination d’Auteuil?
-
-Le lieutenant fut repris comme l’avait été le capitaine.
-
-Pour ceux qui restaient, les évasions étaient d’admirables sujets de
-joie. La colère des Boches nous amusait. Ils ne savaient pas la
-dissimuler. Quand un officier manquait à l’appel, on sentait que le
-vieil _oberst_ de Seckendorff mourait d’envie de cravacher les autres.
-Ce qu’il n’admettait pas, cet honnête homme, c’est qu’un prisonnier qui
-s’évadait fût secondé par ses camarades. J’ai relaté la triple fuite
-qui eut lieu pendant les représailles, un soir où, à point, l’éclairage
-de la cour avait refusé de fonctionner. Seckendorff devint fou. Il fit
-installer deux nouvelles lampes à arc. Il fit placer des sentinelles
-dans tous les corridors de la prison. Les chambres 9, 11 et 15,
-convaincues d’avoir aidé au malheur de la _Kommandantur_, furent
-consignées. On leur imposa des appels supplémentaires. On défendit de
-fumer aux officiers de la _Stùbe_ 15, parce que l’évadé était un
-récidiviste dangereux. La fureur du vieil _oberst_ n’avait pas de
-mesure. Il nous harangua vigoureusement. Mais il revenait à ses moutons:
-
---Che ne comprends pas... che ne comprends pas...
-
-Il aurait tant voulu trouver moins de fraternité parmi nous! Alors il
-décida que, sous peine de graves punitions, l’officier le plus ancien de
-chaque chambre serait dorénavant obligé de rendre compte, à chaque
-appel, des prisonniers absents.
-
-Les représailles battaient leur plein. Les esprits étaient excités. Un
-tumulte de protestations se déchaîna parmi nous.
-
---Ah non!
-
---Nous ne sommes pas des espions.
-
---Nous sommes officiers.
-
---Ça ne se fait pas en France.
-
---A la gare!
-
---On refuse.
-
---Le règlement...
-
---Saint-Angeau...
-
-Monsieur le Censeur allait tomber d’apoplexie. Il hurla, d’une voix
-rauque:
-
---Silence, messieurs!
-
---On refuse.
-
---Silence!
-
-Déjà le poste accourait.
-
-Un capitaine s’avança:
-
---C’est notre devoir d’aider nos camarades à s’évader, comme c’est notre
-devoir de nous évader nous-mêmes.
-
-Il avait parlé sur un ton calme, mais ferme. L’_oberst_ en fut démonté.
-
---Oui, oui, certainement, bafouilla-t-il.
-
-Puis, se redressant:
-
---Mais c’est mon droit de vous punir!
-
-Et tous les prisonniers répondirent en chœur, d’un seul élan:
-
---Oui, oui.
-
-Cette fois, la ganache ne comprenait plus. D’un geste d’impatience, il
-nous congédia, mais il ne nous imposa pas l’ordre inadmissible qu’il
-avait jugé acceptable.
-
-Dès qu’un évadé était repris, la _Kommandantur_ se hâtait de nous
-annoncer cette bonne nouvelle, car la joie que nous manifestions à
-chaque fuite l’exaspérait. Mais comment ajouter foi à une nouvelle de
-source boche? Nous répondions:
-
---Ce n’est pas vrai.
-
---Agence Wolff!
-
-Alors, on nous montrait les coupables. Même s’ils avaient été arrêtés à
-la frontière hollandaise, on les ramenait au camp de Vöhrenbach. De
-cette façon, nous ne pouvions plus douter, et Monsieur le Censeur et
-toute la _Kommandantur_ relevaient la tête comme pour nous dire:
-
---Hein! On ne s’évade pas d’ici. L’Allemagne vous garde bien, mes
-gaillards!
-
-La punition d’arrêts de rigueur, qu’on infligeait à l’officier repris,
-n’était fixée par aucun règlement, du moins à notre connaissance. La
-_Kommandantur_ disposait de nous à son gré, et le criminel «recevait»
-tantôt sept jours _Strengarrest_ et tantôt quatre semaines, au petit
-bonheur.
-
-Je viens d’écrire le mot: criminel. C’est en effet sous cet aspect que
-les évadés reparaissaient aux yeux de la _Kommandantur_. Car comment
-expliquer les traitements injustifiés qu’elle leur réservait? On les
-enfermait au camp dans une petite salle spéciale, mal éclairée, froide,
-où on ne leur servait que l’ordinaire, où on leur refusait leurs colis
-et où on leur défendait de fumer. _Barzinque_ s’acquittait de cette
-mission avec un acharnement sans pareil. Il bousculait l’officier,
-l’injuriait, et procédait sur-le-champ à la fouille réglementaire avec
-des gestes de soudard ivre qui viole une enfant. Il poussait un cri de
-triomphe en confisquant la boussole, la carte, l’argent et les papiers
-que le malheureux n’avait pas détruits. Un jour, il ouvrait un
-portefeuille. Il en tira le portrait d’une jeune fille, d’une fiancée.
-Il s’écria:
-
---Ah! ces Françaises! Toutes des p...!
-
-Mais il eut raison de se retirer précipitamment sur cette courageuse
-infamie, car l’officier levait déjà le poing pour l’assommer.
-
-
-
-
-_à Jacques Péricard_
-
-CHAPITRE XIX
-
-L’HÔPITAL D’OFFENBURG
-
-(_Août 1916_).
-
-
-La _Kommandantur_ ayant décidé de m’envoyer d’urgence à l’hôpital, le
-samedi 22 août 1916 je pris le train pour Offenburg. On me fit
-accompagner par un soldat qui avait une tête de vieillard ahuri, et qui
-chargea son fusil devant moi au moment du départ. En outre, le doktor
-Rueck, médecin du camp, devait me conduire. Il ne connaissait pas
-Offenburg, et l’occasion lui était bonne d’y aller aux frais du
-gouvernement.
-
-J’avais déjà vu ces paysages de la Forêt-Noire. Ils ne m’avaient point
-paru magnifiques. Je les trouvai cette fois tout à fait odieux, car le
-doktor Rueck, bavard insupportable, ne se lassait pas de m’en vanter les
-charmes. A ses exclamations, je ne répondais rien, mais il ne désarmait
-pas. Tout lui était motif à phrases. Visiblement, il désirait m’étonner.
-Il me montra les blés du plateau de Donaùeschingen et me dit:
-
---La moisson sera très belle.
-
---Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué,
-répliquai-je.
-
-Le sens du proverbe lui échappa, et il parla d’autre chose. Il m’apprit
-que le Danube sort d’un petit ruisseau clair que nous suivions, et qui
-s’appelle le Begg. La science du médecin me laissait indifférent.
-
-A Donaùeschingen, on changeait de train. En attendant l’express
-d’Offenburg, je me promenai sur le quai. Les gens me regardaient d’un
-air curieux, mais sans plus d’hostilité manifeste qu’au mois de mars
-dernier. L’échec de Verdun, puis la défaite sur la Somme, leur avaient
-mis du plomb dans l’aile. Des soldats, permissionnaires ou
-convalescents, me croisaient, me regardaient aussi, et ne disaient rien.
-Quelques-uns me saluèrent. Le doktor Rueck me souligna cette déférence.
-
---Chez vous, dit-il, la foule injurie nos officiers quand ils passent.
-
---Non sans raison, répondis-je. L’Allemagne a attaqué la France. Malgré
-les déclarations de vos journaux, vous ne l’ignorez pas, monsieur,
-puisque vous appartenez à l’élite qui pense. Il est donc naturel que les
-agresseurs ne soient pas l’objet d’ovations enthousiastes, avouez-le.
-
-Le médecin juif n’avoua rien. Il préféra fuir ce genre de discussion en
-achetant, à la marchande du quai, la _Frankfùrter Zeitùng_, plus, à mon
-intention, le _Simplicissimus_. Il m’en exhiba la première page avec un
-geste qui signifiait:
-
---C’est tapé, ça, hein?
-
-Le dessin illustrait cette idée cruelle que l’Angleterre--Dieu la
-punisse!--se servait de la France comme d’un bouclier. On y voyait un
-soldat français couvert de blessures, sur un cheval de bois, au milieu
-d’un réseau de fils de fer. Et un soldat anglais au sourire
-machiavélique poussait le cheval vers l’ennemi. Rien de plus sournois.
-Je haussai les épaules.
-
-L’express, entrant en gare, fit diversion.
-
-Le vagon de deuxième classe où nous montâmes avait un couloir central.
-Tout un compartiment était occupé par une famille belge, deux hommes,
-quatre femmes, une fillette, qui revenaient d’un camp d’internement et
-qui retournaient chez eux, à Charleroi, sous la surveillance d’un
-feldwebel. Je m’inclinai devant ces malheureux. Mon geste ne fut pas du
-goût du doktor Rueck. Je le sentis à l’arrogance avec laquelle il me
-commenta le «crime de Carlsruhe». La presse allemande n’était pleine que
-de cris d’épouvante, d’horreur et de réprobation. Songez que, las de
-tendre le cou sous les bombardements des villes ouvertes, les Français
-s’étaient avisés de lâcher quelques bombes à Carlsruhe, capitale du
-Grand-Duché de Bade. L’une d’elles était tombée sur un cirque au moment
-d’une représentation, et un grand nombre d’enfants avaient été tués.
-
---C’est la guerre! répondis-je au médecin, en lui renvoyant une
-expression populaire dont les Allemands nous fermaient la bouche à
-chaque instant. Et j’appuyai:
-
---C’est la guerre que vous avez voulue. Il ne fallait pas nous donner
-l’exemple en désignant Paris comme objectif à vos avions et à vos
-zeppelins.
-
---Mais Paris est une place fortifiée!
-
---Autant que Carlsruhe.
-
---Les forts...
-
---Bombardez les forts qui sont autour de Paris, soit. Mais ne confondez
-pas Notre-Dame avec un blockhaus de mitrailleuses ou un dépôt de
-munitions.
-
-Le médecin n’insista pas. Il n’y a pas moyen de discuter avec les
-Français. D’ailleurs, je discutais en allemand, à voix haute, et il
-valait mieux que les civils du vagon n’entendissent point les insanités
-que je débitais. Du moins, j’eus la paix jusqu’à Offenburg, où nous
-arrivâmes vers onze heures.
-
-Le trésorier du camp de Vöhrenbach, en réglant mon compte, m’avait
-célébré les splendeurs d’Offenburg, dont la population atteignait le
-nombre de 80.000 habitants. Le doktor Rueck, de son côté, accusait
-18.000 âmes. Un infirmier de l’hôpital, plus tard, descendit jusqu’à
-12.000. Quoi qu’il en soit, la ville n’offre au premier abord rien de
-particulier. Quelconque, elle a des maisons sans caractère. Les
-boutiques ouvertes sont médiocres. Il y en a beaucoup de fermées. Les
-boulangeries ont des vitrines vides, et l’on peut compter en passant les
-quartiers de viande accrochés à l’intérieur des boucheries.
-
---On a l’air de souffrir de la guerre ici, observai-je devant le
-médecin, non sans une perfidie légère.
-
---Oh! non, protesta l’autre. C’est que les ménagères ont fait leurs
-provisions ce matin.
-
---Évidemment.
-
-Je n’attendais pas cette explication.
-
- * * * * *
-
-L’hôpital où l’on me conduisit, le _Garnison-Lazarett_, se trouve
-presque en dehors de la ville. Il se compose de plusieurs bâtiments, de
-dimensions moyennes, disséminés au milieu d’un grand parc planté de
-beaux arbres et clos par une haute grille de fer. Les formalités ne
-traînèrent pas. Le docktor Rueck me présenta au gestionnaire, lui
-expliqua pourquoi l’on m’hospitalisait et, outre quelques papiers, lui
-remit mon argent personnel, que la _Kommandantur_ de Vöhrenbach lui
-avait confié au départ. Les pourparlers terminés, il se retira, non sans
-me souhaiter, Dieu sait avec quel esprit! d’avoir la visite de mes
-compatriotes de l’aviation.
-
-La chambre qu’on me réservait, au premier étage du bâtiment central,
-était petite, et haute de plafond. Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le
-lit touchait à la fenêtre. Une table, une chaise de bois, rien de plus.
-Telle était la cellule où l’on m’enferma à clef. Je venais en effet d’un
-camp de représailles, et d’emblée on m’accordait le régime des arrêts de
-rigueur. On plaça une sentinelle dans le corridor, devant ma porte, et,
-peu de temps après mon installation, j’en vis une autre qui se promenait
-sous mes fenêtres. On me traitait comme un sujet d’importance.
-
-J’étais arrivé à l’heure du repas de midi. On me servit d’abord une
-soupe au riz, gluante et fade. Puis on m’apporta deux tranches de veau,
-et des haricots blancs trop cuits. Mon assiette était pleine à déborder.
-Cela n’empêcha pas l’infirmier d’y vouloir ajouter une louche de compote
-d’abricots et de prunes. J’eus toutes les peines du monde à lui faire
-entendre que ce genre de mélanges ne convenait pas à mes habitudes. Mais
-ce fut une histoire sans fin pour obtenir une autre assiette. Quant au
-pain, j’en avais emporté de Vöhrenbach, heureusement.
-
-Un infirmier maigriot, vêtu de blanc et coiffé de la calotte grise de
-soldat, m’annonça qu’il était à ma disposition. Il parlait une langue
-bizarre, mi-française, mi-boche. Il avait la mine rusée. Tout de suite,
-il me raconta ses affaires intimes, sans doute pour m’amener à en faire
-autant. Je ne démêlai pas bien s’il vivait à Bâle avant la guerre et
-s’il avait rejoint son poste à la mobilisation, ou si, de naissance
-suisse, il s’était engagé dans l’armée allemande le 1ᵉʳ août 1914. Mais
-il ne m’échappa point que le gaillard était infirmier au Lazarett
-d’Offenburg depuis le premier jour. Il parlait avec une volubilité
-exaspérante. Il sautait d’un sujet à l’autre, me certifiait que le
-dernier bombardement de Carlsruhe avait causé des dégâts sérieux, me
-demandait où j’avais été pris, me pronostiquait la fin de la guerre pour
-le mois d’octobre, et mêlait tout, comme son collègue mêlait la viande,
-les haricots et la compote. Je l’écoutais par moments.
-
-Il m’apprit qu’à l’hôpital deux soldats français étaient en voie de
-guérison, et qu’on y avait eu récemment un lieutenant très gentil, dont
-il oubliait le nom. Il m’apprit encore que le médecin-chef passait la
-visite dans la matinée et que je ne le verrais pas avant le lundi matin,
-parce qu’il se reposait le dimanche. Charmante organisation! Et voyez
-cette discipline allemande: on n’a pas le droit d’être malade le
-dimanche. De ce verbiage à mécanique, je retins que le Suisse offrait de
-m’acheter, à la kantine ou en ville, tout ce que je désirais. Je le
-chargeai de retirer mon argent au bureau de l’hôpital et de me procurer
-tous les matins la _Frankfùrter Zeitùng_.
-
-Le personnel féminin de l’hôpital comprenait des infirmières de la
-Croix-Rouge, dames ou jeunes filles d’Offenburg, et des diaconesses,
-qu’on appelle _Schwester_, sœur. Le Suisse me prévint, avec un rire
-gras, que les infirmières ne s’occuperaient pas de moi. A deux heures,
-ce fut en effet une _Schwester_ qui entra chez moi. Elle était petite,
-mince, souriait toujours, et ne savait pas un mot de français.
-
---_Wie geht’s?_ fit-elle d’une voix chantante. Et elle me posa sur mon
-état de santé des questions précises.
-
-Elle portait au bras un panier plein de morceaux de pain. Elle m’en posa
-un sur le coin de la table, pendant qu’un infirmier me versait un
-immense verre de café au lait.
-
-La mixture était une triste lavasse, mais en somme la nourriture avait
-ici un mérite d’abondance que le camp de Vöhrenbach ignorait. Je
-profitais, il est vrai, du régime des soldats allemands soignés au
-Lazarett; toutefois, je notai que le gouvernement impérial et royal,
-s’il rationnait avec âpreté les civils, gâtait en revanche ses
-troupiers, blessés ou malades, avec une habileté remarquable. A
-l’hôpital d’Offenburg, on mangeait. Cuisine boche et cuisine de guerre,
-bien entendu, dont un Français s’accommode mal, mais cuisine copieuse.
-Le soir de mon arrivée, à six heures, j’eus de la semoule, des pruneaux
-et du thé. J’ai dit ailleurs que l’Allemand, même en temps de paix, se
-contente d’un repas léger pour finir la journée, et, le plus souvent,
-d’un peu de charcuterie. Et nos coutumes sont différentes.
-
-Il n’y avait pas le moindre éclairage dans ma chambre. La nuit tombée,
-il ne me restait que la ressource de dormir. En Allemagne, on dort au
-commandement.
-
- * * * * *
-
-La captivité en commun ne pousse pas l’homme à cette dionysie chantée
-par leur Nietzsche. La réclusion dans une chambre d’hôpital, croyez-vous
-qu’elle incite aux molles rêveries? Le soldat, meurtri dans sa chair,
-qu’on laisse seul en face de la solitude, tout à ses chagrins intimes,
-sur quoi se greffent l’horreur de l’exil et l’incertitude de l’avenir,
-que voulez-vous qu’il fasse pendant une longue journée de dimanche?
-J’avais emporté quelques livres de Vöhrenbach. Pas un ne fixa ma pensée.
-Depuis l’aurore, j’étais debout. La fenêtre, ouverte sur le parc, ne me
-donnait vue que sur des arbres de premier plan. Spectacle émouvant s’il
-en fut.
-
-La _Frankfùrter Zeitùng_ me tira de l’engourdissement. En cette fin de
-juillet, la lecture d’un journal était un réconfort à ne pas négliger.
-L’offensive de la Somme inquiétait les Boches. L’offensive russe d’autre
-part les occupait aussi. Les critiques militaires pataugeaient dans des
-dissertations vaseuses qui sentaient le désastre de vingt lieues.
-Quinquina de qualité supérieure pour un prisonnier.
-
-Au lavabo, qui se trouvait en face de ma chambre et dont je n’étais
-séparé que par un étroit couloir, je rencontrai l’un des deux soldats
-français dont le Suisse m’avait parlé. Côte à côte sous les robinets
-bruyants, au milieu des Boches, à moitié nus comme nous et comme nous
-penchés sous l’eau froide, nous causions. Je lui résumai le communiqué
-du jour. Il me regardait avec des yeux hagards.
-
---Qu’y a-t-il? lui demandai-je.
-
---Nous avons attaqué? me demanda-t-il à son tour.
-
-Ce fut moi qui demeurai stupide.
-
---On ne nous a rien dit, fit-il encore.
-
---Comment! vous ne savez pas que les Français et les Anglais mènent la
-vie dure aux Boches depuis le 1ᵉʳ juillet?
-
---Non, nous ne savons rien. Nous sommes pourtant ici depuis deux mois.
-Mais on ne nous a rien dit. N’est-ce pas, nous ne comprenons pas
-l’allemand, nous autres. Alors, on ne sait rien.
-
-J’emmenai mon compagnon dans ma chambre, et, dépliant sur le lit les
-cartes que j’avais moi-même consultées peu d’instants avant, je lui
-révélai en gros les résultats obtenus par les Anglais, et par les
-Russes, et par nous. Le malheureux était fou de joie. Il ne me quittait
-pas du regard.
-
---C’est bien vrai, mon lieutenant?
-
---Comment? Si c’est vrai? Voyez la carte, ces lignes successives en
-rouge, en bleu, en jaune. Est-ce que vous croyez que je suis fou?
-
---Ah! c’est si beau, qu’est-ce que vous voulez, on ne peut pas y croire
-tout de suite. Il faut réfléchir. Alors, ils n’ont pas dépassé Verdun?
-
-Un gouffre s’ouvrait devant moi.
-
---Dépassé Verdun? fis-je. Mais ils ne l’ont jamais pris.
-
---Pas pris? Ça, c’est épatant.
-
---Ils vous ont dit qu’ils l’avaient pris?
-
---Il y a belle lurette, mon lieutenant.
-
-Et, soudain:
-
---Vingt-deux! dit-il. Voilà la sœur. Je m’en vais. Qu’est-ce qu’elle va
-me casser!
-
-La _Schwester_ avait la mine courroucée. Grande, large, la figure
-épaisse, les yeux durs, la voix rude, c’était un cuirassier déguisé en
-religieuse. Elle parlait le français, celle-là, et très bien. Elle
-marcha sur moi.
-
---Vous lisez l’allemand? dit-elle, sur un ton de colère.
-
---Oui, madame.
-
---Qui vous a donné ce journal?
-
---Je l’ai acheté.
-
---Ah!
-
-Elle allait dire autre chose, mais elle se ravisa, et elle sortit après
-m’avoir servi, comme à regret, un bol de bouillon. Madame la diaconesse
-ne semblait pas avoir inventé la charité chrétienne. La petite
-_Schwester_ de la veille était plus sympathique.
-
---_Wie geht’s?_
-
-Elle revint dans l’après-midi, à deux heures, avec son même sourire et
-sa même voix chantante. Elle m’apportait le café au lait, le pain, et
-trois gâteaux secs. Un feldwebel d’administration l’accompagnait. Il me
-compta six biscuits de guerre, marque Vendroux, et me demanda d’émarger
-sur un cahier. La _Schwester_ m’expliqua que ce _Liebesgabe_ (don
-d’amour) était offert aux prisonniers par la Croix-Rouge française.
-
-L’hôpital devenait un paradis. Je regorgeais de biens. Le Suisse présuma
-que je lui abandonnerais le _Liebesgabe_; mais j’appelai mon compagnon
-du lavabo. Il entra timidement.
-
---La sœur ne vous a rien dit? fit-il.
-
---Non. Pourquoi?
-
---Elle nous a défendu de vous parler, et elle a dit que, si elle nous
-voyait avec vous, elle nous punirait.
-
---Alors, sauvez-vous! Et emportez ça, vite!
-
-Mais il ne se hâtait pas de ramasser les biscuits, les cigarettes, et
-les quelques friandises que je lui avais préparées. Je lui conseillai de
-ne pas s’attarder chez moi.
-
---Oh! fit-il, moi, je m’en f...
-
-La méchante _Schwester_, bien allemande, joignait donc la sournoiserie à
-la haine. Pourquoi menacer mes compatriotes moins élevés dans la
-hiérarchie militaire, et pourquoi ne pas même m’informer de sa décision?
-
-Mais il était écrit que j’en verrais d’autres encore.
-
-Vers quatre heures, je lisais. Ma porte s’ouvrit. Je me retournai. La
-grande diaconesse entra, et je me levai. Elle introduisit chez moi une
-madame savamment endimanchée, qui me contempla comme on contemple un
-tigre dans une ménagerie. Je fis demi-tour sans rien dire, et repris ma
-lecture.
-
-Une demi-heure plus tard, la même scène recommença, pour une nouvelle
-visiteuse. J’étais le phénomène de l’endroit. Mais je n’avais aucune
-envie de me prêter à ce genre de sport. Je dis à la _Schwester_:
-
---Madame, un officier français n’est pas ici pour servir d’amusement aux
-dames d’Offenburg. Vous n’avez pas compris mon geste de tout à l’heure.
-C’est pourquoi je mets les pieds dans le plat. Je vous prie de me
-laisser en repos; sinon, je vous expulserai, au mépris de vos
-règlements, et je me plaindrai auprès de la Croix-Rouge de votre
-conduite un peu trop singulière pour une _Schwester_.
-
-Déjà, elle sortait. Je la suivis, et, m’adressant à la sentinelle qui se
-pétrifia au garde-à-vous:
-
---Quant à toi, si tu laisses entrer un civil chez moi, tu auras de mes
-nouvelles.
-
---_Zùm Befehl, Herr Leùtnant!_ (A vos ordres, monsieur le lieutenant).
-
-Car c’est de cette façon qu’il faut parler à ces gens-là.
-
- * * * * *
-
-Le lundi matin, monsieur le médecin-chef de l’hôpital d’Offenburg daigna
-s’occuper de moi. Il m’examina sommairement, dicta des ordres à son
-aide, et m’autorisa à prendre des bains. Pendant qu’il jetait un coup
-d’œil sur les bouquins de ma table, je lui demandai si le bureau du
-Lazarett pourrait m’envoyer l’argent que je lui réclamais depuis
-l’avant-veille. Il me promit la terre et la lune; mais, comme il aperçut
-que je possédais un exemplaire de la _Germania_ de Tacite, acheté à la
-kantine de Vöhrenbach, il se retira assez précipitamment et tout le
-monde avec lui, y compris les deux _Schwester_, la petite, qui souriait,
-et la grande, qui était renfrognée.
-
-Tout s’acharnait contre moi dans cet hôpital: l’infirmière chrétienne,
-parce que je lisais la _Frankfùrter Zeitùng_, et le médecin militaire,
-parce que j’avais le texte d’un opuscule terrible. Je devinai que le bon
-vieux Gott me chasserait de ce paradis.
-
-Chaque matin, on m’appliquait le traitement prescrit. On y mettait cinq
-minutes, mais je ne désirais pas qu’on me frictionnât tout le corps avec
-des parfums d’Arabie.
-
-Le lundi soir, j’attendais encore mon argent. J’envoyai une lettre
-réglementaire au médecin-chef du Lazarett. Le mardi soir, j’attendais
-mon argent et la réponse du médecin-chef. Je lui envoyai une nouvelle
-lettre, un peu plus sèche. Le mercredi soir, j’attendais toujours. Cette
-fois, j’écrivis une lettre violente.
-
-Enfin, le jeudi matin, j’obtins satisfaction. A huit heures, le
-gestionnaire vint lui-même, avec mille excuses, me délivrer ce qui
-m’appartenait. Mais, à neuf heures, le médecin-chef entra dans ma
-chambre, m’examina plus sommairement que la première fois, si possible,
-et m’annonça que je partirais à midi. C’était clair.
-
-La petite _Schwester_ souriait.
-
---Déjà guéri? fit-elle.
-
---Oh! oui, lui répondis-je. On guérit vite dans les hôpitaux allemands.
-
-Et, me tournant vers la grande:
-
---N’est-ce pas, madame?
-
-Elle ne répliqua point. Elle souriait aussi.
-
-L’infirmier suisse était désolé. Au moment où il allait pouvoir réaliser
-quelques bénéfices, je partais. Il m’aida à préparer ma valise. Je
-voyais qu’il brûlait de me poser une question.
-
---Qu’est-ce qu’il y a? Dites.
-
-Il tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux.
-
---Vous abbelez ça un mouchoir de boche?
-
---Oui.
-
---Et aussi les Allemands, vous les abbelez des Boches?
-
---Oui.
-
---Alors, vous abbelez ça un mouchoir de Allemand? Bourquoi? Bouvez-vous
-m’exbliquer?
-
-Je crus qu’il se moquait de moi. Mais il tenait son sérieux, et je tins
-le mien.
-
---Vous confondez. L’Allemand, c’est un Boche, oui.
-
---Oui, oui.
-
-Comme je regrettais que le doktor Rueck et la _Kommandantur_ de
-Vöhrenbach ne fussent pas là!
-
---Et le mouchoir, c’est un mouchoir de poche.
-
---Oui, de boche.
-
---De poche.
-
---Oui, de boche.
-
---Vous prononcez mal.
-
---Je ne combrends bas, dit-il, découragé.
-
---Moi non plus, mais ça n’a aucune importance.
-
-Je quittai le Lazarett sur cette scène de comédie, sans revoir les deux
-convalescents français. Un soldat en armes m’accompagna. Il porta ma
-valise jusqu’à la voiture que j’avais commandée. Quel équipage! La
-calèche, en assez bon état, construite pour être attelée de deux
-chevaux, n’avait qu’une haridelle d’un seul côté du timon. Le cocher me
-salua respectueusement. Je me mordais les lèvres. Tout l’hôpital était
-aux fenêtres ou devant la porte. Je m’en allai content, puisque le
-médecin-chef avait affirmé que j’étais guéri.
-
-
-
-
-_à Claude Farrère_
-
-CHAPITRE XX
-
-LA FAIM EN ALLEMAGNE
-
-
-On a remarqué sans doute que, dans les premières pages de mon journal de
-captivité, j’ai relevé avec soin les menus que les Allemands nous
-offrirent. Prisonnier, je n’attendais point qu’on me traitât en prince.
-Mais j’avais lu si souvent que l’Allemagne se consumait du manque de
-vivres, que je voulais m’en assurer. Or on ne nous avait pas bourré le
-crâne, voilà ce qu’il faut que je reconnaisse sans détour.
-
-Certes, à la citadelle de Mayence, pendant que nous subissions la
-quarantaine de rigueur, on nous gâta, c’est indéniable. Ce qu’on nous
-servait à chaque repas n’était ni mauvais, ni insuffisant. Si ce régime
-avait duré, jamais je n’aurais cru à la faim allemande, car, pour
-nourrir ainsi des prisonniers, il apparaissait que l’Allemagne ne se
-privait pas. Mais ces jours d’abondance ne se prolongèrent point. Je
-l’ai déjà dit. Je n’y reviendrai pas. Exception faite pour l’hôpital
-d’Offenburg, où j’étais sur le même pied que les blessés allemands, tout
-au moins quant à la nourriture, je dois déclarer que les jours de
-Mayence furent des jours miraculeux.
-
-Pendant toute ma captivité, j’ai copié tous les menus du camp de
-Vöhrenbach. Une ardoise nous annonçait dès le matin les surprises que la
-_Kommandantur_ nous réservait. J’ouvre au hasard mon petit calepin noir,
-et voici le programme exact et complet d’une semaine entière:
-
-
-OCTOBRE 1916:
-
-
-
-Lundi, 2: _matin_ = potage
- choux rouges
- pommes de terre en robe
- une pomme
-
- _soir_ = soupe aux légumes
- carottes et pommes de terre
-
-Mardi, 3: _matin_ = potage
- bœuf bouilli
- pommes de terre en robe
- betteraves
- une pomme
-
- _soir_ = pommes de terre au persil
-
-Mercredi, 4: _matin_ = potage
- poisson bouilli
- pommes de terre en robe
- compote
-
- _soir_ = choux bouillis
-
-Jeudi, 5: _matin_ = choux-fleurs à l’eau
- pommes de terre en robe
- une pomme
-
- _soir_ = carottes et navets.
-
-Vendredi, 6: _matin_ = potage
- poisson bouilli
- pommes de terre en robe
- une pomme
-
- _soir_ = semoule
- marmelade
-Samedi, 7: _matin_ = potage
- ragoût de mouton
-
- _soir_ = pommes de terre en robe
- salade verte
-
-Dimanche, 8: _matin_ = potage
- chevreuil rôti
- pommes de terre en robe
-
- _soir_ = cacao
- fromage
-
-Avant de vous émerveiller sur les magnificences relatives de ce tableau,
-permettez-moi de vous présenter quelques observations.
-
-D’abord, dans cette semaine, combien de fois avons-nous eu de la viande?
-Deux fois, car il sied de ne pas faire compte du ragoût de mouton, qui
-ne contenait pas plus de morceaux de mouton qu’un gigot de pré salé ne
-contient de pointes d’ail en pays de langue d’oïl. Encore est-il bon que
-vous sachiez que la tranche de bœuf ou de chevreuil, qui revenait à
-chacun de nous, n’aurait pas contenté un enfant de quatre ans. Vous
-avouerez que c’est maigre. Cependant, nous eûmes deux fois de poisson,
-il est vrai, et j’ajoute que ces deux poissons furent le seul aliment
-substantiel de toute cette semaine. Mais tels qu’on nous les servait,
-nous ne pouvions pas les manger, car ils sentaient la vase et n’étaient
-cuits que dans l’eau douce, et nous étions obligés de les accommoder sur
-nos réchauds, si nous voulions en tirer parti.
-
-Le caractère de cette cuisine était de n’exiger du cuisinier aucune
-aptitude professionnelle. La viande, le poisson et les légumes, tout
-était cuit à l’eau, toujours à l’eau. Rien de plus. Pas un gramme de
-beurre, pas un gramme de graisse, pas un gramme d’un produit quelconque
-analogue à la cocose ou à la végétaline, et pas une goutte d’huile ne
-tombait dans les marmites. Essayez de vous représenter ce que peuvent
-avoir d’appétissant, préparés de cette manière, si c’est là une
-préparation, des choux rouges, ou des betteraves, ou un mélange de
-carottes et de navets, ou des choux-fleurs. Avez-vous déjà mangé de la
-salade sans huile et sans vinaigre? Je croyais que les lapins
-monopolisaient ce régal. Tendriez-vous le bras pour une nouvelle
-assiettée d’un potage éternellement Kubb ou Maggi? Et surtout, vous
-suffirait-il à dîner de cette mixture innommable qu’est une bouillie de
-semoule accompagnée d’une marmelade acide? Et surtout, et surtout,
-enfin, feriez-vous vos beaux dimanches de ce menu du soir que je vous
-recommande: deux bouchées de fromage de gruyère et une tasse de cacao à
-l’eau? Pour terminer, et afin de répondre à l’objection que vous me
-feriez en me rappelant que des pommes de terre, faute de mieux,
-constituent un plat consistant, je vous révèlerai que chaque rationnaire
-n’avait droit qu’à une livre de cette précieuse denrée, soit, par repas,
-trois _kartoffeln_ de taille moyenne et souvent plus ou moins avariées.
-Et maintenant, je vous demande de relire ce tableau de notre
-alimentation, pendant la semaine du 2 au 8 octobre 1916. Aucun élément
-ne vous manquera pour juger. Mais je ne crains plus vos objections, et
-vous vous écrierez:
-
---Mais vous mouriez de faim! Mais on vous traitait comme des pourceaux!
-Et c’est pour cette cuisine qu’on vous retenait cinquante-quatre marks
-par mois?
-
-Oui, pour cette cuisine. Car, si, pendant les premiers mois, on nous
-donnait au réveil une espèce de liquide terne qu’on appelait café au
-lait et qui n’était supportable qu’à la condition de le sucrer et de
-l’allonger de lait condensé, nous dûmes bientôt payer un supplément
-quotidien de quinze pfennigs pour prétendre à ce nectar.
-
-Tel était l’ordinaire du camp de Vöhrenbach. Et vous avez raison: sans
-les colis de victuailles qui nous arrivaient à peu près régulièrement de
-France, nous serions morts de faim.
-
-Une question se pose: l’Allemagne pouvait-elle faire plus pour les
-prisonniers? N’était-elle pas elle-même trop gênée pour songer aux
-autres avant de songer à ses fils? Je ne sais pas si vraiment elle ne
-pouvait pas faire plus pour nous. Il est difficile d’établir la mesure
-exacte de ses ressources. Mais je sais ce que j’ai vu et j’ai vu qu’une
-gêne réelle pesait sur elle en 1916. Faut-il penser que c’est pour
-s’abîmer en des études de chimie organique que certaines sentinelles du
-camp de Vöhrenbach se penchaient sur les poubelles où des officiers
-prisonniers jetaient leurs pauvres restes? Faut-il penser que c’est par
-amour de l’humanité que ces mêmes sentinelles, pour quelques boîtes de
-conserves et une miche de pain, consentaient à l’évasion de ces mêmes
-officiers? Mais je veux rapporter deux anecdotes.
-
-A la fin de mois de juillet 1916, venant de l’hôpital d’Offenburg et
-rentrant au camp de Vöhrenbach, j’arrivai en gare de Donaùeschingen au
-crépuscule. J’avais une heure à attendre avant de repartir. Un soldat
-allemand m’accompagnait. Il m’accorda la permission de dîner à mes frais
-au buffet de la gare, et il s’installa à la même table que moi, un bock
-de bière sous le nez et le fusil chargé entre les jambes. Une vingtaine
-de civils jouaient déjà des mâchoires. Pour la première fois, je me
-trouvais dans une salle de restaurant. J’étais curieux de consulter la
-carte du jour. Il n’y en avait point. Le dîner était à menu fixe, et
-chacun devait s’incliner.
-
---C’est la guerre! me dit la _kellnerin_, en bon français.
-
-Comme à tout le monde, on me servit d’abord une énorme crèpe, sans sucre
-et sans confiture; puis, une salade, sans assaisonnement; et enfin, un
-morceau de tarte aux prunes qui n’était pas d’une douceur exagérée.
-C’est tout. Le client apportait son pain, et mes voisins roulèrent des
-yeux effarés devant le gâteau blanc qui me venait de France et que
-j’avais tiré de ma valise. Le vin et la bière m’étant défendus, je
-buvais du thé. Pour achever d’éblouir mes hôtes, j’avais négligemment
-laissé sur le coin de la table ma provision de sucre et, comme un chien
-me regardait d’un air navré, je lui offris quatre ou cinq morceaux de la
-marchandise introuvable. Les dîneurs étaient outrés. Je demeurais
-impassible. J’eus néanmoins une petite grimace, quand la _kellnerin_ me
-réclama quatre marks soixante-quinze pour une chère aussi dérisoire.
-J’ignore si tous les clients furent écorchés dans les mêmes proportions,
-mais je constatai qu’ils n’avaient eu rien de plus à manger que
-moi-même. Et j’imaginai la musique qu’on aurait menée en France, en
-1916, si l’on avait servi des dîners de ce genre aux voyageurs
-conscients et organisés.
-
-Quelques jours plus tôt, dans la _Frankfùrter Zeitùng_, à la rubrique
-des tribunaux, j’avais lu une histoire assez stupéfiante. Il s’agissait
-d’un habile commerçant qui avait inventé un _ersatz_ extraordinaire, un
-produit spécial destiné à remplacer à la fois l’huile et le vinaigre
-nécessaires à la salade. Hélas! des acheteurs se plaignirent de la
-qualité du produit. On l’analysa, et les experts fournirent les
-résultats suivants:
-
-Eau pure = 99,7%
-matières solides = 0,3 %
-matières grasses = 0,00%
-
-L’inventeur fut récompensé par deux mois de prison et le tribunal lui
-infligea mille marks d’amende. La _Frankfùrter Zeitùng_ est un journal
-sérieux. Elle ne publie pas des farces à la Cami, et G. de Pawlowsky, si
-fécond en «dernières nouveautés», ne figurerait pas au nombre de ses
-rédacteurs. Mais que présagez-vous d’un pays où l’on peut mettre en
-vente un produit comme celui-là et où les buffets de gare présentent aux
-civils des repas aussi magnifiques? M’accusera-t-on de partialité, si
-j’insinue que ce pays-là ne possède peut-être pas de quoi manger à sa
-faim? On est tellement persuadé chez nous que les gazettes et le
-gouvernement nous ont gorgés de mensonges, que l’on finit par douter de
-tout, sous prétexte que la famine, annoncée peut-être avec trop d’éclat,
-n’a pas anéanti les Boches en six semaines. Pourtant, si la famine
-souhaitée ne s’est pas produite, la faim a fait son œuvre lente et sûre.
-Seulement, en France, nous avons mal posé la question.
-
-Longtemps, le peuple français a cru qu’il suffirait d’empêcher
-l’introduction du blé chez les Allemands pour empêcher la guerre de
-traîner en longueur.
-
---Faute de pain, disait-on, l’Allemagne sera contrainte de demander
-grâce.
-
-De là naquit cette idée d’épuiser l’ennemi en lui supprimant le blé. De
-là aussi, plus tard, vint quelque désolation quand des territoires
-russes et roumains, riches en céréales, tombèrent aux mains de ceux que
-le blocus devait ruiner rapidement. Certes, la Russie et la Roumanie
-furent une aubaine rare pour la Prusse, nul ne songe à le nier.
-Toutefois, il ne faut rien exagérer, et le problème est ailleurs. A la
-vérité, le manque de pain n’a pas tant fait souffrir le peuple allemand
-que certains journaux ont bien voulu l’affirmer. Ceux qui avaient voyagé
-outre-Rhin, avant la guerre, savaient déjà que l’Allemand n’est pas un
-amateur de pain. On a souvent cité ce trait à quoi se reconnaissait un
-Français hors de chez lui, dans un hôtel ou sur un paquebot: c’est qu’il
-consommait une prodigieuse quantité de pain. Le pain est notre
-nourriture nationale. Nous gémirions d’en être privés ou de n’en pas
-avoir à notre guise. Il n’en va pas de même de l’Allemand. Son aliment
-essentiel, à lui, c’est la pomme de terre, la _kartoffel_.
-
-Nous aussi, Français, nous aimons la pomme de terre, mais d’une autre
-façon. Il nous fatiguerait d’en manger tous les jours et à tous les
-repas. Elle est pour nous un légume quelconque, au même titre que le
-petit pois ou la tomate. Elle va même quelquefois jusqu’à devenir un
-légume choisi, et souvent rien ne nous semble supérieur au
-«bifteck-frites» des familles. Pour l’Allemand au contraire, la pomme
-de terre est une chose substantielle que l’on ne traite pas en
-fantaisie. On la mange ordinairement au naturel, en robe de chambre:
-_pellkartofell_, pomme de terre en peau, que l’on mange avec tout, avec
-le canard au jus, avec les œufs sur le plat et avec la saucisse fumée.
-Sur le plus grand nombre des tables boches, elles apparaissent en même
-temps que les hors-d’œuvre pour ne disparaître qu’à la fin du dessert.
-Cette coutume ne date pas de la guerre. Tout au plus a-t-elle été
-systématiquement préconisée par les autorités civiles et militaires afin
-de parer quand même à la pénurie de pain, dont je ne dis pas que
-l’Allemand fasse fi. Chez nous, on poussait le paysan à cultiver du blé,
-du blé, et du blé. Là-bas, c’est la culture de la pomme de terre qui
-était ordonnée. Les gazettes boches débordaient de lamentations, en
-1916, parce que la gelée avait réduit des deux tiers la récolte tant
-attendue des _kartoffeln_. On nous rationna. Alors je compris le rôle du
-pain et de la pomme de terre dans la grande guerre.
-
-Un matin, j’ai lu dans la _Frankfùrter Zeitùng_, sous la signature de
-Kory Towski, les vers suivants:
-
-
-LA POMME DE TERRE D’EMPIRE.
-
- Je suis la pomme de terre d’empire,
- Le sauveur du peuple allemand,
- Et, si l’épée allemande est victorieuse
- Et si le Français ne conquiert pas le Rhin,
- Je suis la pomme de terre d’empire,
- J’y suis pour ma part.
-
- Je suis le noble tubercule
- Qui agit en secret.
- Qu’on soit empereur ou palefrenier,
- J’ai droit sur la table à une place d’honneur.
- Je suis le noble tubercule
- Qui garantit la force de l’Allemagne.
-
- Et que revienne la paix
- Avec ses dindes, ses saumons et ses gibiers,
- Je le sais, quand vous mangerez du caviar,
- Vous oublierez vite les pommes de terre en robe:
- Oui, que revienne la paix,
- Mon image modeste s’effacera.
-
- Pourtant dans l’histoire du monde
- Je soutiens mon rang
- Et, si l’Empire ne sombre pas,
- Si au contraire il se dresse triplement magnifique,
- Alors l’histoire du monde me payera
- A moi aussi, un jour, le tribut de sa reconnaissance.
-
-Ces vers apportent une preuve. Les expressions qu’on y relève attestent
-ce caractère d’importance de la _kartoffel_ allemande. L’auteur
-l’appelle: _die Reichskartoffel_, la patate d’empire, comme on dit une
-terre ou une loi d’empire. Elle est nettement sacrée comme le salut de
-l’Allemagne à quoi doit aller la reconnaissance nationale après la
-victoire, s’il y a victoire; et le mot _Heil_, salut, se hausse à une
-nuance religieuse. Mais ce petit poème, de style d’ailleurs très
-médiocre, n’est que de peu de prix auprès de cet autre, que j’ai trouvé
-la même année, dans le même journal[F]. Celui-ci est signé Emil Claar,
-et il est écrit en vers libres. Il est encore plus ébouriffant que le
-premier. Écoutez:
-
-
-A LA POMME DE TERRE.
-
- Infatigablement jaillie du sombre flux de la terre,
- Perle de la maison bourgeoise allemande,
- Aprement évoquée, vivement conjurée,
- Apaisante nounou d’un festin modéré,
- O pomme de terre!
-
- Pour toi, aujourd’hui, dans un amour pressant,
- On discute, on combat, on crie et l’on écrit,
- Des millions de langues indigentes
- Te célèbrent par des cantiques sacrés,
- Comme jamais fruit ne fut célébré,
- Comme rarement le fut un être vivant,
- Et dans la fuite des événements
- Tu demeures pour la sauvegarde du peuple élu,
- O pomme de terre!
