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-The Project Gutenberg eBook of Le kilomètre 83, by Henry Daguerches
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le kilomètre 83
-
-Author: Henry Daguerches
-
-Release Date: June 12, 2022 [eBook #68298]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed
- Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
- produced from images generously made available by the
- Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE KILOMÈTRE 83 ***
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- LE KILOMÈTRE 83
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-
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
-
-
- DU MÊME AUTEUR
-
- Format in-18.
-
- CONSOLATA, fille du soleil 1 vol.
- MONDE, VASTE MONDE! 1 --
-
-
- Droits de traduction et de reproduction réservés
- pour tous les pays.
-
-
- Copyright, 1913, by HARPER & BROTHERS.
-
-
- E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
-
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-
- HENRY DAGUERCHES
-
- LE KILOMÈTRE 83
-
- [Illustration: C · L]
-
- PARIS
-
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
-
- 3, RUE AUBER, 3
-
-
- _Il a été tiré de cet ouvrage_
-
- DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
-
- _tous numérotés_.
-
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- LE KILOMÈTRE 83
-
- «Grands ouvriers d’une œuvre et sans
- nom et sans prix.»
- (A. DE VIGNY.)
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-
-
-
-I
-
-
-Lorsque je vins occuper mon poste d’ingénieur à la Compagnie des
-Railways du Siam-Haut-Cambodge, on ne manqua pas de me faire connaître
-An-hoan, dit Antoine, doyen du personnel asiatique embauché pour la
-construction de la voie. On le montrait avec une dérision affectueuse,
-comme ces vieux fous, pas assez méchants pour faire figure de sorciers,
-que les gens des villages tiennent pour des porte-bonheurs.
-
-Antoine était tombé au rang de coolie; mais An-hoan avait été un artiste
-que les marchands de riz de la congrégation de Cholon firent venir de
-Canton sur un pont d’or, à l’occasion de l’agrandissement de leur
-pagode. Il savait sculpter la pierre et la peindre, avec des couleurs
-dont il gardait le secret et qu’il composait lui-même. L’opium et le jeu
-avaient gravement compromis sa carrière; l’âge et la misère venus, il
-avait dû accepter, à la Siam-Cambodge, ce modeste emploi de «coolie
-l’herbe», lequel lui donnait charge de couper et mettre en bottes, par
-tels moyens et sur tels terrains qu’il jugerait à propos, la nourriture
-quotidienne de dix poneys.
-
-Un de nos camarades, ému par le récit de son passé glorieux, l’avait
-arraché à cette basse besogne et rétabli dans sa dignité d’artiste; et
-je pense que Médicis ni Sforza n’eut oncques geste, plus magnifiquement
-désintéressé, de protecteur des arts. L’œuvre, le grand œuvre d’Antoine
-fut, à partir de ce moment, la confection des pierres milliaires,
-destinées à marquer chacun des kilomètres gagnés de la voie du
-Siam-Cambodge. Quand il me fut donné de le connaître, c’était un petit
-vieux propret à culotte de soie, qui avait conservé, de sa vie de
-bohème, quelques négligences de tenue, par exemple une natte trop
-courte, qui faisait catogan sur sa nuque risiblement grêle. Mais on
-cessait de rire quand on avait vu le ciseau voltiger entre ses mains,
-qui ressemblaient à des pattes de poulet, ou son pinceau, trempé dans de
-fragiles coquilles d’œufs, en ramener une pâte de couleur plus brillante
-que la couverte d’un vase des Mings. Il choisissait d’ordinaire, pour
-couvrir sa pierre, un motif emprunté à l’histoire même du tronçon
-jalonné. Et c’est ainsi que je vis mettre en place la borne 72, dite du
-Tigre, la borne 75, dite des Éléphants, la borne 78, dite du
-Mois-des-Mangues-Mûres. Quand l’événement sensationnel avait fait
-défaut, An-hoan couvrait sa pierre d’attributs et de grimoires
-somptueux, de mystérieux signes de bonheur, de dragons aux tortillements
-légendaires. En repentir de ses anciens désordres et par reconnaissance
-envers son protecteur occidental, il avait renié l’opium et adopté le
-whisky comme divinité inspiratrice. Et il mourut ivre et noyé comme le
-grand Li-tai-pé, étant tombé à l’eau, par mégarde, le jour qu’il venait
-d’achever la borne 82.
-
-La borne du kilomètre 83, dont An-hoan a laissé vierge la tablette de
-grès, je veux la dresser dans ma mémoire. Je n’oserais la sculpter et
-la peindre à ma fantaisie. Mon désir est qu’elle réverbère avec clarté,
-miroir successif et fidèle, les images mobiles enregistrées au fil de
-l’heure et de ses mille mètres de rails. Désir naïf, demain déçu! Mais
-n’est-ce pas assez qu’il en subsiste, maintenant que le vieil Asiatique
-n’est plus là pour dégager le signe essentiel, tout au moins une assez
-belle confusion d’hiéroglyphes, quelque sœur de ces stèles que l’on
-trouve, chues dans l’herbe, au cœur touffu de la forêt d’Angkor, et que
-les touristes, qu’elles font rêver, appellent des «Mains de Bouddha!»
-
-
-
-
-II
-
-
- * * * * *
-
-Onze heures du matin. La forêt se métallise. Les perruches, dans les
-bambous du bord de la rivière, se tiennent coites. Abandonnant mon poney
-aux soins du saïs, je gagne à pied la «popote» dont les pilotis, à moins
-de cent mètres de mon propre logis, enjambent l’eau, l’eau boueuse et
-qui étincelle, comme si des millions de gangues dissoutes y libéraient
-leurs diamants.
-
-La lumière universelle est, d’ailleurs, si rudement assénée que la
-demi-obscurité d’un intérieur, fût-il de paillote et de planches, comme
-celui-ci, ménage aux yeux étourdis une caresse d’accueil, dont la
-douceur les rend d’abord insensibles à tout le reste. Si bien que,
-l’escalier grimpé, mon casque accroché à l’un des bois d’élan disposés
-en patères dans la véranda, je hasarde quelques pas d’aveugle sur le
-plancher, calfeutré de nattes, avant d’être à même de dénombrer, sans
-confusion, les hôtes déjà réunis.
-
-La popote est au complet, ce matin. Quatre hommes, moi compris, quatre
-hommes pareillement vêtus de toile khaki, pareillement marqués, au
-visage, de ce mélange de hâle et de pâleur, qui est ici le fard
-professionnel des Européens, quatre hommes et une femme.
-
-La femme, nous l’appelons Fagui, par diminutif, je crois, de son double
-prénom: Françoise-Marguerite. Elle est la compagne du plus jeune et du
-plus frêle, en apparence, d’entre nous: Georges Lully. L’association de
-Fagui et de Lully n’est pas très ancienne, et je n’ai pas oublié la
-manière dont ce dernier s’ouvrit à moi de son désir d’amener à la popote
-madame Lacroix, c’était le nom d’alors de Fagui.
-
-Nous trottions de conserve, en forêt, le long d’un tronçon de la voie,
-dont le matelas de ballast, gris et rouge et dressé au gabarit, était
-l’œuvre toute fraîche des équipes de mon compagnon. Et comme la piste
-était assez large pour que nos poneys pussent aller de front sans trop
-se chamailler, nous bavardions à voix haute:
-
---... Bon voyage à Battambang, Georgie?
-
-C’est à Battambang, au kilomètre zéro de la ligne, que fonctionnent les
-bureaux des chefs de service, et Lully, la veille même, était revenu de
-là.
-
---Non. Triste voyage! Nous avons mis en bière monsieur Lacroix. Si
-jamais, Tourange, vous sentez des tiraillements sérieux entre l’épaule
-et les côtes, ne perdez pas de temps à essayer d’un système de bretelles
-qui vous entrent moins dans la peau, mais écrivez à Saïgon pour retenir
-une place au prochain courrier...
-
---Abcès au foie?
-
-La nuque de Lully fléchit tout d’une pièce, affirmativement.
-
---Oui. «_Ils_» disent: hépatite suppurée. Oh! ils l’ont passé au
-bistouri, le plus correctement du monde. Le troisième jour après
-l’opération, monsieur Lacroix était assis sur son lit et causait, et
-riait... Ils ne savent pas pourquoi un flot de sang est venu dans la
-bouche... C’était fini.
-
-Georgie se perdit, un temps, dans la contemplation des quatre rênes qui
-s’embrouillaient entre ses doigts.
-
---Il faut que je vous dise, Tourange (il ne levait pas le nez, mais une
-buée rose se déposait sur ses joues rondes), il faut que je vous
-explique... Monsieur Lacroix était mon chef de file. J’ai travaillé avec
-lui du côté de Damas, et puis en Colombie, et puis en Annam; et c’est
-lui encore qui m’a fait venir au Siam-Cambodge. Il était admirable de
-force, de tranquillité, de bienveillance. Et il laisse une femme
-derrière lui, une femme qui n’est pas légalement sa veuve, mais qui,
-tout de même, a été placée pour apprécier, mieux que personne, cette
-force, cette tranquillité, cette bonté. Elle pleurait beaucoup à
-Battambang, ces jours derniers, et elle a crié quand on vissait la
-bière, car c’était toute sa vie honorable qu’on laissait sous le
-couvercle. Lacroix l’avait prise Dieu sait où, voilà des années; et
-maintenant, que voulez-vous qu’elle devienne? Alors...
-
-Les doigts de Georgie bafouillaient terriblement dans les mystères de la
-bride et du filet. Le poney, la bouche agacée, s’arrêta. Le mien fit de
-même. Mais soudain Lully releva hardiment la tête et planta, dans mes
-yeux attentifs, un beau regard, droit et bleu, d’enfant promu aux
-responsabilités viriles.
-
---... Alors, acheva-t-il avec fermeté, j’ai pensé que c’était à moi,
-dont Lacroix avait été le chef de file, d’empêcher cette déchéance. Et
-j’ai conclu un arrangement avec cette femme très malheureuse, mais qui
-n’est ni très âgée, ni très laide. Et c’est à propos de cet arrangement
-que je voulais vous pressentir, Tourange, que je voulais vous demander
-si, dans quelques jours, lorsqu’elle viendra me rejoindre, vous verriez
-difficulté à ce qu’elle soit des nôtres, à la popote... au moins jusqu’à
-temps que j’aie pu me débrouiller pour une installation, des
-approvisionnements...
-
---Jusqu’à temps... que vous resterez le chic petit type que vous êtes,
-Georgie, et ce n’est donc pas, je pense, pour finir demain!
-
-Sur ces mots, je vis Lully pencher le nez vers les sabots de sa monture,
-comme si le soleil l’avait foudroyé, et, deux secondes plus tard, piquer
-un galop tel que je jugeai hors de propos de lancer ma bête à sa
-poursuite.
-
-Et c’est ainsi--les autres ayant eu, tour à tour, l’audition d’un
-discours semblable--que Fagui vint s’asseoir à la popote.
-
-Sa présence, au demeurant, y est un peu celle d’un fantôme, fantôme
-glissant dans des blancheurs de mousseline ou de linon, et qui se révèle
-par des apports inattendus. Les fleurs de nos tables, les rubans de nos
-sièges de rotin, les soies qui emmaillotent le découpage à vif de nos
-fenêtres, ne sont-ils pas autant de témoignages de cette furtive et
-diligente réalité?
-
-Mélancolique et fuyante Fagui! Sa figure est de celles qui semblent
-modelées pour rester dans la mémoire à l’état de profils perdus.
-
-Fagui est pourtant autre chose que «ni trop laide ni trop âgée». Elle
-est une tendresse et une fidélité. Et son visage aux traits brisés, a,
-pour authentiquer sa noblesse originelle, deux sceaux intacts: les yeux
-bleus qui toujours sourient. Prunelles d’azur et chevelure blonde,
-pauvres bijoux des visages blancs, qui reprennent ici, au voisinage de
-tous ces galets noirs, roulés dans des peaux limoneuses, leur taux
-primordial, imprescriptible!
-
-C’est Fagui qui préside notre table, dans le contre-jour de la véranda.
-Ma place est à gauche; en face, sont disposés les couverts de Lully et
-d’André Moutier.
-
-
-
-
-III
-
-
-J’entends encore la voix claquante de monsieur l’Administrateur délégué,
-le jour que je signais à Paris mon contrat avec la Siam-Cambodge,
-répondre à mon interrogation: «Quand dois-je partir?»
-
---Votre passage en première classe, est retenu à bord du paquebot
-_Vaïco_, quittant Marseille le 14 janvier. Vous trouverez à bord un de
-nos ingénieurs, monsieur Moutier, un futur camarade. Il se fera un
-plaisir de vous donner par avance mille renseignements utiles. Vous
-saurez l’apprécier.
-
-J’ai su apprécier André Moutier.
-
-Rien, dans l’extérieur de ce compagnon de traversée, n’était pour
-retenir d’abord l’attention, sinon qu’un ensemble ramassé, probe et
-vigoureux, réservant des points de finesse çà et là, dans le galbe du
-poignet, le dessin de la moustache, le modelé de la tempe et la lueur de
-l’œil, l’établissait comme un assez joli type de Français. Type solide
-aux coutures, et dont on dirait volontiers que, même reproduit à des
-millions d’exemplaires, il n’aura jamais l’air, comme l’Allemand ou
-l’Anglo-Saxon, par exemple, de l’article fait à la machine!
-
-Tout ainsi, à première audition, les discours de Moutier, dans ces
-cercles de causerie, que suscite à bord le rapprochement des chaises
-longues, n’avaient rien pour surprendre l’oreille. On n’attendait d’eux
-ni la révélation d’une ignorance, ni celle d’une suprématie. A la
-longue, pourtant, il était impossible de ne pas sentir la force latente
-dont cet interlocuteur, si modeste d’apparence, chargeait les mots qu’il
-employait, de ne pas percevoir, sous leur métal volontairement
-parcimonieux et sans éclat, les ressorts bandés d’un robuste esprit. Et
-c’est, je pense, la perception assez prompte que j’avais eue de cet
-arsenal secret, qui déclencha, dès les premiers jours, notre mutuelle
-sympathie.
-
-Mais n’y a-t-il à donner à Moutier que cette estime un peu froide pour
-une belle armature cérébrale?
-
-A travers la monotonie rituelle de cette existence de passager--où je
-retrouvais des impressions de mon temps de collège, la veulerie de
-certaines récréations trop longues dans les cours trop étroites,--plus
-d’une fois, tel incident fortuit me donna l’illusion de voir apparaître,
-derrière cette géométrie défensive, si j’ose dire, une face autrement
-attirante d’être brouillée d’émotion. C’était comme si le rideau de fer
-allait se lever sur des toiles de fond, bleuies d’effusions
-mystérieuses. Mais combien je sentais tout aussitôt chez mon ami une
-pudeur extrême de ces demi-révélations, un refus de livrer à quiconque
-les arrière-plans pathétiques d’une âme endurcie dans sa haine de tout
-cabotinage!
-
-Je me souviens de ce soir d’Océan Indien, où le _Vaïco_ reçut la visite
-d’un de ces malheureux oiseaux, qu’une cause inconnue emporte,
-désemparés, loin de leurs parages d’habitat. Celui-là appartenait à
-l’espèce des fous, des boobys. Il entra par un sabord du carré et vint
-s’abriter au pied des plantes vertes, qui décoraient le caisson arrière.
-Il s’abattit, et resta là, sans doute recru de fatigue, les yeux fixes
-et brillants, son ventre faisant comme une grande boule d’écume, parmi
-les palmes et les feuillages.
-
-Ni l’éclat des ampoules électriques, ni le brouhaha du service à l’heure
-du repas, ni la turbulence des passagers descendus pour contempler cette
-épave du ciel, ne paraissaient l’effaroucher. Si bien que cette
-impavidité même, l’étrangeté de cette forme silencieuse, chue d’on ne
-sait quel cataclysme, finirent, au contraire, par impressionner
-prodigieusement les hôtes humains du navire. Et si quelques-uns
-plaisantèrent la disgrâce des pattes d’infirme, esquissèrent le geste de
-tendre au bec dégingandé une banane ou un poisson, nul n’osa porter la
-main sur les longues ailes inertes.
-
-Tout le dîner, le booby se tint dans la même attitude, cloué, en
-apparence, sur la tablette d’acajou qui lui servait de radeau de refuge.
-A onze heures seulement, quand on commença de tourner les commutateurs
-des ampoules, comme surpris par le premier choc des ténèbres, il cligna
-des paupières, pivota sur lui-même, et s’enfuit par le sabord, comme il
-était venu. J’étais alors avec Moutier sur le pont. Nous entendîmes le
-grand coup d’aile, et nous vîmes la forme nager dans l’air tout illuminé
-de la clarté lunaire. Et mon compagnon me dit brusquement:
-
---Vous avez remarqué, n’est-ce pas, l’émotion quasi religieuse des
-passagers devant cette bête! Devant cette bête qui leur apportait un
-message, un message qu’il leur faut déchiffrer, un message plus sacré
-que le rameau d’olive de la colombe...
-
-Il suspendit la fin de sa phrase. Je ne distinguais pas nettement sa
-figure, plongés, comme nous l’étions tous deux, dans l’ombre de la
-passerelle. Mais je voyais, à hauteur de sa bouche, le point rouge de sa
-cigarette s’enfler à intervalles précipités; et ce m’était un indice
-suffisant de son exceptionnelle émotion.
-
---Devant cette bête... qui n’ouvrait pas le bec! acheva-t-il d’une voix
-railleuse, à laquelle je ne sus comment répliquer.
-
-Quelle belle nuit sur l’Océan fut celle-là! Ah oui, si belle qu’une
-douzaine au moins de smokings désertèrent, en son honneur, les épaules
-diamantées de la belle madame H..., et que tout autant de pyjamas
-retardèrent, avec décence, le remue-ménage quotidien des dortoirs
-dressés à même le spardeck.
-
-Et nous-mêmes, Moutier et moi, nous restâmes longtemps, les pieds sur la
-gouttière de la drosse et les bras croisés sur la rambarde, à contempler
-les longues conques d’eau bleuâtre qui se creusaient contre les flancs
-du _Vaïco_, ou, relevant la tête, l’espace éblouissant, au cœur duquel
-s’était évanoui le fou messager. Je me souviens des formes mouvantes des
-nuages qui, tour à tour, masquaient la lune, sans cesser d’être éclairés
-par sa face invisible, et de l’un d’eux, en particulier, qui provoqua un
-bruissement d’admiration, par sa métamorphose opportune en une sorte de
-blanche aile double, éployée, d’où glissait, en pent-à-col, le signe
-d’une étoile verte. Et ce ne fut que beaucoup plus tard, après la
-désagrégation irrémédiable des beaux artifices lunaires, que nous nous
-décidâmes à regagner nos cabines.
-
-
-
-
-IV
-
-
-La droite de Fagui est dévolue à Just Barnot, le plus ancien d’âge,
-sinon le plus élevé en fonctions, des ingénieurs de la popote. J’ai de
-la sympathie pour ce compagnon, architecturé sans élégance, mais avec
-d’honnêtes matériaux, me semble-t-il. Il est Suisse d’origine et marche
-avec le dandinement typique des montagnards, et, s’il n’est que médiocre
-cavalier, n’a pas son égal, dans les équipes de la Compagnie, pour
-cheminer, le coupe-court d’abatage au poing, à travers la brousse dense.
-Mais André Moutier, d’après certaine affaire du «tracé Lacroix», lui
-fait assez grise mine. En outre, il y a entre eux de l’antipathie
-instinctive de race. Moutier a la tête ronde du Latin et flaire, au
-canton natal de Just Barnot, une forte odeur de terroir germanique, qui
-lui hérisse le poil.
-
-L’affaire du tracé Lacroix, c’est tout uniment celle de la continuation
-de la ligne, à l’achèvement du kilomètre 80. Il existe vers l’ouest, à
-une demi-lieue de nos _salas_[A] du bord de la rivière, une sorte de
-lac-marécage, déversoir perdu des eaux innombrables de la région. En
-tenterait-on la traversée directe, aux aléas redoutables, ou s’en
-irait-on prudemment contourner la corne nord de l’obstacle, en se
-gardant de lâcher le sol franc de la forêt?
-
-C’est M. Lacroix qui avait préconisé le tracé nord. C’était lui qui
-avait confié à son fidèle second, Georges Lully, les levers
-préparatoires dans la jungle marginale. Tout le monde à Battambang le
-savait serviteur à rendre son tablier, plutôt qu’à laisser contrecarrer
-telles idées bien assises dans sa tête; et il ne fallait pas moins que
-sa disparition pour donner aux auteurs du projet adverse le front
-d’entrer en scène. Depuis deux jours le triomphe de ces derniers est
-officiel; mais l’étrange est qu’aucun de nous ne connaît la
-personnalité exacte du plus important d’entre eux.
-
-Nous savons seulement--ceci se passait avant mon arrivée à la
-Siam-Cambodge, et je n’en suis instruit que par les confidences de
-Moutier--nous savons seulement qu’un énigmatique personnage est venu
-s’installer, un beau jour, dans ces parages, où nos salas étaient à
-peine construites. Des papiers assez obscurs de Battambang avaitent
-précédé l’inconnu, qui traînait derrière lui une armée de boys et de
-coolies à sa solde. C’était, paraît-il, un homme grand et fort, à la
-barbe ronde et au gosier dur, toutes les apparences d’un reître
-allemand.
-
-Dès l’aube, il partait sur la rivière, avec son personnel et tout un
-attirail somptueux de campement, et, le soir, il clapotait
-d’interminables conférences avec Barnot. Moutier reste persuadé que
-c’est lui qui a mis sur pied, avec la complicité de Barnot, ce projet
-inattendu du marais, et, faute d’autres renseignements sur son identité,
-le dénomme couramment «l’Ennemi». Le triomphe de l’Ennemi n’est pas sans
-avoir perturbé l’atmosphère de la popote, et hier, le café bu, au lieu
-de s’attarder, comme d’ordinaire, à deviser dans la fumée des
-_cheroots_[B] birmans, chacun s’est hâté de regagner pour la sieste sa
-propre sala.
-
-Aujourd’hui Fagui, qui, de par sa nature féminine éprise de douceur,
-est, plus que nous-mêmes, sensible à ces germes flottants de discorde,
-tente, au dessert, une diversion conciliante. Cependant que le boy
-dépose sur la table le plateau chargé de tasses, elle lance à la ronde
-un timide regard, un de ces regards qui détiennent la grâce de sourire,
-alors même que la bouche garde son triste figement.
-
---Le bonze A-ka-thor, nous dit-elle, m’a rendu visite, ce matin. Il
-demande si ses frères pourront mendier le riz deux fois la semaine, par
-ici.
-
---Pourquoi non? A-ka-thor ne paie-t-il pas son écot en belles histoires
-cambodgiennes, que la popote recueille plus tard avec profit sur vos
-doctes lèvres, ô Fagui?
-
-Fagui est, en effet, de nous cinq, la plus familiarisée avec le parler
-local, mélange bâtard de siamois et de cambodgien, altéré de maintes
-étrangetés phonétiques des tribus chams de la forêt.
-
-A peine ai-je ainsi formulé mon acquiescement, que Barnot hoche la tête
-avec énergie, de gauche à droite et de droite à gauche.
-
---A-ka-thor, déclare-t-il, est un grand enfant. Mais tous ses compères
-de la bonzerie ne racontent pas des histoires aussi naïves que les
-siennes. Et quand je vois leurs loques jaunes s’agiter dans le voisinage
-des coolies, je n’aime guère cela.
-
-Il y a de la justesse dans cette observation de Barnot. Derrière neuf
-sur dix des obstacles rencontrés par nos rails, quelque «loque jaune»
-était sournoisement embusquée. Je m’étonne d’entendre Moutier répliquer
-railleusement:
-
---Bah! vous exagérez, Barnot. Et je dis comme Tourange: pourquoi
-refuserions-nous la charité à ces hommes de Dieu?
-
-Moutier n’a guère coutume de pécher par excès de tendresse à l’égard des
-hommes de Dieu de n’importe quel pays du monde, et j’imagine qu’il cède,
-en ce moment, au seul plaisir de contredire Just Barnot, allié de
-l’Ennemi.
-
---... Est-ce,--poursuit-il, du même ton d’agressive ironie--parce qu’ils
-vont répandant partout la légende du gong d’or, noyé dans le marais?
-Vous la connaissez, n’est-ce pas? C’est une sorte de gong, d’un diamètre
-de plusieurs _lis_ et semblable à la pierre musicale qui flotte, en
-Chine, sur les eaux du Tu-Tan. Il disparaît à la vue de ceux qui s’en
-approchent, et malheur alors à qui le fait sonner quand il émerge ainsi,
-invisible à la surface! Car c’est le dernier son que les oreilles de cet
-imprudent doivent recueillir... C’est une fort curieuse légende,
-probablement mensongère, je suis de votre avis. Mais que tous nos
-coolies, dès qu’on fera mine d’infléchir les rails du Siam-Cambodge dans
-cette direction, soient prêts à déserter dans les vingt-quatre heures,
-en l’honneur de cette légende mensongère, c’est ce dont les gens de
-Battambang ont été, je suppose, suffisamment avertis...
-
-Disant cela, Moutier regarde Barnot. Mais celui-ci soutient ce regard
-avec une impassibilité qui n’est--du moins, je crois le pénétrer--que le
-masque d’une résignation ennuyée, le mutisme des gens qui sentent
-combien les mots sont de pauvres choses pour combler certains hiatus
-entre les âmes. Lourdement il se lève, dépose sa tasse, et dit à la
-cantonade:
-
---Viennent donc les bonzes, puisqu’on les veut! Ce n’est pas le riz
-qu’on versera dans leurs écuelles qui changera rien à ce qui doit
-être... A ce soir, messieurs!
-
-Dès que son pas, dont tremble toute la véranda, s’est étouffé dans la
-terre molle du chemin de berge, je me retourne vers Moutier et je ne
-puis m’empêcher de le morigéner quelque peu. Grands Dieux! vit-on jamais
-bœufs accouplés sous le même joug croiser Les cornes et se heurter
-ainsi, à tout bout de champ? Le travail est le travail, et les
-discussions ne valent rien pour lui...
-
-Moutier m’observe un instant, de cet air que je lui connaissais à bord,
-quand il cherchait à surprendre le diapason de la pensée de son
-interlocuteur, pour y bien accorder la sienne.
-
---Pardon, Tourange, dit-il en souriant, vous êtes une façon de mystique,
-vous. Vous rêveriez de nous servir, en holocauste joyeux, au Baal des
-chemins de fer et des voitures à feu... Moi pas. Un bœuf de sacrifice?
-que nenni! Un bœuf de louage, à la rigueur... mais qui traite lui-même
-l’affaire de sa location. Je tire droit et ferme, c’est entendu,
-mais je ne veux pas laisser mes os dans le sillon... Ou, du
-moins,--rectifie-t-il après un silence,--le jour où je les y
-laisserai, je veux sentir que la charrue, derrière moi, est menée
-irréprochablement, par «un» qui a le sens de la «belle ouvrage», et non
-par un forban de rencontre.
-
---Pour de la belle ouvrage, c’est la voix paisible de Lully qui se fait
-entendre, nous en trouverons sur le marais. Les vieux limons d’Asie,
-c’est tout plein riche en surprises... Avez-vous entendu parler de la
-traversée du Hoang-Ho? Un lit de fleuve large de dix kilomètres! Vous
-croyez l’avoir enjambé, et Bouddah vous protège! cinq cents mètres plus
-loin, le voilà qui recommence à se tortiller sous vous dans la vase.
-Beaucoup de sacs de piastres, oui beaucoup, et beaucoup de sacs de
-ciment, et beaucoup de sacs à viande humaine, voilà ce qu’il faut pour
-gaver ces gros serpents jaunes.
-
-Georgie s’est étendu, un noir cigare aux lèvres, sur une de ces chaises
-longues en rotin de la prison de Pnom-penh, qui sont larges comme des
-lits de justice. Il suit, d’un œil béat, à travers la torpeur grise de
-la pièce, les ondulations stagnantes de sa fumée.
-
---Et puis,--murmure-t-il, comme en extase, au moment que Moutier et moi
-achevons de nous équiper pour la traversée des cataractes solaires
-extérieures--il n’y a pas que de la belle ouvrage, il y a aussi de beaux
-oiseaux, le soir, sur le marais.
-
-
-
-
-V
-
-
-Toutes nos salas se ressemblent, à la pointure des poteaux près. Ce sont
-des cases de bois sur pilotis, à la mode du pays, et généralement
-divisées en trois pièces. Leur toit de paillote, ce chaume indo-chinois,
-fait visière assez bas pour abriter, autour du gros œuvre, un supplément
-de plancher,--la véranda. Il s’en éparpille une vingtaine ainsi, le long
-de la rivière, à l’usage des Européens du secteur, ingénieurs et
-contremaîtres.
-
-J’ignore le nom indigène de la rivière. Pour nous, c’est la troisième
-rivière, c’est ainsi que la désignent nos plans; et nous n’avons pas le
-temps de nous livrer à des essais de transcription graphique des sons
-qui écartèlent, à son propos, les lèvres mendiantes du bonze A-ka-thor
-et de ses frères.
-
-Dès que mon boy a fini d’obturer, plus soigneusement qu’un naufragé
-n’aveugle une voie d’eau, les trous de lumière de mon logis, à mon tour,
-un cigare noir aux lèvres, je m’étends sur une chaise longue en rotin de
-la prison de Pnom-penh,--une chaise longue large comme un lit de
-justice,--je m’étends et je rêve... Mais je ne rêve pas comme Georgie
-aux beaux oiseaux du marais.
-
-Une façon de mystique, Tourange... Moutier me l’a répété, en descendant
-l’escalier de la popote. Je n’ai pas peur du mot.
-
-Monsieur l’Administrateur délégué de la Siam-Cambodge avait, je m’en
-souviens, reniflé quelque chose d’approchant dans le grand grimaud
-d’ingénieur qui mettait une signature désinvolte au bas d’un papier
-timbré, où il était question d’appointements mensuels, de passage en
-première classe, de rapatriement anticipé pour cause de maladie grave...
-Je riais intérieurement alors. La tête de monsieur l’Administrateur
-délégué me faisait songer à celle de ces bonshommes qui trouvent
-soudain, dans leur champ de betteraves, quelque vieux projectile de
-forme désuète, plus ou moins croûteux de rouille. Eh! sans doute,
-l’objet est plein, sans fusée, d’un modèle préhistorique: tout de même,
-il vaut mieux ne pas trop le manipuler!
-
-Vous deviniez bien, monsieur l’Administrateur délégué--tu le sais aussi,
-l’ami Moutier!--que ce mysticisme laisse mon cerveau jouer à l’égal du
-vôtre, sur le plan positif, n’embrume pas ma vue, n’empêche pas mes
-regards de prendre mesure comme deux bonnes pointes de compas.
-
-Quand je franchissais cette porte enfoncée, ogivale et basse autour de
-laquelle maints tableaux de raisons sociales, accrochés aux nervures de
-pierre, faisaient, ma foi, figure d’ex-voto, vous ne prétendiez pas me
-dissimuler, derrière celui de ces rectangles de cuivre qui portait les
-mots magiques, «Compagnie française des railways du Siam-Haut-Cambodge»,
-le nez levantin, les yeux mongols, le sourire italien et la mâchoire
-anglo-saxonne de cette physionomie bien mondiale de Mureiro Vanelli,
-impresario-chef de ladite Compagnie.
-
-Dans la salle où l’on m’avait prié d’attendre quelques minutes, je
-n’avais pas manqué--vous le saviez--de noter l’opportunité de ces deux
-larges photographies qui «tiraient l’œil» sur la paroi. Celle de gauche
-représentait, n’est-ce pas? la célèbre _Pagode dallée d’argent_ de
-Pnom-penh, et celle de droite, la non moins fameuse _Pagode de la
-Montagne d’or_ de Bangkok. Ainsi appariées, ne fournissaient-elles pas
-belle matière à surexciter l’imagination des visiteurs? Et ceux-ci
-pouvaient-ils faire moins que de tracer instinctivement, entre ces deux
-terminus aux mirages d’encaisse métallique, le quadruple fil noir où
-voir courir les plus fabuleux échanges?
-
-Et ce placard, en bonne lumière lui aussi, qui proclamait les variations
-mirifiques du taux de la piastre en Extrême-Orient! Il n’aurait pas dû
-spécialement m’intéresser; je n’étais pas un de ces pauvres hères, qu’on
-appointe en cette monnaie, un «piastreux», comme nous disons au
-Siam-Cambodge. J’y vérifiai cependant que la susdite rondelle d’argent
-valait, au cours de Shanghaï, cinq francs quatre-vingt-dix en 1874, cinq
-francs trente en 1882, quatre francs soixante-dix en 1888. Mais il ne
-put m’échapper qu’on avait jugé superflu de poursuivre cette évaluation
-jusqu’aux années plus récentes, où je n’ignorais point qu’elle était
-tombée à deux francs trente, en moyenne...
-
-Rassurez-vous, monsieur l’administrateur, je ne m’attardai point à
-m’indigner de cette quasi naïve supercherie. Je savais, dès longtemps,
-croyez-le, que la civilisation, cette civilisation dont nous sommes
-tous, j’imagine, à la Siam-Cambodge, de bons ouvriers, notre blanche
-civilisation bâtit un édifice dont il ne faut point songer encore à
-apercevoir la coupole,--tout au plus le rez-de-chaussée, occupé, comme
-il sied, par les boutiques des marchands.
-
-Mon mysticisme n’est pas bien méchant, messieurs du rez-de-chaussée. Il
-ne fera pas bombe contre vos devantures. Il ne réclame que de lever
-quelquefois le nez vers la nue, dans l’espoir, oh! très vague, dans le
-rêve d’y voir briller le signe qui consacrera la coupole absente.
-
- * * * * *
-
-Mon boy heurte à ma porte. Il m’invite, avec émotion et volubilité, à la
-chasse d’un argus, dont le cri perce les dômes lointains de la forêt.
-Trop tard, ou trop tôt. Je ne poursuivrai pas, sous les couverts
-embrasés, l’oiseau vigilant aux pennes merveilleuses... Le soleil
-bondissant et rude est le maître de l’espace. Déjà je livre à la sieste
-mes tempes talonnées et mes mains en moiteur, et voici que je m’endors,
-vaincu, de ce sommeil comparable à celui du boxeur assommé par
-l’adversaire.
-
-
-
-
-VI
-
-
-La forêt, en marge de qui nous vivons, ne s’ordonne point comme les
-nôtres, en groupements d’essences. Ici, point de futaies, point de
-conciles de troncs vénérables, point de jeune tribu conquérante qui
-happe, au passage de ses racines, tous les produits du sol. Mais la vie,
-bouillonnante et débonnaire,--pour tous, la plus magnifique leçon
-d’individualisme!
-
-La confusion des formes étourdit d’abord comme une vapeur verte. Sur
-mille mètres carrés, toutes les feuilles, toutes les graines, toutes les
-épines, toutes les écorces, toutes les branches. Mais le fort laisse
-vivre le faible; mais l’«en bas» ne sape pas l’altitude... La base du
-monstrueux _bang-lang_ ne décime pas, de ses rostres en ailerons de
-squales, le gentil peuple des herbes; et de l’échevèlement frénétique
-des lianes, le blanc _sao_ jaillit sans meurtrissures, comme un bras nu
-et musclé qui tend vers le ciel une touffe de lauriers. Et c’est bien
-une nation d’Asie, j’imagine, cette multitude où la pouillerie
-débordante des petits coudoie, sans vergogne, les géants à l’apparat
-somptueux et cruel, et où l’arbre de la Puissance porte, sans en être
-étouffé, la plus effroyable surcharge de parasites.
-
-A midi, tout s’immobilise dans la forêt. Les feuillages, bizarrement
-bosselés, se tachent de reflets métalliques... Le vent, à coup sûr, les
-ferait tinter; mais il ne souffle pas... Cependant les piques solaires
-crèvent durement ces boucliers de clinquant. Il semble qu’on entende
-leur choc sur la terre, et que celle-ci en garde un étonnement sourd. La
-vie animale est morte. Seuls les insectes, particules légères,
-participent à cette rebondissante vibration.
-
-Un peu plus tard, glisse l’heure de l’écureuil et du singe. Deux bêtes,
-deux âmes... L’écureuil projette à peine sur d’opaques frondaisons sa
-courbe grise et légère comme une fumée. Le singe, à grand tapage,
-bouscule, casse, déchire, relève d’un jeu lubrique la longue traîne
-agrafée aux ramures.
-
-Dans les tranchées, où mon poney galope avec ardeur, un papillon,
-damasquiné de bleu, coupe, d’une ligne brisée et hâtive, la large piste
-veloutée.
-
-Et voici le soir, redoutable magicien! La forêt se transforme. Elle
-s’apprête pour de mystérieuses célébrations... Du haut en bas, des cimes
-à la brousse, aux innombrables étages de la demeure végétale, c’est le
-plus grand chuchotement de l’inconnu.
-
-Qu’on ne s’y méprenne point cependant. Ici vos épaules ne sentiront pas
-tomber sur elles l’ombre, froide et lourde d’hymnes, d’un temple. Les
-images architecturales familières se détournent de l’esprit. Point de
-piliers; point de colonnades, point de voûtes qu’emplit l’horreur
-sacrée... Ceci seulement: la grande force élévatrice, une minute,
-imperceptiblement rétractée...
-
- * * * * *
-
-Depuis que j’habite dans le voisinage de la forêt, j’ai compris l’âme
-secrète de ceux qu’on appelle là-bas, dans les villes peuplées de
-scribes, les «broussailleux».
-
-On dit:
-
-«Ce sont des orgueilleux brutaux. Ils appartiennent à un cycle révolu,
-résidus de ces âges où la force aux yeux courts tenait le sceptre. Ils
-perdent l’aplomb à jouer les Nemrods au petit pied, loin du sol
-héréditaire où la juste dévolution des emplois ferait d’eux des
-garde-chasses...»
-
-Ils répondent:
-
-«Que nous importent l’orgueil, l’énergie, l’ambition, sur quoi vous nous
-jugez! Mais nous avons trouvé ici la vie nue, la Belle qui ne dort plus
-dans vos bois.
-
-»Nous-mêmes, comme le vieil Adam, avons connu enfin notre nudité. Nous
-n’en avons point eu de honte... au contraire, une grande joie. Et nous
-ne couperions pas même une palme pour en altérer le pur scandale.
-
-»Comme des nageurs nus, nous nous sommes plongés, avec un tremblement de
-délices, dans l’heure trouble où les buissons ont l’air de verts
-madrépores, où les feuillages, frères des éponges, baignent à de
-glauques profondeurs... Ayant regagné le bord, nous avons bu, comme un
-cordial amer, la Solitude.»
-
- * * * * *
-
-Quelquefois j’ai peur et haine de la forêt, de cette forêt dont j’ignore
-les lois et les caprices, dont le rythme des sèves m’échappe, dont le
-vert perpétuel se corrompt ou s’exalte pour des causes que je ne sais
-préciser, de cette forêt qui amalgame les fleurs et les graines, qui n’a
-pas de saisons, pas de sommeil hivernal, pas d’éveil tendre et
-printanier... rien qu’une poussée barbare de vie, rien que ce
-soulèvement gonflé de corps d’esclave sous la caresse du sultan solaire!
-
-Un après-midi, éperdument, j’ai rêvé de la forêt de chez nous, de la
-forêt d’automne, en robe de pourpre, la belle forêt royale, qui trône
-sur un peuple de coteaux et qui dore d’une dernière gloire, par-dessus
-la fumée bleue des labours, sa prochaine décapitation...
-
-Une bête inconnue meuglait au loin, comme un cor étrange.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Moutier frappe sur mon épaule:
-
---Il est arrivé des tas de dépêches de Battambang. Vous les trouverez
-sur mon bureau. Il est temps d’avertir Vigel. Je pense que c’est à vous
-qu’incombe ce soin.
-
---Sans nul conteste. Et, d’ailleurs, mon poney connaît la route comme un
-fin forestier.
-
-Henry Vigel est le cinquième ingénieur du secteur. Mais il ne loge pas
-au bord de la rivière, et ne mange pas à la popote. Son camp est à
-quinze kilomètres, en pleine forêt. Sa besogne, qui se soudait à la
-mienne, était, jusqu’à ce jour, de préparer le passage au tracé Lacroix:
-abattre, élaguer, tondre, piqueter, devant que surviennent les coolies
-terrassiers de l’ami Lully.
-
-Moutier me désigne, d’un clin d’œil narquois, le parapet vert dressé par
-la brousse, de l’autre côté de la rivière, vers le nord.
-
---Je voudrais, me dit-il, avoir le spectacle de la tête de Vigel
-apprenant que son travail de trois mois était pour le roi de Prusse...
-Vigel n’est pas un de ces petits personnages qu’on fait valser au
-premier air de flûte... je me suis même demandé ce que cachait, au
-juste, son exil par ici. Il passait pour très bien en cour, enveloppé de
-protections mystérieuses. Il est de la race des Vanelli, c’est-à-dire
-d’aucune race... Enfin, tâchez de le joindre le plus tôt possible, et
-ramenez ensemble tout votre monde. Car, à propos, Tourange--ici Moutier
-rougit légèrement--parmi les dépêches reçues, il en est une qui me donne
-la direction complète des travaux futurs.
-
-Brave Moutier! Voilà rendue moins amère la coupe où l’on a fait
-dissoudre quelques menus grains de cette substance merveilleuse:
-l’autorité!
-
-Au demeurant, je suis heureux de le féliciter. Car c’est bien le
-meilleur homme de notre équipe.
-
- * * * * *
-
-Je n’avais pas surfait les aptitudes forestières de mon poney. C’était
-plaisir de le voir se faufiler entre les cépées drues, remonter du
-poitrail un torrent de feuillages, étendre son galop leste dans
-l’élargissement d’une clairière, écarter, d’un encensement têtu de
-l’encolure, quelque liane obstinée à caparaçonner de vertes broderies sa
-croupe luisante. Après une heure de course, j’atteignis mon chantier.
-Une centaine de coolies était là, en train de scier, de piocher,
-d’émonder à grands sifflements de coupe-coupe.
-
-Presque tous des Cambodgiens aux cheveux taillés en brosse, travailleurs
-médiocres, dont déçoivent les torses et les bras, gonflés de muscles
-mous, mais compagnons d’humeur docile et d’âme légère. «Ces gens-là--me
-disait mon contremaître, un jour que nous pesions les chances d’une
-épidémie cholériforme--meurent comme ils travaillent: doucement.»
-
-Un singulier serviteur, ce contremaître, qui, justement, délaissant son
-alidade et ses porte-mires, venait à ma rencontre. Sans quitter ma
-selle, je lui donnai la nouvelle et les ordres de repliement. Il
-accueillit le tout avec une impassibilité polie d’Asiatique. C’est un
-ancien sous-officier d’infanterie coloniale. Le soleil et les pluies
-d’Indochine ont repétri son argile, lui ont fait faire prise
-définitivement avec ce sol adoptif. Il a une épouse indigène, une trolée
-de _gnôs_[C] qui, sur le seuil de sa case de bambous, emplissent de riz
-leurs ventres nus. Il a totalement oublié, j’en ai la conviction,
-l’ardoise fine de son clocher natal, quelque part là-bas, en Touraine ou
-en Picardie, et les filles aux yeux clairs penchées sur les javelles. Et
-je suis sûr que lui aussi, l’heure venue, saura mourir doucement dans le
-giron chaud de la forêt, tandis que les tam-tams charitables écarteront
-de sa tête les mauvais Génies et que là-haut, par-dessus les dernières
-palmes pâles, miroitera un ciel étrange, corail et soufre, comme ce
-soir.
-
- * * * * *
-
-La nuit est presque noire, quand mon poney vient hennir entre la
-palissade qui ceinture le camp d’Henry Vigel. Au hennissement, des boys
-accourent, porteurs de photophores, et dès que j’ai mis pied à terre me
-guident, à travers les bosses herbues de l’enclos, vers la case de leur
-maître.
-
-Je vois surgir de l’ombre lumineuse la silhouette de Vigel, sa figure
-pâle, traversée de longs yeux noirs et que tachent des lèvres très
-rouges, on jugerait peintes. Une figure voluptueuse et ambiguë
-d’Eurasien, quand on le regarde de face, mais qui révèle, en profil, des
-courbures ovines et des méplats rocheux de boxeur israélite.
-
-Il porte, comme vêtement principal, le _sampot_ cambodgien, cette sorte
-de jupe-culotte obtenue par l’enroulement compliqué d’une pièce de soie
-sans coutures, que les indigènes se plaisent à teindre de couleurs
-changeantes. Celui d’Henry est bleu-vert, ajusté à la «queue de paon»
-selon le rite des élégants de la cour de Pnom-penh. Dans le même goût
-jeune Khmer, une sorte de veston de toile neigeuse colle au torse
-souple, dont les épaules tombantes et musclées semblent, comme chez les
-félins, participer tout entières aux mouvements des membres.
-
-Il m’accueille d’une exclamation cordiale:
-
---Quel bon vent vous amène, Tourange?
-
-Je lui tends une liasse de dépêches officielles. Il la feuillette
-rapidement, et soudain, sur son visage au sourire nonchalant, passe
-comme une explosion blanche.
-
---Alors on s’imagine que moi, je suis venu...
-
-Il n’achève pas sa phrase. Au fait, pourquoi est-il venu jusqu’à nos
-territoires d’exil, lui, l’homme bien en cour, le client des protecteurs
-haut placés, l’habitué des grands bureaux? Mystère, dont jusqu’ici, je
-l’avoue, je me suis fort peu préoccupé.
-
---On raconte, dis-je d’un air placide, que Vanelli vient d’arriver à
-Saïgon. Le coup, sans doute, est parti de son entourage immédiat...
-
---Ah! Vanelli est à Saïgon, murmure-t-il, tiens, tiens... Un petit tour
-par là-bas...
-
-A nouveau, il ne formule pas la fin de sa pensée.
-
-Tandis qu’il donne des ordres au boy d’une voix dure, j’examine la pièce
-qui lui sert de salle à manger. Elle est confortable, voire élégante,
-Fagui n’aurait pas mieux fait. La vaisselle et les cristaux viennent
-directement de France, non de quelque occasion dépareillée de la salle
-aux ventes de Saïgon. Des théières, des jattes de véritable argenterie,
-bravant sur le buffet la cupidité des indigènes, attestent la salutaire
-terreur que doit inspirer ici l’œil du maître.
-
-Cependant Vigel, me montrant, sur la table, une collection de feuilles
-de papier bizarrement découpées qui s’y étale, se prend à rire:
-
---Vous voyez, tout mon travail est perdu! Vous ne devinez pas ce qu’est
-ceci? Tout simplement les empreintes des pieds de mes coolies! On n’est
-pas pour rien le Robinson de la forêt. J’avais remarqué que mes
-Vendredis ne s’aventuraient qu’avec force grimaces sur ce tapis semé
-d’épines... Et j’ai expédié cette collection de pointures à
-Limoges-en-France, d’où m’est revenue une collection de solides bottines
-lacées à semelle double... Et l’on dira encore à Battambang que je
-manque de sollicitude à l’égard de mon personnel!... Sans compter,
-ajoute-t-il mi-sérieux, mi-bouffon, que la maison me fera bien dix pour
-cent de remise.
-
-Quel animal humain difficile à classer! Il m’inquiète et m’attire. Je le
-crois sûr, valeureux même, tant qu’il sentira peser sur lui la
-discipline des races organisées, dont la contrainte le flatte jusqu’à un
-certain point, qu’en tout cas il envisage avec une crainte sans haine,
-quasi religieuse. Mais malheur à qui, l’ayant habitué à l’absence des
-barreaux, se trouvera à avoir à livrer avec lui le combat singulier de
-bête à bête!
-
-Je lui dis avec sincérité:
-
---C’est très élégant chez vous.
-
---Oui, trop peut-être... Ce sont des habitudes de ma jeunesse.
-Maintenant, je les changerais... Tenez, quand vous mangez en forêt, ce
-pullulement d’insectes, ce scorpion sous votre table, ces herbes qui
-vous frôlent, ce pataugement à même la vie, qui d’abord vous répugne, au
-bout de quelque temps vous ne pouvez plus vous en passer! Nos parquets
-occidentaux lavés, séchés, stérilisés, vous reviennent en mémoire comme
-des tables d’opérations, des dalles mortuaires... Ah! la vie, Tourange!
-
-Une pirouette, et il s’en va tomber sur le hamac de sa véranda, face à
-la masse obscure de la forêt, cependant que le boy me conduit à la
-douche.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Nos salas, à Moutier, à Barnot, à moi-même, sont des baraquements de
-soldats; celle de Vigel est une garçonnière. La sala de Lully fait
-penser au wigwam de quelque fantastique chasseur d’ailes.
-
-Quand les eaux recouvrent la terre, échassiers et palmipèdes abondent
-dans nos territoires: grues antigones, ibis géants, cigognes noires;
-hérons crabiers, joie et déception des chasseurs novices; marabouts,
-vieillards savants, sarcastiques et chauves; pélicans, carènes
-puissantes, vraies jonques de l’air, balancées de magnifiques roulis;
-maigres cormorans qui, prenant un squelette d’arbre pour séchoir, y
-écartent leurs haillons d’ailes, en figures maléfiques sur le blason du
-ciel...
-
-Lully connaît les lacunes et les gouffres du marais, les îlots, les
-courants, les bouches limoneuses, l’indescriptible hydrographie de la
-forêt inondée. En outre, il est expert à dépouiller, aussi prestement
-qu’un naturaliste professionnel, les grands plumages inertes qu’il
-rapporte en sampan, à la tombée du jour, quelque bec sanglant traînant
-au fil de l’eau jaune et rose, par le dédale de ces canaux stagnants, de
-ces rivières étranges, sans berge et sans lit, où de rondes têtes
-d’arbres servent de seules balises aux pagayeurs.
-
-L’agencement de toutes ces dépouilles tapisse les parois de la pièce où
-Fagui passe une bonne part de ses journées et reçoit, à l’occasion, nos
-visites. Et derrière le profil timide de la gardienne du pankah--ce
-foyer à rebours des demeures tropicales--semble accroché, plus beau que
-soie et fourrure, glacé de rose, moiré d’argent, lamé de cuivre noir, le
-manteau de neige et de cendre d’on ne sait quel fabuleux archer.
-
-Par caprice d’artiste, sûr de ses effets décoratifs, Lully a, dans le
-contre-jour d’un angle, installé le coin des rapaces. Mais
-ceux-là--gyps aux coups plombagineux, aigles babillards qui prennent
-volontiers nos poteaux télégraphiques pour hampes, buses, chasseuses de
-rats, protectrices des rizières, milans à cape blanche, et toute la
-tribu batailleuse des faucons dont les «poids légers» ne dépassent guère
-la taille d’une perruche,--ceux-là sont dressés sur serres, en livrée
-sombre, charbonnée, tannée, balafrée de roux, les têtes aux yeux d’onyx
-ou de portor détournées d’un sauvage dédain.
-
---By Jove! la famille Vanelli, au grand complet!
-
-L’habituel sourire indolent--ou insolent, on ne sait--plisse la lèvre de
-Vigel, ces lèvres trop rouges qui lui font, sous l’éclairement blafard
-des lampes à globes, une face déplaisante de mime. C’est le premier soir
-d’assemblée plénière des responsables du kilomètre 83, et le couple
-Fagui-Lully offre, en son logis, le thé et les whisky-sodas.
-
-Vanelli, Mureiro Vanelli! Certes je connais la légende du personnage. Je
-sais que si l’on cousait bout à bout toutes les provinces que ce baron
-moderne a paraphées de ses lignes de railways, cela donnerait un royaume
-de Gengis-Khan, mais où le difficile pour lui serait, sans doute, de
-retrouver la couleur du terroir natal. Je n’ignore pas que, nonobstant
-cette ubiquité en quelque sorte congénitale, l’Extrême-Orient, de la
-porte de Singapore aux Iles japonaises, est son domaine actuel préféré;
-et les circulaires d’un emprunt, dûment autorisé par le Parlement
-national, m’ont appris, dès longtemps, que le gouvernement de
-l’Indochine française et celui de Son Excellence aux Pieds divins[D] ont
-fait un coup de maître, en traitant simultanément avec cette tierce
-puissance pour la réalisation d’un projet auquel «le développement de la
-civilisation n’est pas moins attaché que l’affermissement économique de
-notre belle colonie». Mais je n’ai jamais vu, en chair et en os, le
-grand patron de la Siam-Cambodge.
-
---Je l’ai vu, dit Lully, par pur hasard, dans le couloir des loges de
-l’Opéra de Nice, au cours d’un de mes congés. Je revenais du Nord-Chine,
-et lui venait de terminer son affaire de Mésopotamie. J’aperçus d’abord
-une grande fille, rose de peau et de robe, dont le cou pleurait des
-diamants comme une fontaine. On me dit que c’était la maîtresse du
-baron Vanelli, et par derrière je vis le baron, qui regardait la chair
-rose s’envelopper d’une longue fourrure blanche. Je lui trouvai le teint
-jaune, et, négligeant le filet de sang de la légion d’honneur qui
-suintait à sa boutonnière, bon pour une sérieuse cure de Vichy. Il avait
-l’air de beaucoup s’ennuyer...
-
---Il s’ennuyait--c’est maintenant Moutier qui parle, et qui tient, je
-pense, à montrer que sa récente élévation laisse de l’aise à son franc
-juger.--Ce n’est pas un jouisseur, c’est un dur homme de guerre, à sa
-manière. Il vivrait, pour son compte, d’une macaronade ou d’une écuellée
-de riz. Soyez sûr que lorsqu’il s’ajuste en Mureiro-le-Magnifique, c’est
-pour donner fête à quelque baron de ses amis, ou plutôt pour complaire à
-sa très chère fille, Elsa de Faulwitz.
-
-A ce nom, il me semble que les paupières de Vigel ont un battement
-léger.
-
---Ah! fait-il négligemment, en soufflant de la fumée, vous la
-connaissez, Moutier, cette Elsa de Faulwitz? Vous savez quelque chose
-d’elle?
-
---J’ai fait une traversée en paquebot, avec elle. Je ne sais ce qu’avait
-de cassé l’hélice de son yacht, mais elle préféra transborder chez
-nous, où trois cabines de luxe furent occupées par ses femmes de
-chambre, en dépit du règlement. J’ai toujours eu de l’estime pour les
-femmes qui mettent au point les disciplines de nos cerveaux de mâles;
-et, dans le cas d’Elsa, cette estime a grandi, je l’avoue, jusqu’à
-l’admiration. Car ce n’est pas rien qu’une «chose rose», comme disait
-tout à l’heure Georgie, plus belle à soi toute seule que les cent
-quarante-quatre aspects de l’Océan Indien, de l’avis unanime de septante
-et quelques amateurs préposés à la comparaison, et garantis purs de
-toute démence par la patente de santé du bord.
-
-Je vois Moutier rire entre ses dents, et puis se mettre, lui aussi, à
-souffler voluptueusement de la fumée, les yeux mi-clos.
-
---Et son mari? demande l’honnête et lourd Barnot.
-
-Moutier tourne la tête: il y a toujours un peu de froid entre eux,
-malgré la bonne dépêche.
-
---Le Faulwitz? Pas vu. Il existe pourtant... à l’état d’Allemand
-honteux, qui parle de Vienne, paraît-il, plus volontiers que de Berlin.
-La légende veut qu’il ait été officier, et ait eu de vifs démêlés avec
-la maison Krupp, pour certaine invention d’affût d’artillerie... C’est
-à Kiao-Tchéou qu’il a connu la belle Elsa.
-
---Séparés? Divorcés?
-
---Non, les meilleurs amis du monde ou, à plus justement parler, les
-meilleurs complices, comme il sied entre oiseaux de cette envergure.
-
-Lully paraît s’éveiller d’un rêve.
-
---Buffon fait cette observation remarquable que, chez les nobles oiseaux
-de proie, la femelle vole sa chasse de son côté, même au temps de la
-couvée. Ce qui n’empêche qu’à l’opposé de ces attendrissants et
-minuscules ténors des bords du nid, dont le printemps emporte les
-roulades, le couple royal, lui, survit, fidèle, à la saison des amours!
-
---Ce qui n’empêche, dit Moutier, que dans les milieux «ingénieurs
-errants» à la solde des Vanelli ou autres, Elsa a quelque peu la
-réputation d’une Marguerite de Bourgogne, prompte à envoyer ses amants
-d’une nuit «en consommation» dans les secteurs lointains des chemins de
-fer paternels... Mais, au fait, Vigel, vous n’êtes pas sans avoir
-entendu parler de toutes ces histoires?
-
-Tiens, tiens!... Moutier voudrait-il insinuer que Vigel pourrait être un
-de ces Buridans au petit pied, «en consommation» sur les bords de la
-troisième rivière?
-
-Mais Vigel joue l’innocent, et fait mine d’être engagé en grand flirt
-avec Fagui.
-
---Oh! dit-il d’un ton léger, les femmes de proie, ce n’est pas mon
-affaire, à moi qui me sens l’âme d’un tourtereau...
-
-Presque aussitôt cependant, et visiblement pour opérer une diversion, il
-se dirige vers le piano. Car la sala des Lully possède un piano, un de
-ces pianos à table métallique, les seuls dont l’organisme supporte le
-climat colonial, mais qui donnent volontiers couleur désuète aux airs
-qui sortent de leurs flancs. Ce n’est point le cas toutefois, lorsque
-Vigel en frappe les touches; le tourtereau a des nerfs modernes! Le
-sourire aux lèvres, il joue tour à tour une suite espagnole, des czardas
-roumaines, la troisième ballade de Chopin. Puis sa musique se fait
-sentimentale, vire au Mendelssohn. Nous l’écoutons avec une gravité qui
-n’est pas sans comporter une part de lassitude, l’étourdissement mal
-dissipé du long martèlement solaire. Autour de la sala, on sent la nuit
-lourde comme un cercle d’enfer; et il semble que ces bulles de sons ne
-peuvent la fêler, rebondissent, à la fenêtre, contre cette muraille
-d’airain. Entre les morceaux, nous restons silencieux, et Lully dit
-seulement, au moment où les doigts, un peu gras et courts--la seule
-disgrâce physique de Vigel, cette main molle et jaunissante
-d’Oriental--sonnent les premières mesures d’une transcription
-fantaisiste de la _Rédemption_ de Franck:
-
---Non, pas cela, vous, Vigel!
-
-Vigel pivote sur son tabouret, le regarde d’un air étonné, puis sourit
-du coin de la bouche, promène ses regards autour de la pièce, les arrête
-sur la tenture d’ailes où des frissons invisibles font courir de
-merveilleuses moires argentées et, avec une souplesse de clown, entame
-le prélude de Lohengrin.
-
-
-
-
-IX
-
-
-A l’aube, le lendemain, Vigel grimpait l’escalier de ma véranda. Il
-savait que, comme lui, j’étais matinal et enclin aux chevauchées d’avant
-le coup de cloche du soleil à l’horizon. Mais il apparut à pied, le
-fusil sur l’épaule, les jambières lacées.
-
---Vous allez à la chasse?
-
---Ma foi, oui. Avec ces hurluberlus de Battambang, un jour ou deux
-perdus ne sont pas une affaire. Envoyez mes coolies avec les vôtres
-couper de la broussaille quelque part, pour la forme... Mon Cham m’a
-signalé des _comans_[E]. J’ai eu deux chiens décousus par eux, la
-semaine dernière, je veux ma revanche. A demain le travail sérieux!
-
---A demain, soit!
-
---Comme programme de début, ceci vous agréerait-il? Demander à Moutier
-un sampan et des rameurs. Il existe un sampan de luxe, installé comme
-une gondole de carnaval, dans lequel je soupçonne Georgie et Fagui
-d’avoir maintes fois joué les amants de Venise. Nous pourrions en user
-honnêtement, pour descendre au marais à la pointe du jour.
-
-Je n’ai pas d’objections à soulever à l’encontre de ce programme, et je
-laisse Vigel s’éloigner sur la piste de son Cham, ce demi-sauvage des
-tribus de la forêt qui lui sert de guide et d’indicateur de gibier.
-
-Au dîner, il n’était pas encore de retour à la popote. Mais je n’en
-étais pas autrement inquiet, connaissant son caractère indépendant et,
-d’autre part, son extraordinaire endurance physique. Par contre, je fus
-frappé de la mine soucieuse de Moutier, m’étonnant un peu que cette
-absence de Vigel pût en être la cause.
-
-Au moment de nous séparer pour rentrer chacun chez nous, mon
-camarade--pardon! mon chef me dit:
-
---Toutes réflexions faites, je vous donnerai des Annamites, pas des
-Cambodgiens, pour vous accompagner demain, et je veillerai à ce que
-l’équipe soit choisie et que vous ne couriez pas le risque d’être lâchés
-par elle en cours de route.
-
---Pourquoi? questionnai-je, décidément surpris. Vous craignez que cette
-absurde légende du marais...
-
---Je n’ai pas de craintes précises. Mais c’est aujourd’hui jour de paie,
-et comme vous le savez, avec des coolies, lendemain de paie, jour de
-désertion. En tout cas, les Annamites sont beaucoup plus sceptiques à
-l’égard de cette histoire de gong flottant! A preuve qu’un d’entre eux a
-demandé la concession de la pêche sur ces eaux quasi sacrées. C’était
-peut-être bien, d’ailleurs, pure fanfaronnade, et nous l’eussions vu
-sans doute perdre la face, si Pnom-penh l’avait pris au mot... Quoi
-qu’il en soit, bonne promenade! Le sampan sera, dès quatre heures, à
-l’appontement.
-
-A quatre heures et demie, je trouvai Vigel sur la berge, fidèle au
-rendez-vous, comme je l’escomptais, et tout aussitôt nous nous
-embarquions.
-
-Ce n’était pas encore le crépuscule du matin, mais une fin de nuit d’un
-violet terne et cotonneux. De grands blocs de brume descendaient
-doucement la rivière. Une fraîcheur anormale, quasi funèbre, moisissait
-l’air et forçait nos sampaniers à couvrir leurs torses. Comme ils
-donnaient les premiers coups de perche, il me sembla voir glisser au ras
-de l’eau, en amont, de longues apparitions noires, fantômatique cortège
-de barques surchargées. Je les signalai à Vigel. Il haussa les épaules
-avec insouciance.
-
---Encore quelque pèlerinage qui se prépare, sans doute! Rassemblement
-devant la bonzerie! Lully et Barnot auront quelques coolies de moins à
-l’ouvrage, ce matin, la belle affaire!
-
-Et, se coulant sous le toit de bambous qui couvrait en arceaux la
-chambre arrière, il s’allongea confortablement sur les matelas de capoc,
-aux coussins de pourpre, qui donnaient à notre sampan son bel air de
-gondole de luxe, n’omettant les bougies qui brûlaient contre les
-montants dans deux photophores dorés.
-
---Voyez-vous, reprit Vigel, après qu’il eut achevé de caler, avec des
-minuties de petite maîtresse, ses reins et ses coudes, il faut prendre
-ces gens-là pour ce qu’ils sont: des enfants, des enfants heureux! Ils
-en sont encore au Moyen âge. Ils vivent à l’ombre des bonzeries, paient
-la dîme, ignorent, ou à peu près, le pouvoir royal qui, officiellement,
-est possesseur de toute la terre. A l’époque des crues, ils ont des
-fêtes fluviales, parfaitement païennes, organisées, sous couleur de
-pèlerinages, par des bonzes pleins de piété et de sapience. Avez-vous
-assisté à un de ces pèlerinages? La différence est minime d’avec une
-cérémonie de même ordre dans les campagnes de France. Il y a une pagode
-moderne, pleine d’horribles bondieuseries, à côté d’un très admirable
-monument khmer authentique, de la ripaille après les prières, la joie
-pétulante d’une flottille en liesse, bariolée de bannières, de musiques,
-de familles en habits du dimanche, c’est-à-dire drapées de toutes les
-couleurs du saint arc-en-ciel. Nos Annamites, qui ont vu venir l’âge des
-scribes, sont de noir vêtus, moroses, laïques et pédants. Mais ces
-fortunés gaillards en sont toujours aux prêtres! D’ailleurs ces prêtres,
-qui instruisent l’enfance, sont de mœurs excellentes. Ils conservent, de
-leur mieux, les traditions architecturales qu’ils ne comprennent plus...
-Que leur reproche-t-on? D’avoir leur chef spirituel à Bangkok?...
-Peuh!...
-
-Et Vigel fait claquer ses doigts, en coulant vers moi un regard de côté
-pour juger de l’effet de sa harangue! Je me mets à rire.
-
---Je ne vous savais pas si ultramontain, Vigel.
-
-Il ferme à demi les paupières, sans répondre, et reste, un temps,
-silencieux, roulant une cigarette.
-
---Je crois bien, dit-il enfin, que Moutier n’est pas du tout l’homme
-qu’il faut pour manier ces gars-là. D’abord il ne parle même pas leur
-langue...
-
---Vous la parlez?
-
---Cela va de soi. J’apprends les langues très facilement.
-
-Je ne fais aucune réflexion sur le «ça va de soi» de ce polyglottisme.
-
-Vigel continue:
-
---Moutier est, comme vous d’ailleurs, un homme de l’âge de la houille.
-Il est persuadé, quoi qu’il en dise, que le travail est une chose
-épatante, et que les humains doivent leur sueur et leur substance grise
-à Moloch, dieu de la mécanique. Comment comprendrait-il des gens qui
-datent du bon temps où Jéhovah se contentait d’un vaporeux tribut de
-prières!...--Vigel s’animait.--L’industrialisme, le Béhémot de notre
-civilisation,--vous connaissez les textes: «_Ses os sont comme des
-tuyaux d’airain, ses cartilages sont comme des lames de
-fer_...»--L’industrialisme n’arrive à portée de ces petits types-là que
-sous les espèces des boulettes d’aniline allemande, qu’ils achètent très
-cher et mystérieusement au droguiste de Pnom-penh, pour teindre, à leur
-fantaisie la plus poétique, les fils de soie de leur sampot!... Et
-puis... et puis... (Vigel, de nouveau, me regarde de côté pour contrôler
-la manière dont ma physionomie «rend» à ses discours...) et puis, au
-fond, ce n’est pas la faute à Moutier. Ces tisseurs de soie
-gorge-d’oiseau sont des enfants, et vous, les Français, vous ne savez
-pas élever les enfants! Vous les traitez en petits copains, qui vous
-tambourinent sur le ventre, jusqu’à la minute où vous leur flanquez des
-claques à tort et à travers.
-
-De temps en temps, il advenait à Vigel de parler des Français comme d’un
-peuple qui n’était pas le sien. Il n’essayait pas de se reprendre. Il ne
-se cachait guère de n’appartenir à aucun groupement ethnique ou
-géographique défini. Il disait: «Je suis un civilisé. Le mot prête à
-confusion. Il a un sens pourtant. Demandez plutôt à tous les gentlemen
-asiatiques sur le bord de la civilisation blanche, Persans, Turcs,
-Hindous ou Chinois. Savez-vous ce que tous ces néophytes sentent très
-bien? C’est que cette civilisation n’est pas une loi de race, c’est une
-religion... la plus exigeante d’ailleurs de toutes celles qui ont
-malmené le pauvre monde, faute de prêtres officiels pour la doser
-intelligemment.»
-
-Cependant la brume s’était faite diaphane, et comme, par un mouvement
-insensible, reculée. Le ciel, derrière elle, se creusait de rose. Les
-bambous des berges détachaient des reliefs d’un vert très clair, très
-neuf, comme après une ondée. Des oiseaux, solitaires et silencieux,
-commençaient à filer d’une rive à l’autre. Une sarcelle partit de l’eau
-et vola, le bec tendu, dans l’axe de la rivière, nous montrant la route
-du marais.
-
-A vol d’oiseau, la distance de ce dernier à nos salas ne devait guère
-excéder dix-huit cents mètres. Mais la rivière divaguait en tant et tant
-de méandres que, par voie aquatique, cette distance était plus que
-quadruplée et qu’il nous fallut près de deux heures pour faire la
-descente, le courant étant presque nul.
-
-Nous débouchâmes sur le marais, au moment où le soleil s’élevait à
-l’horizon, net et brillant comme un pagodon doré. Devant nous, vers le
-sud et vers l’est, s’étendait, à perte de vue, cette eau couleur d’ocre
-que les pinceaux de la lumière horizontale teignaient en lilas. A la
-montée du soleil, la fraîcheur était tombée d’un coup, comme si on avait
-levé la porte d’un four, sans que cette brusque alternance de froid et
-de chaud eût pu déterminer dans l’atmosphère un remous capable de faire
-frémir cette masse riveraine de la forêt, d’une immobilité de bronze.
-
-Nous regardions le champ, fluide et traître sous son apparence figée, de
-nos futurs labeurs. La largeur de la corne, perpendiculairement à nous,
-pouvait être estimée à l’œil à huit cents mètres environ. Mais nous
-savions qu’il ne fallait pas se fier à l’apparence leurrante de ces
-berges inondées.
-
-Vigel supputa à haute voix:
-
---Quatre-vingts, de Battambang aux salas, et deux pour atteindre le
-bord. Allons, c’est bien le kilomètre 83 qui passera là-dessus!
-
-Nous commençâmes à reconnaître la rive de notre côté. Parfois nous nous
-échouions sur un banc de joncs, parfois, au contraire, nous pénétrions
-dans une large échancrure de la forêt noyée, prenant garde de ne pas
-donner de coup de perche malencontreux dans quelque nid d’abeilles, ou
-de passer trop près d’un nœud répugnant de python, entortillé autour
-d’une fourche d’arbre. Des poulettes d’eau, grises et lentes, des
-alcyons, tricolores et rapides, animaient, de jets inattendus, le vide
-aérien.
-
---Quelle singulière idée, tout de même! ronchonna Vigel après deux
-heures d’exploration; je cherche vainement un emplacement raisonnable où
-jeter la culée d’un pont... Ils n’ont pourtant pas l’idée de combler le
-marais!... Le barrer peut-être?... Au fait, pourquoi pas? avec des
-tonnes et des tonnes de ciment et en ménageant quelques arches
-d’écoulement... Mais où diable débouche le piquetage de l’homme
-mystérieux à tête d’Alboche? Bah! nous le trouverons peut-être en
-partant par l’autre bout. Quant à faire des sondages, pour vérifier les
-cotes de nos cartes, je présume que ce serait un travail, pour
-l’instant, sans intérêt... Contentons-nous de nous imprégner de ce
-charmant paysage!
-
-Après la sieste, nous regagnâmes le camp de la rivière. Au débarcadère,
-Moutier nous attendait.
-
---J’étais un peu inquiet, nous cria-t-il. Ça y est!
-
---Quoi «y est»?
-
---Nos coolies nous ont lâchés! Tous les Cambodgiens! Il nous reste,
-heureusement, les Annamites et les Chinois de la traction. J’assure les
-communications avec Battambang, mais pour combien de temps?
-
-J’avoue que nos physionomies marquèrent moins d’émotion que celle de
-Moutier. C’est que, sans doute, nos responsabilités n’étaient pas les
-mêmes.
-
---Comment cela s’est-il passé?
-
---Oh! de la manière la plus simple du monde. Les contremaîtres ont rendu
-compte à Lully que pas un coolie, en dehors des _caïs_ Annamites et de
-quelques _Moïs_[F], ne s’était présenté à l’appel. Lully m’a aussitôt
-prévenu. J’ai envoyé à la bonzerie toute de suite. Naturellement, nous
-n’avons trouvé que les gros pouilleux jaunes, qui ont pris des mines
-confites... Je les aurais volontiers fait bâtonner, mais quel drame avec
-Pnom-penh! A dix heures, c’est Barnot qui arrivait, ses trains de
-ballast en panne. J’ai fait jouer le télégraphe avec Battambang.
-Heureusement que ces brigands n’ont pas coupé les fils, ni la voie!
-Battambang a répondu de faire notre possible pour rallier le personnel,
-et d’attendre des instructions.
-
---Ça, dit Vigel, c’est le plus extraordinaire de l’histoire que
-Battambang n’envoie pas tout de suite une grenouille-bœuf de bureau
-coasser par ici... sous prétexte d’enquête et de rapport! D’ici donc les
-instructions, bonsoir, je rentre chez moi.
-
---Peut-être, et Moutier montrait le Cham qui attendait son maître d’un
-air impatient, sera-t-il prudent de ne pas aller à la chasse. Vous
-savez, Vigel, je suis le chef dans ces circonstances... et je crois
-sérieusement qu’il ne faut pas risquer d’imprudences. Cette nuit, je
-ferai veiller des équipes d’Annamites et de contremaîtres européens.
-
---Bien, bien, dit Vigel. Cette nuit, je ferai du cambodgien...
-
-Il y avait une nuance d’ironie dans sa voix. Je l’accompagnai quelques
-pas. Il fit entendre un bref claquement de langue.
-
---Que vous disais-je, ce matin? Moutier n’a pas le doigté. Le voilà qui
-se croit au milieu d’une grève d’Europe, et, pour un rien, proclamerait
-l’état de siège! Il fallait aller à la bonzerie et offrir, avec dignité,
-quelques centaines de piastres pour une fondation pieuse. Maintenant
-qu’il a brutalisé ces hommes de Dieu, il est trop tard! Bah! ce sera
-plus amusant! Vanelli ne sera guère en peine de se débrouiller. On lui
-enverra des cargaisons de bois jaune, quand il voudra, de Shanghaï ou
-d’ailleurs... En attendant, bonsoir. Je n’irai pas à la popote dîner.
-J’ai mes nerfs à soigner.
-
-Je savais ce que cela voulait dire, et que de temps en temps il se
-grisait à l’éther, comme une femme.
-
-
-
-
-X
-
-
-«_Les ingénieurs Tourange et Vigel rallieront Battambang dans le plus
-bref délai._»
-
-Quelques heures après la réception de cette dépêche, un convoi de
-fortune nous emportait, Henry et moi, vers la tête de ligne du
-Siam-Cambodge. Hormis le soufflement de la locomotive, un silence de
-mort présidait à notre départ. Sur les chantiers déserts, l’herbe longue
-de trois jours recélait des brillements d’outils laissés à l’abandon, et
-la voie, entre deux piles de traverses, s’arrêtait net, comme un serpent
-décapité.
-
-Si familier que je croie être avec la forêt et ses aspects multiformes,
-il y a, en elle, je ne sais quelle réserve de vie primordiale, dont la
-masse m’impressionne toujours, je ne sais quel air de bête feuillue,
-crochée au sol, tas obscur et moiré... de bête intuable... au point que
-je regarde avec admiration, à notre droite et à notre gauche, les deux
-bourrelets de chair écailleuse et brillante, qui ne demandent qu’à se
-refermer sur la dérisoire estafilade infligée par les ingénieurs du
-Siam-Cambodge. Je regarde...
-
-Oui, voici bien l’image du dragon immortel, établi, tutélaire et
-formidable, sur les basses terres d’Asie! Voici la forêt griffue, bleue,
-jaune et noire, où se lèvent des arrondis qui ne sont pas des collines,
-mais des bosses de flancs, des courbures d’échines. Et, pour corser la
-ressemblance légendaire, c’est une patte au dessin terrifiant qui,
-parfois, se détache, s’allonge, et semble préposée à la garde d’un
-trésor d’eaux miroitantes.
-
-Notre convoi roule avec une prudente lenteur; et le soleil est déjà
-haut, fondu dans l’incandescence insoutenable du ciel, quand nous
-débouchons dans les rizières de Battambang.
-
-Le décor a brusquement changé; et maintenant, au ras du sol, les regards
-dévalent avec délices sur une molle pelouse d’un vert tendre, où, çà et
-là, des fromagers édifient, tels des cèdres dans un beau parc, d’aériens
-étages de ramures horizontales.
-
-Vigel, qui jusque-là, a somnolé sur la banquette de notre wagon, se
-soulève à demi, reconnaît le paysage et me dit d’une voix paresseuse:
-
---Voici Battambang. A propos, connaissez-vous Vallery, l’ingénieur en
-chef?
-
-Je connais assez mal Vallery, avec lequel je n’ai eu que
-d’occasionnelles relations de service, une ou deux fois qu’il est monté
-là-haut. Mais je sais qu’il a réputation d’homme intelligent, courtois,
-énergique et expert.
-
-Vigel confirme, sans barguigner, cette réputation:
-
---C’est un de ces hommes, dit-il, qui vous font sentir la pauvreté de
-cette chose qu’on appelle la jeunesse.
-
---N’y a-t-il pas une madame Vallery?
-
---Une madame Vallery à la mode de Battambang ou de Shanghaï, si vous
-préférez, car elle en sort et Dieu sait au juste de quel _family house_
-de Sou-tchao Creek! N’empêche que c’est une grande femme blonde, fraîche
-comme un baby et loyale et forte comme un homme. Elle a passé un contrat
-ferme avec Vallery, et chacun s’y tient scrupuleusement. Hetty
-Dibson--c’était son nom de Sou-tchao Creek--a le propre respect de sa
-beauté et il lui est défendu, comme elle dit, de la compromettre dans un
-climat outrageux. Vallery admet ce point et, quand Hetty se regarde un
-peu trop longuement dans la glace, tortille sa barbiche grise. Mais il
-ne dira rien le jour où elle déclarera qu’elle s’en va. C’est un homme
-loyal et fort, aussi.
-
-Vigel se replongea quelques instants dans son silence. Notre wagon
-côtoyait des vergers, de noirs feuillages de jaquiers et de
-pamplemousses, dans les interstices desquels flambait une eau tourbeuse.
-Elle porte un nom sur nos cartes, cette eau tourbeuse: c’est la rivière
-de Battambang. Quelques toits indigènes commencent à se grouper sur ses
-bords. Avant que soient visibles les demeures européennes de nos
-camarades et de nos chefs, Vigel à nouveau me parle d’eux:
-
---Le reste, me confie-t-il (le reste, c’est, je suppose, tout ce qui
-n’est pas l’association Vallery), le reste est moins solide, de
-l’article de Paris, ce qu’on appelle des attachés... Des papillons de
-bureaux! Il y en a de jolis, flirteurs, marivaudeurs, joueurs de tennis.
-D’aucuns courent le soir les maisons de Valaques et jouent au poker...
-Il y en a d’intelligents... J’ai été quelque chose dans ce genre. Ce
-n’est pas très bon de rester ce quelque chose plus longtemps que de
-raison.
-
---Bah! dis-je, il y a du ressort derrière l’article de Paris, c’est
-vérité banale. Qu’à l’occasion le ressort soit remonté, et il y a plus
-d’une surprise.
-
---Des surprises? Oui, peut-être... du petit couple Lanier, par exemple,
-on peut, en effet, attendre une surprise...
-
-Le petit couple Lanier? J’interroge ma mémoire. Elle me livre une grande
-ombrelle rose, au contour de lotus renversé, un visage fragile,
-qu’échauffent étrangement les reflets de l’ombrelle, deux yeux larges,
-clairs et riant à la vie, comme on dit. Le mari était gentil aussi, un
-peu mou, avec des impatiences de faible, mais de bonne tenue. L’air
-«fils de quelqu’un», ce qui n’est pas tout à fait la même chose que
-l’air «fils à papa».
-
---N’est-ce pas? poursuivit Vigel, les Lanier sont «très bien»; nous
-sentons tous deux ce que nous entendons par là...
-
-Il resta rêveur. La première façade blanche passait devant notre
-portière. Nous eûmes le temps,--car notre locomotive s’était mise à
-l’allure économique d’un pousse-pousse--de détailler la véranda aux
-stores verts, le jardin brodé de plates-bandes et de corbeilles, de
-respirer l’odeur de verveine d’un massif de lantanas.
-
-Vigel se retourne vers moi. Est-ce échappement de sensibilité surprise
-et sincère, ou grimace du clown génial qui est en lui? Une tristesse
-grave est tombée sur son visage aux lèvres carminées.
-
---Après tout, murmure-t-il, c’est peut-être la plus admirable solidité
-du monde, cela, un couple qui s’épaule et qui tient. Nous autres, que
-sommes-nous? Des déséquilibrés, des perche-en-l’air... N’est-ce pas
-votre avis?
-
---Tout à fait, dis-je.
-
---Voyez-vous, il prend un ton d’épanchement confidentiel, un air de
-m’ouvrir sa belle âme indolente et dolente, c’est ce joujou à ressort de
-madame-là, ou quelque autre tout pareil, qui m’a révélé des choses
-auxquelles je ne songeais guère, on n’apprend pas tout dans les
-collèges, n’est-ce pas? le prix d’une femme dont on aurait des remords à
-devenir l’amant, par exemple.
-
---Ne vous mettez pas en peine à ce propos! lui dis-je railleusement.
-
-Par moment, je ne peux résister à l’occasion qui s’offre de le
-mortifier. Il ne m’en veut pas. Il saisit très bien que ce n’est pas
-mépris, par quoi je le blesserais mortellement. Simplement, je mets le
-doigt sur le point faible de l’astucieux assemblage qu’il est en train
-de machiner au-dedans de sa cervelle. Ce sont menus jeux entre gens en
-relations d’intelligence. Il en rirait, je suis sûr, pour un peu...
-comme ces marchands de pacotille de Port-Saïd, et tout bon Oriental, au
-reste, pris en flagrant délit de grosse tromperie.
-
-Mais le train entrait en gare. Une gare fastueuse, avec toits de
-clinquant vert et garuddas[G] dorées aux poteaux d’angles, comme il en
-brille aux palais de Pnom-penh. Un boy nous attendait, de la part de
-monsieur Vallery, et nous conduisit directement à la résidence de son
-maître.
-
-
-
-
-XI
-
-
-M. Vallery a le buste voûté, le masque fin, bronzé et comme ciselé de
-rides. Masque de viveur, d’artiste ou de forban, on hésite. Mais les
-yeux emportent la sympathie par leur aisance naturelle à tenir leurs
-regards droits. Rien des yeux «bougeaillons» des prétendus malins, et
-rien non plus des yeux rivés des faux énergiques.
-
-Notre chef nous fit l’accueil le plus aimable, nous posa maintes
-questions sur la situation que nous avions laissée là-haut, puis nous
-déclara que nous aurions à partir pour Saïgon dès le lendemain.
-
---Je crois que l’un de vous sera appelé à s’y occuper de la réception
-et de la mise en route des coolies, dont de grands arrivages sont
-attendus de Chine. L’autre sera, sans doute, détaché momentanément à la
-fabrique de ciments que monsieur Vanelli est en train de monter là-bas.
-Quand je dis monsieur Vanelli... c’est une société anonyme au capital
-actions de deux cent cinquante mille dollars; mais enfin monsieur
-Vanelli est dans la coulisse. Bien entendu, sitôt débarqués, vous devrez
-vous présenter à lui. Il vous donnera probablement lui-même quelques
-instructions complémentaires.
-
-Nous nous inclinâmes, et notre entretien touchant à sa fin M. Vallery
-ajouta:
-
---Vous avez votre liberté jusqu’à demain. Mais vous nous ferez le plus
-grand plaisir, à madame Vallery et à moi, en acceptant de venir déjeuner
-à la maison. Le boy, en attendant, va vous conduire à notre sala des
-voyageurs, où vous trouverez des chambres à peu près confortables.
-
-Quel singulier détour de l’attraction sexuelle a pu confronter Philippe
-Vallery, latin buriné, passé au creuset, riche de patine, et Hetty
-Dibson, anglo-saxonne pas même sentimentale, comparable en subtilité
-d’essence féminine à un bon flacon d’eau de toilette, loyale fille
-évidemment, dont les deux pôles de préoccupation paraissent être la
-recette du vrai curry siamois et l’acquisition de bijoux indigènes dans
-le goût birman, de ces bijoux, gemmés de rubis d’un rouge de viande, et
-lourds autant que des ornements de bœufs sacrés?
-
-A table, Hetty Dibson rit volontiers, ce qui montre de belles dents
-inoffensives, de l’ivoire tabulaire d’herbivore. Elle nous envie
-pourtant, de tout son cœur, de descendre à Saïgon.
-
---Ici on ne sait que faire pour s’amuser... pas vrai, Pip? Pip est très
-malheureux parce que je m’ennuie. Et quand je m’ennuie, je maigris et je
-jaunis, et si je jaunis je m’en vais...
-
-Quand elle a fini de parler d’elle, elle parle des jeunes femmes qui
-l’entourent à Battambang. Elle en parle avec une bonhomie un peu grosse,
-mais honnête, qui n’oblige point trop le fin Pip à froncer discrètement
-les sourcils. Pas de petites rosseries au vinaigre, pas davantage d’un
-protectionnisme régenteur à la «madame Ingénieur en chef»: la solide
-loyauté d’une tenante de la camaraderie du sexe.
-
-Toutefois le _cant_ l’oblige à blâmer ces petites folles qui, privées
-d’une messe dominicale où arborer toilettes et chapeaux, n’ont rien
-imaginé de mieux que d’aller ponctuellement en bande à la pagode, où on
-leur en fournit l’équivalent, jusques aux grimaces espiègles de l’enfant
-de chœur.
-
-Nous aurons l’occasion de les voir, ce jour même, ces petites folles,
-groupées, en brillant essaim, autour de ce grand centre de réunion
-qu’est le _court_ de tennis.
-
-«Au fond du jardin, du côté opposé à la rivière, à cause des
-moustiques», a spécifié Hetty Dibson en nous y envoyant. Et cela permet,
-chemin faisant, de détailler les agréments de la résidence Vallery,
-maintenant que celle-ci n’est plus dans la terrible confusion de la
-lumière méridienne, où tout brasille, où chaque pierre devient un miroir
-blessant.
-
-L’habitation, trapue, carrée, solidement toiturée, largement ventilée,
-est du bon type colonial des pays à mousson.
-
-Le jardin doit être un des articles du traité d’alliance Vallery-Dibson.
-Il est mi-parti. Le côté Dibson est tendu d’une verte pelouse, dont le
-plan sectionne, à dix pieds au-dessous de leur fourche ogivale, des
-troncs du gris le plus ruineux, agrémentés d’antiques perruques de
-lianes. Le côté Vallery est aménagé en façon de parterre à la française,
-où les tamariniers d’eau, taillés comme des marbres, jouent les ifs et
-les buis de Bourgogne, cependant que des fleurs communes mais de nuances
-vives, soucis, amarantes, cannas, lis du Japon, pervenches du Cap,
-brillent en corbeilles diaprées. Tout au fond, trois banyans projettent,
-dans la fluidité de l’air sans fond, des bras de poulpes gigantesques,
-et le ciment du jeu tient à l’aise dans leur ombre.
-
-Les jeunes femmes qui sont là sont élégantes et gaies. Sont là aussi les
-papillons de bureau, empressés, voletant, gracieux, le gardénia ou
-l’hibiscus à la boutonnière. L’ensemble s’ingénie à un petit air de
-raout mondain, qui a sa bravoure ici, où la charge du climat sur les
-épaules sert facilement de prétexte à la veulerie.
-
-Vigel fait quelques jeux. Il manque d’entraînement, mais ses _drives_
-sont de la bonne école. Et je note que, pour un homme de la brousse, son
-pantalon de flanelle blanche est le plus impeccablement passé au fer.
-
-Je reprends contact avec mon ancienne rencontre saïgonnaise, M. Lanier.
-
---Quel dommage, me dit-il, que vous partiez si vite! Monsieur Vallery
-aurait certainement organisé une chasse à l’éléphant en votre honneur.
-Nous sommes ici dans une région exceptionnelle. Le Pyat, l’ancien
-seigneur de ces provinces, était grand amateur... Nous avons hérité
-d’une partie de ses équipages, sans avoir, hélas! le moyen de mobiliser,
-comme lui, dans les villages, deux ou trois mille rabatteurs. Le plus
-déplorable, c’est qu’au moment des migrations, les bêtes sont maintenant
-détournées vers le Siam... Vous n’avez jamais vu l’arrivée des éléphants
-au kraal du roi, à Bangkok? Cela vaut le voyage! Et là-haut,
-chassez-vous? Comment vivez-vous? Qu’y a-t-il au juste dans cette
-histoire de coolies déserteurs?
-
-Je réponds. Je conte la légende du gong.
-
---Vous aurez évidemment un gros tintouin. Peut-être bien que
-quelques-uns d’entre nous seront forcés de monter là-haut!
-
-Il prit l’air inquiet.
-
---Donnez-moi donc des renseignements sur la nourriture, l’état
-sanitaire... Est-ce qu’une femme...
-
-Madame Lanier s’approche en riant, rose encore d’une partie gagnée.
-
---Là! Je parie que mon mari est en train de trembloter pour moi.
-Remarquez, monsieur, que jusqu’à présent, je n’ai jamais été malade, et
-que c’est moi qui l’ai déjà soigné trois fois!
-
-Le soir venait, comme il vient là-bas! On regarde tout à coup le ciel,
-et on trouve qu’il est là. Les joueurs, n’y voyant plus, s’asseyaient,
-se groupaient autour des cocktails. Dans le ciel verdissant, au-dessus
-des banyans monstrueux, des pigeons passèrent. Une mélancolie entrait en
-moi, une mélancolie dont je ne peux appliquer l’analyse à des choses
-d’Europe... C’est la rétraction imperceptible, que j’ai notée dans la
-forêt. Les voix tombent dans le silence qui se creuse. Tout est lourd,
-tout tend à se coucher à terre, comme si c’était la lumière qui, une
-minute auparavant, allégeait tout, tenait tout en l’air, dans un hamac
-étincelant, et qui maintenant se retirant, ramassant ses mailles, s’en
-allait indifférente, laissant tout venir s’écraser...
-
-Sur la rivière, un courant béni se leva, avec un bruit de feuilles
-froissées.
-
-
-
-
-XII
-
-
-De l’eau, des rives. Rives de marécage, de plaines de joncs, comme on
-dit ici, où nous frottons nos flancs à ce long peuple crissant et serré,
-où notre chaloupe hésite, cule, talonne, mène un train de sanglier dans
-sa bauge. Un repaire d’ichtyosaure à tout le moins! Mais il n’en sort
-que de temps en temps un serpenteau jaune et noir, tout pareil à une
-pile alternée de pions de dames, ou de petites tortues couleur de vase,
-se hissant laborieusement sur une souche flottante. Rives maigres et
-buissonneuses, bords de chemins creux emplis par l’inondation, et qui
-retiennent, suspendus sur le miroitement vertigineux, des nids aux
-pépiements éperdus. Lisière de la forêt noyée, archipels épanouis,
-clairières dormantes ceinturées de verdoyants coraux, heurtements sourds
-des tourbillons limoneux contre les pilotis des troncs. Rives soudain
-transportées d’un paysage de France, de gris et d’argent trempées par la
-brume matinale, vergers heureux aux ombres rondes, douces retraites,
-futaies au fond du parc, où vous invite, comme un castel, une blanche
-pagode aux toits pointus. Rive tout aussitôt cochinchinoise--bananier,
-bétel et le porc! Et cette couleur de goyave coupée, cette juteuse
-glaise de la berge d’où se décollent un, deux, trois sampans gavés de
-fruits et de poissons.
-
-Il n’y a rien à faire à bord, qu’à subir le terrassement de la lumière.
-La continuité du jour se contracte, involutée tout entière autour de
-l’adoration de midi. Mais, le soir, le Dieu magnifiquement ouvre la
-fleur... Alors du ciel, plaqué de nacres richissimes, tombe et fait
-balle, rebondi contre la mousson du nord, un funambulesque oiseau bleu
-d’acier, tandis qu’à l’horizon du sud, les jonques errantes sur les
-canaux invisibles disséminent leurs voiles raides et carrées,
-processionnant, au ras des champs herbeux, en cortège honorifique de
-hautes bannières écarlates...
-
-Nous échangeons peu de paroles avec Vigel. Des heures entières, allongé
-dans une chaise de toile, il a l’air de guetter, je ne sais quoi, les
-yeux mi-clos. Puis brusquement, avec un rire comme électrique, il
-jaillit, de cette immobilité féline, et va boire et jouer bruyamment aux
-cartes avec de médiocres passagers.
-
-Il advint pourtant qu’un soir, stoppés à l’appontement d’une halte, nous
-surprîmes à côté de nous, dans une barque mince comme une pirogue, un
-étrange musicien. C’était un vieux Chinois qui se jouait à lui-même, sur
-un instrument difficile à classer, des airs d’une douceur prolongée et
-bizarre. En les entendant, Vigel dressa l’oreille. Le vieux jouait avec
-une mine étonnamment expressive pour un être de sa race, on ne sait
-quelle face quiète, attristée et risible de Bouddha qui aurait eu des
-malheurs conjugaux. Sans dire gare, Vigel bondit dans sa barque, lui
-jeta une piastre et remonta avec l’instrument. Celui-ci était une sorte
-de banjo de clown, sorti d’une noix de coco et d’une tige de canne à
-sucre. Un coquillage faisait office de chevalet, et l’archet pendait aux
-cordes, engagé sous elles, à la mode du pays.
-
-Le poker eut tort, ce soir-là; et longtemps, dans la nuit, j’écoutai
-Vigel s’essayant à retrouver la mélopée de l’artiste céleste, du vieux
-Bouddha cocu, qui nous avait regardés partir avec une grimace aussi
-intranscriptible que sa musique. Le cinquième jour, le Fleuve nous prit
-dans son courant.
-
-A qui n’a pas, une fois dans sa vie, mensuré le boyau à quelqu’un de ces
-gros serpents jaunes, comme disait Lully, notre homme du Hoang-ho, à qui
-n’a pas débridé, d’un bon tranchant de proue, l’engorgement d’une de ces
-monstrueuses veines sectionnées, à qui n’a jamais computé la molle et
-formidable pulsation de l’élément fluide, en élan vers son cœur
-océanique, à celui-là, je pense, reste étrangère la plus émouvante
-figuration des Commencements.
-
-Car le Fleuve n’apparaît point comme le collecteur des eaux de la nue,
-le condenseur des vapeurs promenées en fantômes familiers. Mais c’est
-ici l’épanchement originel du sein, le ruissellement primordial au long
-des flancs mouillés du monde à l’instant soulevé de son bain de boue!
-
-Si près des bouches, le mécanisme des sources est aboli; oubliée
-l’indéfinie filiation des drains, l’obstination de la myriade
-infinitésimale qui, goutte à goutte, globule à globule, a nourri le
-tronc. C’est pourquoi celui-ci est le Grand, le Père, le Nourricier,
-déversant généreusement son inépuisable substance, principe immédiat de
-toute force, de toute fécondité. Et certes il serait beau d’accepter
-religieusement la cadence et la plénitude, d’obéir à la pente, avec une
-lenteur majestueuse et rituelle, comme le Fils du Ciel aux dalles sans
-joints de l’escalier sans marches; et je voudrais oublier le bruit
-sacrilège de l’hélice, qui triple notre vitesse et précipite notre
-chute.
-
-Le soleil monte. Voici que, du limoneux breuvage, une ivresse sans
-seconde m’atteint et m’étourdit. Penché sur les eaux, mieux initié,
-maintenant, Père, je te blasphème. Je te blasphème, en éclatant d’un
-rire qui tournoie... Tu n’es pas. O nourricier, tu n’es pas. L’Être aux
-replis gras et doux comme de la chair n’est pas. Ceci existe seulement:
-ce qui n’a pas de nom, ce qui n’a pas de forme et qui s’écoule... Entre
-les berges infrangibles, voici le vomitoire même de la vie. Et moi
-n’irai-je pas me résorber dans la fluidité torrentielle, ne saurai-je
-participer, dans la dilution de moi-même, à l’intarissable fluxion,
-refuserai-je de me livrer au grand bras visqueux que la libration de
-l’abîme, le rythme du cœur sans fond, gonfle et détend sournoisement?
-
-Midi. Quelque chose a passé sur les eaux, quelque chose de splendide et
-de funèbre. Quelque chose a fait les verdures des berges pareilles à des
-murailles de pierre noire, à des panneaux d’airain. Et le Fleuve est
-pareil à la face d’un roi, rongée par une lèpre d’argent. Mais moi,
-soudain libéré d’un charme, je ne vois plus... Je ne vois plus la vision
-essentielle, l’énorme continuité glissante et rectiligne... Devant mes
-yeux tout est tournoiement, remous, dislocation dans l’innommable cohue
-tourbeuse.
-
-Et quand, du quai de Mytho, percevant déjà le sifflement du train qui
-nous transbordera vers Saïgon, je me retourne pour l’adieu, la dernière
-image du Fleuve qui s’offre à moi, c’est, à la rive, cocotiers,
-lataniers, aréquiers, tout un cortège baroque de nécromants, toute une
-armée de grotesques, aux panaches déséquilibrés, et, doublant leur
-bousculade dérisoire, là-bas en fuite vers on ne sait où, la jaune,
-morne, plate, irrésistible Déroute!
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Le bruit des coups de feu pour les couleurs, à bord des torpilleurs
-mouillés en rivière, entra, crépitant, par ma fenêtre ouverte, tandis
-que je défaisais mes cantines. La fraîcheur du matin était sensible
-encore, et le bleu du ciel à peine brouillé, autant du moins qu’il
-m’était permis d’en juger par le pan visible à l’aplomb de la rue
-Catinat. En dessous j’entendais, depuis une heure, des roulements de
-pousse-pousse et des appels criards de vendeurs ambulants.
-
-On frappa à ma porte, et je vis entrer Henry Vigel, équipé d’un «blanc»
-fashionable et d’un casque neuf, du modèle Hong-kong, enturbanné de
-soie turquoise.
-
---Vous allez déjà vous présenter à Vanelli?
-
---Au diable le Vanelli pour aujourd’hui! Je viens vous demander, au
-contraire, de vous y rendre d’abord sans moi. Vous lui raconterez ce que
-vous voudrez, s’il fait allusion à ma personne; par exemple, qu’un accès
-de fièvre m’a croché.
-
---N’est-il pas à l’hôtel par hasard, lui aussi?
-
---Je me suis assuré que non. D’ailleurs quel agrément y trouverait-il,
-alors que son yacht est embossé, en pleine rivière, à ramasser la
-mousson par tous les sabords? Tourange, je serai franc avec vous. Je ne
-veux pas le voir avant de m’être «recoupé» par ici, où j’ai quelques
-bons amis, avant de m’être édifié sur les dessous de ce marécageux
-kilomètre 83. Et j’irai jusqu’au bout de la franchise. Je suppose, comme
-nous l’a expliqué le père Vallery, qu’il nous offrira, à l’un les
-coolies, à l’autre le ciment, comme première occupation. Je tiendrais à
-avoir le ciment.
-
-Je souris. Vigel, sans se fâcher, hocha la tête.
-
---Non, ce n’est pas pour le «bakschisch»... mais l’affaire du ciment me
-paraît durable, et moi je veux rester à Saïgon quelque temps, si
-possible. J’ai des amis à voir, je viens de vous le dire--si vous le
-désirez, je vous ferai nouer relations avec eux. Et puis, ma foi, après
-des mois de noce arborescente, comme je viens de m’en payer dans la
-forêt--il se mit à rire, de ce rire bas de pitre qu’il affectait d’avoir
-aux lèvres quelquefois--sainte nature! je crois que respirer un peu
-l’air de la ville me sera salutaire!... Ah! un dernier tuyau! avant
-d’accoster le steamer Vanelli, regardez donc si les sabords en sont
-garnis de fleurs; si oui, c’est signe qu’Elle est à bord.
-
---Qui, elle?
-
---Elsa de Faulwitz, son enfant chérie. Il a, pour elle, fait installer
-sur le _Lotus blanc_ un vrai jardin botanique, sans parler des serres,
-édifice provisoirement hors de saison. Enfin, si elle est à bord,
-regardez-la posément, avec admiration et prudence, comme il sied de
-regarder une belle panthère de Java, et tâchez de tenir votre petit cœur
-hors de la portée de ses griffes.
-
-Je ris, non sans quelque impertinence, et lui tendant mon étui à
-cigarettes:
-
---Ho, ho! Vigel! Est-ce que d’aventure votre petit cœur, à vous, aurait
-été peu ou prou balafré?
-
-Mais il se déroba aux confidences, et, deux minutes plus tard, me
-penchant par la fenêtre, je le vis qui hélait un pousse et se faisait
-emmener dans la direction du Plateau.
-
-J’attendis que le mouvement général eût raisonnablement grossi dans la
-rue Catinat, pour descendre, de mon côté, vers les quais.
-
-Au milieu d’une grande tache vineuse de la rivière, un yacht de fort
-tonnage renflait sa carène blanche, barrée et ocellée de cuivre.
-
-Deux mâts, fins et couchés comme des cornes de springbok, élançaient
-assez heureusement les hauts, corrigeant ce qu’il y avait d’un peu lourd
-dans les lignes de la coque. A l’un d’eux s’éployait le pavillon du
-propriétaire, un carré rose aux angles verts. Je ne doutai point que ce
-fût là le _Lotus blanc_, objet de ma recherche, et m’y fis conduire tout
-aussitôt par un sampanier.
-
-En approchant de la coupée, je pus m’assurer que des caisses et des pots
-de porcelaine, emplis d’arbustes et de fleurs éclatantes, décoraient les
-sabords et partie du bordage, faisant courir, autour du navire, comme
-une ample bande de broderie annamite. Je remis ma carte au matelot
-chinois que je trouvai en haut de l’échelle, et quelques minutes après
-j’étais introduit auprès du Vanelli.
-
-Le maître du Siam-Cambodge m’apparut d’abord comme un homme de taille
-moyenne au teint cireux, à la barbe et aux cheveux blancs, qui se tenait
-ramassé sur lui-même, derrière un bureau, dans un de ces fauteuils
-pivotants comme en possèdent tous les carrés de paquebot. Il resta dans
-cette position inerte trois ou quatre secondes après mon entrée,
-laissant traîner sur moi les regards de deux yeux mornes. Puis soudain
-il se leva et vint à moi, la main tendue. Du même coup, sa physionomie
-s’était instantanément modifiée, comme si, par la détente d’un
-mécanisme, tous les traits venaient d’en être remontés en bonne place.
-Et au lieu de cet effondrement de glaise mal armaturée tout à l’heure
-entrevu, j’avais maintenant sous les yeux je ne sais quoi d’aigu, de
-fin, décelant de l’élégance dans la ruse et de la domination dans la
-matoiserie, vrai museau de _kitsouné_ japonais.
-
---Avez-vous fait bon voyage, ainsi que votre camarade, monsieur Vigel?
-
-Sa voix était de timbre agréable, un tantinet zézayante. J’entamai le
-petit discours que j’avais préparé relativement à l’indisposition de
-mon collègue. Mais il m’interrompit d’un air bonhomme:
-
---Oh! Que monsieur Vigel ne se dérange pas. Mais venez donc dîner tous
-les deux demain à bord. Nous causerons tranquillement entre café et
-cigares, des choses de là-bas.
-
-Ah çà! le «patron» considère-t-il que nous sommes venus à Saïgon en
-voyage d’agrément? Ignorerait-il, par hasard, l’état réel, des «choses
-de là-bas»? Comme, après tout, je n’ai pas mission particulière de l’en
-instruire, je me contente de m’incliner et d’accepter, d’une formule
-polie, son invitation. Mais il lit, sans doute, dans mon attitude
-quelque chose de mon sentiment, car il reprend, toujours riant:
-
---A vrai dire, vous avez de la chance! On vous avait expédiés pour
-répondre à mes ordres, car j’avais de la très grosse besogne à
-distribuer et j’avais demandé deux hommes de confiance--il répète «de
-confiance», et semble attendre une protestation empressée; je la juge
-superflue; il continue--et voilà que la besogne s’est faite, pour ainsi
-dire, toute seule.
-
---Monsieur Vallery, dis-je, nous avait en effet parlé d’un recrutement
-de coolies et d’une affaire de ciments.
-
---Précisément. Mais les coolies viendront directement de Chine avec
-leurs cadres, et la Société des Ciments a complété sur place son
-personnel ingénieur. Ainsi votre petit voyage devient presque un congé.
-Considérez-le, ma foi, comme tel. Dans une quinzaine de jours le passage
-des premiers coolies vous donnera quelques occupations, nous en
-reparlerons d’ici là. Monsieur Vigel, de son côté, devra surveiller la
-réception de nos ciments. Connaissez-vous la prise des chaux dans les
-limons? Elle donne lieu à bien des mécomptes... En attendant, je vous le
-répète, considérez-vous ici comme en congé.
-
-Assez surpris de cette aubaine, je quittai le roof. En regagnant
-l’échelle, j’aperçus une forme féminine, debout sous l’ombre de la tente
-et appuyée au bastingage tribord, face à la rive inhabitée. Elle se
-retourna vers l’intérieur du navire, et je me trouvai passer ainsi à
-deux mètres de son visage. Je supposai que c’était Elsa. Je notai sa
-carnation de brune, aux reflets de soie, et la singulière teinte orange
-du fard de ses lèvres. Je m’inclinai pour la saluer, et elle me
-répondit, par un tout petit mouvement de tête, sans perdre la pose.
-
-Au moment où mon sampan s’éloignait par l’arrière, je relevai les
-regards dans sa direction. Mais le reflet de la surface des eaux dansait
-sur la poupe avec un si capricieux miroitement que je dus baisser les
-paupières.
-
-Je retrouvai Vigel à déjeuner dans le hall de l’hôtel. Je lui transmis
-l’invitation de Vanelli, qui lui fit d’abord froncer les sourcils. Mais
-quand j’eus terminé mon récit, il ricana:
-
---Par notre sainte mère l’Église! Le patron a des compères en Chine, des
-compères de toutes les robes! Il est probable qu’à côté du bétail
-ordinaire livré par A-phat ou autres, nous allons voir apparaître des
-chrétientés, en délicatesse avec l’autorité mandarinale, et transportées
-tout entières, avec croix et bagages et, bien entendu, le pasteur! Il y
-a longtemps que les Jésuites rêvent de donner le coup du lapin à ces
-pauvres «padres» des missions portugaises, minables héritiers des grands
-Scribes du _qhoc-ngù_[H]... Belle occasion de s’introduire dans la
-place!
-
-Je l’arrêtai un peu sèchement. Je me rappelai l’air de Lully lui
-coupant, sous les doigts, les premiers accords de «Rédemption.»
-
---Non, mon cher Vigel, pas là-dessus! Sur les péripéties de l’emprunt du
-Siam-Cambodge, vous racontez des choses intéressantes, en somme, quoique
-vaines. Mais il y a tel et tel sujet sur lequel--rappelez-vous vos
-paroles si justes de Battambang--on vous a insuffisamment renseigné à
-l’école.
-
-Il me regarda, légèrement démonté.
-
---Quel drôle de corps vous faites! dit-il enfin avec un petit haussement
-d’épaules; vous êtes toujours d’humeur tranquille et, par moments, vous
-me faites l’effet d’une torpille dormante. Vous êtes bon camarade, vous
-n’êtes pas «mon» camarade. Êtes-vous au-dessus ou au loin, ou à côté?...
-Pourtant, jusqu’ici, vous vous êtes montré gentil pour moi...
-
-Je laissai le servant chinois installer entre nous les condiments d’un
-curry dont eût rêvé madame Vallery.
-
---Vigel, dis-je, rompant alors le petit silence de cet intermède
-culinaire, c’est une profession de foi que vous me demandez? Soit. Je
-serai franc avec vous, comme vous l’avez été avec moi. J’admets que je
-suis, en somme, un gentil camarade... Mais ne me demandez pas plus.
-Vous ouvrez ma porte, vous la fermez, vous êtes chez moi; il y a des
-mouches et du soleil qui en font autant... Il y a un petit jekko qui
-trotte au plafond de ma chambre... Rappelez-vous encore vos propres
-paroles de la forêt: «Ah! la vie, Tourange!» Eh bien, je vis, et ma vie
-est à moi. Je ne sais si vous me saisissez bien. Égoïste, je ne crois
-pas... Mais je suis dans ma vie comme un enfant au milieu de jouets
-merveilleux, quelques-uns mécaniques et compliqués, un chemin de fer,
-par exemple... Et je voudrais dire merci, et je ne sais à qui, mais à
-coup sûr pas aux mouches, pas au soleil, ni au petit jekko, ni à Henry
-Vigel, ni à Mureiro Vanelli... Et ce nonobstant--achevai-je avec mon
-sourire le plus cordial--je pense que je puis faire très bon ménage avec
-chacun de ces seigneurs.
-
-Vigel avait suivi, avec une application visible, le fil un peu déroutant
-de ma pensée. Aux derniers mots, son front se rasséréna.
