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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le kilomètre 83 - -Author: Henry Daguerches - -Release Date: June 12, 2022 [eBook #68298] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed - Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was - produced from images generously made available by the - Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE KILOMÈTRE 83 *** - - - - - - - LE KILOMÈTRE 83 - - - - - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - - - DU MÊME AUTEUR - - Format in-18. - - CONSOLATA, fille du soleil 1 vol. - MONDE, VASTE MONDE! 1 -- - - - Droits de traduction et de reproduction réservés - pour tous les pays. - - - Copyright, 1913, by HARPER & BROTHERS. - - - E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY - - - - - HENRY DAGUERCHES - - LE KILOMÈTRE 83 - - [Illustration: C · L] - - PARIS - - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - - 3, RUE AUBER, 3 - - - _Il a été tiré de cet ouvrage_ - - DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE, - - _tous numérotés_. - - - - - LE KILOMÈTRE 83 - - «Grands ouvriers d’une œuvre et sans - nom et sans prix.» - (A. DE VIGNY.) - - - - -PREMIÈRE PARTIE - - - - -I - - -Lorsque je vins occuper mon poste d’ingénieur à la Compagnie des -Railways du Siam-Haut-Cambodge, on ne manqua pas de me faire connaître -An-hoan, dit Antoine, doyen du personnel asiatique embauché pour la -construction de la voie. On le montrait avec une dérision affectueuse, -comme ces vieux fous, pas assez méchants pour faire figure de sorciers, -que les gens des villages tiennent pour des porte-bonheurs. - -Antoine était tombé au rang de coolie; mais An-hoan avait été un artiste -que les marchands de riz de la congrégation de Cholon firent venir de -Canton sur un pont d’or, à l’occasion de l’agrandissement de leur -pagode. Il savait sculpter la pierre et la peindre, avec des couleurs -dont il gardait le secret et qu’il composait lui-même. L’opium et le jeu -avaient gravement compromis sa carrière; l’âge et la misère venus, il -avait dû accepter, à la Siam-Cambodge, ce modeste emploi de «coolie -l’herbe», lequel lui donnait charge de couper et mettre en bottes, par -tels moyens et sur tels terrains qu’il jugerait à propos, la nourriture -quotidienne de dix poneys. - -Un de nos camarades, ému par le récit de son passé glorieux, l’avait -arraché à cette basse besogne et rétabli dans sa dignité d’artiste; et -je pense que Médicis ni Sforza n’eut oncques geste, plus magnifiquement -désintéressé, de protecteur des arts. L’œuvre, le grand œuvre d’Antoine -fut, à partir de ce moment, la confection des pierres milliaires, -destinées à marquer chacun des kilomètres gagnés de la voie du -Siam-Cambodge. Quand il me fut donné de le connaître, c’était un petit -vieux propret à culotte de soie, qui avait conservé, de sa vie de -bohème, quelques négligences de tenue, par exemple une natte trop -courte, qui faisait catogan sur sa nuque risiblement grêle. Mais on -cessait de rire quand on avait vu le ciseau voltiger entre ses mains, -qui ressemblaient à des pattes de poulet, ou son pinceau, trempé dans de -fragiles coquilles d’œufs, en ramener une pâte de couleur plus brillante -que la couverte d’un vase des Mings. Il choisissait d’ordinaire, pour -couvrir sa pierre, un motif emprunté à l’histoire même du tronçon -jalonné. Et c’est ainsi que je vis mettre en place la borne 72, dite du -Tigre, la borne 75, dite des Éléphants, la borne 78, dite du -Mois-des-Mangues-Mûres. Quand l’événement sensationnel avait fait -défaut, An-hoan couvrait sa pierre d’attributs et de grimoires -somptueux, de mystérieux signes de bonheur, de dragons aux tortillements -légendaires. En repentir de ses anciens désordres et par reconnaissance -envers son protecteur occidental, il avait renié l’opium et adopté le -whisky comme divinité inspiratrice. Et il mourut ivre et noyé comme le -grand Li-tai-pé, étant tombé à l’eau, par mégarde, le jour qu’il venait -d’achever la borne 82. - -La borne du kilomètre 83, dont An-hoan a laissé vierge la tablette de -grès, je veux la dresser dans ma mémoire. Je n’oserais la sculpter et -la peindre à ma fantaisie. Mon désir est qu’elle réverbère avec clarté, -miroir successif et fidèle, les images mobiles enregistrées au fil de -l’heure et de ses mille mètres de rails. Désir naïf, demain déçu! Mais -n’est-ce pas assez qu’il en subsiste, maintenant que le vieil Asiatique -n’est plus là pour dégager le signe essentiel, tout au moins une assez -belle confusion d’hiéroglyphes, quelque sœur de ces stèles que l’on -trouve, chues dans l’herbe, au cœur touffu de la forêt d’Angkor, et que -les touristes, qu’elles font rêver, appellent des «Mains de Bouddha!» - - - - -II - - - * * * * * - -Onze heures du matin. La forêt se métallise. Les perruches, dans les -bambous du bord de la rivière, se tiennent coites. Abandonnant mon poney -aux soins du saïs, je gagne à pied la «popote» dont les pilotis, à moins -de cent mètres de mon propre logis, enjambent l’eau, l’eau boueuse et -qui étincelle, comme si des millions de gangues dissoutes y libéraient -leurs diamants. - -La lumière universelle est, d’ailleurs, si rudement assénée que la -demi-obscurité d’un intérieur, fût-il de paillote et de planches, comme -celui-ci, ménage aux yeux étourdis une caresse d’accueil, dont la -douceur les rend d’abord insensibles à tout le reste. Si bien que, -l’escalier grimpé, mon casque accroché à l’un des bois d’élan disposés -en patères dans la véranda, je hasarde quelques pas d’aveugle sur le -plancher, calfeutré de nattes, avant d’être à même de dénombrer, sans -confusion, les hôtes déjà réunis. - -La popote est au complet, ce matin. Quatre hommes, moi compris, quatre -hommes pareillement vêtus de toile khaki, pareillement marqués, au -visage, de ce mélange de hâle et de pâleur, qui est ici le fard -professionnel des Européens, quatre hommes et une femme. - -La femme, nous l’appelons Fagui, par diminutif, je crois, de son double -prénom: Françoise-Marguerite. Elle est la compagne du plus jeune et du -plus frêle, en apparence, d’entre nous: Georges Lully. L’association de -Fagui et de Lully n’est pas très ancienne, et je n’ai pas oublié la -manière dont ce dernier s’ouvrit à moi de son désir d’amener à la popote -madame Lacroix, c’était le nom d’alors de Fagui. - -Nous trottions de conserve, en forêt, le long d’un tronçon de la voie, -dont le matelas de ballast, gris et rouge et dressé au gabarit, était -l’œuvre toute fraîche des équipes de mon compagnon. Et comme la piste -était assez large pour que nos poneys pussent aller de front sans trop -se chamailler, nous bavardions à voix haute: - ---... Bon voyage à Battambang, Georgie? - -C’est à Battambang, au kilomètre zéro de la ligne, que fonctionnent les -bureaux des chefs de service, et Lully, la veille même, était revenu de -là. - ---Non. Triste voyage! Nous avons mis en bière monsieur Lacroix. Si -jamais, Tourange, vous sentez des tiraillements sérieux entre l’épaule -et les côtes, ne perdez pas de temps à essayer d’un système de bretelles -qui vous entrent moins dans la peau, mais écrivez à Saïgon pour retenir -une place au prochain courrier... - ---Abcès au foie? - -La nuque de Lully fléchit tout d’une pièce, affirmativement. - ---Oui. «_Ils_» disent: hépatite suppurée. Oh! ils l’ont passé au -bistouri, le plus correctement du monde. Le troisième jour après -l’opération, monsieur Lacroix était assis sur son lit et causait, et -riait... Ils ne savent pas pourquoi un flot de sang est venu dans la -bouche... C’était fini. - -Georgie se perdit, un temps, dans la contemplation des quatre rênes qui -s’embrouillaient entre ses doigts. - ---Il faut que je vous dise, Tourange (il ne levait pas le nez, mais une -buée rose se déposait sur ses joues rondes), il faut que je vous -explique... Monsieur Lacroix était mon chef de file. J’ai travaillé avec -lui du côté de Damas, et puis en Colombie, et puis en Annam; et c’est -lui encore qui m’a fait venir au Siam-Cambodge. Il était admirable de -force, de tranquillité, de bienveillance. Et il laisse une femme -derrière lui, une femme qui n’est pas légalement sa veuve, mais qui, -tout de même, a été placée pour apprécier, mieux que personne, cette -force, cette tranquillité, cette bonté. Elle pleurait beaucoup à -Battambang, ces jours derniers, et elle a crié quand on vissait la -bière, car c’était toute sa vie honorable qu’on laissait sous le -couvercle. Lacroix l’avait prise Dieu sait où, voilà des années; et -maintenant, que voulez-vous qu’elle devienne? Alors... - -Les doigts de Georgie bafouillaient terriblement dans les mystères de la -bride et du filet. Le poney, la bouche agacée, s’arrêta. Le mien fit de -même. Mais soudain Lully releva hardiment la tête et planta, dans mes -yeux attentifs, un beau regard, droit et bleu, d’enfant promu aux -responsabilités viriles. - ---... Alors, acheva-t-il avec fermeté, j’ai pensé que c’était à moi, -dont Lacroix avait été le chef de file, d’empêcher cette déchéance. Et -j’ai conclu un arrangement avec cette femme très malheureuse, mais qui -n’est ni très âgée, ni très laide. Et c’est à propos de cet arrangement -que je voulais vous pressentir, Tourange, que je voulais vous demander -si, dans quelques jours, lorsqu’elle viendra me rejoindre, vous verriez -difficulté à ce qu’elle soit des nôtres, à la popote... au moins jusqu’à -temps que j’aie pu me débrouiller pour une installation, des -approvisionnements... - ---Jusqu’à temps... que vous resterez le chic petit type que vous êtes, -Georgie, et ce n’est donc pas, je pense, pour finir demain! - -Sur ces mots, je vis Lully pencher le nez vers les sabots de sa monture, -comme si le soleil l’avait foudroyé, et, deux secondes plus tard, piquer -un galop tel que je jugeai hors de propos de lancer ma bête à sa -poursuite. - -Et c’est ainsi--les autres ayant eu, tour à tour, l’audition d’un -discours semblable--que Fagui vint s’asseoir à la popote. - -Sa présence, au demeurant, y est un peu celle d’un fantôme, fantôme -glissant dans des blancheurs de mousseline ou de linon, et qui se révèle -par des apports inattendus. Les fleurs de nos tables, les rubans de nos -sièges de rotin, les soies qui emmaillotent le découpage à vif de nos -fenêtres, ne sont-ils pas autant de témoignages de cette furtive et -diligente réalité? - -Mélancolique et fuyante Fagui! Sa figure est de celles qui semblent -modelées pour rester dans la mémoire à l’état de profils perdus. - -Fagui est pourtant autre chose que «ni trop laide ni trop âgée». Elle -est une tendresse et une fidélité. Et son visage aux traits brisés, a, -pour authentiquer sa noblesse originelle, deux sceaux intacts: les yeux -bleus qui toujours sourient. Prunelles d’azur et chevelure blonde, -pauvres bijoux des visages blancs, qui reprennent ici, au voisinage de -tous ces galets noirs, roulés dans des peaux limoneuses, leur taux -primordial, imprescriptible! - -C’est Fagui qui préside notre table, dans le contre-jour de la véranda. -Ma place est à gauche; en face, sont disposés les couverts de Lully et -d’André Moutier. - - - - -III - - -J’entends encore la voix claquante de monsieur l’Administrateur délégué, -le jour que je signais à Paris mon contrat avec la Siam-Cambodge, -répondre à mon interrogation: «Quand dois-je partir?» - ---Votre passage en première classe, est retenu à bord du paquebot -_Vaïco_, quittant Marseille le 14 janvier. Vous trouverez à bord un de -nos ingénieurs, monsieur Moutier, un futur camarade. Il se fera un -plaisir de vous donner par avance mille renseignements utiles. Vous -saurez l’apprécier. - -J’ai su apprécier André Moutier. - -Rien, dans l’extérieur de ce compagnon de traversée, n’était pour -retenir d’abord l’attention, sinon qu’un ensemble ramassé, probe et -vigoureux, réservant des points de finesse çà et là, dans le galbe du -poignet, le dessin de la moustache, le modelé de la tempe et la lueur de -l’œil, l’établissait comme un assez joli type de Français. Type solide -aux coutures, et dont on dirait volontiers que, même reproduit à des -millions d’exemplaires, il n’aura jamais l’air, comme l’Allemand ou -l’Anglo-Saxon, par exemple, de l’article fait à la machine! - -Tout ainsi, à première audition, les discours de Moutier, dans ces -cercles de causerie, que suscite à bord le rapprochement des chaises -longues, n’avaient rien pour surprendre l’oreille. On n’attendait d’eux -ni la révélation d’une ignorance, ni celle d’une suprématie. A la -longue, pourtant, il était impossible de ne pas sentir la force latente -dont cet interlocuteur, si modeste d’apparence, chargeait les mots qu’il -employait, de ne pas percevoir, sous leur métal volontairement -parcimonieux et sans éclat, les ressorts bandés d’un robuste esprit. Et -c’est, je pense, la perception assez prompte que j’avais eue de cet -arsenal secret, qui déclencha, dès les premiers jours, notre mutuelle -sympathie. - -Mais n’y a-t-il à donner à Moutier que cette estime un peu froide pour -une belle armature cérébrale? - -A travers la monotonie rituelle de cette existence de passager--où je -retrouvais des impressions de mon temps de collège, la veulerie de -certaines récréations trop longues dans les cours trop étroites,--plus -d’une fois, tel incident fortuit me donna l’illusion de voir apparaître, -derrière cette géométrie défensive, si j’ose dire, une face autrement -attirante d’être brouillée d’émotion. C’était comme si le rideau de fer -allait se lever sur des toiles de fond, bleuies d’effusions -mystérieuses. Mais combien je sentais tout aussitôt chez mon ami une -pudeur extrême de ces demi-révélations, un refus de livrer à quiconque -les arrière-plans pathétiques d’une âme endurcie dans sa haine de tout -cabotinage! - -Je me souviens de ce soir d’Océan Indien, où le _Vaïco_ reçut la visite -d’un de ces malheureux oiseaux, qu’une cause inconnue emporte, -désemparés, loin de leurs parages d’habitat. Celui-là appartenait à -l’espèce des fous, des boobys. Il entra par un sabord du carré et vint -s’abriter au pied des plantes vertes, qui décoraient le caisson arrière. -Il s’abattit, et resta là, sans doute recru de fatigue, les yeux fixes -et brillants, son ventre faisant comme une grande boule d’écume, parmi -les palmes et les feuillages. - -Ni l’éclat des ampoules électriques, ni le brouhaha du service à l’heure -du repas, ni la turbulence des passagers descendus pour contempler cette -épave du ciel, ne paraissaient l’effaroucher. Si bien que cette -impavidité même, l’étrangeté de cette forme silencieuse, chue d’on ne -sait quel cataclysme, finirent, au contraire, par impressionner -prodigieusement les hôtes humains du navire. Et si quelques-uns -plaisantèrent la disgrâce des pattes d’infirme, esquissèrent le geste de -tendre au bec dégingandé une banane ou un poisson, nul n’osa porter la -main sur les longues ailes inertes. - -Tout le dîner, le booby se tint dans la même attitude, cloué, en -apparence, sur la tablette d’acajou qui lui servait de radeau de refuge. -A onze heures seulement, quand on commença de tourner les commutateurs -des ampoules, comme surpris par le premier choc des ténèbres, il cligna -des paupières, pivota sur lui-même, et s’enfuit par le sabord, comme il -était venu. J’étais alors avec Moutier sur le pont. Nous entendîmes le -grand coup d’aile, et nous vîmes la forme nager dans l’air tout illuminé -de la clarté lunaire. Et mon compagnon me dit brusquement: - ---Vous avez remarqué, n’est-ce pas, l’émotion quasi religieuse des -passagers devant cette bête! Devant cette bête qui leur apportait un -message, un message qu’il leur faut déchiffrer, un message plus sacré -que le rameau d’olive de la colombe... - -Il suspendit la fin de sa phrase. Je ne distinguais pas nettement sa -figure, plongés, comme nous l’étions tous deux, dans l’ombre de la -passerelle. Mais je voyais, à hauteur de sa bouche, le point rouge de sa -cigarette s’enfler à intervalles précipités; et ce m’était un indice -suffisant de son exceptionnelle émotion. - ---Devant cette bête... qui n’ouvrait pas le bec! acheva-t-il d’une voix -railleuse, à laquelle je ne sus comment répliquer. - -Quelle belle nuit sur l’Océan fut celle-là! Ah oui, si belle qu’une -douzaine au moins de smokings désertèrent, en son honneur, les épaules -diamantées de la belle madame H..., et que tout autant de pyjamas -retardèrent, avec décence, le remue-ménage quotidien des dortoirs -dressés à même le spardeck. - -Et nous-mêmes, Moutier et moi, nous restâmes longtemps, les pieds sur la -gouttière de la drosse et les bras croisés sur la rambarde, à contempler -les longues conques d’eau bleuâtre qui se creusaient contre les flancs -du _Vaïco_, ou, relevant la tête, l’espace éblouissant, au cœur duquel -s’était évanoui le fou messager. Je me souviens des formes mouvantes des -nuages qui, tour à tour, masquaient la lune, sans cesser d’être éclairés -par sa face invisible, et de l’un d’eux, en particulier, qui provoqua un -bruissement d’admiration, par sa métamorphose opportune en une sorte de -blanche aile double, éployée, d’où glissait, en pent-à-col, le signe -d’une étoile verte. Et ce ne fut que beaucoup plus tard, après la -désagrégation irrémédiable des beaux artifices lunaires, que nous nous -décidâmes à regagner nos cabines. - - - - -IV - - -La droite de Fagui est dévolue à Just Barnot, le plus ancien d’âge, -sinon le plus élevé en fonctions, des ingénieurs de la popote. J’ai de -la sympathie pour ce compagnon, architecturé sans élégance, mais avec -d’honnêtes matériaux, me semble-t-il. Il est Suisse d’origine et marche -avec le dandinement typique des montagnards, et, s’il n’est que médiocre -cavalier, n’a pas son égal, dans les équipes de la Compagnie, pour -cheminer, le coupe-court d’abatage au poing, à travers la brousse dense. -Mais André Moutier, d’après certaine affaire du «tracé Lacroix», lui -fait assez grise mine. En outre, il y a entre eux de l’antipathie -instinctive de race. Moutier a la tête ronde du Latin et flaire, au -canton natal de Just Barnot, une forte odeur de terroir germanique, qui -lui hérisse le poil. - -L’affaire du tracé Lacroix, c’est tout uniment celle de la continuation -de la ligne, à l’achèvement du kilomètre 80. Il existe vers l’ouest, à -une demi-lieue de nos _salas_[A] du bord de la rivière, une sorte de -lac-marécage, déversoir perdu des eaux innombrables de la région. En -tenterait-on la traversée directe, aux aléas redoutables, ou s’en -irait-on prudemment contourner la corne nord de l’obstacle, en se -gardant de lâcher le sol franc de la forêt? - -C’est M. Lacroix qui avait préconisé le tracé nord. C’était lui qui -avait confié à son fidèle second, Georges Lully, les levers -préparatoires dans la jungle marginale. Tout le monde à Battambang le -savait serviteur à rendre son tablier, plutôt qu’à laisser contrecarrer -telles idées bien assises dans sa tête; et il ne fallait pas moins que -sa disparition pour donner aux auteurs du projet adverse le front -d’entrer en scène. Depuis deux jours le triomphe de ces derniers est -officiel; mais l’étrange est qu’aucun de nous ne connaît la -personnalité exacte du plus important d’entre eux. - -Nous savons seulement--ceci se passait avant mon arrivée à la -Siam-Cambodge, et je n’en suis instruit que par les confidences de -Moutier--nous savons seulement qu’un énigmatique personnage est venu -s’installer, un beau jour, dans ces parages, où nos salas étaient à -peine construites. Des papiers assez obscurs de Battambang avaitent -précédé l’inconnu, qui traînait derrière lui une armée de boys et de -coolies à sa solde. C’était, paraît-il, un homme grand et fort, à la -barbe ronde et au gosier dur, toutes les apparences d’un reître -allemand. - -Dès l’aube, il partait sur la rivière, avec son personnel et tout un -attirail somptueux de campement, et, le soir, il clapotait -d’interminables conférences avec Barnot. Moutier reste persuadé que -c’est lui qui a mis sur pied, avec la complicité de Barnot, ce projet -inattendu du marais, et, faute d’autres renseignements sur son identité, -le dénomme couramment «l’Ennemi». Le triomphe de l’Ennemi n’est pas sans -avoir perturbé l’atmosphère de la popote, et hier, le café bu, au lieu -de s’attarder, comme d’ordinaire, à deviser dans la fumée des -_cheroots_[B] birmans, chacun s’est hâté de regagner pour la sieste sa -propre sala. - -Aujourd’hui Fagui, qui, de par sa nature féminine éprise de douceur, -est, plus que nous-mêmes, sensible à ces germes flottants de discorde, -tente, au dessert, une diversion conciliante. Cependant que le boy -dépose sur la table le plateau chargé de tasses, elle lance à la ronde -un timide regard, un de ces regards qui détiennent la grâce de sourire, -alors même que la bouche garde son triste figement. - ---Le bonze A-ka-thor, nous dit-elle, m’a rendu visite, ce matin. Il -demande si ses frères pourront mendier le riz deux fois la semaine, par -ici. - ---Pourquoi non? A-ka-thor ne paie-t-il pas son écot en belles histoires -cambodgiennes, que la popote recueille plus tard avec profit sur vos -doctes lèvres, ô Fagui? - -Fagui est, en effet, de nous cinq, la plus familiarisée avec le parler -local, mélange bâtard de siamois et de cambodgien, altéré de maintes -étrangetés phonétiques des tribus chams de la forêt. - -A peine ai-je ainsi formulé mon acquiescement, que Barnot hoche la tête -avec énergie, de gauche à droite et de droite à gauche. - ---A-ka-thor, déclare-t-il, est un grand enfant. Mais tous ses compères -de la bonzerie ne racontent pas des histoires aussi naïves que les -siennes. Et quand je vois leurs loques jaunes s’agiter dans le voisinage -des coolies, je n’aime guère cela. - -Il y a de la justesse dans cette observation de Barnot. Derrière neuf -sur dix des obstacles rencontrés par nos rails, quelque «loque jaune» -était sournoisement embusquée. Je m’étonne d’entendre Moutier répliquer -railleusement: - ---Bah! vous exagérez, Barnot. Et je dis comme Tourange: pourquoi -refuserions-nous la charité à ces hommes de Dieu? - -Moutier n’a guère coutume de pécher par excès de tendresse à l’égard des -hommes de Dieu de n’importe quel pays du monde, et j’imagine qu’il cède, -en ce moment, au seul plaisir de contredire Just Barnot, allié de -l’Ennemi. - ---... Est-ce,--poursuit-il, du même ton d’agressive ironie--parce qu’ils -vont répandant partout la légende du gong d’or, noyé dans le marais? -Vous la connaissez, n’est-ce pas? C’est une sorte de gong, d’un diamètre -de plusieurs _lis_ et semblable à la pierre musicale qui flotte, en -Chine, sur les eaux du Tu-Tan. Il disparaît à la vue de ceux qui s’en -approchent, et malheur alors à qui le fait sonner quand il émerge ainsi, -invisible à la surface! Car c’est le dernier son que les oreilles de cet -imprudent doivent recueillir... C’est une fort curieuse légende, -probablement mensongère, je suis de votre avis. Mais que tous nos -coolies, dès qu’on fera mine d’infléchir les rails du Siam-Cambodge dans -cette direction, soient prêts à déserter dans les vingt-quatre heures, -en l’honneur de cette légende mensongère, c’est ce dont les gens de -Battambang ont été, je suppose, suffisamment avertis... - -Disant cela, Moutier regarde Barnot. Mais celui-ci soutient ce regard -avec une impassibilité qui n’est--du moins, je crois le pénétrer--que le -masque d’une résignation ennuyée, le mutisme des gens qui sentent -combien les mots sont de pauvres choses pour combler certains hiatus -entre les âmes. Lourdement il se lève, dépose sa tasse, et dit à la -cantonade: - ---Viennent donc les bonzes, puisqu’on les veut! Ce n’est pas le riz -qu’on versera dans leurs écuelles qui changera rien à ce qui doit -être... A ce soir, messieurs! - -Dès que son pas, dont tremble toute la véranda, s’est étouffé dans la -terre molle du chemin de berge, je me retourne vers Moutier et je ne -puis m’empêcher de le morigéner quelque peu. Grands Dieux! vit-on jamais -bœufs accouplés sous le même joug croiser Les cornes et se heurter -ainsi, à tout bout de champ? Le travail est le travail, et les -discussions ne valent rien pour lui... - -Moutier m’observe un instant, de cet air que je lui connaissais à bord, -quand il cherchait à surprendre le diapason de la pensée de son -interlocuteur, pour y bien accorder la sienne. - ---Pardon, Tourange, dit-il en souriant, vous êtes une façon de mystique, -vous. Vous rêveriez de nous servir, en holocauste joyeux, au Baal des -chemins de fer et des voitures à feu... Moi pas. Un bœuf de sacrifice? -que nenni! Un bœuf de louage, à la rigueur... mais qui traite lui-même -l’affaire de sa location. Je tire droit et ferme, c’est entendu, -mais je ne veux pas laisser mes os dans le sillon... Ou, du -moins,--rectifie-t-il après un silence,--le jour où je les y -laisserai, je veux sentir que la charrue, derrière moi, est menée -irréprochablement, par «un» qui a le sens de la «belle ouvrage», et non -par un forban de rencontre. - ---Pour de la belle ouvrage, c’est la voix paisible de Lully qui se fait -entendre, nous en trouverons sur le marais. Les vieux limons d’Asie, -c’est tout plein riche en surprises... Avez-vous entendu parler de la -traversée du Hoang-Ho? Un lit de fleuve large de dix kilomètres! Vous -croyez l’avoir enjambé, et Bouddah vous protège! cinq cents mètres plus -loin, le voilà qui recommence à se tortiller sous vous dans la vase. -Beaucoup de sacs de piastres, oui beaucoup, et beaucoup de sacs de -ciment, et beaucoup de sacs à viande humaine, voilà ce qu’il faut pour -gaver ces gros serpents jaunes. - -Georgie s’est étendu, un noir cigare aux lèvres, sur une de ces chaises -longues en rotin de la prison de Pnom-penh, qui sont larges comme des -lits de justice. Il suit, d’un œil béat, à travers la torpeur grise de -la pièce, les ondulations stagnantes de sa fumée. - ---Et puis,--murmure-t-il, comme en extase, au moment que Moutier et moi -achevons de nous équiper pour la traversée des cataractes solaires -extérieures--il n’y a pas que de la belle ouvrage, il y a aussi de beaux -oiseaux, le soir, sur le marais. - - - - -V - - -Toutes nos salas se ressemblent, à la pointure des poteaux près. Ce sont -des cases de bois sur pilotis, à la mode du pays, et généralement -divisées en trois pièces. Leur toit de paillote, ce chaume indo-chinois, -fait visière assez bas pour abriter, autour du gros œuvre, un supplément -de plancher,--la véranda. Il s’en éparpille une vingtaine ainsi, le long -de la rivière, à l’usage des Européens du secteur, ingénieurs et -contremaîtres. - -J’ignore le nom indigène de la rivière. Pour nous, c’est la troisième -rivière, c’est ainsi que la désignent nos plans; et nous n’avons pas le -temps de nous livrer à des essais de transcription graphique des sons -qui écartèlent, à son propos, les lèvres mendiantes du bonze A-ka-thor -et de ses frères. - -Dès que mon boy a fini d’obturer, plus soigneusement qu’un naufragé -n’aveugle une voie d’eau, les trous de lumière de mon logis, à mon tour, -un cigare noir aux lèvres, je m’étends sur une chaise longue en rotin de -la prison de Pnom-penh,--une chaise longue large comme un lit de -justice,--je m’étends et je rêve... Mais je ne rêve pas comme Georgie -aux beaux oiseaux du marais. - -Une façon de mystique, Tourange... Moutier me l’a répété, en descendant -l’escalier de la popote. Je n’ai pas peur du mot. - -Monsieur l’Administrateur délégué de la Siam-Cambodge avait, je m’en -souviens, reniflé quelque chose d’approchant dans le grand grimaud -d’ingénieur qui mettait une signature désinvolte au bas d’un papier -timbré, où il était question d’appointements mensuels, de passage en -première classe, de rapatriement anticipé pour cause de maladie grave... -Je riais intérieurement alors. La tête de monsieur l’Administrateur -délégué me faisait songer à celle de ces bonshommes qui trouvent -soudain, dans leur champ de betteraves, quelque vieux projectile de -forme désuète, plus ou moins croûteux de rouille. Eh! sans doute, -l’objet est plein, sans fusée, d’un modèle préhistorique: tout de même, -il vaut mieux ne pas trop le manipuler! - -Vous deviniez bien, monsieur l’Administrateur délégué--tu le sais aussi, -l’ami Moutier!--que ce mysticisme laisse mon cerveau jouer à l’égal du -vôtre, sur le plan positif, n’embrume pas ma vue, n’empêche pas mes -regards de prendre mesure comme deux bonnes pointes de compas. - -Quand je franchissais cette porte enfoncée, ogivale et basse autour de -laquelle maints tableaux de raisons sociales, accrochés aux nervures de -pierre, faisaient, ma foi, figure d’ex-voto, vous ne prétendiez pas me -dissimuler, derrière celui de ces rectangles de cuivre qui portait les -mots magiques, «Compagnie française des railways du Siam-Haut-Cambodge», -le nez levantin, les yeux mongols, le sourire italien et la mâchoire -anglo-saxonne de cette physionomie bien mondiale de Mureiro Vanelli, -impresario-chef de ladite Compagnie. - -Dans la salle où l’on m’avait prié d’attendre quelques minutes, je -n’avais pas manqué--vous le saviez--de noter l’opportunité de ces deux -larges photographies qui «tiraient l’œil» sur la paroi. Celle de gauche -représentait, n’est-ce pas? la célèbre _Pagode dallée d’argent_ de -Pnom-penh, et celle de droite, la non moins fameuse _Pagode de la -Montagne d’or_ de Bangkok. Ainsi appariées, ne fournissaient-elles pas -belle matière à surexciter l’imagination des visiteurs? Et ceux-ci -pouvaient-ils faire moins que de tracer instinctivement, entre ces deux -terminus aux mirages d’encaisse métallique, le quadruple fil noir où -voir courir les plus fabuleux échanges? - -Et ce placard, en bonne lumière lui aussi, qui proclamait les variations -mirifiques du taux de la piastre en Extrême-Orient! Il n’aurait pas dû -spécialement m’intéresser; je n’étais pas un de ces pauvres hères, qu’on -appointe en cette monnaie, un «piastreux», comme nous disons au -Siam-Cambodge. J’y vérifiai cependant que la susdite rondelle d’argent -valait, au cours de Shanghaï, cinq francs quatre-vingt-dix en 1874, cinq -francs trente en 1882, quatre francs soixante-dix en 1888. Mais il ne -put m’échapper qu’on avait jugé superflu de poursuivre cette évaluation -jusqu’aux années plus récentes, où je n’ignorais point qu’elle était -tombée à deux francs trente, en moyenne... - -Rassurez-vous, monsieur l’administrateur, je ne m’attardai point à -m’indigner de cette quasi naïve supercherie. Je savais, dès longtemps, -croyez-le, que la civilisation, cette civilisation dont nous sommes -tous, j’imagine, à la Siam-Cambodge, de bons ouvriers, notre blanche -civilisation bâtit un édifice dont il ne faut point songer encore à -apercevoir la coupole,--tout au plus le rez-de-chaussée, occupé, comme -il sied, par les boutiques des marchands. - -Mon mysticisme n’est pas bien méchant, messieurs du rez-de-chaussée. Il -ne fera pas bombe contre vos devantures. Il ne réclame que de lever -quelquefois le nez vers la nue, dans l’espoir, oh! très vague, dans le -rêve d’y voir briller le signe qui consacrera la coupole absente. - - * * * * * - -Mon boy heurte à ma porte. Il m’invite, avec émotion et volubilité, à la -chasse d’un argus, dont le cri perce les dômes lointains de la forêt. -Trop tard, ou trop tôt. Je ne poursuivrai pas, sous les couverts -embrasés, l’oiseau vigilant aux pennes merveilleuses... Le soleil -bondissant et rude est le maître de l’espace. Déjà je livre à la sieste -mes tempes talonnées et mes mains en moiteur, et voici que je m’endors, -vaincu, de ce sommeil comparable à celui du boxeur assommé par -l’adversaire. - - - - -VI - - -La forêt, en marge de qui nous vivons, ne s’ordonne point comme les -nôtres, en groupements d’essences. Ici, point de futaies, point de -conciles de troncs vénérables, point de jeune tribu conquérante qui -happe, au passage de ses racines, tous les produits du sol. Mais la vie, -bouillonnante et débonnaire,--pour tous, la plus magnifique leçon -d’individualisme! - -La confusion des formes étourdit d’abord comme une vapeur verte. Sur -mille mètres carrés, toutes les feuilles, toutes les graines, toutes les -épines, toutes les écorces, toutes les branches. Mais le fort laisse -vivre le faible; mais l’«en bas» ne sape pas l’altitude... La base du -monstrueux _bang-lang_ ne décime pas, de ses rostres en ailerons de -squales, le gentil peuple des herbes; et de l’échevèlement frénétique -des lianes, le blanc _sao_ jaillit sans meurtrissures, comme un bras nu -et musclé qui tend vers le ciel une touffe de lauriers. Et c’est bien -une nation d’Asie, j’imagine, cette multitude où la pouillerie -débordante des petits coudoie, sans vergogne, les géants à l’apparat -somptueux et cruel, et où l’arbre de la Puissance porte, sans en être -étouffé, la plus effroyable surcharge de parasites. - -A midi, tout s’immobilise dans la forêt. Les feuillages, bizarrement -bosselés, se tachent de reflets métalliques... Le vent, à coup sûr, les -ferait tinter; mais il ne souffle pas... Cependant les piques solaires -crèvent durement ces boucliers de clinquant. Il semble qu’on entende -leur choc sur la terre, et que celle-ci en garde un étonnement sourd. La -vie animale est morte. Seuls les insectes, particules légères, -participent à cette rebondissante vibration. - -Un peu plus tard, glisse l’heure de l’écureuil et du singe. Deux bêtes, -deux âmes... L’écureuil projette à peine sur d’opaques frondaisons sa -courbe grise et légère comme une fumée. Le singe, à grand tapage, -bouscule, casse, déchire, relève d’un jeu lubrique la longue traîne -agrafée aux ramures. - -Dans les tranchées, où mon poney galope avec ardeur, un papillon, -damasquiné de bleu, coupe, d’une ligne brisée et hâtive, la large piste -veloutée. - -Et voici le soir, redoutable magicien! La forêt se transforme. Elle -s’apprête pour de mystérieuses célébrations... Du haut en bas, des cimes -à la brousse, aux innombrables étages de la demeure végétale, c’est le -plus grand chuchotement de l’inconnu. - -Qu’on ne s’y méprenne point cependant. Ici vos épaules ne sentiront pas -tomber sur elles l’ombre, froide et lourde d’hymnes, d’un temple. Les -images architecturales familières se détournent de l’esprit. Point de -piliers; point de colonnades, point de voûtes qu’emplit l’horreur -sacrée... Ceci seulement: la grande force élévatrice, une minute, -imperceptiblement rétractée... - - * * * * * - -Depuis que j’habite dans le voisinage de la forêt, j’ai compris l’âme -secrète de ceux qu’on appelle là-bas, dans les villes peuplées de -scribes, les «broussailleux». - -On dit: - -«Ce sont des orgueilleux brutaux. Ils appartiennent à un cycle révolu, -résidus de ces âges où la force aux yeux courts tenait le sceptre. Ils -perdent l’aplomb à jouer les Nemrods au petit pied, loin du sol -héréditaire où la juste dévolution des emplois ferait d’eux des -garde-chasses...» - -Ils répondent: - -«Que nous importent l’orgueil, l’énergie, l’ambition, sur quoi vous nous -jugez! Mais nous avons trouvé ici la vie nue, la Belle qui ne dort plus -dans vos bois. - -»Nous-mêmes, comme le vieil Adam, avons connu enfin notre nudité. Nous -n’en avons point eu de honte... au contraire, une grande joie. Et nous -ne couperions pas même une palme pour en altérer le pur scandale. - -»Comme des nageurs nus, nous nous sommes plongés, avec un tremblement de -délices, dans l’heure trouble où les buissons ont l’air de verts -madrépores, où les feuillages, frères des éponges, baignent à de -glauques profondeurs... Ayant regagné le bord, nous avons bu, comme un -cordial amer, la Solitude.» - - * * * * * - -Quelquefois j’ai peur et haine de la forêt, de cette forêt dont j’ignore -les lois et les caprices, dont le rythme des sèves m’échappe, dont le -vert perpétuel se corrompt ou s’exalte pour des causes que je ne sais -préciser, de cette forêt qui amalgame les fleurs et les graines, qui n’a -pas de saisons, pas de sommeil hivernal, pas d’éveil tendre et -printanier... rien qu’une poussée barbare de vie, rien que ce -soulèvement gonflé de corps d’esclave sous la caresse du sultan solaire! - -Un après-midi, éperdument, j’ai rêvé de la forêt de chez nous, de la -forêt d’automne, en robe de pourpre, la belle forêt royale, qui trône -sur un peuple de coteaux et qui dore d’une dernière gloire, par-dessus -la fumée bleue des labours, sa prochaine décapitation... - -Une bête inconnue meuglait au loin, comme un cor étrange. - - - - -VII - - -Moutier frappe sur mon épaule: - ---Il est arrivé des tas de dépêches de Battambang. Vous les trouverez -sur mon bureau. Il est temps d’avertir Vigel. Je pense que c’est à vous -qu’incombe ce soin. - ---Sans nul conteste. Et, d’ailleurs, mon poney connaît la route comme un -fin forestier. - -Henry Vigel est le cinquième ingénieur du secteur. Mais il ne loge pas -au bord de la rivière, et ne mange pas à la popote. Son camp est à -quinze kilomètres, en pleine forêt. Sa besogne, qui se soudait à la -mienne, était, jusqu’à ce jour, de préparer le passage au tracé Lacroix: -abattre, élaguer, tondre, piqueter, devant que surviennent les coolies -terrassiers de l’ami Lully. - -Moutier me désigne, d’un clin d’œil narquois, le parapet vert dressé par -la brousse, de l’autre côté de la rivière, vers le nord. - ---Je voudrais, me dit-il, avoir le spectacle de la tête de Vigel -apprenant que son travail de trois mois était pour le roi de Prusse... -Vigel n’est pas un de ces petits personnages qu’on fait valser au -premier air de flûte... je me suis même demandé ce que cachait, au -juste, son exil par ici. Il passait pour très bien en cour, enveloppé de -protections mystérieuses. Il est de la race des Vanelli, c’est-à-dire -d’aucune race... Enfin, tâchez de le joindre le plus tôt possible, et -ramenez ensemble tout votre monde. Car, à propos, Tourange--ici Moutier -rougit légèrement--parmi les dépêches reçues, il en est une qui me donne -la direction complète des travaux futurs. - -Brave Moutier! Voilà rendue moins amère la coupe où l’on a fait -dissoudre quelques menus grains de cette substance merveilleuse: -l’autorité! - -Au demeurant, je suis heureux de le féliciter. Car c’est bien le -meilleur homme de notre équipe. - - * * * * * - -Je n’avais pas surfait les aptitudes forestières de mon poney. C’était -plaisir de le voir se faufiler entre les cépées drues, remonter du -poitrail un torrent de feuillages, étendre son galop leste dans -l’élargissement d’une clairière, écarter, d’un encensement têtu de -l’encolure, quelque liane obstinée à caparaçonner de vertes broderies sa -croupe luisante. Après une heure de course, j’atteignis mon chantier. -Une centaine de coolies était là, en train de scier, de piocher, -d’émonder à grands sifflements de coupe-coupe. - -Presque tous des Cambodgiens aux cheveux taillés en brosse, travailleurs -médiocres, dont déçoivent les torses et les bras, gonflés de muscles -mous, mais compagnons d’humeur docile et d’âme légère. «Ces gens-là--me -disait mon contremaître, un jour que nous pesions les chances d’une -épidémie cholériforme--meurent comme ils travaillent: doucement.» - -Un singulier serviteur, ce contremaître, qui, justement, délaissant son -alidade et ses porte-mires, venait à ma rencontre. Sans quitter ma -selle, je lui donnai la nouvelle et les ordres de repliement. Il -accueillit le tout avec une impassibilité polie d’Asiatique. C’est un -ancien sous-officier d’infanterie coloniale. Le soleil et les pluies -d’Indochine ont repétri son argile, lui ont fait faire prise -définitivement avec ce sol adoptif. Il a une épouse indigène, une trolée -de _gnôs_[C] qui, sur le seuil de sa case de bambous, emplissent de riz -leurs ventres nus. Il a totalement oublié, j’en ai la conviction, -l’ardoise fine de son clocher natal, quelque part là-bas, en Touraine ou -en Picardie, et les filles aux yeux clairs penchées sur les javelles. Et -je suis sûr que lui aussi, l’heure venue, saura mourir doucement dans le -giron chaud de la forêt, tandis que les tam-tams charitables écarteront -de sa tête les mauvais Génies et que là-haut, par-dessus les dernières -palmes pâles, miroitera un ciel étrange, corail et soufre, comme ce -soir. - - * * * * * - -La nuit est presque noire, quand mon poney vient hennir entre la -palissade qui ceinture le camp d’Henry Vigel. Au hennissement, des boys -accourent, porteurs de photophores, et dès que j’ai mis pied à terre me -guident, à travers les bosses herbues de l’enclos, vers la case de leur -maître. - -Je vois surgir de l’ombre lumineuse la silhouette de Vigel, sa figure -pâle, traversée de longs yeux noirs et que tachent des lèvres très -rouges, on jugerait peintes. Une figure voluptueuse et ambiguë -d’Eurasien, quand on le regarde de face, mais qui révèle, en profil, des -courbures ovines et des méplats rocheux de boxeur israélite. - -Il porte, comme vêtement principal, le _sampot_ cambodgien, cette sorte -de jupe-culotte obtenue par l’enroulement compliqué d’une pièce de soie -sans coutures, que les indigènes se plaisent à teindre de couleurs -changeantes. Celui d’Henry est bleu-vert, ajusté à la «queue de paon» -selon le rite des élégants de la cour de Pnom-penh. Dans le même goût -jeune Khmer, une sorte de veston de toile neigeuse colle au torse -souple, dont les épaules tombantes et musclées semblent, comme chez les -félins, participer tout entières aux mouvements des membres. - -Il m’accueille d’une exclamation cordiale: - ---Quel bon vent vous amène, Tourange? - -Je lui tends une liasse de dépêches officielles. Il la feuillette -rapidement, et soudain, sur son visage au sourire nonchalant, passe -comme une explosion blanche. - ---Alors on s’imagine que moi, je suis venu... - -Il n’achève pas sa phrase. Au fait, pourquoi est-il venu jusqu’à nos -territoires d’exil, lui, l’homme bien en cour, le client des protecteurs -haut placés, l’habitué des grands bureaux? Mystère, dont jusqu’ici, je -l’avoue, je me suis fort peu préoccupé. - ---On raconte, dis-je d’un air placide, que Vanelli vient d’arriver à -Saïgon. Le coup, sans doute, est parti de son entourage immédiat... - ---Ah! Vanelli est à Saïgon, murmure-t-il, tiens, tiens... Un petit tour -par là-bas... - -A nouveau, il ne formule pas la fin de sa pensée. - -Tandis qu’il donne des ordres au boy d’une voix dure, j’examine la pièce -qui lui sert de salle à manger. Elle est confortable, voire élégante, -Fagui n’aurait pas mieux fait. La vaisselle et les cristaux viennent -directement de France, non de quelque occasion dépareillée de la salle -aux ventes de Saïgon. Des théières, des jattes de véritable argenterie, -bravant sur le buffet la cupidité des indigènes, attestent la salutaire -terreur que doit inspirer ici l’œil du maître. - -Cependant Vigel, me montrant, sur la table, une collection de feuilles -de papier bizarrement découpées qui s’y étale, se prend à rire: - ---Vous voyez, tout mon travail est perdu! Vous ne devinez pas ce qu’est -ceci? Tout simplement les empreintes des pieds de mes coolies! On n’est -pas pour rien le Robinson de la forêt. J’avais remarqué que mes -Vendredis ne s’aventuraient qu’avec force grimaces sur ce tapis semé -d’épines... Et j’ai expédié cette collection de pointures à -Limoges-en-France, d’où m’est revenue une collection de solides bottines -lacées à semelle double... Et l’on dira encore à Battambang que je -manque de sollicitude à l’égard de mon personnel!... Sans compter, -ajoute-t-il mi-sérieux, mi-bouffon, que la maison me fera bien dix pour -cent de remise. - -Quel animal humain difficile à classer! Il m’inquiète et m’attire. Je le -crois sûr, valeureux même, tant qu’il sentira peser sur lui la -discipline des races organisées, dont la contrainte le flatte jusqu’à un -certain point, qu’en tout cas il envisage avec une crainte sans haine, -quasi religieuse. Mais malheur à qui, l’ayant habitué à l’absence des -barreaux, se trouvera à avoir à livrer avec lui le combat singulier de -bête à bête! - -Je lui dis avec sincérité: - ---C’est très élégant chez vous. - ---Oui, trop peut-être... Ce sont des habitudes de ma jeunesse. -Maintenant, je les changerais... Tenez, quand vous mangez en forêt, ce -pullulement d’insectes, ce scorpion sous votre table, ces herbes qui -vous frôlent, ce pataugement à même la vie, qui d’abord vous répugne, au -bout de quelque temps vous ne pouvez plus vous en passer! Nos parquets -occidentaux lavés, séchés, stérilisés, vous reviennent en mémoire comme -des tables d’opérations, des dalles mortuaires... Ah! la vie, Tourange! - -Une pirouette, et il s’en va tomber sur le hamac de sa véranda, face à -la masse obscure de la forêt, cependant que le boy me conduit à la -douche. - - - - -VIII - - -Nos salas, à Moutier, à Barnot, à moi-même, sont des baraquements de -soldats; celle de Vigel est une garçonnière. La sala de Lully fait -penser au wigwam de quelque fantastique chasseur d’ailes. - -Quand les eaux recouvrent la terre, échassiers et palmipèdes abondent -dans nos territoires: grues antigones, ibis géants, cigognes noires; -hérons crabiers, joie et déception des chasseurs novices; marabouts, -vieillards savants, sarcastiques et chauves; pélicans, carènes -puissantes, vraies jonques de l’air, balancées de magnifiques roulis; -maigres cormorans qui, prenant un squelette d’arbre pour séchoir, y -écartent leurs haillons d’ailes, en figures maléfiques sur le blason du -ciel... - -Lully connaît les lacunes et les gouffres du marais, les îlots, les -courants, les bouches limoneuses, l’indescriptible hydrographie de la -forêt inondée. En outre, il est expert à dépouiller, aussi prestement -qu’un naturaliste professionnel, les grands plumages inertes qu’il -rapporte en sampan, à la tombée du jour, quelque bec sanglant traînant -au fil de l’eau jaune et rose, par le dédale de ces canaux stagnants, de -ces rivières étranges, sans berge et sans lit, où de rondes têtes -d’arbres servent de seules balises aux pagayeurs. - -L’agencement de toutes ces dépouilles tapisse les parois de la pièce où -Fagui passe une bonne part de ses journées et reçoit, à l’occasion, nos -visites. Et derrière le profil timide de la gardienne du pankah--ce -foyer à rebours des demeures tropicales--semble accroché, plus beau que -soie et fourrure, glacé de rose, moiré d’argent, lamé de cuivre noir, le -manteau de neige et de cendre d’on ne sait quel fabuleux archer. - -Par caprice d’artiste, sûr de ses effets décoratifs, Lully a, dans le -contre-jour d’un angle, installé le coin des rapaces. Mais -ceux-là--gyps aux coups plombagineux, aigles babillards qui prennent -volontiers nos poteaux télégraphiques pour hampes, buses, chasseuses de -rats, protectrices des rizières, milans à cape blanche, et toute la -tribu batailleuse des faucons dont les «poids légers» ne dépassent guère -la taille d’une perruche,--ceux-là sont dressés sur serres, en livrée -sombre, charbonnée, tannée, balafrée de roux, les têtes aux yeux d’onyx -ou de portor détournées d’un sauvage dédain. - ---By Jove! la famille Vanelli, au grand complet! - -L’habituel sourire indolent--ou insolent, on ne sait--plisse la lèvre de -Vigel, ces lèvres trop rouges qui lui font, sous l’éclairement blafard -des lampes à globes, une face déplaisante de mime. C’est le premier soir -d’assemblée plénière des responsables du kilomètre 83, et le couple -Fagui-Lully offre, en son logis, le thé et les whisky-sodas. - -Vanelli, Mureiro Vanelli! Certes je connais la légende du personnage. Je -sais que si l’on cousait bout à bout toutes les provinces que ce baron -moderne a paraphées de ses lignes de railways, cela donnerait un royaume -de Gengis-Khan, mais où le difficile pour lui serait, sans doute, de -retrouver la couleur du terroir natal. Je n’ignore pas que, nonobstant -cette ubiquité en quelque sorte congénitale, l’Extrême-Orient, de la -porte de Singapore aux Iles japonaises, est son domaine actuel préféré; -et les circulaires d’un emprunt, dûment autorisé par le Parlement -national, m’ont appris, dès longtemps, que le gouvernement de -l’Indochine française et celui de Son Excellence aux Pieds divins[D] ont -fait un coup de maître, en traitant simultanément avec cette tierce -puissance pour la réalisation d’un projet auquel «le développement de la -civilisation n’est pas moins attaché que l’affermissement économique de -notre belle colonie». Mais je n’ai jamais vu, en chair et en os, le -grand patron de la Siam-Cambodge. - ---Je l’ai vu, dit Lully, par pur hasard, dans le couloir des loges de -l’Opéra de Nice, au cours d’un de mes congés. Je revenais du Nord-Chine, -et lui venait de terminer son affaire de Mésopotamie. J’aperçus d’abord -une grande fille, rose de peau et de robe, dont le cou pleurait des -diamants comme une fontaine. On me dit que c’était la maîtresse du -baron Vanelli, et par derrière je vis le baron, qui regardait la chair -rose s’envelopper d’une longue fourrure blanche. Je lui trouvai le teint -jaune, et, négligeant le filet de sang de la légion d’honneur qui -suintait à sa boutonnière, bon pour une sérieuse cure de Vichy. Il avait -l’air de beaucoup s’ennuyer... - ---Il s’ennuyait--c’est maintenant Moutier qui parle, et qui tient, je -pense, à montrer que sa récente élévation laisse de l’aise à son franc -juger.