-
- Ni les figues, ni les bananes, ni les tendres olives,
- Ni les merveilles du Sud qui distillent des douceurs,
- Rien n’a fait résonner du bruit de sa gloire
- Le monde attentif avec autant d’éclat
- Que toi, ô pomme de terre!
-
- Ni les huîtres, ni les truites, ni les truffes aromatiques,
- Ni les entrecôtes des buffles succulents,
- Rien n’a jamais ému,
- O désir ardent des grands et des petits,
- Comme tu émeus, dans la nécessité qui ronge,
- Toi, réconfortante sœur du pain sec,
- O chère pomme de terre!
-
- Car tu es la constante, la loyale,
- L’aide de l’estomac affamé,
- Celle qui a des soins maternels, l’indispensable,
- La fidèle gardienne d’un plaisir simple.
- Tu te dédoubles au temps rigoureux,
- Banquet sacré de la satisfaction.
- A toi compagne bien-aimée, à toi, bienfaisante,
- Vers qui le pauvre se penche avec confiance
- Quand, trésor de la glèbe féconde,
- Tu surgis des sillons comme une vraie délivrance.
- Salut à toi, ô pomme de terre!
-
-Prodigieuse source de remarques. Ne nous attardons pas sur la
-boursouflure héroïco-sentimentale et les prétentions lyriques du style:
-elles sont trop allemandes, et nous avons d’autres soucis. Mais notons
-en passant, pour notre connaissance de la psychologie des Barbares, les
-regrets si émouvants d’un «estomac affamé», ce rêve de figues, de
-bananes, de tendres olives, d’huîtres, de truites, de truffes et
-d’entrecôtes de buffle, alors que Kory Towski de son côté regrettait les
-dindes, les saumons et le caviar du bon temps de paix. Prenons acte
-aussi de cet aveu d’un «temps rigoureux» et d’une «nécessité qui ronge».
-La faim allemande n’est pas un mythe. La voilà bassement proclamée en
-phrases cadencées. J’ai traduit ces vers littéralement, en serrant le
-texte au plus près et sans outrer le sens ou la force des mots. Rien de
-plus grave que le ton de ce chant qui veut avoir par endroits des
-allures quasi mystiques. Qu’on ne s’y trompe pas. Moi-même, d’abord,
-j’ai cru à une plaisanterie d’un poète à la Franc-Nohain ou à la Raoul
-Ponchon. Il n’en est rien. Le poème d’Emil Claar est un hymne. La
-fantaisie est inconnue des poètes allemands, et pendant la guerre plus
-que jamais. C’est sans la moindre ironie que la pomme de terre est ici
-la réconfortante sœur du pain sec, et le trésor de la glèbe féconde, et
-l’aide de l’estomac affamé, et la perle de la maison bourgeoise
-allemande, et le banquet sacré de la satisfaction, et la sauvegarde du
-peuple élu. Peut-on nier, après ces plaintes authentiques, que
-l’Allemagne ait souffert de la faim? Et vous représentez-vous, bonnes
-gens de France, ce que dut être la faim de vos enfants prisonniers en
-Allemagne?
-
-Avez-vous lu ce conte de Georges d’Esparbès où l’on voit des trompettes,
-un jour de revue, sonner à perte d’haleine et tellement que, jusqu’à la
-fin de la cérémonie héroïque, nul n’a pu remarquer qu’un des trompettes
-était mort en sonnant? Ainsi de vos fils, bonnes gens de France, dans
-les camps d’Allemagne. Vous ignorez encore comment ils ont souffert,
-parce qu’ils sont revenus en souriant, ceux qui sont revenus. Mais quel
-crime avaient-ils commis pour mériter ce châtiment?
-
- (_Écrit à Ouargla en 1919.
- Revu en 1924 à Paris._)
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES
-
-
-I.--Prisonnier 9
-II.--Des Chambrettes à Rouvrois 25
-III.--De Rouvrois à Pierrepont 41
-IV.--L’usine de Pierrepont 56
-V.--Cobern--Coblence--Mayence 68
-VI.--La quarantaine 83
-VII.--Le saloir de Mayence 97
-VIII.--La fenêtre fermée et la porte ouverte 109
-IX.--Le camp de Mayence 121
-X.--Vers un autre camp 134
-XI.--Le camp de Vöhrenbach 146
-XII.--Têtes de Boches 157
-XIII.--Offiziergefangenenlager 169
-XIV.--Le sens de l’honneur et quelques autres vertus 182
-XV.--Autres têtes de Boches 194
-XVI.--Le régime des représailles 204
-XVII.--La vie quotidienne 220
-XVIII.--Les évasions 235
-XIX.--L’hôpital d’Offenburg 246
-XX.--La Faim en Allemagne 260
-
-
-ACHEVÉ D’IMPRIMER
-EN DÉCEMBRE 1924
-PAR F. PAILLART A
-ABBEVILLE (SOMME).
-
- * * * * *
-
- BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
-
-
- Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918)
-
- Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21
-
- Exemplaires ordinaires 100 fr. les 4 volumes
- Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ 1 à xxv) 1120 fr. --
- Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250) 336 fr. --
-
-
-Format in-8º couronne (12 × 19)
-
-
-_ROMANS & CONTES_
-
-
-BALKIS
-
-_Personne._
-_En marge de la Bible._
-
-
-PIERRE BILLOTEY
-
-_Le Pharmacien spirite._
-_Raz-Boboul._
-
-
-SUZANNE DE CALLIAS
-
-_Jerry._
-
-
-NONCE CASANOVA
-
-_La Libertine._
-_Messaline._
-
-
-RENÉE DUNAN
-
-_Baâl._
-
-
-RAYMOND ESCHOLIER
-
-_Le Sel de la Terre._
-
-
-MAURICE D’HARTOY
-
-_L’Homme Bleu._
-
-
-RENÉ-MARIE HERMANT
-
-_Kniazii._
-_En détresse._
-_La Femme aux hommes._
-_Fakir._
-
-
-JONCQUEL ET VARLET
-
-_Les Titans du Ciel._
-_L’Agonie de la Terre._
-
-
-MAGALI-BOISNARD
-
-_Mâadith._
-_L’Enfant taciturne._
-
-
-GEORGES MAUREVERT
-
-_Le Grand Plagiat._
-
-
-MARCEL MILLET
-
-_La Lanterne chinoise._
-
-
-ALICE ORIENT
-
-_La Tunique verte._
-
-
-GASTON PICARD
-
-_Les Surprises des Sens._
-
-
-THIERRY SANDRE
-
-_Mienne._
-_Le Purgatoire._
-
-
-P.-J. TOULET
-
-_Béhanzigue._
-
-
-THÉO VARLET
-
-_La Bella Venere._
-_Le Dernier Satyre._
-_Le Démon dans l’âme._
-
-
-VARLET ET BLANDIN
-
-_La Belle Valence._
-
-
-WILLY ET MENALKAS
-
-_L’Ersatz d’Amour._
-_Le Naufragé._
-
-
-_POÉSIE_
-
-
-JOACHIM DU BELLAY
-
-_La Amours de Faustine._
-
-
-FAGUS
-
-_La Danse Macabre._
-_La Guirlande à l’Épousée._
-_Frère Tranquille._
-
-
-ANDRÉ FONTAINAS
-
-_Récifs au Soleil._
-
-
-LUCIEN JACQUES
-
-_La Pâque dans la grange._
-
-
-TRISTAN KLINGSOR
-
-_Humoresques._
-
-
-LOYS LABÈQUE
-
-_Le Miroir mystique._
-
-
-ALPHONSE MÉTÉRIÉ
-
-_Le Livre des Sœurs._
-_Le Cahier Noir._
-
-
-MUSÉE
-
-_Héro et Léandre._
-
-
-HENRY MUSTIÈRE
-
-_La Nouvelle Franciade._
-
-
-JEAN ROYÈRE
-
-_Poésies._
-
-
-CH. DE SAINT-CYR
-
-_Le Livre d’Iseult._
-
-
-JEAN SECOND
-
-_Le Livre des Baisers._
-
-
-THEO VARLET
-
-_Aux Libres Jardins._
-
-
-_THÉATRE_
-
-
-HENRY STRENTZ
-
-_Théâtre de Hans Pipp._
-_Nouveau Théâtre de Hans Pipp._
-
-
-_LITTÉRATURE_
-
-
-ATHÉNÉE
-
-_Le Chapitre Treize._
-
-
-FAGUS
-
-_Essai sur Shakespeare._
-
-
-LÉON BOCQUET
-
-_Les Destinées Mauvaises._
-
-
-_ART_
-
-
-LE FAUCONNIER
-
-_Album_, préface de _J. Romains_.
-
-
-Exemplaires sur Alfa français 7.50 Exemplaires sur Hollande 33 --
- -- Arches 22 -- -- Japon 55 --
-
-
-Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (=1813-1814=).
-
-Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard DRIAULT).
-
-Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr.
-
-
-NOTES:
-
-[A] _Feldgraù_ = gris de campagne. Les Allemands appellent ainsi
-leurs soldats à cause de la couleur de leur uniforme. Et les nôtres
-sont maintenant des _Himmelblaù_ (bleu de ciel) après avoir été des
-_Rothosen_ (pantalons rouges).
-
-[B] _Major_ = Chef de bataillon, commandant.
-
-[C] _Oberst_ = Colonel.
-
-[D] Les Allemands nomment ainsi: «_tenant lieu d’officier_», les
-sous-officiers à qui ils accordent la patte d’épaule de lieutenant
-pour la durée de la guerre, mais qu’ils ne considèrent pas comme de
-véritables officiers.
-
-[E] _Frankfùrter Zeitùng_, 27 juillet 1916.
-
-[F] _Frankfùrter Zeitùng_, 28 octobre 1916.
-
-
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PURGATOIRE ***
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- The Project Gutenberg eBook of Le Purgatoire, par Theirry Sandre.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Purgatoire</span>, by Thierry Sandre</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Purgatoire</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Thierry Sandre</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: May 21, 2022 [eBook #68138]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE PURGATOIRE</span> ***</div>
-<hr class="full" />
-
-<div class="c">
-<a href="images/cover.jpg">
-<img src="images/cover.jpg" height="500" alt="" /></a>
-</div>
-
-<p class="c">LE PURGATOIRE<br /><br /><br />
-JUSTIFICATION DU TIRAGE</p>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td><span style="margin-left: 2em;">Il a été tiré:</span></td></tr>
-<tr><td>20 exemplaires sur Madagascar, numérotés de 1 à 20.</td></tr>
-<tr><td>30 exemplaires sur Lafuma pur fil, numérotés de 21 à 50.</td></tr>
-<tr><td>40 exemplaires sur papier Saumon, hors commerce.</td></tr>
-</table>
-
-<div class="blockquot1"><p class="nind"><i>Tous droits de reproduction réservés Copyright 1924 by Edgar
-Malfère</i></p></div>
-
-<hr />
-
-<p class="c">BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON</p>
-
-<hr />
-
-<p class="c">THIERRY SANDRE<br /></p>
-
-<h1>LE PURGATOIRE</h1>
-
-<p class="c">
-&mdash;&mdash;&mdash;<br />
-<i>SOUVENIRS D’ALLEMAGNE</i><br />
-&mdash;&mdash;&mdash;<br /><br />
-<br />
-
-<a href="#TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</a><br />
-<br />
-<img src="images/colophon.jpg"
-width="100"
-alt="" />
-<br />
-<br />
-<br />
-AMIENS<br />
-LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE<br />
-7, RUE DELAMBRE, 7<br />
-<br />
-1924<br />
-</p>
-<p class="nind">
-Seizième mille.<br />
-</p>
-
-<p class="c">DU MÊME AUTEUR:</p>
-
-<table cellpadding="2">
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td>1º <span class="smcap">Ouvrages publiés</span>:</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>I. <span class="smcap">Vers</span>: </td><td><i>Le Fer et la Flamme.</i><br />
- <i>Fleurs du Désert.</i></td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>II. <span class="smcap">Prose</span>:</td><td><i>Apologie pour les Nouveaux Riches.</i>
- <i>Mienne</i>, roman.</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>III. <span class="smcap">Traductions</span>:</td><td><span class="smcap">Jean Second</span>: <i>Le livre des Baisers</i>.<br />
- J. <span class="smcap">du Bellay</span>: <i>Les amours de Faustine</i>.<br />
- <span class="smcap">Musée</span>: <i>La touchante aventure de Héro et Léandre</i>.<br />
- <span class="smcap">Rufin</span>: <i>Épigrammes</i>.<br />
- <span class="smcap">Sulpicia</span>: <i>Tablettes d’une Amoureuse</i>.<br />
- <span class="smcap">Zaïdan</span>: <i>Al Abbassa</i>, roman trad. de l’arabe.</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td>2º <span class="smcap">Ouvrages annoncés</span>:</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>I. <span class="smcap">Romans</span>:</td><td><i>Le Chèvrefeuille.</i><br />
- <i>L’Unique.</i><br />
- <i>Monsieur Jules.</i><br />
- <i>L’histoire merveilleuse de Robert le Diable.</i><br />
- <i>Eloge de la République.</i></td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>II. <span class="smcap">Essais</span>:</td><td><i>Vie de Socrate.</i>
- <i>Le Pays de tous les mirages.</i><br />
- <i>La main de Fatma.</i></td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>III. <span class="smcap">Traductions</span>:</td><td>XXX: <i>La Comédie de l’Amour</i>.<br />
- <span class="smcap">Athénée</span>: <i>Le chapitre des Femmes</i>.<br />
- <span class="smcap">Longus</span>: <i>Daphnis et Chloé</i>.<br />
- <span class="smcap">Zaïdan</span>: <i>Allah veuille!</i>... ou <i>Le dernier</i><br />
- <i>Sultan</i>, roman trad. de l’arabe.</td></tr>
-</table>
-
-<div class="blk">
-<p class="cb">
-<i>A MADAME CHARLES COUSIN<br />
-QUI PERDIT SON FILS UNIQUE,<br />
-TOUTE SA VIE ET NOTRE ESPÉRANCE<br />
-A LA GUERRE.</i><br />
-</p>
-</div>
-
-<div class="poetry1"><div class="poem">
-<div class="stanza"><b>
-.... <i>UN BON ALLEMAND NE PEUT<br /> SOUFFRIR LES FRANÇAIS. MAIS IL<br /> BOIT
-LEURS VINS TRÈS VOLONTIERS.</i>»<br />
-<span style="margin-left: 50%;">GŒTHE (<i>Faust</i>)</span></b></div></div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_9" id="page_9">{9}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER"></a><i>à Henry Malherbe</i><br />
-</p>
-
-<h2>
-CHAPITRE PREMIER<br /><br />
-<small>PRISONNIER</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>9 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Deux soldats du 85ᵉ Saxon me conduisaient à travers champs vers
-l’intérieur des lignes ennemies.</p>
-
-<p>J’ouvrais de grands yeux. Les <i>feldgraù</i><a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a> se démenaient autour de
-nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant,
-soufflant, braillant; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la
-peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre
-tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin;
-d’autres revenaient en hurlant: des blessés. Car l’Allemand qui souffre
-pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière,
-tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi
-nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi
-j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé: le ravin du
-Bois-Chauffour.<span class="pagenum"><a name="page_10" id="page_10">{10}</a></span></p>
-
-<p>C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont.</p>
-
-<p>Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous
-pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et
-de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on
-pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de
-quelques-uns de ces gourbis: les réserves allemandes se chauffaient.
-Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion
-français entrât dans leur champ de tir.</p>
-
-<p>Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis.</p>
-
-<p>Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec
-joie.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Offizier?</i> demandaient-ils.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Ia</i>, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Offizier!</i> répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un
-général de bonne prise.</p>
-
-<p>Mais pas un ne m’adressa la parole.</p>
-
-<p>Mes gardiens me conduisirent à un jeune <i>feldwebel</i> coiffé de la
-casquette. Il parlait français.</p>
-
-<p>&mdash;Officier?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Artilleur?</p>
-
-<p>&mdash;Non, chasseur à pied.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et
-puis il y a du danger.</p>
-
-<p>Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent.</p>
-
-<p>Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle<span class="pagenum"><a name="page_11" id="page_11">{11}</a></span> flottait un petit
-drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à
-lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers
-pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue
-devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur
-qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le
-souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse; car l’Allemand a une
-odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient
-à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de
-tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour
-cette besogne on employait surtout des Français&mdash;chasseurs ou
-soldats&mdash;qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois,
-gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient
-nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux
-à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des
-brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours,
-dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait
-plus d’Allemands à soigner.</p>
-
-<p>Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une
-centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir,
-surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de
-campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques
-inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats
-creusaient hâtivement de nouvelles fosses.</p>
-
-<p>Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis,
-d’armes brisées, de vieux papiers et d’or<span class="pagenum"><a name="page_12" id="page_12">{12}</a></span>dures, qui me rappelaient
-certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les
-prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de
-petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air
-féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie
-qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens
-ou les Bavarois? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur
-aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils
-éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs
-portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en
-gros caractères, ce mot affreux: «<i>Flammenwerfer</i>». Mais tous se
-montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des
-cigares, et du pain quelquefois.</p>
-
-<p>&mdash;Pain K.K.? demandait un chasseur.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Ia, Ia</i>, répondait un grand gaillard. <i>Gùt, Gùt.</i> (Bon, Bon).</p>
-
-<p>&mdash;Noir, reprenait l’autre, dégoûté.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Ia, Ia.</i></p>
-
-<p>Et ils ne se comprenaient pas.</p>
-
-<p>Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait
-partout, écœurait.</p>
-
-<p>J’interrogeais les chasseurs que je trouvais.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3ᵉ?</p>
-
-<p>&mdash;Tué, mon lieutenant.</p>
-
-<p>&mdash;Tué? Comment?</p>
-
-<p>&mdash;Enterré par une grosse marmite.</p>
-
-<p>&mdash;Et le lieutenant P***?</p>
-
-<p>&mdash;Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la
-cavalerie, est mort sur le parapet<span class="pagenum"><a name="page_13" id="page_13">{13}</a></span> de la tranchée, sabre en main. Il
-n’y a plus d’officiers à la 3ᵉ, ni à la 4ᵉ.</p>
-
-<p>Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5ᵉ compagnie, par une balle à la
-tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur
-sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où
-luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4ᵉ.</p>
-
-<p>&mdash;Et le capitaine V***?</p>
-
-<p>&mdash;Il était blessé au moment de l’attaque.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la
-cuisse. Mais qu’est-il devenu?</p>
-
-<p>&mdash;Ils ont dû le tuer.</p>
-
-<p>Dans un coin&mdash;déjà,&mdash;quelques prisonniers travaillaient pour les
-Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils
-creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du
-ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence.</p>
-
-<p>Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5ᵉ compagnie. Il avait des
-larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La
-section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade.</p>
-
-<p>Nous nous serrâmes les mains.</p>
-
-<p>&mdash;Et le capitaine V***?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R***
-aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la
-droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous.</p>
-
-<p>Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le
-médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement
-sommaire.</p>
-
-<p>On apportait sur un brancard un soldat allemand,<span class="pagenum"><a name="page_14" id="page_14">{14}</a></span> qui avait les deux
-jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à
-côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux
-clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui
-enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa
-d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits.
-Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges.
-L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre
-pitié que celle de deux officiers français.</p>
-
-<p>Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement
-le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la
-contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres
-s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à
-nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un
-obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux
-fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient
-dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient
-réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid.
-J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie
-s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle: était-ce le
-prélude d’une contre-attaque? Si elle réussissait, si elle nous
-délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous
-pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la
-faveur de la nuit, si...</p>
-
-<p>Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus
-tard,&mdash;trop tard pour nous.<span class="pagenum"><a name="page_15" id="page_15">{15}</a></span></p>
-
-<p>Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre
-l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait,
-en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette.</p>
-
-<p>Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec
-les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la
-trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers,
-qui du moins ont la vie sauve.</p>
-
-<p>&mdash;La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en
-Allemagne. Oui, oui, <i>gùt, gùt</i>.</p>
-
-<p>Puis, ils questionnaient.</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous que nous prendrons Verdun?</p>
-
-<p>Un autre, plus lyrique, affirmait:</p>
-
-<p>&mdash;Dans deux semaines, <i>Verdun kapùt</i>. (C’en est fait de Verdun.)</p>
-
-<p>&mdash;<i>Ia, Ia</i>, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Ia, Ia</i>, répétaient-ils en chœur: Verdun, et la paix.</p>
-
-<p>Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir
-dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les
-derniers.</p>
-
-<p>Dans tous les groupes, c’était la même chanson.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Verdun kapùt</i>, la guerre est finie.</p>
-
-<p>Soudain, un coup de sifflet.</p>
-
-<p>Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs
-abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil
-et grimpent dans la direction des tranchées: une compagnie part en
-renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul<span class="pagenum"><a name="page_16" id="page_16">{16}</a></span> officier depuis que
-nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils? Qui conduit les
-troupiers?</p>
-
-<p>Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà le capitaine!</p>
-
-<p>Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le
-capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son
-ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé
-nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine.</p>
-
-<p>Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre
-affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons
-rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par
-l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche.</p>
-
-<p>Comme nous nous étonnons de les voir vivants:</p>
-
-<p>&mdash;J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que,
-pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez,
-un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il
-revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me
-piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas
-assez tôt, mon ordonnance paraît pour moi. Et nous n’avions comme armes
-que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil.
-Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant&mdash;et tout
-cela s’est passé en quelques secondes,&mdash;un officier allemand survenait,
-qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un
-leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui
-jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi,
-avec l’ordre de me protéger.<span class="pagenum"><a name="page_17" id="page_17">{17}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Très curieux, fis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Bien plus! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très
-correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse
-de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la
-Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est
-pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre
-tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose.</p>
-
-<p>Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier
-allemand.</p>
-
-<p>Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre
-promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa
-parole? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route? Peut-être.
-Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être
-que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite:
-afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou
-civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître
-aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils
-voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils
-jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même
-quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous
-n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si
-facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement
-de cruauté? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit
-par n’être plus dupe.</p>
-
-<p>Le capitaine poursuivait:</p>
-
-<p>&mdash;J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque<span class="pagenum"><a name="page_18" id="page_18">{18}</a></span> chose, je vous
-le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour
-venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous.
-Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des
-mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou
-d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine.
-Ils n’ont pas insisté.</p>
-
-<p>On nous conduisit enfin à un officier, à un <i>major</i><a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, lequel, sortant
-d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes officiers?... Combien?... Capitaine?... Ah, capitaine... et
-lieutenants?... Ah, lieutenants... et adjudant?... Ah! capitaine,
-active? réserve?... Votre tranchée est prise? Vous avez beaucoup de
-pertes?...</p>
-
-<p>Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier.</p>
-
-<p>Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la
-croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans
-doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux
-paroles du <i>major</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes blessés?... On vous soignera... Vous êtes fatigués?... On va
-attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est
-vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel.</p>
-
-<p>Il s’exprimait parfaitement en français.</p>
-
-<p>Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et,
-la nuit venant, il nous emmena.<span class="pagenum"><a name="page_19" id="page_19">{19}</a></span></p>
-
-<p>Au dernier moment, il nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers,
-c’est l’habitude en Allemagne.</p>
-
-<p>Et nous partîmes.</p>
-
-<p>La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine
-boîtait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre,
-nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour,
-il nous dit encore:</p>
-
-<p>&mdash;L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il
-faudrait courir. Est-ce que vous pourrez?</p>
-
-<p>En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se
-succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux.
-Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à
-munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques.
-Nous traversons un important réseau de fil de fer: ouvrage allemand? ou,
-plutôt, vieille défense française? Les obus n’éclatent pas loin de nous.
-Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui
-s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français
-soutiennent ou transportent.</p>
-
-<p>Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de
-nos chasseurs.</p>
-
-<p>Nous essayons de protester:</p>
-
-<p>&mdash;Vous nous avez dit que les ordonnances...<span class="pagenum"><a name="page_20" id="page_20">{20}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance.
-C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il
-nous retrouvera là-bas.</p>
-
-<p>Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent
-des fourrés.</p>
-
-<p>Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur
-le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle.</p>
-
-<p>Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous
-éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie
-marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe
-spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa
-disposition son téléphone personnel.</p>
-
-<p>Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le
-dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de
-brancardiers fatigués.</p>
-
-<p>&mdash;Un instant, fait-il.</p>
-
-<p>Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait
-sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais
-nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes.</p>
-
-<p>Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous
-parvenons à la ferme des Chambrettes.</p>
-
-<p>Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure.</p>
-
-<p>Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables:
-tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts
-de claies, de<span class="pagenum"><a name="page_21" id="page_21">{21}</a></span> gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées,
-rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le
-travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était
-en arrière de nos lignes?</p>
-
-<p>Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous
-entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi
-souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et
-couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus
-du sol, entouré d’un sentier de caillebotis,&mdash;gourbi somptueux, digne
-d’un général de division.</p>
-
-<p>Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente
-douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre
-solidement étayée.</p>
-
-<p>C’est le poste de commandement du colonel.</p>
-
-<p>Au fond, des lits de camp: bas-flanc, matelas et couvertures. A droite,
-une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se
-lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si
-vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous
-asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé.
-Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une
-boîte de cigares, et une grande carte du secteur.</p>
-
-<p>Le plus âgé des deux officiers allemands est l’<i>oberst</i><a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> commandant le
-36ᵉ régiment saxon d’infanterie. Il<span class="pagenum"><a name="page_22" id="page_22">{22}</a></span> grisonne. Il parle lentement et
-difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne.
-Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il
-nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction.
-L’<i>oberst</i> a l’air gêné.</p>
-
-<p>&mdash;Où avez-vous été pris?</p>
-
-<p>En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui,
-l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue:</p>
-
-<p>&mdash;Par qui?</p>
-
-<p>... Avez-vous eu beaucoup de pertes?</p>
-
-<p>... Beaucoup de prisonniers?</p>
-
-<p>... A quel effectif étiez-vous?</p>
-
-<p>... Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun?</p>
-
-<p>Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser
-perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le
-vieil <i>oberst</i> aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la
-forme.</p>
-
-<p>Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si
-nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne
-peut se retenir de nous poser la question que nous attendons:</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous que nous prendrons Verdun?</p>
-
-<p>C’est leur grande inquiétude nationale.</p>
-
-<p>Le capitaine réplique sans broncher:</p>
-
-<p>&mdash;Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre
-offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne
-l’aurez pas.</p>
-
-<p>Le vieil <i>oberst</i> nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne
-saurais démêler s’il sourit parce qu’il a<span class="pagenum"><a name="page_23" id="page_23">{23}</a></span> pitié de ce qu’il considère
-comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve.</p>
-
-<p>Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a
-conduits transmet un ordre au téléphone.</p>
-
-<p>Le vieil <i>oberst</i> nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier
-général de la division, à Villes.</p>
-
-<p>Puis, sans hésitation:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier?</p>
-
-<p>Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs.</p>
-
-<p>Mais le capitaine répond:</p>
-
-<p>&mdash;Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre
-artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont
-les inévitables accidents du travail.</p>
-
-<p>L’<i>oberst</i> penche la tête pour acquiescer.</p>
-
-<p>A son tour, le capitaine pose une question.</p>
-
-<p>&mdash;Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il
-est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que
-vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa
-famille puisse avoir son corps, après la guerre?</p>
-
-<p>L’<i>oberst</i> penche encore la tête et répond:</p>
-
-<p>&mdash;C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous
-fournir les renseignements nécessaires?</p>
-
-<p>L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les
-indications du capitaine.</p>
-
-<p>L’<i>oberst</i> ajoute:</p>
-
-<p>&mdash;Votre camarade sera enterré convenablement.</p>
-
-<p>Nous n’avons jamais su si la promesse de l’<i>oberst</i><span class="pagenum"><a name="page_24" id="page_24">{24}</a></span> a été mieux tenue
-que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à
-Mᵐᵉ V***.</p>
-
-<p>Mais le cuirassier s’est présenté.</p>
-
-<p>On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous
-saluons et nous sortons.<span class="pagenum"><a name="page_25" id="page_25">{25}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a><i>à José Germain</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE II<br /><br />
-<small>DES CHAMBRETTES A ROUVROIS</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>9 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme
-des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme
-et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous
-sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction.
-Hélas! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La
-canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid.
-Où dormirons-nous, ce soir? Après tant de forces dépensées, nous
-éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et
-l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste,
-et de la fièvre.</p>
-
-<p>A peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station.</p>
-
-<p>&mdash;Ravitaillement, dit le cuirassier.</p>
-
-<p>Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en
-parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux; tous les
-chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée<span class="pagenum"><a name="page_26" id="page_26">{26}</a></span>
-sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent
-peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien.</p>
-
-<p>Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est
-défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se
-raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le
-cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à
-terre.</p>
-
-<p>Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la
-ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont
-libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le
-travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent
-assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous
-sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est
-réservé? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter
-là-bas? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux
-mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme
-«<i>disparus</i>». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que
-«<i>disparu</i>» est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot,
-trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés,
-ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront? Mornes et
-douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir.</p>
-
-<p>Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous
-croyons qu’ils prendront Verdun? C’est un grand gaillard maigre, sans
-manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français,
-appris dans nos villages occupés, et nous<span class="pagenum"><a name="page_27" id="page_27">{27}</a></span> baragouinons, le capitaine et
-moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous
-parvenons à nous entendre à peu près.</p>
-
-<p>Il est Prussien, il est sur le front depuis le début; il a pris part aux
-premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la
-cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà
-entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour
-nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret,
-et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que «ça
-durera longtemps encore». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer
-la pilule, le capitaine V*** lui répond:</p>
-
-<p>&mdash;Quand la France sera <i>kapùt</i> (abattue, morte, détruite), quand
-l’Allemagne sera <i>kapùt</i>, il ne restera plus debout que les Anglais.
-Alors, la guerre sera finie,&mdash;dans deux ou trois ans.</p>
-
-<p>Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit
-la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal
-qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout
-le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que
-l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et
-maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est
-défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a
-fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses
-hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le
-cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la
-route que nous suivons est labourée d’or<span class="pagenum"><a name="page_28" id="page_28">{28}</a></span>nières très profondes, qui lui
-donnent un aspect irréparable, il nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces
-chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos
-forêts: nous les avons complètement déboisées.</p>
-
-<p>Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable
-que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur.
-Répondre? Et quoi? Que les coupables seront punis? Qu’ils seront
-condamnés à payer? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple
-soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne
-semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en
-Belgique et chez nous?</p>
-
-<p>Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de
-l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en
-voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement
-refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs
-à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ
-de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit
-nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous
-l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les
-tranchées n’ont pas été «retournées» contre nous par les Allemands en
-vue d’une défense probable.</p>
-
-<p>La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier
-ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de
-Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à
-Azanne.<span class="pagenum"><a name="page_29" id="page_29">{29}</a></span> Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser
-conduire.</p>
-
-<p>De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route.</p>
-
-<p>&mdash;Des <i>minenwerfer</i> tout neufs, nous dit le cuirassier.</p>
-
-<p>Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. A leur suite deux
-masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi: ce sont deux
-canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs.
-Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop
-crues de notre guide.</p>
-
-<p>Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de
-chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par
-leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a
-gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait
-remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il
-faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme
-tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre
-langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou
-césarien, est un pangermaniste convaincu.</p>
-
-<p>Comme cette marche est pénible! Nous glissons, nous tombons, nous
-soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de
-bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée
-par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le
-cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner.
-L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour
-aller<span class="pagenum"><a name="page_30" id="page_30">{30}</a></span> chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de
-la baraque.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie! Mais quelle
-stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme
-l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le
-goulot et tend la gourde au capitaine! Cela, évidemment, pour nous
-prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce
-mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de
-celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870
-faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait
-préparés; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont
-jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc
-inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet
-homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand,
-geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays
-neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le
-bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager
-un litre de cet élixir.</p>
-
-<p>Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à
-Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En
-cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux
-tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux
-billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route.</p>
-
-<p>Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes.</p>
-
-<p>L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions
-bien déjà, hélas! ce que la guerre<span class="pagenum"><a name="page_31" id="page_31">{31}</a></span> peut faire d’une bourgade en
-l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les
-obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de
-retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village
-que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi.
-Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en
-sont la cause à peu près certaine: mais toutes les autres maisons qui
-sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas
-autre chose: les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les
-chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les
-meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou
-construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle
-pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier
-village de ce genre que nous voyons: une tristesse lourde nous pèse sur
-les épaules.</p>
-
-<p>Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en
-pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux
-hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre
-et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On
-nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le
-cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la
-division, qui se trouve en dehors de l’agglomération.</p>
-
-<p>Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous
-croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux
-d’échapper à la<span class="pagenum"><a name="page_32" id="page_32">{32}</a></span> boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne.
-D’immenses tentes se dressent devant nous: c’est un <i>lazarett</i>
-(hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on
-ramène sur un brancard de la salle d’opérations. A notre gauche, un
-moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement
-que nous traversons est éclairé à la lumière électrique.</p>
-
-<p>Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la
-terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble
-a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous
-n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un
-général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons
-pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à
-prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert
-taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier
-frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous
-apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant
-que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit
-qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous
-regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à
-son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres.
-Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et
-ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils
-se font apporter ces verres. Non, certainement; car peu de temps après,
-le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content.<span class="pagenum"><a name="page_33" id="page_33">{33}</a></span></p>
-
-<p>Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix
-maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à
-la <i>Kommandantur</i> de Rouvrois.</p>
-
-<p>Rouvrois? Où est-ce? Est-ce loin? Est-ce près? Le cuirassier nous montre
-le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre
-noms: Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la
-distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms
-représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de
-kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins
-blessés. Le sait-on? Ou s’en moque-t-on? Mais pourrons-nous arriver
-jusqu’au bout?</p>
-
-<p>Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous
-semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas! dans quelle
-galère sommes-nous embarqués! Nous sommes prisonniers, oui, bien
-prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers,
-sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires
-de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête? En
-Allemagne, nous sommes un objet de haine; et en France un objet de
-mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis
-trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser
-d’aller plus loin; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous
-deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses
-camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute.</p>
-
-<p>Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa<span class="pagenum"><a name="page_34" id="page_34">{34}</a></span> longueur, et, pendant
-un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous
-sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie: quatre
-gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun
-d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans
-la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à
-grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.</p>
-
-<p>A la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du
-chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour
-nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la
-fatigue à son dernier période, ne pourra pas me comprendre. J’avais
-conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au
-1/80.000ᵉ, la seule que nous eussions à notre disposition au début des
-affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous
-situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. A la
-clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans
-difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes,
-voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons
-déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine
-à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel
-ordre. Trente kilomètres! Est-ce possible? Mais les ferons-nous? Mais
-comment les ferons-nous? Il neige toujours. Il fait froid. La route est
-complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons
-dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marche<span class="pagenum"><a name="page_35" id="page_35">{35}</a></span>rons
-toute la nuit. Arriverons-nous? Et quand arriverons-nous?</p>
-
-<p>Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable
-exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le
-souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule <i>Le Désert</i> et qui,
-tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel
-bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un
-poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures? Ainsi,
-pour nous, ce soir, tout se résume en ceci: de la nuit, de la neige, du
-froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et
-de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la
-nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que
-nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en
-apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes
-en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de
-Mangiennes.</p>
-
-<p>Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que
-les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de
-grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous
-arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une
-auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau
-qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la
-fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même.
-Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates.
-Le village a l’air vide et ne semble pas<span class="pagenum"><a name="page_36" id="page_36">{36}</a></span> abriter des troupes au
-cantonnement. A tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur
-bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et
-nous sortons de Mangiennes sans tâtonner.</p>
-
-<p>De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en
-mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec
-la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins
-mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. A chaque halte, il
-nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons
-néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous
-sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru
-impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource
-de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un
-cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est
-épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son
-cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide.</p>
-
-<p>Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la
-chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces
-gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de
-nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il
-regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans
-doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui
-semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant
-toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès.
-Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa
-monture dehors, et nous fait entrer<span class="pagenum"><a name="page_37" id="page_37">{37}</a></span> avec lui dans une vaste grange au
-fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus
-et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à
-tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre,
-debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense
-marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole.</p>
-
-<p>Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision!
-Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis
-quarante heures! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte
-devant nous? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une
-tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la
-viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous
-n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous
-avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de
-ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries
-françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions
-faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de
-l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans
-sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le
-froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel
-fut notre premier repas en Allemagne.</p>
-
-<p>L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a
-peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter.</p>
-
-<p>Au moment de repartir, car nous ne sommes<span class="pagenum"><a name="page_38" id="page_38">{38}</a></span> pas au bout de nos peines, le
-cuirassier nous dit sans aucun embarras:</p>
-
-<p>&mdash;On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non.</p>
-
-<p>Sa phrase est moins une prière qu’un ordre.</p>
-
-<p>Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre
-coups. Je regarde ma montre: elle marque trois heures. S’est-elle
-arrêtée? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure
-allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante
-minutes.</p>
-
-<p>Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs.
-Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la
-cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux
-reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se
-raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore.</p>
-
-<p>A la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en
-patrouille. Tout en passant, il nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;<i>’ten Abend</i> (Bonsoir).</p>
-
-<p>Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers.</p>
-
-<p>Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous
-avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions
-besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue
-nous atteignons. Ah! se coucher! s’allonger! se reposer! dormir! dormir
-surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce
-que nous dormirons? Est-ce vraiment ici qu’on nous<span class="pagenum"><a name="page_39" id="page_39">{39}</a></span> retiendra? Ne
-va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin? Qui sait? Et pourquoi non?</p>
-
-<p>La <i>kommandantur</i> occupe une petite maison en briques. Une inscription
-en gros caractères noirs la signale par ces mots: «GENERAL K D O». La
-même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non
-pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la
-maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de
-fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la
-<i>kommandantur</i>; et le quartier général est gardé par une sentinelle de
-la <i>landsturm</i>, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches
-de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en
-rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui
-nous surprend d’abord quelque peu.</p>
-
-<p>Le cuirassier est entré à la <i>kommandantur</i>. Nous nous sommes assis sur
-un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit
-s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde
-promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme
-par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les
-consignes du poste pour résister au sommeil.</p>
-
-<p>Mais voici que le cuirassier sort de la <i>kommandantur</i>. Il a l’air plus
-satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il
-nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un
-fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit,
-à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre
-apparence.<span class="pagenum"><a name="page_40" id="page_40">{40}</a></span></p>
-
-<p>Allons-nous enfin nous reposer? Nous entrons dans une pièce qui a, pour
-tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet
-est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un
-enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne
-sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés.
-Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute.</p>
-
-<p>Sous la surveillance d’un <i>feldwebel</i>, l’homme qui nous a conduits
-dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et
-avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous
-allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que
-lui s’emploie à ce travail, le <i>feldwebel</i> le traite à plusieurs
-reprises, et à mi-voix, de «<i>dummkerl</i>», comme si nous ne devions pas
-comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous
-assure sans hésitation des sentiments que le <i>feldwebel</i> nourrit à notre
-égard.<span class="pagenum"><a name="page_41" id="page_41">{41}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a><i>à José Germain</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE III<br /><br />
-<small>DE ROUVROIS A PIERREPONT</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>10 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi.
-Ai-je rêvé? Où suis-je? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre
-en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée
-de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle
-tristesse! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les
-paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature.
-Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les
-quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre
-toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours.
-Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller: l’eau, ce matin,
-est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.</p>
-
-<p>Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là,
-baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il
-n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre
-un vif désir de causer avec nous. Il ne<span class="pagenum"><a name="page_42" id="page_42">{42}</a></span> s’exprime d’ailleurs pas en un
-français trop incorrect.</p>
-
-<p>Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par
-nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de
-nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante; mais, à force
-d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la
-guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches
-récitent une leçon apprise.</p>
-
-<p>Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a
-fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement,
-doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir
-l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il
-nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes
-n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont
-pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les
-Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont
-opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent
-l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue,
-mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la
-France comprenait mieux son intérêt! Mais elle s’est jetée dans les bras
-de l’Angleterre; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne
-à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et
-d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre
-de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre
-homme la hait, et son sentiment est bien naturel,<span class="pagenum"><a name="page_43" id="page_43">{43}</a></span> n’est-ce pas, puisque
-les Anglais font durer la guerre à plaisir?</p>
-
-<p>Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien
-d’autre à faire.</p>
-
-<p>&mdash;La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne,
-vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers
-prisonniers.</p>
-
-<p>Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle
-reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude
-d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et
-que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la
-satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la
-tranchée.</p>
-
-<p>C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de
-Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un
-drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable
-tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière
-suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de
-mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend
-rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe
-signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne
-serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables.</p>
-
-<p>La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez
-l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la
-suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé
-qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et
-embrumée. D’un côté, des idées; de l’autre,<span class="pagenum"><a name="page_44" id="page_44">{44}</a></span> des appétits; ici, des
-sentiments; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se
-confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que
-l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité
-extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de
-nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que
-nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne
-l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à
-s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en
-distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle
-montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu
-plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil.</p>
-
-<p>Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous
-attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne
-avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas
-surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule
-un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous
-demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt,
-après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui.</p>
-
-<p>Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément,
-l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas
-chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le
-capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de
-savoir-vivre! Mais combien plutôt la ruse était grossière! Car, sous le
-prétexte d’une simple cau<span class="pagenum"><a name="page_45" id="page_45">{45}</a></span>serie, on voulait essayer de faire parler le
-plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y
-trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des
-choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains
-vides.</p>
-
-<p>L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière
-confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des
-Chambrettes: les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils
-trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient
-savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en
-arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un
-piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques
-soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois
-éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les
-égarer. Comment obtenir qu’un officier parle? C’est bien difficile, et
-il faut emprunter des chemins détournés.</p>
-
-<p>L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le
-croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans
-pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être
-plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de
-Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et,
-tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que
-la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui
-qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est
-point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de
-l’Allemagne!<span class="pagenum"><a name="page_46" id="page_46">{46}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous
-montrer exigeants au moment de la paix.</p>
-
-<p>A l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de
-plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des
-espérances du vainqueur et au commencement des déceptions
-démoralisantes?</p>
-
-<p>Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel
-officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il
-officiellement celui-ci?</p>
-
-<p>Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne
-manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte
-sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en
-entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre
-une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms
-d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous
-consultons la liste: nous n’y voyons personne que nous connaissions, et
-nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de
-notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à
-une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de
-tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus.</p>
-
-<p>Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Regardez.</p>
-
-<p>Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la
-composition de tous nos corps<span class="pagenum"><a name="page_47" id="page_47">{47}</a></span> d’armée, divisions et brigades. Un trait
-de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier
-devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive.</p>
-
-<p>L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt
-plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui
-déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une
-candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse,
-nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son
-tableau.</p>
-
-<p>Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons
-Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à
-Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un
-certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels
-sont gardés et parqués dans l’église du village.</p>
-
-<p>Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues
-nos ordonnances.</p>
-
-<p>&mdash;Un <i>major</i> du 36ᵉ saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les
-laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des
-blessés.</p>
-
-<p>L’officier s’empresse de répondre que la promesse du <i>major</i> sera tenue,
-que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas
-séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les
-nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et
-sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se
-retire.</p>
-
-<p>C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le
-plus important de la journée,<span class="pagenum"><a name="page_48" id="page_48">{48}</a></span> selon la coutume allemande, car il est de
-règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui
-doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place
-sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des
-tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre
-boisson: il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce
-nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans
-la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée.
-Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe
-épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de
-viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous
-parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême.
-A peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me
-donner?&mdash;Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire
-maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de
-reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple
-et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle
-suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous
-distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait
-pas.</p>
-
-<p>Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier.
-Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique
-repas. Savions-nous ce que nous ferions? Avant notre départ, qui était
-fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état
-de supporter de nouvelles épreuves.<span class="pagenum"><a name="page_49" id="page_49">{49}</a></span></p>
-
-<p>A deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques
-civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment
-on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats
-français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de
-notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des
-hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la
-tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés
-devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne
-m’a ému comme celui-là.</p>
-
-<p>La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu.
-Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers
-d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent
-après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le
-long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous
-remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands? Nous ne savons pas,
-et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des
-débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à
-voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de
-fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la
-Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me
-rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous
-sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une
-torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la
-campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.<span class="pagenum"><a name="page_50" id="page_50">{50}</a></span></p>
-
-<p>Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le
-carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou
-de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des
-soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au
-moment où nous allons les croiser, ils nous saluent.</p>
-
-<p>Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine
-est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une
-tristesse infinie.</p>
-
-<p>Nous approchons d’un village: c’est Arrancy. Sur la route, des civils,
-jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes.
-On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos
-pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux
-Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de
-voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la
-nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois.
-Honte à ceux qui commettent ces crimes! Et honte à ceux qui, par leur
-faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent
-commis!</p>
-
-<p>Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas
-de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures
-noires:</p>
-
-<p>&mdash;N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun?</p>
-
-<p>Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le
-moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie? Ainsi de
-cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf<span class="pagenum"><a name="page_51" id="page_51">{51}</a></span> mois il
-a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître
-brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de
-Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas vrai.</p>
-
-<p>Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être
-de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut
-pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu
-ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y
-entrer.</p>
-
-<p>Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée!
-Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse
-quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air
-tragique, nous demande en passant:</p>
-
-<p>&mdash;Ça ne va donc pas?</p>
-
-<p>Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux
-soldats qui nous suivent.</p>
-
-<p>Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres
-ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands
-sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette
-chose soit? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres
-foyers sans défense? Hélas! Un de mes camarades m’apprend que, déjà,
-avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins
-déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni
-de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y
-cantonnaient. Faut-il que je le croie? Mais devant ces horreurs, comme<span class="pagenum"><a name="page_52" id="page_52">{52}</a></span>
-il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure!</p>
-
-<p>A la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous
-font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de
-neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos.</p>
-
-<p>Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous
-séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas.
-Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à
-visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux
-paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et
-naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires
-qu’on nous a déjà posées.</p>
-
-<p>Combien de temps durera la guerre? Que dit-on en France à ce sujet? Les
-Allemands prendront-ils Verdun? S’ils prennent Verdun, la paix sera
-signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La
-France, au contraire, est très sympathique; on l’estime et on la plaint.
-Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de
-l’Angleterre?</p>
-
-<p>Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous
-arrivons à Pierrepont.</p>
-
-<p>Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une
-contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait
-bien nous suivre.</p>
-
-<p>&mdash;Est-il officier? demande le capitaine.</p>
-
-<p>&mdash;Il est adjudant-chef.</p>
-
-<p>&mdash;Il n’est pas officier? répète l’autre.<span class="pagenum"><a name="page_53" id="page_53">{53}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non, mais <i>offizierstellvertreter</i><a name="FNanchor_D_4" id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>.</p>
-
-<p>&mdash;Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les
-officiers.</p>
-
-<p>Mais la dispute n’est pas finie.</p>
-
-<p>&mdash;Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis...</p>
-
-<p>&mdash;Tout à l’heure, réplique le capitaine.</p>
-
-<p>Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue.</p>
-
-<p>Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine
-française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un
-vaste jardin désert, tout blanc de neige.</p>
-
-<p>Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se
-promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un <i>major</i> aussi vieux
-que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est
-empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la
-guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à
-cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois.</p>
-
-<p>En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe:</p>
-
-<p>&mdash;Quand avez-vous été pris?</p>
-
-<p>&mdash;Hier.</p>
-
-<p>&mdash;Où?</p>
-
-<p>&mdash;A Douaumont.<span class="pagenum"><a name="page_54" id="page_54">{54}</a></span></p>
-
-<p>Le vieux <i>major</i> fait un pas en avant, lève le bras, et, la face
-cramoisie, il hurle:</p>
-
-<p>&mdash;Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont
-ne sont plus aux Français.</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris
-à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village.</p>
-
-<p>Le vieux <i>major</i> jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait.
-Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande:</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est devenu le colonel Driant?</p>
-
-<p>Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac:</p>
-
-<p>&mdash;C’est à vous qu’il faut le demander.</p>
-
-<p>Cette fois le vieux <i>major</i> est pleinement satisfait, s’il a voulu
-ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos,
-et nous continuons notre route.</p>
-
-<p>C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour
-du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les
-flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande
-salle. A l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes
-de la <i>landsturm</i>. Dans le fond, à droite, une table et des bancs.
-Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous.</p>
-
-<p>Cependant, un <i>leùtnant</i> à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en
-arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos
-ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers
-prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition.
-Pourquoi ne réclamerions-nous pas<span class="pagenum"><a name="page_55" id="page_55">{55}</a></span> nos ordonnances, si elles doivent
-être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises?
-Mais le <i>leùtnant</i> rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous
-n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on
-nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer.</p>
-
-<p>Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous
-n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes; et ce qu’on nous
-donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point
-l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de
-l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour
-l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit
-prochaine.<span class="pagenum"><a name="page_56" id="page_56">{56}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a>
-à Roland Dorgelès<br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE IV<br /><br />
-<small>L’USINE DE PIERREPONT</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>11 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Bien des combattants l’ont déjà noté: nul n’a jamais dormi d’un sommeil
-plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand
-jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de
-Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7
-heures 1/2 du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé
-que nous partirions dans le courant de la nuit.</p>
-
-<p>Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en
-désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah!
-puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés? Pour
-boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me
-refuse à nommer café?</p>
-
-<p>Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans
-une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois
-jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on
-leur dit chaque matin: «Vous partirez ce soir.» Et chaque soir on leur
-dit: «Vous embarquerez cette<span class="pagenum"><a name="page_57" id="page_57">{57}</a></span> nuit.» Un peu plus habitués que nous aux
-mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise.
-Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des
-prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent
-depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux
-pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous
-attendre ici pendant six mois! Mieux que les communiqués de la presse
-allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de
-l’attaque de Verdun.</p>
-
-<p>Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par
-une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se
-racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre
-ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements
-d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos
-chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette,
-ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous
-ravitailler, et <i>Fritz</i> est chargé de faire nos achats à cette kantine.</p>
-
-<p><i>Fritz</i> ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est
-son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et
-il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a
-toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde
-sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos
-réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous
-entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui
-commande une boîte de sardines, il nous apporte<span class="pagenum"><a name="page_58" id="page_58">{58}</a></span> régulièrement une boîte
-de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon,
-il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a
-plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus
-cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante.
-Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la
-monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz
-n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons
-contact. Il est indispensable. Il en profite.</p>
-
-<p>D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par
-jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires
-sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition
-bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous
-procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise,
-du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de
-tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or; et
-enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit.
-Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de
-ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau
-sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme.
-Qu’est-ce que cela signifie? Et faut-il voir là aussi une manœuvre
-sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on
-est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur
-tous les toits et dans toutes les feuilles? J’essaye d’interroger Fritz.
-Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son <i>feldwebel</i>.<span class="pagenum"><a name="page_59" id="page_59">{59}</a></span></p>
-
-<p>Le <i>feldwebel</i>, qui commande le poste de police chargé de nous garder,
-est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux
-gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins
-raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il
-affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée
-allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé
-de hurler. A chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire
-quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce
-d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui
-nous propose de nous découvrir en ville un peu de <i>schnaps</i>, si nous en
-désirons; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande
-de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons
-nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la
-marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de
-ses camarades. Quel drôle de personnage! Est-ce que son affabilité ne
-cacherait pas un piège?</p>
-
-<p>Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande
-dispute dans le poste de police! Nos gardiens causent de la guerre, de
-la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une
-phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le
-<i>feldwebel</i> fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est
-sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont
-il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate
-avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la
-social-démokratie<span class="pagenum"><a name="page_60" id="page_60">{60}</a></span> de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités
-d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il
-ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une
-curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui
-faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède,
-le <i>feldwebel</i> sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en
-verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour
-chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme
-marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction
-en face de cette abondance de riz, un <i>leùtnant</i> à la figure mauvaise
-jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il
-aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons
-nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous
-annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une
-condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux
-heures. Pensait-il nous attrister? Rien ne pouvait nous être plus
-agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre
-départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a
-quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir.
-N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on
-inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance? Et, toutes
-proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même
-manière?</p>
-
-<p>Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à<span class="pagenum"><a name="page_61" id="page_61">{61}</a></span> partir. Notre bagage
-est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos
-manteaux.</p>
-
-<p>Le <i>feldwebel</i> est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de
-sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa
-poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique
-la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne
-comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette
-phrase: «Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne.»
-Est-ce que par hasard le <i>feldwebel</i> voudrait me faire un cadeau? Je
-fais celui qui a compris, et, tout en répétant des «<i>ja, ja</i>» d’homme
-qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes
-gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le <i>feldwebel</i> ne voulait
-pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire
-obscure.</p>
-
-<p>J’ouvre le sac: ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur! en belle
-place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom: <i>Madame
-Georges C***</i>». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***.
-Mais nous désirons d’autres renseignements.</p>
-
-<p>Le <i>feldwebel</i> appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une
-Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette
-friandise et cette carte de sympathie à des officiers français
-prisonniers. Le <i>feldwebel</i> nous fait l’éloge de Madame Georges C***.
-Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde,
-elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager.</p>
-
-<p>Une grande pitié nous prend. Le <i>feldwebel</i> ne se doute pas du prix
-qu’ont pour nous les louanges<span class="pagenum"><a name="page_62" id="page_62">{62}</a></span> qu’il accorde à une Française entre tant
-de Françaises.</p>
-
-<p>Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une
-feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le
-mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme: «Merci». Le
-<i>feldwebel</i> s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de
-causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal
-que je lui ai demandé, la <i>Metzer Zeitùng</i> (Journal de Metz).</p>
-
-<p>Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre
-les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le «bourrage des
-crânes» de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations
-effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je
-constate que la <i>Metzer Zeitùng</i> publie les communiqués français et
-anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont
-fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie
-nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise
-posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte
-présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué
-allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois
-reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine,
-l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès
-et ne dissimule pas que la partie est dure. A la date du 10 mars, il
-rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et
-prisonniers, et il dit simplement:</p>
-
-<p>«<i>Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich<span class="pagenum"><a name="page_63" id="page_63">{63}</a></span> von Douaumont wurden in
-zähem Ringen dem Gegner entrissen.</i>»</p>
-
-<p>(«Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une
-lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire.»)</p>
-
-<p>Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de
-notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et
-morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous
-récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les
-mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à
-nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable
-signifie aussi «acharné» et «sauvage», et le substantif que je rends par
-«lutte» appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque
-des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque
-la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le
-moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance
-qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par
-avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités.</p>
-
-<p>A quatre heures, le <i>leùtnant</i> aux yeux terribles vint nous chercher.</p>
-
-<p>On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui
-constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas
-nombreux: les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne
-peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut
-quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en
-nous désignant l’un<span class="pagenum"><a name="page_64" id="page_64">{64}</a></span> après l’autre du doigt, pour éviter une erreur;
-puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté et, afin de contrôler
-les résultats des deux premières opérations, on nous compte une
-troisième fois: c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne
-pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne
-méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes
-et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche.</p>
-
-<p>Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans
-les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés
-des sous-officiers et des troupiers français.</p>
-
-<p>Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles.
-Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste
-noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur
-leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons
-près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons
-d’infortune, et ils nous disent:</p>
-
-<p>&mdash;Rousski. Rousski camarades!</p>
-
-<p>Ce sont des prisonniers russes.</p>
-
-<p>Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes
-filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs.
-Mais on les oblige à se retirer.</p>
-
-<p>Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux <i>major</i>
-apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier
-démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans
-les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nou<span class="pagenum"><a name="page_65" id="page_65">{65}</a></span>velles hésitations. Il
-y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des
-officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer
-s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de
-la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont
-déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où
-est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des
-troupes d’assaut de Verdun.</p>
-
-<p>Le lieutenant de W*** est blessé à la joue: un éclat d’obus lui a
-déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours
-allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W***
-est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où
-sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme.</p>
-
-<p>Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La
-plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi,
-j’ai une tête bien connue: un troupier boche, vêtu de la capote sombre
-de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de
-l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des
-pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme
-s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu
-d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le
-type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose
-et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet
-homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes
-à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées,<span class="pagenum"><a name="page_66" id="page_66">{66}</a></span> et je
-suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les
-haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage
-sera plaisant au possible.</p>
-
-<p>Vers cinq heures, le train siffle: un officier allemand monte dans notre
-compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous
-accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit.
-Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend
-le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux.
-Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il
-rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II.</p>
-
-<p>Nous sommes partis; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous? Le
-désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf
-mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le
-terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne
-nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en
-quarante-huit heures! Sur quel paysage l’aurore de demain se
-lèvera-t-elle pour nous? Nous pourrions poser la question au lieutenant
-qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir
-causer avec nous. Mais à quoi bon?</p>
-
-<p>Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en
-pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés
-de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du
-service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le
-train marchera à une allure<span class="pagenum"><a name="page_67" id="page_67">{67}</a></span> plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause
-aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et
-merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux
-que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des
-lignes à proximité du front.</p>
-
-<p>La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure
-de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous
-serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le
-bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons
-plus rien.</p>
-
-<p>Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes
-puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de
-Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des
-engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu
-travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à
-nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à
-une allure assez vive.<span class="pagenum"><a name="page_68" id="page_68">{68}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a><i>à Pierre Benoit</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE V<br /><br />
-<small>COBERN&mdash;COBLENCE&mdash;MAYENCE</small></h2>
-
-<p>Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas
-conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un
-rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant
-contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater
-qu’il n’a aucune raison de se réjouir.</p>
-
-<p>Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au
-brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il
-était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils...
-Ah! oui, je suis prisonnier.</p>
-
-<p>Où sommes-nous? A Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis
-embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg.</p>
-
-<p>Le <i>leùtnant</i> du service des étapes a remis son casque et il fait
-descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne
-sais pas. J’ai dormi si profondément! Quant à nous, nous ne devons pas
-descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre
-escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens,
-qui tous por<span class="pagenum"><a name="page_69" id="page_69">{69}</a></span>taient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile,
-nous passent en consigne à des soldats de la <i>landstùrm</i> (armée
-territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile
-cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui
-s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands.</p>
-
-<p>Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des
-vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos
-bagages. On va seulement nous conduire à la «<i>restauration</i>». Diable!
-Est-il possible? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une «<i>restauration</i>»
-est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation
-au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier,
-nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli
-et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb,
-l’esprit français est prompt à l’optimisme.</p>
-
-<p>Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en
-planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare
-même et qui a une centaine de mètres de long: immense réfectoire
-militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois
-blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file
-indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de
-repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un
-énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait
-mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger.
-Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque
-marmite, le troisième<span class="pagenum"><a name="page_70" id="page_70">{70}</a></span> nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a
-toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi,
-chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage
-Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la
-cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter
-l’estomac le plus solide. Étrange alimentation! Est-ce pour des
-prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille? Ou
-la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern? Le
-capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde
-hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à
-toutes les brimades: mais on a le droit de ne pas se pâmer de
-satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera
-rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la
-«<i>Restauration</i>» de Cobern.</p>
-
-<p>Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite
-kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat
-m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est
-une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une
-certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût
-très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin,
-et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi
-éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de
-journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité
-veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients
-comme des clients et non pas<span class="pagenum"><a name="page_71" id="page_71">{71}</a></span> comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en
-soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de
-chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière
-sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Be11thal, eau
-minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils
-s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais
-non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un
-officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage
-considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que
-l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves.
-Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un
-aimable «<i>Atieu</i>» de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je
-regagnai mon vagon.</p>
-
-<p>Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune
-<i>feldwebel</i>, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était
-vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une
-correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier.
-Ah! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune
-Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue!
-Embusqué, certes oui, il l’était, ce <i>feldwebel</i>, et avec une impudence,
-un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez
-eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne
-baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il
-avait voulu, mais qu’il aimait mieux être <i>feldwebel</i> à Cobern que
-<i>leùtnant</i> ou <i>haùptmann</i> devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni
-plus simple.<span class="pagenum"><a name="page_72" id="page_72">{72}</a></span></p>
-
-<p>Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers
-du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol
-de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de <i>feldwebel</i> ne se lassait
-pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous
-montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc! Ces
-officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par
-l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui
-représentaient la grande victoire allemande de Verdun. <i>Ach Gott</i>! quel
-succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la
-première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements
-des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de
-campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers
-français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un
-frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von
-Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de
-gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires
-de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux? Ils mentent peut-être.
-Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme
-imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah!
-l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun? Verdun, c’est la clef de la
-guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers? Qu’en pense
-la France? Que Verdun ne sera pas pris? Cette angoisse est affreuse.
-Décidément, le <i>feldwebel</i> aura un beau succès dans les salons de
-Cobern.<span class="pagenum"><a name="page_73" id="page_73">{73}</a></span></p>
-
-<p>Le <i>feldwebel</i> est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale.
-Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes
-personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de
-guerre, serait-il encore à Cobern? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être
-saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on
-promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes? En
-effet, il le sait, et il nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à
-Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien.</p>
-
-<p>Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous
-rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri
-du grotesque <i>feldwebel</i>, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne
-nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger
-d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que
-ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà
-sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons
-à Coblentz.</p>
-
-<p>Coblentz! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes!
-C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées
-coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient
-prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée
-en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que
-quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi
-nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la
-patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir<span class="pagenum"><a name="page_74" id="page_74">{74}</a></span> à tout prix et de
-ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la
-victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens
-hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy?</p>
-
-<p>Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as
-été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues
-brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en
-ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau
-des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus
-de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet
-excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées
-une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence,
-pour le mois de mars 1915, «par un froid matin», disait-il. Hélas!
-j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid
-matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais
-Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui.</p>
-
-<p>La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en
-ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais
-balayés par le vent aigre. Quelle tristesse! Les rares civils, femmes ou
-hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les
-femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a
-quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et
-leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un
-point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour
-des<span class="pagenum"><a name="page_75" id="page_75">{75}</a></span> caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux
-dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La
-couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple
-supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant
-que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et
-des souliers d’une taille supérieure.</p>
-
-<p>Le gros <i>feldwebel</i> de Cobern était bien renseigné. On nous a fait
-descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre; on nous
-compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous
-compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en
-Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les
-sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air
-rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un
-pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour
-assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution,
-sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants?
-Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous
-conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une
-voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui,
-à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la
-marche, comme un tramevet.</p>
-
-<p>Et nos ordonnances? C’est peut-être le moment de les réclamer? Nous n’y
-manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses
-obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part,
-emportant vers Darmstadt les soldats dont<span class="pagenum"><a name="page_76" id="page_76">{76}</a></span> nous sommes désormais
-séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence.
-Oh! nous n’avions plus beaucoup d’espoir; mais alors, pourquoi nous
-avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du
-Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien?</p>
-
-<p>Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le «vagon spécial» de
-la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous
-compte: une fois, deux fois, trois fois; et on nous dirige sur un train
-ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce
-qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture
-de 3ᵉ classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons
-pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais
-chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent.
-Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est
-extrêmement propre. Quoi d’étonnant? Tant de choses sont interdites aux
-citoyens de la bonne Allemagne! Tous les coins disponibles du
-compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a
-partout, de ces pancartes: sur les cloisons, sur les portières, au
-plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des
-papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des
-chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau: c’est un
-écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse,
-les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui
-ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est
-même<span class="pagenum"><a name="page_77" id="page_77">{77}</a></span> prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps,
-quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription
-irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de
-l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons,
-même ceux de 3ᵉ classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries
-plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas
-souffrir de ses petits défauts.</p>
-
-<p>Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous
-les obus et les balles, nous allons, nous, «faire les bords du Rhin». En
-toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les
-circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que
-je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai
-pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit
-trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas
-l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en
-Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu
-en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent.</p>
-
-<p>D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche,
-large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs.
-Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une
-teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les
-lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes,
-à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des
-cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol,<span class="pagenum"><a name="page_78" id="page_78">{78}</a></span> elle escalade le roc
-aussi haut que possible en petites terrasses successives.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.<br /></span>
-<span class="i4">Il a tenu dans notre verre.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p class="nind">Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson
-de Musset!</p>
-
-<p>Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres
-presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la
-guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de
-nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux
-hommes; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps,
-une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une
-maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette.
-Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe,
-qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on
-éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont
-autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à
-quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans
-un service quelconque.</p>
-
-<p>Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable.
-Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent
-entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en
-pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur
-la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et
-classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine
-d’images<span class="pagenum"><a name="page_79" id="page_79">{79}</a></span> semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est
-aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues
-et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un
-cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la
-cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous
-assistons à la sortie de l’office.</p>
-
-<p>De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il
-est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles
-restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille
-bien allemande.</p>
-
-<p>Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de
-leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester
-insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent
-sur les lèvres:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">... Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire<br /></span>
-<span class="i0">Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,<br /></span>
-<span class="i0">Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,<br /></span>
-<span class="i0">Un château renommé parmi tous les châteaux,<br /></span>
-<span class="i0">Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,<br /></span>
-<span class="i0">Un burgrave fameux parmi tous les burgraves?<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je
-ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre
-compartiment me regarde avec des yeux ronds.</p>
-
-<p>Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et
-bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi,
-les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la senti<span class="pagenum"><a name="page_80" id="page_80">{80}</a></span>nelle
-est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Ich weisz nicht was soll es bedeuten,</i><br /></span>
-<span class="i2"><i>Dasz ich so traurig bin.</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p class="nind">Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste.
-Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les
-souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei.</p>
-
-<p>Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous
-serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues
-pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure
-de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus
-mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces
-Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où
-irons-nous? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue? Les
-soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus
-arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront
-des sourires satisfaits et narquois. Oh! la honte! la honte, inconnue
-jusqu’à cette heure, nous allons la connaître.</p>
-
-<p>Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne
-voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne? Ou les cités vastes
-sont-elles vides maintenant? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues,
-à notre passage?</p>
-
-<p>Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas.</p>
-
-<p>&mdash;Pas encore, nous dit-on; plus loin.<span class="pagenum"><a name="page_81" id="page_81">{81}</a></span></p>
-
-<p>On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors?
-On nous avait trompés?</p>
-
-<p>Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau
-dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est
-ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la
-citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au
-plus de cette station de banlieue; aussi nous a-t-on laissés dans nos
-vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des
-employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés
-d’un gros poids.</p>
-
-<p>Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à
-peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et
-nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre
-est exact.</p>
-
-<p>&mdash;<i>’s stimmt</i>, disent les Boches.</p>
-
-<p>La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise.
-De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche
-d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se
-montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du
-réduit, un officier allemand nous salue.</p>
-
-<p>Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par
-trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent.
-Ils portent les anciens uniformes du temps de paix.</p>
-
-<p>L’un d’eux s’approche de nous:</p>
-
-<p>&mdash;Verdun? demande-t-il d’une voix émue.</p>
-
-<p>Plusieurs lui répondent à la fois:<span class="pagenum"><a name="page_82" id="page_82">{82}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Toujours à nous.</p>
-
-<p>Mais on l’éloigne.</p>
-
-<p>Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe.
-Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans
-le bâtiment nº III.<span class="pagenum"><a name="page_83" id="page_83">{83}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a><i>à J. Valmy-Baysse</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE VI<br /><br />
-<small>LA QUARANTAINE</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>12 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Au deuxième étage du bâtiment nº III de la citadelle de Mayence, de
-nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille
-sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre nº 28
-reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que
-les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés
-ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre nº
-28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours
-suffisant.</p>
-
-<p>Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà
-quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une
-voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les
-fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être
-manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle
-interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres
-qu’on nous donnera, même le plus fantaisistes.</p>
-
-<p>Le long des murs, dans le sens de la longueur de<span class="pagenum"><a name="page_84" id="page_84">{84}</a></span> la pièce, deux rangées
-de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant
-les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes
-dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de
-varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près
-de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on
-nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé
-par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De
-chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires
-réglementaires de sous-officiers, sont alignés.</p>
-
-<p>Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses
-clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes
-résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le
-bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un
-officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour
-saluer.</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, messieurs! dit-il sans accent.</p>
-
-<p>L’<i>oberleùtnant</i> (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait
-soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il
-est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en
-côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture
-aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une
-tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux,
-souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la
-suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie
-civile. Pendant la guerre il est<span class="pagenum"><a name="page_85" id="page_85">{85}</a></span> officier d’artillerie, et, au camp de
-Mayence, il est chargé de la censure.</p>
-
-<p>Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue
-à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que
-nous devons remplir nous-mêmes en double expédition: l’une restera entre
-les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au
-bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à
-Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de
-notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à
-répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait
-surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident,
-un détail intéressant d’ordre militaire.</p>
-
-<p>En effet, voici le piège où l’on nous attend:</p>
-
-<p>&mdash;A quel corps appartenez-vous? A quelle compagnie?</p>
-
-<p>... A quelle brigade? A quelle division?</p>
-
-<p>... A quelle armée?</p>
-
-<p>Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions
-indiscrètes, l’<i>oberleùtnant</i> s’en aperçoit et m’en fait la remarque.
-Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon
-attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela
-à être renseigné, il me dit en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Vous faisiez partie de l’armée Pétain?</p>
-
-<p>Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui
-réponds, en souriant aussi:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
-
-<p>Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveil<span class="pagenum"><a name="page_86" id="page_86">{86}</a></span>lant son enquête,
-jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en
-gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre
-existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui
-nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que
-quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur.
-J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers
-allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous
-laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de
-toutes nos heures? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs?
-Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le
-censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude.</p>
-
-<p>En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre nº 28 pendant quatre
-ou cinq jours.</p>
-
-<p>&mdash;C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause
-des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous
-prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une
-chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que
-vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez
-dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes
-à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres.</p>
-
-<p>Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses
-paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on
-se représente l’idée de liberté en Allemagne.</p>
-
-<p>&mdash;Vous serez bien, dit-il.<span class="pagenum"><a name="page_87" id="page_87">{87}</a></span></p>
-
-<p>Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière
-précaution! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour
-reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si
-l’on en a? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de
-travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs
-désirs? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu,
-tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions
-entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité
-chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus
-cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui
-se fatigue?</p>
-
-<p>Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et
-quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous
-peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé.
-La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la
-correspondance que nous expédions est limitée&mdash;et il faut qu’elle le
-soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à
-écrire et à encombrer le bureau du censeur,&mdash;nous pourrons en revanche
-recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5
-kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous
-plaît.</p>
-
-<p>Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée
-tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard
-systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des
-prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi<span class="pagenum"><a name="page_88" id="page_88">{88}</a></span> nos familles
-apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne
-manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous
-devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne
-suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage
-de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut
-mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à
-coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très
-nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers
-répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces
-françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes
-et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités
-dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de
-Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire: tout lui est
-profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la
-santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins
-d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que
-l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La
-force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des
-moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit
-fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien,
-pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc; qu’elle croie
-surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit
-allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est
-pavée de plus de bonnes<span class="pagenum"><a name="page_89" id="page_89">{89}</a></span> intentions que l’Enfer lui-même; et la France
-lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les
-soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de
-l’Allemagne.</p>
-
-<p>Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que
-ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence
-à expédier tout de suite notre première carte postale? Je n’exagère pas.
-Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les
-connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus
-grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le
-colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser.
-Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache,
-aujourd’hui, et demain, et toujours. <i>Ad prædam natos Germanos</i>,
-constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation
-de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de
-chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne,
-si nous voulons à jamais respirer librement.</p>
-
-<p>Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord
-pour le proclamer: l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du
-succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient
-infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont
-moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par
-crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons
-tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui
-ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé
-se retrouve partout: là, détruire<span class="pagenum"><a name="page_90" id="page_90">{90}</a></span> par la force; ici, ruiner par la
-suggestion; là, par le poing; ici, par la parole. En fin de compte, le
-résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans
-un triste état quand ils rentreront chez eux.</p>
-
-<p>Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la
-quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter
-l’avenir sous les couleurs le plus roses.</p>
-
-<p>Trois ordonnances sont à nos ordres: un Belge, un Français et un Russe,
-commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix
-perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives
-les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier
-repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne
-disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant
-d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur.</p>
-
-<p>L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse
-qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau
-à peine plus long que le travers de la main.</p>
-
-<p>&mdash;Ration pour 24 heures, nous dit-il.</p>
-
-<p>Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un
-appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé
-jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne
-devons pas nous plaindre: on nous donne «du pain d’officier». Les
-officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population
-civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une<span class="pagenum"><a name="page_91" id="page_91">{91}</a></span>
-ration dérisoire de la <i>boule</i> militaire que nous connaissons.</p>
-
-<p>Notre menu comprend: un potage à la semoule; une tranche de viande comme
-on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et
-pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau; des
-épinards; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des
-<i>kartoffeln</i>, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les
-<i>kartoffeln</i> se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec
-la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson,
-de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une
-demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de
-vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus
-que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance
-belge.</p>
-
-<p>Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les
-réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard
-notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine,
-et les Allemands moins que personne.</p>
-
-<p>L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que
-faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et
-regarder ce qui se passe à l’extérieur? Lorsque nous serons sortis de
-cette chambre nº 28, qu’entre nous nous appelons le «saloir», nous
-aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis
-longtemps. Mais quelles sont-elles?<span class="pagenum"><a name="page_92" id="page_92">{92}</a></span></p>
-
-<p>Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment; à
-droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont
-pareils au bâtiment nº III que nous occupons. Au fond, au loin, des
-constructions d’importance moindre: c’est là que sont installés les
-différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces
-quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers.</p>
-
-<p>Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois,
-par deux, isolément; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres
-marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt
-par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans
-le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se
-rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on
-imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles.
-Quelle misère! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade
-générale.</p>
-
-<p>Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol
-préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici
-d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires,
-qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un
-défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils
-courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants
-dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux
-encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité.</p>
-
-<p>Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des
-philosophes rassis. Tous les<span class="pagenum"><a name="page_93" id="page_93">{93}</a></span> uniformes sont représentés au camp de
-Mayence: le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent.
-Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués
-qu’au bleu horizon si pimpant! La plupart des Français qui sont ici
-viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les
-quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont
-trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des
-hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et
-Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les
-instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront
-des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes
-et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des
-Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit
-servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée
-en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au
-lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à
-s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de
-psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut.</p>
-
-<p>Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à
-manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin
-de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de
-deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas
-être dupe de pareils procédés.</p>
-
-<p>La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la
-confiture. Pas de pain, bien entendu,<span class="pagenum"><a name="page_94" id="page_94">{94}</a></span> puisque nous en avons reçu à midi
-une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas
-une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se
-limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour
-avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire.
-Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de
-la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu.</p>
-
-<p>Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des
-yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la
-sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie
-politique et de littérature. Au front, il a fondé l’<i>Écho des Boyaux</i>,
-et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux
-souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des
-jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à
-l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que
-nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la
-littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux
-que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis,
-des <i>Marges</i>... L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa
-couchette, lit les <i>Trains de luxe</i> d’Abel Hermant, le seul livre que
-possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la
-manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient.
-Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans
-peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent.</p>
-
-<p>Resterons-nous au camp de Mayence? Rien n’est<span class="pagenum"><a name="page_95" id="page_95">{95}</a></span> moins sûr. L’ordonnance
-belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le
-sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe
-jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse
-Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune.
-Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des
-camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le
-braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir.</p>
-
-<p>Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin
-nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera
-tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous
-en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont
-au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en
-or, etc... Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà
-détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais
-j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse
-de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir; s’il était pincé, on
-l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de
-l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques
-camarades se font fort de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de
-confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me
-reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les
-morceaux en les jetant au tout-à-l’égout.</p>
-
-<p>Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni
-moins copieux ni moins alléchant<span class="pagenum"><a name="page_96" id="page_96">{96}</a></span> que les deux autres. Nous avons une
-tranche de pâté, des asperges, des <i>kartoffeln</i>, naturellement, et...
-une surprise: un minuscule bout de pain, du genre «flûte», long comme
-les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une
-farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un
-gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du
-camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de
-bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait.
-Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas.<span class="pagenum"><a name="page_97" id="page_97">{97}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a><i>à Jérôme et Jean Tharaud</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE VII<br /><br />
-<small>LE SALOIR DE MAYENCE</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>13 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien
-pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus
-sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture? Le
-profit en est double: le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé
-l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé
-que l’Allemagne mourait de faim.</p>
-
-<p>Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les
-trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le
-soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de
-marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous
-annonça à tue-tête que ce pot de <i>marmalat</i> est notre ration de toute la
-semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi
-prochain. On n’est pas plus prévenant.</p>
-
-<p>Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre
-toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement
-pas sur l’hygiène<span class="pagenum"><a name="page_98" id="page_98">{98}</a></span> des principes anglais. Nous sommes obligés de nous
-débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous
-pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux
-prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre? Comme je
-bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du
-Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la
-soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de
-délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour
-faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin.</p>
-
-<p>Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis
-qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter
-par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne
-goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour
-que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand
-il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car
-en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le
-censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une
-gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que
-nous attendions.</p>
-
-<p>Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé
-sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre
-disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance
-de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la
-table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche,
-avait-il l’air d’un officier<span class="pagenum"><a name="page_99" id="page_99">{99}</a></span> conquérant au milieu de vaincus? Il y
-avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions
-douter de la pureté de ses sentiments.</p>
-
-<p>La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du «saloir»,
-on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où
-restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et
-la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible.
-Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la
-neurasthénie qui ronge certainement nos «anciens», nous sombrerons plus
-vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus
-prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de
-répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier
-allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand
-le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus
-d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans
-un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de
-respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître
-peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les
-sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous
-essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de
-rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que
-soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues.
-Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de
-trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et
-soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce<span class="pagenum"><a name="page_100" id="page_100">{100}</a></span> le mot
-«soldats» comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour
-conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres
-qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que
-nous voudrons.</p>
-
-<p>D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas
-sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos
-familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous
-serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont
-formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir
-des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des
-feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme <i>Die Woche</i>,
-par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux
-journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour
-les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il
-serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles
-sont la <i>Gazette des Ardennes</i>, la <i>Gazette de Lorraine</i>, le
-<i>Continental Times</i>, le <i>Petit Bruxellois</i>, etc... Il y en a d’autres.
-La <i>Gazette des Ardennes</i> est particulièrement recommandable, nous dit
-monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne
-recommandation, car on va nous mener à la salle des douches.</p>
-
-<p>Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile,
-numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous
-fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos
-objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc... Ils resteront
-dans la chambre pendant notre absence.<span class="pagenum"><a name="page_101" id="page_101">{101}</a></span> Personne n’y touchera. Une
-sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien
-avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être
-soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui
-risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver.
-L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance
-belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le
-sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre
-absence. Mais que faire? Quelques officiers veulent essayer à tout prix
-de sauver des trésors: qui des billets de banque, qui une boussole, qui
-un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes: sous une armoire, dans
-une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je? Et, pleins
-d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est
-installée au sous-sol même du bâtiment nº III.</p>
-
-<p>Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de
-nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du <i>Baderaùm</i>, un
-soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une
-plaque portant un numéro. A cet anneau nous enfilerons par la
-boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un
-trousseau, et le tout ira à la désinfection. A côté du soldat français,
-au seuil même de la salle qui précède le <i>Baderaùm</i>, se tient un soldat
-allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met
-entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le
-tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu! que cette
-organisation est admirable! La che<span class="pagenum"><a name="page_102" id="page_102">{102}</a></span>mise et le caleçon sont en jersey de
-coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie
-d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien
-joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester
-notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche
-d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter
-un peu mieux à nos proportions.</p>
-
-<p>La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la
-chambre nº 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque: tous ces
-caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme,
-sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque.
-Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait
-rendu nos effets désinfectés.</p>
-
-<p>Dans la chambre nº 28, une surprise nous attendait: nos petits sacs
-individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi
-d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour
-nous dévaliser! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient
-été retournées; les coiffes de nos casques avaient été fouillées; les
-<i>Trains de Luxe</i> d’Abel Hermant n’étaient plus là; toutes les cachettes
-avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de
-toutes les espérances.</p>
-
-<p>Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que
-nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les
-<i>kartoffeln</i> abondaient, et nous eûmes même un supplément de
-consolation: de la marmelade. Notre rage<span class="pagenum"><a name="page_103" id="page_103">{103}</a></span> d’ailleurs eût été vaine. Il
-ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner
-s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à
-la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux
-sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la
-fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à
-ces excès de mardi-gras.</p>
-
-<p>Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au
-repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa
-grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi
-dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai
-déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le
-dessert. Le plat de marmelade était vide.</p>
-
-<p>&mdash;En voulez-vous d’autre? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton
-moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, fîmes-nous.</p>
-
-<p>Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat:</p>
-
-<p>&mdash;Il n’y en a plus. (<i>Keine mehr</i>).</p>
-
-<p>Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont
-lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner
-et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de
-petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau
-d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en
-captivité.</p>
-
-<p>Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et<span class="pagenum"><a name="page_104" id="page_104">{104}</a></span> un brouhaha de voix
-retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le
-train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait
-pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient
-peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous
-avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais
-l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre
-repos. En effet, comment expliquer cela? Était-ce le changement de
-régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu
-catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient
-indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de
-frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le
-corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos
-nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à
-un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre
-gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service
-déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton
-suraigü:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Latrinen! Latrinen!</i></p>
-
-<p>Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus
-d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline
-allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à
-exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui
-hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que <i>Latrinen</i>. Un
-prisonnier s’amuse de peu.</p>
-
-<p>L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous<span class="pagenum"><a name="page_105" id="page_105">{105}</a></span> rendrait, dans le
-courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à
-l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans
-impatience ce moment. A 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe,
-avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse
-honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait
-pas grand’chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils
-avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains
-portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se
-cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement
-et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre.</p>
-
-<p>Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont
-des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette
-besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats
-exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid
-où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le
-sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets,
-les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils
-photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche
-et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du «butin de
-guerre». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque
-objet qu’on lui retirait; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le
-donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour:
-78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre; mais
-les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark<span class="pagenum"><a name="page_106" id="page_106">{106}</a></span>
-et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous
-versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des
-pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont
-les seules à avoir cours; d’un côté, elles portent le chiffre de la
-somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks; et de
-l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">«<i>Wertmarke&mdash;Zitadell Mainz</i>».<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait.
-L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres,
-et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait
-sourire à part soi de nos prétentions! Il ne s’emportait pas, il gardait
-un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son
-camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de
-zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas
-intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous
-retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la
-chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait
-distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le
-Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don
-de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher.</p>
-
-<p>Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le «saloir»
-de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un
-incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures
-du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit
-au point que je pensai<span class="pagenum"><a name="page_107" id="page_107">{107}</a></span> rêver: c’était un Allemand à lunettes, grand,
-large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de
-surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il
-appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être
-professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec
-lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa
-couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à
-point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir
-l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi
-les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la
-chambre nº 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions
-se passe l’interrogatoire de rigueur.</p>
-
-<p>La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de
-Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera
-plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous
-serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes.
-Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre nº 28.
-Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les
-autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera.
-Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant,
-l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne
-restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de
-passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on
-les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou
-moins vite sur un camp quelconque d’officiers<span class="pagenum"><a name="page_108" id="page_108">{108}</a></span> prisonniers du Wurtemberg
-ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier
-plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est
-pas fini? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle? Il
-va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands,
-voir d’autres camarades?<span class="pagenum"><a name="page_109" id="page_109">{109}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a><i>à Henri Massis</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE VIII<br /><br />
-<small>LA FENÊTRE FERMÉE ET LA PORTE OUVERTE</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>14-15 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire
-qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour
-plusieurs. A 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes
-avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et
-sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième
-officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L***
-avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est
-dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients
-d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures.
-Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous
-regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une
-détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait
-signalés; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu.</p>
-
-<p>L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la
-kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin: rasoirs, pâte
-dentifrice, brosses,<span class="pagenum"><a name="page_110" id="page_110">{110}</a></span> souliers, pantoufles, etc... Tous ces articles
-sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les
-payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du
-pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite
-commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous
-arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos
-sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à
-l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes
-allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos
-canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de
-guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus
-sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller:
-l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons
-pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions.
-Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de
-prisonniers.</p>
-
-<p>Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs,
-vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi
-pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande
-tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu
-qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui
-plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne
-incroyable, il rudoie ce hurleur de <i>Latrinen</i>, lui obéit quand ça lui
-plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est
-pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur
-toujours en<span class="pagenum"><a name="page_111" id="page_111">{111}</a></span> garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec
-aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les
-renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne
-nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend
-que dans les villes la population, strictement et durement rationnée
-pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai? Il affirme
-qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des
-prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles
-transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous
-défions de ce Belge, peut-être à tort du reste: nous jugeons qu’il a
-trop de libertés dans le personnel des ordonnances; alors que les autres
-ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La
-kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines
-heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut.
-Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre
-confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions
-laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve? Rien
-n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on
-est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme
-dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous
-écoutons son bavardage.</p>
-
-<p>Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction,
-l’humble prisonnier russe qui nous sert à table! Gros cosaque bouffi aux
-cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au
-nom de «<i>Rousski</i>» quand <i>Latrinen</i> l’appelle!<span class="pagenum"><a name="page_112" id="page_112">{112}</a></span></p>
-
-<p>Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas,
-nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs
-fois de suite «Rousski! Rousski!» et baragouine des ordres ou des
-imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la
-peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit
-bonhomme de travail. Quand <i>Latrinen</i> dépasse l’ordinaire limite de ses
-criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure:</p>
-
-<p>&mdash;Sale Boche!</p>
-
-<p>Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît
-bien.</p>
-
-<p>Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, <i>Latrinen</i> pensa devenir
-fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous
-distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut
-pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, <i>Latrinen</i>
-nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes
-moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu
-d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas! quand il
-se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau
-nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le
-prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les
-morceaux de pain de la journée: il n’en trouvait plus que vingt et un,
-et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème
-insoluble. <i>Latrinen</i> s’arrachait les cheveux. Une ration avait été
-joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.<span class="pagenum"><a name="page_113" id="page_113">{113}</a></span></p>
-
-<p>Comme cette journée est longue! Nous n’avons rien à faire, rien à lire.
-Quel supplice! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi
-s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on
-interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont
-arrivés hier.</p>
-
-<p>Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à
-cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le
-Belge? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous
-racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais
-traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils
-supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une
-victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur
-imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la
-détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim.
-Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir.
-Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur,
-parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes
-choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec
-les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour,
-mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque
-jour à droite et à gauche.</p>
-
-<p>Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux
-secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance
-augmente ou diminue dans le cœur d’un captif! La longueur des heures est
-périlleuse. Cette chambre nº 28 est une cage sinistre. Entendre les
-conversations, d’ailleurs peu<span class="pagenum"><a name="page_114" id="page_114">{114}</a></span> animées des camarades, est une fatigue.
-S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs
-est une douleur. Que faire? Se planter derrière la fenêtre fermée et
-regarder le spectacle de l’immense cour? Peut-être, mais quelle vanité!</p>
-
-<p>La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques
-instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y
-prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a
-pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge.
-La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule.
-Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à
-tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi,
-parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie,
-exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit
-faire rire. Bergson le démontrerait aisément.</p>
-
-<p>Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On
-trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces
-faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance,
-car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai
-éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis
-faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que
-pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une
-agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible.</p>
-
-<p>A la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus
-que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni
-dans la chambre<span class="pagenum"><a name="page_115" id="page_115">{115}</a></span> nº 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres
-chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus
-lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la
-règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la
-matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes
-autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces
-quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un
-cadeau de grand prix.</p>
-
-<p>Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp
-de Darmstadt nous donnait connaissance du «rapport des cuisines», qui
-est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et
-percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de
-prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux
-qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de
-vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop
-grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin
-de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le
-détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit! Car il paraît que les
-Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte,
-demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les
-feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main.</p>
-
-<p>C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande
-partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre
-nº 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici
-avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent<span class="pagenum"><a name="page_116" id="page_116">{116}</a></span> par petits groupes
-avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des
-nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que
-celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans
-mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas
-lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur
-aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même
-par gestes? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier? Les heures
-sont interminables.</p>
-
-<p>Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. A 6 heures 1/2, on
-n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être
-appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers
-allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée? Mais je me
-trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire
-d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile
-et profession. A mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se
-reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je
-puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre
-militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des
-questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon
-opinion sur la guerre? Sur les attaques de Verdun? Toujours les mêmes
-questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence.</p>
-
-<p>J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le
-camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre nº 23 qui serait
-désormais la mienne.<span class="pagenum"><a name="page_117" id="page_117">{117}</a></span> Elle est située dans le même bâtiment nº III, au
-rez-de-chaussée, près de la kantine.</p>
-
-<p>La chambre nº 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre
-elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits.
-Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est
-disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux
-pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas; mais
-un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers,
-carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe
-quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables.
-Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une
-sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit,
-dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison
-tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils.
-Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer
-battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une
-table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est
-l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique,
-avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un
-piano, loué par un des officiers de la chambre.</p>
-
-<p>Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente
-et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement
-parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec
-nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le
-capitaine B***, des chasseurs à<span class="pagenum"><a name="page_118" id="page_118">{118}</a></span> cheval, est le plus aimable, et son
-accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et
-son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon
-mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un
-sous-lieutenant dans la tranchée? Mais je n’hésite pas à affirmer que
-toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer
-Verdun.</p>
-
-<p>Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques:</p>
-
-<p>&mdash;Nous n’en avons jamais douté.</p>
-
-<p>O notre France lointaine! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que
-tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de
-misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi! Quand tout
-s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les
-communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer; et,
-si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent
-sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances:</p>
-
-<p>&mdash;Nous n’en avons jamais douté.</p>
-
-<p>De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me
-donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers
-jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être
-digne de mes camarades.</p>
-
-<p>Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un
-parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour
-lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de
-musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano
-avec une grande simplicité. Un lieutenant<span class="pagenum"><a name="page_119" id="page_119">{119}</a></span> écrivait des lettres. Un
-autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais
-allongé sur mon lit.</p>
-
-<p>Charme ineffable et souverain de la musique! Plus d’une fois on a admiré
-sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus
-qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer
-l’émotion que peut susciter une page de Chopin,&mdash;car c’est du Chopin que
-j’entendis, puis du Grieg,&mdash;dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la
-chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et
-d’impuissance?</p>
-
-<p>Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le
-pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à
-coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs
-de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette,
-toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la
-bamboche bondissait hors de la caisse sonore. O souvenirs atroces! Des
-courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient.
-Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On
-mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me
-revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie
-fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je
-discute gravement de questions de politique étrangère et du péril
-allemand, tandis que la jolie fille bâille... Mais, ce soir, j’ai envie
-de pleurer, comme une femme.</p>
-
-<p>A 10 heures 1/2, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous
-n’avons pas à nous en occuper.<span class="pagenum"><a name="page_120" id="page_120">{120}</a></span> Les camarades sont couchés. Le silence
-est sur toute la chambre. Dorment-ils?</p>
-
-<p>Soudain, la porte s’ouvre. Un <i>feldwebel</i> entre, une lanterne à la main.
-Un officier le suit. Ils passent; devant chaque lit, le <i>feldwebel</i> lève
-sa lanterne. C’est le contre-appel.<span class="pagenum"><a name="page_121" id="page_121">{121}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a><i>à Emile Henrio</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE IX<br /><br />
-<small>LE CAMP DE MAYENCE</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>16 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le «saloir»,
-je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que
-j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la
-citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait
-promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une
-effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques
-mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec
-peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de
-la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule
-d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus
-isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se
-souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le
-nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme
-que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un
-désert sinistre.<span class="pagenum"><a name="page_122" id="page_122">{122}</a></span></p>
-
-<p>J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait
-m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque
-est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici,
-l’infirmerie est ici, la <i>kommandantur</i> là, et le bureau du payeur là.
-J’avais tout vu. A huit heures du matin, je n’avais plus rien à
-connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette
-du supplice que les Allemands nous réservaient: l’ennui et l’inaction.
-Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé
-celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas
-encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je
-demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des
-prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me
-prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment: c’était
-la <i>Conquête de Plassans</i>, de Zola. Dans l’état de misère morale où
-j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina.</p>
-
-<p>On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des
-records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour
-comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe.
-Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à
-poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans
-doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à
-volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que
-de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer
-comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis.</p>
-
-<p>L’appel du matin m’apporta une diversion. A neuf<span class="pagenum"><a name="page_123" id="page_123">{123}</a></span> heures et demie, dans
-la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent
-par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous
-continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à
-la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien
-d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers
-causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était
-pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement:</p>
-
-<p>&mdash;Vingt-deux à bâbord!</p>
-
-<p>On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se
-dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la
-gauche, en effet, un <i>haùptmann</i>, sabre au côté, défilait rapidement
-devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous
-regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi,
-et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue,
-galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était
-fini. Les prisonniers se dispersèrent.</p>
-
-<p>Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de
-l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre.
-Un <i>feldwebel</i> lut un ordre de la <i>kommandantur</i>, en allemand. Je
-n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près.
-Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un
-camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’a-t-il dit? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, me répondit-on.</p>
-
-<p>Visiblement, les ordres de la <i>kommandantur</i> n’intéressaient personne.<span class="pagenum"><a name="page_124" id="page_124">{124}</a></span></p>
-
-<p>La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y
-allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus
-saugrenues: des objets de toilette, des pliants de paquebot, des
-raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres,
-des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des
-enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds,
-bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une
-petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et
-tous sont d’un prix très haut, naturellement. La <i>kommandantur</i> prélève
-un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le
-prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout
-accepter d’un cœur joyeux?</p>
-
-<p>Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est
-encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les
-jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent
-la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris
-possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix
-est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec
-moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents; ils les
-palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la
-qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine; et quand ils
-s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte
-le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou <i>Brennspiritus</i>, comme
-on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône
-précieuse.</p>
-
-<p>Un camarade me confie que les Russes consomment<span class="pagenum"><a name="page_125" id="page_125">{125}</a></span> beaucoup d’alcool à
-brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils
-boivent de l’eau de Cologne; mais ils le boivent aussi au naturel, sans
-grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais
-terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du <i>Brennspiritus</i>, il faut
-en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon
-camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce
-point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour
-se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne: par l’entremise de
-soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se
-procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes
-s’accommodent.</p>
-
-<p>Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir
-d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être
-prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne
-volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français
-et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent
-prendre leur repas au réfectoire commun; les Anglais n’y mettent pas les
-pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des
-fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement
-installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne
-partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire
-ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis
-de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas
-garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils
-des dégâts? Ils paient sans discuter. Un<span class="pagenum"><a name="page_126" id="page_126">{126}</a></span> Anglais ne discute jamais avec
-un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris
-terrasse. Le Français a une autre façon; il rit de tout et empoisonne le
-Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de
-tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue
-militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il
-se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux
-Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies.</p>
-
-<p>Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il
-abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va
-ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un
-prisonnier aille porter son assiette au <i>haùptmann</i> de service en lui
-affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers
-désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers
-faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont
-infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis.
-Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de
-distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène
-que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à
-midi. On nous donna de la «soupe russe», car l’ardoise du menu ne la
-désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un
-lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du <i>haùptmann</i> en lui
-disant sans pouffer:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment,
-j’ai trop bien mangé, ce matin.<span class="pagenum"><a name="page_127" id="page_127">{127}</a></span></p>
-
-<p>Et le <i>haùptmann</i>, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas
-perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car
-on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre,
-encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui
-des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares,
-chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais
-que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a
-pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir
-qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il
-était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale
-débordante d’optimisme.</p>
-
-<p>Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de
-la soupe russe et des pruneaux? En moins de dix minutes, ils s’en
-allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur
-pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis
-assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte
-la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec
-leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur
-un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais
-achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la
-couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé,
-je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la <i>Conquête de
-Plassans</i>. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient
-sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez
-cruel me traversa, quand ils dégus<span class="pagenum"><a name="page_128" id="page_128">{128}</a></span>tèrent ensemble un café dont l’arome
-français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien
-tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les
-phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons
-d’infortune pour les examiner à loisir.</p>
-
-<p>A côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et
-aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le
-lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en
-couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques,
-il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une
-allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche
-de temps en temps des effets de voix pour chanter:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Cœur trois fois féminin.....</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute
-amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours.
-Aussi ne l’appelle-t-on que «Matelot». Il houspille sans se gêner le
-lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque
-toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les
-cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie
-correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses
-bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue,
-qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a
-des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience
-amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont<span class="pagenum"><a name="page_129" id="page_129">{129}</a></span> les officiers les
-plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à
-mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant
-indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané
-et qui écorche sans pitié la langue française.</p>
-
-<p>Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu
-sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la
-guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou
-qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur.
-Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge! Les
-blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies: les Allemands à
-cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité.
-Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les
-traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de
-ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient
-de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne.
-Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du
-genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches
-de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux
-semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de
-captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont
-prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié
-respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense
-cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à
-jamais.<span class="pagenum"><a name="page_130" id="page_130">{130}</a></span></p>
-
-<p>Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les
-prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à
-prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel? Quand un officier arrive
-pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive
-les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve
-un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à
-l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une
-élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le
-pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique
-quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de
-monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en
-alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en
-attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour
-se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin? D’autre
-part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois.
-Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier
-opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et
-vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre
-nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème.
-C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par
-bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser
-des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet
-immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le
-porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse
-impériale et<span class="pagenum"><a name="page_131" id="page_131">{131}</a></span> royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas
-excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et
-qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse?</p>
-
-<p>Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est
-merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies,
-qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes
-rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il
-faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des
-Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui
-est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature
-de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes
-de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà
-énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant
-soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel
-qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La <i>kommandantur</i>
-décida de réparer cette faute.</p>
-
-<p>Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent
-convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas.
-Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un
-de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit
-avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui
-comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou
-nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les
-passait en revue sommai<span class="pagenum"><a name="page_132" id="page_132">{132}</a></span>rement, du bout des lèvres, comme si on l’eût
-obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait
-aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La
-bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes:</p>
-
-<p>&mdash;Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes,
-vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je
-vous souhaite.</p>
-
-<p>Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les
-scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la
-cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le
-ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes
-camarades travaillaient en silence. L’un lisait; l’autre écrivait une
-lettre; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le
-capitaine B*** était penché sur un minuscule métier.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen
-de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe
-à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous? Je me suis mis à
-l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices
-uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux
-manuels sont un refuge.</p>
-
-<p>Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne
-montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et
-ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à
-l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles,
-je<span class="pagenum"><a name="page_133" id="page_133">{133}</a></span> ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour
-échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez? Vous en viendrez au
-même point que nous, vous verrez. Ah! ce n’est pas drôle, la captivité!
-Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous
-sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique.</p>
-
-<p>Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame
-serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur
-vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur
-mon lit.<span class="pagenum"><a name="page_134" id="page_134">{134}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a><i>à Louis Thomas</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE X<br /><br />
-<small>VERS UN AUTRE CAMP</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>17 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison
-terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la
-fantaisie des bureaux de la <i>kommandantur</i> avait déjà décidé de
-m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que
-d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale,
-pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces
-trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans
-la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne
-rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le
-camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience
-ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17
-mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un <i>feldwebel</i>
-m’arrêta, en m’appelant par mon nom:</p>
-
-<p>&mdash;Vous quittez ce soir le camp de Mayence.</p>
-
-<p>&mdash;Bien. Où vais-je?</p>
-
-<p>&mdash;Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2.<span class="pagenum"><a name="page_135" id="page_135">{135}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que d’autres officiers partent aussi?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, quinze officiers.</p>
-
-<p>Et le <i>feldwebel</i> me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du
-capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que
-moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9
-mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je
-connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune
-propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre
-départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien
-pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au <i>feldwebel</i> la
-feuille de papier qu’il m’avait offerte.</p>
-
-<p>Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de
-toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint
-pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré&mdash;<i>ersatz</i>
-peau de porc&mdash;si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine.
-A 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous
-ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir.</p>
-
-<p>Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos
-bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des
-sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour
-deux, et le chef de notre détachement, un <i>feldwebel</i>, reçut une
-provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on
-nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour
-en donner au <i>feldwebel</i> l’équivalent en monnaie véritable qui, dans
-notre nouveau camp, serait de<span class="pagenum"><a name="page_136" id="page_136">{136}</a></span> nouveau transformée en jetons spéciaux.
-Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre
-déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais
-pas.</p>
-
-<p>Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois
-fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de
-rien restait à accomplir. Sur un ordre du <i>feldwebel</i> chef de
-détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec
-ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il
-n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme
-un avertissement sérieux.</p>
-
-<p>Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier.</p>
-
-<p>Dans le même compartiment nous fûmes quatre: le capitaine V***, le
-lieutenant T***, moi, et un soldat de la <i>landsturm</i>. Rien ne signala
-notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient
-sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur
-Darmstadt. Allions-nous en Bavière? Le soldat qui nous accompagnait
-déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien
-voulu causer avec nous. Mais quoi! Celui-là aussi nous aurait servi
-toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial
-et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les
-mêmes niaiseries répétées avec la même conviction!</p>
-
-<p>Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de
-Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur
-Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prison<span class="pagenum"><a name="page_137" id="page_137">{137}</a></span>nier
-français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le
-prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas
-au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait
-avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait
-pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les
-exemples sont trop nombreux: le martyrologe de nos prisonniers est
-inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de
-la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a
-raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou; les brancardiers
-allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon
-à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous
-blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient
-des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart
-étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs
-jours. A chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les
-gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les
-injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda
-de l’eau à une femme. De l’eau! Cette femme était une diaconesse, une
-<i>Schwester</i>, une religieuse; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge.
-Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à
-tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas
-tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier
-au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où
-les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août! Du soleil,
-de la clarté, des<span class="pagenum"><a name="page_138" id="page_138">{138}</a></span> toilettes légères, des ombrelles, des couleurs
-chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les
-douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le
-frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à
-l’esprit! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous
-niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de
-l’effroyable.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une
-victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser
-fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est
-perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier
-d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang
-coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la
-paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la
-fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les
-criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes,
-tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible.
-Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et
-alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il
-faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux
-prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont
-redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se
-plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus
-par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite
-à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les
-choses peuvent<span class="pagenum"><a name="page_139" id="page_139">{139}</a></span> tourner et qu’après tout la France est toujours à la
-merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut
-user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les
-étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même
-coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de
-l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté
-cynique de l’Allemagne de 1914.</p>
-
-<p>Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce
-vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme
-de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. A peine étions-nous
-installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement,
-posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli
-à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge.
-Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui
-n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper.</p>
-
-<p>Petit-Jean avouait:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">«Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.»<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute
-l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à
-travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail
-d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un
-bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que
-ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer
-absolument tout des pays que je traverse? Et comme ce nom de<span class="pagenum"><a name="page_140" id="page_140">{140}</a></span>
-Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire! Je n’ai rien
-vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de
-Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais
-pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien,
-car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du
-Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais
-nous repartions avant l’aurore.</p>
-
-<p>A Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions
-toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire? Vers le Wurtemberg?
-Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des
-montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux
-environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques
-chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons
-de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les
-prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont
-couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous
-n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont
-l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach.
-Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe,
-traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux.
-Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement
-propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une
-impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que
-nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse: ce pont métallique
-de forme trapue<span class="pagenum"><a name="page_141" id="page_141">{141}</a></span> sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter
-cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au
-point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La
-route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très
-vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images
-puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le
-bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je
-retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège? Un groupe de femmes,
-précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de
-ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil,
-qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre
-n’accompagne l’enterrement.</p>
-
-<p>Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au
-fond de la vallée. A flanc de montagne, un vieux burg en ruines la
-domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé
-en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de
-croix toutes neuves.</p>
-
-<p>Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à
-cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux
-tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée
-est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un
-animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une
-eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte
-topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau.<span class="pagenum"><a name="page_142" id="page_142">{142}</a></span></p>
-
-<p>La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau
-de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais
-quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen! Nous
-n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière
-suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas.
-D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse
-accablait nos épaules.</p>
-
-<p>Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite
-morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la
-gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant
-nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles.
-Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé
-d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi
-charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de
-1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de
-sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort
-courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le
-dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé
-sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille
-Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas
-éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un
-regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même
-si nous n’avions pas ri.</p>
-
-<p>Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté.
-Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le
-monde fume le cigare<span class="pagenum"><a name="page_143" id="page_143">{143}</a></span> en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida
-enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous
-allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre
-nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et
-que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de
-pierre, en dehors du village.</p>
-
-<p>De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était
-d’une pauvreté rare: des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à
-l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait,
-comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces
-sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une
-façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. A l’une
-d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français
-nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine.</p>
-
-<p>&mdash;Et Verdun? nous demanda-t-il de loin.</p>
-
-<p>Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec
-allemand, il nous lança ce cri de réconfort:</p>
-
-<p>&mdash;Ils crèvent de faim.</p>
-
-<p>Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre
-découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait
-d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la
-Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus
-rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait
-moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach,
-quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup;<span class="pagenum"><a name="page_144" id="page_144">{144}</a></span> mais
-aussi, comme devait s’exprimer le Bædecker, cette région était plus
-pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous
-envoyait à Vöhrenbach.</p>
-
-<p>Un <i>leùtnant</i> nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille
-considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que
-d’enfants! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la
-stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne
-lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en
-avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare
-comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence.
-Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la
-grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le
-camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je
-remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère
-particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil
-photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et
-tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de
-souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant.</p>
-
-<p>Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un
-bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une
-mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double
-enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de
-fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture.
-Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils<span class="pagenum"><a name="page_145" id="page_145">{145}</a></span> de causer
-avec les prisonniers et de stationner devant le camp. A chaque angle de
-l’enceinte, une sentinelle de la <i>landstùrm</i> s’immobilisait à notre
-passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du
-duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les
-gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils
-vinrent au devant de nous.</p>
-
-<p>Nous étions au camp de Vöhrenbach.<span class="pagenum"><a name="page_146" id="page_146">{146}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a><i>à Louis de Gonzague Frick</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XI<br /><br />
-<small>LE CAMP DE VÖHRENBACH</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>18 mars 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que
-l’horizon n’y était pas limité par des murs. A Mayence, on se promenait
-à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du
-dehors. A Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se
-composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à
-l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les
-prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large;
-sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village
-même, un terrain plus vaste s’étendait: d’abord une cour, au sol
-préparé, d’une cinquantaine de mètres de large; puis, en contrebas, un
-morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la
-cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base.
-La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le
-réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne
-pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était
-marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme<span class="pagenum"><a name="page_147" id="page_147">{147}</a></span> toute,
-il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée
-entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien
-n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où
-émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante:
-prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord,
-cette situation était plus agréable.</p>
-
-<p>De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne
-recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de
-Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre
-avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en
-poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de
-trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La
-portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux
-de la <i>kommandantur</i>, la cuisine, la salle de douches qu’on installait
-et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se
-divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient
-occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge
-unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition
-sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine
-des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances.
-L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans
-la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type
-Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords
-immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi.<span class="pagenum"><a name="page_148" id="page_148">{148}</a></span></p>
-
-<p>L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait
-cependant qu’un étage: en bas, c’était l’immense réfectoire et la
-kantine; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre
-camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un
-<i>Offiziergefangenenlager</i>.</p>
-
-<p>Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour
-la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration
-et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait
-que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de
-Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui
-n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine
-était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer
-du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson,
-cornedbeef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est
-vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière,
-soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance
-douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort
-cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du
-réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de
-carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à
-s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la
-quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de
-très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à
-peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier
-touchait chaque lundi sa ration d’une semaine<span class="pagenum"><a name="page_149" id="page_149">{149}</a></span> et elle lui aurait à
-peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain
-spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment
-l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre
-que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des
-<i>kartoffeln</i> en robe de chambre à peu près à tous les repas, et
-l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de
-Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences
-qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en
-effet pendant quelques jours.</p>
-
-<p>Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à
-leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me
-faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans
-retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui
-d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne
-les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la
-fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et
-le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos
-dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec
-hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite
-que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre,
-de rutabagas et de choux rouges, et encore! On nous rationna même pour
-les <i>kartoffeln</i>. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes
-et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les
-rembourser de notre poche,<span class="pagenum"><a name="page_150" id="page_150">{150}</a></span> faisant ainsi l’acquisition forcée d’un
-matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne.
-Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous
-avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de
-Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à
-Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et,
-trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de
-l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie
-criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je,
-en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait.</p>
-
-<p>Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement
-impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et
-que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas
-contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un
-prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en
-Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre
-au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des
-expédients, en ménageant la chèvre et le chou,&mdash;méthode coûteuse, si
-l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode,&mdash;cette
-étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne,
-pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous
-étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers
-jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur
-mettre le doigt sur la plaie. La <i>kommandantur</i> des camps éprouvait le
-besoin de souligner par<span class="pagenum"><a name="page_151" id="page_151">{151}</a></span> des ordres et des commentaires écrits ou oraux
-la qualité des misères qu’on nous imposait.</p>
-
-<p>Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers
-de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage,
-pour y subir le discours «de bienvenue» du commandant du camp.</p>
-
-<p>Le maître de nos personnes était un <i>oberst</i>, un colonel aux cheveux
-blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté: le colonel
-classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les
-Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On
-prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la
-marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était
-dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il
-n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre
-ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué
-que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester
-sérieux. Il nous dit:</p>
-
-<p>&mdash;Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas
-à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous
-traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller
-au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez
-en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus
-stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats
-et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de
-fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par
-gestes, et, si<span class="pagenum"><a name="page_152" id="page_152">{152}</a></span> vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes.
-Toute résistance est inutile.</p>
-
-<p>Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact
-parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il
-poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin,
-messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos
-officiers prisonniers le soient chez vous, en France.</p>
-
-<p>La patte de velours du début détendait ses griffes. Les paroles de
-l’<i>oberst</i> de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de
-Mayence.</p>
-
-<p>L’<i>oberst</i> était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être
-que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs
-caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur
-tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de
-promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les
-menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens
-d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les
-autres?</p>
-
-<p>Par la suite, le vieil <i>oberst</i>, qui était Freiherr von Seckendorff, se
-révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure: un homme
-indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de
-son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la
-rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous
-infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il
-craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France,
-ne subissent chez nous des représailles trop justifiées.<span class="pagenum"><a name="page_153" id="page_153">{153}</a></span> Cette
-impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se
-désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que
-les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés
-et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups
-dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses
-prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage
-honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses
-Fritz? Tout un camp de Français était mis à la question, et les
-représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que
-Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de
-Berlin; mais Paris ne réclamait rien de son côté.</p>
-
-<p>C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le
-plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin
-nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et
-son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les
-Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique; je ne sais pas
-ce qu’ils devinrent quand les <i>sammies</i> entrèrent dans la guerre, mais
-je sais que jusqu’au 1ᵉʳ janvier 1917, les Anglais ne furent jamais
-tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient:</p>
-
-<p>&mdash;Bah! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre
-de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés
-recevra son châtiment.</p>
-
-<p>Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas? Nous
-connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au
-chapitre,<span class="pagenum"><a name="page_154" id="page_154">{154}</a></span> où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour
-n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en
-état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se
-boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un
-grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les
-manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous
-étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà
-la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par
-cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Oublions le passé, reviens!</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions,
-même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en
-plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre
-solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne
-comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les
-liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur,
-d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne
-forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame.</p>
-
-<p>Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui
-désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs,
-il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais
-ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence,
-loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que
-les<span class="pagenum"><a name="page_155" id="page_155">{155}</a></span> Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire
-notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même
-fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à
-Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de
-nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même
-plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914
-que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces
-hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur
-essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de
-Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les
-destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous,
-soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance
-mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite
-allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux? En nous
-groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une
-erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon
-arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes
-de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles.</p>
-
-<p>Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les
-miennes: elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le
-suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants
-compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de
-Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore
-arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles.<span class="pagenum"><a name="page_156" id="page_156">{156}</a></span>
-Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne
-savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns
-parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe;
-d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation;
-d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se
-perfectionner dans leur spécialité; tous enfin, de travailler à
-s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre
-nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres
-nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de
-notre prison. A chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait
-de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur
-la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder
-avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait
-dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment,
-en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point
-nos impressions nouvelles de captivité.</p>
-
-<p>La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans
-ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne
-devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la
-réussite d’un «trois piques contrés».<span class="pagenum"><a name="page_157" id="page_157">{157}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a><i>à André Lamandé</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XII<br /><br />
-<small>TÊTES DE BOCHES</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>5 avril 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Le camp de Vöhrenbach était commandé par l’<i>oberst</i> Freiherr von
-Seckendorff, vieillard grognon que nous appelions <i>Kœniggraetz</i>, parce
-qu’il avait jadis combattu à Sadowa et parce que des prisonniers
-français ne seraient pas français s’ils ne coiffaient pas leurs geôliers
-d’un surnom. Le bonhomme en vit de toutes les couleurs. Son attitude dès
-le début trahissait le désir qu’il avait de vivre sans histoires.
-Malheureusement pour lui, nous n’étions pas décidés à jouer les chiens
-couchants, et <i>Kœniggraetz</i> ne goûta à peu près jamais la tranquillité
-qu’il souhaitait, s’il la souhaita. Écœuré de notre ingratitude autant
-que mû par son tempérament de hobereau soudard, il occupa ses journées à
-nous chercher des poux. Quand son imagination ne lui suggérait aucune
-tracasserie, il s’en prenait aux sentinelles du poste de police, hommes
-de la <i>landstùrm</i>, auxquels il avait toujours quelque chose à reprocher.
-Il hésitait quelquefois à nous injurier, et sa rage s’abattait alors sur
-le personnel du corps de garde qu’il<span class="pagenum"><a name="page_158" id="page_158">{158}</a></span> pétrifiait dans une raideur
-d’automates dont nous nous amusions.</p>
-
-<p>Freiherr von Seckendorff, dit <i>Kœniggraetz</i>, avait la manie des
-discours. Pour le moindre événement, il se présentait à nous au moment
-de l’appel du matin, et il nous haranguait. Chaque fois c’était la même
-comédie. Il commençait en français, d’une voix calme, presque aimable,
-cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours, et tout à coup, au
-tournant d’une phrase, excédé de fatigue et ne contenant plus ses
-impressions, se jetait tête basse dans les lourdes périodes allemandes.
-Sa voix montait, pleine de graillons, libérant toute une bile, dont nous
-avions de la peine à ne pas rire.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Meine Herren... Meine Herren...</i></p>
-
-<p>Le vieillard tonitruait, bafouillait, levait la canne, secouait la tête,
-et, pour finir, saisi d’une quinte de toux furieuse, il s’en allait en
-prenant le ciel à témoin de son impuissance.</p>
-
-<p>Freiherr von Seckendorff était suivi constamment par son adjoint, un
-capitaine de cavalerie qui ne se mêlait à aucun débat, qui passait pour
-être le gendre de son colonel, et dont nous ignorions le nom. Quand
-j’aurai dit que nous l’appelions <i>Tête de veau</i>, je n’aurai pas besoin
-de tracer le portrait de ce comparse falot et sévère.</p>
-
-<p>Monsieur le Censeur, <i>leùtnant</i> d’infanterie, était certainement
-l’officier le plus cruel, le plus sournois, et le plus acharné de toute
-la boîte. Combien de fois, devant lui, n’ai-je pas éprouvé de fortes
-démangeaisons au bout des mains? Il rappelait le Herr Schmidt de
-Mayence, comme s’il eût été son frère, mais il avait moins de
-désinvolture et un peu plus de lenteur<span class="pagenum"><a name="page_159" id="page_159">{159}</a></span> d’esprit. Avant la guerre,
-disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait
-en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation
-allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa
-mission avec un zèle parfait. A le voir, vous n’eussiez jamais pensé
-qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon,
-quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire
-silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses
-rancunes à l’oreille de cette ganache de <i>Kœniggraetz</i>!</p>
-
-<p>Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé
-à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous
-écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller
-dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style
-comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce
-labeur de larbin. Comprenait-il mal? Il convoquait l’auteur de la
-lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait
-qu’une carte, écrite au crayon,&mdash;car nous ne devions écrire qu’au crayon
-en 1916,&mdash;cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait
-l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui
-fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se
-servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses
-décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en
-échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus
-déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables: «Il neige».</p>
-
-<p>Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöh<span class="pagenum"><a name="page_160" id="page_160">{160}</a></span>renbach, c’est pour le
-courrier qui nous arrivait de France. Il avait l’air alors, non plus
-d’un policier, mais d’un dégoûtant bonhomme qui, par le trou de la
-serrure, dans une chambre d’hôtel, épie le coucher de jeunes époux.
-Songez à la souffrance d’un officier français qui voit, entre les mains
-d’un officier boche, les lettres de sa fiancée, de sa femme, ou de sa
-maîtresse, qui voit le monstre se vautrer dans des tendresses qui ne
-sont pas à lui, qui voit le rustre violer le secret de deux cœurs!
-Monsieur le Censeur avait des raffinements. Vous envoyait-on une
-mauvaise nouvelle capable de vous attrister? Vous apprenait-on la mort
-d’un parent ou d’un ami? Vite, monsieur le Censeur vous remettait
-l’enveloppe afin que vous pussiez pleurer plus tôt. En revanche,
-souvent, on gardait dans les tiroirs de la censure le courrier de
-plusieurs jours d’un même officier qu’on surveillait. On confrontait les
-différentes feuilles de papier. On cherchait si la quatrième page du 12
-avril, si obscure, ne faisait pas suite à la troisième page du 11 avril.
-On rapprochait les textes. Et, quand on ne découvrait rien, pour plus de
-sûreté on supprimait froidement le tout.</p>
-
-<p>Un jour, un lieutenant sut que son beau-père était décédé. Le matin
-même, un jeudi, nous avions remis à la <i>kommandantur</i> notre carte
-hebdomadaire. Le lieutenant alla frapper à la porte de monsieur le
-Censeur.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous me rendre ma carte de ce matin? dit-il. Mon beau-père
-étant mort, je désirerais ajouter quelques mots de condoléances pour ma
-femme.</p>
-
-<p>Il ne demandait pas une faveur extraordinaire, ce<span class="pagenum"><a name="page_161" id="page_161">{161}</a></span> garçon. Monsieur le
-Censeur eut un beau geste.</p>
-
-<p>&mdash;Mais pas du tout, monsieur, dit-il. Dans des circonstances pareilles,
-nous vous autorisons à écrire une carte supplémentaire. Allez écrire
-cette carte, monsieur, et apportez-la. Elle partira tout de suite par le
-courrier de ce soir, sans subir la retenue de dix jours, qui est de
-règle.</p>
-
-<p>Le lieutenant remerciait. Le censeur protesta:</p>
-
-<p>&mdash;C’est tout naturel, monsieur.</p>
-
-<p>Seulement, trois mois plus tard, comme il était de nouveau en face de
-monsieur le Censeur, le lieutenant vit sur la table sa carte
-supplémentaire, qui n’était jamais partie.</p>
-
-<p>Cependant, si monsieur le Censeur gagnait sur nous de nombreuses
-parties, combien de coups d’épingle n’a-t-il pas reçus dans son
-amour-propre! Et aussi combien de coups de couteau! Les lettres qu’on
-nous adressait, toutes dépourvues de renseignements militaires, nous
-révélaient pourtant bien des choses au nez de la censure. Dès le début
-de juillet 1916, au moment de l’offensive franco-anglaise de la Somme
-conjuguée avec l’offensive russe, l’enthousiasme des succès se devinait
-dans toutes les enveloppes venues de France. Il y aurait un beau recueil
-à publier avec toutes ces nouvelles spirituellement déguisées qui nous
-réjouissaient chaque jour. C’était une débauche de détours, d’allusions
-et d’images où le Boche perdait pied. Si monsieur le Censeur était
-amateur de statistiques, il fut probablement étonné de constater que,
-sur les deux cents officiers de son domaine, les trois quarts pour le
-moins étaient vignerons, car quelle mère n’annonçait pas à son fils que
-la vendange de 1916<span class="pagenum"><a name="page_162" id="page_162">{162}</a></span> serait magnifique? Pour peu qu’il eût l’esprit
-critique développé, il jugeait aussi sans doute que les familles
-françaises ne se fatiguaient pas pour baptiser leurs filles; en effet,
-presque tous les officiers avaient pour sœur ou pour cousine une
-Marianne ou une Françoise dont la santé était l’objet de bien des
-sollicitudes. Et ce nous était une douce joie de nous communiquer entre
-nous les secrets français qui trompaient la vigilance de monsieur le
-Censeur.</p>
-
-<p>Il est vrai que monsieur le Censeur n’opérait pas seul et que ses aides
-n’avaient peut-être ni la même conscience ni la même astuce que lui. De
-ces deux soldats qui le soulageaient d’une partie de sa besogne, l’un
-était aussi méchant mais plus bête, et l’autre, qui n’était pas bête du
-tout, ne s’acquittait de ses fonctions qu’avec nonchalance.</p>
-
-<p><i>Les-Méziés</i> (ainsi nommé parce que, quand il avait un ordre à nous
-traduire, il commençait par ces mots: «Les messieurs sont prévenus»,
-qu’il prononçait: «<i>les méziés</i>»), ancien employé chez une marchande de
-fleurs de Nice, avait plutôt la tête de ces laquais en livrée préposés à
-l’ascenseur dans les palaces. Il avait l’air hargneux et constipé. Il
-nous détestait de tout son cœur et nous le lui rendions. Son collègue,
-dit <i>la Galoche</i>, à cause de son menton, était plus couramment nommé
-<i>Sourire d’Avril</i>. Né en Alsace, et il s’en vantait, il dirigeait avant
-la guerre, à Mulhouse, une petite pension pour jeunes gens. L’issue de
-la lutte le tourmentait peu. Français ou Allemand, il avait l’intention
-de retourner à Mulhouse et d’y poursuivre ses modestes affaires. Il
-n’apportait aucune ardeur à son service. Il semblait gêné le plus
-souvent,<span class="pagenum"><a name="page_163" id="page_163">{163}</a></span> et il souriait quand il entendait nos plaisanteries, dont
-<i>les-Méziés</i> enrageait.</p>
-
-<p>Ces deux hommes, si dissemblables, nous distribuaient les colis de
-France, l’après-midi, dans la cour quand le temps le permettait, et au
-réfectoire en cas de pluie. Ils les ouvraient, retenaient par ordre les
-papiers et les toiles d’emballage, et fouillaient tous les recoins,
-toutes les boîtes, tous les sacs. Les officiers se disputaient pour être
-inspectés par <i>Sourire d’Avril</i>. Il visitait les paquets d’un œil
-distrait. Il ne dissimulait pas son admiration pour les victuailles que
-nous recevions et qui sans doute excitaient son envie, car tous ses
-jours n’étaient pas jours de bombance. Il s’écria même une fois, devant
-un jambon d’York, d’ailleurs somptueux:</p>
-
-<p>&mdash;On ne meurt pas encore de faim en France.</p>
-
-<p>Cela lui valut un regard indigné de son camarade qui, lui, ne nous
-faisait grâce de rien, exécutant strictement les instructions de
-monsieur le Censeur et se réglant sur lui. Monsieur le Censeur daignait
-de temps en temps descendre jusqu’à mettre les doigts dans nos boîtes de
-pâté et nos pots de moutarde.</p>
-
-<p>Nous n’avions pas le droit de recevoir n’importe quoi. Les liquides
-étaient soumis à l’examen du médecin du camp; on nous retenait l’alcool.
-Les livres, pourvu que la date de leur publication fût antérieure au 2
-août 1914, étaient d’abord arrêtés par la censure, qui les feuilletait
-avec soin avant de nous les rendre. Certains paquets de cigarettes
-portaient une étiquette aux couleurs des Alliés; on les confisquait. Les
-journaux et les revues, on les confisquait. Mais, si l’on fouillait si
-attentivement, c’était pour découvrir les<span class="pagenum"><a name="page_164" id="page_164">{164}</a></span> lettres cachées, les
-boussoles, les cartes et l’argent allemand qui devaient permettre des
-évasions. Quelquefois, une riche trouvaille enchantait la
-<i>kommandantur</i>. L’officier coupable était puni. Mais que de choses les
-plus malins ont oubliées! Je ne veux révéler ici aucun procédé, mais je
-peux dire que l’ingéniosité des expéditeurs nous surprenait souvent
-nous-mêmes. Les Boches savaient que nous recevions des cartes et des
-boussoles, mais elles s’éclipsaient admirablement. Des articles de
-journaux français arrivaient jusque sous les fenêtres de la
-<i>kommandantur</i>. On redoublait de vigilance et de ruse de part et
-d’autre. L’heure des colis était toute de fièvre. Chaque distribution
-avait l’allure d’un combat. Et combien furent subtilisés en entier, même
-de dimensions considérables, sous les yeux des trois censeurs et des
-deux hommes de corvée qui gardaient le lot défendu!</p>
-
-<p>Un officier allemand se distinguait des autres, au camp de Vöhrenbach,
-par une attitude nettement différente. A cause de son physique, nous
-l’avions surnommé <i>le Lièvre effrayé</i>. Il traînait la patte, ayant été
-grièvement blessé du côté de Saint-Quentin en 1914, et il avait un air
-effaré dès qu’il rencontrait un groupe d’officiers français. Quand il
-était chargé de l’appel, il se hâtait de nous compter pour endurer moins
-longtemps le tête-à-tête. Il s’occupait de l’ordinaire et de la kantine.
-Jeune, il était certainement le moins répugnant de nos geôliers. Certes,
-il ne nous distribuait pas les douceurs à pleine poignée, car il n’avait
-pas à nous en distribuer, et il s’acquittait de ses fonctions
-ponctuellement. Il ne nous témoignait non plus aucune sympathie. Mais
-les brimades aux<span class="pagenum"><a name="page_165" id="page_165">{165}</a></span>quelles il nous voyait condamnés, et qu’il avait
-mission de nous appliquer, semblaient lui causer un dégoût réel. Seul de
-toute la bande, il conservait un maintien militaire tel qu’on se plaît à
-l’imaginer d’après les récits des temps anciens. On aurait dit qu’il ne
-se sentait pas à sa place, comme officier, parmi les garde-chiourme dont
-il partageait l’infamie. Quelle différence entre <i>le Lièvre effrayé</i> et
-le docktor Rueck, médecin du camp!</p>
-
-<p>Ce juif, petit, boulot, fleurant le suint, était l’homme le plus faux de
-tous ces hommes faux qui nous entouraient. Il avait la manie dangereuse
-de déclarer à qui l’écoutait qu’il n’était pas Allemand et qu’il n’était
-pas soldat. Lui aussi il se plaçait au-dessus de la mêlée, se contentant
-d’être juif et médecin. Ainsi il essayait d’amadouer les prisonniers par
-l’étalage factice d’une bonhomie rondouillarde qui pouvait dérouter
-d’abord. Nous apprîmes à le connaître. Il recherchait la conversation
-des Français et s’efforçait de leur tirer les vers du nez. Il se
-targuait de ne pas appartenir à l’état-major du camp. Au fond, il avait
-pour nous autant de basse rancune que les autres, et il fit punir deux
-officiers, l’un qui ne l’avait pas salué, et l’autre, l’abbé T***, qui
-avait prononcé tout haut le vocable ignoble de «Boche». Herr doktor
-Rueck désirait étudier de près les Français sur lesquels il avait
-jusqu’alors les idées les plus saugrenues, qu’il rejetait d’ailleurs
-avec peine. Quand un nouvel officier arrivait à Vöhrenbach, il subissait
-un examen médical et moral minutieux. Le médecin juif l’auscultait, le
-tournait, le palpait, le retournait, touchait les blessures,
-interrogeait les réflexes, tâtait le pouls et posait au patient les
-ques<span class="pagenum"><a name="page_166" id="page_166">{166}</a></span>tions les plus indiscrètes sur sa vie intime et sur son ascendance.