-
---Alors, me dit-il, sans relever autrement l’ensemble de mon discours,
-peut-être accepteriez-vous une combinaison que je n’osais plus vous
-proposer. Tenez-vous à rester à l’hôtel, tout un grand mois? Non, c’est
-odieux, n’est-ce pas? Mais à deux, dans cette ville--le plan des
-_cagnas_[I] s’y prête--on peut s’installer confortablement,
-économiquement... et chacun restant propriétaire de sa vie, comme vous
-dites.
-
---N’est-ce pas bien du tracas?
-
---Pas le moins du monde. Maison, mobilier, boyerie, voire voiture et
-poney, si vous voulez me donner carte blanche, demain nous aurons tout
-cela, et nous déjeunerons chez nous. J’ai déjà jeté quelques coups
-d’œil, en passant, sur les cagnas disponibles dans les nouveaux
-quartiers.
-
---Affaire entendue; mais je vous laisse vous débrouiller pour la
-location et l’emménagement.
-
-Il parut tout heureux de mon acceptation.
-
---La dépense, me confia-t-il sincèrement, eût été un peu forte pour moi
-tout seul... Allons, je vais, dès la sieste, courir les marchands
-chinois.
-
-Effectivement le café pris, il sauta dans un _chée_[J], et disparut
-presque aussitôt dans la fulguration méridienne qui frappait la rue.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Le lendemain matin, vers onze heures, comme j’achetais des cigares à
-l’échoppe d’un Malabare, en face de l’hôtel, quelqu’un glissa son bras
-sous le mien. C’était Vigel.
-
---Venez déjeuner chez nous, me dit-il.
-
-Je m’installai dans un pousse-pousse, et fis signe à mon tireur de
-suivre le casque au turban turquoise. Nous dépassâmes la cathédrale, le
-boulevard Norodom, et continuâmes de rouler sous les voûtes ombragées du
-Plateau.
-
-Le Plateau, c’est l’orgueil de la cité saïgonnaise et l’essentiel de sa
-physionomie. Un exhaussement moyen de douze mètres environ, au-dessus
-du niveau de la rivière, l’offre si opportunément à la mousson, que,
-dans un paysage aux horizons de radeau, l’appellation en paraît à peine
-hyperbolique. Sur le Plateau, point de laideurs indigènes, point
-d’échoppes, point de négoce, l’ordonnance soignée et le luxe végétal
-d’un beau jardin de maître, du jardin des maîtres! Ici sont les demeures
-des blancs.
-
-Nos pousses nous déposèrent contre la véranda de l’une d’elles.
-
---Voilà, me dit Vigel. Je crois que c’est à peu près la maison type pour
-des hôtes de passage comme nous, en un pays où la question des tentures,
-tapis et poêles est hygiéniquement simplifiée.
-
-Je pénètre dans la maison type.
-
-Trois galeries parallèles accolées, trois couloirs ouverts de bout en
-bout à la bienfaisante mousson. Chaque couloir latéral fait, pour l’un
-de nous, chambre et salle de bain. Celui du centre est zone indivise:
-salon, salle à manger, auxquels l’encadrement d’une baie sert de
-démarcation. Partout, sous les pieds, des carreaux de céramique bleue et
-jaune, et des nattes peintes. Aux murs, de rudimentaires fresques au
-pochoir, où se répètent indéfiniment des lunes de fleurs ou de dragons,
-telles qu’au tissu d’un vieux brocart chinois.
-
-Dans le salon, du rotin: chaises, tables, étagères, fauteuils,
-canapés,--rotin et coussins. Coussins de mousselines françaises, de
-broderies tonkinoises, de dentelles indiennes, ajourées sur des soies
-pâlies, où je salue l’élégante féminité des aises de Vigel. Sur les
-soubassements des pilastres de la baie, de grands vases vernissés, en
-poterie de Cay-may, au col desquels gonflent d’énormes bouquets de ces
-feuillages rouges, dont j’ai pu tout à l’heure apercevoir dans le
-jardin, contre les cactus de l’enceinte, les massifs nourriciers. Dans
-la salle à manger, le buffet en bois de saô--modèle chinois, adorné,
-comme il sied, de deux chauves-souris. Sur ses tablettes, brillent les
-cristaux, et le métal du seau à glace et de l’appareil à cocktails. La
-table est dressée et, à notre approche, un pankah, qui pend au-dessus
-d’elle, se met en mouvement sous la traction d’une corde silencieuse.
-M’approchant de la fenêtre, j’examine, à travers les lames des
-persiennes, le moteur humain attaché à l’autre bout de la corde. Ses
-dimensions sont celles d’une bouteille, mais, par la sévérité
-d’expression, il s’égale à un géant de pagode. Le point d’attache de la
-corde est à son orteil.
-
-Cependant un boy, culotté de soie noire, la ceinture verte au ventre, le
-foulard cochenille au chignon, se tient prêt à nous servir.
-
-Je demande à Vigel des renseignements sur notre future domesticité.
-
---Ceci est mon boy. Le vôtre est identique; ils alternent pour le
-service de table. Le _bèb_[K] est là-bas, devant ses fourneaux; c’est un
-personnage distingué qui fume l’opium et méprise tous travaux manuels
-n’intéressant pas la nutrition. Il est donc inutile de lui en demander.
-Il y a le saïs--Vigel indique, du plat de sa main, une hauteur de
-quatre-vingts centimètres au dessus du sol--qui a charge du cheval et de
-la voiture, et enfin le gnô--la main de Vigel s’abaisse à trente
-centimètres--que vous venez de saisir dans l’exercice de ses fonctions.
-
---Je ne vous interroge pas sur les références, dis-je avec un sourire.
-
---Mais si, mais si, elles sont excellentes. J’ai vu le boy d’un de mes
-amis à trois heures. J’ai dit les prix. A cinq heures, cet honorable
-intermédiaire est venu, en costume de cérémonie, me faire chim-chim et
-me déclarer que son frère numéro deux ferait cuisinier, ses frères
-numéros trois et quatre, boys, son fils adoptif, saïs, et le fils de son
-frère, gnô-pankah[L]. Je n’insiste pas sur l’interprétation de ces liens
-de famille, car je sais que vous détestez toutes ces histoires
-d’indigènes... A table donc!
-
-Au café, servi dans de la porcelaine de Limoges, je reviens à rendre
-hommage aux aptitudes de Vigel comme aménageur de home, et à le
-féliciter de son éclectique entente des ressources de la place. Mais il
-refuse mes louanges.
-
---Oh! ici, avec la salle des ventes et quatre adresses de bonnes
-«firmes»--deux européennes et deux chinoises--n’importe qui peut en
-faire autant... est bien forcé d’en faire autant.
-
-Il secoue la tête.
-
---Drôle de ville tout de même! On arrive, on part; on part, on arrive,
-et l’hôpital comme régulateur du mouvement!... Aimez-vous la _partenza_,
-Tourange, les embarcadères, les cheminées à bandes peintes, et les
-fanaux, le soir, sur l’eau grasse, les feux verts et rouges, couleur de
-berlingots?... Mais Saïgon est à part. Tenez, je vous ferai connaître
-le patron de mon boy recruteur. Avez-vous ouï parler de cette dame dont
-la beauté se flattait d’incarner celle de Venise? Eh bien, monsieur de
-Sibaldi, c’est un peu pour moi le spectre, en peau et os, de Saïgon.
-
-Vigel allume un cigare et se dirige vers sa chambre.
-
---Allons, bonne première sieste chez nous! Si vous désirez, au réveil,
-user de notre équipage, il est à sa place, à côté de la cuisine. Le
-poney est de la région de Kam-Pot, et le tilbury caoutchouté de neuf.
-Roulez où le cœur vous en dira; mais n’oubliez pas que nous dînons à
-huit heures à bord du _Lotus_ vanellien, et que la tenue est en smoking
-blanc et pantalon de drap. D’ailleurs, bien que le vieux ait fait mine
-de nous inviter au pot-au-feu familial, tenez pour certain qu’il y aura
-à table toute une panerée de «grosses légumes». Le patron n’est pas
-homme à oublier, dans les délices de sa villégiature fluviale, son
-premier devoir, qui est de rentrer, d’abord, dans ses frais de charbon.
-
-
-
-
-XV
-
-
-Les prévisions de Vigel étaient exactes. Le baron Vanelli recevait à sa
-table, ce soir-là--une longue table ovale surchargée de buissons de
-roses et de tout un trésor d’argenterie--une dizaine au moins d’invités
-de marque.
-
-De la place assignée à ma modeste personnalité--un des bouts de
-l’ovale--j’examine à loisir la couronne des têtes. La plus vilaine est
-certainement sur les épaules pointues du représentant des Services
-Judiciaires de la colonie. La bêtise et l’arrogance du «_bandar log_[M]»
-transsude de cette peau couleur de nicotine, où les yeux clairs, au
-fond des orbites creuses, ont, sous les paupières roses et plissées, de
-quoi faire peur aux petits enfants. On donne ce vieux singe fourré comme
-un des premiers actionnaires de l’affaire des ciments.
-
-Le directeur des ciments est là aussi. C’est un gros, soufflé en cuir
-blanc, impotence glabre d’éléphant sacré. Son petit œil fin de
-pachyderme luit derrière un binocle, que la sueur rabat sur son nez. Une
-bouteille de Vichy est devant lui. C’est la seule boisson qu’il se
-permette en dehors de ses quatre absinthes quotidiennes; et ce régime
-l’a mis en état, jure-t-il, de battre le record de la durée de séjour
-dans la colonie. Il y a quatorze ans, en effet, qu’il n’a pas quitté les
-bords du Donaï, où sa fortune a connu les hauts et les bas les plus
-chanceux.
-
-La majorité des convives est visiblement impressionnée, moins par le
-faste que par le prestige attaché à la puissance de son hôte. Mal à
-l’aise, les uns exagèrent la familiarité, les autres la raideur. Mon
-voisin, petit secrétaire, rouge et rouquin, en je ne sais quel cabinet
-local, répond à mes tentatives d’entrée en conversation, comme si
-j’étais spécialement délégué par tout le Siam-Cambodge à l’assaut de
-son incorruptibilité.
-
-Vanelli, par contre, joue l’amphitryon bon enfant, lance avec une verve
-toulousaine, comme des souvenirs de joyeuse jeunesse, des histoires de
-sac et de corde, toute une chronique sous le manteau de cette bohème
-coloniale, dont maint seigneur de l’auditoire n’est pas encore bien sûr
-d’être évadé.
-
-En face de lui, le Lieutenant-gouverneur sourit parfois, d’un air
-absent. Grand, mince, le front violemment modelé, la bouche fine, il est
-le seul à peu près, des invités du patron, qui fasse figure. On le dit
-mélancolique et lassé, errant comme un corps sans âme, dans ces beaux
-jardins de la rue Lagrandière. C’est un artiste, épris des vieilles
-choses du Tonkin. Il regrette son pays de fins lettrés, de mandarins de
-race, d’orfèvres aux doigts subtils... Il est perdu, écœuré, chez les
-barbares cochinchinois, les grossiers boutiquiers qui transportent à
-Cholon le mauvais genre de Singapore, ou, pis encore, les renégats à
-raie de tête pommadeuse, fils d’esclaves, voleurs de rizières, mignons
-du vainqueur, qui roulent, à grands coups de teuf-teuf, dans les rues
-pourpres de Saïgon.
-
-Mais bientôt mes regards se posent sur sa voisine de gauche, Elsa de
-Faulwitz, à qui Mureiro, tout à l’heure, m’a brièvement présenté. Col et
-poignets radieux de pierreries, toute sa peau de brune se livre
-audacieusement aux reflets d’une soie verte, d’un vert d’émail, qu’un
-peu de broderie d’or retient à ses épaules.
-
-Sous les sourcils noirs, les yeux, qui ne sont peut-être que marron très
-clair, en paraissent eux-mêmes d’un vert olive. De l’hérédité
-paternelle, elle tient quelque chose d’aigu, qui est partout et nulle
-part, dans la pointe des sourcils, dans la courbure du nez, dans la
-conicité de la main et aussi dans le jet des mouvements rapides. L’image
-qui s’impose à moi est celle d’une arme, d’une arme horriblement
-précieuse dans sa gaine de soie veloutée et ses incrustations... Je note
-le sourire qui joue, furtif, comme un reflet sur une lame... Et je pense
-qu’une telle arme est, après tout, aussi bien et mieux que le glaive du
-Brenn, faite pour être jetée dans les balances, dans les balances où se
-pèsent les rançons des vaincus!
-
-Il me semble que les hommes qui sont là, rosés tout à coup par l’effort
-des nourritures, ne recueillent pas, comme il le faut, l’admiration que
-je lui décerne. Ils la contemplent avec des yeux enflés d’une convoitise
-cupide, une basse fascination de gens qui voleraient l’épée de
-Charlemagne pour en brocanter les joyaux... Seul, le père arrête de
-temps en temps ses regards sur elle, la fleur étincelante de son sang;
-et chaque fois la physionomie du vieux _kitsouné_ se transforme de noble
-orgueil.
-
-Cependant Vigel, placé en face de moi, ne pouvait ni voir Elsa, ni lui
-parler; mais je sentais qu’il observait, à la dérobée, mon propre visage
-et qu’imperceptiblement il fronçait les sourcils.
-
-Après le dîner, le café fut servi sur le pont; et, après le premier
-cigare, j’échangeai quelques mots avec Vanelli. Affabilité, puis tout de
-suite, affaires. Avec une netteté concise, il me donne ses instructions
-relativement aux prochaines arrivées de coolies, et m’invite à
-m’aboucher à cet effet avec un Chinois nommé A-phat, dont je trouverai
-la demeure sur les bords de l’arroyo de Cholon.
-
-Comme nous nous séparions, sa fille vint vers moi. Elle venait de
-s’isoler en un long aparté avec Vigel, et se rapprochait en riant.
-
---Voyons, monsieur de Tourange, fit-elle, le menton levé, les mains
-derrière le dos, n’est-ce pas que j’ai raison contre votre ami?
-
---Oh! certainement, madame.
-
---Savez-vous ce que je lui soutiens? Je lui soutiens que c’est lâche, de
-la part d’un homme, de vouloir se servir de l’amour comme d’une force.
-L’amour, c’est notre force à nous, les femmes... Nous n’en avons pas
-d’autre... Vous, vous avez vos calculs, votre sagesse, vos poings...
-Non, ce ne serait pas juste... Nous, nous n’avons que cela... songez!
-
-Vigel essaya de protester:
-
---Mais je n’ai pas dit le contraire! J’ai dit que...
-
---Taisez-vous, mon cher, laissez parler monsieur de Tourange. Je suis
-sûr qu’il a raison. Car c’est une force d’homme, lui; je vois ses mains
-et ses épaules... mais vous, qu’est-ce que vous êtes, avec ces épaules
-de chat et ces poignets de fille!...--elle regarda les poignets de Vigel
-avec une moue de dédain.--On aurait envie de les donner à casser pour
-savoir leur résistance exacte, de les voir à l’étau... pas toujours à se
-dérober!
-
---Pris à l’étau! ricane-t-il; pourquoi pas dans une bonne paire de
-menottes?
-
---Bah! fis-je à mon tour. Une bonne paire de menottes, ce n’est pas une
-mauvaise image de l’emploi de cette force de l’amour, dont il était, je
-crois, question. Et, de même que le policeman attache son propre
-poignet, pour mieux tenir sa capture, la femme aussi s’attache, en
-amour, l’autre petit bout de la chaîne. Mais je suis tout à fait de
-l’avis de madame de Faulwitz: ce n’est pas dans l’ordre que ce soit le
-prisonnier qui emmène le policeman.
-
-Elle se mit à rire:
-
---Très bien, bravo, monsieur de Tourange!
-
-Et, se retournant vers Vigel:
-
---Allons, hop! Henry, tendez les mains.
-
-Et, sans aucune gêne, elle les prit dans les siennes, et entraîna Vigel
-vers l’avant obscur du yacht.
-
-Je me rapprochai du groupe des fumeurs. L’atmosphère était chaude,
-moite. Les cols et les plastrons s’amollissaient. On percevait sur les
-faces, en dépit de l’excitation passagère des alcools, une sorte
-d’accablement hébété. La voix du gouverneur prophétisait, un peu morne,
-de l’avenir de la colonie, de la culture des hévéas à caoutchouc, du
-développement des quais... Puis les banalités courantes, récriminations
-sur le service des boys, cours de la piastre, pronostics de la saison
-théâtrale... Quelqu’un se mit à parler, avec un enthousiasme hors de
-propos, comme un marin de la mer, de la grande rizière de l’ouest, la
-rizière au temps du jeune riz, blonde, verte, frissonnante, où les
-buffles affleurent comme des écueils gris, refuges à de blanches formes
-d’oiseaux.
-
-Qui l’écoutait? La nuit était sur tous comme un voile noir. Tous
-instinctivement regardaient vers l’avant, les yeux cupides, maintenant
-atterrés, comme devant un entre-bâillement d’écrin vide, de cet écrin
-vide et sombre qu’était toute la nuit, autour d’eux, depuis qu’on avait
-retiré la chose étincelante...
-
- * * * * *
-
-Quand, à quai, nous remontâmes en pousse-pousse, Vigel me dit seulement:
-
---Une jolie image que vous avez trouvée là! Les menottes!
-
-Il souffla la fumée de son _reina victoria_ et, d’une indication de sa
-canne, mit son tireur à hauteur du mien.
-
---Oui, on se ferait volontiers criminel, devant des femmes d’un certain
-prix... n’est-ce pas, Tourange? Le travail, quel misérable outil, c’est
-elle-même qui le dit, le travail, notre pauvre travail d’homme, que vous
-admirez tant!... Criminel, oui, mais pas tout de même comme elles
-l’imaginent!
-
-Je compris sans peine que l’amour commençait à mettre du désordre dans
-sa pensée, et, jugeant inopportun de nourrir de mes discours sa frénésie
-naissante, je gardai le silence. Ce que voyant, il se renfonça dans les
-coussins du chée, et s’abandonna, bouche close, au secouement mou de
-l’homme aux pieds de chiffons.
-
-Mais quand nos véhicules arrivèrent à hauteur de notre jardin, dont
-l’ampoule électrique de la véranda verdissait, clair comme jade, les
-ténébreux feuillages, tandis que mon tireur mettait les brancards à
-terre, lui, fit signe au sien de rester en position de course.
-
-Je lui demandai, un peu surpris:
-
---Vous ne rentrez pas tout de suite?
-
---Ma foi, non, dit-il d’un air fantasque, la nuit est belle, et je ne
-déteste pas me promener dans les rues, à cette heure de vampire, quand
-j’ai un bon traîneur comme celui-ci. Et puis, sa voix changea, et puis
-non, Tourange, j’aime autant vous le dire tout de suite. Ma vie sera un
-peu décousue, ces jours-ci. Ne m’attendez pas trop à l’heure des repas,
-et excusez-moi de me servir de la voiture plus souvent qu’à mon tour.
-Je ne voudrais pas avoir l’air de vous lâcher, mon vieux, mais... je
-n’ai pas besoin de vous en dire davantage, n’est-ce pas? Seulement je
-vais faire une chose, je vais vous présenter à monsieur de Sibaldi. Si
-vous avez besoin d’un bon cicerone pour quoi que ce soit, c’est l’homme
-qu’il vous faut. Je vous ai déjà parlé de lui. Voyons, comptez-vous
-aller faire un tour au bal de la Mairie, jeudi prochain?
-
-Au vrai, je n’y comptais point. Je n’avais guère été tenté par la
-lecture de ces affiches où la municipalité saïgonnaise annonçait à la
-population européenne de la cité qu’elle serait chez elle, en son Hôtel
-de Ville, ce jeudi 2 octobre, à partir de dix heures du soir. En dépit
-du «nota bene» restrictif sur la tenue obligatoire--smoking pour les
-hommes, toilette de soirée décolletée pour les dames--je gardais de la
-méfiance, j’appréhendais, sous couleur d’«Européens», maint cortège de
-faces brunies sur bien d’autres rivages que ceux qu’arrose le
-Gulf-Stream, et restais froid, d’avance, à la séduction des vierges
-coloniales, trempées dans des mousselines d’un blanc outrageux.
-
-Mais Vigel protesta contre ces préventions.
-
---Allez-y toujours. Il y aura, au moins, les illuminations. Pour voir
-des lampes et des lanternes, sous le bleu du ciel tropical, qui ne
-sortirait de sa véranda! Et puis, croyez-moi, les gens d’ici sont comme
-ceux de partout. Ils valent beaucoup mieux que ce qu’ils vous montrent
-avec complaisance d’eux-mêmes... Vous avez, en France, visité des musées
-de province. Le gardien n’est-il pas acharné à vous faire miroiter les
-horreurs, qu’il appelle «ses trésors célèbres?» C’est à vous de savoir
-dénicher les joyaux valables, la pure patine... Pour Saïgon, monsieur de
-Sibaldi vous y aidera. Ainsi, c’est entendu, à jeudi. Encore mille
-excuses, vieux!
-
-Et il s’enfonça sous la voûte des tamariniers, que jaunissaient, de loin
-en loin, de faibles lampes électriques.
-
-Je franchis la porte du jardin.
-
-Vigel avait raison, la nuit était belle--belle et douce. Un peu de
-mousson y traînait, à pans de velours. Au-dessus des arbres,
-j’apercevais des grappes d’étoiles qui avaient l’air de venir s’écraser
-sur la Cochinchine tiède.
-
-
-
-
-XVI
-
-
---Urbs, [Greek: Polis], la Ville! proféra M. de Sibaldi; et la manche de
-son frac pointait vers la perspective, tapissée de feu, du boulevard
-Charner, les éclatements de lumière électrique de la rue Catinat, puis,
-girouettant vers le nord, balayait de son mystérieux prolongement les
-vérandas invisibles du Plateau, le palais du Gouverneur, tout le
-bas-relief noir, vaste, confus, ciselé de palmes, des jardins endormis
-de Saïgon--la Ville, ma ville!
-
-Et M. de Sibaldi se rasseyait devant la petite table que j’avais tirée,
-à son usage, quelques minutes plus tôt, dans un coin de la terrasse de
-l’Hôtel de Ville, plus près des sodas frappés du buffet que des
-sonorités orchestrales, excitatrices de la danse.
-
-A mon arrivée au bal, Vigel, fidèle à sa promesse, m’avait présenté à ce
-vieillard... Vieillard? Peut-on dire ici si c’est l’âge ou le climat qui
-brise une épaule, décolore une chevelure, suspend une poche d’ombre
-au-dessous d’une sclérotique jaunie?
-
-M. de Sibaldi était plus grand que la moyenne des danseurs. En dépit du
-faux-col double et du gilet de drap à quatre boutons, pas une goutte de
-sueur ne perlait sur son visage. Mais il n’eût pas été possible, non,
-devant ce visage, de dire si la carnation primitive en avait été celle
-d’un blond ou d’un brun. Ce qui s’offrait à ma vue, c’était le spectre
-même de cette pâleur saïgonnaise que nulle malaria au monde ne saurait
-concurrencer; et tout à l’heure, quand M. de Sibaldi m’avait tendu la
-main, au premier contact de cet épiderme, j’étais resté confondu... Nue,
-cette main semblait sortir, gantée de blanc, de la manche de l’habit
-noir.
-
-Maintenant je la regardais, à nouveau, cette main, sans bistre et sans
-carmin, cette main d’outre-tombe, qui venait de revendiquer Saïgon. Je
-la regardais s’allonger vers la fiole de whisky debout sur notre table,
-et, sans un tremblement, en verser l’alcool huileux, à confortables
-rasades, dans nos longs gobelets de verre. Je levai le mien, et le tins
-une seconde en l’air, avant de le porter à mes lèvres, comme une coupe
-de champagne à l’heure des toasts.
-
---Me sera-t-il permis, dis-je, de boire à la beauté de votre ville?
-
-Sur le visage de M. de Sibaldi, quelque chose passa, flamme non, mais
-lueur tout de même; et la bouche eut un sourire, un joli sourire, assez
-«vieille France», de barbon courtois et maniaque.
-
---Excusez mon enthousiasme, monsieur. D’ailleurs, peut-être vous a-t-on
-prévenu qu’il était facile de le déchaîner. Mais n’importe! Comprenez...
-comprenez que cela, son bras refit le geste du tour d’horizon, cela
-c’est pour moi comme un enfant qu’on a vu pousser...
-
-Il se tut un instant. Des fenêtres ouvertes de la salle de danse
-sortirent, comme des bouquets de palmes de cuivre, les accords finals
-d’une polka militaire, puis la longue rumeur bavarde des couples.
-
-Des chauves-souris passaient sur la terrasse. En bas, le peuple, foule
-hilare, jacassante, d’Annamites loqueteux, pantalonnés de gris, de noir
-ou de brun, parmi lesquels des Chinois, vêtus de soies brillantes,
-faisaient tache orgueilleuse comme des faisans dans un poulailler
-d’oiseaux communs, le peuple s’ébaudissait devant les splendeurs de la
-façade dont nous ne pouvions apprécier, nous les triomphateurs de la
-terrasse, que le rayonnement projeté sur cet obscur pullulement.
-
-M. de Sibaldi, d’une lampée, acheva de vider son verre.
-
---... Oui, comme un enfant... Une belle fille qui grandit vite! Et vous
-la voyez, débordant son berceau de feuillage, étendre une rue, puis une
-autre, comme un bras rose et droit, et qui s’étire... Et cette jeune vie
-recouvre peu à peu la vieille plaine des Tombeaux!
-
-La plaine des Tombeaux! Hier, n’ai-je pas traversé moi-même, à
-bicyclette, ce qui reste de ce terrain vague, jadis sacré, de ce champ
-de poussière jaune, que percent, comme des billots de bois, les bas
-sépulcres annamites, et que les entrepreneurs occidentaux éventrent,
-jour à jour, sans respect des interdits funéraires, comme sans crainte
-des vengeances des _ma-kouis_[N]!
-
---Et maintenant la voilà femme, avec tout son visage riant et
-chaleureux, et sa grande respiration tranquille, et son activité
-harmonieuse, et les nonchalances énervées de ses siestes... La voilà
-femme, et qui surprend et déroute!... Et vous, vous qui, jour à jour,
-heure à heure, avez suivi la transformation, vous qui croyiez connaître
-le moindre de ses désirs, de ses besoins, de ses rêves, chaque soir,
-lorsqu’elle s’endort, vous frémissez, en la contemplant, devant un
-mystère qui vous dépasse... Et il ne vous reste qu’à vous redire, les
-dents serrées: «C’est nous, nous, nous les hommes venus de France, qui
-avons fait cela tout de même! qui avons fait cela tout seuls!»
-
-Les cuivres éclatèrent au bout du grand escalier, en chant de coq, en
-ébouriffement de plumes d’émail, saluant de la _Marseillaise_ l’entrée
-du Gouverneur, des officiels, de toute la procession des collègues, aux
-importances graduées, de mon petit rouquin du _Lotus blanc_. Il y eut un
-mouvement vers l’intérieur, et la terrasse se trouva presque déserte.
-Inconsciemment je baissai la voix, et c’est du ton de confidence dont on
-parle, au coin d’un salon, d’une femme, que je murmurai à l’oreille de
-M. de Sibaldi:
-
---On me l’avait beaucoup vantée, mais j’avoue que sa beauté surpasse
-l’attente.
-
-Mais la voix de M. de Sibaldi vibrait, haute, exultante, publiant aux
-quatre coins de la nuit le los de la «Perle de l’Extrême-Orient».
-
---N’est-ce pas? N’est-ce pas qu’elle est belle? Ah! je me garde de
-convier à sa contemplation ces impuissants qui jugent d’une cité par ses
-monuments, comme d’une femme par le dénombrement de ses bijoux; dont le
-cerveau réclame, pour s’émouvoir, les relents d’un passé fameux, la
-fascination d’un musée plus gorgé de souvenirs qu’un œil de vieille
-courtisane. Mais tous ceux qui, comme vous, ont su mettre la grande
-virginité de l’eau entre leur cœur et ces décrépitudes glorieuses,
-quelle n’est pas leur ivresse, dites, quand, pour la première fois, ils
-surprennent, sous ces tamariniers, cette souple et jeune beauté!
-
-Vigel ne m’avait décidément pas surfait l’originalité du bonhomme. Avec
-prudence--ainsi qu’auprès d’un fou, ou d’un somnambule qu’un mot
-malencontreux peut précipiter de ses rêves--je souscrivis à l’éloge de
-Saïgon. Je cherchai même des phrases polies, capables de préparer du
-rebondissement à l’enthousiasme de mon interlocuteur.
-
---Le plus remarquable, dis-je, et qui ne manque pas de frapper le
-nouveau débarqué, c’est l’heureuse histoire de cette croissance. On n’a
-pas à déplorer ici, semble-t-il, de ces coxalgies fâcheuses, comme aux
-hanches de tant d’autres nourrissons, mâles besognes d’orthopédistes
-ignorants...
-
-De nouveau, M. de Sibaldi sourit, de son air de vieux gentilhomme
-attendri:
-
---Oh! si, tout de même, il y a eu des fautes commises. Nous étions comme
-de gros papas maladroits. Moi qui vous parle, j’ai pleuré quand les
-premiers quais se sont effondrés... On a bouché la perspective du
-boulevard Charner, par ce monument-ci, monsieur, dont je blâme
-l’architecture ridiculement «vieille Europe». Bah! la ville est assez
-belle pour faire de ces misères une beauté, comme sont signes sur beau
-corps de femme aimée... Et que nous pleurions ou riions, elle grandit et
-embellit... Car un destin est sur ses toits, cela se sent, monsieur,
-comme vous l’avez senti, au collège, n’est-ce pas, sur certaines jeunes
-têtes!
-
---C’est vrai, dis-je, en riant, il n’y a que les maîtres qui ne le
-sentaient pas!
-
-A l’entrée du bal, on avait remis à chaque invité un souvenir. C’était
-un livret, sorti des presses locales, et dans le goût de ceux que
-répandent, à travers le monde, les agences de voyages et les syndicats
-d’hôteliers; et tandis que M. de Sibaldi parlait, machinalement, j’avais
-entr’ouvert le mien; et mes yeux s’étaient attardés sur le dernier
-feuillet, qui contenait un plan de Saïgon--deux plans de Saïgon: Saïgon
-en 1860, Saïgon en 1910. M. de Sibaldi, après avoir souri de ma
-réplique, remarqua l’objet de mon attention, et mit le doigt sur la page
-coloriée.
-
---Le plan! dit-il, en hochant la tête, le plan de monsieur de la
-Grandière! Oui, autrefois j’ai parlé de cela, j’y ai cru... j’ai cru que
-c’était nous qui l’avions conçu; j’en étais le gardien fidèle et jaloux.
-Mais aujourd’hui...--sa voix reprit une sorte de bonhomie, non sans
-majesté--je sais que ce à quoi j’assiste n’est que l’éclatement, le
-rayonnement, l’épanchement de sa vie, à elle. Je sais qu’elle peut rire
-de ses vieux tuteurs, qui ne demandent plus, eux, qu’un honneur: celui
-de mieux se souvenir de ce qu’il a fallu de soins autour de son berceau!
-Non, monsieur, elle n’a plus besoin de nous, elle se défend toute seule.
-Elle impose sa loi de vie à tous les cerveaux, même étrangers, même
-ennemis. Car voilà la chose admirable, monsieur, ici ne ce sont pas les
-citoyens qui font la ville, c’est la ville qui fait les citoyens!
-
-Des larges portes-fenêtres ressortait, comme un _naga_[O] à plusieurs
-têtes, la théorie serpentante des danseurs, vite brisée en couples,
-uniformes blancs, smokings, épaules nues, cous cordonnés de perles.--La
-terrasse était envahie. Les éventails battaient mollement; la nuit
-chaude assourdissait, veloutait tout, les feuilles et l’air bleu et la
-lumière jaune des lampes à incandescence.
-
-Nous regardions les couples qui défilaient devant nous. M. de Sibaldi
-les examinait d’un œil sec et dur. L’un d’eux tourna autour de notre
-table, si près que j’en dérangeai le pied... Ils eurent un vague salut
-et passèrent.
-
---Vous les connaissez? demandai-je à mon compagnon.
-
---Non. Et pourtant «ont-ils l’air assez saïgonnais!» ricanerait un
-imbécile. Que vous disais-je à l’instant? Il n’est point ici de familles
-patriciennes, comme en quelque Venise, pour garder le dépôt de l’orgueil
-de la cité... Non. Celle-ci prend dans son air et investit de son
-orgueil tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui y trafiquent. Anglais,
-Français, Allemands, Espagnols... Elle ne leur demande qu’une épreuve,
-comme aux nouveau-nés de Sparte: la justification physique de leur droit
-d’aller au soleil... Et de ces gens de comptoir, elle fait des
-«maîtres».
-
-Des maîtres! A ces mots, je regardai vers le nord, masqué par les
-frondaisons obscures. C’était là que dormait la haute ville, le Plateau
-aux végétations heureuses, aux demeures à la fois semblables et
-différentes--comme les âmes des pairs.--Et me souvenant que,
-d’impression, dès mon arrivée, j’avais baptisé cela: «le jardin des
-maîtres», je me mis à sourire.
-
-M. de Sibaldi crut voir, dans mon sourire, une sceptique protestation,
-car il reprit avec force:
-
---Oui, «des maîtres», j’ai dit le mot; je veux, s’il le faut,
-l’expliquer. Oh! je sais, de reste, les reproches et les persiflages.
-Ces employés, ces fonctionnaires,--ces modestes employés, ces petits
-fonctionnaires, n’est-ce pas?--on dit volontiers qu’ils payent de leur
-pâleur leur avidité de luxe, leur goût de paraître, de jouir, de rouler
-en victorias caoutchoutées, eux, pauvres hères aux bottines poudreuses,
-par droit de naissance! On dit que c’est tant pis, si ce n’est pas l’or
-qui fait tache jaune dans leur bourse, mais seulement la bile au coin de
-leur œil! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai... Ils payent, je vous
-dis, la sensation d’être des maîtres, des «sahibs», et ce n’est pas trop
-la payer que de faire, pour cela, leur épiderme plus blanc. Ils
-exagèrent la race, ils ont raison... Ils ont raison de s’enfuir de
-là-bas, où des maîtres sans investiture leur imposent la morale des
-esclaves!
-
-Un fracas de _Marseillaise_ coupa, pour la seconde fois, la parole à M.
-de Sibaldi. La terrasse, derechef, se vida; et moi-même, m’étant levé,
-me laissai porter par le reflux. C’était le Gouverneur qui s’en allait.
-Il descendit l’escalier aux rampes de marbre, de son air de provéditeur
-ennuyé, absent... cependant que, derrière lui, un essaim d’habits noirs
-s’empressaient autour d’un personnage à tournure de Grand Mogol,
-somptueusement habillé de soie bleue d’acier, et la tête sous un chapeau
-d’or étincelant comme une pagode-miniature,--le roi de Savanan,
-entendis-je chuchoter autour de moi. Et je vis aussi, dans la cohue
-précipitée à leur suite sur les marches, Henry Vigel donnant le bras à
-Elsa de Faulwitz et, sans doute, la ramenant à sa voiture, à en juger
-par l’écharpe légère dont elle s’était encapuchonnée.
-
-Quand je reparus sur la terrasse, je trouvai M. de Sibaldi penché sur
-les balustres, comme en train de recueillir pour lui-même les
-acclamations de la foule saluant la sortie du Gouverneur.
-
-Chassés par la chaleur, les couples regagnaient vite l’espace sans
-plafond, y venaient attendre l’heure du souper. Les femmes paraissaient
-lasses. La sueur avait ravagé la poudre de leurs visages, et, autour de
-leurs prunelles brillantes, les orbites semblaient s’être macabrement
-creusées. Quelques-unes, qui riaient, avaient dans leur rire quelque
-chose de hoquetant.
-
-M. de Sibaldi en salua deux ou trois, puis revint près de moi.
-
-Il suivit mes regards qui s’attardaient sur une, si pâle, si mince, et
-qui n’arrêtait pas de rire...
-
---Prenez garde, dit-il en me touchant le bras,--ne jugez pas trop
-vite... Il est facile (on ne s’en est guère fait faute) de railler ces
-élégances «à l’instar de Paris» et ces décolletés au blanc de sépulcre,
-et ces coiffures écrasantes comme des tiares... Moi, monsieur, je me
-mets à genoux et je salue l’héroïsme.
-
-Il fit deux ou trois pas dans la direction de ce pauvre petit squelette,
-si joyeux, et qui avait l’air d’avoir dansé dans son linceul, hésita,
-puis finalement revint à moi.
-
---Oui, l’héroïsme! Rappelez-vous ce François Pizarre.
-
- «Qui seul, parmi ces gens pourtant de forte race,
- Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse
- De coton, conservait sous l’ardeur du Cancer,
- Sans en paraître las, son vêtement de fer!»
-
-»Je salue les femmes qui gardent seulement la cuirasse de coton de leur
-corset! Parfaitement, monsieur, moi, l’homme des vieux temps--car trente
-ans ici, c’est un vieux temps... la première maison que j’ai habitée a
-déjà vu deux fois sa toiture mangée par les poux de bois--moi, je me
-souviens du temps où les hommes prenaient l’absinthe en kéao kéqhouan,
-en tenue de boys, sur le trottoir de la rue Catinat, et où les femmes
-dansaient, fagotées comme des bébés nègres... Et je n’appelle pas cela
-le bon vieux temps! J’ai vu cela, et je dis: nous avions tort!
-Aujourd’hui les femmes exigent ce qu’il faut de leurs couturières et de
-leurs modistes, et nous portons le smoking et le frac; et cela est bien,
-nous devons cela à notre dignité de maîtres.
-
-Il s’arrêta tout à coup, porta la main à son front, où de la sueur
-s’égouttait. Je crus qu’il chancelait et fis un mouvement pour le
-soutenir. Mais il me retint, d’un geste de la main, et d’un sourire me
-remercia.
-
---Ce n’est rien. Mais il fait effroyablement chaud, depuis que tout le
-monde se bouscule par ici... Ne croyez-vous pas que nous serions mieux à
-rouler à l’air? Ma victoria est en bas. S’il pouvait vous être agréable
-d’en user à mes côtés, vous m’en verriez ravi.
-
-J’acceptai sans me faire prier l’invitation de mon compagnon. Était-ce
-le départ d’Elsa de Faulwitz--je ne l’avais pourtant même pas saluée de
-la soirée--qui me rendait soudain attristant et morne le brillant Hôtel
-de Ville?
-
-Les poneys de M. de Sibaldi, d’une couleur de lune assez rare, nous
-emportaient, à preste allure, dans la direction de Cholon. Tête nue,
-renversés dans le fond de la voiture, nous restions silencieux, nous
-abstenant de fumer, pour ne pas gâter le glissement aux lèvres de cet
-air tiède et quasi sucré.
-
-O nuit cochinchinoise! Incomparable songe d’amante excédée! Tout est
-fièvre, torpeur, amollissement. Tout, et le cœur humain, participe au
-refus de vibrer, il n’est que cordes détendues... Comme un dormeur sous
-la moustiquaire s’asphyxie de son propre souffle, la Cochinchine tout
-entière étendue, assoupie, étouffe en d’étranges moiteurs lilas.
-Cependant, que la gaze un moment s’écarte, et l’on voit le ciel, comme
-une ceinture trop riche de pierreries, qui presse la terre!
-
-Une boule fulgurante de lampe à arc. Des rails, des sifflements de
-vapeur. Puis la pittoresque fête aux lanternes d’une rue de Cholon. Au
-pas nous fendons la cohue nocturne et bruyante, nous longeons les
-éventaires de fruits jaunes et verts, les comptoirs de boissons
-gélatineuses, les boutiques aux beaux portants de bois doré. Des
-percutements de tam-tam annoncent un théâtre proche.
-
-D’autres victorias, pareilles à la nôtre, stationnent à des tournants.
-Évidemment des évadés, comme nous, du bal des habits noirs. Avec des
-cris et des rires, une jeune femme aux épaules endiamantées, que suit
-une escorte galante, marchande, à cette heure indue, une pièce de
-soie...
-
-M. de Sibaldi louche vers le groupe et, doucement, hausse l’épaule:
-
---Voyez-vous, je ne suis pas sûr qu’«elles» aiment la Ville. Elles sont
-vaillantes, mais elles ne comprennent pas... Peut-être même sont-elles
-jalouses. Elles ont des modes, des caprices et la Ville a la loi... Le
-désordre les séduit et les amuse... Cholon et les chinoiseries
-biscornues, le thé, le châtoiement des lanternes et de la soie, à la
-bonne heure, voilà qui leur chante... Si nous les laissions faire, elles
-feraient de la Ville, j’en rougis, un grand bazar, une devanture à
-_shopping_ exotique...
-
---Vous êtes sévère, dis-je, car je me suis laissé conter que parmi les
-hommes qui ont fait la Ville, comme vous le disiez, plus d’un ne s’était
-guère privé d’afficher son goût, aussi, pour les chinoiseries
-biscornues.
-
-M. de Sibaldi rougit violemment, d’un rouge toutefois à l’échelle des
-teintes de son extraordinaire épiderme, au vrai: couleur de mauvaise
-encre.
-
---O honte, hélas! Quelques-uns des nôtres, comment le nier? ont succombé
-à la tentation... et plus gravement que les femmes. Ils ont abdiqué la
-maîtrise et la race... Ils se sont couchés aux pieds de l’Asie, de cette
-idole obèse et prometteuse de luxure. Cela, c’est la pire ignominie;
-et, pour éviter cela, je préfère...
-
-Il s’interrompit, et fit signe à son saïs qui remit l’équipage dans la
-direction du boulevard Charner.
-
---Que préférez-vous? demandai-je, dès que nous eûmes regagné le silence
-de la route obscure.
-
---Je préfère sans l’aimer beaucoup, j’excuse, si vous voulez, qu’on
-n’oublie pas trop Paris, la Cannebière et la vieille France. Il souffle
-depuis quelque temps sur la ville un vent de nostalgie métropolitaine.
-On ne bâtit plus selon les justes plans. Au lieu de nos demeures
-coloniales, si graves, si mystérieuses derrière leurs verdures et leurs
-colonnades, vous verrez maintenant des chalets normands et des pavillons
-de chasse Louis XIII, et des rues qui auraient, pour un peu, l’aspect
-d’allées d’exposition universelle... Mais je ne m’en effraye pas outre
-mesure; la Ville saura y mettre bon ordre... C’est comme cette énorme
-cathédrale--M. de Sibaldi, du fer de sa canne, indiquait la direction
-des clochers qui, le jour, percent le centre de la masse feuillue de
-Saïgon--cet insecte mastoc aux maigres antennes, ce lourd coffre à
-prières, je ne l’aime pas beaucoup, encore qu’il soit de la belle
-couleur de notre Bien-hoa[P]. Mais je l’admets, je l’excuse, à cause de
-ceux qui sont couchés là-bas, au bout des saos de la rue de Bangkok[Q],
-et qui l’ont voulu... qui voulaient sentir les vieilles racines tenir la
-terre autour d’eux. Et cela vaut mieux, somme toute, que d’aller faire
-le pitre à la pagode! Mais, personnellement, je le dis franchement, je
-me passerais de sa vue. Moi, j’ai coupé les vieilles racines. Je
-suis--M. de Sibaldi criait à tue-tête, debout, une main au siège du
-cocher, dominant le tapage de la victoria emportée comme chaudron à la
-queue des poneys fouaillés--je suis le cerveau blanc, décrassé de
-l’histoire, le cerveau tout blanc, comme une feuille d’épure, le blanc
-cerveau couleur de craie, de chaux et de pierre à bâtir!
-
-Il se rassit ou plutôt se laissa retomber sur les coussins, et eut aux
-lèvres un sourire d’enfant:
-
---Excusez-moi, monsieur, je suis un vieux fou, un vieux fou de
-citadin--je déteste nos «broussailleux», monsieur--qui adore sa ville!
-Et le soir, la nuit, je me promène, je regarde nos belles rues fardées
-de rouge, où voltigent nos victorias légères, et la fumée qui rampe
-comme un dragon au-dessus de nos gares, et les faisceaux de mâts qui
-hérissent notre port, et je me redis, oui, je voudrais me redire, car
-quel autre y songe? «Nous autres, les hommes--je dis bien, les hommes,
-je m’entends--nous avons fait cela tout seuls! Nous n’avons eu besoin ni
-des femmes, ni des aïeux, ni des dieux!»
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Les premiers coolies sont arrivés. Je suis allé voir à leur sujet, M.
-A-phat. M. A-phat est une des personnalités les plus en vue de ce
-commerce chinois, dont d’aucuns font la pierre angulaire de l’édifice
-financier de la colonie, d’autres la toiture hors d’époque, exagérément
-lourde et mangée des poux de bois.
-
-Il ne se prépare pas une adjudication importante à la Marine ou aux
-Travaux Publics que M. A-phat n’ait, par voie plus ou moins officieuse,
-la primeur du cahier des charges. Tous les entrepreneurs européens sont
-d’ailleurs obligés de compter avec lui à cause des briques, dont il a
-trusté la fabrication. Les batelleries fluviales sont sous sa
-dépendance, et il possède dans la rue Catinat deux de ces boutiques où
-l’on trouve, en cinq minutes, de quoi monter un ménage: des casseroles,
-des lampes, de l’épicerie, des moustiquaires et des bijoux. Mais quelle
-est au juste sa fortune? Les uns lui attribuent des capitaux
-inépuisables, des montagnes de taëls engrangées dans les banques de
-Shanghaï et de Canton. Pour les autres, plus sceptiques, M. A-phat n’a
-rien que sa face et l’occulte patronat qu’il exerce à l’égard de
-quarante mille clients, pauvres diables de ses compatriotes, prêts à
-verser, à tout appel de lui, quarante mille souscriptions à deux
-dollars.
-
-Tout est énigmatique dans la vie de M. A-phat. Ses apparences
-extérieures sont celles d’un gentleman céleste de Singapore, portant le
-panama, les bottines à l’américaine, le caleçon national de soie gris
-perle et la veste à manches étroites de soie lilas... Il est fastueux,
-roule automobile de quarante chevaux, donne des coupes sportives et
-entretient, à grands frais, les équipiers professionnels du _Chinese
-Club_, pour la saison de football. Il habite sur la rive gauche de
-l’Arroyo, à mi-chemin de Cholon et de Saïgon, une demeure de beau
-style. Les toits cornus en sont revêtus de ces briques jaunes et
-vertes, d’un émail admirable, gloire et splendeur des palais impériaux
-de Pékin. Enorgueillissante référence qui ne manquerait pas de valoir à
-M. A-phat, en sa mère patrie, les honneurs spéciaux d’une prestigieuse
-décollation! Ces mêmes briques font au jardin, qui pousse jusqu’à la
-berge ses arbustes fleuris, une élégante clôture ajourée, sur le faîte
-de laquelle, de piliers en piliers, rampent des dragons ou perchent des
-phénix, en faïence éclatante et versicolore de Cay-may. M. A-phat a là,
-dans cette demeure, salles de réceptions volontiers ouvertes. Trois
-grandes salles d’enfilade où l’on sert le thé à l’anglaise, et, à
-l’occasion, la coupe de champagne, voire le pernod, car M. A-phat est
-physionomiste et, comme tout bon fils de Koung-fou-tseu, a un sens très
-fin des hiérarchies. Trois galeries, bourrées de porcelaines, de bois
-sculptés et de bronzes, et fort connues des Européens d’ici, chez qui
-elles allument discrètement des visions intéressantes de somptueux
-pillage... Il faut un œil relativement averti pour faire le départ des
-valeurs entre cette pacotille de l’industrie cantonnaise et les fruits
-de l’art immortel, protégé par Kang-hi le Magnifique.
-
-Mais ces trois pièces centrales sont les seules de l’habitation de M.
-A-phat que l’on puisse apprécier. L’aile droite et l’aile gauche restent
-mystérieusement closes, ainsi que la foule des bâtiments annexes. Là se
-dérobe l’impénétrable vie privée de M. A-phat. Le nombre des concubines
-de ce financier est incertain. Quelquefois, en passant en pousse-pousse
-sur le chemin de berge de l’Arroyo, on aperçoit, contre la tablette
-laquée d’un encadrement de porte, une silhouette longue, le cou barré de
-colliers d’or, la collante tunique bleu pâle, galonnée de satin noir, et
-la face au fard merveilleux traversée d’un long sourire...
-
-Il y a plaisir à traiter les affaires avec M. A-phat, qui ne les mêle
-d’aucune sensibilité désorganisatrice, étant façonné au beau positivisme
-intellectuel de la culture confucianiste. M. A-phat a «l’affaire» du
-transport de nos coolies. C’est lui qui a frété les chaloupes des
-Compagnies fluviales chinoises, lui qui touche tant de piastres et de
-cents par tête nattée transportée vive du quai de l’Arroyo à celui de la
-gare de Battambang, lui qui s’occupe des formalités de douane, qui
-négocie dans les bureaux des services, service sanitaire, service de
-l’immigration, service de la législation, service de la navigation,
-avec ce doigté, cette souplesse incomparable du Céleste dans le
-maniement de la machine administrative. J’admire avec quelle dextérité
-il appuie ici sur un cliquet, là tire sur une ficelle, ailleurs comprime
-légèrement un ressort, tapote un régulateur... Il est évident que nous
-autres, gens d’Europe, avec notre cervelle imprégnée d’énergétique, nous
-nous butons partout maladroitement à de la force. Pour M. A-phat, la
-force est si haute, si lointaine, si mystérieuse et si sacrée, que sa
-considération ne l’intéresse pas... Et d’ailleurs il n’est pas bien sûr
-qu’elle existe encore, et que le volant de la masse ne reste pas seul à
-tout entraîner. Tout n’est que rouages. Mais, par exemple, dans la mise
-en branle des rouages, M. A-phat est habile et de doigts subtils comme
-un ouvrier artiste de son pays. Ah! c’est une bonne leçon que je reçois
-là!
-
-Grâce aux offices de M. A-phat, les chaloupes commencent à partir
-régulièrement, et, avec elles, les chalands chargés de riz et de
-poissons séchés. Car il ne faut pas oublier que ce bétail-là mange comme
-les autres.
-
-Ce bétail! Je voudrais qu’il n’y eût point méprise sur l’emploi que je
-fais de ce mot. Je ne pointe pas des têtes, pour le compte de Vanelli,
-comme un _vaquero_ d’_estancia_ ou un _ranger_ du _Bush_, ni comme un
-garde-chasse au dénombrement des cerfs d’un lord anglais.
-
-Ce matin, justement, j’ai assisté à un départ. Sur la rivière couleur de
-rouille, une coque vert sale, où apparaît, en cicatrices, le bois... Et
-là-dessus une pyramide de ballots et de boîtes, sur les gradins de quoi
-sont accroupis quelque cent cinquante coolies presque propres, ma foi,
-dans leurs cotonnades blanches et grises. En fond à l’affreux décor de
-paillotes et de palétuviers, de lourdes nuées de zinc et de plomb, d’où
-s’échappe de l’ouate éblouissante... Peu de cris, nulle bousculade.
-C’étaient là des catholiques du Hou-Pé, embrigadés par les missions; et
-plusieurs arboraient sur la poitrine, pendus au col, des crucifix
-d’émail dont le luxe étonnait sur leurs hardes. Un Père se tenait à la
-poupe, maigre, sec, en robe noire, la tête sous un casque plat et rond.
-Je lui ai serré la main et souhaité bonne chance. Il m’a remercié et
-souri, d’un sourire qui n’était pas tout à fait d’un Européen, un
-sourire d’Asiatique où l’œil n’accompagne pas les lèvres, et où l’on est
-tenté, malgré tous les avertissements, de voir de l’ironie...
-
-J’ai regardé l’hélice brasser cette rouge pâte tourbeuse, et la
-chaloupe dériver dans le courant... Et c’est vrai que je n’avais pas de
-pitié. Il était possible que je vinsse d’avoir sous les yeux une
-conduite de moutons à l’abattoir. L’idée ne m’en troublait pas. Il faut
-bien que le kilomètre 83 se fasse... Et je sais que quiconque a vu un
-morceau suffisant de la terre pour se rendre compte de l’œuvre qui reste
-à faire, et du grouillement des millions de bipèdes à appliquer à la
-besogne, je sais bien que celui-là ne peut accepter, plus que moi, que
-soit faussé, au taux des balances mystiques, l’infime prix de la vie
-humaine.
-
-Mais peut-être ai-je tort? Peut-être cette «impitoyabilité» à laquelle
-j’assigne de si laborieuses déterminantes, n’est-elle qu’inertie de ma
-sensibilité dépaysée? Je me souviens du dire de certain passager du
-_Vaïco_, vieil habitué de l’Extrême-Orient et qui retournait y mourir,
-après une décevante tentative de retraite en France: «Une des
-principales causes de l’exaltation joyeuse qui vous soulève d’abord aux
-colonies, c’est que vous y êtes délivré de la compassion. Vous n’êtes
-pas synchrone à la douleur ambiante; elle ne fait rien vibrer en vous,
-elle n’envoie pas de rayons noirs... Alors vous dites: pays heureux,
-pays de plénitude, pays sans ombre! Mais vienne le temps, et les ombres
-aussi! Vous parlez la langue de ces pauvres diables; et vous vous
-initiez à leurs souffrances, et vous retrouvez la misère universelle; et
-c’en est fini de cette orgueilleuse fête d’empereur assyrien... Et il
-vient autre chose tout de même!... Et moi, monsieur, moi je viens de
-quitter le village de mes pères, où je pensais rendre mon âme, parce
-qu’en y revenant je m’y suis compris étranger: je n’avais plus de pitié
-pour les paysans de chez nous!»
-
-Peut-être avait-il raison, le vieil homme du _Vaïco_! Peut-être ne
-suis-je qu’un novice, un résonnateur mal synchronisé! Et peut-être le
-Père que j’ai salué avec estime, comme un maître meneur d’hommes, a-t-il
-vraiment un cœur de pasteur saignant sur son troupeau, son troupeau
-rabattu vers les parcs du Siam-Cambodge, masse grisâtre, silencieuse et
-déjà indistincte où je crois voir seulement jouer, par instants,
-l’éclair d’une croix étincelante accrochée à un col.
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Tandis que je vaque ainsi à mon commerce de bois jaune, je ne sais trop
-ce dont trafique mon compère Vigel du côté ciment. Mais je me doute de
-ce qui l’occupe par ailleurs. L’âme et l’esprit s’anémient vite ici,
-sous un amour trop somptueux, comme le corps sous un vêtement trop
-lourd. Une nervosité veule, une sorte de halètement débile de la pensée
-trahissent l’édifice intérieur qui flageole... Vigel, je pense, devrait
-se défier davantage des accès trop rapprochés de certaine fièvre... Je
-le vois assez rarement, le plus souvent à déjeuner, presque jamais passé
-la sieste. Tous les jours vers quatre heures, je sais qu’il prend la
-voiture, comme il m’en a loyalement rendu compte, et part, «beaucoup
-pressé», dit le boy. Je ne crois pas qu’il fréquente les chemins
-classiques du cinq à sept saïgonnais, avenue de Cholon ou tour de
-l’Inspection, car moi, qui volontiers m’y promène à pied, je ne l’y ai
-jamais rencontré. Et j’ai vu, par contre, maintes fois, le lendemain
-matin, à l’heure où Vigel dort encore, le saïs nettoyer les traces d’une
-écume abondante sur le harnais.
-
-Un jour, un seul, j’ai surpris le couple.
-
-Ce jour-là, j’étais monté moi-même dans une victoria de louage de la rue
-Catinat, et, m’écartant des itinéraires encombrés, m’étais fait
-véhiculer assez loin, dans le nord-ouest. Par là, le sol se relève et
-s’affermit. Il y a des vergers à manguiers, des landes bossuées et
-semées de bouquets d’arbres semblables à des chênes, et aussi des champs
-de tabac blanc, que l’on arrose en hâte, à l’heure propice et brève des
-crépuscules, avec l’eau des puits sans margelle, dont les innombrables
-bambous lève-seaux se profilent, au-dessus des plants assombris, comme
-un peuple de vergues et de mâts.
-
-Le hasard de ma promenade me conduisit à l’entrée d’une pagode qui
-séduisait, à distance, par la jolie teinte rose ambré de l’enduit de
-ses murailles. Dans l’ombre du vaisseau, en arrière des énormes poutres
-sculptées du porche, on discernait vaguement une assemblée de Sages
-gigantesques, impassibles et dorés sur ventre, tandis qu’à l’extérieur,
-sous une façon d’auvent en tuiles jaunes, folâtraient de minuscules
-dieux de faïence, rieurs et couleur d’oiseaux... Un jardin précédait
-l’édifice, un jardin méticuleusement composé comme une broderie, et
-entièrement épilé d’herbes pour donner plus de ton aux fleurs. Un seul
-arbre l’ornait, mais avec quel instinct d’art, ou quelle science de la
-symbolique, planté juste en face de la porte, en symétrique de l’autel
-par rapport au seuil! Je réconnus un frangipanier de la variété rose,
-tout couvert et tout embaumé de sa floraison. Il était très beau ainsi,
-sans l’altération de la moindre feuille, tout en corolles délicates,
-d’un rose idéalement charnel, poussées à miracle sur les rameaux
-ligneux... Et la route qui menait à la pagode était très belle aussi,
-étant macadamisée de cette pierre de Bien-hoa, qui revêt de si
-glorieuses parures les paysages de Cochinchine. Assez exactement, on
-peut y voir de larges touches de cette pourpre à fresque que les
-peintres appellent le rouge de Pouzzoles.
-
-Je sortais du jardin de la pagode, quand j’aperçus Elsa et Henry. Ils
-avaient, sans doute, comme moi visité le lieu saint, et rejoignaient,
-par quelques détours, leur voiture embusquée dans le voisinage. Ils
-étaient trop loin pour me permettre de distinguer le détail de leur
-enlacement, mais je ne pouvais me méprendre à la double silhouette...
-Elle diminuait lentement entre la longue perspective des bambous liés, à
-sa droite et à sa gauche, comme de grandes gerbes verticales, et la
-route, derrière elle, s’aplatissait, vide et magnifique, comme un tapis
-royal. C’était l’heure où le ciel tout entier se teint d’écarlate et de
-carmin, et où une brise, chargée d’un parfum d’eau, arrive des tristes
-paillotiers de la rivière. Et je ne sais pourquoi je me sentis tout à
-coup la bouche amère, comme si je venais de mâcher un des rameaux
-laiteux du bel arbre aux fleurs trop roses.
-
- * * * * *
-
-Vigel, par extraordinaire, dîne en face de moi. Il mange d’ailleurs très
-peu, se tient mal à table et a une mine de déterré, toutes choses que
-je m’abstiens de relever, pour ne pas tarabuster ses nerfs visiblement à
-l’ouvrage.
-
---J’ai vu monsieur de Sibaldi, lui dis-je.
-
---Ah! grogna-t-il, vous avez rencontré ce vieil alcoolique! Quelles
-sornettes vous a-t-il contées?
-
---Il a manifesté le désir de recevoir votre visite... C’est un honneur,
-ajoutai-je en riant, dont je pourrais me montrer jaloux, car le bonhomme
-m’a paru mettre plutôt du parti pris à éluder la mienne, en dépit de la
-chaleur de nos rencontres en terrain neutre. Je ne connais même pas
-encore son habitation. Recèle-t-elle donc des mystères interdits au
-profane?
-
-Vigel haussa les épaules avec un petit ricanement:
-
---Des mystères! Vous êtes sans doute le seul dans Saïgon pour qui le
-contenu de la cagna Sibaldi garde cet honorable prestige de l’inconnu,
-et c’est ce qui retient le pauvre vieux... Car il y a belle lurette que,
-pour lui et les autres, le voile d’Isis s’est envolé des épaules, et du
-front de madame de Sibaldi, ornement central de ladite demeure!
-
---Monsieur de Sibaldi est marié!
-
---A la colle forte, si j’ose dire. Il a choisi l’ingénue, aux temps
-héroïques où la fleur de nos gandins cochinchinois se devait de faire
-voile jusqu’à Singapore au devant du char nautique de Thespis, du
-paquebot amenant la troupe théâtrale, si vous préférez... Et dame!
-l’ingénue d’il y a trente ans a pris tout le développement d’une
-confortable mégère, emplissant la demeure et la vie de son imprudent
-séducteur de ses prétentions, de ses récriminations, voire de ses
-titubations... Sans compter qu’il lui reste de sa professionnelle
-jeunesse un goût pour le maquillage et le costume qui contribue
-fortement à tenir bas les finances du pauvre homme!
-
---Au fait, demandai-je, de quoi s’alimentent-elles ces finances? Quelle
-est la position sociale de Sibaldi? Fonctionnaire, commerçant, colon?
-
---Pour l’heure, journaliste. Il rédige un petit canard qui volète et
-nageotte, selon la formule, subventionné par ci, discrètement arrosé par
-là... Mais tout ce qu’un homme peut faire ici pour gagner sa chienne de
-vie, vous pensez bien qu’en un demi-siècle de rue Catinat, le père
-Sibaldi a eu le temps de l’essayer. Il a eu, comme tout le monde, des
-missions officielles pour rechercher des huîtres perlières dans le
-Tonlé-sap, ou des vers à soie dans les palétuviers de Bin-dinh. Il a eu
-des licences d’exploitation de rotin dans la forêt de Phantiet, des
-adjudications de paddi[R] pour l’Intendance, des importations d’étalons
-manillais pour les Haras. Il a fait le parfumeur, a planté des
-ylangs-ylangs, distillé la feuille du lantana et la fleur mâle du
-papayer... Il a spéculé sur des terrains, il a bâti des compartiments,
-il a vendu du vin, il a représenté des marques de lait concentré, il a
-fondé des compagnies d’assurances franco-chinoises. Il a, que sais-je
-encore? cultivé des rizières; mais voilà, ses rizières étaient mal
-placées, celles qui étaient en bas étaient si bien inondées qu’il y
-poussait des joncs avant toute chose, et celles qui étaient en haut si
-bien ensoleillées qu’il aurait fallu des chameaux et non pas des buffles
-pour les sillonner... Tout cela n’était pas le Pérou... Il n’y a qu’une
-affaire, en somme, qu’il ait parfaitement et durablement réussie: celle
-de la propriété pleine et inaliénable de madame de Sibaldi.
-
---Il y a aussi sa ville, dis-je, dont il tire quelque consolation...
-Mais donnez-moi donc le nom de son canard, Henry, je lui dois bien de
-prendre un abonnement...
-
---Ma parole, je crois que cela s’appelle l’_Aube saïgonnaise_. Mais tant
-pis pour le vieux! (Vigel eut une nouvelle grimace de ricanement.) Je ne
-le plains, ni lui ni ses pareils... Est-ce qu’il ne pouvait pas se
-conformer aux lois de la sagesse, et prendre une bonne petite congaïe à
-peau fraîche, renouvelable de lustre en lustre, qui aurait surveillé la
-boyerie, empêché le Chinois de mettre trop de bleu dans la lessiveuse,
-et su mijoter le ragoût de crevettes et la confiture de papaïe?
-
-Et, là-dessus, Vigel planta d’un mouvement rageur, son couteau dans le
-kaki, rouge comme un cœur, qu’il était en train de peler.
-
-Après le dîner, je m’étais retiré chez moi et m’occupais de dépouiller
-une liasse de journaux de France dont je m’étais muni l’après-midi.
-J’entendais Vigel qui allait et venait dans sa chambre, bousculant des
-meubles et des tiroirs, puis qui franchissait la porte-fenêtre et
-commençait d’arpenter la véranda. A la longue, intéressé par cet
-énervement malgré tout anormal, je profitai d’un passage devant ma porte
-pour lui crier:
-
---Venez donc fumer un cigare et causer un moment!
-
-Il hésita, puis leva les pailles du store.
-
---Merci, fit-il en entrant, je ne vous dérange pas? Je sens bien que je
-suis d’humeur exécrable...
-
-Il vint se planter en face de moi. Il n’était vêtu que de son sampot
-cambodgien. Je regardai son torse et ses bras nus, et retins mal une
-grimace devant leur maigreur. Il la vit et me dit, toujours de son air
-de méchante ironie:
-
---Hein! il n’y a pas à le nier, je suis en forme! Tâtez ces deltoïdes,
-mon cher.
-
-Je relevai les yeux vers sa figure, au teint gâché, ses joues comme
-ombrées à la mine de plomb.
-
---Ma foi, dis-je froidement, vous me paraissez un peu sur les boulets,
-Vigel. Et je pense qu’il y aurait sagesse à retourner au plus tôt à la
-noce arborescente de là-haut. L’air de la cité ne vous réussit guère.
-
---Sur les boulets! et il croisa les bras, gonflant bouffonnement les
-muscles, vous ne vous doutez pas que vous avez devant vous un athlète de
-marque, un champion de football, qui va jouer dimanche pour le Trophée
-du Gouverneur et comme avant de deuxième ligne, permettez! Ça vous coupe
-les jambes, mon cher, et à moi donc! C’est Elle qui a trouvé ça! c’est
-sa dernière, la plus chérie de ses petites inventions! Si bien qu’on ne
-me verra pas jusqu’à dimanche, pour ne pas compromettre mon
-entraînement... Car je suis qualifié, accepté par le capitaine du Stade,
-mon vieux... Il manquait un homme qui a eu l’à-propos de se faire
-charcuter le foie, il y a trois jours, et moi j’ai eu l’imprudence de
-parler d’une vieille inscription au Club à mon premier passage... C’est
-complètement idiot, je ne tiendrai pas jusqu’à la mi-temps; mais voilà,
-Elle le veut!
-
-Je dessinai un geste vague.
-
---Ah! elle le veut! Eh bien, il faut jouer au football puisqu’elle le
-veut et que vous l’aimez.
-
-Il y eut comme le bruit d’un coup de dent sur un os.
-
---Je ne l’aime pas, je voudrais la tuer.
-
---Cela revient au même. Mais comme vous ne pouvez décemment pas la tuer
-avant d’avoir gagné le Trophée, je vous le répète, prenez un cigare, un
-fauteuil, un tout petit verre de sherry, à cause de votre entraînement,
-et devisons gaiement.
-
-Il se laissa faire, s’assit, rajusta son sampot, tira quelques bouffées,
-et parut reprendre le gouvernement de ses nerfs.
-
---Merci, dit-il enfin, vous m’avez rendu un premier service. J’allais
-finalement m’imbiber d’éther, ce qui n’était pas proprement, je l’avoue,
-le geste de la situation. Mais, avant d’aller plus loin, il sied que je
-vous la sorte des brumes, cette situation.
-
-Il laissa tomber un peu de cendre dans une soucoupe, et l’écrasa
-minutieusement du bout du cigare,--honorable prétexte à tenir les yeux
-baissés.
-
-Il reprit:
-
---Vous connaissez le proverbe: «Si tu me roules une fois, tu as tort. Si
-tu me roules deux fois, c’est moi qui ai tort.» Eh bien, mon cher ami,
-je suis un homme roulé trois fois.
-
-Je ne manifestai aucune émotion particulière à cette révélation. Il
-continua:
-
---La première fois, elle était jeune fille. Cela se passait à Tien-tsin,
-au temps où fonctionnait, à la suite de l’affaire des Boxers, un
-Gouvernement Provisoire, qui avait un engorgement de taëls dans ses
-caisses. Papa Vanelli, qui a un diagnostic étonnant pour ces cas,
-s’était dépêché d’accourir, et avait obtenu je ne sais plus quelle
-adjudication de creusement de canaux. Et moi, je débutais dans la
-carrière sous son égide, et, naturellement, je jouais les pages auprès
-de sa brillante héritière. Je passe sur les détails: les chevauchées,
-croupe à croupe, dans ce pays d’horizons jaunes, avec cet air de cristal
-entre les dents, les rendez-vous, les innocentes parties de tennis...
-Dieu, qu’elle était jolie, la péronnelle! J’étais jeune, un ange du ciel
-pour le manque de malice, et j’y allais de tout mon cœur. Et j’ai failli
-pleurer quand j’ai appris--trois semaines après l’appareillage du _Lotus
-blanc_, qui s’appelait à l’époque le _Kwang ping_--les fiançailles
-d’Elsa Vanelli avec Herr Graf von Faulwitz. J’ai failli pleurer,
-simplement, niaisement, sans même penser à prendre une revanche...
-
-Vigel secoua la tête et but machinalement une gorgée de la liqueur
-couleur de sang, que j’avais versée dans son verre.
-
---C’est elle qui m’y a fait penser, des années et des années après... Je
-l’ai rencontrée à Hong-kong, seule, le Herr Graf courant momentanément
-le monde, et moi ayant gagné des grades dans l’armée des mercenaires
-vanelliens. Le second jour, elle était ma maîtresse. La seconde semaine,
-je songeais à la faire divorcer. Je jure que c’est elle qui m’en a
-insufflé l’idée la première. Mais à partir de l’instant où c’est moi qui
-ai commencé d’y faire allusion, j’ai senti que la couleuvre me glissait
-entre les doigts... Et le second mois, le _Lotus blanc_, le même qui se
-dandine là-bas sur la rivière, est parti un beau matin, arrivé
-mystérieusement de nuit, et Henry Vigel est resté sur le quai de Pa-lung
-à regarder la queue du sillage et à faire le compte de ses piastres. Il
-m’en restait sept... et un stock inappréciable de souvenirs. C’est peu
-de temps après l’établissement de cette balance que je suis monté vers
-les forêts majestueuses du Siam-Cambodge.
-
-«Faut-il insister sur la troisième fois? Je n’étais plus le séraphin
-dans ses plumes candides de jadis. Je m’étais lacé, bardé, cuirassé pour
-la bataille. Seulement, voilà! elle était vraiment trop jolie, et si
-douce! Pendant les huit premiers jours je n’ai pensé qu’à ça, et j’ai
-totalement oublié mon devoir de revanche. Et c’est pendant ces huit
-jours qu’elle a gentiment fait tomber, pièce à pièce, toute ma carapace
-défensive. Et alors, dès que la bonne chair, la bonne pâte rouge, a été
-bien mise à nu, et tous les petits nerfs bien à vif, elle a commencé son
-travail. J’ai connu un boxeur, Dixie Crowd, qui travaillait de cette
-manière. Il choisissait un endroit où le premier _swing_ avait un peu
-marbré, et il revenait, avec insistance; le reste n’avait pas l’air de
-l’intéresser. Au début on ne comprenait pas bien; on aurait presque dit
-une caresse; mais il appuyait, touchait, retouchait, martelait, gagnait
-sur les bords, avec un art, une méthode! et il finissait toujours par
-mettre son homme en bouillie. Eh bien! voilà--acheva Vigel d’un air
-piteux.--Je suis en bouillie... Quant au compte du restant de piastres,
-je viens de l’établir: vingt-cinq. Et le _Lotus blanc_ n’est pas encore
-parti!
-
-Je ne pus m’empêcher de sourire.
-
---Ma foi, mon pauvre Vigel, pour retaper la bouillie, je n’ai pas de
-baume; mais pour les piastres, je peux bien volontiers pourvoir à ce que
-vous ne vous tourmentiez pas. Naturellement, je n’ai pas grand’chose
-ici,--il ne faut pas tenter les boys.--Mais je vais vous remplir un
-chèque sur la banque d’Indochine, où j’ai quelques fonds...
-
-Il me regarda, avec une gratitude sincère et un peu d’admiration, me
-diriger vers le tiroir d’un bureau, et m’ayant remercié chaleureusement,
-se retira, emportant le papier.
-
-Mais, presque aussitôt je le vis revenir, tenant quelque chose dans sa
-main droite fermée.
-
---C’est bien le moins, dit-il en étendant le bras, que vous admiriez ce
-bibelot, qui fait juste la différence entre le compte d’aujourd’hui et
-les deux cent vingt-cinq piastres d’hier.
-
-Il ouvrit la main, et je vis, posé à plat sur sa paume, un bracelet
-assez bizarre, tel qu’en portent certaines riches congaïes. Un anneau
-taillé dans une sorte de pierre translucide, sombre et tiède au toucher
-comme de l’écaille noire. Je le pris et restai surpris de l’extrême
-légèreté qu’il accusait, en dépit d’une volumineuse monture d’argent.
-
-Vigel grimaça un sourire.
-
---Oui, mon vieux, deux cents piastres. C’est pour rien. La pierre vient
-d’un lac à ma-kouis des monts Cardamomes et préserve des naufrages...
-C’est même pour cela que j’ai dû expliquer à madame de Faulwitz qu’il
-était impie d’acheter celui de deux cent cinquante piastres, avec
-monture d’or. Car la pierre est si légère, comme vous l’avez constaté,
-que chargé d’argent, l’objet flotte, mais chargé d’or, coule... Enfin,
-sachez, mon bon Tourange, qu’on m’a promis de le porter dimanche en mon
-honneur... Quelque chose comme le brassard aux couleurs du champion--un
-peu funèbres, les couleurs!--et aussi, ensuite, dans toutes les
-traversées que fera le _Lotus blanc_! Mais, en attendant ces heureux
-jours, je vous dis bonsoir, cher ami. Dieu nous garde d’oublier les
-exigences de l’entraînement et de compromettre la gloire du stade
-saïgonnais!
-
-Il me reprit le bracelet, et se retira définitivement, tenant haut,
-entre le pouce et l’index, le précieux rond, mince et noir comme un
-petit serpent cabalistique, et gouaillant, d’une voix encore chargée de
-rancune:
-
---Ah! c’est un bel avant de seconde ligne que le Stade vous montrera là,
-mesdames!
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Le coup d’envoi de la partie de football, qui devait mettre en présence
-le _Stade Saïgonnais_ et le _Club Chinois_ de Cholon était annoncé pour
-quatre heures et demie. Lorsque, vers quatre heures, je me dirigeai vers
-le terrain de jeu, une colonne hétéroclite de voitures, de pousses et de
-piétons était engagée déjà, devant moi, sous la longue voûte de
-feuillages de la rue Lagrandière, y laissant suspendu, jusqu’à hauteur
-des vertes ogives, le poudroiement vermeil du bien-hoa foulé. Je ne
-m’étonnai point de cette affluence, sachant que, depuis huit jours,
-toutes les cervelles étaient, peu ou prou, mises à l’envers par la
-perspective du match--d’un match qui prenait les proportions d’un
-conflit de races. Depuis huit jours, toutes les feuilles locales, y
-compris l’_Aube Saïgonnaise_ d’Hervé de Sibaldi, consacraient des
-colonnes à l’événement. On avait tout discuté: d’abord l’opportunité
-même de cette admission des Asiatiques à une compétition dotée par le
-Lieutenant-Gouverneur d’un trophée sensationnel, puis la composition des
-équipes, la forme, pour chacune, de ses quinze équipiers, l’élection des
-capitaines, le choix de l’arbitre... La désignation in extremis d’Henry
-Vigel avait généralement provoqué la critique. Pour la faire accepter,
-les dirigeants du Stade avaient dû exciper de l’autorité d’une vieille
-compétence britannique de la Hong-kong Bank, attestant avoir vu l’homme
-jouer brillamment pour «Hong-kong Civilians» contre «East Army and
-Navy». Sur les athlètes célestes, mille racontars couraient. On les
-donnait pour de véritables professionnels, introduits en Cochinchine par
-de riches marchands de Cholon et nantis, par ces derniers, d’emplois de
-complaisance sauvant leur qualification d’amateurs et leur laissant tout
-loisir de parfaire leur préparation. On vantait l’aptitude des avants à
-suivre la balle, la vitesse des trois quarts, et la force prodigieuse
-de l’arrière, un colosse mandchou, à moustache de phoque, haut et rond
-comme un pilier de pagode. Cependant quelques fins initiés les disaient
-«overtrained», un peu forcé à l’entraînement, et d’une nervosité
-insolite chez des jaunes.
-
-Le terrain de jeu avait été choisi au milieu des jardins qui avoisinent
-le palais du Gouverneur. De beaux saos à troncs pâles y formaient mur
-contre le soleil, et couvraient d’ombre le vaste rectangle gazonné. La
-plèbe indigène garnissait, hilare, jacassante et glapissante, trois des
-côtés du rectangle. Le quatrième, celui des saos, était réservé aux
-Européens, lesquels y doublaient et triplaient une haie de vestons
-blancs, la jaquette du lieutenant gouverneur faisant point sombre à
-hauteur du piquet médian, et les toilettes féminines disséminant des
-notes vives tout au long de la corde.
-
-A quatre heures vingt-cinq, les deux «quinze» commencèrent à venir
-occuper leurs postes. J’étais arrivé depuis quelques minutes et
-échangeais des pronostics avec Elsa de Faulwitz, qui, d’un signe,
-m’avait appelé. Vigel, en remontant la ligne de touche, passa près de
-nous et s’arrêta. Il portait le maillot cramoisi des équipiers du
-Stade, la culotte blanche et les classiques bottines à barres
-pyramidales. Elsa, assise sur une chaise, les deux mains au manche de
-son ombrelle, l’enveloppa d’un regard dédaigneux.
-
---Décidément, dit-elle, avec une moue, je m’étais trompée. Ce rouge ne
-vous va pas du tout, Vigel. Vous êtes verdâtre, là-dedans.
-
-Vigel ne répondit rien. Je vis seulement qu’il jetait un coup d’œil
-furtif vers le poignet gauche de madame de Faulwitz, qu’encerclait le
-bracelet noir et argent. Ses paupières eurent un léger battement, et,
-nous tournant le dos, il se dirigea vers le centre du jeu.
-
-Les équipes s’affirmèrent vite de valeur égale. Grappes croulantes des
-mêlées, longs coups de pied de dégagement des arrières, prestes passes
-des trois quarts, nulle supériorité dans l’attaque, ou nulle faiblesse
-dans la défense ne se révélait. Chez les hommes de Cholon, un peu plus
-d’acrobatie peut-être dans le maniement de la balle; chez ceux du Stade,
-un peu plus de décision dans l’élan de la course.
-
-Vigel ne faisait pas trop mauvaise figure à son poste. Sa silhouette
-élancée, aux épaules félines, était d’un athlète de classe, en dépit de
-sa mauvaise condition, et ses prises de l’adversaire pour le plaquage,
-nettes et décisives. Deux ou trois fois cependant il manqua la balle,
-qui lui glissa des mains, et j’entendais, à chaque faute, la voix
-cinglante de madame de Faulwitz:
-
---Le maladroit! Est-il permis d’avoir de vilaines mains en beurre, comme
-ce garçon!...
-
-Mais, tout à coup, de la même bouche partit un bravo enthousiaste, et
-deux jolies mains, pas en beurre celles-là, claquèrent avec frénésie,
-cependant qu’en face de nous, de la racaille bigarrée, agrippant les
-cordes, une clameur discordante s’élevait. Tout près des buts menacés du
-Stade, un équipier chinois venait de s’échapper avec le ballon et
-courait marquer l’essai. Malheureusement pour lui, sa natte, qu’il
-portait, pour la partie, soigneusement enroulée autour du crâne, se
-défit, et on la vit battre, dans le secouement de la course, le dragon
-violet brodé dans le dos du large maillot vert.
-
-Fatal échevèlement! Vigel avait pu, pareil à l’ange de la mort, saisir
-au vol la noire tresse, et d’une secousse vigoureuse mettre l’homme à
-terre, à deux pieds de la ligne. En dépit de la réclamation du capitaine
-de Cholon, et du tapage mené par une fraction de l’assistance,
-l’arbitre déclara l’arrêt correct, et n’accorda pas le coup franc de
-réparation. La rumeur qui suivit sa décision n’était pas encore éteinte,
-lorsqu’il siffla pour le repos de la mi-temps.
-
-Je profitai de la pause pour aller complimenter Vigel. Il était étendu
-sur le dos, les bras en croix, à même le gazon, et sa poitrine se
-soulevait avec violence. Il se mit, à mon approche, sur son séant, et
-commença de sucer le citron qu’un équipier lui tendait.
-
---Hump! fit-il, entre deux mordillements de la pulpe acide, j’ai mieux
-tenu que je ne l’espérais! Mais ce n’est pas fini! J’ai besoin de
-ménager mon souffle et d’ouvrir l’œil. Le gaillard que j’ai sonné de si
-plaisante sorte va chercher sa revanche... Et, ajouta-t-il, après une
-légère hésitation, madame de Faulwitz, près de qui je vous ai vu, que
-dit-elle de ce spectacle?
-
---Madame de Faulwitz a sonorement applaudi, quand vous avez si bien
-plaqué le maillot vert.
-
-Il eut un sourire dur.
-
---Ah! elle a applaudi... Tout à l’heure elle applaudira aussi quand
-c’est moi qui serai salement plaqué!
-
-Le coup de sifflet de l’arbitre, rappelant les joueurs à leurs postes,
-nous sépara, et tout de suite il y eut un figement des bouches et des
-yeux, un arrêt du brouhaha qui laissa seulement perceptible un
-ronflement proche et continu de voitures légères. C’étaient les tilburys
-des riches marchands chinois, mécènes du Club, lesquels ne pouvant ni
-s’asseoir aux côtés des Européens, ni se mêler à la tourbe de leurs
-compatriotes, et pas davantage afficher ostensiblement la nervosité de
-leur attente, avaient imaginé ce sauve-face de tourner, à train de
-course, dans les allées avoisinantes du jardin. Et parmi eux, je
-reconnus l’opulent et corpulent M. A-phat et son minuscule poney noir
-qui, tout barbouillé d’écume, avait pris l’air d’un chocolat à la crème.
-
-Non, madame de Faulwitz n’applaudit pas, quand Vigel fut salement
-plaqué! Cela se produisit quelques minutes avant la fin. Ni l’une ni
-l’autre des équipes n’avait encore marqué les trois points d’un essai;
-mais les hommes du Stade menaçaient à leur tour de très près les buts du
-Club, et l’émotion de la foule grandissait jusqu’au délire. De sa masse
-agglutinée et assombrie--car le soleil ne rougissait plus
-l’entre-branches des saos--jaillissait par instants, sous le
-contre-coup d’une saute de la balle, un hurlement rauque et bref, comme
-d’une énorme trompe pressée. Je me trouvai immobilisé contre la corde,
-entre une façon d’énergumène, aux bras tournoyants, qui clamait, sans
-variations, à chaque dix secondes qu’un maillot rouge ou vert
-bondissait: «Le tigre, le tigre!» et madame de Faulwitz qui, grimpée sur
-une chaise, toute rose, les yeux brillants et les dents serrées,
-maintenait son équilibre de statue précieuse grâce à la pointe de son
-ombrelle piquée dans mon épaule. Non, elle n’applaudit pas, quand Vigel,
-projeté subrepticement par son adversaire à la natte, resta là, boulé
-comme un lapin. Elle dit seulement, d’une voix où trépignaient le dépit
-et la colère: «Les rouges vont jouer à quatorze!» mais tout de suite,
-avec une expiration radieuse de triomphe: «Ha! les verts aussi!»
-
-Car l’homme au dragon n’était pas à deux pas d’Henry, qu’il se cassait
-subitement sur lui-même, prenait son ventre à deux mains et s’étalait à
-son tour. Mais cet ébrèchement de chacun des «quinze» n’eut pas le temps
-d’influer sur le résultat, car, au même moment, la grappe compacte des
-vingt-huit joueurs restant s’effondrait et se disloquait par delà la
-ligne de but et le sifflet de l’arbitre annonçait le triomphe du Stade.
-
- * * * * *
-
---Que disais-je? qu’il fallait garder l’œil ouvert! Je m’en tire avec
-une clavicule fêlée. Tu viendras me voir à l’hôpital, vieux camarade?...
-C’était un coup de casse-nuque que l’autre cherchait. Mais je ne suis
-tout de même pas un novice... Elle disait jadis que je pourrais devenir
-un damné champion... Et le gentleman à face de fièvre jaune aura raison
-d’aller se faire mettre tout de suite de la glace sur le ventre, ou gare
-à la péritonite!
-
-
-
-
-XX
-
-
-Je ne fus qu’à moitié surpris de trouver à la maison un billet de
-Vanelli m’invitant à passer à bord du _Lotus blanc_, le lendemain matin,
-vers les onze heures, pour une communication urgente. J’avais expédié
-mon dernier convoi de deux cents têtes l’avant-veille du match et
-n’attendais plus que l’ordre de remonter vers la troisième rivière.
-Vanelli me le donna en termes sobres et précis, à sa manière:
-
---Votre congé est fini. C’est aujourd’hui lundi. Un vapeur part pour
-Pnom-penh mercredi. Vous le prendrez. Si les eaux sont trop basses pour
-vous permettre d’atteindre Battambang, par voie fluviale, vous vous
-procurerez, en route, des chevaux... L’essentiel est que vous arriviez
-vite. Sur l’itinéraire terrestre, vous pouvez vous renseigner auprès de
-mon gendre, le comte de Faulwitz, avec qui vous déjeunerez tout à
-l’heure... Car nous vous gardons à déjeuner, n’est-ce pas? Ma fille
-tient, je le sais, à recevoir vos adieux, et le _Lotus blanc_ doit
-appareiller à quatre heures.
-
-Je levai les sourcils, étonné.
-
-Mureiro se mit à rire.
-
---Oui, nous quittons Saïgon pour Bangkok. Le Siam-Cambodge a deux
-tronçons, ne l’oublions pas, encore que vous ayez le droit, vous, de
-n’en connaître que le français.
-
-Remonté sur le pont, je trouvai, près du roof, Elsa adossée à la
-muraille, dans sa pose favorite, les bras en croix, les mains au
-plat-bord. A deux pas d’elle, un homme de haute taille faisait danser un
-chien à mâchoire de loup.
-
---Monsieur de Tourange. Mon mari.
-
-L’homme au chien arrêta sur moi, une seconde, le regard d’un œil clair,
-d’une expression impérieuse et froide,--assez banale, en vérité, dans un
-visage plein, vif en couleurs, et arrondi dans le bas par une barbe
-flave de Germain,--puis me tendit la main avec une affabilité un peu
-hautaine.
-
---Vous devez repartir pour Battambang, et si je ne me trompe pour le
-marais de Chang-préah? Curieux pays! Monsieur, voulez-vous que nous en
-causions?
-
-Et m’offrant un cigare, il m’entraîna dans une déambulation que rendait
-possible la double épaisseur de toile mouillée, capotant, d’hermétique
-sorte, tout l’arrière du _Lotus_.
-
-Il parlait un français correct, dont il cisaillait les phrases en
-membres courts, articulés d’une seule pièce. Je m’étonnai de sa
-connaissance approfondie des régions traversées par le Siam-Cambodge, de
-la lucidité de ses évocations topographiques, de son sens professionnel
-des difficultés à prévoir pour nos travaux. Il s’apercevait de ma
-surprise et, de son côté, paraissait s’en amuser. Il mettait même de
-l’adresse et comme de la coquetterie à utiliser telle de mes réponses
-pour boucher méthodiquement quelque trou de son propre exposé. Mais,
-deux ou trois fois, ayant contrecarré une de ses opinions, ayant touché
-à une pierre de son mur, je vis ses sourcils se froncer et sa tête
-tourner avec raideur sur son cou. Cela me fit songer aux beaux rapaces
-empaillés de Georgie, et mon admiration fléchit...
-
-Herr Graf von Faulwitz, vous êtes un homme de premier ordre quand vous
-avez raison; quand vous avez tort, vous n’êtes qu’une méchante buse
-teutonne! Et dans ce moment toute ma sympathie alla, je ne sais trop par
-quelle réaction, vers cet affreux sang mêlé de Vigel, qui n’a jamais
-tort ni raison, vers mon vieux camarade si souple à s’introduire dans la
-vérité, à se la retourner sur le dos que, ma parole, elle ne présente
-plus ni endroit, ni envers, ni coutures, tout ainsi qu’un maillot du
-Stade.
-
-Le déjeuner fut sans éclat. Invités de seconde série, doublures
-administratives. Visiblement Mureiro liquidait ses politesses.
-
-Un seul convive pétaradait assez drôlement dans cette grisaille, un
-petit secrétaire du Gouvernement, brun et vif comme un grain de poudre,
-qui prit feu à propos du match des Rouges et des Verts et de l’intérêt
-suscité dans la population par ce spectacle athlétique.
-
---Hé! que me chante-t-on d’influence anglo-saxonne et de contagion de
-Hong-kong! Ignorez-vous que Saïgon est la ville la plus romaine du
-monde? Que faut-il aux Saïgonnais! Je le dis au Gouverneur tous les
-jours: _Panem et circenses!_ Pour _panem_, ils ont le riz: c’est
-merveilleux, c’est mieux que n’ont jamais eu leurs ancêtres... Restent
-les jeux. Le football est un bon exercice de cirque, je le reconnais, à
-part son nom, qui est barbare... Mais je sais bien que si j’étais le
-Gouverneur, je fonderais tout de suite ma gloire en bâtissant à ce
-peuple latin des Arènes... Oui, des Arènes où l’on donnerait des combats
-de tigres et de buffles, de rhinocéros et d’éléphants, et, pourquoi pas,
-des courses de pousse-pousse!
-
-Aux liqueurs, servies sous la double tente du pont, le même petit
-bonhomme, casqué jusqu’au nez, à la ressemblance, j’imagine, d’un
-centurion, se dirigea vers moi et me saisit par un bouton de mon gilet.
-
---Vous qui êtes un ami de Sibaldi, venez que je vous explique ma théorie
-de Saïgon.
-
---Je la connais, dis-je.
-
-J’étendis solennellement le bras et l’index dans la direction du
-boulevard Charner.
-
---_Urbs!_
-
-De son propre index il se toucha la poitrine.
-
---_Civis!_ Tout est là,--continua-t-il d’une voix aux sonorités de
-buccin. Je le dis également tous les jours au Gouverneur! Une chose à
-sentir: la force antique, la beauté dévoratrice de l’_Urbs_! Une chose à
-comprendre: la dignité du _Civis_--ici, le blanc! Et vous tenez la clef
-de ce paradoxal problème: l’expansion coloniale d’une race qui se
-rétrécit autour de ses foyers! Nous Français, nous sommes tout
-simplement les Latins, les fils des sectateurs de Jupiter, dieu de
-l’hégémonie. Nous avons la passion héréditaire et irresponsable des
-grands travaux publics. Nos administrateurs--encore un point que je me
-plais à signaler bien souvent au Gouverneur!--ont tous la folie des
-routes. Elles ne se raccordent pas entre elles, de province à province,
-mais réjouissent l’œil du proconsul de leurs alignements milliaires...
-atavisme romain! Atavisme romain, la joie de réquisitionner les
-prestations, les corvées, la main-d’œuvre des milices et de la
-région!... Pensez si dans ce pays à base de ciment, l’atavisme est
-guilleret! Romains, vous dis-je, nous sommes Romains! La lutte du
-_Civis_ contre le pérégrin, de l’ingénu contre l’affranchi, mais nous la
-vivons! C’est la poussée des Asiatiques, le problème du métissage...
-Romaines, nos demeures carrées sans étages, à colonnades à hauts
-soubassements... Et tenez ces simples mots: _Puer, abige muscas!_ Vous
-rappelez-vous comme les magisters s’égaraient dans des gloses à perte de
-salive sur ce _puer_, qui ne devait pas se traduire par enfant, mais
-par laquais? Ici seulement, j’ai compris, j’ai donné le juste sens:
-«Boy, chasse les moustiques.» Et c’est pourquoi--termina le jeune
-conseiller ordinaire de M. le Gouverneur--c’est pourquoi je me plais à
-voir une Cérès Orizafautrix, assise sous les frises cay-mayeuses de
-notre chambre d’agriculture. J’admire la piété de notre concitoyen qui a
-dressé, sur les piliers de son portail, deux têtes casquées d’Augusta
-Minerva, et j’adore, chaque jour, la blanche Vénus aux bambous, à qui
-furent consacrés les jardins de telle villa du boulevard Norodom.
-
-Un rire éclatant fuse à côté de nous. Madame de Faulwitz secoue très
-haut la cendre de sa cigarette.
-
---Savez-vous, monsieur de Tourange, qui a mis les têtes de Minerva sur
-les portails? Mon gros Prussien de mari!
-
-Je scrute, un temps, les longs yeux couleur d’olive.
-
---Monsieur de Faulwitz a donc habité Saïgon?
-
-Un nouveau rire, comme une pluie d’or.
-
---_Natürlich!_ C’est quand il a préparé son expédition pour le marais...
-quand les autres ne savaient pas où il fallait faire passer le chemin
-de fer.
-
-Ainsi, Herr Graf von Faulwitz, c’était vous l’Ennemi! c’était vous le
-reître à la barbe ronde et au gosier dur, le patron de Just Barnot,
-c’est vous qui devez des comptes à l’âme de monsieur Lacroix!
-
---Cela a été très difficile de faire changer ce qu’on avait d’abord
-décidé. Papa ne voulait pas. Il disait que le marais coûterait beaucoup
-de coolies. Mais il y avait d’autres considérations, et papa a fini par
-céder. On ne connaît pas mon mari, et comme c’est un homme d’une volonté
-dure!
-
-C’est vrai. On connaît mal le comte de Faulwitz. Je le connais un peu
-mieux peut-être, depuis un tout petit incident de la cérémonie de mes
-adieux au _Lotus blanc_.
-
-Je venais de baiser respectueusement la main de madame de Faulwitz et de
-lui souhaiter une heureuse traversée, jusqu’à Bangkok.
-
-Elle avait ri--encore!
-
---J’ai un porte-bonheur pour la traversée. Regardez-le.
-
-Prestement elle avait fait glisser le long de son poignet le bracelet
-noir, que je savais venu du lac à ma-kouis des monts Cardamomes.
-
-Tandis que j’admirais avec politesse, M. de Faulwitz s’approcha de nous,
-très souriant.
-
---Quel triste bijou portez-vous là, chère amie?
-
-La belle Elsa rougit imperceptiblement, puis, vite, recomposa son visage
-aigu de petit sphinx féminin et, me reprenant le bracelet, en fit
-chatoyer les transparences dans la lumière.
-
---C’est un cadeau, dit-elle, de l’air le plus délibéré du monde, et
-j’étais justement en train d’expliquer à monsieur de Tourange que la
-propriété de cet objet est de flotter, s’il tombe à l’eau, tant la
-pierre en est légère!
-
-M. de Faulwitz souriait toujours.
-
---Certes, voilà qui est curieux!
-
-Il s’appuya sur le bordage et, comme distraitement, déboutonna et releva
-un pan de la tente. La rivière apparut, étincelante et tourbeuse, et
-bousculée en tournoiements rapides.
-
-M. de Faulwitz se retourna vers sa femme, et, du ton de la plus grande
-courtoisie:
-
---Faites donc l’expérience tout de suite, pria-t-il.
-
-Les yeux verts et les yeux bleus se heurtèrent un instant, sourcils
-tendus.
-
---Ne craignez rien pour l’objet,--le gros Prussien de mari ne se
-départissait pas de son flegme courtois.--Puisqu’il flotte, Vulcan ira
-le chercher. _Acht! Rasch! Da_, Vulcan!
-
-D’un bond, le chien-loup, assoupi sur un paquet de filins, avait sauté
-sur la large lisse du bastingage, où son maître, la main au collier, le
-maintenait ployé sur les jarrets. Les yeux bleus s’immobilisèrent à
-nouveau, froids, un tantinet railleurs.
-
-Il y eut un tout petit flouc, comme d’une épluchure jetée au courant, et
-tout de suite l’énorme patapouf d’une bête poilue lancée à tour de bras
-sur le plancher du pont.
-
---Il est inutile d’infliger un mauvais bain à Vulcan. L’objet a coulé
-comme du plomb. On vous avait fait un conte, chère amie... Au revoir,
-monsieur de Tourange, n’oubliez pas que la chaloupe pour Battambang part
-après-demain matin, à huit heures, de Mytho.
-
-Madame de Faulwitz avait baissé le front et serré les lèvres, et
-regardait la pointe de son soulier, qui battait un joint goudronné du
-tillac.
-
-Et ce fut seulement au moment où je lâchais l’échelle de coupée pour
-enjamber le bordage de mon sampan, que le cristal d’une voix rieuse, qui
-semblait tinter d’un bout à l’autre du _Lotus_, vibra dans mon oreille:
-
---Au revoir, monsieur. Ne manquez pas de raconter à Henry ce qui est
-arrivé à son cadeau!
-
-Je serai bon messager. Je rapporterai l’histoire du bracelet. J’y
-ajouterai même un petit reproche. Puisque, en tout état, le bracelet
-devait aller au fond, ce n’était vraiment pas la peine, mon vieil Henry,
-de faire tant de manières pour l’acheter en or.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-Sitôt à quai, je jugeai convenable, en effet, de passer par l’hôpital,
-où j’avais laissé, la veille au soir, Vigel en posture satisfaisante
-quant à l’affaire de sa clavicule. Je croisai, près de la grille, M. de
-Sibaldi. Après une légère hésitation, il fit le mouvement de traverser
-la rue et nous nous abordâmes.
-
---Je viens de chez Vigel, me dit-il. Maintenant, il s’est endormi, et le
-médecin pense qu’il vaut mieux le laisser à son sommeil. Mais Henry m’a
-donné sa clef pour aller chercher quelques papiers chez lui... Vous ne
-voyez pas d’obstacle à ce que je m’y rende tout de suite?
-
-Je lui répondis que le boy qui le connaissait, à coup sûr, lui donnerait
-toutes facilités, et nous nous quittâmes.
-
-Par acquit de conscience, je me dirigeai vers le pavillon où était
-soigné Henry; mais l’accès de la chambre du blessé me fut, comme me
-l’avait fait entendre Sibaldi, refusé par ordre médical. Je regagnai
-donc à pied la maison où le boy me rendit compte de la perquisition du
-«vieux monsieur journalisse» arrivé en pousse-pousse et reparti de même.
-
-Je me doutai, tout de suite, de l’objet de cette perquisition, quand je
-vis affiché, le lendemain matin, aux vitrines des librairies de la rue
-Catinat, un placard portant en capitales voyantes:
-
- L’AUBE SAIGONNAISE
-
- LES DESSOUS DU SIAM-CAMBODGE
-
-Pour dix centimes, j’achetai la feuille et la parcourus tout en
-marchant. L’article de tête, non signé, tenait près de deux colonnes.
-
-«Jusqu’ici le Siam-Cambodge avait étiré ses rails à travers les
-broussailles de la forêt indochinoise, tout ainsi qu’à travers celles de
-l’opinion publique,--vite et sans bruit. Mais il n’en est pas des
-chemins de fer comme des peuples: les plus heureux ne sont pas ceux qui
-n’ont pas d’histoires! Les dirigeants de cette mirifique entreprise le
-savent mieux que quiconque, ayant, comme il est constant, vieille
-expérience en ces matières.
-
-»Que faut-il, en effet, pour qu’une affaire de travaux publics soit une
-bonne affaire... pour l’adjudicataire? Il faut des histoires! Il faut
-que les avant-projets officiels, dont les indications ont servi de base
-au marché, fourmillent de grosses erreurs. Il faut, pour un chemin de
-fer, qu’on trouve du granit au lieu de gravier, de la vase au lieu de
-sable, des montagnes au lieu de plaines, et des marécages au lieu de
-volcans! Alors la compagnie montre terriblement les dents, jure qu’on la
-ruine, menace de fermer ses chantiers... et tout se termine le mieux du
-monde par un petit accord d’arbitrage et un article additionnel au
-marché, où chacun trouve son compte: les experts, les camarades des
-experts,--ingénieurs ou futurs ingénieurs de la Compagnie--les
-actionnaires, et même, ô paradoxe, la Colonie! Car une fois voté,
-souscrit, encaissé l’emprunt d’indemnité à ce bon adjudicataire
-malheureux, on s’aperçoit, tout compte refait, qu’il y a encore eu
-erreur, mais cette fois dans le bon sens, et que finalement il reste
-quelques millions de piastres disponibles. Et quel est le gouverneur
-général qu’une telle miraculeuse aubaine, tombée du ciel métropolitain
-sur son budget, n’attendrirait jusqu’aux larmes!
-
-»Pour le Siam-Cambodge, la traversée du marais de Chang-préah représente
-merveilleusement cet imprévu attendu de tous. Ah! vous allez voir ce
-qu’ils vont coûter de vies humaines, ce kilomètre 83 et ses
-adjacents--il est vrai que, des vies de coolies, nos financiers, grands
-metteurs en action de la morale civilisatrice, auraient pudeur à en
-exagérer le prix!--Vous allez voir surtout ce qu’il va coûter de tonnes
-de ciment!
-
-»Mais c’est ici qu’éclate le génie de «combinazione» des expérimentés
-dirigeants--faut-il les nommer?--du S-Hˡ C. Grâce à eux on peut dire,
-en effet, que quand le ciment va, en Cochinchine, tout va... Nous ne
-saurons jamais quelles considérations économico-stratégiques ont amené
-la cour de Bangkok à établir le terminus de son tronçon juste en face de
-ce gouffre de limon, ni quels arguments diplomatiques ont pu faire
-abandonner, du côté français, le raisonnable tracé primitif. Mais ce
-que nous savons, c’est que, le jour même où cet abandon était agréé en
-haut lieu, étaient déposées, en l’étude de M. Lavize, notaire à Saïgon,
-les statuts de la Société des Ciments Cochinchinois, devenue, comme
-chacun sait, le fournisseur attitré de la Compagnie des Railways. Et ce
-que nous pouvons fournir à nos lecteurs, c’est la liste édifiante des
-actionnaires, souscripteurs d’actions privilégiées, de ladite Société.»
-
-Suivaient une cinquantaine de noms, plus ou moins notables, en tête
-desquels je relevai celui du vieux singe fourré, aux pattes plus noires
-que les mouchetures de son hermine, convive de Vanelli, le jour de mon
-premier déjeuner au _Lotus Blanc_.
-
-Je tenais encore le journal à la main, quand je pénétrai dans la chambre
-de Vigel. Il se mit à rire, du fond de son lit.
-
---Eh bien, comment trouvez-vous ma prose?
-
---C’est vous qui avez rédigé ces deux colonnes?
-
---C’est moi.
-
---Ah!
-
-Je ne manifestai rien de plus et continuai, de l’air le plus naturel:
-
---Je vous annonce, Henry, que je repars demain pour là-haut: ordre du
-patron! Au cas où vous auriez besoin de piastres, j’ai signé un petit
-papier à votre crédit... Que dit la Faculté, pour votre clavicule?
-
---Elle dit qu’il faut un mois. Dans cinq semaines, j’espère être des
-vôtres... Merci pour le papier.
-
-Il ferma les yeux, les rouvrit, m’observa entre les cils, et reprit, la
-voix hésitante:
-
---Vous me blâmez, pour l’article?
-
---Moi, pas du tout, je vous le jure. Mais ces choses-là ne m’intéressent
-pas.
-
-Il plissa le front comme un homme qui cherche à comprendre.
-
---Vous savez, dit-il, tout ce que j’ai mis dans l’article, liste
-comprise, c’est la vérité... Ce n’est pas ma faute, si la vérité n’est
-pas belle!
-
---Possible, Vigel! Mais comprenez ce que j’entends par: «Cela ne
-m’intéresse pas!» Je ne suis pas un naïf. Quand vous me dites: «Toute la
-Cochinchine est à fond de boue», je réponds: «Ce qui m’intéresse, c’est
-que, dans cette boue, on ait pu tout de même couler des piliers assez
-durs pour porter des ponts!» Quand vous me dites: «Les Vanelli et
-consorts sont des forbans et des fourbes», je réplique: «J’admire, moi,
-que ce ne soient pas seulement la cupidité, l’orgueil, la luxure, mais
-encore l’intelligence, la hardiesse, la domination, qui fassent glu pour
-prendre ces rapaces à leurs propres œuvres!»
-
-Vigel me regardait avec des yeux attentifs, où perçait peut-être la
-satisfaction de surprendre, dans sa franche expansion, une pensée
-jusqu’alors tenue secrète. Quand j’eus fini de parler, il porta sa main
-libre à son front, et s’en fit visière une seconde, comme si une lumière
-trop crue l’offusquait.
-
-Et soudain je vis l’expression de sa physionomie changer, et j’entendis
-sa gorge pousser un gros soupir. Je compris que jouait en lui ce
-mécanisme presque humiliant qui le ploie, d’impulsion, à toute force
-affirmée, du moment que l’affirmation n’implique pas menace directe à
-son égard.
-
---Être pris à la glu de nos propres œuvres... oui, vous avez raison,
-Tourange, voilà bien notre aventure à tous! Ainsi moi, par exemple, lors
-de ce stupide spectacle, il n’était pas une personne des deux mille
-rangées autour des cordes à l’exception de vous, cher ami, et--il pinça
-un demi-sourire--de celles qui vous approchaient, pour qui je
-ressentisse autre chose qu’un indifférent mépris. N’empêche qu’en
-entendant crier par ces deux mille imbéciles: «_Go on_, Vigel, _go on_!»
-je me serais fait casser joyeusement la tête et les quatre membres... et
-pour quoi? ah voilà, Dieu sait pour quoi!
-
---Ne vous tourmentez pas trop pour le chercher, _old champion_, dis-je
-en mettant de l’ordre dans ses coussins en désarroi. Mais, à propos des
-personnes qui m’approchaient, savez-vous que le papillon vanellien ne
-flotte plus sur la rivière, que le _Lotus blanc_ et son étamine rose à
-coins verts ont pris le large?
-
---Je le sais.
-
---Savez-vous que le comte de Faulwitz, arrivé dimanche soir, et
-l’Ennemi, qui donna tant de tablature à notre camarade Moutier, ne sont
-qu’un seul et même seigneur?
-
---J’avais éclairci ce point, voilà tout juste cinq semaines. Et c’est
-même en pensant alors à feu Lacroix et à Fagui que le premier sentiment
-m’est venu d’écrire l’article... Un bon sentiment cela, Tourange!
-
-Je ne pus m’empêcher de sourire.
-
---Il y en a donc de mauvais?
-
-Il sourit de son côté, assez joliment, ma foi.
-
---_By Jove!_ fit-il, avec un geste léger je ne sais plus... Vous me
-brouillez mes idées et ma morale... Mais ne pensez-vous pas que, quand
-l’«autre» lira l’article et verra le Prussien bisquer un peu, elle aura
-de l’estime pour moi?... Et cela me suffit... pour le moment!
-
---Vigel, vous serez un homme roulé pour la quatrième fois.
-
-Je lui pris la main et lui souhaitai prompt rétablissement. Quel amusant
-compagnon! Je sens que sa présence me manquera; la mienne lui manquera
-aussi, je veux croire. Je commençais à me l’attacher, ce «civilisé» qui
-n’est ni un Latin, ni un Germain, ni un Yankee, ce garçon aux muscles
-souples, capricieux, lâche et hardi comme une bête--une bête très, très
-intelligente.
-
-Comme je tournais le bouton de la porte, il me cria d’une voix gamine:
-
---_Go on_, Tourange, _go on_!
-
-
-
-
-DEUXIÈME PARTIE
-
-
-
-
-I
-
-
-En approchant du marais, le chemin qui longeait la voie s’épanouissait
-brusquement, comme un bouquet de fibres au bout d’une corde, et des
-éclaircies, ménagées dans la végétation, dégageaient la vue.
-
-La masse aquatique s’étalait devant nous, flasque, jaune et ridée comme
-la peau d’un énorme batracien. Le soleil y faisait miroiter des taches
-roses et d’obliques bandes d’argent. Sampot ou kéqhouan relevé jusqu’au
-haut des cuisses, les coolies y barbotaient.
-
-On ne voyait qu’échines ployées, bras en action, jambes jaillies dans
-un gras éclaboussement. Très peu de bruit, parfois une sorte
-d’incantation monotone, accompagnant la retombée d’un mouton sur la tête
-d’un pilot.
-
-A droite et à gauche de la longue ligne des travailleurs se discernaient
-les éléments d’un double pont de jonques; mais je comprenais mal que,
-dans l’espace boueux médian, les gens n’enfonçassent guère plus que des
-cultivateurs dans la rizière, au temps du repiquage.
-
-Les regards de Moutier saisirent, sur mon visage, les reflets de mon
-étonnement.
-
---Ceci, dit-il avec un sourire, n’est point le moins curieux de
-l’aventure. Le tracé qui nous fut expédié de Battambang, le tracé de
-l’homme barbu...
-
---L’homme barbu, «l’Ennemi», interrompis-je, c’était monsieur de
-Faulwitz, vous en doutiez-vous? Vigel et moi l’avons appris là-bas.
-
---Ah! c’est Faulwitz!... Moutier n’eut qu’un petit geste d’indifférence.