--Ce n’est pas un jouisseur, c’est un dur homme de guerre, à sa -manière. Il vivrait, pour son compte, d’une macaronade ou d’une écuellée -de riz. Soyez sûr que lorsqu’il s’ajuste en Mureiro-le-Magnifique, c’est -pour donner fête à quelque baron de ses amis, ou plutôt pour complaire à -sa très chère fille, Elsa de Faulwitz. - -A ce nom, il me semble que les paupières de Vigel ont un battement -léger. - ---Ah! fait-il négligemment, en soufflant de la fumée, vous la -connaissez, Moutier, cette Elsa de Faulwitz? Vous savez quelque chose -d’elle? - ---J’ai fait une traversée en paquebot, avec elle. Je ne sais ce qu’avait -de cassé l’hélice de son yacht, mais elle préféra transborder chez -nous, où trois cabines de luxe furent occupées par ses femmes de -chambre, en dépit du règlement. J’ai toujours eu de l’estime pour les -femmes qui mettent au point les disciplines de nos cerveaux de mâles; -et, dans le cas d’Elsa, cette estime a grandi, je l’avoue, jusqu’à -l’admiration. Car ce n’est pas rien qu’une «chose rose», comme disait -tout à l’heure Georgie, plus belle à soi toute seule que les cent -quarante-quatre aspects de l’Océan Indien, de l’avis unanime de septante -et quelques amateurs préposés à la comparaison, et garantis purs de -toute démence par la patente de santé du bord. - -Je vois Moutier rire entre ses dents, et puis se mettre, lui aussi, à -souffler voluptueusement de la fumée, les yeux mi-clos. - ---Et son mari? demande l’honnête et lourd Barnot. - -Moutier tourne la tête: il y a toujours un peu de froid entre eux, -malgré la bonne dépêche. - ---Le Faulwitz? Pas vu. Il existe pourtant... à l’état d’Allemand -honteux, qui parle de Vienne, paraît-il, plus volontiers que de Berlin. -La légende veut qu’il ait été officier, et ait eu de vifs démêlés avec -la maison Krupp, pour certaine invention d’affût d’artillerie... C’est -à Kiao-Tchéou qu’il a connu la belle Elsa. - ---Séparés? Divorcés? - ---Non, les meilleurs amis du monde ou, à plus justement parler, les -meilleurs complices, comme il sied entre oiseaux de cette envergure. - -Lully paraît s’éveiller d’un rêve. - ---Buffon fait cette observation remarquable que, chez les nobles oiseaux -de proie, la femelle vole sa chasse de son côté, même au temps de la -couvée. Ce qui n’empêche qu’à l’opposé de ces attendrissants et -minuscules ténors des bords du nid, dont le printemps emporte les -roulades, le couple royal, lui, survit, fidèle, à la saison des amours! - ---Ce qui n’empêche, dit Moutier, que dans les milieux «ingénieurs -errants» à la solde des Vanelli ou autres, Elsa a quelque peu la -réputation d’une Marguerite de Bourgogne, prompte à envoyer ses amants -d’une nuit «en consommation» dans les secteurs lointains des chemins de -fer paternels... Mais, au fait, Vigel, vous n’êtes pas sans avoir -entendu parler de toutes ces histoires? - -Tiens, tiens!... Moutier voudrait-il insinuer que Vigel pourrait être un -de ces Buridans au petit pied, «en consommation» sur les bords de la -troisième rivière? - -Mais Vigel joue l’innocent, et fait mine d’être engagé en grand flirt -avec Fagui. - ---Oh! dit-il d’un ton léger, les femmes de proie, ce n’est pas mon -affaire, à moi qui me sens l’âme d’un tourtereau... - -Presque aussitôt cependant, et visiblement pour opérer une diversion, il -se dirige vers le piano. Car la sala des Lully possède un piano, un de -ces pianos à table métallique, les seuls dont l’organisme supporte le -climat colonial, mais qui donnent volontiers couleur désuète aux airs -qui sortent de leurs flancs. Ce n’est point le cas toutefois, lorsque -Vigel en frappe les touches; le tourtereau a des nerfs modernes! Le -sourire aux lèvres, il joue tour à tour une suite espagnole, des czardas -roumaines, la troisième ballade de Chopin. Puis sa musique se fait -sentimentale, vire au Mendelssohn. Nous l’écoutons avec une gravité qui -n’est pas sans comporter une part de lassitude, l’étourdissement mal -dissipé du long martèlement solaire. Autour de la sala, on sent la nuit -lourde comme un cercle d’enfer; et il semble que ces bulles de sons ne -peuvent la fêler, rebondissent, à la fenêtre, contre cette muraille -d’airain. Entre les morceaux, nous restons silencieux, et Lully dit -seulement, au moment où les doigts, un peu gras et courts--la seule -disgrâce physique de Vigel, cette main molle et jaunissante -d’Oriental--sonnent les premières mesures d’une transcription -fantaisiste de la _Rédemption_ de Franck: - ---Non, pas cela, vous, Vigel! - -Vigel pivote sur son tabouret, le regarde d’un air étonné, puis sourit -du coin de la bouche, promène ses regards autour de la pièce, les arrête -sur la tenture d’ailes où des frissons invisibles font courir de -merveilleuses moires argentées et, avec une souplesse de clown, entame -le prélude de Lohengrin. - - - - -IX - - -A l’aube, le lendemain, Vigel grimpait l’escalier de ma véranda. Il -savait que, comme lui, j’étais matinal et enclin aux chevauchées d’avant -le coup de cloche du soleil à l’horizon. Mais il apparut à pied, le -fusil sur l’épaule, les jambières lacées. - ---Vous allez à la chasse? - ---Ma foi, oui. Avec ces hurluberlus de Battambang, un jour ou deux -perdus ne sont pas une affaire. Envoyez mes coolies avec les vôtres -couper de la broussaille quelque part, pour la forme... Mon Cham m’a -signalé des _comans_[E]. J’ai eu deux chiens décousus par eux, la -semaine dernière, je veux ma revanche. A demain le travail sérieux! - ---A demain, soit! - ---Comme programme de début, ceci vous agréerait-il? Demander à Moutier -un sampan et des rameurs. Il existe un sampan de luxe, installé comme -une gondole de carnaval, dans lequel je soupçonne Georgie et Fagui -d’avoir maintes fois joué les amants de Venise. Nous pourrions en user -honnêtement, pour descendre au marais à la pointe du jour. - -Je n’ai pas d’objections à soulever à l’encontre de ce programme, et je -laisse Vigel s’éloigner sur la piste de son Cham, ce demi-sauvage des -tribus de la forêt qui lui sert de guide et d’indicateur de gibier. - -Au dîner, il n’était pas encore de retour à la popote. Mais je n’en -étais pas autrement inquiet, connaissant son caractère indépendant et, -d’autre part, son extraordinaire endurance physique. Par contre, je fus -frappé de la mine soucieuse de Moutier, m’étonnant un peu que cette -absence de Vigel pût en être la cause. - -Au moment de nous séparer pour rentrer chacun chez nous, mon -camarade--pardon! mon chef me dit: - ---Toutes réflexions faites, je vous donnerai des Annamites, pas des -Cambodgiens, pour vous accompagner demain, et je veillerai à ce que -l’équipe soit choisie et que vous ne couriez pas le risque d’être lâchés -par elle en cours de route. - ---Pourquoi? questionnai-je, décidément surpris. Vous craignez que cette -absurde légende du marais... - ---Je n’ai pas de craintes précises. Mais c’est aujourd’hui jour de paie, -et comme vous le savez, avec des coolies, lendemain de paie, jour de -désertion. En tout cas, les Annamites sont beaucoup plus sceptiques à -l’égard de cette histoire de gong flottant! A preuve qu’un d’entre eux a -demandé la concession de la pêche sur ces eaux quasi sacrées. C’était -peut-être bien, d’ailleurs, pure fanfaronnade, et nous l’eussions vu -sans doute perdre la face, si Pnom-penh l’avait pris au mot... Quoi -qu’il en soit, bonne promenade! Le sampan sera, dès quatre heures, à -l’appontement. - -A quatre heures et demie, je trouvai Vigel sur la berge, fidèle au -rendez-vous, comme je l’escomptais, et tout aussitôt nous nous -embarquions. - -Ce n’était pas encore le crépuscule du matin, mais une fin de nuit d’un -violet terne et cotonneux. De grands blocs de brume descendaient -doucement la rivière. Une fraîcheur anormale, quasi funèbre, moisissait -l’air et forçait nos sampaniers à couvrir leurs torses. Comme ils -donnaient les premiers coups de perche, il me sembla voir glisser au ras -de l’eau, en amont, de longues apparitions noires, fantômatique cortège -de barques surchargées. Je les signalai à Vigel. Il haussa les épaules -avec insouciance. - ---Encore quelque pèlerinage qui se prépare, sans doute! Rassemblement -devant la bonzerie! Lully et Barnot auront quelques coolies de moins à -l’ouvrage, ce matin, la belle affaire! - -Et, se coulant sous le toit de bambous qui couvrait en arceaux la -chambre arrière, il s’allongea confortablement sur les matelas de capoc, -aux coussins de pourpre, qui donnaient à notre sampan son bel air de -gondole de luxe, n’omettant les bougies qui brûlaient contre les -montants dans deux photophores dorés. - ---Voyez-vous, reprit Vigel, après qu’il eut achevé de caler, avec des -minuties de petite maîtresse, ses reins et ses coudes, il faut prendre -ces gens-là pour ce qu’ils sont: des enfants, des enfants heureux! Ils -en sont encore au Moyen âge. Ils vivent à l’ombre des bonzeries, paient -la dîme, ignorent, ou à peu près, le pouvoir royal qui, officiellement, -est possesseur de toute la terre. A l’époque des crues, ils ont des -fêtes fluviales, parfaitement païennes, organisées, sous couleur de -pèlerinages, par des bonzes pleins de piété et de sapience. Avez-vous -assisté à un de ces pèlerinages? La différence est minime d’avec une -cérémonie de même ordre dans les campagnes de France. Il y a une pagode -moderne, pleine d’horribles bondieuseries, à côté d’un très admirable -monument khmer authentique, de la ripaille après les prières, la joie -pétulante d’une flottille en liesse, bariolée de bannières, de musiques, -de familles en habits du dimanche, c’est-à-dire drapées de toutes les -couleurs du saint arc-en-ciel. Nos Annamites, qui ont vu venir l’âge des -scribes, sont de noir vêtus, moroses, laïques et pédants. Mais ces -fortunés gaillards en sont toujours aux prêtres! D’ailleurs ces prêtres, -qui instruisent l’enfance, sont de mœurs excellentes. Ils conservent, de -leur mieux, les traditions architecturales qu’ils ne comprennent plus... -Que leur reproche-t-on? D’avoir leur chef spirituel à Bangkok?... -Peuh!... - -Et Vigel fait claquer ses doigts, en coulant vers moi un regard de côté -pour juger de l’effet de sa harangue! Je me mets à rire. - ---Je ne vous savais pas si ultramontain, Vigel. - -Il ferme à demi les paupières, sans répondre, et reste, un temps, -silencieux, roulant une cigarette. - ---Je crois bien, dit-il enfin, que Moutier n’est pas du tout l’homme -qu’il faut pour manier ces gars-là. D’abord il ne parle même pas leur -langue... - ---Vous la parlez? - ---Cela va de soi. J’apprends les langues très facilement. - -Je ne fais aucune réflexion sur le «ça va de soi» de ce polyglottisme. - -Vigel continue: - ---Moutier est, comme vous d’ailleurs, un homme de l’âge de la houille. -Il est persuadé, quoi qu’il en dise, que le travail est une chose -épatante, et que les humains doivent leur sueur et leur substance grise -à Moloch, dieu de la mécanique. Comment comprendrait-il des gens qui -datent du bon temps où Jéhovah se contentait d’un vaporeux tribut de -prières!...--Vigel s’animait.--L’industrialisme, le Béhémot de notre -civilisation,--vous connaissez les textes: «_Ses os sont comme des -tuyaux d’airain, ses cartilages sont comme des lames de -fer_...»--L’industrialisme n’arrive à portée de ces petits types-là que -sous les espèces des boulettes d’aniline allemande, qu’ils achètent très -cher et mystérieusement au droguiste de Pnom-penh, pour teindre, à leur -fantaisie la plus poétique, les fils de soie de leur sampot!... Et -puis... et puis... (Vigel, de nouveau, me regarde de côté pour contrôler -la manière dont ma physionomie «rend» à ses discours...) et puis, au -fond, ce n’est pas la faute à Moutier. Ces tisseurs de soie -gorge-d’oiseau sont des enfants, et vous, les Français, vous ne savez -pas élever les enfants! Vous les traitez en petits copains, qui vous -tambourinent sur le ventre, jusqu’à la minute où vous leur flanquez des -claques à tort et à travers. - -De temps en temps, il advenait à Vigel de parler des Français comme d’un -peuple qui n’était pas le sien. Il n’essayait pas de se reprendre. Il ne -se cachait guère de n’appartenir à aucun groupement ethnique ou -géographique défini. Il disait: «Je suis un civilisé. Le mot prête à -confusion. Il a un sens pourtant. Demandez plutôt à tous les gentlemen -asiatiques sur le bord de la civilisation blanche, Persans, Turcs, -Hindous ou Chinois. Savez-vous ce que tous ces néophytes sentent très -bien? C’est que cette civilisation n’est pas une loi de race, c’est une -religion... la plus exigeante d’ailleurs de toutes celles qui ont -malmené le pauvre monde, faute de prêtres officiels pour la doser -intelligemment.» - -Cependant la brume s’était faite diaphane, et comme, par un mouvement -insensible, reculée. Le ciel, derrière elle, se creusait de rose. Les -bambous des berges détachaient des reliefs d’un vert très clair, très -neuf, comme après une ondée. Des oiseaux, solitaires et silencieux, -commençaient à filer d’une rive à l’autre. Une sarcelle partit de l’eau -et vola, le bec tendu, dans l’axe de la rivière, nous montrant la route -du marais. - -A vol d’oiseau, la distance de ce dernier à nos salas ne devait guère -excéder dix-huit cents mètres. Mais la rivière divaguait en tant et tant -de méandres que, par voie aquatique, cette distance était plus que -quadruplée et qu’il nous fallut près de deux heures pour faire la -descente, le courant étant presque nul. - -Nous débouchâmes sur le marais, au moment où le soleil s’élevait à -l’horizon, net et brillant comme un pagodon doré. Devant nous, vers le -sud et vers l’est, s’étendait, à perte de vue, cette eau couleur d’ocre -que les pinceaux de la lumière horizontale teignaient en lilas. A la -montée du soleil, la fraîcheur était tombée d’un coup, comme si on avait -levé la porte d’un four, sans que cette brusque alternance de froid et -de chaud eût pu déterminer dans l’atmosphère un remous capable de faire -frémir cette masse riveraine de la forêt, d’une immobilité de bronze. - -Nous regardions le champ, fluide et traître sous son apparence figée, de -nos futurs labeurs. La largeur de la corne, perpendiculairement à nous, -pouvait être estimée à l’œil à huit cents mètres environ. Mais nous -savions qu’il ne fallait pas se fier à l’apparence leurrante de ces -berges inondées. - -Vigel supputa à haute voix: - ---Quatre-vingts, de Battambang aux salas, et deux pour atteindre le -bord. Allons, c’est bien le kilomètre 83 qui passera là-dessus! - -Nous commençâmes à reconnaître la rive de notre côté. Parfois nous nous -échouions sur un banc de joncs, parfois, au contraire, nous pénétrions -dans une large échancrure de la forêt noyée, prenant garde de ne pas -donner de coup de perche malencontreux dans quelque nid d’abeilles, ou -de passer trop près d’un nœud répugnant de python, entortillé autour -d’une fourche d’arbre. Des poulettes d’eau, grises et lentes, des -alcyons, tricolores et rapides, animaient, de jets inattendus, le vide -aérien. - ---Quelle singulière idée, tout de même! ronchonna Vigel après deux -heures d’exploration; je cherche vainement un emplacement raisonnable où -jeter la culée d’un pont... Ils n’ont pourtant pas l’idée de combler le -marais!... Le barrer peut-être?... Au fait, pourquoi pas? avec des -tonnes et des tonnes de ciment et en ménageant quelques arches -d’écoulement... Mais où diable débouche le piquetage de l’homme -mystérieux à tête d’Alboche? Bah! nous le trouverons peut-être en -partant par l’autre bout. Quant à faire des sondages, pour vérifier les -cotes de nos cartes, je présume que ce serait un travail, pour -l’instant, sans intérêt... Contentons-nous de nous imprégner de ce -charmant paysage! - -Après la sieste, nous regagnâmes le camp de la rivière. Au débarcadère, -Moutier nous attendait. - ---J’étais un peu inquiet, nous cria-t-il. Ça y est! - ---Quoi «y est»? - ---Nos coolies nous ont lâchés! Tous les Cambodgiens! Il nous reste, -heureusement, les Annamites et les Chinois de la traction. J’assure les -communications avec Battambang, mais pour combien de temps? - -J’avoue que nos physionomies marquèrent moins d’émotion que celle de -Moutier. C’est que, sans doute, nos responsabilités n’étaient pas les -mêmes. - ---Comment cela s’est-il passé? - ---Oh! de la manière la plus simple du monde. Les contremaîtres ont rendu -compte à Lully que pas un coolie, en dehors des _caïs_ Annamites et de -quelques _Moïs_[F], ne s’était présenté à l’appel. Lully m’a aussitôt -prévenu. J’ai envoyé à la bonzerie toute de suite. Naturellement, nous -n’avons trouvé que les gros pouilleux jaunes, qui ont pris des mines -confites... Je les aurais volontiers fait bâtonner, mais quel drame avec -Pnom-penh! A dix heures, c’est Barnot qui arrivait, ses trains de -ballast en panne. J’ai fait jouer le télégraphe avec Battambang. -Heureusement que ces brigands n’ont pas coupé les fils, ni la voie! -Battambang a répondu de faire notre possible pour rallier le personnel, -et d’attendre des instructions. - ---Ça, dit Vigel, c’est le plus extraordinaire de l’histoire que -Battambang n’envoie pas tout de suite une grenouille-bœuf de bureau -coasser par ici... sous prétexte d’enquête et de rapport! D’ici donc les -instructions, bonsoir, je rentre chez moi. - ---Peut-être, et Moutier montrait le Cham qui attendait son maître d’un -air impatient, sera-t-il prudent de ne pas aller à la chasse. Vous -savez, Vigel, je suis le chef dans ces circonstances... et je crois -sérieusement qu’il ne faut pas risquer d’imprudences. Cette nuit, je -ferai veiller des équipes d’Annamites et de contremaîtres européens. - ---Bien, bien, dit Vigel. Cette nuit, je ferai du cambodgien... - -Il y avait une nuance d’ironie dans sa voix. Je l’accompagnai quelques -pas. Il fit entendre un bref claquement de langue. - ---Que vous disais-je, ce matin? Moutier n’a pas le doigté. Le voilà qui -se croit au milieu d’une grève d’Europe, et, pour un rien, proclamerait -l’état de siège! Il fallait aller à la bonzerie et offrir, avec dignité, -quelques centaines de piastres pour une fondation pieuse. Maintenant -qu’il a brutalisé ces hommes de Dieu, il est trop tard! Bah! ce sera -plus amusant! Vanelli ne sera guère en peine de se débrouiller. On lui -enverra des cargaisons de bois jaune, quand il voudra, de Shanghaï ou -d’ailleurs... En attendant, bonsoir. Je n’irai pas à la popote dîner. -J’ai mes nerfs à soigner. - -Je savais ce que cela voulait dire, et que de temps en temps il se -grisait à l’éther, comme une femme. - - - - -X - - -«_Les ingénieurs Tourange et Vigel rallieront Battambang dans le plus -bref délai._» - -Quelques heures après la réception de cette dépêche, un convoi de -fortune nous emportait, Henry et moi, vers la tête de ligne du -Siam-Cambodge. Hormis le soufflement de la locomotive, un silence de -mort présidait à notre départ. Sur les chantiers déserts, l’herbe longue -de trois jours recélait des brillements d’outils laissés à l’abandon, et -la voie, entre deux piles de traverses, s’arrêtait net, comme un serpent -décapité. - -Si familier que je croie être avec la forêt et ses aspects multiformes, -il y a, en elle, je ne sais quelle réserve de vie primordiale, dont la -masse m’impressionne toujours, je ne sais quel air de bête feuillue, -crochée au sol, tas obscur et moiré... de bête intuable... au point que -je regarde avec admiration, à notre droite et à notre gauche, les deux -bourrelets de chair écailleuse et brillante, qui ne demandent qu’à se -refermer sur la dérisoire estafilade infligée par les ingénieurs du -Siam-Cambodge. Je regarde... - -Oui, voici bien l’image du dragon immortel, établi, tutélaire et -formidable, sur les basses terres d’Asie! Voici la forêt griffue, bleue, -jaune et noire, où se lèvent des arrondis qui ne sont pas des collines, -mais des bosses de flancs, des courbures d’échines. Et, pour corser la -ressemblance légendaire, c’est une patte au dessin terrifiant qui, -parfois, se détache, s’allonge, et semble préposée à la garde d’un -trésor d’eaux miroitantes. - -Notre convoi roule avec une prudente lenteur; et le soleil est déjà -haut, fondu dans l’incandescence insoutenable du ciel, quand nous -débouchons dans les rizières de Battambang. - -Le décor a brusquement changé; et maintenant, au ras du sol, les regards -dévalent avec délices sur une molle pelouse d’un vert tendre, où, çà et -là, des fromagers édifient, tels des cèdres dans un beau parc, d’aériens -étages de ramures horizontales. - -Vigel, qui jusque-là, a somnolé sur la banquette de notre wagon, se -soulève à demi, reconnaît le paysage et me dit d’une voix paresseuse: - ---Voici Battambang. A propos, connaissez-vous Vallery, l’ingénieur en -chef? - -Je connais assez mal Vallery, avec lequel je n’ai eu que -d’occasionnelles relations de service, une ou deux fois qu’il est monté -là-haut. Mais je sais qu’il a réputation d’homme intelligent, courtois, -énergique et expert. - -Vigel confirme, sans barguigner, cette réputation: - ---C’est un de ces hommes, dit-il, qui vous font sentir la pauvreté de -cette chose qu’on appelle la jeunesse. - ---N’y a-t-il pas une madame Vallery? - ---Une madame Vallery à la mode de Battambang ou de Shanghaï, si vous -préférez, car elle en sort et Dieu sait au juste de quel _family house_ -de Sou-tchao Creek! N’empêche que c’est une grande femme blonde, fraîche -comme un baby et loyale et forte comme un homme. Elle a passé un contrat -ferme avec Vallery, et chacun s’y tient scrupuleusement. Hetty -Dibson--c’était son nom de Sou-tchao Creek--a le propre respect de sa -beauté et il lui est défendu, comme elle dit, de la compromettre dans un -climat outrageux. Vallery admet ce point et, quand Hetty se regarde un -peu trop longuement dans la glace, tortille sa barbiche grise. Mais il -ne dira rien le jour où elle déclarera qu’elle s’en va. C’est un homme -loyal et fort, aussi. - -Vigel se replongea quelques instants dans son silence. Notre wagon -côtoyait des vergers, de noirs feuillages de jaquiers et de -pamplemousses, dans les interstices desquels flambait une eau tourbeuse. -Elle porte un nom sur nos cartes, cette eau tourbeuse: c’est la rivière -de Battambang. Quelques toits indigènes commencent à se grouper sur ses -bords. Avant que soient visibles les demeures européennes de nos -camarades et de nos chefs, Vigel à nouveau me parle d’eux: - ---Le reste, me confie-t-il (le reste, c’est, je suppose, tout ce qui -n’est pas l’association Vallery), le reste est moins solide, de -l’article de Paris, ce qu’on appelle des attachés... Des papillons de -bureaux! Il y en a de jolis, flirteurs, marivaudeurs, joueurs de tennis. -D’aucuns courent le soir les maisons de Valaques et jouent au poker... -Il y en a d’intelligents... J’ai été quelque chose dans ce genre. Ce -n’est pas très bon de rester ce quelque chose plus longtemps que de -raison. - ---Bah! dis-je, il y a du ressort derrière l’article de Paris, c’est -vérité banale. Qu’à l’occasion le ressort soit remonté, et il y a plus -d’une surprise. - ---Des surprises? Oui, peut-être... du petit couple Lanier, par exemple, -on peut, en effet, attendre une surprise... - -Le petit couple Lanier? J’interroge ma mémoire. Elle me livre une grande -ombrelle rose, au contour de lotus renversé, un visage fragile, -qu’échauffent étrangement les reflets de l’ombrelle, deux yeux larges, -clairs et riant à la vie, comme on dit. Le mari était gentil aussi, un -peu mou, avec des impatiences de faible, mais de bonne tenue. L’air -«fils de quelqu’un», ce qui n’est pas tout à fait la même chose que -l’air «fils à papa». - ---N’est-ce pas? poursuivit Vigel, les Lanier sont «très bien»; nous -sentons tous deux ce que nous entendons par là... - -Il resta rêveur. La première façade blanche passait devant notre -portière. Nous eûmes le temps,--car notre locomotive s’était mise à -l’allure économique d’un pousse-pousse--de détailler la véranda aux -stores verts, le jardin brodé de plates-bandes et de corbeilles, de -respirer l’odeur de verveine d’un massif de lantanas. - -Vigel se retourne vers moi. Est-ce échappement de sensibilité surprise -et sincère, ou grimace du clown génial qui est en lui? Une tristesse -grave est tombée sur son visage aux lèvres carminées. - ---Après tout, murmure-t-il, c’est peut-être la plus admirable solidité -du monde, cela, un couple qui s’épaule et qui tient. Nous autres, que -sommes-nous? Des déséquilibrés, des perche-en-l’air... N’est-ce pas -votre avis? - ---Tout à fait, dis-je. - ---Voyez-vous, il prend un ton d’épanchement confidentiel, un air de -m’ouvrir sa belle âme indolente et dolente, c’est ce joujou à ressort de -madame-là, ou quelque autre tout pareil, qui m’a révélé des choses -auxquelles je ne songeais guère, on n’apprend pas tout dans les -collèges, n’est-ce pas? le prix d’une femme dont on aurait des remords à -devenir l’amant, par exemple. - ---Ne vous mettez pas en peine à ce propos! lui dis-je railleusement. - -Par moment, je ne peux résister à l’occasion qui s’offre de le -mortifier. Il ne m’en veut pas. Il saisit très bien que ce n’est pas -mépris, par quoi je le blesserais mortellement. Simplement, je mets le -doigt sur le point faible de l’astucieux assemblage qu’il est en train -de machiner au-dedans de sa cervelle. Ce sont menus jeux entre gens en -relations d’intelligence. Il en rirait, je suis sûr, pour un peu... -comme ces marchands de pacotille de Port-Saïd, et tout bon Oriental, au -reste, pris en flagrant délit de grosse tromperie. - -Mais le train entrait en gare. Une gare fastueuse, avec toits de -clinquant vert et garuddas[G] dorées aux poteaux d’angles, comme il en -brille aux palais de Pnom-penh. Un boy nous attendait, de la part de -monsieur Vallery, et nous conduisit directement à la résidence de son -maître. - - - - -XI - - -M. Vallery a le buste voûté, le masque fin, bronzé et comme ciselé de -rides. Masque de viveur, d’artiste ou de forban, on hésite. Mais les -yeux emportent la sympathie par leur aisance naturelle à tenir leurs -regards droits. Rien des yeux «bougeaillons» des prétendus malins, et -rien non plus des yeux rivés des faux énergiques. - -Notre chef nous fit l’accueil le plus aimable, nous posa maintes -questions sur la situation que nous avions laissée là-haut, puis nous -déclara que nous aurions à partir pour Saïgon dès le lendemain. - ---Je crois que l’un de vous sera appelé à s’y occuper de la réception -et de la mise en route des coolies, dont de grands arrivages sont -attendus de Chine. L’autre sera, sans doute, détaché momentanément à la -fabrique de ciments que monsieur Vanelli est en train de monter là-bas. -Quand je dis monsieur Vanelli... c’est une société anonyme au capital -actions de deux cent cinquante mille dollars; mais enfin monsieur -Vanelli est dans la coulisse. Bien entendu, sitôt débarqués, vous devrez -vous présenter à lui. Il vous donnera probablement lui-même quelques -instructions complémentaires. - -Nous nous inclinâmes, et notre entretien touchant à sa fin M. Vallery -ajouta: - ---Vous avez votre liberté jusqu’à demain. Mais vous nous ferez le plus -grand plaisir, à madame Vallery et à moi, en acceptant de venir déjeuner -à la maison. Le boy, en attendant, va vous conduire à notre sala des -voyageurs, où vous trouverez des chambres à peu près confortables. - -Quel singulier détour de l’attraction sexuelle a pu confronter Philippe -Vallery, latin buriné, passé au creuset, riche de patine, et Hetty -Dibson, anglo-saxonne pas même sentimentale, comparable en subtilité -d’essence féminine à un bon flacon d’eau de toilette, loyale fille -évidemment, dont les deux pôles de préoccupation paraissent être la -recette du vrai curry siamois et l’acquisition de bijoux indigènes dans -le goût birman, de ces bijoux, gemmés de rubis d’un rouge de viande, et -lourds autant que des ornements de bœufs sacrés? - -A table, Hetty Dibson rit volontiers, ce qui montre de belles dents -inoffensives, de l’ivoire tabulaire d’herbivore. Elle nous envie -pourtant, de tout son cœur, de descendre à Saïgon. - ---Ici on ne sait que faire pour s’amuser... pas vrai, Pip? Pip est très -malheureux parce que je m’ennuie. Et quand je m’ennuie, je maigris et je -jaunis, et si je jaunis je m’en vais... - -Quand elle a fini de parler d’elle, elle parle des jeunes femmes qui -l’entourent à Battambang. Elle en parle avec une bonhomie un peu grosse, -mais honnête, qui n’oblige point trop le fin Pip à froncer discrètement -les sourcils. Pas de petites rosseries au vinaigre, pas davantage d’un -protectionnisme régenteur à la «madame Ingénieur en chef»: la solide -loyauté d’une tenante de la camaraderie du sexe. - -Toutefois le _cant_ l’oblige à blâmer ces petites folles qui, privées -d’une messe dominicale où arborer toilettes et chapeaux, n’ont rien -imaginé de mieux que d’aller ponctuellement en bande à la pagode, où on -leur en fournit l’équivalent, jusques aux grimaces espiègles de l’enfant -de chœur. - -Nous aurons l’occasion de les voir, ce jour même, ces petites folles, -groupées, en brillant essaim, autour de ce grand centre de réunion -qu’est le _court_ de tennis. - -«Au fond du jardin, du côté opposé à la rivière, à cause des -moustiques», a spécifié Hetty Dibson en nous y envoyant. Et cela permet, -chemin faisant, de détailler les agréments de la résidence Vallery, -maintenant que celle-ci n’est plus dans la terrible confusion de la -lumière méridienne, où tout brasille, où chaque pierre devient un miroir -blessant. - -L’habitation, trapue, carrée, solidement toiturée, largement ventilée, -est du bon type colonial des pays à mousson. - -Le jardin doit être un des articles du traité d’alliance Vallery-Dibson. -Il est mi-parti. Le côté Dibson est tendu d’une verte pelouse, dont le -plan sectionne, à dix pieds au-dessous de leur fourche ogivale, des -troncs du gris le plus ruineux, agrémentés d’antiques perruques de -lianes. Le côté Vallery est aménagé en façon de parterre à la française, -où les tamariniers d’eau, taillés comme des marbres, jouent les ifs et -les buis de Bourgogne, cependant que des fleurs communes mais de nuances -vives, soucis, amarantes, cannas, lis du Japon, pervenches du Cap, -brillent en corbeilles diaprées. Tout au fond, trois banyans projettent, -dans la fluidité de l’air sans fond, des bras de poulpes gigantesques, -et le ciment du jeu tient à l’aise dans leur ombre. - -Les jeunes femmes qui sont là sont élégantes et gaies. Sont là aussi les -papillons de bureau, empressés, voletant, gracieux, le gardénia ou -l’hibiscus à la boutonnière. L’ensemble s’ingénie à un petit air de -raout mondain, qui a sa bravoure ici, où la charge du climat sur les -épaules sert facilement de prétexte à la veulerie. - -Vigel fait quelques jeux. Il manque d’entraînement, mais ses _drives_ -sont de la bonne école. Et je note que, pour un homme de la brousse, son -pantalon de flanelle blanche est le plus impeccablement passé au fer. - -Je reprends contact avec mon ancienne rencontre saïgonnaise, M. Lanier. - ---Quel dommage, me dit-il, que vous partiez si vite! Monsieur Vallery -aurait certainement organisé une chasse à l’éléphant en votre honneur. -Nous sommes ici dans une région exceptionnelle. Le Pyat, l’ancien -seigneur de ces provinces, était grand amateur... Nous avons hérité -d’une partie de ses équipages, sans avoir, hélas! le moyen de mobiliser, -comme lui, dans les villages, deux ou trois mille rabatteurs. Le plus -déplorable, c’est qu’au moment des migrations, les bêtes sont maintenant -détournées vers le Siam... Vous n’avez jamais vu l’arrivée des éléphants -au kraal du roi, à Bangkok? Cela vaut le voyage! Et là-haut, -chassez-vous? Comment vivez-vous? Qu’y a-t-il au juste dans cette -histoire de coolies déserteurs? - -Je réponds. Je conte la légende du gong. - ---Vous aurez évidemment un gros tintouin. Peut-être bien que -quelques-uns d’entre nous seront forcés de monter là-haut! - -Il prit l’air inquiet. - ---Donnez-moi donc des renseignements sur la nourriture, l’état -sanitaire... Est-ce qu’une femme... - -Madame Lanier s’approche en riant, rose encore d’une partie gagnée. - ---Là! Je parie que mon mari est en train de trembloter pour moi. -Remarquez, monsieur, que jusqu’à présent, je n’ai jamais été malade, et -que c’est moi qui l’ai déjà soigné trois fois! - -Le soir venait, comme il vient là-bas! On regarde tout à coup le ciel, -et on trouve qu’il est là. Les joueurs, n’y voyant plus, s’asseyaient, -se groupaient autour des cocktails. Dans le ciel verdissant, au-dessus -des banyans monstrueux, des pigeons passèrent. Une mélancolie entrait en -moi, une mélancolie dont je ne peux appliquer l’analyse à des choses -d’Europe... C’est la rétraction imperceptible, que j’ai notée dans la -forêt. Les voix tombent dans le silence qui se creuse. Tout est lourd, -tout tend à se coucher à terre, comme si c’était la lumière qui, une -minute auparavant, allégeait tout, tenait tout en l’air, dans un hamac -étincelant, et qui maintenant se retirant, ramassant ses mailles, s’en -allait indifférente, laissant tout venir s’écraser... - -Sur la rivière, un courant béni se leva, avec un bruit de feuilles -froissées. - - - - -XII - - -De l’eau, des rives. Rives de marécage, de plaines de joncs, comme on -dit ici, où nous frottons nos flancs à ce long peuple crissant et serré, -où notre chaloupe hésite, cule, talonne, mène un train de sanglier dans -sa bauge. Un repaire d’ichtyosaure à tout le moins! Mais il n’en sort -que de temps en temps un serpenteau jaune et noir, tout pareil à une -pile alternée de pions de dames, ou de petites tortues couleur de vase, -se hissant laborieusement sur une souche flottante. Rives maigres et -buissonneuses, bords de chemins creux emplis par l’inondation, et qui -retiennent, suspendus sur le miroitement vertigineux, des nids aux -pépiements éperdus. Lisière de la forêt noyée, archipels épanouis, -clairières dormantes ceinturées de verdoyants coraux, heurtements sourds -des tourbillons limoneux contre les pilotis des troncs. Rives soudain -transportées d’un paysage de France, de gris et d’argent trempées par la -brume matinale, vergers heureux aux ombres rondes, douces retraites, -futaies au fond du parc, où vous invite, comme un castel, une blanche -pagode aux toits pointus. Rive tout aussitôt cochinchinoise--bananier, -bétel et le porc! Et cette couleur de goyave coupée, cette juteuse -glaise de la berge d’où se décollent un, deux, trois sampans gavés de -fruits et de poissons. - -Il n’y a rien à faire à bord, qu’à subir le terrassement de la lumière. -La continuité du jour se contracte, involutée tout entière autour de -l’adoration de midi. Mais, le soir, le Dieu magnifiquement ouvre la -fleur... Alors du ciel, plaqué de nacres richissimes, tombe et fait -balle, rebondi contre la mousson du nord, un funambulesque oiseau bleu -d’acier, tandis qu’à l’horizon du sud, les jonques errantes sur les -canaux invisibles disséminent leurs voiles raides et carrées, -processionnant, au ras des champs herbeux, en cortège honorifique de -hautes bannières écarlates... - -Nous échangeons peu de paroles avec Vigel. Des heures entières, allongé -dans une chaise de toile, il a l’air de guetter, je ne sais quoi, les -yeux mi-clos. Puis brusquement, avec un rire comme électrique, il -jaillit, de cette immobilité féline, et va boire et jouer bruyamment aux -cartes avec de médiocres passagers. - -Il advint pourtant qu’un soir, stoppés à l’appontement d’une halte, nous -surprîmes à côté de nous, dans une barque mince comme une pirogue, un -étrange musicien. C’était un vieux Chinois qui se jouait à lui-même, sur -un instrument difficile à classer, des airs d’une douceur prolongée et -bizarre. En les entendant, Vigel dressa l’oreille. Le vieux jouait avec -une mine étonnamment expressive pour un être de sa race, on ne sait -quelle face quiète, attristée et risible de Bouddha qui aurait eu des -malheurs conjugaux. Sans dire gare, Vigel bondit dans sa barque, lui -jeta une piastre et remonta avec l’instrument. Celui-ci était une sorte -de banjo de clown, sorti d’une noix de coco et d’une tige de canne à -sucre. Un coquillage faisait office de chevalet, et l’archet pendait aux -cordes, engagé sous elles, à la mode du pays. - -Le poker eut tort, ce soir-là; et longtemps, dans la nuit, j’écoutai -Vigel s’essayant à retrouver la mélopée de l’artiste céleste, du vieux -Bouddha cocu, qui nous avait regardés partir avec une grimace aussi -intranscriptible que sa musique. Le cinquième jour, le Fleuve nous prit -dans son courant. - -A qui n’a pas, une fois dans sa vie, mensuré le boyau à quelqu’un de ces -gros serpents jaunes, comme disait Lully, notre homme du Hoang-ho, à qui -n’a pas débridé, d’un bon tranchant de proue, l’engorgement d’une de ces -monstrueuses veines sectionnées, à qui n’a jamais computé la molle et -formidable pulsation de l’élément fluide, en élan vers son cœur -océanique, à celui-là, je pense, reste étrangère la plus émouvante -figuration des Commencements. - -Car le Fleuve n’apparaît point comme le collecteur des eaux de la nue, -le condenseur des vapeurs promenées en fantômes familiers. Mais c’est -ici l’épanchement originel du sein, le ruissellement primordial au long -des flancs mouillés du monde à l’instant soulevé de son bain de boue! - -Si près des bouches, le mécanisme des sources est aboli; oubliée -l’indéfinie filiation des drains, l’obstination de la myriade -infinitésimale qui, goutte à goutte, globule à globule, a nourri le -tronc. C’est pourquoi celui-ci est le Grand, le Père, le Nourricier, -déversant généreusement son inépuisable substance, principe immédiat de -toute force, de toute fécondité. Et certes il serait beau d’accepter -religieusement la cadence et la plénitude, d’obéir à la pente, avec une -lenteur majestueuse et rituelle, comme le Fils du Ciel aux dalles sans -joints de l’escalier sans marches; et je voudrais oublier le bruit -sacrilège de l’hélice, qui triple notre vitesse et précipite notre -chute. - -Le soleil monte. Voici que, du limoneux breuvage, une ivresse sans -seconde m’atteint et m’étourdit. Penché sur les eaux, mieux initié, -maintenant, Père, je te blasphème. Je te blasphème, en éclatant d’un -rire qui tournoie... Tu n’es pas. O nourricier, tu n’es pas. L’Être aux -replis gras et doux comme de la chair n’est pas. Ceci existe seulement: -ce qui n’a pas de nom, ce qui n’a pas de forme et qui s’écoule... Entre -les berges infrangibles, voici le vomitoire même de la vie. Et moi -n’irai-je pas me résorber dans la fluidité torrentielle, ne saurai-je -participer, dans la dilution de moi-même, à l’intarissable fluxion, -refuserai-je de me livrer au grand bras visqueux que la libration de -l’abîme, le rythme du cœur sans fond, gonfle et détend sournoisement? - -Midi. Quelque chose a passé sur les eaux, quelque chose de splendide et -de funèbre. Quelque chose a fait les verdures des berges pareilles à des -murailles de pierre noire, à des panneaux d’airain. Et le Fleuve est -pareil à la face d’un roi, rongée par une lèpre d’argent. Mais moi, -soudain libéré d’un charme, je ne vois plus... Je ne vois plus la vision -essentielle, l’énorme continuité glissante et rectiligne... Devant mes -yeux tout est tournoiement, remous, dislocation dans l’innommable cohue -tourbeuse. - -Et quand, du quai de Mytho, percevant déjà le sifflement du train qui -nous transbordera vers Saïgon, je me retourne pour l’adieu, la dernière -image du Fleuve qui s’offre à moi, c’est, à la rive, cocotiers, -lataniers, aréquiers, tout un cortège baroque de nécromants, toute une -armée de grotesques, aux panaches déséquilibrés, et, doublant leur -bousculade dérisoire, là-bas en fuite vers on ne sait où, la jaune, -morne, plate, irrésistible Déroute! - - - - -XIII - - -Le bruit des coups de feu pour les couleurs, à bord des torpilleurs -mouillés en rivière, entra, crépitant, par ma fenêtre ouverte, tandis -que je défaisais mes cantines. La fraîcheur du matin était sensible -encore, et le bleu du ciel à peine brouillé, autant du moins qu’il -m’était permis d’en juger par le pan visible à l’aplomb de la rue -Catinat. En dessous j’entendais, depuis une heure, des roulements de -pousse-pousse et des appels criards de vendeurs ambulants. - -On frappa à ma porte, et je vis entrer Henry Vigel, équipé d’un «blanc» -fashionable et d’un casque neuf, du modèle Hong-kong, enturbanné de -soie turquoise. - ---Vous allez déjà vous présenter à Vanelli? - ---Au diable le Vanelli pour aujourd’hui! Je viens vous demander, au -contraire, de vous y rendre d’abord sans moi. Vous lui raconterez ce que -vous voudrez, s’il fait allusion à ma personne; par exemple, qu’un accès -de fièvre m’a croché. - ---N’est-il pas à l’hôtel par hasard, lui aussi? - ---Je me suis assuré que non. D’ailleurs quel agrément y trouverait-il, -alors que son yacht est embossé, en pleine rivière, à ramasser la -mousson par tous les sabords? Tourange, je serai franc avec vous. Je ne -veux pas le voir avant de m’être «recoupé» par ici, où j’ai quelques -bons amis, avant de m’être édifié sur les dessous de ce marécageux -kilomètre 83. Et j’irai jusqu’au bout de la franchise. Je suppose, comme -nous l’a expliqué le père Vallery, qu’il nous offrira, à l’un les -coolies, à l’autre le ciment, comme première occupation. Je tiendrais à -avoir le ciment. - -Je souris. Vigel, sans se fâcher, hocha la tête. - ---Non, ce n’est pas pour le «bakschisch»... mais l’affaire du ciment me -paraît durable, et moi je veux rester à Saïgon quelque temps, si -possible. J’ai des amis à voir, je viens de vous le dire--si vous le -désirez, je vous ferai nouer relations avec eux. Et puis, ma foi, après -des mois de noce arborescente, comme je viens de m’en payer dans la -forêt--il se mit à rire, de ce rire bas de pitre qu’il affectait d’avoir -aux lèvres quelquefois--sainte nature! je crois que respirer un peu -l’air de la ville me sera salutaire!... Ah! un dernier tuyau! avant -d’accoster le steamer Vanelli, regardez donc si les sabords en sont -garnis de fleurs; si oui, c’est signe qu’Elle est à bord. - ---Qui, elle? - ---Elsa de Faulwitz, son enfant chérie. Il a, pour elle, fait installer -sur le _Lotus blanc_ un vrai jardin botanique, sans parler des serres, -édifice provisoirement hors de saison. Enfin, si elle est à bord, -regardez-la posément, avec admiration et prudence, comme il sied de -regarder une belle panthère de Java, et tâchez de tenir votre petit cœur -hors de la portée de ses griffes. - -Je ris, non sans quelque impertinence, et lui tendant mon étui à -cigarettes: - ---Ho, ho! Vigel! Est-ce que d’aventure votre petit cœur, à vous, aurait -été peu ou prou balafré? - -Mais il se déroba aux confidences, et, deux minutes plus tard, me -penchant par la fenêtre, je le vis qui hélait un pousse et se faisait -emmener dans la direction du Plateau. - -J’attendis que le mouvement général eût raisonnablement grossi dans la -rue Catinat, pour descendre, de mon côté, vers les quais. - -Au milieu d’une grande tache vineuse de la rivière, un yacht de fort -tonnage renflait sa carène blanche, barrée et ocellée de cuivre. - -Deux mâts, fins et couchés comme des cornes de springbok, élançaient -assez heureusement les hauts, corrigeant ce qu’il y avait d’un peu lourd -dans les lignes de la coque. A l’un d’eux s’éployait le pavillon du -propriétaire, un carré rose aux angles verts. Je ne doutai point que ce -fût là le _Lotus blanc_, objet de ma recherche, et m’y fis conduire tout -aussitôt par un sampanier. - -En approchant de la coupée, je pus m’assurer que des caisses et des pots -de porcelaine, emplis d’arbustes et de fleurs éclatantes, décoraient les -sabords et partie du bordage, faisant courir, autour du navire, comme -une ample bande de broderie annamite. Je remis ma carte au matelot -chinois que je trouvai en haut de l’échelle, et quelques minutes après -j’étais introduit auprès du Vanelli. - -Le maître du Siam-Cambodge m’apparut d’abord comme un homme de taille -moyenne au teint cireux, à la barbe et aux cheveux blancs, qui se tenait -ramassé sur lui-même, derrière un bureau, dans un de ces fauteuils -pivotants comme en possèdent tous les carrés de paquebot. Il resta dans -cette position inerte trois ou quatre secondes après mon entrée, -laissant traîner sur moi les regards de deux yeux mornes. Puis soudain -il se leva et vint à moi, la main tendue. Du même coup, sa physionomie -s’était instantanément modifiée, comme si, par la détente d’un -mécanisme, tous les traits venaient d’en être remontés en bonne place. -Et au lieu de cet effondrement de glaise mal armaturée tout à l’heure -entrevu, j’avais maintenant sous les yeux je ne sais quoi d’aigu, de -fin, décelant de l’élégance dans la ruse et de la domination dans la -matoiserie, vrai museau de _kitsouné_ japonais. - ---Avez-vous fait bon voyage, ainsi que votre camarade, monsieur Vigel? - -Sa voix était de timbre agréable, un tantinet zézayante. J’entamai le -petit discours que j’avais préparé relativement à l’indisposition de -mon collègue. Mais il m’interrompit d’un air bonhomme: - ---Oh! Que monsieur Vigel ne se dérange pas. Mais venez donc dîner tous -les deux demain à bord. Nous causerons tranquillement entre café et -cigares, des choses de là-bas. - -Ah çà! le «patron» considère-t-il que nous sommes venus à Saïgon en -voyage d’agrément? Ignorerait-il, par hasard, l’état réel, des «choses -de là-bas»? Comme, après tout, je n’ai pas mission particulière de l’en -instruire, je me contente de m’incliner et d’accepter, d’une formule -polie, son invitation. Mais il lit, sans doute, dans mon attitude -quelque chose de mon sentiment, car il reprend, toujours riant: - ---A vrai dire, vous avez de la chance! On vous avait expédiés pour -répondre à mes ordres, car j’avais de la très grosse besogne à -distribuer et j’avais demandé deux hommes de confiance--il répète «de -confiance», et semble attendre une protestation empressée; je la juge -superflue; il continue--et voilà que la besogne s’est faite, pour ainsi -dire, toute seule. - ---Monsieur Vallery, dis-je, nous avait en effet parlé d’un recrutement -de coolies et d’une affaire de ciments. - ---Précisément. Mais les coolies viendront directement de Chine avec -leurs cadres, et la Société des Ciments a complété sur place son -personnel ingénieur. Ainsi votre petit voyage devient presque un congé. -Considérez-le, ma foi, comme tel. Dans une quinzaine de jours le passage -des premiers coolies vous donnera quelques occupations, nous en -reparlerons d’ici là. Monsieur Vigel, de son côté, devra surveiller la -réception de nos ciments. Connaissez-vous la prise des chaux dans les -limons? Elle donne lieu à bien des mécomptes... En attendant, je vous le -répète, considérez-vous ici comme en congé. - -Assez surpris de cette aubaine, je quittai le roof. En regagnant -l’échelle, j’aperçus une forme féminine, debout sous l’ombre de la tente -et appuyée au bastingage tribord, face à la rive inhabitée. Elle se -retourna vers l’intérieur du navire, et je me trouvai passer ainsi à -deux mètres de son visage. Je supposai que c’était Elsa. Je notai sa -carnation de brune, aux reflets de soie, et la singulière teinte orange -du fard de ses lèvres. Je m’inclinai pour la saluer, et elle me -répondit, par un tout petit mouvement de tête, sans perdre la pose. - -Au moment où mon sampan s’éloignait par l’arrière, je relevai les -regards dans sa direction. Mais le reflet de la surface des eaux dansait -sur la poupe avec un si capricieux miroitement que je dus baisser les -paupières. - -Je retrouvai Vigel à déjeuner dans le hall de l’hôtel. Je lui transmis -l’invitation de Vanelli, qui lui fit d’abord froncer les sourcils. Mais -quand j’eus terminé mon récit, il ricana: - ---Par notre sainte mère l’Église! Le patron a des compères en Chine, des -compères de toutes les robes! Il est probable qu’à côté du bétail -ordinaire livré par A-phat ou autres, nous allons voir apparaître des -chrétientés, en délicatesse avec l’autorité mandarinale, et transportées -tout entières, avec croix et bagages et, bien entendu, le pasteur! Il y -a longtemps que les Jésuites rêvent de donner le coup du lapin à ces -pauvres «padres» des missions portugaises, minables héritiers des grands -Scribes du _qhoc-ngù_[H]... Belle occasion de s’introduire dans la -place! - -Je l’arrêtai un peu sèchement. Je me rappelai l’air de Lully lui -coupant, sous les doigts, les premiers accords de «Rédemption.» - ---Non, mon cher Vigel, pas là-dessus! Sur les péripéties de l’emprunt du -Siam-Cambodge, vous racontez des choses intéressantes, en somme, quoique -vaines. Mais il y a tel et tel sujet sur lequel--rappelez-vous vos -paroles si justes de Battambang--on vous a insuffisamment renseigné à -l’école. - -Il me regarda, légèrement démonté. - ---Quel drôle de corps vous faites! dit-il enfin avec un petit haussement -d’épaules; vous êtes toujours d’humeur tranquille et, par moments, vous -me faites l’effet d’une torpille dormante. Vous êtes bon camarade, vous -n’êtes pas «mon» camarade. Êtes-vous au-dessus ou au loin, ou à côté?... -Pourtant, jusqu’ici, vous vous êtes montré gentil pour moi... - -Je laissai le servant chinois installer entre nous les condiments d’un -curry dont eût rêvé madame Vallery. - ---Vigel, dis-je, rompant alors le petit silence de cet intermède -culinaire, c’est une profession de foi que vous me demandez? Soit. Je -serai franc avec vous, comme vous l’avez été avec moi. J’admets que je -suis, en somme, un gentil camarade... Mais ne me demandez pas plus. -Vous ouvrez ma porte, vous la fermez, vous êtes chez moi; il y a des -mouches et du soleil qui en font autant... Il y a un petit jekko qui -trotte au plafond de ma chambre... Rappelez-vous encore vos propres -paroles de la forêt: «Ah! la vie, Tourange!» Eh bien, je vis, et ma vie -est à moi. Je ne sais si vous me saisissez bien. Égoïste, je ne crois -pas... Mais je suis dans ma vie comme un enfant au milieu de jouets -merveilleux, quelques-uns mécaniques et compliqués, un chemin de fer, -par exemple... Et je voudrais dire merci, et je ne sais à qui, mais à -coup sûr pas aux mouches, pas au soleil, ni au petit jekko, ni à Henry -Vigel, ni à Mureiro Vanelli... Et ce nonobstant--achevai-je avec mon -sourire le plus cordial--je pense que je puis faire très bon ménage avec -chacun de ces seigneurs. - -Vigel avait suivi, avec une application visible, le fil un peu déroutant -de ma pensée. Aux derniers mots, son front se rasséréna. - ---Alors, me dit-il, sans relever autrement l’ensemble de mon discours, -peut-être accepteriez-vous une combinaison que je n’osais plus vous -proposer. Tenez-vous à rester à l’hôtel, tout un grand mois? Non, c’est -odieux, n’est-ce pas? Mais à deux, dans cette ville--le plan des -_cagnas_[I] s’y prête--on peut s’installer confortablement, -économiquement... et chacun restant propriétaire de sa vie, comme vous -dites. - ---N’est-ce pas bien du tracas? - ---Pas le moins du monde. Maison, mobilier, boyerie, voire voiture et -poney, si vous voulez me donner carte blanche, demain nous aurons tout -cela, et nous déjeunerons chez nous. J’ai déjà jeté quelques coups -d’œil, en passant, sur les cagnas disponibles dans les nouveaux -quartiers. - ---Affaire entendue; mais je vous laisse vous débrouiller pour la -location et l’emménagement. - -Il parut tout heureux de mon acceptation. - ---La dépense, me confia-t-il sincèrement, eût été un peu forte pour moi -tout seul... Allons, je vais, dès la sieste, courir les marchands -chinois. - -Effectivement le café pris, il sauta dans un _chée_[J], et disparut -presque aussitôt dans la fulguration méridienne qui frappait la rue. - - - - -XIV - - -Le lendemain matin, vers onze heures, comme j’achetais des cigares à -l’échoppe d’un Malabare, en face de l’hôtel, quelqu’un glissa son bras -sous le mien. C’était Vigel. - ---Venez déjeuner chez nous, me dit-il. - -Je m’installai dans un pousse-pousse, et fis signe à mon tireur de -suivre le casque au turban turquoise. Nous dépassâmes la cathédrale, le -boulevard Norodom, et continuâmes de rouler sous les voûtes ombragées du -Plateau. - -Le Plateau, c’est l’orgueil de la cité saïgonnaise et l’essentiel de sa -physionomie. Un exhaussement moyen de douze mètres environ, au-dessus -du niveau de la rivière, l’offre si opportunément à la mousson, que, -dans un paysage aux horizons de radeau, l’appellation en paraît à peine -hyperbolique. Sur le Plateau, point de laideurs indigènes, point -d’échoppes, point de négoce, l’ordonnance soignée et le luxe végétal -d’un beau jardin de maître, du jardin des maîtres! Ici sont les demeures -des blancs. - -Nos pousses nous déposèrent contre la véranda de l’une d’elles. - ---Voilà, me dit Vigel. Je crois que c’est à peu près la maison type pour -des hôtes de passage comme nous, en un pays où la question des tentures, -tapis et poêles est hygiéniquement simplifiée. - -Je pénètre dans la maison type. - -Trois galeries parallèles accolées, trois couloirs ouverts de bout en -bout à la bienfaisante mousson. Chaque couloir latéral fait, pour l’un -de nous, chambre et salle de bain. Celui du centre est zone indivise: -salon, salle à manger, auxquels l’encadrement d’une baie sert de -démarcation. Partout, sous les pieds, des carreaux de céramique bleue et -jaune, et des nattes peintes. Aux murs, de rudimentaires fresques au -pochoir, où se répètent indéfiniment des lunes de fleurs ou de dragons, -telles qu’au tissu d’un vieux brocart chinois. - -Dans le salon, du rotin: chaises, tables, étagères, fauteuils, -canapés,--rotin et coussins. Coussins de mousselines françaises, de -broderies tonkinoises, de dentelles indiennes, ajourées sur des soies -pâlies, où je salue l’élégante féminité des aises de Vigel. Sur les -soubassements des pilastres de la baie, de grands vases vernissés, en -poterie de Cay-may, au col desquels gonflent d’énormes bouquets de ces -feuillages rouges, dont j’ai pu tout à l’heure apercevoir dans le -jardin, contre les cactus de l’enceinte, les massifs nourriciers. Dans -la salle à manger, le buffet en bois de saô--modèle chinois, adorné, -comme il sied, de deux chauves-souris. Sur ses tablettes, brillent les -cristaux, et le métal du seau à glace et de l’appareil à cocktails. La -table est