-Il voulait absolument que chacun de nous fût atteint de maladies
-vénériennes, et il tombait de haut en constatant que le nombre des
-Français pourris était pour ainsi dire nul. Et ses étonnements
-l’amenaient à des grossièretés de langage inouïes. Je me rappellerai
-longtemps qu’il me demanda avec une insistance sinistre s’il n’y avait
-pas eu de fous dans ma famille.</p>
-
-<p>Le doktor Rueck n’avait pas rang d’officier. Son compagnon ordinaire
-était le <i>feldwebel-leùtnant</i> du camp. Pendant la guerre, l’Allemagne a
-accordé la patte d’épaule de <i>leùtnant</i> à de nombreux <i>feldwebels</i>, de
-même que la France a créé des officiers à titre temporaire. Mais, tandis
-que dans notre armée les officiers à titre temporaire sont sur le pied
-d’égalité en face des officiers à titre définitif, les
-<i>feldwebels-leùtnants</i> n’ont de l’officier que les droits de
-commandement, rien de plus, et ils ne mangent pas à la même table que
-les officiers propriétaires de leur titre. Celui de Vöhrenbach était le
-grotesque de l’endroit. <i>Sabre de bois</i>, ainsi appelé parce qu’il était
-tout fier d’avoir au côté un sabre terrible, avait un autre sobriquet:
-<i>Barzinque</i>, corruption de «par cinq», que nous nous plaisions à lui
-faire répéter chaque fois qu’il était chargé de l’appel, où nous devions
-nous aligner sur cinq rangs de profondeur. Chien de quartier comme
-l’était l’adjudant de semaine à la caserne en temps de paix, <i>Barzinque</i>
-rôdait du matin au soir de corridor en corridor. Il était sans cesse aux
-aguets derrière une porte, et c’était notre joie de sortir
-précipitamment de nos chambres pour bousculer un<span class="pagenum"><a name="page_167" id="page_167">{167}</a></span> <i>Barzinque</i> pourpre de
-confusion. A son avis, nos planchers n’étaient jamais assez propres, et
-nos lits étaient pliés toujours trop tard. Comme il n’osait pas nous
-adresser d’observations, il harcelait nos ordonnances, qui l’envoyaient
-à la promenade. Il parlait fort peu le français et ne le comprenait
-guère, bien qu’il prît des leçons acharnées. On pouvait risquer toutes
-les facéties avec ce guignol.</p>
-
-<p>Un jour, il entra dans une chambre:</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, messieurs.</p>
-
-<p>Poli, il tenait sa casquette à la main et cherchait dans sa mémoire la
-phrase qu’il avait préparée. Son crâne chauve luisait au soleil. Nul ne
-venait à son secours et il roulait des yeux d’homme qui se noie.</p>
-
-<p>&mdash;Tu peux te couvrir, lui dit un lieutenant. La tête de veau, ça se
-mange froid.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, fit-il lentement. Et, se coiffant, il sortit.</p>
-
-<p>Un autre jour, il entra dans une autre chambre.</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, messieurs.</p>
-
-<p>C’était sa façon de se présenter, le sourire aux lèvres et la casquette
-ôtée. Mais cet effort lui faisait perdre le fil de ses idées, qu’il
-désirait exprimer en français. Cette fois, il se débrouilla tant bien
-que mal, et on finit par deviner que, l’<i>oberst</i> ayant résolu de passer
-une revue de casernement, le lendemain, après l’appel, il fallait
-déplacer deux armoires, qu’on avait dressées en équerre près de la porte
-pour que <i>Sabre de bois</i>, dit <i>Barzinque</i>, nous espionnât plus
-difficilement.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, avant l’appel, <i>Barzinque</i> revint. Les officiers
-s’habillaient au milieu d’un joli tohu-bohu.<span class="pagenum"><a name="page_168" id="page_168">{168}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, messieurs.</p>
-
-<p>Les armoires n’avaient pas bougé.</p>
-
-<p>Personne ne souffla mot. Le <i>feldwebel</i> était plus embarrassé que
-jamais. Il commença:</p>
-
-<p>&mdash;Cette armoire... cette armoire est...</p>
-
-<p>Et il s’arrêta court.</p>
-
-<p>Une voix cria:</p>
-
-<p>&mdash;En bois.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, répondit le pauvre diable. Et il sortit en se recoiffant.</p>
-
-<p>Ce n’était pas un pauvre diable. Méchant autant que n’importe quel
-Boche, il se frotta les mains quand le camp de Vöhrenbach devint camp de
-représailles. Il se donnait de toute son âme à l’exécution des mesures
-prescrites par Berlin. Il jubilait surtout, quand il enfermait un
-prisonnier dans l’in-pace des arrêts de rigueur. Triste individu qui
-n’avait jamais respiré l’air du front, vous vous en doutiez, et qui
-montrait au grand jour la bassesse de ses instincts, il grimaçait comme
-une caricature à côté des officiers du camp dont il lêchait les bottes à
-tout propos.</p>
-
-<p>Tels étaient, du plus grand au plus petit, les nobles seigneurs à qui le
-Gouvernement Impérial et Royal avait confié le soin de nous séquestrer.<span class="pagenum"><a name="page_169" id="page_169">{169}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XIII" id="CHAPITRE_XIII"></a><i>à Emmanuel Bourcier</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XIII<br /><br />
-<small>OFFIZIERGEFANGENENLAGER</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>10 avril 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>On m’a souvent demandé:</p>
-
-<p>&mdash;Quand vous étiez prisonnier, vous ne sortiez donc pas?</p>
-
-<p>Et je répondais:</p>
-
-<p>&mdash;A l’intérieur du camp, oui, à de certaines heures; mais en dehors des
-fils de fer, jamais.</p>
-
-<p>A Vöhrenbach, le pourtour du bâtiment nous appartenait. C’est là que
-nous prenions un peu d’exercice. Quelques officiers, désireux de
-s’entretenir en forme malgré la captivité, se consacraient chaque jour à
-un entraînement méthodique, et, plusieurs heures de suite, passaient de
-la marche à la course et de la course à la marche. Ceux-là, on avait
-l’œil sur eux, et la <i>kommandantur</i> les soupçonnait de se préparer à
-l’évasion, cauchemar des geôliers allemands. Mais, sans pratiquer le
-sport à ce point, la plupart des prisonniers tournaient autour de la
-prison, tous dans le même sens, et c’est surtout avant le moment de
-l’appel que la cour étroite s’emplissait de marcheurs.</p>
-
-<p>Le plus horrible, dans cette captivité des officiers,<span class="pagenum"><a name="page_170" id="page_170">{170}</a></span> c’est l’inaction.
-Pourriez-vous imaginer plus sombre châtiment: tu seras enfermé et
-n’auras rien à faire. Rien à faire! Je me rappelais souvent les paroles
-du capitaine B***, de Mayence. Mais je voulais espérer que je réussirais
-là où tant d’autres avaient échoué. Quelle vanité!</p>
-
-<p>Tout le monde travaillait autour de moi, dans une espèce d’émulation
-silencieuse. Peu à peu, des livres nous arrivaient de France. La kantine
-nous en procurait d’autres, et je garde un exemplaire du <i>Double Jardin</i>
-de Mæterlinck, parce qu’il avait été volé quelque part, comme la reliure
-de l’ouvrage le prouve. Les officiers qui savaient un peu d’allemand,
-essayaient de se perfectionner et donnaient à des camarades studieux les
-premières notions de cette affreuse langue. Ainsi j’avais décidé
-d’approfondir mes études de jadis. Je revis la grammaire, et m’attelai
-de nouveau aux contes de Grimm et au <i>Romancero</i> de Heine avant
-d’aborder les véritables Niebelungen dont j’aurais voulu pénétrer les
-arcanes. Deux contes puérils et trois courtes chansons de Wilhelm Müller
-suffirent à me dégoûter de mon ambition. Tout me semblait odieux de ce
-pays, les sons rauques de ses tendresses poétiques, la couleur de ses
-paysages, l’aspect de sa typographie et l’odeur de ses soldats. Écœuré,
-je rangeai mes livres allemands pour ne plus les ouvrir. De nombreux
-camarades n’eurent pas plus de courage. La langue des Boches rebute.</p>
-
-<p>D’autres s’accrochèrent aux Anglais et aux Russes, qui se mettaient fort
-gentiment à leur disposition. Ceux-là ne furent pas plus heureux. A
-peine commençaient-ils à se débrouiller au milieu des fantaisies de<span class="pagenum"><a name="page_171" id="page_171">{171}</a></span>
-l’alphabet slave et à se tirer tant bien que mal d’une page des <i>Voyages
-de Gulliver</i>, qu’ils durent renoncer à pousser plus loin. Le camp de
-Vöhrenbach devenait camp de représailles, et les compagnons anglais et
-russes nous quittèrent. Seuls les Français devaient connaître les joies
-du sévère régime. Ce fut une débâcle.</p>
-
-<p>La musique était pour beaucoup un refuge. La <i>kommandantur</i> avait loué
-un piano. La kantine fournissait des violons, des flûtes, et jusqu’à des
-cithares dont on pouvait jouer sans initiation aucune. Un groupe de
-capitaines et de lieutenants s’exerçait à déchiffrer les quatuors les
-plus ardus. L’heure où il nous était permis de les écouter était une
-heure d’un grand prix. Mais le programme des représailles nous interdit
-la musique, et les officiers gardèrent leurs instruments dans les étuis
-de carton que la kantine refusa de reprendre.</p>
-
-<p>Grâce à des cotisations, nous avions créé une bibliothèque. En attendant
-que la charité française vînt à notre aide, elle était bien modeste,
-notre bibliothèque de Vöhrenbach, à ses débuts. Toute sa richesse
-consistait en quelques romans des collections à 0 fr. 95 de Fayard, de
-Calmann-Lévy, de Laffitte et d’Albin Michel. Toutes les œuvres n’étaient
-pas de choix. Nous avions dû accepter ce que la kantine avait pu
-concentrer de volumes divers. Et nul d’entre nous ne sut jamais par quel
-mystère figuraient au catalogue les <i>Aventures du Colonel Ramollot</i>.</p>
-
-<p>Pourtant, aux premiers jours de notre captivité, nous étions encore si
-las et si meurtris que nous trouvions souvent un peu de charme à nous
-étendre au<span class="pagenum"><a name="page_172" id="page_172">{172}</a></span> soleil, dans la cour. La kantine vendait naturellement des
-pliants et des fauteuils de paquebot. L’après-midi, aux instants les
-plus chauds, la prison prenait des airs de maison de convalescence,
-comme une autre Villa des Oiseaux. Les Anglais en particulier
-pratiquaient beaucoup la chaise-longue au grand air. Ils s’installaient
-au milieu de nous, fumaient une pipe de tabac blond, tiraient un livre
-de leur poche, l’ouvraient, renversaient la tête, se posaient les poèmes
-de Rossetti sur les yeux, et s’endormaient.</p>
-
-<p>Mais c’est le dimanche que les fauteuils s’accumulaient le long des fils
-de fer. Le dimanche, en effet, les prisonniers mettent une certaine
-coquetterie à suspendre leurs minces occupations. On revêt sa meilleure
-vareuse; presque tous les officiers assistent à la messe, dans le
-réfectoire transformé en chapelle pour la circonstance, et ce zèle
-religieux n’est pas une des choses qui surprennent le moins nos bons
-geôliers. Ils nous croyaient de farouches athées, comme le docteur juif
-nous croyait tous syphilitiques. La guerre aura redressé bien des
-erreurs dans l’omnisciente Allemagne.</p>
-
-<p>Que pensent de nous les civils qui passent de l’autre côté de la
-clôture, sur le chemin qui monte vers le bois de pins, là-haut, au
-sommet de cette colline? Ils nous regardent comme on regarde les fauves
-dans un jardin zoologique. Car, comme nous, ils chôment, et ils
-profitent de la douceur du temps pour aller à la campagne.</p>
-
-<p>Un de ces dimanches d’avril, au bout de la prairie, là où le domaine des
-prisonniers se termine en pointe de triangle, deux officiers faisaient
-les cent pas en fumant des cigarettes. Une vieille femme descendait<span class="pagenum"><a name="page_173" id="page_173">{173}</a></span> la
-côte. En passant près d’eux, comme la sentinelle lui tournait le dos:</p>
-
-<p>&mdash;Courage, messieurs! leur dit-elle en français. On ne peut pas vous
-parler. C’est défendu. Ils sont méchants. Ils me frapperaient, moi, une
-pauvre vieille!</p>
-
-<p>Et elle s’éloigna dans la direction du village, laissant les deux
-officiers émus et déconcertés, tandis que la sentinelle revenait
-lourdement vers la guérite jaune et rouge.</p>
-
-<p>Les Anglais prenaient un plaisir extrême à ces spectacles du dimanche.
-Ils étaient trois ou quatre, pas davantage, tous très jeunes et presque
-tous aviateurs. Ils n’avaient rien de l’attitude un peu raide qu’on
-prête à ceux de leur race. Ils riaient de nos plaisanteries sans
-retenue, et eux-mêmes ne détestaient pas d’exercer leur humour aux
-dépens des Boches. Ils y apportaient une ardeur juvénile qui nous
-réjouissait. C’étaient les meilleurs garçons du monde.</p>
-
-<p>Un jour, la <i>kommandantur</i> avait introduit quelques vaches dans le camp,
-pour leur faire paître l’herbe qui devenait trop haute entre les deux
-rangées de fils de fer de l’enceinte. Elles fournirent à un Anglais
-l’occasion d’une farce. Il s’approcha des fils de fer et, apostrophant
-la sentinelle à qui il montrait un morceau de pain bien blanc et d’un
-beau poids:</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’en avez pas, hein, du pain comme celui-là?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! non, répondit la sentinelle, malgré le règlement, car elle
-espérait qu’un présent inespéré allait lui échoir. Et elle roulait des
-yeux cupides.</p>
-
-<p>L’Anglais reprit:<span class="pagenum"><a name="page_174" id="page_174">{174}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Nous ne savons plus qu’en faire, tellement nous en avons.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, approuva la sentinelle.</p>
-
-<p>&mdash;Et nous le donnons aux vaches, conclut l’Anglais en offrant le quignon
-merveilleux à la bête la plus voisine.</p>
-
-<p>Nos alliés sont terribles. On racontait d’un autre lieutenant une
-anecdote qui révèle exactement la façon dont les Anglais se comportent
-en face des autorités allemandes. Le gouvernement de Berlin oblige les
-officiers prisonniers à saluer les officiers allemands, sans égard aux
-grades de ceux-ci ou de ceux-là. Les Français esquivent la difficulté en
-exécutant un demi-tour par principe chaque fois qu’ils s’aperçoivent
-qu’ils vont croiser un <i>leùtnant</i> ou un <i>haùptmann</i>. Les Anglais
-agissent plus franchement. Ils affectent d’ignorer leurs gardiens. Un
-jour, celui dont je parle se trouva nez à nez avec un Boche.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur! fit l’Allemand.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur?</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne m’avez pas salué.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis officier.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne connais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Vous devez me saluer.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
-
-<p>L’Allemand était blême.</p>
-
-<p>&mdash;Vous serez puni.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, répondit l’Anglais.</p>
-
-<p>Il fut puni, en effet.</p>
-
-<p>Or, quand il sortit de la chambre des arrêts de rigueur, après sept
-jours d’isolement, il rencontra<span class="pagenum"><a name="page_175" id="page_175">{175}</a></span> l’officier qui lui avait valu ces
-loisirs, et il ne le salua pas. La scène fut violente de la part du
-Boche et laissa l’Anglais tout à fait calme.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur! Vous ne m’avez pas salué!</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis officier.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne connais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous venez de quitter les arrêts parce que vous ne m’avez pas
-salué, la semaine dernière. C’était moi...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
-
-<p>L’Allemand n’avait qu’à lâcher la partie. Il la lâcha, en grognant des
-imprécations. Mais l’Anglais ne retourna point dans la chambre des
-arrêts.</p>
-
-<p>Il ne faut pas croire cependant que les autorités impériales et royales
-ménageaient les prisonniers britanniques. Sans doute, tout au moins
-jusqu’à la fin de 1916, ils ne leur infligeaient pas les mille
-tracasseries dont les Français eurent constamment à souffrir. Mais ils
-avaient parfois contre eux des gestes pénibles dont je rapporterai
-l’exemple suivant, que je tiens de la victime, un jeune lieutenant
-irlandais.</p>
-
-<p>Les Boches ne digéraient pas le dédain que les officiers de la
-«méprisable petite armée» leur témoignaient en tout temps et en tout
-lieu. Quand ils en capturaient un, ils éprouvaient un besoin sadique de
-l’intimider. Mais les Anglais ne tremblaient pas. Ainsi pour ce
-lieutenant. Il avait été pris du côté de Loos, le 25 septembre 1915.
-Tout de suite, dans le premier village où on l’emmena, on l’enferma au
-fond d’un cachot obscur comme en décrivent les romans populaires, et on
-lui annonça qu’il serait fusillé. Pendant<span class="pagenum"><a name="page_176" id="page_176">{176}</a></span> trois jours, on le laissa
-dans son cachot; on ne lui apporta pas la moindre nourriture et pas le
-moindre verre d’eau; chaque soir on lui disait:</p>
-
-<p>&mdash;Vous serez fusillé demain.</p>
-
-<p>Enfin, après ces trois jours de torture, qui n’arrachèrent pas un seul
-mot de protestation à ce malheureux, on le tira de son trou et on le
-poussa vers une grande cour. Le peloton d’exécution promis attendait
-dans un coin, l’arme au pied.</p>
-
-<p>&mdash;Demandez grâce! cria un officier allemand.</p>
-
-<p>&mdash;Non, répondit le condamné.</p>
-
-<p>Alors, on le planta devant le peloton, et on lui attacha les mains
-derrière le dos. On voulut lui bander les yeux, il refusa. Un ordre
-bref: les soldats mirent en joue. Mais, la plaisanterie ne pouvant aller
-plus loin, car on n’avait pour but que de terroriser le prisonnier et de
-le réduire à merci, l’officier allemand marcha vers l’officier
-irlandais, et, les yeux dans les yeux:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous fais grâce, dit-il.</p>
-
-<p>L’autre ne répondit rien. Il n’avait pas bronché.</p>
-
-<p>Les Russes ne ressemblaient pas aux Anglais. Ils acceptaient les
-derniers outrages avec un fatalisme tranquille. Le gouvernement du Tsar
-ne s’occupait pas de ses prisonniers. Pour lui, c’étaient des hommes
-perdus, et il les abandonnait aux mains de l’ennemi, quitte à ne pas
-s’inquiéter davantage des prisonniers allemands qu’il oubliait sans
-façon dans un quelconque district. Et nous avons pu voir, jusqu’en 1916,
-cette anomalie: les prisonniers russes recevant en Allemagne du pain
-fourni par la France, alors que les prisonniers français n’en recevaient
-pas. Car les<span class="pagenum"><a name="page_177" id="page_177">{177}</a></span> captifs voyaient des choses extraordinaires. Mais, pour en
-revenir aux officiers du Tsar, ils savaient qu’ils n’avaient rien à
-attendre des bontés du Petit-Père. Ils ne lui en gardaient pas moins une
-dévotion touchante et un dévouement complet. Je n’ai aucun renseignement
-sur leur conduite au moment de la Révolution. En 1916, ils haïssaient
-l’Allemagne autant que nous la haïssions nous-mêmes, et, s’ils
-n’affichaient pas des sympathies très chaudes pour l’Angleterre, ils ne
-cachaient pas en revanche leur amitié pour la France.</p>
-
-<p>Rien de plus émouvant que leur camaraderie. Ils nous comprenaient mal,
-et nous ne les comprenions guère. Souvent, pour nous entendre, nous
-devions recourir à la langue allemande dont ils possédaient quelques
-bribes. L’intention suppléait à l’effet. Ils étaient les premiers à nous
-annoncer les bons communiqués, et il fallait accepter leurs
-félicitations immédiates à la kantine. On m’avait dit à Mayence que les
-Russes étaient d’incroyables ivrognes. Hélas, ils l’étaient. Ils ne
-buvaient pas pour le plaisir de boire: ils avaient toujours
-d’excellentes raisons de s’enivrer, mais ils en avaient trop, de ces
-excellentes raisons. Ils célébraient tout: la fête du tsar et la fête de
-la tsarine, la fête des principaux grands-ducs et celle des plus
-importantes grandes-duchesses. Ils buvaient quand la Russie remportait
-un succès; ils buvaient quand les alliés étaient victorieux, cela pour
-manifester leur contentement; mais, quand les alliés enregistraient un
-revers, ils buvaient aussi, pour oublier la fâcheuse nouvelle, et, quand
-la Russie encaissait une de ces raclées comme elle seule en encaissa
-pendant la guerre,<span class="pagenum"><a name="page_178" id="page_178">{178}</a></span> la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer
-leur désespoir.</p>
-
-<p>On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les
-quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la
-kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les
-nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets
-d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en
-consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant
-qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis,
-les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient
-à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier
-pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous
-les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils
-nous apparurent en captivité.</p>
-
-<p>D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes
-avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première
-grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un
-lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais,
-nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons,
-et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées,
-comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait
-manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il
-avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et
-nous le surnommions <i>Poincarévitch</i>. Mais, plus souvent, nous
-l’appelions: l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des
-grenadiers de<span class="pagenum"><a name="page_179" id="page_179">{179}</a></span> Sibérie. Il s’étonnait qu’avec ma taille je ne fusse que
-chasseur à pied et il tenait absolument à me classer dans les
-grenadiers, comme lui. Trop embarrassé pour le convaincre, j’acquiesçais
-à son désir. Chaque fois qu’il prenait son verre pour boire, il se
-levait, disait: «Vive la France! Vive famille!» Et nous répondions:
-«Vive Russie!» Et l’oncle Michel se levait à tout instant pour
-recommencer.</p>
-
-<p>Son camarade habituel (on les rencontrait rarement l’un sans l’autre)
-était un petit bonhomme maigriot, sec comme un coup de trique, qui nous
-saluait comme eût salué un automate, en observant un impeccable
-garde-à-vous. Il ne savait pas un mot de français, mais il baragouinait
-un peu d’allemand. Il ne supportait pas le vin, tandis que l’oncle
-Michel supportait tout. Aussi, dans nos réunions, pendant que le
-Johannisthal emplissait nos verres, il se faisait servir de la bière,
-par quatre bocks à la fois. Encore nous avouait-il qu’il n’avait pas
-beaucoup de goût pour la bière.</p>
-
-<p>Le troisième des officiers russes de Vöhrenbach ne fréquentait guère les
-deux autres. Sobre, il n’allait jamais à la kantine. Il recherchait
-plutôt les conversations sérieuses. Il parlait sans difficulté le
-français, l’allemand et l’anglais. Il travaillait beaucoup. Grand,
-mince, le front soucieux, les yeux profonds, il semblait sorti d’un
-roman de Dostoïewsky. Aujourd’hui, après tant de vicissitudes, je pense
-à Kerensky, quand il me souvient de cet artilleur un peu mystérieux.</p>
-
-<p>Faut-il ajouter que la meilleure entente régnait entre les prisonniers
-français, anglais, et russes? Il n’y avait pas de Belges à Vöhrenbach,
-et je n’ai vu jamais ni des Italiens, ni des Serbes, ni des Roumains.<span class="pagenum"><a name="page_180" id="page_180">{180}</a></span>
-Mais, par ce qui se passait en 1916, je crois pouvoir affirmer que le
-temps n’a dû que raffermir cette entente entre tous les alliés. Plus que
-sur le champ de bataille, en effet, on apprend à se connaître et à
-s’aimer dans les camps d’Allemagne. Les malheurs communs rapprochent
-plus encore que les joies partagées. Ce n’est pas à ce résultat que
-l’Allemagne voulait arriver en réunissant dans la même infortune des
-représentants des différentes nations qu’elle cherchait à disjoindre, et
-pendant la guerre et en vue des temps futurs. Mais c’est à ce résultat
-qu’elle est arrivée.</p>
-
-<p>En captivité, dans ces heures d’une longueur mortelle, on prend
-conscience de soi-même et des autres. Rude école! Si l’Allemagne, en
-nous imposant toutes les vexations, tendait à nous déprimer et à nous
-diminuer, elle s’est trompée, une fois de plus, comme toujours. Le
-prisonnier français échappe au maléfice. Combien de fois n’ai-je pas
-retourné ces idées dans ma tête, là-bas, aux jours les plus difficiles!
-Je m’accoudais à la fenêtre, après le dernier appel. La nuit d’été
-coulait, calme et lente. Par-dessus la cour baignée de lumière
-électrique, au delà du bourg endormi, au delà des monts boisés, je
-fuyais vers l’Ouest, loin, très loin de ces endroits maudits, et je
-sentais contre ma main les battements de mon cœur. Je dominais tous les
-camps de l’Allemagne, du haut de ma fenêtre de Vöhrenbach. Car nous le
-dominions, ce camp de Vöhrenbach.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">C’est un lieu tragique, un vallon,<br /></span>
-<span class="i0">Un pays sans grâce et sans gloire,<br /></span>
-<span class="i0">Trop vert, trop gris, trop roux, trop blond,<br /></span>
-<span class="i0">Quelque part dans la Forêt-Noire.<span class="pagenum"><a name="page_181" id="page_181">{181}</a></span><br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Près d’un village des plus laids<br /></span>
-<span class="i0">Un morne bâtiment s’élève.<br /></span>
-<span class="i0">Est-ce une usine, est-ce un palais?<br /></span>
-<span class="i0">C’est la prison de notre rêve.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Un double rang de fils de fer<br /></span>
-<span class="i0">Nous enclôt du reste du monde.<br /></span>
-<span class="i0">C’est la borne de notre enfer<br /></span>
-<span class="i0">Et de notre tombe profonde.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">C’est là que nous vivons, parmi<br /></span>
-<span class="i0">Nos songes que le temps mutile.<br /></span>
-<span class="i0">L’air qu’on respire est ennemi<br /></span>
-<span class="i0">Et le ciel lui-même est hostile.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">N’importe. Rien n’atteint jamais<br /></span>
-<span class="i0">Le vol radieux de nos rêves.<br /></span>
-<span class="i0">Ils trouvent bas tous les sommets<br /></span>
-<span class="i0">Et toutes les distances brèves.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Ils vont, nos rêves douloureux,<br /></span>
-<span class="i0">Par-delà les monts et les plaines.<br /></span>
-<span class="i0">Il n’est pas de prison pour eux:<br /></span>
-<span class="i0">Qui pourrait leur forger des chaînes?<br /></span>
-<span class="pagenum"><a name="page_182" id="page_182">{182}</a></span></div></div>
-</div>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XIV" id="CHAPITRE_XIV"></a><i>à R. Christian-Frogé</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XIV<br /><br />
-<small>LE SENS DE L’HONNEUR ET QUELQUES AUTRES VERTUS</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>15 avril 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>Le camp de Vöhrenbach semblait d’abord devoir être une espèce de
-paradis. Peu à peu, il se transforma, et, moins d’un mois après mon
-arrivée, devenu camp de représailles, il nous permit de goûter par
-avance les tristesses du purgatoire. Mais, pour mieux nous montrer quel
-éden nous avions perdu, la <i>kommandantur</i> nous dosa les vexations
-successives avec une science tout à fait raffinée, où, d’ailleurs, la
-caisse du camp s’augmenta de bénéfices sérieux.</p>
-
-<p>Un jour, vers la fin du mois de mars, une grande nouvelle courut de
-chambre en chambre: les Boches organisaient pour les prisonniers des
-promenades à la campagne. Aussi vous expliquerai-je d’abord que, pendant
-la Grande Guerre, les prisonniers n’ont pas connu le régime de 1870.
-Vous avez la mémoire encore pleine des libertés que Déroulède avait,
-quand il était captif sur parole aux mains des Prussiens. Pendant la
-grande guerre, on n’est pas prisonnier sur parole. Même si vous vouliez
-vous engager sur l’honneur à ne pas vous enfuir, le gouvernement
-allemand n’ac<span class="pagenum"><a name="page_183" id="page_183">{183}</a></span>cepterait pas: lui-même ne se considère lié par aucun
-honneur, par aucun traité, par aucun scrupule, et vous ne pensez pas
-qu’il croira que vous êtes moins sot que lui. D’ailleurs le gouvernement
-français, qui n’avait pas fait grand’chose pour ses officiers
-prisonniers, s’était néanmoins ému de leur sort, et leur avait interdit
-de donner aucune parole d’honneur aux Boches. De cette façon on
-punissait l’Allemagne du peu de respect qu’elle avait étalé pour les
-chiffons de papier. En conséquence, tout comme de vulgaires condamnés de
-droit commun, les prisonniers étaient enfermés dans des camps plus ou
-moins vastes, et ils n’en sortaient jamais, hormis pour un transfert
-dans un autre bagne.</p>
-
-<p>Cette sévérité eût été compréhensible, à la rigueur, si la guerre
-n’avait pas duré plus de six mois. Mais, quand elle menaça de
-s’éterniser, de bonnes âmes songèrent qu’au jour de la délivrance il ne
-sortirait peut-être plus des geôles que des loques effrayantes. Alors le
-gouvernement français autorisa ses officiers prisonniers à prendre part
-à des promenades collectives, sous réserve qu’ils ne promettraient de ne
-pas s’évader que pour la durée de chacune d’elles. Et c’est ainsi que la
-<i>kommandantur</i> fut amenée, à la fin du mois de mars de 1916, à organiser
-des sorties à l’extérieur.</p>
-
-<p>Les choses ne se passèrent pas sans de longs pourparlers.</p>
-
-<p>Sortirait qui voudrait. Chaque jour, vingt-cinq prisonniers
-franchiraient la porte du camp, après avoir apposé leur signature au bas
-d’une feuille de papier. Seraient-ils accompagnés? Les prisonniers
-préten<span class="pagenum"><a name="page_184" id="page_184">{184}</a></span>daient ne pas l’être, puisqu’ils juraient de revenir. La
-<i>kommandantur</i> refusait, sous prétexte qu’elle avait charge de les
-garder et de les défendre contre les insultes de la population civile.
-Sans doute lui souvenait-il des brutalités de 1914. Elle proposa de
-désigner un officier allemand qui seul conduirait les promeneurs et les
-guiderait. On accepta, à condition que l’officier allemand serait sans
-armes. L’accord était conclu. Il y eut encore des tiraillements parce
-que la <i>kommandantur</i> exigeait que les Français s’engageassent, non
-seulement à ne pas s’enfuir, mais aussi à ne pas mettre à profit la
-promenade pour préparer une évasion: subtilité insidieuse, qui
-enchaînait à jamais tous les officiers qui auraient une fois signé le
-papier fatal, puisque le gouvernement allemand pourrait affirmer que les
-évadés avaient forfait à l’honneur en reconnaissant les abords et les
-environs du camp. C’est pourquoi les Français se divisèrent en deux
-groupes: ceux qui renonçaient à courir les risques des fourberies
-allemandes, et les autres, qui iraient en promenade.</p>
-
-<p>Les autres étaient une centaine. Immédiatement, la kantine, toujours
-prévoyante, mit en vente un stock de cannes à l’usage des
-excursionnistes: piolets, bâtons ferrés, joncs à pommeau de luxe, et de
-vulgaires bouts de bois vernis de treize sous qu’elle n’hésita point à
-taxer trois marks soixante-quinze. Et elle n’en vendit pas loin d’une
-centaine.</p>
-
-<p>Vingt-cinq officiers devaient sortir. A une heure de l’après-midi, on
-les rassembla devant le poste de police, on fit l’appel nominatif pour
-s’assurer qu’aucune supercherie n’avait été commise, on les compta<span class="pagenum"><a name="page_185" id="page_185">{185}</a></span> une
-fois, deux fois, trois fois, on les rangea par quatre, on les compta de
-nouveau. L’officier allemand désigné pour ce service et le médecin du
-camp étaient en tête de la colonne. Le chef de poste et des hommes de
-garde surveillaient la porte afin que nul officier supplémentaire ne se
-faufilât parmi les privilégiés, et la caravane s’éloigna lentement. De
-nos fenêtres, nous la suivîmes longtemps des yeux. Nous étions
-quelques-uns à penser que nous n’en verrions pas une autre le lendemain.</p>
-
-<p>Ce fut en effet un magnifique scandale, le lendemain matin seulement,
-lorsque l’officier de jour, en nous comptant lors de l’appel du matin,
-dans la cour, s’aperçut qu’un officier lui manquait. S’était-il trompé?
-Il nous compta une seconde fois. Nous étions rassemblés en trois
-groupes, chaque groupe sur cinq rangs de profondeur, en une sorte de
-carré sans quatrième côté. L’officier compta posément. Quelques sourires
-effleuraient des bouches.</p>
-
-<p>Pâle, il demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Y a-t-il un malade?</p>
-
-<p>Personne ne répondit.</p>
-
-<p>L’autre perdit contenance:</p>
-
-<p>&mdash;Il n’y a pas un monzieur qui est resté dans sa chambre? demanda-t-il
-de nouveau.</p>
-
-<p>Pas un mot ne s’éleva de nos rangs.</p>
-
-<p>Le pauvre <i>leùtnant</i> ne savait plus où se fourrer, il rougissait, il
-demeurait immobile, il nous regardait. Des murmures couraient. Alors il
-prit une décision, envoya chercher le contrôle nominatif du trésorier,
-et l’appel individuel eut lieu, dans l’ordre alphabétique des noms,
-chaque officier appelé sortant de la foule et<span class="pagenum"><a name="page_186" id="page_186">{186}</a></span> se rangeant derrière les
-autorités du camp accourues à la nouvelle de la catastrophe. On avait
-prévenu le vieil <i>oberst</i>. Les cuisiniers étaient sur le seuil de la
-cuisine. Les Boches cachaient mal leur fureur. Nous jubilions. Soudain,
-le <i>feldwebel</i> nomma:</p>
-
-<p>&mdash;Monzieur le lieutenant Grampel!</p>
-
-<p>Nul ne se présenta.</p>
-
-<p>&mdash;Monzieur le lieutenant Grampel! répéta le <i>feldwebel</i>.</p>
-
-<p>Aussi vainement que la première fois.</p>
-
-<p>&mdash;Il est absent? demanda le leùtnant de service.</p>
-
-<p>&mdash;En permission, lança une voix.</p>
-
-<p>Le coupable était trouvé. Le lieutenant Grampel, chasseur à pied de la
-division Driant, las déjà après quelques jours de captivité, avait pris
-la clef des champs. La cage était de fer et le gardien attentif, mais
-l’oiseau s’était envolé.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp»,
-arriva, suivi de son officier d’ordonnance qui s’intitulait lui-même,
-avec un inimitable accent qui transformait la phrase en une injure
-candide, «aide de ce camp». Il s’annonça de loin. Gesticulant et
-vociférant, il gourmandait une sentinelle, Dieu sait pourquoi, comme si
-elle eût sa part de responsabilité dans la catastrophe. Le vieil
-<i>oberst</i> était démonté. Sa voix tremblait de rage mal contenue.</p>
-
-<p>&mdash;Depuis quand est-il absent? nous cria-t-il.</p>
-
-<p>Il s’imaginait peut-être que nous trahirions notre heureux camarade.</p>
-
-<p>&mdash;Depuis quand?</p>
-
-<p>Il insistait en brandissant sa canne.<span class="pagenum"><a name="page_187" id="page_187">{187}</a></span></p>
-
-<p>Comme nous nous contentions de ricaner entre nous, pressés en désordre
-autour du vieillard exaspéré, il perdit dans sa colère le peu de
-français dont il disposait, et c’est en allemand qu’il nous couvrit
-d’invectives, prenant à témoin son bon vieux Gott de la fourberie de ces
-Français, pour finir par nous jeter cette insulte:</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’êtes pas des gens d’honneur.</p>
-
-<p>Il croyait, étant de race félonne, que l’évasion s’était produite
-pendant la promenade, grâce à la complicité d’un officier qui aurait
-signé son engagement et cédé sa place ensuite au lieutenant Grampel,
-lequel n’avait rien signé. Il avait tant de confiance dans la discipline
-de ses hommes et l’organisation de son service de garde, qu’il ne
-pouvait pas admettre d’abord que le lieutenant Grampel fût sorti en
-surnombre, au moment du départ de la caravane, au nez et à la barbe de
-toute l’administration du camp réunie. Et, après nous avoir copieusement
-et bassement injuriés, il conclut:</p>
-
-<p>&mdash;Il n’y aura plus de promenades.</p>
-
-<p>La conclusion était naturelle. Nous l’attendions. Les promenades furent
-en effet supprimées, mais la kantine ne remboursa point les joncs,
-piolets et bâtons ferrés désormais sans emploi. C’était autant de gagné
-pour elle.</p>
-
-<p>Cet incident, par la façon dont il s’acheva, prouve le peu de prix que
-les Allemands accordent à une parole d’honneur et la facilité avec
-laquelle ils imposent aux prisonniers des affronts plus cuisants que des
-gifles. Je citerai un autre exemple de cette lâcheté. Il m’est
-personnel. Chronologiquement, il n’a pas sa<span class="pagenum"><a name="page_188" id="page_188">{188}</a></span> place ici, mais je ne
-pousserai pas plus loin la publication détaillée de mon journal de
-captivité. Désormais, je ne veux plus rapporter que les faits saillants
-d’où j’ai tiré des impressions vives et de précieux enseignements.</p>
-
-<p>Dans le courant du mois de juin, nous étions en régime de représailles.
-Les douches se trouvaient supprimées. Malade, j’en avais besoin. Mais
-les ordres du ministère de la Guerre de Berlin étaient formels:
-l’infirmerie ne devait pas me soigner. Néanmoins, à la suite d’une
-réclamation que j’avais présentée au délégué de l’ambassade d’Espagne,
-lors de sa récente visite, la <i>kommandantur</i> avait décidé de m’envoyer,
-deux fois par semaine, à l’établissement de bains communal de
-Vöhrenbach. Elle exigeait de moi la promesse écrite et signée, chaque
-fois renouvelée, que je ne tenterais pas de fuir depuis le moment où je
-quitterais le camp jusqu’au moment où j’y rentrerais. En échange, elle
-me ferait accompagner par un soldat sans armes, guide plutôt que
-gardien. Le colonel B***, prisonnier de Verdun, qui était le plus ancien
-de nous tous et par conséquent notre seul chef, m’avait accordé
-l’autorisation de signer la promesse qu’on me demandait. J’acceptais les
-formalités fixées naguère pour les promenades.</p>
-
-<p>Un soldat sans armes, en effet, me conduisit à l’établissement de bains,
-qui était situé à l’autre extrémité du village, assez loin du camp. Il y
-pénétra en même temps que moi, et il s’installa, d’un air tranquille,
-dans la salle d’attente, où traînaient des journaux, tandis que je
-m’enfermais dans ma cabine.</p>
-
-<p>Quelle stupeur, quand j’en rouvris la porte! Un<span class="pagenum"><a name="page_189" id="page_189">{189}</a></span> soldat, un autre, était
-là, à deux pas, baïonnette au canon et cartouchières gonflées. Un coup
-de matraque sur le crâne ne m’eût pas assommé plus efficacement. Je
-n’avais rien à dire à cet homme, qui exécutait un ordre. Je rentrai au
-camp, les jambes faibles et le cœur chaviré.</p>
-
-<p>Je rendis compte au colonel B*** de l’offense qu’on nous avait faite à
-tous en ma personne, puis j’allai protester à la <i>kommandantur</i>. Je n’y
-trouvai que l’officier censeur. Naturellement il feignit de ne pas
-comprendre. L’honnête homme! Il n’était au courant de rien. Il ne savait
-même pas que je devais sortir ce matin-là. Son innocence était si
-manifeste que ce fut lui pourtant qui me rendit le papier de ma
-promesse, car il l’avait devant les yeux, sur sa table de travail. Il
-bafouilla des excuses, accusa le chef de poste qui, n’ayant peut-être
-pas reçu la consigne nécessaire, avait cru devoir expédier cet autre
-soldat en armes. Comme si les Allemands avaient l’habitude de prendre si
-peu de précautions, et comme si le chef de poste n’avait pas refermé
-lui-même la grille sur mon guide et sur moi! Mais je n’étais pas dupe,
-et, tout assuré d’autre part que j’étais de la vanité de ma
-protestation, je dis à l’officier censeur que désormais je ne sortirais
-plus et que je me plaindrais à l’ambassade d’Espagne. Je ne me dissimule
-pas qu’il dut rire de mes prétentions, derrière mon dos.</p>
-
-<p>A Verdun, des médecins français avaient été pris dans leur poste de
-secours avec leur personnel et leurs blessés. On les interna eux aussi
-au camp de Vöhrenbach, comme de vulgaires combattants, ce qui était une
-atteinte de plus à la Convention de Genève. Je<span class="pagenum"><a name="page_190" id="page_190">{190}</a></span> me rappelle certain
-docteur assez âgé, aux digestions délicates, qui mangeait en face de moi
-au réfectoire. Il ne cessait de nous énumérer et de nous réciter les
-articles de la fameuse Convention que les Allemands violaient sans
-vergogne en le traitant ainsi qu’un prisonnier ordinaire. Il consentait
-à loger et à prendre ses repas avec nous, si besoin était; mais il
-voulait circuler librement dans tout le camp et même, au moins, dans le
-village, le jour et la nuit, sans gardien et sans rien promettre. Il
-protestait chaque matin auprès du censeur, auprès de l’officier de
-service, auprès de «l’aide de ce camp», et auprès du Freiherr von
-Seckendorff. Il rédigeait réclamations sur réclamations, qu’il portait
-consciencieusement à la <i>kommandantur</i>; et la <i>kommandantur</i>, qui ne lui
-cachait même plus combien cette douce obstination l’amusait, jetait au
-panier non moins consciencieusement les plaintes du médecin. Ses
-confrères et lui subirent le régime commun jusqu’au jour où il plut au
-gouvernement impérial et royal de les renvoyer à Lyon, en échange de
-quelques-uns des siens.</p>
-
-<p>Ces anecdotes minimes, je ne songe pas à les comparer au crime des
-traités belges déchirés en août 1914. Néanmoins, je ne les juge pas sans
-intérêt. Il est certain que l’Allemand est fourbe de naissance, traître
-par tempérament, et vil de toutes les manières. Il faut que ces
-anecdotes de rien, que tant de prisonniers rapporteront de captivité,
-soient connues. Ce n’est point par hasard, ce n’est point par un besoin
-immédiat et temporaire, ce n’est point par nécessité militaire et parce
-que la fin justifie les moyens, que l’Allemagne a trahi la parole
-qu’elle avait donnée à la Belgique.<span class="pagenum"><a name="page_191" id="page_191">{191}</a></span> C’est parce que chez elle la
-duplicité, la ruse, le mensonge et l’ignominie vont de pair avec
-l’appétit et la violence. Avant 1914, cachant son hypocrisie autant que
-sa brutalité, l’Allemagne était enchaînée. La guerre, tant attendue, l’a
-libérée de toute contrainte et lui a ôté son masque. Nous l’avons vue
-telle qu’elle était et telle qu’elle est. Et qu’on ne vienne pas nous
-chanter que cette Allemagne bestiale et sournoise est l’œuvre d’un
-kaiser, d’une dynastie ou d’une caste. Nous, prisonniers meurtris par
-les Allemands à chaque heure de notre captivité, nous savons que le plus
-modeste des paysans de Saxe, que le plus humble des ouvriers de Bavière
-et que le plus petit des employés de commerce du Hanovre sont, au même
-titre que le plus grand des hobereaux prussiens, des hommes méchants et
-sans honneur, jaloux et sans humanité, et qu’ils ont tous une âme de
-tortionnaires, s’ils ont une âme. Je m’exprime ici sans passion, je le
-jure. J’ai longtemps attendu avant de livrer au public mes impressions
-de captif. Je les ai longuement portées. Depuis plus de sept ans, je
-suis sorti des prisons allemandes. Mais, aujourd’hui, 15 mars 1924, en
-relisant les notes que j’écrivais en 1916, je ne trouve pas un mot à y
-effacer. Les Allemands ont trompé le monde. Ils le trompent encore. Et
-je le dis à ceux qui m’écoutent: méfiez-vous d’eux toujours, quel que
-soit le nouveau masque qu’ils se posent sur le visage.</p>
-
-<p>Les Allemands ne croient pas à l’honneur, qui est une religion pour ceux
-qui n’en ont pas d’autre. Ils n’ont pas le respect des choses
-religieuses. Le peuple qui a tiré sur la cathédrale de Reims et sur tant
-d’églises est un peuple sans foi ni Dieu. Cependant, ce crime<span class="pagenum"><a name="page_192" id="page_192">{192}</a></span> est si
-monstrueux, qu’on pourrait supposer qu’ils avaient perdu le sens commun
-quand ils l’accomplissaient. Et peut-être, dans l’humble vie
-quotidienne, sont-ils les fidèles agenouillés que l’on sait d’un Dieu
-qu’ils vénèrent et redoutent? Il n’en est rien. Sans rappeler ici
-l’attitude saugrenue des gros dignitaires de l’église allemande pendant
-la guerre, on a le droit d’affirmer que protestants du Nord et
-catholiques du Sud se rejoignent au même point. Certes, tous font
-étalage d’une foi solide. Ainsi, par exemple, dans les camps allemands
-on honore les prêtres français qui sont si mal honorés en France. Quel
-que soit leur grade ou leur emploi, on les incorpore au milieu des
-officiers, et, s’ils n’étaient que brancardiers de deuxième classe au
-front, on leur verse la solde d’un sous-lieutenant. Tellement
-l’Allemagne veut signifier qu’elle a pour les représentants du culte un
-zèle que n’ont même pas ses ennemis. Mais là se borne sa charité
-chrétienne, qui prend la figure d’un opportunisme très politique.</p>
-
-<p>Il y avait à Vöhrenbach plusieurs prêtres français. L’un d’eux était
-capitaine d’infanterie et l’autre sous-lieutenant; dont les Boches
-apitoyés enrageaient; car comment peut-on être assez barbare pour forcer
-des hommes de Dieu à tenir un fusil ou un sabre? Ils ne songeaient pas
-en effet que leur cause ne devait rien avoir de sacré, en dépit de leurs
-déclamations tapageuses, pour qu’un prêtre fît œuvre pie en les
-combattant. Ils acceptaient cependant deux autres ecclésiastiques, qui
-portaient le brassard des infirmiers. Or, le dimanche, on transformait
-en chapelle un coin du réfectoire afin que nous eussions notre<span class="pagenum"><a name="page_193" id="page_193">{193}</a></span> messe:
-les Allemands ont de ces soucis déconcertants. Mais aucun de nos quatre
-prêtres n’était autorisé à la dire pour nous. Le curé de Vöhrenbach se
-dérangeait, nous bâclait le saint mystère en cinq secs, et nous
-offusquait les yeux d’une chasuble d’un bleu de Prusse outrageant.
-Visiblement, la corvée lui déplaisait. Bientôt, il cessa de venir, par
-bonté d’âme. Il fallut tolérer les services d’un prisonnier. La
-<i>kommandantur</i> y consentit enfin, mais, de l’<i>Introïbo</i> jusqu’à l’<i>Ite,
-missa est</i>, un officier allemand, capable de comprendre le sermon du
-prêtre et nos cantiques militaires, assistait à la cérémonie, et, le
-plus souvent, cette mission était confiée au médecin du camp, le doktor
-Rueck, qui était juif.</p>
-
-<p>L’abbé T*** était sous-lieutenant. Belle et grande figure, noble
-caractère. Un jour, au cours d’une conversation familière avec des
-camarades, il employa l’adjectif «boche» à propos de je ne sais quoi.