-Je disais donc que son tracé empruntait tout bonnement les vestiges
-d’une voie perdue, d’une de ces colossales chaussées, enfouies sous la
-brousse, héritage des Khmers de la légende. Toute la forêt, à deux cents
-kilomètres d’Angkor, est constellée, paraît-il, de ces mystérieux
-carrefours. En grattant du talon la terre rouge, on fait apparaître l’or
-de leurs pierres... C’était jeu d’enfant que de poser des rails ainsi
-sur le dur!
-
---On va vite, dis-je, quand on marche dans les pas d’un précurseur.
-
---Mieux encore, le marais lui-même est barré d’un seuil rocheux,
-véritable digue qui n’est sans doute que le prolongement de la chaussée
-de la forêt... Je me demande comment Herr Von Faulwitz a relevé la piste
-jusque-là. Ce bûcheron de Barnot n’est tout de même pas assez fouineur
-pour de telles découvertes.
-
---En tout cas, remarquai-je, voilà fort probablement l’origine de la
-fameuse légende du Gong, du Gong pernicieux pour les pauvres jonques
-venant sonner leurs carcasses contre cet émail!
-
-Je me replongeai dans la contemplation du barrage, où le grouillement
-des coolies me rappelait cet affairement des bestioles, quand on soulève
-une pierre dans la vase, au bord de la mer. Et j’admirais aussi, tout
-autour, l’immobilité dédaigneuse de l’eau, si l’on peut appeler cela de
-l’eau, en vérité du bronze fluide.
-
---Au fait, demandai-je, les sinistres présages des corbeaux jaunes
-n’ont pas eu de répercussion maléfique?
-
-Moutier se contenta d’esquisser un sourire.
-
---L’état sanitaire? continuai-je.
-
---Satisfaisant... jusqu’à présent du moins.
-
-Il y avait eu un petit intervalle entre les deux parties de la réponse,
-et je voyais bien qu’un pli s’était formé au front de Moutier.
-
---Une seule chose, reprit-il, après une hésitation, est ennuyeuse: la
-multiplication des moustiques. De vilains «zanzaris» noirs qui restent
-piqués dans les vêtements comme des grains d’avoine sur une toile à sac!
-D’où sortent-ils? J’espère que ce n’est pas des bois, patrie des
-mauvaises fièvres... Par précaution, nous faisons distribuer de la
-quinine aux coolies...
-
-Il secoua le front, comme pour en chasser un vol importun et, d’un geste
-délibéré, me frappa sur l’épaule:
-
---Votre ciment saïgonnais est excellent, Tourange! C’est plaisir de
-travailler avec lui. Nous montons de quinze centimètres par jour. Quand
-le barrage sera à trois mètres, avec vingt-quatre belles arches de
-passage pour les hautes eaux, vive Dieu! nous verserons une coupe en
-libation sur le poteau 83! Vous savez, sans doute, que la frontière
-siamoise est à quelque dix-huit cents mètres à peine de la rive...
-
-Il étendit le bras dans la direction du bracelet bleu roussi, qui était
-à l’orée de la jungle, de l’autre côté du marais.
-
---Tout vous attend déjà là-bas, poursuivit-il. Vous n’avez, dès
-aujourd’hui, qu’à nous préparer la route. Bien entendu, vous reviendrez
-à la popote chaque soir, et vous gardez votre sala au milieu des nôtres,
-comme au temps de la troisième rivière. Un sampan sera à votre
-disposition pour la traversée!... Bon! Qu’est-ce que cela?
-
-Un cortège singulier se rapprochait de nous, venant, selon toute
-apparence, du chantier. Un cortège, non, deux groupes de trois coolies
-et dans chaque groupe, l’homme du milieu était soutenu, quasi porté
-comme un ivrogne par les deux autres. Ils passèrent près de nous et l’un
-des hommes valides nous montra, de la main, un vague point du ciel. Les
-faux ivrognes étaient tout pâles, le visage boursouflé, les jambes
-enflées comme par une éléphantiasis. Je vis Moutier mâchonner la pointe
-de sa moustache.
-
---Mais, c’est le béribéri! m’exclamai-je.
-
-Je ne connaissais que trop les symptômes de ce «mal du pays» des
-Asiatiques, qui m’avait réduit, en quelques jours, de vigoureux coupeurs
-de lianes à l’état de paquets de hardes.
-
---J’en ai peur, Tourange. Je m’en vais causer avec le docteur. Vous ne
-connaissez pas, j’y pense, le _toubib_ qu’on nous a envoyé. Un bien
-gentil garçon, s’il avait seulement un peu moins la folie du microscope!
-Que diable! nous ne sommes pas au laboratoire, ni à la clinique, ici...
-Et le problème est simple. Nous voici, quinze blancs et trois mille
-coolies: il s’agit que, mettons, le premier juin, on en trouve encore
-assez pour planter, là-bas, de l’autre côté, un drapeau, un vrai, pas un
-chiffon rose à coins verts, assez pour le planter et quelques douzaines,
-par surcroît, pour monter une garde honorable autour. Et pour le reste,
-Tourange, pour le reste... «moi t’en fiche», comme disait cet artiste
-d’An-hoan!
-
-
-
-
-II
-
-
-Quinze, et trois mille! Voici huit jours que mon sampan fait la navette
-sur le marais, huit jours que je passe ma revue quotidienne le long de
-la digue... et, nous ne sommes plus que quatorze, et deux mille neuf
-cent quarante-cinq.
-
-C’est Barnot qui fut porté manquant le premier.
-
-J’avais toujours gardé ma sympathie au «bûcheron» laborieux, peu bavard
-et fort adroit batteur de brousse, sous ses apparences de plantigrade
-dandinant. Mais, depuis l’affaire de «l’Ennemi», il y avait toujours eu
-du froid entre Moutier et lui. En dépit du fait acquis, de l’attache à
-l’œuvre commune, de la réconciliation officielle, quelque chose n’était
-pas ressoudé. Barnot ne venait plus à la popote. Il mangeait seul, son
-boy lui préparant, vaille que vaille, une nourriture à base de poisson
-sec et de conserves; et comme, les trois quarts du temps, il prenait son
-repas de midi sur le terrain, il brûlait plus souvent que de raison la
-sieste après le festin. Ce qui, entre parenthèses, lui avait attiré de
-la part du docteur un sévère avertissement.
-
-Personnellement, j’étais toujours resté en termes assez cordiaux avec
-lui, et, quand nous nous rencontrions, nous échangions volontiers des
-histoires de la forêt, dont il connaissait bêtes et plantes mieux que
-quiconque. Ce matin-là même, qui était celui du huitième jour, nos
-sampans s’étaient croisés au pied de la digue, et nous avions arrêté une
-minute nos pagayeurs. C’était l’heure où la chaleur venait maintenant
-d’un seul coup, d’une enjambée sur le monde, dès que le soleil avait
-coupé le fil de l’horizon. Ou plus exactement, c’était la fraîcheur qui
-s’éclipsait. Je n’ai jamais mieux senti que là-bas l’à-propos des
-métaphores sur la personnalité de la nuit, sur sa fuite, sur son vieux
-combat avec la lumière...
-
-Barnot m’avait dit en tirant sa montre:
-
---Méfiez-vous. Vous savez que c’est à huit heures que le rhinocéros
-retourne à sa bauge avec une ponctualité de gros chef de bureau.
-
-Je m’étais mis à rire. Nous étions en plein cœur de pays à légendes, à
-croyances fabuleuses; et je n’ignorais pas celle qui avait cours chez
-les indigènes au sujet des rudes habillés de cuir, assez nombreux
-effectivement, de l’autre côté du marais. Les fourrés de certaine
-colline avoisinante recèlent, au dire des ouailles d’A-Ka-thor, la
-retraite mystérieuse où tous les mâles de l’espèce, frappés de caducité,
-se réfugient pour être métamorphosés. Ils y entrent vieux rhinocéros et
-en ressortent jeunes crocodiles.
-
-Je me mis à rire et brandis, comme un épieu, le jalon porte-mine que
-j’avais à côté de moi. Et je ne sais quelle fantaisie me passa par la
-tête de jeter au nez de Barnot, en guise de réponse, deux versets d’un
-psaume de David, accrochés, Dieu sait comment et depuis quand, à un clou
-de ma mémoire! Je savais l’honnête Suisse assez rompu au formalisme de
-son culte protestant, et grand liseur d’Écritures. Je citai donc:
-
-_Dès que le soleil se lève, ils se retirent et vont se coucher dans
-leurs cavernes._
-
-_L’homme aussitôt sort pour aller à son travail et s’occuper jusqu’au
-soir._ (Ps. CIII, 23-24.)
-
-Barnot s’était mis à rire, à son tour, dans son sampan, d’un rire qui
-dégonflait bizarrement, sous les yeux, deux larges poches de caoutchouc
-gris. Si bien que je m’avisai tout à coup que cet étrange facies, où
-tout le reste, à part les poches, était de caoutchouc blanc, eût battu
-de loin, au concours morticologique, toutes nos mines de simples
-candidats à la cachexie... Et nous nous séparâmes là-dessus, lui voguant
-vers sa recherche de bois à traverses, moi, vers une besogne
-d’implantation de la ligne.
-
-La journée fut chaude, très chaude... et, dans le ciel, l’inimitié de ce
-flamboiement gris qui poignarde les yeux! Le soir, j’étais meurtri,
-fourbu, en vérité, comme après le choc d’une bataille; et, vers neuf
-heures, je quittai la popote pour aller dormir. La musique et la malice
-des zanzaris rendaient, d’ailleurs, toute autre occupation intérieure
-sans attraits. Je n’avais pas fait cent mètres sur le chemin longeant le
-marais, que j’entrais en collision avec le docteur.
-
-C’était un bon garçon, de l’avis de tous, notre docteur. On lui
-reprochait, paraît-il, à Battambang, une ferveur un peu jeunette de
-pasteurisation, et, aussi, une insuffisance de principes sur la
-hiérarchie des remèdes, des coolies à ingénieur en chef. Mais, c’était
-un bon garçon. Et quand il voyait à quelqu’un d’entre nous la mine
-particulièrement vidée, il fallait bien qu’il lui tirât tout de même une
-goutte de sang, pour l’étaler sur une lame de verre, à dessein d’en
-contempler les vermicules.
-
-Nous nous heurtâmes littéralement dans la nuit opaque. Moutier nous
-avait bien promis de faire installer sur nos boulevards des poteaux à
-lanternes; mais, en attendant ce mirifique avenir, nous nous contentions
-pour le présent de porter la nôtre à la main, à l’imitation de nos
-coolies. Seulement, depuis deux ou trois jours, il s’agglutinait à leur
-papier de tels tourbillons d’insectes que j’avais laissé la mienne à la
-maison, et le docteur de même. A l’ordinaire, du reste, le ciel était
-luxueusement fourni d’étoiles, dont les reflets traînaient sur le marais
-en longues bandes blanchâtres. Mais, ce soir-là, par mésaventure, il
-flottait, sur la nappe miroitante, une insidieuse buée qui dépolissait,
-pour ainsi dire, le cristal de la nuit. Toutefois, je reconnus le
-docteur immédiatement à son binocle, et au geste précipité qu’il eut
-pour en raffermir l’équilibre, sitôt après notre abordage.
-
---Pour l’amour de Dieu, Tourange, me dit-il, ne vous promenez pas au
-bord du marais à ces heures-ci, par fantaisie...
-
-Sa figure, je ne la distinguais pas; mais, sa voix était trop émue pour
-que je pusse en attribuer l’émotion à la surprise de notre rencontre, ou
-à l’honorable souci de me voir handicapé d’un accès de fièvre.
-
---Qu’y a-t-il, docteur? questionnai-je. Moi, je rentre chez moi, mais
-vous, ce n’est point par fantaisie que vous vagabondez par ici?...
-
-Sa _sala_ était, en effet, à l’autre extrémité du camp; en équerre de la
-digue, dans le voisinage de l’infirmerie.
-
-Il ne répondit pas directement à mon interrogation.
-
---J’allais avertir Moutier, mais, puisqu’au fait je vous rencontre, cela
-vaut peut-être mieux. Venez avec moi chez Barnot, voulez-vous?
-
---Barnot est malade? Blessé?
-
---Blessé, non... Mais il sera mort demain matin.
-
-Il avait dit cela d’un ton qui voulait être celui plein d’assurance
-froide d’un éminent praticien; mais, en même temps, il ne pouvait se
-tenir de remuer son binocle sur son nez.
-
---Je vous suis, docteur. Ne vous écarquillez pas ainsi les yeux dans la
-nuit. Dans cinquante mètres, il y a un bouquet de lataniers, plus
-visible qu’une armée de nègres. C’est là qu’il faut tourner à droite.
-
-Un bouquet de lataniers... Parfaitement; et même, derrière ces
-lataniers, croissaient, j’y pensai tout de suite, des lianes à belles
-fleurs d’un violet sombre, qui, ma foi, seraient tout ce qu’il faudrait
-pour confectionner une couronne. Quel réflexe baroque fit sauter ma
-pensée et l’immobilisa sur cette incongrue préoccupation? Cela et
-l’agacement que me causait l’agitation des doigts du docteur, voilà ce
-que provoqua d’abord en moi la nouvelle que Barnot serait mort le
-lendemain matin. Et c’est seulement après avoir tourné le noir bouquet
-empanaché de lataniers que je jugeai décent de demander quelques
-explications complémentaires.
-
-Le docteur me les donna à voix basse, comme s’il craignait d’effaroucher
-quelque puissance occulte et rôdeuse.
-
---C’est le premier cas européen, mais j’ai bien observé le processus
-chez les coolies. Fièvre? Naturellement. Paludisme? Paludisme... Vous
-savez comme moi qu’il y a une fièvre des bois contre laquelle la quinine
-n’agit pas plus qu’une boulette de farine... Ah! ce marais!... Sacré
-marais! Et puis, il y a la fatigue, l’usure latente, la dévoration,
-c’est le mot, des cellules épidermiques par la lumière... J’ai cherché!
-j’ai cherché!... Mais, un microbe au-dessus de ce sang jaune, c’est
-comme...
-
-Je l’interrompis, car je sentais qu’il allait partir à l’aventure sur
-son dada.
-
---Mais, pour Barnot, docteur, qu’y-a-t-il eu?
-
---Qu’y-a-t-il eu?... Au fait, il faut bien que vous le sachiez, car cela
-peut arriver, un de ces soirs, à chacun de nous. Ce qu’il y a eu, voici:
-à deux heures, Barnot est tombé en forêt, à l’ombre. Les coolies l’ont
-rapporté. Il était pâle. Vomissements, fièvre...
-
---Coup de soleil?
-
---Pas coup de soleil... Depuis quelques jours Barnot se sentait las,
-las, comme il disait. «J’ai envie de me coucher pour tout de bon»,
-m’a-t-il confié, pas plus tard qu’avant-hier. Donc fièvre. A trois
-heures, 39 degrés, à quatre heures, 39°, 5; à cinq heures, 40°. A six
-heures, décroissance de la fièvre, sommeil, pas coma, je dis bien
-sommeil. Maintenant, ce qui arrivera: à un moment quelconque, dans la
-soirée, il s’éveillera, calme, relativement dispos, lucide... Il sera
-bon que l’un de nous soit là à ce moment, car probablement il parlera.
-C’est même à cette fin que j’allais chercher Moutier; mais il vaut mieux
-vous, n’est-ce pas?... Donc il parlera. Il parlera, puis, la parole
-deviendra difficile, lente, il aura froid, enfin l’algidité, le coma...
-Comme de juste je ferai des piqûres, mais cela ne saurait empêcher qu’à
-trois ou quatre heures du matin, son sang tourne en gelée de groseille
-et qu’il soit temps alors pour nous de faire aux confidences recueillies
-dans la période lucide un brin de toilette épistolaire, _ad usum
-familæ_.
-
-Il ne me vint pas une minute à l’idée que le programme du docteur pût
-prêter à contestation.
-
-Et j’étais là, en effet, lorsque Barnot s’est éveillé. Il était onze
-heures du soir, je n’eus qu’à le constater au réveille-matin, qui
-battait une vraie chamade sur la table. Barnot remua un peu derrière la
-moustiquaire, puis ouvrit les yeux, tandis qu’une brusque rougeur
-montait à ses joues pâles, exactement comme si une bulle de sang venait
-crever à fleur de peau.
-
-Je me tenais assis un peu loin de la lampe, à cause de la chaleur
-qu’elle dégageait. Je m’approchai du lit, comprenant que Barnot m’avait
-reconnu, et m’introduisis prestement à l’intérieur de la moustiquaire.
-
---Tourange? articula-t-il d’une voix hésitante, et, de ses mains
-étendues en avant, il tâta mes vêtements, comme un aveugle qui s’assure.
-
-Je pris dans les miennes ces deux mains bégayantes et les étreignis. Je
-sentis qu’elles s’abandonnaient aux miennes avec un glissement de
-plaisir, et il me sembla voir quelque chose de clair reparaître dans les
-yeux troubles, comme une flamme s’allume, le soir, à une fenêtre vide,
-pour dire: quelqu’un est là!
-
-Puis, Barnot s’agita, joua des coudes comme s’il voulait se remonter,
-s’asseoir sur son lit. Je jetai un coup d’œil autour de moi.
-
-La chambre était laide et nue. Deux ou trois tables encombrées de
-papiers, quelques nattes vulgaires, à un clou de poutre, un «pêle-mêle»
-de photographies, pour les sièges, du rotin tout sec. Pas un coussin
-disponible. Seulement une légère pente au matelas du lit sans
-traversin...
-
-Barnot saisit mon regard, et le spectre d’un sourire erra sur ses
-lèvres.
-
---Ne cherchez pas, Tourange, il n’y en a pas. Tant pis, je resterai
-étendu; d’ailleurs, je crois que je suis mieux ainsi.
-
---Voulez-vous que j’avertisse le docteur? Il est là, dans la pièce à
-côté. On va réveiller aussi votre boy. On vous enverra ce que vous
-voudrez.
-
-J’esquissai un mouvement pour sortir de la moustiquaire; mais les doigts
-de Barnot se cramponnèrent à mon poignet.
-
---Non, dit-il, je veux seulement vous parler, Tourange.
-
-Sa voix s’était raffermie.
-
---Je ne voudrais pas qu’il m’arrive quelque chose avant que j’aie pu
-vous parler... pour que vous le répétiez aux autres, à Moutier, à Lully,
-à Fagui...
-
-Sa voix était devenue tout à fait naturelle, à peine plus courte
-d’haleine, une voix sans éclat, sourde, un peu triste, un peu empâtée
-d’accent de terroir, une voix qui, comme sa démarche, semblait traîner
-de la glèbe ou des mottes de gazon...
-
---Vous leur répéterez que je ne suis pas un mauvais camarade, Tourange,
-comme ils l’ont cru, tous; pas vous, peut-être...
-
-Pour toute réponse, je serrai la main toujours abandonnée dans la
-mienne. Elle était sèche et brûlante au poignet et froide au creux
-humide de la paume; et je dois dire que ce contact ambigu était assez
-désagréable.
-
---Je ne suis pas un mauvais camarade, répéta-t-il, non; mais voilà. Un
-jour, monsieur de Faulwitz est venu. Monsieur de Faulwitz est mon chef,
-j’ai travaillé avec lui au Shantoung... Il est mon chef, comme monsieur
-Lacroix était le chef de file de Lully. Nous pouvons avoir des chefs de
-file différents, et être quand même bons camarades, n’est-ce pas?
-
---Nous sommes tous de bons camarades, affirmai-je. Naturellement quand
-il fait très chaud, on s’énerve, il y a de l’orage... mais cela n’est
-rien, Barnot... rien.
-
-Il ne fut pas dupe de mon ton enjoué.
-
---C’était quelque chose tout de même, fit-il gravement. Mais je n’ai
-rien dit à cause du travail, et maintenant seulement que le travail est
-fini pour moi, je veux, je veux parler...
-
-Il fit un effort visible pour tenir bien grands ouverts, en face des
-miens, ses yeux, dont les paupières battaient automatiquement.
-
---Monsieur de Faulwitz m’a donné l’ordre de ne rien dire de sa vraie
-personnalité, ni de ses travaux, ni de nos conversations; je le lui ai
-promis. C’est tout. Il a travaillé seul. Je ne savais pas d’abord qu’il
-venait pour chercher un autre tracé. Il me l’a dit en partant. C’est un
-article de la _Revue de l’École française_, vous savez, l’École des
-Études extrême-orientales d’Hanoï, qui lui a donné l’idée de rechercher
-les voies khmères et de les utiliser. «Voilà comme sont les
-Français!--je répète ses propres paroles--ils jettent les idées par la
-fenêtre, et ils s’étonnent que celui qui est dehors, à les ramasser,
-soit un jour plus riche qu’eux.» Et c’est lui, lui seul, qui est allé
-sur le marais pour les sondages. Moi, je lui ai gardé le secret, c’est
-tout; mais cela, j’avais le droit de le faire, car c’était mon chef...
-Et si le tracé était meilleur, est-ce qu’on ne doit pas le suivre,
-Tourange, même si nous devons tous laisser nos os sur la route... sur la
-vieille route khmère?
-
-Comme il avait chantonné singulièrement ces derniers mots! Ses yeux
-maintenant étaient fermés, et je sentais la fraîcheur de la paume gagner
-toute la main. Cela me remit soudain en tête les confidences du docteur
-sur la marche de l’accès; et dégageant mes doigts, je me précipitai hors
-de la moustiquaire. Le bruit fit jouer à nouveau les paupières figées.
-
---Mon bon Barnot, dis-je en me retournant, soyez tranquille, je
-raconterai tout cela à Moutier. Reposez paisiblement et, dans quelques
-jours, nous dînerons tous ensemble à la popote.
-
-Je me demanderai toute ma vie pourquoi je déviai dans ce misérable
-mensonge. Il me semble que c’est un peu dégradant que de maquiller ainsi
-la mort à un homme, comme si on ne le croyait pas capable de la regarder
-honnêtement, toute propre et nue!
-
-Mais Barnot me remit lui-même dans le droit chemin.
-
---J’ai dit ce que je devais dire. Maintenant qu’il arrive ce qui doit
-arriver! Je ne vous demande qu’une chose, Tourange! J’ai une femme et
-deux enfants à Heidenwalden.
-
-Il rougit faiblement en articulant le nom de la localité, et je sentis
-qu’il avait tâché d’atténuer l’aspiration initiale à la germaine,
-familière à son gosier.
-
---Veillez sur les papiers, en cas de décès. Qu’ils soient régulièrement
-faits, pour qu’il n’y ait pas de difficultés, ni avec notre Compagnie,
-ni avec celle de l’assurance, qui doivent payer toutes deux...
-
-Il laissa rouler sa tête sur son épaule et ajouta:
-
---Inutile d’aller chercher le docteur, je m’endors...
-
-Naturellement je me hâtai de cogner à la cloison, comme nous en étions
-convenus avec le _toubib_. Celui-ci vit au premier regard de quoi il
-retournait, et d’un coup de pied réveilla le boy de Barnot. Alors ils
-commencèrent leur besogne, qui était de frictionner, d’accumuler sur les
-pieds tout ce qu’on put trouver de hardes, et de faire des piqûres de
-quinine et de caféine. Mais le diagnostic de l’homme au microscope était
-bon, et c’était le coma qui venait. J’eus un moment l’idée d’aller
-chercher Moutier. Puis, je réfléchis que Moutier n’avait pas trop de son
-sommeil de la nuit pour la besogne qu’il avait à abattre dans la
-journée; je me dis que Barnot me pardonnerait, à cause du travail. Et je
-pensai aussi que le docteur avait sa besogne à lui dès l’aurore, une
-besogne pour laquelle il fallait qu’il fût alerte et sûr de son œil, et
-je le voyais déjà vacillant. Pour moi, mon utilité immédiate se perdait
-dans les limbes du kilomètre 84, j’avais des loisirs et je le dis
-franchement au docteur.
-
-Il ne fit pas d’embarras.
-
---Merci, mon vieux, dit-il, en me serrant la main. Il n’y a pas à
-espérer que Barnot se montre un malade bien difficile! Vous êtes assez
-grand, n’est-ce pas? pour reconnaître le moment où il y aura du nouveau.
-
-Du nouveau, il y en eut quatre heures après. Décidément les pronostics
-de ce bon garçon qu’était le docteur, étaient dignes de confiance. Je
-m’étais tenu éveillé jusque-là, en étudiant les dessins de moires
-bizarres que formaient les plis du filet de la moustiquaire, ou encore
-en comptant, à mi-voix, les claques que le boy, en rêve, s’administrait
-pour écraser le moustique ennemi. J’en comptai quarante-huit, et au
-claquement de la quarante-neuvième, sembla répondre, du dehors, un cri
-aigu qui me fit tressaillir. Ce cri, je le connais de longue date, c’est
-celui de la grenouille happée par le serpent, dans le marais. Et quand
-il eut cessé, j’en restai péniblement énervé; si bien que le silence de
-la chambre me saisit tout à coup comme du froid. Le boy ne bougeait
-plus, ayant enfoui sa tête et ses mains dans ses hardes, et du côté du
-lit de bambou, le faible soufflement auquel, depuis des heures, je
-prêtais l’oreille, n’était plus perceptible? Je m’approchai, portant la
-lampe, et je vis que Barnot avait les yeux ouverts, et que les
-mouvements que je faisais avec cette lampe, dont j’avais enlevé le
-globe, ne faisaient pas cligner ses yeux. Alors, je soulevai la
-moustiquaire, et j’abaissai moi-même les paupières.
-
-J’eus pitié du docteur, à cause de la visite, et j’attendis qu’une chose
-blême se glissât entre les interstices de la paillote, pour frapper à la
-cloison. Et il faisait le gris de plomb des aubes tropicales quand je me
-rendis à la _sala_ de Moutier.
-
-
-
-
-III
-
-
-Nous enterrâmes notre camarade Just Barnot entre cinq heures et demie et
-six heures du soir. Nous avions fixé cette heure, parce qu’elle laissait
-le temps de tout finir avant que la nuit ne tombât sur la fosse, et
-qu’elle permettait raisonnablement d’aller tête nue.
-
-Une clairière rectangulaire, en léger retrait du chemin de rive, fut
-l’endroit choisi. Elle avait dû être occupée par des vivants, car on y
-reconnaissait les traces d’une végétation domestique: des aréquiers, des
-palmiers de l’espèce dite «à sucre», et de ces longs bambous secs,
-pareils à des perches de houblonnières, où grimpe le bétel. Et c’était
-vraiment tout ce qu’il fallait--dimensions, terre molle, facilité
-d’accès, et le silence du voisinage!--pour un coquet petit cimetière.
-
-Comme Barnot relevait du culte protestant, le Père du May, le
-missionnaire des coolies, ne nous servit pas beaucoup. Cependant, c’est
-lui qui s’occupa de la toilette du cadavre, aidé par deux de ses
-chrétiens, dressés depuis longtemps à ce cérémonial. Il eut en outre, à
-ce sujet, un conciliabule avec Fagui, dont nous ne connûmes les détails
-que le soir, à la popote, au moment que Lully fit une remarque un peu
-vive au boy, à propos d’une tache de la nappe. Nous avions tous les
-nerfs aux dents, de chaleur et de je ne sais quoi. Lully apostropha
-l’homme au sampot d’un ton brusque qui n’était guère le sien. Fagui,
-auprès de qui, d’ordinaire, la plus douce agnelle est une panthère,
-intervint avec non moins de surprenante vivacité, et déclara qu’en
-effet, on aurait dû changer la nappe, le matin, mais qu’elle avait donné
-celle qui était propre au Père, pour rouler Barnot dedans, attendu qu’on
-n’avait trouvé chez le vieux Just que des draps à l’«allemande», grands
-comme des mouchoirs de poche, et qui n’étaient pas confortables pour
-dormir mille et une nuits; que d’ailleurs elle nous aurait bien demandé
-un des nôtres, mais que tous nos boys étaient des paresseux, qui
-méritaient la «cadouille», et n’avaient pas fait la lessive sous
-prétexte que les «coolies l’eau» n’avaient pas rempli les jarres; et que
-si l’aventure de Barnot nous arrivait, ce serait tant pis pour nous, on
-nous enterrerait dans des nattes comme des coolies.
-
-Et en guise de péroraison, Fagui piqua une belle crise de larmes... et
-nous tous, pendant ce temps, nous nous regardions décontenancés, comme
-des écoliers pris en faute, y compris le docteur, qui était notre invité
-à l’occasion des obsèques.
-
-C’est Moutier qui, une fois encore, se révéla le chef. Ayant frappé
-légèrement la table de la main, il assura d’une voix calme qu’il
-donnerait des ordres pour doubler la corvée des «coolies l’eau.» On
-avait été pris de court à cause du temps que ce jus de marais mettait à
-déposer son limon et à se transformer en sirop potable; mais cela ne se
-renouvellerait plus. Nous aurions dorénavant, chez nous, chacun une
-paire de draps toujours lessivés de frais pour parer aux imprévus. En
-outre, pour plus de sûreté, il commanderait de la toile à Battambang. Il
-en commanderait, voyons... combien? Dix mètres, grande largeur? Et, ce
-disant, il faisait mine de prendre de l’œil nos mesures. Ce qui nous fit
-tous rire, Fagui la première, d’un rire claquant et insensé, au reste,
-comme si nous avions tous mâché du haschisch.
-
-J’étais rompu de fatigue et de sommeil, et je voyais dans une buée, tout
-ce qui se passait devant moi. Mais nous n’en avions pas fini avec
-Barnot, et je dus rester encore à la popote, après les liqueurs. Moutier
-avait décidé qu’on installerait sur l’emplacement de la fosse une dalle
-et une croix de pierre, une dalle et une croix de ce grès dont le vieux
-Just nous avait fournis si abondamment pour notre ballast. D’autre part,
-nous étions unanimes à estimer qu’il serait bon d’indiquer sur la dalle
-que Barnot était protestant, et comme Moutier n’était pas très compétent
-sur ces questions d’étiquette confessionnelle, il s’en rapportait à
-notre délibération commune. Lui fournissait des coolies maçons de choix,
-des élèves de feu An-hoan, susceptibles d’être élevés à la dignité de
-marbriers. Il restait à arrêter ce qu’on voulait graver sur la dalle.
-
-Le docteur proposa une Bible ouverte, car on donnerait facilement le
-modèle aux coolies avec un vieux registre, et sa proposition rallia
-tous les suffrages.
-
-Puis on tomba d’accord que si on pouvait avoir un petit texte des
-Écritures à épigraphier sur la Bible, cela serait tout à fait bien. Nous
-fîmes porter un billet, par le boy, au Père du May, et celui-ci nous
-envoya un _Manuel du Chrétien_, où étaient les psaumes de David et tout
-le Nouveau Testament, et, bien que ce fût une édition romaine donnant
-les mots latins en regard des mots français, Just Barnot ne pouvait en
-prendre ombrage et suspecter la pureté des textes.
-
-Le livre passa de main à main. Il avait été très feuilleté, et sa
-reliure de moleskine noire était râpée jusqu’au grain. Et de nous voir
-ainsi, tour à tour, le nez sur les caractères imprimés, cela nous
-rappela une occupation de nos soirées d’antan, quand on avait de beaux
-loisirs au bord de la troisième rivière, et que Barnot possédait son
-rond de serviette à la popote. L’occupation, le jeu consistait à piquer,
-à tour de rôle, sa page dans le dictionnaire de Lully, et à marquer un
-point par mot dont on ne pourrait fournir l’explication... Il y avait
-les cordages de marine et les plantes médicinales qui donnaient beaucoup
-de tablature. Nous fîmes ainsi le concours du _Manuel du Chrétien_,
-pour la meilleure inscription.
-
-Moutier tomba du premier coup sur un bon texte: «Le soleil ne te brûlera
-point durant le jour.» (Ps. CXX, 6.) Moi, je proposai, de mémoire, mon
-verset du rhinocéros, mais je ne pus le retrouver et justifier de son
-authenticité.
-
-C’est Lully qui emporta le prix: il avait d’ailleurs un avantage visible
-sur nous quant à l’aisance de la pratique dans le maniement des
-feuillets sacrés. Il fut proclamé vainqueur avec le verset 12 du psaume
-pour le jour du Sabbat (XCI, Heb. XCII): _Justus sicut palma florebit_,
-et après qu’il nous en eut fait remarquer l’appropriation quasi
-prophétique à la tombe de Justus Barnot, creusée au pied d’un palmier à
-sucre.
-
-Nous lui sautâmes au cou pour l’embrasser, et le docteur dénichant dans
-un coin un squelette de couronne, un raté de confection de l’atelier
-funéraire, Fagui le lui enfila sur la tête... Et là-dessus, le même rire
-trépidant nous fit claquer les mâchoires.
-
-L’air de la pièce collait au visage, comme une serviette humide et
-chaude; et la sueur avait fait avec la poudre, sur les joues de Fagui,
-un mélange épouvantable. Et nous riions de cette mascarade... Ce fut une
-soirée atroce!
-
- * * * * *
-
-Quinze moins un,--et trois mille moins cinquante-cinq! Pour les
-cinquante-cinq cela ne donna pas énormément de peine. Il y eut, en
-permanence, une corvée de huit coolies, quatre porteurs et quatre
-fossoyeurs. Une fois, nous entendîmes des musiques; c’était sans doute
-un défunt d’un mérite insoupçonné de nous, un richard qui laissait des
-piastres à sa famille. Cela se passait loin de nos salas, dans une vaste
-lande sans un tronc ni une racine d’arbre, une dépendance du marais à
-peine sèche, facile à creuser, et où il y avait de la place pour les
-trois mille, et même pour quelques autres s’il en venait en surplus.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Notre ancienne station de la troisième rivière a reçu de nouveaux hôtes,
-qui l’occupent beaucoup plus brillamment que nous ne fîmes jamais. Ils
-arrivent de Battambang, et ils ont apporté l’éclat, le mouvement, le
-confort qui conviennent aux centres administratifs et aux jolies femmes.
-
-Deux ménages,--l’irrégularité de l’un admise très longtemps.
-
-Deux ménages entrevus à ma descente vers Saigon: les Lanier et les
-Vallery. Lanier est venu en remplacement numérique de Barnot; et sa
-femme l’a suivi. Ce n’était peut-être pas très sage, à l’avis du
-docteur, du moins, mais le couple est si gentil qu’il donne envie
-d’excuser toutes les folies. Pour les Vallery, c’est madame Vallery en
-personne qui me fournit les raisons, à la descente du train, où j’étais
-allé me mettre à la disposition des _déportés_, comme on les appelle à
-Battambang.
-
---Vous comprenez, cette madame, elle montrait madame Lanier, c’est «un
-poids léger»; et, si quelque chose la renverse, ce n’est pas tous ces
-hommes qui sauront se débrouiller pour la remettre debout. Alors moi, je
-suis montée avec elle, moi qui suis un _heavy weight_, et qui la connais
-comme vous dites...
-
-Elle rit, et montra ses belles dents, larges et blanches, et sa lèvre
-bien en chair.
-
---Et comme je suis venue, il a bien fallu que monsieur l’Ingénieur en
-chef vienne... Moi, les moustiques, les fièvres, les marais, cela ne me
-fait pas peur; rien ne me fait peur...
-
-C’est vrai, rien ne fait peur à Hetty Dibson. Hetty Dibson n’a pas peur,
-en particulier, d’effarer les Compagnies timides quant à l’estimation du
-confort dévolu à leurs ingénieurs, et quant à la supputation du tonnage
-de bagages à réserver, à cet effet, sur les trains.
-
-Il faut être juste, c’était un _heavy weight_, un poids lourd, avec
-toutes les qualités de la catégorie, à commencer par la solidité. Il
-n’eût pas manqué de têtes légères, à sa place, pour jouer, à tort et à
-travers, les favorites du potentat, harceler le potentat lui-même
-d’exigences fantaisistes et ruineuses. Hetty Dibson n’était point de ces
-sottes. Son corps, nourri de pommes à l’anglaise, réclamait autour de
-lui quelque ménagement national, et voilà tout. Le chargement de quatre
-wagons y eût bien suffi, n’eût été cette petite machine à vapeur
-verticale Gilway Bilcox, pas plus haute qu’un éléphant, indispensable
-pour l’eau distillée de la baignoire, le courant des lampes et des
-ventilateurs, et, n’eût été, si l’on veut aussi, ce joli tas de volets
-démontables, d’un modèle bien avantageux,--le seul qui vous procure un
-jour satisfaisant pendant la sieste, sans que vous soyez poignardé par
-les lames de la lumière, entre les lames du bois. Il y eut aussi, en son
-honneur, de menus travaux de jardinage et d’élargissement d’une piste
-carrossable--oh! pour un minuscule carrosse caoutchouté à deux roues,
-attelé d’un amour de poney pie, qui permit à ces dames d’aller le soir,
-en bonnes épouses, attendre leurs maris à la sortie du travail. Mais le
-tout ne prit guère plus de trois cents journées de coolies, et, à mon
-avis, Hetty se montra si contente, que cela ne valait pas la peine
-assurément que Moutier allongeât, devant le père Vallery, la mine du
-notaire de la famille à qui l’on donne l’ordre de vendre la tour des
-ancêtres! Il est vrai que Moutier venait d’envoyer à Battambang la
-statistique officielle de la semaine, laquelle portait à la colonne des
-«en moins» cent vingt-cinq Asiatiques, dont cinquante-huit pour fièvres,
-vingt-sept pour divers et quarante pour diarrhée cholériforme
-contagieuse. Mais quoi! tant mieux alors pour ceux à qui cet éloignement
-momentané du marais avait procuré le bénéfice d’un quasi congé de
-convalescence, ainsi que le fit observer judicieusement Lully. Et en
-définitive, grâce à la route, à la machine et aux bouilleurs Gilway
-Bilcox, et à l’esprit pratique anglo-saxon de madame Vallery, nous
-avions tous de belle eau claire pour notre table, pour nos tubs, et pour
-la lessive de nos draps.
-
-Malgré tout, Moutier garda quelques jours encore un air un peu
-renfrogné, quand il voyait le petit tilbury arriver, le soir, à l’heure
-où des nuages saumon nagent au-dessus du marais, et où un peu de vent
-argente, comme d’une migration d’écailles, la surface brune,--le petit
-tilbury noir et le trônement de deux vaporeuses silhouettes blanches, et
-le gonflement de deux écharpes sœurs, l’une rose, l’autre bleue, autour
-de deux fugitives têtes blondes.
-
-Mais le fond de sa mauvaise humeur était moins peut-être un reliquat de
-l’affaire des coolies qu’une conception d’ingénieur qu’il s’était
-forgée, relativement aux rapports de la femme et du travail de l’homme.
-Enfin, je le soupçonnais d’être un tantinet maniaque et de détester tout
-le chambardement apporté dans notre vieux camp.
-
-Je ne le suivais pas du tout sur ce terrain, et j’allais volontiers
-présenter mes devoirs à madame Vallery, et admirer autour d’elle, autour
-de l’éblouissante sala aux volets dernier cri, une génération spontanée
-de boutiques chinoises, d’un ordre de négoce plus relevé que celui des
-échoppes à tout faire attachées à l’agglomération pouilleuse de nos
-coolies. Je vis par exemple apparaître certain jour, pas très loin de la
-borne où le bonze A-Kathor venait s’asseoir jadis pour mendier le riz,
-la face replète et souriante, entre ses montants de bois doré et ses
-tableaux de laque noire, de Foung-li, l’orfèvre en titre de madame
-«l’Ingénieur en chef». Car c’était là un de ces points, précisément, par
-lesquels Hetty Dibson se distinguait des petites folles qui n’auraient
-pas manqué de faire venir de la rue Catinat des perles retour de la rue
-de la Paix, ou autres babioles d’un prix sans rapport avec leur volume.
-Hetty Dibson parlait volontiers de son orfèvre et de ses bijoux, du
-temps qu’elle consacrait à la commande de ces derniers, du plaisir
-quotidien d’en dresser l’inventaire, des mérites de la congaïe préposée
-à la garde de leurs écrins. Mais il était bien entendu qu’il s’agissait
-là de bijoux à la mode de Battambang, laquelle est un peu barbare, et
-s’exerce sur de l’argent ou de l’or à dix-huit carats; et pour ces
-bijoux-là, l’orfèvre Foung-li paie tout de suite quarante cents de la
-journée aux artistes chargés de paver leur métal de ces rubis, couleur
-de roastbeef, extraits des mines locales, et dont le prix n’a rien
-d’excessif,--il vous en coûterait moins cher de vous en faire remplir le
-creux de la main que si vous demandiez, sur place, la même mesure en
-fraises!
-
-Aussi, Foung-li ne trouvant pas qu’il y eût là champ proportionné à
-l’ampleur de son génie commercial, avait jugé bon d’épingler à sa
-patente d’orfèvre une licence d’entrepreneur de pompes funèbres, et il
-avait fait venir de Cholon et rangé soigneusement, dans un hangar
-couvert de tout le fer-blanc de nos vieilles boîtes à farine, un
-matériel alléchant de bannières, de tableaux, brancards dorés,
-banderoles incrustées de miroiteries, trompes, flûtes et autres
-instruments d’orchestre.
-
-A la bonne heure! Foung-li avait le sentiment de la clientèle; et il y
-aurait plaisir à voir se dérouler, sur les rives du marais, au petit
-jour, de beaux cortèges sonnants, étincelants, flottants, ondulants, et
-dont les tam-tams étoufferaient le Gong maudit!
-
-Le seul enfantillage qu’on pût raisonnablement reprocher à madame
-Vallery, c’était d’abuser de la plaisanterie un peu lourde, un peu
-fatigante, qui consistait à se regarder, sourcils froncés, dans tout
-miroir à portée, ou à se tâter, du bout de l’index, d’un air perplexe,
-la commissure des narines, et à prononcer, avec un rire lugubre, des
-phrases dans le goût de celle-ci: «Vous savez Pip, je vous ai averti. Si
-j’enlaidis trop, je pars. C’est le miroir qui dira: «Partez!» Le jour
-qu’il aura dit, je ferai. Et il est fidèle, lui! Vous ne pourrez le
-corrompre, le soudoyer comme la congaïe qui s’exclame chaque matin, par
-votre ordre, que madame n’a jamais été si «même chose une fleur»!
-
-Quand il fait le temps qu’il fait, même à trois mois de l’époque
-officielle des typhons, il vaut mieux ne pas trop plaisanter, pas trop
-rire... Cela énerve comme un cocktail trop angusturé, et cela se termine
-souvent mal. A mon avis, Hetty Dibson devrait bien le comprendre, et
-surtout le faire comprendre à sa jeune amie, madame Lanier.
-
-Quand ces pointes facétieuses atteignent le cuir tanné du père Vallery,
-cela n’a pas trop d’importance. Cela n’amènera guère, on le sent, que le
-réflexe d’une grosse claque calmante à l’endroit de la piqûre, ou, plus
-probablement, que l’ingestion d’un granule ou deux de philosophie. Mais,
-pour ce rôle de guêpe, la petite Lanier, sous la couronne folle de ses
-cheveux blonds, me semble assumer des prédestinations plus inquiétantes.
-
-Lanier est un grand garçon, un peu faible, un peu flou, que sa famille a
-expédié au Siam-Cambodge, avec toutes sortes de recommandations aux
-directeurs, administrateurs, chefs de train, sur le cher enfant, et,
-c’est à peu près la première fois qu’on le sort du champ de ventilation
-d’un pankah de bureau. Pour ses débuts, que le Dieu du ciel tropical le
-garde!
-
-Il y a deux éclairs sur le monde, deux épanouissements de fleurs
-fraîches: à l’aurore, de sept heures à sept heures et demie, au
-crépuscule, de cinq et demie à six, et entre les deux, sans
-discontinuer, l’orage blanc de la lumière, le tintamarre solaire qui
-fulgure dans les yeux et casse la tête la plus solide.
-
-Celle de Lanier n’est pas des mieux conditionnées pour la résistance.
-Elle prend au sérieux les piqûres de guêpe; et celles-ci s’enveniment
-justement à proportion qu’on leur accorde une attention hors de saison,
-qu’on les gratte, qu’on y met la loupe pour y chercher le dard. Le
-malheureux voit bien qu’autour des yeux de sa femme, autour des jolis
-globes clairs, poudroyants d’or, de singulières zones bistrées ont
-grandi, et que, sous les pommettes, là où se pavanaient à fleur de peau
-les vapeurs roses d’un sang juvénile, ce n’est pas seulement
-l’amincissement du galbe qui étend maintenant cette stagnante ombre
-grise. Et il tremble quand il la voit, à la manière de madame Vallery,
-occupée à se contempler méditativement les phalanges devant le plateau
-de son onglier. Il tremble, et se croit obligé d’exhiber des mines
-lamentables, car il l’adore, c’est entendu, avec toute la candeur et le
-touchant égoïsme d’un garçonnet de vingt-huit ans.
-
-Mais, à ces mines longues d’une aune, elle oppose de petits rires
-sourds, ou se met à compter, à haute voix, le nombre de touches de rouge
-devenu nécessaire pour obtenir à ses lèvres «sa teinte». Dix-sept! Deux
-de plus qu’avant-hier! Et, en vérité, c’est à se demander si c’est bien
-pour lui qu’elle est en scène, qu’elle travaille les effets de ce
-marivaudage ambigu... Si ce n’est pas plutôt pour éblouir madame Vallery
-de ses passes savantes au combat de coquetterie, au duel malicieux
-contre l’homme; pour montrer à cette anglo-saxonne, qui n’y connaît
-guère que l’emploi du «direct» d’un bon boxeur, ce qu’est le jeu aigu,
-raffiné, étincelant de la Parisienne!
-
-Je cause quelquefois de tout cela avec Moutier, au lendemain de nos
-visites à la troisième rivière. Moutier n’a-t-il pas un peu la
-responsabilité de nous tous, puisqu’il a celle du kilomètre 83? Et si
-nous sommes tous ici pour être dévorés par ce serpent de fer, lui, le
-grand-prêtre, ne doit-il pas veiller au gaspillage éventuel des
-réserves d’holocauste? N’a-t-il pas charge d’âmes et de corps?
-
-A l’heure brève où l’étau se desserre, où l’atmosphère se détend entre
-la mâchoire du jour et celle de la nuit, dans la roseur béante du soir,
-nous allons, un instant, le long du chemin de bordure de la voie. Il
-nous arrive d’y croiser le poney pie et le tilbury noir au-dessus duquel
-s’arrondit, sous le vent béni de la course, le double zéro rose et bleu
-des écharpes. Moutier souffre d’une légère boiterie et, pour marcher,
-s’appuie sur une canne, car il a contracté un de ces ulcères, localisés
-mais tenaces, de la pathogénie indigène, quelqu’un de ces _pians_,
-plaies annamites--le nom est sujet à variations--qui ne sont guère plus
-dangereuses, mais pas davantage guérissables, dans la brousse, que des
-engelures dans la cour d’un collège. Cet accident n’entame, au reste, en
-rien l’égalité de son humeur, ni la vigueur de sa pensée à première vue
-un peu trapue, tout en muscles, si l’on peut dire, mais qui se révèle
-soudain richement innervée de sensibilité secrète.
-
-C’est d’un œil maintenant amusé qu’il salue, puis regarde les deux
-rieuses silhouettes féminines disparaître dans la fente d’or que
-ménage, au débouché sur le marais, le parallélisme des sombres
-murailles végétales, taillées à même la forêt, à grands pans verticaux,
-de part et d’autre de la voie...
-
---Deux femmes, dit-il avec un sourire, deux femmes, et de l’autre côté,
-combien d’hommes? Mais il faut qu’elles aillent là-bas, pour attester
-que le travail de ces hommes est à elles, à elles toutes, les femmes!
-
-Il s’interrompit pour faire sauter, du bout de sa canne, une pierre
-échappée du ballast, et que la trace des frêles roues avait effleurée.
-
---Nous autres, mon pauvre Tourange,--reprit-il, en gardant machinalement
-les yeux baissés vers les rubans imprimés dans la poudre, nous autres,
-nous ne savons, nous ne sentons qu’une vérité, c’est que nous devons du
-travail... et nous voudrions seulement savoir un peu mieux à qui... à
-qui est due cette prestation perpétuelle de notre existence. Et nous
-sommes satisfaits, notre conscience est en repos, si nous l’avons au
-moins consacré, ce labeur d’une vie, à quelque chose, faute de
-quelqu’un, à quelque chose qui dépasse la vie humaine! Et il nous semble
-que celui qui y a droit, celui dont nous ne pouvons deviner la figure,
-mais qui vit dans le monde des choses qui dépassent la vie humaine,
-celui-là saura prendre son dû, comme le bonze A-kathor ramassait, hors
-des maisons, l’écuelle de riz déposée par les fidèles. Mais la femme ne
-veut pas comprendre cela! La femme veut que nous sachions que c’est elle
-qui détient la créance de cette dette... La voilà qui s’intronise idole
-centrale, et poursuit de sa colère le labeur de l’homme qui lui est
-volé. Et, le plus triste, Tourange, et le plus admirable, c’est que
-peut-être...
-
---C’est que peut-être elle a raison!
-
-Ce n’est pas moi qui ai dit cela, c’est Lully, Lully, l’enfant qui vient
-à nous, en tenue de chasseur, les canons à l’épaule, débouchant d’une
-piste invisible de la forêt.
-
-Et c’est Lully qui ajoute encore, marchant à nos côtés et balançant, de
-la main qui ne tient pas la crosse, une longue fleur odorante:
-
---Orgueil de l’homme qui veut suspendre sa durée périssable, sa petite
-moyenne de quarante années à de poudreuses œuvres centenaires! Soif de
-l’éternité misérablement étanchée à une grappe de générations!... Mais
-que voulez-vous que cela fasse, dites, vos travaux, vos monuments, vos
-chemins de fer, hein, Moutier, qui dureront combien, vingt, trente,
-deux mille ans, à celle qui porte dans ses flancs toute la lignée
-indéfinie des bâtisseurs?
-
-Aucun de nous ne répond à Lully. Déjà l’heure rose, jaune et bleue
-s’éteint et le soir commence à peser, le soir où l’on évite de parler,
-comme si les paroles prenaient brusquement un poids étrange, qui les
-rend dangereuses à introduire dans les cervelles... Nul oiseau ne coupe
-la fente claire; mais, de-ci, de-là, quelque papillon, luné de bleu,
-volète d’une muraille à l’autre, comme affolé par l’impénétrabilité de
-la paroi. Nous nous collons silencieusement au talus de la voie, lorsque
-reparaît, lanternes allumées, le tilbury garni de ses blanches
-conductrices, derrière qui chevauchent, tête nue, les époux. Et c’est
-seulement au moment où, ayant atteint, à notre tour, le nœud de
-bifurcation, nous découvrons le marais, sur lequel traîne un dernier
-reflet rouge, que Lully s’exclame, avec une gambade d’écolier:
-
---Zut! Trop tard, pour aller voir les grues antigones danser devant le
-coucher du soleil!
-
-Sa main désigne, vers l’extrême ouest, au delà de la corne saignante du
-marais, tout un pan du ciel bariolé comme une lanterne chinoise, et qui
-paraît loin, très loin...
-
-Lully est resté l’homme des eaux limoneuses, le grand explorateur du
-marais. Il connaît les végétations amphibies, les nacres, les corolles
-flottantes, les buissons-radeaux infestés d’abeilles, et surtout la
-prodigieuse vie ailée que le morne léviathan de Chang-préah détache de
-son sein croupi, avec des palpitations lentes ou des jets radieux, le
-matin et le soir, à l’heure des prières.
-
-
-
-
-V
-
-
-Lully a eu tort de forcer ainsi la note sacrilège, de braver si
-ouvertement, si obstinément le ma-koui du Gong funèbre. Lully a eu
-tort... mais nous! Nous avons eu tort de vivre pour voir cela. Nous
-avons eu tort surtout d’emmener Fagui avec nous, et d’arriver ainsi à la
-minute précise, juste exprès pour voir... Si nous étions partis dix
-minutes plus tard! Si seulement Moutier avait suivi son idée d’aller
-changer de canne, avant de se mettre en route! Nous n’aurions pas vu,
-nous n’aurions pas entendu!...
-
-Sans doute, Georgie n’aurait jamais reparu à la popote; mais nous
-aurions pu supposer qu’on l’avait assassiné proprement, d’une charge de
-plomb ou d’un coup d’anspect, ou que lui-même avait choisi un grand coin
-d’ombre épaisse dans la forêt, pour dormir une très longue sieste! Nous
-n’aurions pas vu les yeux, ces yeux où toute l’horreur, remontée du fond
-de l’être, venait crever en deux bulles noires, affreuses; nous
-n’aurions pas entendu le cri, le cri qui secouait, au-dessus de nos
-têtes, les colonnes de la vie et auquel notre silence seul était assez
-atroce pour répondre!
-
-Et voilà qu’il faisait très beau ce jour-là, le trente-quatrième de ma
-réinscription à la popote, ainsi qu’en pourraient témoigner les cahiers
-de Fagui. Il faisait beau, il faisait bon, car un souffle, venant des
-bosquets du Paradis, s’était levé vers la quinzième heure.
-
-Et quand Moutier passa devant ma porte, boitillant mais allègre, et, du
-bout de sa canne, me montra le miracle d’un horizon couleur de jardin,
-c’est de bon cœur que, pour le suivre, j’abandonnai le misérable carnet
-sur lequel j’étais en train de griffonner des pentes et des métrages.
-
-Nous descendîmes la rive vers l’est, tournant le dos au campement des
-indigènes, et, c’est ainsi que nous passâmes devant Fagui, dont la sala
-était une des dernières dans cette direction.
-
-Fagui, assise sur sa terrasse, n’était occupée qu’à déguster la liqueur
-céleste et, nous ayant fait un signe, elle se hâta de venir nous
-rejoindre, un couvre-chef de fortune épinglé à la hâte sur sa tête.
-
---Georgie est déjà parti pour là-bas, nous dit-elle, tâcher de tuer des
-marabouts, c’est la bonne saison pour les brins... Si vous voulez, nous
-pouvons marcher à sa rencontre.
-
-Que Moutier ne suivit-il, à ce moment, son idée d’aller changer de
-canne! Celle qu’il avait à la main se prêtait assez mal à l’appui. Elle
-provenait d’un fléau d’ancienne balance chinoise, dont l’impeccable
-rectitude avait séduit Moutier, non moins que l’agencement
-hiéroglyphique des petits clous de cuivre incrustés dans son bois pour
-indiquer les mesures.
-
-Moutier avait pour ce bâton une prédilection, où se mêlait un rien de
-coquetterie, de cette coquetterie, un peu inattendue dans ses choix,
-spéciale aux hommes qui ne sont pas coquets.
-
-Bref, nous partîmes ainsi à l’heure que le destin voulait, que voulait
-le Gong peut-être, pour ébranler nos cœurs d’un coup retentissant, au
-seuil de leur folle entreprise.
-
-Nous partîmes. Nous avions la forêt à main gauche, toute luisante des
-bosselures métalliques de ses feuillages, et, à droite, le marais.
-
-Marais, le mot n’est peut-être pas très exact pour ce vaste réservoir
-d’eaux limoneuses qui adopte, vers l’ouest, les alourdissements d’un
-dessin de mamelles, dont deux arroyos figurent les pis nourriciers.
-Marais, non. Toute cette masse filante et boueuse glisse, d’un mouvement
-imperceptible mais sûr, qui suffit à la nettoyer des joncs et permet que
-l’odeur n’en soit pas pis que fade,--rien autre qu’horriblement fade.
-
-Fagui marchait entre nous, en sorte que, tout en causant, je pouvais
-détailler son délicat profil. Il n’était point trop cruellement altéré
-par l’épreuve climatérique; mais la nuque mince fléchissait, comme si la
-couronne de la chevelure pesait sur elle, de tout son poids de métal
-précieux... Et déjà la crainte des flammes de l’air qui donne à tous
-ici, si l’on n’y prend garde, l’habitude de marcher comme les bêtes, les
-yeux vers la terre.
-
-De quoi pouvions-nous causer? Comme des marins de la mer, comme des
-chasseurs de gibier, comme un vigneron de sa vendange, comme une mère
-de son fils, comme un soldat de l’ennemi, nous causions de lui, du
-kilomètre 83, de l’espoir de le coucher bientôt sur son lit de béton,
-d’achever le travelage, de voir tendus les quatre rails, fins et
-brillants comme des cordes de guitare... Ah! la belle sérénade, ce
-soir-là!
-
-C’est Moutier qui se révélait ainsi poète, en clopinant. Il était tout
-joyeux, tout inspiré. Le matin même avait commencé de fonctionner
-l’organisation qui doublerait le nombre des trains de ciment arrivant
-quotidiennement de Battambang.
-
-Il y avait bien les cent dix-huit coolies et les deux contremaîtres
-marqués d’une petite croix noire, au rapport hebdomadaire...
-
-Mais, bah! on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
-
-Et puis, il faisait si beau, il faisait si bon, ce jour-là!
-
-Mais Fagui, levant la tête, dit doucement:
-
---Tant pis, si cela marche bien, tant pis, si c’est bientôt fini!
-
-Moutier fronça les sourcils, entendant ces paroles. Mais Fagui répéta de
-la même voix douce, avec un pauvre petit sourire, un sourire qui me
-faisait le même effet que lorsque je voyais à ses lèvres, au lieu d’un
-bel œillet de France, quelque triste fleurette du marais.
-
---Oui, tant pis, tant pis pour moi! Vous autres, vous ne pensez jamais à
-cela! vous faites votre œuvre, vous avez votre but, il brille devant
-vous... Mais, nous? Nous sommes casées dans votre ombre, tant que vous
-êtes loin du soleil!... Lorsqu’on le touche, ce soleil, le jour de
-gloire est arrivé, hein! et Fagui n’a plus qu’à disparaître!
-
-Moutier, un peu gêné, tenta de protester, en secouant la tête avec
-énergie.
-
---Vous savez bien, Fagui, que vous pouvez compter sur l’affection de
-Georgie...
-
---Oui, ici... et c’est justement pour cela que je souhaite que cela ne
-finisse pas. Mais cela finira tout de même. Voyons, Tourange, pourquoi
-vous, hommes honnêtes, voulez-vous, sous couleur de gentillesse, nous
-faire faire de mauvais calculs? Ici, vous êtes très gentils pour moi,
-tous, mais, dans six mois, dans un an, mettons dans deux, vous aurez
-quitté le Siam-Cambodge. Vous serez rentrés à Paris, vous aurez des
-économies, vous pourrez faire la fête, si le cœur vous en dit; et, si
-quelque jour vous rencontrez Fagui à un coin de rue, Fagui, une femme
-dont le teint aura gardé des stigmates, une femme qui ne sera pas très,
-très élégante... il n’y aura pas longtemps qu’elle aura débarqué,--eh
-bien! soyons francs, vous la saluerez, oui, de loin, un peu vite, un peu
-honteusement, comme la complice d’une chose dont il vaut mieux ne pas
-parler...
-
-Cette fois, nous protestâmes ensemble véhémentement en tâchant de
-trouver des mots péremptoires pour établir la bonne place de notre cœur,
-la sûreté de notre mémoire et notre inaptitude reconnue à faire la
-fête... Tant que Fagui se prit à rire, ce qui encouragea Moutier à finir
-la chose en plaisanterie.
-
---D’abord Fagui, dès le débarcadère, sera très élégante; elle aura des
-chapeaux où frissonneront tous les brins de croupion des marabouts
-massacrés par Georgie en son honneur.
-
-Sur quoi, Fagui retrouve son sérieux, pour affirmer gravement, la
-malheureuse, que c’était elle en effet qui avait conseillé de ne pas
-laisser passer la bonne saison des aigrettes et des marabouts. Car si, à
-Chang-préah, il n’y avait pas lieu de se tourmenter outre mesure des
-frais de modiste, il fallait bien, en conséquence de ce qu’elle venait
-de nous exposer, penser à l’avenir...
-
-Et juste, comme elle répétait: «J’ai profité de ce beau jour pour
-envoyer Georgie», juste comme elle achevait d’assumer bénévolement la
-conduite des rouleaux écraseurs du Destin, un coup de feu éclata sur la
-droite.
-
-Il y avait là des bouquets de ces arbres à troncs blancs, amis des
-terres inondées, que l’on appelle en Cochinchine «des trams»; et leurs
-feuillages depuis un instant nous masquaient la rive.
-
-Par-dessus les cimes, nous vîmes monter, pattes pendantes, très haut
-dans l’air doré, un marabout au manteau de cendre, et quelques paires
-d’ailes moins notables; et nous courûmes vers la détonation, en hélant
-joyeusement.
-
-Alors éclata le cri, le cri de l’homme happé par le marais! Et nous
-vîmes la tête à fleur de boue, la tête, seule, comme hors d’une cangue,
-la tête, et, trouant la tête, cette bouche noire d’où sortait l’appel
-épouvantable, ininterrompu, jusqu’à ce que, d’un coup, le flot immonde
-l’eût bâillonnée...
-
-Je pense que les naufragés, qui ont surpris, d’un radeau, certain
-bouillonnement roux autour de celui des leurs glissé par mégarde, et qui
-ont constaté les suites, sont à même d’apprécier la qualité de nos
-réflexions pendant ces vingt secondes. Cependant nous fut épargnée
-l’horreur de voir remonter quelque chose à la surface. Cela fit
-seulement un trou sale dans le joli tapis vert, qui donnait, au soleil
-couchant, l’illusion d’une pelouse où mener folâtrer des jeunes
-filles... En arrière s’alignaient des buissons sordides, par lesquels
-avait dû arriver Lully courant vers la pièce abattue.
-
-Bien entendu, je n’observai pas cela tout de suite, ma principale
-besogne ayant été d’abord d’empêcher Moutier de se jeter aussi
-là-dessus, ce que j’obtins en le lançant à la volée--il n’est pas très
-lourd, le malheureux--contre un tronc de tram. Ce détournement d’idée
-l’amena à casser des branches avec frénésie, ce en quoi je l’aidai tout
-aussitôt, à dessein d’en joncher le faux gazon et de gagner des mètres à
-plat ventre. C’était aussi vain que de semer de la paille sur le Mé-Kong
-pour construire un pont, et, après dix bonnes minutes, pendant
-lesquelles je laissai les nerfs de Moutier se détendre à cette besogne,
-comme le crépuscule commençait à s’assombrir, je lui fis remarquer qu’il
-était temps de ramener Fagui à la maison. Elle avait fait moins de
-manières que Moutier, et s’était contentée de tomber raide et de rester
-là, toute blanche et les yeux fermés.
-
-Les trams nous fournirent encore de quoi confectionner une litière pour
-la rapporter jusqu’au chemin de rive. Elle n’était plus évanouie, mais
-s’obstinait à nous regarder, les dents serrées, les yeux
-extraordinairement foncés, virés au noir, et sans faire mine de bouger.
-
-Nous repartîmes ainsi, entre chien et loup, Moutier ayant lâché sa canne
-pour empoigner les deux brancards. Je savais bien qu’en l’état de sa
-jambe, nous ne pourrions aller très loin dans cet équipage; mais je
-tenais à l’éloigner suffisamment de l’endroit. Après un quart d’heure de
-marche clopinante, je lui proposai de faire halte, et lui confiant Fagui
-et le soin de l’éventer--car le bourdonnement des moustiques
-s’accroissait avec l’opacité des ténèbres--je pris le pas gymnastique
-vers le camp.
-
-J’en revins avec le docteur et des coolies, et des lanternes, cordes,
-perches et planches. Tout ce dernier attirail était, je l’imaginais
-bien, superflu. Mais je tenais à satisfaire Moutier et les nerfs en
-révolte de Moutier. Fagui était debout quand j’arrivai. Elle ne
-manifesta rien devant mon peloton de sauvetage et se laissa emmener
-sans difficultés, toujours muette, par le docteur.
-
-Nous autres, nous retournâmes au bois de trams et commençâmes notre
-travail aux lanternes. Nous finîmes par lier une façon de radeau, qui
-nous permît de venir à l’aplomb du trou, reconnaissable, comme un accroc
-au milieu du drap d’un billard.
-
-Mais c’est en vain que nous sondâmes, sur place et alentour, avec nos
-perches et nos cordes à grappins. Ce n’était pas, je m’en doutais, un
-marécage aux croupissements léthargiques que cette fosse de Chang-préah;
-mais, sous la peau figée de la surface, un véritable fleuve de limon
-s’ébranlait, avec un courant et des remous. A un moment donné, la lune
-s’était levée, tout exsangue, au ras de cette plaine hypocrite, et cela
-m’avait fait mal... Elle avait dépassé le zénith et jetait sur le marais
-une grande nacre glaciaire, que Moutier ne voulait toujours pas se
-décider à partir. Quand il fut enfin convaincu de l’inanité de nos
-tentatives, il se mit à jurer comme un païen, puis à hurler que Georgie
-ne s’en irait pas comme un chien crevé, qu’il allait lui bâtir un
-monument mémorable, qu’on coulerait dans le trou, en guise de
-fondations, tout le ciment du kilomètre 83, duquel kilomètre, lui
-Moutier «avait sa claque», et que tous les bonzes viendraient se mettre
-à genoux devant le monument, et tous les coolies, encadrés de leurs
-caïs, de même, et qu’il flanquerait de sa main la cadouille à tous ceux
-qui ne s’agenouilleraient pas convenablement...
-
-Et, tout d’un coup, il lui vint une idée beaucoup plus simple, qui le
-calma comme par enchantement. Il souleva son chapeau et resta tête nue,
-deux minutes, face au trou. Et je fis comme lui, un peu honteux de
-n’avoir pas eu cette idée-là plus tôt, au moment, par exemple, que les
-yeux du petit dégageaient toutes les épouvantes, toutes les
-miséricordes, et toutes les écumes de la vie, pour nous demander, en
-échange, ah! Dieu sait quoi!
-
-Moutier eut sans doute le même sentiment, car je vis son regard fuir le
-mien, tandis que, de sa voix ordinaire de chantier, une voix un peu dure
-et basse, il commandait le rassemblement des coolies.
-
-
-
-
-VI
-
-
---Grande secousse nerveuse. Folie guérissable, sans doute... Ne pas la
-contrarier, résuma le docteur.
-
-Et il insinua que, si ces dames voulaient se charger de Fagui, elle se
-laisserait probablement emmener sans résistance à la troisième rivière.
-Ce qui serait une solution point mauvaise, étant donné qu’elle ne
-voulait pas rentrer chez elle.
-
---Je suis débordé de l’autre côté, mon pauvre Tourange, et en
-avertissant seulement madame Vallery, qui me paraît être la tête froide
-de là-bas, de ne pas trop se laisser impressionner par le cri...
-
---Quel cri? interrompis-je, avec un petit serrement de gorge, au
-souvenir...
-
-Le docteur ajusta son binocle sur son nez.
-
---Au fait, je ne vous ai pas raconté ce que je suis devenu, hier soir,
-quand vous me l’avez confiée. Tout alla bien pendant les premières
-minutes. Fagui s’était mise debout et marchait à mon côté
-tranquillement, la tête basse; pour plus de sûreté, j’avais pris son
-bras... Tout alla bien jusqu’à ce tournant où le chemin laisse à droite,
-vous savez, tout un chapelet de petites mares, pas très loin de
-l’ancienne sala de Barnot. Comme nous attaquions le tournant, voilà
-qu’un cri de perdu nous part quasi dans les jambes, un de ces affreux
-cris de grenouille déglutinée par le serpent d’eau... Et, tenez,
-précisément, la nuit de Barnot, vous rappelez-vous, nous eûmes une
-sérénade de ce goût-là... Point surprenant qu’en recevant cette musique
-dans les oreilles, la pauvre femme soit retombée raide, avec de grands
-tremblements dans tout le corps, comme s’il y passait des décharges
-électriques!... Grenouille, contractions, je pensais à l’expérience de
-Galvani, était-ce bête, hein!... Il a fallu la recoucher sur sa litière
-et la transporter comme une blessée. Je comptais la déposer sur son lit,
-m’en remettre à la congaïe du soin de la dévêtir, et passer la nuit
-dans la chambre voisine, à toute éventualité. Mais, sitôt sa porte en
-vue, la voilà qui bondit sur ses pieds, et, quand je veux l’engager sur
-l’escalier de sa véranda, qui me résiste et se met à crier, à crier, à
-la façon de la grenouille... Ma foi, je l’ai ramenée jusque chez moi.
-Elle a été bien gentille, la pauvre, sauf que jusqu’à quatre heures du
-matin, par intervalles, elle lançait ce cri déplorable, pendant une
-dizaine de secondes, de moins en moins fort... à la fin tout doucement,
-comme pour elle... et puis, elle s’est endormie. Ce matin elle est très
-calme; elle cueille des branches dans mon jardin et les met dans les
-pots que lui présente le boy.
-
-Je serrai la main du docteur.
-
---Vous avez raison, dis-je. Le meilleur serait de l’éloigner d’ici pour
-quelques jours, de la transplanter dans un milieu où rien ne soit pour
-la froisser. Je crois qu’en effet madame Vallery est la femme de la
-situation. Je l’ai vue s’occuper de la congaïe de Dumoulin, mon
-contremaître, et cependant nous savions tous le vrai nom de la diarrhée
-de cette malheureuse... _Good bye_, docteur! Je vais parler à madame
-Vallery.
-
-Hetty Dibson, chez qui, le temps de sauter en selle, je me suis rendu,
-s’est avérée la tête froide et solide que nous espérions. Il fut convenu
-que, l’après-midi même, elle viendrait chercher Fagui en tilbury, et
-qu’un paquet de linge et d’objets de toilette, préparé par la congaïe,
-suivrait. Elle voulut me garder à déjeuner, mais je déclinai son
-invitation, ne me souciant pas de laisser Moutier seul à la
-popote,--elle était déjà bien assez vide!
-
-A onze heures et demie, je me retrouvai donc tête à tête avec André. Sa
-mine était mauvaise, je ne pus m’empêcher de lui conseiller un peu de
-repos. Mais il haussa doucement les épaules et me répondit, avec un
-sourire paisible, que le plus simple était, maintenant que la machine
-était lancée, d’espérer qu’elle tiendrait jusqu’au bout. Puis, il
-m’entretint, sans transition, des mesures qu’il avait arrêtées dans la
-matinée. Mesures dont j’aurais été surpris, sans doute, il y a quelques
-mois.
-
-Il m’annonça qu’il avait demandé au Père du May de venir réciter les
-prières funèbres sur l’emplacement où était enfoui--il hésita à
-prononcer le mot--Lully; que lui-même se proposait d’accompagner le
-Père, et que, plusieurs contremaîtres ayant manifesté une résolution
-semblable, il avait décidé que la cérémonie aurait lieu au coucher du
-soleil, à la fin du travail, laquelle fin serait devancée d’une heure à
-cet effet.
-
-Je l’assurai de ma volonté d’être à ses côtés, et je réclamai d’avertir
-le docteur et les gens de la troisième rivière, à l’exclusion des dames
-qui seraient occupées ailleurs; et, à ce propos, je lui rendis compte de
-l’emploi de ma matinée. Il nous approuva de point en point et ajouta
-seulement:
-
---On ne peut laisser la sala abandonnée aux congaïes et aux boys. Allez
-faire un inventaire. Mettez de côté ce qui, papiers ou souvenirs, peut
-intéresser la famille; on l’expédiera à Battambang. Pour le mobilier et
-le linge de la maison, on les dirigera peu à peu vers la troisième
-rivière. J’imagine que vous n’êtes pas un homme de loi--en disant ces
-mots, il me regardait dans les yeux--et que nous ne chicanerons pas ici
-sur l’union libre.
-
-Nous mangions vite, évitant instinctivement de regarder autour de nous,
-et de constater par exemple que les bouquets des vases auraient dû être
-changés. Ils avaient été faits, la veille, par Fagui, avec ces plantes
-du marais, dont les fleurettes sont pareilles à des gouttes de cire
-rouge, et dont les feuillages noircissent et se corrompent très vite à
-l’air pur.
-
-Comme nous avalions le café, nous entendîmes un pas monter la véranda,
-un pas d’Européen, nous ne pouvions nous y tromper, tout assourdi qu’il
-fût par la chaussure chinoise, et le Père du May apparut dans
-l’encadrement de la porte. A l’exception de la botte de toile à semelle
-de feutre, son costume était celui des prêtres français: soutane
-d’anacoste noire, rabat bordé de perles blanches, ceinture à la taille
-et barrette sur la tête. Il avait la main gauche fermée sur son livre,
-et la droite, celle qui venait de déposer le parasol contre un poteau de
-la véranda, passée à la ceinture, selon un geste qui lui était familier;
-et, quoique, à son essoufflement, on pût deviner la rapidité de sa
-course, son visage était sec et sans rougeur.
-
-Moutier vint avec empressement à sa rencontre et lui offrit un siège;
-mais il le refusa, d’un geste de la main qui tenait le livre, et,
-debout, nous exposa l’objet de sa visite, de la voix grise qui était la
-sienne, et sans se départir de ce sourire qui ne quittait guère ses
-lèvres soigneusement rasées, mais qui ne découvrait jamais les dents.
-
-Il exposa qu’un grand nombre de ses chrétiens faisaient partie des
-équipes placées sous les ordres de M. Lully, et, sachant qu’on devait
-aller dire des prières pour lui, seraient heureux de grossir le cortège
-de leur présence et de celle de leurs camarades.
-
---Je crois pouvoir répondre du bon ordre, monsieur, ajouta-t-il. Mais,
-vous n’ignorez pas le goût de tous les Asiatiques pour les pompes
-funèbres. Verriez-vous un inconvénient à ce qu’ils donnent, à cette
-occasion, libre carrière à leur fantaisie? Bien entendu, je serai là
-pour veiller à ce qu’elle ne dépasse pas certaines bornes.
-
-Moutier octroya toutes les permissions, et félicita même chaleureusement
-le Père des bons sentiments de ses chrétiens. Celui-ci reçut les
-félicitations avec son éternel sourire, où l’on pouvait retrouver une
-politesse distante d’homme du monde, aussi bien qu’un embarras de paysan
-s’astreignant à l’amabilité, s’inclina légèrement, et s’en fut rouvrir
-le parasol qu’il avait laissé sous la véranda.
-
-Moutier écouta longuement le bruit discret de son pas disparaître, comme
-volatilisé dans la fournaise extérieure, puis me dit, avec un regard
-singulièrement expressif:
-
---Personne ne saura jamais les services que nous a rendus cet homme! Je
-n’ai pas eu une révolte, pas une rixe, pas un semblant de désordre. Il
-n’est jamais venu, comme ne s’en serait pas fait faute quelque _Padre_
-d’ordre inférieur, me harceler de réclamations au nom de ses protégés...
-Les bonzes et le pieux A-Kathor ont tout machiné, j’en ai eu les
-preuves, pour provoquer une grève et des troubles. C’est à lui, à lui
-seul que nous devons de ne pas avoir nos chantiers déserts. Décidément
-Mureiro Vanelli est très fort!
-
-
-
-
-VII
-
-
-Ce fut un étrange cortège que celui que nous menâmes en l’honneur et
-sauvegarde de l’âme de l’ingénieur George-Antoine-Louis Lully, décédé à
-Chang-préah dans la trente et unième année de son âge. Ce fut un étrange
-cortège que celui de cette promenade aux flambeaux, conduite par un
-prêtre, et se déroulant comme un dragon fumeux et resplendissant au gré
-des méandres d’une rive innommable. Près de douze cents coolies étaient
-venus, et--comme on ne pouvait passer qu’à trois de front,--du Père du
-May, qui, en surplis empesé de frais, une étole noire au cou, ouvrait la
-marche, au vieux Foung-li veillant, à l’arrière garde, sur le contenu
-de son hangar vidé, il y avait place pour plus d’une belle ondulation.
-
-Chacun de ces volontaires portait quelque chose à l’épaule, qui une
-hallebarde, qui la tige d’un dais, qui la hampe d’une bannière. Pour
-celles-ci, leur soie rouge ou mauve était peinte ou brodée
-d’inscriptions, dont le texte avait été soigneusement expurgé par le
-Père; un gigantesque drapeau tricolore dominait, comme une tente au
-sommet d’une colline, leur peuple chatoyant.
-
-Les figurants, qui n’étaient pas dépositaires d’un de ces numéros
-recherchés du matériel de Foung-li, s’étaient équipés à tout le moins
-d’une grosse branche d’arbre, habillée de ses feuillages et retenant à
-sa fourche, comme un nid de phénix, une ronde lanterne, jaune ou rose,
-ou simplement blanc-de-deuil. Les plus ingénieux, s’inspirant du rite
-qui veut qu’à l’occasion des fêtes funéraires, soient exhibés les
-simulacres des objets familiers du mort, avaient choisi de confectionner
-des grues éclatantes, au bout de longues perches, dans la buée rousse
-des fumées.
-
-Les caïs, le rotin au poing, maintenaient un ordre exemplaire dans les
-rangs, et leurs vêtements de gala aux nuances tendres, bleu pâle et
-lilas, faisaient des taches miroitantes, comme des plastrons de
-cuirasses dans le clair-obscur du cortège.
-
-Toute cette belle ordonnance ne s’était pas établie, cela va sans dire,
-sans à-coups, rumeurs et perte de temps; et il était tout à fait nuit
-lorsque nous nous mîmes définitivement en route.
-
-Immédiatement derrière le Père, marchaient des joueurs de trompette qui
-commencèrent à tirer de leurs instruments des sons prolongés, graves et
-monotones, comme des glas.
-
-Oui, c’était un étrange cortège et je suis sûr que Georgie n’en aurait
-pas détesté le spectacle pittoresque. Malheureusement je n’avais pour
-voisin que ce pauvre Lanier, qui ne cessait de geindre et de s’éponger.
-Il me parut insupportablement nerveux, et, comme je lui demandais des
-nouvelles de Fagui, tout ce qu’il trouva à me répondre, c’est quelque
-chose comme: «Mon cher, si cela continue, dans quelques jours nous
-serons tous plus fous qu’elle.»
-
-Arrivés au bois de trams, nous nous entassâmes tant bien que mal sur la
-rive ferme, et laissâmes le Père entonner les prières et purifier le
-marais d’eau bénite, dans la direction de l’endroit...
-
-Toute la foule des coolies chantait, à son signal, le _Dies iræ_ avec
-une prononciation des mots latins à la française et une justesse
-d’émission des notes du plain-chant stupéfiantes. J’observais
-curieusement ces faces placides essayant de se terrifier chrétiennement
-à l’évocation des tribulations redoutables par lesquelles doivent passer
-les vénérés ancêtres... Et jusqu’à quel point le Père était parvenu à
-opérer cette transmutation des cervelles, c’est ce que je ne voudrais
-guère approfondir. Mais je sais qu’en revanche, pour nous autres, une
-transmutation contraire n’était pas loin d’être réalisée, et que cette
-prose funèbre nous semblait aussi peu de saison qu’un vêtement noir, par
-exemple.
-
-Nous étions là, nous le sentions bien, pour rendre hommage à notre
-camarade, ouvrier de l’œuvre, et, par-dessus l’ouvrier, à l’œuvre
-elle-même, et, par-dessus l’œuvre, à Celui qui, comme avait dit Moutier,
-a qualité pour ramasser tous ces hommages, comme le bonze son riz... Et
-notre âme était sereine et joyeuse, je le jure!
-
-Il n’y avait une toute petite exception peut-être que pour ce malheureux
-Lanier qui, visiblement, ne gouvernait plus ses nerfs. Et lorsqu’au
-moment du _Tuba mirum spargens sonum_, les trompettes crurent bon de
-scander le chant de quelques meuglements qui se répercutaient sur l’eau
-lourde comme un miroir de bronze, voici le pauvre homme qui se met à
-pleurer, comme si c’était sa jeunesse et sa joie qu’on jetait à l’abîme.
-
-Cependant, quand ils eurent fini de faire monter le chant terrible vers
-le Dieu de l’Universelle Vengeance, les choristes passèrent à quelques
-cris plus nationaux, à destination spéciale du ma-koui de Chang-préah;
-et ce faisant, brandissaient les oiseaux de papier et de feu vers le
-ciel écrasant. Et juste, à cet instant, la lune se leva, ronde et
-cuivrée comme un gong, et sa lumière fut vite assez abondante pour qu’au
-retour on pût éteindre les lanternes, par économie, sur l’ordre du
-Père.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Il y a quelque chose de plus au fond du marais, et que le Père n’ira pas
-bénir! Quelque chose que le docteur et moi avons jeté hier soir, et qui,
-Dieu nous entende! ne remontera pas des tréfonds...
-
-J’avais employé la sieste à inventorier la succession de Lully. Point
-n’était matière à gros travail: des papiers, une montre, des bibelots
-personnels, les hardes du défunt, comme disent les formules
-officielles... Du tout, avec l’aide du boy, j’avais empli quelques
-caisses, bien assaisonnées de poivre du pays, que Battambang se
-chargerait de faire parvenir à qui de droit. La moitié de l’argent,
-quatre cents piastres environ, devait prendre dans une enveloppe
-cachetée le même chemin. L’autre moitié de l’argent et les meubles
-restaient, jusqu’à nouvel ordre, la propriété de madame
-Françoise-Marguerite Dumont. Tout ce mobilier, y compris le piano à
-table mécanique, valait, d’ailleurs, sans plus, les frais de son
-transport. Quant à ces meubles spéciaux que représentaient les oiseaux
-empaillés, nous avions décidé, Moutier et moi, M. Vallery assistant à la
-délibération, qu’ils étaient censément passés au feu des enchères et
-adjugés, sous astreinte de rester momentanément sur leurs perchoirs; à
-savoir, à Moutier, le lot des rapaces, à Tourange, celui des échassiers
-et des palmipèdes. Ce qui permit de joindre quatre billets de cent
-piastres à chacune des bourses de la communauté.
-
-Il ne me restait plus qu’à pénétrer dans une petite pièce que Lully
-appelait son atelier, sans que j’eusse jamais su au juste à quels
-travaux il s’y livrait: peinture, photographie, menuiserie. A vrai dire
-nous le soupçonnions plutôt de manigances artistiques, mais il était,
-sur ce chapitre, d’une réserve qui tantôt vous présentait les voiles
-d’une timidité virginale et tantôt les verrouillements inquiétants d’un
-arcane d’alchimiste. La chaleur était très dure, et le peu de mouvement
-que je m’étais donné avait suffi à procurer à mon épiderme la tonicité
-d’une vieille serviette de bain. En ouvrant la porte que je franchissais
-pour la première fois, j’éprouvai une sensation marquée de fraîcheur,
-que je m’expliquai d’abord par l’orientation de la pièce, mais je
-flairai en même temps une odeur bizarre et fade, dont je n’analysai
-exactement la désagréable fadeur, qu’après avoir vivement poussé le
-volet de bois plein de l’unique fenêtre.
-
-C’était l’odeur même du sommeil du marais, du limon des couches
-profondes... Et, en effet, au milieu de la pièce, un grand baquet
-débordait d’une glaise gluante et rougeâtre. A sa couleur, j’en reconnus
-l’origine; elle provenait à coup sûr du banc argileux qui venait
-affleurer la rive, au sud de la digue. Une ancienne tradition locale
-attribuait à cette argile des propriétés plastiques et céramiques égales
-à celles des meilleures terres de Cay-may en Cochinchine, encore que son
-exploitation demeurât englobée dans l’anathème général jeté sur le
-domaine du Gong. Mais Georgie bravait l’anathème!
-
-Outre le baquet, il n’y avait dans la chambre qu’une façon de sellette
-de sculpteur et, sur une alignée de planches en étagère, tout ce qui,
-modelé par les doigts de Georgie, était passé de cette sellette sur les
-planches. Mes nerfs sautèrent à la révélation de ce musée des horreurs,
-complément inattendu du beau cabinet.
-
-Toutes les bêtes gluantes, toute cette faune grouillante, innommable et
-répulsive des eaux épaisses comme le sang, tout le cauchemar flasque,
-gélatineux, visqueux, pustuleux, écailleux du marais, chéloniens,
-sauriens, et batraciens, têtards, tritons et salamandres, escargots
-géants, sangsues gonflées comme des outres, tortues à têtes de crapauds,
-ignames à la langue de serpent, serpents à la peau de poisson, défilait
-là. Par surcroît, la fantaisie tératologique de l’artiste avait enchéri
-sur celle de la nature. Une ingéniosité abominable, amalgamant le
-démesuré et le disproportionné, greffant le biscornu sur l’amorphe,
-avait trouvé moyen d’épanouir, jusqu’à la splendeur, la monstruosité.
-
-Des yeux, comme des bulles délétères, étaient sur le point de crever,
-des ventres, pareils à des sacs à glandes, tenaient des conciles, des
-pattes proposaient leurs membranes tendues, semblables à des ailes de
-vampires... Et tout cela dégageait, comme la sienne propre, l’horrible
-odeur fade du limon originel, en dépit de l’enduit de couleurs glauques
-ou jaunâtres, dont il était comme huilé, et dont les poudres--sans
-doute, quelque héritage du vieil An-Hoan,--emplissaient encore, à même
-le plancher, des fonds de frêles coquilles.
-
-Fasciné et écœuré tout à la fois, je ne bougeais pas du milieu de la
-pièce, n’arrivant ni à secouer le malaise, ni à briser le charme qui
-immobilisait mes regards devant ces démences.
-
-A la longue, la découverte d’un papier, cloué comme une étiquette, au
-rebord d’une des planches, me décida à faire quelques pas en avant. Sur
-le rectangle blanc, simple feuillet détaché d’un carnet, je lus alors
-ces mots inscrits de la main même de Lully--je reconnus, sans
-hésitation, la grande écriture pointue et déversée de Georgie, aussi
-bien que l’encre très noire dont il avait coutume de se servir, et qui
-semblait encore toute fraîche sur la pâleur du papier:
-
-_Ne pas toucher en cas de malheur, briser sur place et rejeter les
-débris au marais_.
-
-Ce qui suivit, je ne saurais prétendre que je m’y sois résolu, ayant
-consciencieusement délibéré, m’étant soucié de soupeser mes
-responsabilités contradictoires d’exécuteur testamentaire.
-
-Non, ce fut un geste, une détente de nerfs, l’acte impulsif d’un
-fiévreux, d’un mauvais dormeur peut-être... ou d’un homme à l’œil trop
-sain, je ne sais plus... Je sais que je bondis dans la pièce voisine, et
-que là, ce fut un T, un T d’ingénieur, en bois de fer et lourd comme un
-marteau, qui me tomba sous la main. Je sais qu’armé de mon T, je revins
-dans l’atelier et commençai de frapper.
-
---Ah çà! Vous avez l’air d’un moine abattant les idoles à coups de
-croix...
-
-C’était le docteur qui apparaissait sur le seuil, les yeux arrondis
-derrière ses verres.
-
---J’ai oui ce vacarme de vases brisés; je ne m’attendais guère à vous
-trouver dans ces fonctions d’iconoclaste.
-
-Ces quelques mots me calmèrent, ou plutôt transformèrent ma frénésie en
-résolution non moins sauvage, mais froide. Je montrai du doigt au
-docteur le papier toujours cloué sur sa planche, puis, les deux ou trois
-monstres encore entiers, et méthodiquement, comme une cuisinière passe
-un lapin au hachoir, je fracassai une grenouille à bec de garudda.
-
-Le docteur avait lu le papier et m’avait regardé faire.
-
-Il ajusta son binocle et prit sa tête de retour du congrès de
-neurologie.
-
---Georges Lully portait l’étoile de la folie sur le mont de Jupiter de
-sa main de saturnien, dit-il sans broncher, et, c’est trop tard pour y
-rien changer, mais, pour vous, mon bon Tourange, il est encore temps, et
-vous allez me promettre de passer vos siestes à l’ombre de votre toit
-et, si possible, sous l’éventail de votre boy.
-
-Je lui tendis mon poignet à tâter, en souriant.
-
-C’était vraiment la crème des garçons que notre docteur, et je ne
-pouvais lui faire un reproche de penser, par profession, un peu plus aux
-vivants qu’aux défunts.
-
---Docteur, dis-je, je vous promets cela. Mais, en revanche, vous me
-promettez, vous, de ne souffler mot à quiconque de ce que vous avez vu
-dans cette chambre?
-
-Il parut réfléchir un instant, puis répondit avec lenteur, scandant ses
-paroles d’un hochement de haut en bas.
-
---Oui, moi aussi, je crois que cela vaut mieux... Seulement,
-ajouta-t-il, en promenant ses regards sur les débris épars dans tous
-les coins, qu’allez-vous faire de toute cette poterie?
-
---Ce qui est écrit sur le papier; la jeter au marais, dès la nuit venue.
-
-Le docteur s’approcha d’un tas de décombres particulièrement volumineux
-et l’éparpilla du pied.
-
---Ma foi! proposa-t-il, je vous y aiderai bien volontiers.
-
-La proposition me fit plaisir, et, en même temps un peu honte, et je
-tâchai de lire sur son visage s’il avait présumé que j’aurais eu peur,
-oui, peur, ou tout au moins ennui à aller tout seul au marais avec cela.
-Mais il redressait son binocle de l’air le plus bonasse du monde, et me
-prit par le bras pour sortir de la chambre, dont j’emportai la clef.
-
-Vers sept heures, à la nuit noire, nous y revenions comme des voleurs et
-nous hâtions de déménager les ruines du musée des horreurs dans de vieux
-sacs à paddi, où elles se heurtaient avec un bruit d’ossements.
-
-Nous avions décidé de les jeter à la pointe du nord-est, le plus loin
-possible de Georgie, «afin, dit le docteur, que la bénédiction du Père
-ne s’égarât pas sur leurs peinturlurages hérétiques, au cas où ce saint
-homme viendrait à récidiver du côté des trams». Mais, nous n’avions pas
-songé que le bas niveau des eaux rendrait impossible à notre sampan le
-passage au-dessus du seuil; si bien qu’arrêtés, nous ne trouvâmes rien
-de mieux, comme solution, que de lancer les sacs, de toute la force dont
-nous étions capables, contre les piles d’une arche. Nous entendîmes un
-dernier «ploc» d’émiettement, au contact de la dure muraille bétonnée;
-puis, la lourde surface, vaguement rougeoyante des reflets de nos
-lanternes, s’entrouvrit sans éclaboussures, à hauteur à peu près de
-l’hectomètre 7 du kilomètre 83.
-
-Cette petite expédition m’avait mis quelque peu en retard pour le dîner.
-Mais Moutier m’attendait sans impatience, la jambe allongée sur un
-fauteuil, une cigarette aux lèvres. Je lui rendis compte de mon
-inventaire, passant toutefois sous silence ma découverte de l’atelier.
-
---Vous n’avez rien trouvé d’extraordinaire?
-
-Je m’imaginai presque qu’il avait dans la voix une intonation
-préméditée, quasi anxieuse, à tout le moins plus marquée que ne le
-voulait la banalité de la question. J’esquissai néanmoins un geste
-évasif.
-
---Tous les paquets, éludai-je, doivent aller, je crois, de Battambang
-chez mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à
-Lons-le-Saulnier, Jura, car c’est à cette adresse, n’est-ce pas? que
-Georgie envoyait ses lettres et ses chèques. Ne serait-ce pas une
-photographie de cette personne que j’ai recueillie dans un tiroir de
-table à écrire?--Et, tirant mon portefeuille, je me mis en devoir d’en
-extraire une photographie du format carte de visite, que je tendis à
-Moutier. C’était, avec le nom de la petite ville jurassienne dans le
-bas, le portrait d’une femme ayant passé la jeunesse et qu’on devinait,
-quelle que pût être la date de l’épreuve, coiffée hors la mode et vêtue
-de même.
-
-Quels pouvaient être ses rapports de parenté avec Georgie? Tante?
-Cousine? Sœur aux fonctions maternelles, peut-être? Elle avait de Lully
-je ne sais quel air tendre et modeste, sous la révolte d’un front trop
-somptueusement modelé.
-
-Moutier avait pris de mes doigts le gris carton glacé et, machinalement,
-en tâtait le grain, sans détacher ses yeux de l’épreuve.
-
---Êtes-vous physionomiste? me demanda-t-il tout à coup.
-
-Et sans attendre ma réponse, il ouvrit son veston et y glissa l’image.
-
---Je la garde, dit-il. Si je rentre en France, j’irai à Lons-le-Saulnier
-rendre visite à la personne en question. Si je reste ici, ma foi, vous
-saurez où retrouver son portrait, et à quelle adresse lui en faire
-retour.
-
-
-
-
-IX
-
-
---Je t’interdis de continuer cette intimité déplacée avec madame
-Vallery...
-
-Au ton dont ce benêt de Lanier a proféré cette injonction maritale, je
-prévois une vive réplique de sa jeune épouse, puis quelqu’un de ces
-intermèdes de la vie conjugale, médiocrement divertissants pour qui,
-comme moi, sous couleur d’invitation à déjeuner, s’y trouve convié.
-Mais, contrairement à mon attente, cette fine abeille a pris son air le
-plus candide. Ses sourcils s’arrondissent au-dessus de ses yeux tout
-clairs, de ces yeux où il y a toujours de la poudre d’or pour sécher les
-mauvaises larmes.
-
---Pourquoi donc? soupire-t-elle ingénument. N’est-elle pas la femme de
-ton chef?
-
---D’abord elle n’est pas sa femme.
-
---Bon! A Battambang c’est toi-même qui m’as expliqué gentiment qu’ici il
-ne fallait pas se montrer trop exigeant sur les actes de mariage...
-lequel d’ailleurs, en l’espèce, peut très bien exister... est-ce qu’on
-sait jamais, avec les facilités que donne la loi anglaise? Il peut
-parfaitement se faire que cette pauvre Hetty ait été calomniée par de
-méchantes langues! Tu sais bien qu’il y en a partout... Est-ce qu’on n’a
-pas raconté que je me polissais les cheveux avec des tampons d’herbes de
-sorcière ramassées par ma congaïe?
-
-Et l’épouse légitime soulève avec la main, comme un fardeau accablant,
-le trésor de cette chevelure au brillant naturel, qui écrase son jeune
-front en moiteur.
-
---Se peut que j’aie dit cela à Battambang, réplique Lanier brutalement,
-mais ici, c’est une autre affaire...
-
-Il s’arrête un instant, et soudain ses yeux commencent à fureter, à
-droite et à gauche, dans les coins de la pièce. Ah çà! qu’a-t-il donc
-aujourd’hui? Le soleil lui a-t-il tapé sur le crâne?
-
---Ce que je ne veux pas--il crie presque et, ma parole, ses dents
-grincent,--ce que je ne veux pas, répète-t-il...
-
-Et il lance le geste de frapper violemment sur une table; mais comme
-celle qui se trouve là, sous sa main, est une fragile table de rotin, où
-il n’y a pas place pour une paume, attendu que la tasse à café, le
-cendrier et la boîte d’allumettes suffisent à l’encombrer, Lanier reste
-soudain tout coi, les doigts arrêtés dans leur élan, et achève d’un ton
-radouci, presque geignard:
-
---Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle passe son temps à te conseiller
-de déserter!
-
-Ho! Ho! déserter! le vilain mot que voilà, M. Lanier! Savez-vous que
-vous n’êtes qu’un triste butor! Savez-vous que vous ne jouez pas ici la
-même partie, vous et celle-là qui eut l’extrême douceur de vous y
-suivre? Savez-vous que, lorsque vous aurez rapporté en France, à peu
-près au complet, votre tête,--peu de chose,--votre foie et vos quatre
-membres, le problème sera superlativement résolu pour vous, et, qu’au
-pis aller, les litres de lait et de Vichy que vous ingurgiterez pendant
-quelque temps représenteront tout au juste les mois de biberon de
-l’enfant que vos respectables parents mirent en nourrice au
-Siam-Cambodge, avec l’espoir d’en voir revenir un homme; mais que pour
-l’enfant qui est là à vos côtés, il s’agit de renoncement à sa
-fraîcheur, à sa beauté, à la fleur de sa jeunesse, c’est-à-dire à sa
-raison même d’exister; et, que l’expérience qu’elle aura acquise à
-Chang-préah des anémies, des hépatites, des jaunes de l’œil et des
-bistres de l’épiderme, lui vaudra tout au juste l’avantage d’avoir l’air
-d’une sauvagesse au milieu de ses compagnes, et que c’est vous alors,
-imbécile, qui la rendrez responsable de l’admirable erreur de sacrifice
-qu’elle vous aura consenti?
-
-Mais je n’ai pas le temps de manifester mon sentiment très vif sur la
-question, et pas davantage celui de prendre la défense de madame
-Vallery, de rappeler à Lanier que, sans même parler de l’histoire de
-Fagui, j’ai vu Hetty Dibson à l’œuvre, au chevet de la congaïe de
-Dumoulin, mon contremaître, et, du même coup, à la présidence d’une
-tablée de cinq gnôs, dont la mère avait de bonnes raisons pour avoir
-oublié de mettre la ké-bat à riz sur le feu. Je n’ai pas le temps de
-déclarer que je tiens pour une chose _valuable_ l’amitié d’Hetty Dibson,
-car voilà madame Lanier qui s’est levée, s’est approchée de la chaise de
-son mari, a jeté ses bras, par derrière, autour du cou de ce dernier,
-et commence mille chatteries... Tant que le nigaud remonte le coin de
-ses lèvres et se déride, et que moi-même, dont la partie de mesures pour
-rien ne semble pas indispensable à ce duo, suis sur le point de
-prétexter les exigences de la sieste pour me retirer, lorsque les yeux
-sablés d’or jugent à propos de me prendre plus directement à témoin.
-
---Imaginez que mon mari a peur que je le quitte! Il sait pourtant
-bien...--ici un petit mouvement de volte vers cet époux inquiet et un
-peser tendre de la main gauche sur cette tête tracassée--il sait
-pourtant bien ce que je lui ai dit: «Tant que cette bague tiendra à mon
-doigt...»--cette bague qu’on m’indique d’un avancé du menton, c’est
-l’anneau jaune d’une alliance, qui, pour l’instant, brille parmi les
-boucles d’une orageuse chevelure brune...--Et, voyez, monsieur, je l’ai
-gardée, malgré la chaleur, et on ne se doute pas comme c’est lourd, un
-vrai fer de forçat!... Mais tant que cette bague tiendra, ne glissera
-pas toute seule, c’est signe que je n’aurai pas assez maigri pour être
-obligée de m’en aller!
-
-Ça, c’est gentil, et mon homme, tout à fait calmé, sourit d’un air de
-béatitude un peu niaise. Mais ô femme, ô énigme, ô aiguillon, ô buveuse
-d’illogisme, ô fille d’or des vents capricieux, pourquoi, quelques
-minutes plus tard, quand je prends malgré tout congé, pourquoi,
-bondissante et vive, les cheveux en essaim de guêpes, le rire prêt à
-strider, s’arrête-t-elle devant ce bahut de Canton aux lourdes
-sculptures funèbres? Il est couvert d’une bien belle plaque de marbre
-rouge, ce bahut, d’une plaque de ce marbre de Soui-Tchang, qui a la
-somptueuse couleur d’un sang coagulé!... Pourquoi s’arrête-t-elle?
-Pourquoi ce coup d’œil aigu lancé à la glace voisine, et pourquoi cette
-main qui s’immobilise, pendante, l’annulaire bien à l’aplomb de la
-plaque rouge? Et pourquoi décocher avec un sourire terrible, en secouant
-cette petite menotte:
-
---Là! vous voyez bien qu’il ne tombe pas encore! Mais, par exemple, le
-jour où ça fera tin-tin sur le marbre, adieu Chang-préah! Adieu
-Siam-Cambodge! Ce sera la clochette du départ...
-
-Ce n’est plus du tout l’expression de la bonne petite épouse aux
-dorlotements de chattemite, que mes regards vont rejoindre au fond des
-prunelles mal balayées de leur poussière précieuse, mais quelque chose
-de plus pervers, de plus ambigu, où il y a du poison, du défi, et aussi
-de l’étincelant à quoi je ne sais pas donner de nom...
-
-Pour cette fois, c’est Lanier qui courbe la tête. Il tortillonne un
-sourire humble et tâche de faire bonne contenance. Mais, à la seconde
-même, le boy en train de desservir ayant laissé tomber une cuiller à
-café, je le vois au bruit, au tin-tin, mimer impulsivement une grimace
-affreuse.
-
-Et je m’en vais, un peu rêveur, sous la lumière omnipotente, la lumière
-qui pèse aux visages comme un masque de plomb, que les frêles visages
-féminins ne peuvent porter longtemps, sans cruels stigmates... A cette
-heure, le cerveau suit mal le fil d’une idée; il est vite conduit à la
-caverne du sommeil. Une seule préoccupation émeut le mien: gagner, par
-le plus court, le grand chapeau d’ombre de la chambre que Vallery met à
-ma disposition pour la sieste.
-
-Mais, au réveil, avant de repartir pour le marais, les incidents du
-déjeuner me reviennent, malgré que j’en aie, en mémoire. Oui, je
-constate chez Lanier une nervosité qui devient inquiétante; et je ne
-veux pas quitter la troisième rivière, sans m’être ouvert de mes
-inquiétudes à Hetty Dibson, femme de bon conseil et de solide raison.
-Après la cagna de Dumoulin, c’est la chambre de Fagui qui nous a servi
-de terrain de rapprochement, et j’ai eu ainsi une double épreuve pour
-apprécier celle qu’on accusait tout à l’heure de prêcher la désertion.
-Je ne peux oublier que c’est elle qui s’est occupée de faire entrer
-petit à petit dans la chambre d’ici le mobilier que j’apportais en vrac
-de là-bas; elle qui a placé la psyché dans le jour favorable, qui a
-disposé de ses mains, sur la table à coiffer, les brosses, les ciseaux,
-tous ces menus engins de l’arsenal d’une femme, par la vertu desquels
-Fagui, d’abord atone et muette, s’est peu à peu refamiliarisée avec la
-vie... En vérité, j’ai beaucoup de gratitude à Hetty Dibson, beaucoup
-d’estime pour sa tête froide.
-
-Elle me reçoit allongée sur sa chaise longue, toute la chirurgie d’un
-onglier dans le creux de sa robe, et, cependant que sa congaïe l’évente,
-studieusement occupée à faire briller à facettes, à la pâte rose,
-l’extrémité de ses phalanges. Ce qui justifie, au skake-hand,
-l’exhibition de cinq capsules vermillonnées par le polissoir, au bout
-de cinq longues tiges de cire blanche, les doigts nus. Nus, car il fait
-si chaud, n’est-ce pas, que le moindre bijou pèse comme un fer de
-forçat!
-
-Et Hetty Dibson, elle, n’a pas d’alliance à préserver de la glissade!
-Nus comme le cou, comme les poignets... et, certes ce serait, à brève
-échéance, la déconfiture de l’orfèvre Foung-li, si l’on ne faisait venir
-maintenant, par son intermédiaire, au lieu de ces insupportables plaques
-de métal chaud, quelque jeu de ces belles boules de pierre translucide
-et fraîche qu’il est si agréable de rouler dans les paumes, pour tromper
-la fièvre.
-
-Au premier mot que je hasarde sur le ménage Lanier, madame «l’ingénieur
-en chef» s’emporte. Lanier n’est qu’un imbécile, un monstrueux égoïste,
-et en outre un intolérable caractère, un coléreux... Il devrait être à
-genoux devant sa femme au lieu de la tarabuster... C’est un misérable!
-Est-ce que tous les gens qui sont là-bas, à travailler sur le marais, ne
-se passent pas de leur femme?
-
---Sans doute, sans doute...--je bats devant mon visage, de
-l’éventail-écran que la congaïe pitoyable m’a tendu--malheureusement,
-par le temps qui cuit, il n’y a ni imbéciles, ni monstres, ni
-égoïstes... il n’y a que des malades!
-
-Mais Hetty Dibson, malade de chaleur elle-même, continue à s’en prendre
-véhémentement à l’égoïsme mâle en général et à le charger de tous les
-méfaits, ce qui peut être légitime, appliqué au cas Lanier, mais
-discutable pour le cas Vallery.
-
-
-
-
-X
-
-
-Je restai quelques jours sans retourner à la troisième rivière. Jours
-pénibles, lourds aux épaules, oppression d’une atmosphère en mystérieux
-travail.
-
-Vers le soir, des boules de vapeurs blanchâtres commençaient
-d’apparaître sur le marais, s’enflaient, s’épaississaient, se soudaient,
-enfouissaient la digue sous leur avalanche cotonneuse, puis roulaient en
-vagues molles, qui gagnaient les bords, s’accrochaient aux pointes des
-arbres, et déferlaient sur tout le camp, noyant les feux d’herbes
-aromatiques allumés par les coolies contre les noirs zanzaris. Le pis
-était qu’une fois entré là-dedans, vous aviez l’exacte sensation de
-serviettes mouillées d’eau chaude, appliquées sur votre peau et que, ce
-nonobstant, vous frissonniez et claquiez des dents...
-
-Et cela durait ainsi jusque vers deux ou trois heures du matin, où peu à
-peu la couche stagnante éclaircie, baissée de niveau, semblait se perdre
-par la terre, comme à travers un vase poreux.
-
-Mon travail m’occupait, à ce moment, assez loin de la rive, dans
-l’intérieur de la forêt, et le retour, dans cette brume étrange, était
-si désagréable, qu’à la troisième expérience, je décidai de passer la
-nuit sur place, dans le camp de mes défricheurs, en un point où cette
-marée funèbre n’arrivait pas et où la flamme des feux montait, rose et
-brillante, comme une tente de soie.
-
-Mal m’en prit, d’ailleurs, car le cinquième soir, c’est d’un accès
-classique de fièvre des bois que je claquais des dents. Dans le
-cauchemar qui s’ensuivit, j’étais obsédé d’hallucinations dont la plus
-tenace était celle d’une main suspendue, comme un fruit, au-dessus d’un
-lac de sang durci. Une main, comme un fruit très blanc... et, tout d’un
-coup, quelque chose comme un pépin d’or en tombait avec un fracas de
-gong, et le sang se mettait à se moirer d’ondes plus claires, à tourner
-au jaune, à prendre couleur d’eau de marais...
-
-Au matin, réconforté par un peu de thé, je regagnai Chang-préah, et
-rentrai chez moi pour renouveler ma provision de quinine et dormir deux
-ou trois heures sur un lit à sommier. Mais à peine avais-je refermé ma
-porte qu’elle se rouvrait derrière moi et que Moutier, la mine quasi
-plus défaite que la mienne, tombait sur un fauteuil.
-
---A-ka-thor avait raison, dit-il entre ses dents, l’endroit est maudit!
-
-Sans hésitation je prononçai:
-
---Lanier?
-
-Il fit oui, silencieusement, d’une inclination de tête.
-
---Racontez-moi le drame.
-
-Derechef, j’avais lancé le mot sans balancer.
-
-J’étais sûr--qui dira par quelle prescience?--que, cette fois, ce
-n’était ni de paludisme, ni de soleil, ni de dysenterie qu’il était
-question.
-
-Et Moutier me raconta le drame: comment les gens de la rivière avaient
-entendu, vers neuf heures du soir, un hurlement épouvantable parti de la
-sala Lanier; comment on était accouru, Vallery en tête, et comment ils
-avaient trouvé Lanier accroupi dans un angle du salon, comme un singe
-dans le coin de sa cage, un coupe-coupe de défricheur dégouttant à la
-main et à trois pas de lui, au pied du bahut de Canton, le corps de sa
-femme inondé de rouge. Sur quoi, le vieux Vallery avait fait, sans
-tergiverser, le seul geste qui convînt, lequel était d’épauler son fusil
-et de presser la détente...
-
---Heureusement, conclut Moutier, que Fagui n’a rien vu ni entendu de
-tout cela! La congaïe a l’ordre de l’empêcher de quitter sa chambre,
-jusqu’à ce que tout soit remis en ordre.
-
-Moutier est le chef, puisqu’en somme Vallery n’est ici qu’à titre
-officieux. Moutier a charge de nos âmes et de nos corps...
-
-Mais, au fond, Moutier nous donnerait tous, nous, notre sang, nos os,
-nos bagages, pour un grain de la poussière de ce qui a touché à Lully.
-
-Je demandai, la gorge sèche:
-
---Quelles blessures portait le corps de madame Lanier?
-
-Moutier me répondit, sans remarquer mon émoi:
-
---Deux affreuses entailles de coupe-coupe, dont l’une avait sectionné la
-carotide et dont l’autre avait fait sauter l’annulaire de la main
-gauche. Nous avons ramassé la bague d’alliance dans une flaque de sang.
-
-Eh bien! Hetty Dibson, pensez-vous maintenant qu’il est quelquefois
-prudent de soigner les malades?
-
---Il paraît, ajouta Moutier, qu’un geste de la malheureuse s’amusant à
-faire glisser sa bague le long du doigt, comme sur la tringle d’un
-baguenaudier, exaspérait depuis longtemps la folie naissante de son
-mari.