dressée et, à notre approche, un pankah, qui pend au-dessus -d’elle, se met en mouvement sous la traction d’une corde silencieuse. -M’approchant de la fenêtre, j’examine, à travers les lames des -persiennes, le moteur humain attaché à l’autre bout de la corde. Ses -dimensions sont celles d’une bouteille, mais, par la sévérité -d’expression, il s’égale à un géant de pagode. Le point d’attache de la -corde est à son orteil. - -Cependant un boy, culotté de soie noire, la ceinture verte au ventre, le -foulard cochenille au chignon, se tient prêt à nous servir. - -Je demande à Vigel des renseignements sur notre future domesticité. - ---Ceci est mon boy. Le vôtre est identique; ils alternent pour le -service de table. Le _bèb_[K] est là-bas, devant ses fourneaux; c’est un -personnage distingué qui fume l’opium et méprise tous travaux manuels -n’intéressant pas la nutrition. Il est donc inutile de lui en demander. -Il y a le saïs--Vigel indique, du plat de sa main, une hauteur de -quatre-vingts centimètres au dessus du sol--qui a charge du cheval et de -la voiture, et enfin le gnô--la main de Vigel s’abaisse à trente -centimètres--que vous venez de saisir dans l’exercice de ses fonctions. - ---Je ne vous interroge pas sur les références, dis-je avec un sourire. - ---Mais si, mais si, elles sont excellentes. J’ai vu le boy d’un de mes -amis à trois heures. J’ai dit les prix. A cinq heures, cet honorable -intermédiaire est venu, en costume de cérémonie, me faire chim-chim et -me déclarer que son frère numéro deux ferait cuisinier, ses frères -numéros trois et quatre, boys, son fils adoptif, saïs, et le fils de son -frère, gnô-pankah[L]. Je n’insiste pas sur l’interprétation de ces liens -de famille, car je sais que vous détestez toutes ces histoires -d’indigènes... A table donc! - -Au café, servi dans de la porcelaine de Limoges, je reviens à rendre -hommage aux aptitudes de Vigel comme aménageur de home, et à le -féliciter de son éclectique entente des ressources de la place. Mais il -refuse mes louanges. - ---Oh! ici, avec la salle des ventes et quatre adresses de bonnes -«firmes»--deux européennes et deux chinoises--n’importe qui peut en -faire autant... est bien forcé d’en faire autant. - -Il secoue la tête. - ---Drôle de ville tout de même! On arrive, on part; on part, on arrive, -et l’hôpital comme régulateur du mouvement!... Aimez-vous la _partenza_, -Tourange, les embarcadères, les cheminées à bandes peintes, et les -fanaux, le soir, sur l’eau grasse, les feux verts et rouges, couleur de -berlingots?... Mais Saïgon est à part. Tenez, je vous ferai connaître -le patron de mon boy recruteur. Avez-vous ouï parler de cette dame dont -la beauté se flattait d’incarner celle de Venise? Eh bien, monsieur de -Sibaldi, c’est un peu pour moi le spectre, en peau et os, de Saïgon. - -Vigel allume un cigare et se dirige vers sa chambre. - ---Allons, bonne première sieste chez nous! Si vous désirez, au réveil, -user de notre équipage, il est à sa place, à côté de la cuisine. Le -poney est de la région de Kam-Pot, et le tilbury caoutchouté de neuf. -Roulez où le cœur vous en dira; mais n’oubliez pas que nous dînons à -huit heures à bord du _Lotus_ vanellien, et que la tenue est en smoking -blanc et pantalon de drap. D’ailleurs, bien que le vieux ait fait mine -de nous inviter au pot-au-feu familial, tenez pour certain qu’il y aura -à table toute une panerée de «grosses légumes». Le patron n’est pas -homme à oublier, dans les délices de sa villégiature fluviale, son -premier devoir, qui est de rentrer, d’abord, dans ses frais de charbon. - - - - -XV - - -Les prévisions de Vigel étaient exactes. Le baron Vanelli recevait à sa -table, ce soir-là--une longue table ovale surchargée de buissons de -roses et de tout un trésor d’argenterie--une dizaine au moins d’invités -de marque. - -De la place assignée à ma modeste personnalité--un des bouts de -l’ovale--j’examine à loisir la couronne des têtes. La plus vilaine est -certainement sur les épaules pointues du représentant des Services -Judiciaires de la colonie. La bêtise et l’arrogance du «_bandar log_[M]» -transsude de cette peau couleur de nicotine, où les yeux clairs, au -fond des orbites creuses, ont, sous les paupières roses et plissées, de -quoi faire peur aux petits enfants. On donne ce vieux singe fourré comme -un des premiers actionnaires de l’affaire des ciments. - -Le directeur des ciments est là aussi. C’est un gros, soufflé en cuir -blanc, impotence glabre d’éléphant sacré. Son petit œil fin de -pachyderme luit derrière un binocle, que la sueur rabat sur son nez. Une -bouteille de Vichy est devant lui. C’est la seule boisson qu’il se -permette en dehors de ses quatre absinthes quotidiennes; et ce régime -l’a mis en état, jure-t-il, de battre le record de la durée de séjour -dans la colonie. Il y a quatorze ans, en effet, qu’il n’a pas quitté les -bords du Donaï, où sa fortune a connu les hauts et les bas les plus -chanceux. - -La majorité des convives est visiblement impressionnée, moins par le -faste que par le prestige attaché à la puissance de son hôte. Mal à -l’aise, les uns exagèrent la familiarité, les autres la raideur. Mon -voisin, petit secrétaire, rouge et rouquin, en je ne sais quel cabinet -local, répond à mes tentatives d’entrée en conversation, comme si -j’étais spécialement délégué par tout le Siam-Cambodge à l’assaut de -son incorruptibilité. - -Vanelli, par contre, joue l’amphitryon bon enfant, lance avec une verve -toulousaine, comme des souvenirs de joyeuse jeunesse, des histoires de -sac et de corde, toute une chronique sous le manteau de cette bohème -coloniale, dont maint seigneur de l’auditoire n’est pas encore bien sûr -d’être évadé. - -En face de lui, le Lieutenant-gouverneur sourit parfois, d’un air -absent. Grand, mince, le front violemment modelé, la bouche fine, il est -le seul à peu près, des invités du patron, qui fasse figure. On le dit -mélancolique et lassé, errant comme un corps sans âme, dans ces beaux -jardins de la rue Lagrandière. C’est un artiste, épris des vieilles -choses du Tonkin. Il regrette son pays de fins lettrés, de mandarins de -race, d’orfèvres aux doigts subtils... Il est perdu, écœuré, chez les -barbares cochinchinois, les grossiers boutiquiers qui transportent à -Cholon le mauvais genre de Singapore, ou, pis encore, les renégats à -raie de tête pommadeuse, fils d’esclaves, voleurs de rizières, mignons -du vainqueur, qui roulent, à grands coups de teuf-teuf, dans les rues -pourpres de Saïgon. - -Mais bientôt mes regards se posent sur sa voisine de gauche, Elsa de -Faulwitz, à qui Mureiro, tout à l’heure, m’a brièvement présenté. Col et -poignets radieux de pierreries, toute sa peau de brune se livre -audacieusement aux reflets d’une soie verte, d’un vert d’émail, qu’un -peu de broderie d’or retient à ses épaules. - -Sous les sourcils noirs, les yeux, qui ne sont peut-être que marron très -clair, en paraissent eux-mêmes d’un vert olive. De l’hérédité -paternelle, elle tient quelque chose d’aigu, qui est partout et nulle -part, dans la pointe des sourcils, dans la courbure du nez, dans la -conicité de la main et aussi dans le jet des mouvements rapides. L’image -qui s’impose à moi est celle d’une arme, d’une arme horriblement -précieuse dans sa gaine de soie veloutée et ses incrustations... Je note -le sourire qui joue, furtif, comme un reflet sur une lame... Et je pense -qu’une telle arme est, après tout, aussi bien et mieux que le glaive du -Brenn, faite pour être jetée dans les balances, dans les balances où se -pèsent les rançons des vaincus! - -Il me semble que les hommes qui sont là, rosés tout à coup par l’effort -des nourritures, ne recueillent pas, comme il le faut, l’admiration que -je lui décerne. Ils la contemplent avec des yeux enflés d’une convoitise -cupide, une basse fascination de gens qui voleraient l’épée de -Charlemagne pour en brocanter les joyaux... Seul, le père arrête de -temps en temps ses regards sur elle, la fleur étincelante de son sang; -et chaque fois la physionomie du vieux _kitsouné_ se transforme de noble -orgueil. - -Cependant Vigel, placé en face de moi, ne pouvait ni voir Elsa, ni lui -parler; mais je sentais qu’il observait, à la dérobée, mon propre visage -et qu’imperceptiblement il fronçait les sourcils. - -Après le dîner, le café fut servi sur le pont; et, après le premier -cigare, j’échangeai quelques mots avec Vanelli. Affabilité, puis tout de -suite, affaires. Avec une netteté concise, il me donne ses instructions -relativement aux prochaines arrivées de coolies, et m’invite à -m’aboucher à cet effet avec un Chinois nommé A-phat, dont je trouverai -la demeure sur les bords de l’arroyo de Cholon. - -Comme nous nous séparions, sa fille vint vers moi. Elle venait de -s’isoler en un long aparté avec Vigel, et se rapprochait en riant. - ---Voyons, monsieur de Tourange, fit-elle, le menton levé, les mains -derrière le dos, n’est-ce pas que j’ai raison contre votre ami? - ---Oh! certainement, madame. - ---Savez-vous ce que je lui soutiens? Je lui soutiens que c’est lâche, de -la part d’un homme, de vouloir se servir de l’amour comme d’une force. -L’amour, c’est notre force à nous, les femmes... Nous n’en avons pas -d’autre... Vous, vous avez vos calculs, votre sagesse, vos poings... -Non, ce ne serait pas juste... Nous, nous n’avons que cela... songez! - -Vigel essaya de protester: - ---Mais je n’ai pas dit le contraire! J’ai dit que... - ---Taisez-vous, mon cher, laissez parler monsieur de Tourange. Je suis -sûr qu’il a raison. Car c’est une force d’homme, lui; je vois ses mains -et ses épaules... mais vous, qu’est-ce que vous êtes, avec ces épaules -de chat et ces poignets de fille!...--elle regarda les poignets de Vigel -avec une moue de dédain.--On aurait envie de les donner à casser pour -savoir leur résistance exacte, de les voir à l’étau... pas toujours à se -dérober! - ---Pris à l’étau! ricane-t-il; pourquoi pas dans une bonne paire de -menottes? - ---Bah! fis-je à mon tour. Une bonne paire de menottes, ce n’est pas une -mauvaise image de l’emploi de cette force de l’amour, dont il était, je -crois, question. Et, de même que le policeman attache son propre -poignet, pour mieux tenir sa capture, la femme aussi s’attache, en -amour, l’autre petit bout de la chaîne. Mais je suis tout à fait de -l’avis de madame de Faulwitz: ce n’est pas dans l’ordre que ce soit le -prisonnier qui emmène le policeman. - -Elle se mit à rire: - ---Très bien, bravo, monsieur de Tourange! - -Et, se retournant vers Vigel: - ---Allons, hop! Henry, tendez les mains. - -Et, sans aucune gêne, elle les prit dans les siennes, et entraîna Vigel -vers l’avant obscur du yacht. - -Je me rapprochai du groupe des fumeurs. L’atmosphère était chaude, -moite. Les cols et les plastrons s’amollissaient. On percevait sur les -faces, en dépit de l’excitation passagère des alcools, une sorte -d’accablement hébété. La voix du gouverneur prophétisait, un peu morne, -de l’avenir de la colonie, de la culture des hévéas à caoutchouc, du -développement des quais... Puis les banalités courantes, récriminations -sur le service des boys, cours de la piastre, pronostics de la saison -théâtrale... Quelqu’un se mit à parler, avec un enthousiasme hors de -propos, comme un marin de la mer, de la grande rizière de l’ouest, la -rizière au temps du jeune riz, blonde, verte, frissonnante, où les -buffles affleurent comme des écueils gris, refuges à de blanches formes -d’oiseaux. - -Qui l’écoutait? La nuit était sur tous comme un voile noir. Tous -instinctivement regardaient vers l’avant, les yeux cupides, maintenant -atterrés, comme devant un entre-bâillement d’écrin vide, de cet écrin -vide et sombre qu’était toute la nuit, autour d’eux, depuis qu’on avait -retiré la chose étincelante... - - * * * * * - -Quand, à quai, nous remontâmes en pousse-pousse, Vigel me dit seulement: - ---Une jolie image que vous avez trouvée là! Les menottes! - -Il souffla la fumée de son _reina victoria_ et, d’une indication de sa -canne, mit son tireur à hauteur du mien. - ---Oui, on se ferait volontiers criminel, devant des femmes d’un certain -prix... n’est-ce pas, Tourange? Le travail, quel misérable outil, c’est -elle-même qui le dit, le travail, notre pauvre travail d’homme, que vous -admirez tant!... Criminel, oui, mais pas tout de même comme elles -l’imaginent! - -Je compris sans peine que l’amour commençait à mettre du désordre dans -sa pensée, et, jugeant inopportun de nourrir de mes discours sa frénésie -naissante, je gardai le silence. Ce que voyant, il se renfonça dans les -coussins du chée, et s’abandonna, bouche close, au secouement mou de -l’homme aux pieds de chiffons. - -Mais quand nos véhicules arrivèrent à hauteur de notre jardin, dont -l’ampoule électrique de la véranda verdissait, clair comme jade, les -ténébreux feuillages, tandis que mon tireur mettait les brancards à -terre, lui, fit signe au sien de rester en position de course. - -Je lui demandai, un peu surpris: - ---Vous ne rentrez pas tout de suite? - ---Ma foi, non, dit-il d’un air fantasque, la nuit est belle, et je ne -déteste pas me promener dans les rues, à cette heure de vampire, quand -j’ai un bon traîneur comme celui-ci. Et puis, sa voix changea, et puis -non, Tourange, j’aime autant vous le dire tout de suite. Ma vie sera un -peu décousue, ces jours-ci. Ne m’attendez pas trop à l’heure des repas, -et excusez-moi de me servir de la voiture plus souvent qu’à mon tour. -Je ne voudrais pas avoir l’air de vous lâcher, mon vieux, mais... je -n’ai pas besoin de vous en dire davantage, n’est-ce pas? Seulement je -vais faire une chose, je vais vous présenter à monsieur de Sibaldi. Si -vous avez besoin d’un bon cicerone pour quoi que ce soit, c’est l’homme -qu’il vous faut. Je vous ai déjà parlé de lui. Voyons, comptez-vous -aller faire un tour au bal de la Mairie, jeudi prochain? - -Au vrai, je n’y comptais point. Je n’avais guère été tenté par la -lecture de ces affiches où la municipalité saïgonnaise annonçait à la -population européenne de la cité qu’elle serait chez elle, en son Hôtel -de Ville, ce jeudi 2 octobre, à partir de dix heures du soir. En dépit -du «nota bene» restrictif sur la tenue obligatoire--smoking pour les -hommes, toilette de soirée décolletée pour les dames--je gardais de la -méfiance, j’appréhendais, sous couleur d’«Européens», maint cortège de -faces brunies sur bien d’autres rivages que ceux qu’arrose le -Gulf-Stream, et restais froid, d’avance, à la séduction des vierges -coloniales, trempées dans des mousselines d’un blanc outrageux. - -Mais Vigel protesta contre ces préventions. - ---Allez-y toujours. Il y aura, au moins, les illuminations. Pour voir -des lampes et des lanternes, sous le bleu du ciel tropical, qui ne -sortirait de sa véranda! Et puis, croyez-moi, les gens d’ici sont comme -ceux de partout. Ils valent beaucoup mieux que ce qu’ils vous montrent -avec complaisance d’eux-mêmes... Vous avez, en France, visité des musées -de province. Le gardien n’est-il pas acharné à vous faire miroiter les -horreurs, qu’il appelle «ses trésors célèbres?» C’est à vous de savoir -dénicher les joyaux valables, la pure patine... Pour Saïgon, monsieur de -Sibaldi vous y aidera. Ainsi, c’est entendu, à jeudi. Encore mille -excuses, vieux! - -Et il s’enfonça sous la voûte des tamariniers, que jaunissaient, de loin -en loin, de faibles lampes électriques. - -Je franchis la porte du jardin. - -Vigel avait raison, la nuit était belle--belle et douce. Un peu de -mousson y traînait, à pans de velours. Au-dessus des arbres, -j’apercevais des grappes d’étoiles qui avaient l’air de venir s’écraser -sur la Cochinchine tiède. - - - - -XVI - - ---Urbs, [Greek: Polis], la Ville! proféra M. de Sibaldi; et la manche de -son frac pointait vers la perspective, tapissée de feu, du boulevard -Charner, les éclatements de lumière électrique de la rue Catinat, puis, -girouettant vers le nord, balayait de son mystérieux prolongement les -vérandas invisibles du Plateau, le palais du Gouverneur, tout le -bas-relief noir, vaste, confus, ciselé de palmes, des jardins endormis -de Saïgon--la Ville, ma ville! - -Et M. de Sibaldi se rasseyait devant la petite table que j’avais tirée, -à son usage, quelques minutes plus tôt, dans un coin de la terrasse de -l’Hôtel de Ville, plus près des sodas frappés du buffet que des -sonorités orchestrales, excitatrices de la danse. - -A mon arrivée au bal, Vigel, fidèle à sa promesse, m’avait présenté à ce -vieillard... Vieillard? Peut-on dire ici si c’est l’âge ou le climat qui -brise une épaule, décolore une chevelure, suspend une poche d’ombre -au-dessous d’une sclérotique jaunie? - -M. de Sibaldi était plus grand que la moyenne des danseurs. En dépit du -faux-col double et du gilet de drap à quatre boutons, pas une goutte de -sueur ne perlait sur son visage. Mais il n’eût pas été possible, non, -devant ce visage, de dire si la carnation primitive en avait été celle -d’un blond ou d’un brun. Ce qui s’offrait à ma vue, c’était le spectre -même de cette pâleur saïgonnaise que nulle malaria au monde ne saurait -concurrencer; et tout à l’heure, quand M. de Sibaldi m’avait tendu la -main, au premier contact de cet épiderme, j’étais resté confondu... Nue, -cette main semblait sortir, gantée de blanc, de la manche de l’habit -noir. - -Maintenant je la regardais, à nouveau, cette main, sans bistre et sans -carmin, cette main d’outre-tombe, qui venait de revendiquer Saïgon. Je -la regardais s’allonger vers la fiole de whisky debout sur notre table, -et, sans un tremblement, en verser l’alcool huileux, à confortables -rasades, dans nos longs gobelets de verre. Je levai le mien, et le tins -une seconde en l’air, avant de le porter à mes lèvres, comme une coupe -de champagne à l’heure des toasts. - ---Me sera-t-il permis, dis-je, de boire à la beauté de votre ville? - -Sur le visage de M. de Sibaldi, quelque chose passa, flamme non, mais -lueur tout de même; et la bouche eut un sourire, un joli sourire, assez -«vieille France», de barbon courtois et maniaque. - ---Excusez mon enthousiasme, monsieur. D’ailleurs, peut-être vous a-t-on -prévenu qu’il était facile de le déchaîner. Mais n’importe! Comprenez... -comprenez que cela, son bras refit le geste du tour d’horizon, cela -c’est pour moi comme un enfant qu’on a vu pousser... - -Il se tut un instant. Des fenêtres ouvertes de la salle de danse -sortirent, comme des bouquets de palmes de cuivre, les accords finals -d’une polka militaire, puis la longue rumeur bavarde des couples. - -Des chauves-souris passaient sur la terrasse. En bas, le peuple, foule -hilare, jacassante, d’Annamites loqueteux, pantalonnés de gris, de noir -ou de brun, parmi lesquels des Chinois, vêtus de soies brillantes, -faisaient tache orgueilleuse comme des faisans dans un poulailler -d’oiseaux communs, le peuple s’ébaudissait devant les splendeurs de la -façade dont nous ne pouvions apprécier, nous les triomphateurs de la -terrasse, que le rayonnement projeté sur cet obscur pullulement. - -M. de Sibaldi, d’une lampée, acheva de vider son verre. - ---... Oui, comme un enfant... Une belle fille qui grandit vite! Et vous -la voyez, débordant son berceau de feuillage, étendre une rue, puis une -autre, comme un bras rose et droit, et qui s’étire... Et cette jeune vie -recouvre peu à peu la vieille plaine des Tombeaux! - -La plaine des Tombeaux! Hier, n’ai-je pas traversé moi-même, à -bicyclette, ce qui reste de ce terrain vague, jadis sacré, de ce champ -de poussière jaune, que percent, comme des billots de bois, les bas -sépulcres annamites, et que les entrepreneurs occidentaux éventrent, -jour à jour, sans respect des interdits funéraires, comme sans crainte -des vengeances des _ma-kouis_[N]! - ---Et maintenant la voilà femme, avec tout son visage riant et -chaleureux, et sa grande respiration tranquille, et son activité -harmonieuse, et les nonchalances énervées de ses siestes... La voilà -femme, et qui surprend et déroute!... Et vous, vous qui, jour à jour, -heure à heure, avez suivi la transformation, vous qui croyiez connaître -le moindre de ses désirs, de ses besoins, de ses rêves, chaque soir, -lorsqu’elle s’endort, vous frémissez, en la contemplant, devant un -mystère qui vous dépasse... Et il ne vous reste qu’à vous redire, les -dents serrées: «C’est nous, nous, nous les hommes venus de France, qui -avons fait cela tout de même! qui avons fait cela tout seuls!» - -Les cuivres éclatèrent au bout du grand escalier, en chant de coq, en -ébouriffement de plumes d’émail, saluant de la _Marseillaise_ l’entrée -du Gouverneur, des officiels, de toute la procession des collègues, aux -importances graduées, de mon petit rouquin du _Lotus blanc_. Il y eut un -mouvement vers l’intérieur, et la terrasse se trouva presque déserte. -Inconsciemment je baissai la voix, et c’est du ton de confidence dont on -parle, au coin d’un salon, d’une femme, que je murmurai à l’oreille de -M. de Sibaldi: - ---On me l’avait beaucoup vantée, mais j’avoue que sa beauté surpasse -l’attente. - -Mais la voix de M. de Sibaldi vibrait, haute, exultante, publiant aux -quatre coins de la nuit le los de la «Perle de l’Extrême-Orient». - ---N’est-ce pas? N’est-ce pas qu’elle est belle? Ah! je me garde de -convier à sa contemplation ces impuissants qui jugent d’une cité par ses -monuments, comme d’une femme par le dénombrement de ses bijoux; dont le -cerveau réclame, pour s’émouvoir, les relents d’un passé fameux, la -fascination d’un musée plus gorgé de souvenirs qu’un œil de vieille -courtisane. Mais tous ceux qui, comme vous, ont su mettre la grande -virginité de l’eau entre leur cœur et ces décrépitudes glorieuses, -quelle n’est pas leur ivresse, dites, quand, pour la première fois, ils -surprennent, sous ces tamariniers, cette souple et jeune beauté! - -Vigel ne m’avait décidément pas surfait l’originalité du bonhomme. Avec -prudence--ainsi qu’auprès d’un fou, ou d’un somnambule qu’un mot -malencontreux peut précipiter de ses rêves--je souscrivis à l’éloge de -Saïgon. Je cherchai même des phrases polies, capables de préparer du -rebondissement à l’enthousiasme de mon interlocuteur. - ---Le plus remarquable, dis-je, et qui ne manque pas de frapper le -nouveau débarqué, c’est l’heureuse histoire de cette croissance. On n’a -pas à déplorer ici, semble-t-il, de ces coxalgies fâcheuses, comme aux -hanches de tant d’autres nourrissons, mâles besognes d’orthopédistes -ignorants... - -De nouveau, M. de Sibaldi sourit, de son air de vieux gentilhomme -attendri: - ---Oh! si, tout de même, il y a eu des fautes commises. Nous étions comme -de gros papas maladroits. Moi qui vous parle, j’ai pleuré quand les -premiers quais se sont effondrés... On a bouché la perspective du -boulevard Charner, par ce monument-ci, monsieur, dont je blâme -l’architecture ridiculement «vieille Europe». Bah! la ville est assez -belle pour faire de ces misères une beauté, comme sont signes sur beau -corps de femme aimée... Et que nous pleurions ou riions, elle grandit et -embellit... Car un destin est sur ses toits, cela se sent, monsieur, -comme vous l’avez senti, au collège, n’est-ce pas, sur certaines jeunes -têtes! - ---C’est vrai, dis-je, en riant, il n’y a que les maîtres qui ne le -sentaient pas! - -A l’entrée du bal, on avait remis à chaque invité un souvenir. C’était -un livret, sorti des presses locales, et dans le goût de ceux que -répandent, à travers le monde, les agences de voyages et les syndicats -d’hôteliers; et tandis que M. de Sibaldi parlait, machinalement, j’avais -entr’ouvert le mien; et mes yeux s’étaient attardés sur le dernier -feuillet, qui contenait un plan de Saïgon--deux plans de Saïgon: Saïgon -en 1860, Saïgon en 1910. M. de Sibaldi, après avoir souri de ma -réplique, remarqua l’objet de mon attention, et mit le doigt sur la page -coloriée. - ---Le plan! dit-il, en hochant la tête, le plan de monsieur de la -Grandière! Oui, autrefois j’ai parlé de cela, j’y ai cru... j’ai cru que -c’était nous qui l’avions conçu; j’en étais le gardien fidèle et jaloux. -Mais aujourd’hui...--sa voix reprit une sorte de bonhomie, non sans -majesté--je sais que ce à quoi j’assiste n’est que l’éclatement, le -rayonnement, l’épanchement de sa vie, à elle. Je sais qu’elle peut rire -de ses vieux tuteurs, qui ne demandent plus, eux, qu’un honneur: celui -de mieux se souvenir de ce qu’il a fallu de soins autour de son berceau! -Non, monsieur, elle n’a plus besoin de nous, elle se défend toute seule. -Elle impose sa loi de vie à tous les cerveaux, même étrangers, même -ennemis. Car voilà la chose admirable, monsieur, ici ne ce sont pas les -citoyens qui font la ville, c’est la ville qui fait les citoyens! - -Des larges portes-fenêtres ressortait, comme un _naga_[O] à plusieurs -têtes, la théorie serpentante des danseurs, vite brisée en couples, -uniformes blancs, smokings, épaules nues, cous cordonnés de perles.--La -terrasse était envahie. Les éventails battaient mollement; la nuit -chaude assourdissait, veloutait tout, les feuilles et l’air bleu et la -lumière jaune des lampes à incandescence. - -Nous regardions les couples qui défilaient devant nous. M. de Sibaldi -les examinait d’un œil sec et dur. L’un d’eux tourna autour de notre -table, si près que j’en dérangeai le pied... Ils eurent un vague salut -et passèrent. - ---Vous les connaissez? demandai-je à mon compagnon. - ---Non. Et pourtant «ont-ils l’air assez saïgonnais!» ricanerait un -imbécile. Que vous disais-je à l’instant? Il n’est point ici de familles -patriciennes, comme en quelque Venise, pour garder le dépôt de l’orgueil -de la cité... Non. Celle-ci prend dans son air et investit de son -orgueil tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui y trafiquent. Anglais, -Français, Allemands, Espagnols... Elle ne leur demande qu’une épreuve, -comme aux nouveau-nés de Sparte: la justification physique de leur droit -d’aller au soleil... Et de ces gens de comptoir, elle fait des -«maîtres». - -Des maîtres! A ces mots, je regardai vers le nord, masqué par les -frondaisons obscures. C’était là que dormait la haute ville, le Plateau -aux végétations heureuses, aux demeures à la fois semblables et -différentes--comme les âmes des pairs.--Et me souvenant que, -d’impression, dès mon arrivée, j’avais baptisé cela: «le jardin des -maîtres», je me mis à sourire. - -M. de Sibaldi crut voir, dans mon sourire, une sceptique protestation, -car il reprit avec force: - ---Oui, «des maîtres», j’ai dit le mot; je veux, s’il le faut, -l’expliquer. Oh! je sais, de reste, les reproches et les persiflages. -Ces employés, ces fonctionnaires,--ces modestes employés, ces petits -fonctionnaires, n’est-ce pas?--on dit volontiers qu’ils payent de leur -pâleur leur avidité de luxe, leur goût de paraître, de jouir, de rouler -en victorias caoutchoutées, eux, pauvres hères aux bottines poudreuses, -par droit de naissance! On dit que c’est tant pis, si ce n’est pas l’or -qui fait tache jaune dans leur bourse, mais seulement la bile au coin de -leur œil! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai... Ils payent, je vous -dis, la sensation d’être des maîtres, des «sahibs», et ce n’est pas trop -la payer que de faire, pour cela, leur épiderme plus blanc. Ils -exagèrent la race, ils ont raison... Ils ont raison de s’enfuir de -là-bas, où des maîtres sans investiture leur imposent la morale des -esclaves! - -Un fracas de _Marseillaise_ coupa, pour la seconde fois, la parole à M. -de Sibaldi. La terrasse, derechef, se vida; et moi-même, m’étant levé, -me laissai porter par le reflux. C’était le Gouverneur qui s’en allait. -Il descendit l’escalier aux rampes de marbre, de son air de provéditeur -ennuyé, absent... cependant que, derrière lui, un essaim d’habits noirs -s’empressaient autour d’un personnage à tournure de Grand Mogol, -somptueusement habillé de soie bleue d’acier, et la tête sous un chapeau -d’or étincelant comme une pagode-miniature,--le roi de Savanan, -entendis-je chuchoter autour de moi. Et je vis aussi, dans la cohue -précipitée à leur suite sur les marches, Henry Vigel donnant le bras à -Elsa de Faulwitz et, sans doute, la ramenant à sa voiture, à en juger -par l’écharpe légère dont elle s’était encapuchonnée. - -Quand je reparus sur la terrasse, je trouvai M. de Sibaldi penché sur -les balustres, comme en train de recueillir pour lui-même les -acclamations de la foule saluant la sortie du Gouverneur. - -Chassés par la chaleur, les couples regagnaient vite l’espace sans -plafond, y venaient attendre l’heure du souper. Les femmes paraissaient -lasses. La sueur avait ravagé la poudre de leurs visages, et, autour de -leurs prunelles brillantes, les orbites semblaient s’être macabrement -creusées. Quelques-unes, qui riaient, avaient dans leur rire quelque -chose de hoquetant. - -M. de Sibaldi en salua deux ou trois, puis revint près de moi. - -Il suivit mes regards qui s’attardaient sur une, si pâle, si mince, et -qui n’arrêtait pas de rire... - ---Prenez garde, dit-il en me touchant le bras,--ne jugez pas trop -vite... Il est facile (on ne s’en est guère fait faute) de railler ces -élégances «à l’instar de Paris» et ces décolletés au blanc de sépulcre, -et ces coiffures écrasantes comme des tiares... Moi, monsieur, je me -mets à genoux et je salue l’héroïsme. - -Il fit deux ou trois pas dans la direction de ce pauvre petit squelette, -si joyeux, et qui avait l’air d’avoir dansé dans son linceul, hésita, -puis finalement revint à moi. - ---Oui, l’héroïsme! Rappelez-vous ce François Pizarre. - - «Qui seul, parmi ces gens pourtant de forte race, - Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse - De coton, conservait sous l’ardeur du Cancer, - Sans en paraître las, son vêtement de fer!» - -»Je salue les femmes qui gardent seulement la cuirasse de coton de leur -corset! Parfaitement, monsieur, moi, l’homme des vieux temps--car trente -ans ici, c’est un vieux temps... la première maison que j’ai habitée a -déjà vu deux fois sa toiture mangée par les poux de bois--moi, je me -souviens du temps où les hommes prenaient l’absinthe en kéao kéqhouan, -en tenue de boys, sur le trottoir de la rue Catinat, et où les femmes -dansaient, fagotées comme des bébés nègres... Et je n’appelle pas cela -le bon vieux temps! J’ai vu cela, et je dis: nous avions tort! -Aujourd’hui les femmes exigent ce qu’il faut de leurs couturières et de -leurs modistes, et nous portons le smoking et le frac; et cela est bien, -nous devons cela à notre dignité de maîtres. - -Il s’arrêta tout à coup, porta la main à son front, où de la sueur -s’égouttait. Je crus qu’il chancelait et fis un mouvement pour le -soutenir. Mais il me retint, d’un geste de la main, et d’un sourire me -remercia. - ---Ce n’est rien. Mais il fait effroyablement chaud, depuis que tout le -monde se bouscule par ici... Ne croyez-vous pas que nous serions mieux à -rouler à l’air? Ma victoria est en bas. S’il pouvait vous être agréable -d’en user à mes côtés, vous m’en verriez ravi. - -J’acceptai sans me faire prier l’invitation de mon compagnon. Était-ce -le départ d’Elsa de Faulwitz--je ne l’avais pourtant même pas saluée de -la soirée--qui me rendait soudain attristant et morne le brillant Hôtel -de Ville? - -Les poneys de M. de Sibaldi, d’une couleur de lune assez rare, nous -emportaient, à preste allure, dans la direction de Cholon. Tête nue, -renversés dans le fond de la voiture, nous restions silencieux, nous -abstenant de fumer, pour ne pas gâter le glissement aux lèvres de cet -air tiède et quasi sucré. - -O nuit cochinchinoise! Incomparable songe d’amante excédée! Tout est -fièvre, torpeur, amollissement. Tout, et le cœur humain, participe au -refus de vibrer, il n’est que cordes détendues... Comme un dormeur sous -la moustiquaire s’asphyxie de son propre souffle, la Cochinchine tout -entière étendue, assoupie, étouffe en d’étranges moiteurs lilas. -Cependant, que la gaze un moment s’écarte, et l’on voit le ciel, comme -une ceinture trop riche de pierreries, qui presse la terre! - -Une boule fulgurante de lampe à arc. Des rails, des sifflements de -vapeur. Puis la pittoresque fête aux lanternes d’une rue de Cholon. Au -pas nous fendons la cohue nocturne et bruyante, nous longeons les -éventaires de fruits jaunes et verts, les comptoirs de boissons -gélatineuses, les boutiques aux beaux portants de bois doré. Des -percutements de tam-tam annoncent un théâtre proche. - -D’autres victorias, pareilles à la nôtre, stationnent à des tournants. -Évidemment des évadés, comme nous, du bal des habits noirs. Avec des -cris et des rires, une jeune femme aux épaules endiamantées, que suit -une escorte galante, marchande, à cette heure indue, une pièce de -soie... - -M. de Sibaldi louche vers le groupe et, doucement, hausse l’épaule: - ---Voyez-vous, je ne suis pas sûr qu’«elles» aiment la Ville. Elles sont -vaillantes, mais elles ne comprennent pas... Peut-être même sont-elles -jalouses. Elles ont des modes, des caprices et la Ville a la loi... Le -désordre les séduit et les amuse... Cholon et les chinoiseries -biscornues, le thé, le châtoiement des lanternes et de la soie, à la -bonne heure, voilà qui leur chante... Si nous les laissions faire, elles -feraient de la Ville, j’en rougis, un grand bazar, une devanture à -_shopping_ exotique... - ---Vous êtes sévère, dis-je, car je me suis laissé conter que parmi les -hommes qui ont fait la Ville, comme vous le disiez, plus d’un ne s’était -guère privé d’afficher son goût, aussi, pour les chinoiseries -biscornues. - -M. de Sibaldi rougit violemment, d’un rouge toutefois à l’échelle des -teintes de son extraordinaire épiderme, au vrai: couleur de mauvaise -encre. - ---O honte, hélas! Quelques-uns des nôtres, comment le nier? ont succombé -à la tentation... et plus gravement que les femmes. Ils ont abdiqué la -maîtrise et la race... Ils se sont couchés aux pieds de l’Asie, de cette -idole obèse et prometteuse de luxure. Cela, c’est la pire ignominie; -et, pour éviter cela, je préfère... - -Il s’interrompit, et fit signe à son saïs qui remit l’équipage dans la -direction du boulevard Charner. - ---Que préférez-vous? demandai-je, dès que nous eûmes regagné le silence -de la route obscure. - ---Je préfère sans l’aimer beaucoup, j’excuse, si vous voulez, qu’on -n’oublie pas trop Paris, la Cannebière et la vieille France. Il souffle -depuis quelque temps sur la ville un vent de nostalgie métropolitaine. -On ne bâtit plus selon les justes plans. Au lieu de nos demeures -coloniales, si graves, si mystérieuses derrière leurs verdures et leurs -colonnades, vous verrez maintenant des chalets normands et des pavillons -de chasse Louis XIII, et des rues qui auraient, pour un peu, l’aspect -d’allées d’exposition universelle... Mais je ne m’en effraye pas outre -mesure; la Ville saura y mettre bon ordre... C’est comme cette énorme -cathédrale--M. de Sibaldi, du fer de sa canne, indiquait la direction -des clochers qui, le jour, percent le centre de la masse feuillue de -Saïgon--cet insecte mastoc aux maigres antennes, ce lourd coffre à -prières, je ne l’aime pas beaucoup, encore qu’il soit de la belle -couleur de notre Bien-hoa[P]. Mais je l’admets, je l’excuse, à cause de -ceux qui sont couchés là-bas, au bout des saos de la rue de Bangkok[Q], -et qui l’ont voulu... qui voulaient sentir les vieilles racines tenir la -terre autour d’eux. Et cela vaut mieux, somme toute, que d’aller faire -le pitre à la pagode! Mais, personnellement, je le dis franchement, je -me passerais de sa vue. Moi, j’ai coupé les vieilles racines. Je -suis--M. de Sibaldi criait à tue-tête, debout, une main au siège du -cocher, dominant le tapage de la victoria emportée comme chaudron à la -queue des poneys fouaillés--je suis le cerveau blanc, décrassé de -l’histoire, le cerveau tout blanc, comme une feuille d’épure, le blanc -cerveau couleur de craie, de chaux et de pierre à bâtir! - -Il se rassit ou plutôt se laissa retomber sur les coussins, et eut aux -lèvres un sourire d’enfant: - ---Excusez-moi, monsieur, je suis un vieux fou, un vieux fou de -citadin--je déteste nos «broussailleux», monsieur--qui adore sa ville! -Et le soir, la nuit, je me promène, je regarde nos belles rues fardées -de rouge, où voltigent nos victorias légères, et la fumée qui rampe -comme un dragon au-dessus de nos gares, et les faisceaux de mâts qui -hérissent notre port, et je me redis, oui, je voudrais me redire, car -quel autre y songe? «Nous autres, les hommes--je dis bien, les hommes, -je m’entends--nous avons fait cela tout seuls! Nous n’avons eu besoin ni -des femmes, ni des aïeux, ni des dieux!» - - - - -XVII - - -Les premiers coolies sont arrivés. Je suis allé voir à leur sujet, M. -A-phat. M. A-phat est une des personnalités les plus en vue de ce -commerce chinois, dont d’aucuns font la pierre angulaire de l’édifice -financier de la colonie, d’autres la toiture hors d’époque, exagérément -lourde et mangée des poux de bois. - -Il ne se prépare pas une adjudication importante à la Marine ou aux -Travaux Publics que M. A-phat n’ait, par voie plus ou moins officieuse, -la primeur du cahier des charges. Tous les entrepreneurs européens sont -d’ailleurs obligés de compter avec lui à cause des briques, dont il a -trusté la fabrication. Les batelleries fluviales sont sous sa -dépendance, et il possède dans la rue Catinat deux de ces boutiques où -l’on trouve, en cinq minutes, de quoi monter un ménage: des casseroles, -des lampes, de l’épicerie, des moustiquaires et des bijoux. Mais quelle -est au juste sa fortune? Les uns lui attribuent des capitaux -inépuisables, des montagnes de taëls engrangées dans les banques de -Shanghaï et de Canton. Pour les autres, plus sceptiques, M. A-phat n’a -rien que sa face et l’occulte patronat qu’il exerce à l’égard de -quarante mille clients, pauvres diables de ses compatriotes, prêts à -verser, à tout appel de lui, quarante mille souscriptions à deux -dollars. - -Tout est énigmatique dans la vie de M. A-phat. Ses apparences -extérieures sont celles d’un gentleman céleste de Singapore, portant le -panama, les bottines à l’américaine, le caleçon national de soie gris -perle et la veste à manches étroites de soie lilas... Il est fastueux, -roule automobile de quarante chevaux, donne des coupes sportives et -entretient, à grands frais, les équipiers professionnels du _Chinese -Club_, pour la saison de football. Il habite sur la rive gauche de -l’Arroyo, à mi-chemin de Cholon et de Saïgon, une demeure de beau -style. Les toits cornus en sont revêtus de ces briques jaunes et -vertes, d’un émail admirable, gloire et splendeur des palais impériaux -de Pékin. Enorgueillissante référence qui ne manquerait pas de valoir à -M. A-phat, en sa mère patrie, les honneurs spéciaux d’une prestigieuse -décollation! Ces mêmes briques font au jardin, qui pousse jusqu’à la -berge ses arbustes fleuris, une élégante clôture ajourée, sur le faîte -de laquelle, de piliers en piliers, rampent des dragons ou perchent des -phénix, en faïence éclatante et versicolore de Cay-may. M. A-phat a là, -dans cette demeure, salles de réceptions volontiers ouvertes. Trois -grandes salles d’enfilade où l’on sert le thé à l’anglaise, et, à -l’occasion, la coupe de champagne, voire le pernod, car M. A-phat est -physionomiste et, comme tout bon fils de Koung-fou-tseu, a un sens très -fin des hiérarchies. Trois galeries, bourrées de porcelaines, de bois -sculptés et de bronzes, et fort connues des Européens d’ici, chez qui -elles allument discrètement des visions intéressantes de somptueux -pillage... Il faut un œil relativement averti pour faire le départ des -valeurs entre cette pacotille de l’industrie cantonnaise et les fruits -de l’art immortel, protégé par Kang-hi le Magnifique. - -Mais ces trois pièces centrales sont les seules de l’habitation de M. -A-phat que l’on puisse apprécier. L’aile droite et l’aile gauche restent -mystérieusement closes, ainsi que la foule des bâtiments annexes. Là se -dérobe l’impénétrable vie privée de M. A-phat. Le nombre des concubines -de ce financier est incertain. Quelquefois, en passant en pousse-pousse -sur le chemin de berge de l’Arroyo, on aperçoit, contre la tablette -laquée d’un encadrement de porte, une silhouette longue, le cou barré de -colliers d’or, la collante tunique bleu pâle, galonnée de satin noir, et -la face au fard merveilleux traversée d’un long sourire... - -Il y a plaisir à traiter les affaires avec M. A-phat, qui ne les mêle -d’aucune sensibilité désorganisatrice, étant façonné au beau positivisme -intellectuel de la culture confucianiste. M. A-phat a «l’affaire» du -transport de nos coolies. C’est lui qui a frété les chaloupes des -Compagnies fluviales chinoises, lui qui touche tant de piastres et de -cents par tête nattée transportée vive du quai de l’Arroyo à celui de la -gare de Battambang, lui qui s’occupe des formalités de douane, qui -négocie dans les bureaux des services, service sanitaire, service de -l’immigration, service de la législation, service de la navigation, -avec ce doigté, cette souplesse incomparable du Céleste dans le -maniement de la machine administrative. J’admire avec quelle dextérité -il appuie ici sur un cliquet, là tire sur une ficelle, ailleurs comprime -légèrement un ressort, tapote un régulateur... Il est évident que nous -autres, gens d’Europe, avec notre cervelle imprégnée d’énergétique, nous -nous butons partout maladroitement à de la force. Pour M. A-phat, la -force est si haute, si lointaine, si mystérieuse et si sacrée, que sa -considération ne l’intéresse pas... Et d’ailleurs il n’est pas bien sûr -qu’elle existe encore, et que le volant de la masse ne reste pas seul à -tout entraîner. Tout n’est que rouages. Mais, par exemple, dans la mise -en branle des rouages, M. A-phat est habile et de doigts subtils comme -un ouvrier artiste de son pays. Ah! c’est une bonne leçon que je reçois -là! - -Grâce aux offices de M. A-phat, les chaloupes commencent à partir -régulièrement, et, avec elles, les chalands chargés de riz et de -poissons séchés. Car il ne faut pas oublier que ce bétail-là mange comme -les autres. - -Ce bétail! Je voudrais qu’il n’y eût point méprise sur l’emploi que je -fais de ce mot. Je ne pointe pas des têtes, pour le compte de Vanelli, -comme un _vaquero_ d’_estancia_ ou un _ranger_ du _Bush_, ni comme un -garde-chasse au dénombrement des cerfs d’un lord anglais. - -Ce matin, justement, j’ai assisté à un départ. Sur la rivière couleur de -rouille, une coque vert sale, où apparaît, en cicatrices, le bois... Et -là-dessus une pyramide de ballots et de boîtes, sur les gradins de quoi -sont accroupis quelque cent cinquante coolies presque propres, ma foi, -dans leurs cotonnades blanches et grises. En fond à l’affreux décor de -paillotes et de palétuviers, de lourdes nuées de zinc et de plomb, d’où -s’échappe de l’ouate éblouissante... Peu de cris, nulle bousculade. -C’étaient là des catholiques du Hou-Pé, embrigadés par les missions; et -plusieurs arboraient sur la poitrine, pendus au col, des crucifix -d’émail dont le luxe étonnait sur leurs hardes. Un Père se tenait à la -poupe, maigre, sec, en robe noire, la tête sous un casque plat et rond. -Je lui ai serré la main et souhaité bonne chance. Il m’a remercié et -souri, d’un sourire qui n’était pas tout à fait d’un Européen, un -sourire d’Asiatique où l’œil n’accompagne pas les lèvres, et où l’on est -tenté, malgré tous les avertissements, de voir de l’ironie... - -J’ai regardé l’hélice brasser cette rouge pâte tourbeuse, et la -chaloupe dériver dans le courant... Et c’est vrai que je n’avais pas de -pitié. Il était possible que je vinsse d’avoir sous les yeux une -conduite de moutons à l’abattoir. L’idée ne m’en troublait pas. Il faut -bien que le kilomètre 83 se fasse... Et je sais que quiconque a vu un -morceau suffisant de la terre pour se rendre compte de l’œuvre qui reste -à faire, et du grouillement des millions de bipèdes à appliquer à la -besogne, je sais bien que celui-là ne peut accepter, plus que moi, que -soit faussé, au taux des balances mystiques, l’infime prix de la vie -humaine. - -Mais peut-être ai-je tort? Peut-être cette «impitoyabilité» à laquelle -j’assigne de si laborieuses déterminantes, n’est-elle qu’inertie de ma -sensibilité dépaysée? Je me souviens du dire de certain passager du -_Vaïco_, vieil habitué de l’Extrême-Orient et qui retournait y mourir, -après une décevante tentative de retraite en France: «Une des -principales causes de l’exaltation joyeuse qui vous soulève d’abord aux -colonies, c’est que vous y êtes délivré de la compassion. Vous n’êtes -pas synchrone à la douleur ambiante; elle ne fait rien vibrer en vous, -elle n’envoie pas de rayons noirs... Alors vous dites: pays heureux, -pays de plénitude, pays sans ombre! Mais vienne le temps, et les ombres -aussi! Vous parlez la langue de ces pauvres diables; et vous vous -initiez à leurs souffrances, et vous retrouvez la misère universelle; et -c’en est fini de cette orgueilleuse fête d’empereur assyrien... Et il -vient autre chose tout de même!... Et moi, monsieur, moi je viens de -quitter le village de mes pères, où je pensais rendre mon âme, parce -qu’en y revenant je m’y suis compris étranger: je n’avais plus de pitié -pour les paysans de chez nous!» - -Peut-être avait-il raison, le vieil homme du _Vaïco_! Peut-être ne -suis-je qu’un novice, un résonnateur mal synchronisé! Et peut-être le -Père que j’ai salué avec estime, comme un maître meneur d’hommes, a-t-il -vraiment un cœur de pasteur saignant sur son troupeau, son troupeau -rabattu vers les parcs du Siam-Cambodge, masse grisâtre, silencieuse et -déjà indistincte où je crois voir seulement jouer, par instants, -l’éclair d’une croix étincelante accrochée à un col. - - - - -XVIII - - -Tandis que je vaque ainsi à mon commerce de bois jaune, je ne sais trop -ce dont trafique mon compère Vigel du côté ciment. Mais je me doute de -ce qui l’occupe par ailleurs. L’âme et l’esprit s’anémient vite ici, -sous un amour trop somptueux, comme le corps sous un vêtement trop -lourd. Une nervosité veule, une sorte de halètement débile de la pensée -trahissent l’édifice intérieur qui flageole... Vigel, je pense, devrait -se défier davantage des accès trop rapprochés de certaine fièvre... Je -le vois assez rarement, le plus souvent à déjeuner, presque jamais passé -la sieste. Tous les jours vers quatre heures, je sais qu’il prend la -voiture, comme il m’en a loyalement rendu compte, et part, «beaucoup -pressé», dit le boy. Je ne crois pas qu’il fréquente les chemins -classiques du cinq à sept saïgonnais, avenue de Cholon ou tour de -l’Inspection, car moi, qui volontiers m’y promène à pied, je ne l’y ai -jamais rencontré. Et j’ai vu, par contre, maintes fois, le lendemain -matin, à l’heure où Vigel dort encore, le saïs nettoyer les traces d’une -écume abondante sur le harnais. - -Un jour, un seul, j’ai surpris le couple. - -Ce jour-là, j’étais monté moi-même dans une victoria de louage de la rue -Catinat, et, m’écartant des itinéraires encombrés, m’étais fait -véhiculer assez loin, dans le nord-ouest. Par là, le sol se relève et -s’affermit. Il y a des vergers à manguiers, des landes bossuées et -semées de bouquets d’arbres semblables à des chênes, et aussi des champs -de tabac blanc, que l’on arrose en hâte, à l’heure propice et brève des -crépuscules, avec l’eau des puits sans margelle, dont les innombrables -bambous lève-seaux se profilent, au-dessus des plants assombris, comme -un peuple de vergues et de mâts. - -Le hasard de ma promenade me conduisit à l’entrée d’une pagode qui -séduisait, à distance, par la jolie teinte rose ambré de l’enduit de -ses murailles. Dans l’ombre du vaisseau, en arrière des énormes poutres -sculptées du porche, on discernait vaguement une assemblée de Sages -gigantesques, impassibles et dorés sur ventre, tandis qu’à l’extérieur, -sous une façon d’auvent en tuiles jaunes, folâtraient de minuscules -dieux de faïence, rieurs et couleur d’oiseaux... Un jardin précédait -l’édifice, un jardin méticuleusement composé comme une broderie, et -entièrement épilé d’herbes pour donner plus de ton aux fleurs. Un seul -arbre l’ornait, mais avec quel instinct d’art, ou quelle science de la -symbolique, planté juste en face de la porte, en symétrique de l’autel -par rapport au seuil! Je réconnus un frangipanier de la variété rose, -tout couvert et tout embaumé de sa floraison. Il était très beau ainsi, -sans l’altération de la moindre feuille, tout en corolles délicates, -d’un rose idéalement charnel, poussées à miracle sur les rameaux -ligneux... Et la route qui menait à la pagode était très belle aussi, -étant macadamisée de cette pierre de Bien-hoa, qui revêt de si -glorieuses parures les paysages de Cochinchine. Assez exactement, on -peut y voir de larges touches de cette pourpre à fresque que les -peintres appellent le rouge de Pouzzoles. - -Je sortais du jardin de la pagode, quand j’aperçus Elsa et Henry. Ils -avaient, sans doute, comme moi visité le lieu saint, et rejoignaient, -par quelques détours, leur voiture embusquée dans le voisinage. Ils -étaient trop loin pour me permettre de distinguer le détail de leur -enlacement, mais je ne pouvais me méprendre à la double silhouette... -Elle diminuait lentement entre la longue perspective des bambous liés, à -sa droite et à sa gauche, comme de grandes gerbes verticales, et la -route, derrière elle, s’aplatissait, vide et magnifique, comme un tapis -royal. C’était l’heure où le ciel tout entier se teint d’écarlate et de -carmin, et où une brise, chargée d’un parfum d’eau, arrive des tristes -paillotiers de la rivière. Et je ne sais pourquoi je me sentis tout à -coup la bouche amère, comme si je venais de mâcher un des rameaux -laiteux du bel arbre aux fleurs trop roses. - - * * * * * - -Vigel, par extraordinaire, dîne en face de moi. Il mange d’ailleurs très -peu, se tient mal à table et a une mine de déterré, toutes choses que -je m’abstiens de relever, pour ne pas tarabuster ses nerfs visiblement à -l’ouvrage. - ---J’ai vu monsieur de Sibaldi, lui dis-je. - ---Ah! grogna-t-il, vous avez rencontré ce vieil alcoolique! Quelles -sornettes vous a-t-il contées? - ---Il a manifesté le désir de recevoir votre visite... C’est un honneur, -ajoutai-je en riant, dont je pourrais me montrer jaloux, car le bonhomme -m’a paru mettre plutôt du parti pris à éluder la mienne, en dépit de la -chaleur de nos rencontres en terrain neutre. Je ne connais même pas -encore son habitation. Recèle-t-elle donc des mystères interdits au -profane? - -Vigel haussa les épaules avec un petit ricanement: - ---Des mystères! Vous êtes sans doute le seul dans Saïgon pour qui le -contenu de la cagna Sibaldi garde cet honorable prestige de l’inconnu, -et c’est ce qui retient le pauvre vieux... Car il y a belle lurette que, -pour lui et les autres, le voile d’Isis s’est envolé des épaules, et du -front de madame de Sibaldi, ornement central de ladite demeure! - ---Monsieur de Sibaldi est marié! - ---A la colle forte, si j’ose dire. Il a choisi l’ingénue, aux temps -héroïques où la fleur de nos gandins cochinchinois se devait de faire -voile jusqu’à Singapore au devant du char nautique de Thespis, du -paquebot amenant la troupe théâtrale, si vous préférez... Et dame! -l’ingénue d’il y a trente ans a pris tout le développement d’une -confortable mégère, emplissant la demeure et la vie de son imprudent -séducteur de ses prétentions, de ses récriminations, voire de ses -titubations... Sans compter qu’il lui reste de sa professionnelle -jeunesse un goût pour le maquillage et le costume qui contribue -fortement à tenir bas les finances du pauvre homme! - ---Au