-Depuis 1914, le mot est passé dans la langue, mais il blessait
-profondément nos ennemis, et il nous était interdit de le prononcer. Or,
-le doktor Rueck avait entendu l’abbé T***. Il courut à la
-<i>kommandantur</i>. Sans aucune considération religieuse ou sentimentale, le
-Freiherr von Seckendorff, catholique fervent, infligea au coupable six
-jours d’arrêts de rigueur et lui défendit de dire la messe pendant deux
-semaines. Qu’on décide après cela de la valeur des grimaces allemandes!<span class="pagenum"><a name="page_194" id="page_194">{194}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XV" id="CHAPITRE_XV"></a><i>à Pierre Ladoué</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XV<br /><br />
-<small>AUTRES TÊTES DE BOCHES</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>Avril 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>La kantine était le point vital du camp de Vöhrenbach. De là, tout
-sortait: les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets
-dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que
-les exigences de la <i>kommandantur</i> nous laissaient d’argent disponible
-sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que
-ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un
-prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en
-1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas
-l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en
-tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne
-recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En
-pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait:
-cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour
-le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum
-pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et
-pour l’en<span class="pagenum"><a name="page_195" id="page_195">{195}</a></span>tretien de la bibliothèque, et vous verrez que le
-sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le
-jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.</p>
-
-<p>Elle comprenait deux rayons bien distincts: le bazar et le bar. Au
-bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et
-gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se
-tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne
-franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait.
-Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée
-qu’il était aidé par la douce <i>kommandantur</i>. C’était un juif de
-Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son
-magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre,
-l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des
-bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire
-suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines! Je
-n’insisterai pas davantage: ainsi présenté, notre bonhomme est assez
-beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui
-qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait
-bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce
-sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix
-serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait
-les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant
-trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.</p>
-
-<p>La <i>kommandantur</i> avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine
-comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à
-moins d’hésitations.<span class="pagenum"><a name="page_196" id="page_196">{196}</a></span> Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait
-comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses
-affaires, consistait à vendre en série. Voici comment.</p>
-
-<p>J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard,
-pour nous les offrir le jour même où la <i>kommandantur</i> organisait des
-promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les
-cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un
-matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils
-photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer
-les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme
-des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les
-formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de
-photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines; puis, comme
-la vente ne rendait plus, la <i>kommandantur</i> interdit la photographie et
-donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour
-les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et
-qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De
-même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début,
-ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un
-prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques,
-de luxueux et de divins; puis, tout le monde étant servi, la
-<i>kommandantur</i> nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises
-longues.</p>
-
-<p>Le plus souvent, la <i>kommandantur</i> interdisait sans commentaires
-l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois,<span class="pagenum"><a name="page_197" id="page_197">{197}</a></span> on daignait nous communiquer
-les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde: nécessité
-de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les
-ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la
-kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour
-travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus
-m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons
-et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une
-plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au
-kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la
-Guerre interdisait la vente de l’étain.</p>
-
-<p>Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp
-nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus
-commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de
-l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en
-plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin,
-les prisonniers ne pourraient plus acheter de <i>Brennspiritus</i>. Et il en
-était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait,
-à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en
-série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation
-intensive et raisonnée des prisonniers de guerre.</p>
-
-<p>Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne
-peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et
-mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve
-aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son
-collègue le bijoutier du bazar.<span class="pagenum"><a name="page_198" id="page_198">{198}</a></span> Mercanti, et rien de plus, il ne se
-souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle
-ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa
-mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était
-précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au
-camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les
-plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans
-dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait
-immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal,
-c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur
-offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient
-contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait
-et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la
-détente; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une
-beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers
-français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui
-couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on
-se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que
-pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins
-artificiels.</p>
-
-<p>Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait
-le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette
-expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du
-bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach.
-Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en
-satisfaction de soi-<span class="pagenum"><a name="page_199" id="page_199">{199}</a></span>même, il était toutefois plus rose de chair que son
-comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance
-indéniable, quoique malheureuse.</p>
-
-<p>Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne,
-avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses
-soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines
-que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y
-aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On
-racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un
-détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il
-avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans
-le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au
-bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son
-compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme
-d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux
-troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y
-envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un <i>feldwebel</i> allemand
-s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français,
-à «faire kamarad». Je doute que des prisonniers boches aient vu en
-France des tableaux aussi joyeux.</p>
-
-<p>Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut
-reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de
-la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses
-dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée
-en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos
-sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur
-prescrivait de fuir<span class="pagenum"><a name="page_200" id="page_200">{200}</a></span> notre conversation. Mais il n’est pas de règlement
-qu’on ne tourne, même en Allemagne.</p>
-
-<p>La garde du camp était confiée à des hommes de la <i>landsturm</i>.
-Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le
-front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir
-d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain
-les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les
-Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle
-d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de
-la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une
-espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le
-devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux
-vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui
-ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les
-morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être
-trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond
-d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un
-prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour
-tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut
-avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance.</p>
-
-<p>Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit
-plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre
-militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on
-parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au
-garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération<span class="pagenum"><a name="page_201" id="page_201">{201}</a></span> de l’officier,
-qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un
-officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse,
-on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader
-grâce à la connivence d’une sentinelle: ils lui donnaient une
-cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et
-promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une
-somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait
-pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils
-paraissent, ces prodiges furent réalisés; néanmoins, je m’empresse de
-l’ajouter, assez rarement.</p>
-
-<p>Les hommes de garde, dont la <i>kommandantur</i> n’avait pas tort de
-suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient
-des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui
-les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait
-partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de
-corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les
-prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours
-d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach
-ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle,
-d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol.</p>
-
-<p>Freiherr von Seckendorff, «commandeur de ce camp», n’avait sans doute
-pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait
-les sentinelles de criailleries continuelles.</p>
-
-<p>A chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il
-brandissait sa canne, et les éclats de sa colère<span class="pagenum"><a name="page_202" id="page_202">{202}</a></span> s’entendaient de loin.
-Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il
-les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un
-exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Posten!</i></p>
-
-<p>Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles
-répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police
-sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans
-toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les
-alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du
-poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans
-ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels: <i>Balai
-Hygiénique</i> et <i>Makoko</i>.</p>
-
-<p>Le <i>Balai Hygiénique</i> tirait son nom de la forme de sa barbe, qui
-singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les
-meubles d’un salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les
-prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait
-que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de
-garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il
-nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous.
-Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase,
-qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs
-officiers entendirent. Il disait:</p>
-
-<p>&mdash;Ils se plaignent de la nourriture? Si j’étais le commandant du camp,
-il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés.<span class="pagenum"><a name="page_203" id="page_203">{203}</a></span></p>
-
-<p>Le <i>feldwebel</i> de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions
-<i>Makoko</i>, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et
-crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait
-d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces
-mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous
-trompions, le <i>Makoko</i> devenait un mystère ethnographique. Son emploi
-d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait
-d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier
-jour des représailles. Aussi <i>Makoko</i> se rendait-il indispensable en
-remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et
-méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées.</p>
-
-<p>Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition
-évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à
-la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune
-turpitude: par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine
-native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du
-besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait.<span class="pagenum"><a name="page_204" id="page_204">{204}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XVI" id="CHAPITRE_XVI"></a><i>à Adolphe Boschot</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XVI<br /><br />
-<small>LE RÉGIME DES REPRÉSAILLES</small></h2>
-
-<p>L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable
-de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle
-détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté
-pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre
-décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos
-misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers.
-S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des
-loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent
-retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce
-danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible: ce que nous
-appelons «chantage», elle le qualifia «représailles».</p>
-
-<p>La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est
-pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents
-transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin
-ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et
-telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que
-l’ordre sera rapporté quand tel<span class="pagenum"><a name="page_205" id="page_205">{205}</a></span> camp de France aura reçu telle et telle
-amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche
-envoyait à son père. Il disait: «En un mot, on ne se fait aucune idée en
-Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les
-autorités responsables devraient prendre des mesures de
-représailles<a name="FNanchor_E_5" id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas
-beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes
-accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre
-nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien: «Les autorités
-responsables devraient prendre des mesures de représailles.» Les
-autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités
-françaises, comment agissaient-elles? Elles capitulaient. L’Allemagne
-obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les
-représailles imposées aux prisonniers français étaient levées.</p>
-
-<p>&mdash;Que demandez-vous de plus? dira-t-on.</p>
-
-<p>Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles.
-Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni
-meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus
-maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les
-prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que
-les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez! En outre, il nous
-répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât: nous sentions
-que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux
-yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la
-volonté de vaincre, et les<span class="pagenum"><a name="page_206" id="page_206">{206}</a></span> hommes du gouvernement, ministres, députés
-et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les
-portes toutes grandes à l’enthousiasme français. A la France, qui se
-retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva,
-l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, barbons de la défaite de
-1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la
-Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est
-plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre
-simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à
-l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les
-anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la
-France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener
-à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la
-diplomatie, ce bridge où la France était toujours «le mort». La faillite
-de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates.
-Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite
-de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le
-gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine.</p>
-
-<p>Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse,
-l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du
-front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle
-manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits
-louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons
-et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes
-et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et<span class="pagenum"><a name="page_207" id="page_207">{207}</a></span> blessait les
-guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes
-servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles,
-elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle
-faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en
-représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France
-une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les
-tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte
-que l’Allemagne atteignait un double but: elle obtenait des douceurs
-pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les
-familles tremblaient pour leurs prisonniers: chaque mois leur apportait
-de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits
-avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France.
-Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des
-représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous
-supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis
-personnels de prisonniers.</p>
-
-<p>La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face
-des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait
-guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait,
-elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre
-elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles
-mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd
-répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je
-modifie mes habitudes. Dorénavant, TOUS les officiers allemands que je
-détiens<span class="pagenum"><a name="page_208" id="page_208">{208}</a></span> seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les
-logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints
-aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils
-n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de
-victuailles. J’ai dit.</p>
-
-<p>Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les
-représailles des Russes furent levées.</p>
-
-<p>Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie? Point
-d’interrogation que nous nous posions souvent. A l’heure actuelle, au
-moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le
-problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui
-ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du
-mystère. Tant que l’<i>Action Française</i> a prêché dans le vide, tant que
-ce magnifique vieillard de Clémenceau qui lui, seul de toute la
-politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne
-s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est
-une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clémenceau ont
-sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux
-dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916,
-au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne,
-pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser.
-Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non
-les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux
-prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui
-nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos
-peines.<span class="pagenum"><a name="page_209" id="page_209">{209}</a></span></p>
-
-<p>Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait
-connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les
-camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le
-même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme
-de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en
-Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge
-ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des
-marécages; où ils devaient tout faire sans aucun secours; où ils
-devaient se construire un refuge contre les intempéries; où ils ne
-recevaient plus de nouvelles de France; où ils étaient séparés du reste
-des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules
-tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous
-aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la
-main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous
-ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une
-réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait,
-parce qu’ils ne la comprenaient point.</p>
-
-<p>Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L***
-réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et
-leur communiqua les ordres de la <i>kommandantur</i>. Les officiers allemands
-du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en
-France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient
-mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp
-de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands
-daigneraient reconnaître que le camp de<span class="pagenum"><a name="page_210" id="page_210">{210}</a></span> Saint-Angeau était devenu
-tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour
-signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans
-scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites.</p>
-
-<p>Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à
-dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations
-qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin!
-l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté; car nous ne
-doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de
-mouvement.</p>
-
-<p>La joie nous tenait.</p>
-
-<p>&mdash;Où est ce Saint-Angeau?</p>
-
-<p>&mdash;En Auvergne.</p>
-
-<p>&mdash;Dans le Cantal.</p>
-
-<p>&mdash;Vive Saint-Angeau!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches?</p>
-
-<p>&mdash;Chacun son tour.</p>
-
-<p>&mdash;On les aura.</p>
-
-<p>Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations,
-qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule.</p>
-
-<p>&mdash;Saint-Angeau!</p>
-
-<p>Le <i>Lièvre effrayé</i>, qui était de service, avait l’air plus effrayé que
-jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient.</p>
-
-<p>&mdash;On les aura!</p>
-
-<p>L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles
-durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les
-ordres de la <i>komman<span class="pagenum"><a name="page_211" id="page_211">{211}</a></span>dantur</i> nous égayaient. Chaque semaine nous donnait
-une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne
-changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous,
-à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On
-espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie.</p>
-
-<p>Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à
-une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais
-plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On
-nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits
-sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme
-à Saint-Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures; mais,
-bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. A Saint-Angeau,
-les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole.
-Nous, nous avions deux lampes électriques; on nous supprima une ampoule.
-On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos
-vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à
-Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne
-s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à
-travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce
-refrain narquois, imité de l’<i>A Ménilmontant</i> d’Aristide Bruant:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>La <i>kommandantur</i> s’inquiétait de cet état d’esprit. A chaque brimade
-qu’elle ordonnait, on sentait qu’elle<span class="pagenum"><a name="page_212" id="page_212">{212}</a></span> redoutait une explosion.
-L’affichage du nouveau règlement excitait un enthousiasme délicieux. Le
-papier, rédigé en français, s’il vous plaît, disait gentiment:</p>
-
-<p>«<i>Vous mangerez sur vos chambres. Le réfectoire ne servira que comme
-passage pour la kantine. Les billards seront supprimés, tandis que le
-piano restera à votre disposition. La vente à la kantine de friandises,
-comme par exemple de sardines et autres objets de luxe</i> (sic), <i>sera
-supprimée; les confitures seront vendues comme jusqu’ici</i>.»</p>
-
-<p>Pouvions-nous pleurer devant des textes pareils? La <i>kommandantur</i> ne
-comprenait pas notre hilarité.</p>
-
-<p>Pour que les représailles de Vöhrenbach eussent plus de poids sur le
-gouvernement de Paris, une cinquantaine de «personnalités politiques et
-militaires» allaient grossir notre effectif. Nous attendions le colonel
-Colignon, que les Boches poursuivaient d’une haine spéciale, et le
-lieutenant Delcassé, fils du ministre, qu’ils envoyaient dans les camps
-les plus durs.</p>
-
-<p>En revanche, les Russes et les Anglais nous quittaient. Ils demandèrent
-à partager nos peines et à rester parmi nous: beau geste, qui en dit
-plus long que toutes les phrases sur la fraternité des alliés. Mais ils
-partirent, le 18 avril, dans la matinée: Berlin les expédiait ailleurs.
-Quel émouvant départ! Ils étaient dans la cour. Nous les entourions. Le
-vieil <i>oberst</i> Freiherr von Seckendorff nous regardait d’un air peu
-rassuré. Quatre Anglais avaient l’intention de s’évader, en sautant du
-train en marche. L’un d’eux ne cachait même pas le pantalon de civil
-qu’il portait sous son manteau d’aviateur. Quand ils franchirent la
-grille<span class="pagenum"><a name="page_213" id="page_213">{213}</a></span> du camp, toutes les fenêtres étaient noires de têtes penchées,
-et, soudain, jailli de toutes les bouches, le <i>God save the King</i> éclata
-par-dessus le camp, vers nos compagnons fidèles qui, de loin, nous
-répondaient en agitant leurs mouchoirs, et en criant: «Vive la France!»
-La neige tombait. Le vieil <i>oberst</i> demeurait immobile au milieu de la
-cour. Quelles réflexions pouvaient l’occuper?</p>
-
-<p>Dans l’après-midi, la manifestation eut encore lieu, mais pour saluer
-l’arrivée des camarades qu’on nous avait promis. Ils s’avançaient, masse
-épaisse, capotes bleues, képis rouges, escortés par une ribambelle de
-gosses curieux du spectacle, car tout Vöhrenbach était sur des épines.
-Une <i>Marseillaise</i> immense courut à la rencontre de nos frères. La
-kommandantur devenait folle. Le poste sortit en armes. Les soldats
-firent entrer à coups de crosse les nouveaux prisonniers, que cette
-réception étonna. Ils nous l’avouèrent par la suite. Ils n’avaient
-jamais rien vu de pareil. Et pourtant c’étaient d’anciens prisonniers.
-Ils venaient de Heidelberg, mais il n’y avait parmi eux ni le colonel
-Colignon, ni le lieutenant Delcassé, ni aucune célébrité politique ou
-militaire. Sans doute réservait-on le lieutenant Delcassé pour un camp
-mieux choisi. Car il épuisa toutes les représailles, jusqu’au jour où on
-l’envoya enfin en Suisse; mais on l’y envoya trop tard; il y mourut: les
-Boches l’avaient tué.</p>
-
-<p>Le soir, dans toutes les chambres, au milieu d’un fouillis de sommiers,
-de couvertures, de malles, de valises, et d’ustensiles de cuisine, on
-chantait. Le chef de poste monta pour nous prier de nous taire. Dans la
-plupart des chambres, il fut conspué. Comme le<span class="pagenum"><a name="page_214" id="page_214">{214}</a></span> réfectoire nous était
-désormais fermé, on nous avait distribué des gamelles réglementaires.
-Elles devinrent des instruments de musique. L’officier de service,
-l’invraisemblable <i>Barzinque</i>, dit <i>Sabre de Bois</i>, toujours si plein
-d’importance, resta prudemment couché, ce soir-là. Un vent douteux
-soufflait sur le camp.</p>
-
-<p>La journée du 19 avril ne fut pas plus calme. Les nouveaux prisonniers
-n’étaient pas habitués à ces manières. Ils n’auguraient rien de bon du
-scandale. Ils descendirent pourtant à l’appel du matin, comme les
-autres, avec leur gamelle à la main. On avait l’impression que le
-moindre geste maladroit provoquerait une révolte. Il y avait de la
-poudre dans l’air. Nous étions prêts à tout. Le train de l’après-midi
-nous amena encore une dizaine de camarades du camp de Villingen. Comme
-la veille, la <i>Marseillaise</i> déferla sur nos gardiens désorientés. Comme
-la veille, le poste sortit, mit baïonnette au canon, chargea sur ceux
-d’entre nous qui s’attardaient dans la cour, et toute une escouade tint
-nos fenêtres sous la menace des fusils. Le vieil <i>oberst</i> s’arrachait
-les cheveux. L’aide de ce camp se démenait de droite et de gauche.
-Monsieur le Censeur contractait plus que jamais ses mâchoires carrées,
-et <i>Barzinque</i>, devenu enragé, hurlait des choses inintelligibles. Et
-tous percevaient par moments le refrain goguenard:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Cependant, comme à Saint-Angeau, les restrictions s’accumulaient. Nous
-mangions dans nos chambres. La musique fut interdite. Interdits, les
-fauteuils et<span class="pagenum"><a name="page_215" id="page_215">{215}</a></span> les chaises-longues. Interdit, le tennis; interdits, les
-agrès de gymnastique. La salle de douches fut fermée. Les lavabos furent
-fermés. On ne laissa qu’un robinet dans la cour. Ce robinet fut cause de
-scènes épiques. Les prisonniers faisaient leur toilette en plein air,
-et, comme ils n’avaient aucune raison de cultiver la crasse ou de
-ménager la pudeur des populations, la plupart exhibaient aux quatre
-points cardinaux leur nudité totale. Vociférations, cris, grincements de
-dents, tout fut vain. Mais la <i>kommandantur</i> rouvrit la porte des
-lavabos.</p>
-
-<p>&mdash;On les aura! fut le mot de cette victoire.</p>
-
-<p>Nous tenions ferme. Les Boches aussi. Ils n’étaient pas satisfaits des
-lettres que nous avions écrites en France. Il y avait de quoi. Aucun de
-nous ne se plaignait. Nous avions profité de l’aubaine de ces trois
-lettres pour nous délivrer par avance de tout ce que nous ne pourrions
-plus dire, puisque désormais nous n’aurions plus droit qu’à une carte de
-dix lignes toutes les semaines. Et tous nous nous étions arrangés pour
-que nos familles ne s’alarmassent point.</p>
-
-<p>Les représailles continuaient. Les contre-ordres suivaient les ordres.
-On ne s’y retrouvait plus. On nous rendit le réfectoire, parce que nous
-gâtions le plancher des chambres et parce que nous réclamions le
-remboursement du matériel que nous avions payé. Le colonel B***, le plus
-ancien d’entre nous, fut écroué dans la cellule des arrêts de rigueur
-sans motif spécial.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-<span class="pagenum"><a name="page_216" id="page_216">{216}</a></span></div></div>
-</div>
-
-<p>Les mauvaises nouvelles dont les Boches nous faisaient part nous
-réjouissaient. Et notre plaisir n’avait plus de bornes, quand nous
-apprenions de bonnes nouvelles de France. Or, nous sûmes que deux des
-officiers anglais qui devaient s’évader en quittant Vöhrenbach, étaient
-en sûreté à Berne: la kommandantur en fut charitablement informée. Des
-troupes russes avaient débarqué à Marseille: nous ne pouvions pas ne pas
-célébrer ce succès qui coïncidait avec la fête de Pâques. Le lendemain,
-les journaux ne nous furent pas distribués. La vente de l’alcool à
-brûler cessa. Le général commandant le XIVᵉ corps d’armée nous inspecta
-le 24 avril. On nous permit d’écrire une nouvelle lettre en France.
-Personne n’écrivit. Les Boches étaient furibonds. Le 28, un colonel, du
-cabinet du ministre de la Guerre, nous inspecta. Évidemment, on voulait
-constater les progrès du régime. Le colonel en fut pour son voyage. On
-nous retira les serviettes de toilette que l’administration nous
-fournissait gratuitement, et l’on nous rappela que la kantine en
-vendait. La <i>kommandantur</i> était assaillie de réclamations. L’un
-exigeait la nourriture que les officiers allemands avaient à
-Saint-Angeau. L’autre se plaignait de l’éclairage électrique et voulait
-une lampe à pétrole.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>La prairie nous était consignée. Une barrière limitait la zone de nos
-promenades circulaires. Les gens du village, plus que jamais,
-s’approchaient des fils de fer pour mieux nous voir. Le bruit de nos
-manifestations bouleversait les civils. Un groupe de jeunes gens passa<span class="pagenum"><a name="page_217" id="page_217">{217}</a></span>
-devant le camp en chantant la <i>Wacht am Rhein</i>. Nous répondîmes en
-chantant la <i>Marseillaise</i> une fois de plus. On nous défendit de la
-chanter, sous peine des pires châtiments. Le capitaine Chéron porta une
-lettre de protestation à la <i>kommandantur</i>: il fut expédié dans un camp
-de représailles plus rudes, en Pologne.</p>
-
-<p>Au milieu de l’effervescence générale, des évasions ajoutaient leur
-pittoresque. Un même soir, à la tombée de la nuit, trois officiers
-franchirent les clôtures. Comme par hasard, les lampes à arc refusèrent
-de s’allumer dans la cour. L’électricien cherchait en vain les causes de
-l’accident. On crut à une manœuvre d’un prisonnier. Toute la garnison de
-Vöhrenbach prit les armes et accourut au pas gymnastique. On craignait
-une mutinerie. On alluma des torches. On organisa des patrouilles. On
-doubla les sentinelles. Tout le monde était aux abois. La femme du
-censeur assistait à l’alerte. Des cris montaient:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Posten! Posten!</i></p>
-
-<p>&mdash;<i>Posten!</i></p>
-
-<p>Nuit superbe. A dix heures et demie, <i>Barzinque</i> s’aperçut que deux
-officiers manquaient. Il était fou de joie. Tout le camp respira. On
-s’attendait à une catastrophe, et il ne s’agissait que d’une évasion! La
-tragédie s’achevait en farce. Seul, le vieil <i>oberst</i> Freiherr von
-Seckendorff, dit <i>Kœniggraetz</i>, ne riait pas.</p>
-
-<p>Le jour vint où l’on nous distribua les fameuses paillasses dont on nous
-menaçait depuis longtemps. Au lieu de paille, elles contenaient des
-copeaux, qu’on nomme là-bas <i>Baùmwolle</i>, ou laine de bois. Quel pays!
-Cela produisit de nouvelles réclamations: nous vou<span class="pagenum"><a name="page_218" id="page_218">{218}</a></span>lions de la paille,
-comme à Saint-Angeau. Mais on eût été bien gêné de nous en fournir.</p>
-
-<p>Une espèce de rythme animait les représailles. On nous rendait ceci
-d’une main, pour nous prendre cela de l’autre. Ainsi, l’on nous permit
-de jouer au billard et d’user des agrès de gymnastique, mais on
-suspendit le paiement des mandats jusqu’à une date indéterminée. Le 5
-juillet, on nous restitua les châlits, sans toutefois nous desserrer. Le
-7, on nous annonça solennellement que les représailles pour la
-correspondance étaient levées et que, sous peu de temps, le camp de
-Vöhrenbach redeviendrait un camp ordinaire. Que s’était-il donc passé?
-Rien, hormis que les Français et les Anglais avaient attaqué sur la
-Somme, et l’offensive tournait mal pour l’Allemagne. La France s’était
-redressée après Verdun et donnait un coup de boutoir. L’Allemagne
-n’avait donc plus d’amis là-bas? Mais alors, la prudence conseillait
-peut-être de se montrer moins dur pour les prisonniers français?
-L’Allemagne voyait chaque jour ses hommes et ses officiers s’en aller
-vers les camps de France. Il était temps sans doute de lâcher un peu les
-brides. Éternelle politique des Boches! Quand la fortune leur souriait,
-ils se montraient impitoyables. Quand leurs affaires se brouillaient,
-ils s’humanisaient. Quel prisonnier n’a pas observé les effets de cette
-loi de la balance dans les camps en Allemagne?</p>
-
-<p>L’offensive de la Somme amena la fin de nos représailles le 29 juillet.
-La vie normale allait recommencer à Vöhrenbach, sauf pour la musique et
-les douches, dont l’interdiction subsistait. Le 30, on réorganisa des
-promenades à l’extérieur. Décidément l’offensive<span class="pagenum"><a name="page_219" id="page_219">{219}</a></span> des alliés était
-sérieuse. Hélas! nos espoirs s’effondrèrent. Le 9 août, on arrêta les
-promenades. Le 27, on nous signifia qu’à l’avenir nous ne pourrions plus
-sortir dans la cour après six heures du soir, comme à Saint-Angeau. Les
-Boches reprenaient du poil de la bête. L’offensive ne les inquiétait
-plus. Enfin, le 14 septembre, ils étalèrent de nouveau toute leur
-sereine cruauté, en nous infligeant la mesure la plus barbare de toutes:
-suppression totale des soins du dentiste, <i>même dans les cas graves</i>.
-L’ordre du ministre, en date du 5 septembre, disait textuellement:
-«<i>Selbst in schweren Fällen</i>». Après cela, on n’a plus qu’à tirer
-l’échelle.</p>
-
-<p>Disons vrai: il y eut des représailles plus sombres que celles du camp
-de Vöhrenbach. Néanmoins, celles que j’ai essayé de décrire ici
-suffirent pour ébranler le système nerveux de plus d’un prisonnier. On
-ne vit pas impunément avec l’esprit toujours tendu contre un ennemi
-sournois qu’on veut dérouter et humilier. Tant que les mauvais jours
-durent, on se tient droit, on subit le choc, on fait tête, on riposte.
-Mais ensuite, quand la fièvre tombe, quand le calme renaît, quel
-écroulement sinistre! Des officiers y ont perdu la raison. D’autres y
-ont gagné des neurasthénies incurables. Tous y ont laissé un peu de leur
-force. Si c’est ce que l’Allemagne désirait, elle est arrivée à ses
-fins. Mais espérait-elle autant de succès, quand ceux de Vöhrenbach lui
-jetaient au nez leur:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_220" id="page_220">{220}</a></span></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-<span class="i0"><i>Comme à Saint-Angeau!</i><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XVII" id="CHAPITRE_XVII"></a><i>à René Le Gentil</i>.<br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XVII<br /><br />
-<small>LA VIE QUOTIDIENNE</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>Octobre 1916.</i>)<br />
-</p>
-
-<p>Même pendant les représailles, les journées de Vöhrenbach étaient
-longues. Le problème de chaque matin comportait des solutions
-restreintes et peu variées, et plus d’un prisonnier se demandait au
-réveil par quels chemins il arriverait à l’appel du soir. Les travaux
-intellectuels, qui semblent les seuls raisonnables, finissent vite par
-fatiguer. Il n’est pas de pire endroit qu’une prison pour se pousser
-dans la connaissance du Dalloz ou pour se pénétrer des secrets du moteur
-à explosion. Quant aux lectures simples, elles supposent une santé
-physique et morale qu’on n’a pas toujours. Et l’on en vient tout
-naturellement à bricoler. Plus d’un officier rapportera de sa captivité
-un violon d’Ingres.</p>
-
-<p>Les Russes avaient mis à la mode l’art des tapis. Les blessés aussi,
-dans les hôpitaux de France, exécutaient de ces réseaux de fils de coton
-ou de soie. Les ventes de charité vous en ont donné le dégoût. Pour un
-prisonnier, la confection d’un petit tapis était son premier travail
-manuel. Il en achevait deux ou trois,<span class="pagenum"><a name="page_221" id="page_221">{221}</a></span> de la taille d’un mouchoir de
-poche, et, pour passer à un autre genre d’exercice, il accrochait au mur
-son métier rectangulaire ou octogonal qui ne servirait plus. D’autres
-soucis l’appelaient. Généralement, il se tournait soit vers le <i>Tarso</i>,
-soit vers le <i>Kerbschnitt</i>.</p>
-
-<p>Le <i>kerbschnitt</i>, c’est la sculpture par entailles. On prend une planche
-de noyer d’Amérique, qui est une matière tendre, on y trace des dessins
-géométriques, et, avec un canif spécial, on creuse le bois. On obtient
-ainsi des panneaux qui rappellent certaines armoires bretonnes ou des
-bahuts basques. Une importante maison allemande alimentait la kantine en
-objets bruts, mais ornés de dessins tout prêts, que l’artisan n’avait
-plus qu’à sculpter: coffrets de toutes les tailles et de toutes les
-formes, petits bancs, ronds de serviettes, nécessaires de bureau, cadres
-à portraits, porte-manteaux, tabourets, et jusqu’à des fauteuils et des
-tables. La kantine procurait tout ce qu’on désirait.</p>
-
-<p>Le <i>tarso</i> est plus délicat, sans exiger un apprentissage
-extraordinaire. On prend une planche de noyer d’Amérique; on y trace un
-dessin quelconque: fleurs, fruits, guirlandes, paysages; avec un couteau
-à lame minuscule, on marque une incision profonde le long de toutes les
-lignes du dessin; ensuite, soit avec des liquides particuliers, soit
-avec des couleurs à l’eau, on peint le motif à volonté; enfin, quand la
-peinture est sèche, on vernit la planche avec du vernis-tampon, à la
-manière des ébénistes. Il faut des jours, et des semaines quelquefois,
-pour que le résultat soit satisfaisant. Mais alors le succès récompense
-l’ouvrier; le vernis s’est étalé merveilleusement, il a comblé les
-incisions marquées par le couteau, et le panneau<span class="pagenum"><a name="page_222" id="page_222">{222}</a></span> terminé imite, à s’y
-tromper, la marqueterie. Les objets qu’on traite au <i>tarso</i> sont les
-mêmes que ceux qu’on sculpte. On en vend qui sont préparés. Mais rien ne
-vous empêche d’effacer la garniture boche avec du papier de verre et de
-la remplacer par une décoration de votre goût. Les raffinés vont plus
-loin, et, dans ces incisions au couteau qui doivent abuser le regard,
-ils introduisent de l’étain ou du cuivre. L’effet n’est peut-être pas
-plus heureux, mais l’achèvement de l’œuvre demande plus de temps, et le
-prisonnier ne souhaite pas autre chose.</p>
-
-<p>Ce ne sont là qu’ouvrages de jeunes filles. D’aucuns, plus ambitieux,
-construisent eux-mêmes les coffrets avant de les décorer et de les
-vernir. Ils achètent à la kantine une planche de noyer, ou de poirier,
-ou de citronnier, ou d’acajou, ou de palissandre, de l’épaisseur et des
-dimensions qu’il leur plaît, car la kantine fournit tout, et ils
-exécutent le montage de la boîte dont ils rêvent, en queue d’aronde,
-comme les meilleurs professionnels. De la boîte au meuble, la distance
-n’est pas grande. Des officiers ont construit de jolies choses au milieu
-des laideurs qui les entouraient, et j’ai vu des classeurs ou des
-étagères qui étaient de véritables objets d’art. Cependant que certains
-s’usaient les yeux sur des dentelles compliquées, d’autres
-s’appliquaient à ces sparteries d’aspect rude qu’on nomme du <i>makramé</i>,
-et quelques-uns, qui ne doutaient de rien, s’exerçaient à relier en
-toile ou en cuir les livres de la bibliothèque ou de leurs camarades.</p>
-
-<p>Mais tout camp de prisonniers possède des spécialistes auxquels tout le
-monde pense et dont personne ne parle: ce sont les topographes, qui,
-parmi les gar<span class="pagenum"><a name="page_223" id="page_223">{223}</a></span>diens qui vont et viennent, trouvent le moyen de
-reproduire à la main, à un nombre indéterminé d’exemplaires, la carte
-indispensable à celui qui va s’évader. Ils se dévouent pour tous avec
-une ardeur que rien ne démonte. Le temps n’a plus de prix en prison. Une
-carte est-elle découverte par la kommandantur? Peu importe. Le
-topographe en reproduit une nouvelle, et l’incident est clos.</p>
-
-<p>Enfin, bon nombre d’officiers tiennent un journal de captivité en double
-ou en triple expédition, de crainte que l’une d’elles ne soit confisquée
-par les Boches trop curieux. On collectionne les ordres odieux, les mots
-significatifs, les anecdotes ridicules. Celui-ci inscrit ponctuellement
-sur un carnet les menus qu’on lui a servis depuis qu’il est en
-Allemagne; un autre enregistre le contenu des colis qu’il reçoit de
-France; un troisième possède tous les communiqués officiels, aussi bien
-ceux des empires centraux que ceux des puissances de l’entente, et l’on
-a souvent recours à lui pour trancher une discussion d’où l’on ne
-sortait pas.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Les prisonniers ont le droit de s’abonner à des gazettes dont la
-kommandantur autorise la lecture. On s’arrange pour que, dans une même
-chambre, on ait des feuilles différentes, afin de pouvoir confronter les
-nouvelles, et tel s’abonne pour un mois à la <i>Frankfùrter Zeitùng</i> ou à
-la <i>Koelnische Zeitùng</i>, terrible aux Français, et tel choisit le <i>Lokal
-Anzeiger</i> de Berlin, qui est un organe officieux, ou la <i>Neùe<span class="pagenum"><a name="page_224" id="page_224">{224}</a></span> Freie
-Presse</i> de Vienne, tandis que tel enfin préfère <i>Der Bùnd</i> de Berne. On
-ne peut pas lire tous les journaux allemands: le <i>Vorwaerts</i>, par
-exemple, et les cahiers où pérore Maximilien Harden nous sont interdits.
-En revanche, certaines feuilles suisses, telles que le <i>Bùnd</i> ou le
-<i>Berner Tagblatt</i>, sont permises. Inutile, j’imagine, d’insinuer que ces
-journaux sont pour nous d’une neutralité suspecte. Et la preuve en est
-qu’on me refusa à Vöhrenbach un abonnement aux <i>Basler Nachrichten</i>, qui
-ne paraissaient pas assez neutres sans doute à monsieur le Censeur. Car
-il y a des neutralités que l’Allemagne n’admet pas: celle du <i>Journal de
-Genève</i> ou de la <i>Gazette de Lauzanne</i> n’entrait pas plus dans nos camps
-que la partialité de l’<i>Action Française</i> ou du <i>Figaro</i>.</p>
-
-<p>Cependant, l’Allemagne ne nous condamnait pas à ne lire que des journaux
-de langue allemande. Je dis: de langue, car c’est tout ce que n’avaient
-pas d’allemand la <i>Gazette des Ardennes</i>, <i>le Petit Bruxellois</i>, et le
-<i>Continental Times</i>. Les Français et les Anglais pouvaient tous
-comprendre la lettre, sinon l’esprit de ces horribles papiers. La
-<i>Gazette des Ardennes</i>, la plus notoire, était une arme aussi dangereuse
-que les gaz asphyxiants. Elle attaquait le moral des populations
-envahies et des camps de prisonniers. On ne songe pas sans angoisse au
-désespoir qui a dû frapper les esprits faibles et livrés à eux-mêmes,
-quand on leur prouvait que tout allait en France et chez les alliés
-comme dans le pire des mondes. Pour quiconque ne savait pas lire, les
-articles étaient bien écrits. Pas un numéro de la <i>Gazette des Ardennes</i>
-ne paraissait sans contenir des «morceaux choisis» de Clémenceau<span class="pagenum"><a name="page_225" id="page_225">{225}</a></span> ou de
-Gustave Hervé. Admirez le système: on découpe, dans un éditorial
-quelconque, un ou deux paragraphes où se font jour des restrictions, ou
-des protestations, ou des plaintes sur les affaires et leur conduite et
-leurs conducteurs, et le tour est joué. Le lecteur accuse Clémenceau de
-trahison et pleure sur les destinées de la France, sans songer que,
-dégagé du contexte qui l’éclairait ou l’excusait, le paragraphe immonde
-ne signifie peut-être plus ce que l’auteur voulait qu’il signifiât. En
-outre, il serait nécessaire de comparer les originaux et les
-reproductions, car rien ne prouve que la <i>Gazette des Ardennes</i> n’ait
-jamais publié de faux clémenceaux ou des hervés de commande. A
-Vöhrenbach, on s’amusait des turlupinades de la <i>Gazette des Ardennes</i>.
-On n’était dupe ni des lamentations «d’un bon Français», ni de
-l’apitoiement sans signature d’un Boche sur les malheurs de la France
-livrée aux Anglais. Mais quand la kommandantur nous demandait de lui
-remettre nos vieux journaux pour que les soldats français eussent
-quelque chose à lire dans leurs camps de misère, elle prêchait dans le
-vide.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Tous les soirs, vers cinq heures, on nous affichait le communiqué boche
-sur le mur du poste de police. C’était un des moments de la journée les
-plus importants. On se groupait autour du papier officiel. Un capitaine
-traduisait à haute voix pour tous ses camarades. Mais on lui réclamait
-souvent le texte exact, qui nous intéressait en particulier aux jours de
-nos<span class="pagenum"><a name="page_226" id="page_226">{226}</a></span> offensives. Le communiqué boche réalisait alors des prodiges
-d’expressions, et il exécutait, suivant les circonstances, une admirable
-gymnastique de phrases, de périphrases et de litotes charmantes. Avec un
-peu d’habitude, sans être très fort en allemand, on se rendait compte de
-la valeur de nos succès, rien que par les circonlocutions dont
-l’état-major de Berlin enconfiturait ses échecs. Le vocabulaire de la
-défaite était d’une richesse inouïe. Quels poètes que ces Allemands! Et
-d’abord, qu’on le sache, les vaillantes troupes du kaiser avaient
-toujours repoussé l’ennemi. A y regarder de près, c’était vrai, car le
-communiqué ne disait pas si l’ennemi avait été repoussé sur sa ligne de
-départ ou après avoir enfoncé le front allemand sur dix kilomètres de
-profondeur. D’ailleurs on repoussait l’ennemi de tant de façons! On
-l’avait contenu, ou arrêté, ou chassé, ou refoulé; ou bien, on s’était
-retiré devant lui, à moins qu’on n’eût évacué la position <i>planmässig</i>,
-conformément au plan fixé. Au fond, les Allemands ne faisaient que ce
-qu’ils voulaient, et l’échec de Verdun était conforme au plan, et
-conformes au plan aussi les pertes de la Somme. Avec des principes
-pareils, on n’est jamais vaincu. Le communiqué boche nous offrit souvent
-des joies insoupçonnables.</p>
-
-<p>Les murs de la plupart de nos chambres étaient tendus de cartes, et de
-bonnes cartes, vendues à la kantine. Tous les fronts, nous les avions,
-même celui de Mésopotamie, à une échelle sérieuse. Le front français
-tenait en cinq feuilles au 1/100.000ᵉ, tirées pendant la guerre d’après
-notre carte au 1/80.000ᵉ. Le front russe, au 1/250.000ᵉ, allait du
-plafond jusqu’à un<span class="pagenum"><a name="page_227" id="page_227">{227}</a></span> mètre du sol. Des ficelles, retenues par des
-épingles, suivaient les variations de la ligne. Dans une chambre, les
-gains réalisés au cours de la bataille de la Somme étaient peints de
-couleurs différentes pour qu’on pût juger des progrès de chaque mois. A
-côté de ce tableau de victoire, on avait affiché froidement la carte des
-environs de Vöhrenbach et de la frontière suisse. Elle était trop
-apparente pour que la Kommandantur s’avisât de la chercher à cette
-place. Malheureusement, un jour, <i>Sabre de Bois</i>, dit <i>Barzinque</i>,
-visitant la chambre, s’arrêta devant le point faible. Mais un lieutenant
-s’empressa de le renseigner:</p>
-
-<p>&mdash;C’est le front de la Somme, monsieur. Voyez-vous? Toute cette partie
-en jaune, c’est l’avance des Français pendant le mois de juillet. Cette
-tranche bleue, c’est la portion conquise par les Anglais en août. La
-zone rouge.....</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, répondit lentement <i>Barzinque</i>.</p>
-
-<p>Et il s’en alla sans insister.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Lorsque les armées allemandes avaient remporté un succès, nous en étions
-informés avant l’heure du communiqué. Brusquement, dans le courant de
-l’après-midi, les cloches de l’église entraient en branle et, durant
-quelques minutes, elles sonnaient à toute volée. Chaque jour de victoire
-était jour de Pâques. L’airain s’en donnait comme s’il se reposait
-depuis des années. Et rien ne nous poignait le cœur comme cette ivresse<span class="pagenum"><a name="page_228" id="page_228">{228}</a></span>
-sonore d’où nous venait un désespoir affreux, tel un mauvais songe. Quel
-tumulte pendant ces mois de mars et d’avril 1916! Quand la musique
-commençait, une angoisse voilait nos yeux:</p>
-
-<p>&mdash;Verdun?</p>
-
-<p>Un matin, les cloches sonnèrent à tout casser. Quel événement allait-on
-nous annoncer? La prise de Paris? Ou la fin de la guerre? Pleine de
-sollicitude, la Kommandantur nous afficha cette brève nouvelle:</p>
-
-<p>«<i>Le sous-marin</i> Deutschland <i>est en Amérique</i>.»</p>
-
-<p>Et les journaux se réjouirent pendant trois jours. On doit le
-reconnaître, l’effort allemand méritait un peu d’attention: un
-submersible de commerce, d’un fort tonnage, avait déjoué la surveillance
-des marines alliées et fourni une longue course. La menace n’était pas
-grosse de conséquences et le raid ne demeurerait qu’un raid, mais enfin,
-soyons généreux, l’Allemagne avait exécuté un joli tour de force. Ce fut
-du délire lorsque, quelque temps plus tard, échappant encore aux Anglais
-et rompant le blocus, le sous-marin rentra à son port de départ.
-L’Allemagne y perdit la tête, et les gazettes publièrent sérieusement
-que le <i>Deutschland</i> avait ramené du nickel, du caoutchouc et de l’or en
-lingots pour une somme telle qu’il n’eût pas fallu moins de dix fois le
-tonnage du <i>Deutschland</i> pour le transporter. La prouesse tournait à la
-tartarinade. L’Allemagne grisée ne cacha pas que le <i>Deutschland</i>
-repartait sans délai pour un nouveau voyage. C’était narguer
-l’Angleterre. Le sous-marin partit en effet. Mais les cloches restèrent
-muettes. Des semaines passaient. Le silence persista.<span class="pagenum"><a name="page_229" id="page_229">{229}</a></span></p>
-
-<p>Pour en finir, un officier arrêta monsieur le Censeur, lui fit part de
-nos inquiétudes, et lui demanda ce que le <i>Deutschland</i> était devenu.