-
-Je baisse la tête. Qui pèsera jamais les responsabilités par omission?
-N’aurais-je pas pu?... N’aurais-je pas dû, en dépit de l’inconsciente
-Hetty?...
-
---C’est vous, reprend Moutier, qui aurez encore la corvée de
-l’inventaire, mon pauvre ami... Vous demanderez l’alliance à Vallery.
-
-J’ai demandé l’alliance à Vallery, et voici dans mes mains le frêle
-anneau de métal... le cercle si lourd! C’est ce que les bijoutiers
-appellent un demi-jonc, et, dans l’intérieur, sont inscrits, comme à
-l’ordinaire, les deux prénoms, _Jean-Madeleine_ et une date: 8 ju...
-Tiens, quel est ce mois: _juet_? Et au fait ce n’est pas _Madeleine_
-qui est gravé, c’est _Madeine_; et à regarder de très près, il y a là,
-semble-t-il, deux défauts dans le métal, deux minuscules ébarbages... Et
-soudain une lueur fulgurante zigzague dans mon cerveau.
-
---Foung-li! Foung-li!
-
-Me voici courant sans casque, sous le soleil fou, vers la boutique de
-l’orfèvre, la belle boutique pavoisée de frissonnantes bannières
-funèbres.
-
---Foung-li! tu connais cette bague?... Tu l’as travaillée?
-
-Le vieux Foung-li prend l’objet sans hâte, le regarde par-dessus, puis
-par-dessous ses lunettes, et ainsi de moi-même, et, les yeux obliques,
-dans son français le plus appliqué:
-
---Oui, monsieur, madame Lanier a porté deux fois cette bague dans ma
-maison pour la faire resserrer.
-
-J’essuie mon front plein de sueur, et j’emprunte au maître orfèvre un
-dais d’enterrement, en guise de parasol, pour regagner la sala Lanier,
-où je vais dresser un inventaire: un bahut de Canton avec marbre rouge,
-une glace usagée et une douzaine de petites cuillers qui font tin-tin...
-
---Allons! j’aurai toujours appris au Siam-Cambodge de merveilleuses
-bottes de cette escrime féminine à la parisienne qui passe la portée des
-coups de poing d’Hetty Dibson... et aussi, j’imagine, quelque notion du
-respect dû à ce qu’il y a d’étincelant, parfois, au fond des jeunes yeux
-clairs, où glisse un peu de sable d’or.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Trois femmes, moins une... et une qui déserta!
-
-Il ne reste que Fagui, Fagui la démente, redevenue riveraine du marais,
-sous la garde de Moutier. Folie douce, comme l’annonça le docteur, et
-dont le détraquement se révélerait à peine, n’étaient d’obstinés
-silences, déchirés du cri qui fait mal... Elle sort et erre à sa guise.
-Elle contemple volontiers le travail des coolies sur la digue, de loin,
-car le vacarme l’effarouche. Mais, surtout, elle aime à se promener sur
-la ligne parachevée et relativement déserte, entre la rivière et la
-borne du kilomètre 82. Il semble qu’elle éprouve un contentement de
-sécurité à sentir, sous ses pieds, le dur lit du ballast. Elle
-affectionne aussi les particularités de la voie, les aiguilles, les
-bretelles, les contre-cœurs; elle les examine longuement, et, quand les
-rails brillent, on la voit s’accroupir, dessiner le geste de les
-caresser. Le docteur dit que le séjour ici vaut, après tout, autant et
-mieux pour elle qu’un internement à Saïgon, et Moutier ne veut entendre
-parler de confier à d’autres qu’à lui-même le soin de son rapatriement.
-
-Celle qui déserta, c’est Hetty Dibson.
-
-Le surlendemain du drame de la sala Lanier, elle a déclaré tout net à
-Vallery qu’elle repartait pour Hong-Kong, qu’il savait bien, lui,
-Philippe, que ce n’était pas pour sa barbiche grise qu’elle était venue
-à Chang-préah, mais seulement pour défendre cette pauvre petite Lanier,
-qu’à nous tous nous avions trouvé moyen de laisser massacrer, et que,
-maintenant, elle n’avait plus qu’à s’en aller...
-
-Et Pip ne put faire moins que de donner des ordres pour qu’un train
-spécial soit chauffé en gare de Chang-préah, et pour qu’une
-demi-douzaine d’agents de navigation maritime ou fluviale, tenant bureau
-entre le 14° et le 21° degré de latitude nord, soient avisés, par
-télégraphe d’avoir à aménager leur meilleure cabine de pont.
-
-Il faut rendre cette justice à Pip qu’il n’insinua pas une seconde qu’on
-pourrait retourner s’installer sous les pamplemousses fleuris de
-Battambang. Je crois que le contact du fusil chaud entre les doigts lui
-avait suggéré quelques réflexions... C’était une tête grise, et dans son
-genre, un vieux dur à cuire; ce n’était pas un barbon. Le nettoyage du
-camp de la troisième rivière achevé, il a paru même tout ragaillardi à
-l’idée de venir prendre sa place au milieu de nous, sur le front de
-bandière. Le voilà devenu riverain du marais, lui aussi, et commensal de
-la popote. Pour éviter des conflits d’attributions avec Moutier, il a
-pris la direction des travaux d’infrastructure au delà de la borne 84,
-sur le segment de ligne dont je poursuis, en forêt, l’exploitation. Nous
-avons ainsi l’occasion de nous rencontrer à l’ombre d’un velum de
-lianes, propice aux causeries. Il me parle volontiers de ses campagnes
-antérieures, des plaines de Syrie, où les trombes, venues des gorges du
-Liban, emportaient ses tas de ballast, comme des poignées de grains; des
-marais de Thessalie, dont l’asséchement, après des gentillesses
-paludéennes dignes de Chang-préah, avait, morts les moustiques, attiré
-des légions d’archéologues sur les débris d’un barrage non point khmer,
-mais pélasgique: des gisements de pyrites de la côte du Pacifique où,
-sur un sol couleur de cuivre, sans une goutte d’eau, sans une touffe
-d’herbe à vingt lieues à la ronde, il avait fallu édifier, en quinze
-jours, une ville de bois démontable pour six mille mineurs...
-
-De son aventure avec la Dibson, il ne garde ni rancune, ni honte. La
-seule allusion à ce passé qui tomba de ses lèvres eut pour origine le
-croisement du petit tilbury noir, délaissé de ses brillantes habituées
-et devenu le véhicule d’invalide d’André Moutier, duquel la jambe,
-décidément, reste à la traîne... Et l’allusion se borna à une phrase,
-prononcée avec un joli sourire de papa, tandis que nous regardions filer
-les roues légères, une phrase qui disait quelque chose comme: «Cette
-folie avait assez duré!... C’est la pension de mes fils qui bénéficiera
-de ma sagesse!»
-
-Ses fils! Deux jeunes hommes de jolie tournure et de mise élégante, à en
-juger par les photographies qu’il m’a montrées avec orgueil. L’un rêve à
-sa licence en droit, l’autre se sent du goût pour la peinture... Deux
-jeunes hommes aux mains soignées, aux maxillaires un peu flous... Et, ma
-foi, reluquant cette jeunesse au poil lustré, et surprenant, un quart
-d’heure après, la vieille tête grise suant à se chipoter avec les doigts
-jaunes de ses dessinateurs, sous la paillote d’un méchant bureau, je
-crois bien que ce n’est pas pour la tête chenue que j’ai eu honte, même
-coiffée d’Hetty Dibson!
-
-Ce qui m’enchante chez Vallery, c’est sa bonhomie devant le bilan de nos
-pertes. Il en a vu bien d’autres, quoique, concède-t-il, «si cela
-continue un mois ou deux, nous sommes en bonne posture pour le record,
-record du pourcentage, bien entendu, car nous ne saurions, pour les
-chiffres absolus, mettre notre modeste performance à côté des grandes
-batailles comme Suez et Panama. Mais, pour une simple escarmouche de
-partisans, le condottiere Vanelli a le droit d’être content.»
-
-A l’heure qu’il est, voici le tableau: trois mille moins sept cent
-soixante, à la colonne «Asiatiques.» A la colonne «Européens», quinze
-moins six, resterait neuf; il faut compter les deux hommes de
-remplacement, savoir Vallery lui-même et Bob Findlay. Findlay est un
-petit Anglais, rose et court de bras, comme une poupée, et qu’à
-première apparence une pichenette renverserait, mais qui se soutient
-admirablement avec du whisky, du ginger-ale et des fantaisies françaises
-à base d’eau, telles que le pernod, le vermouth, la menthe et le
-picon... Au demeurant, le meilleur fils d’Albion. On nous l’a fait venir
-de Rangoon, où il jouait au polo sur le _recreation ground_, à l’heure
-du _tiffin_, ce qui constitue une garantie appréciable d’entraînement
-pour le jeu que nous jouons ici. L’idée que, si les ma-kouis s’y prêtent
-seulement un peu, nous avons chance de dégringoler le record français,
-lui est très _exciting_. Il s’est fait donner les chiffres: 38 pour
-100--traversée de la vallée du Nam-ti par le chemin de fer de Laokay à
-Yunnansen,--record professionnel, s’entend, car pour le record
-amateur,--route militaire de Majunga à Tananarive,--les chiffres n’ont
-jamais pu être officiellement homologués. Il s’est fait donner les
-chiffres, et tient soigneusement un _score_ journalier; et, pour un
-rien, je le soupçonnerais de regarder d’un œil sans tendresse notre
-docteur qui s’efforce de son mieux à compromettre un si glorieux
-résultat.
-
-Mais, les ma-kouis s’y prêteront-ils? Avec Moutier nous venons d’établir
-des pronostics... Il faudrait avoir franchi le marais avant la saison
-des pluies, six semaines environ. Cela sera-t-il? Il nous est permis de
-l’espérer. Nous commençons à coffrer les derniers bétonnages; les
-traverses et le ballast sont à pied d’œuvre, nos équipages de bourreurs
-ont fait leurs preuves... Oui, dans six semaines, nous aurons mis la
-bride au vieux ma-koui fangeux, la sourdine définitive au Gong de
-malheur...
-
-Quand Moutier prononce ce mot: terminus, une flamme rose monte à ses
-joues blêmes. _Go on_, Moutier, _go on_! Je sais que la mort de Lully,
-son camarade, son frère, lui a porté un coup dur, un de ces coups
-sourds, comme les boxeurs en connaissent, dont l’effet se prolonge et
-s’accroît avec le nombre des rounds. Mais, à personne, je le sais aussi,
-il ne lui conviendrait de montrer sa blessure secrète, pas plus qu’il ne
-lui plaît d’exhiber l’ulcère de sa jambe, que le docteur a toutes les
-peines du monde à visiter. Et pourtant, je perçois en lui, je devine
-sous l’écorce toujours grise de sa réserve, je ne sais quel travail
-mystérieux des vitalités profondes... Dans nos entretiens journaliers,
-je surprends, au tournant d’une phrase, d’une réflexion, l’éclair d’une
-sensibilité inattendue, je ne sais quel enrichissement d’émotion de sa
-droiture un peu raide, un peu sèche... Et je songe, malgré moi, à ces
-floraisons d’arbres qui sont la gloire de la forêt, à ces jardins
-merveilleux, soudainement portés par les troncs ligneux, les beaux
-troncs austères et solides comme des colonnes de temple.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Hier, nous revenions ensemble, à cheval, du camp des coolies. C’était
-l’heure où, le travail fini, ils prennent le riz, le bol aux mains,
-accroupis sur les talons, au seuil des huttes de nattes qui leur servent
-de demeures. Une heure très brève de repos, de calme, de clarté quasi
-sereine. A travers les touffes assombries de la berge, on aperçoit des
-morceaux éclatants de marais, des carrés d’eau chinés de bleu, de rouge
-et de violet, et beaux comme des tapis de prières. Sur le sol, nous
-pouvions admirer tout un grillage de dessins à la chaux, destinés à
-barrer le passage aux ma-kouis des épidémies,--interprétation ingénieuse
-des sévères consignes du docteur, relatives à l’emploi des
-désinfectants. Toute une marmaille demi-nue utilisait ces lignes
-blanches pour jouer à la marelle, avec des cris volant et
-s’entre-croisant, comme des martinets, devant l’arche dorée du
-crépuscule.
-
-Un de ces marmots retint notre attention. Il jouait son jeu tout seul,
-sous la dignité d’une fastueuse calotte de soie mauve, emboîtant son
-crâne plein d’éminences. Et son jeu consistait à jeter une digue de
-glaise et de cailloux au travers d’un marais de Chang-préah miniature,
-une magnifique flaque jaune du bord de la route. Mais, plus heureux que
-les gens du kilomètre 83, il avait atteint l’autre rive, lui, et, pour
-célébrer son succès et glorifier, je pense, son œuvre, il avait planté
-au centre même de celle-ci un long rameau rouge d’érythryne, qu’il se
-hâta d’arracher à notre approche, et de serrer contre lui, comme un
-trésor.
-
-Moutier s’arrêta, sourit au bambin et lui tendit une pièce de dix
-centimes, vers laquelle s’allongea prudemment la menotte fleurie.
-
-Se retournant vers moi, mon compagnon me dit pensivement:
-
---Vous rappelez-vous, Tourange, ce que nous prédisait notre vieux
-compagnon de route du _Vaïco_, qu’un jour viendrait pour nous le temps
-de la pitié, de la pitié pour ceux-là--il pivota sur sa selle et, de la
-main, désigna le camp des huttes--pour ceux-là, nos semblables, nos
-frères!
-
-A ces derniers mots, j’eus un haut-le-corps si vif qu’il se prit à rire.
-
---Vous refusez l’expression? Diable! Tourange, je ne vous savais pas si
-endurci dans le préjugé de couleur.
-
-Je secouai la tête, en énergique dénégation.
-
---Ce n’est point contre la fraternité d’épiderme que je m’insurge, mais
-contre la confusion des titres. Je suis un aristocrate, mon cher, j’ai
-rang d’ouvrier, et ceux-là, non.
-
---Et que sont-ils donc?
-
---Des coolies. Il importe de respecter les hiérarchies essentielles.
-N’est ouvrier que celui qui travaille la matière, selon l’ordre d’une
-pensée!... Si cette pensée est la sienne propre, il gagne un grade, il
-devient artiste.
-
---Vanelli, par exemple?
-
---Parfaitement. Vanelli est un artiste, une façon de sculpteur à
-sculpter le monde... Il peut avoir les plus horribles défauts et
-perpétrer des chefs-d’œuvre. Il peut aussi signer des infamies, des
-commandes officielles... Mais, quand l’inspiration y est, quand sa
-pensée est enflée, quoi qu’il en ait, d’un prodigieux concours de forces
-vivantes, alors, la colombe descend, le rayon luit!... Nous verrons
-cela, je l’espère,--ajoutai-je en riant à mon tour--au Siam-Cambodge,
-lorsque ce sera notre jour de planter nos rameaux de pourpre sur ce
-chef-d’œuvre de kilomètre 83!...
-
-Nous remîmes nos montures en marche et, comme le souci d’éviter à la
-jambe blessée des secousses douloureuses nous astreignait à une vitesse
-des plus modérées, le soir achevait de tomber au moment où nous
-arrivions devant la porte de Moutier. Là, comme je me disposais à le
-quitter, il me pria tout à coup d’entrer un instant avec lui.
-
---Georges Lully était un artiste, me dit-il à brûle-pourpoint, tandis
-que le boy allumait les lampes et que le gnô mettait le pankah en
-branle.
-
---Ah! fis-je, en montrant un visage neutre.
-
---Oui, il s’était occupé de sculptures assez bizarres, à en juger par
-ses propos, car je ne les ai jamais vues... Je suppose qu’il les a
-détruites.
-
-Moutier avait dit cela très simplement. Certainement il ne se doutait
-pas... Je le regardai dans les yeux. Je tâtai, pour ainsi dire, leur
-expression posée, ferme, leur solidité un peu mystérieuse de serrures.
-
---Non, dis-je résolument, c’est moi qui les ai détruites... et voici
-dans quelles conditions.
-
-Et-je racontai ma découverte de l’atelier, mon émotion, mon expédition
-avec le docteur.
-
---Si j’ai eu tort ou raison, je ne le sais, ajoutai-je, car je n’ai pas
-pesé le pour et le contre de mes actes, j’ai agi sous l’impulsion d’une
-fièvre... Mais je crois qu’en telles circonstances, la même fièvre
-encore me reprendrait, et que je recommencerais.
-
---Je le crois aussi, dit-il, et de même pour moi...
-
-Il s’était levé, et tournait la clef d’un tiroir de bureau. Il revint
-portant sous le bras une chemise de carton souple, du format écolier,
-gonflée de papiers... Au centre de la pièce, traînait un de ces
-vaisseaux de terre en forme de mortier, dans lesquels, le soir venu, on
-allume du bois de santal pour éloigner les moustiques. Sans me fournir
-d’explications, Moutier se dirigea vers ce point, s’accroupit, vida la
-chemise, éparpilla les papiers, les roula en boules, et, frottant une
-allumette, en approcha la flamme.
-
-Il y eut une flambée fumeuse, puis, ce qui restait dans le mortier
-apparut, se gonflant et s’arquant comme un grouillement d’ailes de
-chauve-souris, ocellé de pourpre, vermiculé d’or. Du bout de sa canne,
-Moutier le remua, en fit sortir une exhalaison de feu... Alors,
-seulement, il se retourna vers moi.
-
---Ceci, dit-il en montrant le petit tas noirâtre, ceci fut l’œuvre de
-l’artiste Lully... ceci, et ce qui est retourné à son argile. Et, toutes
-réflexions faites, je crois qu’il vaut mieux que seule subsiste la
-mémoire de l’ouvrier Lully, de l’ingénieur Lully, bon ouvrier au
-Siam-Cambodge. Oui, cela vaut mieux... surtout pour «celle-là»...
-
-Moutier, entr’ouvrant son veston, en tirait son portefeuille et le
-jetait sur la table. D’une poche glissait à demi une photographie, la
-photographie réclamée de moi après l’inventaire, la photographie de
-«celle-là», mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à
-Lons-le-Saulnier.
-
---Voyez-vous, reprit-il, les yeux sur le carton gris, moi, je ne puis me
-décider par coup de fièvre... et peut-être ai-je tort... je perds du
-temps à calculer, à soupeser... Après la fin de Georgie, j’ai mis en
-délibéré le sort de ces papiers. Il me les avait apportés lui-même,
-quelques jours auparavant; il n’en était pas très content, mais il
-hésitait à les détruire.--Moutier acheva de tirer l’épreuve
-photographique de la poche de cuir, la posa bien devant lui, sous la
-clarté de la lampe.--J’ai longuement examiné cette tête. Voici le front
-tourmenté de Georgie, mais, par-dessus ce bosselage inquiétant, quelle
-discipline stricte des cheveux serrés! Et, dans tout le reste du visage,
-ce qui était, chez Georgie, modestie et gentillesse, devient ici
-effacement, insignifiance, presque humilité. Alors?... Si les papiers
-n’étaient pas détruits, c’est à celle-là qu’ils iraient.
-
-Celle-là, quelle était son énigme? Celle-là, aux lèvres étroites de
-maîtresse d’école, fallait-il qu’elle apprît avec horreur que son
-enfant, son brave garçon, mort en terre maudite, avait reçu de cette
-terre on ne sait quel mystérieux envoûtement... que ces yeux à jamais
-clos, que ce cerveau façonné pieusement, avait chéri, avant d’en mourir,
-la lèpre d’or de cette lumière dévorante? Ou, au contraire, si elle
-était de sa race, si le front tumultueux ne mentait pas, fallait-il
-faire entendre cet appel terrible aux pauvres oreilles lointaines,
-fallait-il faire miroiter cette atroce couronne barbare et ce grand
-éblouissement accablant à celle dont le destin se consumait dans ses
-sages grisailles?
-
---J’ai longtemps hésité, Tourange. Vos paroles et votre récit m’ont
-décidé.
-
-D’un geste spontané, je pris sa main et la serrai.
-
---Hé oui, lui dis-je, nous avons bien fait!
-
-Il me rendit mon étreinte.
-
-Et puis, reprit-il, d’une voix un peu basse, vous ne pouvez imaginer
-comme il m’était pénible d’attacher au dernier souvenir de Lully le
-paillon de je ne sais quel misérable «_Qualis artifex pereo!_»
-
-Comme il refermait son portefeuille, Fagui entra furtivement. Elle
-habitait sous la garde de deux congaïes, une petite sala, contiguë à
-celle de Moutier, et pénétrait ainsi chez lui, à toute heure de la
-journée, glissante et muette. Mais, en vérité, le frôlement de sa robe
-blanche avait toujours été si léger, elle avait si bien revêtu de tout
-temps, à nos yeux, cet aspect de fantôme timide, que sa folie semblait
-nous la changer à peine.
-
---Bonsoir, Fagui! lui dit Moutier très doucement.
-
-Sans répondre, elle inclina la tête et nous regarda, gracieuse et
-indifférente. Puis, ses regards, qui faisaient le tour de la pièce, se
-posèrent sur le vase de terre, plein de débris calcinés, et s’y
-arrêtèrent longuement. Quel obscur enchaînement mental s’établissait en
-elle! D’un mouvement vif, elle vint tout à coup s’agenouiller sur le
-plancher, devant le récipient cinéraire. Précautionneusement, elle
-allongea la main, saisit une pincée de la poudre grise, et d’un geste
-pieux, s’en toucha le front.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Maintenant que la défaite du ma-koui est proche, que les dernières
-vibrations du Gong irrité s’étouffent, sous quelque quarante mille
-tonnes de bon béton, les talapoins jaunes recommencent de rôder dans nos
-environs. Bientôt ils nous proposeront leurs offices, et écriront au
-Gouverneur pour vanter leur zèle et exalter leur satisfaction!
-
-Henry Vigel a débarqué un beau matin, d’un train de ravitaillement, très
-élégant, très en forme, la cigarette aux lèvres, le bras droit
-négligemment en écharpe.
-
-J’imagine d’ailleurs que ce coquet accessoire de soie turquoise assorti
-au turban du casque, n’était là que pour nous permettre d’admirer la
-prestesse avec laquelle notre camarade avait appris à se passer des
-services de sa main droite, car, au bout de deux jours, nous en
-constatâmes la disparition.
-
-Vigel et moi avons échangé, en nous retrouvant ensemble, quelques
-allusions discrètes à ses mésaventures amoureuses. Il affectait, tout en
-parlant, d’envoyer de la fumée légère vers le plafond de sa sala.
-
---Oui, cette Elsa, elle m’a roulé... Baste! Au fond, c’est votre faute,
-Tourange, elle avait un vague caprice pour vous.
-
-Je me mis à rire.
-
---Je n’ai guère les poignets faits pour les menottes.
-
-Il rit à son tour, d’un rire qui semblait venir d’un petit
-chatouillement du fond du gosier, et laissa glisser ses prunelles de
-côté, à la chinoise.
-
---Eyah! vieux frère, il n’y a que deux choses divines au monde, deux
-plaisirs dignes des dieux que nous sommes: l’amour, n’est-ce pas?... et
-quel est l’autre?
-
-Et il étouffa la réponse dans un bizarre gloussement de langue chinoise,
-annamite ou cambodgienne, voire chame ou birmane, car je ne sais jamais
-au juste à quel idiome asiatique il emprunte, de temps à autre, les
-mots sans suite qu’il gargouille dans la gorge ou mâche entre les dents.
-
-Je dois avouer que Moutier a manifesté un contentement modéré de son
-retour. Il y a entre eux une telle dissemblance d’architecture morale
-que leur voisinage jure toujours un peu. Moutier est une de ces bâtisses
-sur fond rocheux, où les assises se soudent tout naturellement, d’un
-équilibre en quelque sorte parlant, à la masse éternelle. Vigel est un
-de ces travaux d’art jetés sur les limons d’Asie. La civilisation
-enfonce des piliers qui, à un moment donné, ne bougent plus, parce que
-leur glissement remuerait trop de choses molles. Mais, pour faire pont,
-pour franchir les hiatus, tout le reste de l’architecture est aérien,
-étrangement enchevêtré, en sorte qu’en certains points on ne sait plus
-bien comment l’on est suspendu; et, si l’on vient à regarder en dessous,
-à percevoir la surface aux fluidités inquiétantes, on peut être
-troublé!... Mais comme c’est amusant, pour l’homme du métier, qui tient
-cette traîtrise dans ses formules!
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Un incident inattendu a failli rendre tragique cette mésintelligence.
-
-Il faut dire que le bulletin météorologique de Chang-préah laisse
-prévoir des orages. La fin de la saison sèche approche, et les
-brouillards de la nuit ont disparu. Vers la fin de l’après-midi, de
-larges nuages montent, comme des cerfs-volants noirs, et, sous leur
-ombre, la peau du marais semble frissonner de terreur.
-
-A l’horizon, des éclairs, lointains et silencieux, illuminent les
-ténèbres précoces d’une phosphorescence intermittente d’ampoules
-bleuâtres. Qu’il y ait, sur les nerfs de tous, des actions fâcheuses
-et, dans l’ambiance de la popote, des tensions grosses d’étincelles,
-comment s’en étonner?
-
-Donc, ce matin, nos cinq contremaîtres européens--nous avons enterré un
-des leurs, il y a trois jours, un bon gros garçon, parti un peu vite, et
-cela avait provoqué plus d’émotion qu’à l’ordinaire, à cause de cette
-rapidité d’abord, et aussi parce qu’on savait qu’il laissait à Saïgon
-toute une famille à rapatrier--les cinq blancs qui nous restent pour
-assurer la surveillance des caïs indigènes, sont entrés dans le bureau
-de Moutier.
-
-J’étais assis à côté d’André, et en train d’étudier avec lui le levé au
-centième du kilomètre 84. A la mine des cinq hommes alignés, il était
-évident qu’il fallait s’attendre à quelque réclamation, ou à pis.
-
-C’est Dumoulin, le surveillant de mon secteur, qui prit la parole en
-leur nom. Ce mari légitime d’une congaïe indigène est un gaillard très
-sec et très brun, qui porte la chevelure en brosse comme un Cambodgien,
-et dont j’apprécie, pour leur action sur les Asiatiques, les manières
-fines, froides, un tantinet indolentes. D’une voix volontairement
-correcte, il exposa que la vie au marais présentait, pour ses camarades
-et lui, des dangers et des fatigues, non prévues à leur contrat, et
-qu’ils ne pourraient la continuer à ce prix. Puis, s’échauffant, il
-rappela que Grondet était mort, que Masson était mort, que Duloc, que
-Thory... et qu’une casse comme celle-là, il fallait la payer. Il y avait
-bien l’indemnité de mille piastres pour les veuves, inscrite au contrat,
-mais ce n’était plus suffisant...
-
-Ici, Moutier l’interrompit sans le moindre geste d’impatience, mais du
-ton de quelqu’un décidé à ne pas laisser traîner une affaire.
-
---Enfin, que demandez-vous?
-
---Cent piastres de plus par mois, pour les mois passés à Chang-préah...
-étant entendu que les mois écoulés seront rappelés... et, comme
-versement aux veuves, en cas de décès, mille piastres de supplément.
-
-Moutier resta muet un instant, se contentant de dévisager le groupe.
-Sous le regard, ils parurent d’abord gênés, puis, un peu grondants...
-Dumoulin s’écria, avec un mauvais son dans la voix:
-
---Je vous ferai remarquer, monsieur, que le total de nos demandes
-représente à peine les dépenses qu’a occasionnées le séjour de madame
-Vallery.
-
-Ici, je crus devoir intervenir.
-
---Dumoulin, ce n’est pas à vous à jeter dans cet entretien le nom de
-madame Vallery, et vous ne devriez pas oublier...
-
-Il se tourna vers moi, et, avec fermeté:
-
---Pardon, monsieur de Tourange, j’ai la plus grande reconnaissance
-personnelle, soyez-en sûr, à madame Vallery. Mais il ne saurait être
-question ici de sentiments personnels, car ce n’est ni avec vous ni avec
-monsieur Moutier, en somme, que nous avons à traiter, mais avec monsieur
-Vanelli; et avec celui-là, n’est-ce pas, c’est dent pour dent, œil pour
-œil... payant, payant!
-
-Moutier s’était levé, très calme. Voyant la figure de nos hommes, je
-supposais qu’il allait éviter de les heurter de front, user de quelque
-éloquence dilatoire, promettre d’écrire à Battambang, d’appuyer leur
-réclamation... J’aurais dû mieux le connaître. Du geste il montra la
-porte.
-
---Vous pouvez vous retirer. Vous avez ma parole que votre demande sera
-accordée. A la prochaine paie, le rappel vous sera fait.
-
-Une victoire aussi soudaine ne laissa pas de les déconcerter quelque
-peu. Ils ouvrirent leurs yeux tout ronds pour contempler Moutier,
-virent à son air que la réponse était péremptoire. Dumoulin murmura:
-«Merci, monsieur l’ingénieur», et ils s’éclipsèrent sans autre
-manifestation.
-
-Dès qu’ils eurent refermé la porte, je ne pus m’empêcher de m’écrier:
-
---Pourquoi n’avoir pas essayé de parlementer?
-
---Pourquoi? me dit Moutier avec une violence inattendue; parce qu’ils
-ont raison.
-
-Il répéta, détachant les syllabes:
-
---Ils ont raison! Oui, ils ont raison. La vie d’un homme doit se
-payer... Que voulez-vous que j’aille répliquer à ces gens qui me
-numérotaient des cadavres?... Que je réponde par la liste des
-actionnaires du Siam-Cambodge? Il avait raison, le Dumoulin: œil pour
-œil, dent pour dent, «tant pour tant», comme dirait l’Herr Graf von
-Faulwitz.
-
---Cependant...
-
---Cependant quoi? Qu’il y a la gloire du sacrifice, le beau mysticisme
-qui vous est cher, de l’immolation à l’«œuvre»? Eh oui! quand on est ce
-que nous sommes, des maîtres ouvriers, des chefs, on peut se payer de
-cette somptueuse monnaie-là. Ceux-là... ils ont le cerveau que les
-Vanelli leur ont fabriqué. Ils ont le droit d’exiger que tout soit
-compté en bonnes piastres tin-tin, et si les vieilles pièces creuses ont
-encore cours quelquefois chez eux, ce n’est vraiment pas la faute aux
-banquiers de ce monde!
-
---Vous avez raison. Mais, comment ferez-vous ratifier par Battambang les
-assurances données à ces braves gens?
-
-Il sourit et, clopinant, alla prendre sa canne dans un coin de la pièce.
-
---Oh! ceci est une autre affaire, et de ce pas je vais la traiter avec
-Vallery. Si vous voulez continuer d’éplucher ce carnet, dans une heure
-au plus, je suis de nouveau à vous.
-
-Effectivement, trois quarts d’heure plus tard, je le voyais revenir, la
-mine guillerette, et se rasseoir, en sifflotant, devant la feuille
-déployée du lever.
-
---Vous avez eu gain de cause?
-
---Cette question! fit-il. Bien sûr!
-
---Vallery n’a pas laissé écorcher son patron sans crier?
-
---Non, mais j’ai employé l’argument décisif.
-
---Je serais curieux de savoir lequel!
-
---Je l’ai prié d’écrire à Vanelli, au cas où cela deviendrait
-nécessaire, d’écrire de ma part à moi, Moutier, que si j’étais mis dans
-l’obligation de faire honneur à mes engagements sur mes propres deniers,
-je me trouverais ruiné; et que, si j’étais ruiné, je prenais un autre
-engagement que j’aurais non moins à honneur de tenir, et qui était de
-lui brûler la figure, à lui, Vanelli!
-
---Bigre! Et qu’a dit Vallery?
-
---Rien. Il a lu dans mes yeux que c’était sérieux, et s’est engagé à
-avoir les fonds de Battambang avant huit jours.
-
-Et, sur ces mots, nous reprîmes, le cœur à l’aise, nos petits calculs de
-pentes et de cubages; et, de la journée, nous ne reparlâmes plus de
-l’incident.
-
-Mais, le soir à la popote, Vigel, qui avait déjeuné sur son terrain,
-nous aborda avec quelque chose aux lèvres comme:
-
---Il paraît que les contremaîtres ont fait chanter le vieux pirate! Ils
-ont bien agi! Je le leur ai dit d’ailleurs, je le leur avais dit
-auparavant.
-
-Je crus que Moutier allait lui sauter à la gorge.
-
---Vous me ferez le plaisir de vous abstenir dorénavant de ces conseils!
-
-Vigel le regarda de côté, sans la moindre émotion.
-
---Mais oui, ils ont bien agi... et, de plus, ils vous ont donné
-l’exemple. Ce qu’ils ont fait, vous auriez dû le faire pour votre
-compte, mais il y a six semaines, en pleine saison sèche. Maintenant,
-parbleu, il est trop tard! Avec tous ces éclairs qui se montrent comme
-des ventres de gros poissons pourris, on peut compter sur la pluie avant
-huit jours. La belle avance, en vérité! Elle n’emportera pas, bien sûr,
-vos arches, ni ne fondra votre ballast; tandis que le travail arrêté il
-y a un mois ou deux, alors que tout sortait à peine du limon primitif,
-où l’eau du ciel l’aurait immédiatement replongé...
-
-La figure de Moutier s’était empourprée violemment pendant tout ce
-discours, puis était devenue d’une pâleur de mort.
-
-Il fit un pas vers Vigel et, du même ton qu’il avait dit aux autres:
-«Vous pouvez vous retirer», il articula:
-
---Ah! vous croyez qu’il valait mieux arrêter le travail en saison
-sèche... Eh bien! je vous avertis que si le travail s’arrête seulement
-un jour, d’ici la fin, c’est vous que j’en rendrai responsable, et c’est
-à vous que je brûlerai la figure!
-
-Vigel n’avait pas bougé. Il haussa légèrement les épaules et dit
-négligemment:
-
---Je n’ai pas plus l’air, je pense, d’un meneur de grèves que vous d’un
-tireur de massacre. Et si vous voulez éviter des incidents sur le
-chantier, vous ferez bien mieux d’en mettre à la porte le Père et le
-bonze, la robe noire et la robe jaune...
-
-Je ne sais comment aurait tourné cette querelle, si l’entrée de Fagui
-n’avait fait diversion.
-
-Fagui s’était prise d’une affection bizarre pour Vigel et le suivait,
-comme un chien, quand il faisait son va-et-vient sur la voie. Depuis son
-retour, Vigel avait le service de la traction, et il prétendait même, en
-riant, que Fagui lui était d’un grand secours, et deviendrait, avant
-peu, un chef de gare de premier ordre. Et je ne serais pas, au surplus,
-très étonné qu’une certaine jalousie de cette préférence de la folle,
-soit entrée dans l’animosité de Moutier à l’égard de mon acrobatique
-«vieux camarade».
-
-
-
-
-XV
-
-
-Vigel, au sortir de la popote, glissa son bras sous le mien.
-
---Avez-vous entendu ce pauvre Moutier? Mais, celui qui cessera le
-travail avant la fin, le malheureux devrait bien demander au docteur de
-le lui désigner!
-
-Je m’arrête net et saisis mon homme aux épaules. Il arrive de la ville,
-lui; les horreurs de nos physionomies marécageuses ont dû lui sauter aux
-yeux! Au jour le jour, on ne se rend pas compte; on ne voit pas la vie
-se retirer lentement, pas plus que nous ne pouvions voir décroître l’eau
-du marais, et, petit à petit, les fonds crevassés apparaître...
-
-Et c’est vrai pourtant que la mine de mon pauvre André n’est pas
-brillante, que sa jambe tire de plus en plus vilainement! Il s’obstine à
-marcher, mais, le soir, la plaie suppure, et je sais d’autre part qu’il
-a caché de durs accès de fièvre, et que le docteur l’invita, presque en
-colère, à se faire porter en litière, s’il voulait continuer à circuler.
-Objurgation vaine, d’ailleurs... Ah! non, pas celui-là, pas le meilleur
-de l’équipe!
-
---Voyons, Vigel, vous le trouvez si bas, vous qui ne l’avez pas vu de
-quelque temps?
-
---Lui? Il n’en a pas pour quinze jours. Et, d’ailleurs, la robe noire du
-Père commence à tourner autour... C’est un signe qui ne trompe guère.
-
-Mensonge! mensonge injurieux que ces misérables paroles. Moi, qui
-connais Moutier, je sais, je suis sûr, que, dussent être exacts ces
-tristes pronostics, dût approcher le pas de la Camarde, il ne
-souffrirait pas que soit fraudé par ce piétinement menaçant le rythme
-loyal des intelligences! Que Vigel, à la rigueur, puisse arguer de sa
-bonne foi, et, jusqu’à un certain point, de la logique des apparences,
-soit... Oui, c’est indéniable, Moutier, jadis peu enclin à la tendresse
-envers les hommes de Dieu, de n’importe quel pays du monde, marque,
-depuis les jours d’épreuve, au Père du May, une déférence extrême et une
-gratitude se traduisant par des entretiens sans doute plus prolongés que
-ne l’exigeraient les strictes relations de service. C’est indéniable...
-mais quoi de plus naturel?
-
-Comment un homme tel que Moutier, qui a épuisé sa vie d’ouvrier au
-service d’une entreprise mondiale éparpillée, fragmentée, encore dans le
-désordre des fondations, si incertaine et si pulvérulente qu’il faut,
-pour y établir de la cohérence, une foi en quelque sorte enragée;
-comment cet homme ne serait-il pas séduit par cet autre impérialisme
-universel, précis, méthodique, convergent, dont la silhouette obscure du
-Père affirme ici l’indéfectibilité? Comment lui, le passager de ce
-vaisseau, dont on peut sentir à certaines minutes l’emportement
-somptueux, mais à qui n’apparaissent, d’autres fois, que des feux
-changeants, à droite, à gauche, qui sont peut-être des feux de
-naufrageurs, ne frémirait-il pas, en voyant passer, à côté de lui, le
-sillage inexorablement tendu, la proue vers l’étoile éternelle, de la
-barque de Pierre, si funèbre, si silencieuse, si fantômale que
-l’apparition puisse être dans la nuit!
-
-Oui, c’est cela! Moutier, employeur d’hommes, et le Père, employeur
-d’hommes, se sont rencontrés à pied d’œuvre, et s’estiment pour des
-qualités professionnelles communes.
-
-Et pourtant, et pourtant...
-
-Me voici seul dans ma sala, seul, dans le grand silence de la nuit
-orageuse, avec pour toute lumière humaine, ce photophore où viennent
-s’écraser mille bestioles éperdues; et me voici troublé jusqu’aux
-entrailles, comme si c’était une part de moi-même qui se jouait dans
-cette partie. Passionnément, je voudrais savoir si, oui ou non, le Père
-a tenté formellement, l’heure étant proche, d’embarquer pour les
-chantiers éternels cet ouvrier de choix, après tant de coolies... A-t-il
-forcé l’espèce de mystère cadenassé de cet homme que j’aurais aimé à
-voir mourir, comme un coffre-fort sombré, avec tous ses trésors à jamais
-enfermés, et ne livrant, jusqu’à la dernière minute, que le défi de sa
-géométrique carrure?
-
-Voyons, c’est par le cerveau, certainement, que le prêtre a dû commencer
-son délicat travail de serrurier... Il a dû, comme en se jouant,
-n’éveillant pas les méfiances, essayer des clefs ordinaires de la
-logique... Mais je n’ai pas d’indices révélateurs, pas d’empreintes
-authentiques!... Je me souviens seulement d’une fin d’entretien à
-laquelle il me fut donné d’assister, par hasard, parce que je me
-trouvais en forêt, sur ce chemin longeant la voie où je m’étais promené
-avec Moutier, où Moutier faisait sonner du fer de sa canne les vieilles
-dalles khmères, et où les futaies adjacentes claustraient nos minces
-silhouettes de promeneurs diserts, comme entre les deux parvis d’une
-allée de buis géants! Et c’était justement cette canne de mon ami qui,
-cette fois-là, était en jeu, cette canne bizarrement affectionnée, qui
-est faite d’un ancien fléau de balance chinoise.
-
-Le Père l’avait entre les doigts et il montrait les singulières
-incrustations de clous de cuivre qui la constellaient, et qui, pour mes
-yeux profanes, n’étaient rien qu’une curieuse, voire baroque
-ornementation. Et le Père disait à peu près: «Voici une graduation dont
-les chiffres vous sont inconnus, et, certes, une poissonnière de France
-ne saurait s’en servir du premier coup. Cependant un Chinois fait avec
-elle de bonnes pesées, et elle est, en somme, une traduction passable de
-la loi universelle du levier. Vous qui avez une connaissance de cette
-loi très supérieure, très épurée de toute réalisation matérielle, vous
-arriveriez beaucoup plus vite que notre poissonnière à utiliser ce
-fléau. Néanmoins, vous restez bien persuadé qu’il existe, de la loi du
-levier, une traduction, une adaptation à nos besoins, plus judicieuse
-que toutes les autres; la vôtre, celle du système métrique... Méditez ce
-petit apologue, mon cher ami. Je crois qu’il peut s’appliquer assez bien
-à la variation des rites religieux.» Et je me souviens que Moutier
-reprit sa canne avec un long sourire, et que, du bout de l’ongle, près
-de la poignée, tout contre les clous énigmatiques, il traça dans le
-vernis une croix minuscule, «pour se rappeler, dit-il, l’apologue à
-l’occasion».
-
-Mais, par ailleurs, non, je ne sais rien. Je n’ai pas le droit de
-supposer que le Père a exécuté de plus rudes attaques sur la serrure...
-Moutier est resté le même, vis-à-vis de moi, loyal et taciturne, solide
-et sans éclat... le même. «Quand la robe noire voltige autour, c’est un
-signe qui ne trompe guère...» Je n’ai jamais entendu sur les lèvres de
-Moutier une plainte, un cri d’anxiété, surpris sur son visage un
-tressaillement. Il regarde sa jambe ravagée du même œil indifférent que
-les bouquets de buissons que la sécheresse a cautérisés, déchiquetés sur
-les bords du marais.
-
-Et voilà que c’est moi qui me mets à tressaillir, longuement,
-invinciblement, à crier d’angoisse!
-
-Imbécile, qui n’ai rien vu, rien deviné, rien compris, et surtout rien
-fait. Ce Père est meilleur laboureur que moi, qui sait que l’heure
-menaçante pour la _récolte_ n’est pas celle de la brume et des fumées
-opaques, mais celle de la grande sérénité glacée... Quand l’œil et la
-pensée de l’homme sont trop lucides et dispersent les vapeurs de la vie,
-c’est alors qu’il faut trembler... Et moi, je tremble; oui, je tremble,
-et mes dents claquent soudain, comme au milieu d’une solitude polaire.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Et je ne saurai jamais si le Père a cambriolé l’âme de Moutier, s’il a
-ravi les joyaux du coffre-fort trapu pour le compte du céleste Recéleur!
-
-Un terrible accès de fièvre m’avait cloué au lit, puis un autre, puis un
-autre... J’ai grelotté, j’ai transpiré, j’ai déliré, paraît-il... Neuf
-jours passèrent ainsi.
-
-Quand je pénétrai, le dixième jour, dans la sala de Moutier, la bière
-était clouée. Elle était en ce bois d’or frais, qui prend très vite à
-l’air la couleur du sang. Sur le couvercle était posé un petit crucifix
-de cuivre et d’ébène, que j’avais maintes fois distingué sur la poitrine
-du Père. Et celui-ci était debout, dans un coin de la pièce, les mains
-dans les manches de sa soutane, les yeux baissés, les lèvres orantes.
-
-Nous mîmes André Moutier en terre dans l’enclos des palmiers à sucre et
-des lianes à belles grappes violettes, à trois mètres à peu près de Just
-Barnot. Et, comme les orages avaient crevé pendant mes jours de fièvre,
-comme il avait plu abondamment, une herbe merveilleusement verte et
-serrée avait poussé. Et elle enveloppait, dans un même manteau
-miséricordieux, la fosse fraîche et celle qui, déjà, sous les
-dégradations climatériques, avait l’air d’une vieille, très vieille
-chose.
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Le surlendemain, la première locomotive roula sur le kilomètre 83. Les
-derniers tire-fonds avaient été mis en place, la veille, et dans la
-matinée, Bob Findlay, le nouvel Éliacin de l’équipe, avait vérifié
-lui-même, une par une, toutes les éclisses. De bout en bout, il y en
-avait cent vingt-cinq par rail, et la voie était double; et en outre,
-vers le milieu de la digue, on avait profité d’un élargissement du seuil
-rocheux pour poser des aiguilles et établir un embryon de voie de
-garage. Car, à cette espèce de rond-point, nous avions reconnu l’amorce
-d’une substruction coupant en croix la première; et c’était une idée de
-Vanelli qu’on pourrait partir de là, plus tard, pour obturer les arches
-de passage des hautes eaux et entreprendre l’asséchement du marais.
-Sitôt après la sieste, afin que tout fût terminé pour la pluie
-quotidienne de quatre heures, nous nous rendîmes, tous les Européens et
-le Père et Fagui avec nous, au pied du poteau limite. Un bouquet de
-drapeaux tricolores ombrageait l’écriteau, où était peint de frais, en
-lettres bleues sur fond blanc, le chiffre 83, et la disposition en
-éventail des hampes donnait à l’ensemble, de loin, le profil d’un de ces
-palmiers qu’on appelle à Saïgon, arbres du voyageur.
-
-Les coolies avaient été rassemblés le long de la voie. Ils étaient
-assis, l’air indifférent, et quelques-uns jouaient une façon de jeu
-d’osselets avec les petites brisures des cailloux du ballast. Mais
-Dumoulin cria des mots indigènes, et les caïs, le rotin haut, firent
-aligner leur monde sur deux lignes, dès que la locomotive parut à
-l’entrée de la digue.
-
-C’était Vigel qui conduisait celle-ci. Vigel avait, pour la
-circonstance, arboré un «blanc» de gala, ajusté sur son torse comme une
-écorce de jeune bouleau. Ses mains étaient gantées de blanc et une
-mousseline blanche avait remplacé, sur son casque, l’habituelle soie
-turquoise.
-
-C’était le plus ancien mécanicien indigène qui avait l’honneur de lui
-servir de chauffeur, un vieil Annamite à barbiche et à lunettes, tout
-vêtu de soie noire luisante, et qui ne cessait, depuis sa désignation,
-de grimacer de vanité et de contentement. Nous vîmes de loin, à la
-jumelle, les deux hommes sauter sur le tablier de la machine, et
-celle-ci souffler, démarrer et, après quelques tours de roue, stopper.
-Nous savions ce que cela voulait dire et que Vigel mettait de la
-coquetterie à prendre un départ impeccable, son essieu avant arrêté
-juste sur la ligne du poteau 82, lequel, comme le 83, était fleuronné de
-drapeaux. Il siffla longuement, puis donna un coup bref. De bout en bout
-de la ligne, un silence gagna, dans lequel on entendit, comme les
-battements d’un grand cœur, les coups de piston. Alors, à l’autre
-extrémité, séparés des coolies par un intervalle vide d’une dizaine de
-mètres, nous fîmes joyeusement la haie pour recevoir notre camarade, et
-lui, nous ayant aperçus, ralentit l’allure. La locomotive était du type
-trapu et ramassé des machines-tenders, et, avec sa cheminée courte sur
-le nez, s’avançait un peu comme un rhinocéros. Mais on l’avait
-enguirlandée, pomponnée, harnachée, et un collier de jaunes fleurs
-d’alabanda--tout le reliquat des jardins d’Hetty Dibson,--pendait
-mirifiquement au travers de sa poitrine noire. A l’instant précis où le
-dôme vint à hauteur du poteau pavoisé, Vallery, qui était légèrement en
-avant et tenait le bras levé, l’abaissa. Alors, Vigel renversa la vapeur
-et, de nouveau, siffla longuement... Et le son parut rebondir
-indéfiniment sur l’eau morte, couleur de rouille, au fond de laquelle se
-cachait le Gong honteux et vaincu...
-
- * * * * *
-
-Naturellement, nous achevâmes, le soir, de célébrer, comme il convenait,
-un tel événement. C’est Findlay qui régla le débouchage des bouteilles
-de Champagne, et c’est Vallery qui se chargea de télégraphier à Bangkok
-et à Saïgon le bulletin de victoire. Et c’est Vigel qui, pour corser la
-note patriotique, et faire taire l’accordéon garibaldien d’un
-contremaître piémontais, ouvrit le piano--le vieux piano de la chambre
-aux ailes--et attaqua avec décision cet air de Schumann où passe,
-masquée, la _Marseillaise_!
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Mais, il y eut, cela va sans dire, des célébrations plus qualifiées
-lorsque put être annoncée l’ouverture au trafic du monde de ce désiré
-Siam-Cambodge, tronçon français!
-
-La date du 14 juillet ayant été retenue par la famille,--la famille
-Vanelli--comme la plus congruente pour la cérémonie d’un baptême auquel
-le Gouverneur général se réservait d’apporter son parrainage,
-l’invitation nous fut transmise d’accélérer, à cette fin, les ultimes
-travaux.
-
-Je crois bien que le comte de Faulwitz, qui vint à Chang-préah en
-messager spécial de ladite invitation, prit sous son bonnet de nous
-représenter, en outre, le chic sportif qu’il y aurait, pour nous, à
-gagner de vitesse, oui-dà, et à battre sur le poteau-frontière les gens
-du tronçon siamois, si fiers de leur avance du début.
-
-Mais je crois bien aussi que l’aiguillon, manœuvré par ce subtil
-banderillero, eût trouvé mon épiderme insensible. Car, à la vérité, le
-succès du kilomètre 83 m’avait laissé un peu comme le taureau dans
-l’arène, après une trop belle passe de manteau rouge, hébété, ébloui et
-reniflant obscurément vers le toril. Une petite phrase du père Vallery:
-«Vous n’aurez pas le cœur de me laisser en plan, mon ami», me mit les
-fers, et je fonçai décidément, à travers la forêt débroussaillée, pour
-le kilomètre 84, puis pour le kilomètre 85.
-
-Tâche ingrate, au demeurant, quoique, au seul point de vue
-professionnel, aisée! Mais je m’ennuyais. Les recrues, comme Bob
-Findlay, m’attristaient par leur extrême jeunesse, et je ne voyais
-qu’accidentellement mon camarade Vigel, toujours occupé d’organiser la
-traction entre Battambang et la troisième rivière et toujours fidèlement
-servi, dans cette navette sur la ligne, par l’ombre blanche de Fagui.
-D’ailleurs, quand je le rencontrais, il m’assommait avec ce qu’il
-appelait «sa revanche», ses ténébreux projets à l’égard d’Elsa.
-
---Que diriez-vous, par exemple, si la folle--elle adore ces petites
-manœuvres--faisait fonctionner l’aiguillage de ce stupide moignon de
-voie, qui déshonore la perspective du milieu de la digue? Quel beau
-patapouf du train officiel!...
-
---Et l’ingénieur Vigel sauverait la jeune héritière qui lui tomberait
-dans les bras, cependant que l’odieux mari serait dévoré par les
-grenouilles et les serpents d’eau... J’ai vu ce climat rendre des
-cervelles tout à fait spongieuses, mon pauvre Henry, si on ne prenait la
-précaution de les doucher matin et soir!
-
-Le temps des orages était passé. Il tombait maintenant, chaque
-après-midi, vers quatre heures, une large ondée brève et réglée comme un
-arrosage municipal. Mais je n’avais plus le goût des promenades.
-Vraiment je ne donnai rien de moi-même et je ne reçus rien dans ces six
-semaines. Je n’appris rien, sinon peut-être à m’écheniller
-convenablement des sangsues qu’on rapporte à foison des sous-bois
-mouillés. Il ne faut pas les arracher, ni les soulever avec la lame d’un
-couteau. Il faut frotter une allumette et griller légèrement du côté du
-gros bout, qui est la tête. Alors la vilaine petite chose se met en
-spirale et tombe à plat comme un anchois roulé.
-
-Le 13 juillet tout était paré, comme on dit à bord. L’amour-propre
-sportif de M. de Faulwitz aurait lieu d’être satisfait. Notre gare
-terminus de Chang-préah dressait le disque rouge de son signal à cinq
-mètres de la plaque de fonte du bornage de la frontière que les gens de
-Siam pataugeaient encore, à deux kilomètres et demi de là, dans des
-bas-fonds gélatineux, désossés, pour leur malchance, de toute digue
-khmère!
-
-A telles enseignes que leurs délégués, poliment invités à la cérémonie
-baptismale, durent arriver à dos d’éléphant.
-
-Ils arrivèrent vers deux heures et demie et alignèrent, face au remblai,
-leurs six bêtes, crottées et massives, comme six bastions en terre, et
-qui, ma foi, faisaient honorable figure, même au regard d’une
-locomotive.
-
-A côté d’eux, tirailleurs et miliciens, jambières rouges et jambières
-bleues, dressaient une haie de parade et maintenaient à distance
-protocolaire la foule versicolore et rieuse, où les deux sexes
-montraient mêmes beaux habits et même turbulence d’écoliers échappés.
-
-Car ce n’étaient plus là nos graves, patients et robustes coolies
-chinois. On ne voyait que sampots rutilants et chevelures en brosse...
-La politique avait voulu ce changement de figuration; la cour de
-Pnom-penh ne devait-elle pas accompagner dans ses déplacements le
-Gouverneur général? Politiquement, nous avions depuis un mois renvoyé,
-par lots, dans leurs foyers, les têtes nattées du Père du May, et
-réinscrit sur nos contrôles les ouailles d’A-ka-thor. Politiquement,
-tous nos vieux amis de la bonzerie se tenaient là, somptueux et dignes,
-le crâne rasé de frais, le talap à la main, entourés de vénération et de
-respect. Il en arrivait de minute en minute. Toute la matinée, le
-marais, officiellement désensorcelé, n’avait cessé d’être sillonné de
-pirogues légères et pointues, véhiculant de minuscules pagayeurs, tout
-un banc d’école de petits Cambodgiens, aux longs cheveux noirs couronnés
-de fleurs, et à l’arrière, assis, jambes croisées, dans une sainte
-attitude de Bouddah sur son lotus, le talapoin magister...
-
-La robe noire du prêtre français ne faisait pas tache insolite dans le
-groupe safrané. Le Père du May était parti depuis six jours, avec le
-dernier convoi de ses chrétiens.
-
-Le train officiel entra en gare, après l’ondée, comme l’aiguille de nos
-montres, à défaut d’un cadran de la Compagnie, marquait quatre heures
-trente.
-
-Il donnait, par sa longueur, une flatteuse idée de la capacité du trafic
-du Siam-Cambodge. Il contenait le Gouverneur général, son état-major,
-son cabinet, le Résident supérieur et son secrétariat, le comte Vanelli
-et son escorte, quatre marins armés, pantalonnés à la «pied d’éléphant»
-et discrètement étiquetés «Lotus blanc» sur le ruban de leurs chapeaux,
-Sa Majesté Cambodgienne et sa suite, ses épouses et ses danseuses, son
-ministre des Travaux publics, les musiciens de ses danseuses, et
-l’innumérable armée de la valetaille préposée aux soins de la
-nourriture, de la ventilation et du couchage. Du wagon central, aux
-portières fleuries et pavoisées, descendit, la dernière, Elsa de
-Faulwitz, seule robe du cortège.
-
-On ne pouvait songer à loger tout ce monde dans les bâtiments de la
-gare, et moins encore dans les huttes sur pilotis du village de
-Chang-préah. Mais Vallery avait pris l’initiative d’une séduisante
-combinaison.
-
-Près du village existaient des ruines khmères, quelques parcelles de ce
-trésor archéologique dont toute la région garde le mystérieux dépôt.
-Vallery en avait fait aménager les moyens d’accès et nettoyer les
-abords, et c’est là que devaient être installées tentes et baraques de
-fortune, ainsi que la table du banquet. L’assistance s’y rendit
-aussitôt. Le sol du chemin était sablé et bordé de buissons garnis de
-passiflores sauvages. Aux troncs des arbres voisins étaient accrochées,
-à l’imitation, semblait-il, des orchidées de la forêt, des bouquets soit
-de petits drapeaux tricolores, soit de ces pavillons, familiers à la
-mâture du _Lotus_, et que Moutier appelait irrespectueusement chiffons
-roses... Il faisait doux, un temps bleu de fête galante. Madame de
-Faulwitz riait bruyamment au bras du Gouverneur.
-
-Quand on atteignit l’emplacement annoncé, il s’éleva un cri général
-d’admiration et aussi un concert de louanges à l’adresse de Vallery pour
-sa trouvaille de ce bijou de décor.
-
-Au premier plan, une façon de vaste pelouse, où se prélassaient dans
-l’herbe drue, comme des bêtes au pacage, de prodigieux animaux de
-pierre: lions à mufle carré, garrudas au bec en pioche, éléphants
-érigeant la trompe pour le barrissement. En portants latéraux, des
-arbres d’une ancienneté d’écorce et d’une puissance d’ombre sans
-rivales, des géants aux troncs tordus qui remuaient leurs feuillages
-comme de noirs paquets de chaînes, et derrière eux, à l’infini, tout le
-bleuissement mystérieux de la forêt. En fond, l’amoncellement des ruines
-elles-mêmes, qui semblaient avoir été bâties sur une colline
-artificielle. Le grès de leurs blocs, d’une couleur de cendre verdie,
-s’argentait à souhait dans le coup de lumière du soleil. Une famille de
-singes gris, du même gris patiné de vert que les pierres, y révéla son
-existence de locataires à notre approche. Une main aux racines
-serpentantes, la tête tournée vers nous, ils escaladèrent, sans trop
-d’émoi, la colline, pour nous céder la place.
-
-Nous consacrâmes une bonne heure à l’exploration des ruines. L’essentiel
-de leur dessin primitif paraissait être une sorte de cloître en
-quadrilatère, entourant une tour centrale exhaussée. Le cloître, couvert
-d’une étroite voûte en encorbellement, abritait des vestiges de
-sculptures en bas-relief, où les érudits de notre compagnie
-s’ingéniaient à retrouver des illustrations d’épisodes du Râmayana.
-D’autres sculptures, principalement de personnages féminins à la taille
-étranglée, aux seins ronds et à la chevelure savante, décoraient la
-paroi extérieure, dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de
-pierre, tournés comme des pieds de table, d’un fort curieux effet
-ornemental.
-
-La tour centrale était carrée à la base et se terminait par une
-juxtaposition d’assises, dont le profil d’ensemble en hauteur avait dû
-rappeler assez bien celui d’un quartier de fruit. Sur les quatre faces
-de la base étaient taillés quatre visages colossaux, dont il n’était
-plus possible de reconnaître l’identité, tant ils étaient ravagés par la
-foudre et le temps.
-
-Un seul n’avait pas subi de trop cruelles atteintes; mais, un jeu de la
-végétation dans les orbes de ses yeux aveugles et un ébrèchement
-accidentel de sa lèvre inférieure contribuaient à lui donner une
-expression de mélancolie farouche et quasi surhumaine.
-
-Cette note mélancolique, aussi bien d’ailleurs que les volètements
-lugubres des chauves-souris sous les voûtes du cloître, était
-heureusement sans répercussion sur l’humeur de notre compagnie,
-laquelle, au contraire, était gaie, très gaie.
-
-Vanelli ne cessait de plaisanter gaillardement Sa Majesté Cambodgienne
-sur les bonnes fortunes de son dernier séjour à Montmartre.
-
-Cependant, le soleil déclinant, chacun s’occupait de son aménagement
-pour la nuit. Je vis éclore, miraculeusement, au milieu de la pelouse,
-une grande tente doublée de soie jaune, d’où sortaient de violents
-parfums, et devant laquelle les matelots du _Lotus_ vinrent monter la
-garde.
-
-Vallery vaquait, en bon majordome, aux soins du banquet, s’affairait au
-déballage des caisses, à la frappe des bouteilles dans la glace,
-pressait les boys, bousculait les _bebs_, essuyait, d’une serviette de
-table, ses cheveux gris ruisselants.
-
-Il fut payé de ses peines, car ce premier banquet--le programme du
-pique-nique comportait deux jours pleins de réjouissances--ce premier
-banquet fut, en tout point, réussi: champagne, paniers de fraises,
-corbeilles de mangues et de sapotilles, guirlandes de roses sur la
-nappe, félicitations, congratulations et discours.
-
-Le Gouverneur général prononça des paroles. Je trouvai qu’elles ne
-correspondaient pas exactement... à quoi? je n’aurai su le dire... mais
-elles ne correspondaient pas...
-
-M. le Gouverneur parla beaucoup des vivants et un peu des morts. Il est
-très difficile de parler heureusement des morts devant ceux qui les ont
-vus mourir. Et c’est pourquoi, sans doute, il me semblait que l’orateur
-ne traitait pas la question... Mais peut-être les sangsues
-m’avaient-elles aigri le caractère, dans ces dernières semaines.
-
-Il y eut, quand le Gouverneur se rassit, des hourrahs, des
-applaudissements et de longs tintements de coupes. Madame de Faulwitz,
-les yeux étincelants, riait et jeta une rose, par-dessus la table, au
-nez de son père.
-
-Après le café, on se rapprocha des ruines. Les petites danseuses
-royales, après qu’on eut cousu sur elles leurs vêtements d’or, entrèrent
-dans le mouvement de la danse. Un cercle de musiciens, assis à terre,
-entre elles et nous, tapait sur des tympanons, soufflait dans des flûtes
-et frottait des cordes...
-
-A la longue, une sorte de vertige s’emparait de vous, à voir ces rats
-dorés sortir des pierres, à l’appel de ces évocateurs infernaux, y
-rentrer, en ressortir, courir sur place.
-
-A un moment donné, un beau feu de bengale illumina tout l’arrière-plan
-de la scène. Des coins de feuillage tombaient sur sa clarté rose, et
-c’était comme le déploiement d’un immense étendard vanellien!
-
-Dans l’intermède, je m’approchai de Vallery.
-
---Je vous fais mes adieux, lui dis-je.
-
---Vous vous retirez déjà?
-
---Je ne me retire pas, je pars.
-
-Il parut ne pas comprendre.
-
---Vous partez? Pour où?
-
---Pour ma sala, ce soir; pour Saïgon demain; pour la France dans huit
-jours.
-
---Mais, pourquoi si brusquement? Vous ai-je... bredouilla-t-il, vous
-a-t-on...
-
---Voyons, dis-je en souriant, ne me suis-je pas engagé comme un soldat,
-pour la durée de la guerre? La guerre est finie, ce me semble. N’est-ce
-pas une victoire qu’on célèbre ce soir?
-
-Cette fois il ne répliqua rien. C’était, j’imagine, une sagesse que lui
-avait inculquée Hetty Dibson, que d’éviter les paroles vaines, quand
-quelqu’un dit: «Je m’en vais!»
-
-Il tortillait doucement sa barbiche argentée, et ses regards scrutaient
-l’arrière-fond de mes prunelles. A la fin, il poussa un léger soupir et
-me tendit la main.
-
---Adieu, Tourange!
-
-Mon poney m’attendait tout sellé, attaché par la bride à un poteau de la
-gare. Je lui rendis la main, et il partit au galop, énervé par l’odeur
-des éléphants. Le ciel était clair. J’épiais, tout en chevauchant, les
-apparitions et les disparitions de la lune dans les cimes, une lune au
-premier quartier, fine et sans taches... Il y a un arbre, dans la forêt,
-dont la fleur a tout à fait cet aspect de griffe blanche.
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Et l’aube vint, comme une bulle d’or qui, dilatée, aérienne,
-frémissante, emplit un instant tout l’espace, puis creva dans l’azur
-sans fond. Le marais de bronze devint d’or, d’or pâteux ondé de grandes
-couleurs roses... Et la lumière recommença de pleuvoir.
-
-De là-bas, dans le sud-est, de la rive argileuse, où poussent les trams
-dont l’ombre est légère, je la regardais battre, asperger, inonder à
-grandes nappes éblouissantes l’assise du kilomètre 83. Je voulais que
-mes yeux s’emplissent de cela...
-
-Cela, ce n’était pas beau--au sens chéri des esthéticiens--avec ce
-profil court sur pattes de crémaillère renversée. Mais, c’était notre
-œuvre.
-
-Nous avions coulé de bon béton, nous avions lié de bon fer, nous avions
-encastré de bonnes pierres, nous avions conjuré le mauvais limon...
-C’était droit, net, d’un trait, comme notre volonté tendue, comme les
-lignes de nos épures. C’était plat comme une table, et cela portait tout
-le bouquet resplendissant du ciel. Et je savais que c’était solide,
-durable, pas en toc. Je prêtais l’oreille au bruit sourd des hautes
-eaux, des fluidités fangeuses qui tournaient autour des piliers. Et
-j’étais sûr qu’il ne pouvait rien contre elle, ce frottement flasque et
-sournois: j’étais content, c’était notre œuvre.
-
-Dieu! qu’elle nous avait coûté de soins et de peines! Du sang aussi...
-Du sang vraiment? Pas assez de sang... Que sont quelques gouttelettes, à
-peine grosses comme ces fleurettes rouges qui couvrent des kilomètres du
-marais? Ah! si notre ciment en était imbibé, pétri, comme l’œuvre serait
-plus belle, plus rose, plus indestructible... N’importe, je suis
-content!
-
-Comme l’homme qui a bâti sa demeure, comme l’artiste qui a buriné le
-bronze sorti du moule, comme l’époux qui se réjouit du sein gonflé de
-l’épouse, je suis content. Je lève les bras en signe d’allégresse, une
-grande joie me prend aux entrailles. L’œuvre est là, et elle porte ma
-survie, le tout petit enfant de mon éternité, agrippé et suçant la
-lumière à son flanc. Dites-moi, vous tous qui courez, qui sautillez, qui
-vous tordez le cou, cherchant la joie, en est-il une autre? Mensonge! Il
-n’est qu’une plénitude...
-
-Allons, rions, dansons! Comme David devant l’arche, pleine de l’Éternel,
-comme les petites robes d’or devant les portiques des ancêtres, comme
-les grues antigones devant la splendeur de l’œuf de l’astre... dansons!
-Qui a fait cela? Nous autres, les hommes, je m’entends, quinze ouvriers
-et trois mille coolies.
-
- * * * * *
-
---Vous paraissez bien joyeux, monsieur de Tourange?
-
-Elle est là, elle, l’Ennemie, avec sa tête altière et ses yeux obscurs
-de revendications. Elle est là... La jeune lumière nacre sa chevelure
-massive. La longue ligne blanche de sa robe serpente entre les troncs
-argentés, et de grandes lunes d’ombre bleuâtre choient sur le tissu
-pâle.
-
---Est-ce de nous quitter? Pourquoi partez-vous sans nous dire adieu?
-Moi, je tenais à vous dire adieu...
-
---Adieu donc, madame... Mais, retournez vite là-bas; votre absence
-ferait manquer toutes les fêtes.
-
-Elle ne bouge pas. Sa main joue distraitement avec le sautoir qui fait
-un bruit d’écailles à son col. Au bout du sautoir, il y a un cœur d’or,
-un de ces bijoux du pays que les petites filles nues portent comme un
-hochet.
-
---Pourquoi me parlez-vous comme un mal élevé? Est-ce parce qu’hier soir
-je vous ai négligé? Mais, hier, j’appartenais au protocole! J’étais une
-horrible chose officielle... Et voyez à quelle heure il faut sortir du
-lit, pour vous trouver!
-
-Maintenant le sourire est à sa bouche, comme la flèche sur l’arc bandé.
-Elle fait un pas, étend la main vers le marais éblouissant.
-
---Que regardiez-vous donc avec tant d’allégresse?
-
---Je me retourne à demi. J’allonge le bras à mon tour:
-
---Ceci.
-
-Elle suit l’indication de mon doigt et fait une moue d’enfant amusé.
-
---Ce n’est pas très beau... Mais enfin, puisque cela vous plaît!
-
-Elle est assez près de moi, pour que je sente son haleine qui rôde, qui
-menace, qui étourdit....
-
---Mais vous pouvez regarder cela, et ne pas me regarder, moi, d’un air
-fâché, en fronçant les sourcils comme devant votre carnet de chiffres!
-Pourquoi me regardez-vous d’un air fâché?
-
-«Pourquoi je vous regarde d’un air fâché, Elsa de Faulwitz aux yeux trop
-beaux, aux yeux trop riches? S’ils perçaient les fronts, comme ils
-percent les cœurs, les regards de ces yeux, peut-être liraient-ils:
-«Pour faire... cela... que vous ne trouvez pas très séduisant, il a
-fallu que beaucoup de gens meurent, et moi, je les ai vus mourir. Et
-quand vous n’êtes pas là, Elsa, je pense que ces morts sont morts pour
-une chose sans nom, sans gloire, sans profit, mais si magnifique!...
-Savez-vous le sens de ce mot? Magnifique veut dire: qui fait grand.
-Mais, quand je vous vois, vous si éclatante, si fascinante, si superbe,
-il me vient cette idée affreuse que nos morts sont morts pour que
-monsieur votre père puisse gagner beaucoup d’argent, et servir les
-quatre mille volontés de la toute petite chose que vous êtes, Elsa...»
-
-Et je prononce le dernier mot seulement: «Elsa...» et je m’arrête...
-Elle n’a pas l’air d’avoir entendu, mais, elle doit s’être rapprochée,
-car je vois ces yeux grandir. Maladroitement je reprends le ton du «mal
-élevé»:
-
---En regardant «cela» moi, je pensais aux morts...
-
---Si vous pensiez aux morts, pourquoi étiez-vous si joyeux?
-
-Cette droite réplique me décontenance.
-
-Elle sent son avantage, et comme un bon combattant s’empresse de
-redoubler l’attaque:
-
---Je répète ma question: pourquoi regardez-vous, en dansant, le chemin
-de fer de Mureiro Vanelli, et, en fronçant les sourcils, la fille de
-Mureiro Vanelli? J’ai peur que vous ne soyez injuste et pour mon père et
-pour moi, monsieur de Tourange... Il n’y a que deux choses qui aient de
-la valeur au monde, l’intelligence des hommes, et la beauté des femmes.
-Il y a plus d’intelligence dans la tête de papa que dans tout un
-troupeau de fonctionnaires et de subalternes, et, s’il se sert de cette
-intelligence pour glorifier la beauté de sa fille, j’ai le droit d’en
-être fière... Non, ne soyez pas injuste... ni ingrat. Si je l’avais
-voulu... non, j’allais dire une banalité... Vous êtes intelligent,
-certes, mais j’aurais voulu vous donner le goût de la domination, de la
-conquête... Qui veut conquérir le monde, qu’il conquière la femme
-d’abord!
-
-Elle parlait, elle parlait... mais, je n’entendais pas son babil. Seul
-me touchait l’éclair de ses yeux éclatants, et l’haleine, l’haleine
-rôdeuse, l’haleine embaumée...
-
-Et ma joie, la sainte joie de mes entrailles, ma bonne joie d’ouvrier
-agonisait devant l’horrible désir de la prendre, celle-là, de la clouer,
-toute frémissante, contre l’œuvre, comme une bête maléfique et
-merveilleuse...
-
-Il y eut, dans ses prunelles batailleuses, comme un éclair de triomphe
-et, entre ses dents serrées, comme un grincement. Mais, comme je pliais
-sa taille, comme ma bouche forçait ses lèvres, un éclat de rire brutal
-nous redressa brusquement et Vigel bondit.
-
-Je lâchai madame de Faulwitz, et fis un pas vers l’intrus. Une minute,
-nous nous regardâmes, presque épaule contre épaule. Il était grand et
-souple, mais, je le dépassais en hauteur et en largeur, et je me
-rappelais le jour où j’avais si bien lancé le pauvre Moutier contre les
-troncs des trams... Et je me disais que, pour un rien, ce n’est pas dans
-cette direction mais dans l’autre, du côté de la fausse pelouse, où l’on
-enfonce si bien, que le camarade Vigel serait expédié.
-
-A deux pas, ayant rajusté son feutre, madame de Faulwitz souriait et
-jouait avec son sautoir. Alors, tout à coup, Vigel se retourna vers
-elle.
-
---Ah! vous en êtes venue à vos fins! Il vous fallait le rouler celui-là
-aussi... Joliment bien combiné, le rendez-vous! Mais, halte-là,
-j’interviens cette fois... J’interviens dans votre carrière galante....
-Il y a longtemps que j’aurais dû le faire! j’aurais dû vous écraser la
-tête, la première fois, vous rappelez-vous, sur la bonne glace du
-Peï-ho... ou encore à Saïgon, quand je voulais vous poignarder sur la
-belle terre rouge... Elle aurait bien bu le sang!
-
-Je m’approchai, pour le prendre au collet. Mais Elsa Vanelli, qui
-n’avait pas bronché, m’arrêta d’un signe. Elle haussa les épaules et dit
-froidement:
-
---Dummkopf!
-
-Puis, avec un rire léger:
-
---Oh! tous ces hommes, quels vaniteux! Le voilà qui parle de
-rendez-vous. Alors, vous croyez que c’est pour vous, Vigel, ou pour
-Tourange que je suis ici? Non, mon cher, non... Pour qui? Vous voulez le
-savoir? Suivez-moi, je n’y vois aucun inconvénient.
-
-Elle assura le pli de sa jupe, ouvrit son ombrelle et s’en alla
-tranquillement, tandis que nous restions sur place, en vérité un peu
-penauds. Quand elle eut marché quelques mètres, elle se retourna et fit
-claquer ses doigts, comme on appelle un chien; et cela brisa notre
-immobilité, nous la suivîmes.
-
-Le soleil maintenant blanchissait le ciel, gonflait l’énormité de la
-nue, rapetissant, écrasant la digue sur la surface couleur de rouille.
-Un cou de canard émergeait comme un crochet de fer. Je reconnus bien
-vite l’endroit où nous conduisait madame de Faulwitz. Un bouquet de
-lataniers, un tournant, une haie de lianes aux éternelles grappes
-teintes... Voici l’enclos où, à l’ombre de son palmier à sucre, dort
-Justus Barnot. Une herbe miraculeusement haute l’emplit et déferle sur
-les îlots rectangulaires des tombes. Toutes lavées, toutes nettes, on
-dirait fermées d’hier, sont ces dernières, et, de grandes gerbes
-multicolores et parfumées, une profusion de fleurs, toutes luisantes
-encore de leur bain d’aurore, chamarrent l’uniformité grise de leurs
-dalles. Dans un coin stationnent, brancards baissés, trois larges
-brouettes vides, et, tout auprès, une équipe de trois coolies, sous la
-surveillance d’un marin du _Lotus_, s’occupe à redresser une croix sapée
-par les pluies.
-
-Madame de Faulwitz nous regardait, et son regard disait: «Voilà ceux
-pour lesquels je suis venue!»
-
-Mais aucune parole ne sortait de ses lèvres. Après une courte pause à
-l’entrée, elle se dirigea droit vers la tombe de Just Barnot, l’homme du
-comte de Faulwitz, et, dégageant sous les fleurs un coin de la pierre,
-s’y agenouilla.
-
-Quand elle fut relevée, elle vint se placer entre nous deux, et tous
-trois, silencieux, reprîmes le chemin de la digue.
-
-Un oiseau se mit à chanter sur un mode étrange. Des corbeaux et des
-hérons s’envolaient, comme en s’étirant, du somme paresseux des
-feuillages.
-
-Nous avions l’air de rêver tous trois.
-
-A hauteur de la véranda de ma sala, je fis halte, et mes deux compagnons
-m’imitèrent. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, madame de Faulwitz
-s’était écartée d’un pas, et, d’une voix inattendue, de la voix posée,
-sérieuse, d’une amie loyale, un tantinet «grande dame», un tantinet
-«patronne»:
-
---Il y a eu beaucoup de morts, dit-elle, il est juste que les vivants
-soient récompensés, et je suis sûre que papa le fera... le fera comme je
-le lui demanderai... Monsieur de Tourange, on ne peut rien pour vous,
-que vous souhaiter l’avenir de Dieu; mais, vous, Vigel, venez me parler.
-
-Il se rapprocha vivement d’elle, et, tandis que je me détournais pour
-vérifier le tas de mes bagages empilés sous l’auvent de la véranda, je
-les entendis qui causaient en chinois.
-
-La fin de l’entretien vint à mes oreilles, au moment où je reparus sur
-le chemin, mais en paroles françaises, prononcées à très haute voix par
-madame de Faulwitz:
-
---C’est convenu. Voulez-vous me ramener auprès de mon père? Une
-locomotive est là... Vous savez, je pense, la conduire?--ajouta-t-elle
-avec un sourire.
-
-Et Vigel s’inclina.
-
-Je les accompagnai jusqu’à la voie. Vigel bouscula vers la gauche le
-mécanicien annamite et mit la main au volant de la coulisse.
-
---En arrière, d’abord, dit madame de Faulwitz, en lui touchant l’épaule
-du manche de son ombrelle, je veux voir les bords de la troisième
-rivière.
-
-Les roues grincèrent et, lentement, la noire machine recula, comme un
-buffle ébloui.
-
---Adieu, me crièrent-ils ensemble.
-
-Je tirai ma montre. J’avais deux heures au moins avant le départ de mon
-convoi. Je songeai alors soudain qu’il y avait une autre femme à
-Chang-préah, à qui mon adieu était dû. Et incontinent je me mis à la
-recherche de Fagui.
-
-Le sort de la folle avait été provisoirement réglé, quelques jours
-auparavant, à la suite d’une conférence entre le docteur, Vallery et
-moi. Le docteur nous avait répondu d’une maison à Marseille, où les
-soins donnés permettraient d’espérer la guérison; et, pour la dépense,
-Vallery, au nom de la Compagnie et en souvenir de M. Lacroix, moi, au
-nom de l’amitié et en souvenir de Moutier et de Lully, nous étions
-engagés à y pourvoir.
-
-Fagui n’avait plus qu’une semaine pour se promener sur le ballast, et
-pour jouer avec les reflets des rails; et j’étais bien sûr de la trouver
-quelque part entre la digue et le terminus.
-
-Je n’avais pas fait deux cents mètres que je distinguais la tache
-claire de sa robe, sur l’autre bord de la voie, à hauteur précisément de
-ce fameux aiguillage où Vigel rêvait naguère, avec candeur, d’un beau
-patapouf du train officiel. Je continuai mon chemin le long de la digue,
-et, quand je parvins à portée de voix, je l’appelai par son nom, en
-agitant mon casque.
-
-Elle ne parut pas m’entendre et garda sa position bizarre.
-
-De loin, j’avais cru la voir accroupie, maintenant je discernais qu’elle
-était debout, mais penchée en avant, le cou tendu, guettant je ne sais
-quoi... Instinctivement mon regard suivit la direction ainsi surveillée,
-et j’aperçus, au débouché de la forêt, la fumée d’une locomotive--sans
-doute, celle de Vigel et d’Elsa.
-
-Revenant à Fagui, j’éprouvai un certain malaise à constater que la main
-de la folle s’appuyait sur le levier de l’aiguillage. Je savais ce
-dernier heureusement bloqué, mais, néanmoins, me hâtai de répéter mon
-appel: «Fagui! Fagui!» Ce qui lui fit redresser le buste, mais ne sembla
-point la décider à abandonner son poste.
-
-La locomotive arrivait comme une charge de buffles, et, craignant que la
-pauvre femme ne se lançât imprudemment à la dernière minute, je courus
-moi-même pour traverser la voie. J’entendis sur ma droite le déchirement
-du sifflet à vapeur, et, devant moi, comme en réponse, le cri
-lamentable, le cri suraigu, qui imite celui de la grenouille prise... La
-folle se tint une seconde toute raidie, les deux mains crispées à la
-tige de fer, et soudain, avant que j’eusse pu bouger un doigt, le levier
-de l’aiguillage décrivait un arc de cercle.
-
- * * * * *
-
-Nos locomotives du Siam-Cambodge n’étaient pas des joujoux à la dernière
-mode. Elles avaient encore pour la contre-marche, en cas de catastrophe
-imminente, le bon vieux levier à renversement; et, pour faire marcher
-cette mécanique, en moins de deux secondes, sans oublier le robinet du
-régulateur, il fallait une adresse, une vigueur, une décision dignes
-d’un maestro du métier--dignes du directeur en chef des Railways du
-Siam-Haut-Cambodge qu’Henry Vigel, le bien récompensé des gens du
-kilomètre 83, est aujourd’hui.
-
-
-
-
-XX
-
-
- Saïgon.
-
-Ainsi, voici la ville où naguère, sous le retentissement sourd du soleil
-équatorial, j’écoutais chanter, avec orgueil, la force de mon sang, la
-force de ma race! Mais, aujourd’hui, quelque chose est éteint. Trop de
-morts, peut-être, trop de morts! C’est comme une cendre brûlante qui
-pleure à l’heure de la sieste, sur les beaux jardins noirs.
-
-J’éprouve une lassitude funèbre, un désir de fuir, et en même temps une
-peur veule d’être retenu à la dernière minute, d’être ligoté, moi aussi,
-dans ce grand voile de torpeur qui plane... Et je ne veux pas! Je veux
-m’évader de cette Cochinchine plate et sans espaces, de ce radeau
-étouffant, près d’être submergé par les eaux limoneuses!
-
-J’ai demandé des nouvelles d’Hervé de Sibaldi. On m’a montré la
-direction de la rue de Bangkok et des longs saos du cimetière. Madame de
-Sibaldi, opérée d’un fibrome, est restée sur la table d’opération. Le
-lendemain, le boy a trouvé Sibaldi dans sa chambre à coucher... Le
-revolver était de tout petit calibre, et la cervelle avait dû mettre un
-long temps à glisser par le trou. La figure était affreusement crispée.
-Il aimait cette femme à ce point?
-
-Mon interlocuteur sourit.
-
---Il était au-dessous de ses finances; et ce pirate d’A-phat l’avait
-engagé dans certaine affaire d’assurances franco-chinoises dont il lui
-était difficile de sortir autrement que par la porte qu’il a choisie.
-C’est la ville qui a payé les obsèques, et tous les Saïgonnais, je dois
-le dire, étaient derrière le corbillard. M. A-phat montra de l’esprit
-d’à-propos, en se faisant prescrire par son médecin, d’urgence, une cure
-d’air à Singapore.
-
- * * * * *
-
-Je m’embarquai le soir même. Je restai toute la soirée accoudé au
-plat-bord. Au-dessous de moi, clapotait l’eau visqueuse, le sang obscur
-de l’artère gonflée par la marée. Quelle singulière idée d’avoir bâti
-une ville, là, parmi les palétuviers infects! Une idée de marchands,
-évidemment, qui savent ausculter la terre et la piquer aux points
-sensibles, ainsi que les fourmis, dit-on, agissent avec leurs proies! Je
-me souviens... J’admirai, naguère, qu’elle ne fût pas posée
-vaniteusement en étage, mais à plat, et selon le dessin d’un arc. Où
-est-elle la flèche vibrante de cette machine bandée par l’intérêt, par
-la passion, par le rêve? Je ne vois plus la pointe. Quelque chose est
-irréparablement détendu.
-
-Notre bateau s’en fut sournoisement, sans tapage, glissa sur le tortueux
-cheminement noir. Depuis longtemps, les passagers étaient couchés.
-Solitaire je restai sur le pont, à regarder distraitement apparaître sur
-ma droite, puis sur ma gauche, au gré du balancement des sinuosités du
-fleuve, l’éparpillement d’or des lumières de Saïgon. Elles
-s’amincissaient à chaque oscillation, se groupaient, s’incrustaient dans
-la barre obscure de l’horizon--pareilles à ces clous de cuivre qui
-brillaient avec une signification incertaine, sur la canne dont mon ami
-Moutier avait soutenu ses derniers pas.
-
- * * * * *
-
- En mer.
-
-Et maintenant?...
-
- Maintenant que mon vieil An-hoan n’est plus là, pour dégager le
- signe essentiel!...
-
- Une enveloppe est sous mes yeux et son adresse est écrite:
-
- _R. P. du May
-
- Mission catholique de Shanghaï_
-
- _Chine._
-
- Et ma main court sur le papier:
-
-«... Père, je ne suis pas un blasphémateur, je suis un suppliant.
-
-»Je suis un homme de bonne volonté.
-
-»Père, voici ma foi. C’est la foi des hommes au visage pâle, des
-civilisés. Ils savent que la terre leur a été donnée pour être devant
-eux comme une boule de glaise, et qu’il leur faut la repétrir. Ils
-savent qu’il faut appliquer la règle et l’ébauchoir, mesurer, tracer,
-couper... Mais ils ne savent pas selon quel modèle, selon quel dessin.
-Faites bien attention. Père, ce qu’ils demandent tous, ces bons
-ouvriers, c’est une grande épure, ce n’est pas un manuel
-d’apprentissage, ni un règlement de chantier!
-
-»Père, quand Moïse fit construire l’arche, Beséleel et Ooliab surent,
-que, pour plaire au Seigneur, il fallait «dix rideaux de vingt-huit
-coudées de long et quatre de large, en fin lin retors d’écarlate deux
-fois teinte», et «que chaque ais devait être assemblé à rainure et
-languette, et qu’il en fallait vingt du côté méridional qui regarde le
-vent du midi.»
-
-»Mais quel Beséleel nous dira ce qu’il faut pour que notre œuvre, qui
-regarde les alizés et la mousson, soit agréable à notre Seigneur? Où
-est-il, celui-là à qui «le modèle a été montré sur la montagne»?
-
-»Père, devant le grand Silence, savez-vous ce qu’ont dit beaucoup de mes
-frères? Ils ont dit: «L’homme est fait à l’image de Dieu et à sa
-ressemblance. Faisons de la terre le temple de l’homme, et ce temple
-sera à la meilleure ressemblance du temple de Dieu. Le plan de Dieu est
-en nous, selon les lignes de nos désirs; et l’œuvre de nos mains,
-servant notre désir, est divine.»
-
-»Je ne suis pas de ceux-là, Père. Ma devise est la vôtre, je veux qu’il
-soit visible, éclatant, que je travaille _ad majorem Dei gloriam_...
-Mais comment le puis-je? Car j’ai peur...
-
-»Père, j’ai peur de faire du mauvais ouvrage.
-
-»J’ai lu sur la pierre d’une tombe de moine ces mots redoutables:
-
- Si operarete bene
- Averete il paradiso.
- Averete il inferno
- Si operarete male.
-
-»Je veux «œuvrer bien». Dites-moi où je puis lire le plan, où je
-trouverai l’épure et la légende?»
-
-Je m’arrête. Je regarde par le sabord l’éclat d’une constellation
-inconnue... La plume tombe de mes mains. A quoi bon? Je sais bien
-d’avance ce que me répondra le Père, et que cela ne me satisfera point.
-«Vous voulez bien œuvrer, mon ami, vous vous défiez des mauvais
-monuments; mettez donc une petite croix au-dessus de celui que vous
-entreprenez... Dieu reconnaîtra les siens!»
-
-Et puis, il y a mon péché, dont je ne me repentirai point. Mon péché du
-bord du marais, quand la grande barre de lumière éventrait la digue, et
-que tout étincelait, et que tout le cercle de bronze de la forêt
-grondait de mon triomphe et de mon orgueil. Mon péché!... alors que j’ai
-compris la joie, et que ce n’était rien de tomber, comme un enfant
-maladroit, en courant, les dents serrées et les yeux fous vers Elle.
-
-Ma main hésite, rature, froisse. Mon regard s’hypnotise sur le carré
-noir, fulgurant d’étoiles, et puis, sur le tout petit carré blanc qui
-porte une adresse... J’hésite... Un «fluit» léger, à peine comme d’une
-aile de mouette effleurant l’eau, et, sans doute quelques bulles de
-phosphorescence qui ont rejailli...
-
-Comme la nuit est belle!
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- FIN
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- E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--3197-4-13.
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-La Maîtresse et l’Amie 1
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-NOTES:
-
-[A] Maison cambodgienne et siamoise.
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-[B] Cigares.
-
-[C] Petit enfant annamite.
-
-[D] Appellation honorifique du roi de Siam.
-
-[E] Variété de chevreuil particulière à l’Indo-Chine.
-
-[F] Races d’Indochine, non annamites, habitant de préférence la forêt.
-
-[G] Chimères dont il est question dans les Râmayana, employées
-couramment dans l’ornementation architecturale khmère.
-
-[H] Écriture phonétique inventée par les premiers Pères missionnaires
-portugais, pour la transcription de la langue annamite, et encore
-officiellement en usage en Indochine.
-
-[I] Pour _cai-nha_, maison annamite.
-
-[J] Véhicule, pousse-pousse.
-
-[K] Cuisinier.
-
-[L] Littéralement enfant-pankah.
-
-[M] Bandar-log, peuple des singes. Voir le _Livre de la jungle_, de
-Kipling.
-
-[N] Démons familiers de la croyance populaire annamite.
-
-[O] Serpent polycéphale, motif essentiel de l’architecture khmère.
-
-[P] Pierre de Bien-hoa, pierre rouge employée en Cochinchine pour la
-construction et pour l’entretien des routes.
-
-[Q] Le cimetière de Saïgon est au bout de la rue de Bangkok.
-
-[R] Riz non décortiqué.
-
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-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE KILOMÈTRE 83 ***
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- The Project Gutenberg eBook of Le Kilomètre 83, par Henry Daguerches.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le kilomètre 83</span>, by Henry Daguerches</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le kilomètre 83</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Henry Daguerches</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: June 12, 2022 [eBook #68298]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE KILOMÈTRE 83</span> ***</div>
-<hr class="full" />
-
-<div class="c">
-<img src="images/cover.jpg" height="500" alt="" />
-</div>
-
-<table><tr><td class="pdd">
-<a href="#PREMIERE_PARTIE">PREMIÈRE PARTIE</a><br />
-<a href="#I-a">I, </a>
-<a href="#II-a">II, </a>
-<a href="#III-a">III, </a>
-<a href="#IV-a">IV, </a>
-<a href="#V-a">V, </a>
-<a href="#VI-a">VI, </a>
-<a href="#VII-a">VII, </a>
-<a href="#VIII-a">VIII, </a>
-<a href="#IX-a">IX, </a>
-<a href="#X-a">X, </a>
-<a href="#XI-a">XI, </a>
-<a href="#XII-a">XII, </a>
-<a href="#XIII-a">XIII, </a>
-<a href="#XIV-a">XIV, </a>
-<a href="#XV-a">XV, </a>
-<a href="#XVI-a">XVI, </a>
-<a href="#XVII-a">XVII, </a>
-<a href="#XVIII-a">XVIII, </a>
-<a href="#XIX-a">XIX, </a>
-<a href="#XX-a">XX, </a>
-<a href="#XXI-a">XXI. </a></td></tr>
-<tr><td class="pdd"><a href="#DEUXIEME_PARTIE">DEUXIÈME PARTIE, </a><br />
-<a href="#I-b">I, </a>
-<a href="#II-b">II, </a>
-<a href="#III-b">III, </a>
-<a href="#IV-b">IV, </a>
-<a href="#V-b">V, </a>
-<a href="#VI-b">VI, </a>
-<a href="#VII-b">VII, </a>
-<a href="#VIII-b">VIII, </a>
-<a href="#IX-b">IX, </a>
-<a href="#X-b">X, </a>
-<a href="#XI-b">XI, </a>
-<a href="#XII-b">XII, </a>
-<a href="#XIII-b">XIII, </a>
-<a href="#XIV-b">XIV, </a>
-<a href="#XV-b">XV, </a>
-<a href="#XVI-b">XVI, </a>
-<a href="#XVII-b">XVII, </a>
-<a href="#XVIII-b">XVIII, </a>
-<a href="#XIX-b">XIX, </a>
-<a href="#XX-b">XX. </a>
-</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c">LE KILOMÈTRE 83<br /><br /><br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-<br />
-<br />
-DU MÊME AUTEUR<br />
-<br />
-Format in-18.<br />
-</p>
-
-<table class="tb1">
-<tr><td >CONSOLATA, fille du soleil</td><td >1 vol.</td></tr>
-<tr><td >MONDE, VASTE MONDE!</td><td >1 &#8212;</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c">Droits de traduction et de reproduction réservés<br />
-pour tous les pays.<br />
-<br />
-<br />
-Copyright, 1913, by <small>HARPER &amp; BROTHERS</small>.<br />
-<br />
-<br />
-E. GREVIN&#8212;IMPRIMERIE DE LAGNY<br />
-</p>
-
-<div class="blk">
-<hr />
-
-<p class="c">HENRY DAGUERCHES</p>
-
-<h1>LE KILOMÈTRE 83</h1>
-<p class="c"><img src="images/colophon.png"
-width="120"
-alt="[C·L]" />
-<br />
-<br />
-PARIS<br />
-<br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-<br />
-3, RUE AUBER, 3<br />
-<br />
-<br />
-<i>Il a été tiré de cet ouvrage</i><br />
-<br />
-DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,<br />
-<br />
-<i>tous numérotés</i>.<br />
-<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p>
-
-<hr />
-</div>
-
-<h1>LE KILOMÈTRE 83</h1>
-<hr />
-<div class="poetry1">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">«Grands ouvriers d’une œuvre et sans<br /></span>
-<span class="i0">nom et sans prix.»<br /></span>
-<span class="i10"><small>(A. DE VIGNY.)</small><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<h2><a id="PREMIERE_PARTIE"></a>PREMIÈRE PARTIE</h2>
-
-<h3><a id="I-a"></a>I</h3>
-
-<p>Lorsque je vins occuper mon poste d’ingénieur à la Compagnie des
-Railways du Siam-Haut-Cambodge, on ne manqua pas de me faire connaître
-An-hoan, dit Antoine, doyen du personnel asiatique embauché pour la
-construction de la voie. On le montrait avec une dérision affectueuse,
-comme ces vieux fous, pas assez méchants pour faire figure de sorciers,
-que les gens des villages tiennent pour des porte-bonheurs.</p>
-
-<p>Antoine était tombé au rang de coolie; mais An-hoan avait été un artiste
-<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span>que les marchands de riz de la congrégation de Cholon firent venir de
-Canton sur un pont d’or, à l’occasion de l’agrandissement de leur
-pagode. Il savait sculpter la pierre et la peindre, avec des couleurs
-dont il gardait le secret et qu’il composait lui-même. L’opium et le jeu
-avaient gravement compromis sa carrière; l’âge et la misère venus, il
-avait dû accepter, à la Siam-Cambodge, ce modeste emploi de «coolie
-l’herbe», lequel lui donnait charge de couper et mettre en bottes, par
-tels moyens et sur tels terrains qu’il jugerait à propos, la nourriture
-quotidienne de dix poneys.</p>
-
-<p>Un de nos camarades, ému par le récit de son passé glorieux, l’avait
-arraché à cette basse besogne et rétabli dans sa dignité d’artiste; et
-je pense que Médicis ni Sforza n’eut oncques geste, plus magnifiquement
-désintéressé, de protecteur des arts. L’œuvre, le grand œuvre d’Antoine
-fut, à partir de ce moment, la confection des pierres milliaires,
-destinées à marquer chacun des kilomètres gagnés de la voie du
-Siam-Cambodge. Quand il me fut donné de le connaître, c’était un petit
-vieux propret à culotte de soie, qui avait conservé, de sa vie de
-bohème, quelques négligences de tenue, par exemple une natte trop<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span>
-courte, qui faisait catogan sur sa nuque risiblement grêle. Mais on
-cessait de rire quand on avait vu le ciseau voltiger entre ses mains,
-qui ressemblaient à des pattes de poulet, ou son pinceau, trempé dans de
-fragiles coquilles d’œufs, en ramener une pâte de couleur plus brillante
-que la couverte d’un vase des Mings. Il choisissait d’ordinaire, pour
-couvrir sa pierre, un motif emprunté à l’histoire même du tronçon
-jalonné. Et c’est ainsi que je vis mettre en place la borne 72, dite du
-Tigre, la borne 75, dite des Éléphants, la borne 78, dite du
-Mois-des-Mangues-Mûres. Quand l’événement sensationnel avait fait
-défaut, An-hoan couvrait sa pierre d’attributs et de grimoires
-somptueux, de mystérieux signes de bonheur, de dragons aux tortillements
-légendaires. En repentir de ses anciens désordres et par reconnaissance
-envers son protecteur occidental, il avait renié l’opium et adopté le
-whisky comme divinité inspiratrice. Et il mourut ivre et noyé comme le
-grand Li-tai-pé, étant tombé à l’eau, par mégarde, le jour qu’il venait
-d’achever la borne 82.</p>
-
-<p>La borne du kilomètre 83, dont An-hoan a laissé vierge la tablette de
-grès, je veux la dresser dans ma mémoire. Je n’oserais la<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span> sculpter et
-la peindre à ma fantaisie. Mon désir est qu’elle réverbère avec clarté,
-miroir successif et fidèle, les images mobiles enregistrées au fil de
-l’heure et de ses mille mètres de rails. Désir naïf, demain déçu! Mais
-n’est-ce pas assez qu’il en subsiste, maintenant que le vieil Asiatique
-n’est plus là pour dégager le signe essentiel, tout au moins une assez
-belle confusion d’hiéroglyphes, quelque sœur de ces stèles que l’on
-trouve, chues dans l’herbe, au cœur touffu de la forêt d’Angkor, et que
-les touristes, qu’elles font rêver, appellent des «Mains de Bouddha!»<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span></p>
-
-<h3><a id="II-a"></a>II</h3>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Onze heures du matin. La forêt se métallise. Les perruches, dans les
-bambous du bord de la rivière, se tiennent coites. Abandonnant mon poney
-aux soins du saïs, je gagne à pied la «popote» dont les pilotis, à moins
-de cent mètres de mon propre logis, enjambent l’eau, l’eau boueuse et
-qui étincelle, comme si des millions de gangues dissoutes y libéraient
-leurs diamants.</p>
-
-<p>La lumière universelle est, d’ailleurs, si rudement assénée que la
-demi-obscurité d’un intérieur, fût-il de paillote et de planches, comme
-celui-ci, ménage aux yeux étourdis<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span> une caresse d’accueil, dont la
-douceur les rend d’abord insensibles à tout le reste. Si bien que,
-l’escalier grimpé, mon casque accroché à l’un des bois d’élan disposés
-en patères dans la véranda, je hasarde quelques pas d’aveugle sur le
-plancher, calfeutré de nattes, avant d’être à même de dénombrer, sans
-confusion, les hôtes déjà réunis.</p>
-
-<p>La popote est au complet, ce matin. Quatre hommes, moi compris, quatre
-hommes pareillement vêtus de toile khaki, pareillement marqués, au
-visage, de ce mélange de hâle et de pâleur, qui est ici le fard
-professionnel des Européens, quatre hommes et une femme.</p>
-
-<p>La femme, nous l’appelons Fagui, par diminutif, je crois, de son double
-prénom: Françoise-Marguerite. Elle est la compagne du plus jeune et du
-plus frêle, en apparence, d’entre nous: Georges Lully. L’association de
-Fagui et de Lully n’est pas très ancienne, et je n’ai pas oublié la
-manière dont ce dernier s’ouvrit à moi de son désir d’amener à la popote
-madame Lacroix, c’était le nom d’alors de Fagui.</p>
-
-<p>Nous trottions de conserve, en forêt, le long d’un tronçon de la voie,
-dont le matelas de ballast, gris et rouge et dressé au gabarit, était
-l’œuvre toute fraîche des équipes de mon com<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>pagnon. Et comme la piste
-était assez large pour que nos poneys pussent aller de front sans trop
-se chamailler, nous bavardions à voix haute:</p>
-
-<p>&#8212;... Bon voyage à Battambang, Georgie?</p>
-
-<p>C’est à Battambang, au kilomètre zéro de la ligne, que fonctionnent les
-bureaux des chefs de service, et Lully, la veille même, était revenu de
-là.</p>
-
-<p>&#8212;Non. Triste voyage! Nous avons mis en bière monsieur Lacroix. Si
-jamais, Tourange, vous sentez des tiraillements sérieux entre l’épaule
-et les côtes, ne perdez pas de temps à essayer d’un système de bretelles
-qui vous entrent moins dans la peau, mais écrivez à Saïgon pour retenir
-une place au prochain courrier...</p>
-
-<p>&#8212;Abcès au foie?</p>
-
-<p>La nuque de Lully fléchit tout d’une pièce, affirmativement.</p>
-
-<p>&#8212;Oui. «<i>Ils</i>» disent: hépatite suppurée. Oh! ils l’ont passé au
-bistouri, le plus correctement du monde. Le troisième jour après
-l’opération, monsieur Lacroix était assis sur son lit et causait, et
-riait... Ils ne savent pas pourquoi un flot de sang est venu dans la
-bouche... C’était fini.<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span></p>
-
-<p>Georgie se perdit, un temps, dans la contemplation des quatre rênes qui
-s’embrouillaient entre ses doigts.</p>
-
-<p>&#8212;Il faut que je vous dise, Tourange (il ne levait pas le nez, mais une
-buée rose se déposait sur ses joues rondes), il faut que je vous
-explique... Monsieur Lacroix était mon chef de file. J’ai travaillé avec
-lui du côté de Damas, et puis en Colombie, et puis en Annam; et c’est
-lui encore qui m’a fait venir au Siam-Cambodge. Il était admirable de
-force, de tranquillité, de bienveillance. Et il laisse une femme
-derrière lui, une femme qui n’est pas légalement sa veuve, mais qui,
-tout de même, a été placée pour apprécier, mieux que personne, cette
-force, cette tranquillité, cette bonté. Elle pleurait beaucoup à
-Battambang, ces jours derniers, et elle a crié quand on vissait la
-bière, car c’était toute sa vie honorable qu’on laissait sous le
-couvercle. Lacroix l’avait prise Dieu sait où, voilà des années; et
-maintenant, que voulez-vous qu’elle devienne? Alors...</p>
-
-<p>Les doigts de Georgie bafouillaient terriblement dans les mystères de la
-bride et du filet. Le poney, la bouche agacée, s’arrêta. Le mien fit de
-même. Mais soudain Lully releva hardiment la tête et planta, dans mes
-yeux attentifs,<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span> un beau regard, droit et bleu, d’enfant promu aux
-responsabilités viriles.</p>
-
-<p>&#8212;... Alors, acheva-t-il avec fermeté, j’ai pensé que c’était à moi,
-dont Lacroix avait été le chef de file, d’empêcher cette déchéance. Et
-j’ai conclu un arrangement avec cette femme très malheureuse, mais qui
-n’est ni très âgée, ni très laide. Et c’est à propos de cet arrangement
-que je voulais vous pressentir, Tourange, que je voulais vous demander
-si, dans quelques jours, lorsqu’elle viendra me rejoindre, vous verriez
-difficulté à ce qu’elle soit des nôtres, à la popote... au moins jusqu’à
-temps que j’aie pu me débrouiller pour une installation, des
-approvisionnements...</p>
-
-<p>&#8212;Jusqu’à temps... que vous resterez le chic petit type que vous êtes,
-Georgie, et ce n’est donc pas, je pense, pour finir demain!</p>
-
-<p>Sur ces mots, je vis Lully pencher le nez vers les sabots de sa monture,
-comme si le soleil l’avait foudroyé, et, deux secondes plus tard, piquer
-un galop tel que je jugeai hors de propos de lancer ma bête à sa
-poursuite.</p>
-
-<p>Et c’est ainsi&#8212;les autres ayant eu, tour à tour, l’audition d’un
-discours semblable&#8212;que Fagui vint s’asseoir à la popote.</p>
-
-<p>Sa présence, au demeurant, y est un peu<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span> celle d’un fantôme, fantôme
-glissant dans des blancheurs de mousseline ou de linon, et qui se révèle
-par des apports inattendus. Les fleurs de nos tables, les rubans de nos
-sièges de rotin, les soies qui emmaillotent le découpage à vif de nos
-fenêtres, ne sont-ils pas autant de témoignages de cette furtive et
-diligente réalité?</p>
-
-<p>Mélancolique et fuyante Fagui! Sa figure est de celles qui semblent
-modelées pour rester dans la mémoire à l’état de profils perdus.</p>
-
-<p>Fagui est pourtant autre chose que «ni trop laide ni trop âgée». Elle
-est une tendresse et une fidélité. Et son visage aux traits brisés, a,
-pour authentiquer sa noblesse originelle, deux sceaux intacts: les yeux
-bleus qui toujours sourient. Prunelles d’azur et chevelure blonde,
-pauvres bijoux des visages blancs, qui reprennent ici, au voisinage de
-tous ces galets noirs, roulés dans des peaux limoneuses, leur taux
-primordial, imprescriptible!</p>
-
-<p>C’est Fagui qui préside notre table, dans le contre-jour de la véranda.
-Ma place est à gauche; en face, sont disposés les couverts de Lully et
-d’André Moutier.<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span></p>
-
-<h3><a id="III-a"></a>III</h3>
-
-<p>J’entends encore la voix claquante de monsieur l’Administrateur délégué,
-le jour que je signais à Paris mon contrat avec la Siam-Cambodge,
-répondre à mon interrogation: «Quand dois-je partir?»</p>
-
-<p>&#8212;Votre passage en première classe, est retenu à bord du paquebot
-<i>Vaïco</i>, quittant Marseille le 14 janvier. Vous trouverez à bord un de
-nos ingénieurs, monsieur Moutier, un futur camarade. Il se fera un
-plaisir de vous donner par avance mille renseignements utiles. Vous
-saurez l’apprécier.</p>
-
-<p>J’ai su apprécier André Moutier.</p>
-
-<p>Rien, dans l’extérieur de ce compagnon de<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span> traversée, n’était pour
-retenir d’abord l’attention, sinon qu’un ensemble ramassé, probe et
-vigoureux, réservant des points de finesse çà et là, dans le galbe du
-poignet, le dessin de la moustache, le modelé de la tempe et la lueur de
-l’œil, l’établissait comme un assez joli type de Français. Type solide
-aux coutures, et dont on dirait volontiers que, même reproduit à des
-millions d’exemplaires, il n’aura jamais l’air, comme l’Allemand ou
-l’Anglo-Saxon, par exemple, de l’article fait à la machine!</p>
-
-<p>Tout ainsi, à première audition, les discours de Moutier, dans ces
-cercles de causerie, que suscite à bord le rapprochement des chaises
-longues, n’avaient rien pour surprendre l’oreille. On n’attendait d’eux
-ni la révélation d’une ignorance, ni celle d’une suprématie. A la
-longue, pourtant, il était impossible de ne pas sentir la force latente
-dont cet interlocuteur, si modeste d’apparence, chargeait les mots qu’il
-employait, de ne pas percevoir, sous leur métal volontairement
-parcimonieux et sans éclat, les ressorts bandés d’un robuste esprit. Et
-c’est, je pense, la perception assez prompte que j’avais eue de cet
-arsenal secret, qui déclencha, dès les premiers jours, notre mutuelle
-sympathie.<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span></p>
-
-<p>Mais n’y a-t-il à donner à Moutier que cette estime un peu froide pour
-une belle armature cérébrale?</p>
-
-<p>A travers la monotonie rituelle de cette existence de passager&#8212;où je
-retrouvais des impressions de mon temps de collège, la veulerie de
-certaines récréations trop longues dans les cours trop étroites,&#8212;plus
-d’une fois, tel incident fortuit me donna l’illusion de voir apparaître,
-derrière cette géométrie défensive, si j’ose dire, une face autrement
-attirante d’être brouillée d’émotion. C’était comme si le rideau de fer
-allait se lever sur des toiles de fond, bleuies d’effusions
-mystérieuses. Mais combien je sentais tout aussitôt chez mon ami une
-pudeur extrême de ces demi-révélations, un refus de livrer à quiconque
-les arrière-plans pathétiques d’une âme endurcie dans sa haine de tout
-cabotinage!</p>
-
-<p>Je me souviens de ce soir d’Océan Indien, où le <i>Vaïco</i> reçut la visite
-d’un de ces malheureux oiseaux, qu’une cause inconnue emporte,
-désemparés, loin de leurs parages d’habitat. Celui-là appartenait à
-l’espèce des fous, des boobys. Il entra par un sabord du carré et vint
-s’abriter au pied des plantes vertes, qui décoraient le caisson arrière.
-Il s’abattit, et resta là,<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span> sans doute recru de fatigue, les yeux fixes
-et brillants, son ventre faisant comme une grande boule d’écume, parmi
-les palmes et les feuillages.</p>
-
-<p>Ni l’éclat des ampoules électriques, ni le brouhaha du service à l’heure
-du repas, ni la turbulence des passagers descendus pour contempler cette
-épave du ciel, ne paraissaient l’effaroucher. Si bien que cette
-impavidité même, l’étrangeté de cette forme silencieuse, chue d’on ne
-sait quel cataclysme, finirent, au contraire, par impressionner
-prodigieusement les hôtes humains du navire. Et si quelques-uns
-plaisantèrent la disgrâce des pattes d’infirme, esquissèrent le geste de
-tendre au bec dégingandé une banane ou un poisson, nul n’osa porter la
-main sur les longues ailes inertes.</p>
-
-<p>Tout le dîner, le booby se tint dans la même attitude, cloué, en
-apparence, sur la tablette d’acajou qui lui servait de radeau de refuge.