fait, demandai-je, de quoi s’alimentent-elles ces finances? Quelle -est la position sociale de Sibaldi? Fonctionnaire, commerçant, colon? - ---Pour l’heure, journaliste. Il rédige un petit canard qui volète et -nageotte, selon la formule, subventionné par ci, discrètement arrosé par -là... Mais tout ce qu’un homme peut faire ici pour gagner sa chienne de -vie, vous pensez bien qu’en un demi-siècle de rue Catinat, le père -Sibaldi a eu le temps de l’essayer. Il a eu, comme tout le monde, des -missions officielles pour rechercher des huîtres perlières dans le -Tonlé-sap, ou des vers à soie dans les palétuviers de Bin-dinh. Il a eu -des licences d’exploitation de rotin dans la forêt de Phantiet, des -adjudications de paddi[R] pour l’Intendance, des importations d’étalons -manillais pour les Haras. Il a fait le parfumeur, a planté des -ylangs-ylangs, distillé la feuille du lantana et la fleur mâle du -papayer... Il a spéculé sur des terrains, il a bâti des compartiments, -il a vendu du vin, il a représenté des marques de lait concentré, il a -fondé des compagnies d’assurances franco-chinoises. Il a, que sais-je -encore? cultivé des rizières; mais voilà, ses rizières étaient mal -placées, celles qui étaient en bas étaient si bien inondées qu’il y -poussait des joncs avant toute chose, et celles qui étaient en haut si -bien ensoleillées qu’il aurait fallu des chameaux et non pas des buffles -pour les sillonner... Tout cela n’était pas le Pérou... Il n’y a qu’une -affaire, en somme, qu’il ait parfaitement et durablement réussie: celle -de la propriété pleine et inaliénable de madame de Sibaldi. - ---Il y a aussi sa ville, dis-je, dont il tire quelque consolation... -Mais donnez-moi donc le nom de son canard, Henry, je lui dois bien de -prendre un abonnement... - ---Ma parole, je crois que cela s’appelle l’_Aube saïgonnaise_. Mais tant -pis pour le vieux! (Vigel eut une nouvelle grimace de ricanement.) Je ne -le plains, ni lui ni ses pareils... Est-ce qu’il ne pouvait pas se -conformer aux lois de la sagesse, et prendre une bonne petite congaïe à -peau fraîche, renouvelable de lustre en lustre, qui aurait surveillé la -boyerie, empêché le Chinois de mettre trop de bleu dans la lessiveuse, -et su mijoter le ragoût de crevettes et la confiture de papaïe? - -Et, là-dessus, Vigel planta d’un mouvement rageur, son couteau dans le -kaki, rouge comme un cœur, qu’il était en train de peler. - -Après le dîner, je m’étais retiré chez moi et m’occupais de dépouiller -une liasse de journaux de France dont je m’étais muni l’après-midi. -J’entendais Vigel qui allait et venait dans sa chambre, bousculant des -meubles et des tiroirs, puis qui franchissait la porte-fenêtre et -commençait d’arpenter la véranda. A la longue, intéressé par cet -énervement malgré tout anormal, je profitai d’un passage devant ma porte -pour lui crier: - ---Venez donc fumer un cigare et causer un moment! - -Il hésita, puis leva les pailles du store. - ---Merci, fit-il en entrant, je ne vous dérange pas? Je sens bien que je -suis d’humeur exécrable... - -Il vint se planter en face de moi. Il n’était vêtu que de son sampot -cambodgien. Je regardai son torse et ses bras nus, et retins mal une -grimace devant leur maigreur. Il la vit et me dit, toujours de son air -de méchante ironie: - ---Hein! il n’y a pas à le nier, je suis en forme! Tâtez ces deltoïdes, -mon cher. - -Je relevai les yeux vers sa figure, au teint gâché, ses joues comme -ombrées à la mine de plomb. - ---Ma foi, dis-je froidement, vous me paraissez un peu sur les boulets, -Vigel. Et je pense qu’il y aurait sagesse à retourner au plus tôt à la -noce arborescente de là-haut. L’air de la cité ne vous réussit guère. - ---Sur les boulets! et il croisa les bras, gonflant bouffonnement les -muscles, vous ne vous doutez pas que vous avez devant vous un athlète de -marque, un champion de football, qui va jouer dimanche pour le Trophée -du Gouverneur et comme avant de deuxième ligne, permettez! Ça vous coupe -les jambes, mon cher, et à moi donc! C’est Elle qui a trouvé ça! c’est -sa dernière, la plus chérie de ses petites inventions! Si bien qu’on ne -me verra pas jusqu’à dimanche, pour ne pas compromettre mon -entraînement... Car je suis qualifié, accepté par le capitaine du Stade, -mon vieux... Il manquait un homme qui a eu l’à-propos de se faire -charcuter le foie, il y a trois jours, et moi j’ai eu l’imprudence de -parler d’une vieille inscription au Club à mon premier passage... C’est -complètement idiot, je ne tiendrai pas jusqu’à la mi-temps; mais voilà, -Elle le veut! - -Je dessinai un geste vague. - ---Ah! elle le veut! Eh bien, il faut jouer au football puisqu’elle le -veut et que vous l’aimez. - -Il y eut comme le bruit d’un coup de dent sur un os. - ---Je ne l’aime pas, je voudrais la tuer. - ---Cela revient au même. Mais comme vous ne pouvez décemment pas la tuer -avant d’avoir gagné le Trophée, je vous le répète, prenez un cigare, un -fauteuil, un tout petit verre de sherry, à cause de votre entraînement, -et devisons gaiement. - -Il se laissa faire, s’assit, rajusta son sampot, tira quelques bouffées, -et parut reprendre le gouvernement de ses nerfs. - ---Merci, dit-il enfin, vous m’avez rendu un premier service. J’allais -finalement m’imbiber d’éther, ce qui n’était pas proprement, je l’avoue, -le geste de la situation. Mais, avant d’aller plus loin, il sied que je -vous la sorte des brumes, cette situation. - -Il laissa tomber un peu de cendre dans une soucoupe, et l’écrasa -minutieusement du bout du cigare,--honorable prétexte à tenir les yeux -baissés. - -Il reprit: - ---Vous connaissez le proverbe: «Si tu me roules une fois, tu as tort. Si -tu me roules deux fois, c’est moi qui ai tort.» Eh bien, mon cher ami, -je suis un homme roulé trois fois. - -Je ne manifestai aucune émotion particulière à cette révélation. Il -continua: - ---La première fois, elle était jeune fille. Cela se passait à Tien-tsin, -au temps où fonctionnait, à la suite de l’affaire des Boxers, un -Gouvernement Provisoire, qui avait un engorgement de taëls dans ses -caisses. Papa Vanelli, qui a un diagnostic étonnant pour ces cas, -s’était dépêché d’accourir, et avait obtenu je ne sais plus quelle -adjudication de creusement de canaux. Et moi, je débutais dans la -carrière sous son égide, et, naturellement, je jouais les pages auprès -de sa brillante héritière. Je passe sur les détails: les chevauchées, -croupe à croupe, dans ce pays d’horizons jaunes, avec cet air de cristal -entre les dents, les rendez-vous, les innocentes parties de tennis... -Dieu, qu’elle était jolie, la péronnelle! J’étais jeune, un ange du ciel -pour le manque de malice, et j’y allais de tout mon cœur. Et j’ai failli -pleurer quand j’ai appris--trois semaines après l’appareillage du _Lotus -blanc_, qui s’appelait à l’époque le _Kwang ping_--les fiançailles -d’Elsa Vanelli avec Herr Graf von Faulwitz. J’ai failli pleurer, -simplement, niaisement, sans même penser à prendre une revanche... - -Vigel secoua la tête et but machinalement une gorgée de la liqueur -couleur de sang, que j’avais versée dans son verre. - ---C’est elle qui m’y a fait penser, des années et des années après... Je -l’ai rencontrée à Hong-kong, seule, le Herr Graf courant momentanément -le monde, et moi ayant gagné des grades dans l’armée des mercenaires -vanelliens. Le second jour, elle était ma maîtresse. La seconde semaine, -je songeais à la faire divorcer. Je jure que c’est elle qui m’en a -insufflé l’idée la première. Mais à partir de l’instant où c’est moi qui -ai commencé d’y faire allusion, j’ai senti que la couleuvre me glissait -entre les doigts... Et le second mois, le _Lotus blanc_, le même qui se -dandine là-bas sur la rivière, est parti un beau matin, arrivé -mystérieusement de nuit, et Henry Vigel est resté sur le quai de Pa-lung -à regarder la queue du sillage et à faire le compte de ses piastres. Il -m’en restait sept... et un stock inappréciable de souvenirs. C’est peu -de temps après l’établissement de cette balance que je suis monté vers -les forêts majestueuses du Siam-Cambodge. - -«Faut-il insister sur la troisième fois? Je n’étais plus le séraphin -dans ses plumes candides de jadis. Je m’étais lacé, bardé, cuirassé pour -la bataille. Seulement, voilà! elle était vraiment trop jolie, et si -douce! Pendant les huit premiers jours je n’ai pensé qu’à ça, et j’ai -totalement oublié mon devoir de revanche. Et c’est pendant ces huit -jours qu’elle a gentiment fait tomber, pièce à pièce, toute ma carapace -défensive. Et alors, dès que la bonne chair, la bonne pâte rouge, a été -bien mise à nu, et tous les petits nerfs bien à vif, elle a commencé son -travail. J’ai connu un boxeur, Dixie Crowd, qui travaillait de cette -manière. Il choisissait un endroit où le premier _swing_ avait un peu -marbré, et il revenait, avec insistance; le reste n’avait pas l’air de -l’intéresser. Au début on ne comprenait pas bien; on aurait presque dit -une caresse; mais il appuyait, touchait, retouchait, martelait, gagnait -sur les bords, avec un art, une méthode! et il finissait toujours par -mettre son homme en bouillie. Eh bien! voilà--acheva Vigel d’un air -piteux.--Je suis en bouillie... Quant au compte du restant de piastres, -je viens de l’établir: vingt-cinq. Et le _Lotus blanc_ n’est pas encore -parti! - -Je ne pus m’empêcher de sourire. - ---Ma foi, mon pauvre Vigel, pour retaper la bouillie, je n’ai pas de -baume; mais pour les piastres, je peux bien volontiers pourvoir à ce que -vous ne vous tourmentiez pas. Naturellement, je n’ai pas grand’chose -ici,--il ne faut pas tenter les boys.--Mais je vais vous remplir un -chèque sur la banque d’Indochine, où j’ai quelques fonds... - -Il me regarda, avec une gratitude sincère et un peu d’admiration, me -diriger vers le tiroir d’un bureau, et m’ayant remercié chaleureusement, -se retira, emportant le papier. - -Mais, presque aussitôt je le vis revenir, tenant quelque chose dans sa -main droite fermée. - ---C’est bien le moins, dit-il en étendant le bras, que vous admiriez ce -bibelot, qui fait juste la différence entre le compte d’aujourd’hui et -les deux cent vingt-cinq piastres d’hier. - -Il ouvrit la main, et je vis, posé à plat sur sa paume, un bracelet -assez bizarre, tel qu’en portent certaines riches congaïes. Un anneau -taillé dans une sorte de pierre translucide, sombre et tiède au toucher -comme de l’écaille noire. Je le pris et restai surpris de l’extrême -légèreté qu’il accusait, en dépit d’une volumineuse monture d’argent. - -Vigel grimaça un sourire. - ---Oui, mon vieux, deux cents piastres. C’est pour rien. La pierre vient -d’un lac à ma-kouis des monts Cardamomes et préserve des naufrages... -C’est même pour cela que j’ai dû expliquer à madame de Faulwitz qu’il -était impie d’acheter celui de deux cent cinquante piastres, avec -monture d’or. Car la pierre est si légère, comme vous l’avez constaté, -que chargé d’argent, l’objet flotte, mais chargé d’or, coule... Enfin, -sachez, mon bon Tourange, qu’on m’a promis de le porter dimanche en mon -honneur... Quelque chose comme le brassard aux couleurs du champion--un -peu funèbres, les couleurs!--et aussi, ensuite, dans toutes les -traversées que fera le _Lotus blanc_! Mais, en attendant ces heureux -jours, je vous dis bonsoir, cher ami. Dieu nous garde d’oublier les -exigences de l’entraînement et de compromettre la gloire du stade -saïgonnais! - -Il me reprit le bracelet, et se retira définitivement, tenant haut, -entre le pouce et l’index, le précieux rond, mince et noir comme un -petit serpent cabalistique, et gouaillant, d’une voix encore chargée de -rancune: - ---Ah! c’est un bel avant de seconde ligne que le Stade vous montrera là, -mesdames! - - - - -XIX - - -Le coup d’envoi de la partie de football, qui devait mettre en présence -le _Stade Saïgonnais_ et le _Club Chinois_ de Cholon était annoncé pour -quatre heures et demie. Lorsque, vers quatre heures, je me dirigeai vers -le terrain de jeu, une colonne hétéroclite de voitures, de pousses et de -piétons était engagée déjà, devant moi, sous la longue voûte de -feuillages de la rue Lagrandière, y laissant suspendu, jusqu’à hauteur -des vertes ogives, le poudroiement vermeil du bien-hoa foulé. Je ne -m’étonnai point de cette affluence, sachant que, depuis huit jours, -toutes les cervelles étaient, peu ou prou, mises à l’envers par la -perspective du match--d’un match qui prenait les proportions d’un -conflit de races. Depuis huit jours, toutes les feuilles locales, y -compris l’_Aube Saïgonnaise_ d’Hervé de Sibaldi, consacraient des -colonnes à l’événement. On avait tout discuté: d’abord l’opportunité -même de cette admission des Asiatiques à une compétition dotée par le -Lieutenant-Gouverneur d’un trophée sensationnel, puis la composition des -équipes, la forme, pour chacune, de ses quinze équipiers, l’élection des -capitaines, le choix de l’arbitre... La désignation in extremis d’Henry -Vigel avait généralement provoqué la critique. Pour la faire accepter, -les dirigeants du Stade avaient dû exciper de l’autorité d’une vieille -compétence britannique de la Hong-kong Bank, attestant avoir vu l’homme -jouer brillamment pour «Hong-kong Civilians» contre «East Army and -Navy». Sur les athlètes célestes, mille racontars couraient. On les -donnait pour de véritables professionnels, introduits en Cochinchine par -de riches marchands de Cholon et nantis, par ces derniers, d’emplois de -complaisance sauvant leur qualification d’amateurs et leur laissant tout -loisir de parfaire leur préparation. On vantait l’aptitude des avants à -suivre la balle, la vitesse des trois quarts, et la force prodigieuse -de l’arrière, un colosse mandchou, à moustache de phoque, haut et rond -comme un pilier de pagode. Cependant quelques fins initiés les disaient -«overtrained», un peu forcé à l’entraînement, et d’une nervosité -insolite chez des jaunes. - -Le terrain de jeu avait été choisi au milieu des jardins qui avoisinent -le palais du Gouverneur. De beaux saos à troncs pâles y formaient mur -contre le soleil, et couvraient d’ombre le vaste rectangle gazonné. La -plèbe indigène garnissait, hilare, jacassante et glapissante, trois des -côtés du rectangle. Le quatrième, celui des saos, était réservé aux -Européens, lesquels y doublaient et triplaient une haie de vestons -blancs, la jaquette du lieutenant gouverneur faisant point sombre à -hauteur du piquet médian, et les toilettes féminines disséminant des -notes vives tout au long de la corde. - -A quatre heures vingt-cinq, les deux «quinze» commencèrent à venir -occuper leurs postes. J’étais arrivé depuis quelques minutes et -échangeais des pronostics avec Elsa de Faulwitz, qui, d’un signe, -m’avait appelé. Vigel, en remontant la ligne de touche, passa près de -nous et s’arrêta. Il portait le maillot cramoisi des équipiers du -Stade, la culotte blanche et les classiques bottines à barres -pyramidales. Elsa, assise sur une chaise, les deux mains au manche de -son ombrelle, l’enveloppa d’un regard dédaigneux. - ---Décidément, dit-elle, avec une moue, je m’étais trompée. Ce rouge ne -vous va pas du tout, Vigel. Vous êtes verdâtre, là-dedans. - -Vigel ne répondit rien. Je vis seulement qu’il jetait un coup d’œil -furtif vers le poignet gauche de madame de Faulwitz, qu’encerclait le -bracelet noir et argent. Ses paupières eurent un léger battement, et, -nous tournant le dos, il se dirigea vers le centre du jeu. - -Les équipes s’affirmèrent vite de valeur égale. Grappes croulantes des -mêlées, longs coups de pied de dégagement des arrières, prestes passes -des trois quarts, nulle supériorité dans l’attaque, ou nulle faiblesse -dans la défense ne se révélait. Chez les hommes de Cholon, un peu plus -d’acrobatie peut-être dans le maniement de la balle; chez ceux du Stade, -un peu plus de décision dans l’élan de la course. - -Vigel ne faisait pas trop mauvaise figure à son poste. Sa silhouette -élancée, aux épaules félines, était d’un athlète de classe, en dépit de -sa mauvaise condition, et ses prises de l’adversaire pour le plaquage, -nettes et décisives. Deux ou trois fois cependant il manqua la balle, -qui lui glissa des mains, et j’entendais, à chaque faute, la voix -cinglante de madame de Faulwitz: - ---Le maladroit! Est-il permis d’avoir de vilaines mains en beurre, comme -ce garçon!... - -Mais, tout à coup, de la même bouche partit un bravo enthousiaste, et -deux jolies mains, pas en beurre celles-là, claquèrent avec frénésie, -cependant qu’en face de nous, de la racaille bigarrée, agrippant les -cordes, une clameur discordante s’élevait. Tout près des buts menacés du -Stade, un équipier chinois venait de s’échapper avec le ballon et -courait marquer l’essai. Malheureusement pour lui, sa natte, qu’il -portait, pour la partie, soigneusement enroulée autour du crâne, se -défit, et on la vit battre, dans le secouement de la course, le dragon -violet brodé dans le dos du large maillot vert. - -Fatal échevèlement! Vigel avait pu, pareil à l’ange de la mort, saisir -au vol la noire tresse, et d’une secousse vigoureuse mettre l’homme à -terre, à deux pieds de la ligne. En dépit de la réclamation du capitaine -de Cholon, et du tapage mené par une fraction de l’assistance, -l’arbitre déclara l’arrêt correct, et n’accorda pas le coup franc de -réparation. La rumeur qui suivit sa décision n’était pas encore éteinte, -lorsqu’il siffla pour le repos de la mi-temps. - -Je profitai de la pause pour aller complimenter Vigel. Il était étendu -sur le dos, les bras en croix, à même le gazon, et sa poitrine se -soulevait avec violence. Il se mit, à mon approche, sur son séant, et -commença de sucer le citron qu’un équipier lui tendait. - ---Hump! fit-il, entre deux mordillements de la pulpe acide, j’ai mieux -tenu que je ne l’espérais! Mais ce n’est pas fini! J’ai besoin de -ménager mon souffle et d’ouvrir l’œil. Le gaillard que j’ai sonné de si -plaisante sorte va chercher sa revanche... Et, ajouta-t-il, après une -légère hésitation, madame de Faulwitz, près de qui je vous ai vu, que -dit-elle de ce spectacle? - ---Madame de Faulwitz a sonorement applaudi, quand vous avez si bien -plaqué le maillot vert. - -Il eut un sourire dur. - ---Ah! elle a applaudi... Tout à l’heure elle applaudira aussi quand -c’est moi qui serai salement plaqué! - -Le coup de sifflet de l’arbitre, rappelant les joueurs à leurs postes, -nous sépara, et tout de suite il y eut un figement des bouches et des -yeux, un arrêt du brouhaha qui laissa seulement perceptible un -ronflement proche et continu de voitures légères. C’étaient les tilburys -des riches marchands chinois, mécènes du Club, lesquels ne pouvant ni -s’asseoir aux côtés des Européens, ni se mêler à la tourbe de leurs -compatriotes, et pas davantage afficher ostensiblement la nervosité de -leur attente, avaient imaginé ce sauve-face de tourner, à train de -course, dans les allées avoisinantes du jardin. Et parmi eux, je -reconnus l’opulent et corpulent M. A-phat et son minuscule poney noir -qui, tout barbouillé d’écume, avait pris l’air d’un chocolat à la crème. - -Non, madame de Faulwitz n’applaudit pas, quand Vigel fut salement -plaqué! Cela se produisit quelques minutes avant la fin. Ni l’une ni -l’autre des équipes n’avait encore marqué les trois points d’un essai; -mais les hommes du Stade menaçaient à leur tour de très près les buts du -Club, et l’émotion de la foule grandissait jusqu’au délire. De sa masse -agglutinée et assombrie--car le soleil ne rougissait plus -l’entre-branches des saos--jaillissait par instants, sous le -contre-coup d’une saute de la balle, un hurlement rauque et bref, comme -d’une énorme trompe pressée. Je me trouvai immobilisé contre la corde, -entre une façon d’énergumène, aux bras tournoyants, qui clamait, sans -variations, à chaque dix secondes qu’un maillot rouge ou vert -bondissait: «Le tigre, le tigre!» et madame de Faulwitz qui, grimpée sur -une chaise, toute rose, les yeux brillants et les dents serrées, -maintenait son équilibre de statue précieuse grâce à la pointe de son -ombrelle piquée dans mon épaule. Non, elle n’applaudit pas, quand Vigel, -projeté subrepticement par son adversaire à la natte, resta là, boulé -comme un lapin. Elle dit seulement, d’une voix où trépignaient le dépit -et la colère: «Les rouges vont jouer à quatorze!» mais tout de suite, -avec une expiration radieuse de triomphe: «Ha! les verts aussi!» - -Car l’homme au dragon n’était pas à deux pas d’Henry, qu’il se cassait -subitement sur lui-même, prenait son ventre à deux mains et s’étalait à -son tour. Mais cet ébrèchement de chacun des «quinze» n’eut pas le temps -d’influer sur le résultat, car, au même moment, la grappe compacte des -vingt-huit joueurs restant s’effondrait et se disloquait par delà la -ligne de but et le sifflet de l’arbitre annonçait le triomphe du Stade. - - * * * * * - ---Que disais-je? qu’il fallait garder l’œil ouvert! Je m’en tire avec -une clavicule fêlée. Tu viendras me voir à l’hôpital, vieux camarade?... -C’était un coup de casse-nuque que l’autre cherchait. Mais je ne suis -tout de même pas un novice... Elle disait jadis que je pourrais devenir -un damné champion... Et le gentleman à face de fièvre jaune aura raison -d’aller se faire mettre tout de suite de la glace sur le ventre, ou gare -à la péritonite! - - - - -XX - - -Je ne fus qu’à moitié surpris de trouver à la maison un billet de -Vanelli m’invitant à passer à bord du _Lotus blanc_, le lendemain matin, -vers les onze heures, pour une communication urgente. J’avais expédié -mon dernier convoi de deux cents têtes l’avant-veille du match et -n’attendais plus que l’ordre de remonter vers la troisième rivière. -Vanelli me le donna en termes sobres et précis, à sa manière: - ---Votre congé est fini. C’est aujourd’hui lundi. Un vapeur part pour -Pnom-penh mercredi. Vous le prendrez. Si les eaux sont trop basses pour -vous permettre d’atteindre Battambang, par voie fluviale, vous vous -procurerez, en route, des chevaux... L’essentiel est que vous arriviez -vite. Sur l’itinéraire terrestre, vous pouvez vous renseigner auprès de -mon gendre, le comte de Faulwitz, avec qui vous déjeunerez tout à -l’heure... Car nous vous gardons à déjeuner, n’est-ce pas? Ma fille -tient, je le sais, à recevoir vos adieux, et le _Lotus blanc_ doit -appareiller à quatre heures. - -Je levai les sourcils, étonné. - -Mureiro se mit à rire. - ---Oui, nous quittons Saïgon pour Bangkok. Le Siam-Cambodge a deux -tronçons, ne l’oublions pas, encore que vous ayez le droit, vous, de -n’en connaître que le français. - -Remonté sur le pont, je trouvai, près du roof, Elsa adossée à la -muraille, dans sa pose favorite, les bras en croix, les mains au -plat-bord. A deux pas d’elle, un homme de haute taille faisait danser un -chien à mâchoire de loup. - ---Monsieur de Tourange. Mon mari. - -L’homme au chien arrêta sur moi, une seconde, le regard d’un œil clair, -d’une expression impérieuse et froide,--assez banale, en vérité, dans un -visage plein, vif en couleurs, et arrondi dans le bas par une barbe -flave de Germain,--puis me tendit la main avec une affabilité un peu -hautaine. - ---Vous devez repartir pour Battambang, et si je ne me trompe pour le -marais de Chang-préah? Curieux pays! Monsieur, voulez-vous que nous en -causions? - -Et m’offrant un cigare, il m’entraîna dans une déambulation que rendait -possible la double épaisseur de toile mouillée, capotant, d’hermétique -sorte, tout l’arrière du _Lotus_. - -Il parlait un français correct, dont il cisaillait les phrases en -membres courts, articulés d’une seule pièce. Je m’étonnai de sa -connaissance approfondie des régions traversées par le Siam-Cambodge, de -la lucidité de ses évocations topographiques, de son sens professionnel -des difficultés à prévoir pour nos travaux. Il s’apercevait de ma -surprise et, de son côté, paraissait s’en amuser. Il mettait même de -l’adresse et comme de la coquetterie à utiliser telle de mes réponses -pour boucher méthodiquement quelque trou de son propre exposé. Mais, -deux ou trois fois, ayant contrecarré une de ses opinions, ayant touché -à une pierre de son mur, je vis ses sourcils se froncer et sa tête -tourner avec raideur sur son cou. Cela me fit songer aux beaux rapaces -empaillés de Georgie, et mon admiration fléchit... - -Herr Graf von Faulwitz, vous êtes un homme de premier ordre quand vous -avez raison; quand vous avez tort, vous n’êtes qu’une méchante buse -teutonne! Et dans ce moment toute ma sympathie alla, je ne sais trop par -quelle réaction, vers cet affreux sang mêlé de Vigel, qui n’a jamais -tort ni raison, vers mon vieux camarade si souple à s’introduire dans la -vérité, à se la retourner sur le dos que, ma parole, elle ne présente -plus ni endroit, ni envers, ni coutures, tout ainsi qu’un maillot du -Stade. - -Le déjeuner fut sans éclat. Invités de seconde série, doublures -administratives. Visiblement Mureiro liquidait ses politesses. - -Un seul convive pétaradait assez drôlement dans cette grisaille, un -petit secrétaire du Gouvernement, brun et vif comme un grain de poudre, -qui prit feu à propos du match des Rouges et des Verts et de l’intérêt -suscité dans la population par ce spectacle athlétique. - ---Hé! que me chante-t-on d’influence anglo-saxonne et de contagion de -Hong-kong! Ignorez-vous que Saïgon est la ville la plus romaine du -monde? Que faut-il aux Saïgonnais! Je le dis au Gouverneur tous les -jours: _Panem et circenses!_ Pour _panem_, ils ont le riz: c’est -merveilleux, c’est mieux que n’ont jamais eu leurs ancêtres... Restent -les jeux. Le football est un bon exercice de cirque, je le reconnais, à -part son nom, qui est barbare... Mais je sais bien que si j’étais le -Gouverneur, je fonderais tout de suite ma gloire en bâtissant à ce -peuple latin des Arènes... Oui, des Arènes où l’on donnerait des combats -de tigres et de buffles, de rhinocéros et d’éléphants, et, pourquoi pas, -des courses de pousse-pousse! - -Aux liqueurs, servies sous la double tente du pont, le même petit -bonhomme, casqué jusqu’au nez, à la ressemblance, j’imagine, d’un -centurion, se dirigea vers moi et me saisit par un bouton de mon gilet. - ---Vous qui êtes un ami de Sibaldi, venez que je vous explique ma théorie -de Saïgon. - ---Je la connais, dis-je. - -J’étendis solennellement le bras et l’index dans la direction du -boulevard Charner. - ---_Urbs!_ - -De son propre index il se toucha la poitrine. - ---_Civis!_ Tout est là,--continua-t-il d’une voix aux sonorités de -buccin. Je le dis également tous les jours au Gouverneur! Une chose à -sentir: la force antique, la beauté dévoratrice de l’_Urbs_! Une chose à -comprendre: la dignité du _Civis_--ici, le blanc! Et vous tenez la clef -de ce paradoxal problème: l’expansion coloniale d’une race qui se -rétrécit autour de ses foyers! Nous Français, nous sommes tout -simplement les Latins, les fils des sectateurs de Jupiter, dieu de -l’hégémonie. Nous avons la passion héréditaire et irresponsable des -grands travaux publics. Nos administrateurs--encore un point que je me -plais à signaler bien souvent au Gouverneur!--ont tous la folie des -routes. Elles ne se raccordent pas entre elles, de province à province, -mais réjouissent l’œil du proconsul de leurs alignements milliaires... -atavisme romain! Atavisme romain, la joie de réquisitionner les -prestations, les corvées, la main-d’œuvre des milices et de la -région!... Pensez si dans ce pays à base de ciment, l’atavisme est -guilleret! Romains, vous dis-je, nous sommes Romains! La lutte du -_Civis_ contre le pérégrin, de l’ingénu contre l’affranchi, mais nous la -vivons! C’est la poussée des Asiatiques, le problème du métissage... -Romaines, nos demeures carrées sans étages, à colonnades à hauts -soubassements... Et tenez ces simples mots: _Puer, abige muscas!_ Vous -rappelez-vous comme les magisters s’égaraient dans des gloses à perte de -salive sur ce _puer_, qui ne devait pas se traduire par enfant, mais -par laquais? Ici seulement, j’ai compris, j’ai donné le juste sens: -«Boy, chasse les moustiques.» Et c’est pourquoi--termina le jeune -conseiller ordinaire de M. le Gouverneur--c’est pourquoi je me plais à -voir une Cérès Orizafautrix, assise sous les frises cay-mayeuses de -notre chambre d’agriculture. J’admire la piété de notre concitoyen qui a -dressé, sur les piliers de son portail, deux têtes casquées d’Augusta -Minerva, et j’adore, chaque jour, la blanche Vénus aux bambous, à qui -furent consacrés les jardins de telle villa du boulevard Norodom. - -Un rire éclatant fuse à côté de nous. Madame de Faulwitz secoue très -haut la cendre de sa cigarette. - ---Savez-vous, monsieur de Tourange, qui a mis les têtes de Minerva sur -les portails? Mon gros Prussien de mari! - -Je scrute, un temps, les longs yeux couleur d’olive. - ---Monsieur de Faulwitz a donc habité Saïgon? - -Un nouveau rire, comme une pluie d’or. - ---_Natürlich!_ C’est quand il a préparé son expédition pour le marais... -quand les autres ne savaient pas où il fallait faire passer le chemin -de fer. - -Ainsi, Herr Graf von Faulwitz, c’était vous l’Ennemi! c’était vous le -reître à la barbe ronde et au gosier dur, le patron de Just Barnot, -c’est vous qui devez des comptes à l’âme de monsieur Lacroix! - ---Cela a été très difficile de faire changer ce qu’on avait d’abord -décidé. Papa ne voulait pas. Il disait que le marais coûterait beaucoup -de coolies. Mais il y avait d’autres considérations, et papa a fini par -céder. On ne connaît pas mon mari, et comme c’est un homme d’une volonté -dure! - -C’est vrai. On connaît mal le comte de Faulwitz. Je le connais un peu -mieux peut-être, depuis un tout petit incident de la cérémonie de mes -adieux au _Lotus blanc_. - -Je venais de baiser respectueusement la main de madame de Faulwitz et de -lui souhaiter une heureuse traversée, jusqu’à Bangkok. - -Elle avait ri--encore! - ---J’ai un porte-bonheur pour la traversée. Regardez-le. - -Prestement elle avait fait glisser le long de son poignet le bracelet -noir, que je savais venu du lac à ma-kouis des monts Cardamomes. - -Tandis que j’admirais avec politesse, M. de Faulwitz s’approcha de nous, -très souriant. - ---Quel triste bijou portez-vous là, chère amie? - -La belle Elsa rougit imperceptiblement, puis, vite, recomposa son visage -aigu de petit sphinx féminin et, me reprenant le bracelet, en fit -chatoyer les transparences dans la lumière. - ---C’est un cadeau, dit-elle, de l’air le plus délibéré du monde, et -j’étais justement en train d’expliquer à monsieur de Tourange que la -propriété de cet objet est de flotter, s’il tombe à l’eau, tant la -pierre en est légère! - -M. de Faulwitz souriait toujours. - ---Certes, voilà qui est curieux! - -Il s’appuya sur le bordage et, comme distraitement, déboutonna et releva -un pan de la tente. La rivière apparut, étincelante et tourbeuse, et -bousculée en tournoiements rapides. - -M. de Faulwitz se retourna vers sa femme, et, du ton de la plus grande -courtoisie: - ---Faites donc l’expérience tout de suite, pria-t-il. - -Les yeux verts et les yeux bleus se heurtèrent un instant, sourcils -tendus. - ---Ne craignez rien pour l’objet,--le gros Prussien de mari ne se -départissait pas de son flegme courtois.--Puisqu’il flotte, Vulcan ira -le chercher. _Acht! Rasch! Da_, Vulcan! - -D’un bond, le chien-loup, assoupi sur un paquet de filins, avait sauté -sur la large lisse du bastingage, où son maître, la main au collier, le -maintenait ployé sur les jarrets. Les yeux bleus s’immobilisèrent à -nouveau, froids, un tantinet railleurs. - -Il y eut un tout petit flouc, comme d’une épluchure jetée au courant, et -tout de suite l’énorme patapouf d’une bête poilue lancée à tour de bras -sur le plancher du pont. - ---Il est inutile d’infliger un mauvais bain à Vulcan. L’objet a coulé -comme du plomb. On vous avait fait un conte, chère amie... Au revoir, -monsieur de Tourange, n’oubliez pas que la chaloupe pour Battambang part -après-demain matin, à huit heures, de Mytho. - -Madame de Faulwitz avait baissé le front et serré les lèvres, et -regardait la pointe de son soulier, qui battait un joint goudronné du -tillac. - -Et ce fut seulement au moment où je lâchais l’échelle de coupée pour -enjamber le bordage de mon sampan, que le cristal d’une voix rieuse, qui -semblait tinter d’un bout à l’autre du _Lotus_, vibra dans mon oreille: - ---Au revoir, monsieur. Ne manquez pas de raconter à Henry ce qui est -arrivé à son cadeau! - -Je serai bon messager. Je rapporterai l’histoire du bracelet. J’y -ajouterai même un petit reproche. Puisque, en tout état, le bracelet -devait aller au fond, ce n’était vraiment pas la peine, mon vieil Henry, -de faire tant de manières pour l’acheter en or. - - - - -XXI - - -Sitôt à quai, je jugeai convenable, en effet, de passer par l’hôpital, -où j’avais laissé, la veille au soir, Vigel en posture satisfaisante -quant à l’affaire de sa clavicule. Je croisai, près de la grille, M. de -Sibaldi. Après une légère hésitation, il fit le mouvement de traverser -la rue et nous nous abordâmes. - ---Je viens de chez Vigel, me dit-il. Maintenant, il s’est endormi, et le -médecin pense qu’il vaut mieux le laisser à son sommeil. Mais Henry m’a -donné sa clef pour aller chercher quelques papiers chez lui... Vous ne -voyez pas d’obstacle à ce que je m’y rende tout de suite? - -Je lui répondis que le boy qui le connaissait, à coup sûr, lui donnerait -toutes facilités, et nous nous quittâmes. - -Par acquit de conscience, je me dirigeai vers le pavillon où était -soigné Henry; mais l’accès de la chambre du blessé me fut, comme me -l’avait fait entendre Sibaldi, refusé par ordre médical. Je regagnai -donc à pied la maison où le boy me rendit compte de la perquisition du -«vieux monsieur journalisse» arrivé en pousse-pousse et reparti de même. - -Je me doutai, tout de suite, de l’objet de cette perquisition, quand je -vis affiché, le lendemain matin, aux vitrines des librairies de la rue -Catinat, un placard portant en capitales voyantes: - - L’AUBE SAIGONNAISE - - LES DESSOUS DU SIAM-CAMBODGE - -Pour dix centimes, j’achetai la feuille et la parcourus tout en -marchant. L’article de tête, non signé, tenait près de deux colonnes. - -«Jusqu’ici le Siam-Cambodge avait étiré ses rails à travers les -broussailles de la forêt indochinoise, tout ainsi qu’à travers celles de -l’opinion publique,--vite et sans bruit. Mais il n’en est pas des -chemins de fer comme des peuples: les plus heureux ne sont pas ceux qui -n’ont pas d’histoires! Les dirigeants de cette mirifique entreprise le -savent mieux que quiconque, ayant, comme il est constant, vieille -expérience en ces matières. - -»Que faut-il, en effet, pour qu’une affaire de travaux publics soit une -bonne affaire... pour l’adjudicataire? Il faut des histoires! Il faut -que les avant-projets officiels, dont les indications ont servi de base -au marché, fourmillent de grosses erreurs. Il faut, pour un chemin de -fer, qu’on trouve du granit au lieu de gravier, de la vase au lieu de -sable, des montagnes au lieu de plaines, et des marécages au lieu de -volcans! Alors la compagnie montre terriblement les dents, jure qu’on la -ruine, menace de fermer ses chantiers... et tout se termine le mieux du -monde par un petit accord d’arbitrage et un article additionnel au -marché, où chacun trouve son compte: les experts, les camarades des -experts,--ingénieurs ou futurs ingénieurs de la Compagnie--les -actionnaires, et même, ô paradoxe, la Colonie! Car une fois voté, -souscrit, encaissé l’emprunt d’indemnité à ce bon adjudicataire -malheureux, on s’aperçoit, tout compte refait, qu’il y a encore eu -erreur, mais cette fois dans le bon sens, et que finalement il reste -quelques millions de piastres disponibles. Et quel est le gouverneur -général qu’une telle miraculeuse aubaine, tombée du ciel métropolitain -sur son budget, n’attendrirait jusqu’aux larmes! - -»Pour le Siam-Cambodge, la traversée du marais de Chang-préah représente -merveilleusement cet imprévu attendu de tous. Ah! vous allez voir ce -qu’ils vont coûter de vies humaines, ce kilomètre 83 et ses -adjacents--il est vrai que, des vies de coolies, nos financiers, grands -metteurs en action de la morale civilisatrice, auraient pudeur à en -exagérer le prix!--Vous allez voir surtout ce qu’il va coûter de tonnes -de ciment! - -»Mais c’est ici qu’éclate le génie de «combinazione» des expérimentés -dirigeants--faut-il les nommer?--du S-Hˡ C. Grâce à eux on peut dire, -en effet, que quand le ciment va, en Cochinchine, tout va... Nous ne -saurons jamais quelles considérations économico-stratégiques ont amené -la cour de Bangkok à établir le terminus de son tronçon juste en face de -ce gouffre de limon, ni quels arguments diplomatiques ont pu faire -abandonner, du côté français, le raisonnable tracé primitif. Mais ce -que nous savons, c’est que, le jour même où cet abandon était agréé en -haut lieu, étaient déposées, en l’étude de M. Lavize, notaire à Saïgon, -les statuts de la Société des Ciments Cochinchinois, devenue, comme -chacun sait, le fournisseur attitré de la Compagnie des Railways. Et ce -que nous pouvons fournir à nos lecteurs, c’est la liste édifiante des -actionnaires, souscripteurs d’actions privilégiées, de ladite Société.» - -Suivaient une cinquantaine de noms, plus ou moins notables, en tête -desquels je relevai celui du vieux singe fourré, aux pattes plus noires -que les mouchetures de son hermine, convive de Vanelli, le jour de mon -premier déjeuner au _Lotus Blanc_. - -Je tenais encore le journal à la main, quand je pénétrai dans la chambre -de Vigel. Il se mit à rire, du fond de son lit. - ---Eh bien, comment trouvez-vous ma prose? - ---C’est vous qui avez rédigé ces deux colonnes? - ---C’est moi. - ---Ah! - -Je ne manifestai rien de plus et continuai, de l’air le plus naturel: - ---Je vous annonce, Henry, que je repars demain pour là-haut: ordre du -patron! Au cas où vous auriez besoin de piastres, j’ai signé un petit -papier à votre crédit... Que dit la Faculté, pour votre clavicule? - ---Elle dit qu’il faut un mois. Dans cinq semaines, j’espère être des -vôtres... Merci pour le papier. - -Il ferma les yeux, les rouvrit, m’observa entre les cils, et reprit, la -voix hésitante: - ---Vous me blâmez, pour l’article? - ---Moi, pas du tout, je vous le jure. Mais ces choses-là ne m’intéressent -pas. - -Il plissa le front comme un homme qui cherche à comprendre. - ---Vous savez, dit-il, tout ce que j’ai mis dans l’article, liste -comprise, c’est la vérité... Ce n’est pas ma faute, si la vérité n’est -pas belle! - ---Possible, Vigel! Mais comprenez ce que j’entends par: «Cela ne -m’intéresse pas!» Je ne suis pas un naïf. Quand vous me dites: «Toute la -Cochinchine est à fond de boue», je réponds: «Ce qui m’intéresse, c’est -que, dans cette boue, on ait pu tout de même couler des piliers assez -durs pour porter des ponts!» Quand vous me dites: «Les Vanelli et -consorts sont des forbans et des fourbes», je réplique: «J’admire, moi, -que ce ne soient pas seulement la cupidité, l’orgueil, la luxure, mais -encore l’intelligence, la hardiesse, la domination, qui fassent glu pour -prendre ces rapaces à leurs propres œuvres!» - -Vigel me regardait avec des yeux attentifs, où perçait peut-être la -satisfaction de surprendre, dans sa franche expansion, une pensée -jusqu’alors tenue secrète. Quand j’eus fini de parler, il porta sa main -libre à son front, et s’en fit visière une seconde, comme si une lumière -trop crue l’offusquait. - -Et soudain je vis l’expression de sa physionomie changer, et j’entendis -sa gorge pousser un gros soupir. Je compris que jouait en lui ce -mécanisme presque humiliant qui le ploie, d’impulsion, à toute force -affirmée, du moment que l’affirmation n’implique pas menace directe à -son égard. - ---Être pris à la glu de nos propres œuvres... oui, vous avez raison, -Tourange, voilà bien notre aventure à tous! Ainsi moi, par exemple, lors -de ce stupide spectacle, il n’était pas une personne des deux mille -rangées autour des cordes à l’exception de vous, cher ami, et--il pinça -un demi-sourire--de celles qui vous approchaient, pour qui je -ressentisse autre chose qu’un indifférent mépris. N’empêche qu’en -entendant crier par ces deux mille imbéciles: «_Go on_, Vigel, _go on_!» -je me serais fait casser joyeusement la tête et les quatre membres... et -pour quoi? ah voilà, Dieu sait pour quoi! - ---Ne vous tourmentez pas trop pour le chercher, _old champion_, dis-je -en mettant de l’ordre dans ses coussins en désarroi. Mais, à propos des -personnes qui m’approchaient, savez-vous que le papillon vanellien ne -flotte plus sur la rivière, que le _Lotus blanc_ et son étamine rose à -coins verts ont pris le large? - ---Je le sais. - ---Savez-vous que le comte de Faulwitz, arrivé dimanche soir, et -l’Ennemi, qui donna tant de tablature à notre camarade Moutier, ne sont -qu’un seul et même seigneur? - ---J’avais éclairci ce point, voilà tout juste cinq semaines. Et c’est -même en pensant alors à feu Lacroix et à Fagui que le premier sentiment -m’est venu d’écrire l’article... Un bon sentiment cela, Tourange! - -Je ne pus m’empêcher de sourire. - ---Il y en a donc de mauvais? - -Il sourit de son côté, assez joliment, ma foi. - ---_By Jove!_ fit-il, avec un geste léger je ne sais plus... Vous me -brouillez mes idées et ma morale... Mais ne pensez-vous pas que, quand -l’«autre» lira l’article et verra le Prussien bisquer un peu, elle aura -de l’estime pour moi?... Et cela me suffit... pour le moment! - ---Vigel, vous serez un homme roulé pour la quatrième fois. - -Je lui pris la main et lui souhaitai prompt rétablissement. Quel amusant -compagnon! Je sens que sa présence me manquera; la mienne lui manquera -aussi, je veux croire. Je commençais à me l’attacher, ce «civilisé» qui -n’est ni un Latin, ni un Germain, ni un Yankee, ce garçon aux muscles -souples, capricieux, lâche et hardi comme une bête--une bête très, très -intelligente. - -Comme je tournais le bouton de la porte, il me cria d’une voix gamine: - ---_Go on_, Tourange, _go on_! - - - - -DEUXIÈME PARTIE - - - - -I - - -En approchant du marais, le chemin qui longeait la voie s’épanouissait -brusquement, comme un bouquet de fibres au bout d’une corde, et des -éclaircies, ménagées dans la végétation, dégageaient la vue. - -La masse aquatique s’étalait devant nous, flasque, jaune et ridée comme -la peau d’un énorme batracien. Le soleil y faisait miroiter des taches -roses et d’obliques bandes d’argent. Sampot ou kéqhouan relevé jusqu’au -haut des cuisses, les coolies y barbotaient. - -On ne voyait qu’échines ployées, bras en action, jambes jaillies dans -un gras éclaboussement. Très peu de bruit, parfois une sorte -d’incantation monotone, accompagnant la retombée d’un mouton sur la tête -d’un pilot. - -A droite et à gauche de la longue ligne des travailleurs se discernaient -les éléments d’un double pont de jonques; mais je comprenais mal que, -dans l’espace boueux médian, les gens n’enfonçassent guère plus que des -cultivateurs dans la rizière, au temps du repiquage. - -Les regards de Moutier saisirent, sur mon visage, les reflets de mon -étonnement. - ---Ceci, dit-il avec un sourire, n’est point le moins curieux de -l’aventure. Le tracé qui nous fut expédié de Battambang, le tracé de -l’homme barbu... - ---L’homme barbu, «l’Ennemi», interrompis-je, c’était monsieur de -Faulwitz, vous en doutiez-vous? Vigel et moi l’avons appris là-bas. - ---Ah! c’est Faulwitz!... Moutier n’eut qu’un petit geste d’indifférence. -Je disais donc que son tracé empruntait tout bonnement les vestiges -d’une voie perdue, d’une de ces colossales chaussées, enfouies sous la -brousse, héritage des Khmers de la légende. Toute la forêt, à deux cents -kilomètres d’Angkor, est constellée, paraît-il, de ces mystérieux -carrefours. En grattant du talon la terre rouge, on fait apparaître l’or -de leurs pierres... C’était jeu d’enfant que de poser des rails ainsi -sur le dur! - ---On va vite, dis-je, quand on marche dans les pas d’un précurseur. - ---Mieux encore, le marais lui-même est barré d’un seuil rocheux, -véritable digue qui n’est sans doute que le prolongement de la chaussée -de la forêt... Je me demande comment Herr Von Faulwitz a relevé la piste -jusque-là. Ce bûcheron de Barnot n’est tout de même pas assez fouineur -pour de telles découvertes. - ---En tout cas, remarquai-je, voilà fort probablement l’origine de la -fameuse légende du Gong, du Gong pernicieux pour les pauvres jonques -venant sonner leurs carcasses contre cet émail! - -Je me replongeai dans la contemplation du barrage, où le grouillement -des coolies me rappelait cet affairement des bestioles, quand on soulève -une pierre dans la vase, au bord de la mer. Et j’admirais aussi, tout -autour, l’immobilité dédaigneuse de l’eau, si l’on peut appeler cela de -l’eau, en vérité du bronze fluide. - ---Au fait, demandai-je, les sinistres présages des corbeaux jaunes -n’ont pas eu de répercussion maléfique? - -Moutier se contenta d’esquisser un sourire. - ---L’état sanitaire? continuai-je. - ---Satisfaisant... jusqu’à présent du moins. - -Il y avait eu un petit intervalle entre les deux parties de la réponse, -et je voyais bien qu’un pli s’était formé au front de Moutier. - ---Une seule chose, reprit-il, après une hésitation, est ennuyeuse: la -multiplication des moustiques. De vilains «zanzaris» noirs qui restent -piqués dans les vêtements comme des grains d’avoine sur une toile à sac! -D’où sortent-ils? J’espère que ce n’est pas des bois, patrie des -mauvaises fièvres... Par précaution, nous faisons distribuer de la -quinine aux coolies... - -Il secoua le front, comme pour en chasser un vol importun et, d’un geste -délibéré, me frappa sur l’épaule: - ---Votre ciment saïgonnais est excellent, Tourange! C’est plaisir de -travailler avec lui. Nous montons de quinze centimètres par jour. Quand -le barrage sera à trois mètres, avec vingt-quatre belles arches de -passage pour les hautes eaux, vive Dieu! nous verserons une coupe en -libation sur le poteau 83! Vous savez, sans doute, que la frontière -siamoise est à quelque dix-huit cents mètres à peine de la rive... - -Il étendit le bras dans la direction du bracelet bleu roussi, qui était -à l’orée de la jungle, de l’autre côté du marais. - ---Tout vous attend déjà là-bas, poursuivit-il. Vous n’avez, dès -aujourd’hui, qu’à nous préparer la route. Bien entendu, vous reviendrez -à la popote chaque soir, et vous gardez votre sala au milieu des nôtres, -comme au temps de la troisième rivière. Un sampan sera à votre -disposition pour la traversée!... Bon! Qu’est-ce que cela? - -Un cortège singulier se rapprochait de nous, venant, selon toute -apparence, du chantier. Un cortège, non, deux groupes de trois coolies -et dans chaque groupe, l’homme du milieu était soutenu, quasi porté -comme un ivrogne par les deux autres. Ils passèrent près de nous et l’un -des hommes valides nous montra, de la main, un vague point du ciel. Les -faux ivrognes étaient tout pâles, le visage boursouflé, les jambes -enflées comme par une éléphantiasis. Je vis Moutier mâchonner la pointe -de sa moustache. - ---Mais, c’est le béribéri! m’exclamai-je. - -Je ne connaissais que trop les symptômes de ce «mal du pays» des -Asiatiques, qui m’avait réduit, en quelques jours, de vigoureux coupeurs -de lianes à l’état de paquets de hardes. - ---J’en ai peur, Tourange. Je m’en vais causer avec le docteur. Vous ne -connaissez pas, j’y pense, le _toubib_ qu’on nous a envoyé. Un bien -gentil garçon, s’il avait seulement un peu moins la folie du microscope! -Que diable! nous ne sommes pas au laboratoire, ni à la clinique, ici... -Et le problème est simple. Nous voici, quinze blancs et trois mille -coolies: il s’agit que, mettons, le premier juin, on en trouve encore -assez pour planter, là-bas, de l’autre côté, un drapeau, un vrai, pas un -chiffon rose à coins verts, assez pour le planter et quelques douzaines, -par surcroît, pour monter une garde honorable autour. Et pour le reste, -Tourange, pour le reste... «moi t’en fiche», comme disait cet artiste -d’An-hoan! - - - - -II - - -Quinze, et trois mille! Voici huit jours que mon sampan fait la navette -sur le marais, huit jours que je passe ma revue quotidienne le long de -la digue... et, nous ne sommes plus que quatorze, et deux mille neuf -cent quarante-cinq. - -C’est Barnot qui fut porté manquant le premier. - -J’avais toujours gardé ma sympathie au «bûcheron» laborieux, peu bavard -et fort adroit batteur de brousse, sous ses apparences de plantigrade -dandinant. Mais, depuis l’affaire de «l’Ennemi», il y avait toujours eu -du froid entre Moutier et lui. En dépit du fait acquis, de l’attache à -l’œuvre commune, de la réconciliation officielle, quelque chose n’était -pas ressoudé. Barnot ne venait plus à la popote. Il mangeait seul, son -boy lui préparant, vaille que vaille, une nourriture à base de poisson -sec et de conserves; et comme, les trois quarts du temps, il prenait son -repas de midi sur le terrain, il brûlait plus souvent que de raison la -sieste après le festin. Ce qui, entre parenthèses, lui avait attiré de -la part du docteur un sévère avertissement. - -Personnellement, j’étais toujours resté en termes assez cordiaux avec -lui, et, quand nous nous rencontrions, nous échangions volontiers des -histoires de la forêt, dont il connaissait bêtes et plantes mieux que -quiconque. Ce matin-là même, qui était celui du huitième jour, nos -sampans s’étaient croisés au pied de la digue, et nous avions arrêté une -minute nos pagayeurs. C’était l’heure où la chaleur venait maintenant -d’un seul coup, d’une enjambée sur le monde, dès que le soleil avait -coupé le fil de l’horizon. Ou plus exactement, c’était la fraîcheur qui -s’éclipsait. Je n’ai jamais mieux senti que là-bas l’à-propos des -métaphores sur la personnalité de la nuit, sur sa fuite, sur son vieux -combat avec la lumière... - -Barnot m’avait dit en tirant sa montre: - ---Méfiez-vous. Vous savez que c’est à huit heures que le rhinocéros -retourne à sa bauge avec une ponctualité de gros chef de bureau. - -Je m’étais mis à rire. Nous étions en plein cœur de pays à légendes, à -croyances fabuleuses; et je n’ignorais pas celle qui avait cours chez -les indigènes au sujet des rudes habillés de cuir, assez nombreux -effectivement, de l’autre côté du marais. Les fourrés de certaine -colline avoisinante recèlent, au dire des ouailles d’A-Ka-thor, la -retraite mystérieuse où tous les mâles de l’espèce, frappés de caducité, -se réfugient pour être métamorphosés. Ils y entrent vieux rhinocéros et -en ressortent jeunes crocodiles. - -Je me mis à rire et brandis, comme un épieu, le jalon porte-mine que -j’avais à côté de moi. Et je ne sais quelle fantaisie me passa par la -tête de jeter au nez de Barnot, en guise de réponse, deux versets d’un -psaume de David, accrochés, Dieu sait comment et depuis quand, à un clou -de ma mémoire! Je savais l’honnête Suisse assez rompu au formalisme de -son culte protestant, et grand liseur d’Écritures. Je citai donc: - -_Dès que le soleil se lève, ils se retirent et vont se coucher dans -leurs cavernes._ - -_L’homme aussitôt sort pour aller à son travail et s’occuper jusqu’au -soir._ (Ps. CIII, 23-24.) - -Barnot s’était mis à rire, à son tour, dans son sampan, d’un rire qui -dégonflait bizarrement, sous les yeux, deux larges poches de caoutchouc -gris. Si bien que je m’avisai tout à coup que cet étrange facies, où -tout le reste, à part les poches, était de caoutchouc blanc, eût battu -de loin, au concours morticologique, toutes nos mines de simples -candidats à la cachexie... Et nous nous séparâmes là-dessus, lui voguant -vers sa