-Monsieur le Censeur eut un regard si dur, que l’on comprit: le
-sous-marin se reposait dans un port de la côte anglaise.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Les écoliers de Vöhrenbach consacraient leurs vacances à des jeux dont
-je ne me serais pas étonné, s’ils les avaient menés autrement. Mais ils
-me dévoilaient toute l’âme de la race.</p>
-
-<p>Vous devinez qu’ils jouaient «à la guerre». Tous les enfants de France
-n’ont pas eu de divertissement plus savoureux. Pourtant, quel désaccord
-entre les gosses de chez nous et ceux de là-bas!</p>
-
-<p>Chez nous, vous savez comment on pratique ce jeu si amusant. Nous sommes
-trois petits garçons et une petite fille. La petite fille, c’est
-l’infirmière. Jacques se coiffe du bicorne de général. Paul devient son
-officier d’ordonnance, et Pierre fait le cheval, parce qu’il est plus
-jeune. Et, tout de suite, le désordre éclate. L’infirmière prétend que
-le général est blessé, même avant la bataille, et le général se laisse
-dorloter. Pendant ce temps, Pierre jette sa bride et se transforme en
-artilleur, et l’officier d’ordonnance, abandonnant son poste, passe dans
-l’aviation. Notre grand Poulbot a pour toujours fixé de ces scènes qui
-vous désarment. Mais qu’aurait-il extrait des jeux de Vöhrenbach?</p>
-
-<p>A Vöhrenbach, les jours de congé, une troupe sort du village. Ils sont
-cinquante, ou quatre-vingts, ou cent. Ils marchent par quatre, au pas,
-bien alignés.<span class="pagenum"><a name="page_230" id="page_230">{230}</a></span> Ils ont des fusils. Un chef les guide. Ils chantent la
-<i>Wacht am Rhein</i>, et ce n’est pas une chanson pour rire; c’est un chœur
-à deux voix, parfaitement mené. Ils s’avancent vers le camp des
-prisonniers. Je les regarde. Ces gosses m’inquiètent. Ils longent les
-fils de fer. Soudain, des commandements. La formation se dilue. Des
-colonnes par un se meuvent. Les gosses vont à l’assaut du bois de sapins
-qui couronne la colline. Ils tirent des coups de fusil. Un clairon sonne
-la charge. Les petites colonnes s’étendent en lignes de tirailleurs.
-Est-ce possible? Je rêve sans doute. Ces gosses... Le plus âgé n’a pas
-douze ans. Chez nous...</p>
-
-<p>Des camarades sont à côté de moi. Ils regardaient eux aussi et tous se
-demandaient s’ils ne rêvaient pas. Et nous ne disions rien, rien, rien.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>De temps à autre, la <i>kommandantur</i> nous offrait la comédie. Sans le
-vouloir, bien entendu. Elle avait tellement la hantise de l’évasion,
-qu’elle en soupçonnait vingt projets à la fois. Monsieur le Censeur
-a-t-il lu une lettre qui ne lui a pas semblé très catholique? <i>Sabre de
-Bois</i> a-t-il vu, par le trou de la serrure, des préparatifs inquiétants?
-Le médecin juif a-t-il recueilli des bribes de conversation? En toute
-hâte, le Freiherr von Seckendorff s’alarme et il ordonne que des
-fouilles soient faites.</p>
-
-<p>Un officier entre dans la chambre.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur X***?</p>
-
-<p>&mdash;Présent.<span class="pagenum"><a name="page_231" id="page_231">{231}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Le commandant du camp m’a dit de visiter vos bagages.</p>
-
-<p>&mdash;Visitez-les.</p>
-
-<p>Et le prisonnier, que l’incident avait distrait, reprend ses
-occupations, comme si l’affaire ne l’intéressait pas.</p>
-
-<p>L’Allemand est décontenancé.</p>
-
-<p>&mdash;Vos bagages, monsieur, où sont-ils?</p>
-
-<p>&mdash;Là, monsieur, sous mon lit et sur cette planche.</p>
-
-<p>Si c’est le <i>Lièvre effrayé</i> qui opère, il rougit jusqu’aux oreilles,
-qu’il a très grandes. Si c’est <i>Barzinque</i>, brute épaisse, il tire à lui
-la cantine et l’ouvre sans scrupule. Il remue tout, déplie le linge,
-plonge les doigts dans les poches des vêtements, ouvre les boîtes et
-farfouille à plaisir. Seule, la colère de ne rien trouver le trouble. Le
-<i>Lièvre effrayé</i>, lui, procède plus vite et plus sommairement. Ces
-bassesses indignes le gênent. Il pourrait mettre la main sur une
-boussole sans se rendre compte qu’il touche une boussole. Il a hâte de
-s’acquitter. Il exécute l’ordre, parce qu’il est soldat, mais il
-l’exécute mal. Et puis, il ne nous croit pas assez nigauds pour laisser
-traîner nos secrets dans une malle.</p>
-
-<p>Le plus délicat reste à accomplir.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur X***?</p>
-
-<p>&mdash;Présent.</p>
-
-<p>&mdash;Je dois vous fouiller aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Faites, faites.</p>
-
-<p>Le prisonnier se lève, se plante devant le Boche, et attend. <i>Barzinque</i>
-n’hésite pas. Le <i>Lièvre effrayé</i> voudrait bien s’en aller.</p>
-
-<p>&mdash;Votre portefeuille, je vous prie?</p>
-
-<p>&mdash;Prenez-le.<span class="pagenum"><a name="page_232" id="page_232">{232}</a></span></p>
-
-<p>Le prisonnier ne bouge pas. S’il ne savait pas que son impassibilité
-écrase l’Allemand, il poufferait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’avez plus rien, monsieur?</p>
-
-<p>&mdash;.....</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez une carte et un <i>kompass</i> (boussole)?</p>
-
-<p>&mdash;.....</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez aussi de l’argent allemand?</p>
-
-<p>&mdash;.....</p>
-
-<p>&mdash;Le colonel dit que, si vous les donnez, il ne vous punira pas. Mais,
-si vous ne les donnez point, vous recevrez des arrêts de rigueur, et
-toute la chambre comme vous.</p>
-
-<p>&mdash;.....</p>
-
-<p>La cérémonie est terminée. Fut-elle plus sinistre que ridicule? Quand
-<i>Barzinque</i> s’en va, fier comme un âne qui porte un sac d’éponges, ou
-quand le <i>Lièvre effrayé</i> s’éloigne en se cognant à tous les meubles,
-tant il est confus, tous les prisonniers de la chambre éclatent de rire,
-et quelqu’un conclut toujours:</p>
-
-<p>&mdash;On les aura.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Les officiers de l’armée française ont à mainte reprise rendu hommage au
-dévouement de leurs ordonnances. Mais quel hommage ne devons-nous pas
-aux nôtres, nous, officiers prisonniers? A Vöhrenbach, ils étaient une
-trentaine de soldats, et presque tous ne méritent que des éloges.
-Certes, quelques-uns ne faisaient pas toujours un joli métier, quand ils
-espionnaient pour le compte de la kommandantur. Hélas! la faim est
-mauvaise conseillère, et nous les<span class="pagenum"><a name="page_233" id="page_233">{233}</a></span> oublierons, ces malheureux, pour
-donner toute notre gratitude aux autres. Car les autres étaient
-magnifiques.</p>
-
-<p>Il n’y avait pas d’évasion d’officier où ne fût mêlée au moins une
-ordonnance. Souvent, le soldat quittait le grenier pour s’installer dans
-le lit d’un lieutenant, ou bien, revêtu d’une capote prêtée, il se
-glissait parmi nos rangs au moment de l’appel. Il dépensait des prodiges
-de ruse, pour tromper les Allemands et tromper aussi certains camarades
-à l’affût. Il n’ignorait pas ce qu’il risquait, la cellule et le retour
-dans un camp de troupe, bagne horrible. Mais il risquait tout d’un cœur
-ardent.</p>
-
-<p>Et quelle insolence dans leur attitude en face des geôliers! Ils avaient
-de splendides audaces. L’Allemagne les habillait de façon à les rendre
-minables et souvent grotesques. Elle leur posait sur les bras et les
-jambes une bande à la peinture rouge. Ils grandissaient d’autant. O
-soldats de chez nous, si simples sur le champ de bataille, si dignes
-dans les camps d’esclavage! Comment noter cet héroïsme de toutes les
-heures dont vous ne vous relâchiez jamais et cette vertu française qui
-flambait en vos yeux tristes?</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Quelquefois, une animation fébrile pénétrait au camp de Vöhrenbach, je
-veux dire parmi nos gardiens. C’est lorsqu’on attendait la visite d’un
-secrétaire de quinzième classe de l’ambassade d’Espagne. On balayait, on
-lessivait, on astiquait, on corsait l’ordinaire du jour, on hurlait, on
-chambardait tout. Cependant<span class="pagenum"><a name="page_234" id="page_234">{234}</a></span> les prisonniers souriaient, dédaigneux du
-spectacle qu’on préparait.</p>
-
-<p>Mise en scène parfaite. On gardait les apparences d’une haute
-impartialité. L’envoyé du roi Alphonse entrait à la <i>Kommandantur</i>,
-causait avec ces messieurs, se faisait montrer tous les locaux,
-examinait les poubelles, goûtait la purée de choux, admirait le paysage,
-et constatait que l’air de la Forêt-Noire est un air très sain. Après
-quoi, dans la chambre du colonel français assisté des chefs de
-bataillon, les prisonniers délégués par leurs camarades soumettaient
-leurs réclamations au secrétaire de l’ambassade. On avait toute liberté
-pour se plaindre. Les Allemands n’assistaient pas à l’entretien. A quoi
-bon? Le secrétaire prenait des notes, et, la séance terminée, allait
-présenter ses observations respectueuses à la <i>kommandantur</i>. Quand il
-s’en allait, il nous laissait de belles promesses; puis, comme par
-hasard, les officiers qui s’étaient plaints faisaient partie du prochain
-convoi pour un autre camp.</p>
-
-<p>Qu’est-ce que l’Allemagne pouvait craindre des remontrances espagnoles,
-si les remontrances espagnoles se produisaient? L’Allemagne ne se soucie
-pas plus du jugement des neutres que des condamnations de l’histoire.
-Lorsque des bandits sont devant la cour d’assises pour avoir égorgé une
-dizaine d’innocents, il serait plaisant de leur rappeler la boutade
-célèbre: «Méfiez-vous de l’assassinat. Il conduit au vol, et de là à la
-dissimulation.» L’Allemagne se fichait des reproches oiseux. Entre deux
-visites de l’envoyé du roi Alphonse, nous portions des lettres de
-protestations à la <i>Kommandantur</i>. Monsieur le Censeur souriait et les
-fourrait au panier.<span class="pagenum"><a name="page_235" id="page_235">{235}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XVIII" id="CHAPITRE_XVIII"></a><i>à Henry de Forge</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XVIII<br /><br />
-<small>LES ÉVASIONS</small></h2>
-
-<p>La vie des officiers prisonniers était assez insupportable pour que tous
-n’eussent qu’un désir constant et qu’un rêve: s’évader. Au premier
-abord, puis à la réflexion, l’entreprise paraissait le plus souvent
-impossible. Quel espoir de déjouer la surveillance des gardiens, de nuit
-et de jour, quand un épais réseau de fils de fer vous entoure et qu’une
-sentinelle est installée de trente en trente mètres le long de la
-barrière? Comment franchir tant d’obstacles? La raison démontrait la
-vanité du rêve. Et le rêve s’obstinait. Une seule issue: le hasard, mais
-guetté, cherché, provoqué, et voulu. Quand on examine la solidité du
-filet qui nous enfermait, on ne comprend pas que tant de prisonniers
-aient pu en sortir. Car, si le nombre est restreint de ceux qui ont
-passé la frontière, le nombre est considérable de ceux qui ont quitté
-leur camp. Beaucoup ont échoué au-delà. Il faut des forces peu communes
-pour arriver jusqu’au bout. La volonté ne suffit pas à soutenir dans
-l’épreuve un corps fatigué par un régime déprimant. Combien de
-malheureux, qui avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres à
-travers<span class="pagenum"><a name="page_236" id="page_236">{236}</a></span> l’Allemagne, sont tombés épuisés à quelques pas de la frontière
-suisse!</p>
-
-<p>L’échec ne décourageait pas. En l’espace de deux mois, un lieutenant a
-tenté trois évasions. En quatre ans, le capitaine Derache, des
-chasseurs, ne s’est jamais résigné au sort des captifs, et c’est au
-douzième essai qu’il a réussi. On rapportait de lui une évasion sublime.
-Il était prisonnier dans un camp des bords de l’Elbe. Les environs
-étudiés, il se prépara. Seul, sans aide et sans confident, il creusa une
-galerie que nul ne soupçonna. Il l’étayait de caisses démolies et de
-boîtes de conserves vides. Il se débarrassait de la terre avec des ruses
-compliquées. Cette galerie le mena jusqu’à un égout. Le capitaine
-Derache s’équipa et partit. Longtemps, il marcha dans les immondices. Il
-apercevait une clarté au bout de l’affreux chemin. Hélas! tout
-s’écroula. Comme dans la scène des <i>Misérables</i>, une grille fermait la
-sortie de l’égoût. De l’autre côté, c’était le jour, l’Elbe et la
-liberté. Mais la grille, scellée au mur, en haut, à droite et à gauche,
-barrait la route. Que faire? Le capitaine secouait la grille maudite.
-Elle tenait bon. Soudain il sentit que par le bas elle n’était pas
-scellée. Sans hésiter, il s’enfonça dans les ordures, plongea, se glissa
-sous la grille, piqua une tête vers l’Elbe, traversa la rivière à la
-nage, et se redressa. Il était libre. Tant de courage méritait une
-meilleure récompense. Malheureusement, deux jours plus tard, le
-capitaine Derache rencontra des gendarmes. Il reçut deux balles au bras,
-fut repris, et, parce qu’il avait commis un crime immense, on l’enferma
-dans une forteresse, où, pendant six mois, on le tint au secret.<span class="pagenum"><a name="page_237" id="page_237">{237}</a></span></p>
-
-<p>Il y eut des évasions tragiques. A Villingen, un officier russe fut tué
-par une sentinelle. Les sentinelles criaient: «Halte!» une seule fois,
-et tiraient. D’autres tentatives, vite connues dans les autres camps,
-causaient des joies délicieuses. Ainsi l’évasion de ces vingt-sept
-officiers qui, la même nuit, sortirent par une fenêtre d’un des forts
-d’Ingolstadt, traversèrent à la nage le fossé d’eau qui entourait la
-prison, et gagnèrent tous la campagne, sans éveiller l’attention des
-gardiens. Pour que la <i>kommandantur</i> ne s’inquiétât pas de leur santé,
-ils lui laissèrent un bref billet et l’informèrent qu’ils s’en allaient
-en emmenant avec eux une ordonnance, «pour leur cirer les chaussures».
-Impertinence bien française.</p>
-
-<p>Ces événements étaient une de nos grandes distractions. Longtemps à
-l’avance, on savait quel officier «travaillait» son projet, et l’on
-discutait entre amis les chances du camarade. Une évasion se montait
-avec autant de soins qu’une offensive du front, mais nous disposions de
-moyens limités. L’art consistait à faire tout avec rien. La question des
-vêtements était la moindre. Il y avait toujours dans les camps des
-pantalons, des vestons et des casquettes ou des chapeaux. D’où
-venaient-ils? Où se cachaient-ils? Mystère. Autant de problèmes dont la
-solution nous importait peu. Nous avions aussi des cartes, des
-boussoles, de l’argent boche. Il ne restait plus à démêler que le point
-principal: sortir du camp. Ici chacun gardait pour soi son idée. Et les
-imaginations avaient du travail.</p>
-
-<p>Celui qui pouvait s’aboucher avec une sentinelle, se faufilait à une
-heure convenue sous les fils de fer,<span class="pagenum"><a name="page_238" id="page_238">{238}</a></span> quand l’homme acheté était de
-faction. Procédé très simple, dont l’efficacité ne dura point. En effet,
-après chaque évasion, la <i>Kommandantur</i> augmentait le nombre des
-sentinelles, et bientôt elles furent si rapprochées les unes des autres
-qu’il fallait la complicité de trois d’entre elles pour passer: la
-corruption devenait pour ainsi dire chimérique.</p>
-
-<p>En outre, j’ai observé que de nombreux camarades, qui comptaient sur les
-factionnaires, étaient presque toujours repris au milieu même du réseau.
-Et je me demande si les Boches, au dernier moment, ne se ressaisissaient
-pas: ils avaient reçu déjà un peu de pain, quelques boîtes de conserves,
-ils n’espéraient peut-être plus rien du prisonnier qui s’évadait, et ils
-avaient à gagner en prévenant la Kommandantur.</p>
-
-<p>Le mieux était de sortir de toute autre façon. Un matin, alors qu’un
-brouillard très épais couvrait tout le camp, un capitaine résolut de
-tenter froidement la chance. Entre deux guérites, il coupa les fils de
-fer avec une cisaille. Personne ne le voyait, il ne voyait personne et
-il n’entendait rien. Patatras! Le dernier fil coupé, il se trouva nez à
-nez avec un Boche qui faillit lui marcher dessus. Le scandale fut moins
-grand que vous ne présumez. Le capitaine aurait dû être traduit en
-conseil de guerre, à cause du bris de clôture dont il s’était rendu
-coupable. Mais la <i>Kommandantur</i> ne lui infligea que quatorze jours
-d’arrêts de rigueur, parce que la cisaille avait été vendue par la
-kantine.</p>
-
-<p>Les déguisements avaient des adeptes. On racontait des histoires
-merveilleuses propres à susciter des imitations. Les anciens nous
-disaient qu’à Mayence, un lieutenant français était sorti de la
-citadelle par le<span class="pagenum"><a name="page_239" id="page_239">{239}</a></span> porche, en plein midi. Les hommes de garde lui avaient
-même rendu les honneurs. Quoi d’étonnant, puisqu’il portait une tenue
-très correcte d’officier allemand, et jusqu’au sabre? Ailleurs, un
-capitaine s’était habillé en ecclésiastique sans se faire remarquer, il
-avait frappé à la <i>kommandantur</i> et, se présentant comme un prêtre
-suisse, chargé par la Croix-Rouge de visiter les prisonniers, ainsi
-qu’en témoignaient ses papiers en règle, il avait parcouru son camp en
-compagnie des officiers boches. On lui avait tout montré. Il s’était
-entretenu avec quelques-uns de ses camarades, il avait inscrit des notes
-sur son carnet, et toute la <i>kommandantur</i> le reconduisit jusqu’à la
-porte avec les marques du plus profond respect.</p>
-
-<p>A Vöhrenbach, les déguisements furent moins romanesques, mais aussi
-curieux. Le plus commun était celui de nos ordonnances, qu’on
-surveillait un peu moins que les officiers. Toutes les après-midi, vers
-deux heures, une dizaine d’ordonnances, conduites par deux soldats
-allemands en armes, allaient chercher à la gare les colis arrivés par le
-train du jour. Elles emmenaient une charrette à bras. A la gare, on ne
-les serrait pas de si près qu’une fuite fût très malaisée. C’était un
-bon hasard à courir. Un lieutenant le courut. Il s’échappa. Mais on
-remarqua sa disparition au moment de rentrer. Il n’avait pas eu le temps
-d’aller très loin. On le reprit. Et l’ordonnance, qui lui avait prêté
-ses vêtements, fut expédiée vers un camp de troupe.</p>
-
-<p>Rien de plus délicat que de franchir ces terribles fils de fer. L’homme
-le plus courageux ne s’y essayait qu’en tremblant, non point de la
-crainte des sentinelles<span class="pagenum"><a name="page_240" id="page_240">{240}</a></span> et de leurs fusils, mais de la peur de ne pas
-réussir. Au dernier moment, les genoux fléchissent, la sueur coule sur
-le front, le cœur bat violemment. Et, à peine sorti du dangereux
-passage, brisé déjà par cet effort, le prisonnier va courir tous les
-dangers. A vol d’oiseau, le camp de Vöhrenbach n’est guère à plus de
-quarante kilomètres de ce point de la frontière suisse qu’on appelle la
-boucle de Schaffhouse. Mais le pays est montagneux, ce qui ne rend pas
-la marche facile. En outre, toute cette région est fortement gardée. Des
-patrouilles de gendarmes, à cheval ou à bicyclette, parcourent les
-routes. Il ne faut pas songer à se risquer sur les chemins ou les
-sentiers muletiers. Les douaniers ont aussi leur zone de surveillance.
-Des réseaux de fils de fer entravent les issues naturelles. Des chiens
-policiers aident les gendarmes et les douaniers. Ils constituent
-l’écueil le plus rude. Comment dérouter un chien? En frottant d’ail la
-semelle des chaussures? Mais le procédé n’est pas infaillible. Et à tous
-ces obstacles matériels, ajoutez la fatigue physique et morale qui
-courbe les épaules, coupe les jarrets et trouble l’esprit. Le prisonnier
-voit partout des gendarmes. La fièvre le tient. Le plus souvent, quand
-il échoue, il a les yeux hagards et le rire nerveux de l’homme touché
-par la folie.</p>
-
-<p>Un jour, un lieutenant était à bout de forces. Instinctivement, malgré
-les conseils de la plus élémentaire prudence, il se sentait attiré par
-la route. Depuis quarante-huit heures, il n’avait mangé que des limaces
-et des herbes, et la frontière était à douze kilomètres de lui. Il
-s’effondra dans un fossé et il pleura. La machine refusait de lui obéir,
-et sa volonté elle-même<span class="pagenum"><a name="page_241" id="page_241">{241}</a></span> faiblissait. Allait-il crever là? Il renonça,
-et, se levant pour un dernier coup de collier, il n’eut assez de ressort
-que pour arriver jusqu’à une ferme. La fermière était seule. Le
-lieutenant parlait l’allemand comme un maître. Il demanda à manger. La
-fermière lui servit une omelette au lard. Le malheureux renaissait.
-Aurait-il pu, si légèrement restauré, reprendre sa marche? C’est
-douteux. Mais le quart d’heure de Rabelais l’obligea à se découvrir.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pas vous payer. Je n’ai pas d’argent. Je suis officier
-français et je me suis évadé.</p>
-
-<p>La fermière sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Vous plaisantez. Vous, un officier français? Racontez ça à d’autres,
-pas à moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous en assure.</p>
-
-<p>&mdash;Vous parlez trop bien l’allemand.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous ai dit la vérité.</p>
-
-<p>Les gendarmes vinrent chercher le lieutenant dans cette ferme. S’il
-avait eu quelques marks en poche, il était sauvé.</p>
-
-<p>La réussite d’une évasion ne tient parfois qu’à un fil.</p>
-
-<p>Un capitaine, qui parlait l’allemand sans difficulté et pour cette
-raison n’avait pas hésité à prendre le train, comme un vulgaire civil,
-était attablé dans un hôtel de Cologne. Nul ne soupçonnait qu’il fût un
-prisonnier en promenade. Il avait commandé correctement son repas, et la
-kellnerin ne lui avait rien trouvé de suspect. Elle lui apporta le
-premier plat.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Danke sehr</i>, dit le capitaine.</p>
-
-<p>La kellnerin le regarda d’un air surpris, sans plus.</p>
-
-<p>Au plat suivant:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Danke schön</i>, dit le capitaine.<span class="pagenum"><a name="page_242" id="page_242">{242}</a></span></p>
-
-<p>Cette fois, la kellnerin se rendit à la caisse. La caissière prévint le
-gérant. Le gérant sortit. Bref, au dessert, interrogé par un gendarme,
-le capitaine dut s’avouer vaincu. Et savez-vous ce qui avait éveillé
-l’attention de la servante? Peu de chose: la politesse de l’officier
-français. En effet, dans un hôtel, dans un restaurant, dans une
-brasserie, jamais un allemand ne dit «merci beaucoup» ou «merci bien» à
-une kellnerin. Cela ne se fait pas. On tolère à la rigueur un «merci»
-tout court, un <i>Danke</i> brutal, mais il est plus élégant de se taire.
-Ainsi l’exige la bienséance boche. Le capitaine paya cher sa politesse.</p>
-
-<p>De même, mais ceci se conçoit avec moins de peine, un lieutenant se fit
-reconnaître et arrêter au guichet d’une gare, tandis qu’il demandait son
-billet. Pourtant il parlait bien l’allemand, mais son allemand était
-trop livresque. Il lui manquait cette souplesse du langage familier. En
-France, vous dites à l’employé de l’Ouest-État:</p>
-
-<p>&mdash;Auteuil, deuxième, retour.</p>
-
-<p>Vous ne lui dites pas:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous me délivrer un billet de deuxième classe, aller et retour,
-à destination d’Auteuil?</p>
-
-<p>Le lieutenant fut repris comme l’avait été le capitaine.</p>
-
-<p>Pour ceux qui restaient, les évasions étaient d’admirables sujets de
-joie. La colère des Boches nous amusait. Ils ne savaient pas la
-dissimuler. Quand un officier manquait à l’appel, on sentait que le
-vieil <i>oberst</i> de Seckendorff mourait d’envie de cravacher les autres.
-Ce qu’il n’admettait pas, cet honnête homme, c’est qu’un prisonnier qui
-s’évadait fût secondé par ses<span class="pagenum"><a name="page_243" id="page_243">{243}</a></span> camarades. J’ai relaté la triple fuite
-qui eut lieu pendant les représailles, un soir où, à point, l’éclairage
-de la cour avait refusé de fonctionner. Seckendorff devint fou. Il fit
-installer deux nouvelles lampes à arc. Il fit placer des sentinelles
-dans tous les corridors de la prison. Les chambres 9, 11 et 15,
-convaincues d’avoir aidé au malheur de la <i>Kommandantur</i>, furent
-consignées. On leur imposa des appels supplémentaires. On défendit de
-fumer aux officiers de la <i>Stùbe</i> 15, parce que l’évadé était un
-récidiviste dangereux. La fureur du vieil <i>oberst</i> n’avait pas de
-mesure. Il nous harangua vigoureusement. Mais il revenait à ses moutons:</p>
-
-<p>&mdash;Che ne comprends pas... che ne comprends pas...</p>
-
-<p>Il aurait tant voulu trouver moins de fraternité parmi nous! Alors il
-décida que, sous peine de graves punitions, l’officier le plus ancien de
-chaque chambre serait dorénavant obligé de rendre compte, à chaque
-appel, des prisonniers absents.</p>
-
-<p>Les représailles battaient leur plein. Les esprits étaient excités. Un
-tumulte de protestations se déchaîna parmi nous.</p>
-
-<p>&mdash;Ah non!</p>
-
-<p>&mdash;Nous ne sommes pas des espions.</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes officiers.</p>
-
-<p>&mdash;Ça ne se fait pas en France.</p>
-
-<p>&mdash;A la gare!</p>
-
-<p>&mdash;On refuse.</p>
-
-<p>&mdash;Le règlement...</p>
-
-<p>&mdash;Saint-Angeau...</p>
-
-<p>Monsieur le Censeur allait tomber d’apoplexie. Il hurla, d’une voix
-rauque:<span class="pagenum"><a name="page_244" id="page_244">{244}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Silence, messieurs!</p>
-
-<p>&mdash;On refuse.</p>
-
-<p>&mdash;Silence!</p>
-
-<p>Déjà le poste accourait.</p>
-
-<p>Un capitaine s’avança:</p>
-
-<p>&mdash;C’est notre devoir d’aider nos camarades à s’évader, comme c’est notre
-devoir de nous évader nous-mêmes.</p>
-
-<p>Il avait parlé sur un ton calme, mais ferme. L’<i>oberst</i> en fut démonté.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, certainement, bafouilla-t-il.</p>
-
-<p>Puis, se redressant:</p>
-
-<p>&mdash;Mais c’est mon droit de vous punir!</p>
-
-<p>Et tous les prisonniers répondirent en chœur, d’un seul élan:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui.</p>
-
-<p>Cette fois, la ganache ne comprenait plus. D’un geste d’impatience, il
-nous congédia, mais il ne nous imposa pas l’ordre inadmissible qu’il
-avait jugé acceptable.</p>
-
-<p>Dès qu’un évadé était repris, la <i>Kommandantur</i> se hâtait de nous
-annoncer cette bonne nouvelle, car la joie que nous manifestions à
-chaque fuite l’exaspérait. Mais comment ajouter foi à une nouvelle de
-source boche? Nous répondions:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas vrai.</p>
-
-<p>&mdash;Agence Wolff!</p>
-
-<p>Alors, on nous montrait les coupables. Même s’ils avaient été arrêtés à
-la frontière hollandaise, on les ramenait au camp de Vöhrenbach. De
-cette façon, nous ne pouvions plus douter, et Monsieur le Censeur et
-toute la <i>Kommandantur</i> relevaient la tête comme pour nous dire:<span class="pagenum"><a name="page_245" id="page_245">{245}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Hein! On ne s’évade pas d’ici. L’Allemagne vous garde bien, mes
-gaillards!</p>
-
-<p>La punition d’arrêts de rigueur, qu’on infligeait à l’officier repris,
-n’était fixée par aucun règlement, du moins à notre connaissance. La
-<i>Kommandantur</i> disposait de nous à son gré, et le criminel «recevait»
-tantôt sept jours <i>Strengarrest</i> et tantôt quatre semaines, au petit
-bonheur.</p>
-
-<p>Je viens d’écrire le mot: criminel. C’est en effet sous cet aspect que
-les évadés reparaissaient aux yeux de la <i>Kommandantur</i>. Car comment
-expliquer les traitements injustifiés qu’elle leur réservait? On les
-enfermait au camp dans une petite salle spéciale, mal éclairée, froide,
-où on ne leur servait que l’ordinaire, où on leur refusait leurs colis
-et où on leur défendait de fumer. <i>Barzinque</i> s’acquittait de cette
-mission avec un acharnement sans pareil. Il bousculait l’officier,
-l’injuriait, et procédait sur-le-champ à la fouille réglementaire avec
-des gestes de soudard ivre qui viole une enfant. Il poussait un cri de
-triomphe en confisquant la boussole, la carte, l’argent et les papiers
-que le malheureux n’avait pas détruits. Un jour, il ouvrait un
-portefeuille. Il en tira le portrait d’une jeune fille, d’une fiancée.
-Il s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ces Françaises! Toutes des p...!</p>
-
-<p>Mais il eut raison de se retirer précipitamment sur cette courageuse
-infamie, car l’officier levait déjà le poing pour l’assommer.<span class="pagenum"><a name="page_246" id="page_246">{246}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XIX" id="CHAPITRE_XIX"></a><i>à Jacques Péricard</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XIX<br /><br />
-<small>L’HÔPITAL D’OFFENBURG</small></h2>
-
-<p class="r">
-(<i>Août 1916</i>).<br />
-</p>
-
-<p>La <i>Kommandantur</i> ayant décidé de m’envoyer d’urgence à l’hôpital, le
-samedi 22 août 1916 je pris le train pour Offenburg. On me fit
-accompagner par un soldat qui avait une tête de vieillard ahuri, et qui
-chargea son fusil devant moi au moment du départ. En outre, le doktor
-Rueck, médecin du camp, devait me conduire. Il ne connaissait pas
-Offenburg, et l’occasion lui était bonne d’y aller aux frais du
-gouvernement.</p>
-
-<p>J’avais déjà vu ces paysages de la Forêt-Noire. Ils ne m’avaient point
-paru magnifiques. Je les trouvai cette fois tout à fait odieux, car le
-doktor Rueck, bavard insupportable, ne se lassait pas de m’en vanter les
-charmes. A ses exclamations, je ne répondais rien, mais il ne désarmait
-pas. Tout lui était motif à phrases. Visiblement, il désirait m’étonner.
-Il me montra les blés du plateau de Donaùeschingen et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;La moisson sera très belle.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué,
-répliquai-je.</p>
-
-<p>Le sens du proverbe lui échappa, et il parla d’autre<span class="pagenum"><a name="page_247" id="page_247">{247}</a></span> chose. Il m’apprit
-que le Danube sort d’un petit ruisseau clair que nous suivions, et qui
-s’appelle le Begg. La science du médecin me laissait indifférent.</p>
-
-<p>A Donaùeschingen, on changeait de train. En attendant l’express
-d’Offenburg, je me promenai sur le quai. Les gens me regardaient d’un
-air curieux, mais sans plus d’hostilité manifeste qu’au mois de mars
-dernier. L’échec de Verdun, puis la défaite sur la Somme, leur avaient
-mis du plomb dans l’aile. Des soldats, permissionnaires ou
-convalescents, me croisaient, me regardaient aussi, et ne disaient rien.
-Quelques-uns me saluèrent. Le doktor Rueck me souligna cette déférence.</p>
-
-<p>&mdash;Chez vous, dit-il, la foule injurie nos officiers quand ils passent.</p>
-
-<p>&mdash;Non sans raison, répondis-je. L’Allemagne a attaqué la France. Malgré
-les déclarations de vos journaux, vous ne l’ignorez pas, monsieur,
-puisque vous appartenez à l’élite qui pense. Il est donc naturel que les
-agresseurs ne soient pas l’objet d’ovations enthousiastes, avouez-le.</p>
-
-<p>Le médecin juif n’avoua rien. Il préféra fuir ce genre de discussion en
-achetant, à la marchande du quai, la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, plus, à mon
-intention, le <i>Simplicissimus</i>. Il m’en exhiba la première page avec un
-geste qui signifiait:</p>
-
-<p>&mdash;C’est tapé, ça, hein?</p>
-
-<p>Le dessin illustrait cette idée cruelle que l’Angleterre&mdash;Dieu la
-punisse!&mdash;se servait de la France comme d’un bouclier. On y voyait un
-soldat français couvert de blessures, sur un cheval de bois, au milieu
-d’un réseau de fils de fer. Et un soldat anglais au<span class="pagenum"><a name="page_248" id="page_248">{248}</a></span> sourire
-machiavélique poussait le cheval vers l’ennemi. Rien de plus sournois.
-Je haussai les épaules.</p>
-
-<p>L’express, entrant en gare, fit diversion.</p>
-
-<p>Le vagon de deuxième classe où nous montâmes avait un couloir central.
-Tout un compartiment était occupé par une famille belge, deux hommes,
-quatre femmes, une fillette, qui revenaient d’un camp d’internement et
-qui retournaient chez eux, à Charleroi, sous la surveillance d’un
-feldwebel. Je m’inclinai devant ces malheureux. Mon geste ne fut pas du
-goût du doktor Rueck. Je le sentis à l’arrogance avec laquelle il me
-commenta le «crime de Carlsruhe». La presse allemande n’était pleine que
-de cris d’épouvante, d’horreur et de réprobation. Songez que, las de
-tendre le cou sous les bombardements des villes ouvertes, les Français
-s’étaient avisés de lâcher quelques bombes à Carlsruhe, capitale du
-Grand-Duché de Bade. L’une d’elles était tombée sur un cirque au moment
-d’une représentation, et un grand nombre d’enfants avaient été tués.</p>
-
-<p>&mdash;C’est la guerre! répondis-je au médecin, en lui renvoyant une
-expression populaire dont les Allemands nous fermaient la bouche à
-chaque instant. Et j’appuyai:</p>
-
-<p>&mdash;C’est la guerre que vous avez voulue. Il ne fallait pas nous donner
-l’exemple en désignant Paris comme objectif à vos avions et à vos
-zeppelins.</p>
-
-<p>&mdash;Mais Paris est une place fortifiée!</p>
-
-<p>&mdash;Autant que Carlsruhe.</p>
-
-<p>&mdash;Les forts...</p>
-
-<p>&mdash;Bombardez les forts qui sont autour de Paris, soit. Mais ne confondez
-pas Notre-Dame avec un<span class="pagenum"><a name="page_249" id="page_249">{249}</a></span> blockhaus de mitrailleuses ou un dépôt de
-munitions.</p>
-
-<p>Le médecin n’insista pas. Il n’y a pas moyen de discuter avec les
-Français. D’ailleurs, je discutais en allemand, à voix haute, et il
-valait mieux que les civils du vagon n’entendissent point les insanités
-que je débitais. Du moins, j’eus la paix jusqu’à Offenburg, où nous
-arrivâmes vers onze heures.</p>
-
-<p>Le trésorier du camp de Vöhrenbach, en réglant mon compte, m’avait
-célébré les splendeurs d’Offenburg, dont la population atteignait le
-nombre de 80.000 habitants. Le doktor Rueck, de son côté, accusait
-18.000 âmes. Un infirmier de l’hôpital, plus tard, descendit jusqu’à
-12.000. Quoi qu’il en soit, la ville n’offre au premier abord rien de
-particulier. Quelconque, elle a des maisons sans caractère. Les
-boutiques ouvertes sont médiocres. Il y en a beaucoup de fermées. Les
-boulangeries ont des vitrines vides, et l’on peut compter en passant les
-quartiers de viande accrochés à l’intérieur des boucheries.</p>
-
-<p>&mdash;On a l’air de souffrir de la guerre ici, observai-je devant le
-médecin, non sans une perfidie légère.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, protesta l’autre. C’est que les ménagères ont fait leurs
-provisions ce matin.</p>
-
-<p>&mdash;Évidemment.</p>
-
-<p>Je n’attendais pas cette explication.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>L’hôpital où l’on me conduisit, le <i>Garnison-Lazarett</i>, se trouve
-presque en dehors de la ville. Il se compose de plusieurs bâtiments, de
-dimensions moyennes,<span class="pagenum"><a name="page_250" id="page_250">{250}</a></span> disséminés au milieu d’un grand parc planté de
-beaux arbres et clos par une haute grille de fer. Les formalités ne
-traînèrent pas. Le docktor Rueck me présenta au gestionnaire, lui
-expliqua pourquoi l’on m’hospitalisait et, outre quelques papiers, lui
-remit mon argent personnel, que la <i>Kommandantur</i> de Vöhrenbach lui
-avait confié au départ. Les pourparlers terminés, il se retira, non sans
-me souhaiter, Dieu sait avec quel esprit! d’avoir la visite de mes
-compatriotes de l’aviation.</p>
-
-<p>La chambre qu’on me réservait, au premier étage du bâtiment central,
-était petite, et haute de plafond. Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le
-lit touchait à la fenêtre. Une table, une chaise de bois, rien de plus.
-Telle était la cellule où l’on m’enferma à clef. Je venais en effet d’un
-camp de représailles, et d’emblée on m’accordait le régime des arrêts de
-rigueur. On plaça une sentinelle dans le corridor, devant ma porte, et,
-peu de temps après mon installation, j’en vis une autre qui se promenait
-sous mes fenêtres. On me traitait comme un sujet d’importance.</p>
-
-<p>J’étais arrivé à l’heure du repas de midi. On me servit d’abord une
-soupe au riz, gluante et fade. Puis on m’apporta deux tranches de veau,
-et des haricots blancs trop cuits. Mon assiette était pleine à déborder.
-Cela n’empêcha pas l’infirmier d’y vouloir ajouter une louche de compote
-d’abricots et de prunes. J’eus toutes les peines du monde à lui faire
-entendre que ce genre de mélanges ne convenait pas à mes habitudes. Mais
-ce fut une histoire sans fin pour obtenir une autre assiette. Quant au
-pain, j’en avais emporté de Vöhrenbach, heureusement.<span class="pagenum"><a name="page_251" id="page_251">{251}</a></span></p>
-
-<p>Un infirmier maigriot, vêtu de blanc et coiffé de la calotte grise de
-soldat, m’annonça qu’il était à ma disposition. Il parlait une langue
-bizarre, mi-française, mi-boche. Il avait la mine rusée. Tout de suite,
-il me raconta ses affaires intimes, sans doute pour m’amener à en faire
-autant. Je ne démêlai pas bien s’il vivait à Bâle avant la guerre et
-s’il avait rejoint son poste à la mobilisation, ou si, de naissance
-suisse, il s’était engagé dans l’armée allemande le 1ᵉʳ août 1914. Mais
-il ne m’échappa point que le gaillard était infirmier au Lazarett
-d’Offenburg depuis le premier jour. Il parlait avec une volubilité
-exaspérante. Il sautait d’un sujet à l’autre, me certifiait que le
-dernier bombardement de Carlsruhe avait causé des dégâts sérieux, me
-demandait où j’avais été pris, me pronostiquait la fin de la guerre pour
-le mois d’octobre, et mêlait tout, comme son collègue mêlait la viande,
-les haricots et la compote. Je l’écoutais par moments.</p>
-
-<p>Il m’apprit qu’à l’hôpital deux soldats français étaient en voie de
-guérison, et qu’on y avait eu récemment un lieutenant très gentil, dont
-il oubliait le nom. Il m’apprit encore que le médecin-chef passait la
-visite dans la matinée et que je ne le verrais pas avant le lundi matin,
-parce qu’il se reposait le dimanche. Charmante organisation! Et voyez
-cette discipline allemande: on n’a pas le droit d’être malade le
-dimanche. De ce verbiage à mécanique, je retins que le Suisse offrait de
-m’acheter, à la kantine ou en ville, tout ce que je désirais. Je le
-chargeai de retirer mon argent au bureau de l’hôpital et de me procurer
-tous les matins la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>.</p>
-
-<p>Le personnel féminin de l’hôpital comprenait des<span class="pagenum"><a name="page_252" id="page_252">{252}</a></span> infirmières de la
-Croix-Rouge, dames ou jeunes filles d’Offenburg, et des diaconesses,
-qu’on appelle <i>Schwester</i>, sœur. Le Suisse me prévint, avec un rire
-gras, que les infirmières ne s’occuperaient pas de moi. A deux heures,
-ce fut en effet une <i>Schwester</i> qui entra chez moi. Elle était petite,
-mince, souriait toujours, et ne savait pas un mot de français.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Wie geht’s?</i> fit-elle d’une voix chantante. Et elle me posa sur mon
-état de santé des questions précises.</p>
-
-<p>Elle portait au bras un panier plein de morceaux de pain. Elle m’en posa
-un sur le coin de la table, pendant qu’un infirmier me versait un
-immense verre de café au lait.</p>
-
-<p>La mixture était une triste lavasse, mais en somme la nourriture avait
-ici un mérite d’abondance que le camp de Vöhrenbach ignorait. Je
-profitais, il est vrai, du régime des soldats allemands soignés au
-Lazarett; toutefois, je notai que le gouvernement impérial et royal,
-s’il rationnait avec âpreté les civils, gâtait en revanche ses
-troupiers, blessés ou malades, avec une habileté remarquable. A
-l’hôpital d’Offenburg, on mangeait. Cuisine boche et cuisine de guerre,
-bien entendu, dont un Français s’accommode mal, mais cuisine copieuse.
-Le soir de mon arrivée, à six heures, j’eus de la semoule, des pruneaux
-et du thé. J’ai dit ailleurs que l’Allemand, même en temps de paix, se
-contente d’un repas léger pour finir la journée, et, le plus souvent,
-d’un peu de charcuterie. Et nos coutumes sont différentes.</p>
-
-<p>Il n’y avait pas le moindre éclairage dans ma chambre. La nuit tombée,
-il ne me restait que la ressource de dormir. En Allemagne, on dort au
-commandement.<span class="pagenum"><a name="page_253" id="page_253">{253}</a></span></p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>La captivité en commun ne pousse pas l’homme à cette dionysie chantée
-par leur Nietzsche. La réclusion dans une chambre d’hôpital, croyez-vous
-qu’elle incite aux molles rêveries? Le soldat, meurtri dans sa chair,
-qu’on laisse seul en face de la solitude, tout à ses chagrins intimes,
-sur quoi se greffent l’horreur de l’exil et l’incertitude de l’avenir,
-que voulez-vous qu’il fasse pendant une longue journée de dimanche?
-J’avais emporté quelques livres de Vöhrenbach. Pas un ne fixa ma pensée.
-Depuis l’aurore, j’étais debout. La fenêtre, ouverte sur le parc, ne me
-donnait vue que sur des arbres de premier plan. Spectacle émouvant s’il
-en fut.</p>
-
-<p>La <i>Frankfùrter Zeitùng</i> me tira de l’engourdissement. En cette fin de
-juillet, la lecture d’un journal était un réconfort à ne pas négliger.
-L’offensive de la Somme inquiétait les Boches. L’offensive russe d’autre
-part les occupait aussi. Les critiques militaires pataugeaient dans des
-dissertations vaseuses qui sentaient le désastre de vingt lieues.