-A onze heures seulement, quand on commença de tourner les commutateurs
-des ampoules, comme surpris par le premier choc des ténèbres, il cligna
-des paupières, pivota sur lui-même, et s’enfuit par le sabord, comme il
-était venu. J’étais alors avec Moutier sur le pont.<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> Nous entendîmes le
-grand coup d’aile, et nous vîmes la forme nager dans l’air tout illuminé
-de la clarté lunaire. Et mon compagnon me dit brusquement:</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez remarqué, n’est-ce pas, l’émotion quasi religieuse des
-passagers devant cette bête! Devant cette bête qui leur apportait un
-message, un message qu’il leur faut déchiffrer, un message plus sacré
-que le rameau d’olive de la colombe...</p>
-
-<p>Il suspendit la fin de sa phrase. Je ne distinguais pas nettement sa
-figure, plongés, comme nous l’étions tous deux, dans l’ombre de la
-passerelle. Mais je voyais, à hauteur de sa bouche, le point rouge de sa
-cigarette s’enfler à intervalles précipités; et ce m’était un indice
-suffisant de son exceptionnelle émotion.</p>
-
-<p>&#8212;Devant cette bête... qui n’ouvrait pas le bec! acheva-t-il d’une voix
-railleuse, à laquelle je ne sus comment répliquer.</p>
-
-<p>Quelle belle nuit sur l’Océan fut celle-là! Ah oui, si belle qu’une
-douzaine au moins de smokings désertèrent, en son honneur, les épaules
-diamantées de la belle madame H..., et que tout autant de pyjamas
-retardèrent, avec décence, le remue-ménage quotidien des dortoirs
-dressés à même le spardeck.<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span></p>
-
-<p>Et nous-mêmes, Moutier et moi, nous restâmes longtemps, les pieds sur la
-gouttière de la drosse et les bras croisés sur la rambarde, à contempler
-les longues conques d’eau bleuâtre qui se creusaient contre les flancs
-du <i>Vaïco</i>, ou, relevant la tête, l’espace éblouissant, au cœur duquel
-s’était évanoui le fou messager. Je me souviens des formes mouvantes des
-nuages qui, tour à tour, masquaient la lune, sans cesser d’être éclairés
-par sa face invisible, et de l’un d’eux, en particulier, qui provoqua un
-bruissement d’admiration, par sa métamorphose opportune en une sorte de
-blanche aile double, éployée, d’où glissait, en pent-à-col, le signe
-d’une étoile verte. Et ce ne fut que beaucoup plus tard, après la
-désagrégation irrémédiable des beaux artifices lunaires, que nous nous
-décidâmes à regagner nos cabines.<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span></p>
-
-<h3><a id="IV-a"></a>IV</h3>
-
-<p>La droite de Fagui est dévolue à Just Barnot, le plus ancien d’âge,
-sinon le plus élevé en fonctions, des ingénieurs de la popote. J’ai de
-la sympathie pour ce compagnon, architecturé sans élégance, mais avec
-d’honnêtes matériaux, me semble-t-il. Il est Suisse d’origine et marche
-avec le dandinement typique des montagnards, et, s’il n’est que médiocre
-cavalier, n’a pas son égal, dans les équipes de la Compagnie, pour
-cheminer, le coupe-court d’abatage au poing, à travers la brousse dense.
-Mais André Moutier, d’après certaine affaire du «tracé Lacroix», lui
-fait assez grise mine. En outre, il y a entre eux de l’antipathie
-instinc<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span>tive de race. Moutier a la tête ronde du Latin et flaire, au
-canton natal de Just Barnot, une forte odeur de terroir germanique, qui
-lui hérisse le poil.</p>
-
-<p>L’affaire du tracé Lacroix, c’est tout uniment celle de la continuation
-de la ligne, à l’achèvement du kilomètre 80. Il existe vers l’ouest, à
-une demi-lieue de nos <i>salas</i><a id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a> du bord de la rivière, une sorte de
-lac-marécage, déversoir perdu des eaux innombrables de la région. En
-tenterait-on la traversée directe, aux aléas redoutables, ou s’en
-irait-on prudemment contourner la corne nord de l’obstacle, en se
-gardant de lâcher le sol franc de la forêt?</p>
-
-<p>C’est M. Lacroix qui avait préconisé le tracé nord. C’était lui qui
-avait confié à son fidèle second, Georges Lully, les levers
-préparatoires dans la jungle marginale. Tout le monde à Battambang le
-savait serviteur à rendre son tablier, plutôt qu’à laisser contrecarrer
-telles idées bien assises dans sa tête; et il ne fallait pas moins que
-sa disparition pour donner aux auteurs du projet adverse le front
-d’entrer en scène. Depuis deux jours le triomphe de ces derniers est
-officiel; mais l’étrange est qu’au<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span>cun de nous ne connaît la
-personnalité exacte du plus important d’entre eux.</p>
-
-<p>Nous savons seulement&#8212;ceci se passait avant mon arrivée à la
-Siam-Cambodge, et je n’en suis instruit que par les confidences de
-Moutier&#8212;nous savons seulement qu’un énigmatique personnage est venu
-s’installer, un beau jour, dans ces parages, où nos salas étaient à
-peine construites. Des papiers assez obscurs de Battambang avaitent
-précédé l’inconnu, qui traînait derrière lui une armée de boys et de
-coolies à sa solde. C’était, paraît-il, un homme grand et fort, à la
-barbe ronde et au gosier dur, toutes les apparences d’un reître
-allemand.</p>
-
-<p>Dès l’aube, il partait sur la rivière, avec son personnel et tout un
-attirail somptueux de campement, et, le soir, il clapotait
-d’interminables conférences avec Barnot. Moutier reste persuadé que
-c’est lui qui a mis sur pied, avec la complicité de Barnot, ce projet
-inattendu du marais, et, faute d’autres renseignements sur son identité,
-le dénomme couramment «l’Ennemi». Le triomphe de l’Ennemi n’est pas sans
-avoir perturbé l’atmosphère de la popote, et hier, le café bu, au lieu
-de s’attarder, comme d’ordinaire, à deviser dans la<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span> fumée des
-<i>cheroots</i><a id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a> birmans, chacun s’est hâté de regagner pour la sieste sa
-propre sala.</p>
-
-<p>Aujourd’hui Fagui, qui, de par sa nature féminine éprise de douceur,
-est, plus que nous-mêmes, sensible à ces germes flottants de discorde,
-tente, au dessert, une diversion conciliante. Cependant que le boy
-dépose sur la table le plateau chargé de tasses, elle lance à la ronde
-un timide regard, un de ces regards qui détiennent la grâce de sourire,
-alors même que la bouche garde son triste figement.</p>
-
-<p>&#8212;Le bonze A-ka-thor, nous dit-elle, m’a rendu visite, ce matin. Il
-demande si ses frères pourront mendier le riz deux fois la semaine, par
-ici.</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi non? A-ka-thor ne paie-t-il pas son écot en belles histoires
-cambodgiennes, que la popote recueille plus tard avec profit sur vos
-doctes lèvres, ô Fagui?</p>
-
-<p>Fagui est, en effet, de nous cinq, la plus familiarisée avec le parler
-local, mélange bâtard de siamois et de cambodgien, altéré de maintes
-étrangetés phonétiques des tribus chams de la forêt.</p>
-
-<p>A peine ai-je ainsi formulé mon acquiesce<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span>ment, que Barnot hoche la tête
-avec énergie, de gauche à droite et de droite à gauche.</p>
-
-<p>&#8212;A-ka-thor, déclare-t-il, est un grand enfant. Mais tous ses compères
-de la bonzerie ne racontent pas des histoires aussi naïves que les
-siennes. Et quand je vois leurs loques jaunes s’agiter dans le voisinage
-des coolies, je n’aime guère cela.</p>
-
-<p>Il y a de la justesse dans cette observation de Barnot. Derrière neuf
-sur dix des obstacles rencontrés par nos rails, quelque «loque jaune»
-était sournoisement embusquée. Je m’étonne d’entendre Moutier répliquer
-railleusement:</p>
-
-<p>&#8212;Bah! vous exagérez, Barnot. Et je dis comme Tourange: pourquoi
-refuserions-nous la charité à ces hommes de Dieu?</p>
-
-<p>Moutier n’a guère coutume de pécher par excès de tendresse à l’égard des
-hommes de Dieu de n’importe quel pays du monde, et j’imagine qu’il cède,
-en ce moment, au seul plaisir de contredire Just Barnot, allié de
-l’Ennemi.</p>
-
-<p>&#8212;... Est-ce,&#8212;poursuit-il, du même ton d’agressive ironie&#8212;parce qu’ils
-vont répandant partout la légende du gong d’or, noyé dans le marais?
-Vous la connaissez, n’est-ce pas? C’est une sorte de gong, d’un diamètre
-de plusieurs <i>lis</i> et semblable à la pierre musicale<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span> qui flotte, en
-Chine, sur les eaux du Tu-Tan. Il disparaît à la vue de ceux qui s’en
-approchent, et malheur alors à qui le fait sonner quand il émerge ainsi,
-invisible à la surface! Car c’est le dernier son que les oreilles de cet
-imprudent doivent recueillir... C’est une fort curieuse légende,
-probablement mensongère, je suis de votre avis. Mais que tous nos
-coolies, dès qu’on fera mine d’infléchir les rails du Siam-Cambodge dans
-cette direction, soient prêts à déserter dans les vingt-quatre heures,
-en l’honneur de cette légende mensongère, c’est ce dont les gens de
-Battambang ont été, je suppose, suffisamment avertis...</p>
-
-<p>Disant cela, Moutier regarde Barnot. Mais celui-ci soutient ce regard
-avec une impassibilité qui n’est&#8212;du moins, je crois le pénétrer&#8212;que le
-masque d’une résignation ennuyée, le mutisme des gens qui sentent
-combien les mots sont de pauvres choses pour combler certains hiatus
-entre les âmes. Lourdement il se lève, dépose sa tasse, et dit à la
-cantonade:</p>
-
-<p>&#8212;Viennent donc les bonzes, puisqu’on les veut! Ce n’est pas le riz
-qu’on versera dans leurs écuelles qui changera rien à ce qui doit
-être... A ce soir, messieurs!</p>
-
-<p>Dès que son pas, dont tremble toute la<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> véranda, s’est étouffé dans la
-terre molle du chemin de berge, je me retourne vers Moutier et je ne
-puis m’empêcher de le morigéner quelque peu. Grands Dieux! vit-on jamais
-bœufs accouplés sous le même joug croiser Les cornes et se heurter
-ainsi, à tout bout de champ? Le travail est le travail, et les
-discussions ne valent rien pour lui...</p>
-
-<p>Moutier m’observe un instant, de cet air que je lui connaissais à bord,
-quand il cherchait à surprendre le diapason de la pensée de son
-interlocuteur, pour y bien accorder la sienne.</p>
-
-<p>&#8212;Pardon, Tourange, dit-il en souriant, vous êtes une façon de mystique,
-vous. Vous rêveriez de nous servir, en holocauste joyeux, au Baal des
-chemins de fer et des voitures à feu... Moi pas. Un bœuf de sacrifice?
-que nenni! Un bœuf de louage, à la rigueur... mais qui traite lui-même
-l’affaire de sa location. Je tire droit et ferme, c’est entendu, mais je
-ne veux pas laisser mes os dans le sillon... Ou, du
-moins,&#8212;rectifie-t-il après un silence,&#8212;le jour où je les y laisserai,
-je veux sentir que la charrue, derrière moi, est menée
-irréprochablement, par «un» qui a le sens de la «belle ouvrage», et non
-par un forban de rencontre.</p>
-
-<p>&#8212;Pour de la belle ouvrage, c’est la voix<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> paisible de Lully qui se fait
-entendre, nous en trouverons sur le marais. Les vieux limons d’Asie,
-c’est tout plein riche en surprises... Avez-vous entendu parler de la
-traversée du Hoang-Ho? Un lit de fleuve large de dix kilomètres! Vous
-croyez l’avoir enjambé, et Bouddah vous protège! cinq cents mètres plus
-loin, le voilà qui recommence à se tortiller sous vous dans la vase.
-Beaucoup de sacs de piastres, oui beaucoup, et beaucoup de sacs de
-ciment, et beaucoup de sacs à viande humaine, voilà ce qu’il faut pour
-gaver ces gros serpents jaunes.</p>
-
-<p>Georgie s’est étendu, un noir cigare aux lèvres, sur une de ces chaises
-longues en rotin de la prison de Pnom-penh, qui sont larges comme des
-lits de justice. Il suit, d’un œil béat, à travers la torpeur grise de
-la pièce, les ondulations stagnantes de sa fumée.</p>
-
-<p>&#8212;Et puis,&#8212;murmure-t-il, comme en extase, au moment que Moutier et moi
-achevons de nous équiper pour la traversée des cataractes solaires
-extérieures&#8212;il n’y a pas que de la belle ouvrage, il y a aussi de beaux
-oiseaux, le soir, sur le marais.<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p>
-
-<h3><a id="V-a"></a>V</h3>
-
-<p>Toutes nos salas se ressemblent, à la pointure des poteaux près. Ce sont
-des cases de bois sur pilotis, à la mode du pays, et généralement
-divisées en trois pièces. Leur toit de paillote, ce chaume indo-chinois,
-fait visière assez bas pour abriter, autour du gros œuvre, un supplément
-de plancher,&#8212;la véranda. Il s’en éparpille une vingtaine ainsi, le long
-de la rivière, à l’usage des Européens du secteur, ingénieurs et
-contremaîtres.</p>
-
-<p>J’ignore le nom indigène de la rivière. Pour nous, c’est la troisième
-rivière, c’est ainsi que la désignent nos plans; et nous n’avons pas le
-temps de nous livrer à des essais de transcrip<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span>tion graphique des sons
-qui écartèlent, à son propos, les lèvres mendiantes du bonze A-ka-thor
-et de ses frères.</p>
-
-<p>Dès que mon boy a fini d’obturer, plus soigneusement qu’un naufragé
-n’aveugle une voie d’eau, les trous de lumière de mon logis, à mon tour,
-un cigare noir aux lèvres, je m’étends sur une chaise longue en rotin de
-la prison de Pnom-penh,&#8212;une chaise longue large comme un lit de
-justice,&#8212;je m’étends et je rêve... Mais je ne rêve pas comme Georgie
-aux beaux oiseaux du marais.</p>
-
-<p>Une façon de mystique, Tourange... Moutier me l’a répété, en descendant
-l’escalier de la popote. Je n’ai pas peur du mot.</p>
-
-<p>Monsieur l’Administrateur délégué de la Siam-Cambodge avait, je m’en
-souviens, reniflé quelque chose d’approchant dans le grand grimaud
-d’ingénieur qui mettait une signature désinvolte au bas d’un papier
-timbré, où il était question d’appointements mensuels, de passage en
-première classe, de rapatriement anticipé pour cause de maladie grave...
-Je riais intérieurement alors. La tête de monsieur l’Administrateur
-délégué me faisait songer à celle de ces bonshommes qui trouvent
-soudain, dans leur champ de betteraves, quelque vieux pro<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span>jectile de
-forme désuète, plus ou moins croûteux de rouille. Eh! sans doute,
-l’objet est plein, sans fusée, d’un modèle préhistorique: tout de même,
-il vaut mieux ne pas trop le manipuler!</p>
-
-<p>Vous deviniez bien, monsieur l’Administrateur délégué&#8212;tu le sais aussi,
-l’ami Moutier!&#8212;que ce mysticisme laisse mon cerveau jouer à l’égal du
-vôtre, sur le plan positif, n’embrume pas ma vue, n’empêche pas mes
-regards de prendre mesure comme deux bonnes pointes de compas.</p>
-
-<p>Quand je franchissais cette porte enfoncée, ogivale et basse autour de
-laquelle maints tableaux de raisons sociales, accrochés aux nervures de
-pierre, faisaient, ma foi, figure d’ex-voto, vous ne prétendiez pas me
-dissimuler, derrière celui de ces rectangles de cuivre qui portait les
-mots magiques, «Compagnie française des railways du Siam-Haut-Cambodge»,
-le nez levantin, les yeux mongols, le sourire italien et la mâchoire
-anglo-saxonne de cette physionomie bien mondiale de Mureiro Vanelli,
-impresario-chef de ladite Compagnie.</p>
-
-<p>Dans la salle où l’on m’avait prié d’attendre quelques minutes, je
-n’avais pas manqué&#8212;vous le saviez&#8212;de noter l’opportunité de ces<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> deux
-larges photographies qui «tiraient l’œil» sur la paroi. Celle de gauche
-représentait, n’est-ce pas? la célèbre <i>Pagode dallée d’argent</i> de
-Pnom-penh, et celle de droite, la non moins fameuse <i>Pagode de la
-Montagne d’or</i> de Bangkok. Ainsi appariées, ne fournissaient-elles pas
-belle matière à surexciter l’imagination des visiteurs? Et ceux-ci
-pouvaient-ils faire moins que de tracer instinctivement, entre ces deux
-terminus aux mirages d’encaisse métallique, le quadruple fil noir où
-voir courir les plus fabuleux échanges?</p>
-
-<p>Et ce placard, en bonne lumière lui aussi, qui proclamait les variations
-mirifiques du taux de la piastre en Extrême-Orient! Il n’aurait pas dû
-spécialement m’intéresser; je n’étais pas un de ces pauvres hères, qu’on
-appointe en cette monnaie, un «piastreux», comme nous disons au
-Siam-Cambodge. J’y vérifiai cependant que la susdite rondelle d’argent
-valait, au cours de Shanghaï, cinq francs quatre-vingt-dix en 1874, cinq
-francs trente en 1882, quatre francs soixante-dix en 1888. Mais il ne
-put m’échapper qu’on avait jugé superflu de poursuivre cette évaluation
-jusqu’aux années plus récentes, où je n’ignorais point qu’elle était
-tombée à deux francs trente, en moyenne...<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span></p>
-
-<p>Rassurez-vous, monsieur l’administrateur, je ne m’attardai point à
-m’indigner de cette quasi naïve supercherie. Je savais, dès longtemps,
-croyez-le, que la civilisation, cette civilisation dont nous sommes
-tous, j’imagine, à la Siam-Cambodge, de bons ouvriers, notre blanche
-civilisation bâtit un édifice dont il ne faut point songer encore à
-apercevoir la coupole,&#8212;tout au plus le rez-de-chaussée, occupé, comme
-il sied, par les boutiques des marchands.</p>
-
-<p>Mon mysticisme n’est pas bien méchant, messieurs du rez-de-chaussée. Il
-ne fera pas bombe contre vos devantures. Il ne réclame que de lever
-quelquefois le nez vers la nue, dans l’espoir, oh! très vague, dans le
-rêve d’y voir briller le signe qui consacrera la coupole absente.</p>
-
-<p>&#160;</p>
-
-<p>Mon boy heurte à ma porte. Il m’invite, avec émotion et volubilité, à la
-chasse d’un argus, dont le cri perce les dômes lointains de la forêt.
-Trop tard, ou trop tôt. Je ne poursuivrai pas, sous les couverts
-embrasés, l’oiseau vigilant aux pennes merveilleuses... Le soleil
-bondis<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span>sant et rude est le maître de l’espace. Déjà je livre à la sieste
-mes tempes talonnées et mes mains en moiteur, et voici que je m’endors,
-vaincu, de ce sommeil comparable à celui du boxeur assommé par
-l’adversaire.<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VI-a"></a>VI</h3>
-
-<p>La forêt, en marge de qui nous vivons, ne s’ordonne point comme les
-nôtres, en groupements d’essences. Ici, point de futaies, point de
-conciles de troncs vénérables, point de jeune tribu conquérante qui
-happe, au passage de ses racines, tous les produits du sol. Mais la vie,
-bouillonnante et débonnaire,&#8212;pour tous, la plus magnifique leçon
-d’individualisme!</p>
-
-<p>La confusion des formes étourdit d’abord comme une vapeur verte. Sur
-mille mètres carrés, toutes les feuilles, toutes les graines, toutes les
-épines, toutes les écorces, toutes les branches. Mais le fort laisse
-vivre le faible; mais l’«en bas» ne sape pas l’altitude... La<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span> base du
-monstrueux <i>bang-lang</i> ne décime pas, de ses rostres en ailerons de
-squales, le gentil peuple des herbes; et de l’échevèlement frénétique
-des lianes, le blanc <i>sao</i> jaillit sans meurtrissures, comme un bras nu
-et musclé qui tend vers le ciel une touffe de lauriers. Et c’est bien
-une nation d’Asie, j’imagine, cette multitude où la pouillerie
-débordante des petits coudoie, sans vergogne, les géants à l’apparat
-somptueux et cruel, et où l’arbre de la Puissance porte, sans en être
-étouffé, la plus effroyable surcharge de parasites.</p>
-
-<p>A midi, tout s’immobilise dans la forêt. Les feuillages, bizarrement
-bosselés, se tachent de reflets métalliques... Le vent, à coup sûr, les
-ferait tinter; mais il ne souffle pas... Cependant les piques solaires
-crèvent durement ces boucliers de clinquant. Il semble qu’on entende
-leur choc sur la terre, et que celle-ci en garde un étonnement sourd. La
-vie animale est morte. Seuls les insectes, particules légères,
-participent à cette rebondissante vibration.</p>
-
-<p>Un peu plus tard, glisse l’heure de l’écureuil et du singe. Deux bêtes,
-deux âmes... L’écureuil projette à peine sur d’opaques frondaisons sa
-courbe grise et légère comme une fumée. Le singe, à grand tapage,
-bouscule, casse,<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span> déchire, relève d’un jeu lubrique la longue traîne
-agrafée aux ramures.</p>
-
-<p>Dans les tranchées, où mon poney galope avec ardeur, un papillon,
-damasquiné de bleu, coupe, d’une ligne brisée et hâtive, la large piste
-veloutée.</p>
-
-<p>Et voici le soir, redoutable magicien! La forêt se transforme. Elle
-s’apprête pour de mystérieuses célébrations... Du haut en bas, des cimes
-à la brousse, aux innombrables étages de la demeure végétale, c’est le
-plus grand chuchotement de l’inconnu.</p>
-
-<p>Qu’on ne s’y méprenne point cependant. Ici vos épaules ne sentiront pas
-tomber sur elles l’ombre, froide et lourde d’hymnes, d’un temple. Les
-images architecturales familières se détournent de l’esprit. Point de
-piliers; point de colonnades, point de voûtes qu’emplit l’horreur
-sacrée... Ceci seulement: la grande force élévatrice, une minute,
-imperceptiblement rétractée...</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Depuis que j’habite dans le voisinage de la forêt, j’ai compris l’âme
-secrète de ceux qu’on appelle là-bas, dans les villes peuplées de
-scribes, les «broussailleux».</p>
-
-<p>On dit:<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span></p>
-
-<p>«Ce sont des orgueilleux brutaux. Ils appartiennent à un cycle révolu,
-résidus de ces âges où la force aux yeux courts tenait le sceptre. Ils
-perdent l’aplomb à jouer les Nemrods au petit pied, loin du sol
-héréditaire où la juste dévolution des emplois ferait d’eux des
-garde-chasses...»</p>
-
-<p>Ils répondent:</p>
-
-<p>«Que nous importent l’orgueil, l’énergie, l’ambition, sur quoi vous nous
-jugez! Mais nous avons trouvé ici la vie nue, la Belle qui ne dort plus
-dans vos bois.</p>
-
-<p>»Nous-mêmes, comme le vieil Adam, avons connu enfin notre nudité. Nous
-n’en avons point eu de honte... au contraire, une grande joie. Et nous
-ne couperions pas même une palme pour en altérer le pur scandale.</p>
-
-<p>»Comme des nageurs nus, nous nous sommes plongés, avec un tremblement de
-délices, dans l’heure trouble où les buissons ont l’air de verts
-madrépores, où les feuillages, frères des éponges, baignent à de
-glauques profondeurs... Ayant regagné le bord, nous avons bu, comme un
-cordial amer, la Solitude.»</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Quelquefois j’ai peur et haine de la forêt, de cette forêt dont j’ignore
-les lois et les caprices,<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span> dont le rythme des sèves m’échappe, dont le
-vert perpétuel se corrompt ou s’exalte pour des causes que je ne sais
-préciser, de cette forêt qui amalgame les fleurs et les graines, qui n’a
-pas de saisons, pas de sommeil hivernal, pas d’éveil tendre et
-printanier... rien qu’une poussée barbare de vie, rien que ce
-soulèvement gonflé de corps d’esclave sous la caresse du sultan solaire!</p>
-
-<p>Un après-midi, éperdument, j’ai rêvé de la forêt de chez nous, de la
-forêt d’automne, en robe de pourpre, la belle forêt royale, qui trône
-sur un peuple de coteaux et qui dore d’une dernière gloire, par-dessus
-la fumée bleue des labours, sa prochaine décapitation...</p>
-
-<p>Une bête inconnue meuglait au loin, comme un cor étrange.<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VII-a"></a>VII</h3>
-
-<p>Moutier frappe sur mon épaule:</p>
-
-<p>&#8212;Il est arrivé des tas de dépêches de Battambang. Vous les trouverez
-sur mon bureau. Il est temps d’avertir Vigel. Je pense que c’est à vous
-qu’incombe ce soin.</p>
-
-<p>&#8212;Sans nul conteste. Et, d’ailleurs, mon poney connaît la route comme un
-fin forestier.</p>
-
-<p>Henry Vigel est le cinquième ingénieur du secteur. Mais il ne loge pas
-au bord de la rivière, et ne mange pas à la popote. Son camp est à
-quinze kilomètres, en pleine forêt. Sa besogne, qui se soudait à la
-mienne, était, jusqu’à ce jour, de préparer le passage au tracé Lacroix:
-abattre, élaguer, tondre, piqueter,<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span> devant que surviennent les coolies
-terrassiers de l’ami Lully.</p>
-
-<p>Moutier me désigne, d’un clin d’œil narquois, le parapet vert dressé par
-la brousse, de l’autre côté de la rivière, vers le nord.</p>
-
-<p>&#8212;Je voudrais, me dit-il, avoir le spectacle de la tête de Vigel
-apprenant que son travail de trois mois était pour le roi de Prusse...
-Vigel n’est pas un de ces petits personnages qu’on fait valser au
-premier air de flûte... je me suis même demandé ce que cachait, au
-juste, son exil par ici. Il passait pour très bien en cour, enveloppé de
-protections mystérieuses. Il est de la race des Vanelli, c’est-à-dire
-d’aucune race... Enfin, tâchez de le joindre le plus tôt possible, et
-ramenez ensemble tout votre monde. Car, à propos, Tourange&#8212;ici Moutier
-rougit légèrement&#8212;parmi les dépêches reçues, il en est une qui me donne
-la direction complète des travaux futurs.</p>
-
-<p>Brave Moutier! Voilà rendue moins amère la coupe où l’on a fait
-dissoudre quelques menus grains de cette substance merveilleuse:
-l’autorité!</p>
-
-<p>Au demeurant, je suis heureux de le féliciter. Car c’est bien le
-meilleur homme de notre équipe.<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span></p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Je n’avais pas surfait les aptitudes forestières de mon poney. C’était
-plaisir de le voir se faufiler entre les cépées drues, remonter du
-poitrail un torrent de feuillages, étendre son galop leste dans
-l’élargissement d’une clairière, écarter, d’un encensement têtu de
-l’encolure, quelque liane obstinée à caparaçonner de vertes broderies sa
-croupe luisante. Après une heure de course, j’atteignis mon chantier.
-Une centaine de coolies était là, en train de scier, de piocher,
-d’émonder à grands sifflements de coupe-coupe.</p>
-
-<p>Presque tous des Cambodgiens aux cheveux taillés en brosse, travailleurs
-médiocres, dont déçoivent les torses et les bras, gonflés de muscles
-mous, mais compagnons d’humeur docile et d’âme légère. «Ces gens-là&#8212;me
-disait mon contremaître, un jour que nous pesions les chances d’une
-épidémie cholériforme&#8212;meurent comme ils travaillent: doucement.»</p>
-
-<p>Un singulier serviteur, ce contremaître, qui, justement, délaissant son
-alidade et ses porte-mires, venait à ma rencontre. Sans quitter ma
-selle, je lui donnai la nouvelle et les ordres de repliement. Il
-accueillit le tout avec une impassibilité polie d’Asiatique. C’est<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> un
-ancien sous-officier d’infanterie coloniale. Le soleil et les pluies
-d’Indochine ont repétri son argile, lui ont fait faire prise
-définitivement avec ce sol adoptif. Il a une épouse indigène, une trolée
-de <i>gnôs</i><a id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> qui, sur le seuil de sa case de bambous, emplissent de riz
-leurs ventres nus. Il a totalement oublié, j’en ai la conviction,
-l’ardoise fine de son clocher natal, quelque part là-bas, en Touraine ou
-en Picardie, et les filles aux yeux clairs penchées sur les javelles. Et
-je suis sûr que lui aussi, l’heure venue, saura mourir doucement dans le
-giron chaud de la forêt, tandis que les tam-tams charitables écarteront
-de sa tête les mauvais Génies et que là-haut, par-dessus les dernières
-palmes pâles, miroitera un ciel étrange, corail et soufre, comme ce
-soir.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>La nuit est presque noire, quand mon poney vient hennir entre la
-palissade qui ceinture le camp d’Henry Vigel. Au hennissement, des boys
-accourent, porteurs de photophores, et dès que j’ai mis pied à terre me
-guident, à travers les bosses herbues de l’enclos, vers la case de leur
-maître.<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span></p>
-
-<p>Je vois surgir de l’ombre lumineuse la silhouette de Vigel, sa figure
-pâle, traversée de longs yeux noirs et que tachent des lèvres très
-rouges, on jugerait peintes. Une figure voluptueuse et ambiguë
-d’Eurasien, quand on le regarde de face, mais qui révèle, en profil, des
-courbures ovines et des méplats rocheux de boxeur israélite.</p>
-
-<p>Il porte, comme vêtement principal, le <i>sampot</i> cambodgien, cette sorte
-de jupe-culotte obtenue par l’enroulement compliqué d’une pièce de soie
-sans coutures, que les indigènes se plaisent à teindre de couleurs
-changeantes. Celui d’Henry est bleu-vert, ajusté à la «queue de paon»
-selon le rite des élégants de la cour de Pnom-penh. Dans le même goût
-jeune Khmer, une sorte de veston de toile neigeuse colle au torse
-souple, dont les épaules tombantes et musclées semblent, comme chez les
-félins, participer tout entières aux mouvements des membres.</p>
-
-<p>Il m’accueille d’une exclamation cordiale:</p>
-
-<p>&#8212;Quel bon vent vous amène, Tourange?</p>
-
-<p>Je lui tends une liasse de dépêches officielles. Il la feuillette
-rapidement, et soudain, sur son visage au sourire nonchalant, passe
-comme une explosion blanche.<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Alors on s’imagine que moi, je suis venu...</p>
-
-<p>Il n’achève pas sa phrase. Au fait, pourquoi est-il venu jusqu’à nos
-territoires d’exil, lui, l’homme bien en cour, le client des protecteurs
-haut placés, l’habitué des grands bureaux? Mystère, dont jusqu’ici, je
-l’avoue, je me suis fort peu préoccupé.</p>
-
-<p>&#8212;On raconte, dis-je d’un air placide, que Vanelli vient d’arriver à
-Saïgon. Le coup, sans doute, est parti de son entourage immédiat...</p>
-
-<p>&#8212;Ah! Vanelli est à Saïgon, murmure-t-il, tiens, tiens... Un petit tour
-par là-bas...</p>
-
-<p>A nouveau, il ne formule pas la fin de sa pensée.</p>
-
-<p>Tandis qu’il donne des ordres au boy d’une voix dure, j’examine la pièce
-qui lui sert de salle à manger. Elle est confortable, voire élégante,
-Fagui n’aurait pas mieux fait. La vaisselle et les cristaux viennent
-directement de France, non de quelque occasion dépareillée de la salle
-aux ventes de Saïgon. Des théières, des jattes de véritable argenterie,
-bravant sur le buffet la cupidité des indigènes, attestent la salutaire
-terreur que doit inspirer ici l’œil du maître.</p>
-
-<p>Cependant Vigel, me montrant, sur la table, une collection de feuilles
-de papier bizarre<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span>ment découpées qui s’y étale, se prend à rire:</p>
-
-<p>&#8212;Vous voyez, tout mon travail est perdu! Vous ne devinez pas ce qu’est
-ceci? Tout simplement les empreintes des pieds de mes coolies! On n’est
-pas pour rien le Robinson de la forêt. J’avais remarqué que mes
-Vendredis ne s’aventuraient qu’avec force grimaces sur ce tapis semé
-d’épines... Et j’ai expédié cette collection de pointures à
-Limoges-en-France, d’où m’est revenue une collection de solides bottines
-lacées à semelle double... Et l’on dira encore à Battambang que je
-manque de sollicitude à l’égard de mon personnel!... Sans compter,
-ajoute-t-il mi-sérieux, mi-bouffon, que la maison me fera bien dix pour
-cent de remise.</p>
-
-<p>Quel animal humain difficile à classer! Il m’inquiète et m’attire. Je le
-crois sûr, valeureux même, tant qu’il sentira peser sur lui la
-discipline des races organisées, dont la contrainte le flatte jusqu’à un
-certain point, qu’en tout cas il envisage avec une crainte sans haine,
-quasi religieuse. Mais malheur à qui, l’ayant habitué à l’absence des
-barreaux, se trouvera à avoir à livrer avec lui le combat singulier de
-bête à bête!</p>
-
-<p>Je lui dis avec sincérité:<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;C’est très élégant chez vous.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, trop peut-être... Ce sont des habitudes de ma jeunesse.
-Maintenant, je les changerais... Tenez, quand vous mangez en forêt, ce
-pullulement d’insectes, ce scorpion sous votre table, ces herbes qui
-vous frôlent, ce pataugement à même la vie, qui d’abord vous répugne, au
-bout de quelque temps vous ne pouvez plus vous en passer! Nos parquets
-occidentaux lavés, séchés, stérilisés, vous reviennent en mémoire comme
-des tables d’opérations, des dalles mortuaires... Ah! la vie, Tourange!</p>
-
-<p>Une pirouette, et il s’en va tomber sur le hamac de sa véranda, face à
-la masse obscure de la forêt, cependant que le boy me conduit à la
-douche.<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VIII-a"></a>VIII</h3>
-
-<p>Nos salas, à Moutier, à Barnot, à moi-même, sont des baraquements de
-soldats; celle de Vigel est une garçonnière. La sala de Lully fait
-penser au wigwam de quelque fantastique chasseur d’ailes.</p>
-
-<p>Quand les eaux recouvrent la terre, échassiers et palmipèdes abondent
-dans nos territoires: grues antigones, ibis géants, cigognes noires;
-hérons crabiers, joie et déception des chasseurs novices; marabouts,
-vieillards savants, sarcastiques et chauves; pélicans, carènes
-puissantes, vraies jonques de l’air, balancées de magnifiques roulis;
-maigres cormorans qui, prenant un squelette d’arbre pour<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span> séchoir, y
-écartent leurs haillons d’ailes, en figures maléfiques sur le blason du
-ciel...</p>
-
-<p>Lully connaît les lacunes et les gouffres du marais, les îlots, les
-courants, les bouches limoneuses, l’indescriptible hydrographie de la
-forêt inondée. En outre, il est expert à dépouiller, aussi prestement
-qu’un naturaliste professionnel, les grands plumages inertes qu’il
-rapporte en sampan, à la tombée du jour, quelque bec sanglant traînant
-au fil de l’eau jaune et rose, par le dédale de ces canaux stagnants, de
-ces rivières étranges, sans berge et sans lit, où de rondes têtes
-d’arbres servent de seules balises aux pagayeurs.</p>
-
-<p>L’agencement de toutes ces dépouilles tapisse les parois de la pièce où
-Fagui passe une bonne part de ses journées et reçoit, à l’occasion, nos
-visites. Et derrière le profil timide de la gardienne du pankah&#8212;ce
-foyer à rebours des demeures tropicales&#8212;semble accroché, plus beau que
-soie et fourrure, glacé de rose, moiré d’argent, lamé de cuivre noir, le
-manteau de neige et de cendre d’on ne sait quel fabuleux archer.</p>
-
-<p>Par caprice d’artiste, sûr de ses effets décoratifs, Lully a, dans le
-contre-jour d’un angle, installé le coin des rapaces. Mais
-ceux-là<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span>&#8212;gyps aux coups plombagineux, aigles babillards qui prennent
-volontiers nos poteaux télégraphiques pour hampes, buses, chasseuses de
-rats, protectrices des rizières, milans à cape blanche, et toute la
-tribu batailleuse des faucons dont les «poids légers» ne dépassent guère
-la taille d’une perruche,&#8212;ceux-là sont dressés sur serres, en livrée
-sombre, charbonnée, tannée, balafrée de roux, les têtes aux yeux d’onyx
-ou de portor détournées d’un sauvage dédain.</p>
-
-<p>&#8212;By Jove! la famille Vanelli, au grand complet!</p>
-
-<p>L’habituel sourire indolent&#8212;ou insolent, on ne sait&#8212;plisse la lèvre de
-Vigel, ces lèvres trop rouges qui lui font, sous l’éclairement blafard
-des lampes à globes, une face déplaisante de mime. C’est le premier soir
-d’assemblée plénière des responsables du kilomètre 83, et le couple
-Fagui-Lully offre, en son logis, le thé et les whisky-sodas.</p>
-
-<p>Vanelli, Mureiro Vanelli! Certes je connais la légende du personnage. Je
-sais que si l’on cousait bout à bout toutes les provinces que ce baron
-moderne a paraphées de ses lignes de railways, cela donnerait un royaume
-de Gengis-Khan, mais où le difficile pour lui serait,<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span> sans doute, de
-retrouver la couleur du terroir natal. Je n’ignore pas que, nonobstant
-cette ubiquité en quelque sorte congénitale, l’Extrême-Orient, de la
-porte de Singapore aux Iles japonaises, est son domaine actuel préféré;
-et les circulaires d’un emprunt, dûment autorisé par le Parlement
-national, m’ont appris, dès longtemps, que le gouvernement de
-l’Indochine française et celui de Son Excellence aux Pieds divins<a id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a> ont
-fait un coup de maître, en traitant simultanément avec cette tierce
-puissance pour la réalisation d’un projet auquel «le développement de la
-civilisation n’est pas moins attaché que l’affermissement économique de
-notre belle colonie». Mais je n’ai jamais vu, en chair et en os, le
-grand patron de la Siam-Cambodge.</p>
-
-<p>&#8212;Je l’ai vu, dit Lully, par pur hasard, dans le couloir des loges de
-l’Opéra de Nice, au cours d’un de mes congés. Je revenais du Nord-Chine,
-et lui venait de terminer son affaire de Mésopotamie. J’aperçus d’abord
-une grande fille, rose de peau et de robe, dont le cou pleurait des
-diamants comme une fontaine. On me dit que c’était la maîtresse du
-baron<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> Vanelli, et par derrière je vis le baron, qui regardait la chair
-rose s’envelopper d’une longue fourrure blanche. Je lui trouvai le teint
-jaune, et, négligeant le filet de sang de la légion d’honneur qui
-suintait à sa boutonnière, bon pour une sérieuse cure de Vichy. Il avait
-l’air de beaucoup s’ennuyer...</p>
-
-<p>&#8212;Il s’ennuyait&#8212;c’est maintenant Moutier qui parle, et qui tient, je
-pense, à montrer que sa récente élévation laisse de l’aise à son franc
-juger.&#8212;Ce n’est pas un jouisseur, c’est un dur homme de guerre, à sa
-manière. Il vivrait, pour son compte, d’une macaronade ou d’une écuellée
-de riz. Soyez sûr que lorsqu’il s’ajuste en Mureiro-le-Magnifique, c’est
-pour donner fête à quelque baron de ses amis, ou plutôt pour complaire à
-sa très chère fille, Elsa de Faulwitz.</p>
-
-<p>A ce nom, il me semble que les paupières de Vigel ont un battement
-léger.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! fait-il négligemment, en soufflant de la fumée, vous la
-connaissez, Moutier, cette Elsa de Faulwitz? Vous savez quelque chose
-d’elle?</p>
-
-<p>&#8212;J’ai fait une traversée en paquebot, avec elle. Je ne sais ce qu’avait
-de cassé l’hélice de son yacht, mais elle préféra transborder chez<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span>
-nous, où trois cabines de luxe furent occupées par ses femmes de
-chambre, en dépit du règlement. J’ai toujours eu de l’estime pour les
-femmes qui mettent au point les disciplines de nos cerveaux de mâles;
-et, dans le cas d’Elsa, cette estime a grandi, je l’avoue, jusqu’à
-l’admiration. Car ce n’est pas rien qu’une «chose rose», comme disait
-tout à l’heure Georgie, plus belle à soi toute seule que les cent
-quarante-quatre aspects de l’Océan Indien, de l’avis unanime de septante
-et quelques amateurs préposés à la comparaison, et garantis purs de
-toute démence par la patente de santé du bord.</p>
-
-<p>Je vois Moutier rire entre ses dents, et puis se mettre, lui aussi, à
-souffler voluptueusement de la fumée, les yeux mi-clos.</p>
-
-<p>&#8212;Et son mari? demande l’honnête et lourd Barnot.</p>
-
-<p>Moutier tourne la tête: il y a toujours un peu de froid entre eux,
-malgré la bonne dépêche.</p>
-
-<p>&#8212;Le Faulwitz? Pas vu. Il existe pourtant... à l’état d’Allemand
-honteux, qui parle de Vienne, paraît-il, plus volontiers que de Berlin.
-La légende veut qu’il ait été officier, et ait eu de vifs démêlés avec
-la maison Krupp, pour<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span> certaine invention d’affût d’artillerie... C’est
-à Kiao-Tchéou qu’il a connu la belle Elsa.</p>
-
-<p>&#8212;Séparés? Divorcés?</p>
-
-<p>&#8212;Non, les meilleurs amis du monde ou, à plus justement parler, les
-meilleurs complices, comme il sied entre oiseaux de cette envergure.</p>
-
-<p>Lully paraît s’éveiller d’un rêve.</p>
-
-<p>&#8212;Buffon fait cette observation remarquable que, chez les nobles oiseaux
-de proie, la femelle vole sa chasse de son côté, même au temps de la
-couvée. Ce qui n’empêche qu’à l’opposé de ces attendrissants et
-minuscules ténors des bords du nid, dont le printemps emporte les
-roulades, le couple royal, lui, survit, fidèle, à la saison des amours!</p>
-
-<p>&#8212;Ce qui n’empêche, dit Moutier, que dans les milieux «ingénieurs
-errants» à la solde des Vanelli ou autres, Elsa a quelque peu la
-réputation d’une Marguerite de Bourgogne, prompte à envoyer ses amants
-d’une nuit «en consommation» dans les secteurs lointains des chemins de
-fer paternels... Mais, au fait, Vigel, vous n’êtes pas sans avoir
-entendu parler de toutes ces histoires?</p>
-
-<p>Tiens, tiens!... Moutier voudrait-il insinuer que Vigel pourrait être un
-de ces Buridans au<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> petit pied, «en consommation» sur les bords de la
-troisième rivière?</p>
-
-<p>Mais Vigel joue l’innocent, et fait mine d’être engagé en grand flirt
-avec Fagui.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! dit-il d’un ton léger, les femmes de proie, ce n’est pas mon
-affaire, à moi qui me sens l’âme d’un tourtereau...</p>
-
-<p>Presque aussitôt cependant, et visiblement pour opérer une diversion, il
-se dirige vers le piano. Car la sala des Lully possède un piano, un de
-ces pianos à table métallique, les seuls dont l’organisme supporte le
-climat colonial, mais qui donnent volontiers couleur désuète aux airs
-qui sortent de leurs flancs. Ce n’est point le cas toutefois, lorsque
-Vigel en frappe les touches; le tourtereau a des nerfs modernes! Le
-sourire aux lèvres, il joue tour à tour une suite espagnole, des czardas
-roumaines, la troisième ballade de Chopin. Puis sa musique se fait
-sentimentale, vire au Mendelssohn. Nous l’écoutons avec une gravité qui
-n’est pas sans comporter une part de lassitude, l’étourdissement mal
-dissipé du long martèlement solaire. Autour de la sala, on sent la nuit
-lourde comme un cercle d’enfer; et il semble que ces bulles de sons ne
-peuvent la fêler, rebondissent, à la fenêtre, contre cette<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> muraille
-d’airain. Entre les morceaux, nous restons silencieux, et Lully dit
-seulement, au moment où les doigts, un peu gras et courts&#8212;la seule
-disgrâce physique de Vigel, cette main molle et jaunissante
-d’Oriental&#8212;sonnent les premières mesures d’une transcription
-fantaisiste de la <i>Rédemption</i> de Franck:</p>
-
-<p>&#8212;Non, pas cela, vous, Vigel!</p>
-
-<p>Vigel pivote sur son tabouret, le regarde d’un air étonné, puis sourit
-du coin de la bouche, promène ses regards autour de la pièce, les arrête
-sur la tenture d’ailes où des frissons invisibles font courir de
-merveilleuses moires argentées et, avec une souplesse de clown, entame
-le prélude de Lohengrin.<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span></p>
-
-<h3><a id="IX-a"></a>IX</h3>
-
-<p>A l’aube, le lendemain, Vigel grimpait l’escalier de ma véranda. Il
-savait que, comme lui, j’étais matinal et enclin aux chevauchées d’avant
-le coup de cloche du soleil à l’horizon. Mais il apparut à pied, le
-fusil sur l’épaule, les jambières lacées.</p>
-
-<p>&#8212;Vous allez à la chasse?</p>
-
-<p>&#8212;Ma foi, oui. Avec ces hurluberlus de Battambang, un jour ou deux
-perdus ne sont pas une affaire. Envoyez mes coolies avec les vôtres
-couper de la broussaille quelque part, pour la forme... Mon Cham m’a
-signalé des <i>comans</i><a id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>. J’ai eu deux chiens décousus par eux,<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> la
-semaine dernière, je veux ma revanche. A demain le travail sérieux!</p>
-
-<p>&#8212;A demain, soit!</p>
-
-<p>&#8212;Comme programme de début, ceci vous agréerait-il? Demander à Moutier
-un sampan et des rameurs. Il existe un sampan de luxe, installé comme
-une gondole de carnaval, dans lequel je soupçonne Georgie et Fagui
-d’avoir maintes fois joué les amants de Venise. Nous pourrions en user
-honnêtement, pour descendre au marais à la pointe du jour.</p>
-
-<p>Je n’ai pas d’objections à soulever à l’encontre de ce programme, et je
-laisse Vigel s’éloigner sur la piste de son Cham, ce demi-sauvage des
-tribus de la forêt qui lui sert de guide et d’indicateur de gibier.</p>
-
-<p>Au dîner, il n’était pas encore de retour à la popote. Mais je n’en
-étais pas autrement inquiet, connaissant son caractère indépendant et,
-d’autre part, son extraordinaire endurance physique. Par contre, je fus
-frappé de la mine soucieuse de Moutier, m’étonnant un peu que cette
-absence de Vigel pût en être la cause.</p>
-
-<p>Au moment de nous séparer pour rentrer chacun chez nous, mon
-camarade&#8212;pardon! mon chef me dit:</p>
-
-<p>&#8212;Toutes réflexions faites, je vous donnerai<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span> des Annamites, pas des
-Cambodgiens, pour vous accompagner demain, et je veillerai à ce que
-l’équipe soit choisie et que vous ne couriez pas le risque d’être lâchés
-par elle en cours de route.</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi? questionnai-je, décidément surpris. Vous craignez que cette
-absurde légende du marais...</p>
-
-<p>&#8212;Je n’ai pas de craintes précises. Mais c’est aujourd’hui jour de paie,
-et comme vous le savez, avec des coolies, lendemain de paie, jour de
-désertion. En tout cas, les Annamites sont beaucoup plus sceptiques à
-l’égard de cette histoire de gong flottant! A preuve qu’un d’entre eux a
-demandé la concession de la pêche sur ces eaux quasi sacrées. C’était
-peut-être bien, d’ailleurs, pure fanfaronnade, et nous l’eussions vu
-sans doute perdre la face, si Pnom-penh l’avait pris au mot... Quoi
-qu’il en soit, bonne promenade! Le sampan sera, dès quatre heures, à
-l’appontement.</p>
-
-<p>A quatre heures et demie, je trouvai Vigel sur la berge, fidèle au
-rendez-vous, comme je l’escomptais, et tout aussitôt nous nous
-embarquions.</p>
-
-<p>Ce n’était pas encore le crépuscule du matin, mais une fin de nuit d’un
-violet terne et<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> cotonneux. De grands blocs de brume descendaient
-doucement la rivière. Une fraîcheur anormale, quasi funèbre, moisissait
-l’air et forçait nos sampaniers à couvrir leurs torses. Comme ils
-donnaient les premiers coups de perche, il me sembla voir glisser au ras
-de l’eau, en amont, de longues apparitions noires, fantômatique cortège
-de barques surchargées. Je les signalai à Vigel. Il haussa les épaules
-avec insouciance.</p>
-
-<p>&#8212;Encore quelque pèlerinage qui se prépare, sans doute! Rassemblement
-devant la bonzerie! Lully et Barnot auront quelques coolies de moins à
-l’ouvrage, ce matin, la belle affaire!</p>
-
-<p>Et, se coulant sous le toit de bambous qui couvrait en arceaux la
-chambre arrière, il s’allongea confortablement sur les matelas de capoc,
-aux coussins de pourpre, qui donnaient à notre sampan son bel air de
-gondole de luxe, n’omettant les bougies qui brûlaient contre les
-montants dans deux photophores dorés.</p>
-
-<p>&#8212;Voyez-vous, reprit Vigel, après qu’il eut achevé de caler, avec des
-minuties de petite maîtresse, ses reins et ses coudes, il faut prendre
-ces gens-là pour ce qu’ils sont: des enfants, des enfants heureux! Ils
-en sont encore<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> au Moyen âge. Ils vivent à l’ombre des bonzeries, paient
-la dîme, ignorent, ou à peu près, le pouvoir royal qui, officiellement,
-est possesseur de toute la terre. A l’époque des crues, ils ont des
-fêtes fluviales, parfaitement païennes, organisées, sous couleur de
-pèlerinages, par des bonzes pleins de piété et de sapience. Avez-vous
-assisté à un de ces pèlerinages? La différence est minime d’avec une
-cérémonie de même ordre dans les campagnes de France. Il y a une pagode
-moderne, pleine d’horribles bondieuseries, à côté d’un très admirable
-monument khmer authentique, de la ripaille après les prières, la joie
-pétulante d’une flottille en liesse, bariolée de bannières, de musiques,
-de familles en habits du dimanche, c’est-à-dire drapées de toutes les
-couleurs du saint arc-en-ciel. Nos Annamites, qui ont vu venir l’âge des
-scribes, sont de noir vêtus, moroses, laïques et pédants. Mais ces
-fortunés gaillards en sont toujours aux prêtres! D’ailleurs ces prêtres,
-qui instruisent l’enfance, sont de mœurs excellentes. Ils conservent, de
-leur mieux, les traditions architecturales qu’ils ne comprennent plus...
-Que leur reproche-t-on? D’avoir leur chef spirituel à Bangkok?...
-Peuh!...</p>
-
-<p>Et Vigel fait claquer ses doigts, en coulant<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span> vers moi un regard de côté
-pour juger de l’effet de sa harangue! Je me mets à rire.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vous savais pas si ultramontain, Vigel.</p>
-
-<p>Il ferme à demi les paupières, sans répondre, et reste, un temps,
-silencieux, roulant une cigarette.</p>
-
-<p>&#8212;Je crois bien, dit-il enfin, que Moutier n’est pas du tout l’homme
-qu’il faut pour manier ces gars-là. D’abord il ne parle même pas leur
-langue...</p>
-
-<p>&#8212;Vous la parlez?</p>
-
-<p>&#8212;Cela va de soi. J’apprends les langues très facilement.</p>
-
-<p>Je ne fais aucune réflexion sur le «ça va de soi» de ce polyglottisme.</p>
-
-<p>Vigel continue:</p>
-
-<p>&#8212;Moutier est, comme vous d’ailleurs, un homme de l’âge de la houille.
-Il est persuadé, quoi qu’il en dise, que le travail est une chose
-épatante, et que les humains doivent leur sueur et leur substance grise
-à Moloch, dieu de la mécanique. Comment comprendrait-il des gens qui
-datent du bon temps où Jéhovah se contentait d’un vaporeux tribut de
-prières!...&#8212;Vigel s’animait.&#8212;L’industrialisme, le Béhémot de notre
-civilisation,&#8212;vous connaissez<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span> les textes: «<i>Ses os sont comme des
-tuyaux d’airain, ses cartilages sont comme des lames de
-fer</i>...»&#8212;L’industrialisme n’arrive à portée de ces petits types-là que
-sous les espèces des boulettes d’aniline allemande, qu’ils achètent très
-cher et mystérieusement au droguiste de Pnom-penh, pour teindre, à leur
-fantaisie la plus poétique, les fils de soie de leur sampot!... Et
-puis... et puis... (Vigel, de nouveau, me regarde de côté pour contrôler
-la manière dont ma physionomie «rend» à ses discours...) et puis, au
-fond, ce n’est pas la faute à Moutier. Ces tisseurs de soie
-gorge-d’oiseau sont des enfants, et vous, les Français, vous ne savez
-pas élever les enfants! Vous les traitez en petits copains, qui vous
-tambourinent sur le ventre, jusqu’à la minute où vous leur flanquez des
-claques à tort et à travers.</p>
-
-<p>De temps en temps, il advenait à Vigel de parler des Français comme d’un
-peuple qui n’était pas le sien. Il n’essayait pas de se reprendre. Il ne
-se cachait guère de n’appartenir à aucun groupement ethnique ou
-géographique défini. Il disait: «Je suis un civilisé. Le mot prête à
-confusion. Il a un sens pourtant. Demandez plutôt à tous les gentlemen
-asiatiques sur le bord de la civilisation blanche, Persans,<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span> Turcs,
-Hindous ou Chinois. Savez-vous ce que tous ces néophytes sentent très
-bien? C’est que cette civilisation n’est pas une loi de race, c’est une
-religion... la plus exigeante d’ailleurs de toutes celles qui ont
-malmené le pauvre monde, faute de prêtres officiels pour la doser
-intelligemment.»</p>
-
-<p>Cependant la brume s’était faite diaphane, et comme, par un mouvement
-insensible, reculée. Le ciel, derrière elle, se creusait de rose. Les
-bambous des berges détachaient des reliefs d’un vert très clair, très
-neuf, comme après une ondée. Des oiseaux, solitaires et silencieux,
-commençaient à filer d’une rive à l’autre. Une sarcelle partit de l’eau
-et vola, le bec tendu, dans l’axe de la rivière, nous montrant la route
-du marais.</p>
-
-<p>A vol d’oiseau, la distance de ce dernier à nos salas ne devait guère
-excéder dix-huit cents mètres. Mais la rivière divaguait en tant et tant
-de méandres que, par voie aquatique, cette distance était plus que
-quadruplée et qu’il nous fallut près de deux heures pour faire la
-descente, le courant étant presque nul.</p>
-
-<p>Nous débouchâmes sur le marais, au moment où le soleil s’élevait à
-l’horizon, net et brillant comme un pagodon doré. Devant nous, vers le<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span>
-sud et vers l’est, s’étendait, à perte de vue, cette eau couleur d’ocre
-que les pinceaux de la lumière horizontale teignaient en lilas. A la
-montée du soleil, la fraîcheur était tombée d’un coup, comme si on avait
-levé la porte d’un four, sans que cette brusque alternance de froid et
-de chaud eût pu déterminer dans l’atmosphère un remous capable de faire
-frémir cette masse riveraine de la forêt, d’une immobilité de bronze.</p>
-
-<p>Nous regardions le champ, fluide et traître sous son apparence figée, de
-nos futurs labeurs. La largeur de la corne, perpendiculairement à nous,
-pouvait être estimée à l’œil à huit cents mètres environ. Mais nous
-savions qu’il ne fallait pas se fier à l’apparence leurrante de ces
-berges inondées.</p>
-
-<p>Vigel supputa à haute voix:</p>
-
-<p>&#8212;Quatre-vingts, de Battambang aux salas, et deux pour atteindre le
-bord. Allons, c’est bien le kilomètre 83 qui passera là-dessus!</p>
-
-<p>Nous commençâmes à reconnaître la rive de notre côté. Parfois nous nous
-échouions sur un banc de joncs, parfois, au contraire, nous pénétrions
-dans une large échancrure de la forêt noyée, prenant garde de ne pas
-donner de coup de perche malencontreux dans quelque nid<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span> d’abeilles, ou
-de passer trop près d’un nœud répugnant de python, entortillé autour
-d’une fourche d’arbre. Des poulettes d’eau, grises et lentes, des
-alcyons, tricolores et rapides, animaient, de jets inattendus, le vide
-aérien.</p>
-
-<p>&#8212;Quelle singulière idée, tout de même! ronchonna Vigel après deux
-heures d’exploration; je cherche vainement un emplacement raisonnable où
-jeter la culée d’un pont... Ils n’ont pourtant pas l’idée de combler le
-marais!... Le barrer peut-être?... Au fait, pourquoi pas? avec des
-tonnes et des tonnes de ciment et en ménageant quelques arches
-d’écoulement... Mais où diable débouche le piquetage de l’homme
-mystérieux à tête d’Alboche? Bah! nous le trouverons peut-être en
-partant par l’autre bout. Quant à faire des sondages, pour vérifier les
-cotes de nos cartes, je présume que ce serait un travail, pour
-l’instant, sans intérêt... Contentons-nous de nous imprégner de ce
-charmant paysage!</p>
-
-<p>Après la sieste, nous regagnâmes le camp de la rivière. Au débarcadère,
-Moutier nous attendait.</p>
-
-<p>&#8212;J’étais un peu inquiet, nous cria-t-il. Ça y est!</p>
-
-<p>&#8212;Quoi «y est»?<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Nos coolies nous ont lâchés! Tous les Cambodgiens! Il nous reste,
-heureusement, les Annamites et les Chinois de la traction. J’assure les
-communications avec Battambang, mais pour combien de temps?</p>
-
-<p>J’avoue que nos physionomies marquèrent moins d’émotion que celle de
-Moutier. C’est que, sans doute, nos responsabilités n’étaient pas les
-mêmes.</p>
-
-<p>&#8212;Comment cela s’est-il passé?</p>
-
-<p>&#8212;Oh! de la manière la plus simple du monde. Les contremaîtres ont rendu
-compte à Lully que pas un coolie, en dehors des <i>caïs</i> Annamites et de
-quelques <i>Moïs</i><a id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>, ne s’était présenté à l’appel. Lully m’a aussitôt
-prévenu. J’ai envoyé à la bonzerie toute de suite. Naturellement, nous
-n’avons trouvé que les gros pouilleux jaunes, qui ont pris des mines
-confites... Je les aurais volontiers fait bâtonner, mais quel drame avec
-Pnom-penh! A dix heures, c’est Barnot qui arrivait, ses trains de
-ballast en panne. J’ai fait jouer le télégraphe avec Battambang.
-Heureusement que ces brigands n’ont pas coupé les fils, ni la voie!
-Battambang a répondu de faire notre possible<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> pour rallier le personnel,
-et d’attendre des instructions.</p>
-
-<p>&#8212;Ça, dit Vigel, c’est le plus extraordinaire de l’histoire que
-Battambang n’envoie pas tout de suite une grenouille-bœuf de bureau
-coasser par ici... sous prétexte d’enquête et de rapport! D’ici donc les
-instructions, bonsoir, je rentre chez moi.</p>
-
-<p>&#8212;Peut-être, et Moutier montrait le Cham qui attendait son maître d’un
-air impatient, sera-t-il prudent de ne pas aller à la chasse. Vous
-savez, Vigel, je suis le chef dans ces circonstances... et je crois
-sérieusement qu’il ne faut pas risquer d’imprudences. Cette nuit, je
-ferai veiller des équipes d’Annamites et de contremaîtres européens.</p>
-
-<p>&#8212;Bien, bien, dit Vigel. Cette nuit, je ferai du cambodgien...</p>
-
-<p>Il y avait une nuance d’ironie dans sa voix. Je l’accompagnai quelques
-pas. Il fit entendre un bref claquement de langue.</p>
-
-<p>&#8212;Que vous disais-je, ce matin? Moutier n’a pas le doigté. Le voilà qui
-se croit au milieu d’une grève d’Europe, et, pour un rien, proclamerait
-l’état de siège! Il fallait aller à la bonzerie et offrir, avec dignité,
-quelques centaines de piastres pour une fondation pieuse.<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span> Maintenant
-qu’il a brutalisé ces hommes de Dieu, il est trop tard! Bah! ce sera
-plus amusant! Vanelli ne sera guère en peine de se débrouiller. On lui
-enverra des cargaisons de bois jaune, quand il voudra, de Shanghaï ou
-d’ailleurs... En attendant, bonsoir. Je n’irai pas à la popote dîner.
-J’ai mes nerfs à soigner.</p>
-
-<p>Je savais ce que cela voulait dire, et que de temps en temps il se
-grisait à l’éther, comme une femme.<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span></p>
-
-<h3><a id="X-a"></a>X</h3>
-
-<p>«<i>Les ingénieurs Tourange et Vigel rallieront Battambang dans le plus
-bref délai.</i>»</p>
-
-<p>Quelques heures après la réception de cette dépêche, un convoi de
-fortune nous emportait, Henry et moi, vers la tête de ligne du
-Siam-Cambodge. Hormis le soufflement de la locomotive, un silence de
-mort présidait à notre départ. Sur les chantiers déserts, l’herbe longue
-de trois jours recélait des brillements d’outils laissés à l’abandon, et
-la voie, entre deux piles de traverses, s’arrêtait net, comme un serpent
-décapité.</p>
-
-<p>Si familier que je croie être avec la forêt et ses aspects multiformes,
-il y a, en elle, je ne<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> sais quelle réserve de vie primordiale, dont la
-masse m’impressionne toujours, je ne sais quel air de bête feuillue,
-crochée au sol, tas obscur et moiré... de bête intuable... au point que
-je regarde avec admiration, à notre droite et à notre gauche, les deux
-bourrelets de chair écailleuse et brillante, qui ne demandent qu’à se
-refermer sur la dérisoire estafilade infligée par les ingénieurs du
-Siam-Cambodge. Je regarde...</p>
-
-<p>Oui, voici bien l’image du dragon immortel, établi, tutélaire et
-formidable, sur les basses terres d’Asie! Voici la forêt griffue, bleue,
-jaune et noire, où se lèvent des arrondis qui ne sont pas des collines,
-mais des bosses de flancs, des courbures d’échines. Et, pour corser la
-ressemblance légendaire, c’est une patte au dessin terrifiant qui,
-parfois, se détache, s’allonge, et semble préposée à la garde d’un
-trésor d’eaux miroitantes.</p>
-
-<p>Notre convoi roule avec une prudente lenteur; et le soleil est déjà
-haut, fondu dans l’incandescence insoutenable du ciel, quand nous
-débouchons dans les rizières de Battambang.</p>
-
-<p>Le décor a brusquement changé; et maintenant, au ras du sol, les regards
-dévalent avec délices sur une molle pelouse d’un vert<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span> tendre, où, çà et
-là, des fromagers édifient, tels des cèdres dans un beau parc, d’aériens
-étages de ramures horizontales.</p>
-
-<p>Vigel, qui jusque-là, a somnolé sur la banquette de notre wagon, se
-soulève à demi, reconnaît le paysage et me dit d’une voix paresseuse:</p>
-
-<p>&#8212;Voici Battambang. A propos, connaissez-vous Vallery, l’ingénieur en
-chef?</p>
-
-<p>Je connais assez mal Vallery, avec lequel je n’ai eu que
-d’occasionnelles relations de service, une ou deux fois qu’il est monté
-là-haut. Mais je sais qu’il a réputation d’homme intelligent, courtois,
-énergique et expert.</p>
-
-<p>Vigel confirme, sans barguigner, cette réputation:</p>
-
-<p>&#8212;C’est un de ces hommes, dit-il, qui vous font sentir la pauvreté de
-cette chose qu’on appelle la jeunesse.</p>
-
-<p>&#8212;N’y a-t-il pas une madame Vallery?</p>
-
-<p>&#8212;Une madame Vallery à la mode de Battambang ou de Shanghaï, si vous
-préférez, car elle en sort et Dieu sait au juste de quel <i>family house</i>
-de Sou-tchao Creek! N’empêche que c’est une grande femme blonde, fraîche
-comme un baby et loyale et forte comme un homme. Elle a passé un contrat
-ferme avec<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span> Vallery, et chacun s’y tient scrupuleusement. Hetty
-Dibson&#8212;c’était son nom de Sou-tchao Creek&#8212;a le propre respect de sa
-beauté et il lui est défendu, comme elle dit, de la compromettre dans un
-climat outrageux. Vallery admet ce point et, quand Hetty se regarde un
-peu trop longuement dans la glace, tortille sa barbiche grise. Mais il
-ne dira rien le jour où elle déclarera qu’elle s’en va. C’est un homme
-loyal et fort, aussi.</p>
-
-<p>Vigel se replongea quelques instants dans son silence. Notre wagon
-côtoyait des vergers, de noirs feuillages de jaquiers et de
-pamplemousses, dans les interstices desquels flambait une eau tourbeuse.
-Elle porte un nom sur nos cartes, cette eau tourbeuse: c’est la rivière
-de Battambang. Quelques toits indigènes commencent à se grouper sur ses
-bords. Avant que soient visibles les demeures européennes de nos
-camarades et de nos chefs, Vigel à nouveau me parle d’eux:</p>
-
-<p>&#8212;Le reste, me confie-t-il (le reste, c’est, je suppose, tout ce qui
-n’est pas l’association Vallery), le reste est moins solide, de
-l’article de Paris, ce qu’on appelle des attachés... Des papillons de
-bureaux! Il y en a de jolis, flirteurs, marivaudeurs, joueurs de tennis.
-D’au<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span>cuns courent le soir les maisons de Valaques et jouent au poker...
-Il y en a d’intelligents... J’ai été quelque chose dans ce genre. Ce
-n’est pas très bon de rester ce quelque chose plus longtemps que de
-raison.</p>
-
-<p>&#8212;Bah! dis-je, il y a du ressort derrière l’article de Paris, c’est
-vérité banale. Qu’à l’occasion le ressort soit remonté, et il y a plus
-d’une surprise.</p>
-
-<p>&#8212;Des surprises? Oui, peut-être... du petit couple Lanier, par exemple,
-on peut, en effet, attendre une surprise...</p>
-
-<p>Le petit couple Lanier? J’interroge ma mémoire. Elle me livre une grande
-ombrelle rose, au contour de lotus renversé, un visage fragile,
-qu’échauffent étrangement les reflets de l’ombrelle, deux yeux larges,
-clairs et riant à la vie, comme on dit. Le mari était gentil aussi, un
-peu mou, avec des impatiences de faible, mais de bonne tenue. L’air
-«fils de quelqu’un», ce qui n’est pas tout à fait la même chose que
-l’air «fils à papa».</p>
-
-<p>&#8212;N’est-ce pas? poursuivit Vigel, les Lanier sont «très bien»; nous
-sentons tous deux ce que nous entendons par là...</p>
-
-<p>Il resta rêveur. La première façade blanche passait devant notre
-portière. Nous eûmes le<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> temps,&#8212;car notre locomotive s’était mise à
-l’allure économique d’un pousse-pousse&#8212;de détailler la véranda aux
-stores verts, le jardin brodé de plates-bandes et de corbeilles, de
-respirer l’odeur de verveine d’un massif de lantanas.</p>
-
-<p>Vigel se retourne vers moi. Est-ce échappement de sensibilité surprise
-et sincère, ou grimace du clown génial qui est en lui? Une tristesse
-grave est tombée sur son visage aux lèvres carminées.</p>
-
-<p>&#8212;Après tout, murmure-t-il, c’est peut-être la plus admirable solidité
-du monde, cela, un couple qui s’épaule et qui tient. Nous autres, que
-sommes-nous? Des déséquilibrés, des perche-en-l’air... N’est-ce pas
-votre avis?</p>
-
-<p>&#8212;Tout à fait, dis-je.</p>
-
-<p>&#8212;Voyez-vous, il prend un ton d’épanchement confidentiel, un air de
-m’ouvrir sa belle âme indolente et dolente, c’est ce joujou à ressort de
-madame-là, ou quelque autre tout pareil, qui m’a révélé des choses
-auxquelles je ne songeais guère, on n’apprend pas tout dans les
-collèges, n’est-ce pas? le prix d’une femme dont on aurait des remords à
-devenir l’amant, par exemple.</p>
-
-<p>&#8212;Ne vous mettez pas en peine à ce propos! lui dis-je railleusement.<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span></p>
-
-<p>Par moment, je ne peux résister à l’occasion qui s’offre de le
-mortifier. Il ne m’en veut pas. Il saisit très bien que ce n’est pas
-mépris, par quoi je le blesserais mortellement. Simplement, je mets le
-doigt sur le point faible de l’astucieux assemblage qu’il est en train
-de machiner au-dedans de sa cervelle. Ce sont menus jeux entre gens en
-relations d’intelligence. Il en rirait, je suis sûr, pour un peu...
-comme ces marchands de pacotille de Port-Saïd, et tout bon Oriental, au
-reste, pris en flagrant délit de grosse tromperie.</p>
-
-<p>Mais le train entrait en gare. Une gare fastueuse, avec toits de
-clinquant vert et garuddas<a id="FNanchor_G_7"></a><a href="#Footnote_G_7" class="fnanchor">[G]</a> dorées aux poteaux d’angles, comme il en
-brille aux palais de Pnom-penh. Un boy nous attendait, de la part de
-monsieur Vallery, et nous conduisit directement à la résidence de son
-maître.<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XI-a"></a>XI</h3>
-
-<p>M. Vallery a le buste voûté, le masque fin, bronzé et comme ciselé de
-rides. Masque de viveur, d’artiste ou de forban, on hésite. Mais les
-yeux emportent la sympathie par leur aisance naturelle à tenir leurs
-regards droits. Rien des yeux «bougeaillons» des prétendus malins, et
-rien non plus des yeux rivés des faux énergiques.</p>
-
-<p>Notre chef nous fit l’accueil le plus aimable, nous posa maintes
-questions sur la situation que nous avions laissée là-haut, puis nous
-déclara que nous aurions à partir pour Saïgon dès le lendemain.</p>
-
-<p>&#8212;Je crois que l’un de vous sera appelé à<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span> s’y occuper de la réception
-et de la mise en route des coolies, dont de grands arrivages sont
-attendus de Chine. L’autre sera, sans doute, détaché momentanément à la
-fabrique de ciments que monsieur Vanelli est en train de monter là-bas.
-Quand je dis monsieur Vanelli... c’est une société anonyme au capital
-actions de deux cent cinquante mille dollars; mais enfin monsieur
-Vanelli est dans la coulisse. Bien entendu, sitôt débarqués, vous devrez
-vous présenter à lui. Il vous donnera probablement lui-même quelques
-instructions complémentaires.</p>
-
-<p>Nous nous inclinâmes, et notre entretien touchant à sa fin M. Vallery
-ajouta:</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez votre liberté jusqu’à demain. Mais vous nous ferez le plus
-grand plaisir, à madame Vallery et à moi, en acceptant de venir déjeuner
-à la maison. Le boy, en attendant, va vous conduire à notre sala des
-voyageurs, où vous trouverez des chambres à peu près confortables.</p>
-
-<p>Quel singulier détour de l’attraction sexuelle a pu confronter Philippe
-Vallery, latin buriné, passé au creuset, riche de patine, et Hetty
-Dibson, anglo-saxonne pas même sentimentale, comparable en subtilité
-d’essence <span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span>féminine à un bon flacon d’eau de toilette, loyale fille
-évidemment, dont les deux pôles de préoccupation paraissent être la
-recette du vrai curry siamois et l’acquisition de bijoux indigènes dans
-le goût birman, de ces bijoux, gemmés de rubis d’un rouge de viande, et
-lourds autant que des ornements de bœufs sacrés?</p>
-
-<p>A table, Hetty Dibson rit volontiers, ce qui montre de belles dents
-inoffensives, de l’ivoire tabulaire d’herbivore. Elle nous envie
-pourtant, de tout son cœur, de descendre à Saïgon.</p>
-
-<p>&#8212;Ici on ne sait que faire pour s’amuser... pas vrai, Pip? Pip est très
-malheureux parce que je m’ennuie. Et quand je m’ennuie, je maigris et je
-jaunis, et si je jaunis je m’en vais...</p>
-
-<p>Quand elle a fini de parler d’elle, elle parle des jeunes femmes qui
-l’entourent à Battambang. Elle en parle avec une bonhomie un peu grosse,
-mais honnête, qui n’oblige point trop le fin Pip à froncer discrètement
-les sourcils. Pas de petites rosseries au vinaigre, pas davantage d’un
-protectionnisme régenteur à la «madame Ingénieur en chef»: la solide
-loyauté d’une tenante de la camaraderie du sexe.<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span></p>
-
-<p>Toutefois le <i>cant</i> l’oblige à blâmer ces petites folles qui, privées
-d’une messe dominicale où arborer toilettes et chapeaux, n’ont rien
-imaginé de mieux que d’aller ponctuellement en bande à la pagode, où on
-leur en fournit l’équivalent, jusques aux grimaces espiègles de l’enfant
-de chœur.</p>
-
-<p>Nous aurons l’occasion de les voir, ce jour même, ces petites folles,
-groupées, en brillant essaim, autour de ce grand centre de réunion
-qu’est le <i>court</i> de tennis.</p>
-
-<p>«Au fond du jardin, du côté opposé à la rivière, à cause des
-moustiques», a spécifié Hetty Dibson en nous y envoyant. Et cela permet,
-chemin faisant, de détailler les agréments de la résidence Vallery,
-maintenant que celle-ci n’est plus dans la terrible confusion de la
-lumière méridienne, où tout brasille, où chaque pierre devient un miroir
-blessant.</p>
-
-<p>L’habitation, trapue, carrée, solidement toiturée, largement ventilée,
-est du bon type colonial des pays à mousson.</p>
-
-<p>Le jardin doit être un des articles du traité d’alliance Vallery-Dibson.
-Il est mi-parti. Le côté Dibson est tendu d’une verte pelouse, dont le
-plan sectionne, à dix pieds au-dessous<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span> de leur fourche ogivale, des
-troncs du gris le plus ruineux, agrémentés d’antiques perruques de
-lianes. Le côté Vallery est aménagé en façon de parterre à la française,
-où les tamariniers d’eau, taillés comme des marbres, jouent les ifs et
-les buis de Bourgogne, cependant que des fleurs communes mais de nuances
-vives, soucis, amarantes, cannas, lis du Japon, pervenches du Cap,
-brillent en corbeilles diaprées. Tout au fond, trois banyans projettent,
-dans la fluidité de l’air sans fond, des bras de poulpes gigantesques,
-et le ciment du jeu tient à l’aise dans leur ombre.</p>
-
-<p>Les jeunes femmes qui sont là sont élégantes et gaies. Sont là aussi les
-papillons de bureau, empressés, voletant, gracieux, le gardénia ou
-l’hibiscus à la boutonnière. L’ensemble s’ingénie à un petit air de
-raout mondain, qui a sa bravoure ici, où la charge du climat sur les
-épaules sert facilement de prétexte à la veulerie.</p>
-
-<p>Vigel fait quelques jeux. Il manque d’entraînement, mais ses <i>drives</i>
-sont de la bonne école. Et je note que, pour un homme de la brousse, son
-pantalon de flanelle blanche est le plus impeccablement passé au fer.</p>
-
-<p>Je reprends contact avec mon ancienne rencontre saïgonnaise, M. Lanier.<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Quel dommage, me dit-il, que vous partiez si vite! Monsieur Vallery
-aurait certainement organisé une chasse à l’éléphant en votre honneur.
-Nous sommes ici dans une région exceptionnelle. Le Pyat, l’ancien
-seigneur de ces provinces, était grand amateur... Nous avons hérité
-d’une partie de ses équipages, sans avoir, hélas! le moyen de mobiliser,
-comme lui, dans les villages, deux ou trois mille rabatteurs. Le plus
-déplorable, c’est qu’au moment des migrations, les bêtes sont maintenant
-détournées vers le Siam... Vous n’avez jamais vu l’arrivée des éléphants
-au kraal du roi, à Bangkok? Cela vaut le voyage! Et là-haut,
-chassez-vous? Comment vivez-vous? Qu’y a-t-il au juste dans cette
-histoire de coolies déserteurs?</p>
-
-<p>Je réponds. Je conte la légende du gong.</p>
-
-<p>&#8212;Vous aurez évidemment un gros tintouin. Peut-être bien que
-quelques-uns d’entre nous seront forcés de monter là-haut!</p>
-
-<p>Il prit l’air inquiet.</p>
-
-<p>&#8212;Donnez-moi donc des renseignements sur la nourriture, l’état
-sanitaire... Est-ce qu’une femme...</p>
-
-<p>Madame Lanier s’approche en riant, rose encore d’une partie gagnée.<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Là! Je parie que mon mari est en train de trembloter pour moi.
-Remarquez, monsieur, que jusqu’à présent, je n’ai jamais été malade, et
-que c’est moi qui l’ai déjà soigné trois fois!</p>
-
-<p>Le soir venait, comme il vient là-bas! On regarde tout à coup le ciel,
-et on trouve qu’il est là. Les joueurs, n’y voyant plus, s’asseyaient,
-se groupaient autour des cocktails. Dans le ciel verdissant, au-dessus
-des banyans monstrueux, des pigeons passèrent. Une mélancolie entrait en
-moi, une mélancolie dont je ne peux appliquer l’analyse à des choses
-d’Europe... C’est la rétraction imperceptible, que j’ai notée dans la
-forêt. Les voix tombent dans le silence qui se creuse. Tout est lourd,
-tout tend à se coucher à terre, comme si c’était la lumière qui, une
-minute auparavant, allégeait tout, tenait tout en l’air, dans un hamac
-étincelant, et qui maintenant se retirant, ramassant ses mailles, s’en
-allait indifférente, laissant tout venir s’écraser...</p>
-
-<p>Sur la rivière, un courant béni se leva, avec un bruit de feuilles
-froissées.<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XII-a"></a>XII</h3>
-
-<p>De l’eau, des rives. Rives de marécage, de plaines de joncs, comme on
-dit ici, où nous frottons nos flancs à ce long peuple crissant et serré,
-où notre chaloupe hésite, cule, talonne, mène un train de sanglier dans
-sa bauge. Un repaire d’ichtyosaure à tout le moins! Mais il n’en sort
-que de temps en temps un serpenteau jaune et noir, tout pareil à une
-pile alternée de pions de dames, ou de petites tortues couleur de vase,
-se hissant laborieusement sur une souche flottante. Rives maigres et
-buissonneuses, bords de chemins creux emplis par l’inondation, et qui
-retiennent, suspendus sur le miroitement vertigineux, des nids aux
-pépie<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span>ments éperdus. Lisière de la forêt noyée, archipels épanouis,
-clairières dormantes ceinturées de verdoyants coraux, heurtements sourds
-des tourbillons limoneux contre les pilotis des troncs. Rives soudain
-transportées d’un paysage de France, de gris et d’argent trempées par la
-brume matinale, vergers heureux aux ombres rondes, douces retraites,
-futaies au fond du parc, où vous invite, comme un castel, une blanche
-pagode aux toits pointus. Rive tout aussitôt cochinchinoise&#8212;bananier,
-bétel et le porc! Et cette couleur de goyave coupée, cette juteuse
-glaise de la berge d’où se décollent un, deux, trois sampans gavés de
-fruits et de poissons.</p>
-
-<p>Il n’y a rien à faire à bord, qu’à subir le terrassement de la lumière.
-La continuité du jour se contracte, involutée tout entière autour de
-l’adoration de midi. Mais, le soir, le Dieu magnifiquement ouvre la
-fleur... Alors du ciel, plaqué de nacres richissimes, tombe et fait
-balle, rebondi contre la mousson du nord, un funambulesque oiseau bleu
-d’acier, tandis qu’à l’horizon du sud, les jonques errantes sur les
-canaux invisibles disséminent leurs voiles raides et carrées,
-processionnant, au ras des champs herbeux, en cortège<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span> honorifique de
-hautes bannières écarlates...</p>
-
-<p>Nous échangeons peu de paroles avec Vigel. Des heures entières, allongé
-dans une chaise de toile, il a l’air de guetter, je ne sais quoi, les
-yeux mi-clos. Puis brusquement, avec un rire comme électrique, il
-jaillit, de cette immobilité féline, et va boire et jouer bruyamment aux
-cartes avec de médiocres passagers.</p>
-
-<p>Il advint pourtant qu’un soir, stoppés à l’appontement d’une halte, nous
-surprîmes à côté de nous, dans une barque mince comme une pirogue, un
-étrange musicien. C’était un vieux Chinois qui se jouait à lui-même, sur
-un instrument difficile à classer, des airs d’une douceur prolongée et
-bizarre. En les entendant, Vigel dressa l’oreille. Le vieux jouait avec
-une mine étonnamment expressive pour un être de sa race, on ne sait
-quelle face quiète, attristée et risible de Bouddha qui aurait eu des
-malheurs conjugaux. Sans dire gare, Vigel bondit dans sa barque, lui
-jeta une piastre et remonta avec l’instrument. Celui-ci était une sorte
-de banjo de clown, sorti d’une noix de coco et d’une tige de canne à
-sucre. Un coquillage faisait office de chevalet, et l’archet pendait aux
-cordes, engagé sous elles, à la mode du pays.</p>
-
-<p>Le poker eut tort, ce soir-là; et longtemps,<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span> dans la nuit, j’écoutai
-Vigel s’essayant à retrouver la mélopée de l’artiste céleste, du vieux
-Bouddha cocu, qui nous avait regardés partir avec une grimace aussi
-intranscriptible que sa musique. Le cinquième jour, le Fleuve nous prit
-dans son courant.</p>
-
-<p>A qui n’a pas, une fois dans sa vie, mensuré le boyau à quelqu’un de ces
-gros serpents jaunes, comme disait Lully, notre homme du Hoang-ho, à qui
-n’a pas débridé, d’un bon tranchant de proue, l’engorgement d’une de ces
-monstrueuses veines sectionnées, à qui n’a jamais computé la molle et
-formidable pulsation de l’élément fluide, en élan vers son cœur
-océanique, à celui-là, je pense, reste étrangère la plus émouvante
-figuration des Commencements.</p>
-
-<p>Car le Fleuve n’apparaît point comme le collecteur des eaux de la nue,
-le condenseur des vapeurs promenées en fantômes familiers. Mais c’est
-ici l’épanchement originel du sein, le ruissellement primordial au long
-des flancs mouillés du monde à l’instant soulevé de son bain de boue!</p>
-
-<p>Si près des bouches, le mécanisme des sources est aboli; oubliée
-l’indéfinie filiation des drains, l’obstination de la myriade
-infinitési<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span>male qui, goutte à goutte, globule à globule, a nourri le
-tronc. C’est pourquoi celui-ci est le Grand, le Père, le Nourricier,
-déversant généreusement son inépuisable substance, principe immédiat de
-toute force, de toute fécondité. Et certes il serait beau d’accepter
-religieusement la cadence et la plénitude, d’obéir à la pente, avec une
-lenteur majestueuse et rituelle, comme le Fils du Ciel aux dalles sans
-joints de l’escalier sans marches; et je voudrais oublier le bruit
-sacrilège de l’hélice, qui triple notre vitesse et précipite notre
-chute.</p>
-
-<p>Le soleil monte. Voici que, du limoneux breuvage, une ivresse sans
-seconde m’atteint et m’étourdit. Penché sur les eaux, mieux initié,
-maintenant, Père, je te blasphème. Je te blasphème, en éclatant d’un
-rire qui tournoie... Tu n’es pas. O nourricier, tu n’es pas. L’Être aux
-replis gras et doux comme de la chair n’est pas. Ceci existe seulement:
-ce qui n’a pas de nom, ce qui n’a pas de forme et qui s’écoule... Entre
-les berges infrangibles, voici le vomitoire même de la vie. Et moi
-n’irai-je pas me résorber dans la fluidité torrentielle, ne saurai-je
-participer, dans la dilution de moi-même, à l’intarissable fluxion,
-refuserai-je de me livrer au grand bras visqueux que la libration<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span> de
-l’abîme, le rythme du cœur sans fond, gonfle et détend sournoisement?</p>
-
-<p>Midi. Quelque chose a passé sur les eaux, quelque chose de splendide et
-de funèbre. Quelque chose a fait les verdures des berges pareilles à des
-murailles de pierre noire, à des panneaux d’airain. Et le Fleuve est
-pareil à la face d’un roi, rongée par une lèpre d’argent. Mais moi,
-soudain libéré d’un charme, je ne vois plus... Je ne vois plus la vision
-essentielle, l’énorme continuité glissante et rectiligne... Devant mes
-yeux tout est tournoiement, remous, dislocation dans l’innommable cohue
-tourbeuse.</p>
-
-<p>Et quand, du quai de Mytho, percevant déjà le sifflement du train qui
-nous transbordera vers Saïgon, je me retourne pour l’adieu, la dernière
-image du Fleuve qui s’offre à moi, c’est, à la rive, cocotiers,
-lataniers, aréquiers, tout un cortège baroque de nécromants, toute une
-armée de grotesques, aux panaches déséquilibrés, et, doublant leur
-bousculade dérisoire, là-bas en fuite vers on ne sait où, la jaune,
-morne, plate, irrésistible Déroute!<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XIII-a"></a>XIII</h3>
-
-<p>Le bruit des coups de feu pour les couleurs, à bord des torpilleurs
-mouillés en rivière, entra, crépitant, par ma fenêtre ouverte, tandis
-que je défaisais mes cantines. La fraîcheur du matin était sensible
-encore, et le bleu du ciel à peine brouillé, autant du moins qu’il
-m’était permis d’en juger par le pan visible à l’aplomb de la rue
-Catinat. En dessous j’entendais, depuis une heure, des roulements de
-pousse-pousse et des appels criards de vendeurs ambulants.</p>
-
-<p>On frappa à ma porte, et je vis entrer Henry Vigel, équipé d’un «blanc»
-fashionable et<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> d’un casque neuf, du modèle Hong-kong, enturbanné de
-soie turquoise.</p>
-
-<p>&#8212;Vous allez déjà vous présenter à Vanelli?</p>
-
-<p>&#8212;Au diable le Vanelli pour aujourd’hui! Je viens vous demander, au
-contraire, de vous y rendre d’abord sans moi. Vous lui raconterez ce que
-vous voudrez, s’il fait allusion à ma personne; par exemple, qu’un accès
-de fièvre m’a croché.</p>
-
-<p>&#8212;N’est-il pas à l’hôtel par hasard, lui aussi?</p>
-
-<p>&#8212;Je me suis assuré que non. D’ailleurs quel agrément y trouverait-il,
-alors que son yacht est embossé, en pleine rivière, à ramasser la
-mousson par tous les sabords? Tourange, je serai franc avec vous. Je ne
-veux pas le voir avant de m’être «recoupé» par ici, où j’ai quelques
-bons amis, avant de m’être édifié sur les dessous de ce marécageux
-kilomètre 83. Et j’irai jusqu’au bout de la franchise. Je suppose, comme
-nous l’a expliqué le père Vallery, qu’il nous offrira, à l’un les
-coolies, à l’autre le ciment, comme première occupation. Je tiendrais à
-avoir le ciment.</p>
-
-<p>Je souris. Vigel, sans se fâcher, hocha la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Non, ce n’est pas pour le «bakschisch»...<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span> mais l’affaire du ciment me
-paraît durable, et moi je veux rester à Saïgon quelque temps, si
-possible. J’ai des amis à voir, je viens de vous le dire&#8212;si vous le
-désirez, je vous ferai nouer relations avec eux. Et puis, ma foi, après
-des mois de noce arborescente, comme je viens de m’en payer dans la
-forêt&#8212;il se mit à rire, de ce rire bas de pitre qu’il affectait d’avoir
-aux lèvres quelquefois&#8212;sainte nature! je crois que respirer un peu
-l’air de la ville me sera salutaire!... Ah! un dernier tuyau! avant
-d’accoster le steamer Vanelli, regardez donc si les sabords en sont
-garnis de fleurs; si oui, c’est signe qu’Elle est à bord.</p>
-
-<p>&#8212;Qui, elle?</p>
-
-<p>&#8212;Elsa de Faulwitz, son enfant chérie. Il a, pour elle, fait installer
-sur le <i>Lotus blanc</i> un vrai jardin botanique, sans parler des serres,
-édifice provisoirement hors de saison. Enfin, si elle est à bord,
-regardez-la posément, avec admiration et prudence, comme il sied de
-regarder une belle panthère de Java, et tâchez de tenir votre petit cœur
-hors de la portée de ses griffes.</p>
-
-<p>Je ris, non sans quelque impertinence, et lui tendant mon étui à
-cigarettes:</p>
-
-<p>&#8212;Ho, ho! Vigel! Est-ce que d’aventure<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span> votre petit cœur, à vous, aurait
-été peu ou prou balafré?</p>
-
-<p>Mais il se déroba aux confidences, et, deux minutes plus tard, me
-penchant par la fenêtre, je le vis qui hélait un pousse et se faisait
-emmener dans la direction du Plateau.</p>
-
-<p>J’attendis que le mouvement général eût raisonnablement grossi dans la
-rue Catinat, pour descendre, de mon côté, vers les quais.</p>
-
-<p>Au milieu d’une grande tache vineuse de la rivière, un yacht de fort
-tonnage renflait sa carène blanche, barrée et ocellée de cuivre.</p>
-
-<p>Deux mâts, fins et couchés comme des cornes de springbok, élançaient
-assez heureusement les hauts, corrigeant ce qu’il y avait d’un peu lourd
-dans les lignes de la coque. A l’un d’eux s’éployait le pavillon du
-propriétaire, un carré rose aux angles verts. Je ne doutai point que ce
-fût là le <i>Lotus blanc</i>, objet de ma recherche, et m’y fis conduire tout
-aussitôt par un sampanier.</p>
-
-<p>En approchant de la coupée, je pus m’assurer que des caisses et des pots
-de porcelaine, emplis d’arbustes et de fleurs éclatantes, décoraient les
-sabords et partie du bordage, faisant courir, autour du navire, comme
-une ample bande de broderie annamite. Je remis ma<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span> carte au matelot
-chinois que je trouvai en haut de l’échelle, et quelques minutes après
-j’étais introduit auprès du Vanelli.</p>
-
-<p>Le maître du Siam-Cambodge m’apparut d’abord comme un homme de taille
-moyenne au teint cireux, à la barbe et aux cheveux blancs, qui se tenait
-ramassé sur lui-même, derrière un bureau, dans un de ces fauteuils
-pivotants comme en possèdent tous les carrés de paquebot. Il resta dans
-cette position inerte trois ou quatre secondes après mon entrée,
-laissant traîner sur moi les regards de deux yeux mornes. Puis soudain
-il se leva et vint à moi, la main tendue. Du même coup, sa physionomie
-s’était instantanément modifiée, comme si, par la détente d’un
-mécanisme, tous les traits venaient d’en être remontés en bonne place.
-Et au lieu de cet effondrement de glaise mal armaturée tout à l’heure
-entrevu, j’avais maintenant sous les yeux je ne sais quoi d’aigu, de
-fin, décelant de l’élégance dans la ruse et de la domination dans la
-matoiserie, vrai museau de <i>kitsouné</i> japonais.</p>
-
-<p>&#8212;Avez-vous fait bon voyage, ainsi que votre camarade, monsieur Vigel?</p>
-
-<p>Sa voix était de timbre agréable, un tantinet zézayante. J’entamai le
-petit discours que<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span> j’avais préparé relativement à l’indisposition de
-mon collègue. Mais il m’interrompit d’un air bonhomme:</p>
-
-<p>&#8212;Oh! Que monsieur Vigel ne se dérange pas. Mais venez donc dîner tous
-les deux demain à bord. Nous causerons tranquillement entre café et
-cigares, des choses de là-bas.</p>
-
-<p>Ah çà! le «patron» considère-t-il que nous sommes venus à Saïgon en
-voyage d’agrément? Ignorerait-il, par hasard, l’état réel, des «choses
-de là-bas»? Comme, après tout, je n’ai pas mission particulière de l’en
-instruire, je me contente de m’incliner et d’accepter, d’une formule
-polie, son invitation. Mais il lit, sans doute, dans mon attitude
-quelque chose de mon sentiment, car il reprend, toujours riant:</p>
-
-<p>&#8212;A vrai dire, vous avez de la chance! On vous avait expédiés pour
-répondre à mes ordres, car j’avais de la très grosse besogne à
-distribuer et j’avais demandé deux hommes de confiance&#8212;il répète «de
-confiance», et semble attendre une protestation empressée; je la juge
-superflue; il continue&#8212;et voilà que la besogne s’est faite, pour ainsi
-dire, toute seule.</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur Vallery, dis-je, nous avait en<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span> effet parlé d’un recrutement
-de coolies et d’une affaire de ciments.</p>
-
-<p>&#8212;Précisément. Mais les coolies viendront directement de Chine avec
-leurs cadres, et la Société des Ciments a complété sur place son
-personnel ingénieur. Ainsi votre petit voyage devient presque un congé.
-Considérez-le, ma foi, comme tel. Dans une quinzaine de jours le passage
-des premiers coolies vous donnera quelques occupations, nous en
-reparlerons d’ici là. Monsieur Vigel, de son côté, devra surveiller la
-réception de nos ciments. Connaissez-vous la prise des chaux dans les
-limons? Elle donne lieu à bien des mécomptes... En attendant, je vous le
-répète, considérez-vous ici comme en congé.</p>
-
-<p>Assez surpris de cette aubaine, je quittai le roof. En regagnant
-l’échelle, j’aperçus une forme féminine, debout sous l’ombre de la tente
-et appuyée au bastingage tribord, face à la rive inhabitée. Elle se
-retourna vers l’intérieur du navire, et je me trouvai passer ainsi à
-deux mètres de son visage. Je supposai que c’était Elsa. Je notai sa
-carnation de brune, aux reflets de soie, et la singulière teinte orange
-du fard de ses lèvres. Je m’inclinai pour la saluer, et elle me
-répondit, par un tout<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> petit mouvement de tête, sans perdre la pose.</p>
-
-<p>Au moment où mon sampan s’éloignait par l’arrière, je relevai les
-regards dans sa direction. Mais le reflet de la surface des eaux dansait
-sur la poupe avec un si capricieux miroitement que je dus baisser les
-paupières.</p>
-
-<p>Je retrouvai Vigel à déjeuner dans le hall de l’hôtel. Je lui transmis
-l’invitation de Vanelli, qui lui fit d’abord froncer les sourcils. Mais
-quand j’eus terminé mon récit, il ricana:</p>
-
-<p>&#8212;Par notre sainte mère l’Église! Le patron a des compères en Chine, des
-compères de toutes les robes! Il est probable qu’à côté du bétail
-ordinaire livré par A-phat ou autres, nous allons voir apparaître des
-chrétientés, en délicatesse avec l’autorité mandarinale, et transportées
-tout entières, avec croix et bagages et, bien entendu, le pasteur! Il y
-a longtemps que les Jésuites rêvent de donner le coup du lapin à ces
-pauvres «padres» des missions portugaises, minables héritiers des grands
-Scribes du <i>qhoc-ngù</i><a id="FNanchor_H_8"></a><a href="#Footnote_H_8" class="fnanchor">[H]</a>... Belle occasion de s’introduire dans la
-place!</p>
-
-<p>Je l’arrêtai un peu sèchement. Je me rap<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span>pelai l’air de Lully lui
-coupant, sous les doigts, les premiers accords de «Rédemption.»</p>
-
-<p>&#8212;Non, mon cher Vigel, pas là-dessus! Sur les péripéties de l’emprunt du
-Siam-Cambodge, vous racontez des choses intéressantes, en somme, quoique
-vaines. Mais il y a tel et tel sujet sur lequel&#8212;rappelez-vous vos
-paroles si justes de Battambang&#8212;on vous a insuffisamment renseigné à
-l’école.</p>
-
-<p>Il me regarda, légèrement démonté.</p>
-
-<p>&#8212;Quel drôle de corps vous faites! dit-il enfin avec un petit haussement
-d’épaules; vous êtes toujours d’humeur tranquille et, par moments, vous
-me faites l’effet d’une torpille dormante. Vous êtes bon camarade, vous
-n’êtes pas «mon» camarade. Êtes-vous au-dessus ou au loin, ou à côté?...
-Pourtant, jusqu’ici, vous vous êtes montré gentil pour moi...</p>
-
-<p>Je laissai le servant chinois installer entre nous les condiments d’un
-curry dont eût rêvé madame Vallery.</p>
-
-<p>&#8212;Vigel, dis-je, rompant alors le petit silence de cet intermède
-culinaire, c’est une profession de foi que vous me demandez? Soit. Je
-serai franc avec vous, comme vous l’avez été avec moi. J’admets que je
-suis, en somme, un gentil camarade... Mais ne me demandez<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> pas plus.
-Vous ouvrez ma porte, vous la fermez, vous êtes chez moi; il y a des
-mouches et du soleil qui en font autant... Il y a un petit jekko qui
-trotte au plafond de ma chambre... Rappelez-vous encore vos propres
-paroles de la forêt: «Ah! la vie, Tourange!» Eh bien, je vis, et ma vie
-est à moi. Je ne sais si vous me saisissez bien. Égoïste, je ne crois
-pas... Mais je suis dans ma vie comme un enfant au milieu de jouets
-merveilleux, quelques-uns mécaniques et compliqués, un chemin de fer,
-par exemple... Et je voudrais dire merci, et je ne sais à qui, mais à
-coup sûr pas aux mouches, pas au soleil, ni au petit jekko, ni à Henry
-Vigel, ni à Mureiro Vanelli... Et ce nonobstant&#8212;achevai-je avec mon
-sourire le plus cordial&#8212;je pense que je puis faire très bon ménage avec
-chacun de ces seigneurs.</p>
-
-<p>Vigel avait suivi, avec une application visible, le fil un peu déroutant
-de ma pensée. Aux derniers mots, son front se rasséréna.</p>
-
-<p>&#8212;Alors, me dit-il, sans relever autrement l’ensemble de mon discours,
-peut-être accepteriez-vous une combinaison que je n’osais plus vous
-proposer. Tenez-vous à rester à l’hôtel, tout un grand mois? Non, c’est
-odieux, n’est-ce pas? Mais à deux, dans cette ville&#8212;le plan<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span> des
-<i>cagnas</i><a id="FNanchor_I_9"></a><a href="#Footnote_I_9" class="fnanchor">[I]</a> s’y prête&#8212;on peut s’installer confortablement,
-économiquement... et chacun restant propriétaire de sa vie, comme vous
-dites.</p>
-
-<p>&#8212;N’est-ce pas bien du tracas?</p>
-
-<p>&#8212;Pas le moins du monde. Maison, mobilier, boyerie, voire voiture et
-poney, si vous voulez me donner carte blanche, demain nous aurons tout
-cela, et nous déjeunerons chez nous. J’ai déjà jeté quelques coups
-d’œil, en passant, sur les cagnas disponibles dans les nouveaux
-quartiers.</p>
-
-<p>&#8212;Affaire entendue; mais je vous laisse vous débrouiller pour la
-location et l’emménagement.</p>
-
-<p>Il parut tout heureux de mon acceptation.</p>
-
-<p>&#8212;La dépense, me confia-t-il sincèrement, eût été un peu forte pour moi
-tout seul... Allons, je vais, dès la sieste, courir les marchands
-chinois.</p>
-
-<p>Effectivement le café pris, il sauta dans un <i>chée</i><a id="FNanchor_J_10"></a><a href="#Footnote_J_10" class="fnanchor">[J]</a>, et disparut
-presque aussitôt dans la fulguration méridienne qui frappait la rue.<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XIV-a"></a>XIV</h3>
-
-<p>Le lendemain matin, vers onze heures, comme j’achetais des cigares à
-l’échoppe d’un Malabare, en face de l’hôtel, quelqu’un glissa son bras
-sous le mien. C’était Vigel.</p>
-
-<p>&#8212;Venez déjeuner chez nous, me dit-il.</p>
-
-<p>Je m’installai dans un pousse-pousse, et fis signe à mon tireur de
-suivre le casque au turban turquoise. Nous dépassâmes la cathédrale, le
-boulevard Norodom, et continuâmes de rouler sous les voûtes ombragées du
-Plateau.</p>
-
-<p>Le Plateau, c’est l’orgueil de la cité saïgonnaise et l’essentiel de sa
-physionomie. Un exhaussement moyen de douze mètres environ,<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span> au-dessus
-du niveau de la rivière, l’offre si opportunément à la mousson, que,
-dans un paysage aux horizons de radeau, l’appellation en paraît à peine
-hyperbolique. Sur le Plateau, point de laideurs indigènes, point
-d’échoppes, point de négoce, l’ordonnance soignée et le luxe végétal
-d’un beau jardin de maître, du jardin des maîtres! Ici sont les demeures
-des blancs.</p>
-
-<p>Nos pousses nous déposèrent contre la véranda de l’une d’elles.</p>
-
-<p>&#8212;Voilà, me dit Vigel. Je crois que c’est à peu près la maison type pour
-des hôtes de passage comme nous, en un pays où la question des tentures,
-tapis et poêles est hygiéniquement simplifiée.</p>
-
-<p>Je pénètre dans la maison type.</p>
-
-<p>Trois galeries parallèles accolées, trois couloirs ouverts de bout en
-bout à la bienfaisante mousson. Chaque couloir latéral fait, pour l’un
-de nous, chambre et salle de bain. Celui du centre est zone indivise:
-salon, salle à manger, auxquels l’encadrement d’une baie sert de
-démarcation. Partout, sous les pieds, des carreaux de céramique bleue et
-jaune, et des nattes peintes. Aux murs, de rudimentaires fresques au
-pochoir, où se répètent indé<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span>finiment des lunes de fleurs ou de dragons,
-telles qu’au tissu d’un vieux brocart chinois.</p>
-
-<p>Dans le salon, du rotin: chaises, tables, étagères, fauteuils,
-canapés,&#8212;rotin et coussins. Coussins de mousselines françaises, de
-broderies tonkinoises, de dentelles indiennes, ajourées sur des soies
-pâlies, où je salue l’élégante féminité des aises de Vigel. Sur les
-soubassements des pilastres de la baie, de grands vases vernissés, en
-poterie de Cay-may, au col desquels gonflent d’énormes bouquets de ces
-feuillages rouges, dont j’ai pu tout à l’heure apercevoir dans le
-jardin, contre les cactus de l’enceinte, les massifs nourriciers. Dans
-la salle à manger, le buffet en bois de saô&#8212;modèle chinois, adorné,
-comme il sied, de deux chauves-souris. Sur ses tablettes, brillent les
-cristaux, et le métal du seau à glace et de l’appareil à cocktails. La
-table est dressée et, à notre approche, un pankah, qui pend au-dessus
-d’elle, se met en mouvement sous la traction d’une corde silencieuse.
-M’approchant de la fenêtre, j’examine, à travers les lames des
-persiennes, le moteur humain attaché à l’autre bout de la corde. Ses
-dimensions sont celles d’une bouteille, mais, par la sévérité
-d’expression, il s’égale à un géant de pagode.<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> Le point d’attache de la
-corde est à son orteil.</p>
-
-<p>Cependant un boy, culotté de soie noire, la ceinture verte au ventre, le
-foulard cochenille au chignon, se tient prêt à nous servir.</p>
-
-<p>Je demande à Vigel des renseignements sur notre future domesticité.</p>
-
-<p>&#8212;Ceci est mon boy. Le vôtre est identique; ils alternent pour le
-service de table. Le <i>bèb</i><a id="FNanchor_K_11"></a><a href="#Footnote_K_11" class="fnanchor">[K]</a> est là-bas, devant ses fourneaux; c’est un
-personnage distingué qui fume l’opium et méprise tous travaux manuels
-n’intéressant pas la nutrition. Il est donc inutile de lui en demander.
-Il y a le saïs&#8212;Vigel indique, du plat de sa main, une hauteur de
-quatre-vingts centimètres au dessus du sol&#8212;qui a charge du cheval et de
-la voiture, et enfin le gnô&#8212;la main de Vigel s’abaisse à trente
-centimètres&#8212;que vous venez de saisir dans l’exercice de ses fonctions.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vous interroge pas sur les références, dis-je avec un sourire.</p>
-
-<p>&#8212;Mais si, mais si, elles sont excellentes. J’ai vu le boy d’un de mes
-amis à trois heures. J’ai dit les prix. A cinq heures, cet honorable
-intermédiaire est venu, en costume de cérémonie, me faire chim-chim et
-me déclarer que<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span> son frère numéro deux ferait cuisinier, ses frères
-numéros trois et quatre, boys, son fils adoptif, saïs, et le fils de son
-frère, gnô-pankah<a id="FNanchor_L_12"></a><a href="#Footnote_L_12" class="fnanchor">[L]</a>. Je n’insiste pas sur l’interprétation de ces liens
-de famille, car je sais que vous détestez toutes ces histoires
-d’indigènes... A table donc!</p>
-
-<p>Au café, servi dans de la porcelaine de Limoges, je reviens à rendre
-hommage aux aptitudes de Vigel comme aménageur de home, et à le
-féliciter de son éclectique entente des ressources de la place. Mais il
-refuse mes louanges.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! ici, avec la salle des ventes et quatre adresses de bonnes
-«firmes»&#8212;deux européennes et deux chinoises&#8212;n’importe qui peut en
-faire autant... est bien forcé d’en faire autant.</p>
-
-<p>Il secoue la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Drôle de ville tout de même! On arrive, on part; on part, on arrive,
-et l’hôpital comme régulateur du mouvement!... Aimez-vous la <i>partenza</i>,
-Tourange, les embarcadères, les cheminées à bandes peintes, et les
-fanaux, le soir, sur l’eau grasse, les feux verts et rouges, couleur de
-berlingots?... Mais Saïgon est à part.<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> Tenez, je vous ferai connaître
-le patron de mon boy recruteur. Avez-vous ouï parler de cette dame dont
-la beauté se flattait d’incarner celle de Venise? Eh bien, monsieur de
-Sibaldi, c’est un peu pour moi le spectre, en peau et os, de Saïgon.</p>
-
-<p>Vigel allume un cigare et se dirige vers sa chambre.</p>
-
-<p>&#8212;Allons, bonne première sieste chez nous! Si vous désirez, au réveil,
-user de notre équipage, il est à sa place, à côté de la cuisine. Le
-poney est de la région de Kam-Pot, et le tilbury caoutchouté de neuf.