recherche de bois à traverses, moi, vers une besogne -d’implantation de la ligne. - -La journée fut chaude, très chaude... et, dans le ciel, l’inimitié de ce -flamboiement gris qui poignarde les yeux! Le soir, j’étais meurtri, -fourbu, en vérité, comme après le choc d’une bataille; et, vers neuf -heures, je quittai la popote pour aller dormir. La musique et la malice -des zanzaris rendaient, d’ailleurs, toute autre occupation intérieure -sans attraits. Je n’avais pas fait cent mètres sur le chemin longeant le -marais, que j’entrais en collision avec le docteur. - -C’était un bon garçon, de l’avis de tous, notre docteur. On lui -reprochait, paraît-il, à Battambang, une ferveur un peu jeunette de -pasteurisation, et, aussi, une insuffisance de principes sur la -hiérarchie des remèdes, des coolies à ingénieur en chef. Mais, c’était -un bon garçon. Et quand il voyait à quelqu’un d’entre nous la mine -particulièrement vidée, il fallait bien qu’il lui tirât tout de même une -goutte de sang, pour l’étaler sur une lame de verre, à dessein d’en -contempler les vermicules. - -Nous nous heurtâmes littéralement dans la nuit opaque. Moutier nous -avait bien promis de faire installer sur nos boulevards des poteaux à -lanternes; mais, en attendant ce mirifique avenir, nous nous contentions -pour le présent de porter la nôtre à la main, à l’imitation de nos -coolies. Seulement, depuis deux ou trois jours, il s’agglutinait à leur -papier de tels tourbillons d’insectes que j’avais laissé la mienne à la -maison, et le docteur de même. A l’ordinaire, du reste, le ciel était -luxueusement fourni d’étoiles, dont les reflets traînaient sur le marais -en longues bandes blanchâtres. Mais, ce soir-là, par mésaventure, il -flottait, sur la nappe miroitante, une insidieuse buée qui dépolissait, -pour ainsi dire, le cristal de la nuit. Toutefois, je reconnus le -docteur immédiatement à son binocle, et au geste précipité qu’il eut -pour en raffermir l’équilibre, sitôt après notre abordage. - ---Pour l’amour de Dieu, Tourange, me dit-il, ne vous promenez pas au -bord du marais à ces heures-ci, par fantaisie... - -Sa figure, je ne la distinguais pas; mais, sa voix était trop émue pour -que je pusse en attribuer l’émotion à la surprise de notre rencontre, ou -à l’honorable souci de me voir handicapé d’un accès de fièvre. - ---Qu’y a-t-il, docteur? questionnai-je. Moi, je rentre chez moi, mais -vous, ce n’est point par fantaisie que vous vagabondez par ici?... - -Sa _sala_ était, en effet, à l’autre extrémité du camp; en équerre de la -digue, dans le voisinage de l’infirmerie. - -Il ne répondit pas directement à mon interrogation. - ---J’allais avertir Moutier, mais, puisqu’au fait je vous rencontre, cela -vaut peut-être mieux. Venez avec moi chez Barnot, voulez-vous? - ---Barnot est malade? Blessé? - ---Blessé, non... Mais il sera mort demain matin. - -Il avait dit cela d’un ton qui voulait être celui plein d’assurance -froide d’un éminent praticien; mais, en même temps, il ne pouvait se -tenir de remuer son binocle sur son nez. - ---Je vous suis, docteur. Ne vous écarquillez pas ainsi les yeux dans la -nuit. Dans cinquante mètres, il y a un bouquet de lataniers, plus -visible qu’une armée de nègres. C’est là qu’il faut tourner à droite. - -Un bouquet de lataniers... Parfaitement; et même, derrière ces -lataniers, croissaient, j’y pensai tout de suite, des lianes à belles -fleurs d’un violet sombre, qui, ma foi, seraient tout ce qu’il faudrait -pour confectionner une couronne. Quel réflexe baroque fit sauter ma -pensée et l’immobilisa sur cette incongrue préoccupation? Cela et -l’agacement que me causait l’agitation des doigts du docteur, voilà ce -que provoqua d’abord en moi la nouvelle que Barnot serait mort le -lendemain matin. Et c’est seulement après avoir tourné le noir bouquet -empanaché de lataniers que je jugeai décent de demander quelques -explications complémentaires. - -Le docteur me les donna à voix basse, comme s’il craignait d’effaroucher -quelque puissance occulte et rôdeuse. - ---C’est le premier cas européen, mais j’ai bien observé le processus -chez les coolies. Fièvre? Naturellement. Paludisme? Paludisme... Vous -savez comme moi qu’il y a une fièvre des bois contre laquelle la quinine -n’agit pas plus qu’une boulette de farine... Ah! ce marais!... Sacré -marais! Et puis, il y a la fatigue, l’usure latente, la dévoration, -c’est le mot, des cellules épidermiques par la lumière... J’ai cherché! -j’ai cherché!... Mais, un microbe au-dessus de ce sang jaune, c’est -comme... - -Je l’interrompis, car je sentais qu’il allait partir à l’aventure sur -son dada. - ---Mais, pour Barnot, docteur, qu’y-a-t-il eu? - ---Qu’y-a-t-il eu?... Au fait, il faut bien que vous le sachiez, car cela -peut arriver, un de ces soirs, à chacun de nous. Ce qu’il y a eu, voici: -à deux heures, Barnot est tombé en forêt, à l’ombre. Les coolies l’ont -rapporté. Il était pâle. Vomissements, fièvre... - ---Coup de soleil? - ---Pas coup de soleil... Depuis quelques jours Barnot se sentait las, -las, comme il disait. «J’ai envie de me coucher pour tout de bon», -m’a-t-il confié, pas plus tard qu’avant-hier. Donc fièvre. A trois -heures, 39 degrés, à quatre heures, 39°, 5; à cinq heures, 40°. A six -heures, décroissance de la fièvre, sommeil, pas coma, je dis bien -sommeil. Maintenant, ce qui arrivera: à un moment quelconque, dans la -soirée, il s’éveillera, calme, relativement dispos, lucide... Il sera -bon que l’un de nous soit là à ce moment, car probablement il parlera. -C’est même à cette fin que j’allais chercher Moutier; mais il vaut mieux -vous, n’est-ce pas?... Donc il parlera. Il parlera, puis, la parole -deviendra difficile, lente, il aura froid, enfin l’algidité, le coma... -Comme de juste je ferai des piqûres, mais cela ne saurait empêcher qu’à -trois ou quatre heures du matin, son sang tourne en gelée de groseille -et qu’il soit temps alors pour nous de faire aux confidences recueillies -dans la période lucide un brin de toilette épistolaire, _ad usum -familæ_. - -Il ne me vint pas une minute à l’idée que le programme du docteur pût -prêter à contestation. - -Et j’étais là, en effet, lorsque Barnot s’est éveillé. Il était onze -heures du soir, je n’eus qu’à le constater au réveille-matin, qui -battait une vraie chamade sur la table. Barnot remua un peu derrière la -moustiquaire, puis ouvrit les yeux, tandis qu’une brusque rougeur -montait à ses joues pâles, exactement comme si une bulle de sang venait -crever à fleur de peau. - -Je me tenais assis un peu loin de la lampe, à cause de la chaleur -qu’elle dégageait. Je m’approchai du lit, comprenant que Barnot m’avait -reconnu, et m’introduisis prestement à l’intérieur de la moustiquaire. - ---Tourange? articula-t-il d’une voix hésitante, et, de ses mains -étendues en avant, il tâta mes vêtements, comme un aveugle qui s’assure. - -Je pris dans les miennes ces deux mains bégayantes et les étreignis. Je -sentis qu’elles s’abandonnaient aux miennes avec un glissement de -plaisir, et il me sembla voir quelque chose de clair reparaître dans les -yeux troubles, comme une flamme s’allume, le soir, à une fenêtre vide, -pour dire: quelqu’un est là! - -Puis, Barnot s’agita, joua des coudes comme s’il voulait se remonter, -s’asseoir sur son lit. Je jetai un coup d’œil autour de moi. - -La chambre était laide et nue. Deux ou trois tables encombrées de -papiers, quelques nattes vulgaires, à un clou de poutre, un «pêle-mêle» -de photographies, pour les sièges, du rotin tout sec. Pas un coussin -disponible. Seulement une légère pente au matelas du lit sans -traversin... - -Barnot saisit mon regard, et le spectre d’un sourire erra sur ses -lèvres. - ---Ne cherchez pas, Tourange, il n’y en a pas. Tant pis, je resterai -étendu; d’ailleurs, je crois que je suis mieux ainsi. - ---Voulez-vous que j’avertisse le docteur? Il est là, dans la pièce à -côté. On va réveiller aussi votre boy. On vous enverra ce que vous -voudrez. - -J’esquissai un mouvement pour sortir de la moustiquaire; mais les doigts -de Barnot se cramponnèrent à mon poignet. - ---Non, dit-il, je veux seulement vous parler, Tourange. - -Sa voix s’était raffermie. - ---Je ne voudrais pas qu’il m’arrive quelque chose avant que j’aie pu -vous parler... pour que vous le répétiez aux autres, à Moutier, à Lully, -à Fagui... - -Sa voix était devenue tout à fait naturelle, à peine plus courte -d’haleine, une voix sans éclat, sourde, un peu triste, un peu empâtée -d’accent de terroir, une voix qui, comme sa démarche, semblait traîner -de la glèbe ou des mottes de gazon... - ---Vous leur répéterez que je ne suis pas un mauvais camarade, Tourange, -comme ils l’ont cru, tous; pas vous, peut-être... - -Pour toute réponse, je serrai la main toujours abandonnée dans la -mienne. Elle était sèche et brûlante au poignet et froide au creux -humide de la paume; et je dois dire que ce contact ambigu était assez -désagréable. - ---Je ne suis pas un mauvais camarade, répéta-t-il, non; mais voilà. Un -jour, monsieur de Faulwitz est venu. Monsieur de Faulwitz est mon chef, -j’ai travaillé avec lui au Shantoung... Il est mon chef, comme monsieur -Lacroix était le chef de file de Lully. Nous pouvons avoir des chefs de -file différents, et être quand même bons camarades, n’est-ce pas? - ---Nous sommes tous de bons camarades, affirmai-je. Naturellement quand -il fait très chaud, on s’énerve, il y a de l’orage... mais cela n’est -rien, Barnot... rien. - -Il ne fut pas dupe de mon ton enjoué. - ---C’était quelque chose tout de même, fit-il gravement. Mais je n’ai -rien dit à cause du travail, et maintenant seulement que le travail est -fini pour moi, je veux, je veux parler... - -Il fit un effort visible pour tenir bien grands ouverts, en face des -miens, ses yeux, dont les paupières battaient automatiquement. - ---Monsieur de Faulwitz m’a donné l’ordre de ne rien dire de sa vraie -personnalité, ni de ses travaux, ni de nos conversations; je le lui ai -promis. C’est tout. Il a travaillé seul. Je ne savais pas d’abord qu’il -venait pour chercher un autre tracé. Il me l’a dit en partant. C’est un -article de la _Revue de l’École française_, vous savez, l’École des -Études extrême-orientales d’Hanoï, qui lui a donné l’idée de rechercher -les voies khmères et de les utiliser. «Voilà comme sont les -Français!--je répète ses propres paroles--ils jettent les idées par la -fenêtre, et ils s’étonnent que celui qui est dehors, à les ramasser, -soit un jour plus riche qu’eux.» Et c’est lui, lui seul, qui est allé -sur le marais pour les sondages. Moi, je lui ai gardé le secret, c’est -tout; mais cela, j’avais le droit de le faire, car c’était mon chef... -Et si le tracé était meilleur, est-ce qu’on ne doit pas le suivre, -Tourange, même si nous devons tous laisser nos os sur la route... sur la -vieille route khmère? - -Comme il avait chantonné singulièrement ces derniers mots! Ses yeux -maintenant étaient fermés, et je sentais la fraîcheur de la paume gagner -toute la main. Cela me remit soudain en tête les confidences du docteur -sur la marche de l’accès; et dégageant mes doigts, je me précipitai hors -de la moustiquaire. Le bruit fit jouer à nouveau les paupières figées. - ---Mon bon Barnot, dis-je en me retournant, soyez tranquille, je -raconterai tout cela à Moutier. Reposez paisiblement et, dans quelques -jours, nous dînerons tous ensemble à la popote. - -Je me demanderai toute ma vie pourquoi je déviai dans ce misérable -mensonge. Il me semble que c’est un peu dégradant que de maquiller ainsi -la mort à un homme, comme si on ne le croyait pas capable de la regarder -honnêtement, toute propre et nue! - -Mais Barnot me remit lui-même dans le droit chemin. - ---J’ai dit ce que je devais dire. Maintenant qu’il arrive ce qui doit -arriver! Je ne vous demande qu’une chose, Tourange! J’ai une femme et -deux enfants à Heidenwalden. - -Il rougit faiblement en articulant le nom de la localité, et je sentis -qu’il avait tâché d’atténuer l’aspiration initiale à la germaine, -familière à son gosier. - ---Veillez sur les papiers, en cas de décès. Qu’ils soient régulièrement -faits, pour qu’il n’y ait pas de difficultés, ni avec notre Compagnie, -ni avec celle de l’assurance, qui doivent payer toutes deux... - -Il laissa rouler sa tête sur son épaule et ajouta: - ---Inutile d’aller chercher le docteur, je m’endors... - -Naturellement je me hâtai de cogner à la cloison, comme nous en étions -convenus avec le _toubib_. Celui-ci vit au premier regard de quoi il -retournait, et d’un coup de pied réveilla le boy de Barnot. Alors ils -commencèrent leur besogne, qui était de frictionner, d’accumuler sur les -pieds tout ce qu’on put trouver de hardes, et de faire des piqûres de -quinine et de caféine. Mais le diagnostic de l’homme au microscope était -bon, et c’était le coma qui venait. J’eus un moment l’idée d’aller -chercher Moutier. Puis, je réfléchis que Moutier n’avait pas trop de son -sommeil de la nuit pour la besogne qu’il avait à abattre dans la -journée; je me dis que Barnot me pardonnerait, à cause du travail. Et je -pensai aussi que le docteur avait sa besogne à lui dès l’aurore, une -besogne pour laquelle il fallait qu’il fût alerte et sûr de son œil, et -je le voyais déjà vacillant. Pour moi, mon utilité immédiate se perdait -dans les limbes du kilomètre 84, j’avais des loisirs et je le dis -franchement au docteur. - -Il ne fit pas d’embarras. - ---Merci, mon vieux, dit-il, en me serrant la main. Il n’y a pas à -espérer que Barnot se montre un malade bien difficile! Vous êtes assez -grand, n’est-ce pas? pour reconnaître le moment où il y aura du nouveau. - -Du nouveau, il y en eut quatre heures après. Décidément les pronostics -de ce bon garçon qu’était le docteur, étaient dignes de confiance. Je -m’étais tenu éveillé jusque-là, en étudiant les dessins de moires -bizarres que formaient les plis du filet de la moustiquaire, ou encore -en comptant, à mi-voix, les claques que le boy, en rêve, s’administrait -pour écraser le moustique ennemi. J’en comptai quarante-huit, et au -claquement de la quarante-neuvième, sembla répondre, du dehors, un cri -aigu qui me fit tressaillir. Ce cri, je le connais de longue date, c’est -celui de la grenouille happée par le serpent, dans le marais. Et quand -il eut cessé, j’en restai péniblement énervé; si bien que le silence de -la chambre me saisit tout à coup comme du froid. Le boy ne bougeait -plus, ayant enfoui sa tête et ses mains dans ses hardes, et du côté du -lit de bambou, le faible soufflement auquel, depuis des heures, je -prêtais l’oreille, n’était plus perceptible? Je m’approchai, portant la -lampe, et je vis que Barnot avait les yeux ouverts, et que les -mouvements que je faisais avec cette lampe, dont j’avais enlevé le -globe, ne faisaient pas cligner ses yeux. Alors, je soulevai la -moustiquaire, et j’abaissai moi-même les paupières. - -J’eus pitié du docteur, à cause de la visite, et j’attendis qu’une chose -blême se glissât entre les interstices de la paillote, pour frapper à la -cloison. Et il faisait le gris de plomb des aubes tropicales quand je me -rendis à la _sala_ de Moutier. - - - - -III - - -Nous enterrâmes notre camarade Just Barnot entre cinq heures et demie et -six heures du soir. Nous avions fixé cette heure, parce qu’elle laissait -le temps de tout finir avant que la nuit ne tombât sur la fosse, et -qu’elle permettait raisonnablement d’aller tête nue. - -Une clairière rectangulaire, en léger retrait du chemin de rive, fut -l’endroit choisi. Elle avait dû être occupée par des vivants, car on y -reconnaissait les traces d’une végétation domestique: des aréquiers, des -palmiers de l’espèce dite «à sucre», et de ces longs bambous secs, -pareils à des perches de houblonnières, où grimpe le bétel. Et c’était -vraiment tout ce qu’il fallait--dimensions, terre molle, facilité -d’accès, et le silence du voisinage!--pour un coquet petit cimetière. - -Comme Barnot relevait du culte protestant, le Père du May, le -missionnaire des coolies, ne nous servit pas beaucoup. Cependant, c’est -lui qui s’occupa de la toilette du cadavre, aidé par deux de ses -chrétiens, dressés depuis longtemps à ce cérémonial. Il eut en outre, à -ce sujet, un conciliabule avec Fagui, dont nous ne connûmes les détails -que le soir, à la popote, au moment que Lully fit une remarque un peu -vive au boy, à propos d’une tache de la nappe. Nous avions tous les -nerfs aux dents, de chaleur et de je ne sais quoi. Lully apostropha -l’homme au sampot d’un ton brusque qui n’était guère le sien. Fagui, -auprès de qui, d’ordinaire, la plus douce agnelle est une panthère, -intervint avec non moins de surprenante vivacité, et déclara qu’en -effet, on aurait dû changer la nappe, le matin, mais qu’elle avait donné -celle qui était propre au Père, pour rouler Barnot dedans, attendu qu’on -n’avait trouvé chez le vieux Just que des draps à l’«allemande», grands -comme des mouchoirs de poche, et qui n’étaient pas confortables pour -dormir mille et une nuits; que d’ailleurs elle nous aurait bien demandé -un des nôtres, mais que tous nos boys étaient des paresseux, qui -méritaient la «cadouille», et n’avaient pas fait la lessive sous -prétexte que les «coolies l’eau» n’avaient pas rempli les jarres; et que -si l’aventure de Barnot nous arrivait, ce serait tant pis pour nous, on -nous enterrerait dans des nattes comme des coolies. - -Et en guise de péroraison, Fagui piqua une belle crise de larmes... et -nous tous, pendant ce temps, nous nous regardions décontenancés, comme -des écoliers pris en faute, y compris le docteur, qui était notre invité -à l’occasion des obsèques. - -C’est Moutier qui, une fois encore, se révéla le chef. Ayant frappé -légèrement la table de la main, il assura d’une voix calme qu’il -donnerait des ordres pour doubler la corvée des «coolies l’eau.» On -avait été pris de court à cause du temps que ce jus de marais mettait à -déposer son limon et à se transformer en sirop potable; mais cela ne se -renouvellerait plus. Nous aurions dorénavant, chez nous, chacun une -paire de draps toujours lessivés de frais pour parer aux imprévus. En -outre, pour plus de sûreté, il commanderait de la toile à Battambang. Il -en commanderait, voyons... combien? Dix mètres, grande largeur? Et, ce -disant, il faisait mine de prendre de l’œil nos mesures. Ce qui nous fit -tous rire, Fagui la première, d’un rire claquant et insensé, au reste, -comme si nous avions tous mâché du haschisch. - -J’étais rompu de fatigue et de sommeil, et je voyais dans une buée, tout -ce qui se passait devant moi. Mais nous n’en avions pas fini avec -Barnot, et je dus rester encore à la popote, après les liqueurs. Moutier -avait décidé qu’on installerait sur l’emplacement de la fosse une dalle -et une croix de pierre, une dalle et une croix de ce grès dont le vieux -Just nous avait fournis si abondamment pour notre ballast. D’autre part, -nous étions unanimes à estimer qu’il serait bon d’indiquer sur la dalle -que Barnot était protestant, et comme Moutier n’était pas très compétent -sur ces questions d’étiquette confessionnelle, il s’en rapportait à -notre délibération commune. Lui fournissait des coolies maçons de choix, -des élèves de feu An-hoan, susceptibles d’être élevés à la dignité de -marbriers. Il restait à arrêter ce qu’on voulait graver sur la dalle. - -Le docteur proposa une Bible ouverte, car on donnerait facilement le -modèle aux coolies avec un vieux registre, et sa proposition rallia -tous les suffrages. - -Puis on tomba d’accord que si on pouvait avoir un petit texte des -Écritures à épigraphier sur la Bible, cela serait tout à fait bien. Nous -fîmes porter un billet, par le boy, au Père du May, et celui-ci nous -envoya un _Manuel du Chrétien_, où étaient les psaumes de David et tout -le Nouveau Testament, et, bien que ce fût une édition romaine donnant -les mots latins en regard des mots français, Just Barnot ne pouvait en -prendre ombrage et suspecter la pureté des textes. - -Le livre passa de main à main. Il avait été très feuilleté, et sa -reliure de moleskine noire était râpée jusqu’au grain. Et de nous voir -ainsi, tour à tour, le nez sur les caractères imprimés, cela nous -rappela une occupation de nos soirées d’antan, quand on avait de beaux -loisirs au bord de la troisième rivière, et que Barnot possédait son -rond de serviette à la popote. L’occupation, le jeu consistait à piquer, -à tour de rôle, sa page dans le dictionnaire de Lully, et à marquer un -point par mot dont on ne pourrait fournir l’explication... Il y avait -les cordages de marine et les plantes médicinales qui donnaient beaucoup -de tablature. Nous fîmes ainsi le concours du _Manuel du Chrétien_, -pour la meilleure inscription. - -Moutier tomba du premier coup sur un bon texte: «Le soleil ne te brûlera -point durant le jour.» (Ps. CXX, 6.) Moi, je proposai, de mémoire, mon -verset du rhinocéros, mais je ne pus le retrouver et justifier de son -authenticité. - -C’est Lully qui emporta le prix: il avait d’ailleurs un avantage visible -sur nous quant à l’aisance de la pratique dans le maniement des -feuillets sacrés. Il fut proclamé vainqueur avec le verset 12 du psaume -pour le jour du Sabbat (XCI, Heb. XCII): _Justus sicut palma florebit_, -et après qu’il nous en eut fait remarquer l’appropriation quasi -prophétique à la tombe de Justus Barnot, creusée au pied d’un palmier à -sucre. - -Nous lui sautâmes au cou pour l’embrasser, et le docteur dénichant dans -un coin un squelette de couronne, un raté de confection de l’atelier -funéraire, Fagui le lui enfila sur la tête... Et là-dessus, le même rire -trépidant nous fit claquer les mâchoires. - -L’air de la pièce collait au visage, comme une serviette humide et -chaude; et la sueur avait fait avec la poudre, sur les joues de Fagui, -un mélange épouvantable. Et nous riions de cette mascarade... Ce fut une -soirée atroce! - - * * * * * - -Quinze moins un,--et trois mille moins cinquante-cinq! Pour les -cinquante-cinq cela ne donna pas énormément de peine. Il y eut, en -permanence, une corvée de huit coolies, quatre porteurs et quatre -fossoyeurs. Une fois, nous entendîmes des musiques; c’était sans doute -un défunt d’un mérite insoupçonné de nous, un richard qui laissait des -piastres à sa famille. Cela se passait loin de nos salas, dans une vaste -lande sans un tronc ni une racine d’arbre, une dépendance du marais à -peine sèche, facile à creuser, et où il y avait de la place pour les -trois mille, et même pour quelques autres s’il en venait en surplus. - - - - -IV - - -Notre ancienne station de la troisième rivière a reçu de nouveaux hôtes, -qui l’occupent beaucoup plus brillamment que nous ne fîmes jamais. Ils -arrivent de Battambang, et ils ont apporté l’éclat, le mouvement, le -confort qui conviennent aux centres administratifs et aux jolies femmes. - -Deux ménages,--l’irrégularité de l’un admise très longtemps. - -Deux ménages entrevus à ma descente vers Saigon: les Lanier et les -Vallery. Lanier est venu en remplacement numérique de Barnot; et sa -femme l’a suivi. Ce n’était peut-être pas très sage, à l’avis du -docteur, du moins, mais le couple est si gentil qu’il donne envie -d’excuser toutes les folies. Pour les Vallery, c’est madame Vallery en -personne qui me fournit les raisons, à la descente du train, où j’étais -allé me mettre à la disposition des _déportés_, comme on les appelle à -Battambang. - ---Vous comprenez, cette madame, elle montrait madame Lanier, c’est «un -poids léger»; et, si quelque chose la renverse, ce n’est pas tous ces -hommes qui sauront se débrouiller pour la remettre debout. Alors moi, je -suis montée avec elle, moi qui suis un _heavy weight_, et qui la connais -comme vous dites... - -Elle rit, et montra ses belles dents, larges et blanches, et sa lèvre -bien en chair. - ---Et comme je suis venue, il a bien fallu que monsieur l’Ingénieur en -chef vienne... Moi, les moustiques, les fièvres, les marais, cela ne me -fait pas peur; rien ne me fait peur... - -C’est vrai, rien ne fait peur à Hetty Dibson. Hetty Dibson n’a pas peur, -en particulier, d’effarer les Compagnies timides quant à l’estimation du -confort dévolu à leurs ingénieurs, et quant à la supputation du tonnage -de bagages à réserver, à cet effet, sur les trains. - -Il faut être juste, c’était un _heavy weight_, un poids lourd, avec -toutes les qualités de la catégorie, à commencer par la solidité. Il -n’eût pas manqué de têtes légères, à sa place, pour jouer, à tort et à -travers, les favorites du potentat, harceler le potentat lui-même -d’exigences fantaisistes et ruineuses. Hetty Dibson n’était point de ces -sottes. Son corps, nourri de pommes à l’anglaise, réclamait autour de -lui quelque ménagement national, et voilà tout. Le chargement de quatre -wagons y eût bien suffi, n’eût été cette petite machine à vapeur -verticale Gilway Bilcox, pas plus haute qu’un éléphant, indispensable -pour l’eau distillée de la baignoire, le courant des lampes et des -ventilateurs, et, n’eût été, si l’on veut aussi, ce joli tas de volets -démontables, d’un modèle bien avantageux,--le seul qui vous procure un -jour satisfaisant pendant la sieste, sans que vous soyez poignardé par -les lames de la lumière, entre les lames du bois. Il y eut aussi, en son -honneur, de menus travaux de jardinage et d’élargissement d’une piste -carrossable--oh! pour un minuscule carrosse caoutchouté à deux roues, -attelé d’un amour de poney pie, qui permit à ces dames d’aller le soir, -en bonnes épouses, attendre leurs maris à la sortie du travail. Mais le -tout ne prit guère plus de trois cents journées de coolies, et, à mon -avis, Hetty se montra si contente, que cela ne valait pas la peine -assurément que Moutier allongeât, devant le père Vallery, la mine du -notaire de la famille à qui l’on donne l’ordre de vendre la tour des -ancêtres! Il est vrai que Moutier venait d’envoyer à Battambang la -statistique officielle de la semaine, laquelle portait à la colonne des -«en moins» cent vingt-cinq Asiatiques, dont cinquante-huit pour fièvres, -vingt-sept pour divers et quarante pour diarrhée cholériforme -contagieuse. Mais quoi! tant mieux alors pour ceux à qui cet éloignement -momentané du marais avait procuré le bénéfice d’un quasi congé de -convalescence, ainsi que le fit observer judicieusement Lully. Et en -définitive, grâce à la route, à la machine et aux bouilleurs Gilway -Bilcox, et à l’esprit pratique anglo-saxon de madame Vallery, nous -avions tous de belle eau claire pour notre table, pour nos tubs, et pour -la lessive de nos draps. - -Malgré tout, Moutier garda quelques jours encore un air un peu -renfrogné, quand il voyait le petit tilbury arriver, le soir, à l’heure -où des nuages saumon nagent au-dessus du marais, et où un peu de vent -argente, comme d’une migration d’écailles, la surface brune,--le petit -tilbury noir et le trônement de deux vaporeuses silhouettes blanches, et -le gonflement de deux écharpes sœurs, l’une rose, l’autre bleue, autour -de deux fugitives têtes blondes. - -Mais le fond de sa mauvaise humeur était moins peut-être un reliquat de -l’affaire des coolies qu’une conception d’ingénieur qu’il s’était -forgée, relativement aux rapports de la femme et du travail de l’homme. -Enfin, je le soupçonnais d’être un tantinet maniaque et de détester tout -le chambardement apporté dans notre vieux camp. - -Je ne le suivais pas du tout sur ce terrain, et j’allais volontiers -présenter mes devoirs à madame Vallery, et admirer autour d’elle, autour -de l’éblouissante sala aux volets dernier cri, une génération spontanée -de boutiques chinoises, d’un ordre de négoce plus relevé que celui des -échoppes à tout faire attachées à l’agglomération pouilleuse de nos -coolies. Je vis par exemple apparaître certain jour, pas très loin de la -borne où le bonze A-Kathor venait s’asseoir jadis pour mendier le riz, -la face replète et souriante, entre ses montants de bois doré et ses -tableaux de laque noire, de Foung-li, l’orfèvre en titre de madame -«l’Ingénieur en chef». Car c’était là un de ces points, précisément, par -lesquels Hetty Dibson se distinguait des petites folles qui n’auraient -pas manqué de faire venir de la rue Catinat des perles retour de la rue -de la Paix, ou autres babioles d’un prix sans rapport avec leur volume. -Hetty Dibson parlait volontiers de son orfèvre et de ses bijoux, du -temps qu’elle consacrait à la commande de ces derniers, du plaisir -quotidien d’en dresser l’inventaire, des mérites de la congaïe préposée -à la garde de leurs écrins. Mais il était bien entendu qu’il s’agissait -là de bijoux à la mode de Battambang, laquelle est un peu barbare, et -s’exerce sur de l’argent ou de l’or à dix-huit carats; et pour ces -bijoux-là, l’orfèvre Foung-li paie tout de suite quarante cents de la -journée aux artistes chargés de paver leur métal de ces rubis, couleur -de roastbeef, extraits des mines locales, et dont le prix n’a rien -d’excessif,--il vous en coûterait moins cher de vous en faire remplir le -creux de la main que si vous demandiez, sur place, la même mesure en -fraises! - -Aussi, Foung-li ne trouvant pas qu’il y eût là champ proportionné à -l’ampleur de son génie commercial, avait jugé bon d’épingler à sa -patente d’orfèvre une licence d’entrepreneur de pompes funèbres, et il -avait fait venir de Cholon et rangé soigneusement, dans un hangar -couvert de tout le fer-blanc de nos vieilles boîtes à farine, un -matériel alléchant de bannières, de tableaux, brancards dorés, -banderoles incrustées de miroiteries, trompes, flûtes et autres -instruments d’orchestre. - -A la bonne heure! Foung-li avait le sentiment de la clientèle; et il y -aurait plaisir à voir se dérouler, sur les rives du marais, au petit -jour, de beaux cortèges sonnants, étincelants, flottants, ondulants, et -dont les tam-tams étoufferaient le Gong maudit! - -Le seul enfantillage qu’on pût raisonnablement reprocher à madame -Vallery, c’était d’abuser de la plaisanterie un peu lourde, un peu -fatigante, qui consistait à se regarder, sourcils froncés, dans tout -miroir à portée, ou à se tâter, du bout de l’index, d’un air perplexe, -la commissure des narines, et à prononcer, avec un rire lugubre, des -phrases dans le goût de celle-ci: «Vous savez Pip, je vous ai averti. Si -j’enlaidis trop, je pars. C’est le miroir qui dira: «Partez!» Le jour -qu’il aura dit, je ferai. Et il est fidèle, lui! Vous ne pourrez le -corrompre, le soudoyer comme la congaïe qui s’exclame chaque matin, par -votre ordre, que madame n’a jamais été si «même chose une fleur»! - -Quand il fait le temps qu’il fait, même à trois mois de l’époque -officielle des typhons, il vaut mieux ne pas trop plaisanter, pas trop -rire... Cela énerve comme un cocktail trop angusturé, et cela se termine -souvent mal. A mon avis, Hetty Dibson devrait bien le comprendre, et -surtout le faire comprendre à sa jeune amie, madame Lanier. - -Quand ces pointes facétieuses atteignent le cuir tanné du père Vallery, -cela n’a pas trop d’importance. Cela n’amènera guère, on le sent, que le -réflexe d’une grosse claque calmante à l’endroit de la piqûre, ou, plus -probablement, que l’ingestion d’un granule ou deux de philosophie. Mais, -pour ce rôle de guêpe, la petite Lanier, sous la couronne folle de ses -cheveux blonds, me semble assumer des prédestinations plus inquiétantes. - -Lanier est un grand garçon, un peu faible, un peu flou, que sa famille a -expédié au Siam-Cambodge, avec toutes sortes de recommandations aux -directeurs, administrateurs, chefs de train, sur le cher enfant, et, -c’est à peu près la première fois qu’on le sort du champ de ventilation -d’un pankah de bureau. Pour ses débuts, que le Dieu du ciel tropical le -garde! - -Il y a deux éclairs sur le monde, deux épanouissements de fleurs -fraîches: à l’aurore, de sept heures à sept heures et demie, au -crépuscule, de cinq et demie à six, et entre les deux, sans -discontinuer, l’orage blanc de la lumière, le tintamarre solaire qui -fulgure dans les yeux et casse la tête la plus solide. - -Celle de Lanier n’est pas des mieux conditionnées pour la résistance. -Elle prend au sérieux les piqûres de guêpe; et celles-ci s’enveniment -justement à proportion qu’on leur accorde une attention hors de saison, -qu’on les gratte, qu’on y met la loupe pour y chercher le dard. Le -malheureux voit bien qu’autour des yeux de sa femme, autour des jolis -globes clairs, poudroyants d’or, de singulières zones bistrées ont -grandi, et que, sous les pommettes, là où se pavanaient à fleur de peau -les vapeurs roses d’un sang juvénile, ce n’est pas seulement -l’amincissement du galbe qui étend maintenant cette stagnante ombre -grise. Et il tremble quand il la voit, à la manière de madame Vallery, -occupée à se contempler méditativement les phalanges devant le plateau -de son onglier. Il tremble, et se croit obligé d’exhiber des mines -lamentables, car il l’adore, c’est entendu, avec toute la candeur et le -touchant égoïsme d’un garçonnet de vingt-huit ans. - -Mais, à ces mines longues d’une aune, elle oppose de petits rires -sourds, ou se met à compter, à haute voix, le nombre de touches de rouge -devenu nécessaire pour obtenir à ses lèvres «sa teinte». Dix-sept! Deux -de plus qu’avant-hier! Et, en vérité, c’est à se demander si c’est bien -pour lui qu’elle est en scène, qu’elle travaille les effets de ce -marivaudage ambigu... Si ce n’est pas plutôt pour éblouir madame Vallery -de ses passes savantes au combat de coquetterie, au duel malicieux -contre l’homme; pour montrer à cette anglo-saxonne, qui n’y connaît -guère que l’emploi du «direct» d’un bon boxeur, ce qu’est le jeu aigu, -raffiné, étincelant de la Parisienne! - -Je cause quelquefois de tout cela avec Moutier, au lendemain de nos -visites à la troisième rivière. Moutier n’a-t-il pas un peu la -responsabilité de nous tous, puisqu’il a celle du kilomètre 83? Et si -nous sommes tous ici pour être dévorés par ce serpent de fer, lui, le -grand-prêtre, ne doit-il pas veiller au gaspillage éventuel des -réserves d’holocauste? N’a-t-il pas charge d’âmes et de corps? - -A l’heure brève où l’étau se desserre, où l’atmosphère se détend entre -la mâchoire du jour et celle de la nuit, dans la roseur béante du soir, -nous allons, un instant, le long du chemin de bordure de la voie. Il -nous arrive d’y croiser le poney pie et le tilbury noir au-dessus duquel -s’arrondit, sous le vent béni de la course, le double zéro rose et bleu -des écharpes. Moutier souffre d’une légère boiterie et, pour marcher, -s’appuie sur une canne, car il a contracté un de ces ulcères, localisés -mais tenaces, de la pathogénie indigène, quelqu’un de ces _pians_, -plaies annamites--le nom est sujet à variations--qui ne sont guère plus -dangereuses, mais pas davantage guérissables, dans la brousse, que des -engelures dans la cour d’un collège. Cet accident n’entame, au reste, en -rien l’égalité de son humeur, ni la vigueur de sa pensée à première vue -un peu trapue, tout en muscles, si l’on peut dire, mais qui se révèle -soudain richement innervée de sensibilité secrète. - -C’est d’un œil maintenant amusé qu’il salue, puis regarde les deux -rieuses silhouettes féminines disparaître dans la fente d’or que -ménage, au débouché sur le marais, le parallélisme des sombres -murailles végétales, taillées à même la forêt, à grands pans verticaux, -de part et d’autre de la voie... - ---Deux femmes, dit-il avec un sourire, deux femmes, et de l’autre côté, -combien d’hommes? Mais il faut qu’elles aillent là-bas, pour attester -que le travail de ces hommes est à elles, à elles toutes, les femmes! - -Il s’interrompit pour faire sauter, du bout de sa canne, une pierre -échappée du ballast, et que la trace des frêles roues avait effleurée. - ---Nous autres, mon pauvre Tourange,--reprit-il, en gardant machinalement -les yeux baissés vers les rubans imprimés dans la poudre, nous autres, -nous ne savons, nous ne sentons qu’une vérité, c’est que nous devons du -travail... et nous voudrions seulement savoir un peu mieux à qui... à -qui est due cette prestation perpétuelle de notre existence. Et nous -sommes satisfaits, notre conscience est en repos, si nous l’avons au -moins consacré, ce labeur d’une vie, à quelque chose, faute de -quelqu’un, à quelque chose qui dépasse la vie humaine! Et il nous semble -que celui qui y a droit, celui dont nous ne pouvons deviner la figure, -mais qui vit dans le monde des choses qui dépassent la vie humaine, -celui-là saura prendre son dû, comme le bonze A-kathor ramassait, hors -des maisons, l’écuelle de riz déposée par les fidèles. Mais la femme ne -veut pas comprendre cela! La femme veut que nous sachions que c’est elle -qui détient la créance de cette dette... La voilà qui s’intronise idole -centrale, et poursuit de sa colère le labeur de l’homme qui lui est -volé. Et, le plus triste, Tourange, et le plus admirable, c’est que -peut-être... - ---C’est que peut-être elle a raison! - -Ce n’est pas moi qui ai dit cela, c’est Lully, Lully, l’enfant qui vient -à nous, en tenue de chasseur, les canons à l’épaule, débouchant d’une -piste invisible de la forêt. - -Et c’est Lully qui ajoute encore, marchant à nos côtés et balançant, de -la main qui ne tient pas la crosse, une longue fleur odorante: - ---Orgueil de l’homme qui veut suspendre sa durée périssable, sa petite -moyenne de quarante années à de poudreuses œuvres centenaires! Soif de -l’éternité misérablement étanchée à une grappe de générations!... Mais -que voulez-vous que cela fasse, dites, vos travaux, vos monuments, vos -chemins de fer, hein, Moutier, qui dureront combien, vingt, trente, -deux mille ans, à celle qui porte dans ses flancs toute la lignée -indéfinie des bâtisseurs? - -Aucun de nous ne répond à Lully. Déjà l’heure rose, jaune et bleue -s’éteint et le soir commence à peser, le soir où l’on évite de parler, -comme si les paroles prenaient brusquement un poids étrange, qui les -rend dangereuses à introduire dans les cervelles... Nul oiseau ne coupe -la fente claire; mais, de-ci, de-là, quelque papillon, luné de bleu, -volète d’une muraille à l’autre, comme affolé par l’impénétrabilité de -la paroi. Nous nous collons silencieusement au talus de la voie, lorsque -reparaît, lanternes allumées, le tilbury garni de ses blanches -conductrices, derrière qui chevauchent, tête nue, les époux. Et c’est -seulement au moment où, ayant atteint, à notre tour, le nœud de -bifurcation, nous découvrons le marais, sur lequel traîne un dernier -reflet rouge, que Lully s’exclame, avec une gambade d’écolier: - ---Zut! Trop tard, pour aller voir les grues antigones danser devant le -coucher du soleil! - -Sa main désigne, vers l’extrême ouest, au delà de la corne saignante du -marais, tout un pan du ciel bariolé comme une lanterne chinoise, et qui -paraît loin, très loin... - -Lully est resté l’homme des eaux limoneuses, le grand explorateur du -marais. Il connaît les végétations amphibies, les nacres, les corolles -flottantes, les buissons-radeaux infestés d’abeilles, et surtout la -prodigieuse vie ailée que le morne léviathan de Chang-préah détache de -son sein croupi, avec des palpitations lentes ou des jets radieux, le -matin et le soir, à l’heure des prières. - - - - -V - - -Lully a eu tort de forcer ainsi la note sacrilège, de braver si -ouvertement, si obstinément le ma-koui du Gong funèbre. Lully a eu -tort... mais nous! Nous avons eu tort de vivre pour voir cela. Nous -avons eu tort surtout d’emmener Fagui avec nous, et d’arriver ainsi à la -minute précise, juste exprès pour voir... Si nous étions partis dix -minutes plus tard! Si seulement Moutier avait suivi son idée d’aller -changer de canne, avant de se mettre en route! Nous n’aurions pas vu, -nous n’aurions pas entendu!... - -Sans doute, Georgie n’aurait jamais reparu à la popote; mais nous -aurions pu supposer qu’on l’avait assassiné proprement, d’une charge de -plomb ou d’un coup d’anspect, ou que lui-même avait choisi un grand coin -d’ombre épaisse dans la forêt, pour dormir une très longue sieste! Nous -n’aurions pas vu les yeux, ces yeux où toute l’horreur, remontée du fond -de l’être, venait crever en deux bulles noires, affreuses; nous -n’aurions pas entendu le cri, le cri qui secouait, au-dessus de nos -têtes, les colonnes de la vie et auquel notre silence seul était assez -atroce pour répondre! - -Et voilà qu’il faisait très beau ce jour-là, le trente-quatrième de ma -réinscription à la popote, ainsi qu’en pourraient témoigner les cahiers -de Fagui. Il faisait beau, il faisait bon, car un souffle, venant des -bosquets du Paradis, s’était levé vers la quinzième heure. - -Et quand Moutier passa devant ma porte, boitillant mais allègre, et, du -bout de sa canne, me montra le miracle d’un horizon couleur de jardin, -c’est de bon cœur que, pour le suivre, j’abandonnai le misérable carnet -sur lequel j’étais en train de griffonner des pentes et des métrages. - -Nous descendîmes la rive vers l’est, tournant le dos au campement des -indigènes, et, c’est ainsi que nous passâmes devant Fagui, dont la sala -était une des dernières dans cette direction. - -Fagui, assise sur sa terrasse, n’était occupée qu’à déguster la liqueur -céleste et, nous ayant fait un signe, elle se hâta de venir nous -rejoindre, un couvre-chef de fortune épinglé à la hâte sur sa tête. - ---Georgie est déjà parti pour là-bas, nous dit-elle, tâcher de tuer des -marabouts, c’est la bonne saison pour les brins... Si vous voulez, nous -pouvons marcher à sa rencontre. - -Que Moutier ne suivit-il, à ce moment, son idée d’aller changer de -canne! Celle qu’il avait à la main se prêtait assez mal à l’appui. Elle -provenait d’un fléau d’ancienne balance chinoise, dont l’impeccable -rectitude avait séduit Moutier, non moins que l’agencement -hiéroglyphique des petits clous de cuivre incrustés dans son bois pour -indiquer les mesures. - -Moutier avait pour ce bâton une prédilection, où se mêlait un rien de -coquetterie, de cette coquetterie, un peu inattendue dans ses choix, -spéciale aux hommes qui ne sont pas coquets. - -Bref, nous partîmes ainsi à l’heure que le destin voulait, que voulait -le Gong peut-être, pour ébranler nos cœurs d’un coup retentissant, au -seuil de leur folle entreprise. - -Nous partîmes. Nous avions la forêt à main gauche, toute luisante des -bosselures métalliques de ses feuillages, et, à droite, le marais. - -Marais, le mot n’est peut-être pas très exact pour ce vaste réservoir -d’eaux limoneuses qui adopte, vers l’ouest, les alourdissements d’un -dessin de mamelles, dont deux arroyos figurent les pis nourriciers. -Marais, non. Toute cette masse filante et boueuse glisse, d’un mouvement -imperceptible mais sûr, qui suffit à la nettoyer des joncs et permet que -l’odeur n’en soit pas pis que fade,--rien autre qu’horriblement fade. - -Fagui marchait entre nous, en sorte que, tout en causant, je pouvais -détailler son délicat profil. Il n’était point trop cruellement altéré -par l’épreuve climatérique; mais la nuque mince fléchissait, comme si la -couronne de la chevelure pesait sur elle, de tout son poids de métal -précieux... Et déjà la crainte des flammes de l’air qui donne à tous -ici, si l’on n’y prend garde, l’habitude de marcher comme les bêtes, les -yeux vers la terre. - -De quoi pouvions-nous causer? Comme des marins de la mer, comme des -chasseurs de gibier, comme un vigneron de sa vendange, comme une mère -de son fils, comme un soldat de l’ennemi, nous causions de lui, du -kilomètre 83, de l’espoir de le coucher bientôt sur son lit de béton, -d’achever le travelage, de voir tendus les quatre rails, fins et -brillants comme des cordes de guitare... Ah! la belle sérénade, ce -soir-là! - -C’est Moutier qui se révélait ainsi poète, en clopinant. Il était tout -joyeux, tout inspiré. Le matin même avait commencé de fonctionner -l’organisation qui doublerait le nombre des trains de ciment arrivant -quotidiennement de Battambang. - -Il y avait bien les cent dix-huit coolies et les deux contremaîtres -marqués d’une petite croix noire, au rapport hebdomadaire... - -Mais, bah! on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. - -Et puis, il faisait si beau, il faisait si bon, ce jour-là! - -Mais Fagui, levant la tête, dit doucement: - ---Tant pis, si cela marche bien, tant pis, si c’est bientôt fini! - -Moutier fronça les sourcils, entendant ces paroles. Mais Fagui répéta de -la même voix douce, avec un pauvre petit sourire, un sourire qui me -faisait le même effet que lorsque je voyais à ses lèvres, au lieu d’un -bel œillet de France, quelque triste fleurette du marais. - ---Oui, tant pis, tant pis pour moi! Vous autres, vous ne pensez jamais à -cela! vous faites votre œuvre, vous avez votre but, il brille devant -vous... Mais, nous? Nous sommes casées dans votre ombre, tant que vous -êtes loin du soleil!... Lorsqu’on le touche, ce soleil, le jour de -gloire est arrivé, hein! et Fagui n’a plus qu’à disparaître! - -Moutier, un peu gêné, tenta de protester, en secouant la tête avec -énergie. - ---Vous savez bien, Fagui, que vous pouvez compter sur l’affection de -Georgie... - ---Oui, ici... et c’est justement pour cela que je souhaite que cela ne -finisse pas. Mais cela finira tout de même. Voyons, Tourange, pourquoi -vous, hommes honnêtes, voulez-vous, sous couleur de gentillesse, nous -faire faire de mauvais calculs? Ici, vous êtes très gentils pour moi, -tous, mais, dans six mois, dans un an, mettons dans deux, vous aurez -quitté le Siam-Cambodge. Vous serez rentrés à Paris, vous aurez des -économies, vous pourrez faire la fête, si le cœur vous en dit; et, si -quelque jour vous rencontrez Fagui à un coin de rue, Fagui, une femme -dont le teint aura gardé des stigmates, une femme qui ne sera pas très, -très élégante... il n’y aura pas longtemps qu’elle aura débarqué,--eh -bien! soyons francs, vous la saluerez, oui, de loin, un peu vite, un peu -honteusement, comme la complice d’une chose dont il vaut mieux ne pas -parler... - -Cette fois, nous protestâmes ensemble véhémentement en tâchant de -trouver des mots péremptoires pour établir la bonne place de notre cœur, -la sûreté de notre mémoire et notre inaptitude reconnue à faire la -fête... Tant que Fagui se prit à rire, ce qui encouragea Moutier à finir -la chose en plaisanterie. - ---D’abord Fagui, dès le débarcadère, sera très élégante; elle aura des -chapeaux où frissonneront tous les brins de croupion des marabouts -massacrés par Georgie en son honneur. - -Sur quoi, Fagui retrouve son sérieux, pour affirmer gravement, la -malheureuse, que c’était elle en effet qui avait conseillé de ne pas -laisser passer la bonne saison des aigrettes et des marabouts. Car si, à -Chang-préah, il n’y avait pas lieu de se tourmenter outre mesure des -frais de modiste, il fallait bien, en conséquence de ce qu’elle venait -de nous exposer, penser à l’avenir... - -Et juste, comme elle répétait: «J’ai profité de ce beau jour pour -envoyer Georgie», juste comme elle achevait d’assumer bénévolement la -conduite des rouleaux écraseurs du Destin, un coup de feu éclata sur la -droite. - -Il y avait là des bouquets de ces arbres à troncs blancs, amis des -terres inondées, que l’on appelle en Cochinchine «des trams»; et leurs -feuillages depuis un instant nous masquaient la rive. - -Par-dessus les cimes, nous vîmes monter, pattes pendantes, très haut -dans l’air doré, un marabout au manteau de cendre, et quelques paires -d’ailes moins notables; et nous courûmes vers la détonation, en hélant -joyeusement. - -Alors éclata le cri, le cri de l’homme happé par le marais! Et nous -vîmes la tête à fleur de boue, la tête, seule, comme hors d’une cangue, -la tête, et, trouant la tête, cette bouche noire d’où sortait l’appel -épouvantable, ininterrompu, jusqu’à ce que, d’un coup, le flot immonde -l’eût bâillonnée... - -Je pense que les naufragés, qui ont surpris, d’un radeau, certain -bouillonnement roux autour de celui des leurs glissé par mégarde, et qui -ont constaté les suites, sont à même d’apprécier la qualité de nos -réflexions pendant ces vingt secondes. Cependant nous fut épargnée -l’horreur de voir remonter quelque chose à la surface. Cela fit -seulement un trou sale dans le joli tapis vert, qui donnait, au soleil -couchant, l’illusion d’une pelouse où mener folâtrer des jeunes -filles... En arrière s’alignaient des buissons sordides, par lesquels -avait dû arriver Lully courant vers la pièce abattue. - -Bien entendu, je n’observai pas cela tout de suite, ma principale -besogne ayant été d’abord d’empêcher Moutier de se jeter aussi -là-dessus, ce que j’obtins en le lançant à la volée--il n’est pas très -lourd, le malheureux--contre un tronc de tram. Ce détournement d’idée -l’amena à casser des branches avec frénésie, ce en quoi je l’aidai tout -aussitôt, à dessein d’en joncher le faux gazon et de gagner des mètres à -plat ventre. C’était aussi vain que de semer de la paille sur le Mé-Kong -pour construire un pont, et, après dix bonnes minutes, pendant -lesquelles je laissai les nerfs de Moutier se détendre à cette besogne, -comme le crépuscule commençait à s’assombrir, je lui fis remarquer qu’il -était temps de ramener Fagui à la maison. Elle avait fait moins de -manières que Moutier, et s’était contentée de tomber raide et de rester -là, toute blanche et les yeux fermés. - -Les trams nous fournirent encore de quoi confectionner une litière pour -la rapporter jusqu’au chemin de rive. Elle n’était plus évanouie, mais -s’obstinait à nous regarder, les dents serrées, les yeux -extraordinairement foncés, virés au noir, et sans faire mine de bouger. - -Nous repartîmes ainsi, entre chien et loup, Moutier ayant lâché sa canne -pour empoigner les deux brancards. Je savais bien qu’en l’état de sa -jambe, nous ne pourrions aller très loin dans cet équipage; mais je -tenais à l’éloigner suffisamment de l’endroit. Après un quart d’heure de -marche clopinante, je lui proposai de faire halte, et lui confiant Fagui -et le soin de l’éventer--car le bourdonnement des moustiques -s’accroissait avec l’opacité des ténèbres--je pris le pas gymnastique -vers le camp. - -J’en revins avec le docteur et des coolies, et des lanternes, cordes, -perches et planches. Tout ce dernier attirail était, je l’imaginais -bien, superflu. Mais je tenais à satisfaire Moutier et les nerfs en -révolte de Moutier. Fagui était debout quand j’arrivai. Elle ne -manifesta rien devant mon peloton de sauvetage et se laissa emmener -sans difficultés, toujours muette, par le docteur. - -Nous autres, nous retournâmes au bois de trams et commençâmes notre -travail aux lanternes. Nous finîmes par lier une façon de radeau, qui -nous permît de venir à l’aplomb du trou, reconnaissable, comme un accroc -au milieu du drap d’un billard. - -Mais c’est en vain que nous sondâmes, sur place et alentour, avec nos -perches et nos cordes à grappins. Ce n’était pas, je m’en doutais, un -marécage aux croupissements léthargiques que cette fosse de Chang-préah; -mais, sous la peau figée de la surface, un véritable fleuve de limon -s’ébranlait, avec un courant et des remous. A un moment donné, la lune -s’était levée, tout exsangue, au ras de cette plaine hypocrite, et cela -m’avait fait mal... Elle avait dépassé le zénith et jetait sur le marais -une grande nacre glaciaire, que Moutier ne voulait toujours pas se -décider à partir. Quand il fut enfin convaincu de l’inanité de nos -tentatives, il se mit à jurer comme un païen, puis à hurler que Georgie -ne s’en irait pas comme un chien crevé, qu’il allait lui bâtir un -monument mémorable, qu’on coulerait dans le trou, en guise de -fondations, tout le ciment du kilomètre 83, duquel kilomètre, lui -Moutier «avait sa claque», et que tous les