-Quinquina de qualité supérieure pour un prisonnier.</p>
-
-<p>Au lavabo, qui se trouvait en face de ma chambre et dont je n’étais
-séparé que par un étroit couloir, je rencontrai l’un des deux soldats
-français dont le Suisse m’avait parlé. Côte à côte sous les robinets
-bruyants, au milieu des Boches, à moitié nus comme nous et comme nous
-penchés sous l’eau froide, nous causions. Je lui résumai le communiqué
-du jour. Il me regardait avec des yeux hagards.<span class="pagenum"><a name="page_254" id="page_254">{254}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Qu’y a-t-il? lui demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons attaqué? me demanda-t-il à son tour.</p>
-
-<p>Ce fut moi qui demeurai stupide.</p>
-
-<p>&mdash;On ne nous a rien dit, fit-il encore.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! vous ne savez pas que les Français et les Anglais mènent la
-vie dure aux Boches depuis le 1ᵉʳ juillet?</p>
-
-<p>&mdash;Non, nous ne savons rien. Nous sommes pourtant ici depuis deux mois.
-Mais on ne nous a rien dit. N’est-ce pas, nous ne comprenons pas
-l’allemand, nous autres. Alors, on ne sait rien.</p>
-
-<p>J’emmenai mon compagnon dans ma chambre, et, dépliant sur le lit les
-cartes que j’avais moi-même consultées peu d’instants avant, je lui
-révélai en gros les résultats obtenus par les Anglais, et par les
-Russes, et par nous. Le malheureux était fou de joie. Il ne me quittait
-pas du regard.</p>
-
-<p>&mdash;C’est bien vrai, mon lieutenant?</p>
-
-<p>&mdash;Comment? Si c’est vrai? Voyez la carte, ces lignes successives en
-rouge, en bleu, en jaune. Est-ce que vous croyez que je suis fou?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c’est si beau, qu’est-ce que vous voulez, on ne peut pas y croire
-tout de suite. Il faut réfléchir. Alors, ils n’ont pas dépassé Verdun?</p>
-
-<p>Un gouffre s’ouvrait devant moi.</p>
-
-<p>&mdash;Dépassé Verdun? fis-je. Mais ils ne l’ont jamais pris.</p>
-
-<p>&mdash;Pas pris? Ça, c’est épatant.</p>
-
-<p>&mdash;Ils vous ont dit qu’ils l’avaient pris?</p>
-
-<p>&mdash;Il y a belle lurette, mon lieutenant.</p>
-
-<p>Et, soudain:<span class="pagenum"><a name="page_255" id="page_255">{255}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vingt-deux! dit-il. Voilà la sœur. Je m’en vais. Qu’est-ce qu’elle va
-me casser!</p>
-
-<p>La <i>Schwester</i> avait la mine courroucée. Grande, large, la figure
-épaisse, les yeux durs, la voix rude, c’était un cuirassier déguisé en
-religieuse. Elle parlait le français, celle-là, et très bien. Elle
-marcha sur moi.</p>
-
-<p>&mdash;Vous lisez l’allemand? dit-elle, sur un ton de colère.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, madame.</p>
-
-<p>&mdash;Qui vous a donné ce journal?</p>
-
-<p>&mdash;Je l’ai acheté.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!</p>
-
-<p>Elle allait dire autre chose, mais elle se ravisa, et elle sortit après
-m’avoir servi, comme à regret, un bol de bouillon. Madame la diaconesse
-ne semblait pas avoir inventé la charité chrétienne. La petite
-<i>Schwester</i> de la veille était plus sympathique.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Wie geht’s?</i></p>
-
-<p>Elle revint dans l’après-midi, à deux heures, avec son même sourire et
-sa même voix chantante. Elle m’apportait le café au lait, le pain, et
-trois gâteaux secs. Un feldwebel d’administration l’accompagnait. Il me
-compta six biscuits de guerre, marque Vendroux, et me demanda d’émarger
-sur un cahier. La <i>Schwester</i> m’expliqua que ce <i>Liebesgabe</i> (don
-d’amour) était offert aux prisonniers par la Croix-Rouge française.</p>
-
-<p>L’hôpital devenait un paradis. Je regorgeais de biens. Le Suisse présuma
-que je lui abandonnerais le <i>Liebesgabe</i>; mais j’appelai mon compagnon
-du lavabo. Il entra timidement.</p>
-
-<p>&mdash;La sœur ne vous a rien dit? fit-il.<span class="pagenum"><a name="page_256" id="page_256">{256}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non. Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash;Elle nous a défendu de vous parler, et elle a dit que, si elle nous
-voyait avec vous, elle nous punirait.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, sauvez-vous! Et emportez ça, vite!</p>
-
-<p>Mais il ne se hâtait pas de ramasser les biscuits, les cigarettes, et
-les quelques friandises que je lui avais préparées. Je lui conseillai de
-ne pas s’attarder chez moi.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! fit-il, moi, je m’en f...</p>
-
-<p>La méchante <i>Schwester</i>, bien allemande, joignait donc la sournoiserie à
-la haine. Pourquoi menacer mes compatriotes moins élevés dans la
-hiérarchie militaire, et pourquoi ne pas même m’informer de sa décision?</p>
-
-<p>Mais il était écrit que j’en verrais d’autres encore.</p>
-
-<p>Vers quatre heures, je lisais. Ma porte s’ouvrit. Je me retournai. La
-grande diaconesse entra, et je me levai. Elle introduisit chez moi une
-madame savamment endimanchée, qui me contempla comme on contemple un
-tigre dans une ménagerie. Je fis demi-tour sans rien dire, et repris ma
-lecture.</p>
-
-<p>Une demi-heure plus tard, la même scène recommença, pour une nouvelle
-visiteuse. J’étais le phénomène de l’endroit. Mais je n’avais aucune
-envie de me prêter à ce genre de sport. Je dis à la <i>Schwester</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Madame, un officier français n’est pas ici pour servir d’amusement aux
-dames d’Offenburg. Vous n’avez pas compris mon geste de tout à l’heure.
-C’est pourquoi je mets les pieds dans le plat. Je vous prie de me
-laisser en repos; sinon, je vous expulserai, au mépris de vos
-règlements, et je me plaindrai auprès de la Croix-Rouge de votre
-conduite un peu trop singulière pour une <i>Schwester</i>.<span class="pagenum"><a name="page_257" id="page_257">{257}</a></span></p>
-
-<p>Déjà, elle sortait. Je la suivis, et, m’adressant à la sentinelle qui se
-pétrifia au garde-à-vous:</p>
-
-<p>&mdash;Quant à toi, si tu laisses entrer un civil chez moi, tu auras de mes
-nouvelles.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Zùm Befehl, Herr Leùtnant!</i> (A vos ordres, monsieur le lieutenant).</p>
-
-<p>Car c’est de cette façon qu’il faut parler à ces gens-là.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Le lundi matin, monsieur le médecin-chef de l’hôpital d’Offenburg daigna
-s’occuper de moi. Il m’examina sommairement, dicta des ordres à son
-aide, et m’autorisa à prendre des bains. Pendant qu’il jetait un coup
-d’œil sur les bouquins de ma table, je lui demandai si le bureau du
-Lazarett pourrait m’envoyer l’argent que je lui réclamais depuis
-l’avant-veille. Il me promit la terre et la lune; mais, comme il aperçut
-que je possédais un exemplaire de la <i>Germania</i> de Tacite, acheté à la
-kantine de Vöhrenbach, il se retira assez précipitamment et tout le
-monde avec lui, y compris les deux <i>Schwester</i>, la petite, qui souriait,
-et la grande, qui était renfrognée.</p>
-
-<p>Tout s’acharnait contre moi dans cet hôpital: l’infirmière chrétienne,
-parce que je lisais la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, et le médecin militaire,
-parce que j’avais le texte d’un opuscule terrible. Je devinai que le bon
-vieux Gott me chasserait de ce paradis.</p>
-
-<p>Chaque matin, on m’appliquait le traitement prescrit. On y mettait cinq
-minutes, mais je ne désirais pas qu’on me frictionnât tout le corps avec
-des parfums d’Arabie.<span class="pagenum"><a name="page_258" id="page_258">{258}</a></span></p>
-
-<p>Le lundi soir, j’attendais encore mon argent. J’envoyai une lettre
-réglementaire au médecin-chef du Lazarett. Le mardi soir, j’attendais
-mon argent et la réponse du médecin-chef. Je lui envoyai une nouvelle
-lettre, un peu plus sèche. Le mercredi soir, j’attendais toujours. Cette
-fois, j’écrivis une lettre violente.</p>
-
-<p>Enfin, le jeudi matin, j’obtins satisfaction. A huit heures, le
-gestionnaire vint lui-même, avec mille excuses, me délivrer ce qui
-m’appartenait. Mais, à neuf heures, le médecin-chef entra dans ma
-chambre, m’examina plus sommairement que la première fois, si possible,
-et m’annonça que je partirais à midi. C’était clair.</p>
-
-<p>La petite <i>Schwester</i> souriait.</p>
-
-<p>&mdash;Déjà guéri? fit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui, lui répondis-je. On guérit vite dans les hôpitaux allemands.</p>
-
-<p>Et, me tournant vers la grande:</p>
-
-<p>&mdash;N’est-ce pas, madame?</p>
-
-<p>Elle ne répliqua point. Elle souriait aussi.</p>
-
-<p>L’infirmier suisse était désolé. Au moment où il allait pouvoir réaliser
-quelques bénéfices, je partais. Il m’aida à préparer ma valise. Je
-voyais qu’il brûlait de me poser une question.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce qu’il y a? Dites.</p>
-
-<p>Il tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux.</p>
-
-<p>&mdash;Vous abbelez ça un mouchoir de boche?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Et aussi les Allemands, vous les abbelez des Boches?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.<span class="pagenum"><a name="page_259" id="page_259">{259}</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Alors, vous abbelez ça un mouchoir de Allemand? Bourquoi? Bouvez-vous
-m’exbliquer?</p>
-
-<p>Je crus qu’il se moquait de moi. Mais il tenait son sérieux, et je tins
-le mien.</p>
-
-<p>&mdash;Vous confondez. L’Allemand, c’est un Boche, oui.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui.</p>
-
-<p>Comme je regrettais que le doktor Rueck et la <i>Kommandantur</i> de
-Vöhrenbach ne fussent pas là!</p>
-
-<p>&mdash;Et le mouchoir, c’est un mouchoir de poche.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, de boche.</p>
-
-<p>&mdash;De poche.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, de boche.</p>
-
-<p>&mdash;Vous prononcez mal.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne combrends bas, dit-il, découragé.</p>
-
-<p>&mdash;Moi non plus, mais ça n’a aucune importance.</p>
-
-<p>Je quittai le Lazarett sur cette scène de comédie, sans revoir les deux
-convalescents français. Un soldat en armes m’accompagna. Il porta ma
-valise jusqu’à la voiture que j’avais commandée. Quel équipage! La
-calèche, en assez bon état, construite pour être attelée de deux
-chevaux, n’avait qu’une haridelle d’un seul côté du timon. Le cocher me
-salua respectueusement. Je me mordais les lèvres. Tout l’hôpital était
-aux fenêtres ou devant la porte. Je m’en allai content, puisque le
-médecin-chef avait affirmé que j’étais guéri.<span class="pagenum"><a name="page_260" id="page_260">{260}</a></span></p>
-
-<hr />
-<p class="rtun"><a name="CHAPITRE_XX" id="CHAPITRE_XX"></a><i>à Claude Farrère</i><br />
-</p>
-<h2>
-
-CHAPITRE XX<br /><br />
-<small>LA FAIM EN ALLEMAGNE</small></h2>
-
-<p>On a remarqué sans doute que, dans les premières pages de mon journal de
-captivité, j’ai relevé avec soin les menus que les Allemands nous
-offrirent. Prisonnier, je n’attendais point qu’on me traitât en prince.
-Mais j’avais lu si souvent que l’Allemagne se consumait du manque de
-vivres, que je voulais m’en assurer. Or on ne nous avait pas bourré le
-crâne, voilà ce qu’il faut que je reconnaisse sans détour.</p>
-
-<p>Certes, à la citadelle de Mayence, pendant que nous subissions la
-quarantaine de rigueur, on nous gâta, c’est indéniable. Ce qu’on nous
-servait à chaque repas n’était ni mauvais, ni insuffisant. Si ce régime
-avait duré, jamais je n’aurais cru à la faim allemande, car, pour
-nourrir ainsi des prisonniers, il apparaissait que l’Allemagne ne se
-privait pas. Mais ces jours d’abondance ne se prolongèrent point. Je
-l’ai déjà dit. Je n’y reviendrai pas. Exception faite pour l’hôpital
-d’Offenburg, où j’étais sur le même pied que les blessés allemands, tout
-au moins quant à la nourriture, je dois déclarer que les jours de
-Mayence furent des jours miraculeux.<span class="pagenum"><a name="page_261" id="page_261">{261}</a></span></p>
-
-<p>Pendant toute ma captivité, j’ai copié tous les menus du camp de
-Vöhrenbach. Une ardoise nous annonçait dès le matin les surprises que la
-<i>Kommandantur</i> nous réservait. J’ouvre au hasard mon petit calepin noir,
-et voici le programme exact et complet d’une semaine entière:</p>
-
-<p class="c"><span class="smcap">Octobre 1916</span>:</p>
-
-<table cellpadding="2">
-<tr valign="top"><td>Lundi, 2:</td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br />
- choux rouges<br />
- pommes de terre en robe<br />
- une pomme</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td> soupe aux légumes<br />
- carottes et pommes de terre</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>Mardi, 3: </td><td> <i>matin</i></td><td> =</td><td> potage<br />
- bœuf bouilli<br />
- pommes de terre en robe<br />
- betteraves<br />
- une pomme</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> =</td><td> pommes de terre au persil</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>Mercredi, 4: </td><td> <i>matin</i></td><td> =</td><td> potage<br />
- poisson bouilli<br />
- pommes de terre en robe<br />
- compote</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td> choux bouillis</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>Jeudi, 5: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td> Choux-fleurs à l’eau<br />
- pommes de terre en robe<br />
- une pomme</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>carottes et navets.</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>Vendredi, 6: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br />
- poisson bouilli<br />
- pommes de terre en robe<br />
- une pomme</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>semoule<br />
- marmelade</td></tr>
-<tr valign="top"><td>Samedi, 7: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br />
- ragoût de mouton</td></tr>
-
- <tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>pommes de terre en robe<br />
- salade verte</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>Dimanche, 8: </td><td> <i>matin</i></td><td> = </td><td>potage<br />
- chevreuil rôti<br />
- pommes de terre en robe</td></tr>
-
-<tr valign="top"><td>&#160; </td><td> <i>soir</i></td><td> = </td><td>cacao<br />
- fromage</td></tr>
-</table>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_262" id="page_262">{262}</a></span></p>
-
-<p>Avant de vous émerveiller sur les magnificences relatives de ce tableau,
-permettez-moi de vous présenter quelques observations.</p>
-
-<p>D’abord, dans cette semaine, combien de fois avons-nous eu de la viande?
-Deux fois, car il sied de ne pas faire compte du ragoût de mouton, qui
-ne contenait pas plus de morceaux de mouton qu’un gigot de pré salé ne
-contient de pointes d’ail en pays de langue d’oïl. Encore est-il bon que
-vous sachiez que la tranche de bœuf ou de chevreuil, qui revenait à
-chacun de nous, n’aurait pas contenté un enfant de quatre ans. Vous
-avouerez que c’est maigre. Cependant, nous eûmes deux fois de poisson,
-il est vrai, et j’ajoute que ces deux poissons furent le seul aliment
-substantiel de toute cette semaine. Mais tels qu’on nous les servait,
-nous ne pouvions pas les manger, car ils sentaient la vase et n’étaient
-cuits que dans l’eau douce, et nous étions obligés de les accommoder sur
-nos réchauds, si nous voulions en tirer parti.</p>
-
-<p>Le caractère de cette cuisine était de n’exiger du cuisinier aucune
-aptitude professionnelle. La viande, le poisson et les légumes, tout
-était cuit à l’eau, tou<span class="pagenum"><a name="page_263" id="page_263">{263}</a></span>jours à l’eau. Rien de plus. Pas un gramme de
-beurre, pas un gramme de graisse, pas un gramme d’un produit quelconque
-analogue à la cocose ou à la végétaline, et pas une goutte d’huile ne
-tombait dans les marmites. Essayez de vous représenter ce que peuvent
-avoir d’appétissant, préparés de cette manière, si c’est là une
-préparation, des choux rouges, ou des betteraves, ou un mélange de
-carottes et de navets, ou des choux-fleurs. Avez-vous déjà mangé de la
-salade sans huile et sans vinaigre? Je croyais que les lapins
-monopolisaient ce régal. Tendriez-vous le bras pour une nouvelle
-assiettée d’un potage éternellement Kubb ou Maggi? Et surtout, vous
-suffirait-il à dîner de cette mixture innommable qu’est une bouillie de
-semoule accompagnée d’une marmelade acide? Et surtout, et surtout,
-enfin, feriez-vous vos beaux dimanches de ce menu du soir que je vous
-recommande: deux bouchées de fromage de gruyère et une tasse de cacao à
-l’eau? Pour terminer, et afin de répondre à l’objection que vous me
-feriez en me rappelant que des pommes de terre, faute de mieux,
-constituent un plat consistant, je vous révèlerai que chaque rationnaire
-n’avait droit qu’à une livre de cette précieuse denrée, soit, par repas,
-trois <i>kartoffeln</i> de taille moyenne et souvent plus ou moins avariées.
-Et maintenant, je vous demande de relire ce tableau de notre
-alimentation, pendant la semaine du 2 au 8 octobre 1916. Aucun élément
-ne vous manquera pour juger. Mais je ne crains plus vos objections, et
-vous vous écrierez:</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous mouriez de faim! Mais on vous traitait comme des pourceaux!
-Et c’est pour cette cuisine<span class="pagenum"><a name="page_264" id="page_264">{264}</a></span> qu’on vous retenait cinquante-quatre marks
-par mois?</p>
-
-<p>Oui, pour cette cuisine. Car, si, pendant les premiers mois, on nous
-donnait au réveil une espèce de liquide terne qu’on appelait café au
-lait et qui n’était supportable qu’à la condition de le sucrer et de
-l’allonger de lait condensé, nous dûmes bientôt payer un supplément
-quotidien de quinze pfennigs pour prétendre à ce nectar.</p>
-
-<p>Tel était l’ordinaire du camp de Vöhrenbach. Et vous avez raison: sans
-les colis de victuailles qui nous arrivaient à peu près régulièrement de
-France, nous serions morts de faim.</p>
-
-<p>Une question se pose: l’Allemagne pouvait-elle faire plus pour les
-prisonniers? N’était-elle pas elle-même trop gênée pour songer aux
-autres avant de songer à ses fils? Je ne sais pas si vraiment elle ne
-pouvait pas faire plus pour nous. Il est difficile d’établir la mesure
-exacte de ses ressources. Mais je sais ce que j’ai vu et j’ai vu qu’une
-gêne réelle pesait sur elle en 1916. Faut-il penser que c’est pour
-s’abîmer en des études de chimie organique que certaines sentinelles du
-camp de Vöhrenbach se penchaient sur les poubelles où des officiers
-prisonniers jetaient leurs pauvres restes? Faut-il penser que c’est par
-amour de l’humanité que ces mêmes sentinelles, pour quelques boîtes de
-conserves et une miche de pain, consentaient à l’évasion de ces mêmes
-officiers? Mais je veux rapporter deux anecdotes.</p>
-
-<p>A la fin de mois de juillet 1916, venant de l’hôpital d’Offenburg et
-rentrant au camp de Vöhrenbach, j’arrivai en gare de Donaùeschingen au
-crépuscule.<span class="pagenum"><a name="page_265" id="page_265">{265}</a></span> J’avais une heure à attendre avant de repartir. Un soldat
-allemand m’accompagnait. Il m’accorda la permission de dîner à mes frais
-au buffet de la gare, et il s’installa à la même table que moi, un bock
-de bière sous le nez et le fusil chargé entre les jambes. Une vingtaine
-de civils jouaient déjà des mâchoires. Pour la première fois, je me
-trouvais dans une salle de restaurant. J’étais curieux de consulter la
-carte du jour. Il n’y en avait point. Le dîner était à menu fixe, et
-chacun devait s’incliner.</p>
-
-<p>&mdash;C’est la guerre! me dit la <i>kellnerin</i>, en bon français.</p>
-
-<p>Comme à tout le monde, on me servit d’abord une énorme crèpe, sans sucre
-et sans confiture; puis, une salade, sans assaisonnement; et enfin, un
-morceau de tarte aux prunes qui n’était pas d’une douceur exagérée.
-C’est tout. Le client apportait son pain, et mes voisins roulèrent des
-yeux effarés devant le gâteau blanc qui me venait de France et que
-j’avais tiré de ma valise. Le vin et la bière m’étant défendus, je
-buvais du thé. Pour achever d’éblouir mes hôtes, j’avais négligemment
-laissé sur le coin de la table ma provision de sucre et, comme un chien
-me regardait d’un air navré, je lui offris quatre ou cinq morceaux de la
-marchandise introuvable. Les dîneurs étaient outrés. Je demeurais
-impassible. J’eus néanmoins une petite grimace, quand la <i>kellnerin</i> me
-réclama quatre marks soixante-quinze pour une chère aussi dérisoire.
-J’ignore si tous les clients furent écorchés dans les mêmes proportions,
-mais je constatai qu’ils n’avaient eu rien de plus à manger que
-moi-même. Et j’imaginai la musique qu’on aurait menée en France, en
-1916, si<span class="pagenum"><a name="page_266" id="page_266">{266}</a></span> l’on avait servi des dîners de ce genre aux voyageurs
-conscients et organisés.</p>
-
-<p>Quelques jours plus tôt, dans la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, à la rubrique
-des tribunaux, j’avais lu une histoire assez stupéfiante. Il s’agissait
-d’un habile commerçant qui avait inventé un <i>ersatz</i> extraordinaire, un
-produit spécial destiné à remplacer à la fois l’huile et le vinaigre
-nécessaires à la salade. Hélas! des acheteurs se plaignirent de la
-qualité du produit. On l’analysa, et les experts fournirent les
-résultats suivants:</p>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td>Eau pure</td><td align="left">=</td><td class="rt">99,7%</td></tr>
-<tr><td>matières solides</td><td align="left">=</td><td class="rt">0,3 %</td></tr>
-<tr><td>matières grasses</td><td align="left">=</td><td class="rt">0,00%</td></tr>
-</table>
-
-<p>L’inventeur fut récompensé par deux mois de prison et le tribunal lui
-infligea mille marks d’amende. La <i>Frankfùrter Zeitùng</i> est un journal
-sérieux. Elle ne publie pas des farces à la Cami, et G. de Pawlowsky, si
-fécond en «dernières nouveautés», ne figurerait pas au nombre de ses
-rédacteurs. Mais que présagez-vous d’un pays où l’on peut mettre en
-vente un produit comme celui-là et où les buffets de gare présentent aux
-civils des repas aussi magnifiques? M’accusera-t-on de partialité, si
-j’insinue que ce pays-là ne possède peut-être pas de quoi manger à sa
-faim? On est tellement persuadé chez nous que les gazettes et le
-gouvernement nous ont gorgés de mensonges, que l’on finit par douter de
-tout, sous prétexte que la famine, annoncée peut-être avec trop d’éclat,
-n’a pas anéanti les Boches en six semaines. Pourtant, si la famine
-souhaitée ne s’est pas produite, la faim a fait son œuvre lente et sûre.
-Seulement, en France, nous avons mal posé la question.<span class="pagenum"><a name="page_267" id="page_267">{267}</a></span></p>
-
-<p>Longtemps, le peuple français a cru qu’il suffirait d’empêcher
-l’introduction du blé chez les Allemands pour empêcher la guerre de
-traîner en longueur.</p>
-
-<p>&mdash;Faute de pain, disait-on, l’Allemagne sera contrainte de demander
-grâce.</p>
-
-<p>De là naquit cette idée d’épuiser l’ennemi en lui supprimant le blé. De
-là aussi, plus tard, vint quelque désolation quand des territoires
-russes et roumains, riches en céréales, tombèrent aux mains de ceux que
-le blocus devait ruiner rapidement. Certes, la Russie et la Roumanie
-furent une aubaine rare pour la Prusse, nul ne songe à le nier.
-Toutefois, il ne faut rien exagérer, et le problème est ailleurs. A la
-vérité, le manque de pain n’a pas tant fait souffrir le peuple allemand
-que certains journaux ont bien voulu l’affirmer. Ceux qui avaient voyagé
-outre-Rhin, avant la guerre, savaient déjà que l’Allemand n’est pas un
-amateur de pain. On a souvent cité ce trait à quoi se reconnaissait un
-Français hors de chez lui, dans un hôtel ou sur un paquebot: c’est qu’il
-consommait une prodigieuse quantité de pain. Le pain est notre
-nourriture nationale. Nous gémirions d’en être privés ou de n’en pas
-avoir à notre guise. Il n’en va pas de même de l’Allemand. Son aliment
-essentiel, à lui, c’est la pomme de terre, la <i>kartoffel</i>.</p>
-
-<p>Nous aussi, Français, nous aimons la pomme de terre, mais d’une autre
-façon. Il nous fatiguerait d’en manger tous les jours et à tous les
-repas. Elle est pour nous un légume quelconque, au même titre que le
-petit pois ou la tomate. Elle va même quelquefois jusqu’à devenir un
-légume choisi, et souvent rien ne nous semble supérieur au
-«bifteck-frites» des<span class="pagenum"><a name="page_268" id="page_268">{268}</a></span> familles. Pour l’Allemand au contraire, la pomme
-de terre est une chose substantielle que l’on ne traite pas en
-fantaisie. On la mange ordinairement au naturel, en robe de chambre:
-<i>pellkartofell</i>, pomme de terre en peau, que l’on mange avec tout, avec
-le canard au jus, avec les œufs sur le plat et avec la saucisse fumée.
-Sur le plus grand nombre des tables boches, elles apparaissent en même
-temps que les hors-d’œuvre pour ne disparaître qu’à la fin du dessert.
-Cette coutume ne date pas de la guerre. Tout au plus a-t-elle été
-systématiquement préconisée par les autorités civiles et militaires afin
-de parer quand même à la pénurie de pain, dont je ne dis pas que
-l’Allemand fasse fi. Chez nous, on poussait le paysan à cultiver du blé,
-du blé, et du blé. Là-bas, c’est la culture de la pomme de terre qui
-était ordonnée. Les gazettes boches débordaient de lamentations, en
-1916, parce que la gelée avait réduit des deux tiers la récolte tant
-attendue des <i>kartoffeln</i>. On nous rationna. Alors je compris le rôle du
-pain et de la pomme de terre dans la grande guerre.</p>
-
-<p>Un matin, j’ai lu dans la <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, sous la signature de
-Kory Towski, les vers suivants:</p>
-
-<p class="c"><span class="smcap">La pomme de terre d’empire.</span></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Je suis la pomme de terre d’empire,<br /></span>
-<span class="i0">Le sauveur du peuple allemand,<br /></span>
-<span class="i0">Et, si l’épée allemande est victorieuse<br /></span>
-<span class="i0">Et si le Français ne conquiert pas le Rhin,<br /></span>
-<span class="i0">Je suis la pomme de terre d’empire,<br /></span>
-<span class="i0">J’y suis pour ma part.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Je suis le noble tubercule<br /></span>
-<span class="i0">Qui agit en secret.<span class="pagenum"><a name="page_269" id="page_269">{269}</a></span><br /></span>
-<span class="i0">Qu’on soit empereur ou palefrenier,<br /></span>
-<span class="i0">J’ai droit sur la table à une place d’honneur.<br /></span>
-<span class="i0">Je suis le noble tubercule<br /></span>
-<span class="i0">Qui garantit la force de l’Allemagne.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Et que revienne la paix<br /></span>
-<span class="i0">Avec ses dindes, ses saumons et ses gibiers,<br /></span>
-<span class="i0">Je le sais, quand vous mangerez du caviar,<br /></span>
-<span class="i0">Vous oublierez vite les pommes de terre en robe:<br /></span>
-<span class="i0">Oui, que revienne la paix,<br /></span>
-<span class="i0">Mon image modeste s’effacera.<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Pourtant dans l’histoire du monde<br /></span>
-<span class="i0">Je soutiens mon rang<br /></span>
-<span class="i0">Et, si l’Empire ne sombre pas,<br /></span>
-<span class="i0">Si au contraire il se dresse triplement magnifique,<br /></span>
-<span class="i0">Alors l’histoire du monde me payera<br /></span>
-<span class="i0">A moi aussi, un jour, le tribut de sa reconnaissance.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Ces vers apportent une preuve. Les expressions qu’on y relève attestent
-ce caractère d’importance de la <i>kartoffel</i> allemande. L’auteur
-l’appelle: <i>die Reichskartoffel</i>, la patate d’empire, comme on dit une
-terre ou une loi d’empire. Elle est nettement sacrée comme le salut de
-l’Allemagne à quoi doit aller la reconnaissance nationale après la
-victoire, s’il y a victoire; et le mot <i>Heil</i>, salut, se hausse à une
-nuance religieuse. Mais ce petit poème, de style d’ailleurs très
-médiocre, n’est que de peu de prix auprès de cet autre, que j’ai trouvé
-la même année, dans le même journal<a name="FNanchor_F_6" id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>. Celui-ci est signé Emil Claar,
-et il est écrit en vers libres. Il est encore plus ébouriffant que le
-premier. Écoutez:<span class="pagenum"><a name="page_270" id="page_270">{270}</a></span></p>
-
-<p class="c"><span class="smcap">A la pomme de terre.</span></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Infatigablement jaillie du sombre flux de la terre,<br /></span>
-<span class="i0">Perle de la maison bourgeoise allemande,<br /></span>
-<span class="i0">Aprement évoquée, vivement conjurée,<br /></span>
-<span class="i0">Apaisante nounou d’un festin modéré,<br /></span>
-<span class="i4">O pomme de terre!<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Pour toi, aujourd’hui, dans un amour pressant,<br /></span>
-<span class="i0">On discute, on combat, on crie et l’on écrit,<br /></span>
-<span class="i0">Des millions de langues indigentes<br /></span>
-<span class="i0">Te célèbrent par des cantiques sacrés,<br /></span>
-<span class="i0">Comme jamais fruit ne fut célébré,<br /></span>
-<span class="i0">Comme rarement le fut un être vivant,<br /></span>
-<span class="i0">Et dans la fuite des événements<br /></span>
-<span class="i0">Tu demeures pour la sauvegarde du peuple élu,<br /></span>
-<span class="i4">O pomme de terre!<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Ni les figues, ni les bananes, ni les tendres olives,<br /></span>
-<span class="i0">Ni les merveilles du Sud qui distillent des douceurs,<br /></span>
-<span class="i0">Rien n’a fait résonner du bruit de sa gloire<br /></span>
-<span class="i0">Le monde attentif avec autant d’éclat<br /></span>
-<span class="i4">Que toi, ô pomme de terre!<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Ni les huîtres, ni les truites, ni les truffes aromatiques,<br /></span>
-<span class="i0">Ni les entrecôtes des buffles succulents,<br /></span>
-<span class="i0">Rien n’a jamais ému,<br /></span>
-<span class="i0">O désir ardent des grands et des petits,<br /></span>
-<span class="i0">Comme tu émeus, dans la nécessité qui ronge,<br /></span>
-<span class="i0">Toi, réconfortante sœur du pain sec,<br /></span>
-<span class="i4">O chère pomme de terre!<br /></span>
-</div><div class="stanza">
-<span class="i0">Car tu es la constante, la loyale,<br /></span>
-<span class="i0">L’aide de l’estomac affamé,<br /></span>
-<span class="i0">Celle qui a des soins maternels, l’indispensable,<br /></span>
-<span class="i0">La fidèle gardienne d’un plaisir simple.<br /></span>
-<span class="i0">Tu te dédoubles au temps rigoureux,<br /></span>
-<span class="i0">Banquet sacré de la satisfaction.<br /></span>
-<span class="i0">A toi compagne bien-aimée, à toi, bienfaisante,<br /></span>
-<span class="i0">Vers qui le pauvre se penche avec confiance<br /></span>
-<span class="i0">Quand, trésor de la glèbe féconde,<br /></span>
-<span class="i0">Tu surgis des sillons comme une vraie délivrance.<br /></span>
-<span class="i4">Salut à toi, ô pomme de terre!<br /></span>
-<span class="pagenum"><a name="page_271" id="page_271">{271}</a></span></div></div>
-</div>
-
-<p>Prodigieuse source de remarques. Ne nous attardons pas sur la
-boursouflure héroïco-sentimentale et les prétentions lyriques du style:
-elles sont trop allemandes, et nous avons d’autres soucis. Mais notons
-en passant, pour notre connaissance de la psychologie des Barbares, les
-regrets si émouvants d’un «estomac affamé», ce rêve de figues, de
-bananes, de tendres olives, d’huîtres, de truites, de truffes et
-d’entrecôtes de buffle, alors que Kory Towski de son côté regrettait les
-dindes, les saumons et le caviar du bon temps de paix. Prenons acte
-aussi de cet aveu d’un «temps rigoureux» et d’une «nécessité qui ronge».
-La faim allemande n’est pas un mythe. La voilà bassement proclamée en
-phrases cadencées. J’ai traduit ces vers littéralement, en serrant le
-texte au plus près et sans outrer le sens ou la force des mots. Rien de
-plus grave que le ton de ce chant qui veut avoir par endroits des
-allures quasi mystiques. Qu’on ne s’y trompe pas. Moi-même, d’abord,
-j’ai cru à une plaisanterie d’un poète à la Franc-Nohain ou à la Raoul
-Ponchon. Il n’en est rien. Le poème d’Emil Claar est un hymne. La
-fantaisie est inconnue des poètes allemands, et pendant la guerre plus
-que jamais. C’est sans la moindre ironie que la pomme de terre est ici
-la réconfortante sœur du pain sec, et le trésor de la glèbe féconde, et
-l’aide de l’estomac affamé, et la perle de la maison bourgeoise
-allemande, et le banquet sacré de la satisfaction, et la sauvegarde du
-peuple élu. Peut-on nier, après ces plaintes authentiques, que
-l’Allemagne ait souffert de la faim? Et vous représentez-vous, bonnes
-gens de France, ce que dut être la faim de vos enfants prisonniers en
-Allemagne?<span class="pagenum"><a name="page_272" id="page_272">{272}</a></span></p>
-
-<p>Avez-vous lu ce conte de Georges d’Esparbès où l’on voit des trompettes,
-un jour de revue, sonner à perte d’haleine et tellement que, jusqu’à la
-fin de la cérémonie héroïque, nul n’a pu remarquer qu’un des trompettes
-était mort en sonnant? Ainsi de vos fils, bonnes gens de France, dans
-les camps d’Allemagne. Vous ignorez encore comment ils ont souffert,
-parce qu’ils sont revenus en souriant, ceux qui sont revenus. Mais quel
-crime avaient-ils commis pour mériter ce châtiment?</p>
-
-<p class="r">
-(<i>Écrit à Ouargla en 1919.<br />
-Revu en 1924 à Paris.</i>)<br />
-<span class="pagenum"><a name="page_273" id="page_273">{273}</a></span></p>
-
-<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_PREMIER">I.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_PREMIER">Prisonnier</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_9">9</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_II">II.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_II">Des Chambrettes à Rouvrois</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_25">25</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_III">III.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_III">De Rouvrois à Pierrepont</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_41">41</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IV">IV.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_IV">L’usine de Pierrepont</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_56">56</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_V">V.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_V">Cobern&mdash;Coblence&mdash;Mayence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_68">68</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VI">VI.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_VI">La quarantaine</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_83">83</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VII">VII.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_VII">Le saloir de Mayence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_97">97</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_VIII">VIII.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_VIII">La fenêtre fermée et la porte ouverte</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_109">109</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_IX">IX.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_IX">Le camp de Mayence</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_121">121</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_X">X.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_X">Vers un autre camp</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_134">134</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XI">XI.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XI">Le camp de Vöhrenbach</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_146">146</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XII">XII.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XII">Têtes de Boches</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_157">157</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIII">XIII.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XIII">Offiziergefangenenlager</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_169">169</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIV">XIV.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XIV">Le sens de l’honneur et quelques autres vertus</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_182">182</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XV">XV.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XV">Autres têtes de Boches</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_194">194</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVI">XVI.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XVI">Le régime des représailles</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_204">204</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVII">XVII.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XVII">La vie quotidienne</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_220">220</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XVIII">XVIII.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XVIII">Les évasions</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_235">235</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XIX">XIX.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XIX">L’hôpital d’Offenburg</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_246">246</a></td></tr>
-<tr><td class="rt"><a href="#CHAPITRE_XX">XX.</a></td><td>&mdash;</td><td><a href="#CHAPITRE_XX">La Faim en Allemagne</a></td><td class="rt" valign="bottom"><a href="#page_260">260</a></td></tr>
-</table>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_274" id="page_274">{274}</a></span>&#160; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_275" id="page_275">{275}</a></span>&#160; </p>
-
-<div class="poetry"><div class="poem">
-ACHEVÉ D’IMPRIMER<br />
-EN DÉCEMBRE 1924<br />
-PAR F. PAILLART A<br />
-ABBEVILLE (SOMME).<br /></div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_278" id="page_278">{278}</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_276" id="page_276">{276}</a></span>&#160; </p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="page_277" id="page_277">{277}</a></span>&#160; </p>
-
-<hr />
-
-<p class="c">BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON</p>
-
-<p class="c">Anthologie des Écrivains Morts à la Guerre (1914-1918)</p>
-
-<p class="c">Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15 × 21</p>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td align="left">Exemplaires ordinaires</td><td align="left">100 fr. les 4 volumes</td></tr>
-<tr><td align="left">Exemplaires sur Madagascar (nᵒˢ 1 à xxv)</td><td align="left">1120 fr. &mdash;</td></tr>
-<tr><td align="left">Exemplaires sur Lafuma pur fil (nᵒˢ 1 à 250)</td><td align="left">336 fr. &mdash;</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c">Format in-8º couronne (12 × 19)</p>
-
-<table cellpadding="0">
-
-<tr><td class="cun1"><i>ROMANS &amp; CONTES</i></td></tr>
-<tr><td class="c">BALKIS</td></tr>
-<tr><td><i>Personne.</i></td></tr>
-<tr><td><i>En marge de la Bible.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">PIERRE BILLOTEY</td></tr>
-<tr><td><i>Le Pharmacien spirite.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Raz-Boboul.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">SUZANNE DE CALLIAS</td></tr>
-<tr><td><i>Jerry.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">NONCE CASANOVA</td></tr>
-<tr><td><i>La Libertine.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Messaline.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">RENÉE DUNAN</td></tr>
-<tr><td><i>Baâl.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">RAYMOND ESCHOLIER</td></tr>
-<tr><td><i>Le Sel de la Terre.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">MAURICE D’HARTOY</td></tr>
-<tr><td><i>L’Homme Bleu.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">RENÉ-MARIE HERMANT</td></tr>
-<tr><td><i>Kniazii.</i></td></tr>
-<tr><td><i>En détresse.</i></td></tr>
-<tr><td><i>La Femme aux hommes.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Fakir.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">JONCQUEL ET VARLET</td></tr>
-<tr><td><i>Les Titans du Ciel.</i></td></tr>
-<tr><td><i>L’Agonie de la Terre.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">MAGALI-BOISNARD</td></tr>
-<tr><td><i>Mâadith.</i></td></tr>
-<tr><td><i>L’Enfant taciturne.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">GEORGES MAUREVERT</td></tr>
-<tr><td><i>Le Grand Plagiat.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">MARCEL MILLET</td></tr>
-<tr><td><i>La Lanterne chinoise.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">ALICE ORIENT</td></tr>
-<tr><td><i>La Tunique verte.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">GASTON PICARD</td></tr>
-<tr><td><i>Les Surprises des Sens.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">THIERRY SANDRE</td></tr>
-<tr><td><i>Mienne.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Le Purgatoire.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">P.-J. TOULET</td></tr>
-<tr><td><i>Béhanzigue.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">THÉO VARLET</td></tr>
-<tr><td><i>La Bella Venere.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Le Dernier Satyre.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Le Démon dans l’âme.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">VARLET ET BLANDIN</td></tr>
-<tr><td><i>La Belle Valence.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">WILLY ET MENALKAS</td></tr>
-<tr><td><i>L’Ersatz d’Amour.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Le Naufragé.</i></td></tr>
-<tr><td class="cun1"><i>POÉSIE</i></td></tr>
-<tr><td class="c">JOACHIM DU BELLAY</td></tr>
-<tr><td><i>La Amours de Faustine.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">FAGUS</td></tr>
-<tr><td><i>La Danse Macabre.</i></td></tr>
-<tr><td><i>La Guirlande à l’Épousée.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Frère Tranquille.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">ANDRÉ FONTAINAS</td></tr>
-<tr><td><i>Récifs au Soleil.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">LUCIEN JACQUES</td></tr>
-<tr><td><i>La Pâque dans la grange.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">TRISTAN KLINGSOR</td></tr>
-<tr><td><i>Humoresques.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">LOYS LABÈQUE</td></tr>
-<tr><td><i>Le Miroir mystique.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">ALPHONSE MÉTÉRIÉ</td></tr>
-<tr><td><i>Le Livre des Sœurs.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Le Cahier Noir.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">MUSÉE</td></tr>
-<tr><td><i>Héro et Léandre.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">HENRY MUSTIÈRE</td></tr>
-<tr><td><i>La Nouvelle Franciade.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">JEAN ROYÈRE</td></tr>
-<tr><td><i>Poésies.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">CH. DE SAINT-CYR</td></tr>
-<tr><td><i>Le Livre d’Iseult.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">JEAN SECOND</td></tr>
-<tr><td><i>Le Livre des Baisers.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">THEO VARLET</td></tr>
-<tr><td><i>Aux Libres Jardins.</i></td></tr>
-<tr><td class="cun1"><i>THÉATRE</i></td></tr>
-<tr><td class="c">HENRY STRENTZ</td></tr>
-<tr><td><i>Théâtre de Hans Pipp.</i></td></tr>
-<tr><td><i>Nouveau Théâtre de Hans Pipp.</i></td></tr>
-<tr><td class="cun1"><i>LITTÉRATURE</i></td></tr>
-<tr><td class="c">ATHÉNÉE</td></tr>
-<tr><td><i>Le Chapitre Treize.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">FAGUS</td></tr>
-<tr><td><i>Essai sur Shakespeare.</i></td></tr>
-<tr><td class="c">LÉON BOCQUET</td></tr>
-<tr><td><i>Les Destinées Mauvaises.</i></td></tr>
-<tr><td class="cun1"><i>ART</i></td></tr>
-<tr><td class="c">LE FAUCONNIER</td></tr>
-<tr><td><i>Album</i>, préface de <i>J. Romains</i>.</td></tr>
-</table>
-
-<table cellpadding="0">
-<tr><td align="left">Exemplaires sur Alfa français</td><td align="left">7.50</td><td align="left">Exemplaires sur Hollande</td><td align="left">33 &mdash;</td></tr>
-<tr><td align="left"><span style="margin-left: 2em;">&mdash;</span> <span style="margin-left: 2em;">Arches</span></td><td align="left">22</td><td align="left"><span style="margin-left: 2em;">&mdash; </span><span style="margin-left: 2em;">Japon</span></td><td align="left">55 &mdash;</td></tr>
-</table>
-
-<p>Histoire des Régiments de Gardes d’honneur (<b>1813-1814</b>).</p>
-
-<p>Par le Docteur LOMIER (Préface d’Édouard <span class="smcap">Driault</span>).</p>
-
-<p>
-Un volume de 500 pages, format 15 × 21 25 fr.<br />
-</p>
-
-<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p>
-
-<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> <i>Feldgraù</i> = gris de campagne. Les Allemands appellent
-ainsi leurs soldats à cause de la couleur de leur uniforme. Et les
-nôtres sont maintenant des <i>Himmelblaù</i> (bleu de ciel) après avoir été
-des <i>Rothosen</i> (pantalons rouges).</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> <i>Major</i> = Chef de bataillon, commandant.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> <i>Oberst</i> = Colonel.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a name="Footnote_D_4" id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Les Allemands nomment ainsi: «<i>tenant lieu d’officier</i>»,
-les sous-officiers à qui ils accordent la patte d’épaule de lieutenant
-pour la durée de la guerre, mais qu’ils ne considèrent pas comme de
-véritables officiers.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a name="Footnote_E_5" id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, 27 juillet 1916.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a name="Footnote_F_6" id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> <i>Frankfùrter Zeitùng</i>, 28 octobre 1916.</p></div>
-
-</div>
-<hr class="full" />
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE PURGATOIRE</span> ***</div>
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-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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-</div>
-
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