-Roulez où le cœur vous en dira; mais n’oubliez pas que nous dînons à
-huit heures à bord du <i>Lotus</i> vanellien, et que la tenue est en smoking
-blanc et pantalon de drap. D’ailleurs, bien que le vieux ait fait mine
-de nous inviter au pot-au-feu familial, tenez pour certain qu’il y aura
-à table toute une panerée de «grosses légumes». Le patron n’est pas
-homme à oublier, dans les délices de sa villégiature fluviale, son
-premier devoir, qui est de rentrer, d’abord, dans ses frais de charbon.<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XV-a"></a>XV</h3>
-
-<p>Les prévisions de Vigel étaient exactes. Le baron Vanelli recevait à sa
-table, ce soir-là&#8212;une longue table ovale surchargée de buissons de
-roses et de tout un trésor d’argenterie&#8212;une dizaine au moins d’invités
-de marque.</p>
-
-<p>De la place assignée à ma modeste personnalité&#8212;un des bouts de
-l’ovale&#8212;j’examine à loisir la couronne des têtes. La plus vilaine est
-certainement sur les épaules pointues du représentant des Services
-Judiciaires de la colonie. La bêtise et l’arrogance du «<i>bandar log</i><a id="FNanchor_M_13"></a><a href="#Footnote_M_13" class="fnanchor">[M]</a>»
-transsude de cette peau couleur de nico<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span>tine, où les yeux clairs, au
-fond des orbites creuses, ont, sous les paupières roses et plissées, de
-quoi faire peur aux petits enfants. On donne ce vieux singe fourré comme
-un des premiers actionnaires de l’affaire des ciments.</p>
-
-<p>Le directeur des ciments est là aussi. C’est un gros, soufflé en cuir
-blanc, impotence glabre d’éléphant sacré. Son petit œil fin de
-pachyderme luit derrière un binocle, que la sueur rabat sur son nez. Une
-bouteille de Vichy est devant lui. C’est la seule boisson qu’il se
-permette en dehors de ses quatre absinthes quotidiennes; et ce régime
-l’a mis en état, jure-t-il, de battre le record de la durée de séjour
-dans la colonie. Il y a quatorze ans, en effet, qu’il n’a pas quitté les
-bords du Donaï, où sa fortune a connu les hauts et les bas les plus
-chanceux.</p>
-
-<p>La majorité des convives est visiblement impressionnée, moins par le
-faste que par le prestige attaché à la puissance de son hôte. Mal à
-l’aise, les uns exagèrent la familiarité, les autres la raideur. Mon
-voisin, petit secrétaire, rouge et rouquin, en je ne sais quel cabinet
-local, répond à mes tentatives d’entrée en conversation, comme si
-j’étais spécialement dé<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span>légué par tout le Siam-Cambodge à l’assaut de
-son incorruptibilité.</p>
-
-<p>Vanelli, par contre, joue l’amphitryon bon enfant, lance avec une verve
-toulousaine, comme des souvenirs de joyeuse jeunesse, des histoires de
-sac et de corde, toute une chronique sous le manteau de cette bohème
-coloniale, dont maint seigneur de l’auditoire n’est pas encore bien sûr
-d’être évadé.</p>
-
-<p>En face de lui, le Lieutenant-gouverneur sourit parfois, d’un air
-absent. Grand, mince, le front violemment modelé, la bouche fine, il est
-le seul à peu près, des invités du patron, qui fasse figure. On le dit
-mélancolique et lassé, errant comme un corps sans âme, dans ces beaux
-jardins de la rue Lagrandière. C’est un artiste, épris des vieilles
-choses du Tonkin. Il regrette son pays de fins lettrés, de mandarins de
-race, d’orfèvres aux doigts subtils... Il est perdu, écœuré, chez les
-barbares cochinchinois, les grossiers boutiquiers qui transportent à
-Cholon le mauvais genre de Singapore, ou, pis encore, les renégats à
-raie de tête pommadeuse, fils d’esclaves, voleurs de rizières, mignons
-du vainqueur, qui roulent, à grands coups de teuf-teuf, dans les rues
-pourpres de Saïgon.<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span></p>
-
-<p>Mais bientôt mes regards se posent sur sa voisine de gauche, Elsa de
-Faulwitz, à qui Mureiro, tout à l’heure, m’a brièvement présenté. Col et
-poignets radieux de pierreries, toute sa peau de brune se livre
-audacieusement aux reflets d’une soie verte, d’un vert d’émail, qu’un
-peu de broderie d’or retient à ses épaules.</p>
-
-<p>Sous les sourcils noirs, les yeux, qui ne sont peut-être que marron très
-clair, en paraissent eux-mêmes d’un vert olive. De l’hérédité
-paternelle, elle tient quelque chose d’aigu, qui est partout et nulle
-part, dans la pointe des sourcils, dans la courbure du nez, dans la
-conicité de la main et aussi dans le jet des mouvements rapides. L’image
-qui s’impose à moi est celle d’une arme, d’une arme horriblement
-précieuse dans sa gaine de soie veloutée et ses incrustations... Je note
-le sourire qui joue, furtif, comme un reflet sur une lame... Et je pense
-qu’une telle arme est, après tout, aussi bien et mieux que le glaive du
-Brenn, faite pour être jetée dans les balances, dans les balances où se
-pèsent les rançons des vaincus!</p>
-
-<p>Il me semble que les hommes qui sont là, rosés tout à coup par l’effort
-des nourritures, ne recueillent pas, comme il le faut, l’admiration<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> que
-je lui décerne. Ils la contemplent avec des yeux enflés d’une convoitise
-cupide, une basse fascination de gens qui voleraient l’épée de
-Charlemagne pour en brocanter les joyaux... Seul, le père arrête de
-temps en temps ses regards sur elle, la fleur étincelante de son sang;
-et chaque fois la physionomie du vieux <i>kitsouné</i> se transforme de noble
-orgueil.</p>
-
-<p>Cependant Vigel, placé en face de moi, ne pouvait ni voir Elsa, ni lui
-parler; mais je sentais qu’il observait, à la dérobée, mon propre visage
-et qu’imperceptiblement il fronçait les sourcils.</p>
-
-<p>Après le dîner, le café fut servi sur le pont; et, après le premier
-cigare, j’échangeai quelques mots avec Vanelli. Affabilité, puis tout de
-suite, affaires. Avec une netteté concise, il me donne ses instructions
-relativement aux prochaines arrivées de coolies, et m’invite à
-m’aboucher à cet effet avec un Chinois nommé A-phat, dont je trouverai
-la demeure sur les bords de l’arroyo de Cholon.</p>
-
-<p>Comme nous nous séparions, sa fille vint vers moi. Elle venait de
-s’isoler en un long aparté avec Vigel, et se rapprochait en riant.</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, monsieur de Tourange, fit-elle, le menton levé, les mains
-derrière le dos,<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> n’est-ce pas que j’ai raison contre votre ami?</p>
-
-<p>&#8212;Oh! certainement, madame.</p>
-
-<p>&#8212;Savez-vous ce que je lui soutiens? Je lui soutiens que c’est lâche, de
-la part d’un homme, de vouloir se servir de l’amour comme d’une force.
-L’amour, c’est notre force à nous, les femmes... Nous n’en avons pas
-d’autre... Vous, vous avez vos calculs, votre sagesse, vos poings...
-Non, ce ne serait pas juste... Nous, nous n’avons que cela... songez!</p>
-
-<p>Vigel essaya de protester:</p>
-
-<p>&#8212;Mais je n’ai pas dit le contraire! J’ai dit que...</p>
-
-<p>&#8212;Taisez-vous, mon cher, laissez parler monsieur de Tourange. Je suis
-sûr qu’il a raison. Car c’est une force d’homme, lui; je vois ses mains
-et ses épaules... mais vous, qu’est-ce que vous êtes, avec ces épaules
-de chat et ces poignets de fille!...&#8212;elle regarda les poignets de Vigel
-avec une moue de dédain.&#8212;On aurait envie de les donner à casser pour
-savoir leur résistance exacte, de les voir à l’étau... pas toujours à se
-dérober!</p>
-
-<p>&#8212;Pris à l’étau! ricane-t-il; pourquoi pas dans une bonne paire de
-menottes?</p>
-
-<p>&#8212;Bah! fis-je à mon tour. Une bonne paire de menottes, ce n’est pas une
-mauvaise image<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span> de l’emploi de cette force de l’amour, dont il était, je
-crois, question. Et, de même que le policeman attache son propre
-poignet, pour mieux tenir sa capture, la femme aussi s’attache, en
-amour, l’autre petit bout de la chaîne. Mais je suis tout à fait de
-l’avis de madame de Faulwitz: ce n’est pas dans l’ordre que ce soit le
-prisonnier qui emmène le policeman.</p>
-
-<p>Elle se mit à rire:</p>
-
-<p>&#8212;Très bien, bravo, monsieur de Tourange!</p>
-
-<p>Et, se retournant vers Vigel:</p>
-
-<p>&#8212;Allons, hop! Henry, tendez les mains.</p>
-
-<p>Et, sans aucune gêne, elle les prit dans les siennes, et entraîna Vigel
-vers l’avant obscur du yacht.</p>
-
-<p>Je me rapprochai du groupe des fumeurs. L’atmosphère était chaude,
-moite. Les cols et les plastrons s’amollissaient. On percevait sur les
-faces, en dépit de l’excitation passagère des alcools, une sorte
-d’accablement hébété. La voix du gouverneur prophétisait, un peu morne,
-de l’avenir de la colonie, de la culture des hévéas à caoutchouc, du
-développement des quais... Puis les banalités courantes, récriminations
-sur le service des boys, cours de la piastre, pronostics de la saison
-théâtrale... Quelqu’un se mit à parler, avec un enthou<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span>siasme hors de
-propos, comme un marin de la mer, de la grande rizière de l’ouest, la
-rizière au temps du jeune riz, blonde, verte, frissonnante, où les
-buffles affleurent comme des écueils gris, refuges à de blanches formes
-d’oiseaux.</p>
-
-<p>Qui l’écoutait? La nuit était sur tous comme un voile noir. Tous
-instinctivement regardaient vers l’avant, les yeux cupides, maintenant
-atterrés, comme devant un entre-bâillement d’écrin vide, de cet écrin
-vide et sombre qu’était toute la nuit, autour d’eux, depuis qu’on avait
-retiré la chose étincelante...</p>
-
-<p>&#160;</p>
-
-<p>Quand, à quai, nous remontâmes en pousse-pousse, Vigel me dit seulement:</p>
-
-<p>&#8212;Une jolie image que vous avez trouvée là! Les menottes!</p>
-
-<p>Il souffla la fumée de son <i>reina victoria</i> et, d’une indication de sa
-canne, mit son tireur à hauteur du mien.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, on se ferait volontiers criminel, devant des femmes d’un certain
-prix... n’est-ce pas, Tourange? Le travail, quel misérable outil, c’est
-elle-même qui le dit, le travail, notre pauvre travail d’homme, que vous
-admirez<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> tant!... Criminel, oui, mais pas tout de même comme elles
-l’imaginent!</p>
-
-<p>Je compris sans peine que l’amour commençait à mettre du désordre dans
-sa pensée, et, jugeant inopportun de nourrir de mes discours sa frénésie
-naissante, je gardai le silence. Ce que voyant, il se renfonça dans les
-coussins du chée, et s’abandonna, bouche close, au secouement mou de
-l’homme aux pieds de chiffons.</p>
-
-<p>Mais quand nos véhicules arrivèrent à hauteur de notre jardin, dont
-l’ampoule électrique de la véranda verdissait, clair comme jade, les
-ténébreux feuillages, tandis que mon tireur mettait les brancards à
-terre, lui, fit signe au sien de rester en position de course.</p>
-
-<p>Je lui demandai, un peu surpris:</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne rentrez pas tout de suite?</p>
-
-<p>&#8212;Ma foi, non, dit-il d’un air fantasque, la nuit est belle, et je ne
-déteste pas me promener dans les rues, à cette heure de vampire, quand
-j’ai un bon traîneur comme celui-ci. Et puis, sa voix changea, et puis
-non, Tourange, j’aime autant vous le dire tout de suite. Ma vie sera un
-peu décousue, ces jours-ci. Ne m’attendez pas trop à l’heure des repas,
-et excusez-moi de me servir de la voiture plus souvent qu’à<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> mon tour.
-Je ne voudrais pas avoir l’air de vous lâcher, mon vieux, mais... je
-n’ai pas besoin de vous en dire davantage, n’est-ce pas? Seulement je
-vais faire une chose, je vais vous présenter à monsieur de Sibaldi. Si
-vous avez besoin d’un bon cicerone pour quoi que ce soit, c’est l’homme
-qu’il vous faut. Je vous ai déjà parlé de lui. Voyons, comptez-vous
-aller faire un tour au bal de la Mairie, jeudi prochain?</p>
-
-<p>Au vrai, je n’y comptais point. Je n’avais guère été tenté par la
-lecture de ces affiches où la municipalité saïgonnaise annonçait à la
-population européenne de la cité qu’elle serait chez elle, en son Hôtel
-de Ville, ce jeudi 2 octobre, à partir de dix heures du soir. En dépit
-du «nota bene» restrictif sur la tenue obligatoire&#8212;smoking pour les
-hommes, toilette de soirée décolletée pour les dames&#8212;je gardais de la
-méfiance, j’appréhendais, sous couleur d’«Européens», maint cortège de
-faces brunies sur bien d’autres rivages que ceux qu’arrose le
-Gulf-Stream, et restais froid, d’avance, à la séduction des vierges
-coloniales, trempées dans des mousselines d’un blanc outrageux.</p>
-
-<p>Mais Vigel protesta contre ces préventions.<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Allez-y toujours. Il y aura, au moins, les illuminations. Pour voir
-des lampes et des lanternes, sous le bleu du ciel tropical, qui ne
-sortirait de sa véranda! Et puis, croyez-moi, les gens d’ici sont comme
-ceux de partout. Ils valent beaucoup mieux que ce qu’ils vous montrent
-avec complaisance d’eux-mêmes... Vous avez, en France, visité des musées
-de province. Le gardien n’est-il pas acharné à vous faire miroiter les
-horreurs, qu’il appelle «ses trésors célèbres?» C’est à vous de savoir
-dénicher les joyaux valables, la pure patine... Pour Saïgon, monsieur de
-Sibaldi vous y aidera. Ainsi, c’est entendu, à jeudi. Encore mille
-excuses, vieux!</p>
-
-<p>Et il s’enfonça sous la voûte des tamariniers, que jaunissaient, de loin
-en loin, de faibles lampes électriques.</p>
-
-<p>Je franchis la porte du jardin.</p>
-
-<p>Vigel avait raison, la nuit était belle&#8212;belle et douce. Un peu de
-mousson y traînait, à pans de velours. Au-dessus des arbres,
-j’apercevais des grappes d’étoiles qui avaient l’air de venir s’écraser
-sur la Cochinchine tiède.<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XVI-a"></a>XVI</h3>
-
-<p>&#8212;Urbs, [Greek: Polis], la Ville! proféra M. de Sibaldi; et la manche de
-son frac pointait vers la perspective, tapissée de feu, du boulevard
-Charner, les éclatements de lumière électrique de la rue Catinat, puis,
-girouettant vers le nord, balayait de son mystérieux prolongement les
-vérandas invisibles du Plateau, le palais du Gouverneur, tout le
-bas-relief noir, vaste, confus, ciselé de palmes, des jardins endormis
-de Saïgon&#8212;la Ville, ma ville!</p>
-
-<p>Et M. de Sibaldi se rasseyait devant la petite table que j’avais tirée,
-à son usage, quelques minutes plus tôt, dans un coin de la terrasse de
-l’Hôtel de Ville, plus près des sodas frappés<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> du buffet que des
-sonorités orchestrales, excitatrices de la danse.</p>
-
-<p>A mon arrivée au bal, Vigel, fidèle à sa promesse, m’avait présenté à ce
-vieillard... Vieillard? Peut-on dire ici si c’est l’âge ou le climat qui
-brise une épaule, décolore une chevelure, suspend une poche d’ombre
-au-dessous d’une sclérotique jaunie?</p>
-
-<p>M. de Sibaldi était plus grand que la moyenne des danseurs. En dépit du
-faux-col double et du gilet de drap à quatre boutons, pas une goutte de
-sueur ne perlait sur son visage. Mais il n’eût pas été possible, non,
-devant ce visage, de dire si la carnation primitive en avait été celle
-d’un blond ou d’un brun. Ce qui s’offrait à ma vue, c’était le spectre
-même de cette pâleur saïgonnaise que nulle malaria au monde ne saurait
-concurrencer; et tout à l’heure, quand M. de Sibaldi m’avait tendu la
-main, au premier contact de cet épiderme, j’étais resté confondu... Nue,
-cette main semblait sortir, gantée de blanc, de la manche de l’habit
-noir.</p>
-
-<p>Maintenant je la regardais, à nouveau, cette main, sans bistre et sans
-carmin, cette main d’outre-tombe, qui venait de revendiquer Saïgon. Je
-la regardais s’allonger vers la fiole de whisky debout sur notre table,
-et, sans un<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> tremblement, en verser l’alcool huileux, à confortables
-rasades, dans nos longs gobelets de verre. Je levai le mien, et le tins
-une seconde en l’air, avant de le porter à mes lèvres, comme une coupe
-de champagne à l’heure des toasts.</p>
-
-<p>&#8212;Me sera-t-il permis, dis-je, de boire à la beauté de votre ville?</p>
-
-<p>Sur le visage de M. de Sibaldi, quelque chose passa, flamme non, mais
-lueur tout de même; et la bouche eut un sourire, un joli sourire, assez
-«vieille France», de barbon courtois et maniaque.</p>
-
-<p>&#8212;Excusez mon enthousiasme, monsieur. D’ailleurs, peut-être vous a-t-on
-prévenu qu’il était facile de le déchaîner. Mais n’importe! Comprenez...
-comprenez que cela, son bras refit le geste du tour d’horizon, cela
-c’est pour moi comme un enfant qu’on a vu pousser...</p>
-
-<p>Il se tut un instant. Des fenêtres ouvertes de la salle de danse
-sortirent, comme des bouquets de palmes de cuivre, les accords finals
-d’une polka militaire, puis la longue rumeur bavarde des couples.</p>
-
-<p>Des chauves-souris passaient sur la terrasse. En bas, le peuple, foule
-hilare, jacassante, d’Annamites loqueteux, pantalonnés de gris, de<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> noir
-ou de brun, parmi lesquels des Chinois, vêtus de soies brillantes,
-faisaient tache orgueilleuse comme des faisans dans un poulailler
-d’oiseaux communs, le peuple s’ébaudissait devant les splendeurs de la
-façade dont nous ne pouvions apprécier, nous les triomphateurs de la
-terrasse, que le rayonnement projeté sur cet obscur pullulement.</p>
-
-<p>M. de Sibaldi, d’une lampée, acheva de vider son verre.</p>
-
-<p>&#8212;... Oui, comme un enfant... Une belle fille qui grandit vite! Et vous
-la voyez, débordant son berceau de feuillage, étendre une rue, puis une
-autre, comme un bras rose et droit, et qui s’étire... Et cette jeune vie
-recouvre peu à peu la vieille plaine des Tombeaux!</p>
-
-<p>La plaine des Tombeaux! Hier, n’ai-je pas traversé moi-même, à
-bicyclette, ce qui reste de ce terrain vague, jadis sacré, de ce champ
-de poussière jaune, que percent, comme des billots de bois, les bas
-sépulcres annamites, et que les entrepreneurs occidentaux éventrent,
-jour à jour, sans respect des interdits funéraires, comme sans crainte
-des vengeances des <i>ma-kouis</i><a id="FNanchor_N_14"></a><a href="#Footnote_N_14" class="fnanchor">[N]</a>!<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Et maintenant la voilà femme, avec tout son visage riant et
-chaleureux, et sa grande respiration tranquille, et son activité
-harmonieuse, et les nonchalances énervées de ses siestes... La voilà
-femme, et qui surprend et déroute!... Et vous, vous qui, jour à jour,
-heure à heure, avez suivi la transformation, vous qui croyiez connaître
-le moindre de ses désirs, de ses besoins, de ses rêves, chaque soir,
-lorsqu’elle s’endort, vous frémissez, en la contemplant, devant un
-mystère qui vous dépasse... Et il ne vous reste qu’à vous redire, les
-dents serrées: «C’est nous, nous, nous les hommes venus de France, qui
-avons fait cela tout de même! qui avons fait cela tout seuls!»</p>
-
-<p>Les cuivres éclatèrent au bout du grand escalier, en chant de coq, en
-ébouriffement de plumes d’émail, saluant de la <i>Marseillaise</i> l’entrée
-du Gouverneur, des officiels, de toute la procession des collègues, aux
-importances graduées, de mon petit rouquin du <i>Lotus blanc</i>. Il y eut un
-mouvement vers l’intérieur, et la terrasse se trouva presque déserte.
-Inconsciemment je baissai la voix, et c’est du ton de confidence dont on
-parle, au coin d’un salon, d’une femme, que je murmurai à l’oreille de
-M. de Sibaldi:<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;On me l’avait beaucoup vantée, mais j’avoue que sa beauté surpasse
-l’attente.</p>
-
-<p>Mais la voix de M. de Sibaldi vibrait, haute, exultante, publiant aux
-quatre coins de la nuit le los de la «Perle de l’Extrême-Orient».</p>
-
-<p>&#8212;N’est-ce pas? N’est-ce pas qu’elle est belle? Ah! je me garde de
-convier à sa contemplation ces impuissants qui jugent d’une cité par ses
-monuments, comme d’une femme par le dénombrement de ses bijoux; dont le
-cerveau réclame, pour s’émouvoir, les relents d’un passé fameux, la
-fascination d’un musée plus gorgé de souvenirs qu’un œil de vieille
-courtisane. Mais tous ceux qui, comme vous, ont su mettre la grande
-virginité de l’eau entre leur cœur et ces décrépitudes glorieuses,
-quelle n’est pas leur ivresse, dites, quand, pour la première fois, ils
-surprennent, sous ces tamariniers, cette souple et jeune beauté!</p>
-
-<p>Vigel ne m’avait décidément pas surfait l’originalité du bonhomme. Avec
-prudence&#8212;ainsi qu’auprès d’un fou, ou d’un somnambule qu’un mot
-malencontreux peut précipiter de ses rêves&#8212;je souscrivis à l’éloge de
-Saïgon. Je cherchai même des phrases polies, capables de préparer du
-rebondissement à l’enthousiasme de mon interlocuteur.<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Le plus remarquable, dis-je, et qui ne manque pas de frapper le
-nouveau débarqué, c’est l’heureuse histoire de cette croissance. On n’a
-pas à déplorer ici, semble-t-il, de ces coxalgies fâcheuses, comme aux
-hanches de tant d’autres nourrissons, mâles besognes d’orthopédistes
-ignorants...</p>
-
-<p>De nouveau, M. de Sibaldi sourit, de son air de vieux gentilhomme
-attendri:</p>
-
-<p>&#8212;Oh! si, tout de même, il y a eu des fautes commises. Nous étions comme
-de gros papas maladroits. Moi qui vous parle, j’ai pleuré quand les
-premiers quais se sont effondrés... On a bouché la perspective du
-boulevard Charner, par ce monument-ci, monsieur, dont je blâme
-l’architecture ridiculement «vieille Europe». Bah! la ville est assez
-belle pour faire de ces misères une beauté, comme sont signes sur beau
-corps de femme aimée... Et que nous pleurions ou riions, elle grandit et
-embellit... Car un destin est sur ses toits, cela se sent, monsieur,
-comme vous l’avez senti, au collège, n’est-ce pas, sur certaines jeunes
-têtes!</p>
-
-<p>&#8212;C’est vrai, dis-je, en riant, il n’y a que les maîtres qui ne le
-sentaient pas!</p>
-
-<p>A l’entrée du bal, on avait remis à chaque<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> invité un souvenir. C’était
-un livret, sorti des presses locales, et dans le goût de ceux que
-répandent, à travers le monde, les agences de voyages et les syndicats
-d’hôteliers; et tandis que M. de Sibaldi parlait, machinalement, j’avais
-entr’ouvert le mien; et mes yeux s’étaient attardés sur le dernier
-feuillet, qui contenait un plan de Saïgon&#8212;deux plans de Saïgon: Saïgon
-en 1860, Saïgon en 1910. M. de Sibaldi, après avoir souri de ma
-réplique, remarqua l’objet de mon attention, et mit le doigt sur la page
-coloriée.</p>
-
-<p>&#8212;Le plan! dit-il, en hochant la tête, le plan de monsieur de la
-Grandière! Oui, autrefois j’ai parlé de cela, j’y ai cru... j’ai cru que
-c’était nous qui l’avions conçu; j’en étais le gardien fidèle et jaloux.
-Mais aujourd’hui...&#8212;sa voix reprit une sorte de bonhomie, non sans
-majesté&#8212;je sais que ce à quoi j’assiste n’est que l’éclatement, le
-rayonnement, l’épanchement de sa vie, à elle. Je sais qu’elle peut rire
-de ses vieux tuteurs, qui ne demandent plus, eux, qu’un honneur: celui
-de mieux se souvenir de ce qu’il a fallu de soins autour de son berceau!
-Non, monsieur, elle n’a plus besoin de nous, elle se défend toute seule.
-Elle impose sa loi de vie à tous les cerveaux, même<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> étrangers, même
-ennemis. Car voilà la chose admirable, monsieur, ici ne ce sont pas les
-citoyens qui font la ville, c’est la ville qui fait les citoyens!</p>
-
-<p>Des larges portes-fenêtres ressortait, comme un <i>naga</i><a id="FNanchor_O_15"></a><a href="#Footnote_O_15" class="fnanchor">[O]</a> à plusieurs
-têtes, la théorie serpentante des danseurs, vite brisée en couples,
-uniformes blancs, smokings, épaules nues, cous cordonnés de perles.&#8212;La
-terrasse était envahie. Les éventails battaient mollement; la nuit
-chaude assourdissait, veloutait tout, les feuilles et l’air bleu et la
-lumière jaune des lampes à incandescence.</p>
-
-<p>Nous regardions les couples qui défilaient devant nous. M. de Sibaldi
-les examinait d’un œil sec et dur. L’un d’eux tourna autour de notre
-table, si près que j’en dérangeai le pied... Ils eurent un vague salut
-et passèrent.</p>
-
-<p>&#8212;Vous les connaissez? demandai-je à mon compagnon.</p>
-
-<p>&#8212;Non. Et pourtant «ont-ils l’air assez saïgonnais!» ricanerait un
-imbécile. Que vous disais-je à l’instant? Il n’est point ici de familles
-patriciennes, comme en quelque Venise, pour garder le dépôt de l’orgueil
-de la<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span> cité... Non. Celle-ci prend dans son air et investit de son
-orgueil tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui y trafiquent. Anglais,
-Français, Allemands, Espagnols... Elle ne leur demande qu’une épreuve,
-comme aux nouveau-nés de Sparte: la justification physique de leur droit
-d’aller au soleil... Et de ces gens de comptoir, elle fait des
-«maîtres».</p>
-
-<p>Des maîtres! A ces mots, je regardai vers le nord, masqué par les
-frondaisons obscures. C’était là que dormait la haute ville, le Plateau
-aux végétations heureuses, aux demeures à la fois semblables et
-différentes&#8212;comme les âmes des pairs.&#8212;Et me souvenant que,
-d’impression, dès mon arrivée, j’avais baptisé cela: «le jardin des
-maîtres», je me mis à sourire.</p>
-
-<p>M. de Sibaldi crut voir, dans mon sourire, une sceptique protestation,
-car il reprit avec force:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, «des maîtres», j’ai dit le mot; je veux, s’il le faut,
-l’expliquer. Oh! je sais, de reste, les reproches et les persiflages.
-Ces employés, ces fonctionnaires,&#8212;ces modestes employés, ces petits
-fonctionnaires, n’est-ce pas?&#8212;on dit volontiers qu’ils payent de leur
-pâleur leur avidité de luxe, leur goût de paraître, de jouir, de rouler
-en victorias caout<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span>choutées, eux, pauvres hères aux bottines poudreuses,
-par droit de naissance! On dit que c’est tant pis, si ce n’est pas l’or
-qui fait tache jaune dans leur bourse, mais seulement la bile au coin de
-leur œil! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai... Ils payent, je vous
-dis, la sensation d’être des maîtres, des «sahibs», et ce n’est pas trop
-la payer que de faire, pour cela, leur épiderme plus blanc. Ils
-exagèrent la race, ils ont raison... Ils ont raison de s’enfuir de
-là-bas, où des maîtres sans investiture leur imposent la morale des
-esclaves!</p>
-
-<p>Un fracas de <i>Marseillaise</i> coupa, pour la seconde fois, la parole à M.
-de Sibaldi. La terrasse, derechef, se vida; et moi-même, m’étant levé,
-me laissai porter par le reflux. C’était le Gouverneur qui s’en allait.
-Il descendit l’escalier aux rampes de marbre, de son air de provéditeur
-ennuyé, absent... cependant que, derrière lui, un essaim d’habits noirs
-s’empressaient autour d’un personnage à tournure de Grand Mogol,
-somptueusement habillé de soie bleue d’acier, et la tête sous un chapeau
-d’or étincelant comme une pagode-miniature,&#8212;le roi de Savanan,
-entendis-je chuchoter autour de moi. Et je vis aussi, dans la cohue
-précipitée à leur suite sur les marches, Henry<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span> Vigel donnant le bras à
-Elsa de Faulwitz et, sans doute, la ramenant à sa voiture, à en juger
-par l’écharpe légère dont elle s’était encapuchonnée.</p>
-
-<p>Quand je reparus sur la terrasse, je trouvai M. de Sibaldi penché sur
-les balustres, comme en train de recueillir pour lui-même les
-acclamations de la foule saluant la sortie du Gouverneur.</p>
-
-<p>Chassés par la chaleur, les couples regagnaient vite l’espace sans
-plafond, y venaient attendre l’heure du souper. Les femmes paraissaient
-lasses. La sueur avait ravagé la poudre de leurs visages, et, autour de
-leurs prunelles brillantes, les orbites semblaient s’être macabrement
-creusées. Quelques-unes, qui riaient, avaient dans leur rire quelque
-chose de hoquetant.</p>
-
-<p>M. de Sibaldi en salua deux ou trois, puis revint près de moi.</p>
-
-<p>Il suivit mes regards qui s’attardaient sur une, si pâle, si mince, et
-qui n’arrêtait pas de rire...</p>
-
-<p>&#8212;Prenez garde, dit-il en me touchant le bras,&#8212;ne jugez pas trop
-vite... Il est facile (on ne s’en est guère fait faute) de railler ces
-élégances «à l’instar de Paris» et ces décolletés<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> au blanc de sépulcre,
-et ces coiffures écrasantes comme des tiares... Moi, monsieur, je me
-mets à genoux et je salue l’héroïsme.</p>
-
-<p>Il fit deux ou trois pas dans la direction de ce pauvre petit squelette,
-si joyeux, et qui avait l’air d’avoir dansé dans son linceul, hésita,
-puis finalement revint à moi.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, l’héroïsme! Rappelez-vous ce François Pizarre.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">«Qui seul, parmi ces gens pourtant de forte race,<br /></span>
-<span class="i0">Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse<br /></span>
-<span class="i0">De coton, conservait sous l’ardeur du Cancer,<br /></span>
-<span class="i0">Sans en paraître las, son vêtement de fer!»<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>»Je salue les femmes qui gardent seulement la cuirasse de coton de leur
-corset! Parfaitement, monsieur, moi, l’homme des vieux temps&#8212;car trente
-ans ici, c’est un vieux temps... la première maison que j’ai habitée a
-déjà vu deux fois sa toiture mangée par les poux de bois&#8212;moi, je me
-souviens du temps où les hommes prenaient l’absinthe en kéao kéqhouan,
-en tenue de boys, sur le trottoir de la rue Catinat, et où les femmes
-dansaient, fagotées comme des bébés nègres... Et je n’appelle pas cela
-le bon vieux temps! J’ai vu cela, et je dis: nous avions tort!
-Aujourd’hui les femmes exigent ce qu’il faut de leurs cou<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span>turières et de
-leurs modistes, et nous portons le smoking et le frac; et cela est bien,
-nous devons cela à notre dignité de maîtres.</p>
-
-<p>Il s’arrêta tout à coup, porta la main à son front, où de la sueur
-s’égouttait. Je crus qu’il chancelait et fis un mouvement pour le
-soutenir. Mais il me retint, d’un geste de la main, et d’un sourire me
-remercia.</p>
-
-<p>&#8212;Ce n’est rien. Mais il fait effroyablement chaud, depuis que tout le
-monde se bouscule par ici... Ne croyez-vous pas que nous serions mieux à
-rouler à l’air? Ma victoria est en bas. S’il pouvait vous être agréable
-d’en user à mes côtés, vous m’en verriez ravi.</p>
-
-<p>J’acceptai sans me faire prier l’invitation de mon compagnon. Était-ce
-le départ d’Elsa de Faulwitz&#8212;je ne l’avais pourtant même pas saluée de
-la soirée&#8212;qui me rendait soudain attristant et morne le brillant Hôtel
-de Ville?</p>
-
-<p>Les poneys de M. de Sibaldi, d’une couleur de lune assez rare, nous
-emportaient, à preste allure, dans la direction de Cholon. Tête nue,
-renversés dans le fond de la voiture, nous restions silencieux, nous
-abstenant de fumer, pour ne pas gâter le glissement aux lèvres de cet
-air tiède et quasi sucré.<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span></p>
-
-<p>O nuit cochinchinoise! Incomparable songe d’amante excédée! Tout est
-fièvre, torpeur, amollissement. Tout, et le cœur humain, participe au
-refus de vibrer, il n’est que cordes détendues... Comme un dormeur sous
-la moustiquaire s’asphyxie de son propre souffle, la Cochinchine tout
-entière étendue, assoupie, étouffe en d’étranges moiteurs lilas.
-Cependant, que la gaze un moment s’écarte, et l’on voit le ciel, comme
-une ceinture trop riche de pierreries, qui presse la terre!</p>
-
-<p>Une boule fulgurante de lampe à arc. Des rails, des sifflements de
-vapeur. Puis la pittoresque fête aux lanternes d’une rue de Cholon. Au
-pas nous fendons la cohue nocturne et bruyante, nous longeons les
-éventaires de fruits jaunes et verts, les comptoirs de boissons
-gélatineuses, les boutiques aux beaux portants de bois doré. Des
-percutements de tam-tam annoncent un théâtre proche.</p>
-
-<p>D’autres victorias, pareilles à la nôtre, stationnent à des tournants.
-Évidemment des évadés, comme nous, du bal des habits noirs. Avec des
-cris et des rires, une jeune femme aux épaules endiamantées, que suit
-une escorte galante, marchande, à cette heure indue, une pièce de
-soie...<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span></p>
-
-<p>M. de Sibaldi louche vers le groupe et, doucement, hausse l’épaule:</p>
-
-<p>&#8212;Voyez-vous, je ne suis pas sûr qu’«elles» aiment la Ville. Elles sont
-vaillantes, mais elles ne comprennent pas... Peut-être même sont-elles
-jalouses. Elles ont des modes, des caprices et la Ville a la loi... Le
-désordre les séduit et les amuse... Cholon et les chinoiseries
-biscornues, le thé, le châtoiement des lanternes et de la soie, à la
-bonne heure, voilà qui leur chante... Si nous les laissions faire, elles
-feraient de la Ville, j’en rougis, un grand bazar, une devanture à
-<i>shopping</i> exotique...</p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes sévère, dis-je, car je me suis laissé conter que parmi les
-hommes qui ont fait la Ville, comme vous le disiez, plus d’un ne s’était
-guère privé d’afficher son goût, aussi, pour les chinoiseries
-biscornues.</p>
-
-<p>M. de Sibaldi rougit violemment, d’un rouge toutefois à l’échelle des
-teintes de son extraordinaire épiderme, au vrai: couleur de mauvaise
-encre.</p>
-
-<p>&#8212;O honte, hélas! Quelques-uns des nôtres, comment le nier? ont succombé
-à la tentation... et plus gravement que les femmes. Ils ont abdiqué la
-maîtrise et la race... Ils se sont couchés aux pieds de l’Asie, de cette
-idole<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span> obèse et prometteuse de luxure. Cela, c’est la pire ignominie;
-et, pour éviter cela, je préfère...</p>
-
-<p>Il s’interrompit, et fit signe à son saïs qui remit l’équipage dans la
-direction du boulevard Charner.</p>
-
-<p>&#8212;Que préférez-vous? demandai-je, dès que nous eûmes regagné le silence
-de la route obscure.</p>
-
-<p>&#8212;Je préfère sans l’aimer beaucoup, j’excuse, si vous voulez, qu’on
-n’oublie pas trop Paris, la Cannebière et la vieille France. Il souffle
-depuis quelque temps sur la ville un vent de nostalgie métropolitaine.
-On ne bâtit plus selon les justes plans. Au lieu de nos demeures
-coloniales, si graves, si mystérieuses derrière leurs verdures et leurs
-colonnades, vous verrez maintenant des chalets normands et des pavillons
-de chasse Louis XIII, et des rues qui auraient, pour un peu, l’aspect
-d’allées d’exposition universelle... Mais je ne m’en effraye pas outre
-mesure; la Ville saura y mettre bon ordre... C’est comme cette énorme
-cathédrale&#8212;M. de Sibaldi, du fer de sa canne, indiquait la direction
-des clochers qui, le jour, percent le centre de la masse feuillue de
-Saïgon&#8212;cet insecte mastoc aux maigres antennes, ce lourd<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span> coffre à
-prières, je ne l’aime pas beaucoup, encore qu’il soit de la belle
-couleur de notre Bien-hoa<a id="FNanchor_P_16"></a><a href="#Footnote_P_16" class="fnanchor">[P]</a>. Mais je l’admets, je l’excuse, à cause de
-ceux qui sont couchés là-bas, au bout des saos de la rue de Bangkok<a id="FNanchor_Q_17"></a><a href="#Footnote_Q_17" class="fnanchor">[Q]</a>,
-et qui l’ont voulu... qui voulaient sentir les vieilles racines tenir la
-terre autour d’eux. Et cela vaut mieux, somme toute, que d’aller faire
-le pitre à la pagode! Mais, personnellement, je le dis franchement, je
-me passerais de sa vue. Moi, j’ai coupé les vieilles racines. Je
-suis&#8212;M. de Sibaldi criait à tue-tête, debout, une main au siège du
-cocher, dominant le tapage de la victoria emportée comme chaudron à la
-queue des poneys fouaillés&#8212;je suis le cerveau blanc, décrassé de
-l’histoire, le cerveau tout blanc, comme une feuille d’épure, le blanc
-cerveau couleur de craie, de chaux et de pierre à bâtir!</p>
-
-<p>Il se rassit ou plutôt se laissa retomber sur les coussins, et eut aux
-lèvres un sourire d’enfant:</p>
-
-<p>&#8212;Excusez-moi, monsieur, je suis un vieux fou, un vieux fou de
-citadin&#8212;je déteste nos<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span> «broussailleux», monsieur&#8212;qui adore sa ville!
-Et le soir, la nuit, je me promène, je regarde nos belles rues fardées
-de rouge, où voltigent nos victorias légères, et la fumée qui rampe
-comme un dragon au-dessus de nos gares, et les faisceaux de mâts qui
-hérissent notre port, et je me redis, oui, je voudrais me redire, car
-quel autre y songe? «Nous autres, les hommes&#8212;je dis bien, les hommes,
-je m’entends&#8212;nous avons fait cela tout seuls! Nous n’avons eu besoin ni
-des femmes, ni des aïeux, ni des dieux!»<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XVII-a"></a>XVII</h3>
-
-<p>Les premiers coolies sont arrivés. Je suis allé voir à leur sujet, M.
-A-phat. M. A-phat est une des personnalités les plus en vue de ce
-commerce chinois, dont d’aucuns font la pierre angulaire de l’édifice
-financier de la colonie, d’autres la toiture hors d’époque, exagérément
-lourde et mangée des poux de bois.</p>
-
-<p>Il ne se prépare pas une adjudication importante à la Marine ou aux
-Travaux Publics que M. A-phat n’ait, par voie plus ou moins officieuse,
-la primeur du cahier des charges. Tous les entrepreneurs européens sont
-d’ailleurs obligés de compter avec lui à cause des briques, dont il a
-trusté la fabrication. Les batel<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span>leries fluviales sont sous sa
-dépendance, et il possède dans la rue Catinat deux de ces boutiques où
-l’on trouve, en cinq minutes, de quoi monter un ménage: des casseroles,
-des lampes, de l’épicerie, des moustiquaires et des bijoux. Mais quelle
-est au juste sa fortune? Les uns lui attribuent des capitaux
-inépuisables, des montagnes de taëls engrangées dans les banques de
-Shanghaï et de Canton. Pour les autres, plus sceptiques, M. A-phat n’a
-rien que sa face et l’occulte patronat qu’il exerce à l’égard de
-quarante mille clients, pauvres diables de ses compatriotes, prêts à
-verser, à tout appel de lui, quarante mille souscriptions à deux
-dollars.</p>
-
-<p>Tout est énigmatique dans la vie de M. A-phat. Ses apparences
-extérieures sont celles d’un gentleman céleste de Singapore, portant le
-panama, les bottines à l’américaine, le caleçon national de soie gris
-perle et la veste à manches étroites de soie lilas... Il est fastueux,
-roule automobile de quarante chevaux, donne des coupes sportives et
-entretient, à grands frais, les équipiers professionnels du <i>Chinese
-Club</i>, pour la saison de football. Il habite sur la rive gauche de
-l’Arroyo, à mi-chemin de Cholon et de Saïgon, une demeure de beau
-style.<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> Les toits cornus en sont revêtus de ces briques jaunes et
-vertes, d’un émail admirable, gloire et splendeur des palais impériaux
-de Pékin. Enorgueillissante référence qui ne manquerait pas de valoir à
-M. A-phat, en sa mère patrie, les honneurs spéciaux d’une prestigieuse
-décollation! Ces mêmes briques font au jardin, qui pousse jusqu’à la
-berge ses arbustes fleuris, une élégante clôture ajourée, sur le faîte
-de laquelle, de piliers en piliers, rampent des dragons ou perchent des
-phénix, en faïence éclatante et versicolore de Cay-may. M. A-phat a là,
-dans cette demeure, salles de réceptions volontiers ouvertes. Trois
-grandes salles d’enfilade où l’on sert le thé à l’anglaise, et, à
-l’occasion, la coupe de champagne, voire le pernod, car M. A-phat est
-physionomiste et, comme tout bon fils de Koung-fou-tseu, a un sens très
-fin des hiérarchies. Trois galeries, bourrées de porcelaines, de bois
-sculptés et de bronzes, et fort connues des Européens d’ici, chez qui
-elles allument discrètement des visions intéressantes de somptueux
-pillage... Il faut un œil relativement averti pour faire le départ des
-valeurs entre cette pacotille de l’industrie cantonnaise et les fruits
-de l’art immortel, protégé par Kang-hi le Magnifique.<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span></p>
-
-<p>Mais ces trois pièces centrales sont les seules de l’habitation de M.
-A-phat que l’on puisse apprécier. L’aile droite et l’aile gauche restent
-mystérieusement closes, ainsi que la foule des bâtiments annexes. Là se
-dérobe l’impénétrable vie privée de M. A-phat. Le nombre des concubines
-de ce financier est incertain. Quelquefois, en passant en pousse-pousse
-sur le chemin de berge de l’Arroyo, on aperçoit, contre la tablette
-laquée d’un encadrement de porte, une silhouette longue, le cou barré de
-colliers d’or, la collante tunique bleu pâle, galonnée de satin noir, et
-la face au fard merveilleux traversée d’un long sourire...</p>
-
-<p>Il y a plaisir à traiter les affaires avec M. A-phat, qui ne les mêle
-d’aucune sensibilité désorganisatrice, étant façonné au beau positivisme
-intellectuel de la culture confucianiste. M. A-phat a «l’affaire» du
-transport de nos coolies. C’est lui qui a frété les chaloupes des
-Compagnies fluviales chinoises, lui qui touche tant de piastres et de
-cents par tête nattée transportée vive du quai de l’Arroyo à celui de la
-gare de Battambang, lui qui s’occupe des formalités de douane, qui
-négocie dans les bureaux des services, service sanitaire, service de
-l’immigration, service de la législation,<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span> service de la navigation,
-avec ce doigté, cette souplesse incomparable du Céleste dans le
-maniement de la machine administrative. J’admire avec quelle dextérité
-il appuie ici sur un cliquet, là tire sur une ficelle, ailleurs comprime
-légèrement un ressort, tapote un régulateur... Il est évident que nous
-autres, gens d’Europe, avec notre cervelle imprégnée d’énergétique, nous
-nous butons partout maladroitement à de la force. Pour M. A-phat, la
-force est si haute, si lointaine, si mystérieuse et si sacrée, que sa
-considération ne l’intéresse pas... Et d’ailleurs il n’est pas bien sûr
-qu’elle existe encore, et que le volant de la masse ne reste pas seul à
-tout entraîner. Tout n’est que rouages. Mais, par exemple, dans la mise
-en branle des rouages, M. A-phat est habile et de doigts subtils comme
-un ouvrier artiste de son pays. Ah! c’est une bonne leçon que je reçois
-là!</p>
-
-<p>Grâce aux offices de M. A-phat, les chaloupes commencent à partir
-régulièrement, et, avec elles, les chalands chargés de riz et de
-poissons séchés. Car il ne faut pas oublier que ce bétail-là mange comme
-les autres.</p>
-
-<p>Ce bétail! Je voudrais qu’il n’y eût point méprise sur l’emploi que je
-fais de ce mot. Je ne pointe pas des têtes, pour le compte de<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> Vanelli,
-comme un <i>vaquero</i> d’<i>estancia</i> ou un <i>ranger</i> du <i>Bush</i>, ni comme un
-garde-chasse au dénombrement des cerfs d’un lord anglais.</p>
-
-<p>Ce matin, justement, j’ai assisté à un départ. Sur la rivière couleur de
-rouille, une coque vert sale, où apparaît, en cicatrices, le bois... Et
-là-dessus une pyramide de ballots et de boîtes, sur les gradins de quoi
-sont accroupis quelque cent cinquante coolies presque propres, ma foi,
-dans leurs cotonnades blanches et grises. En fond à l’affreux décor de
-paillotes et de palétuviers, de lourdes nuées de zinc et de plomb, d’où
-s’échappe de l’ouate éblouissante... Peu de cris, nulle bousculade.
-C’étaient là des catholiques du Hou-Pé, embrigadés par les missions; et
-plusieurs arboraient sur la poitrine, pendus au col, des crucifix
-d’émail dont le luxe étonnait sur leurs hardes. Un Père se tenait à la
-poupe, maigre, sec, en robe noire, la tête sous un casque plat et rond.
-Je lui ai serré la main et souhaité bonne chance. Il m’a remercié et
-souri, d’un sourire qui n’était pas tout à fait d’un Européen, un
-sourire d’Asiatique où l’œil n’accompagne pas les lèvres, et où l’on est
-tenté, malgré tous les avertissements, de voir de l’ironie...</p>
-
-<p>J’ai regardé l’hélice brasser cette rouge pâte<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span> tourbeuse, et la
-chaloupe dériver dans le courant... Et c’est vrai que je n’avais pas de
-pitié. Il était possible que je vinsse d’avoir sous les yeux une
-conduite de moutons à l’abattoir. L’idée ne m’en troublait pas. Il faut
-bien que le kilomètre 83 se fasse... Et je sais que quiconque a vu un
-morceau suffisant de la terre pour se rendre compte de l’œuvre qui reste
-à faire, et du grouillement des millions de bipèdes à appliquer à la
-besogne, je sais bien que celui-là ne peut accepter, plus que moi, que
-soit faussé, au taux des balances mystiques, l’infime prix de la vie
-humaine.</p>
-
-<p>Mais peut-être ai-je tort? Peut-être cette «impitoyabilité» à laquelle
-j’assigne de si laborieuses déterminantes, n’est-elle qu’inertie de ma
-sensibilité dépaysée? Je me souviens du dire de certain passager du
-<i>Vaïco</i>, vieil habitué de l’Extrême-Orient et qui retournait y mourir,
-après une décevante tentative de retraite en France: «Une des
-principales causes de l’exaltation joyeuse qui vous soulève d’abord aux
-colonies, c’est que vous y êtes délivré de la compassion. Vous n’êtes
-pas synchrone à la douleur ambiante; elle ne fait rien vibrer en vous,
-elle n’envoie pas de rayons noirs... Alors vous dites: pays heureux,
-pays de plénitude,<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span> pays sans ombre! Mais vienne le temps, et les ombres
-aussi! Vous parlez la langue de ces pauvres diables; et vous vous
-initiez à leurs souffrances, et vous retrouvez la misère universelle; et
-c’en est fini de cette orgueilleuse fête d’empereur assyrien... Et il
-vient autre chose tout de même!... Et moi, monsieur, moi je viens de
-quitter le village de mes pères, où je pensais rendre mon âme, parce
-qu’en y revenant je m’y suis compris étranger: je n’avais plus de pitié
-pour les paysans de chez nous!»</p>
-
-<p>Peut-être avait-il raison, le vieil homme du <i>Vaïco</i>! Peut-être ne
-suis-je qu’un novice, un résonnateur mal synchronisé! Et peut-être le
-Père que j’ai salué avec estime, comme un maître meneur d’hommes, a-t-il
-vraiment un cœur de pasteur saignant sur son troupeau, son troupeau
-rabattu vers les parcs du Siam-Cambodge, masse grisâtre, silencieuse et
-déjà indistincte où je crois voir seulement jouer, par instants,
-l’éclair d’une croix étincelante accrochée à un col.<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XVIII-a"></a>XVIII</h3>
-
-<p>Tandis que je vaque ainsi à mon commerce de bois jaune, je ne sais trop
-ce dont trafique mon compère Vigel du côté ciment. Mais je me doute de
-ce qui l’occupe par ailleurs. L’âme et l’esprit s’anémient vite ici,
-sous un amour trop somptueux, comme le corps sous un vêtement trop
-lourd. Une nervosité veule, une sorte de halètement débile de la pensée
-trahissent l’édifice intérieur qui flageole... Vigel, je pense, devrait
-se défier davantage des accès trop rapprochés de certaine fièvre... Je
-le vois assez rarement, le plus souvent à déjeuner, presque jamais passé
-la sieste. Tous les jours vers quatre heures, je sais qu’il prend la
-voiture,<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> comme il m’en a loyalement rendu compte, et part, «beaucoup
-pressé», dit le boy. Je ne crois pas qu’il fréquente les chemins
-classiques du cinq à sept saïgonnais, avenue de Cholon ou tour de
-l’Inspection, car moi, qui volontiers m’y promène à pied, je ne l’y ai
-jamais rencontré. Et j’ai vu, par contre, maintes fois, le lendemain
-matin, à l’heure où Vigel dort encore, le saïs nettoyer les traces d’une
-écume abondante sur le harnais.</p>
-
-<p>Un jour, un seul, j’ai surpris le couple.</p>
-
-<p>Ce jour-là, j’étais monté moi-même dans une victoria de louage de la rue
-Catinat, et, m’écartant des itinéraires encombrés, m’étais fait
-véhiculer assez loin, dans le nord-ouest. Par là, le sol se relève et
-s’affermit. Il y a des vergers à manguiers, des landes bossuées et
-semées de bouquets d’arbres semblables à des chênes, et aussi des champs
-de tabac blanc, que l’on arrose en hâte, à l’heure propice et brève des
-crépuscules, avec l’eau des puits sans margelle, dont les innombrables
-bambous lève-seaux se profilent, au-dessus des plants assombris, comme
-un peuple de vergues et de mâts.</p>
-
-<p>Le hasard de ma promenade me conduisit à l’entrée d’une pagode qui
-séduisait, à distance,<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span> par la jolie teinte rose ambré de l’enduit de
-ses murailles. Dans l’ombre du vaisseau, en arrière des énormes poutres
-sculptées du porche, on discernait vaguement une assemblée de Sages
-gigantesques, impassibles et dorés sur ventre, tandis qu’à l’extérieur,
-sous une façon d’auvent en tuiles jaunes, folâtraient de minuscules
-dieux de faïence, rieurs et couleur d’oiseaux... Un jardin précédait
-l’édifice, un jardin méticuleusement composé comme une broderie, et
-entièrement épilé d’herbes pour donner plus de ton aux fleurs. Un seul
-arbre l’ornait, mais avec quel instinct d’art, ou quelle science de la
-symbolique, planté juste en face de la porte, en symétrique de l’autel
-par rapport au seuil! Je réconnus un frangipanier de la variété rose,
-tout couvert et tout embaumé de sa floraison. Il était très beau ainsi,
-sans l’altération de la moindre feuille, tout en corolles délicates,
-d’un rose idéalement charnel, poussées à miracle sur les rameaux
-ligneux... Et la route qui menait à la pagode était très belle aussi,
-étant macadamisée de cette pierre de Bien-hoa, qui revêt de si
-glorieuses parures les paysages de Cochinchine. Assez exactement, on
-peut y voir de larges touches de cette pourpre à fresque que<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> les
-peintres appellent le rouge de Pouzzoles.</p>
-
-<p>Je sortais du jardin de la pagode, quand j’aperçus Elsa et Henry. Ils
-avaient, sans doute, comme moi visité le lieu saint, et rejoignaient,
-par quelques détours, leur voiture embusquée dans le voisinage. Ils
-étaient trop loin pour me permettre de distinguer le détail de leur
-enlacement, mais je ne pouvais me méprendre à la double silhouette...
-Elle diminuait lentement entre la longue perspective des bambous liés, à
-sa droite et à sa gauche, comme de grandes gerbes verticales, et la
-route, derrière elle, s’aplatissait, vide et magnifique, comme un tapis
-royal. C’était l’heure où le ciel tout entier se teint d’écarlate et de
-carmin, et où une brise, chargée d’un parfum d’eau, arrive des tristes
-paillotiers de la rivière. Et je ne sais pourquoi je me sentis tout à
-coup la bouche amère, comme si je venais de mâcher un des rameaux
-laiteux du bel arbre aux fleurs trop roses.</p>
-
-<p class="cb">*<br />* *</p>
-
-<p>Vigel, par extraordinaire, dîne en face de moi. Il mange d’ailleurs très
-peu, se tient mal à table et a une mine de déterré, toutes choses<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> que
-je m’abstiens de relever, pour ne pas tarabuster ses nerfs visiblement à
-l’ouvrage.</p>
-
-<p>&#8212;J’ai vu monsieur de Sibaldi, lui dis-je.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! grogna-t-il, vous avez rencontré ce vieil alcoolique! Quelles
-sornettes vous a-t-il contées?</p>
-
-<p>&#8212;Il a manifesté le désir de recevoir votre visite... C’est un honneur,
-ajoutai-je en riant, dont je pourrais me montrer jaloux, car le bonhomme
-m’a paru mettre plutôt du parti pris à éluder la mienne, en dépit de la
-chaleur de nos rencontres en terrain neutre. Je ne connais même pas
-encore son habitation. Recèle-t-elle donc des mystères interdits au
-profane?</p>
-
-<p>Vigel haussa les épaules avec un petit ricanement:</p>
-
-<p>&#8212;Des mystères! Vous êtes sans doute le seul dans Saïgon pour qui le
-contenu de la cagna Sibaldi garde cet honorable prestige de l’inconnu,
-et c’est ce qui retient le pauvre vieux... Car il y a belle lurette que,
-pour lui et les autres, le voile d’Isis s’est envolé des épaules, et du
-front de madame de Sibaldi, ornement central de ladite demeure!</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur de Sibaldi est marié!</p>
-
-<p>&#8212;A la colle forte, si j’ose dire. Il a choisi l’ingénue, aux temps
-héroïques où la fleur de<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span> nos gandins cochinchinois se devait de faire
-voile jusqu’à Singapore au devant du char nautique de Thespis, du
-paquebot amenant la troupe théâtrale, si vous préférez... Et dame!
-l’ingénue d’il y a trente ans a pris tout le développement d’une
-confortable mégère, emplissant la demeure et la vie de son imprudent
-séducteur de ses prétentions, de ses récriminations, voire de ses
-titubations... Sans compter qu’il lui reste de sa professionnelle
-jeunesse un goût pour le maquillage et le costume qui contribue
-fortement à tenir bas les finances du pauvre homme!</p>
-
-<p>&#8212;Au fait, demandai-je, de quoi s’alimentent-elles ces finances? Quelle
-est la position sociale de Sibaldi? Fonctionnaire, commerçant, colon?</p>
-
-<p>&#8212;Pour l’heure, journaliste. Il rédige un petit canard qui volète et
-nageotte, selon la formule, subventionné par ci, discrètement arrosé par
-là... Mais tout ce qu’un homme peut faire ici pour gagner sa chienne de
-vie, vous pensez bien qu’en un demi-siècle de rue Catinat, le père
-Sibaldi a eu le temps de l’essayer. Il a eu, comme tout le monde, des
-missions officielles pour rechercher des huîtres perlières dans le
-Tonlé-sap, ou des vers à soie dans les<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> palétuviers de Bin-dinh. Il a eu
-des licences d’exploitation de rotin dans la forêt de Phantiet, des
-adjudications de paddi<a id="FNanchor_R_18"></a><a href="#Footnote_R_18" class="fnanchor">[R]</a> pour l’Intendance, des importations d’étalons
-manillais pour les Haras. Il a fait le parfumeur, a planté des
-ylangs-ylangs, distillé la feuille du lantana et la fleur mâle du
-papayer... Il a spéculé sur des terrains, il a bâti des compartiments,
-il a vendu du vin, il a représenté des marques de lait concentré, il a
-fondé des compagnies d’assurances franco-chinoises. Il a, que sais-je
-encore? cultivé des rizières; mais voilà, ses rizières étaient mal
-placées, celles qui étaient en bas étaient si bien inondées qu’il y
-poussait des joncs avant toute chose, et celles qui étaient en haut si
-bien ensoleillées qu’il aurait fallu des chameaux et non pas des buffles
-pour les sillonner... Tout cela n’était pas le Pérou... Il n’y a qu’une
-affaire, en somme, qu’il ait parfaitement et durablement réussie: celle
-de la propriété pleine et inaliénable de madame de Sibaldi.</p>
-
-<p>&#8212;Il y a aussi sa ville, dis-je, dont il tire quelque consolation...
-Mais donnez-moi donc le nom de son canard, Henry, je lui dois bien de
-prendre un abonnement...<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ma parole, je crois que cela s’appelle l’<i>Aube saïgonnaise</i>. Mais tant
-pis pour le vieux! (Vigel eut une nouvelle grimace de ricanement.) Je ne
-le plains, ni lui ni ses pareils... Est-ce qu’il ne pouvait pas se
-conformer aux lois de la sagesse, et prendre une bonne petite congaïe à
-peau fraîche, renouvelable de lustre en lustre, qui aurait surveillé la
-boyerie, empêché le Chinois de mettre trop de bleu dans la lessiveuse,
-et su mijoter le ragoût de crevettes et la confiture de papaïe?</p>
-
-<p>Et, là-dessus, Vigel planta d’un mouvement rageur, son couteau dans le
-kaki, rouge comme un cœur, qu’il était en train de peler.</p>
-
-<p>Après le dîner, je m’étais retiré chez moi et m’occupais de dépouiller
-une liasse de journaux de France dont je m’étais muni l’après-midi.
-J’entendais Vigel qui allait et venait dans sa chambre, bousculant des
-meubles et des tiroirs, puis qui franchissait la porte-fenêtre et
-commençait d’arpenter la véranda. A la longue, intéressé par cet
-énervement malgré tout anormal, je profitai d’un passage devant ma porte
-pour lui crier:</p>
-
-<p>&#8212;Venez donc fumer un cigare et causer un moment!</p>
-
-<p>Il hésita, puis leva les pailles du store.<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Merci, fit-il en entrant, je ne vous dérange pas? Je sens bien que je
-suis d’humeur exécrable...</p>
-
-<p>Il vint se planter en face de moi. Il n’était vêtu que de son sampot
-cambodgien. Je regardai son torse et ses bras nus, et retins mal une
-grimace devant leur maigreur. Il la vit et me dit, toujours de son air
-de méchante ironie:</p>
-
-<p>&#8212;Hein! il n’y a pas à le nier, je suis en forme! Tâtez ces deltoïdes,
-mon cher.</p>
-
-<p>Je relevai les yeux vers sa figure, au teint gâché, ses joues comme
-ombrées à la mine de plomb.</p>
-
-<p>&#8212;Ma foi, dis-je froidement, vous me paraissez un peu sur les boulets,
-Vigel. Et je pense qu’il y aurait sagesse à retourner au plus tôt à la
-noce arborescente de là-haut. L’air de la cité ne vous réussit guère.</p>
-
-<p>&#8212;Sur les boulets! et il croisa les bras, gonflant bouffonnement les
-muscles, vous ne vous doutez pas que vous avez devant vous un athlète de
-marque, un champion de football, qui va jouer dimanche pour le Trophée
-du Gouverneur et comme avant de deuxième ligne, permettez! Ça vous coupe
-les jambes, mon cher, et à moi donc! C’est Elle qui a trouvé ça! c’est
-sa dernière, la plus chérie de<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span> ses petites inventions! Si bien qu’on ne
-me verra pas jusqu’à dimanche, pour ne pas compromettre mon
-entraînement... Car je suis qualifié, accepté par le capitaine du Stade,
-mon vieux... Il manquait un homme qui a eu l’à-propos de se faire
-charcuter le foie, il y a trois jours, et moi j’ai eu l’imprudence de
-parler d’une vieille inscription au Club à mon premier passage... C’est
-complètement idiot, je ne tiendrai pas jusqu’à la mi-temps; mais voilà,
-Elle le veut!</p>
-
-<p>Je dessinai un geste vague.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! elle le veut! Eh bien, il faut jouer au football puisqu’elle le
-veut et que vous l’aimez.</p>
-
-<p>Il y eut comme le bruit d’un coup de dent sur un os.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne l’aime pas, je voudrais la tuer.</p>
-
-<p>&#8212;Cela revient au même. Mais comme vous ne pouvez décemment pas la tuer
-avant d’avoir gagné le Trophée, je vous le répète, prenez un cigare, un
-fauteuil, un tout petit verre de sherry, à cause de votre entraînement,
-et devisons gaiement.</p>
-
-<p>Il se laissa faire, s’assit, rajusta son sampot, tira quelques bouffées,
-et parut reprendre le gouvernement de ses nerfs.</p>
-
-<p>&#8212;Merci, dit-il enfin, vous m’avez rendu un<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span> premier service. J’allais
-finalement m’imbiber d’éther, ce qui n’était pas proprement, je l’avoue,
-le geste de la situation. Mais, avant d’aller plus loin, il sied que je
-vous la sorte des brumes, cette situation.</p>
-
-<p>Il laissa tomber un peu de cendre dans une soucoupe, et l’écrasa
-minutieusement du bout du cigare,&#8212;honorable prétexte à tenir les yeux
-baissés.</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&#8212;Vous connaissez le proverbe: «Si tu me roules une fois, tu as tort. Si
-tu me roules deux fois, c’est moi qui ai tort.» Eh bien, mon cher ami,
-je suis un homme roulé trois fois.</p>
-
-<p>Je ne manifestai aucune émotion particulière à cette révélation. Il
-continua:</p>
-
-<p>&#8212;La première fois, elle était jeune fille. Cela se passait à Tien-tsin,
-au temps où fonctionnait, à la suite de l’affaire des Boxers, un
-Gouvernement Provisoire, qui avait un engorgement de taëls dans ses
-caisses. Papa Vanelli, qui a un diagnostic étonnant pour ces cas,
-s’était dépêché d’accourir, et avait obtenu je ne sais plus quelle
-adjudication de creusement de canaux. Et moi, je débutais dans la
-carrière sous son égide, et, naturellement, je jouais les pages auprès
-de sa brillante héritière. Je passe<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span> sur les détails: les chevauchées,
-croupe à croupe, dans ce pays d’horizons jaunes, avec cet air de cristal
-entre les dents, les rendez-vous, les innocentes parties de tennis...
-Dieu, qu’elle était jolie, la péronnelle! J’étais jeune, un ange du ciel
-pour le manque de malice, et j’y allais de tout mon cœur. Et j’ai failli
-pleurer quand j’ai appris&#8212;trois semaines après l’appareillage du <i>Lotus
-blanc</i>, qui s’appelait à l’époque le <i>Kwang ping</i>&#8212;les fiançailles
-d’Elsa Vanelli avec Herr Graf von Faulwitz. J’ai failli pleurer,
-simplement, niaisement, sans même penser à prendre une revanche...</p>
-
-<p>Vigel secoua la tête et but machinalement une gorgée de la liqueur
-couleur de sang, que j’avais versée dans son verre.</p>
-
-<p>&#8212;C’est elle qui m’y a fait penser, des années et des années après... Je
-l’ai rencontrée à Hong-kong, seule, le Herr Graf courant momentanément
-le monde, et moi ayant gagné des grades dans l’armée des mercenaires
-vanelliens. Le second jour, elle était ma maîtresse. La seconde semaine,
-je songeais à la faire divorcer. Je jure que c’est elle qui m’en a
-insufflé l’idée la première. Mais à partir de l’instant où c’est moi qui
-ai commencé d’y faire allusion, j’ai senti que la couleuvre me glissait<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span>
-entre les doigts... Et le second mois, le <i>Lotus blanc</i>, le même qui se
-dandine là-bas sur la rivière, est parti un beau matin, arrivé
-mystérieusement de nuit, et Henry Vigel est resté sur le quai de Pa-lung
-à regarder la queue du sillage et à faire le compte de ses piastres. Il
-m’en restait sept... et un stock inappréciable de souvenirs. C’est peu
-de temps après l’établissement de cette balance que je suis monté vers
-les forêts majestueuses du Siam-Cambodge.</p>
-
-<p>«Faut-il insister sur la troisième fois? Je n’étais plus le séraphin
-dans ses plumes candides de jadis. Je m’étais lacé, bardé, cuirassé pour
-la bataille. Seulement, voilà! elle était vraiment trop jolie, et si
-douce! Pendant les huit premiers jours je n’ai pensé qu’à ça, et j’ai
-totalement oublié mon devoir de revanche. Et c’est pendant ces huit
-jours qu’elle a gentiment fait tomber, pièce à pièce, toute ma carapace
-défensive. Et alors, dès que la bonne chair, la bonne pâte rouge, a été
-bien mise à nu, et tous les petits nerfs bien à vif, elle a commencé son
-travail. J’ai connu un boxeur, Dixie Crowd, qui travaillait de cette
-manière. Il choisissait un endroit où le premier <i>swing</i> avait un peu
-marbré, et il revenait, avec insistance; le reste<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span> n’avait pas l’air de
-l’intéresser. Au début on ne comprenait pas bien; on aurait presque dit
-une caresse; mais il appuyait, touchait, retouchait, martelait, gagnait
-sur les bords, avec un art, une méthode! et il finissait toujours par
-mettre son homme en bouillie. Eh bien! voilà&#8212;acheva Vigel d’un air
-piteux.&#8212;Je suis en bouillie... Quant au compte du restant de piastres,
-je viens de l’établir: vingt-cinq. Et le <i>Lotus blanc</i> n’est pas encore
-parti!</p>
-
-<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p>
-
-<p>&#8212;Ma foi, mon pauvre Vigel, pour retaper la bouillie, je n’ai pas de
-baume; mais pour les piastres, je peux bien volontiers pourvoir à ce que
-vous ne vous tourmentiez pas. Naturellement, je n’ai pas grand’chose
-ici,&#8212;il ne faut pas tenter les boys.&#8212;Mais je vais vous remplir un
-chèque sur la banque d’Indochine, où j’ai quelques fonds...</p>
-
-<p>Il me regarda, avec une gratitude sincère et un peu d’admiration, me
-diriger vers le tiroir d’un bureau, et m’ayant remercié chaleureusement,
-se retira, emportant le papier.</p>
-
-<p>Mais, presque aussitôt je le vis revenir, tenant quelque chose dans sa
-main droite fermée.</p>
-
-<p>&#8212;C’est bien le moins, dit-il en étendant le bras, que vous admiriez ce
-bibelot, qui fait<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> juste la différence entre le compte d’aujourd’hui et
-les deux cent vingt-cinq piastres d’hier.</p>
-
-<p>Il ouvrit la main, et je vis, posé à plat sur sa paume, un bracelet
-assez bizarre, tel qu’en portent certaines riches congaïes. Un anneau
-taillé dans une sorte de pierre translucide, sombre et tiède au toucher
-comme de l’écaille noire. Je le pris et restai surpris de l’extrême
-légèreté qu’il accusait, en dépit d’une volumineuse monture d’argent.</p>
-
-<p>Vigel grimaça un sourire.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, mon vieux, deux cents piastres. C’est pour rien. La pierre vient
-d’un lac à ma-kouis des monts Cardamomes et préserve des naufrages...
-C’est même pour cela que j’ai dû expliquer à madame de Faulwitz qu’il
-était impie d’acheter celui de deux cent cinquante piastres, avec
-monture d’or. Car la pierre est si légère, comme vous l’avez constaté,
-que chargé d’argent, l’objet flotte, mais chargé d’or, coule... Enfin,
-sachez, mon bon Tourange, qu’on m’a promis de le porter dimanche en mon
-honneur... Quelque chose comme le brassard aux couleurs du champion&#8212;un
-peu funèbres, les couleurs!&#8212;et aussi, ensuite, dans toutes les
-traversées que fera le <i>Lotus blanc</i>! Mais, en attendant ces heureux
-jours,<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span> je vous dis bonsoir, cher ami. Dieu nous garde d’oublier les
-exigences de l’entraînement et de compromettre la gloire du stade
-saïgonnais!</p>
-
-<p>Il me reprit le bracelet, et se retira définitivement, tenant haut,
-entre le pouce et l’index, le précieux rond, mince et noir comme un
-petit serpent cabalistique, et gouaillant, d’une voix encore chargée de
-rancune:</p>
-
-<p>&#8212;Ah! c’est un bel avant de seconde ligne que le Stade vous montrera là,
-mesdames!<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XIX-a"></a>XIX</h3>
-
-<p>Le coup d’envoi de la partie de football, qui devait mettre en présence
-le <i>Stade Saïgonnais</i> et le <i>Club Chinois</i> de Cholon était annoncé pour
-quatre heures et demie. Lorsque, vers quatre heures, je me dirigeai vers
-le terrain de jeu, une colonne hétéroclite de voitures, de pousses et de
-piétons était engagée déjà, devant moi, sous la longue voûte de
-feuillages de la rue Lagrandière, y laissant suspendu, jusqu’à hauteur
-des vertes ogives, le poudroiement vermeil du bien-hoa foulé. Je ne
-m’étonnai point de cette affluence, sachant que, depuis huit jours,
-toutes les cervelles étaient, peu ou prou, mises à l’envers par la
-perspec<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span>tive du match&#8212;d’un match qui prenait les proportions d’un
-conflit de races. Depuis huit jours, toutes les feuilles locales, y
-compris l’<i>Aube Saïgonnaise</i> d’Hervé de Sibaldi, consacraient des
-colonnes à l’événement. On avait tout discuté: d’abord l’opportunité
-même de cette admission des Asiatiques à une compétition dotée par le
-Lieutenant-Gouverneur d’un trophée sensationnel, puis la composition des
-équipes, la forme, pour chacune, de ses quinze équipiers, l’élection des
-capitaines, le choix de l’arbitre... La désignation in extremis d’Henry
-Vigel avait généralement provoqué la critique. Pour la faire accepter,
-les dirigeants du Stade avaient dû exciper de l’autorité d’une vieille
-compétence britannique de la Hong-kong Bank, attestant avoir vu l’homme
-jouer brillamment pour «Hong-kong Civilians» contre «East Army and
-Navy». Sur les athlètes célestes, mille racontars couraient. On les
-donnait pour de véritables professionnels, introduits en Cochinchine par
-de riches marchands de Cholon et nantis, par ces derniers, d’emplois de
-complaisance sauvant leur qualification d’amateurs et leur laissant tout
-loisir de parfaire leur préparation. On vantait l’aptitude des avants à
-suivre la balle, la vitesse des trois quarts, et la<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span> force prodigieuse
-de l’arrière, un colosse mandchou, à moustache de phoque, haut et rond
-comme un pilier de pagode. Cependant quelques fins initiés les disaient
-«overtrained», un peu forcé à l’entraînement, et d’une nervosité
-insolite chez des jaunes.</p>
-
-<p>Le terrain de jeu avait été choisi au milieu des jardins qui avoisinent
-le palais du Gouverneur. De beaux saos à troncs pâles y formaient mur
-contre le soleil, et couvraient d’ombre le vaste rectangle gazonné. La
-plèbe indigène garnissait, hilare, jacassante et glapissante, trois des
-côtés du rectangle. Le quatrième, celui des saos, était réservé aux
-Européens, lesquels y doublaient et triplaient une haie de vestons
-blancs, la jaquette du lieutenant gouverneur faisant point sombre à
-hauteur du piquet médian, et les toilettes féminines disséminant des
-notes vives tout au long de la corde.</p>
-
-<p>A quatre heures vingt-cinq, les deux «quinze» commencèrent à venir
-occuper leurs postes. J’étais arrivé depuis quelques minutes et
-échangeais des pronostics avec Elsa de Faulwitz, qui, d’un signe,
-m’avait appelé. Vigel, en remontant la ligne de touche, passa près de
-nous et s’arrêta. Il portait le maillot<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> cramoisi des équipiers du
-Stade, la culotte blanche et les classiques bottines à barres
-pyramidales. Elsa, assise sur une chaise, les deux mains au manche de
-son ombrelle, l’enveloppa d’un regard dédaigneux.</p>
-
-<p>&#8212;Décidément, dit-elle, avec une moue, je m’étais trompée. Ce rouge ne
-vous va pas du tout, Vigel. Vous êtes verdâtre, là-dedans.</p>
-
-<p>Vigel ne répondit rien. Je vis seulement qu’il jetait un coup d’œil
-furtif vers le poignet gauche de madame de Faulwitz, qu’encerclait le
-bracelet noir et argent. Ses paupières eurent un léger battement, et,
-nous tournant le dos, il se dirigea vers le centre du jeu.</p>
-
-<p>Les équipes s’affirmèrent vite de valeur égale. Grappes croulantes des
-mêlées, longs coups de pied de dégagement des arrières, prestes passes
-des trois quarts, nulle supériorité dans l’attaque, ou nulle faiblesse
-dans la défense ne se révélait. Chez les hommes de Cholon, un peu plus
-d’acrobatie peut-être dans le maniement de la balle; chez ceux du Stade,
-un peu plus de décision dans l’élan de la course.</p>
-
-<p>Vigel ne faisait pas trop mauvaise figure à son poste. Sa silhouette
-élancée, aux épaules félines, était d’un athlète de classe, en dépit de<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span>
-sa mauvaise condition, et ses prises de l’adversaire pour le plaquage,
-nettes et décisives. Deux ou trois fois cependant il manqua la balle,
-qui lui glissa des mains, et j’entendais, à chaque faute, la voix
-cinglante de madame de Faulwitz:</p>
-
-<p>&#8212;Le maladroit! Est-il permis d’avoir de vilaines mains en beurre, comme
-ce garçon!...</p>
-
-<p>Mais, tout à coup, de la même bouche partit un bravo enthousiaste, et
-deux jolies mains, pas en beurre celles-là, claquèrent avec frénésie,
-cependant qu’en face de nous, de la racaille bigarrée, agrippant les
-cordes, une clameur discordante s’élevait. Tout près des buts menacés du
-Stade, un équipier chinois venait de s’échapper avec le ballon et
-courait marquer l’essai. Malheureusement pour lui, sa natte, qu’il
-portait, pour la partie, soigneusement enroulée autour du crâne, se
-défit, et on la vit battre, dans le secouement de la course, le dragon
-violet brodé dans le dos du large maillot vert.</p>
-
-<p>Fatal échevèlement! Vigel avait pu, pareil à l’ange de la mort, saisir
-au vol la noire tresse, et d’une secousse vigoureuse mettre l’homme à
-terre, à deux pieds de la ligne. En dépit de la réclamation du capitaine
-de Cholon, et du<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> tapage mené par une fraction de l’assistance,
-l’arbitre déclara l’arrêt correct, et n’accorda pas le coup franc de
-réparation. La rumeur qui suivit sa décision n’était pas encore éteinte,
-lorsqu’il siffla pour le repos de la mi-temps.</p>
-
-<p>Je profitai de la pause pour aller complimenter Vigel. Il était étendu
-sur le dos, les bras en croix, à même le gazon, et sa poitrine se
-soulevait avec violence. Il se mit, à mon approche, sur son séant, et
-commença de sucer le citron qu’un équipier lui tendait.</p>
-
-<p>&#8212;Hump! fit-il, entre deux mordillements de la pulpe acide, j’ai mieux
-tenu que je ne l’espérais! Mais ce n’est pas fini! J’ai besoin de
-ménager mon souffle et d’ouvrir l’œil. Le gaillard que j’ai sonné de si
-plaisante sorte va chercher sa revanche... Et, ajouta-t-il, après une
-légère hésitation, madame de Faulwitz, près de qui je vous ai vu, que
-dit-elle de ce spectacle?</p>
-
-<p>&#8212;Madame de Faulwitz a sonorement applaudi, quand vous avez si bien
-plaqué le maillot vert.</p>
-
-<p>Il eut un sourire dur.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! elle a applaudi... Tout à l’heure elle applaudira aussi quand
-c’est moi qui serai salement plaqué!<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span></p>
-
-<p>Le coup de sifflet de l’arbitre, rappelant les joueurs à leurs postes,
-nous sépara, et tout de suite il y eut un figement des bouches et des
-yeux, un arrêt du brouhaha qui laissa seulement perceptible un
-ronflement proche et continu de voitures légères. C’étaient les tilburys
-des riches marchands chinois, mécènes du Club, lesquels ne pouvant ni
-s’asseoir aux côtés des Européens, ni se mêler à la tourbe de leurs
-compatriotes, et pas davantage afficher ostensiblement la nervosité de
-leur attente, avaient imaginé ce sauve-face de tourner, à train de
-course, dans les allées avoisinantes du jardin. Et parmi eux, je
-reconnus l’opulent et corpulent M. A-phat et son minuscule poney noir
-qui, tout barbouillé d’écume, avait pris l’air d’un chocolat à la crème.</p>
-
-<p>Non, madame de Faulwitz n’applaudit pas, quand Vigel fut salement
-plaqué! Cela se produisit quelques minutes avant la fin. Ni l’une ni
-l’autre des équipes n’avait encore marqué les trois points d’un essai;
-mais les hommes du Stade menaçaient à leur tour de très près les buts du
-Club, et l’émotion de la foule grandissait jusqu’au délire. De sa masse
-agglutinée et assombrie&#8212;car le soleil ne rougissait plus
-l’entre-branches des saos&#8212;jaillissait par ins<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span>tants, sous le
-contre-coup d’une saute de la balle, un hurlement rauque et bref, comme
-d’une énorme trompe pressée. Je me trouvai immobilisé contre la corde,
-entre une façon d’énergumène, aux bras tournoyants, qui clamait, sans
-variations, à chaque dix secondes qu’un maillot rouge ou vert
-bondissait: «Le tigre, le tigre!» et madame de Faulwitz qui, grimpée sur
-une chaise, toute rose, les yeux brillants et les dents serrées,
-maintenait son équilibre de statue précieuse grâce à la pointe de son
-ombrelle piquée dans mon épaule. Non, elle n’applaudit pas, quand Vigel,
-projeté subrepticement par son adversaire à la natte, resta là, boulé
-comme un lapin. Elle dit seulement, d’une voix où trépignaient le dépit
-et la colère: «Les rouges vont jouer à quatorze!» mais tout de suite,
-avec une expiration radieuse de triomphe: «Ha! les verts aussi!»</p>
-
-<p>Car l’homme au dragon n’était pas à deux pas d’Henry, qu’il se cassait
-subitement sur lui-même, prenait son ventre à deux mains et s’étalait à
-son tour. Mais cet ébrèchement de chacun des «quinze» n’eut pas le temps
-d’influer sur le résultat, car, au même moment, la grappe compacte des
-vingt-huit joueurs restant s’effondrait et se disloquait par delà la<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span>
-ligne de but et le sifflet de l’arbitre annonçait le triomphe du Stade.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>&#8212;Que disais-je? qu’il fallait garder l’œil ouvert! Je m’en tire avec
-une clavicule fêlée. Tu viendras me voir à l’hôpital, vieux camarade?...
-C’était un coup de casse-nuque que l’autre cherchait. Mais je ne suis
-tout de même pas un novice... Elle disait jadis que je pourrais devenir
-un damné champion... Et le gentleman à face de fièvre jaune aura raison
-d’aller se faire mettre tout de suite de la glace sur le ventre, ou gare
-à la péritonite!<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XX-a"></a>XX</h3>
-
-<p>Je ne fus qu’à moitié surpris de trouver à la maison un billet de
-Vanelli m’invitant à passer à bord du <i>Lotus blanc</i>, le lendemain matin,
-vers les onze heures, pour une communication urgente. J’avais expédié
-mon dernier convoi de deux cents têtes l’avant-veille du match et
-n’attendais plus que l’ordre de remonter vers la troisième rivière.
-Vanelli me le donna en termes sobres et précis, à sa manière:</p>
-
-<p>&#8212;Votre congé est fini. C’est aujourd’hui lundi. Un vapeur part pour
-Pnom-penh mercredi. Vous le prendrez. Si les eaux sont trop basses pour
-vous permettre d’atteindre Battambang, par voie fluviale, vous vous
-procurerez,<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span> en route, des chevaux... L’essentiel est que vous arriviez
-vite. Sur l’itinéraire terrestre, vous pouvez vous renseigner auprès de
-mon gendre, le comte de Faulwitz, avec qui vous déjeunerez tout à
-l’heure... Car nous vous gardons à déjeuner, n’est-ce pas? Ma fille
-tient, je le sais, à recevoir vos adieux, et le <i>Lotus blanc</i> doit
-appareiller à quatre heures.</p>
-
-<p>Je levai les sourcils, étonné.</p>
-
-<p>Mureiro se mit à rire.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, nous quittons Saïgon pour Bangkok. Le Siam-Cambodge a deux
-tronçons, ne l’oublions pas, encore que vous ayez le droit, vous, de
-n’en connaître que le français.</p>
-
-<p>Remonté sur le pont, je trouvai, près du roof, Elsa adossée à la
-muraille, dans sa pose favorite, les bras en croix, les mains au
-plat-bord. A deux pas d’elle, un homme de haute taille faisait danser un
-chien à mâchoire de loup.</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur de Tourange. Mon mari.</p>
-
-<p>L’homme au chien arrêta sur moi, une seconde, le regard d’un œil clair,
-d’une expression impérieuse et froide,&#8212;assez banale, en vérité, dans un
-visage plein, vif en couleurs, et arrondi dans le bas par une barbe
-flave de Germain,&#8212;puis me tendit la main avec une affabilité un peu
-hautaine.<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Vous devez repartir pour Battambang, et si je ne me trompe pour le
-marais de Chang-préah? Curieux pays! Monsieur, voulez-vous que nous en
-causions?</p>
-
-<p>Et m’offrant un cigare, il m’entraîna dans une déambulation que rendait
-possible la double épaisseur de toile mouillée, capotant, d’hermétique
-sorte, tout l’arrière du <i>Lotus</i>.</p>
-
-<p>Il parlait un français correct, dont il cisaillait les phrases en
-membres courts, articulés d’une seule pièce. Je m’étonnai de sa
-connaissance approfondie des régions traversées par le Siam-Cambodge, de
-la lucidité de ses évocations topographiques, de son sens professionnel
-des difficultés à prévoir pour nos travaux. Il s’apercevait de ma
-surprise et, de son côté, paraissait s’en amuser. Il mettait même de
-l’adresse et comme de la coquetterie à utiliser telle de mes réponses
-pour boucher méthodiquement quelque trou de son propre exposé. Mais,
-deux ou trois fois, ayant contrecarré une de ses opinions, ayant touché
-à une pierre de son mur, je vis ses sourcils se froncer et sa tête
-tourner avec raideur sur son cou. Cela me fit songer aux beaux rapaces
-empaillés de Georgie, et mon admiration fléchit...</p>
-
-<p>Herr Graf von Faulwitz, vous êtes un homme<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> de premier ordre quand vous
-avez raison; quand vous avez tort, vous n’êtes qu’une méchante buse
-teutonne! Et dans ce moment toute ma sympathie alla, je ne sais trop par
-quelle réaction, vers cet affreux sang mêlé de Vigel, qui n’a jamais
-tort ni raison, vers mon vieux camarade si souple à s’introduire dans la
-vérité, à se la retourner sur le dos que, ma parole, elle ne présente
-plus ni endroit, ni envers, ni coutures, tout ainsi qu’un maillot du
-Stade.</p>
-
-<p>Le déjeuner fut sans éclat. Invités de seconde série, doublures
-administratives. Visiblement Mureiro liquidait ses politesses.</p>
-
-<p>Un seul convive pétaradait assez drôlement dans cette grisaille, un
-petit secrétaire du Gouvernement, brun et vif comme un grain de poudre,
-qui prit feu à propos du match des Rouges et des Verts et de l’intérêt
-suscité dans la population par ce spectacle athlétique.</p>
-
-<p>&#8212;Hé! que me chante-t-on d’influence anglo-saxonne et de contagion de
-Hong-kong! Ignorez-vous que Saïgon est la ville la plus romaine du
-monde? Que faut-il aux Saïgonnais! Je le dis au Gouverneur tous les
-jours: <i>Panem et circenses!</i> Pour <i>panem</i>, ils ont le riz: c’est
-merveilleux, c’est mieux que n’ont jamais eu leurs ancêtres... Restent
-les jeux. Le football<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span> est un bon exercice de cirque, je le reconnais, à
-part son nom, qui est barbare... Mais je sais bien que si j’étais le
-Gouverneur, je fonderais tout de suite ma gloire en bâtissant à ce
-peuple latin des Arènes... Oui, des Arènes où l’on donnerait des combats
-de tigres et de buffles, de rhinocéros et d’éléphants, et, pourquoi pas,
-des courses de pousse-pousse!</p>
-
-<p>Aux liqueurs, servies sous la double tente du pont, le même petit
-bonhomme, casqué jusqu’au nez, à la ressemblance, j’imagine, d’un
-centurion, se dirigea vers moi et me saisit par un bouton de mon gilet.</p>
-
-<p>&#8212;Vous qui êtes un ami de Sibaldi, venez que je vous explique ma théorie
-de Saïgon.</p>
-
-<p>&#8212;Je la connais, dis-je.</p>
-
-<p>J’étendis solennellement le bras et l’index dans la direction du
-boulevard Charner.</p>
-
-<p>&#8212;<i>Urbs!</i></p>
-
-<p>De son propre index il se toucha la poitrine.</p>
-
-<p>&#8212;<i>Civis!</i> Tout est là,&#8212;continua-t-il d’une voix aux sonorités de
-buccin. Je le dis également tous les jours au Gouverneur! Une chose à
-sentir: la force antique, la beauté dévoratrice de l’<i>Urbs</i>! Une chose à
-comprendre: la dignité du <i>Civis</i>&#8212;ici, le blanc!<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> Et vous tenez la clef
-de ce paradoxal problème: l’expansion coloniale d’une race qui se
-rétrécit autour de ses foyers! Nous Français, nous sommes tout
-simplement les Latins, les fils des sectateurs de Jupiter, dieu de
-l’hégémonie. Nous avons la passion héréditaire et irresponsable des
-grands travaux publics. Nos administrateurs&#8212;encore un point que je me
-plais à signaler bien souvent au Gouverneur!&#8212;ont tous la folie des
-routes. Elles ne se raccordent pas entre elles, de province à province,
-mais réjouissent l’œil du proconsul de leurs alignements milliaires...
-atavisme romain! Atavisme romain, la joie de réquisitionner les
-prestations, les corvées, la main-d’œuvre des milices et de la
-région!... Pensez si dans ce pays à base de ciment, l’atavisme est
-guilleret! Romains, vous dis-je, nous sommes Romains! La lutte du
-<i>Civis</i> contre le pérégrin, de l’ingénu contre l’affranchi, mais nous la
-vivons! C’est la poussée des Asiatiques, le problème du métissage...
-Romaines, nos demeures carrées sans étages, à colonnades à hauts
-soubassements... Et tenez ces simples mots: <i>Puer, abige muscas!</i> Vous
-rappelez-vous comme les magisters s’égaraient dans des gloses à perte de
-salive sur ce <i>puer</i>, qui ne<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span> devait pas se traduire par enfant, mais
-par laquais? Ici seulement, j’ai compris, j’ai donné le juste sens:
-«Boy, chasse les moustiques.» Et c’est pourquoi&#8212;termina le jeune
-conseiller ordinaire de M. le Gouverneur&#8212;c’est pourquoi je me plais à
-voir une Cérès Orizafautrix, assise sous les frises cay-mayeuses de
-notre chambre d’agriculture. J’admire la piété de notre concitoyen qui a
-dressé, sur les piliers de son portail, deux têtes casquées d’Augusta
-Minerva, et j’adore, chaque jour, la blanche Vénus aux bambous, à qui
-furent consacrés les jardins de telle villa du boulevard Norodom.</p>
-
-<p>Un rire éclatant fuse à côté de nous. Madame de Faulwitz secoue très
-haut la cendre de sa cigarette.</p>
-
-<p>&#8212;Savez-vous, monsieur de Tourange, qui a mis les têtes de Minerva sur
-les portails? Mon gros Prussien de mari!</p>
-
-<p>Je scrute, un temps, les longs yeux couleur d’olive.</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur de Faulwitz a donc habité Saïgon?</p>
-
-<p>Un nouveau rire, comme une pluie d’or.</p>
-
-<p>&#8212;<i>Natürlich!</i> C’est quand il a préparé son expédition pour le marais...
-quand les autres<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span> ne savaient pas où il fallait faire passer le chemin
-de fer.</p>
-
-<p>Ainsi, Herr Graf von Faulwitz, c’était vous l’Ennemi! c’était vous le
-reître à la barbe ronde et au gosier dur, le patron de Just Barnot,
-c’est vous qui devez des comptes à l’âme de monsieur Lacroix!</p>
-
-<p>&#8212;Cela a été très difficile de faire changer ce qu’on avait d’abord
-décidé. Papa ne voulait pas. Il disait que le marais coûterait beaucoup
-de coolies. Mais il y avait d’autres considérations, et papa a fini par
-céder. On ne connaît pas mon mari, et comme c’est un homme d’une volonté
-dure!</p>
-
-<p>C’est vrai. On connaît mal le comte de Faulwitz. Je le connais un peu
-mieux peut-être, depuis un tout petit incident de la cérémonie de mes
-adieux au <i>Lotus blanc</i>.</p>
-
-<p>Je venais de baiser respectueusement la main de madame de Faulwitz et de
-lui souhaiter une heureuse traversée, jusqu’à Bangkok.</p>
-
-<p>Elle avait ri&#8212;encore!</p>
-
-<p>&#8212;J’ai un porte-bonheur pour la traversée. Regardez-le.</p>
-
-<p>Prestement elle avait fait glisser le long de son poignet le bracelet
-noir, que je savais<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span> venu du lac à ma-kouis des monts Cardamomes.</p>
-
-<p>Tandis que j’admirais avec politesse, M. de Faulwitz s’approcha de nous,
-très souriant.</p>
-
-<p>&#8212;Quel triste bijou portez-vous là, chère amie?</p>
-
-<p>La belle Elsa rougit imperceptiblement, puis, vite, recomposa son visage
-aigu de petit sphinx féminin et, me reprenant le bracelet, en fit
-chatoyer les transparences dans la lumière.</p>
-
-<p>&#8212;C’est un cadeau, dit-elle, de l’air le plus délibéré du monde, et
-j’étais justement en train d’expliquer à monsieur de Tourange que la
-propriété de cet objet est de flotter, s’il tombe à l’eau, tant la
-pierre en est légère!</p>
-
-<p>M. de Faulwitz souriait toujours.</p>
-
-<p>&#8212;Certes, voilà qui est curieux!</p>
-
-<p>Il s’appuya sur le bordage et, comme distraitement, déboutonna et releva
-un pan de la tente. La rivière apparut, étincelante et tourbeuse, et
-bousculée en tournoiements rapides.</p>
-
-<p>M. de Faulwitz se retourna vers sa femme, et, du ton de la plus grande
-courtoisie:</p>
-
-<p>&#8212;Faites donc l’expérience tout de suite, pria-t-il.<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span></p>
-
-<p>Les yeux verts et les yeux bleus se heurtèrent un instant, sourcils
-tendus.</p>
-
-<p>&#8212;Ne craignez rien pour l’objet,&#8212;le gros Prussien de mari ne se
-départissait pas de son flegme courtois.&#8212;Puisqu’il flotte, Vulcan ira
-le chercher. <i>Acht! Rasch! Da</i>, Vulcan!</p>
-
-<p>D’un bond, le chien-loup, assoupi sur un paquet de filins, avait sauté
-sur la large lisse du bastingage, où son maître, la main au collier, le
-maintenait ployé sur les jarrets. Les yeux bleus s’immobilisèrent à
-nouveau, froids, un tantinet railleurs.</p>
-
-<p>Il y eut un tout petit flouc, comme d’une épluchure jetée au courant, et
-tout de suite l’énorme patapouf d’une bête poilue lancée à tour de bras
-sur le plancher du pont.</p>
-
-<p>&#8212;Il est inutile d’infliger un mauvais bain à Vulcan. L’objet a coulé
-comme du plomb. On vous avait fait un conte, chère amie... Au revoir,
-monsieur de Tourange, n’oubliez pas que la chaloupe pour Battambang part
-après-demain matin, à huit heures, de Mytho.</p>
-
-<p>Madame de Faulwitz avait baissé le front et serré les lèvres, et
-regardait la pointe de son soulier, qui battait un joint goudronné du
-tillac.</p>
-
-<p>Et ce fut seulement au moment où je lâ<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span>chais l’échelle de coupée pour
-enjamber le bordage de mon sampan, que le cristal d’une voix rieuse, qui
-semblait tinter d’un bout à l’autre du <i>Lotus</i>, vibra dans mon oreille:</p>
-
-<p>&#8212;Au revoir, monsieur. Ne manquez pas de raconter à Henry ce qui est
-arrivé à son cadeau!</p>
-
-<p>Je serai bon messager. Je rapporterai l’histoire du bracelet. J’y
-ajouterai même un petit reproche. Puisque, en tout état, le bracelet
-devait aller au fond, ce n’était vraiment pas la peine, mon vieil Henry,
-de faire tant de manières pour l’acheter en or.<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XXI-a"></a>XXI</h3>
-
-<p>Sitôt à quai, je jugeai convenable, en effet, de passer par l’hôpital,
-où j’avais laissé, la veille au soir, Vigel en posture satisfaisante
-quant à l’affaire de sa clavicule. Je croisai, près de la grille, M. de
-Sibaldi. Après une légère hésitation, il fit le mouvement de traverser
-la rue et nous nous abordâmes.</p>
-
-<p>&#8212;Je viens de chez Vigel, me dit-il. Maintenant, il s’est endormi, et le
-médecin pense qu’il vaut mieux le laisser à son sommeil. Mais Henry m’a
-donné sa clef pour aller chercher quelques papiers chez lui... Vous ne
-voyez pas d’obstacle à ce que je m’y rende tout de suite?<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span></p>
-
-<p>Je lui répondis que le boy qui le connaissait, à coup sûr, lui donnerait
-toutes facilités, et nous nous quittâmes.</p>
-
-<p>Par acquit de conscience, je me dirigeai vers le pavillon où était
-soigné Henry; mais l’accès de la chambre du blessé me fut, comme me
-l’avait fait entendre Sibaldi, refusé par ordre médical. Je regagnai
-donc à pied la maison où le boy me rendit compte de la perquisition du
-«vieux monsieur journalisse» arrivé en pousse-pousse et reparti de même.</p>
-
-<p>Je me doutai, tout de suite, de l’objet de cette perquisition, quand je
-vis affiché, le lendemain matin, aux vitrines des librairies de la rue
-Catinat, un placard portant en capitales voyantes:</p>
-
-<p class="c">
-L’AUBE SAIGONNAISE<br />
-<br />
-<small>LES DESSOUS DU SIAM-CAMBODGE</small><br />
-</p>
-
-<p>Pour dix centimes, j’achetai la feuille et la parcourus tout en
-marchant. L’article de tête, non signé, tenait près de deux colonnes.</p>
-
-<p>«Jusqu’ici le Siam-Cambodge avait étiré ses rails à travers les
-broussailles de la forêt indochinoise, tout ainsi qu’à travers celles de
-l’opinion publique,&#8212;vite et sans bruit. Mais il n’en est pas des
-chemins de fer comme des<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> peuples: les plus heureux ne sont pas ceux qui
-n’ont pas d’histoires! Les dirigeants de cette mirifique entreprise le
-savent mieux que quiconque, ayant, comme il est constant, vieille
-expérience en ces matières.</p>
-
-<p>»Que faut-il, en effet, pour qu’une affaire de travaux publics soit une
-bonne affaire... pour l’adjudicataire? Il faut des histoires! Il faut
-que les avant-projets officiels, dont les indications ont servi de base
-au marché, fourmillent de grosses erreurs. Il faut, pour un chemin de
-fer, qu’on trouve du granit au lieu de gravier, de la vase au lieu de
-sable, des montagnes au lieu de plaines, et des marécages au lieu de
-volcans! Alors la compagnie montre terriblement les dents, jure qu’on la
-ruine, menace de fermer ses chantiers... et tout se termine le mieux du
-monde par un petit accord d’arbitrage et un article additionnel au
-marché, où chacun trouve son compte: les experts, les camarades des
-experts,&#8212;ingénieurs ou futurs ingénieurs de la Compagnie&#8212;les
-actionnaires, et même, ô paradoxe, la Colonie! Car une fois voté,
-souscrit, encaissé l’emprunt d’indemnité à ce bon adjudicataire
-malheureux, on s’aperçoit, tout compte refait, qu’il y a encore eu
-erreur, mais cette<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> fois dans le bon sens, et que finalement il reste
-quelques millions de piastres disponibles. Et quel est le gouverneur
-général qu’une telle miraculeuse aubaine, tombée du ciel métropolitain
-sur son budget, n’attendrirait jusqu’aux larmes!</p>
-
-<p>»Pour le Siam-Cambodge, la traversée du marais de Chang-préah représente
-merveilleusement cet imprévu attendu de tous. Ah! vous allez voir ce
-qu’ils vont coûter de vies humaines, ce kilomètre 83 et ses
-adjacents&#8212;il est vrai que, des vies de coolies, nos financiers, grands
-metteurs en action de la morale civilisatrice, auraient pudeur à en
-exagérer le prix!&#8212;Vous allez voir surtout ce qu’il va coûter de tonnes
-de ciment!</p>
-
-<p>»Mais c’est ici qu’éclate le génie de «combinazione» des expérimentés
-dirigeants&#8212;faut-il les nommer?&#8212;du S-H<sup>l</sup> C. Grâce à eux on peut dire,
-en effet, que quand le ciment va, en Cochinchine, tout va... Nous ne
-saurons jamais quelles considérations économico-stratégiques ont amené
-la cour de Bangkok à établir le terminus de son tronçon juste en face de
-ce gouffre de limon, ni quels arguments diplomatiques ont pu faire
-abandonner, du côté français, le raisonnable tracé primitif. Mais ce<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span>
-que nous savons, c’est que, le jour même où cet abandon était agréé en
-haut lieu, étaient déposées, en l’étude de M. Lavize, notaire à Saïgon,
-les statuts de la Société des Ciments Cochinchinois, devenue, comme
-chacun sait, le fournisseur attitré de la Compagnie des Railways. Et ce
-que nous pouvons fournir à nos lecteurs, c’est la liste édifiante des
-actionnaires, souscripteurs d’actions privilégiées, de ladite Société.»</p>
-
-<p>Suivaient une cinquantaine de noms, plus ou moins notables, en tête
-desquels je relevai celui du vieux singe fourré, aux pattes plus noires
-que les mouchetures de son hermine, convive de Vanelli, le jour de mon
-premier déjeuner au <i>Lotus Blanc</i>.</p>
-
-<p>Je tenais encore le journal à la main, quand je pénétrai dans la chambre
-de Vigel. Il se mit à rire, du fond de son lit.</p>
-
-<p>&#8212;Eh bien, comment trouvez-vous ma prose?</p>
-
-<p>&#8212;C’est vous qui avez rédigé ces deux colonnes?</p>
-
-<p>&#8212;C’est moi.</p>
-
-<p>&#8212;Ah!</p>
-
-<p>Je ne manifestai rien de plus et continuai, de l’air le plus naturel:<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Je vous annonce, Henry, que je repars demain pour là-haut: ordre du
-patron! Au cas où vous auriez besoin de piastres, j’ai signé un petit
-papier à votre crédit... Que dit la Faculté, pour votre clavicule?</p>
-
-<p>&#8212;Elle dit qu’il faut un mois. Dans cinq semaines, j’espère être des
-vôtres... Merci pour le papier.</p>
-
-<p>Il ferma les yeux, les rouvrit, m’observa entre les cils, et reprit, la
-voix hésitante:</p>
-
-<p>&#8212;Vous me blâmez, pour l’article?</p>
-
-<p>&#8212;Moi, pas du tout, je vous le jure. Mais ces choses-là ne m’intéressent
-pas.</p>
-
-<p>Il plissa le front comme un homme qui cherche à comprendre.</p>
-
-<p>&#8212;Vous savez, dit-il, tout ce que j’ai mis dans l’article, liste
-comprise, c’est la vérité... Ce n’est pas ma faute, si la vérité n’est
-pas belle!</p>
-
-<p>&#8212;Possible, Vigel! Mais comprenez ce que j’entends par: «Cela ne
-m’intéresse pas!» Je ne suis pas un naïf. Quand vous me dites: «Toute la
-Cochinchine est à fond de boue», je réponds: «Ce qui m’intéresse, c’est
-que, dans cette boue, on ait pu tout de même couler des piliers assez
-durs pour porter des ponts!» Quand vous me dites: «Les Vanelli et
-con<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span>sorts sont des forbans et des fourbes», je réplique: «J’admire, moi,
-que ce ne soient pas seulement la cupidité, l’orgueil, la luxure, mais
-encore l’intelligence, la hardiesse, la domination, qui fassent glu pour
-prendre ces rapaces à leurs propres œuvres!»</p>
-
-<p>Vigel me regardait avec des yeux attentifs, où perçait peut-être la
-satisfaction de surprendre, dans sa franche expansion, une pensée
-jusqu’alors tenue secrète. Quand j’eus fini de parler, il porta sa main
-libre à son front, et s’en fit visière une seconde, comme si une lumière
-trop crue l’offusquait.</p>
-
-<p>Et soudain je vis l’expression de sa physionomie changer, et j’entendis
-sa gorge pousser un gros soupir. Je compris que jouait en lui ce
-mécanisme presque humiliant qui le ploie, d’impulsion, à toute force
-affirmée, du moment que l’affirmation n’implique pas menace directe à
-son égard.</p>
-
-<p>&#8212;Être pris à la glu de nos propres œuvres... oui, vous avez raison,
-Tourange, voilà bien notre aventure à tous! Ainsi moi, par exemple, lors
-de ce stupide spectacle, il n’était pas une personne des deux mille
-rangées autour des cordes à l’exception de vous, cher ami, et&#8212;il pinça
-un demi-sourire&#8212;de celles qui vous<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> approchaient, pour qui je
-ressentisse autre chose qu’un indifférent mépris. N’empêche qu’en
-entendant crier par ces deux mille imbéciles: «<i>Go on</i>, Vigel, <i>go on</i>!»
-je me serais fait casser joyeusement la tête et les quatre membres... et
-pour quoi? ah voilà, Dieu sait pour quoi!</p>
-
-<p>&#8212;Ne vous tourmentez pas trop pour le chercher, <i>old champion</i>, dis-je
-en mettant de l’ordre dans ses coussins en désarroi. Mais, à propos des
-personnes qui m’approchaient, savez-vous que le papillon vanellien ne
-flotte plus sur la rivière, que le <i>Lotus blanc</i> et son étamine rose à
-coins verts ont pris le large?</p>
-
-<p>&#8212;Je le sais.</p>
-
-<p>&#8212;Savez-vous que le comte de Faulwitz, arrivé dimanche soir, et
-l’Ennemi, qui donna tant de tablature à notre camarade Moutier, ne sont
-qu’un seul et même seigneur?</p>
-
-<p>&#8212;J’avais éclairci ce point, voilà tout juste cinq semaines. Et c’est
-même en pensant alors à feu Lacroix et à Fagui que le premier sentiment
-m’est venu d’écrire l’article... Un bon sentiment cela, Tourange!</p>
-
-<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p>
-
-<p>&#8212;Il y en a donc de mauvais?</p>
-
-<p>Il sourit de son côté, assez joliment, ma foi.<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;<i>By Jove!</i> fit-il, avec un geste léger je ne sais plus... Vous me
-brouillez mes idées et ma morale... Mais ne pensez-vous pas que, quand
-l’«autre» lira l’article et verra le Prussien bisquer un peu, elle aura
-de l’estime pour moi?... Et cela me suffit... pour le moment!</p>
-
-<p>&#8212;Vigel, vous serez un homme roulé pour la quatrième fois.</p>
-
-<p>Je lui pris la main et lui souhaitai prompt rétablissement. Quel amusant
-compagnon! Je sens que sa présence me manquera; la mienne lui manquera
-aussi, je veux croire. Je commençais à me l’attacher, ce «civilisé» qui
-n’est ni un Latin, ni un Germain, ni un Yankee, ce garçon aux muscles
-souples, capricieux, lâche et hardi comme une bête&#8212;une bête très, très
-intelligente.</p>
-
-<p>Comme je tournais le bouton de la porte, il me cria d’une voix gamine:</p>
-
-<p>&#8212;<i>Go on</i>, Tourange, <i>go on</i>!<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span></p>
-
-<h2><a id="DEUXIEME_PARTIE"></a>DEUXIÈME PARTIE</h2>
-
-<h3><a id="I-b"></a>I</h3>
-
-<p>En approchant du marais, le chemin qui longeait la voie s’épanouissait
-brusquement, comme un bouquet de fibres au bout d’une corde, et des
-éclaircies, ménagées dans la végétation, dégageaient la vue.</p>
-
-<p>La masse aquatique s’étalait devant nous, flasque, jaune et ridée comme
-la peau d’un énorme batracien. Le soleil y faisait miroiter des taches
-roses et d’obliques bandes d’argent. Sampot ou kéqhouan relevé jusqu’au
-haut des cuisses, les coolies y barbotaient.</p>
-
-<p>On ne voyait qu’échines ployées, bras en<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> action, jambes jaillies dans
-un gras éclaboussement. Très peu de bruit, parfois une sorte
-d’incantation monotone, accompagnant la retombée d’un mouton sur la tête
-d’un pilot.</p>
-
-<p>A droite et à gauche de la longue ligne des travailleurs se discernaient
-les éléments d’un double pont de jonques; mais je comprenais mal que,
-dans l’espace boueux médian, les gens n’enfonçassent guère plus que des
-cultivateurs dans la rizière, au temps du repiquage.</p>
-
-<p>Les regards de Moutier saisirent, sur mon visage, les reflets de mon
-étonnement.</p>
-
-<p>&#8212;Ceci, dit-il avec un sourire, n’est point le moins curieux de
-l’aventure. Le tracé qui nous fut expédié de Battambang, le tracé de
-l’homme barbu...</p>
-
-<p>&#8212;L’homme barbu, «l’Ennemi», interrompis-je, c’était monsieur de
-Faulwitz, vous en doutiez-vous? Vigel et moi l’avons appris là-bas.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! c’est Faulwitz!... Moutier n’eut qu’un petit geste d’indifférence.
-Je disais donc que son tracé empruntait tout bonnement les vestiges
-d’une voie perdue, d’une de ces colossales chaussées, enfouies sous la
-brousse, héritage des Khmers de la légende. Toute la forêt, à deux cents
-kilomètres d’Angkor, est cons<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span>tellée, paraît-il, de ces mystérieux
-carrefours. En grattant du talon la terre rouge, on fait apparaître l’or
-de leurs pierres... C’était jeu d’enfant que de poser des rails ainsi
-sur le dur!</p>
-
-<p>&#8212;On va vite, dis-je, quand on marche dans les pas d’un précurseur.</p>
-
-<p>&#8212;Mieux encore, le marais lui-même est barré d’un seuil rocheux,
-véritable digue qui n’est sans doute que le prolongement de la chaussée
-de la forêt... Je me demande comment Herr Von Faulwitz a relevé la piste
-jusque-là. Ce bûcheron de Barnot n’est tout de même pas assez fouineur
-pour de telles découvertes.</p>
-
-<p>&#8212;En tout cas, remarquai-je, voilà fort probablement l’origine de la
-fameuse légende du Gong, du Gong pernicieux pour les pauvres jonques
-venant sonner leurs carcasses contre cet émail!</p>
-
-<p>Je me replongeai dans la contemplation du barrage, où le grouillement
-des coolies me rappelait cet affairement des bestioles, quand on soulève
-une pierre dans la vase, au bord de la mer. Et j’admirais aussi, tout
-autour, l’immobilité dédaigneuse de l’eau, si l’on peut appeler cela de
-l’eau, en vérité du bronze fluide.</p>
-
-<p>&#8212;Au fait, demandai-je, les sinistres pré<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span>sages des corbeaux jaunes
-n’ont pas eu de répercussion maléfique?</p>
-
-<p>Moutier se contenta d’esquisser un sourire.</p>
-
-<p>&#8212;L’état sanitaire? continuai-je.</p>
-
-<p>&#8212;Satisfaisant... jusqu’à présent du moins.</p>
-
-<p>Il y avait eu un petit intervalle entre les deux parties de la réponse,
-et je voyais bien qu’un pli s’était formé au front de Moutier.</p>
-
-<p>&#8212;Une seule chose, reprit-il, après une hésitation, est ennuyeuse: la
-multiplication des moustiques. De vilains «zanzaris» noirs qui restent
-piqués dans les vêtements comme des grains d’avoine sur une toile à sac!