bonzes viendraient se mettre -à genoux devant le monument, et tous les coolies, encadrés de leurs -caïs, de même, et qu’il flanquerait de sa main la cadouille à tous ceux -qui ne s’agenouilleraient pas convenablement... - -Et, tout d’un coup, il lui vint une idée beaucoup plus simple, qui le -calma comme par enchantement. Il souleva son chapeau et resta tête nue, -deux minutes, face au trou. Et je fis comme lui, un peu honteux de -n’avoir pas eu cette idée-là plus tôt, au moment, par exemple, que les -yeux du petit dégageaient toutes les épouvantes, toutes les -miséricordes, et toutes les écumes de la vie, pour nous demander, en -échange, ah! Dieu sait quoi! - -Moutier eut sans doute le même sentiment, car je vis son regard fuir le -mien, tandis que, de sa voix ordinaire de chantier, une voix un peu dure -et basse, il commandait le rassemblement des coolies. - - - - -VI - - ---Grande secousse nerveuse. Folie guérissable, sans doute... Ne pas la -contrarier, résuma le docteur. - -Et il insinua que, si ces dames voulaient se charger de Fagui, elle se -laisserait probablement emmener sans résistance à la troisième rivière. -Ce qui serait une solution point mauvaise, étant donné qu’elle ne -voulait pas rentrer chez elle. - ---Je suis débordé de l’autre côté, mon pauvre Tourange, et en -avertissant seulement madame Vallery, qui me paraît être la tête froide -de là-bas, de ne pas trop se laisser impressionner par le cri... - ---Quel cri? interrompis-je, avec un petit serrement de gorge, au -souvenir... - -Le docteur ajusta son binocle sur son nez. - ---Au fait, je ne vous ai pas raconté ce que je suis devenu, hier soir, -quand vous me l’avez confiée. Tout alla bien pendant les premières -minutes. Fagui s’était mise debout et marchait à mon côté -tranquillement, la tête basse; pour plus de sûreté, j’avais pris son -bras... Tout alla bien jusqu’à ce tournant où le chemin laisse à droite, -vous savez, tout un chapelet de petites mares, pas très loin de -l’ancienne sala de Barnot. Comme nous attaquions le tournant, voilà -qu’un cri de perdu nous part quasi dans les jambes, un de ces affreux -cris de grenouille déglutinée par le serpent d’eau... Et, tenez, -précisément, la nuit de Barnot, vous rappelez-vous, nous eûmes une -sérénade de ce goût-là... Point surprenant qu’en recevant cette musique -dans les oreilles, la pauvre femme soit retombée raide, avec de grands -tremblements dans tout le corps, comme s’il y passait des décharges -électriques!... Grenouille, contractions, je pensais à l’expérience de -Galvani, était-ce bête, hein!... Il a fallu la recoucher sur sa litière -et la transporter comme une blessée. Je comptais la déposer sur son lit, -m’en remettre à la congaïe du soin de la dévêtir, et passer la nuit -dans la chambre voisine, à toute éventualité. Mais, sitôt sa porte en -vue, la voilà qui bondit sur ses pieds, et, quand je veux l’engager sur -l’escalier de sa véranda, qui me résiste et se met à crier, à crier, à -la façon de la grenouille... Ma foi, je l’ai ramenée jusque chez moi. -Elle a été bien gentille, la pauvre, sauf que jusqu’à quatre heures du -matin, par intervalles, elle lançait ce cri déplorable, pendant une -dizaine de secondes, de moins en moins fort... à la fin tout doucement, -comme pour elle... et puis, elle s’est endormie. Ce matin elle est très -calme; elle cueille des branches dans mon jardin et les met dans les -pots que lui présente le boy. - -Je serrai la main du docteur. - ---Vous avez raison, dis-je. Le meilleur serait de l’éloigner d’ici pour -quelques jours, de la transplanter dans un milieu où rien ne soit pour -la froisser. Je crois qu’en effet madame Vallery est la femme de la -situation. Je l’ai vue s’occuper de la congaïe de Dumoulin, mon -contremaître, et cependant nous savions tous le vrai nom de la diarrhée -de cette malheureuse... _Good bye_, docteur! Je vais parler à madame -Vallery. - -Hetty Dibson, chez qui, le temps de sauter en selle, je me suis rendu, -s’est avérée la tête froide et solide que nous espérions. Il fut convenu -que, l’après-midi même, elle viendrait chercher Fagui en tilbury, et -qu’un paquet de linge et d’objets de toilette, préparé par la congaïe, -suivrait. Elle voulut me garder à déjeuner, mais je déclinai son -invitation, ne me souciant pas de laisser Moutier seul à la -popote,--elle était déjà bien assez vide! - -A onze heures et demie, je me retrouvai donc tête à tête avec André. Sa -mine était mauvaise, je ne pus m’empêcher de lui conseiller un peu de -repos. Mais il haussa doucement les épaules et me répondit, avec un -sourire paisible, que le plus simple était, maintenant que la machine -était lancée, d’espérer qu’elle tiendrait jusqu’au bout. Puis, il -m’entretint, sans transition, des mesures qu’il avait arrêtées dans la -matinée. Mesures dont j’aurais été surpris, sans doute, il y a quelques -mois. - -Il m’annonça qu’il avait demandé au Père du May de venir réciter les -prières funèbres sur l’emplacement où était enfoui--il hésita à -prononcer le mot--Lully; que lui-même se proposait d’accompagner le -Père, et que, plusieurs contremaîtres ayant manifesté une résolution -semblable, il avait décidé que la cérémonie aurait lieu au coucher du -soleil, à la fin du travail, laquelle fin serait devancée d’une heure à -cet effet. - -Je l’assurai de ma volonté d’être à ses côtés, et je réclamai d’avertir -le docteur et les gens de la troisième rivière, à l’exclusion des dames -qui seraient occupées ailleurs; et, à ce propos, je lui rendis compte de -l’emploi de ma matinée. Il nous approuva de point en point et ajouta -seulement: - ---On ne peut laisser la sala abandonnée aux congaïes et aux boys. Allez -faire un inventaire. Mettez de côté ce qui, papiers ou souvenirs, peut -intéresser la famille; on l’expédiera à Battambang. Pour le mobilier et -le linge de la maison, on les dirigera peu à peu vers la troisième -rivière. J’imagine que vous n’êtes pas un homme de loi--en disant ces -mots, il me regardait dans les yeux--et que nous ne chicanerons pas ici -sur l’union libre. - -Nous mangions vite, évitant instinctivement de regarder autour de nous, -et de constater par exemple que les bouquets des vases auraient dû être -changés. Ils avaient été faits, la veille, par Fagui, avec ces plantes -du marais, dont les fleurettes sont pareilles à des gouttes de cire -rouge, et dont les feuillages noircissent et se corrompent très vite à -l’air pur. - -Comme nous avalions le café, nous entendîmes un pas monter la véranda, -un pas d’Européen, nous ne pouvions nous y tromper, tout assourdi qu’il -fût par la chaussure chinoise, et le Père du May apparut dans -l’encadrement de la porte. A l’exception de la botte de toile à semelle -de feutre, son costume était celui des prêtres français: soutane -d’anacoste noire, rabat bordé de perles blanches, ceinture à la taille -et barrette sur la tête. Il avait la main gauche fermée sur son livre, -et la droite, celle qui venait de déposer le parasol contre un poteau de -la véranda, passée à la ceinture, selon un geste qui lui était familier; -et, quoique, à son essoufflement, on pût deviner la rapidité de sa -course, son visage était sec et sans rougeur. - -Moutier vint avec empressement à sa rencontre et lui offrit un siège; -mais il le refusa, d’un geste de la main qui tenait le livre, et, -debout, nous exposa l’objet de sa visite, de la voix grise qui était la -sienne, et sans se départir de ce sourire qui ne quittait guère ses -lèvres soigneusement rasées, mais qui ne découvrait jamais les dents. - -Il exposa qu’un grand nombre de ses chrétiens faisaient partie des -équipes placées sous les ordres de M. Lully, et, sachant qu’on devait -aller dire des prières pour lui, seraient heureux de grossir le cortège -de leur présence et de celle de leurs camarades. - ---Je crois pouvoir répondre du bon ordre, monsieur, ajouta-t-il. Mais, -vous n’ignorez pas le goût de tous les Asiatiques pour les pompes -funèbres. Verriez-vous un inconvénient à ce qu’ils donnent, à cette -occasion, libre carrière à leur fantaisie? Bien entendu, je serai là -pour veiller à ce qu’elle ne dépasse pas certaines bornes. - -Moutier octroya toutes les permissions, et félicita même chaleureusement -le Père des bons sentiments de ses chrétiens. Celui-ci reçut les -félicitations avec son éternel sourire, où l’on pouvait retrouver une -politesse distante d’homme du monde, aussi bien qu’un embarras de paysan -s’astreignant à l’amabilité, s’inclina légèrement, et s’en fut rouvrir -le parasol qu’il avait laissé sous la véranda. - -Moutier écouta longuement le bruit discret de son pas disparaître, comme -volatilisé dans la fournaise extérieure, puis me dit, avec un regard -singulièrement expressif: - ---Personne ne saura jamais les services que nous a rendus cet homme! Je -n’ai pas eu une révolte, pas une rixe, pas un semblant de désordre. Il -n’est jamais venu, comme ne s’en serait pas fait faute quelque _Padre_ -d’ordre inférieur, me harceler de réclamations au nom de ses protégés... -Les bonzes et le pieux A-Kathor ont tout machiné, j’en ai eu les -preuves, pour provoquer une grève et des troubles. C’est à lui, à lui -seul que nous devons de ne pas avoir nos chantiers déserts. Décidément -Mureiro Vanelli est très fort! - - - - -VII - - -Ce fut un étrange cortège que celui que nous menâmes en l’honneur et -sauvegarde de l’âme de l’ingénieur George-Antoine-Louis Lully, décédé à -Chang-préah dans la trente et unième année de son âge. Ce fut un étrange -cortège que celui de cette promenade aux flambeaux, conduite par un -prêtre, et se déroulant comme un dragon fumeux et resplendissant au gré -des méandres d’une rive innommable. Près de douze cents coolies étaient -venus, et--comme on ne pouvait passer qu’à trois de front,--du Père du -May, qui, en surplis empesé de frais, une étole noire au cou, ouvrait la -marche, au vieux Foung-li veillant, à l’arrière garde, sur le contenu -de son hangar vidé, il y avait place pour plus d’une belle ondulation. - -Chacun de ces volontaires portait quelque chose à l’épaule, qui une -hallebarde, qui la tige d’un dais, qui la hampe d’une bannière. Pour -celles-ci, leur soie rouge ou mauve était peinte ou brodée -d’inscriptions, dont le texte avait été soigneusement expurgé par le -Père; un gigantesque drapeau tricolore dominait, comme une tente au -sommet d’une colline, leur peuple chatoyant. - -Les figurants, qui n’étaient pas dépositaires d’un de ces numéros -recherchés du matériel de Foung-li, s’étaient équipés à tout le moins -d’une grosse branche d’arbre, habillée de ses feuillages et retenant à -sa fourche, comme un nid de phénix, une ronde lanterne, jaune ou rose, -ou simplement blanc-de-deuil. Les plus ingénieux, s’inspirant du rite -qui veut qu’à l’occasion des fêtes funéraires, soient exhibés les -simulacres des objets familiers du mort, avaient choisi de confectionner -des grues éclatantes, au bout de longues perches, dans la buée rousse -des fumées. - -Les caïs, le rotin au poing, maintenaient un ordre exemplaire dans les -rangs, et leurs vêtements de gala aux nuances tendres, bleu pâle et -lilas, faisaient des taches miroitantes, comme des plastrons de -cuirasses dans le clair-obscur du cortège. - -Toute cette belle ordonnance ne s’était pas établie, cela va sans dire, -sans à-coups, rumeurs et perte de temps; et il était tout à fait nuit -lorsque nous nous mîmes définitivement en route. - -Immédiatement derrière le Père, marchaient des joueurs de trompette qui -commencèrent à tirer de leurs instruments des sons prolongés, graves et -monotones, comme des glas. - -Oui, c’était un étrange cortège et je suis sûr que Georgie n’en aurait -pas détesté le spectacle pittoresque. Malheureusement je n’avais pour -voisin que ce pauvre Lanier, qui ne cessait de geindre et de s’éponger. -Il me parut insupportablement nerveux, et, comme je lui demandais des -nouvelles de Fagui, tout ce qu’il trouva à me répondre, c’est quelque -chose comme: «Mon cher, si cela continue, dans quelques jours nous -serons tous plus fous qu’elle.» - -Arrivés au bois de trams, nous nous entassâmes tant bien que mal sur la -rive ferme, et laissâmes le Père entonner les prières et purifier le -marais d’eau bénite, dans la direction de l’endroit... - -Toute la foule des coolies chantait, à son signal, le _Dies iræ_ avec -une prononciation des mots latins à la française et une justesse -d’émission des notes du plain-chant stupéfiantes. J’observais -curieusement ces faces placides essayant de se terrifier chrétiennement -à l’évocation des tribulations redoutables par lesquelles doivent passer -les vénérés ancêtres... Et jusqu’à quel point le Père était parvenu à -opérer cette transmutation des cervelles, c’est ce que je ne voudrais -guère approfondir. Mais je sais qu’en revanche, pour nous autres, une -transmutation contraire n’était pas loin d’être réalisée, et que cette -prose funèbre nous semblait aussi peu de saison qu’un vêtement noir, par -exemple. - -Nous étions là, nous le sentions bien, pour rendre hommage à notre -camarade, ouvrier de l’œuvre, et, par-dessus l’ouvrier, à l’œuvre -elle-même, et, par-dessus l’œuvre, à Celui qui, comme avait dit Moutier, -a qualité pour ramasser tous ces hommages, comme le bonze son riz... Et -notre âme était sereine et joyeuse, je le jure! - -Il n’y avait une toute petite exception peut-être que pour ce malheureux -Lanier qui, visiblement, ne gouvernait plus ses nerfs. Et lorsqu’au -moment du _Tuba mirum spargens sonum_, les trompettes crurent bon de -scander le chant de quelques meuglements qui se répercutaient sur l’eau -lourde comme un miroir de bronze, voici le pauvre homme qui se met à -pleurer, comme si c’était sa jeunesse et sa joie qu’on jetait à l’abîme. - -Cependant, quand ils eurent fini de faire monter le chant terrible vers -le Dieu de l’Universelle Vengeance, les choristes passèrent à quelques -cris plus nationaux, à destination spéciale du ma-koui de Chang-préah; -et ce faisant, brandissaient les oiseaux de papier et de feu vers le -ciel écrasant. Et juste, à cet instant, la lune se leva, ronde et -cuivrée comme un gong, et sa lumière fut vite assez abondante pour qu’au -retour on pût éteindre les lanternes, par économie, sur l’ordre du -Père. - - - - -VIII - - -Il y a quelque chose de plus au fond du marais, et que le Père n’ira pas -bénir! Quelque chose que le docteur et moi avons jeté hier soir, et qui, -Dieu nous entende! ne remontera pas des tréfonds... - -J’avais employé la sieste à inventorier la succession de Lully. Point -n’était matière à gros travail: des papiers, une montre, des bibelots -personnels, les hardes du défunt, comme disent les formules -officielles... Du tout, avec l’aide du boy, j’avais empli quelques -caisses, bien assaisonnées de poivre du pays, que Battambang se -chargerait de faire parvenir à qui de droit. La moitié de l’argent, -quatre cents piastres environ, devait prendre dans une enveloppe -cachetée le même chemin. L’autre moitié de l’argent et les meubles -restaient, jusqu’à nouvel ordre, la propriété de madame -Françoise-Marguerite Dumont. Tout ce mobilier, y compris le piano à -table mécanique, valait, d’ailleurs, sans plus, les frais de son -transport. Quant à ces meubles spéciaux que représentaient les oiseaux -empaillés, nous avions décidé, Moutier et moi, M. Vallery assistant à la -délibération, qu’ils étaient censément passés au feu des enchères et -adjugés, sous astreinte de rester momentanément sur leurs perchoirs; à -savoir, à Moutier, le lot des rapaces, à Tourange, celui des échassiers -et des palmipèdes. Ce qui permit de joindre quatre billets de cent -piastres à chacune des bourses de la communauté. - -Il ne me restait plus qu’à pénétrer dans une petite pièce que Lully -appelait son atelier, sans que j’eusse jamais su au juste à quels -travaux il s’y livrait: peinture, photographie, menuiserie. A vrai dire -nous le soupçonnions plutôt de manigances artistiques, mais il était, -sur ce chapitre, d’une réserve qui tantôt vous présentait les voiles -d’une timidité virginale et tantôt les verrouillements inquiétants d’un -arcane d’alchimiste. La chaleur était très dure, et le peu de mouvement -que je m’étais donné avait suffi à procurer à mon épiderme la tonicité -d’une vieille serviette de bain. En ouvrant la porte que je franchissais -pour la première fois, j’éprouvai une sensation marquée de fraîcheur, -que je m’expliquai d’abord par l’orientation de la pièce, mais je -flairai en même temps une odeur bizarre et fade, dont je n’analysai -exactement la désagréable fadeur, qu’après avoir vivement poussé le -volet de bois plein de l’unique fenêtre. - -C’était l’odeur même du sommeil du marais, du limon des couches -profondes... Et, en effet, au milieu de la pièce, un grand baquet -débordait d’une glaise gluante et rougeâtre. A sa couleur, j’en reconnus -l’origine; elle provenait à coup sûr du banc argileux qui venait -affleurer la rive, au sud de la digue. Une ancienne tradition locale -attribuait à cette argile des propriétés plastiques et céramiques égales -à celles des meilleures terres de Cay-may en Cochinchine, encore que son -exploitation demeurât englobée dans l’anathème général jeté sur le -domaine du Gong. Mais Georgie bravait l’anathème! - -Outre le baquet, il n’y avait dans la chambre qu’une façon de sellette -de sculpteur et, sur une alignée de planches en étagère, tout ce qui, -modelé par les doigts de Georgie, était passé de cette sellette sur les -planches. Mes nerfs sautèrent à la révélation de ce musée des horreurs, -complément inattendu du beau cabinet. - -Toutes les bêtes gluantes, toute cette faune grouillante, innommable et -répulsive des eaux épaisses comme le sang, tout le cauchemar flasque, -gélatineux, visqueux, pustuleux, écailleux du marais, chéloniens, -sauriens, et batraciens, têtards, tritons et salamandres, escargots -géants, sangsues gonflées comme des outres, tortues à têtes de crapauds, -ignames à la langue de serpent, serpents à la peau de poisson, défilait -là. Par surcroît, la fantaisie tératologique de l’artiste avait enchéri -sur celle de la nature. Une ingéniosité abominable, amalgamant le -démesuré et le disproportionné, greffant le biscornu sur l’amorphe, -avait trouvé moyen d’épanouir, jusqu’à la splendeur, la monstruosité. - -Des yeux, comme des bulles délétères, étaient sur le point de crever, -des ventres, pareils à des sacs à glandes, tenaient des conciles, des -pattes proposaient leurs membranes tendues, semblables à des ailes de -vampires... Et tout cela dégageait, comme la sienne propre, l’horrible -odeur fade du limon originel, en dépit de l’enduit de couleurs glauques -ou jaunâtres, dont il était comme huilé, et dont les poudres--sans -doute, quelque héritage du vieil An-Hoan,--emplissaient encore, à même -le plancher, des fonds de frêles coquilles. - -Fasciné et écœuré tout à la fois, je ne bougeais pas du milieu de la -pièce, n’arrivant ni à secouer le malaise, ni à briser le charme qui -immobilisait mes regards devant ces démences. - -A la longue, la découverte d’un papier, cloué comme une étiquette, au -rebord d’une des planches, me décida à faire quelques pas en avant. Sur -le rectangle blanc, simple feuillet détaché d’un carnet, je lus alors -ces mots inscrits de la main même de Lully--je reconnus, sans -hésitation, la grande écriture pointue et déversée de Georgie, aussi -bien que l’encre très noire dont il avait coutume de se servir, et qui -semblait encore toute fraîche sur la pâleur du papier: - -_Ne pas toucher en cas de malheur, briser sur place et rejeter les -débris au marais_. - -Ce qui suivit, je ne saurais prétendre que je m’y sois résolu, ayant -consciencieusement délibéré, m’étant soucié de soupeser mes -responsabilités contradictoires d’exécuteur testamentaire. - -Non, ce fut un geste, une détente de nerfs, l’acte impulsif d’un -fiévreux, d’un mauvais dormeur peut-être... ou d’un homme à l’œil trop -sain, je ne sais plus... Je sais que je bondis dans la pièce voisine, et -que là, ce fut un T, un T d’ingénieur, en bois de fer et lourd comme un -marteau, qui me tomba sous la main. Je sais qu’armé de mon T, je revins -dans l’atelier et commençai de frapper. - ---Ah çà! Vous avez l’air d’un moine abattant les idoles à coups de -croix... - -C’était le docteur qui apparaissait sur le seuil, les yeux arrondis -derrière ses verres. - ---J’ai oui ce vacarme de vases brisés; je ne m’attendais guère à vous -trouver dans ces fonctions d’iconoclaste. - -Ces quelques mots me calmèrent, ou plutôt transformèrent ma frénésie en -résolution non moins sauvage, mais froide. Je montrai du doigt au -docteur le papier toujours cloué sur sa planche, puis, les deux ou trois -monstres encore entiers, et méthodiquement, comme une cuisinière passe -un lapin au hachoir, je fracassai une grenouille à bec de garudda. - -Le docteur avait lu le papier et m’avait regardé faire. - -Il ajusta son binocle et prit sa tête de retour du congrès de -neurologie. - ---Georges Lully portait l’étoile de la folie sur le mont de Jupiter de -sa main de saturnien, dit-il sans broncher, et, c’est trop tard pour y -rien changer, mais, pour vous, mon bon Tourange, il est encore temps, et -vous allez me promettre de passer vos siestes à l’ombre de votre toit -et, si possible, sous l’éventail de votre boy. - -Je lui tendis mon poignet à tâter, en souriant. - -C’était vraiment la crème des garçons que notre docteur, et je ne -pouvais lui faire un reproche de penser, par profession, un peu plus aux -vivants qu’aux défunts. - ---Docteur, dis-je, je vous promets cela. Mais, en revanche, vous me -promettez, vous, de ne souffler mot à quiconque de ce que vous avez vu -dans cette chambre? - -Il parut réfléchir un instant, puis répondit avec lenteur, scandant ses -paroles d’un hochement de haut en bas. - ---Oui, moi aussi, je crois que cela vaut mieux... Seulement, -ajouta-t-il, en promenant ses regards sur les débris épars dans tous -les coins, qu’allez-vous faire de toute cette poterie? - ---Ce qui est écrit sur le papier; la jeter au marais, dès la nuit venue. - -Le docteur s’approcha d’un tas de décombres particulièrement volumineux -et l’éparpilla du pied. - ---Ma foi! proposa-t-il, je vous y aiderai bien volontiers. - -La proposition me fit plaisir, et, en même temps un peu honte, et je -tâchai de lire sur son visage s’il avait présumé que j’aurais eu peur, -oui, peur, ou tout au moins ennui à aller tout seul au marais avec cela. -Mais il redressait son binocle de l’air le plus bonasse du monde, et me -prit par le bras pour sortir de la chambre, dont j’emportai la clef. - -Vers sept heures, à la nuit noire, nous y revenions comme des voleurs et -nous hâtions de déménager les ruines du musée des horreurs dans de vieux -sacs à paddi, où elles se heurtaient avec un bruit d’ossements. - -Nous avions décidé de les jeter à la pointe du nord-est, le plus loin -possible de Georgie, «afin, dit le docteur, que la bénédiction du Père -ne s’égarât pas sur leurs peinturlurages hérétiques, au cas où ce saint -homme viendrait à récidiver du côté des trams». Mais, nous n’avions pas -songé que le bas niveau des eaux rendrait impossible à notre sampan le -passage au-dessus du seuil; si bien qu’arrêtés, nous ne trouvâmes rien -de mieux, comme solution, que de lancer les sacs, de toute la force dont -nous étions capables, contre les piles d’une arche. Nous entendîmes un -dernier «ploc» d’émiettement, au contact de la dure muraille bétonnée; -puis, la lourde surface, vaguement rougeoyante des reflets de nos -lanternes, s’entrouvrit sans éclaboussures, à hauteur à peu près de -l’hectomètre 7 du kilomètre 83. - -Cette petite expédition m’avait mis quelque peu en retard pour le dîner. -Mais Moutier m’attendait sans impatience, la jambe allongée sur un -fauteuil, une cigarette aux lèvres. Je lui rendis compte de mon -inventaire, passant toutefois sous silence ma découverte de l’atelier. - ---Vous n’avez rien trouvé d’extraordinaire? - -Je m’imaginai presque qu’il avait dans la voix une intonation -préméditée, quasi anxieuse, à tout le moins plus marquée que ne le -voulait la banalité de la question. J’esquissai néanmoins un geste -évasif. - ---Tous les paquets, éludai-je, doivent aller, je crois, de Battambang -chez mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à -Lons-le-Saulnier, Jura, car c’est à cette adresse, n’est-ce pas? que -Georgie envoyait ses lettres et ses chèques. Ne serait-ce pas une -photographie de cette personne que j’ai recueillie dans un tiroir de -table à écrire?--Et, tirant mon portefeuille, je me mis en devoir d’en -extraire une photographie du format carte de visite, que je tendis à -Moutier. C’était, avec le nom de la petite ville jurassienne dans le -bas, le portrait d’une femme ayant passé la jeunesse et qu’on devinait, -quelle que pût être la date de l’épreuve, coiffée hors la mode et vêtue -de même. - -Quels pouvaient être ses rapports de parenté avec Georgie? Tante? -Cousine? Sœur aux fonctions maternelles, peut-être? Elle avait de Lully -je ne sais quel air tendre et modeste, sous la révolte d’un front trop -somptueusement modelé. - -Moutier avait pris de mes doigts le gris carton glacé et, machinalement, -en tâtait le grain, sans détacher ses yeux de l’épreuve. - ---Êtes-vous physionomiste? me demanda-t-il tout à coup. - -Et sans attendre ma réponse, il ouvrit son veston et y glissa l’image. - ---Je la garde, dit-il. Si je rentre en France, j’irai à Lons-le-Saulnier -rendre visite à la personne en question. Si je reste ici, ma foi, vous -saurez où retrouver son portrait, et à quelle adresse lui en faire -retour. - - - - -IX - - ---Je t’interdis de continuer cette intimité déplacée avec madame -Vallery... - -Au ton dont ce benêt de Lanier a proféré cette injonction maritale, je -prévois une vive réplique de sa jeune épouse, puis quelqu’un de ces -intermèdes de la vie conjugale, médiocrement divertissants pour qui, -comme moi, sous couleur d’invitation à déjeuner, s’y trouve convié. -Mais, contrairement à mon attente, cette fine abeille a pris son air le -plus candide. Ses sourcils s’arrondissent au-dessus de ses yeux tout -clairs, de ces yeux où il y a toujours de la poudre d’or pour sécher les -mauvaises larmes. - ---Pourquoi donc? soupire-t-elle ingénument. N’est-elle pas la femme de -ton chef? - ---D’abord elle n’est pas sa femme. - ---Bon! A Battambang c’est toi-même qui m’as expliqué gentiment qu’ici il -ne fallait pas se montrer trop exigeant sur les actes de mariage... -lequel d’ailleurs, en l’espèce, peut très bien exister... est-ce qu’on -sait jamais, avec les facilités que donne la loi anglaise? Il peut -parfaitement se faire que cette pauvre Hetty ait été calomniée par de -méchantes langues! Tu sais bien qu’il y en a partout... Est-ce qu’on n’a -pas raconté que je me polissais les cheveux avec des tampons d’herbes de -sorcière ramassées par ma congaïe? - -Et l’épouse légitime soulève avec la main, comme un fardeau accablant, -le trésor de cette chevelure au brillant naturel, qui écrase son jeune -front en moiteur. - ---Se peut que j’aie dit cela à Battambang, réplique Lanier brutalement, -mais ici, c’est une autre affaire... - -Il s’arrête un instant, et soudain ses yeux commencent à fureter, à -droite et à gauche, dans les coins de la pièce. Ah çà! qu’a-t-il donc -aujourd’hui? Le soleil lui a-t-il tapé sur le crâne? - ---Ce que je ne veux pas--il crie presque et, ma parole, ses dents -grincent,--ce que je ne veux pas, répète-t-il... - -Et il lance le geste de frapper violemment sur une table; mais comme -celle qui se trouve là, sous sa main, est une fragile table de rotin, où -il n’y a pas place pour une paume, attendu que la tasse à café, le -cendrier et la boîte d’allumettes suffisent à l’encombrer, Lanier reste -soudain tout coi, les doigts arrêtés dans leur élan, et achève d’un ton -radouci, presque geignard: - ---Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle passe son temps à te conseiller -de déserter! - -Ho! Ho! déserter! le vilain mot que voilà, M. Lanier! Savez-vous que -vous n’êtes qu’un triste butor! Savez-vous que vous ne jouez pas ici la -même partie, vous et celle-là qui eut l’extrême douceur de vous y -suivre? Savez-vous que, lorsque vous aurez rapporté en France, à peu -près au complet, votre tête,--peu de chose,--votre foie et vos quatre -membres, le problème sera superlativement résolu pour vous, et, qu’au -pis aller, les litres de lait et de Vichy que vous ingurgiterez pendant -quelque temps représenteront tout au juste les mois de biberon de -l’enfant que vos respectables parents mirent en nourrice au -Siam-Cambodge, avec l’espoir d’en voir revenir un homme; mais que pour -l’enfant qui est là à vos côtés, il s’agit de renoncement à sa -fraîcheur, à sa beauté, à la fleur de sa jeunesse, c’est-à-dire à sa -raison même d’exister; et, que l’expérience qu’elle aura acquise à -Chang-préah des anémies, des hépatites, des jaunes de l’œil et des -bistres de l’épiderme, lui vaudra tout au juste l’avantage d’avoir l’air -d’une sauvagesse au milieu de ses compagnes, et que c’est vous alors, -imbécile, qui la rendrez responsable de l’admirable erreur de sacrifice -qu’elle vous aura consenti? - -Mais je n’ai pas le temps de manifester mon sentiment très vif sur la -question, et pas davantage celui de prendre la défense de madame -Vallery, de rappeler à Lanier que, sans même parler de l’histoire de -Fagui, j’ai vu Hetty Dibson à l’œuvre, au chevet de la congaïe de -Dumoulin, mon contremaître, et, du même coup, à la présidence d’une -tablée de cinq gnôs, dont la mère avait de bonnes raisons pour avoir -oublié de mettre la ké-bat à riz sur le feu. Je n’ai pas le temps de -déclarer que je tiens pour une chose _valuable_ l’amitié d’Hetty Dibson, -car voilà madame Lanier qui s’est levée, s’est approchée de la chaise de -son mari, a jeté ses bras, par derrière, autour du cou de ce dernier, -et commence mille chatteries... Tant que le nigaud remonte le coin de -ses lèvres et se déride, et que moi-même, dont la partie de mesures pour -rien ne semble pas indispensable à ce duo, suis sur le point de -prétexter les exigences de la sieste pour me retirer, lorsque les yeux -sablés d’or jugent à propos de me prendre plus directement à témoin. - ---Imaginez que mon mari a peur que je le quitte! Il sait pourtant -bien...--ici un petit mouvement de volte vers cet époux inquiet et un -peser tendre de la main gauche sur cette tête tracassée--il sait -pourtant bien ce que je lui ai dit: «Tant que cette bague tiendra à mon -doigt...»--cette bague qu’on m’indique d’un avancé du menton, c’est -l’anneau jaune d’une alliance, qui, pour l’instant, brille parmi les -boucles d’une orageuse chevelure brune...--Et, voyez, monsieur, je l’ai -gardée, malgré la chaleur, et on ne se doute pas comme c’est lourd, un -vrai fer de forçat!... Mais tant que cette bague tiendra, ne glissera -pas toute seule, c’est signe que je n’aurai pas assez maigri pour être -obligée de m’en aller! - -Ça, c’est gentil, et mon homme, tout à fait calmé, sourit d’un air de -béatitude un peu niaise. Mais ô femme, ô énigme, ô aiguillon, ô buveuse -d’illogisme, ô fille d’or des vents capricieux, pourquoi, quelques -minutes plus tard, quand je prends malgré tout congé, pourquoi, -bondissante et vive, les cheveux en essaim de guêpes, le rire prêt à -strider, s’arrête-t-elle devant ce bahut de Canton aux lourdes -sculptures funèbres? Il est couvert d’une bien belle plaque de marbre -rouge, ce bahut, d’une plaque de ce marbre de Soui-Tchang, qui a la -somptueuse couleur d’un sang coagulé!... Pourquoi s’arrête-t-elle? -Pourquoi ce coup d’œil aigu lancé à la glace voisine, et pourquoi cette -main qui s’immobilise, pendante, l’annulaire bien à l’aplomb de la -plaque rouge? Et pourquoi décocher avec un sourire terrible, en secouant -cette petite menotte: - ---Là! vous voyez bien qu’il ne tombe pas encore! Mais, par exemple, le -jour où ça fera tin-tin sur le marbre, adieu Chang-préah! Adieu -Siam-Cambodge! Ce sera la clochette du départ... - -Ce n’est plus du tout l’expression de la bonne petite épouse aux -dorlotements de chattemite, que mes regards vont rejoindre au fond des -prunelles mal balayées de leur poussière précieuse, mais quelque chose -de plus pervers, de plus ambigu, où il y a du poison, du défi, et aussi -de l’étincelant à quoi je ne sais pas donner de nom... - -Pour cette fois, c’est Lanier qui courbe la tête. Il tortillonne un -sourire humble et tâche de faire bonne contenance. Mais, à la seconde -même, le boy en train de desservir ayant laissé tomber une cuiller à -café, je le vois au bruit, au tin-tin, mimer impulsivement une grimace -affreuse. - -Et je m’en vais, un peu rêveur, sous la lumière omnipotente, la lumière -qui pèse aux visages comme un masque de plomb, que les frêles visages -féminins ne peuvent porter longtemps, sans cruels stigmates... A cette -heure, le cerveau suit mal le fil d’une idée; il est vite conduit à la -caverne du sommeil. Une seule préoccupation émeut le mien: gagner, par -le plus court, le grand chapeau d’ombre de la chambre que Vallery met à -ma disposition pour la sieste. - -Mais, au réveil, avant de repartir pour le marais, les incidents du -déjeuner me reviennent, malgré que j’en aie, en mémoire. Oui, je -constate chez Lanier une nervosité qui devient inquiétante; et je ne -veux pas quitter la troisième rivière, sans m’être ouvert de mes -inquiétudes à Hetty Dibson, femme de bon conseil et de solide raison. -Après la cagna de Dumoulin, c’est la chambre de Fagui qui nous a servi -de terrain de rapprochement, et j’ai eu ainsi une double épreuve pour -apprécier celle qu’on accusait tout à l’heure de prêcher la désertion. -Je ne peux oublier que c’est elle qui s’est occupée de faire entrer -petit à petit dans la chambre d’ici le mobilier que j’apportais en vrac -de là-bas; elle qui a placé la psyché dans le jour favorable, qui a -disposé de ses mains, sur la table à coiffer, les brosses, les ciseaux, -tous ces menus engins de l’arsenal d’une femme, par la vertu desquels -Fagui, d’abord atone et muette, s’est peu à peu refamiliarisée avec la -vie... En vérité, j’ai beaucoup de gratitude à Hetty Dibson, beaucoup -d’estime pour sa tête froide. - -Elle me reçoit allongée sur sa chaise longue, toute la chirurgie d’un -onglier dans le creux de sa robe, et, cependant que sa congaïe l’évente, -studieusement occupée à faire briller à facettes, à la pâte rose, -l’extrémité de ses phalanges. Ce qui justifie, au skake-hand, -l’exhibition de cinq capsules vermillonnées par le polissoir, au bout -de cinq longues tiges de cire blanche, les doigts nus. Nus, car il fait -si chaud, n’est-ce pas, que le moindre bijou pèse comme un fer de -forçat! - -Et Hetty Dibson, elle, n’a pas d’alliance à préserver de la glissade! -Nus comme le cou, comme les poignets... et, certes ce serait, à brève -échéance, la déconfiture de l’orfèvre Foung-li, si l’on ne faisait venir -maintenant, par son intermédiaire, au lieu de ces insupportables plaques -de métal chaud, quelque jeu de ces belles boules de pierre translucide -et fraîche qu’il est si agréable de rouler dans les paumes, pour tromper -la fièvre. - -Au premier mot que je hasarde sur le ménage Lanier, madame «l’ingénieur -en chef» s’emporte. Lanier n’est qu’un imbécile, un monstrueux égoïste, -et en outre un intolérable caractère, un coléreux... Il devrait être à -genoux devant sa femme au lieu de la tarabuster... C’est un misérable! -Est-ce que tous les gens qui sont là-bas, à travailler sur le marais, ne -se passent pas de leur femme? - ---Sans doute, sans doute...--je bats devant mon visage, de -l’éventail-écran que la congaïe pitoyable m’a tendu--malheureusement, -par le temps qui cuit, il n’y a ni imbéciles, ni monstres, ni -égoïstes... il n’y a que des malades! - -Mais Hetty Dibson, malade de chaleur elle-même, continue à s’en prendre -véhémentement à l’égoïsme mâle en général et à le charger de tous les -méfaits, ce qui peut être légitime, appliqué au cas Lanier, mais -discutable pour le cas Vallery. - - - - -X - - -Je restai quelques jours sans retourner à la troisième rivière. Jours -pénibles, lourds aux épaules, oppression d’une atmosphère en mystérieux -travail. - -Vers le soir, des boules de vapeurs blanchâtres commençaient -d’apparaître sur le marais, s’enflaient, s’épaississaient, se soudaient, -enfouissaient la digue sous leur avalanche cotonneuse, puis roulaient en -vagues molles, qui gagnaient les bords, s’accrochaient aux pointes des -arbres, et déferlaient sur tout le camp, noyant les feux d’herbes -aromatiques allumés par les coolies contre les noirs zanzaris. Le pis -était qu’une fois entré là-dedans, vous aviez l’exacte sensation de -serviettes mouillées d’eau chaude, appliquées sur votre peau et que, ce -nonobstant, vous frissonniez et claquiez des dents... - -Et cela durait ainsi jusque vers deux ou trois heures du matin, où peu à -peu la couche stagnante éclaircie, baissée de niveau, semblait se perdre -par la terre, comme à travers un vase poreux. - -Mon travail m’occupait, à ce moment, assez loin de la rive, dans -l’intérieur de la forêt, et le retour, dans cette brume étrange, était -si désagréable, qu’à la troisième expérience, je décidai de passer la -nuit sur place, dans le camp de mes défricheurs, en un point où cette -marée funèbre n’arrivait pas et où la flamme des feux montait, rose et -brillante, comme une tente de soie. - -Mal m’en prit, d’ailleurs, car le cinquième soir, c’est d’un accès -classique de fièvre des bois que je claquais des dents. Dans le -cauchemar qui s’ensuivit, j’étais obsédé d’hallucinations dont la plus -tenace était celle d’une main suspendue, comme un fruit, au-dessus d’un -lac de sang durci. Une main, comme un fruit très blanc... et, tout d’un -coup, quelque chose comme un pépin d’or en tombait avec un fracas de -gong, et le sang se mettait à se moirer d’ondes plus claires, à tourner -au jaune, à prendre couleur d’eau de marais... - -Au matin, réconforté par un peu de thé, je regagnai Chang-préah, et -rentrai chez moi pour renouveler ma provision de quinine et dormir deux -ou trois heures sur un lit à sommier. Mais à peine avais-je refermé ma -porte qu’elle se rouvrait derrière moi et que Moutier, la mine quasi -plus défaite que la mienne, tombait sur un fauteuil. - ---A-ka-thor avait raison, dit-il entre ses dents, l’endroit est maudit! - -Sans hésitation je prononçai: - ---Lanier? - -Il fit oui, silencieusement, d’une inclination de tête. - ---Racontez-moi le drame. - -Derechef, j’avais lancé le mot sans balancer. - -J’étais sûr--qui dira par quelle prescience?--que, cette fois, ce -n’était ni de paludisme, ni de soleil, ni de dysenterie qu’il était -question. - -Et Moutier me raconta le drame: comment les gens de la rivière avaient -entendu, vers neuf heures du soir, un hurlement épouvantable parti de la -sala Lanier; comment on était accouru, Vallery en tête, et comment ils -avaient trouvé Lanier accroupi dans un angle du salon, comme un singe -dans le coin de sa cage, un coupe-coupe de défricheur dégouttant à la -main et à trois pas de lui, au pied du bahut de Canton, le corps de sa -femme inondé de rouge. Sur quoi, le vieux Vallery avait fait, sans -tergiverser, le seul geste qui convînt, lequel était d’épauler son fusil -et de presser la détente... - ---Heureusement, conclut Moutier, que Fagui n’a rien vu ni entendu de -tout cela! La congaïe a l’ordre de l’empêcher de quitter sa chambre, -jusqu’à ce que tout soit remis en ordre. - -Moutier est le chef, puisqu’en somme Vallery n’est ici qu’à titre -officieux. Moutier a charge de nos âmes et de nos corps... - -Mais, au fond, Moutier nous donnerait tous, nous, notre sang, nos os, -nos bagages, pour un grain de la poussière de ce qui a touché à Lully. - -Je demandai, la gorge sèche: - ---Quelles blessures portait le corps de madame Lanier? - -Moutier me répondit, sans remarquer mon émoi: - ---Deux affreuses entailles de coupe-coupe, dont l’une avait sectionné la -carotide et dont l’autre avait fait sauter l’annulaire de la main -gauche. Nous avons ramassé la bague d’alliance dans une flaque de sang. - -Eh bien! Hetty Dibson, pensez-vous maintenant qu’il est quelquefois -prudent de soigner les malades? - ---Il paraît, ajouta Moutier, qu’un geste de la malheureuse s’amusant à -faire glisser sa bague le long du doigt, comme sur la tringle d’un -baguenaudier, exaspérait depuis longtemps la folie naissante de son -mari. - -Je baisse la tête. Qui pèsera jamais les responsabilités par omission? -N’aurais-je pas pu?... N’aurais-je pas dû, en dépit de l’inconsciente -Hetty?... - ---C’est vous, reprend Moutier, qui aurez encore la corvée de -l’inventaire, mon pauvre ami... Vous demanderez l’alliance à Vallery. - -J’ai demandé l’alliance à Vallery, et voici dans mes mains le frêle -anneau de métal... le cercle si lourd! C’est ce que les bijoutiers -appellent un demi-jonc, et, dans l’intérieur, sont inscrits, comme à -l’ordinaire, les deux prénoms, _Jean-Madeleine_ et une date: 8 ju... -Tiens, quel est ce mois: _juet_? Et au fait ce n’est pas _Madeleine_ -qui est gravé, c’est _Madeine_; et à regarder de très près, il y a là, -semble-t-il, deux défauts dans le métal, deux minuscules ébarbages... Et -soudain une lueur fulgurante zigzague dans mon cerveau. - ---Foung-li! Foung-li! - -Me voici courant sans casque, sous le soleil fou, vers la boutique de -l’orfèvre, la belle boutique pavoisée de frissonnantes bannières -funèbres. - ---Foung-li! tu connais cette bague?... Tu l’as travaillée? - -Le vieux Foung-li prend l’objet sans hâte, le regarde par-dessus, puis -par-dessous ses lunettes, et ainsi de moi-même, et, les yeux obliques, -dans son français le plus appliqué: - ---Oui, monsieur, madame Lanier a porté deux fois cette bague dans ma -maison pour la faire resserrer. - -J’essuie mon front plein de sueur, et j’emprunte au maître orfèvre un -dais d’enterrement, en guise de parasol, pour regagner la sala Lanier, -où je vais dresser un inventaire: un bahut de Canton avec marbre rouge, -une glace usagée et une douzaine de petites cuillers qui font tin-tin... - ---Allons! j’aurai toujours appris au Siam-Cambodge de merveilleuses -bottes de cette escrime féminine à la parisienne qui passe la portée des -coups de poing d’Hetty Dibson... et aussi, j’imagine, quelque notion du -respect dû à ce qu’il y a d’étincelant, parfois, au fond des jeunes yeux -clairs, où glisse un peu de sable d’or. - - - - -XI - - -Trois femmes, moins une... et une qui déserta! - -Il ne reste que Fagui, Fagui la démente, redevenue riveraine du marais, -sous la garde de Moutier. Folie douce, comme l’annonça le docteur, et -dont le détraquement se révélerait à peine, n’étaient d’obstinés -silences, déchirés du cri qui fait mal... Elle sort et erre à sa guise. -Elle contemple volontiers le travail des coolies sur la digue, de loin, -car le vacarme l’effarouche. Mais, surtout, elle aime à se promener sur -la ligne parachevée et relativement déserte, entre la rivière et la -borne du kilomètre 82. Il semble qu’elle éprouve un contentement de -sécurité à sentir, sous ses pieds, le dur lit du ballast. Elle -affectionne aussi les particularités de la voie, les aiguilles, les -bretelles, les contre-cœurs; elle les examine longuement, et, quand les -rails brillent, on la voit s’accroupir, dessiner le geste de les -caresser. Le docteur dit que le séjour ici vaut, après tout, autant et -mieux pour elle qu’un internement à Saïgon, et Moutier ne veut entendre -parler de confier à d’autres qu’à lui-même le soin de son rapatriement. - -Celle qui déserta, c’est Hetty Dibson. - -Le surlendemain du drame de la sala Lanier, elle a déclaré tout net à -Vallery qu’elle repartait pour Hong-Kong, qu’il savait bien, lui, -Philippe, que ce n’était pas pour sa barbiche grise qu’elle était venue -à Chang-préah, mais seulement pour défendre cette pauvre petite Lanier, -qu’à nous tous nous avions trouvé moyen de laisser massacrer, et que, -maintenant, elle n’avait plus qu’à s’en aller... - -Et Pip ne put faire moins que de donner des ordres pour qu’un train -spécial soit chauffé en gare de Chang-préah, et pour qu’une -demi-douzaine d’agents de navigation maritime ou fluviale, tenant bureau -entre le 14° et le 21° degré de latitude nord, soient avisés, par -télégraphe d’avoir à aménager leur meilleure cabine de pont. - -Il faut rendre cette justice à Pip qu’il n’insinua pas une seconde qu’on -pourrait retourner s’installer sous les pamplemousses fleuris de -Battambang. Je crois que le contact du fusil chaud entre les doigts lui -avait suggéré quelques réflexions... C’était une tête grise, et dans son -genre, un vieux dur à cuire; ce n’était pas un barbon. Le nettoyage du -camp de la troisième rivière achevé, il a paru même tout ragaillardi à -l’idée de venir prendre sa place au milieu de nous, sur le front de -bandière. Le voilà devenu riverain du marais, lui aussi, et commensal de -la popote. Pour éviter des conflits d’attributions avec Moutier, il a -pris la direction des travaux d’infrastructure au delà de la borne 84, -sur le segment de ligne dont je poursuis, en forêt, l’exploitation. Nous -avons ainsi l’occasion de nous rencontrer à l’ombre d’un velum de -lianes, propice aux causeries. Il me parle volontiers de ses campagnes -antérieures, des plaines de Syrie, où les trombes, venues des gorges du -Liban, emportaient ses tas de ballast, comme des poignées de grains; des -marais de Thessalie, dont l’asséchement, après des gentillesses -paludéennes dignes de Chang-préah, avait, morts les moustiques, attiré -des légions d’archéologues sur les débris d’un barrage non point khmer, -mais pélasgique: des gisements de pyrites de la côte du Pacifique où, -sur un sol couleur de cuivre, sans une goutte d’eau, sans une touffe -d’herbe à vingt lieues à la ronde, il avait fallu édifier, en quinze -jours, une ville de bois démontable pour six mille mineurs... - -De son aventure avec la Dibson, il ne garde ni rancune, ni honte. La -seule allusion à ce passé qui tomba de ses lèvres eut pour origine le -croisement du petit tilbury noir, délaissé de ses brillantes habituées -et devenu le véhicule d’invalide d’André Moutier, duquel la jambe, -décidément, reste à la traîne... Et l’allusion se borna à une phrase, -prononcée avec un joli sourire de papa, tandis que nous regardions filer -les roues légères, une phrase qui disait quelque chose comme: «Cette -folie avait assez duré!... C’est la pension de mes fils qui bénéficiera -de ma sagesse!» - -Ses fils! Deux jeunes hommes de jolie tournure et de mise élégante, à en -juger par les photographies qu’il m’a montrées avec orgueil. L’un rêve à -sa licence en droit, l’autre se sent du goût pour la peinture... Deux -jeunes hommes aux mains soignées, aux maxillaires un peu flous... Et, ma -foi, reluquant cette jeunesse au poil lustré, et surprenant, un quart -d’heure après, la vieille tête grise suant à se chipoter avec les doigts -jaunes de ses dessinateurs, sous la paillote d’un méchant bureau, je -crois bien que ce n’est pas pour la tête chenue que j’ai eu honte, même -coiffée d’Hetty Dibson! - -Ce qui m’enchante chez Vallery, c’est sa bonhomie devant le bilan de nos -pertes. Il en a vu bien d’autres, quoique, concède-t-il, «si cela -continue un mois ou deux, nous sommes en bonne posture pour le record, -record du pourcentage, bien entendu, car nous ne saurions, pour les -chiffres absolus, mettre notre modeste performance à côté des grandes -batailles comme Suez et Panama. Mais, pour une simple escarmouche de -partisans, le condottiere Vanelli a le droit d’être content.» - -A l’heure qu’il est, voici le tableau: trois mille moins sept cent -soixante, à la colonne «Asiatiques.» A la colonne «Européens», quinze -moins six, resterait neuf; il faut compter les deux hommes de -remplacement, savoir Vallery lui-même et Bob Findlay. Findlay est un -petit Anglais, rose et court de bras, comme une poupée, et qu’à -première apparence une pichenette renverserait, mais qui se soutient -admirablement avec du whisky, du ginger-ale et des fantaisies françaises -à base d’eau, telles que le pernod, le vermouth, la menthe et le -picon... Au demeurant, le meilleur fils d’Albion. On nous l’a fait venir -de Rangoon, où il jouait au polo sur le _recreation ground_, à l’heure -du _tiffin_, ce qui constitue une garantie appréciable d’entraînement -pour le jeu que nous jouons ici. L’idée que, si les ma-kouis s’y prêtent -seulement un peu, nous avons chance de dégringoler le record français, -lui est très _exciting_. Il s’est fait donner les chiffres: 38 pour -100--traversée de la vallée du Nam-ti par le chemin de fer de Laokay à -Yunnansen,--record professionnel, s’entend, car pour le record -amateur,--route militaire de Majunga à Tananarive,--les chiffres n’ont -jamais pu être officiellement homologués. Il s’est fait donner les -chiffres, et tient soigneusement un _score_ journalier; et, pour un -rien, je le soupçonnerais de regarder d’un œil sans tendresse notre -docteur qui s’efforce de son mieux à compromettre un si glorieux -résultat. - -Mais, les ma-kouis s’y prêteront-ils? Avec Moutier nous venons d’établir -des pronostics... Il faudrait avoir franchi le marais avant la saison -des pluies, six semaines environ. Cela sera-t-il? Il nous est permis de -l’espérer. Nous commençons à coffrer les derniers bétonnages; les -traverses et le ballast sont à pied d’œuvre, nos équipages de bourreurs -ont fait leurs preuves... Oui, dans six semaines, nous aurons mis la -bride au vieux ma-koui fangeux, la sourdine définitive au Gong de -malheur... - -Quand Moutier prononce ce mot: terminus, une flamme rose monte à ses -joues blêmes. _Go on_, Moutier, _go on_! Je sais que la mort de Lully, -son camarade, son frère, lui a porté un coup dur, un de ces coups -sourds, comme les boxeurs en connaissent, dont l’effet se prolonge et -s’accroît avec le nombre des rounds. Mais, à personne, je le sais aussi, -il ne lui conviendrait de montrer sa blessure secrète, pas plus qu’il ne -lui plaît d’exhiber l’ulcère de sa jambe, que le docteur a toutes les -peines du monde à visiter. Et pourtant, je perçois en lui, je devine -sous l’écorce toujours grise de sa réserve, je ne sais quel travail -mystérieux des vitalités profondes... Dans nos entretiens journaliers, -je surprends, au tournant d’une phrase, d’une réflexion, l’éclair d’une -sensibilité inattendue, je ne sais quel enrichissement d’émotion de sa -droiture un peu raide, un peu sèche... Et je songe, malgré moi, à ces -floraisons d’arbres qui sont la gloire de la forêt, à ces jardins -merveilleux, soudainement portés par les troncs ligneux, les beaux -troncs austères et solides comme des colonnes de temple. - - - - -XII - - -Hier, nous revenions ensemble, à cheval, du camp des coolies. C’était -l’heure où, le travail fini, ils prennent le riz, le bol aux mains, -accroupis sur les talons, au seuil des huttes de nattes qui leur servent -de demeures. Une heure très brève de repos, de calme, de clarté quasi -sereine. A travers les touffes assombries de la berge, on aperçoit des -morceaux éclatants de marais, des carrés d’eau chinés de bleu, de rouge -et de violet, et beaux comme des tapis de prières. Sur le sol, nous -pouvions admirer tout un grillage de dessins à la chaux, destinés à -barrer le passage aux ma-kouis des épidémies,--interprétation ingénieuse -des sévères consignes du docteur, relatives à l’emploi des -désinfectants. Toute une marmaille demi-nue utilisait ces lignes -blanches pour jouer à la marelle, avec des cris volant et -s’entre-croisant, comme des martinets, devant l’arche dorée du -crépuscule. - -Un de ces marmots retint notre attention. Il jouait son jeu tout seul, -sous la dignité d’une fastueuse calotte de soie mauve, emboîtant son -crâne plein d’éminences. Et son jeu consistait à jeter une digue de -glaise et de cailloux au travers d’un marais de Chang-préah miniature, -une magnifique flaque jaune du bord de la route. Mais, plus heureux que -les gens du kilomètre 83, il avait atteint l’autre rive, lui, et, pour -célébrer son succès et glorifier, je pense, son œuvre, il avait planté -au centre même de celle-ci un long rameau rouge d’érythryne, qu’il se -hâta d’arracher à notre approche, et de serrer contre lui, comme un -trésor. - -Moutier s’arrêta, sourit au bambin et lui tendit une pièce de dix -centimes, vers laquelle s’allongea prudemment la menotte fleurie. - -Se retournant vers moi, mon compagnon me dit pensivement: - ---Vous rappelez-vous, Tourange, ce que nous prédisait notre vieux -compagnon de route du _Vaïco_, qu’un jour viendrait pour nous le temps -de la pitié, de la pitié pour ceux-là--il pivota sur sa selle et, de la -main, désigna le camp des huttes--pour ceux-là, nos semblables, nos -frères! - -A ces derniers mots, j’eus un haut-le-corps si vif qu’il se prit à rire. - ---Vous refusez l’expression? Diable! Tourange, je ne vous savais pas si -endurci dans le préjugé de couleur. - -Je secouai la tête, en énergique dénégation. - ---Ce n’est point contre la fraternité d’épiderme que je m’insurge, mais -contre la confusion des titres. Je suis un aristocrate, mon cher, j’ai -rang d’ouvrier, et ceux-là, non. - ---Et que sont-ils donc? - ---Des coolies. Il importe de respecter les hiérarchies essentielles. -N’est ouvrier que celui qui travaille la matière, selon l’ordre d’une -pensée!... Si cette pensée est la sienne propre, il gagne un grade, il -devient artiste. - ---Vanelli, par exemple? - ---Parfaitement. Vanelli est un artiste, une façon de sculpteur à -sculpter le monde... Il peut avoir les plus horribles défauts et -perpétrer des chefs-d’œuvre. Il peut aussi signer des infamies, des -commandes officielles... Mais, quand l’inspiration y est, quand sa -pensée est enflée, quoi qu’il en ait, d’un prodigieux concours de forces -vivantes, alors, la colombe descend, le rayon luit!... Nous verrons -cela, je l’espère,--ajoutai-je en riant à mon tour--au Siam-Cambodge, -lorsque ce sera notre jour de planter nos rameaux de pourpre sur ce -chef-d’œuvre de kilomètre 83!... - -Nous remîmes nos montures en marche et, comme le souci d’éviter à la -jambe blessée des secousses douloureuses nous astreignait à une vitesse -des plus modérées, le soir achevait de tomber au moment où nous -arrivions devant la porte de Moutier. Là, comme je me disposais à le -quitter, il me pria tout à coup d’entrer un instant avec lui. - ---Georges Lully était un artiste, me dit-il à brûle-pourpoint, tandis -que le boy allumait les lampes et que le gnô mettait le pankah en -branle. - ---Ah! fis-je, en montrant un visage neutre. - ---Oui, il s’était occupé de sculptures assez bizarres, à en juger par -ses propos, car je ne les ai jamais vues... Je suppose qu’il les a -détruites. - -Moutier avait dit cela très simplement. Certainement il ne se doutait -pas... Je le regardai dans les yeux. Je tâtai, pour ainsi dire, leur -expression posée, ferme, leur solidité un peu mystérieuse de serrures. - ---Non, dis-je résolument, c’est moi qui les ai détruites... et voici -dans quelles conditions. - -Et-je racontai ma découverte de l’atelier, mon émotion, mon expédition -avec le docteur. - ---Si j’ai eu tort ou raison, je ne le sais, ajoutai-je, car je n’ai pas -pesé le pour et le contre de mes actes, j’ai agi sous l’impulsion d’une -fièvre... Mais je crois qu’en telles circonstances, la même fièvre -encore me reprendrait, et que je recommencerais. - ---Je le crois aussi, dit-il, et de même pour moi... - -Il s’était levé, et tournait la clef d’un tiroir de bureau. Il revint -portant sous le bras une chemise de carton souple, du format écolier, -gonflée de papiers... Au centre de la pièce, traînait un de ces -vaisseaux de terre en forme de mortier, dans lesquels, le soir venu, on -allume du bois de santal pour éloigner les moustiques. Sans me fournir -d’explications, Moutier se dirigea vers ce point, s’accroupit, vida la -chemise, éparpilla les papiers, les roula en boules, et, frottant une -allumette, en approcha la flamme. - -Il y eut une flambée fumeuse, puis, ce qui restait dans le mortier -apparut, se gonflant et s’arquant comme un grouillement d’ailes de -chauve-souris, ocellé de pourpre, vermiculé d’or. Du bout de sa canne, -Moutier le remua, en fit sortir une exhalaison de feu... Alors, -seulement, il se retourna vers moi. - ---Ceci, dit-il en montrant le petit tas noirâtre, ceci fut l’œuvre de -l’artiste Lully... ceci, et ce qui est retourné à son argile. Et, toutes -réflexions faites, je crois qu’il vaut mieux que seule subsiste la -mémoire de l’ouvrier Lully, de l’ingénieur Lully, bon ouvrier au -Siam-Cambodge. Oui, cela vaut mieux... surtout pour «celle-là»... - -Moutier, entr’ouvrant son veston, en tirait son portefeuille et le -jetait sur la table. D’une poche glissait à demi une photographie, la -photographie réclamée de moi après l’inventaire, la photographie de -«celle-là», mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à -Lons-le-Saulnier. - ---Voyez-vous, reprit-il, les yeux sur le carton gris, moi, je ne puis me -décider par coup de fièvre... et peut-être ai-je tort... je perds du -temps à calculer, à soupeser... Après la fin de Georgie, j’ai mis en -délibéré le sort de ces papiers. Il me les avait apportés lui-même, -quelques jours auparavant; il n’en était pas très content, mais il -hésitait à les détruire.