-D’où sortent-ils? J’espère que ce n’est pas des bois, patrie des
-mauvaises fièvres... Par précaution, nous faisons distribuer de la
-quinine aux coolies...</p>
-
-<p>Il secoua le front, comme pour en chasser un vol importun et, d’un geste
-délibéré, me frappa sur l’épaule:</p>
-
-<p>&#8212;Votre ciment saïgonnais est excellent, Tourange! C’est plaisir de
-travailler avec lui. Nous montons de quinze centimètres par jour. Quand
-le barrage sera à trois mètres, avec vingt-quatre belles arches de
-passage pour les hautes eaux, vive Dieu! nous verserons une coupe en
-libation sur le poteau 83! Vous savez, sans<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> doute, que la frontière
-siamoise est à quelque dix-huit cents mètres à peine de la rive...</p>
-
-<p>Il étendit le bras dans la direction du bracelet bleu roussi, qui était
-à l’orée de la jungle, de l’autre côté du marais.</p>
-
-<p>&#8212;Tout vous attend déjà là-bas, poursuivit-il. Vous n’avez, dès
-aujourd’hui, qu’à nous préparer la route. Bien entendu, vous reviendrez
-à la popote chaque soir, et vous gardez votre sala au milieu des nôtres,
-comme au temps de la troisième rivière. Un sampan sera à votre
-disposition pour la traversée!... Bon! Qu’est-ce que cela?</p>
-
-<p>Un cortège singulier se rapprochait de nous, venant, selon toute
-apparence, du chantier. Un cortège, non, deux groupes de trois coolies
-et dans chaque groupe, l’homme du milieu était soutenu, quasi porté
-comme un ivrogne par les deux autres. Ils passèrent près de nous et l’un
-des hommes valides nous montra, de la main, un vague point du ciel. Les
-faux ivrognes étaient tout pâles, le visage boursouflé, les jambes
-enflées comme par une éléphantiasis. Je vis Moutier mâchonner la pointe
-de sa moustache.</p>
-
-<p>&#8212;Mais, c’est le béribéri! m’exclamai-je.</p>
-
-<p>Je ne connaissais que trop les symptômes de<span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span> ce «mal du pays» des
-Asiatiques, qui m’avait réduit, en quelques jours, de vigoureux coupeurs
-de lianes à l’état de paquets de hardes.</p>
-
-<p>&#8212;J’en ai peur, Tourange. Je m’en vais causer avec le docteur. Vous ne
-connaissez pas, j’y pense, le <i>toubib</i> qu’on nous a envoyé. Un bien
-gentil garçon, s’il avait seulement un peu moins la folie du microscope!
-Que diable! nous ne sommes pas au laboratoire, ni à la clinique, ici...
-Et le problème est simple. Nous voici, quinze blancs et trois mille
-coolies: il s’agit que, mettons, le premier juin, on en trouve encore
-assez pour planter, là-bas, de l’autre côté, un drapeau, un vrai, pas un
-chiffon rose à coins verts, assez pour le planter et quelques douzaines,
-par surcroît, pour monter une garde honorable autour. Et pour le reste,
-Tourange, pour le reste... «moi t’en fiche», comme disait cet artiste
-d’An-hoan!<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span></p>
-
-<h3><a id="II-b"></a>II</h3>
-
-<p>Quinze, et trois mille! Voici huit jours que mon sampan fait la navette
-sur le marais, huit jours que je passe ma revue quotidienne le long de
-la digue... et, nous ne sommes plus que quatorze, et deux mille neuf
-cent quarante-cinq.</p>
-
-<p>C’est Barnot qui fut porté manquant le premier.</p>
-
-<p>J’avais toujours gardé ma sympathie au «bûcheron» laborieux, peu bavard
-et fort adroit batteur de brousse, sous ses apparences de plantigrade
-dandinant. Mais, depuis l’affaire de «l’Ennemi», il y avait toujours eu
-du froid entre Moutier et lui. En dépit du fait acquis,<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> de l’attache à
-l’œuvre commune, de la réconciliation officielle, quelque chose n’était
-pas ressoudé. Barnot ne venait plus à la popote. Il mangeait seul, son
-boy lui préparant, vaille que vaille, une nourriture à base de poisson
-sec et de conserves; et comme, les trois quarts du temps, il prenait son
-repas de midi sur le terrain, il brûlait plus souvent que de raison la
-sieste après le festin. Ce qui, entre parenthèses, lui avait attiré de
-la part du docteur un sévère avertissement.</p>
-
-<p>Personnellement, j’étais toujours resté en termes assez cordiaux avec
-lui, et, quand nous nous rencontrions, nous échangions volontiers des
-histoires de la forêt, dont il connaissait bêtes et plantes mieux que
-quiconque. Ce matin-là même, qui était celui du huitième jour, nos
-sampans s’étaient croisés au pied de la digue, et nous avions arrêté une
-minute nos pagayeurs. C’était l’heure où la chaleur venait maintenant
-d’un seul coup, d’une enjambée sur le monde, dès que le soleil avait
-coupé le fil de l’horizon. Ou plus exactement, c’était la fraîcheur qui
-s’éclipsait. Je n’ai jamais mieux senti que là-bas l’à-propos des
-métaphores sur la personnalité de la nuit, sur sa fuite, sur son vieux
-combat avec la lumière...<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span></p>
-
-<p>Barnot m’avait dit en tirant sa montre:</p>
-
-<p>&#8212;Méfiez-vous. Vous savez que c’est à huit heures que le rhinocéros
-retourne à sa bauge avec une ponctualité de gros chef de bureau.</p>
-
-<p>Je m’étais mis à rire. Nous étions en plein cœur de pays à légendes, à
-croyances fabuleuses; et je n’ignorais pas celle qui avait cours chez
-les indigènes au sujet des rudes habillés de cuir, assez nombreux
-effectivement, de l’autre côté du marais. Les fourrés de certaine
-colline avoisinante recèlent, au dire des ouailles d’A-Ka-thor, la
-retraite mystérieuse où tous les mâles de l’espèce, frappés de caducité,
-se réfugient pour être métamorphosés. Ils y entrent vieux rhinocéros et
-en ressortent jeunes crocodiles.</p>
-
-<p>Je me mis à rire et brandis, comme un épieu, le jalon porte-mine que
-j’avais à côté de moi. Et je ne sais quelle fantaisie me passa par la
-tête de jeter au nez de Barnot, en guise de réponse, deux versets d’un
-psaume de David, accrochés, Dieu sait comment et depuis quand, à un clou
-de ma mémoire! Je savais l’honnête Suisse assez rompu au formalisme de
-son culte protestant, et grand liseur d’Écritures. Je citai donc:<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span></p>
-
-<p><i>Dès que le soleil se lève, ils se retirent et vont se coucher dans
-leurs cavernes.</i></p>
-
-<p><i>L’homme aussitôt sort pour aller à son travail et s’occuper jusqu’au
-soir.</i> (Ps. CIII, 23-24.)</p>
-
-<p>Barnot s’était mis à rire, à son tour, dans son sampan, d’un rire qui
-dégonflait bizarrement, sous les yeux, deux larges poches de caoutchouc
-gris. Si bien que je m’avisai tout à coup que cet étrange facies, où
-tout le reste, à part les poches, était de caoutchouc blanc, eût battu
-de loin, au concours morticologique, toutes nos mines de simples
-candidats à la cachexie... Et nous nous séparâmes là-dessus, lui voguant
-vers sa recherche de bois à traverses, moi, vers une besogne
-d’implantation de la ligne.</p>
-
-<p>La journée fut chaude, très chaude... et, dans le ciel, l’inimitié de ce
-flamboiement gris qui poignarde les yeux! Le soir, j’étais meurtri,
-fourbu, en vérité, comme après le choc d’une bataille; et, vers neuf
-heures, je quittai la popote pour aller dormir. La musique et la malice
-des zanzaris rendaient, d’ailleurs, toute autre occupation intérieure
-sans attraits. Je n’avais pas fait cent mètres sur le chemin longeant le
-marais, que j’entrais en collision avec le docteur.<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span></p>
-
-<p>C’était un bon garçon, de l’avis de tous, notre docteur. On lui
-reprochait, paraît-il, à Battambang, une ferveur un peu jeunette de
-pasteurisation, et, aussi, une insuffisance de principes sur la
-hiérarchie des remèdes, des coolies à ingénieur en chef. Mais, c’était
-un bon garçon. Et quand il voyait à quelqu’un d’entre nous la mine
-particulièrement vidée, il fallait bien qu’il lui tirât tout de même une
-goutte de sang, pour l’étaler sur une lame de verre, à dessein d’en
-contempler les vermicules.</p>
-
-<p>Nous nous heurtâmes littéralement dans la nuit opaque. Moutier nous
-avait bien promis de faire installer sur nos boulevards des poteaux à
-lanternes; mais, en attendant ce mirifique avenir, nous nous contentions
-pour le présent de porter la nôtre à la main, à l’imitation de nos
-coolies. Seulement, depuis deux ou trois jours, il s’agglutinait à leur
-papier de tels tourbillons d’insectes que j’avais laissé la mienne à la
-maison, et le docteur de même. A l’ordinaire, du reste, le ciel était
-luxueusement fourni d’étoiles, dont les reflets traînaient sur le marais
-en longues bandes blanchâtres. Mais, ce soir-là, par mésaventure, il
-flottait, sur la nappe miroitante, une insidieuse buée qui dé<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span>polissait,
-pour ainsi dire, le cristal de la nuit. Toutefois, je reconnus le
-docteur immédiatement à son binocle, et au geste précipité qu’il eut
-pour en raffermir l’équilibre, sitôt après notre abordage.</p>
-
-<p>&#8212;Pour l’amour de Dieu, Tourange, me dit-il, ne vous promenez pas au
-bord du marais à ces heures-ci, par fantaisie...</p>
-
-<p>Sa figure, je ne la distinguais pas; mais, sa voix était trop émue pour
-que je pusse en attribuer l’émotion à la surprise de notre rencontre, ou
-à l’honorable souci de me voir handicapé d’un accès de fièvre.</p>
-
-<p>&#8212;Qu’y a-t-il, docteur? questionnai-je. Moi, je rentre chez moi, mais
-vous, ce n’est point par fantaisie que vous vagabondez par ici?...</p>
-
-<p>Sa <i>sala</i> était, en effet, à l’autre extrémité du camp; en équerre de la
-digue, dans le voisinage de l’infirmerie.</p>
-
-<p>Il ne répondit pas directement à mon interrogation.</p>
-
-<p>&#8212;J’allais avertir Moutier, mais, puisqu’au fait je vous rencontre, cela
-vaut peut-être mieux. Venez avec moi chez Barnot, voulez-vous?</p>
-
-<p>&#8212;Barnot est malade? Blessé?</p>
-
-<p>&#8212;Blessé, non... Mais il sera mort demain matin.<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span></p>
-
-<p>Il avait dit cela d’un ton qui voulait être celui plein d’assurance
-froide d’un éminent praticien; mais, en même temps, il ne pouvait se
-tenir de remuer son binocle sur son nez.</p>
-
-<p>&#8212;Je vous suis, docteur. Ne vous écarquillez pas ainsi les yeux dans la
-nuit. Dans cinquante mètres, il y a un bouquet de lataniers, plus
-visible qu’une armée de nègres. C’est là qu’il faut tourner à droite.</p>
-
-<p>Un bouquet de lataniers... Parfaitement; et même, derrière ces
-lataniers, croissaient, j’y pensai tout de suite, des lianes à belles
-fleurs d’un violet sombre, qui, ma foi, seraient tout ce qu’il faudrait
-pour confectionner une couronne. Quel réflexe baroque fit sauter ma
-pensée et l’immobilisa sur cette incongrue préoccupation? Cela et
-l’agacement que me causait l’agitation des doigts du docteur, voilà ce
-que provoqua d’abord en moi la nouvelle que Barnot serait mort le
-lendemain matin. Et c’est seulement après avoir tourné le noir bouquet
-empanaché de lataniers que je jugeai décent de demander quelques
-explications complémentaires.</p>
-
-<p>Le docteur me les donna à voix basse, comme s’il craignait d’effaroucher
-quelque puissance occulte et rôdeuse.<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;C’est le premier cas européen, mais j’ai bien observé le processus
-chez les coolies. Fièvre? Naturellement. Paludisme? Paludisme... Vous
-savez comme moi qu’il y a une fièvre des bois contre laquelle la quinine
-n’agit pas plus qu’une boulette de farine... Ah! ce marais!... Sacré
-marais! Et puis, il y a la fatigue, l’usure latente, la dévoration,
-c’est le mot, des cellules épidermiques par la lumière... J’ai cherché!
-j’ai cherché!... Mais, un microbe au-dessus de ce sang jaune, c’est
-comme...</p>
-
-<p>Je l’interrompis, car je sentais qu’il allait partir à l’aventure sur
-son dada.</p>
-
-<p>&#8212;Mais, pour Barnot, docteur, qu’y-a-t-il eu?</p>
-
-<p>&#8212;Qu’y-a-t-il eu?... Au fait, il faut bien que vous le sachiez, car cela
-peut arriver, un de ces soirs, à chacun de nous. Ce qu’il y a eu, voici:
-à deux heures, Barnot est tombé en forêt, à l’ombre. Les coolies l’ont
-rapporté. Il était pâle. Vomissements, fièvre...</p>
-
-<p>&#8212;Coup de soleil?</p>
-
-<p>&#8212;Pas coup de soleil... Depuis quelques jours Barnot se sentait las,
-las, comme il disait. «J’ai envie de me coucher pour tout de bon»,
-m’a-t-il confié, pas plus tard qu’avant-<span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span>hier. Donc fièvre. A trois
-heures, 39 degrés, à quatre heures, 39°, 5; à cinq heures, 40°. A six
-heures, décroissance de la fièvre, sommeil, pas coma, je dis bien
-sommeil. Maintenant, ce qui arrivera: à un moment quelconque, dans la
-soirée, il s’éveillera, calme, relativement dispos, lucide... Il sera
-bon que l’un de nous soit là à ce moment, car probablement il parlera.
-C’est même à cette fin que j’allais chercher Moutier; mais il vaut mieux
-vous, n’est-ce pas?... Donc il parlera. Il parlera, puis, la parole
-deviendra difficile, lente, il aura froid, enfin l’algidité, le coma...
-Comme de juste je ferai des piqûres, mais cela ne saurait empêcher qu’à
-trois ou quatre heures du matin, son sang tourne en gelée de groseille
-et qu’il soit temps alors pour nous de faire aux confidences recueillies
-dans la période lucide un brin de toilette épistolaire, <i>ad usum
-familæ</i>.</p>
-
-<p>Il ne me vint pas une minute à l’idée que le programme du docteur pût
-prêter à contestation.</p>
-
-<p>Et j’étais là, en effet, lorsque Barnot s’est éveillé. Il était onze
-heures du soir, je n’eus qu’à le constater au réveille-matin, qui
-battait une vraie chamade sur la table. Barnot remua un peu derrière la
-moustiquaire, puis ouvrit<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span> les yeux, tandis qu’une brusque rougeur
-montait à ses joues pâles, exactement comme si une bulle de sang venait
-crever à fleur de peau.</p>
-
-<p>Je me tenais assis un peu loin de la lampe, à cause de la chaleur
-qu’elle dégageait. Je m’approchai du lit, comprenant que Barnot m’avait
-reconnu, et m’introduisis prestement à l’intérieur de la moustiquaire.</p>
-
-<p>&#8212;Tourange? articula-t-il d’une voix hésitante, et, de ses mains
-étendues en avant, il tâta mes vêtements, comme un aveugle qui s’assure.</p>
-
-<p>Je pris dans les miennes ces deux mains bégayantes et les étreignis. Je
-sentis qu’elles s’abandonnaient aux miennes avec un glissement de
-plaisir, et il me sembla voir quelque chose de clair reparaître dans les
-yeux troubles, comme une flamme s’allume, le soir, à une fenêtre vide,
-pour dire: quelqu’un est là!</p>
-
-<p>Puis, Barnot s’agita, joua des coudes comme s’il voulait se remonter,
-s’asseoir sur son lit. Je jetai un coup d’œil autour de moi.</p>
-
-<p>La chambre était laide et nue. Deux ou trois tables encombrées de
-papiers, quelques nattes vulgaires, à un clou de poutre, un «pêle-mêle»
-de photographies, pour les sièges, du rotin<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span> tout sec. Pas un coussin
-disponible. Seulement une légère pente au matelas du lit sans
-traversin...</p>
-
-<p>Barnot saisit mon regard, et le spectre d’un sourire erra sur ses
-lèvres.</p>
-
-<p>&#8212;Ne cherchez pas, Tourange, il n’y en a pas. Tant pis, je resterai
-étendu; d’ailleurs, je crois que je suis mieux ainsi.</p>
-
-<p>&#8212;Voulez-vous que j’avertisse le docteur? Il est là, dans la pièce à
-côté. On va réveiller aussi votre boy. On vous enverra ce que vous
-voudrez.</p>
-
-<p>J’esquissai un mouvement pour sortir de la moustiquaire; mais les doigts
-de Barnot se cramponnèrent à mon poignet.</p>
-
-<p>&#8212;Non, dit-il, je veux seulement vous parler, Tourange.</p>
-
-<p>Sa voix s’était raffermie.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne voudrais pas qu’il m’arrive quelque chose avant que j’aie pu
-vous parler... pour que vous le répétiez aux autres, à Moutier, à Lully,
-à Fagui...</p>
-
-<p>Sa voix était devenue tout à fait naturelle, à peine plus courte
-d’haleine, une voix sans éclat, sourde, un peu triste, un peu empâtée
-d’accent de terroir, une voix qui, comme sa démarche, semblait traîner
-de la glèbe ou des mottes de gazon...<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Vous leur répéterez que je ne suis pas un mauvais camarade, Tourange,
-comme ils l’ont cru, tous; pas vous, peut-être...</p>
-
-<p>Pour toute réponse, je serrai la main toujours abandonnée dans la
-mienne. Elle était sèche et brûlante au poignet et froide au creux
-humide de la paume; et je dois dire que ce contact ambigu était assez
-désagréable.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne suis pas un mauvais camarade, répéta-t-il, non; mais voilà. Un
-jour, monsieur de Faulwitz est venu. Monsieur de Faulwitz est mon chef,
-j’ai travaillé avec lui au Shantoung... Il est mon chef, comme monsieur
-Lacroix était le chef de file de Lully. Nous pouvons avoir des chefs de
-file différents, et être quand même bons camarades, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>&#8212;Nous sommes tous de bons camarades, affirmai-je. Naturellement quand
-il fait très chaud, on s’énerve, il y a de l’orage... mais cela n’est
-rien, Barnot... rien.</p>
-
-<p>Il ne fut pas dupe de mon ton enjoué.</p>
-
-<p>&#8212;C’était quelque chose tout de même, fit-il gravement. Mais je n’ai
-rien dit à cause du travail, et maintenant seulement que le travail est
-fini pour moi, je veux, je veux parler...</p>
-
-<p>Il fit un effort visible pour tenir bien grands<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span> ouverts, en face des
-miens, ses yeux, dont les paupières battaient automatiquement.</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur de Faulwitz m’a donné l’ordre de ne rien dire de sa vraie
-personnalité, ni de ses travaux, ni de nos conversations; je le lui ai
-promis. C’est tout. Il a travaillé seul. Je ne savais pas d’abord qu’il
-venait pour chercher un autre tracé. Il me l’a dit en partant. C’est un
-article de la <i>Revue de l’École française</i>, vous savez, l’École des
-Études extrême-orientales d’Hanoï, qui lui a donné l’idée de rechercher
-les voies khmères et de les utiliser. «Voilà comme sont les
-Français!&#8212;je répète ses propres paroles&#8212;ils jettent les idées par la
-fenêtre, et ils s’étonnent que celui qui est dehors, à les ramasser,
-soit un jour plus riche qu’eux.» Et c’est lui, lui seul, qui est allé
-sur le marais pour les sondages. Moi, je lui ai gardé le secret, c’est
-tout; mais cela, j’avais le droit de le faire, car c’était mon chef...
-Et si le tracé était meilleur, est-ce qu’on ne doit pas le suivre,
-Tourange, même si nous devons tous laisser nos os sur la route... sur la
-vieille route khmère?</p>
-
-<p>Comme il avait chantonné singulièrement ces derniers mots! Ses yeux
-maintenant étaient fermés, et je sentais la fraîcheur de la paume gagner
-toute la main. Cela me remit soudain<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span> en tête les confidences du docteur
-sur la marche de l’accès; et dégageant mes doigts, je me précipitai hors
-de la moustiquaire. Le bruit fit jouer à nouveau les paupières figées.</p>
-
-<p>&#8212;Mon bon Barnot, dis-je en me retournant, soyez tranquille, je
-raconterai tout cela à Moutier. Reposez paisiblement et, dans quelques
-jours, nous dînerons tous ensemble à la popote.</p>
-
-<p>Je me demanderai toute ma vie pourquoi je déviai dans ce misérable
-mensonge. Il me semble que c’est un peu dégradant que de maquiller ainsi
-la mort à un homme, comme si on ne le croyait pas capable de la regarder
-honnêtement, toute propre et nue!</p>
-
-<p>Mais Barnot me remit lui-même dans le droit chemin.</p>
-
-<p>&#8212;J’ai dit ce que je devais dire. Maintenant qu’il arrive ce qui doit
-arriver! Je ne vous demande qu’une chose, Tourange! J’ai une femme et
-deux enfants à Heidenwalden.</p>
-
-<p>Il rougit faiblement en articulant le nom de la localité, et je sentis
-qu’il avait tâché d’atténuer l’aspiration initiale à la germaine,
-familière à son gosier.</p>
-
-<p>&#8212;Veillez sur les papiers, en cas de décès. Qu’ils soient régulièrement
-faits, pour qu’il n’y<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span> ait pas de difficultés, ni avec notre Compagnie,
-ni avec celle de l’assurance, qui doivent payer toutes deux...</p>
-
-<p>Il laissa rouler sa tête sur son épaule et ajouta:</p>
-
-<p>&#8212;Inutile d’aller chercher le docteur, je m’endors...</p>
-
-<p>Naturellement je me hâtai de cogner à la cloison, comme nous en étions
-convenus avec le <i>toubib</i>. Celui-ci vit au premier regard de quoi il
-retournait, et d’un coup de pied réveilla le boy de Barnot. Alors ils
-commencèrent leur besogne, qui était de frictionner, d’accumuler sur les
-pieds tout ce qu’on put trouver de hardes, et de faire des piqûres de
-quinine et de caféine. Mais le diagnostic de l’homme au microscope était
-bon, et c’était le coma qui venait. J’eus un moment l’idée d’aller
-chercher Moutier. Puis, je réfléchis que Moutier n’avait pas trop de son
-sommeil de la nuit pour la besogne qu’il avait à abattre dans la
-journée; je me dis que Barnot me pardonnerait, à cause du travail. Et je
-pensai aussi que le docteur avait sa besogne à lui dès l’aurore, une
-besogne pour laquelle il fallait qu’il fût alerte et sûr de son œil, et
-je le voyais déjà vacillant. Pour moi, mon utilité immédiate se perdait<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span>
-dans les limbes du kilomètre 84, j’avais des loisirs et je le dis
-franchement au docteur.</p>
-
-<p>Il ne fit pas d’embarras.</p>
-
-<p>&#8212;Merci, mon vieux, dit-il, en me serrant la main. Il n’y a pas à
-espérer que Barnot se montre un malade bien difficile! Vous êtes assez
-grand, n’est-ce pas? pour reconnaître le moment où il y aura du nouveau.</p>
-
-<p>Du nouveau, il y en eut quatre heures après. Décidément les pronostics
-de ce bon garçon qu’était le docteur, étaient dignes de confiance. Je
-m’étais tenu éveillé jusque-là, en étudiant les dessins de moires
-bizarres que formaient les plis du filet de la moustiquaire, ou encore
-en comptant, à mi-voix, les claques que le boy, en rêve, s’administrait
-pour écraser le moustique ennemi. J’en comptai quarante-huit, et au
-claquement de la quarante-neuvième, sembla répondre, du dehors, un cri
-aigu qui me fit tressaillir. Ce cri, je le connais de longue date, c’est
-celui de la grenouille happée par le serpent, dans le marais. Et quand
-il eut cessé, j’en restai péniblement énervé; si bien que le silence de
-la chambre me saisit tout à coup comme du froid. Le boy ne bougeait
-plus, ayant enfoui sa tête et ses mains dans ses hardes, et du côté du
-lit de bambou, le faible<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span> soufflement auquel, depuis des heures, je
-prêtais l’oreille, n’était plus perceptible? Je m’approchai, portant la
-lampe, et je vis que Barnot avait les yeux ouverts, et que les
-mouvements que je faisais avec cette lampe, dont j’avais enlevé le
-globe, ne faisaient pas cligner ses yeux. Alors, je soulevai la
-moustiquaire, et j’abaissai moi-même les paupières.</p>
-
-<p>J’eus pitié du docteur, à cause de la visite, et j’attendis qu’une chose
-blême se glissât entre les interstices de la paillote, pour frapper à la
-cloison. Et il faisait le gris de plomb des aubes tropicales quand je me
-rendis à la <i>sala</i> de Moutier.<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span></p>
-
-<h3><a id="III-b"></a>III</h3>
-
-<p>Nous enterrâmes notre camarade Just Barnot entre cinq heures et demie et
-six heures du soir. Nous avions fixé cette heure, parce qu’elle laissait
-le temps de tout finir avant que la nuit ne tombât sur la fosse, et
-qu’elle permettait raisonnablement d’aller tête nue.</p>
-
-<p>Une clairière rectangulaire, en léger retrait du chemin de rive, fut
-l’endroit choisi. Elle avait dû être occupée par des vivants, car on y
-reconnaissait les traces d’une végétation domestique: des aréquiers, des
-palmiers de l’espèce dite «à sucre», et de ces longs bambous secs,
-pareils à des perches de houblonnières, où grimpe le bétel. Et c’était
-vraiment tout ce<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span> qu’il fallait&#8212;dimensions, terre molle, facilité
-d’accès, et le silence du voisinage!&#8212;pour un coquet petit cimetière.</p>
-
-<p>Comme Barnot relevait du culte protestant, le Père du May, le
-missionnaire des coolies, ne nous servit pas beaucoup. Cependant, c’est
-lui qui s’occupa de la toilette du cadavre, aidé par deux de ses
-chrétiens, dressés depuis longtemps à ce cérémonial. Il eut en outre, à
-ce sujet, un conciliabule avec Fagui, dont nous ne connûmes les détails
-que le soir, à la popote, au moment que Lully fit une remarque un peu
-vive au boy, à propos d’une tache de la nappe. Nous avions tous les
-nerfs aux dents, de chaleur et de je ne sais quoi. Lully apostropha
-l’homme au sampot d’un ton brusque qui n’était guère le sien. Fagui,
-auprès de qui, d’ordinaire, la plus douce agnelle est une panthère,
-intervint avec non moins de surprenante vivacité, et déclara qu’en
-effet, on aurait dû changer la nappe, le matin, mais qu’elle avait donné
-celle qui était propre au Père, pour rouler Barnot dedans, attendu qu’on
-n’avait trouvé chez le vieux Just que des draps à l’«allemande», grands
-comme des mouchoirs de poche, et qui n’étaient pas confortables pour
-dormir mille et une nuits; que d’ailleurs elle nous aurait bien<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> demandé
-un des nôtres, mais que tous nos boys étaient des paresseux, qui
-méritaient la «cadouille», et n’avaient pas fait la lessive sous
-prétexte que les «coolies l’eau» n’avaient pas rempli les jarres; et que
-si l’aventure de Barnot nous arrivait, ce serait tant pis pour nous, on
-nous enterrerait dans des nattes comme des coolies.</p>
-
-<p>Et en guise de péroraison, Fagui piqua une belle crise de larmes... et
-nous tous, pendant ce temps, nous nous regardions décontenancés, comme
-des écoliers pris en faute, y compris le docteur, qui était notre invité
-à l’occasion des obsèques.</p>
-
-<p>C’est Moutier qui, une fois encore, se révéla le chef. Ayant frappé
-légèrement la table de la main, il assura d’une voix calme qu’il
-donnerait des ordres pour doubler la corvée des «coolies l’eau.» On
-avait été pris de court à cause du temps que ce jus de marais mettait à
-déposer son limon et à se transformer en sirop potable; mais cela ne se
-renouvellerait plus. Nous aurions dorénavant, chez nous, chacun une
-paire de draps toujours lessivés de frais pour parer aux imprévus. En
-outre, pour plus de sûreté, il commanderait de la toile à Battambang. Il
-en commanderait, voyons... com<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span>bien? Dix mètres, grande largeur? Et, ce
-disant, il faisait mine de prendre de l’œil nos mesures. Ce qui nous fit
-tous rire, Fagui la première, d’un rire claquant et insensé, au reste,
-comme si nous avions tous mâché du haschisch.</p>
-
-<p>J’étais rompu de fatigue et de sommeil, et je voyais dans une buée, tout
-ce qui se passait devant moi. Mais nous n’en avions pas fini avec
-Barnot, et je dus rester encore à la popote, après les liqueurs. Moutier
-avait décidé qu’on installerait sur l’emplacement de la fosse une dalle
-et une croix de pierre, une dalle et une croix de ce grès dont le vieux
-Just nous avait fournis si abondamment pour notre ballast. D’autre part,
-nous étions unanimes à estimer qu’il serait bon d’indiquer sur la dalle
-que Barnot était protestant, et comme Moutier n’était pas très compétent
-sur ces questions d’étiquette confessionnelle, il s’en rapportait à
-notre délibération commune. Lui fournissait des coolies maçons de choix,
-des élèves de feu An-hoan, susceptibles d’être élevés à la dignité de
-marbriers. Il restait à arrêter ce qu’on voulait graver sur la dalle.</p>
-
-<p>Le docteur proposa une Bible ouverte, car on donnerait facilement le
-modèle aux coolies<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span> avec un vieux registre, et sa proposition rallia
-tous les suffrages.</p>
-
-<p>Puis on tomba d’accord que si on pouvait avoir un petit texte des
-Écritures à épigraphier sur la Bible, cela serait tout à fait bien. Nous
-fîmes porter un billet, par le boy, au Père du May, et celui-ci nous
-envoya un <i>Manuel du Chrétien</i>, où étaient les psaumes de David et tout
-le Nouveau Testament, et, bien que ce fût une édition romaine donnant
-les mots latins en regard des mots français, Just Barnot ne pouvait en
-prendre ombrage et suspecter la pureté des textes.</p>
-
-<p>Le livre passa de main à main. Il avait été très feuilleté, et sa
-reliure de moleskine noire était râpée jusqu’au grain. Et de nous voir
-ainsi, tour à tour, le nez sur les caractères imprimés, cela nous
-rappela une occupation de nos soirées d’antan, quand on avait de beaux
-loisirs au bord de la troisième rivière, et que Barnot possédait son
-rond de serviette à la popote. L’occupation, le jeu consistait à piquer,
-à tour de rôle, sa page dans le dictionnaire de Lully, et à marquer un
-point par mot dont on ne pourrait fournir l’explication... Il y avait
-les cordages de marine et les plantes médicinales qui donnaient beaucoup
-de tabla<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span>ture. Nous fîmes ainsi le concours du <i>Manuel du Chrétien</i>,
-pour la meilleure inscription.</p>
-
-<p>Moutier tomba du premier coup sur un bon texte: «Le soleil ne te brûlera
-point durant le jour.» (Ps. CXX, 6.) Moi, je proposai, de mémoire, mon
-verset du rhinocéros, mais je ne pus le retrouver et justifier de son
-authenticité.</p>
-
-<p>C’est Lully qui emporta le prix: il avait d’ailleurs un avantage visible
-sur nous quant à l’aisance de la pratique dans le maniement des
-feuillets sacrés. Il fut proclamé vainqueur avec le verset 12 du psaume
-pour le jour du Sabbat (XCI, Heb. XCII): <i>Justus sicut palma florebit</i>,
-et après qu’il nous en eut fait remarquer l’appropriation quasi
-prophétique à la tombe de Justus Barnot, creusée au pied d’un palmier à
-sucre.</p>
-
-<p>Nous lui sautâmes au cou pour l’embrasser, et le docteur dénichant dans
-un coin un squelette de couronne, un raté de confection de l’atelier
-funéraire, Fagui le lui enfila sur la tête... Et là-dessus, le même rire
-trépidant nous fit claquer les mâchoires.</p>
-
-<p>L’air de la pièce collait au visage, comme une serviette humide et
-chaude; et la sueur avait fait avec la poudre, sur les joues de<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span> Fagui,
-un mélange épouvantable. Et nous riions de cette mascarade... Ce fut une
-soirée atroce!</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Quinze moins un,&#8212;et trois mille moins cinquante-cinq! Pour les
-cinquante-cinq cela ne donna pas énormément de peine. Il y eut, en
-permanence, une corvée de huit coolies, quatre porteurs et quatre
-fossoyeurs. Une fois, nous entendîmes des musiques; c’était sans doute
-un défunt d’un mérite insoupçonné de nous, un richard qui laissait des
-piastres à sa famille. Cela se passait loin de nos salas, dans une vaste
-lande sans un tronc ni une racine d’arbre, une dépendance du marais à
-peine sèche, facile à creuser, et où il y avait de la place pour les
-trois mille, et même pour quelques autres s’il en venait en surplus.<span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span></p>
-
-<h3><a id="IV-b"></a>IV</h3>
-
-<p>Notre ancienne station de la troisième rivière a reçu de nouveaux hôtes,
-qui l’occupent beaucoup plus brillamment que nous ne fîmes jamais. Ils
-arrivent de Battambang, et ils ont apporté l’éclat, le mouvement, le
-confort qui conviennent aux centres administratifs et aux jolies femmes.</p>
-
-<p>Deux ménages,&#8212;l’irrégularité de l’un admise très longtemps.</p>
-
-<p>Deux ménages entrevus à ma descente vers Saigon: les Lanier et les
-Vallery. Lanier est venu en remplacement numérique de Barnot; et sa
-femme l’a suivi. Ce n’était peut-être pas très sage, à l’avis du
-docteur, du moins,<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span> mais le couple est si gentil qu’il donne envie
-d’excuser toutes les folies. Pour les Vallery, c’est madame Vallery en
-personne qui me fournit les raisons, à la descente du train, où j’étais
-allé me mettre à la disposition des <i>déportés</i>, comme on les appelle à
-Battambang.</p>
-
-<p>&#8212;Vous comprenez, cette madame, elle montrait madame Lanier, c’est «un
-poids léger»; et, si quelque chose la renverse, ce n’est pas tous ces
-hommes qui sauront se débrouiller pour la remettre debout. Alors moi, je
-suis montée avec elle, moi qui suis un <i>heavy weight</i>, et qui la connais
-comme vous dites...</p>
-
-<p>Elle rit, et montra ses belles dents, larges et blanches, et sa lèvre
-bien en chair.</p>
-
-<p>&#8212;Et comme je suis venue, il a bien fallu que monsieur l’Ingénieur en
-chef vienne... Moi, les moustiques, les fièvres, les marais, cela ne me
-fait pas peur; rien ne me fait peur...</p>
-
-<p>C’est vrai, rien ne fait peur à Hetty Dibson. Hetty Dibson n’a pas peur,
-en particulier, d’effarer les Compagnies timides quant à l’estimation du
-confort dévolu à leurs ingénieurs, et quant à la supputation du tonnage
-de bagages à réserver, à cet effet, sur les trains.</p>
-
-<p>Il faut être juste, c’était un <i>heavy weight</i>,<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span> un poids lourd, avec
-toutes les qualités de la catégorie, à commencer par la solidité. Il
-n’eût pas manqué de têtes légères, à sa place, pour jouer, à tort et à
-travers, les favorites du potentat, harceler le potentat lui-même
-d’exigences fantaisistes et ruineuses. Hetty Dibson n’était point de ces
-sottes. Son corps, nourri de pommes à l’anglaise, réclamait autour de
-lui quelque ménagement national, et voilà tout. Le chargement de quatre
-wagons y eût bien suffi, n’eût été cette petite machine à vapeur
-verticale Gilway Bilcox, pas plus haute qu’un éléphant, indispensable
-pour l’eau distillée de la baignoire, le courant des lampes et des
-ventilateurs, et, n’eût été, si l’on veut aussi, ce joli tas de volets
-démontables, d’un modèle bien avantageux,&#8212;le seul qui vous procure un
-jour satisfaisant pendant la sieste, sans que vous soyez poignardé par
-les lames de la lumière, entre les lames du bois. Il y eut aussi, en son
-honneur, de menus travaux de jardinage et d’élargissement d’une piste
-carrossable&#8212;oh! pour un minuscule carrosse caoutchouté à deux roues,
-attelé d’un amour de poney pie, qui permit à ces dames d’aller le soir,
-en bonnes épouses, attendre leurs maris à la sortie du travail. Mais le
-tout ne<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span> prit guère plus de trois cents journées de coolies, et, à mon
-avis, Hetty se montra si contente, que cela ne valait pas la peine
-assurément que Moutier allongeât, devant le père Vallery, la mine du
-notaire de la famille à qui l’on donne l’ordre de vendre la tour des
-ancêtres! Il est vrai que Moutier venait d’envoyer à Battambang la
-statistique officielle de la semaine, laquelle portait à la colonne des
-«en moins» cent vingt-cinq Asiatiques, dont cinquante-huit pour fièvres,
-vingt-sept pour divers et quarante pour diarrhée cholériforme
-contagieuse. Mais quoi! tant mieux alors pour ceux à qui cet éloignement
-momentané du marais avait procuré le bénéfice d’un quasi congé de
-convalescence, ainsi que le fit observer judicieusement Lully. Et en
-définitive, grâce à la route, à la machine et aux bouilleurs Gilway
-Bilcox, et à l’esprit pratique anglo-saxon de madame Vallery, nous
-avions tous de belle eau claire pour notre table, pour nos tubs, et pour
-la lessive de nos draps.</p>
-
-<p>Malgré tout, Moutier garda quelques jours encore un air un peu
-renfrogné, quand il voyait le petit tilbury arriver, le soir, à l’heure
-où des nuages saumon nagent au-dessus du marais, et où un peu de vent
-argente, comme d’une<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span> migration d’écailles, la surface brune,&#8212;le petit
-tilbury noir et le trônement de deux vaporeuses silhouettes blanches, et
-le gonflement de deux écharpes sœurs, l’une rose, l’autre bleue, autour
-de deux fugitives têtes blondes.</p>
-
-<p>Mais le fond de sa mauvaise humeur était moins peut-être un reliquat de
-l’affaire des coolies qu’une conception d’ingénieur qu’il s’était
-forgée, relativement aux rapports de la femme et du travail de l’homme.
-Enfin, je le soupçonnais d’être un tantinet maniaque et de détester tout
-le chambardement apporté dans notre vieux camp.</p>
-
-<p>Je ne le suivais pas du tout sur ce terrain, et j’allais volontiers
-présenter mes devoirs à madame Vallery, et admirer autour d’elle, autour
-de l’éblouissante sala aux volets dernier cri, une génération spontanée
-de boutiques chinoises, d’un ordre de négoce plus relevé que celui des
-échoppes à tout faire attachées à l’agglomération pouilleuse de nos
-coolies. Je vis par exemple apparaître certain jour, pas très loin de la
-borne où le bonze A-Kathor venait s’asseoir jadis pour mendier le riz,
-la face replète et souriante, entre ses montants de bois doré et ses
-tableaux de laque noire, de<span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span> Foung-li, l’orfèvre en titre de madame
-«l’Ingénieur en chef». Car c’était là un de ces points, précisément, par
-lesquels Hetty Dibson se distinguait des petites folles qui n’auraient
-pas manqué de faire venir de la rue Catinat des perles retour de la rue
-de la Paix, ou autres babioles d’un prix sans rapport avec leur volume.
-Hetty Dibson parlait volontiers de son orfèvre et de ses bijoux, du
-temps qu’elle consacrait à la commande de ces derniers, du plaisir
-quotidien d’en dresser l’inventaire, des mérites de la congaïe préposée
-à la garde de leurs écrins. Mais il était bien entendu qu’il s’agissait
-là de bijoux à la mode de Battambang, laquelle est un peu barbare, et
-s’exerce sur de l’argent ou de l’or à dix-huit carats; et pour ces
-bijoux-là, l’orfèvre Foung-li paie tout de suite quarante cents de la
-journée aux artistes chargés de paver leur métal de ces rubis, couleur
-de roastbeef, extraits des mines locales, et dont le prix n’a rien
-d’excessif,&#8212;il vous en coûterait moins cher de vous en faire remplir le
-creux de la main que si vous demandiez, sur place, la même mesure en
-fraises!</p>
-
-<p>Aussi, Foung-li ne trouvant pas qu’il y eût là champ proportionné à
-l’ampleur de son<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span> génie commercial, avait jugé bon d’épingler à sa
-patente d’orfèvre une licence d’entrepreneur de pompes funèbres, et il
-avait fait venir de Cholon et rangé soigneusement, dans un hangar
-couvert de tout le fer-blanc de nos vieilles boîtes à farine, un
-matériel alléchant de bannières, de tableaux, brancards dorés,
-banderoles incrustées de miroiteries, trompes, flûtes et autres
-instruments d’orchestre.</p>
-
-<p>A la bonne heure! Foung-li avait le sentiment de la clientèle; et il y
-aurait plaisir à voir se dérouler, sur les rives du marais, au petit
-jour, de beaux cortèges sonnants, étincelants, flottants, ondulants, et
-dont les tam-tams étoufferaient le Gong maudit!</p>
-
-<p>Le seul enfantillage qu’on pût raisonnablement reprocher à madame
-Vallery, c’était d’abuser de la plaisanterie un peu lourde, un peu
-fatigante, qui consistait à se regarder, sourcils froncés, dans tout
-miroir à portée, ou à se tâter, du bout de l’index, d’un air perplexe,
-la commissure des narines, et à prononcer, avec un rire lugubre, des
-phrases dans le goût de celle-ci: «Vous savez Pip, je vous ai averti. Si
-j’enlaidis trop, je pars. C’est le miroir qui dira: «Partez!» Le jour
-qu’il aura dit, je ferai. Et il est fidèle, lui! Vous<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> ne pourrez le
-corrompre, le soudoyer comme la congaïe qui s’exclame chaque matin, par
-votre ordre, que madame n’a jamais été si «même chose une fleur»!</p>
-
-<p>Quand il fait le temps qu’il fait, même à trois mois de l’époque
-officielle des typhons, il vaut mieux ne pas trop plaisanter, pas trop
-rire... Cela énerve comme un cocktail trop angusturé, et cela se termine
-souvent mal. A mon avis, Hetty Dibson devrait bien le comprendre, et
-surtout le faire comprendre à sa jeune amie, madame Lanier.</p>
-
-<p>Quand ces pointes facétieuses atteignent le cuir tanné du père Vallery,
-cela n’a pas trop d’importance. Cela n’amènera guère, on le sent, que le
-réflexe d’une grosse claque calmante à l’endroit de la piqûre, ou, plus
-probablement, que l’ingestion d’un granule ou deux de philosophie. Mais,
-pour ce rôle de guêpe, la petite Lanier, sous la couronne folle de ses
-cheveux blonds, me semble assumer des prédestinations plus inquiétantes.</p>
-
-<p>Lanier est un grand garçon, un peu faible, un peu flou, que sa famille a
-expédié au Siam-Cambodge, avec toutes sortes de recommandations aux
-directeurs, administrateurs, chefs de train, sur le cher enfant, et,
-c’est à peu près<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span> la première fois qu’on le sort du champ de ventilation
-d’un pankah de bureau. Pour ses débuts, que le Dieu du ciel tropical le
-garde!</p>
-
-<p>Il y a deux éclairs sur le monde, deux épanouissements de fleurs
-fraîches: à l’aurore, de sept heures à sept heures et demie, au
-crépuscule, de cinq et demie à six, et entre les deux, sans
-discontinuer, l’orage blanc de la lumière, le tintamarre solaire qui
-fulgure dans les yeux et casse la tête la plus solide.</p>
-
-<p>Celle de Lanier n’est pas des mieux conditionnées pour la résistance.
-Elle prend au sérieux les piqûres de guêpe; et celles-ci s’enveniment
-justement à proportion qu’on leur accorde une attention hors de saison,
-qu’on les gratte, qu’on y met la loupe pour y chercher le dard. Le
-malheureux voit bien qu’autour des yeux de sa femme, autour des jolis
-globes clairs, poudroyants d’or, de singulières zones bistrées ont
-grandi, et que, sous les pommettes, là où se pavanaient à fleur de peau
-les vapeurs roses d’un sang juvénile, ce n’est pas seulement
-l’amincissement du galbe qui étend maintenant cette stagnante ombre
-grise. Et il tremble quand il la voit, à la manière de madame Vallery,
-occupée à se contempler méditativement les phalanges devant le plateau
-de<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span> son onglier. Il tremble, et se croit obligé d’exhiber des mines
-lamentables, car il l’adore, c’est entendu, avec toute la candeur et le
-touchant égoïsme d’un garçonnet de vingt-huit ans.</p>
-
-<p>Mais, à ces mines longues d’une aune, elle oppose de petits rires
-sourds, ou se met à compter, à haute voix, le nombre de touches de rouge
-devenu nécessaire pour obtenir à ses lèvres «sa teinte». Dix-sept! Deux
-de plus qu’avant-hier! Et, en vérité, c’est à se demander si c’est bien
-pour lui qu’elle est en scène, qu’elle travaille les effets de ce
-marivaudage ambigu... Si ce n’est pas plutôt pour éblouir madame Vallery
-de ses passes savantes au combat de coquetterie, au duel malicieux
-contre l’homme; pour montrer à cette anglo-saxonne, qui n’y connaît
-guère que l’emploi du «direct» d’un bon boxeur, ce qu’est le jeu aigu,
-raffiné, étincelant de la Parisienne!</p>
-
-<p>Je cause quelquefois de tout cela avec Moutier, au lendemain de nos
-visites à la troisième rivière. Moutier n’a-t-il pas un peu la
-responsabilité de nous tous, puisqu’il a celle du kilomètre 83? Et si
-nous sommes tous ici pour être dévorés par ce serpent de fer, lui, le
-grand-prêtre, ne doit-il pas veiller au gas<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span>pillage éventuel des
-réserves d’holocauste? N’a-t-il pas charge d’âmes et de corps?</p>
-
-<p>A l’heure brève où l’étau se desserre, où l’atmosphère se détend entre
-la mâchoire du jour et celle de la nuit, dans la roseur béante du soir,
-nous allons, un instant, le long du chemin de bordure de la voie. Il
-nous arrive d’y croiser le poney pie et le tilbury noir au-dessus duquel
-s’arrondit, sous le vent béni de la course, le double zéro rose et bleu
-des écharpes. Moutier souffre d’une légère boiterie et, pour marcher,
-s’appuie sur une canne, car il a contracté un de ces ulcères, localisés
-mais tenaces, de la pathogénie indigène, quelqu’un de ces <i>pians</i>,
-plaies annamites&#8212;le nom est sujet à variations&#8212;qui ne sont guère plus
-dangereuses, mais pas davantage guérissables, dans la brousse, que des
-engelures dans la cour d’un collège. Cet accident n’entame, au reste, en
-rien l’égalité de son humeur, ni la vigueur de sa pensée à première vue
-un peu trapue, tout en muscles, si l’on peut dire, mais qui se révèle
-soudain richement innervée de sensibilité secrète.</p>
-
-<p>C’est d’un œil maintenant amusé qu’il salue, puis regarde les deux
-rieuses silhouettes féminines disparaître dans la fente d’or que
-mé<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span>nage, au débouché sur le marais, le parallélisme des sombres
-murailles végétales, taillées à même la forêt, à grands pans verticaux,
-de part et d’autre de la voie...</p>
-
-<p>&#8212;Deux femmes, dit-il avec un sourire, deux femmes, et de l’autre côté,
-combien d’hommes? Mais il faut qu’elles aillent là-bas, pour attester
-que le travail de ces hommes est à elles, à elles toutes, les femmes!</p>
-
-<p>Il s’interrompit pour faire sauter, du bout de sa canne, une pierre
-échappée du ballast, et que la trace des frêles roues avait effleurée.</p>
-
-<p>&#8212;Nous autres, mon pauvre Tourange,&#8212;reprit-il, en gardant machinalement
-les yeux baissés vers les rubans imprimés dans la poudre, nous autres,
-nous ne savons, nous ne sentons qu’une vérité, c’est que nous devons du
-travail... et nous voudrions seulement savoir un peu mieux à qui... à
-qui est due cette prestation perpétuelle de notre existence. Et nous
-sommes satisfaits, notre conscience est en repos, si nous l’avons au
-moins consacré, ce labeur d’une vie, à quelque chose, faute de
-quelqu’un, à quelque chose qui dépasse la vie humaine! Et il nous semble
-que celui qui y a droit, celui dont nous ne pouvons deviner la figure,
-mais qui vit dans le monde<span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span> des choses qui dépassent la vie humaine,
-celui-là saura prendre son dû, comme le bonze A-kathor ramassait, hors
-des maisons, l’écuelle de riz déposée par les fidèles. Mais la femme ne
-veut pas comprendre cela! La femme veut que nous sachions que c’est elle
-qui détient la créance de cette dette... La voilà qui s’intronise idole
-centrale, et poursuit de sa colère le labeur de l’homme qui lui est
-volé. Et, le plus triste, Tourange, et le plus admirable, c’est que
-peut-être...</p>
-
-<p>&#8212;C’est que peut-être elle a raison!</p>
-
-<p>Ce n’est pas moi qui ai dit cela, c’est Lully, Lully, l’enfant qui vient
-à nous, en tenue de chasseur, les canons à l’épaule, débouchant d’une
-piste invisible de la forêt.</p>
-
-<p>Et c’est Lully qui ajoute encore, marchant à nos côtés et balançant, de
-la main qui ne tient pas la crosse, une longue fleur odorante:</p>
-
-<p>&#8212;Orgueil de l’homme qui veut suspendre sa durée périssable, sa petite
-moyenne de quarante années à de poudreuses œuvres centenaires! Soif de
-l’éternité misérablement étanchée à une grappe de générations!... Mais
-que voulez-vous que cela fasse, dites, vos travaux, vos monuments, vos
-chemins de fer, hein,<span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span> Moutier, qui dureront combien, vingt, trente,
-deux mille ans, à celle qui porte dans ses flancs toute la lignée
-indéfinie des bâtisseurs?</p>
-
-<p>Aucun de nous ne répond à Lully. Déjà l’heure rose, jaune et bleue
-s’éteint et le soir commence à peser, le soir où l’on évite de parler,
-comme si les paroles prenaient brusquement un poids étrange, qui les
-rend dangereuses à introduire dans les cervelles... Nul oiseau ne coupe
-la fente claire; mais, de-ci, de-là, quelque papillon, luné de bleu,
-volète d’une muraille à l’autre, comme affolé par l’impénétrabilité de
-la paroi. Nous nous collons silencieusement au talus de la voie, lorsque
-reparaît, lanternes allumées, le tilbury garni de ses blanches
-conductrices, derrière qui chevauchent, tête nue, les époux. Et c’est
-seulement au moment où, ayant atteint, à notre tour, le nœud de
-bifurcation, nous découvrons le marais, sur lequel traîne un dernier
-reflet rouge, que Lully s’exclame, avec une gambade d’écolier:</p>
-
-<p>&#8212;Zut! Trop tard, pour aller voir les grues antigones danser devant le
-coucher du soleil!</p>
-
-<p>Sa main désigne, vers l’extrême ouest, au delà de la corne saignante du
-marais, tout un<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span> pan du ciel bariolé comme une lanterne chinoise, et qui
-paraît loin, très loin...</p>
-
-<p>Lully est resté l’homme des eaux limoneuses, le grand explorateur du
-marais. Il connaît les végétations amphibies, les nacres, les corolles
-flottantes, les buissons-radeaux infestés d’abeilles, et surtout la
-prodigieuse vie ailée que le morne léviathan de Chang-préah détache de
-son sein croupi, avec des palpitations lentes ou des jets radieux, le
-matin et le soir, à l’heure des prières.<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span></p>
-
-<h3><a id="V-b"></a>V</h3>
-
-<p>Lully a eu tort de forcer ainsi la note sacrilège, de braver si
-ouvertement, si obstinément le ma-koui du Gong funèbre. Lully a eu
-tort... mais nous! Nous avons eu tort de vivre pour voir cela. Nous
-avons eu tort surtout d’emmener Fagui avec nous, et d’arriver ainsi à la
-minute précise, juste exprès pour voir... Si nous étions partis dix
-minutes plus tard! Si seulement Moutier avait suivi son idée d’aller
-changer de canne, avant de se mettre en route! Nous n’aurions pas vu,
-nous n’aurions pas entendu!...</p>
-
-<p>Sans doute, Georgie n’aurait jamais reparu à la popote; mais nous
-aurions pu supposer<span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span> qu’on l’avait assassiné proprement, d’une charge de
-plomb ou d’un coup d’anspect, ou que lui-même avait choisi un grand coin
-d’ombre épaisse dans la forêt, pour dormir une très longue sieste! Nous
-n’aurions pas vu les yeux, ces yeux où toute l’horreur, remontée du fond
-de l’être, venait crever en deux bulles noires, affreuses; nous
-n’aurions pas entendu le cri, le cri qui secouait, au-dessus de nos
-têtes, les colonnes de la vie et auquel notre silence seul était assez
-atroce pour répondre!</p>
-
-<p>Et voilà qu’il faisait très beau ce jour-là, le trente-quatrième de ma
-réinscription à la popote, ainsi qu’en pourraient témoigner les cahiers
-de Fagui. Il faisait beau, il faisait bon, car un souffle, venant des
-bosquets du Paradis, s’était levé vers la quinzième heure.</p>
-
-<p>Et quand Moutier passa devant ma porte, boitillant mais allègre, et, du
-bout de sa canne, me montra le miracle d’un horizon couleur de jardin,
-c’est de bon cœur que, pour le suivre, j’abandonnai le misérable carnet
-sur lequel j’étais en train de griffonner des pentes et des métrages.</p>
-
-<p>Nous descendîmes la rive vers l’est, tournant le dos au campement des
-indigènes, et, c’est ainsi que nous passâmes devant Fagui,<span class="pagenum"><a id="page_234">{234}</a></span> dont la sala
-était une des dernières dans cette direction.</p>
-
-<p>Fagui, assise sur sa terrasse, n’était occupée qu’à déguster la liqueur
-céleste et, nous ayant fait un signe, elle se hâta de venir nous
-rejoindre, un couvre-chef de fortune épinglé à la hâte sur sa tête.</p>
-
-<p>&#8212;Georgie est déjà parti pour là-bas, nous dit-elle, tâcher de tuer des
-marabouts, c’est la bonne saison pour les brins... Si vous voulez, nous
-pouvons marcher à sa rencontre.</p>
-
-<p>Que Moutier ne suivit-il, à ce moment, son idée d’aller changer de
-canne! Celle qu’il avait à la main se prêtait assez mal à l’appui. Elle
-provenait d’un fléau d’ancienne balance chinoise, dont l’impeccable
-rectitude avait séduit Moutier, non moins que l’agencement
-hiéroglyphique des petits clous de cuivre incrustés dans son bois pour
-indiquer les mesures.</p>
-
-<p>Moutier avait pour ce bâton une prédilection, où se mêlait un rien de
-coquetterie, de cette coquetterie, un peu inattendue dans ses choix,
-spéciale aux hommes qui ne sont pas coquets.</p>
-
-<p>Bref, nous partîmes ainsi à l’heure que le destin voulait, que voulait
-le Gong peut-être,<span class="pagenum"><a id="page_235">{235}</a></span> pour ébranler nos cœurs d’un coup retentissant, au
-seuil de leur folle entreprise.</p>
-
-<p>Nous partîmes. Nous avions la forêt à main gauche, toute luisante des
-bosselures métalliques de ses feuillages, et, à droite, le marais.</p>
-
-<p>Marais, le mot n’est peut-être pas très exact pour ce vaste réservoir
-d’eaux limoneuses qui adopte, vers l’ouest, les alourdissements d’un
-dessin de mamelles, dont deux arroyos figurent les pis nourriciers.
-Marais, non. Toute cette masse filante et boueuse glisse, d’un mouvement
-imperceptible mais sûr, qui suffit à la nettoyer des joncs et permet que
-l’odeur n’en soit pas pis que fade,&#8212;rien autre qu’horriblement fade.</p>
-
-<p>Fagui marchait entre nous, en sorte que, tout en causant, je pouvais
-détailler son délicat profil. Il n’était point trop cruellement altéré
-par l’épreuve climatérique; mais la nuque mince fléchissait, comme si la
-couronne de la chevelure pesait sur elle, de tout son poids de métal
-précieux... Et déjà la crainte des flammes de l’air qui donne à tous
-ici, si l’on n’y prend garde, l’habitude de marcher comme les bêtes, les
-yeux vers la terre.</p>
-
-<p>De quoi pouvions-nous causer? Comme des marins de la mer, comme des
-chasseurs de<span class="pagenum"><a id="page_236">{236}</a></span> gibier, comme un vigneron de sa vendange, comme une mère
-de son fils, comme un soldat de l’ennemi, nous causions de lui, du
-kilomètre 83, de l’espoir de le coucher bientôt sur son lit de béton,
-d’achever le travelage, de voir tendus les quatre rails, fins et
-brillants comme des cordes de guitare... Ah! la belle sérénade, ce
-soir-là!</p>
-
-<p>C’est Moutier qui se révélait ainsi poète, en clopinant. Il était tout
-joyeux, tout inspiré. Le matin même avait commencé de fonctionner
-l’organisation qui doublerait le nombre des trains de ciment arrivant
-quotidiennement de Battambang.</p>
-
-<p>Il y avait bien les cent dix-huit coolies et les deux contremaîtres
-marqués d’une petite croix noire, au rapport hebdomadaire...</p>
-
-<p>Mais, bah! on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.</p>
-
-<p>Et puis, il faisait si beau, il faisait si bon, ce jour-là!</p>
-
-<p>Mais Fagui, levant la tête, dit doucement:</p>
-
-<p>&#8212;Tant pis, si cela marche bien, tant pis, si c’est bientôt fini!</p>
-
-<p>Moutier fronça les sourcils, entendant ces paroles. Mais Fagui répéta de
-la même voix douce, avec un pauvre petit sourire, un sou<span class="pagenum"><a id="page_237">{237}</a></span>rire qui me
-faisait le même effet que lorsque je voyais à ses lèvres, au lieu d’un
-bel œillet de France, quelque triste fleurette du marais.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, tant pis, tant pis pour moi! Vous autres, vous ne pensez jamais à
-cela! vous faites votre œuvre, vous avez votre but, il brille devant
-vous... Mais, nous? Nous sommes casées dans votre ombre, tant que vous
-êtes loin du soleil!... Lorsqu’on le touche, ce soleil, le jour de
-gloire est arrivé, hein! et Fagui n’a plus qu’à disparaître!</p>
-
-<p>Moutier, un peu gêné, tenta de protester, en secouant la tête avec
-énergie.</p>
-
-<p>&#8212;Vous savez bien, Fagui, que vous pouvez compter sur l’affection de
-Georgie...</p>
-
-<p>&#8212;Oui, ici... et c’est justement pour cela que je souhaite que cela ne
-finisse pas. Mais cela finira tout de même. Voyons, Tourange, pourquoi
-vous, hommes honnêtes, voulez-vous, sous couleur de gentillesse, nous
-faire faire de mauvais calculs? Ici, vous êtes très gentils pour moi,
-tous, mais, dans six mois, dans un an, mettons dans deux, vous aurez
-quitté le Siam-Cambodge. Vous serez rentrés à Paris, vous aurez des
-économies, vous pourrez faire la fête, si le cœur vous en dit; et, si
-quelque jour vous rencontrez Fagui à un coin de rue, Fagui,<span class="pagenum"><a id="page_238">{238}</a></span> une femme
-dont le teint aura gardé des stigmates, une femme qui ne sera pas très,
-très élégante... il n’y aura pas longtemps qu’elle aura débarqué,&#8212;eh
-bien! soyons francs, vous la saluerez, oui, de loin, un peu vite, un peu
-honteusement, comme la complice d’une chose dont il vaut mieux ne pas
-parler...</p>
-
-<p>Cette fois, nous protestâmes ensemble véhémentement en tâchant de
-trouver des mots péremptoires pour établir la bonne place de notre cœur,
-la sûreté de notre mémoire et notre inaptitude reconnue à faire la
-fête... Tant que Fagui se prit à rire, ce qui encouragea Moutier à finir
-la chose en plaisanterie.</p>
-
-<p>&#8212;D’abord Fagui, dès le débarcadère, sera très élégante; elle aura des
-chapeaux où frissonneront tous les brins de croupion des marabouts
-massacrés par Georgie en son honneur.</p>
-
-<p>Sur quoi, Fagui retrouve son sérieux, pour affirmer gravement, la
-malheureuse, que c’était elle en effet qui avait conseillé de ne pas
-laisser passer la bonne saison des aigrettes et des marabouts. Car si, à
-Chang-préah, il n’y avait pas lieu de se tourmenter outre mesure des
-frais de modiste, il fallait bien, en conséquence de ce qu’elle venait
-de nous exposer, penser à l’avenir...<span class="pagenum"><a id="page_239">{239}</a></span></p>
-
-<p>Et juste, comme elle répétait: «J’ai profité de ce beau jour pour
-envoyer Georgie», juste comme elle achevait d’assumer bénévolement la
-conduite des rouleaux écraseurs du Destin, un coup de feu éclata sur la
-droite.</p>
-
-<p>Il y avait là des bouquets de ces arbres à troncs blancs, amis des
-terres inondées, que l’on appelle en Cochinchine «des trams»; et leurs
-feuillages depuis un instant nous masquaient la rive.</p>
-
-<p>Par-dessus les cimes, nous vîmes monter, pattes pendantes, très haut
-dans l’air doré, un marabout au manteau de cendre, et quelques paires
-d’ailes moins notables; et nous courûmes vers la détonation, en hélant
-joyeusement.</p>
-
-<p>Alors éclata le cri, le cri de l’homme happé par le marais! Et nous
-vîmes la tête à fleur de boue, la tête, seule, comme hors d’une cangue,
-la tête, et, trouant la tête, cette bouche noire d’où sortait l’appel
-épouvantable, ininterrompu, jusqu’à ce que, d’un coup, le flot immonde
-l’eût bâillonnée...</p>
-
-<p>Je pense que les naufragés, qui ont surpris, d’un radeau, certain
-bouillonnement roux autour de celui des leurs glissé par mégarde, et qui
-ont constaté les suites, sont à même<span class="pagenum"><a id="page_240">{240}</a></span> d’apprécier la qualité de nos
-réflexions pendant ces vingt secondes. Cependant nous fut épargnée
-l’horreur de voir remonter quelque chose à la surface. Cela fit
-seulement un trou sale dans le joli tapis vert, qui donnait, au soleil
-couchant, l’illusion d’une pelouse où mener folâtrer des jeunes
-filles... En arrière s’alignaient des buissons sordides, par lesquels
-avait dû arriver Lully courant vers la pièce abattue.</p>
-
-<p>Bien entendu, je n’observai pas cela tout de suite, ma principale
-besogne ayant été d’abord d’empêcher Moutier de se jeter aussi
-là-dessus, ce que j’obtins en le lançant à la volée&#8212;il n’est pas très
-lourd, le malheureux&#8212;contre un tronc de tram. Ce détournement d’idée
-l’amena à casser des branches avec frénésie, ce en quoi je l’aidai tout
-aussitôt, à dessein d’en joncher le faux gazon et de gagner des mètres à
-plat ventre. C’était aussi vain que de semer de la paille sur le Mé-Kong
-pour construire un pont, et, après dix bonnes minutes, pendant
-lesquelles je laissai les nerfs de Moutier se détendre à cette besogne,
-comme le crépuscule commençait à s’assombrir, je lui fis remarquer qu’il
-était temps de ramener Fagui à la maison. Elle avait fait moins de
-manières que<span class="pagenum"><a id="page_241">{241}</a></span> Moutier, et s’était contentée de tomber raide et de rester
-là, toute blanche et les yeux fermés.</p>
-
-<p>Les trams nous fournirent encore de quoi confectionner une litière pour
-la rapporter jusqu’au chemin de rive. Elle n’était plus évanouie, mais
-s’obstinait à nous regarder, les dents serrées, les yeux
-extraordinairement foncés, virés au noir, et sans faire mine de bouger.</p>
-
-<p>Nous repartîmes ainsi, entre chien et loup, Moutier ayant lâché sa canne
-pour empoigner les deux brancards. Je savais bien qu’en l’état de sa
-jambe, nous ne pourrions aller très loin dans cet équipage; mais je
-tenais à l’éloigner suffisamment de l’endroit. Après un quart d’heure de
-marche clopinante, je lui proposai de faire halte, et lui confiant Fagui
-et le soin de l’éventer&#8212;car le bourdonnement des moustiques
-s’accroissait avec l’opacité des ténèbres&#8212;je pris le pas gymnastique
-vers le camp.</p>
-
-<p>J’en revins avec le docteur et des coolies, et des lanternes, cordes,
-perches et planches. Tout ce dernier attirail était, je l’imaginais
-bien, superflu. Mais je tenais à satisfaire Moutier et les nerfs en
-révolte de Moutier. Fagui était debout quand j’arrivai. Elle ne
-manifesta rien devant mon peloton de sauvetage et se laissa<span class="pagenum"><a id="page_242">{242}</a></span> emmener
-sans difficultés, toujours muette, par le docteur.</p>
-
-<p>Nous autres, nous retournâmes au bois de trams et commençâmes notre
-travail aux lanternes. Nous finîmes par lier une façon de radeau, qui
-nous permît de venir à l’aplomb du trou, reconnaissable, comme un accroc
-au milieu du drap d’un billard.</p>
-
-<p>Mais c’est en vain que nous sondâmes, sur place et alentour, avec nos
-perches et nos cordes à grappins. Ce n’était pas, je m’en doutais, un
-marécage aux croupissements léthargiques que cette fosse de Chang-préah;
-mais, sous la peau figée de la surface, un véritable fleuve de limon
-s’ébranlait, avec un courant et des remous. A un moment donné, la lune
-s’était levée, tout exsangue, au ras de cette plaine hypocrite, et cela
-m’avait fait mal... Elle avait dépassé le zénith et jetait sur le marais
-une grande nacre glaciaire, que Moutier ne voulait toujours pas se
-décider à partir. Quand il fut enfin convaincu de l’inanité de nos
-tentatives, il se mit à jurer comme un païen, puis à hurler que Georgie
-ne s’en irait pas comme un chien crevé, qu’il allait lui bâtir un
-monument mémorable, qu’on coulerait dans le trou, en guise de
-fondations, tout le ciment du kilo<span class="pagenum"><a id="page_243">{243}</a></span>mètre 83, duquel kilomètre, lui
-Moutier «avait sa claque», et que tous les bonzes viendraient se mettre
-à genoux devant le monument, et tous les coolies, encadrés de leurs
-caïs, de même, et qu’il flanquerait de sa main la cadouille à tous ceux
-qui ne s’agenouilleraient pas convenablement...</p>
-
-<p>Et, tout d’un coup, il lui vint une idée beaucoup plus simple, qui le
-calma comme par enchantement. Il souleva son chapeau et resta tête nue,
-deux minutes, face au trou. Et je fis comme lui, un peu honteux de
-n’avoir pas eu cette idée-là plus tôt, au moment, par exemple, que les
-yeux du petit dégageaient toutes les épouvantes, toutes les
-miséricordes, et toutes les écumes de la vie, pour nous demander, en
-échange, ah! Dieu sait quoi!</p>
-
-<p>Moutier eut sans doute le même sentiment, car je vis son regard fuir le
-mien, tandis que, de sa voix ordinaire de chantier, une voix un peu dure
-et basse, il commandait le rassemblement des coolies.<span class="pagenum"><a id="page_244">{244}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VI-b"></a>VI</h3>
-
-<p>&#8212;Grande secousse nerveuse. Folie guérissable, sans doute... Ne pas la
-contrarier, résuma le docteur.</p>
-
-<p>Et il insinua que, si ces dames voulaient se charger de Fagui, elle se
-laisserait probablement emmener sans résistance à la troisième rivière.
-Ce qui serait une solution point mauvaise, étant donné qu’elle ne
-voulait pas rentrer chez elle.</p>
-
-<p>&#8212;Je suis débordé de l’autre côté, mon pauvre Tourange, et en
-avertissant seulement madame Vallery, qui me paraît être la tête froide
-de là-bas, de ne pas trop se laisser impressionner par le cri...<span class="pagenum"><a id="page_245">{245}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Quel cri? interrompis-je, avec un petit serrement de gorge, au
-souvenir...</p>
-
-<p>Le docteur ajusta son binocle sur son nez.</p>
-
-<p>&#8212;Au fait, je ne vous ai pas raconté ce que je suis devenu, hier soir,
-quand vous me l’avez confiée. Tout alla bien pendant les premières
-minutes. Fagui s’était mise debout et marchait à mon côté
-tranquillement, la tête basse; pour plus de sûreté, j’avais pris son
-bras... Tout alla bien jusqu’à ce tournant où le chemin laisse à droite,
-vous savez, tout un chapelet de petites mares, pas très loin de
-l’ancienne sala de Barnot. Comme nous attaquions le tournant, voilà
-qu’un cri de perdu nous part quasi dans les jambes, un de ces affreux
-cris de grenouille déglutinée par le serpent d’eau... Et, tenez,
-précisément, la nuit de Barnot, vous rappelez-vous, nous eûmes une
-sérénade de ce goût-là... Point surprenant qu’en recevant cette musique
-dans les oreilles, la pauvre femme soit retombée raide, avec de grands
-tremblements dans tout le corps, comme s’il y passait des décharges
-électriques!... Grenouille, contractions, je pensais à l’expérience de
-Galvani, était-ce bête, hein!... Il a fallu la recoucher sur sa litière
-et la transporter comme une blessée. Je comptais la déposer sur son lit,
-m’en<span class="pagenum"><a id="page_246">{246}</a></span> remettre à la congaïe du soin de la dévêtir, et passer la nuit
-dans la chambre voisine, à toute éventualité. Mais, sitôt sa porte en
-vue, la voilà qui bondit sur ses pieds, et, quand je veux l’engager sur
-l’escalier de sa véranda, qui me résiste et se met à crier, à crier, à
-la façon de la grenouille... Ma foi, je l’ai ramenée jusque chez moi.
-Elle a été bien gentille, la pauvre, sauf que jusqu’à quatre heures du
-matin, par intervalles, elle lançait ce cri déplorable, pendant une
-dizaine de secondes, de moins en moins fort... à la fin tout doucement,
-comme pour elle... et puis, elle s’est endormie. Ce matin elle est très
-calme; elle cueille des branches dans mon jardin et les met dans les
-pots que lui présente le boy.</p>
-
-<p>Je serrai la main du docteur.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez raison, dis-je. Le meilleur serait de l’éloigner d’ici pour
-quelques jours, de la transplanter dans un milieu où rien ne soit pour
-la froisser. Je crois qu’en effet madame Vallery est la femme de la
-situation. Je l’ai vue s’occuper de la congaïe de Dumoulin, mon
-contremaître, et cependant nous savions tous le vrai nom de la diarrhée
-de cette malheureuse... <i>Good bye</i>, docteur! Je vais parler à madame
-Vallery.<span class="pagenum"><a id="page_247">{247}</a></span></p>
-
-<p>Hetty Dibson, chez qui, le temps de sauter en selle, je me suis rendu,
-s’est avérée la tête froide et solide que nous espérions. Il fut convenu
-que, l’après-midi même, elle viendrait chercher Fagui en tilbury, et
-qu’un paquet de linge et d’objets de toilette, préparé par la congaïe,
-suivrait. Elle voulut me garder à déjeuner, mais je déclinai son
-invitation, ne me souciant pas de laisser Moutier seul à la
-popote,&#8212;elle était déjà bien assez vide!</p>
-
-<p>A onze heures et demie, je me retrouvai donc tête à tête avec André. Sa
-mine était mauvaise, je ne pus m’empêcher de lui conseiller un peu de
-repos. Mais il haussa doucement les épaules et me répondit, avec un
-sourire paisible, que le plus simple était, maintenant que la machine
-était lancée, d’espérer qu’elle tiendrait jusqu’au bout. Puis, il
-m’entretint, sans transition, des mesures qu’il avait arrêtées dans la
-matinée. Mesures dont j’aurais été surpris, sans doute, il y a quelques
-mois.</p>
-
-<p>Il m’annonça qu’il avait demandé au Père du May de venir réciter les
-prières funèbres sur l’emplacement où était enfoui&#8212;il hésita à
-prononcer le mot&#8212;Lully; que lui-même se proposait d’accompagner le
-Père, et que, plusieurs contremaîtres ayant manifesté une réso<span class="pagenum"><a id="page_248">{248}</a></span>lution
-semblable, il avait décidé que la cérémonie aurait lieu au coucher du
-soleil, à la fin du travail, laquelle fin serait devancée d’une heure à
-cet effet.</p>
-
-<p>Je l’assurai de ma volonté d’être à ses côtés, et je réclamai d’avertir
-le docteur et les gens de la troisième rivière, à l’exclusion des dames
-qui seraient occupées ailleurs; et, à ce propos, je lui rendis compte de
-l’emploi de ma matinée. Il nous approuva de point en point et ajouta
-seulement:</p>
-
-<p>&#8212;On ne peut laisser la sala abandonnée aux congaïes et aux boys. Allez
-faire un inventaire. Mettez de côté ce qui, papiers ou souvenirs, peut
-intéresser la famille; on l’expédiera à Battambang. Pour le mobilier et
-le linge de la maison, on les dirigera peu à peu vers la troisième
-rivière. J’imagine que vous n’êtes pas un homme de loi&#8212;en disant ces
-mots, il me regardait dans les yeux&#8212;et que nous ne chicanerons pas ici
-sur l’union libre.</p>
-
-<p>Nous mangions vite, évitant instinctivement de regarder autour de nous,
-et de constater par exemple que les bouquets des vases auraient dû être
-changés. Ils avaient été faits, la veille, par Fagui, avec ces plantes
-du marais, dont les fleurettes sont pareilles à des gouttes de cire<span class="pagenum"><a id="page_249">{249}</a></span>
-rouge, et dont les feuillages noircissent et se corrompent très vite à
-l’air pur.</p>
-
-<p>Comme nous avalions le café, nous entendîmes un pas monter la véranda,
-un pas d’Européen, nous ne pouvions nous y tromper, tout assourdi qu’il
-fût par la chaussure chinoise, et le Père du May apparut dans
-l’encadrement de la porte. A l’exception de la botte de toile à semelle
-de feutre, son costume était celui des prêtres français: soutane
-d’anacoste noire, rabat bordé de perles blanches, ceinture à la taille
-et barrette sur la tête. Il avait la main gauche fermée sur son livre,
-et la droite, celle qui venait de déposer le parasol contre un poteau de
-la véranda, passée à la ceinture, selon un geste qui lui était familier;
-et, quoique, à son essoufflement, on pût deviner la rapidité de sa
-course, son visage était sec et sans rougeur.</p>
-
-<p>Moutier vint avec empressement à sa rencontre et lui offrit un siège;
-mais il le refusa, d’un geste de la main qui tenait le livre, et,
-debout, nous exposa l’objet de sa visite, de la voix grise qui était la
-sienne, et sans se départir de ce sourire qui ne quittait guère ses
-lèvres soigneusement rasées, mais qui ne découvrait jamais les dents.<span class="pagenum"><a id="page_250">{250}</a></span></p>
-
-<p>Il exposa qu’un grand nombre de ses chrétiens faisaient partie des
-équipes placées sous les ordres de M. Lully, et, sachant qu’on devait
-aller dire des prières pour lui, seraient heureux de grossir le cortège
-de leur présence et de celle de leurs camarades.</p>
-
-<p>&#8212;Je crois pouvoir répondre du bon ordre, monsieur, ajouta-t-il. Mais,
-vous n’ignorez pas le goût de tous les Asiatiques pour les pompes
-funèbres. Verriez-vous un inconvénient à ce qu’ils donnent, à cette
-occasion, libre carrière à leur fantaisie? Bien entendu, je serai là
-pour veiller à ce qu’elle ne dépasse pas certaines bornes.</p>
-
-<p>Moutier octroya toutes les permissions, et félicita même chaleureusement
-le Père des bons sentiments de ses chrétiens. Celui-ci reçut les
-félicitations avec son éternel sourire, où l’on pouvait retrouver une
-politesse distante d’homme du monde, aussi bien qu’un embarras de paysan
-s’astreignant à l’amabilité, s’inclina légèrement, et s’en fut rouvrir
-le parasol qu’il avait laissé sous la véranda.</p>
-
-<p>Moutier écouta longuement le bruit discret de son pas disparaître, comme
-volatilisé dans la fournaise extérieure, puis me dit, avec un regard
-singulièrement expressif:<span class="pagenum"><a id="page_251">{251}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Personne ne saura jamais les services que nous a rendus cet homme! Je
-n’ai pas eu une révolte, pas une rixe, pas un semblant de désordre. Il
-n’est jamais venu, comme ne s’en serait pas fait faute quelque <i>Padre</i>
-d’ordre inférieur, me harceler de réclamations au nom de ses protégés...
-Les bonzes et le pieux A-Kathor ont tout machiné, j’en ai eu les
-preuves, pour provoquer une grève et des troubles. C’est à lui, à lui
-seul que nous devons de ne pas avoir nos chantiers déserts. Décidément
-Mureiro Vanelli est très fort!<span class="pagenum"><a id="page_252">{252}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VII-b"></a>VII</h3>
-
-<p>Ce fut un étrange cortège que celui que nous menâmes en l’honneur et
-sauvegarde de l’âme de l’ingénieur George-Antoine-Louis Lully, décédé à
-Chang-préah dans la trente et unième année de son âge. Ce fut un étrange
-cortège que celui de cette promenade aux flambeaux, conduite par un
-prêtre, et se déroulant comme un dragon fumeux et resplendissant au gré
-des méandres d’une rive innommable. Près de douze cents coolies étaient
-venus, et&#8212;comme on ne pouvait passer qu’à trois de front,&#8212;du Père du
-May, qui, en surplis empesé de frais, une étole noire au cou, ouvrait la
-marche, au vieux Foung-li veillant, à l’arrière garde, sur<span class="pagenum"><a id="page_253">{253}</a></span> le contenu
-de son hangar vidé, il y avait place pour plus d’une belle ondulation.</p>
-
-<p>Chacun de ces volontaires portait quelque chose à l’épaule, qui une
-hallebarde, qui la tige d’un dais, qui la hampe d’une bannière. Pour
-celles-ci, leur soie rouge ou mauve était peinte ou brodée
-d’inscriptions, dont le texte avait été soigneusement expurgé par le
-Père; un gigantesque drapeau tricolore dominait, comme une tente au
-sommet d’une colline, leur peuple chatoyant.</p>
-
-<p>Les figurants, qui n’étaient pas dépositaires d’un de ces numéros
-recherchés du matériel de Foung-li, s’étaient équipés à tout le moins
-d’une grosse branche d’arbre, habillée de ses feuillages et retenant à
-sa fourche, comme un nid de phénix, une ronde lanterne, jaune ou rose,
-ou simplement blanc-de-deuil. Les plus ingénieux, s’inspirant du rite
-qui veut qu’à l’occasion des fêtes funéraires, soient exhibés les
-simulacres des objets familiers du mort, avaient choisi de confectionner
-des grues éclatantes, au bout de longues perches, dans la buée rousse
-des fumées.</p>
-
-<p>Les caïs, le rotin au poing, maintenaient un ordre exemplaire dans les
-rangs, et leurs vêtements de gala aux nuances tendres, bleu pâle<span class="pagenum"><a id="page_254">{254}</a></span> et
-lilas, faisaient des taches miroitantes, comme des plastrons de
-cuirasses dans le clair-obscur du cortège.</p>
-
-<p>Toute cette belle ordonnance ne s’était pas établie, cela va sans dire,
-sans à-coups, rumeurs et perte de temps; et il était tout à fait nuit
-lorsque nous nous mîmes définitivement en route.</p>
-
-<p>Immédiatement derrière le Père, marchaient des joueurs de trompette qui
-commencèrent à tirer de leurs instruments des sons prolongés, graves et
-monotones, comme des glas.</p>
-
-<p>Oui, c’était un étrange cortège et je suis sûr que Georgie n’en aurait
-pas détesté le spectacle pittoresque. Malheureusement je n’avais pour
-voisin que ce pauvre Lanier, qui ne cessait de geindre et de s’éponger.
-Il me parut insupportablement nerveux, et, comme je lui demandais des
-nouvelles de Fagui, tout ce qu’il trouva à me répondre, c’est quelque
-chose comme: «Mon cher, si cela continue, dans quelques jours nous
-serons tous plus fous qu’elle.»</p>
-
-<p>Arrivés au bois de trams, nous nous entassâmes tant bien que mal sur la
-rive ferme, et laissâmes le Père entonner les prières et purifier le
-marais d’eau bénite, dans la direction de l’endroit...<span class="pagenum"><a id="page_255">{255}</a></span></p>
-
-<p>Toute la foule des coolies chantait, à son signal, le <i>Dies iræ</i> avec
-une prononciation des mots latins à la française et une justesse
-d’émission des notes du plain-chant stupéfiantes. J’observais
-curieusement ces faces placides essayant de se terrifier chrétiennement
-à l’évocation des tribulations redoutables par lesquelles doivent passer
-les vénérés ancêtres... Et jusqu’à quel point le Père était parvenu à
-opérer cette transmutation des cervelles, c’est ce que je ne voudrais
-guère approfondir. Mais je sais qu’en revanche, pour nous autres, une
-transmutation contraire n’était pas loin d’être réalisée, et que cette
-prose funèbre nous semblait aussi peu de saison qu’un vêtement noir, par
-exemple.</p>
-
-<p>Nous étions là, nous le sentions bien, pour rendre hommage à notre
-camarade, ouvrier de l’œuvre, et, par-dessus l’ouvrier, à l’œuvre
-elle-même, et, par-dessus l’œuvre, à Celui qui, comme avait dit Moutier,
-a qualité pour ramasser tous ces hommages, comme le bonze son riz... Et
-notre âme était sereine et joyeuse, je le jure!</p>
-
-<p>Il n’y avait une toute petite exception peut-être que pour ce malheureux
-Lanier qui, visiblement, ne gouvernait plus ses nerfs. Et lorsqu’au<span class="pagenum"><a id="page_256">{256}</a></span>
-moment du <i>Tuba mirum spargens sonum</i>, les trompettes crurent bon de
-scander le chant de quelques meuglements qui se répercutaient sur l’eau
-lourde comme un miroir de bronze, voici le pauvre homme qui se met à
-pleurer, comme si c’était sa jeunesse et sa joie qu’on jetait à l’abîme.</p>
-
-<p>Cependant, quand ils eurent fini de faire monter le chant terrible vers
-le Dieu de l’Universelle Vengeance, les choristes passèrent à quelques
-cris plus nationaux, à destination spéciale du ma-koui de Chang-préah;
-et ce faisant, brandissaient les oiseaux de papier et de feu vers le
-ciel écrasant. Et juste, à cet instant, la lune se leva, ronde et
-cuivrée comme un gong, et sa lumière fut vite assez abondante pour qu’au
-retour on pût éteindre les lanternes, par économie, sur l’ordre du
-Père.<span class="pagenum"><a id="page_257">{257}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VIII-b"></a>VIII</h3>
-
-<p>Il y a quelque chose de plus au fond du marais, et que le Père n’ira pas
-bénir! Quelque chose que le docteur et moi avons jeté hier soir, et qui,
-Dieu nous entende! ne remontera pas des tréfonds...</p>
-
-<p>J’avais employé la sieste à inventorier la succession de Lully. Point
-n’était matière à gros travail: des papiers, une montre, des bibelots
-personnels, les hardes du défunt, comme disent les formules
-officielles... Du tout, avec l’aide du boy, j’avais empli quelques
-caisses, bien assaisonnées de poivre du pays, que Battambang se
-chargerait de faire parvenir à qui de droit. La moitié de l’argent,
-quatre cents piastres<span class="pagenum"><a id="page_258">{258}</a></span> environ, devait prendre dans une enveloppe
-cachetée le même chemin. L’autre moitié de l’argent et les meubles
-restaient, jusqu’à nouvel ordre, la propriété de madame
-Françoise-Marguerite Dumont. Tout ce mobilier, y compris le piano à
-table mécanique, valait, d’ailleurs, sans plus, les frais de son
-transport. Quant à ces meubles spéciaux que représentaient les oiseaux
-empaillés, nous avions décidé, Moutier et moi, M. Vallery assistant à la
-délibération, qu’ils étaient censément passés au feu des enchères et
-adjugés, sous astreinte de rester momentanément sur leurs perchoirs; à
-savoir, à Moutier, le lot des rapaces, à Tourange, celui des échassiers
-et des palmipèdes. Ce qui permit de joindre quatre billets de cent
-piastres à chacune des bourses de la communauté.</p>
-
-<p>Il ne me restait plus qu’à pénétrer dans une petite pièce que Lully
-appelait son atelier, sans que j’eusse jamais su au juste à quels
-travaux il s’y livrait: peinture, photographie, menuiserie. A vrai dire
-nous le soupçonnions plutôt de manigances artistiques, mais il était,
-sur ce chapitre, d’une réserve qui tantôt vous présentait les voiles
-d’une timidité virginale et tantôt les verrouillements inquiétants d’un
-arcane d’alchimiste. La chaleur était très dure, et le<span class="pagenum"><a id="page_259">{259}</a></span> peu de mouvement
-que je m’étais donné avait suffi à procurer à mon épiderme la tonicité
-d’une vieille serviette de bain. En ouvrant la porte que je franchissais
-pour la première fois, j’éprouvai une sensation marquée de fraîcheur,
-que je m’expliquai d’abord par l’orientation de la pièce, mais je
-flairai en même temps une odeur bizarre et fade, dont je n’analysai
-exactement la désagréable fadeur, qu’après avoir vivement poussé le
-volet de bois plein de l’unique fenêtre.</p>
-
-<p>C’était l’odeur même du sommeil du marais, du limon des couches
-profondes... Et, en effet, au milieu de la pièce, un grand baquet
-débordait d’une glaise gluante et rougeâtre. A sa couleur, j’en reconnus
-l’origine; elle provenait à coup sûr du banc argileux qui venait
-affleurer la rive, au sud de la digue. Une ancienne tradition locale
-attribuait à cette argile des propriétés plastiques et céramiques égales
-à celles des meilleures terres de Cay-may en Cochinchine, encore que son
-exploitation demeurât englobée dans l’anathème général jeté sur le
-domaine du Gong. Mais Georgie bravait l’anathème!</p>
-
-<p>Outre le baquet, il n’y avait dans la chambre qu’une façon de sellette
-de sculpteur<span class="pagenum"><a id="page_260">{260}</a></span> et, sur une alignée de planches en étagère, tout ce qui,
-modelé par les doigts de Georgie, était passé de cette sellette sur les
-planches. Mes nerfs sautèrent à la révélation de ce musée des horreurs,
-complément inattendu du beau cabinet.</p>
-
-<p>Toutes les bêtes gluantes, toute cette faune grouillante, innommable et
-répulsive des eaux épaisses comme le sang, tout le cauchemar flasque,
-gélatineux, visqueux, pustuleux, écailleux du marais, chéloniens,
-sauriens, et batraciens, têtards, tritons et salamandres, escargots
-géants, sangsues gonflées comme des outres, tortues à têtes de crapauds,
-ignames à la langue de serpent, serpents à la peau de poisson, défilait
-là. Par surcroît, la fantaisie tératologique de l’artiste avait enchéri
-sur celle de la nature. Une ingéniosité abominable, amalgamant le
-démesuré et le disproportionné, greffant le biscornu sur l’amorphe,
-avait trouvé moyen d’épanouir, jusqu’à la splendeur, la monstruosité.</p>
-
-<p>Des yeux, comme des bulles délétères, étaient sur le point de crever,
-des ventres, pareils à des sacs à glandes, tenaient des conciles, des
-pattes proposaient leurs membranes tendues, semblables à des ailes de
-vampires...<span class="pagenum"><a id="page_261">{261}</a></span> Et tout cela dégageait, comme la sienne propre, l’horrible
-odeur fade du limon originel, en dépit de l’enduit de couleurs glauques
-ou jaunâtres, dont il était comme huilé, et dont les poudres&#8212;sans
-doute, quelque héritage du vieil An-Hoan,&#8212;emplissaient encore, à même
-le plancher, des fonds de frêles coquilles.</p>
-
-<p>Fasciné et écœuré tout à la fois, je ne bougeais pas du milieu de la
-pièce, n’arrivant ni à secouer le malaise, ni à briser le charme qui
-immobilisait mes regards devant ces démences.</p>
-
-<p>A la longue, la découverte d’un papier, cloué comme une étiquette, au
-rebord d’une des planches, me décida à faire quelques pas en avant. Sur
-le rectangle blanc, simple feuillet détaché d’un carnet, je lus alors
-ces mots inscrits de la main même de Lully&#8212;je reconnus, sans
-hésitation, la grande écriture pointue et déversée de Georgie, aussi
-bien que l’encre très noire dont il avait coutume de se servir, et qui
-semblait encore toute fraîche sur la pâleur du papier:</p>
-
-<p><i>Ne pas toucher en cas de malheur, briser sur place et rejeter les
-débris au marais</i>.</p>
-
-<p>Ce qui suivit, je ne saurais prétendre que je m’y sois résolu, ayant
-consciencieusement<span class="pagenum"><a id="page_262">{262}</a></span> délibéré, m’étant soucié de soupeser mes
-responsabilités contradictoires d’exécuteur testamentaire.</p>
-
-<p>Non, ce fut un geste, une détente de nerfs, l’acte impulsif d’un
-fiévreux, d’un mauvais dormeur peut-être... ou d’un homme à l’œil trop
-sain, je ne sais plus... Je sais que je bondis dans la pièce voisine, et
-que là, ce fut un T, un T d’ingénieur, en bois de fer et lourd comme un
-marteau, qui me tomba sous la main. Je sais qu’armé de mon T, je revins
-dans l’atelier et commençai de frapper.</p>
-
-<p>&#8212;Ah çà! Vous avez l’air d’un moine abattant les idoles à coups de
-croix...</p>
-
-<p>C’était le docteur qui apparaissait sur le seuil, les yeux arrondis
-derrière ses verres.</p>
-
-<p>&#8212;J’ai oui ce vacarme de vases brisés; je ne m’attendais guère à vous
-trouver dans ces fonctions d’iconoclaste.</p>
-
-<p>Ces quelques mots me calmèrent, ou plutôt transformèrent ma frénésie en
-résolution non moins sauvage, mais froide. Je montrai du doigt au
-docteur le papier toujours cloué sur sa planche, puis, les deux ou trois
-monstres encore entiers, et méthodiquement, comme une cuisinière passe
-un lapin au hachoir, je fracassai une grenouille à bec de garudda.<span class="pagenum"><a id="page_263">{263}</a></span></p>
-
-<p>Le docteur avait lu le papier et m’avait regardé faire.</p>
-
-<p>Il ajusta son binocle et prit sa tête de retour du congrès de
-neurologie.</p>
-
-<p>&#8212;Georges Lully portait l’étoile de la folie sur le mont de Jupiter de
-sa main de saturnien, dit-il sans broncher, et, c’est trop tard pour y
-rien changer, mais, pour vous, mon bon Tourange, il est encore temps, et
-vous allez me promettre de passer vos siestes à l’ombre de votre toit
-et, si possible, sous l’éventail de votre boy.</p>
-
-<p>Je lui tendis mon poignet à tâter, en souriant.</p>
-
-<p>C’était vraiment la crème des garçons que notre docteur, et je ne
-pouvais lui faire un reproche de penser, par profession, un peu plus aux
-vivants qu’aux défunts.</p>
-
-<p>&#8212;Docteur, dis-je, je vous promets cela. Mais, en revanche, vous me
-promettez, vous, de ne souffler mot à quiconque de ce que vous avez vu
-dans cette chambre?</p>
-
-<p>Il parut réfléchir un instant, puis répondit avec lenteur, scandant ses
-paroles d’un hochement de haut en bas.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, moi aussi, je crois que cela vaut mieux... Seulement,
-ajouta-t-il, en promenant<span class="pagenum"><a id="page_264">{264}</a></span> ses regards sur les débris épars dans tous
-les coins, qu’allez-vous faire de toute cette poterie?</p>
-
-<p>&#8212;Ce qui est écrit sur le papier; la jeter au marais, dès la nuit venue.</p>
-
-<p>Le docteur s’approcha d’un tas de décombres particulièrement volumineux
-et l’éparpilla du pied.</p>
-
-<p>&#8212;Ma foi! proposa-t-il, je vous y aiderai bien volontiers.</p>
-
-<p>La proposition me fit plaisir, et, en même temps un peu honte, et je
-tâchai de lire sur son visage s’il avait présumé que j’aurais eu peur,
-oui, peur, ou tout au moins ennui à aller tout seul au marais avec cela.
-Mais il redressait son binocle de l’air le plus bonasse du monde, et me
-prit par le bras pour sortir de la chambre, dont j’emportai la clef.</p>
-
-<p>Vers sept heures, à la nuit noire, nous y revenions comme des voleurs et
-nous hâtions de déménager les ruines du musée des horreurs dans de vieux
-sacs à paddi, où elles se heurtaient avec un bruit d’ossements.</p>
-
-<p>Nous avions décidé de les jeter à la pointe du nord-est, le plus loin
-possible de Georgie, «afin, dit le docteur, que la bénédiction du Père
-ne s’égarât pas sur leurs peinturlurages<span class="pagenum"><a id="page_265">{265}</a></span> hérétiques, au cas où ce saint
-homme viendrait à récidiver du côté des trams». Mais, nous n’avions pas
-songé que le bas niveau des eaux rendrait impossible à notre sampan le
-passage au-dessus du seuil; si bien qu’arrêtés, nous ne trouvâmes rien
-de mieux, comme solution, que de lancer les sacs, de toute la force dont
-nous étions capables, contre les piles d’une arche. Nous entendîmes un
-dernier «ploc» d’émiettement, au contact de la dure muraille bétonnée;
-puis, la lourde surface, vaguement rougeoyante des reflets de nos
-lanternes, s’entrouvrit sans éclaboussures, à hauteur à peu près de
-l’hectomètre 7 du kilomètre 83.</p>
-
-<p>Cette petite expédition m’avait mis quelque peu en retard pour le dîner.
-Mais Moutier m’attendait sans impatience, la jambe allongée sur un
-fauteuil, une cigarette aux lèvres. Je lui rendis compte de mon
-inventaire, passant toutefois sous silence ma découverte de l’atelier.</p>
-
-<p>&#8212;Vous n’avez rien trouvé d’extraordinaire?</p>
-
-<p>Je m’imaginai presque qu’il avait dans la voix une intonation
-préméditée, quasi anxieuse, à tout le moins plus marquée que ne le
-voulait la banalité de la question. J’esquissai néanmoins un geste
-évasif.<span class="pagenum"><a id="page_266">{266}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Tous les paquets, éludai-je, doivent aller, je crois, de Battambang
-chez mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à
-Lons-le-Saulnier, Jura, car c’est à cette adresse, n’est-ce pas? que
-Georgie envoyait ses lettres et ses chèques. Ne serait-ce pas une
-photographie de cette personne que j’ai recueillie dans un tiroir de
-table à écrire?&#8212;Et, tirant mon portefeuille, je me mis en devoir d’en
-extraire une photographie du format carte de visite, que je tendis à
-Moutier. C’était, avec le nom de la petite ville jurassienne dans le
-bas, le portrait d’une femme ayant passé la jeunesse et qu’on devinait,
-quelle que pût être la date de l’épreuve, coiffée hors la mode et vêtue
-de même.</p>
-
-<p>Quels pouvaient être ses rapports de parenté avec Georgie? Tante?
-Cousine? Sœur aux fonctions maternelles, peut-être? Elle avait de Lully
-je ne sais quel air tendre et modeste, sous la révolte d’un front trop
-somptueusement modelé.</p>
-
-<p>Moutier avait pris de mes doigts le gris carton glacé et, machinalement,
-en tâtait le grain, sans détacher ses yeux de l’épreuve.</p>
-
-<p>&#8212;Êtes-vous physionomiste? me demanda-t-il tout à coup.<span class="pagenum"><a id="page_267">{267}</a></span></p>
-
-<p>Et sans attendre ma réponse, il ouvrit son veston et y glissa l’image.</p>
-
-<p>&#8212;Je la garde, dit-il. Si je rentre en France, j’irai à Lons-le-Saulnier
-rendre visite à la personne en question. Si je reste ici, ma foi, vous
-saurez où retrouver son portrait, et à quelle adresse lui en faire
-retour.<span class="pagenum"><a id="page_268">{268}</a></span></p>
-
-<h3><a id="IX-b"></a>IX</h3>
-
-<p>&#8212;Je t’interdis de continuer cette intimité déplacée avec madame
-Vallery...</p>
-
-<p>Au ton dont ce benêt de Lanier a proféré cette injonction maritale, je
-prévois une vive réplique de sa jeune épouse, puis quelqu’un de ces
-intermèdes de la vie conjugale, médiocrement divertissants pour qui,
-comme moi, sous couleur d’invitation à déjeuner, s’y trouve convié.
-Mais, contrairement à mon attente, cette fine abeille a pris son air le
-plus candide. Ses sourcils s’arrondissent au-dessus de ses yeux tout
-clairs, de ces yeux où il y a toujours de la poudre d’or pour sécher les
-mauvaises larmes.</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi donc? soupire-t-elle ingénu<span class="pagenum"><a id="page_269">{269}</a></span>ment. N’est-elle pas la femme de
-ton chef?</p>
-
-<p>&#8212;D’abord elle n’est pas sa femme.</p>
-
-<p>&#8212;Bon! A Battambang c’est toi-même qui m’as expliqué gentiment qu’ici il
-ne fallait pas se montrer trop exigeant sur les actes de mariage...
-lequel d’ailleurs, en l’espèce, peut très bien exister... est-ce qu’on
-sait jamais, avec les facilités que donne la loi anglaise? Il peut
-parfaitement se faire que cette pauvre Hetty ait été calomniée par de
-méchantes langues! Tu sais bien qu’il y en a partout... Est-ce qu’on n’a
-pas raconté que je me polissais les cheveux avec des tampons d’herbes de
-sorcière ramassées par ma congaïe?</p>
-
-<p>Et l’épouse légitime soulève avec la main, comme un fardeau accablant,
-le trésor de cette chevelure au brillant naturel, qui écrase son jeune
-front en moiteur.</p>
-
-<p>&#8212;Se peut que j’aie dit cela à Battambang, réplique Lanier brutalement,
-mais ici, c’est une autre affaire...</p>
-
-<p>Il s’arrête un instant, et soudain ses yeux commencent à fureter, à
-droite et à gauche, dans les coins de la pièce. Ah çà! qu’a-t-il donc
-aujourd’hui? Le soleil lui a-t-il tapé sur le crâne?</p>
-
-<p>&#8212;Ce que je ne veux pas&#8212;il crie presque<span class="pagenum"><a id="page_270">{270}</a></span> et, ma parole, ses dents
-grincent,&#8212;ce que je ne veux pas, répète-t-il...</p>
-
-<p>Et il lance le geste de frapper violemment sur une table; mais comme
-celle qui se trouve là, sous sa main, est une fragile table de rotin, où
-il n’y a pas place pour une paume, attendu que la tasse à café, le
-cendrier et la boîte d’allumettes suffisent à l’encombrer, Lanier reste
-soudain tout coi, les doigts arrêtés dans leur élan, et achève d’un ton
-radouci, presque geignard:</p>
-
-<p>&#8212;Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle passe son temps à te conseiller
-de déserter!</p>
-
-<p>Ho! Ho! déserter! le vilain mot que voilà, M. Lanier! Savez-vous que
-vous n’êtes qu’un triste butor! Savez-vous que vous ne jouez pas ici la
-même partie, vous et celle-là qui eut l’extrême douceur de vous y
-suivre? Savez-vous que, lorsque vous aurez rapporté en France, à peu
-près au complet, votre tête,&#8212;peu de chose,&#8212;votre foie et vos quatre
-membres, le problème sera superlativement résolu pour vous, et, qu’au
-pis aller, les litres de lait et de Vichy que vous ingurgiterez pendant
-quelque temps représenteront tout au juste les mois de biberon de
-l’enfant que vos respectables parents mirent en nourrice au
-<span class="pagenum"><a id="page_271">{271}</a></span>Siam-Cambodge, avec l’espoir d’en voir revenir un homme; mais que pour
-l’enfant qui est là à vos côtés, il s’agit de renoncement à sa
-fraîcheur, à sa beauté, à la fleur de sa jeunesse, c’est-à-dire à sa
-raison même d’exister; et, que l’expérience qu’elle aura acquise à
-Chang-préah des anémies, des hépatites, des jaunes de l’œil et des
-bistres de l’épiderme, lui vaudra tout au juste l’avantage d’avoir l’air
-d’une sauvagesse au milieu de ses compagnes, et que c’est vous alors,
-imbécile, qui la rendrez responsable de l’admirable erreur de sacrifice
-qu’elle vous aura consenti?</p>
-
-<p>Mais je n’ai pas le temps de manifester mon sentiment très vif sur la
-question, et pas davantage celui de prendre la défense de madame
-Vallery, de rappeler à Lanier que, sans même parler de l’histoire de
-Fagui, j’ai vu Hetty Dibson à l’œuvre, au chevet de la congaïe de
-Dumoulin, mon contremaître, et, du même coup, à la présidence d’une
-tablée de cinq gnôs, dont la mère avait de bonnes raisons pour avoir
-oublié de mettre la ké-bat à riz sur le feu. Je n’ai pas le temps de
-déclarer que je tiens pour une chose <i>valuable</i> l’amitié d’Hetty Dibson,
-car voilà madame Lanier qui s’est levée, s’est approchée de la chaise de
-son<span class="pagenum"><a id="page_272">{272}</a></span> mari, a jeté ses bras, par derrière, autour du cou de ce dernier,
-et commence mille chatteries... Tant que le nigaud remonte le coin de
-ses lèvres et se déride, et que moi-même, dont la partie de mesures pour
-rien ne semble pas indispensable à ce duo, suis sur le point de
-prétexter les exigences de la sieste pour me retirer, lorsque les yeux
-sablés d’or jugent à propos de me prendre plus directement à témoin.</p>
-
-<p>&#8212;Imaginez que mon mari a peur que je le quitte! Il sait pourtant
-bien...&#8212;ici un petit mouvement de volte vers cet époux inquiet et un
-peser tendre de la main gauche sur cette tête tracassée&#8212;il sait
-pourtant bien ce que je lui ai dit: «Tant que cette bague tiendra à mon
-doigt...»&#8212;cette bague qu’on m’indique d’un avancé du menton, c’est
-l’anneau jaune d’une alliance, qui, pour l’instant, brille parmi les
-boucles d’une orageuse chevelure brune...&#8212;Et, voyez, monsieur, je l’ai
-gardée, malgré la chaleur, et on ne se doute pas comme c’est lourd, un
-vrai fer de forçat!... Mais tant que cette bague tiendra, ne glissera
-pas toute seule, c’est signe que je n’aurai pas assez maigri pour être
-obligée de m’en aller!</p>
-
-<p>Ça, c’est gentil, et mon homme, tout à fait<span class="pagenum"><a id="page_273">{273}</a></span> calmé, sourit d’un air de
-béatitude un peu niaise. Mais ô femme, ô énigme, ô aiguillon, ô buveuse
-d’illogisme, ô fille d’or des vents capricieux, pourquoi, quelques
-minutes plus tard, quand je prends malgré tout congé, pourquoi,
-bondissante et vive, les cheveux en essaim de guêpes, le rire prêt à
-strider, s’arrête-t-elle devant ce bahut de Canton aux lourdes
-sculptures funèbres? Il est couvert d’une bien belle plaque de marbre
-rouge, ce bahut, d’une plaque de ce marbre de Soui-Tchang, qui a la
-somptueuse couleur d’un sang coagulé!... Pourquoi s’arrête-t-elle?
-Pourquoi ce coup d’œil aigu lancé à la glace voisine, et pourquoi cette
-main qui s’immobilise, pendante, l’annulaire bien à l’aplomb de la
-plaque rouge? Et pourquoi décocher avec un sourire terrible, en secouant
-cette petite menotte:</p>
-
-<p>&#8212;Là! vous voyez bien qu’il ne tombe pas encore! Mais, par exemple, le
-jour où ça fera tin-tin sur le marbre, adieu Chang-préah! Adieu
-Siam-Cambodge! Ce sera la clochette du départ...</p>
-
-<p>Ce n’est plus du tout l’expression de la bonne petite épouse aux
-dorlotements de chattemite, que mes regards vont rejoindre au fond des<span class="pagenum"><a id="page_274">{274}</a></span>
-prunelles mal balayées de leur poussière précieuse, mais quelque chose
-de plus pervers, de plus ambigu, où il y a du poison, du défi, et aussi
-de l’étincelant à quoi je ne sais pas donner de nom...</p>
-
-<p>Pour cette fois, c’est Lanier qui courbe la tête. Il tortillonne un
-sourire humble et tâche de faire bonne contenance. Mais, à la seconde
-même, le boy en train de desservir ayant laissé tomber une cuiller à
-café, je le vois au bruit, au tin-tin, mimer impulsivement une grimace
-affreuse.</p>
-
-<p>Et je m’en vais, un peu rêveur, sous la lumière omnipotente, la lumière
-qui pèse aux visages comme un masque de plomb, que les frêles visages
-féminins ne peuvent porter longtemps, sans cruels stigmates... A cette
-heure, le cerveau suit mal le fil d’une idée; il est vite conduit à la
-caverne du sommeil. Une seule préoccupation émeut le mien: gagner, par
-le plus court, le grand chapeau d’ombre de la chambre que Vallery met à
-ma disposition pour la sieste.</p>
-
-<p>Mais, au réveil, avant de repartir pour le marais, les incidents du
-déjeuner me reviennent, malgré que j’en aie, en mémoire. Oui, je
-constate chez Lanier une nervosité qui de<span class="pagenum"><a id="page_275">{275}</a></span>vient inquiétante; et je ne
-veux pas quitter la troisième rivière, sans m’être ouvert de mes
-inquiétudes à Hetty Dibson, femme de bon conseil et de solide raison.
-Après la cagna de Dumoulin, c’est la chambre de Fagui qui nous a servi
-de terrain de rapprochement, et j’ai eu ainsi une double épreuve pour
-apprécier celle qu’on accusait tout à l’heure de prêcher la désertion.
-Je ne peux oublier que c’est elle qui s’est occupée de faire entrer
-petit à petit dans la chambre d’ici le mobilier que j’apportais en vrac
-de là-bas; elle qui a placé la psyché dans le jour favorable, qui a
-disposé de ses mains, sur la table à coiffer, les brosses, les ciseaux,
-tous ces menus engins de l’arsenal d’une femme, par la vertu desquels
-Fagui, d’abord atone et muette, s’est peu à peu refamiliarisée avec la
-vie... En vérité, j’ai beaucoup de gratitude à Hetty Dibson, beaucoup
-d’estime pour sa tête froide.</p>
-
-<p>Elle me reçoit allongée sur sa chaise longue, toute la chirurgie d’un
-onglier dans le creux de sa robe, et, cependant que sa congaïe l’évente,
-studieusement occupée à faire briller à facettes, à la pâte rose,
-l’extrémité de ses phalanges. Ce qui justifie, au skake-hand,
-l’exhibition de cinq capsules vermillonnées par<span class="pagenum"><a id="page_276">{276}</a></span> le polissoir, au bout
-de cinq longues tiges de cire blanche, les doigts nus. Nus, car il fait
-si chaud, n’est-ce pas, que le moindre bijou pèse comme un fer de
-forçat!</p>
-
-<p>Et Hetty Dibson, elle, n’a pas d’alliance à préserver de la glissade!
-Nus comme le cou, comme les poignets... et, certes ce serait, à brève
-échéance, la déconfiture de l’orfèvre Foung-li, si l’on ne faisait venir
-maintenant, par son intermédiaire, au lieu de ces insupportables plaques
-de métal chaud, quelque jeu de ces belles boules de pierre translucide
-et fraîche qu’il est si agréable de rouler dans les paumes, pour tromper
-la fièvre.</p>
-
-<p>Au premier mot que je hasarde sur le ménage Lanier, madame «l’ingénieur
-en chef» s’emporte. Lanier n’est qu’un imbécile, un monstrueux égoïste,
-et en outre un intolérable caractère, un coléreux... Il devrait être à
-genoux devant sa femme au lieu de la tarabuster... C’est un misérable!
-Est-ce que tous les gens qui sont là-bas, à travailler sur le marais, ne
-se passent pas de leur femme?</p>
-
-<p>&#8212;Sans doute, sans doute...&#8212;je bats devant mon visage, de
-l’éventail-écran que la congaïe pitoyable m’a tendu&#8212;malheureusement,
-par le temps qui cuit, il n’y a ni imbé<span class="pagenum"><a id="page_277">{277}</a></span>ciles, ni monstres, ni
-égoïstes... il n’y a que des malades!</p>
-
-<p>Mais Hetty Dibson, malade de chaleur elle-même, continue à s’en prendre
-véhémentement à l’égoïsme mâle en général et à le charger de tous les
-méfaits, ce qui peut être légitime, appliqué au cas Lanier, mais
-discutable pour le cas Vallery.<span class="pagenum"><a id="page_278">{278}</a></span></p>
-
-<h3><a id="X-b"></a>X</h3>
-
-<p>Je restai quelques jours sans retourner à la troisième rivière. Jours
-pénibles, lourds aux épaules, oppression d’une atmosphère en mystérieux
-travail.</p>
-
-<p>Vers le soir, des boules de vapeurs blanchâtres commençaient
-d’apparaître sur le marais, s’enflaient, s’épaississaient, se soudaient,
-enfouissaient la digue sous leur avalanche cotonneuse, puis roulaient en
-vagues molles, qui gagnaient les bords, s’accrochaient aux pointes des
-arbres, et déferlaient sur tout le camp, noyant les feux d’herbes
-aromatiques allumés par les coolies contre les noirs zanzaris. Le pis
-était qu’une fois entré là-dedans,<span class="pagenum"><a id="page_279">{279}</a></span> vous aviez l’exacte sensation de
-serviettes mouillées d’eau chaude, appliquées sur votre peau et que, ce
-nonobstant, vous frissonniez et claquiez des dents...</p>
-
-<p>Et cela durait ainsi jusque vers deux ou trois heures du matin, où peu à
-peu la couche stagnante éclaircie, baissée de niveau, semblait se perdre
-par la terre, comme à travers un vase poreux.</p>
-
-<p>Mon travail m’occupait, à ce moment, assez loin de la rive, dans
-l’intérieur de la forêt, et le retour, dans cette brume étrange, était
-si désagréable, qu’à la troisième expérience, je décidai de passer la
-nuit sur place, dans le camp de mes défricheurs, en un point où cette
-marée funèbre n’arrivait pas et où la flamme des feux montait, rose et
-brillante, comme une tente de soie.</p>
-
-<p>Mal m’en prit, d’ailleurs, car le cinquième soir, c’est d’un accès
-classique de fièvre des bois que je claquais des dents. Dans le
-cauchemar qui s’ensuivit, j’étais obsédé d’hallucinations dont la plus
-tenace était celle d’une main suspendue, comme un fruit, au-dessus d’un
-lac de sang durci. Une main, comme un fruit très blanc... et, tout d’un
-coup, quelque chose comme un pépin d’or en tombait avec un<span class="pagenum"><a id="page_280">{280}</a></span> fracas de
-gong, et le sang se mettait à se moirer d’ondes plus claires, à tourner
-au jaune, à prendre couleur d’eau de marais...</p>
-
-<p>Au matin, réconforté par un peu de thé, je regagnai Chang-préah, et
-rentrai chez moi pour renouveler ma provision de quinine et dormir deux
-ou trois heures sur un lit à sommier. Mais à peine avais-je refermé ma
-porte qu’elle se rouvrait derrière moi et que Moutier, la mine quasi
-plus défaite que la mienne, tombait sur un fauteuil.</p>
-
-<p>&#8212;A-ka-thor avait raison, dit-il entre ses dents, l’endroit est maudit!</p>
-
-<p>Sans hésitation je prononçai:</p>
-
-<p>&#8212;Lanier?</p>
-
-<p>Il fit oui, silencieusement, d’une inclination de tête.</p>
-
-<p>&#8212;Racontez-moi le drame.</p>
-
-<p>Derechef, j’avais lancé le mot sans balancer.</p>
-
-<p>J’étais sûr&#8212;qui dira par quelle prescience?&#8212;que, cette fois, ce
-n’était ni de paludisme, ni de soleil, ni de dysenterie qu’il était
-question.</p>
-
-<p>Et Moutier me raconta le drame: comment les gens de la rivière avaient
-entendu, vers neuf heures du soir, un hurlement épouvantable parti de la
-sala Lanier; comment on était<span class="pagenum"><a id="page_281">{281}</a></span> accouru, Vallery en tête, et comment ils
-avaient trouvé Lanier accroupi dans un angle du salon, comme un singe
-dans le coin de sa cage, un coupe-coupe de défricheur dégouttant à la
-main et à trois pas de lui, au pied du bahut de Canton, le corps de sa
-femme inondé de rouge. Sur quoi, le vieux Vallery avait fait, sans
-tergiverser, le seul geste qui convînt, lequel était d’épauler son fusil
-et de presser la détente...</p>
-
-<p>&#8212;Heureusement, conclut Moutier, que Fagui n’a rien vu ni entendu de
-tout cela! La congaïe a l’ordre de l’empêcher de quitter sa chambre,
-jusqu’à ce que tout soit remis en ordre.</p>
-
-<p>Moutier est le chef, puisqu’en somme Vallery n’est ici qu’à titre
-officieux. Moutier a charge de nos âmes et de nos corps...</p>
-
-<p>Mais, au fond, Moutier nous donnerait tous, nous, notre sang, nos os,
-nos bagages, pour un grain de la poussière de ce qui a touché à Lully.</p>
-
-<p>Je demandai, la gorge sèche:</p>
-
-<p>&#8212;Quelles blessures portait le corps de madame Lanier?</p>
-
-<p>Moutier me répondit, sans remarquer mon émoi:<span class="pagenum"><a id="page_282">{282}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Deux affreuses entailles de coupe-coupe, dont l’une avait sectionné la
-carotide et dont l’autre avait fait sauter l’annulaire de la main
-gauche. Nous avons ramassé la bague d’alliance dans une flaque de sang.</p>
-
-<p>Eh bien! Hetty Dibson, pensez-vous maintenant qu’il est quelquefois
-prudent de soigner les malades?</p>
-
-<p>&#8212;Il paraît, ajouta Moutier, qu’un geste de la malheureuse s’amusant à
-faire glisser sa bague le long du doigt, comme sur la tringle d’un
-baguenaudier, exaspérait depuis longtemps la folie naissante de son
-mari.</p>
-
-<p>Je baisse la tête. Qui pèsera jamais les responsabilités par omission?
-N’aurais-je pas pu?... N’aurais-je pas dû, en dépit de l’inconsciente
-Hetty?...</p>
-
-<p>&#8212;C’est vous, reprend Moutier, qui aurez encore la corvée de
-l’inventaire, mon pauvre ami... Vous demanderez l’alliance à Vallery.</p>
-
-<p>J’ai demandé l’alliance à Vallery, et voici dans mes mains le frêle
-anneau de métal... le cercle si lourd! C’est ce que les bijoutiers
-appellent un demi-jonc, et, dans l’intérieur, sont inscrits, comme à
-l’ordinaire, les deux prénoms, <i>Jean-Madeleine</i> et une date: 8 ju...
-Tiens, quel est ce mois: <i>juet</i>? Et au fait ce<span class="pagenum"><a id="page_283">{283}</a></span> n’est pas <i>Madeleine</i>
-qui est gravé, c’est <i>Madeine</i>; et à regarder de très près, il y a là,
-semble-t-il, deux défauts dans le métal, deux minuscules ébarbages... Et
-soudain une lueur fulgurante zigzague dans mon cerveau.</p>
-
-<p>&#8212;Foung-li! Foung-li!</p>
-
-<p>Me voici courant sans casque, sous le soleil fou, vers la boutique de
-l’orfèvre, la belle boutique pavoisée de frissonnantes bannières
-funèbres.</p>
-
-<p>&#8212;Foung-li! tu connais cette bague?... Tu l’as travaillée?</p>
-
-<p>Le vieux Foung-li prend l’objet sans hâte, le regarde par-dessus, puis
-par-dessous ses lunettes, et ainsi de moi-même, et, les yeux obliques,
-dans son français le plus appliqué:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, monsieur, madame Lanier a porté deux fois cette bague dans ma
-maison pour la faire resserrer.</p>
-
-<p>J’essuie mon front plein de sueur, et j’emprunte au maître orfèvre un
-dais d’enterrement, en guise de parasol, pour regagner la sala Lanier,
-où je vais dresser un inventaire: un bahut de Canton avec marbre rouge,
-une glace usagée et une douzaine de petites cuillers qui font tin-tin...</p>
-
-<p>&#8212;Allons! j’aurai toujours appris au Siam-<span class="pagenum"><a id="page_284">{284}</a></span>Cambodge de merveilleuses
-bottes de cette escrime féminine à la parisienne qui passe la portée des
-coups de poing d’Hetty Dibson... et aussi, j’imagine, quelque notion du
-respect dû à ce qu’il y a d’étincelant, parfois, au fond des jeunes yeux
-clairs, où glisse un peu de sable d’or.<span class="pagenum"><a id="page_285">{285}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XI-b"></a>XI</h3>
-
-<p>Trois femmes, moins une... et une qui déserta!</p>
-
-<p>Il ne reste que Fagui, Fagui la démente, redevenue riveraine du marais,
-sous la garde de Moutier. Folie douce, comme l’annonça le docteur, et
-dont le détraquement se révélerait à peine, n’étaient d’obstinés
-silences, déchirés du cri qui fait mal... Elle sort et erre à sa guise.
-Elle contemple volontiers le travail des coolies sur la digue, de loin,
-car le vacarme l’effarouche. Mais, surtout, elle aime à se promener sur
-la ligne parachevée et relativement déserte, entre la rivière et la
-borne du kilomètre 82. Il semble qu’elle éprouve un con<span class="pagenum"><a id="page_286">{286}</a></span>tentement de
-sécurité à sentir, sous ses pieds, le dur lit du ballast. Elle
-affectionne aussi les particularités de la voie, les aiguilles, les
-bretelles, les contre-cœurs; elle les examine longuement, et, quand les
-rails brillent, on la voit s’accroupir, dessiner le geste de les
-caresser. Le docteur dit que le séjour ici vaut, après tout, autant et
-mieux pour elle qu’un internement à Saïgon, et Moutier ne veut entendre
-parler de confier à d’autres qu’à lui-même le soin de son rapatriement.</p>
-
-<p>Celle qui déserta, c’est Hetty Dibson.</p>
-
-<p>Le surlendemain du drame de la sala Lanier, elle a déclaré tout net à
-Vallery qu’elle repartait pour Hong-Kong, qu’il savait bien, lui,
-Philippe, que ce n’était pas pour sa barbiche grise qu’elle était venue
-à Chang-préah, mais seulement pour défendre cette pauvre petite Lanier,
-qu’à nous tous nous avions trouvé moyen de laisser massacrer, et que,
-maintenant, elle n’avait plus qu’à s’en aller...</p>
-
-<p>Et Pip ne put faire moins que de donner des ordres pour qu’un train
-spécial soit chauffé en gare de Chang-préah, et pour qu’une
-demi-douzaine d’agents de navigation maritime ou fluviale, tenant bureau
-entre le 14° et le 21° degré de latitude nord, soient avisés, par
-télé<span class="pagenum"><a id="page_287">{287}</a></span>graphe d’avoir à aménager leur meilleure cabine de pont.</p>
-
-<p>Il faut rendre cette justice à Pip qu’il n’insinua pas une seconde qu’on
-pourrait retourner s’installer sous les pamplemousses fleuris de
-Battambang. Je crois que le contact du fusil chaud entre les doigts lui
-avait suggéré quelques réflexions... C’était une tête grise, et dans son
-genre, un vieux dur à cuire; ce n’était pas un barbon. Le nettoyage du
-camp de la troisième rivière achevé, il a paru même tout ragaillardi à
-l’idée de venir prendre sa place au milieu de nous, sur le front de
-bandière. Le voilà devenu riverain du marais, lui aussi, et commensal de
-la popote. Pour éviter des conflits d’attributions avec Moutier, il a
-pris la direction des travaux d’infrastructure au delà de la borne 84,
-sur le segment de ligne dont je poursuis, en forêt, l’exploitation. Nous
-avons ainsi l’occasion de nous rencontrer à l’ombre d’un velum de
-lianes, propice aux causeries. Il me parle volontiers de ses campagnes
-antérieures, des plaines de Syrie, où les trombes, venues des gorges du
-Liban, emportaient ses tas de ballast, comme des poignées de grains; des
-marais de Thessalie, dont l’asséchement, après des gentillesses<span class="pagenum"><a id="page_288">{288}</a></span>
-paludéennes dignes de Chang-préah, avait, morts les moustiques, attiré
-des légions d’archéologues sur les débris d’un barrage non point khmer,
-mais pélasgique: des gisements de pyrites de la côte du Pacifique où,
-sur un sol couleur de cuivre, sans une goutte d’eau, sans une touffe
-d’herbe à vingt lieues à la ronde, il avait fallu édifier, en quinze
-jours, une ville de bois démontable pour six mille mineurs...</p>
-
-<p>De son aventure avec la Dibson, il ne garde ni rancune, ni honte. La
-seule allusion à ce passé qui tomba de ses lèvres eut pour origine le
-croisement du petit tilbury noir, délaissé de ses brillantes habituées
-et devenu le véhicule d’invalide d’André Moutier, duquel la jambe,
-décidément, reste à la traîne... Et l’allusion se borna à une phrase,
-prononcée avec un joli sourire de papa, tandis que nous regardions filer
-les roues légères, une phrase qui disait quelque chose comme: «Cette
-folie avait assez duré!... C’est la pension de mes fils qui bénéficiera
-de ma sagesse!»</p>
-
-<p>Ses fils! Deux jeunes hommes de jolie tournure et de mise élégante, à en
-juger par les photographies qu’il m’a montrées avec orgueil. L’un rêve à
-sa licence en droit, l’autre se sent du<span class="pagenum"><a id="page_289">{289}</a></span> goût pour la peinture... Deux
-jeunes hommes aux mains soignées, aux maxillaires un peu flous... Et, ma
-foi, reluquant cette jeunesse au poil lustré, et surprenant, un quart
-d’heure après, la vieille tête grise suant à se chipoter avec les doigts
-jaunes de ses dessinateurs, sous la paillote d’un méchant bureau, je
-crois bien que ce n’est pas pour la tête chenue que j’ai eu honte, même
-coiffée d’Hetty Dibson!</p>
-
-<p>Ce qui m’enchante chez Vallery, c’est sa bonhomie devant le bilan de nos
-pertes. Il en a vu bien d’autres, quoique, concède-t-il, «si cela
-continue un mois ou deux, nous sommes en bonne posture pour le record,
-record du pourcentage, bien entendu, car nous ne saurions, pour les
-chiffres absolus, mettre notre modeste performance à côté des grandes
-batailles comme Suez et Panama. Mais, pour une simple escarmouche de
-partisans, le condottiere Vanelli a le droit d’être content.»</p>
-
-<p>A l’heure qu’il est, voici le tableau: trois mille moins sept cent
-soixante, à la colonne «Asiatiques.» A la colonne «Européens», quinze
-moins six, resterait neuf; il faut compter les deux hommes de
-remplacement, savoir Vallery lui-même et Bob Findlay. Findlay est un
-petit Anglais, rose et court de bras,<span class="pagenum"><a id="page_290">{290}</a></span> comme une poupée, et qu’à
-première apparence une pichenette renverserait, mais qui se soutient
-admirablement avec du whisky, du ginger-ale et des fantaisies françaises
-à base d’eau, telles que le pernod, le vermouth, la menthe et le
-picon... Au demeurant, le meilleur fils d’Albion. On nous l’a fait venir
-de Rangoon, où il jouait au polo sur le <i>recreation ground</i>, à l’heure
-du <i>tiffin</i>, ce qui constitue une garantie appréciable d’entraînement
-pour le jeu que nous jouons ici. L’idée que, si les ma-kouis s’y prêtent
-seulement un peu, nous avons chance de dégringoler le record français,
-lui est très <i>exciting</i>. Il s’est fait donner les chiffres: 38 pour
-100&#8212;traversée de la vallée du Nam-ti par le chemin de fer de Laokay à
-Yunnansen,&#8212;record professionnel, s’entend, car pour le record
-amateur,&#8212;route militaire de Majunga à Tananarive,&#8212;les chiffres n’ont
-jamais pu être officiellement homologués. Il s’est fait donner les
-chiffres, et tient soigneusement un <i>score</i> journalier; et, pour un
-rien, je le soupçonnerais de regarder d’un œil sans tendresse notre
-docteur qui s’efforce de son mieux à compromettre un si glorieux
-résultat.</p>
-
-<p>Mais, les ma-kouis s’y prêteront-ils? Avec Moutier nous venons d’établir
-des pronostics...<span class="pagenum"><a id="page_291">{291}</a></span> Il faudrait avoir franchi le marais avant la saison
-des pluies, six semaines environ. Cela sera-t-il? Il nous est permis de
-l’espérer. Nous commençons à coffrer les derniers bétonnages; les
-traverses et le ballast sont à pied d’œuvre, nos équipages de bourreurs
-ont fait leurs preuves... Oui, dans six semaines, nous aurons mis la
-bride au vieux ma-koui fangeux, la sourdine définitive au Gong de
-malheur...</p>
-
-<p>Quand Moutier prononce ce mot: terminus, une flamme rose monte à ses
-joues blêmes. <i>Go on</i>, Moutier, <i>go on</i>! Je sais que la mort de Lully,
-son camarade, son frère, lui a porté un coup dur, un de ces coups
-sourds, comme les boxeurs en connaissent, dont l’effet se prolonge et
-s’accroît avec le nombre des rounds. Mais, à personne, je le sais aussi,
-il ne lui conviendrait de montrer sa blessure secrète, pas plus qu’il ne
-lui plaît d’exhiber l’ulcère de sa jambe, que le docteur a toutes les
-peines du monde à visiter. Et pourtant, je perçois en lui, je devine
-sous l’écorce toujours grise de sa réserve, je ne sais quel travail
-mystérieux des vitalités profondes... Dans nos entretiens journaliers,
-je surprends, au tournant d’une phrase, d’une réflexion, l’éclair d’une
-sensibilité inattendue, je ne sais quel enrichissement d’émo<span class="pagenum"><a id="page_292">{292}</a></span>tion de sa
-droiture un peu raide, un peu sèche... Et je songe, malgré moi, à ces
-floraisons d’arbres qui sont la gloire de la forêt, à ces jardins
-merveilleux, soudainement portés par les troncs ligneux, les beaux
-troncs austères et solides comme des colonnes de temple.<span class="pagenum"><a id="page_293">{293}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XII-b"></a>XII</h3>
-
-<p>Hier, nous revenions ensemble, à cheval, du camp des coolies. C’était
-l’heure où, le travail fini, ils prennent le riz, le bol aux mains,
-accroupis sur les talons, au seuil des huttes de nattes qui leur servent
-de demeures. Une heure très brève de repos, de calme, de clarté quasi
-sereine. A travers les touffes assombries de la berge, on aperçoit des
-morceaux éclatants de marais, des carrés d’eau chinés de bleu, de rouge
-et de violet, et beaux comme des tapis de prières. Sur le sol, nous
-pouvions admirer tout un grillage de dessins à la chaux, destinés à
-barrer le passage aux ma-kouis des épidémies,&#8212;interprétation ingénieuse
-des<span class="pagenum"><a id="page_294">{294}</a></span> sévères consignes du docteur, relatives à l’emploi des
-désinfectants. Toute une marmaille demi-nue utilisait ces lignes
-blanches pour jouer à la marelle, avec des cris volant et
-s’entre-croisant, comme des martinets, devant l’arche dorée du
-crépuscule.</p>
-
-<p>Un de ces marmots retint notre attention. Il jouait son jeu tout seul,
-sous la dignité d’une fastueuse calotte de soie mauve, emboîtant son
-crâne plein d’éminences. Et son jeu consistait à jeter une digue de
-glaise et de cailloux au travers d’un marais de Chang-préah miniature,
-une magnifique flaque jaune du bord de la route. Mais, plus heureux que
-les gens du kilomètre 83, il avait atteint l’autre rive, lui, et, pour
-célébrer son succès et glorifier, je pense, son œuvre, il avait planté
-au centre même de celle-ci un long rameau rouge d’érythryne, qu’il se
-hâta d’arracher à notre approche, et de serrer contre lui, comme un
-trésor.</p>
-
-<p>Moutier s’arrêta, sourit au bambin et lui tendit une pièce de dix
-centimes, vers laquelle s’allongea prudemment la menotte fleurie.</p>
-
-<p>Se retournant vers moi, mon compagnon me dit pensivement:</p>
-
-<p>&#8212;Vous rappelez-vous, Tourange, ce que nous prédisait notre vieux
-compagnon de<span class="pagenum"><a id="page_295">{295}</a></span> route du <i>Vaïco</i>, qu’un jour viendrait pour nous le temps
-de la pitié, de la pitié pour ceux-là&#8212;il pivota sur sa selle et, de la
-main, désigna le camp des huttes&#8212;pour ceux-là, nos semblables, nos
-frères!</p>
-
-<p>A ces derniers mots, j’eus un haut-le-corps si vif qu’il se prit à rire.</p>
-
-<p>&#8212;Vous refusez l’expression? Diable! Tourange, je ne vous savais pas si
-endurci dans le préjugé de couleur.</p>
-
-<p>Je secouai la tête, en énergique dénégation.</p>
-
-<p>&#8212;Ce n’est point contre la fraternité d’épiderme que je m’insurge, mais
-contre la confusion des titres. Je suis un aristocrate, mon cher, j’ai
-rang d’ouvrier, et ceux-là, non.</p>
-
-<p>&#8212;Et que sont-ils donc?</p>
-
-<p>&#8212;Des coolies. Il importe de respecter les hiérarchies essentielles.
-N’est ouvrier que celui qui travaille la matière, selon l’ordre d’une
-pensée!... Si cette pensée est la sienne propre, il gagne un grade, il
-devient artiste.</p>
-
-<p>&#8212;Vanelli, par exemple?</p>
-
-<p>&#8212;Parfaitement. Vanelli est un artiste, une façon de sculpteur à
-sculpter le monde... Il peut avoir les plus horribles défauts et
-perpétrer des chefs-d’œuvre. Il peut aussi signer des infamies, des
-commandes officielles... Mais,<span class="pagenum"><a id="page_296">{296}</a></span> quand l’inspiration y est, quand sa
-pensée est enflée, quoi qu’il en ait, d’un prodigieux concours de forces
-vivantes, alors, la colombe descend, le rayon luit!... Nous verrons
-cela, je l’espère,&#8212;ajoutai-je en riant à mon tour&#8212;au Siam-Cambodge,
-lorsque ce sera notre jour de planter nos rameaux de pourpre sur ce
-chef-d’œuvre de kilomètre 83!...</p>
-
-<p>Nous remîmes nos montures en marche et, comme le souci d’éviter à la
-jambe blessée des secousses douloureuses nous astreignait à une vitesse
-des plus modérées, le soir achevait de tomber au moment où nous
-arrivions devant la porte de Moutier. Là, comme je me disposais à le
-quitter, il me pria tout à coup d’entrer un instant avec lui.</p>
-
-<p>&#8212;Georges Lully était un artiste, me dit-il à brûle-pourpoint, tandis
-que le boy allumait les lampes et que le gnô mettait le pankah en
-branle.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! fis-je, en montrant un visage neutre.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, il s’était occupé de sculptures assez bizarres, à en juger par
-ses propos, car je ne les ai jamais vues... Je suppose qu’il les a
-détruites.</p>
-
-<p>Moutier avait dit cela très simplement. Certainement il ne se doutait
-pas... Je le regardai<span class="pagenum"><a id="page_297">{297}</a></span> dans les yeux. Je tâtai, pour ainsi dire, leur
-expression posée, ferme, leur solidité un peu mystérieuse de serrures.</p>
-
-<p>&#8212;Non, dis-je résolument, c’est moi qui les ai détruites... et voici
-dans quelles conditions.</p>
-
-<p>Et-je racontai ma découverte de l’atelier, mon émotion, mon expédition
-avec le docteur.</p>
-
-<p>&#8212;Si j’ai eu tort ou raison, je ne le sais, ajoutai-je, car je n’ai pas
-pesé le pour et le contre de mes actes, j’ai agi sous l’impulsion d’une
-fièvre... Mais je crois qu’en telles circonstances, la même fièvre
-encore me reprendrait, et que je recommencerais.</p>
-
-<p>&#8212;Je le crois aussi, dit-il, et de même pour moi...</p>
-
-<p>Il s’était levé, et tournait la clef d’un tiroir de bureau. Il revint
-portant sous le bras une chemise de carton souple, du format écolier,
-gonflée de papiers... Au centre de la pièce, traînait un de ces
-vaisseaux de terre en forme de mortier, dans lesquels, le soir venu, on
-allume du bois de santal pour éloigner les moustiques. Sans me fournir
-d’explications, Moutier se dirigea vers ce point, s’accroupit, vida la
-chemise, éparpilla les papiers, les roula en boules, et, frottant une
-allumette, en approcha la flamme.<span class="pagenum"><a id="page_298">{298}</a></span></p>
-
-<p>Il y eut une flambée fumeuse, puis, ce qui restait dans le mortier
-apparut, se gonflant et s’arquant comme un grouillement d’ailes de
-chauve-souris, ocellé de pourpre, vermiculé d’or. Du bout de sa canne,
-Moutier le remua, en fit sortir une exhalaison de feu... Alors,
-seulement, il se retourna vers moi.</p>
-
-<p>&#8212;Ceci, dit-il en montrant le petit tas noirâtre, ceci fut l’œuvre de
-l’artiste Lully... ceci, et ce qui est retourné à son argile. Et, toutes
-réflexions faites, je crois qu’il vaut mieux que seule subsiste la
-mémoire de l’ouvrier Lully, de l’ingénieur Lully, bon ouvrier au
-Siam-Cambodge. Oui, cela vaut mieux... surtout pour «celle-là»...</p>
-
-<p>Moutier, entr’ouvrant son veston, en tirait son portefeuille et le
-jetait sur la table. D’une poche glissait à demi une photographie, la
-photographie réclamée de moi après l’inventaire, la photographie de
-«celle-là», mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à
-Lons-le-Saulnier.</p>
-
-<p>&#8212;Voyez-vous, reprit-il, les yeux sur le carton gris, moi, je ne puis me
-décider par coup de fièvre... et peut-être ai-je tort... je perds du
-temps à calculer, à soupeser... Après la fin de Georgie, j’ai mis en
-délibéré le sort de ces<span class="pagenum"><a id="page_299">{299}</a></span> papiers. Il me les avait apportés lui-même,
-quelques jours auparavant; il n’en était pas très content, mais il
-hésitait à les détruire.&#8212;Moutier acheva de tirer l’épreuve
-photographique de la poche de cuir, la posa bien devant lui, sous la
-clarté de la lampe.&#8212;J’ai longuement examiné cette tête. Voici le front
-tourmenté de Georgie, mais, par-dessus ce bosselage inquiétant, quelle
-discipline stricte des cheveux serrés! Et, dans tout le reste du visage,
-ce qui était, chez Georgie, modestie et gentillesse, devient ici
-effacement, insignifiance, presque humilité. Alors?... Si les papiers
-n’étaient pas détruits, c’est à celle-là qu’ils iraient.</p>
-
-<p>Celle-là, quelle était son énigme? Celle-là, aux lèvres étroites de
-maîtresse d’école, fallait-il qu’elle apprît avec horreur que son
-enfant, son brave garçon, mort en terre maudite, avait reçu de cette
-terre on ne sait quel mystérieux envoûtement... que ces yeux à jamais
-clos, que ce cerveau façonné pieusement, avait chéri, avant d’en mourir,
-la lèpre d’or de cette lumière dévorante? Ou, au contraire, si elle
-était de sa race, si le front tumultueux ne mentait pas, fallait-il
-faire entendre cet appel terrible aux pauvres oreilles lointaines,
-fallait-il<span class="pagenum"><a id="page_300">{300}</a></span> faire miroiter cette atroce couronne barbare et ce grand
-éblouissement accablant à celle dont le destin se consumait dans ses
-sages grisailles?</p>
-
-<p>&#8212;J’ai longtemps hésité, Tourange. Vos paroles et votre récit m’ont
-décidé.</p>
-
-<p>D’un geste spontané, je pris sa main et la serrai.</p>
-
-<p>&#8212;Hé oui, lui dis-je, nous avons bien fait!</p>
-
-<p>Il me rendit mon étreinte.</p>
-
-<p>Et puis, reprit-il, d’une voix un peu basse, vous ne pouvez imaginer
-comme il m’était pénible d’attacher au dernier souvenir de Lully le
-paillon de je ne sais quel misérable «<i>Qualis artifex pereo!</i>»</p>
-
-<p>Comme il refermait son portefeuille, Fagui entra furtivement. Elle
-habitait sous la garde de deux congaïes, une petite sala, contiguë à
-celle de Moutier, et pénétrait ainsi chez lui, à toute heure de la
-journée, glissante et muette. Mais, en vérité, le frôlement de sa robe
-blanche avait toujours été si léger, elle avait si bien revêtu de tout
-temps, à nos yeux, cet aspect de fantôme timide, que sa folie semblait
-nous la changer à peine.</p>
-
-<p>&#8212;Bonsoir, Fagui! lui dit Moutier très doucement.<span class="pagenum"><a id="page_301">{301}</a></span></p>
-
-<p>Sans répondre, elle inclina la tête et nous regarda, gracieuse et
-indifférente. Puis, ses regards, qui faisaient le tour de la pièce, se
-posèrent sur le vase de terre, plein de débris calcinés, et s’y
-arrêtèrent longuement. Quel obscur enchaînement mental s’établissait en
-elle! D’un mouvement vif, elle vint tout à coup s’agenouiller sur le
-plancher, devant le récipient cinéraire. Précautionneusement, elle
-allongea la main, saisit une pincée de la poudre grise, et d’un geste
-pieux, s’en toucha le front.<span class="pagenum"><a id="page_302">{302}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XIII-b"></a>XIII</h3>
-
-<p>Maintenant que la défaite du ma-koui est proche, que les dernières
-vibrations du Gong irrité s’étouffent, sous quelque quarante mille
-tonnes de bon béton, les talapoins jaunes recommencent de rôder dans nos
-environs. Bientôt ils nous proposeront leurs offices, et écriront au
-Gouverneur pour vanter leur zèle et exalter leur satisfaction!</p>
-
-<p>Henry Vigel a débarqué un beau matin, d’un train de ravitaillement, très
-élégant, très en forme, la cigarette aux lèvres, le bras droit
-négligemment en écharpe.</p>
-
-<p>J’imagine d’ailleurs que ce coquet accessoire de soie turquoise assorti
-au turban du casque,<span class="pagenum"><a id="page_303">{303}</a></span> n’était là que pour nous permettre d’admirer la
-prestesse avec laquelle notre camarade avait appris à se passer des
-services de sa main droite, car, au bout de deux jours, nous en
-constatâmes la disparition.</p>
-
-<p>Vigel et moi avons échangé, en nous retrouvant ensemble, quelques
-allusions discrètes à ses mésaventures amoureuses. Il affectait, tout en
-parlant, d’envoyer de la fumée légère vers le plafond de sa sala.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, cette Elsa, elle m’a roulé... Baste! Au fond, c’est votre faute,
-Tourange, elle avait un vague caprice pour vous.</p>
-
-<p>Je me mis à rire.</p>
-
-<p>&#8212;Je n’ai guère les poignets faits pour les menottes.</p>
-
-<p>Il rit à son tour, d’un rire qui semblait venir d’un petit
-chatouillement du fond du gosier, et laissa glisser ses prunelles de
-côté, à la chinoise.</p>
-
-<p>&#8212;Eyah! vieux frère, il n’y a que deux choses divines au monde, deux
-plaisirs dignes des dieux que nous sommes: l’amour, n’est-ce pas?... et
-quel est l’autre?</p>
-
-<p>Et il étouffa la réponse dans un bizarre gloussement de langue chinoise,
-annamite ou cambodgienne, voire chame ou birmane, car je ne sais jamais
-au juste à quel idiome asia<span class="pagenum"><a id="page_304">{304}</a></span>tique il emprunte, de temps à autre, les
-mots sans suite qu’il gargouille dans la gorge ou mâche entre les dents.</p>
-
-<p>Je dois avouer que Moutier a manifesté un contentement modéré de son
-retour. Il y a entre eux une telle dissemblance d’architecture morale
-que leur voisinage jure toujours un peu. Moutier est une de ces bâtisses
-sur fond rocheux, où les assises se soudent tout naturellement, d’un
-équilibre en quelque sorte parlant, à la masse éternelle. Vigel est un
-de ces travaux d’art jetés sur les limons d’Asie. La civilisation
-enfonce des piliers qui, à un moment donné, ne bougent plus, parce que
-leur glissement remuerait trop de choses molles. Mais, pour faire pont,
-pour franchir les hiatus, tout le reste de l’architecture est aérien,
-étrangement enchevêtré, en sorte qu’en certains points on ne sait plus
-bien comment l’on est suspendu; et, si l’on vient à regarder en dessous,
-à percevoir la surface aux fluidités inquiétantes, on peut être
-troublé!... Mais comme c’est amusant, pour l’homme du métier, qui tient
-cette traîtrise dans ses formules!<span class="pagenum"><a id="page_305">{305}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XIV-b"></a>XIV</h3>
-
-<p>Un incident inattendu a failli rendre tragique cette mésintelligence.</p>
-
-<p>Il faut dire que le bulletin météorologique de Chang-préah laisse
-prévoir des orages. La fin de la saison sèche approche, et les
-brouillards de la nuit ont disparu. Vers la fin de l’après-midi, de
-larges nuages montent, comme des cerfs-volants noirs, et, sous leur
-ombre, la peau du marais semble frissonner de terreur.</p>
-
-<p>A l’horizon, des éclairs, lointains et silencieux, illuminent les
-ténèbres précoces d’une phosphorescence intermittente d’ampoules
-bleuâtres. Qu’il y ait, sur les nerfs de tous,<span class="pagenum"><a id="page_306">{306}</a></span> des actions fâcheuses
-et, dans l’ambiance de la popote, des tensions grosses d’étincelles,
-comment s’en étonner?</p>
-
-<p>Donc, ce matin, nos cinq contremaîtres européens&#8212;nous avons enterré un
-des leurs, il y a trois jours, un bon gros garçon, parti un peu vite, et
-cela avait provoqué plus d’émotion qu’à l’ordinaire, à cause de cette
-rapidité d’abord, et aussi parce qu’on savait qu’il laissait à Saïgon
-toute une famille à rapatrier&#8212;les cinq blancs qui nous restent pour
-assurer la surveillance des caïs indigènes, sont entrés dans le bureau
-de Moutier.</p>
-
-<p>J’étais assis à côté d’André, et en train d’étudier avec lui le levé au
-centième du kilomètre 84. A la mine des cinq hommes alignés, il était
-évident qu’il fallait s’attendre à quelque réclamation, ou à pis.</p>
-
-<p>C’est Dumoulin, le surveillant de mon secteur, qui prit la parole en
-leur nom. Ce mari légitime d’une congaïe indigène est un gaillard très
-sec et très brun, qui porte la chevelure en brosse comme un Cambodgien,
-et dont j’apprécie, pour leur action sur les Asiatiques, les manières
-fines, froides, un tantinet indolentes. D’une voix volontairement
-correcte, il exposa que la vie au marais présentait, pour<span class="pagenum"><a id="page_307">{307}</a></span> ses camarades
-et lui, des dangers et des fatigues, non prévues à leur contrat, et
-qu’ils ne pourraient la continuer à ce prix. Puis, s’échauffant, il
-rappela que Grondet était mort, que Masson était mort, que Duloc, que
-Thory... et qu’une casse comme celle-là, il fallait la payer. Il y avait
-bien l’indemnité de mille piastres pour les veuves, inscrite au contrat,
-mais ce n’était plus suffisant...</p>
-
-<p>Ici, Moutier l’interrompit sans le moindre geste d’impatience, mais du
-ton de quelqu’un décidé à ne pas laisser traîner une affaire.</p>
-
-<p>&#8212;Enfin, que demandez-vous?</p>
-
-<p>&#8212;Cent piastres de plus par mois, pour les mois passés à Chang-préah...
-étant entendu que les mois écoulés seront rappelés... et, comme
-versement aux veuves, en cas de décès, mille piastres de supplément.</p>
-
-<p>Moutier resta muet un instant, se contentant de dévisager le groupe.
-Sous le regard, ils parurent d’abord gênés, puis, un peu grondants...
-Dumoulin s’écria, avec un mauvais son dans la voix:</p>
-
-<p>&#8212;Je vous ferai remarquer, monsieur, que le total de nos demandes
-représente à peine les dépenses qu’a occasionnées le séjour de madame
-Vallery.<span class="pagenum"><a id="page_308">{308}</a></span></p>
-
-<p>Ici, je crus devoir intervenir.</p>
-
-<p>&#8212;Dumoulin, ce n’est pas à vous à jeter dans cet entretien le nom de
-madame Vallery, et vous ne devriez pas oublier...</p>
-
-<p>Il se tourna vers moi, et, avec fermeté:</p>
-
-<p>&#8212;Pardon, monsieur de Tourange, j’ai la plus grande reconnaissance
-personnelle, soyez-en sûr, à madame Vallery. Mais il ne saurait être
-question ici de sentiments personnels, car ce n’est ni avec vous ni avec
-monsieur Moutier, en somme, que nous avons à traiter, mais avec monsieur
-Vanelli; et avec celui-là, n’est-ce pas, c’est dent pour dent, œil pour
-œil... payant, payant!</p>
-
-<p>Moutier s’était levé, très calme. Voyant la figure de nos hommes, je
-supposais qu’il allait éviter de les heurter de front, user de quelque
-éloquence dilatoire, promettre d’écrire à Battambang, d’appuyer leur
-réclamation... J’aurais dû mieux le connaître. Du geste il montra la
-porte.</p>
-
-<p>&#8212;Vous pouvez vous retirer. Vous avez ma parole que votre demande sera
-accordée. A la prochaine paie, le rappel vous sera fait.</p>
-
-<p>Une victoire aussi soudaine ne laissa pas de les déconcerter quelque
-peu. Ils ouvrirent leurs yeux tout ronds pour contempler Moutier,<span class="pagenum"><a id="page_309">{309}</a></span>
-virent à son air que la réponse était péremptoire. Dumoulin murmura:
-«Merci, monsieur l’ingénieur», et ils s’éclipsèrent sans autre
-manifestation.</p>
-
-<p>Dès qu’ils eurent refermé la porte, je ne pus m’empêcher de m’écrier:</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi n’avoir pas essayé de parlementer?</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi? me dit Moutier avec une violence inattendue; parce qu’ils
-ont raison.</p>
-
-<p>Il répéta, détachant les syllabes:</p>
-
-<p>&#8212;Ils ont raison! Oui, ils ont raison. La vie d’un homme doit se
-payer... Que voulez-vous que j’aille répliquer à ces gens qui me
-numérotaient des cadavres?... Que je réponde par la liste des
-actionnaires du Siam-Cambodge? Il avait raison, le Dumoulin: œil pour
-œil, dent pour dent, «tant pour tant», comme dirait l’Herr Graf von
-Faulwitz.</p>
-
-<p>&#8212;Cependant...</p>
-
-<p>&#8212;Cependant quoi? Qu’il y a la gloire du sacrifice, le beau mysticisme
-qui vous est cher, de l’immolation à l’«œuvre»? Eh oui! quand on est ce
-que nous sommes, des maîtres ouvriers, des chefs, on peut se payer de
-cette somptueuse monnaie-là. Ceux-là... ils ont le cerveau que les
-Vanelli leur ont fabri<span class="pagenum"><a id="page_310">{310}</a></span>qué. Ils ont le droit d’exiger que tout soit
-compté en bonnes piastres tin-tin, et si les vieilles pièces creuses ont
-encore cours quelquefois chez eux, ce n’est vraiment pas la faute aux
-banquiers de ce monde!</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez raison. Mais, comment ferez-vous ratifier par Battambang les
-assurances données à ces braves gens?</p>
-
-<p>Il sourit et, clopinant, alla prendre sa canne dans un coin de la pièce.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! ceci est une autre affaire, et de ce pas je vais la traiter avec
-Vallery. Si vous voulez continuer d’éplucher ce carnet, dans une heure
-au plus, je suis de nouveau à vous.</p>
-
-<p>Effectivement, trois quarts d’heure plus tard, je le voyais revenir, la
-mine guillerette, et se rasseoir, en sifflotant, devant la feuille
-déployée du lever.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez eu gain de cause?</p>
-
-<p>&#8212;Cette question! fit-il. Bien sûr!</p>
-
-<p>&#8212;Vallery n’a pas laissé écorcher son patron sans crier?</p>
-
-<p>&#8212;Non, mais j’ai employé l’argument décisif.</p>
-
-<p>&#8212;Je serais curieux de savoir lequel!</p>
-
-<p>&#8212;Je l’ai prié d’écrire à Vanelli, au cas où cela deviendrait
-nécessaire, d’écrire de ma part à moi, Moutier, que si j’étais mis dans<span class="pagenum"><a id="page_311">{311}</a></span>
-l’obligation de faire honneur à mes engagements sur mes propres deniers,
-je me trouverais ruiné; et que, si j’étais ruiné, je prenais un autre
-engagement que j’aurais non moins à honneur de tenir, et qui était de
-lui brûler la figure, à lui, Vanelli!</p>
-
-<p>&#8212;Bigre! Et qu’a dit Vallery?</p>
-
-<p>&#8212;Rien. Il a lu dans mes yeux que c’était sérieux, et s’est engagé à
-avoir les fonds de Battambang avant huit jours.</p>
-
-<p>Et, sur ces mots, nous reprîmes, le cœur à l’aise, nos petits calculs de
-pentes et de cubages; et, de la journée, nous ne reparlâmes plus de
-l’incident.</p>
-
-<p>Mais, le soir à la popote, Vigel, qui avait déjeuné sur son terrain,
-nous aborda avec quelque chose aux lèvres comme:</p>
-
-<p>&#8212;Il paraît que les contremaîtres ont fait chanter le vieux pirate! Ils
-ont bien agi! Je le leur ai dit d’ailleurs, je le leur avais dit
-auparavant.</p>
-
-<p>Je crus que Moutier allait lui sauter à la gorge.</p>
-
-<p>&#8212;Vous me ferez le plaisir de vous abstenir dorénavant de ces conseils!</p>
-
-<p>Vigel le regarda de côté, sans la moindre émotion.<span class="pagenum"><a id="page_312">{312}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Mais oui, ils ont bien agi... et, de plus, ils vous ont donné
-l’exemple. Ce qu’ils ont fait, vous auriez dû le faire pour votre
-compte, mais il y a six semaines, en pleine saison sèche. Maintenant,
-parbleu, il est trop tard! Avec tous ces éclairs qui se montrent comme
-des ventres de gros poissons pourris, on peut compter sur la pluie avant
-huit jours. La belle avance, en vérité! Elle n’emportera pas, bien sûr,
-vos arches, ni ne fondra votre ballast; tandis que le travail arrêté il
-y a un mois ou deux, alors que tout sortait à peine du limon primitif,
-où l’eau du ciel l’aurait immédiatement replongé...</p>
-
-<p>La figure de Moutier s’était empourprée violemment pendant tout ce
-discours, puis était devenue d’une pâleur de mort.</p>
-
-<p>Il fit un pas vers Vigel et, du même ton qu’il avait dit aux autres:
-«Vous pouvez vous retirer», il articula:</p>
-
-<p>&#8212;Ah! vous croyez qu’il valait mieux arrêter le travail en saison
-sèche... Eh bien! je vous avertis que si le travail s’arrête seulement
-un jour, d’ici la fin, c’est vous que j’en rendrai responsable, et c’est
-à vous que je brûlerai la figure!</p>
-
-<p>Vigel n’avait pas bougé. Il haussa légèrement les épaules et dit
-négligemment:<span class="pagenum"><a id="page_313">{313}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Je n’ai pas plus l’air, je pense, d’un meneur de grèves que vous d’un
-tireur de massacre. Et si vous voulez éviter des incidents sur le
-chantier, vous ferez bien mieux d’en mettre à la porte le Père et le
-bonze, la robe noire et la robe jaune...</p>
-
-<p>Je ne sais comment aurait tourné cette querelle, si l’entrée de Fagui
-n’avait fait diversion.</p>
-
-<p>Fagui s’était prise d’une affection bizarre pour Vigel et le suivait,
-comme un chien, quand il faisait son va-et-vient sur la voie. Depuis son
-retour, Vigel avait le service de la traction, et il prétendait même, en
-riant, que Fagui lui était d’un grand secours, et deviendrait, avant
-peu, un chef de gare de premier ordre. Et je ne serais pas, au surplus,
-très étonné qu’une certaine jalousie de cette préférence de la folle,
-soit entrée dans l’animosité de Moutier à l’égard de mon acrobatique
-«vieux camarade».<span class="pagenum"><a id="page_314">{314}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XV-b"></a>XV</h3>
-
-<p>Vigel, au sortir de la popote, glissa son bras sous le mien.</p>
-
-<p>&#8212;Avez-vous entendu ce pauvre Moutier? Mais, celui qui cessera le
-travail avant la fin, le malheureux devrait bien demander au docteur de
-le lui désigner!</p>
-
-<p>Je m’arrête net et saisis mon homme aux épaules. Il arrive de la ville,
-lui; les horreurs de nos physionomies marécageuses ont dû lui sauter aux
-yeux! Au jour le jour, on ne se rend pas compte; on ne voit pas la vie
-se retirer lentement, pas plus que nous ne pouvions voir décroître l’eau
-du marais, et, petit à petit, les fonds crevassés apparaître...<span class="pagenum"><a id="page_315">{315}</a></span></p>
-
-<p>Et c’est vrai pourtant que la mine de mon pauvre André n’est pas
-brillante, que sa jambe tire de plus en plus vilainement! Il s’obstine à
-marcher, mais, le soir, la plaie suppure, et je sais d’autre part qu’il
-a caché de durs accès de fièvre, et que le docteur l’invita, presque en
-colère, à se faire porter en litière, s’il voulait continuer à circuler.
-Objurgation vaine, d’ailleurs... Ah! non, pas celui-là, pas le meilleur
-de l’équipe!</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, Vigel, vous le trouvez si bas, vous qui ne l’avez pas vu de
-quelque temps?</p>
-
-<p>&#8212;Lui? Il n’en a pas pour quinze jours. Et, d’ailleurs, la robe noire du
-Père commence à tourner autour... C’est un signe qui ne trompe guère.</p>
-
-<p>Mensonge! mensonge injurieux que ces misérables paroles. Moi, qui
-connais Moutier, je sais, je suis sûr, que, dussent être exacts ces
-tristes pronostics, dût approcher le pas de la Camarde, il ne
-souffrirait pas que soit fraudé par ce piétinement menaçant le rythme
-loyal des intelligences! Que Vigel, à la rigueur, puisse arguer de sa
-bonne foi, et, jusqu’à un certain point, de la logique des apparences,
-soit... Oui, c’est indéniable, Moutier, jadis peu enclin à la tendresse
-envers les hommes de<span class="pagenum"><a id="page_316">{316}</a></span> Dieu, de n’importe quel pays du monde, marque,
-depuis les jours d’épreuve, au Père du May, une déférence extrême et une
-gratitude se traduisant par des entretiens sans doute plus prolongés que
-ne l’exigeraient les strictes relations de service. C’est indéniable...
-mais quoi de plus naturel?</p>
-
-<p>Comment un homme tel que Moutier, qui a épuisé sa vie d’ouvrier au
-service d’une entreprise mondiale éparpillée, fragmentée, encore dans le
-désordre des fondations, si incertaine et si pulvérulente qu’il faut,
-pour y établir de la cohérence, une foi en quelque sorte enragée;
-comment cet homme ne serait-il pas séduit par cet autre impérialisme
-universel, précis, méthodique, convergent, dont la silhouette obscure du
-Père affirme ici l’indéfectibilité? Comment lui, le passager de ce
-vaisseau, dont on peut sentir à certaines minutes l’emportement
-somptueux, mais à qui n’apparaissent, d’autres fois, que des feux
-changeants, à droite, à gauche, qui sont peut-être des feux de
-naufrageurs, ne frémirait-il pas, en voyant passer, à côté de lui, le
-sillage inexorablement tendu, la proue vers l’étoile éternelle, de la
-barque de Pierre, si funèbre, si silencieuse, si fantômale que
-l’apparition puisse être dans la nuit!<span class="pagenum"><a id="page_317">{317}</a></span></p>
-
-<p>Oui, c’est cela! Moutier, employeur d’hommes, et le Père, employeur
-d’hommes, se sont rencontrés à pied d’œuvre, et s’estiment pour des
-qualités professionnelles communes.</p>
-
-<p>Et pourtant, et pourtant...</p>
-
-<p>Me voici seul dans ma sala, seul, dans le grand silence de la nuit
-orageuse, avec pour toute lumière humaine, ce photophore où viennent
-s’écraser mille bestioles éperdues; et me voici troublé jusqu’aux
-entrailles, comme si c’était une part de moi-même qui se jouait dans
-cette partie. Passionnément, je voudrais savoir si, oui ou non, le Père
-a tenté formellement, l’heure étant proche, d’embarquer pour les
-chantiers éternels cet ouvrier de choix, après tant de coolies... A-t-il
-forcé l’espèce de mystère cadenassé de cet homme que j’aurais aimé à
-voir mourir, comme un coffre-fort sombré, avec tous ses trésors à jamais
-enfermés, et ne livrant, jusqu’à la dernière minute, que le défi de sa
-géométrique carrure?</p>
-
-<p>Voyons, c’est par le cerveau, certainement, que le prêtre a dû commencer
-son délicat travail de serrurier... Il a dû, comme en se jouant,
-n’éveillant pas les méfiances, essayer des clefs ordinaires de la
-logique... Mais je n’ai pas d’indices révélateurs, pas d’empreintes
-authenti<span class="pagenum"><a id="page_318">{318}</a></span>ques!... Je me souviens seulement d’une fin d’entretien à
-laquelle il me fut donné d’assister, par hasard, parce que je me
-trouvais en forêt, sur ce chemin longeant la voie où je m’étais promené
-avec Moutier, où Moutier faisait sonner du fer de sa canne les vieilles
-dalles khmères, et où les futaies adjacentes claustraient nos minces
-silhouettes de promeneurs diserts, comme entre les deux parvis d’une
-allée de buis géants! Et c’était justement cette canne de mon ami qui,
-cette fois-là, était en jeu, cette canne bizarrement affectionnée, qui
-est faite d’un ancien fléau de balance chinoise.</p>
-
-<p>Le Père l’avait entre les doigts et il montrait les singulières
-incrustations de clous de cuivre qui la constellaient, et qui, pour mes
-yeux profanes, n’étaient rien qu’une curieuse, voire baroque
-ornementation. Et le Père disait à peu près: «Voici une graduation dont
-les chiffres vous sont inconnus, et, certes, une poissonnière de France
-ne saurait s’en servir du premier coup. Cependant un Chinois fait avec
-elle de bonnes pesées, et elle est, en somme, une traduction passable de
-la loi universelle du levier. Vous qui avez une connaissance de cette
-loi très supérieure, très épurée de toute réalisation matérielle, vous
-arriveriez beaucoup<span class="pagenum"><a id="page_319">{319}</a></span> plus vite que notre poissonnière à utiliser ce
-fléau. Néanmoins, vous restez bien persuadé qu’il existe, de la loi du
-levier, une traduction, une adaptation à nos besoins, plus judicieuse
-que toutes les autres; la vôtre, celle du système métrique... Méditez ce
-petit apologue, mon cher ami. Je crois qu’il peut s’appliquer assez bien
-à la variation des rites religieux.» Et je me souviens que Moutier
-reprit sa canne avec un long sourire, et que, du bout de l’ongle, près
-de la poignée, tout contre les clous énigmatiques, il traça dans le
-vernis une croix minuscule, «pour se rappeler, dit-il, l’apologue à
-l’occasion».</p>
-
-<p>Mais, par ailleurs, non, je ne sais rien. Je n’ai pas le droit de
-supposer que le Père a exécuté de plus rudes attaques sur la serrure...
-Moutier est resté le même, vis-à-vis de moi, loyal et taciturne, solide
-et sans éclat... le même. «Quand la robe noire voltige autour, c’est un
-signe qui ne trompe guère...» Je n’ai jamais entendu sur les lèvres de
-Moutier une plainte, un cri d’anxiété, surpris sur son visage un
-tressaillement. Il regarde sa jambe ravagée du même œil indifférent que
-les bouquets de buissons que la sécheresse a cautérisés, déchiquetés sur
-les bords du marais.<span class="pagenum"><a id="page_320">{320}</a></span></p>
-
-<p>Et voilà que c’est moi qui me mets à tressaillir, longuement,
-invinciblement, à crier d’angoisse!</p>
-
-<p>Imbécile, qui n’ai rien vu, rien deviné, rien compris, et surtout rien
-fait. Ce Père est meilleur laboureur que moi, qui sait que l’heure
-menaçante pour la <i>récolte</i> n’est pas celle de la brume et des fumées
-opaques, mais celle de la grande sérénité glacée... Quand l’œil et la
-pensée de l’homme sont trop lucides et dispersent les vapeurs de la vie,
-c’est alors qu’il faut trembler... Et moi, je tremble; oui, je tremble,
-et mes dents claquent soudain, comme au milieu d’une solitude polaire.<span class="pagenum"><a id="page_321">{321}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XVI-b"></a>XVI</h3>
-
-<p>Et je ne saurai jamais si le Père a cambriolé l’âme de Moutier, s’il a
-ravi les joyaux du coffre-fort trapu pour le compte du céleste Recéleur!</p>
-
-<p>Un terrible accès de fièvre m’avait cloué au lit, puis un autre, puis un
-autre... J’ai grelotté, j’ai transpiré, j’ai déliré, paraît-il... Neuf
-jours passèrent ainsi.</p>
-
-<p>Quand je pénétrai, le dixième jour, dans la sala de Moutier, la bière
-était clouée. Elle était en ce bois d’or frais, qui prend très vite à
-l’air la couleur du sang. Sur le couvercle était posé un petit crucifix
-de cuivre et d’ébène, que j’avais maintes fois distingué sur la poitrine
-du<span class="pagenum"><a id="page_322">{322}</a></span> Père. Et celui-ci était debout, dans un coin de la pièce, les mains
-dans les manches de sa soutane, les yeux baissés, les lèvres orantes.</p>
-
-<p>Nous mîmes André Moutier en terre dans l’enclos des palmiers à sucre et
-des lianes à belles grappes violettes, à trois mètres à peu près de Just
-Barnot. Et, comme les orages avaient crevé pendant mes jours de fièvre,
-comme il avait plu abondamment, une herbe merveilleusement verte et
-serrée avait poussé. Et elle enveloppait, dans un même manteau
-miséricordieux, la fosse fraîche et celle qui, déjà, sous les
-dégradations climatériques, avait l’air d’une vieille, très vieille
-chose.<span class="pagenum"><a id="page_323">{323}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XVII-b"></a>XVII</h3>
-
-<p>Le surlendemain, la première locomotive roula sur le kilomètre 83. Les
-derniers tire-fonds avaient été mis en place, la veille, et dans la
-matinée, Bob Findlay, le nouvel Éliacin de l’équipe, avait vérifié
-lui-même, une par une, toutes les éclisses. De bout en bout, il y en
-avait cent vingt-cinq par rail, et la voie était double; et en outre,
-vers le milieu de la digue, on avait profité d’un élargissement du seuil
-rocheux pour poser des aiguilles et établir un embryon de voie de
-garage. Car, à cette espèce de rond-point, nous avions reconnu l’amorce
-d’une substruction coupant en croix la première; et c’était une idée de
-Vanelli<span class="pagenum"><a id="page_324">{324}</a></span> qu’on pourrait partir de là, plus tard, pour obturer les arches
-de passage des hautes eaux et entreprendre l’asséchement du marais.
-Sitôt après la sieste, afin que tout fût terminé pour la pluie
-quotidienne de quatre heures, nous nous rendîmes, tous les Européens et
-le Père et Fagui avec nous, au pied du poteau limite. Un bouquet de
-drapeaux tricolores ombrageait l’écriteau, où était peint de frais, en
-lettres bleues sur fond blanc, le chiffre 83, et la disposition en
-éventail des hampes donnait à l’ensemble, de loin, le profil d’un de ces
-palmiers qu’on appelle à Saïgon, arbres du voyageur.</p>
-
-<p>Les coolies avaient été rassemblés le long de la voie. Ils étaient
-assis, l’air indifférent, et quelques-uns jouaient une façon de jeu
-d’osselets avec les petites brisures des cailloux du ballast. Mais
-Dumoulin cria des mots indigènes, et les caïs, le rotin haut, firent
-aligner leur monde sur deux lignes, dès que la locomotive parut à
-l’entrée de la digue.</p>
-
-<p>C’était Vigel qui conduisait celle-ci. Vigel avait, pour la
-circonstance, arboré un «blanc» de gala, ajusté sur son torse comme une
-écorce de jeune bouleau. Ses mains étaient gantées de blanc et une
-mousseline blanche avait remplacé, sur son casque, l’habituelle soie
-turquoise.<span class="pagenum"><a id="page_325">{325}</a></span></p>
-
-<p>C’était le plus ancien mécanicien indigène qui avait l’honneur de lui
-servir de chauffeur, un vieil Annamite à barbiche et à lunettes, tout
-vêtu de soie noire luisante, et qui ne cessait, depuis sa désignation,
-de grimacer de vanité et de contentement. Nous vîmes de loin, à la
-jumelle, les deux hommes sauter sur le tablier de la machine, et
-celle-ci souffler, démarrer et, après quelques tours de roue, stopper.
-Nous savions ce que cela voulait dire et que Vigel mettait de la
-coquetterie à prendre un départ impeccable, son essieu avant arrêté
-juste sur la ligne du poteau 82, lequel, comme le 83, était fleuronné de
-drapeaux. Il siffla longuement, puis donna un coup bref. De bout en bout
-de la ligne, un silence gagna, dans lequel on entendit, comme les
-battements d’un grand cœur, les coups de piston. Alors, à l’autre
-extrémité, séparés des coolies par un intervalle vide d’une dizaine de
-mètres, nous fîmes joyeusement la haie pour recevoir notre camarade, et
-lui, nous ayant aperçus, ralentit l’allure. La locomotive était du type
-trapu et ramassé des machines-tenders, et, avec sa cheminée courte sur
-le nez, s’avançait un peu comme un rhinocéros. Mais on l’avait
-enguirlandée, pomponnée, harnachée, et un collier de jaunes fleurs
-d’alabanda<span class="pagenum"><a id="page_326">{326}</a></span>&#8212;tout le reliquat des jardins d’Hetty Dibson,&#8212;pendait
-mirifiquement au travers de sa poitrine noire. A l’instant précis où le
-dôme vint à hauteur du poteau pavoisé, Vallery, qui était légèrement en
-avant et tenait le bras levé, l’abaissa. Alors, Vigel renversa la vapeur
-et, de nouveau, siffla longuement... Et le son parut rebondir
-indéfiniment sur l’eau morte, couleur de rouille, au fond de laquelle se
-cachait le Gong honteux et vaincu...</p>
-
-<p>&#160;</p>
-
-<p>Naturellement, nous achevâmes, le soir, de célébrer, comme il convenait,
-un tel événement. C’est Findlay qui régla le débouchage des bouteilles
-de Champagne, et c’est Vallery qui se chargea de télégraphier à Bangkok
-et à Saïgon le bulletin de victoire. Et c’est Vigel qui, pour corser la
-note patriotique, et faire taire l’accordéon garibaldien d’un
-contremaître piémontais, ouvrit le piano&#8212;le vieux piano de la chambre
-aux ailes&#8212;et attaqua avec décision cet air de Schumann où passe,
-masquée, la <i>Marseillaise</i>!<span class="pagenum"><a id="page_327">{327}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XVIII-b"></a>XVIII</h3>
-
-<p>Mais, il y eut, cela va sans dire, des célébrations plus qualifiées
-lorsque put être annoncée l’ouverture au trafic du monde de ce désiré
-Siam-Cambodge, tronçon français!</p>
-
-<p>La date du 14 juillet ayant été retenue par la famille,&#8212;la famille
-Vanelli&#8212;comme la plus congruente pour la cérémonie d’un baptême auquel
-le Gouverneur général se réservait d’apporter son parrainage,
-l’invitation nous fut transmise d’accélérer, à cette fin, les ultimes
-travaux.</p>
-
-<p>Je crois bien que le comte de Faulwitz, qui vint à Chang-préah en
-messager spécial de ladite invitation, prit sous son bonnet de<span class="pagenum"><a id="page_328">{328}</a></span> nous
-représenter, en outre, le chic sportif qu’il y aurait, pour nous, à
-gagner de vitesse, oui-dà, et à battre sur le poteau-frontière les gens
-du tronçon siamois, si fiers de leur avance du début.</p>
-
-<p>Mais je crois bien aussi que l’aiguillon, manœuvré par ce subtil
-banderillero, eût trouvé mon épiderme insensible. Car, à la vérité, le
-succès du kilomètre 83 m’avait laissé un peu comme le taureau dans
-l’arène, après une trop belle passe de manteau rouge, hébété, ébloui et
-reniflant obscurément vers le toril. Une petite phrase du père Vallery:
-«Vous n’aurez pas le cœur de me laisser en plan, mon ami», me mit les
-fers, et je fonçai décidément, à travers la forêt débroussaillée, pour
-le kilomètre 84, puis pour le kilomètre 85.</p>
-
-<p>Tâche ingrate, au demeurant, quoique, au seul point de vue
-professionnel, aisée! Mais je m’ennuyais. Les recrues, comme Bob
-Findlay, m’attristaient par leur extrême jeunesse, et je ne voyais
-qu’accidentellement mon camarade Vigel, toujours occupé d’organiser la
-traction entre Battambang et la troisième rivière et toujours fidèlement
-servi, dans cette navette sur la ligne, par l’ombre blanche de Fagui.
-D’ailleurs, quand je le rencontrais, il m’as<span class="pagenum"><a id="page_329">{329}</a></span>sommait avec ce qu’il
-appelait «sa revanche», ses ténébreux projets à l’égard d’Elsa.</p>
-
-<p>&#8212;Que diriez-vous, par exemple, si la folle&#8212;elle adore ces petites
-manœuvres&#8212;faisait fonctionner l’aiguillage de ce stupide moignon de
-voie, qui déshonore la perspective du milieu de la digue? Quel beau
-patapouf du train officiel!...</p>
-
-<p>&#8212;Et l’ingénieur Vigel sauverait la jeune héritière qui lui tomberait
-dans les bras, cependant que l’odieux mari serait dévoré par les
-grenouilles et les serpents d’eau... J’ai vu ce climat rendre des
-cervelles tout à fait spongieuses, mon pauvre Henry, si on ne prenait la
-précaution de les doucher matin et soir!</p>
-
-<p>Le temps des orages était passé. Il tombait maintenant, chaque
-après-midi, vers quatre heures, une large ondée brève et réglée comme un
-arrosage municipal. Mais je n’avais plus le goût des promenades.
-Vraiment je ne donnai rien de moi-même et je ne reçus rien dans ces six
-semaines. Je n’appris rien, sinon peut-être à m’écheniller
-convenablement des sangsues qu’on rapporte à foison des sous-bois
-mouillés. Il ne faut pas les arracher, ni les soulever avec la lame d’un
-couteau. Il faut frotter une allumette et griller légèrement du côté du
-gros<span class="pagenum"><a id="page_330">{330}</a></span> bout, qui est la tête. Alors la vilaine petite chose se met en
-spirale et tombe à plat comme un anchois roulé.</p>
-
-<p>Le 13 juillet tout était paré, comme on dit à bord. L’amour-propre
-sportif de M. de Faulwitz aurait lieu d’être satisfait. Notre gare
-terminus de Chang-préah dressait le disque rouge de son signal à cinq
-mètres de la plaque de fonte du bornage de la frontière que les gens de
-Siam pataugeaient encore, à deux kilomètres et demi de là, dans des
-bas-fonds gélatineux, désossés, pour leur malchance, de toute digue
-khmère!</p>
-
-<p>A telles enseignes que leurs délégués, poliment invités à la cérémonie
-baptismale, durent arriver à dos d’éléphant.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent vers deux heures et demie et alignèrent, face au remblai,
-leurs six bêtes, crottées et massives, comme six bastions en terre, et
-qui, ma foi, faisaient honorable figure, même au regard d’une
-locomotive.</p>
-
-<p>A côté d’eux, tirailleurs et miliciens, jambières rouges et jambières
-bleues, dressaient une haie de parade et maintenaient à distance
-protocolaire la foule versicolore et rieuse, où les deux sexes
-montraient mêmes beaux habits et même turbulence d’écoliers échappés.<span class="pagenum"><a id="page_331">{331}</a></span></p>
-
-<p>Car ce n’étaient plus là nos graves, patients et robustes coolies
-chinois. On ne voyait que sampots rutilants et chevelures en brosse...
-La politique avait voulu ce changement de figuration; la cour de
-Pnom-penh ne devait-elle pas accompagner dans ses déplacements le
-Gouverneur général? Politiquement, nous avions depuis un mois renvoyé,
-par lots, dans leurs foyers, les têtes nattées du Père du May, et
-réinscrit sur nos contrôles les ouailles d’A-ka-thor. Politiquement,
-tous nos vieux amis de la bonzerie se tenaient là, somptueux et dignes,
-le crâne rasé de frais, le talap à la main, entourés de vénération et de
-respect. Il en arrivait de minute en minute. Toute la matinée, le
-marais, officiellement désensorcelé, n’avait cessé d’être sillonné de
-pirogues légères et pointues, véhiculant de minuscules pagayeurs, tout
-un banc d’école de petits Cambodgiens, aux longs cheveux noirs couronnés
-de fleurs, et à l’arrière, assis, jambes croisées, dans une sainte
-attitude de Bouddah sur son lotus, le talapoin magister...</p>
-
-<p>La robe noire du prêtre français ne faisait pas tache insolite dans le
-groupe safrané. Le Père du May était parti depuis six jours, avec le
-dernier convoi de ses chrétiens.<span class="pagenum"><a id="page_332">{332}</a></span></p>
-
-<p>Le train officiel entra en gare, après l’ondée, comme l’aiguille de nos
-montres, à défaut d’un cadran de la Compagnie, marquait quatre heures
-trente.</p>
-
-<p>Il donnait, par sa longueur, une flatteuse idée de la capacité du trafic
-du Siam-Cambodge. Il contenait le Gouverneur général, son état-major,
-son cabinet, le Résident supérieur et son secrétariat, le comte Vanelli
-et son escorte, quatre marins armés, pantalonnés à la «pied d’éléphant»
-et discrètement étiquetés «Lotus blanc» sur le ruban de leurs chapeaux,
-Sa Majesté Cambodgienne et sa suite, ses épouses et ses danseuses, son
-ministre des Travaux publics, les musiciens de ses danseuses, et
-l’innumérable armée de la valetaille préposée aux soins de la
-nourriture, de la ventilation et du couchage. Du wagon central, aux
-portières fleuries et pavoisées, descendit, la dernière, Elsa de
-Faulwitz, seule robe du cortège.</p>
-
-<p>On ne pouvait songer à loger tout ce monde dans les bâtiments de la
-gare, et moins encore dans les huttes sur pilotis du village de
-Chang-préah. Mais Vallery avait pris l’initiative d’une séduisante
-combinaison.</p>
-
-<p>Près du village existaient des ruines khmè<span class="pagenum"><a id="page_333">{333}</a></span>res, quelques parcelles de ce
-trésor archéologique dont toute la région garde le mystérieux dépôt.
-Vallery en avait fait aménager les moyens d’accès et nettoyer les
-abords, et c’est là que devaient être installées tentes et baraques de
-fortune, ainsi que la table du banquet. L’assistance s’y rendit
-aussitôt. Le sol du chemin était sablé et bordé de buissons garnis de
-passiflores sauvages. Aux troncs des arbres voisins étaient accrochées,
-à l’imitation, semblait-il, des orchidées de la forêt, des bouquets soit
-de petits drapeaux tricolores, soit de ces pavillons, familiers à la
-mâture du <i>Lotus</i>, et que Moutier appelait irrespectueusement chiffons
-roses... Il faisait doux, un temps bleu de fête galante. Madame de
-Faulwitz riait bruyamment au bras du Gouverneur.</p>
-
-<p>Quand on atteignit l’emplacement annoncé, il s’éleva un cri général
-d’admiration et aussi un concert de louanges à l’adresse de Vallery pour
-sa trouvaille de ce bijou de décor.</p>
-
-<p>Au premier plan, une façon de vaste pelouse, où se prélassaient dans
-l’herbe drue, comme des bêtes au pacage, de prodigieux animaux de
-pierre: lions à mufle carré, garrudas au bec en pioche, éléphants
-érigeant la trompe pour le barrissement. En portants latéraux, des<span class="pagenum"><a id="page_334">{334}</a></span>
-arbres d’une ancienneté d’écorce et d’une puissance d’ombre sans
-rivales, des géants aux troncs tordus qui remuaient leurs feuillages
-comme de noirs paquets de chaînes, et derrière eux, à l’infini, tout le
-bleuissement mystérieux de la forêt. En fond, l’amoncellement des ruines
-elles-mêmes, qui semblaient avoir été bâties sur une colline
-artificielle. Le grès de leurs blocs, d’une couleur de cendre verdie,
-s’argentait à souhait dans le coup de lumière du soleil. Une famille de
-singes gris, du même gris patiné de vert que les pierres, y révéla son
-existence de locataires à notre approche. Une main aux racines
-serpentantes, la tête tournée vers nous, ils escaladèrent, sans trop
-d’émoi, la colline, pour nous céder la place.</p>
-
-<p>Nous consacrâmes une bonne heure à l’exploration des ruines. L’essentiel
-de leur dessin primitif paraissait être une sorte de cloître en
-quadrilatère, entourant une tour centrale exhaussée. Le cloître, couvert
-d’une étroite voûte en encorbellement, abritait des vestiges de
-sculptures en bas-relief, où les érudits de notre compagnie
-s’ingéniaient à retrouver des illustrations d’épisodes du Râmayana.
-D’autres sculptures, principalement de personnages féminins à la taille
-étranglée, aux seins ronds<span class="pagenum"><a id="page_335">{335}</a></span> et à la chevelure savante, décoraient la
-paroi extérieure, dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de
-pierre, tournés comme des pieds de table, d’un fort curieux effet
-ornemental.</p>
-
-<p>La tour centrale était carrée à la base et se terminait par une
-juxtaposition d’assises, dont le profil d’ensemble en hauteur avait dû
-rappeler assez bien celui d’un quartier de fruit. Sur les quatre faces
-de la base étaient taillés quatre visages colossaux, dont il n’était
-plus possible de reconnaître l’identité, tant ils étaient ravagés par la
-foudre et le temps.</p>
-
-<p>Un seul n’avait pas subi de trop cruelles atteintes; mais, un jeu de la
-végétation dans les orbes de ses yeux aveugles et un ébrèchement
-accidentel de sa lèvre inférieure contribuaient à lui donner une
-expression de mélancolie farouche et quasi surhumaine.</p>
-
-<p>Cette note mélancolique, aussi bien d’ailleurs que les volètements
-lugubres des chauves-souris sous les voûtes du cloître, était
-heureusement sans répercussion sur l’humeur de notre compagnie,
-laquelle, au contraire, était gaie, très gaie.</p>
-
-<p>Vanelli ne cessait de plaisanter gaillardement Sa Majesté Cambodgienne
-sur les bonnes fortunes de son dernier séjour à Montmartre.<span class="pagenum"><a id="page_336">{336}</a></span></p>
-
-<p>Cependant, le soleil déclinant, chacun s’occupait de son aménagement
-pour la nuit. Je vis éclore, miraculeusement, au milieu de la pelouse,
-une grande tente doublée de soie jaune, d’où sortaient de violents
-parfums, et devant laquelle les matelots du <i>Lotus</i> vinrent monter la
-garde.</p>
-
-<p>Vallery vaquait, en bon majordome, aux soins du banquet, s’affairait au
-déballage des caisses, à la frappe des bouteilles dans la glace,
-pressait les boys, bousculait les <i>bebs</i>, essuyait, d’une serviette de
-table, ses cheveux gris ruisselants.</p>
-
-<p>Il fut payé de ses peines, car ce premier banquet&#8212;le programme du
-pique-nique comportait deux jours pleins de réjouissances&#8212;ce premier
-banquet fut, en tout point, réussi: champagne, paniers de fraises,
-corbeilles de mangues et de sapotilles, guirlandes de roses sur la
-nappe, félicitations, congratulations et discours.</p>
-
-<p>Le Gouverneur général prononça des paroles. Je trouvai qu’elles ne
-correspondaient pas exactement... à quoi? je n’aurai su le dire... mais
-elles ne correspondaient pas...</p>
-
-<p>M. le Gouverneur parla beaucoup des vivants et un peu des morts. Il est
-très difficile<span class="pagenum"><a id="page_337">{337}</a></span> de parler heureusement des morts devant ceux qui les ont
-vus mourir. Et c’est pourquoi, sans doute, il me semblait que l’orateur
-ne traitait pas la question... Mais peut-être les sangsues
-m’avaient-elles aigri le caractère, dans ces dernières semaines.</p>
-
-<p>Il y eut, quand le Gouverneur se rassit, des hourrahs, des
-applaudissements et de longs tintements de coupes. Madame de Faulwitz,
-les yeux étincelants, riait et jeta une rose, par-dessus la table, au
-nez de son père.</p>
-
-<p>Après le café, on se rapprocha des ruines. Les petites danseuses
-royales, après qu’on eut cousu sur elles leurs vêtements d’or, entrèrent
-dans le mouvement de la danse. Un cercle de musiciens, assis à terre,
-entre elles et nous, tapait sur des tympanons, soufflait dans des flûtes
-et frottait des cordes...</p>
-
-<p>A la longue, une sorte de vertige s’emparait de vous, à voir ces rats
-dorés sortir des pierres, à l’appel de ces évocateurs infernaux, y
-rentrer, en ressortir, courir sur place.</p>
-
-<p>A un moment donné, un beau feu de bengale illumina tout l’arrière-plan
-de la scène. Des coins de feuillage tombaient sur sa clarté rose, et
-c’était comme le déploiement d’un immense étendard vanellien!<span class="pagenum"><a id="page_338">{338}</a></span></p>
-
-<p>Dans l’intermède, je m’approchai de Vallery.</p>
-
-<p>&#8212;Je vous fais mes adieux, lui dis-je.</p>
-
-<p>&#8212;Vous vous retirez déjà?</p>
-
-<p>&#8212;Je ne me retire pas, je pars.</p>
-
-<p>Il parut ne pas comprendre.</p>
-
-<p>&#8212;Vous partez? Pour où?</p>
-
-<p>&#8212;Pour ma sala, ce soir; pour Saïgon demain; pour la France dans huit
-jours.</p>
-
-<p>&#8212;Mais, pourquoi si brusquement? Vous ai-je... bredouilla-t-il, vous
-a-t-on...</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, dis-je en souriant, ne me suis-je pas engagé comme un soldat,
-pour la durée de la guerre? La guerre est finie, ce me semble. N’est-ce
-pas une victoire qu’on célèbre ce soir?</p>
-
-<p>Cette fois il ne répliqua rien. C’était, j’imagine, une sagesse que lui
-avait inculquée Hetty Dibson, que d’éviter les paroles vaines, quand
-quelqu’un dit: «Je m’en vais!»</p>
-
-<p>Il tortillait doucement sa barbiche argentée, et ses regards scrutaient
-l’arrière-fond de mes prunelles. A la fin, il poussa un léger soupir et
-me tendit la main.</p>
-
-<p>&#8212;Adieu, Tourange!</p>
-
-<p>Mon poney m’attendait tout sellé, attaché par la bride à un poteau de la
-gare. Je lui rendis la main, et il partit au galop, énervé par l’odeur
-des éléphants. Le ciel était clair.<span class="pagenum"><a id="page_339">{339}</a></span> J’épiais, tout en chevauchant, les
-apparitions et les disparitions de la lune dans les cimes, une lune au
-premier quartier, fine et sans taches... Il y a un arbre, dans la forêt,
-dont la fleur a tout à fait cet aspect de griffe blanche.<span class="pagenum"><a id="page_340">{340}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XIX-b"></a>XIX</h3>
-
-<p>Et l’aube vint, comme une bulle d’or qui, dilatée, aérienne,
-frémissante, emplit un instant tout l’espace, puis creva dans l’azur
-sans fond. Le marais de bronze devint d’or, d’or pâteux ondé de grandes
-couleurs roses... Et la lumière recommença de pleuvoir.</p>
-
-<p>De là-bas, dans le sud-est, de la rive argileuse, où poussent les trams
-dont l’ombre est légère, je la regardais battre, asperger, inonder à
-grandes nappes éblouissantes l’assise du kilomètre 83. Je voulais que
-mes yeux s’emplissent de cela...</p>
-
-<p>Cela, ce n’était pas beau&#8212;au sens chéri des esthéticiens&#8212;avec ce
-profil court sur<span class="pagenum"><a id="page_341">{341}</a></span> pattes de crémaillère renversée. Mais, c’était notre
-œuvre.</p>
-
-<p>Nous avions coulé de bon béton, nous avions lié de bon fer, nous avions
-encastré de bonnes pierres, nous avions conjuré le mauvais limon...
-C’était droit, net, d’un trait, comme notre volonté tendue, comme les
-lignes de nos épures. C’était plat comme une table, et cela portait tout
-le bouquet resplendissant du ciel. Et je savais que c’était solide,
-durable, pas en toc. Je prêtais l’oreille au bruit sourd des hautes
-eaux, des fluidités fangeuses qui tournaient autour des piliers. Et
-j’étais sûr qu’il ne pouvait rien contre elle, ce frottement flasque et
-sournois: j’étais content, c’était notre œuvre.</p>
-
-<p>Dieu! qu’elle nous avait coûté de soins et de peines! Du sang aussi...
-Du sang vraiment? Pas assez de sang... Que sont quelques gouttelettes, à
-peine grosses comme ces fleurettes rouges qui couvrent des kilomètres du
-marais? Ah! si notre ciment en était imbibé, pétri, comme l’œuvre serait
-plus belle, plus rose, plus indestructible... N’importe, je suis
-content!</p>
-
-<p>Comme l’homme qui a bâti sa demeure, comme l’artiste qui a buriné le
-bronze sorti du moule, comme l’époux qui se réjouit du sein<span class="pagenum"><a id="page_342">{342}</a></span> gonflé de
-l’épouse, je suis content. Je lève les bras en signe d’allégresse, une
-grande joie me prend aux entrailles. L’œuvre est là, et elle porte ma
-survie, le tout petit enfant de mon éternité, agrippé et suçant la
-lumière à son flanc. Dites-moi, vous tous qui courez, qui sautillez, qui
-vous tordez le cou, cherchant la joie, en est-il une autre? Mensonge! Il
-n’est qu’une plénitude...</p>
-
-<p>Allons, rions, dansons! Comme David devant l’arche, pleine de l’Éternel,
-comme les petites robes d’or devant les portiques des ancêtres, comme
-les grues antigones devant la splendeur de l’œuf de l’astre... dansons!
-Qui a fait cela? Nous autres, les hommes, je m’entends, quinze ouvriers
-et trois mille coolies.</p>
-
-<p>&#160;</p>
-
-<p>&#8212;Vous paraissez bien joyeux, monsieur de Tourange?</p>
-
-<p>Elle est là, elle, l’Ennemie, avec sa tête altière et ses yeux obscurs
-de revendications. Elle est là... La jeune lumière nacre sa chevelure
-massive. La longue ligne blanche de sa robe serpente entre les troncs
-argentés, et de grandes lunes d’ombre bleuâtre choient sur le tissu
-pâle.<span class="pagenum"><a id="page_343">{343}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Est-ce de nous quitter? Pourquoi partez-vous sans nous dire adieu?
-Moi, je tenais à vous dire adieu...</p>
-
-<p>&#8212;Adieu donc, madame... Mais, retournez vite là-bas; votre absence
-ferait manquer toutes les fêtes.</p>
-
-<p>Elle ne bouge pas. Sa main joue distraitement avec le sautoir qui fait
-un bruit d’écailles à son col. Au bout du sautoir, il y a un cœur d’or,
-un de ces bijoux du pays que les petites filles nues portent comme un
-hochet.</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi me parlez-vous comme un mal élevé? Est-ce parce qu’hier soir
-je vous ai négligé? Mais, hier, j’appartenais au protocole! J’étais une
-horrible chose officielle... Et voyez à quelle heure il faut sortir du
-lit, pour vous trouver!</p>
-
-<p>Maintenant le sourire est à sa bouche, comme la flèche sur l’arc bandé.
-Elle fait un pas, étend la main vers le marais éblouissant.</p>
-
-<p>&#8212;Que regardiez-vous donc avec tant d’allégresse?</p>
-
-<p>&#8212;Je me retourne à demi. J’allonge le bras à mon tour:</p>
-
-<p>&#8212;Ceci.</p>
-
-<p>Elle suit l’indication de mon doigt et fait une moue d’enfant amusé.<span class="pagenum"><a id="page_344">{344}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ce n’est pas très beau... Mais enfin, puisque cela vous plaît!</p>
-
-<p>Elle est assez près de moi, pour que je sente son haleine qui rôde, qui
-menace, qui étourdit....</p>
-
-<p>&#8212;Mais vous pouvez regarder cela, et ne pas me regarder, moi, d’un air
-fâché, en fronçant les sourcils comme devant votre carnet de chiffres!
-Pourquoi me regardez-vous d’un air fâché?</p>
-
-<p>«Pourquoi je vous regarde d’un air fâché, Elsa de Faulwitz aux yeux trop
-beaux, aux yeux trop riches? S’ils perçaient les fronts, comme ils
-percent les cœurs, les regards de ces yeux, peut-être liraient-ils:
-«Pour faire... cela... que vous ne trouvez pas très séduisant, il a
-fallu que beaucoup de gens meurent, et moi, je les ai vus mourir. Et
-quand vous n’êtes pas là, Elsa, je pense que ces morts sont morts pour
-une chose sans nom, sans gloire, sans profit, mais si magnifique!...
-Savez-vous le sens de ce mot? Magnifique veut dire: qui fait grand.
-Mais, quand je vous vois, vous si éclatante, si fascinante, si superbe,
-il me vient cette idée affreuse que nos morts sont morts pour que
-monsieur votre père puisse gagner beaucoup d’argent, et servir les
-quatre mille<span class="pagenum"><a id="page_345">{345}</a></span> volontés de la toute petite chose que vous êtes, Elsa...»</p>
-
-<p>Et je prononce le dernier mot seulement: «Elsa...» et je m’arrête...
-Elle n’a pas l’air d’avoir entendu, mais, elle doit s’être rapprochée,
-car je vois ces yeux grandir. Maladroitement je reprends le ton du «mal
-élevé»:</p>
-
-<p>&#8212;En regardant «cela» moi, je pensais aux morts...</p>
-
-<p>&#8212;Si vous pensiez aux morts, pourquoi étiez-vous si joyeux?</p>
-
-<p>Cette droite réplique me décontenance.</p>
-
-<p>Elle sent son avantage, et comme un bon combattant s’empresse de
-redoubler l’attaque:</p>
-
-<p>&#8212;Je répète ma question: pourquoi regardez-vous, en dansant, le chemin
-de fer de Mureiro Vanelli, et, en fronçant les sourcils, la fille de
-Mureiro Vanelli? J’ai peur que vous ne soyez injuste et pour mon père et
-pour moi, monsieur de Tourange... Il n’y a que deux choses qui aient de
-la valeur au monde, l’intelligence des hommes, et la beauté des femmes.
-Il y a plus d’intelligence dans la tête de papa que dans tout un
-troupeau de fonctionnaires et de subalternes, et, s’il se sert de cette
-intelligence pour glorifier la beauté de sa fille, j’ai le droit d’en
-être fière... Non, ne soyez pas<span class="pagenum"><a id="page_346">{346}</a></span> injuste... ni ingrat. Si je l’avais
-voulu... non, j’allais dire une banalité... Vous êtes intelligent,
-certes, mais j’aurais voulu vous donner le goût de la domination, de la
-conquête... Qui veut conquérir le monde, qu’il conquière la femme
-d’abord!</p>
-
-<p>Elle parlait, elle parlait... mais, je n’entendais pas son babil. Seul
-me touchait l’éclair de ses yeux éclatants, et l’haleine, l’haleine
-rôdeuse, l’haleine embaumée...</p>
-
-<p>Et ma joie, la sainte joie de mes entrailles, ma bonne joie d’ouvrier
-agonisait devant l’horrible désir de la prendre, celle-là, de la clouer,
-toute frémissante, contre l’œuvre, comme une bête maléfique et
-merveilleuse...</p>
-
-<p>Il y eut, dans ses prunelles batailleuses, comme un éclair de triomphe
-et, entre ses dents serrées, comme un grincement. Mais, comme je pliais
-sa taille, comme ma bouche forçait ses lèvres, un éclat de rire brutal
-nous redressa brusquement et Vigel bondit.</p>
-
-<p>Je lâchai madame de Faulwitz, et fis un pas vers l’intrus. Une minute,
-nous nous regardâmes, presque épaule contre épaule. Il était grand et
-souple, mais, je le dépassais en hauteur et en largeur, et je me
-rappelais le jour où j’avais si bien lancé le pauvre Moutier<span class="pagenum"><a id="page_347">{347}</a></span> contre les
-troncs des trams... Et je me disais que, pour un rien, ce n’est pas dans
-cette direction mais dans l’autre, du côté de la fausse pelouse, où l’on
-enfonce si bien, que le camarade Vigel serait expédié.</p>
-
-<p>A deux pas, ayant rajusté son feutre, madame de Faulwitz souriait et
-jouait avec son sautoir. Alors, tout à coup, Vigel se retourna vers
-elle.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! vous en êtes venue à vos fins! Il vous fallait le rouler celui-là
-aussi... Joliment bien combiné, le rendez-vous! Mais, halte-là,
-j’interviens cette fois... J’interviens dans votre carrière galante....
-Il y a longtemps que j’aurais dû le faire! j’aurais dû vous écraser la
-tête, la première fois, vous rappelez-vous, sur la bonne glace du
-Peï-ho... ou encore à Saïgon, quand je voulais vous poignarder sur la
-belle terre rouge... Elle aurait bien bu le sang!</p>
-
-<p>Je m’approchai, pour le prendre au collet. Mais Elsa Vanelli, qui
-n’avait pas bronché, m’arrêta d’un signe. Elle haussa les épaules et dit
-froidement:</p>
-
-<p>&#8212;Dummkopf!</p>
-
-<p>Puis, avec un rire léger:</p>
-
-<p>&#8212;Oh! tous ces hommes, quels vaniteux! Le voilà qui parle de
-rendez-vous. Alors, vous croyez que c’est pour vous, Vigel, ou pour<span class="pagenum"><a id="page_348">{348}</a></span>
-Tourange que je suis ici? Non, mon cher, non... Pour qui? Vous voulez le
-savoir? Suivez-moi, je n’y vois aucun inconvénient.</p>
-
-<p>Elle assura le pli de sa jupe, ouvrit son ombrelle et s’en alla
-tranquillement, tandis que nous restions sur place, en vérité un peu
-penauds. Quand elle eut marché quelques mètres, elle se retourna et fit
-claquer ses doigts, comme on appelle un chien; et cela brisa notre
-immobilité, nous la suivîmes.</p>
-
-<p>Le soleil maintenant blanchissait le ciel, gonflait l’énormité de la
-nue, rapetissant, écrasant la digue sur la surface couleur de rouille.
-Un cou de canard émergeait comme un crochet de fer. Je reconnus bien
-vite l’endroit où nous conduisait madame de Faulwitz. Un bouquet de
-lataniers, un tournant, une haie de lianes aux éternelles grappes
-teintes... Voici l’enclos où, à l’ombre de son palmier à sucre, dort
-Justus Barnot. Une herbe miraculeusement haute l’emplit et déferle sur
-les îlots rectangulaires des tombes. Toutes lavées, toutes nettes, on
-dirait fermées d’hier, sont ces dernières, et, de grandes gerbes
-multicolores et parfumées, une profusion de fleurs, toutes luisantes
-encore de leur bain d’aurore, chamarrent l’uniformité grise de leurs
-dalles. Dans un coin<span class="pagenum"><a id="page_349">{349}</a></span> stationnent, brancards baissés, trois larges
-brouettes vides, et, tout auprès, une équipe de trois coolies, sous la
-surveillance d’un marin du <i>Lotus</i>, s’occupe à redresser une croix sapée
-par les pluies.</p>
-
-<p>Madame de Faulwitz nous regardait, et son regard disait: «Voilà ceux
-pour lesquels je suis venue!»</p>
-
-<p>Mais aucune parole ne sortait de ses lèvres. Après une courte pause à
-l’entrée, elle se dirigea droit vers la tombe de Just Barnot, l’homme du
-comte de Faulwitz, et, dégageant sous les fleurs un coin de la pierre,
-s’y agenouilla.</p>
-
-<p>Quand elle fut relevée, elle vint se placer entre nous deux, et tous
-trois, silencieux, reprîmes le chemin de la digue.</p>
-
-<p>Un oiseau se mit à chanter sur un mode étrange. Des corbeaux et des
-hérons s’envolaient, comme en s’étirant, du somme paresseux des
-feuillages.</p>
-
-<p>Nous avions l’air de rêver tous trois.</p>
-
-<p>A hauteur de la véranda de ma sala, je fis halte, et mes deux compagnons
-m’imitèrent. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, madame de Faulwitz
-s’était écartée d’un pas, et, d’une voix inattendue, de la voix posée,
-sérieuse,<span class="pagenum"><a id="page_350">{350}</a></span> d’une amie loyale, un tantinet «grande dame», un tantinet
-«patronne»:</p>
-
-<p>&#8212;Il y a eu beaucoup de morts, dit-elle, il est juste que les vivants
-soient récompensés, et je suis sûre que papa le fera... le fera comme je
-le lui demanderai... Monsieur de Tourange, on ne peut rien pour vous,
-que vous souhaiter l’avenir de Dieu; mais, vous, Vigel, venez me parler.</p>
-
-<p>Il se rapprocha vivement d’elle, et, tandis que je me détournais pour
-vérifier le tas de mes bagages empilés sous l’auvent de la véranda, je
-les entendis qui causaient en chinois.</p>
-
-<p>La fin de l’entretien vint à mes oreilles, au moment où je reparus sur
-le chemin, mais en paroles françaises, prononcées à très haute voix par
-madame de Faulwitz:</p>
-
-<p>&#8212;C’est convenu. Voulez-vous me ramener auprès de mon père? Une
-locomotive est là... Vous savez, je pense, la conduire?&#8212;ajouta-t-elle
-avec un sourire.</p>
-
-<p>Et Vigel s’inclina.</p>
-
-<p>Je les accompagnai jusqu’à la voie. Vigel bouscula vers la gauche le
-mécanicien annamite et mit la main au volant de la coulisse.</p>
-
-<p>&#8212;En arrière, d’abord, dit madame de Faulwitz, en lui touchant l’épaule
-du manche de<span class="pagenum"><a id="page_351">{351}</a></span> son ombrelle, je veux voir les bords de la troisième
-rivière.</p>
-
-<p>Les roues grincèrent et, lentement, la noire machine recula, comme un
-buffle ébloui.</p>
-
-<p>&#8212;Adieu, me crièrent-ils ensemble.</p>
-
-<p>Je tirai ma montre. J’avais deux heures au moins avant le départ de mon
-convoi. Je songeai alors soudain qu’il y avait une autre femme à
-Chang-préah, à qui mon adieu était dû. Et incontinent je me mis à la
-recherche de Fagui.</p>
-
-<p>Le sort de la folle avait été provisoirement réglé, quelques jours
-auparavant, à la suite d’une conférence entre le docteur, Vallery et
-moi. Le docteur nous avait répondu d’une maison à Marseille, où les
-soins donnés permettraient d’espérer la guérison; et, pour la dépense,
-Vallery, au nom de la Compagnie et en souvenir de M. Lacroix, moi, au
-nom de l’amitié et en souvenir de Moutier et de Lully, nous étions
-engagés à y pourvoir.</p>
-
-<p>Fagui n’avait plus qu’une semaine pour se promener sur le ballast, et
-pour jouer avec les reflets des rails; et j’étais bien sûr de la trouver
-quelque part entre la digue et le terminus.</p>
-
-<p>Je n’avais pas fait deux cents mètres que je<span class="pagenum"><a id="page_352">{352}</a></span> distinguais la tache
-claire de sa robe, sur l’autre bord de la voie, à hauteur précisément de
-ce fameux aiguillage où Vigel rêvait naguère, avec candeur, d’un beau
-patapouf du train officiel. Je continuai mon chemin le long de la digue,
-et, quand je parvins à portée de voix, je l’appelai par son nom, en
-agitant mon casque.</p>
-
-<p>Elle ne parut pas m’entendre et garda sa position bizarre.</p>
-
-<p>De loin, j’avais cru la voir accroupie, maintenant je discernais qu’elle
-était debout, mais penchée en avant, le cou tendu, guettant je ne sais
-quoi... Instinctivement mon regard suivit la direction ainsi surveillée,
-et j’aperçus, au débouché de la forêt, la fumée d’une locomotive&#8212;sans
-doute, celle de Vigel et d’Elsa.</p>
-
-<p>Revenant à Fagui, j’éprouvai un certain malaise à constater que la main
-de la folle s’appuyait sur le levier de l’aiguillage. Je savais ce
-dernier heureusement bloqué, mais, néanmoins, me hâtai de répéter mon
-appel: «Fagui! Fagui!» Ce qui lui fit redresser le buste, mais ne sembla
-point la décider à abandonner son poste.</p>
-
-<p>La locomotive arrivait comme une charge de buffles, et, craignant que la
-pauvre femme ne<span class="pagenum"><a id="page_353">{353}</a></span> se lançât imprudemment à la dernière minute, je courus
-moi-même pour traverser la voie. J’entendis sur ma droite le déchirement
-du sifflet à vapeur, et, devant moi, comme en réponse, le cri
-lamentable, le cri suraigu, qui imite celui de la grenouille prise... La
-folle se tint une seconde toute raidie, les deux mains crispées à la
-tige de fer, et soudain, avant que j’eusse pu bouger un doigt, le levier
-de l’aiguillage décrivait un arc de cercle.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Nos locomotives du Siam-Cambodge n’étaient pas des joujoux à la dernière
-mode. Elles avaient encore pour la contre-marche, en cas de catastrophe
-imminente, le bon vieux levier à renversement; et, pour faire marcher
-cette mécanique, en moins de deux secondes, sans oublier le robinet du
-régulateur, il fallait une adresse, une vigueur, une décision dignes
-d’un maestro du métier&#8212;dignes du directeur en chef des Railways du
-Siam-Haut-Cambodge qu’Henry Vigel, le bien récompensé des gens du
-kilomètre 83, est aujourd’hui.<span class="pagenum"><a id="page_354">{354}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XX-b"></a>XX</h3>
-
-<p class="r">
-Saïgon.<br />
-</p>
-
-<p>Ainsi, voici la ville où naguère, sous le retentissement sourd du soleil
-équatorial, j’écoutais chanter, avec orgueil, la force de mon sang, la
-force de ma race! Mais, aujourd’hui, quelque chose est éteint. Trop de
-morts, peut-être, trop de morts! C’est comme une cendre brûlante qui
-pleure à l’heure de la sieste, sur les beaux jardins noirs.</p>
-
-<p>J’éprouve une lassitude funèbre, un désir de fuir, et en même temps une
-peur veule d’être retenu à la dernière minute, d’être ligoté, moi aussi,
-dans ce grand voile de torpeur qui plane... Et je ne veux pas! Je veux
-m’évader de cette Cochinchine plate et sans espaces, de<span class="pagenum"><a id="page_355">{355}</a></span> ce radeau
-étouffant, près d’être submergé par les eaux limoneuses!</p>
-
-<p>J’ai demandé des nouvelles d’Hervé de Sibaldi. On m’a montré la
-direction de la rue de Bangkok et des longs saos du cimetière. Madame de
-Sibaldi, opérée d’un fibrome, est restée sur la table d’opération. Le
-lendemain, le boy a trouvé Sibaldi dans sa chambre à coucher... Le
-revolver était de tout petit calibre, et la cervelle avait dû mettre un
-long temps à glisser par le trou. La figure était affreusement crispée.
-Il aimait cette femme à ce point?</p>
-
-<p>Mon interlocuteur sourit.</p>
-
-<p>&#8212;Il était au-dessous de ses finances; et ce pirate d’A-phat l’avait
-engagé dans certaine affaire d’assurances franco-chinoises dont il lui
-était difficile de sortir autrement que par la porte qu’il a choisie.
-C’est la ville qui a payé les obsèques, et tous les Saïgonnais, je dois
-le dire, étaient derrière le corbillard. M. A-phat montra de l’esprit
-d’à-propos, en se faisant prescrire par son médecin, d’urgence, une cure
-d’air à Singapore.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Je m’embarquai le soir même. Je restai toute la soirée accoudé au
-plat-bord. Au-dessous de moi, clapotait l’eau visqueuse, le sang<span class="pagenum"><a id="page_356">{356}</a></span> obscur
-de l’artère gonflée par la marée. Quelle singulière idée d’avoir bâti
-une ville, là, parmi les palétuviers infects! Une idée de marchands,
-évidemment, qui savent ausculter la terre et la piquer aux points
-sensibles, ainsi que les fourmis, dit-on, agissent avec leurs proies! Je
-me souviens... J’admirai, naguère, qu’elle ne fût pas posée
-vaniteusement en étage, mais à plat, et selon le dessin d’un arc. Où
-est-elle la flèche vibrante de cette machine bandée par l’intérêt, par
-la passion, par le rêve? Je ne vois plus la pointe. Quelque chose est
-irréparablement détendu.</p>
-
-<p>Notre bateau s’en fut sournoisement, sans tapage, glissa sur le tortueux
-cheminement noir. Depuis longtemps, les passagers étaient couchés.
-Solitaire je restai sur le pont, à regarder distraitement apparaître sur
-ma droite, puis sur ma gauche, au gré du balancement des sinuosités du
-fleuve, l’éparpillement d’or des lumières de Saïgon. Elles
-s’amincissaient à chaque oscillation, se groupaient, s’incrustaient dans
-la barre obscure de l’horizon&#8212;pareilles à ces clous de cuivre qui
-brillaient avec une signification incertaine, sur la canne dont mon ami
-Moutier avait soutenu ses derniers pas. . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_357">{357}</a></span></p>
-
-<p class="r">
-En mer.<br />
-</p>
-
-<p>Et maintenant?...</p>
-
-<div class="blockquot"><p>Maintenant que mon vieil An-hoan n’est plus là, pour dégager le
-signe essentiel!...</p>
-
-<p>Une enveloppe est sous mes yeux et son adresse est écrite:</p>
-
-<p class="c">
-<i>R. P. du May<br />
-Mission catholique de Shanghaï</i><br />
-<br />
-<span style="margin-left: 30%;"><i>Chine.</i></span><br />
-</p>
-
-<p>Et ma main court sur le papier:</p></div>
-
-<p>«... Père, je ne suis pas un blasphémateur, je suis un suppliant.</p>
-
-<p>»Je suis un homme de bonne volonté.</p>
-
-<p>»Père, voici ma foi. C’est la foi des hommes au visage pâle, des
-civilisés. Ils savent que la terre leur a été donnée pour être devant
-eux comme une boule de glaise, et qu’il leur faut la repétrir. Ils
-savent qu’il faut appliquer la règle et l’ébauchoir, mesurer, tracer,
-couper... Mais ils ne savent pas selon quel modèle, selon quel dessin.
-Faites bien attention. Père, ce qu’ils demandent tous, ces bons
-ouvriers, c’est une grande épure, ce n’est pas un manuel
-d’apprentissage, ni un règlement de chantier!<span class="pagenum"><a id="page_358">{358}</a></span></p>
-
-<p>»Père, quand Moïse fit construire l’arche, Beséleel et Ooliab surent,
-que, pour plaire au Seigneur, il fallait «dix rideaux de vingt-huit
-coudées de long et quatre de large, en fin lin retors d’écarlate deux
-fois teinte», et «que chaque ais devait être assemblé à rainure et
-languette, et qu’il en fallait vingt du côté méridional qui regarde le
-vent du midi.»</p>
-
-<p>»Mais quel Beséleel nous dira ce qu’il faut pour que notre œuvre, qui
-regarde les alizés et la mousson, soit agréable à notre Seigneur? Où
-est-il, celui-là à qui «le modèle a été montré sur la montagne»?</p>
-
-<p>»Père, devant le grand Silence, savez-vous ce qu’ont dit beaucoup de mes
-frères? Ils ont dit: «L’homme est fait à l’image de Dieu et à sa
-ressemblance. Faisons de la terre le temple de l’homme, et ce temple
-sera à la meilleure ressemblance du temple de Dieu. Le plan de Dieu est
-en nous, selon les lignes de nos désirs; et l’œuvre de nos mains,
-servant notre désir, est divine.»</p>
-
-<p>»Je ne suis pas de ceux-là, Père. Ma devise est la vôtre, je veux qu’il
-soit visible, éclatant, que je travaille <i>ad majorem Dei gloriam</i>...
-Mais comment le puis-je? Car j’ai peur...</p>
-
-<p>»Père, j’ai peur de faire du mauvais ouvrage.<span class="pagenum"><a id="page_359">{359}</a></span></p>
-
-<p>»J’ai lu sur la pierre d’une tombe de moine ces mots redoutables:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Si operarete bene<br /></span>
-<span class="i0">Averete il paradiso.<br /></span>
-<span class="i0">Averete il inferno<br /></span>
-<span class="i0">Si operarete male.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>»Je veux «œuvrer bien». Dites-moi où je puis lire le plan, où je
-trouverai l’épure et la légende?»</p>
-
-<p>Je m’arrête. Je regarde par le sabord l’éclat d’une constellation
-inconnue... La plume tombe de mes mains. A quoi bon? Je sais bien
-d’avance ce que me répondra le Père, et que cela ne me satisfera point.
-«Vous voulez bien œuvrer, mon ami, vous vous défiez des mauvais
-monuments; mettez donc une petite croix au-dessus de celui que vous
-entreprenez... Dieu reconnaîtra les siens!»</p>
-
-<p>Et puis, il y a mon péché, dont je ne me repentirai point. Mon péché du
-bord du marais, quand la grande barre de lumière éventrait la digue, et
-que tout étincelait, et que tout le cercle de bronze de la forêt
-grondait de mon triomphe et de mon orgueil. Mon péché!... alors que j’ai
-compris la joie, et que ce n’était rien de tomber, comme un enfant
-maladroit,<span class="pagenum"><a id="page_360">{360}</a></span> en courant, les dents serrées et les yeux fous vers Elle.</p>
-
-<p>Ma main hésite, rature, froisse. Mon regard s’hypnotise sur le carré
-noir, fulgurant d’étoiles, et puis, sur le tout petit carré blanc qui
-porte une adresse... J’hésite... Un «fluit» léger, à peine comme d’une
-aile de mouette effleurant l’eau, et, sans doute quelques bulles de
-phosphorescence qui ont rejailli...</p>
-
-<p>Comme la nuit est belle!</p>
-
-<p class="fint">FIN<br /><br /><br /><br />
-E. GREVIN&#8212;IMPRIMERIE DE LAGNY&#8212;3197-4-13.</p>
-
-<hr />
-
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-<tr><td>Un Pèlerin d’Angkor</td><td class="rtb">1</td></tr>
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-<tr><td>Nicole, courtisane</td><td class="rtb">1</td></tr>
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-<tr><td>Regardons la Vie</td><td class="rtb">1</td></tr>
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-<tr><td>Pour être du Club</td><td class="rtb">1</td></tr>
-<tr><td class="c" colspan="2">GASTON RAGEOT</td></tr>
-<tr><td>A l’Affût</td><td class="rtb">1</td></tr>
-<tr><td class="c" colspan="2">CLAUDE SILVE</td></tr>
-<tr><td>La Cité des Lampes</td><td class="rtb">1</td></tr>
-<tr><td class="c" colspan="2">MARCELLE TINAYRE</td></tr>
-<tr><td>Madeleine au Miroir</td><td class="rtb">1</td></tr>
-<tr><td class="c" colspan="2">FRANZ TOUSSAINT</td></tr>
-<tr><td>Gina Laura</td><td class="rtb">1</td></tr>
-<tr><td class="c" colspan="2">ROBERT DE TRAZ</td></tr>
-<tr><td>Les Désirs du Cœur</td><td class="rtb">1</td></tr>
-<tr><td class="c" colspan="2">JEAN-LOUIS VAUDOYER</td></tr>
-<tr><td>La Maîtresse et l’Amie</td><td class="rtb">1</td></tr>
-</table>
-
-<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Maison cambodgienne et siamoise.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Cigares.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Petit enfant annamite.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Appellation honorifique du roi de Siam.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> Variété de chevreuil particulière à l’Indo-Chine.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> Races d’Indochine, non annamites, habitant de préférence la
-forêt.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_G_7"></a><a href="#FNanchor_G_7"><span class="label">[G]</span></a> Chimères dont il est question dans les Râmayana, employées
-couramment dans l’ornementation architecturale khmère.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_H_8"></a><a href="#FNanchor_H_8"><span class="label">[H]</span></a> Écriture phonétique inventée par les premiers Pères
-missionnaires portugais, pour la transcription de la langue annamite, et
-encore officiellement en usage en Indochine.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_I_9"></a><a href="#FNanchor_I_9"><span class="label">[I]</span></a> Pour <i>cai-nha</i>, maison annamite.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_J_10"></a><a href="#FNanchor_J_10"><span class="label">[J]</span></a> Véhicule, pousse-pousse.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_K_11"></a><a href="#FNanchor_K_11"><span class="label">[K]</span></a> Cuisinier.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_L_12"></a><a href="#FNanchor_L_12"><span class="label">[L]</span></a> Littéralement enfant-pankah.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_M_13"></a><a href="#FNanchor_M_13"><span class="label">[M]</span></a> Bandar-log, peuple des singes. Voir le <i>Livre de la
-jungle</i>, de Kipling.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_N_14"></a><a href="#FNanchor_N_14"><span class="label">[N]</span></a> Démons familiers de la croyance populaire annamite.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_O_15"></a><a href="#FNanchor_O_15"><span class="label">[O]</span></a> Serpent polycéphale, motif essentiel de l’architecture
-khmère.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_P_16"></a><a href="#FNanchor_P_16"><span class="label">[P]</span></a> Pierre de Bien-hoa, pierre rouge employée en Cochinchine
-pour la construction et pour l’entretien des routes.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_Q_17"></a><a href="#FNanchor_Q_17"><span class="label">[Q]</span></a> Le cimetière de Saïgon est au bout de la rue de Bangkok.</p></div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_R_18"></a><a href="#FNanchor_R_18"><span class="label">[R]</span></a> Riz non décortiqué.</p></div>
-
-</div>
-<hr class="full" />
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE KILOMÈTRE 83</span> ***</div>
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-Defect you cause.
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-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
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-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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