--Moutier acheva de tirer l’épreuve -photographique de la poche de cuir, la posa bien devant lui, sous la -clarté de la lampe.--J’ai longuement examiné cette tête. Voici le front -tourmenté de Georgie, mais, par-dessus ce bosselage inquiétant, quelle -discipline stricte des cheveux serrés! Et, dans tout le reste du visage, -ce qui était, chez Georgie, modestie et gentillesse, devient ici -effacement, insignifiance, presque humilité. Alors?... Si les papiers -n’étaient pas détruits, c’est à celle-là qu’ils iraient. - -Celle-là, quelle était son énigme? Celle-là, aux lèvres étroites de -maîtresse d’école, fallait-il qu’elle apprît avec horreur que son -enfant, son brave garçon, mort en terre maudite, avait reçu de cette -terre on ne sait quel mystérieux envoûtement... que ces yeux à jamais -clos, que ce cerveau façonné pieusement, avait chéri, avant d’en mourir, -la lèpre d’or de cette lumière dévorante? Ou, au contraire, si elle -était de sa race, si le front tumultueux ne mentait pas, fallait-il -faire entendre cet appel terrible aux pauvres oreilles lointaines, -fallait-il faire miroiter cette atroce couronne barbare et ce grand -éblouissement accablant à celle dont le destin se consumait dans ses -sages grisailles? - ---J’ai longtemps hésité, Tourange. Vos paroles et votre récit m’ont -décidé. - -D’un geste spontané, je pris sa main et la serrai. - ---Hé oui, lui dis-je, nous avons bien fait! - -Il me rendit mon étreinte. - -Et puis, reprit-il, d’une voix un peu basse, vous ne pouvez imaginer -comme il m’était pénible d’attacher au dernier souvenir de Lully le -paillon de je ne sais quel misérable «_Qualis artifex pereo!_» - -Comme il refermait son portefeuille, Fagui entra furtivement. Elle -habitait sous la garde de deux congaïes, une petite sala, contiguë à -celle de Moutier, et pénétrait ainsi chez lui, à toute heure de la -journée, glissante et muette. Mais, en vérité, le frôlement de sa robe -blanche avait toujours été si léger, elle avait si bien revêtu de tout -temps, à nos yeux, cet aspect de fantôme timide, que sa folie semblait -nous la changer à peine. - ---Bonsoir, Fagui! lui dit Moutier très doucement. - -Sans répondre, elle inclina la tête et nous regarda, gracieuse et -indifférente. Puis, ses regards, qui faisaient le tour de la pièce, se -posèrent sur le vase de terre, plein de débris calcinés, et s’y -arrêtèrent longuement. Quel obscur enchaînement mental s’établissait en -elle! D’un mouvement vif, elle vint tout à coup s’agenouiller sur le -plancher, devant le récipient cinéraire. Précautionneusement, elle -allongea la main, saisit une pincée de la poudre grise, et d’un geste -pieux, s’en toucha le front. - - - - -XIII - - -Maintenant que la défaite du ma-koui est proche, que les dernières -vibrations du Gong irrité s’étouffent, sous quelque quarante mille -tonnes de bon béton, les talapoins jaunes recommencent de rôder dans nos -environs. Bientôt ils nous proposeront leurs offices, et écriront au -Gouverneur pour vanter leur zèle et exalter leur satisfaction! - -Henry Vigel a débarqué un beau matin, d’un train de ravitaillement, très -élégant, très en forme, la cigarette aux lèvres, le bras droit -négligemment en écharpe. - -J’imagine d’ailleurs que ce coquet accessoire de soie turquoise assorti -au turban du casque, n’était là que pour nous permettre d’admirer la -prestesse avec laquelle notre camarade avait appris à se passer des -services de sa main droite, car, au bout de deux jours, nous en -constatâmes la disparition. - -Vigel et moi avons échangé, en nous retrouvant ensemble, quelques -allusions discrètes à ses mésaventures amoureuses. Il affectait, tout en -parlant, d’envoyer de la fumée légère vers le plafond de sa sala. - ---Oui, cette Elsa, elle m’a roulé... Baste! Au fond, c’est votre faute, -Tourange, elle avait un vague caprice pour vous. - -Je me mis à rire. - ---Je n’ai guère les poignets faits pour les menottes. - -Il rit à son tour, d’un rire qui semblait venir d’un petit -chatouillement du fond du gosier, et laissa glisser ses prunelles de -côté, à la chinoise. - ---Eyah! vieux frère, il n’y a que deux choses divines au monde, deux -plaisirs dignes des dieux que nous sommes: l’amour, n’est-ce pas?... et -quel est l’autre? - -Et il étouffa la réponse dans un bizarre gloussement de langue chinoise, -annamite ou cambodgienne, voire chame ou birmane, car je ne sais jamais -au juste à quel idiome asiatique il emprunte, de temps à autre, les -mots sans suite qu’il gargouille dans la gorge ou mâche entre les dents. - -Je dois avouer que Moutier a manifesté un contentement modéré de son -retour. Il y a entre eux une telle dissemblance d’architecture morale -que leur voisinage jure toujours un peu. Moutier est une de ces bâtisses -sur fond rocheux, où les assises se soudent tout naturellement, d’un -équilibre en quelque sorte parlant, à la masse éternelle. Vigel est un -de ces travaux d’art jetés sur les limons d’Asie. La civilisation -enfonce des piliers qui, à un moment donné, ne bougent plus, parce que -leur glissement remuerait trop de choses molles. Mais, pour faire pont, -pour franchir les hiatus, tout le reste de l’architecture est aérien, -étrangement enchevêtré, en sorte qu’en certains points on ne sait plus -bien comment l’on est suspendu; et, si l’on vient à regarder en dessous, -à percevoir la surface aux fluidités inquiétantes, on peut être -troublé!... Mais comme c’est amusant, pour l’homme du métier, qui tient -cette traîtrise dans ses formules! - - - - -XIV - - -Un incident inattendu a failli rendre tragique cette mésintelligence. - -Il faut dire que le bulletin météorologique de Chang-préah laisse -prévoir des orages. La fin de la saison sèche approche, et les -brouillards de la nuit ont disparu. Vers la fin de l’après-midi, de -larges nuages montent, comme des cerfs-volants noirs, et, sous leur -ombre, la peau du marais semble frissonner de terreur. - -A l’horizon, des éclairs, lointains et silencieux, illuminent les -ténèbres précoces d’une phosphorescence intermittente d’ampoules -bleuâtres. Qu’il y ait, sur les nerfs de tous, des actions fâcheuses -et, dans l’ambiance de la popote, des tensions grosses d’étincelles, -comment s’en étonner? - -Donc, ce matin, nos cinq contremaîtres européens--nous avons enterré un -des leurs, il y a trois jours, un bon gros garçon, parti un peu vite, et -cela avait provoqué plus d’émotion qu’à l’ordinaire, à cause de cette -rapidité d’abord, et aussi parce qu’on savait qu’il laissait à Saïgon -toute une famille à rapatrier--les cinq blancs qui nous restent pour -assurer la surveillance des caïs indigènes, sont entrés dans le bureau -de Moutier. - -J’étais assis à côté d’André, et en train d’étudier avec lui le levé au -centième du kilomètre 84. A la mine des cinq hommes alignés, il était -évident qu’il fallait s’attendre à quelque réclamation, ou à pis. - -C’est Dumoulin, le surveillant de mon secteur, qui prit la parole en -leur nom. Ce mari légitime d’une congaïe indigène est un gaillard très -sec et très brun, qui porte la chevelure en brosse comme un Cambodgien, -et dont j’apprécie, pour leur action sur les Asiatiques, les manières -fines, froides, un tantinet indolentes. D’une voix volontairement -correcte, il exposa que la vie au marais présentait, pour ses camarades -et lui, des dangers et des fatigues, non prévues à leur contrat, et -qu’ils ne pourraient la continuer à ce prix. Puis, s’échauffant, il -rappela que Grondet était mort, que Masson était mort, que Duloc, que -Thory... et qu’une casse comme celle-là, il fallait la payer. Il y avait -bien l’indemnité de mille piastres pour les veuves, inscrite au contrat, -mais ce n’était plus suffisant... - -Ici, Moutier l’interrompit sans le moindre geste d’impatience, mais du -ton de quelqu’un décidé à ne pas laisser traîner une affaire. - ---Enfin, que demandez-vous? - ---Cent piastres de plus par mois, pour les mois passés à Chang-préah... -étant entendu que les mois écoulés seront rappelés... et, comme -versement aux veuves, en cas de décès, mille piastres de supplément. - -Moutier resta muet un instant, se contentant de dévisager le groupe. -Sous le regard, ils parurent d’abord gênés, puis, un peu grondants... -Dumoulin s’écria, avec un mauvais son dans la voix: - ---Je vous ferai remarquer, monsieur, que le total de nos demandes -représente à peine les dépenses qu’a occasionnées le séjour de madame -Vallery. - -Ici, je crus devoir intervenir. - ---Dumoulin, ce n’est pas à vous à jeter dans cet entretien le nom de -madame Vallery, et vous ne devriez pas oublier... - -Il se tourna vers moi, et, avec fermeté: - ---Pardon, monsieur de Tourange, j’ai la plus grande reconnaissance -personnelle, soyez-en sûr, à madame Vallery. Mais il ne saurait être -question ici de sentiments personnels, car ce n’est ni avec vous ni avec -monsieur Moutier, en somme, que nous avons à traiter, mais avec monsieur -Vanelli; et avec celui-là, n’est-ce pas, c’est dent pour dent, œil pour -œil... payant, payant! - -Moutier s’était levé, très calme. Voyant la figure de nos hommes, je -supposais qu’il allait éviter de les heurter de front, user de quelque -éloquence dilatoire, promettre d’écrire à Battambang, d’appuyer leur -réclamation... J’aurais dû mieux le connaître. Du geste il montra la -porte. - ---Vous pouvez vous retirer. Vous avez ma parole que votre demande sera -accordée. A la prochaine paie, le rappel vous sera fait. - -Une victoire aussi soudaine ne laissa pas de les déconcerter quelque -peu. Ils ouvrirent leurs yeux tout ronds pour contempler Moutier, -virent à son air que la réponse était péremptoire. Dumoulin murmura: -«Merci, monsieur l’ingénieur», et ils s’éclipsèrent sans autre -manifestation. - -Dès qu’ils eurent refermé la porte, je ne pus m’empêcher de m’écrier: - ---Pourquoi n’avoir pas essayé de parlementer? - ---Pourquoi? me dit Moutier avec une violence inattendue; parce qu’ils -ont raison. - -Il répéta, détachant les syllabes: - ---Ils ont raison! Oui, ils ont raison. La vie d’un homme doit se -payer... Que voulez-vous que j’aille répliquer à ces gens qui me -numérotaient des cadavres?... Que je réponde par la liste des -actionnaires du Siam-Cambodge? Il avait raison, le Dumoulin: œil pour -œil, dent pour dent, «tant pour tant», comme dirait l’Herr Graf von -Faulwitz. - ---Cependant... - ---Cependant quoi? Qu’il y a la gloire du sacrifice, le beau mysticisme -qui vous est cher, de l’immolation à l’«œuvre»? Eh oui! quand on est ce -que nous sommes, des maîtres ouvriers, des chefs, on peut se payer de -cette somptueuse monnaie-là. Ceux-là... ils ont le cerveau que les -Vanelli leur ont fabriqué. Ils ont le droit d’exiger que tout soit -compté en bonnes piastres tin-tin, et si les vieilles pièces creuses ont -encore cours quelquefois chez eux, ce n’est vraiment pas la faute aux -banquiers de ce monde! - ---Vous avez raison. Mais, comment ferez-vous ratifier par Battambang les -assurances données à ces braves gens? - -Il sourit et, clopinant, alla prendre sa canne dans un coin de la pièce. - ---Oh! ceci est une autre affaire, et de ce pas je vais la traiter avec -Vallery. Si vous voulez continuer d’éplucher ce carnet, dans une heure -au plus, je suis de nouveau à vous. - -Effectivement, trois quarts d’heure plus tard, je le voyais revenir, la -mine guillerette, et se rasseoir, en sifflotant, devant la feuille -déployée du lever. - ---Vous avez eu gain de cause? - ---Cette question! fit-il. Bien sûr! - ---Vallery n’a pas laissé écorcher son patron sans crier? - ---Non, mais j’ai employé l’argument décisif. - ---Je serais curieux de savoir lequel! - ---Je l’ai prié d’écrire à Vanelli, au cas où cela deviendrait -nécessaire, d’écrire de ma part à moi, Moutier, que si j’étais mis dans -l’obligation de faire honneur à mes engagements sur mes propres deniers, -je me trouverais ruiné; et que, si j’étais ruiné, je prenais un autre -engagement que j’aurais non moins à honneur de tenir, et qui était de -lui brûler la figure, à lui, Vanelli! - ---Bigre! Et qu’a dit Vallery? - ---Rien. Il a lu dans mes yeux que c’était sérieux, et s’est engagé à -avoir les fonds de Battambang avant huit jours. - -Et, sur ces mots, nous reprîmes, le cœur à l’aise, nos petits calculs de -pentes et de cubages; et, de la journée, nous ne reparlâmes plus de -l’incident. - -Mais, le soir à la popote, Vigel, qui avait déjeuné sur son terrain, -nous aborda avec quelque chose aux lèvres comme: - ---Il paraît que les contremaîtres ont fait chanter le vieux pirate! Ils -ont bien agi! Je le leur ai dit d’ailleurs, je le leur avais dit -auparavant. - -Je crus que Moutier allait lui sauter à la gorge. - ---Vous me ferez le plaisir de vous abstenir dorénavant de ces conseils! - -Vigel le regarda de côté, sans la moindre émotion. - ---Mais oui, ils ont bien agi... et, de plus, ils vous ont donné -l’exemple. Ce qu’ils ont fait, vous auriez dû le faire pour votre -compte, mais il y a six semaines, en pleine saison sèche. Maintenant, -parbleu, il est trop tard! Avec tous ces éclairs qui se montrent comme -des ventres de gros poissons pourris, on peut compter sur la pluie avant -huit jours. La belle avance, en vérité! Elle n’emportera pas, bien sûr, -vos arches, ni ne fondra votre ballast; tandis que le travail arrêté il -y a un mois ou deux, alors que tout sortait à peine du limon primitif, -où l’eau du ciel l’aurait immédiatement replongé... - -La figure de Moutier s’était empourprée violemment pendant tout ce -discours, puis était devenue d’une pâleur de mort. - -Il fit un pas vers Vigel et, du même ton qu’il avait dit aux autres: -«Vous pouvez vous retirer», il articula: - ---Ah! vous croyez qu’il valait mieux arrêter le travail en saison -sèche... Eh bien! je vous avertis que si le travail s’arrête seulement -un jour, d’ici la fin, c’est vous que j’en rendrai responsable, et c’est -à vous que je brûlerai la figure! - -Vigel n’avait pas bougé. Il haussa légèrement les épaules et dit -négligemment: - ---Je n’ai pas plus l’air, je pense, d’un meneur de grèves que vous d’un -tireur de massacre. Et si vous voulez éviter des incidents sur le -chantier, vous ferez bien mieux d’en mettre à la porte le Père et le -bonze, la robe noire et la robe jaune... - -Je ne sais comment aurait tourné cette querelle, si l’entrée de Fagui -n’avait fait diversion. - -Fagui s’était prise d’une affection bizarre pour Vigel et le suivait, -comme un chien, quand il faisait son va-et-vient sur la voie. Depuis son -retour, Vigel avait le service de la traction, et il prétendait même, en -riant, que Fagui lui était d’un grand secours, et deviendrait, avant -peu, un chef de gare de premier ordre. Et je ne serais pas, au surplus, -très étonné qu’une certaine jalousie de cette préférence de la folle, -soit entrée dans l’animosité de Moutier à l’égard de mon acrobatique -«vieux camarade». - - - - -XV - - -Vigel, au sortir de la popote, glissa son bras sous le mien. - ---Avez-vous entendu ce pauvre Moutier? Mais, celui qui cessera le -travail avant la fin, le malheureux devrait bien demander au docteur de -le lui désigner! - -Je m’arrête net et saisis mon homme aux épaules. Il arrive de la ville, -lui; les horreurs de nos physionomies marécageuses ont dû lui sauter aux -yeux! Au jour le jour, on ne se rend pas compte; on ne voit pas la vie -se retirer lentement, pas plus que nous ne pouvions voir décroître l’eau -du marais, et, petit à petit, les fonds crevassés apparaître... - -Et c’est vrai pourtant que la mine de mon pauvre André n’est pas -brillante, que sa jambe tire de plus en plus vilainement! Il s’obstine à -marcher, mais, le soir, la plaie suppure, et je sais d’autre part qu’il -a caché de durs accès de fièvre, et que le docteur l’invita, presque en -colère, à se faire porter en litière, s’il voulait continuer à circuler. -Objurgation vaine, d’ailleurs... Ah! non, pas celui-là, pas le meilleur -de l’équipe! - ---Voyons, Vigel, vous le trouvez si bas, vous qui ne l’avez pas vu de -quelque temps? - ---Lui? Il n’en a pas pour quinze jours. Et, d’ailleurs, la robe noire du -Père commence à tourner autour... C’est un signe qui ne trompe guère. - -Mensonge! mensonge injurieux que ces misérables paroles. Moi, qui -connais Moutier, je sais, je suis sûr, que, dussent être exacts ces -tristes pronostics, dût approcher le pas de la Camarde, il ne -souffrirait pas que soit fraudé par ce piétinement menaçant le rythme -loyal des intelligences! Que Vigel, à la rigueur, puisse arguer de sa -bonne foi, et, jusqu’à un certain point, de la logique des apparences, -soit... Oui, c’est indéniable, Moutier, jadis peu enclin à la tendresse -envers les hommes de Dieu, de n’importe quel pays du monde, marque, -depuis les jours d’épreuve, au Père du May, une déférence extrême et une -gratitude se traduisant par des entretiens sans doute plus prolongés que -ne l’exigeraient les strictes relations de service. C’est indéniable... -mais quoi de plus naturel? - -Comment un homme tel que Moutier, qui a épuisé sa vie d’ouvrier au -service d’une entreprise mondiale éparpillée, fragmentée, encore dans le -désordre des fondations, si incertaine et si pulvérulente qu’il faut, -pour y établir de la cohérence, une foi en quelque sorte enragée; -comment cet homme ne serait-il pas séduit par cet autre impérialisme -universel, précis, méthodique, convergent, dont la silhouette obscure du -Père affirme ici l’indéfectibilité? Comment lui, le passager de ce -vaisseau, dont on peut sentir à certaines minutes l’emportement -somptueux, mais à qui n’apparaissent, d’autres fois, que des feux -changeants, à droite, à gauche, qui sont peut-être des feux de -naufrageurs, ne frémirait-il pas, en voyant passer, à côté de lui, le -sillage inexorablement tendu, la proue vers l’étoile éternelle, de la -barque de Pierre, si funèbre, si silencieuse, si fantômale que -l’apparition puisse être dans la nuit! - -Oui, c’est cela! Moutier, employeur d’hommes, et le Père, employeur -d’hommes, se sont rencontrés à pied d’œuvre, et s’estiment pour des -qualités professionnelles communes. - -Et pourtant, et pourtant... - -Me voici seul dans ma sala, seul, dans le grand silence de la nuit -orageuse, avec pour toute lumière humaine, ce photophore où viennent -s’écraser mille bestioles éperdues; et me voici troublé jusqu’aux -entrailles, comme si c’était une part de moi-même qui se jouait dans -cette partie. Passionnément, je voudrais savoir si, oui ou non, le Père -a tenté formellement, l’heure étant proche, d’embarquer pour les -chantiers éternels cet ouvrier de choix, après tant de coolies... A-t-il -forcé l’espèce de mystère cadenassé de cet homme que j’aurais aimé à -voir mourir, comme un coffre-fort sombré, avec tous ses trésors à jamais -enfermés, et ne livrant, jusqu’à la dernière minute, que le défi de sa -géométrique carrure? - -Voyons, c’est par le cerveau, certainement, que le prêtre a dû commencer -son délicat travail de serrurier... Il a dû, comme en se jouant, -n’éveillant pas les méfiances, essayer des clefs ordinaires de la -logique... Mais je n’ai pas d’indices révélateurs, pas d’empreintes -authentiques!... Je me souviens seulement d’une fin d’entretien à -laquelle il me fut donné d’assister, par hasard, parce que je me -trouvais en forêt, sur ce chemin longeant la voie où je m’étais promené -avec Moutier, où Moutier faisait sonner du fer de sa canne les vieilles -dalles khmères, et où les futaies adjacentes claustraient nos minces -silhouettes de promeneurs diserts, comme entre les deux parvis d’une -allée de buis géants! Et c’était justement cette canne de mon ami qui, -cette fois-là, était en jeu, cette canne bizarrement affectionnée, qui -est faite d’un ancien fléau de balance chinoise. - -Le Père l’avait entre les doigts et il montrait les singulières -incrustations de clous de cuivre qui la constellaient, et qui, pour mes -yeux profanes, n’étaient rien qu’une curieuse, voire baroque -ornementation. Et le Père disait à peu près: «Voici une graduation dont -les chiffres vous sont inconnus, et, certes, une poissonnière de France -ne saurait s’en servir du premier coup. Cependant un Chinois fait avec -elle de bonnes pesées, et elle est, en somme, une traduction passable de -la loi universelle du levier. Vous qui avez une connaissance de cette -loi très supérieure, très épurée de toute réalisation matérielle, vous -arriveriez beaucoup plus vite que notre poissonnière à utiliser ce -fléau. Néanmoins, vous restez bien persuadé qu’il existe, de la loi du -levier, une traduction, une adaptation à nos besoins, plus judicieuse -que toutes les autres; la vôtre, celle du système métrique... Méditez ce -petit apologue, mon cher ami. Je crois qu’il peut s’appliquer assez bien -à la variation des rites religieux.» Et je me souviens que Moutier -reprit sa canne avec un long sourire, et que, du bout de l’ongle, près -de la poignée, tout contre les clous énigmatiques, il traça dans le -vernis une croix minuscule, «pour se rappeler, dit-il, l’apologue à -l’occasion». - -Mais, par ailleurs, non, je ne sais rien. Je n’ai pas le droit de -supposer que le Père a exécuté de plus rudes attaques sur la serrure... -Moutier est resté le même, vis-à-vis de moi, loyal et taciturne, solide -et sans éclat... le même. «Quand la robe noire voltige autour, c’est un -signe qui ne trompe guère...» Je n’ai jamais entendu sur les lèvres de -Moutier une plainte, un cri d’anxiété, surpris sur son visage un -tressaillement. Il regarde sa jambe ravagée du même œil indifférent que -les bouquets de buissons que la sécheresse a cautérisés, déchiquetés sur -les bords du marais. - -Et voilà que c’est moi qui me mets à tressaillir, longuement, -invinciblement, à crier d’angoisse! - -Imbécile, qui n’ai rien vu, rien deviné, rien compris, et surtout rien -fait. Ce Père est meilleur laboureur que moi, qui sait que l’heure -menaçante pour la _récolte_ n’est pas celle de la brume et des fumées -opaques, mais celle de la grande sérénité glacée... Quand l’œil et la -pensée de l’homme sont trop lucides et dispersent les vapeurs de la vie, -c’est alors qu’il faut trembler... Et moi, je tremble; oui, je tremble, -et mes dents claquent soudain, comme au milieu d’une solitude polaire. - - - - -XVI - - -Et je ne saurai jamais si le Père a cambriolé l’âme de Moutier, s’il a -ravi les joyaux du coffre-fort trapu pour le compte du céleste Recéleur! - -Un terrible accès de fièvre m’avait cloué au lit, puis un autre, puis un -autre... J’ai grelotté, j’ai transpiré, j’ai déliré, paraît-il... Neuf -jours passèrent ainsi. - -Quand je pénétrai, le dixième jour, dans la sala de Moutier, la bière -était clouée. Elle était en ce bois d’or frais, qui prend très vite à -l’air la couleur du sang. Sur le couvercle était posé un petit crucifix -de cuivre et d’ébène, que j’avais maintes fois distingué sur la poitrine -du Père. Et celui-ci était debout, dans un coin de la pièce, les mains -dans les manches de sa soutane, les yeux baissés, les lèvres orantes. - -Nous mîmes André Moutier en terre dans l’enclos des palmiers à sucre et -des lianes à belles grappes violettes, à trois mètres à peu près de Just -Barnot. Et, comme les orages avaient crevé pendant mes jours de fièvre, -comme il avait plu abondamment, une herbe merveilleusement verte et -serrée avait poussé. Et elle enveloppait, dans un même manteau -miséricordieux, la fosse fraîche et celle qui, déjà, sous les -dégradations climatériques, avait l’air d’une vieille, très vieille -chose. - - - - -XVII - - -Le surlendemain, la première locomotive roula sur le kilomètre 83. Les -derniers tire-fonds avaient été mis en place, la veille, et dans la -matinée, Bob Findlay, le nouvel Éliacin de l’équipe, avait vérifié -lui-même, une par une, toutes les éclisses. De bout en bout, il y en -avait cent vingt-cinq par rail, et la voie était double; et en outre, -vers le milieu de la digue, on avait profité d’un élargissement du seuil -rocheux pour poser des aiguilles et établir un embryon de voie de -garage. Car, à cette espèce de rond-point, nous avions reconnu l’amorce -d’une substruction coupant en croix la première; et c’était une idée de -Vanelli qu’on pourrait partir de là, plus tard, pour obturer les arches -de passage des hautes eaux et entreprendre l’asséchement du marais. -Sitôt après la sieste, afin que tout fût terminé pour la pluie -quotidienne de quatre heures, nous nous rendîmes, tous les Européens et -le Père et Fagui avec nous, au pied du poteau limite. Un bouquet de -drapeaux tricolores ombrageait l’écriteau, où était peint de frais, en -lettres bleues sur fond blanc, le chiffre 83, et la disposition en -éventail des hampes donnait à l’ensemble, de loin, le profil d’un de ces -palmiers qu’on appelle à Saïgon, arbres du voyageur. - -Les coolies avaient été rassemblés le long de la voie. Ils étaient -assis, l’air indifférent, et quelques-uns jouaient une façon de jeu -d’osselets avec les petites brisures des cailloux du ballast. Mais -Dumoulin cria des mots indigènes, et les caïs, le rotin haut, firent -aligner leur monde sur deux lignes, dès que la locomotive parut à -l’entrée de la digue. - -C’était Vigel qui conduisait celle-ci. Vigel avait, pour la -circonstance, arboré un «blanc» de gala, ajusté sur son torse comme une -écorce de jeune bouleau. Ses mains étaient gantées de blanc et une -mousseline blanche avait remplacé, sur son casque, l’habituelle soie -turquoise. - -C’était le plus ancien mécanicien indigène qui avait l’honneur de lui -servir de chauffeur, un vieil Annamite à barbiche et à lunettes, tout -vêtu de soie noire luisante, et qui ne cessait, depuis sa désignation, -de grimacer de vanité et de contentement. Nous vîmes de loin, à la -jumelle, les deux hommes sauter sur le tablier de la machine, et -celle-ci souffler, démarrer et, après quelques tours de roue, stopper. -Nous savions ce que cela voulait dire et que Vigel mettait de la -coquetterie à prendre un départ impeccable, son essieu avant arrêté -juste sur la ligne du poteau 82, lequel, comme le 83, était fleuronné de -drapeaux. Il siffla longuement, puis donna un coup bref. De bout en bout -de la ligne, un silence gagna, dans lequel on entendit, comme les -battements d’un grand cœur, les coups de piston. Alors, à l’autre -extrémité, séparés des coolies par un intervalle vide d’une dizaine de -mètres, nous fîmes joyeusement la haie pour recevoir notre camarade, et -lui, nous ayant aperçus, ralentit l’allure. La locomotive était du type -trapu et ramassé des machines-tenders, et, avec sa cheminée courte sur -le nez, s’avançait un peu comme un rhinocéros. Mais on l’avait -enguirlandée, pomponnée, harnachée, et un collier de jaunes fleurs -d’alabanda--tout le reliquat des jardins d’Hetty Dibson,--pendait -mirifiquement au travers de sa poitrine noire. A l’instant précis où le -dôme vint à hauteur du poteau pavoisé, Vallery, qui était légèrement en -avant et tenait le bras levé, l’abaissa. Alors, Vigel renversa la vapeur -et, de nouveau, siffla longuement... Et le son parut rebondir -indéfiniment sur l’eau morte, couleur de rouille, au fond de laquelle se -cachait le Gong honteux et vaincu... - - * * * * * - -Naturellement, nous achevâmes, le soir, de célébrer, comme il convenait, -un tel événement. C’est Findlay qui régla le débouchage des bouteilles -de Champagne, et c’est Vallery qui se chargea de télégraphier à Bangkok -et à Saïgon le bulletin de victoire. Et c’est Vigel qui, pour corser la -note patriotique, et faire taire l’accordéon garibaldien d’un -contremaître piémontais, ouvrit le piano--le vieux piano de la chambre -aux ailes--et attaqua avec décision cet air de Schumann où passe, -masquée, la _Marseillaise_! - - - - -XVIII - - -Mais, il y eut, cela va sans dire, des célébrations plus qualifiées -lorsque put être annoncée l’ouverture au trafic du monde de ce désiré -Siam-Cambodge, tronçon français! - -La date du 14 juillet ayant été retenue par la famille,--la famille -Vanelli--comme la plus congruente pour la cérémonie d’un baptême auquel -le Gouverneur général se réservait d’apporter son parrainage, -l’invitation nous fut transmise d’accélérer, à cette fin, les ultimes -travaux. - -Je crois bien que le comte de Faulwitz, qui vint à Chang-préah en -messager spécial de ladite invitation, prit sous son bonnet de nous -représenter, en outre, le chic sportif qu’il y aurait, pour nous, à -gagner de vitesse, oui-dà, et à battre sur le poteau-frontière les gens -du tronçon siamois, si fiers de leur avance du début. - -Mais je crois bien aussi que l’aiguillon, manœuvré par ce subtil -banderillero, eût trouvé mon épiderme insensible. Car, à la vérité, le -succès du kilomètre 83 m’avait laissé un peu comme le taureau dans -l’arène, après une trop belle passe de manteau rouge, hébété, ébloui et -reniflant obscurément vers le toril. Une petite phrase du père Vallery: -«Vous n’aurez pas le cœur de me laisser en plan, mon ami», me mit les -fers, et je fonçai décidément, à travers la forêt débroussaillée, pour -le kilomètre 84, puis pour le kilomètre 85. - -Tâche ingrate, au demeurant, quoique, au seul point de vue -professionnel, aisée! Mais je m’ennuyais. Les recrues, comme Bob -Findlay, m’attristaient par leur extrême jeunesse, et je ne voyais -qu’accidentellement mon camarade Vigel, toujours occupé d’organiser la -traction entre Battambang et la troisième rivière et toujours fidèlement -servi, dans cette navette sur la ligne, par l’ombre blanche de Fagui. -D’ailleurs, quand je le rencontrais, il m’assommait avec ce qu’il -appelait «sa revanche», ses ténébreux projets à l’égard d’Elsa. - ---Que diriez-vous, par exemple, si la folle--elle adore ces petites -manœuvres--faisait fonctionner l’aiguillage de ce stupide moignon de -voie, qui déshonore la perspective du milieu de la digue? Quel beau -patapouf du train officiel!... - ---Et l’ingénieur Vigel sauverait la jeune héritière qui lui tomberait -dans les bras, cependant que l’odieux mari serait dévoré par les -grenouilles et les serpents d’eau... J’ai vu ce climat rendre des -cervelles tout à fait spongieuses, mon pauvre Henry, si on ne prenait la -précaution de les doucher matin et soir! - -Le temps des orages était passé. Il tombait maintenant, chaque -après-midi, vers quatre heures, une large ondée brève et réglée comme un -arrosage municipal. Mais je n’avais plus le goût des promenades. -Vraiment je ne donnai rien de moi-même et je ne reçus rien dans ces six -semaines. Je n’appris rien, sinon peut-être à m’écheniller -convenablement des sangsues qu’on rapporte à foison des sous-bois -mouillés. Il ne faut pas les arracher, ni les soulever avec la lame d’un -couteau. Il faut frotter une allumette et griller légèrement du côté du -gros bout, qui est la tête. Alors la vilaine petite chose se met en -spirale et tombe à plat comme un anchois roulé. - -Le 13 juillet tout était paré, comme on dit à bord. L’amour-propre -sportif de M. de Faulwitz aurait lieu d’être satisfait. Notre gare -terminus de Chang-préah dressait le disque rouge de son signal à cinq -mètres de la plaque de fonte du bornage de la frontière que les gens de -Siam pataugeaient encore, à deux kilomètres et demi de là, dans des -bas-fonds gélatineux, désossés, pour leur malchance, de toute digue -khmère! - -A telles enseignes que leurs délégués, poliment invités à la cérémonie -baptismale, durent arriver à dos d’éléphant. - -Ils arrivèrent vers deux heures et demie et alignèrent, face au remblai, -leurs six bêtes, crottées et massives, comme six bastions en terre, et -qui, ma foi, faisaient honorable figure, même au regard d’une -locomotive. - -A côté d’eux, tirailleurs et miliciens, jambières rouges et jambières -bleues, dressaient une haie de parade et maintenaient à distance -protocolaire la foule versicolore et rieuse, où les deux sexes -montraient mêmes beaux habits et même turbulence d’écoliers échappés. - -Car ce n’étaient plus là nos graves, patients et robustes coolies -chinois. On ne voyait que sampots rutilants et chevelures en brosse... -La politique avait voulu ce changement de figuration; la cour de -Pnom-penh ne devait-elle pas accompagner dans ses déplacements le -Gouverneur général? Politiquement, nous avions depuis un mois renvoyé, -par lots, dans leurs foyers, les têtes nattées du Père du May, et -réinscrit sur nos contrôles les ouailles d’A-ka-thor. Politiquement, -tous nos vieux amis de la bonzerie se tenaient là, somptueux et dignes, -le crâne rasé de frais, le talap à la main, entourés de vénération et de -respect. Il en arrivait de minute en minute. Toute la matinée, le -marais, officiellement désensorcelé, n’avait cessé d’être sillonné de -pirogues légères et pointues, véhiculant de minuscules pagayeurs, tout -un banc d’école de petits Cambodgiens, aux longs cheveux noirs couronnés -de fleurs, et à l’arrière, assis, jambes croisées, dans une sainte -attitude de Bouddah sur son lotus, le talapoin magister... - -La robe noire du prêtre français ne faisait pas tache insolite dans le -groupe safrané. Le Père du May était parti depuis six jours, avec le -dernier convoi de ses chrétiens. - -Le train officiel entra en gare, après l’ondée, comme l’aiguille de nos -montres, à défaut d’un cadran de la Compagnie, marquait quatre heures -trente. - -Il donnait, par sa longueur, une flatteuse idée de la capacité du trafic -du Siam-Cambodge. Il contenait le Gouverneur général, son état-major, -son cabinet, le Résident supérieur et son secrétariat, le comte Vanelli -et son escorte, quatre marins armés, pantalonnés à la «pied d’éléphant» -et discrètement étiquetés «Lotus blanc» sur le ruban de leurs chapeaux, -Sa Majesté Cambodgienne et sa suite, ses épouses et ses danseuses, son -ministre des Travaux publics, les musiciens de ses danseuses, et -l’innumérable armée de la valetaille préposée aux soins de la -nourriture, de la ventilation et du couchage. Du wagon central, aux -portières fleuries et pavoisées, descendit, la dernière, Elsa de -Faulwitz, seule robe du cortège. - -On ne pouvait songer à loger tout ce monde dans les bâtiments de la -gare, et moins encore dans les huttes sur pilotis du village de -Chang-préah. Mais Vallery avait pris l’initiative d’une séduisante -combinaison. - -Près du village existaient des ruines khmères, quelques parcelles de ce -trésor archéologique dont toute la région garde le mystérieux dépôt. -Vallery en avait fait aménager les moyens d’accès et nettoyer les -abords, et c’est là que devaient être installées tentes et baraques de -fortune, ainsi que la table du banquet. L’assistance s’y rendit -aussitôt. Le sol du chemin était sablé et bordé de buissons garnis de -passiflores sauvages. Aux troncs des arbres voisins étaient accrochées, -à l’imitation, semblait-il, des orchidées de la forêt, des bouquets soit -de petits drapeaux tricolores, soit de ces pavillons, familiers à la -mâture du _Lotus_, et que Moutier appelait irrespectueusement chiffons -roses... Il faisait doux, un temps bleu de fête galante. Madame de -Faulwitz riait bruyamment au bras du Gouverneur. - -Quand on atteignit l’emplacement annoncé, il s’éleva un cri général -d’admiration et aussi un concert de louanges à l’adresse de Vallery pour -sa trouvaille de ce bijou de décor. - -Au premier plan, une façon de vaste pelouse, où se prélassaient dans -l’herbe drue, comme des bêtes au pacage, de prodigieux animaux de -pierre: lions à mufle carré, garrudas au bec en pioche, éléphants -érigeant la trompe pour le barrissement. En portants latéraux, des -arbres d’une ancienneté d’écorce et d’une puissance d’ombre sans -rivales, des géants aux troncs tordus qui remuaient leurs feuillages -comme de noirs paquets de chaînes, et derrière eux, à l’infini, tout le -bleuissement mystérieux de la forêt. En fond, l’amoncellement des ruines -elles-mêmes, qui semblaient avoir été bâties sur une colline -artificielle. Le grès de leurs blocs, d’une couleur de cendre verdie, -s’argentait à souhait dans le coup de lumière du soleil. Une famille de -singes gris, du même gris patiné de vert que les pierres, y révéla son -existence de locataires à notre approche. Une main aux racines -serpentantes, la tête tournée vers nous, ils escaladèrent, sans trop -d’émoi, la colline, pour nous céder la place. - -Nous consacrâmes une bonne heure à l’exploration des ruines. L’essentiel -de leur dessin primitif paraissait être une sorte de cloître en -quadrilatère, entourant une tour centrale exhaussée. Le cloître, couvert -d’une étroite voûte en encorbellement, abritait des vestiges de -sculptures en bas-relief, où les érudits de notre compagnie -s’ingéniaient à retrouver des illustrations d’épisodes du Râmayana. -D’autres sculptures, principalement de personnages féminins à la taille -étranglée, aux seins ronds et à la chevelure savante, décoraient la -paroi extérieure, dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de -pierre, tournés comme des pieds de table, d’un fort curieux effet -ornemental. - -La tour centrale était carrée à la base et se terminait par une -juxtaposition d’assises, dont le profil d’ensemble en hauteur avait dû -rappeler assez bien celui d’un quartier de fruit. Sur les quatre faces -de la base étaient taillés quatre visages colossaux, dont il n’était -plus possible de reconnaître l’identité, tant ils étaient ravagés par la -foudre et le temps. - -Un seul n’avait pas subi de trop cruelles atteintes; mais, un jeu de la -végétation dans les orbes de ses yeux aveugles et un ébrèchement -accidentel de sa lèvre inférieure contribuaient à lui donner une -expression de mélancolie farouche et quasi surhumaine. - -Cette note mélancolique, aussi bien d’ailleurs que les volètements -lugubres des chauves-souris sous les voûtes du cloître, était -heureusement sans répercussion sur l’humeur de notre compagnie, -laquelle, au contraire, était gaie, très gaie. - -Vanelli ne cessait de plaisanter gaillardement Sa Majesté Cambodgienne -sur les bonnes fortunes de son dernier séjour à Montmartre. - -Cependant, le soleil déclinant, chacun s’occupait de son aménagement -pour la nuit. Je vis éclore, miraculeusement, au milieu de la pelouse, -une grande tente doublée de soie jaune, d’où sortaient de violents -parfums, et devant laquelle les matelots du _Lotus_ vinrent monter la -garde. - -Vallery vaquait, en bon majordome, aux soins du banquet, s’affairait au -déballage des caisses, à la frappe des bouteilles dans la glace, -pressait les boys, bousculait les _bebs_, essuyait, d’une serviette de -table, ses cheveux gris ruisselants. - -Il fut payé de ses peines, car ce premier banquet--le programme du -pique-nique comportait deux jours pleins de réjouissances--ce premier -banquet fut, en tout point, réussi: champagne, paniers de fraises, -corbeilles de mangues et de sapotilles, guirlandes de roses sur la -nappe, félicitations, congratulations et discours. - -Le Gouverneur général prononça des paroles. Je trouvai qu’elles ne -correspondaient pas exactement... à quoi? je n’aurai su le dire... mais -elles ne correspondaient pas... - -M. le Gouverneur parla beaucoup des vivants et un peu des morts. Il est -très difficile de parler heureusement des morts devant ceux qui les ont -vus mourir. Et c’est pourquoi, sans doute, il me semblait que l’orateur -ne traitait pas la question... Mais peut-être les sangsues -m’avaient-elles aigri le caractère, dans ces dernières semaines. - -Il y eut, quand le Gouverneur se rassit, des hourrahs, des -applaudissements et de longs tintements de coupes. Madame de Faulwitz, -les yeux étincelants, riait et jeta une rose, par-dessus la table, au -nez de son père. - -Après le café, on se rapprocha des ruines. Les petites danseuses -royales, après qu’on eut cousu sur elles leurs vêtements d’or, entrèrent -dans le mouvement de la danse. Un cercle de musiciens, assis à terre, -entre elles et nous, tapait sur des tympanons, soufflait dans des flûtes -et frottait des cordes... - -A la longue, une sorte de vertige s’emparait de vous, à voir ces rats -dorés sortir des pierres, à l’appel de ces évocateurs infernaux, y -rentrer, en ressortir, courir sur place. - -A un moment donné, un beau feu de bengale illumina tout l’arrière-plan -de la scène. Des coins de feuillage tombaient sur sa clarté rose, et -c’était comme le déploiement d’un immense étendard vanellien! - -Dans l’intermède, je m’approchai de Vallery. - ---Je vous fais mes adieux, lui dis-je. - ---Vous vous retirez déjà? - ---Je ne me retire pas, je pars. - -Il parut ne pas comprendre. - ---Vous partez? Pour où? - ---Pour ma sala, ce soir; pour Saïgon demain; pour la France dans huit -jours. - ---Mais, pourquoi si brusquement? Vous ai-je... bredouilla-t-il, vous -a-t-on... - ---Voyons, dis-je en souriant, ne me suis-je pas engagé comme un soldat, -pour la durée de la guerre? La guerre est finie, ce me semble. N’est-ce -pas une victoire qu’on célèbre ce soir? - -Cette fois il ne répliqua rien. C’était, j’imagine, une sagesse que lui -avait inculquée Hetty Dibson, que d’éviter les paroles vaines, quand -quelqu’un dit: «Je m’en vais!» - -Il tortillait doucement sa barbiche argentée, et ses regards scrutaient -l’arrière-fond de mes prunelles. A la fin, il poussa un léger soupir et -me tendit la main. - ---Adieu, Tourange! - -Mon poney m’attendait tout sellé, attaché par la bride à un poteau de la -gare. Je lui rendis la main, et il partit au galop, énervé par l’odeur -des éléphants. Le ciel était clair. J’épiais, tout en chevauchant, les -apparitions et les disparitions de la lune dans les cimes, une lune au -premier quartier, fine et sans taches... Il y a un arbre, dans la forêt, -dont la fleur a tout à fait cet aspect de griffe blanche. - - - - -XIX - - -Et l’aube vint, comme une bulle d’or qui, dilatée, aérienne, -frémissante, emplit un instant tout l’espace, puis creva dans l’azur -sans fond. Le marais de bronze devint d’or, d’or pâteux ondé de grandes -couleurs roses... Et la lumière recommença de pleuvoir. - -De là-bas, dans le sud-est, de la rive argileuse, où poussent les trams -dont l’ombre est légère, je la regardais battre, asperger, inonder à -grandes nappes éblouissantes l’assise du kilomètre 83. Je voulais que -mes yeux s’emplissent de cela... - -Cela, ce n’était pas beau--au sens chéri des esthéticiens--avec ce -profil court sur pattes de crémaillère renversée. Mais, c’était notre -œuvre. - -Nous avions coulé de bon béton, nous avions lié de bon fer, nous avions -encastré de bonnes pierres, nous avions conjuré le mauvais limon... -C’était droit, net, d’un trait, comme notre volonté tendue, comme les -lignes de nos épures. C’était plat comme une table, et cela portait tout -le bouquet resplendissant du ciel. Et je savais que c’était solide, -durable, pas en toc. Je prêtais l’oreille au bruit sourd des hautes -eaux, des fluidités fangeuses qui tournaient autour des piliers. Et -j’étais sûr qu’il ne pouvait rien contre elle, ce frottement flasque et -sournois: j’étais content, c’était notre œuvre. - -Dieu! qu’elle nous avait coûté de soins et de peines! Du sang aussi... -Du sang vraiment? Pas assez de sang... Que sont quelques gouttelettes, à -peine grosses comme ces fleurettes rouges qui couvrent des kilomètres du -marais? Ah! si notre ciment en était imbibé, pétri, comme l’œuvre serait -plus belle, plus rose, plus indestructible... N’importe, je suis -content! - -Comme l’homme qui a bâti sa demeure, comme l’artiste qui a buriné le -bronze sorti du moule, comme l’époux qui se réjouit du sein gonflé de -l’épouse, je suis content. Je lève les bras en signe d’allégresse, une -grande joie me prend aux entrailles. L’œuvre est là, et elle porte ma -survie, le tout petit enfant de mon éternité, agrippé et suçant la -lumière à son flanc. Dites-moi, vous tous qui courez, qui sautillez, qui -vous tordez le cou, cherchant la joie, en est-il une autre? Mensonge! Il -n’est qu’une plénitude... - -Allons, rions, dansons! Comme David devant l’arche, pleine de l’Éternel, -comme les petites robes d’or devant les portiques des ancêtres, comme -les grues antigones devant la splendeur de l’œuf de l’astre... dansons! -Qui a fait cela? Nous autres, les hommes, je m’entends, quinze ouvriers -et trois mille coolies. - - * * * * * - ---Vous paraissez bien joyeux, monsieur de Tourange? - -Elle est là, elle, l’Ennemie, avec sa tête altière et ses yeux obscurs -de revendications. Elle est là... La jeune lumière nacre sa chevelure -massive. La longue ligne blanche de sa robe serpente entre les troncs -argentés, et de grandes lunes d’ombre bleuâtre choient sur le tissu -pâle. - ---Est-ce de nous quitter? Pourquoi partez-vous sans nous dire adieu? -Moi, je tenais à vous dire adieu... - ---Adieu donc, madame... Mais, retournez vite là-bas; votre absence -ferait manquer toutes les fêtes. - -Elle ne bouge pas. Sa main joue distraitement avec le sautoir qui fait -un bruit d’écailles à son col. Au bout du sautoir, il y a un cœur d’or, -un de ces bijoux du pays que les petites filles nues portent comme un -hochet. - ---Pourquoi me parlez-vous comme un mal élevé? Est-ce parce qu’hier soir -je vous ai négligé? Mais, hier, j’appartenais au protocole! J’étais une -horrible chose officielle... Et voyez à quelle heure il faut sortir du -lit, pour vous trouver! - -Maintenant le sourire est à sa bouche, comme la flèche sur l’arc bandé. -Elle fait un pas, étend la main vers le marais éblouissant. - ---Que regardiez-vous donc avec tant d’allégresse? - ---Je me retourne à demi. J’allonge le bras à mon tour: - ---Ceci. - -Elle suit l’indication de mon doigt et fait une moue d’enfant amusé. - ---Ce n’est pas très beau... Mais enfin, puisque cela vous plaît! - -Elle est assez près de moi, pour que je sente son haleine qui rôde, qui -menace, qui étourdit.... - ---Mais vous pouvez regarder cela, et ne pas me regarder, moi, d’un air -fâché, en fronçant les sourcils comme devant votre carnet de chiffres! -Pourquoi me regardez-vous d’un air fâché? - -«Pourquoi je vous regarde d’un air fâché, Elsa de Faulwitz aux yeux trop -beaux, aux yeux trop riches? S’ils perçaient les fronts, comme ils -percent les cœurs, les regards de ces yeux, peut-être liraient-ils: -«Pour faire... cela... que vous ne trouvez pas très séduisant, il a -fallu que beaucoup de gens meurent, et moi, je les ai vus mourir. Et -quand vous n’êtes pas là, Elsa, je pense que ces morts sont morts pour -une chose sans nom, sans gloire, sans profit, mais si magnifique!... -Savez-vous le sens de ce mot? Magnifique veut dire: qui fait grand. -Mais, quand je vous vois, vous si éclatante, si fascinante, si superbe, -il me vient cette idée affreuse que nos morts sont morts pour que -monsieur votre père puisse gagner beaucoup d’argent, et servir les -quatre mille volontés de la toute petite chose que vous êtes, Elsa...» - -Et je prononce le dernier mot seulement: «Elsa...» et je m’arrête... -Elle n’a pas l’air d’avoir entendu, mais, elle doit s’être rapprochée, -car je vois ces yeux grandir. Maladroitement je reprends le ton du «mal -élevé»: - ---En regardant «cela» moi, je pensais aux morts... - ---Si vous pensiez aux morts, pourquoi étiez-vous si joyeux? - -Cette droite réplique me décontenance. - -Elle sent son avantage, et comme un bon combattant s’empresse de -redoubler l’attaque: - ---Je répète ma question: pourquoi regardez-vous, en dansant, le chemin -de fer de Mureiro Vanelli, et, en fronçant les sourcils, la fille de -Mureiro Vanelli? J’ai peur que vous ne soyez injuste et pour mon père et -pour moi, monsieur de Tourange... Il n’y a que deux choses qui aient de -la valeur au monde, l’intelligence des hommes, et la beauté des femmes. -Il y a plus d’intelligence dans la tête de papa que dans tout un -troupeau de fonctionnaires et de subalternes, et, s’il se sert de cette -intelligence pour glorifier la beauté de sa fille, j’ai le droit d’en -être fière... Non, ne soyez pas injuste... ni ingrat. Si je l’avais -voulu... non, j’allais dire une banalité... Vous êtes intelligent, -certes, mais j’aurais voulu vous donner le goût de la domination, de la -conquête... Qui veut conquérir le monde, qu’il conquière la femme -d’abord! - -Elle parlait, elle parlait... mais, je n’entendais pas son babil. Seul -me touchait l’éclair de ses yeux éclatants, et l’haleine, l’haleine -rôdeuse, l’haleine embaumée... - -Et ma joie, la sainte joie de mes entrailles, ma bonne joie d’ouvrier -agonisait devant l’horrible désir de la prendre, celle-là, de la clouer, -toute frémissante, contre l’œuvre, comme une bête maléfique et -merveilleuse... - -Il y eut, dans ses prunelles batailleuses, comme un éclair de triomphe -et, entre ses dents serrées, comme un grincement. Mais, comme je pliais -sa taille, comme ma bouche forçait ses lèvres, un éclat de rire brutal -nous redressa brusquement et Vigel bondit. - -Je lâchai madame de Faulwitz, et fis un pas vers l’intrus. Une minute, -nous nous regardâmes, presque épaule contre épaule. Il était grand et -souple, mais, je le dépassais en hauteur et en largeur, et je me -rappelais le jour où j’avais si bien lancé le pauvre Moutier contre les -troncs des trams... Et je me disais que, pour un rien, ce n’est pas dans -cette direction mais dans l’autre, du côté de la fausse pelouse, où l’on -enfonce si bien, que le camarade Vigel serait expédié. - -A deux pas, ayant rajusté son feutre, madame de Faulwitz souriait et -jouait avec son sautoir. Alors, tout à coup, Vigel se retourna vers -elle. - ---Ah! vous en êtes venue à vos fins! Il vous fallait le rouler celui-là -aussi... Joliment bien combiné, le rendez-vous! Mais, halte-là, -j’interviens cette fois... J’interviens dans votre carrière galante.... -Il y a longtemps que j’aurais dû le faire! j’aurais dû vous écraser la -tête, la première fois, vous rappelez-vous, sur la bonne glace du -Peï-ho... ou encore à Saïgon, quand je voulais vous poignarder sur la -belle terre rouge... Elle aurait bien bu le sang! - -Je m’approchai, pour le prendre au collet. Mais Elsa Vanelli, qui -n’avait pas bronché, m’arrêta d’un signe. Elle haussa les épaules et dit -froidement: - ---Dummkopf! - -Puis, avec un rire léger: - ---Oh! tous ces hommes, quels vaniteux! Le voilà qui parle de -rendez-vous. Alors, vous croyez que c’est pour vous, Vigel, ou pour -Tourange que je suis ici? Non, mon cher, non... Pour qui? Vous voulez le -savoir? Suivez-moi, je n’y vois aucun inconvénient. - -Elle assura le pli de sa jupe, ouvrit son ombrelle et s’en alla -tranquillement, tandis que nous restions sur place, en vérité un peu -penauds. Quand elle eut marché quelques mètres, elle se retourna et fit -claquer ses doigts, comme on appelle un chien; et cela brisa notre -immobilité, nous la suivîmes. - -Le soleil maintenant blanchissait le ciel, gonflait l’énormité de la -nue, rapetissant, écrasant la digue sur la surface couleur de rouille. -Un cou de canard émergeait comme un crochet de fer. Je reconnus bien -vite l’endroit où nous conduisait madame de Faulwitz. Un bouquet de -lataniers, un tournant, une haie de lianes aux éternelles grappes -teintes... Voici l’enclos où, à l’ombre de son palmier à sucre, dort -Justus Barnot. Une herbe miraculeusement haute l’emplit et déferle sur -les îlots rectangulaires des tombes. Toutes lavées, toutes nettes, on -dirait fermées d’hier, sont ces dernières, et, de grandes gerbes -multicolores et parfumées, une profusion de fleurs, toutes luisantes -encore de leur bain d’aurore, chamarrent l’uniformité grise de leurs -dalles. Dans un coin stationnent, brancards baissés, trois larges -brouettes vides, et, tout auprès, une équipe de trois coolies, sous la -surveillance d’un marin du _Lotus_, s’occupe à redresser une croix sapée -par les pluies. - -Madame de Faulwitz nous regardait, et son regard disait: «Voilà ceux -pour lesquels je suis venue!» - -Mais aucune parole ne sortait de ses lèvres. Après une courte pause à -l’entrée, elle se dirigea droit vers la tombe de Just Barnot, l’homme du -comte de Faulwitz, et, dégageant sous les fleurs un coin de la pierre, -s’y agenouilla. - -Quand elle fut relevée, elle vint se placer entre nous deux, et tous -trois, silencieux, reprîmes le chemin de la digue. - -Un oiseau se mit à chanter sur un mode étrange. Des corbeaux et des -hérons s’envolaient, comme en s’étirant, du somme paresseux des -feuillages. - -Nous avions l’air de rêver tous trois. - -A hauteur de la véranda de ma sala, je fis halte, et mes deux compagnons -m’imitèrent. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, madame de Faulwitz -s’était écartée d’un pas, et, d’une voix inattendue, de la voix posée, -sérieuse, d’une amie loyale, un tantinet «grande dame», un tantinet -«patronne»: - ---Il y a eu beaucoup de morts, dit-elle, il est juste que les vivants -soient récompensés, et je suis sûre que papa le fera... le fera comme je -le lui demanderai... Monsieur de Tourange, on ne peut rien pour vous, -que vous souhaiter l’avenir de Dieu; mais, vous, Vigel, venez me parler. - -Il se rapprocha vivement d’elle, et, tandis que je me détournais pour -vérifier le tas de mes bagages empilés sous l’auvent de la véranda, je -les entendis qui causaient en chinois. - -La fin de l’entretien vint à mes oreilles, au moment où je reparus sur -le chemin, mais en paroles françaises, prononcées à très haute voix par -madame de Faulwitz: - ---C’est convenu. Voulez-vous me ramener auprès de mon père? Une -locomotive est là... Vous savez, je pense, la conduire?--ajouta-t-elle -avec un sourire. - -Et Vigel s’inclina. - -Je les accompagnai jusqu’à la voie. Vigel bouscula vers la gauche le -mécanicien annamite et mit la main au volant de la coulisse. - ---En arrière, d’abord, dit madame de Faulwitz, en lui touchant l’épaule -du manche de son ombrelle, je veux voir les bords de la troisième -rivière. - -Les roues grincèrent et, lentement, la noire machine recula, comme un -buffle ébloui. - ---Adieu, me crièrent-ils ensemble. - -Je tirai ma montre. J’avais deux heures au moins avant le départ de mon -convoi. Je songeai alors soudain qu’il y avait une autre femme à -Chang-préah, à qui mon adieu était dû. Et incontinent je me mis à la -recherche de Fagui. - -Le sort de la folle avait été provisoirement réglé, quelques jours -auparavant, à la suite d’une conférence entre le docteur, Vallery et -moi. Le docteur nous avait répondu d’une maison à Marseille, où les -soins donnés permettraient d’espérer la guérison; et, pour la dépense, -Vallery, au nom de la Compagnie et en souvenir de M. Lacroix, moi, au -nom de l’amitié et en souvenir de Moutier et de Lully, nous étions -engagés à y pourvoir. - -Fagui n’avait plus qu’une semaine pour se promener sur le ballast, et -pour jouer avec les reflets des rails; et j’étais bien sûr de la trouver -quelque part entre la digue et le terminus. - -Je n’avais pas fait deux cents mètres que je distinguais la tache -claire de sa robe, sur l’autre bord de la voie, à hauteur précisément de -ce fameux aiguillage où Vigel rêvait naguère, avec candeur, d’un beau -patapouf du train officiel. Je continuai mon chemin le long de la digue, -et, quand je parvins à portée de voix, je l’appelai par son nom, en -agitant mon casque. - -Elle ne parut pas m’entendre et garda sa position bizarre. - -De loin, j’avais cru la voir accroupie, maintenant je discernais qu’elle -était debout, mais penchée en avant, le cou tendu, guettant je ne sais -quoi... Instinctivement mon regard suivit la direction ainsi surveillée, -et j’aperçus, au débouché de la forêt, la fumée d’une locomotive--sans -doute, celle de Vigel et d’Elsa. - -Revenant à Fagui, j’éprouvai un certain malaise à constater que la main -de la folle s’appuyait sur le levier de l’aiguillage. Je savais ce -dernier heureusement bloqué, mais, néanmoins, me hâtai de répéter mon -appel: «Fagui! Fagui!» Ce qui lui fit redresser le buste, mais ne sembla -point la décider à abandonner son poste. - -La locomotive arrivait comme une charge de buffles, et, craignant que la -pauvre femme ne se lançât imprudemment à la dernière minute, je courus -moi-même pour traverser la voie. J’entendis sur ma droite le déchirement -du sifflet à vapeur, et, devant moi, comme en réponse, le cri -lamentable, le cri suraigu, qui imite celui de la grenouille prise... La -folle se tint une seconde toute raidie, les deux mains crispées à la -tige de fer, et soudain, avant que j’eusse pu bouger un doigt, le levier -de l’aiguillage décrivait un arc de cercle. - - * * * * * - -Nos locomotives du Siam-Cambodge n’étaient pas des joujoux à la dernière -mode. Elles avaient encore pour la contre-marche, en cas de catastrophe -imminente, le bon vieux levier à renversement; et, pour faire marcher -cette mécanique, en moins de deux secondes, sans oublier le robinet du -régulateur, il fallait une adresse, une vigueur, une décision dignes -d’un maestro du métier--dignes du directeur en chef des Railways du -Siam-Haut-Cambodge qu’Henry Vigel, le bien récompensé des gens du -kilomètre 83, est aujourd’hui. - - - - -XX - - - Saïgon. - -Ainsi, voici la ville où naguère, sous le retentissement sourd du soleil -équatorial, j’écoutais chanter, avec orgueil, la force de mon sang, la -force de ma race! Mais, aujourd’hui, quelque chose est éteint. Trop de -morts, peut-être, trop de morts! C’est comme une cendre brûlante qui -pleure à l’heure de la sieste, sur les beaux jardins noirs. - -J’éprouve une lassitude funèbre, un désir de fuir, et en même temps une -peur veule d’être retenu à la dernière minute, d’être ligoté, moi aussi, -dans ce grand voile de torpeur qui plane... Et je ne veux pas! Je veux -m’évader de cette Cochinchine plate et sans espaces, de ce radeau -étouffant, près d’être submergé par les eaux limoneuses! - -J’ai demandé des nouvelles d’Hervé de Sibaldi. On m’a montré la -direction de la rue de Bangkok et des longs saos du cimetière. Madame de -Sibaldi, opérée d’un fibrome, est restée sur la table d’opération. Le -lendemain, le boy a trouvé Sibaldi dans sa chambre à coucher... Le -revolver était de tout petit calibre, et la cervelle avait dû mettre un -long temps à glisser par le trou. La figure était affreusement crispée. -Il aimait cette femme à ce point? - -Mon interlocuteur sourit. - ---Il était au-dessous de ses finances; et ce pirate d’A-phat l’avait -engagé dans certaine affaire d’assurances franco-chinoises dont il lui -était difficile de sortir autrement que par la porte qu’il a choisie. -C’est la ville qui a payé les obsèques, et tous les Saïgonnais, je dois -le dire, étaient derrière le corbillard. M. A-phat montra de l’esprit -d’à-propos, en se faisant prescrire par son médecin, d’urgence, une cure -d’air à Singapore. - - * * * * * - -Je m’embarquai le soir même. Je restai toute la soirée accoudé au -plat-bord. Au-dessous de moi, clapotait l’eau visqueuse, le sang obscur -de l’artère gonflée par la marée. Quelle singulière idée d’avoir bâti -une ville, là, parmi les palétuviers infects! Une idée de marchands, -évidemment, qui savent ausculter la terre et la piquer aux points -sensibles, ainsi que les fourmis, dit-on, agissent avec leurs proies! Je -me souviens... J’admirai, naguère, qu’elle ne fût pas posée -vaniteusement en étage, mais à plat, et selon le dessin d’un arc. Où -est-elle la flèche vibrante de cette machine bandée par l’intérêt, par -la passion, par le rêve? Je ne vois plus la pointe. Quelque chose est -irréparablement détendu. - -Notre bateau s’en fut sournoisement, sans tapage, glissa sur le tortueux -cheminement noir. Depuis longtemps, les passagers étaient couchés. -Solitaire je restai sur le pont, à regarder distraitement apparaître sur -ma droite, puis sur ma gauche, au gré du balancement des sinuosités du -fleuve, l’éparpillement d’or des lumières de Saïgon. Elles -s’amincissaient à chaque oscillation, se groupaient, s’incrustaient dans -la barre obscure de l’horizon--pareilles à ces clous de cuivre qui -brillaient avec une signification incertaine, sur la canne dont mon ami -Moutier avait soutenu ses derniers pas. - - * * * * * - - En mer. - -Et maintenant?... - - Maintenant que mon vieil An-hoan n’est plus là, pour dégager le - signe essentiel!... - - Une enveloppe est sous mes yeux et son adresse est écrite: - - _R. P. du May - - Mission catholique de Shanghaï_ - - _Chine._ - - Et ma main court sur le papier: - -«... Père, je ne suis pas un blasphémateur, je suis un suppliant. - -»Je suis un homme de bonne volonté. - -»Père, voici ma foi. C’est la foi des hommes au visage pâle, des -civilisés. Ils savent que la terre leur a été donnée pour être devant -eux comme une boule de glaise, et qu’il leur faut la repétrir. Ils -savent qu’il faut appliquer la règle et l’ébauchoir, mesurer, tracer, -couper... Mais ils ne savent pas selon quel modèle, selon quel dessin. -Faites bien attention. Père, ce qu’ils demandent tous, ces bons -ouvriers, c’est une grande épure, ce n’est pas un manuel -d’apprentissage, ni un règlement de chantier! - -»Père, quand Moïse fit construire l’arche, Beséleel et Ooliab surent, -que, pour plaire au Seigneur, il fallait «dix rideaux de vingt-huit -coudées de long et quatre de large, en fin lin retors d’écarlate deux -fois teinte», et «que chaque ais devait être assemblé à rainure et -languette, et qu’il en fallait vingt du côté méridional qui regarde le -vent du midi.» - -»Mais quel Beséleel nous dira ce qu’il faut pour que notre œuvre, qui -regarde les alizés et la mousson, soit agréable à notre Seigneur? Où -est-il, celui-là à qui «le modèle a été montré sur la montagne»? - -»Père, devant le grand Silence, savez-vous ce qu’ont dit beaucoup de mes -frères? Ils ont dit: «L’homme est fait à l’image de Dieu et à sa -ressemblance. Faisons de la terre le temple de l’homme, et ce temple -sera à la meilleure ressemblance du temple de Dieu. Le plan de Dieu est -en nous, selon les lignes de nos désirs; et l’œuvre de nos mains, -servant notre désir, est divine.» - -»Je ne suis pas de ceux-là, Père. Ma devise est la vôtre, je veux qu’il -soit visible, éclatant, que je travaille _ad majorem Dei gloriam_... -Mais comment le puis-je? Car j’ai peur... - -»Père, j’ai peur de faire du mauvais ouvrage. - -»J’ai lu sur la pierre d’une tombe de moine ces mots redoutables: - - Si operarete bene - Averete il paradiso. - Averete il inferno - Si operarete male. - -»Je veux «œuvrer bien». Dites-moi où je puis lire le plan, où je -trouverai l’épure et la légende?» - -Je m’arrête. Je regarde par le sabord l’éclat d’une constellation -inconnue... La plume tombe de mes mains. A quoi bon? Je sais bien -d’avance ce que me répondra le Père, et que cela ne me satisfera point. -«Vous voulez bien œuvrer, mon ami, vous vous défiez des mauvais -monuments; mettez donc une petite croix au-dessus de celui que vous -entreprenez... Dieu reconnaîtra les siens!» - -Et puis, il y a mon péché, dont je ne me repentirai point. Mon péché du -bord du marais, quand la grande barre de lumière éventrait la digue, et -que tout étincelait, et que tout le cercle de bronze de la forêt -grondait de mon triomphe et de mon orgueil. Mon péché!... alors que j’ai -compris la joie, et que ce n’était rien de tomber, comme un enfant -maladroit, en courant, les dents serrées et les yeux fous vers Elle. - -Ma main hésite, rature, froisse. Mon regard s’hypnotise sur le carré -noir, fulgurant d’étoiles, et puis, sur le tout petit carré blanc qui -porte une adresse... J’hésite... Un «fluit» léger, à peine comme d’une -aile de mouette effleurant l’eau, et, sans doute quelques bulles de -phosphorescence qui ont rejailli... - -Comme la nuit est belle! - - - FIN - - - E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--3197-4-13. - - * * * * * - - DERNIÈRES PUBLICATIONS - - Format in-18 à 3 fr. 50 le volume - - - Vol. - - -ADOLPHE ADERER - -Amours de Paris 1 - - -BARON DE BATZ - -Vers l’Échafaud 1 - - -RENÉ BAZIN - -Davidée Birot 1 - - -E.-F. BENSON - -Rose d’Automne 1 - - -HENRY BIDOU - -Marie de Sainte-Heureuse 1 - - -RENÉ BOYLESVE - -Madeleine Jeune Femme 1 - - -LOUISE COMPAIN - -La Vie tragique de Geneviève 1 - - -LOUIS DELZONS - -Le Maître des Foules 1 - - -MARC ELDER - -Marthe Rouchard, fille du peuple 1 - - -ANATOLE FRANCE - -Les Dieux ont soif 1 - - -LÉON FRAPIÉ - -La Mère Croquemitaine 1 - - -J. 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NORMAND - -Regardons la Vie 1 - - -RICHARD O’MONROY - -Pour être du Club 1 - - -GASTON RAGEOT - -A l’Affût 1 - - -CLAUDE SILVE - -La Cité des Lampes 1 - - -MARCELLE TINAYRE - -Madeleine au Miroir 1 - - -FRANZ TOUSSAINT - -Gina Laura 1 - - -ROBERT DE TRAZ - -Les Désirs du Cœur 1 - - -JEAN-LOUIS VAUDOYER - -La Maîtresse et l’Amie 1 - - -NOTES: - -[A] Maison cambodgienne et siamoise. - -[B] Cigares. - -[C] Petit enfant annamite. - -[D] Appellation honorifique du roi de Siam. - -[E] Variété de chevreuil particulière à l’Indo-Chine. - -[F] Races d’Indochine, non annamites, habitant de préférence la forêt. - -[G] Chimères dont il est question dans les Râmayana, employées -couramment dans l’ornementation architecturale khmère. - -[H] Écriture phonétique inventée par les premiers Pères missionnaires -portugais, pour la transcription de la langue annamite, et encore -officiellement en usage en Indochine. - -[I] Pour _cai-nha_, maison annamite. - -[J] Véhicule, pousse-pousse. - -[K] Cuisinier. - -[L] Littéralement enfant-pankah. - -[M] Bandar-log, peuple des singes. Voir le _Livre de la jungle_, de -Kipling. - -[N] Démons familiers de la croyance populaire annamite. - -[O] Serpent polycéphale, motif essentiel de l’architecture khmère. - -[P] Pierre de Bien-hoa, pierre rouge employée en Cochinchine pour la -construction et pour l’entretien des routes. - -[Q] Le cimetière de Saïgon est au bout de la rue de Bangkok. - -[R] Riz non décortiqué. - - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE KILOMÈTRE 83 *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY<br /> -</p> - -<div class="blk"> -<hr /> - -<p class="c">HENRY DAGUERCHES</p> - -<h1>LE KILOMÈTRE 83</h1> -<p class="c"><img src="images/colophon.png" -width="120" -alt="[C·L]" /> -<br /> -<br /> -PARIS<br /> -<br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -<br /> -3, RUE AUBER, 3<br /> -<br /> -<br /> -<i>Il a été tiré de cet ouvrage</i><br /> -<br /> -DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,<br /> -<br /> -<i>tous numérotés</i>.<br /> -<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p> - -<hr /> -</div> - -<h1>LE KILOMÈTRE 83</h1> -<hr /> -<div class="poetry1"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">«Grands ouvriers d’une œuvre et sans<br /></span> -<span class="i0">nom et sans prix.»<br /></span> -<span class="i10"><small>(A. DE VIGNY.)</small><br /></span> -</div></div> -</div> - -<h2><a id="PREMIERE_PARTIE"></a>PREMIÈRE PARTIE</h2> - -<h3><a id="I-a"></a>I</h3> - -<p>Lorsque je vins occuper mon poste d’ingénieur à la Compagnie des -Railways du Siam-Haut-Cambodge, on ne manqua pas de me faire connaître -An-hoan, dit Antoine, doyen du personnel asiatique embauché pour la -construction de la voie. On le montrait avec une dérision affectueuse, -comme ces vieux fous, pas assez méchants pour faire figure de sorciers, -que les gens des villages tiennent pour des porte-bonheurs.</p> - -<p>Antoine était tombé au rang de coolie; mais An-hoan avait été un artiste -<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span>que les marchands de riz de la congrégation de Cholon firent venir de -Canton sur un pont d’or, à l’occasion de l’agrandissement de leur -pagode. Il savait sculpter la pierre et la peindre, avec des couleurs -dont il gardait le secret et qu’il composait lui-même. L’opium et le jeu -avaient gravement compromis sa carrière; l’âge et la misère venus, il -avait dû accepter, à la Siam-Cambodge, ce modeste emploi de «coolie -l’herbe», lequel lui donnait charge de couper et mettre en bottes, par -tels moyens et sur tels terrains qu’il jugerait à propos, la nourriture -quotidienne de dix poneys.</p> - -<p>Un de nos camarades, ému par le récit de son passé glorieux, l’avait -arraché à cette basse besogne et rétabli dans sa dignité d’artiste; et -je pense que Médicis ni Sforza n’eut oncques geste, plus magnifiquement -désintéressé, de protecteur des arts. L’œuvre, le grand œuvre d’Antoine -fut, à partir de ce moment, la confection des pierres milliaires, -destinées à marquer chacun des kilomètres gagnés de la voie du -Siam-Cambodge. Quand il me fut donné de le connaître, c’était un petit -vieux propret à culotte de soie, qui avait conservé, de sa vie de -bohème, quelques négligences de tenue, par exemple une natte trop<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span> -courte, qui faisait catogan sur sa nuque risiblement grêle. Mais on -cessait de rire quand on avait vu le ciseau voltiger entre ses mains, -qui ressemblaient à des pattes de poulet, ou son pinceau, trempé dans de -fragiles coquilles d’œufs, en ramener une pâte de couleur plus brillante -que la couverte d’un vase des Mings. Il choisissait d’ordinaire, pour -couvrir sa pierre, un motif emprunté à l’histoire même du tronçon -jalonné. Et c’est ainsi que je vis mettre en place la borne 72, dite du -Tigre, la borne 75, dite des Éléphants, la borne 78, dite du -Mois-des-Mangues-Mûres. Quand l’événement sensationnel avait fait -défaut, An-hoan couvrait sa pierre d’attributs et de grimoires -somptueux, de mystérieux signes de bonheur, de dragons aux tortillements -légendaires. En repentir de ses anciens désordres et par reconnaissance -envers son protecteur occidental, il avait renié l’opium et adopté le -whisky comme divinité inspiratrice. Et il mourut ivre et noyé comme le -grand Li-tai-pé, étant tombé à l’eau, par mégarde, le jour qu’il venait -d’achever la borne 82.</p> - -<p>La borne du kilomètre 83, dont An-hoan a laissé vierge la tablette de -grès, je veux la dresser dans ma mémoire. Je n’oserais la<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span> sculpter et -la peindre à ma fantaisie. Mon désir est qu’elle réverbère avec clarté, -miroir successif et fidèle, les images mobiles enregistrées au fil de -l’heure et de ses mille mètres de rails. Désir naïf, demain déçu! Mais -n’est-ce pas assez qu’il en subsiste, maintenant que le vieil Asiatique -n’est plus là pour dégager le signe essentiel, tout au moins une assez -belle confusion d’hiéroglyphes, quelque sœur de ces stèles que l’on -trouve, chues dans l’herbe, au cœur touffu de la forêt d’Angkor, et que -les touristes, qu’elles font rêver, appellent des «Mains de Bouddha!»<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span></p> - -<h3><a id="II-a"></a>II</h3> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Onze heures du matin. La forêt se métallise. Les perruches, dans les -bambous du bord de la rivière, se tiennent coites. Abandonnant mon poney -aux soins du saïs, je gagne à pied la «popote» dont les pilotis, à moins -de cent mètres de mon propre logis, enjambent l’eau, l’eau boueuse et -qui étincelle, comme si des millions de gangues dissoutes y libéraient -leurs diamants.</p> - -<p>La lumière universelle est, d’ailleurs, si rudement assénée que la -demi-obscurité d’un intérieur, fût-il de paillote et de planches, comme -celui-ci, ménage aux yeux étourdis<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span> une caresse d’accueil, dont la -douceur les rend d’abord insensibles à tout le reste. Si bien que, -l’escalier grimpé, mon casque accroché à l’un des bois d’élan disposés -en patères dans la véranda, je hasarde quelques pas d’aveugle sur le -plancher, calfeutré de nattes, avant d’être à même de dénombrer, sans -confusion, les hôtes déjà réunis.</p> - -<p>La popote est au complet, ce matin. Quatre hommes, moi compris, quatre -hommes pareillement vêtus de toile khaki, pareillement marqués, au -visage, de ce mélange de hâle et de pâleur, qui est ici le fard -professionnel des Européens, quatre hommes et une femme.</p> - -<p>La femme, nous l’appelons Fagui, par diminutif, je crois, de son double -prénom: Françoise-Marguerite. Elle est la compagne du plus jeune et du -plus frêle, en apparence, d’entre nous: Georges Lully. L’association de -Fagui et de Lully n’est pas très ancienne, et je n’ai pas oublié la -manière dont ce dernier s’ouvrit à moi de son désir d’amener à la popote -madame Lacroix, c’était le nom d’alors de Fagui.</p> - -<p>Nous trottions de conserve, en forêt, le long d’un tronçon de la voie, -dont le matelas de ballast, gris et rouge et dressé au gabarit, était -l’œuvre toute fraîche des équipes de mon com<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span>pagnon. Et comme la piste -était assez large pour que nos poneys pussent aller de front sans trop -se chamailler, nous bavardions à voix haute:</p> - -<p>—... Bon voyage à Battambang, Georgie?</p> - -<p>C’est à Battambang, au kilomètre zéro de la ligne, que fonctionnent les -bureaux des chefs de service, et Lully, la veille même, était revenu de -là.</p> - -<p>—Non. Triste voyage! Nous avons mis en bière monsieur Lacroix. Si -jamais, Tourange, vous sentez des tiraillements sérieux entre l’épaule -et les côtes, ne perdez pas de temps à essayer d’un système de bretelles -qui vous entrent moins dans la peau, mais écrivez à Saïgon pour retenir -une place au prochain courrier...</p> - -<p>—Abcès au foie?</p> - -<p>La nuque de Lully fléchit tout d’une pièce, affirmativement.</p> - -<p>—Oui. «<i>Ils</i>» disent: hépatite suppurée. Oh! ils l’ont passé au -bistouri, le plus correctement du monde. Le troisième jour après -l’opération, monsieur Lacroix était assis sur son lit et causait, et -riait... Ils ne savent pas pourquoi un flot de sang est venu dans la -bouche... C’était fini.<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span></p> - -<p>Georgie se perdit, un temps, dans la contemplation des quatre rênes qui -s’embrouillaient entre ses doigts.</p> - -<p>—Il faut que je vous dise, Tourange (il ne levait pas le nez, mais une -buée rose se déposait sur ses joues rondes), il faut que je vous -explique... Monsieur Lacroix était mon chef de file. J’ai travaillé avec -lui du côté de Damas, et puis en Colombie, et puis en Annam; et c’est -lui encore qui m’a fait venir au Siam-Cambodge. Il était admirable de -force, de tranquillité, de bienveillance. Et il laisse une femme -derrière lui, une femme qui n’est pas légalement sa veuve, mais qui, -tout de même, a été placée pour apprécier, mieux que personne, cette -force, cette tranquillité, cette bonté. Elle pleurait beaucoup à -Battambang, ces jours derniers, et elle a crié quand on vissait la -bière, car c’était toute sa vie honorable qu’on laissait sous le -couvercle. Lacroix l’avait prise Dieu sait où, voilà des années; et -maintenant, que voulez-vous qu’elle devienne? Alors...</p> - -<p>Les doigts de Georgie bafouillaient terriblement dans les mystères de la -bride et du filet. Le poney, la bouche agacée, s’arrêta. Le mien fit de -même. Mais soudain Lully releva hardiment la tête et planta, dans mes -yeux attentifs,<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span> un beau regard, droit et bleu, d’enfant promu aux -responsabilités viriles.</p> - -<p>—... Alors, acheva-t-il avec fermeté, j’ai pensé que c’était à moi, -dont Lacroix avait été le chef de file, d’empêcher cette déchéance. Et -j’ai conclu un arrangement avec cette femme très malheureuse, mais qui -n’est ni très âgée, ni très laide. Et c’est à propos de cet arrangement -que je voulais vous pressentir, Tourange, que je voulais vous demander -si, dans quelques jours, lorsqu’elle viendra me rejoindre, vous verriez -difficulté à ce qu’elle soit des nôtres, à la popote... au moins jusqu’à -temps que j’aie pu me débrouiller pour une installation, des -approvisionnements...</p> - -<p>—Jusqu’à temps... que vous resterez le chic petit type que vous êtes, -Georgie, et ce n’est donc pas, je pense, pour finir demain!</p> - -<p>Sur ces mots, je vis Lully pencher le nez vers les sabots de sa monture, -comme si le soleil l’avait foudroyé, et, deux secondes plus tard, piquer -un galop tel que je jugeai hors de propos de lancer ma bête à sa -poursuite.</p> - -<p>Et c’est ainsi—les autres ayant eu, tour à tour, l’audition d’un -discours semblable—que Fagui vint s’asseoir à la popote.</p> - -<p>Sa présence, au demeurant, y est un peu<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span> celle d’un fantôme, fantôme -glissant dans des blancheurs de mousseline ou de linon, et qui se révèle -par des apports inattendus. Les fleurs de nos tables, les rubans de nos -sièges de rotin, les soies qui emmaillotent le découpage à vif de nos -fenêtres, ne sont-ils pas autant de témoignages de cette furtive et -diligente réalité?</p> - -<p>Mélancolique et fuyante Fagui! Sa figure est de celles qui semblent -modelées pour rester dans la mémoire à l’état de profils perdus.</p> - -<p>Fagui est pourtant autre chose que «ni trop laide ni trop âgée». Elle -est une tendresse et une fidélité. Et son visage aux traits brisés, a, -pour authentiquer sa noblesse originelle, deux sceaux intacts: les yeux -bleus qui toujours sourient. Prunelles d’azur et chevelure blonde, -pauvres bijoux des visages blancs, qui reprennent ici, au voisinage de -tous ces galets noirs, roulés dans des peaux limoneuses, leur taux -primordial, imprescriptible!</p> - -<p>C’est Fagui qui préside notre table, dans le contre-jour de la véranda. -Ma place est à gauche; en face, sont disposés les couverts de Lully et -d’André Moutier.<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span></p> - -<h3><a id="III-a"></a>III</h3> - -<p>J’entends encore la voix claquante de monsieur l’Administrateur délégué, -le jour que je signais à Paris mon contrat avec la Siam-Cambodge, -répondre à mon interrogation: «Quand dois-je partir?»</p> - -<p>—Votre passage en première classe, est retenu à bord du paquebot -<i>Vaïco</i>, quittant Marseille le 14 janvier. Vous trouverez à bord un de -nos ingénieurs, monsieur Moutier, un futur camarade. Il se fera un -plaisir de vous donner par avance mille renseignements utiles. Vous -saurez l’apprécier.</p> - -<p>J’ai su apprécier André Moutier.</p> - -<p>Rien, dans l’extérieur de ce compagnon de<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span> traversée, n’était pour -retenir d’abord l’attention, sinon qu’un ensemble ramassé, probe et -vigoureux, réservant des points de finesse çà et là, dans le galbe du -poignet, le dessin de la moustache, le modelé de la tempe et la lueur de -l’œil, l’établissait comme un assez joli type de Français. Type solide -aux coutures, et dont on dirait volontiers que, même reproduit à des -millions d’exemplaires, il n’aura jamais l’air, comme l’Allemand ou -l’Anglo-Saxon, par exemple, de l’article fait à la machine!</p> - -<p>Tout ainsi, à première audition, les discours de Moutier, dans ces -cercles de causerie, que suscite à bord le rapprochement des chaises -longues, n’avaient rien pour surprendre l’oreille. On n’attendait d’eux -ni la révélation d’une ignorance, ni celle d’une suprématie. A la -longue, pourtant, il était impossible de ne pas sentir la force latente -dont cet interlocuteur, si modeste d’apparence, chargeait les mots qu’il -employait, de ne pas percevoir, sous leur métal volontairement -parcimonieux et sans éclat, les ressorts bandés d’un robuste esprit. Et -c’est, je pense, la perception assez prompte que j’avais eue de cet -arsenal secret, qui déclencha, dès les premiers jours, notre mutuelle -sympathie.<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span></p> - -<p>Mais n’y a-t-il à donner à Moutier que cette estime un peu froide pour -une belle armature cérébrale?</p> - -<p>A travers la monotonie rituelle de cette existence de passager—où je -retrouvais des impressions de mon temps de collège, la veulerie de -certaines récréations trop longues dans les cours trop étroites,—plus -d’une fois, tel incident fortuit me donna l’illusion de voir apparaître, -derrière cette géométrie défensive, si j’ose dire, une face autrement -attirante d’être brouillée d’émotion. C’était comme si le rideau de fer -allait se lever sur des toiles de fond, bleuies d’effusions -mystérieuses. Mais combien je sentais tout aussitôt chez mon ami une -pudeur extrême de ces demi-révélations, un refus de livrer à quiconque -les arrière-plans pathétiques d’une âme endurcie dans sa haine de tout -cabotinage!</p> - -<p>Je me souviens de ce soir d’Océan Indien, où le <i>Vaïco</i> reçut la visite -d’un de ces malheureux oiseaux, qu’une cause inconnue emporte, -désemparés, loin de leurs parages d’habitat. Celui-là appartenait à -l’espèce des fous, des boobys. Il entra par un sabord du carré et vint -s’abriter au pied des plantes vertes, qui décoraient le caisson arrière. -Il s’abattit, et resta là,<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span> sans doute recru de fatigue, les yeux fixes -et brillants, son ventre faisant comme une grande boule d’écume, parmi -les palmes et les feuillages.</p> - -<p>Ni l’éclat des ampoules électriques, ni le brouhaha du service à l’heure -du repas, ni la turbulence des passagers descendus pour contempler cette -épave du ciel, ne paraissaient l’effaroucher. Si bien que cette -impavidité même, l’étrangeté de cette forme silencieuse, chue d’on ne -sait quel cataclysme, finirent, au contraire, par impressionner -prodigieusement les hôtes humains du navire. Et si quelques-uns -plaisantèrent la disgrâce des pattes d’infirme, esquissèrent le geste de -tendre au bec dégingandé une banane ou un poisson, nul n’osa porter la -main sur les longues ailes inertes.</p> - -<p>Tout le dîner, le booby se tint dans la même attitude, cloué, en -apparence, sur la tablette d’acajou qui lui servait de radeau de refuge. -A onze heures seulement, quand on commença de tourner les commutateurs -des ampoules, comme surpris par le premier choc des ténèbres, il cligna -des paupières, pivota sur lui-même, et s’enfuit par le sabord, comme il -était venu. J’étais alors avec Moutier sur le pont.<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> Nous entendîmes le -grand coup d’aile, et nous vîmes la forme nager dans l’air tout illuminé -de la clarté lunaire. Et mon compagnon me dit brusquement:</p> - -<p>—Vous avez remarqué, n’est-ce pas, l’émotion quasi religieuse des -passagers devant cette bête! Devant cette bête qui leur apportait un -message, un message qu’il leur faut déchiffrer, un message plus sacré -que le rameau d’olive de la colombe...</p> - -<p>Il suspendit la fin de sa phrase. Je ne distinguais pas nettement sa -figure, plongés, comme nous l’étions tous deux, dans l’ombre de la -passerelle. Mais je voyais, à hauteur de sa bouche, le point rouge de sa -cigarette s’enfler à intervalles précipités; et ce m’était un indice -suffisant de son exceptionnelle émotion.</p> - -<p>—Devant cette bête... qui n’ouvrait pas le bec! acheva-t-il d’une voix -railleuse, à laquelle je ne sus comment répliquer.</p> - -<p>Quelle belle nuit sur l’Océan fut celle-là! Ah oui, si belle qu’une -douzaine au moins de smokings désertèrent, en son honneur, les épaules -diamantées de la belle madame H..., et que tout autant de pyjamas -retardèrent, avec décence, le remue-ménage quotidien des dortoirs -dressés à même le spardeck.<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span></p> - -<p>Et nous-mêmes, Moutier et moi, nous restâmes longtemps, les pieds sur la -gouttière de la drosse et les bras croisés sur la rambarde, à contempler -les longues conques d’eau bleuâtre qui se creusaient contre les flancs -du <i>Vaïco</i>, ou, relevant la tête, l’espace éblouissant, au cœur duquel -s’était évanoui le fou messager. Je me souviens des formes mouvantes des -nuages qui, tour à tour, masquaient la lune, sans cesser d’être éclairés -par sa face invisible, et de l’un d’eux, en particulier, qui provoqua un -bruissement d’admiration, par sa métamorphose opportune en une sorte de -blanche aile double, éployée, d’où glissait, en pent-à-col, le signe -d’une étoile verte. Et ce ne fut que beaucoup plus tard, après la -désagrégation irrémédiable des beaux artifices lunaires, que nous nous -décidâmes à regagner nos cabines.<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span></p> - -<h3><a id="IV-a"></a>IV</h3> - -<p>La droite de Fagui est dévolue à Just Barnot, le plus ancien d’âge, -sinon le plus élevé en fonctions, des ingénieurs de la popote. J’ai de -la sympathie pour ce compagnon, architecturé sans élégance, mais avec -d’honnêtes matériaux, me semble-t-il. Il est Suisse d’origine et marche -avec le dandinement typique des montagnards, et, s’il n’est que médiocre -cavalier, n’a pas son égal, dans les équipes de la Compagnie, pour -cheminer, le coupe-court d’abatage au poing, à travers la brousse dense. -Mais André Moutier, d’après certaine affaire du «tracé Lacroix», lui -fait assez grise mine. En outre, il y a entre eux de l’antipathie -instinc<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span>tive de race. Moutier a la tête ronde du Latin et flaire, au -canton natal de Just Barnot, une forte odeur de terroir germanique, qui -lui hérisse le poil.</p> - -<p>L’affaire du tracé Lacroix, c’est tout uniment celle de la continuation -de la ligne, à l’achèvement du kilomètre 80. Il existe vers l’ouest, à -une demi-lieue de nos <i>salas</i><a id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a> du bord de la rivière, une sorte de -lac-marécage, déversoir perdu des eaux innombrables de la région. En -tenterait-on la traversée directe, aux aléas redoutables, ou s’en -irait-on prudemment contourner la corne nord de l’obstacle, en se -gardant de lâcher le sol franc de la forêt?</p> - -<p>C’est M. Lacroix qui avait préconisé le tracé nord. C’était lui qui -avait confié à son fidèle second, Georges Lully, les levers -préparatoires dans la jungle marginale. Tout le monde à Battambang le -savait serviteur à rendre son tablier, plutôt qu’à laisser contrecarrer -telles idées bien assises dans sa tête; et il ne fallait pas moins que -sa disparition pour donner aux auteurs du projet adverse le front -d’entrer en scène. Depuis deux jours le triomphe de ces derniers est -officiel; mais l’étrange est qu’au<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span>cun de nous ne connaît la -personnalité exacte du plus important d’entre eux.</p> - -<p>Nous savons seulement—ceci se passait avant mon arrivée à la -Siam-Cambodge, et je n’en suis instruit que par les confidences de -Moutier—nous savons seulement qu’un énigmatique personnage est venu -s’installer, un beau jour, dans ces parages, où nos salas étaient à -peine construites. Des papiers assez obscurs de Battambang avaitent -précédé l’inconnu, qui traînait derrière lui une armée de boys et de -coolies à sa solde. C’était, paraît-il, un homme grand et fort, à la -barbe ronde et au gosier dur, toutes les apparences d’un reître -allemand.</p> - -<p>Dès l’aube, il partait sur la rivière, avec son personnel et tout un -attirail somptueux de campement, et, le soir, il clapotait -d’interminables conférences avec Barnot. Moutier reste persuadé que -c’est lui qui a mis sur pied, avec la complicité de Barnot, ce projet -inattendu du marais, et, faute d’autres renseignements sur son identité, -le dénomme couramment «l’Ennemi». Le triomphe de l’Ennemi n’est pas sans -avoir perturbé l’atmosphère de la popote, et hier, le café bu, au lieu -de s’attarder, comme d’ordinaire, à deviser dans la<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span> fumée des -<i>cheroots</i><a id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a> birmans, chacun s’est hâté de regagner pour la sieste sa -propre sala.</p> - -<p>Aujourd’hui Fagui, qui, de par sa nature féminine éprise de douceur, -est, plus que nous-mêmes, sensible à ces germes flottants de discorde, -tente, au dessert, une diversion conciliante. Cependant que le boy -dépose sur la table le plateau chargé de tasses, elle lance à la ronde -un timide regard, un de ces regards qui détiennent la grâce de sourire, -alors même que la bouche garde son triste figement.</p> - -<p>—Le bonze A-ka-thor, nous dit-elle, m’a rendu visite, ce matin. Il -demande si ses frères pourront mendier le riz deux fois la semaine, par -ici.</p> - -<p>—Pourquoi non? A-ka-thor ne paie-t-il pas son écot en belles histoires -cambodgiennes, que la popote recueille plus tard avec profit sur vos -doctes lèvres, ô Fagui?</p> - -<p>Fagui est, en effet, de nous cinq, la plus familiarisée avec le parler -local, mélange bâtard de siamois et de cambodgien, altéré de maintes -étrangetés phonétiques des tribus chams de la forêt.</p> - -<p>A peine ai-je ainsi formulé mon acquiesce<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span>ment, que Barnot hoche la tête -avec énergie, de gauche à droite et de droite à gauche.</p> - -<p>—A-ka-thor, déclare-t-il, est un grand enfant. Mais tous ses compères -de la bonzerie ne racontent pas des histoires aussi naïves que les -siennes. Et quand je vois leurs loques jaunes s’agiter dans le voisinage -des coolies, je n’aime guère cela.</p> - -<p>Il y a de la justesse dans cette observation de Barnot. Derrière neuf -sur dix des obstacles rencontrés par nos rails, quelque «loque jaune» -était sournoisement embusquée. Je m’étonne d’entendre Moutier répliquer -railleusement:</p> - -<p>—Bah! vous exagérez, Barnot. Et je dis comme Tourange: pourquoi -refuserions-nous la charité à ces hommes de Dieu?</p> - -<p>Moutier n’a guère coutume de pécher par excès de tendresse à l’égard des -hommes de Dieu de n’importe quel pays du monde, et j’imagine qu’il cède, -en ce moment, au seul plaisir de contredire Just Barnot, allié de -l’Ennemi.</p> - -<p>—... Est-ce,—poursuit-il, du même ton d’agressive ironie—parce qu’ils -vont répandant partout la légende du gong d’or, noyé dans le marais? -Vous la connaissez, n’est-ce pas? C’est une sorte de gong, d’un diamètre -de plusieurs <i>lis</i> et semblable à la pierre musicale<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span> qui flotte, en -Chine, sur les eaux du Tu-Tan. Il disparaît à la vue de ceux qui s’en -approchent, et malheur alors à qui le fait sonner quand il émerge ainsi, -invisible à la surface! Car c’est le dernier son que les oreilles de cet -imprudent doivent recueillir... C’est une fort curieuse légende, -probablement mensongère, je suis de votre avis. Mais que tous nos -coolies, dès qu’on fera mine d’infléchir les rails du Siam-Cambodge dans -cette direction, soient prêts à déserter dans les vingt-quatre heures, -en l’honneur de cette légende mensongère, c’est ce dont les gens de -Battambang ont été, je suppose, suffisamment avertis...</p> - -<p>Disant cela, Moutier regarde Barnot. Mais celui-ci soutient ce regard -avec une impassibilité qui n’est—du moins, je crois le pénétrer—que le -masque d’une résignation ennuyée, le mutisme des gens qui sentent -combien les mots sont de pauvres choses pour combler certains hiatus -entre les âmes. Lourdement il se lève, dépose sa tasse, et dit à la -cantonade:</p> - -<p>—Viennent donc les bonzes, puisqu’on les veut! Ce n’est pas le riz -qu’on versera dans leurs écuelles qui changera rien à ce qui doit -être... A ce soir, messieurs!</p> - -<p>Dès que son pas, dont tremble toute la<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span> véranda, s’est étouffé dans la -terre molle du chemin de berge, je me retourne vers Moutier et je ne -puis m’empêcher de le morigéner quelque peu. Grands Dieux! vit-on jamais -bœufs accouplés sous le même joug croiser Les cornes et se heurter -ainsi, à tout bout de champ? Le travail est le travail, et les -discussions ne valent rien pour lui...</p> - -<p>Moutier m’observe un instant, de cet air que je lui connaissais à bord, -quand il cherchait à surprendre le diapason de la pensée de son -interlocuteur, pour y bien accorder la sienne.</p> - -<p>—Pardon, Tourange, dit-il en souriant, vous êtes une façon de mystique, -vous. Vous rêveriez de nous servir, en holocauste joyeux, au Baal des -chemins de fer et des voitures à feu... Moi pas. Un bœuf de sacrifice? -que nenni! Un bœuf de louage, à la rigueur... mais qui traite lui-même -l’affaire de sa location. Je tire droit et ferme, c’est entendu, mais je -ne veux pas laisser mes os dans le sillon... Ou, du -moins,—rectifie-t-il après un silence,—le jour où je les y laisserai, -je veux sentir que la charrue, derrière moi, est menée -irréprochablement, par «un» qui a le sens de la «belle ouvrage», et non -par un forban de rencontre.</p> - -<p>—Pour de la belle ouvrage, c’est la voix<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span> paisible de Lully qui se fait -entendre, nous en trouverons sur le marais. Les vieux limons d’Asie, -c’est tout plein riche en surprises... Avez-vous entendu parler de la -traversée du Hoang-Ho? Un lit de fleuve large de dix kilomètres! Vous -croyez l’avoir enjambé, et Bouddah vous protège! cinq cents mètres plus -loin, le voilà qui recommence à se tortiller sous vous dans la vase. -Beaucoup de sacs de piastres, oui beaucoup, et beaucoup de sacs de -ciment, et beaucoup de sacs à viande humaine, voilà ce qu’il faut pour -gaver ces gros serpents jaunes.</p> - -<p>Georgie s’est étendu, un noir cigare aux lèvres, sur une de ces chaises -longues en rotin de la prison de Pnom-penh, qui sont larges comme des -lits de justice. Il suit, d’un œil béat, à travers la torpeur grise de -la pièce, les ondulations stagnantes de sa fumée.</p> - -<p>—Et puis,—murmure-t-il, comme en extase, au moment que Moutier et moi -achevons de nous équiper pour la traversée des cataractes solaires -extérieures—il n’y a pas que de la belle ouvrage, il y a aussi de beaux -oiseaux, le soir, sur le marais.<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p> - -<h3><a id="V-a"></a>V</h3> - -<p>Toutes nos salas se ressemblent, à la pointure des poteaux près. Ce sont -des cases de bois sur pilotis, à la mode du pays, et généralement -divisées en trois pièces. Leur toit de paillote, ce chaume indo-chinois, -fait visière assez bas pour abriter, autour du gros œuvre, un supplément -de plancher,—la véranda. Il s’en éparpille une vingtaine ainsi, le long -de la rivière, à l’usage des Européens du secteur, ingénieurs et -contremaîtres.</p> - -<p>J’ignore le nom indigène de la rivière. Pour nous, c’est la troisième -rivière, c’est ainsi que la désignent nos plans; et nous n’avons pas le -temps de nous livrer à des essais de transcrip<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span>tion graphique des sons -qui écartèlent, à son propos, les lèvres mendiantes du bonze A-ka-thor -et de ses frères.</p> - -<p>Dès que mon boy a fini d’obturer, plus soigneusement qu’un naufragé -n’aveugle une voie d’eau, les trous de lumière de mon logis, à mon tour, -un cigare noir aux lèvres, je m’étends sur une chaise longue en rotin de -la prison de Pnom-penh,—une chaise longue large comme un lit de -justice,—je m’étends et je rêve... Mais je ne rêve pas comme Georgie -aux beaux oiseaux du marais.</p> - -<p>Une façon de mystique, Tourange... Moutier me l’a répété, en descendant -l’escalier de la popote. Je n’ai pas peur du mot.</p> - -<p>Monsieur l’Administrateur délégué de la Siam-Cambodge avait, je m’en -souviens, reniflé quelque chose d’approchant dans le grand grimaud -d’ingénieur qui mettait une signature désinvolte au bas d’un papier -timbré, où il était question d’appointements mensuels, de passage en -première classe, de rapatriement anticipé pour cause de maladie grave... -Je riais intérieurement alors. La tête de monsieur l’Administrateur -délégué me faisait songer à celle de ces bonshommes qui trouvent -soudain, dans leur champ de betteraves, quelque vieux pro<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span>jectile de -forme désuète, plus ou moins croûteux de rouille. Eh! sans doute, -l’objet est plein, sans fusée, d’un modèle préhistorique: tout de même, -il vaut mieux ne pas trop le manipuler!</p> - -<p>Vous deviniez bien, monsieur l’Administrateur délégué—tu le sais aussi, -l’ami Moutier!—que ce mysticisme laisse mon cerveau jouer à l’égal du -vôtre, sur le plan positif, n’embrume pas ma vue, n’empêche pas mes -regards de prendre mesure comme deux bonnes pointes de compas.</p> - -<p>Quand je franchissais cette porte enfoncée, ogivale et basse autour de -laquelle maints tableaux de raisons sociales, accrochés aux nervures de -pierre, faisaient, ma foi, figure d’ex-voto, vous ne prétendiez pas me -dissimuler, derrière celui de ces rectangles de cuivre qui portait les -mots magiques, «Compagnie française des railways du Siam-Haut-Cambodge», -le nez levantin, les yeux mongols, le sourire italien et la mâchoire -anglo-saxonne de cette physionomie bien mondiale de Mureiro Vanelli, -impresario-chef de ladite Compagnie.</p> - -<p>Dans la salle où l’on m’avait prié d’attendre quelques minutes, je -n’avais pas manqué—vous le saviez—de noter l’opportunité de ces<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> deux -larges photographies qui «tiraient l’œil» sur la paroi. Celle de gauche -représentait, n’est-ce pas? la célèbre <i>Pagode dallée d’argent</i> de -Pnom-penh, et celle de droite, la non moins fameuse <i>Pagode de la -Montagne d’or</i> de Bangkok. Ainsi appariées, ne fournissaient-elles pas -belle matière à surexciter l’imagination des visiteurs? Et ceux-ci -pouvaient-ils faire moins que de tracer instinctivement, entre ces deux -terminus aux mirages d’encaisse métallique, le quadruple fil noir où -voir courir les plus fabuleux échanges?</p> - -<p>Et ce placard, en bonne lumière lui aussi, qui proclamait les variations -mirifiques du taux de la piastre en Extrême-Orient! Il n’aurait pas dû -spécialement m’intéresser; je n’étais pas un de ces pauvres hères, qu’on -appointe en cette monnaie, un «piastreux», comme nous disons au -Siam-Cambodge. J’y vérifiai cependant que la susdite rondelle d’argent -valait, au cours de Shanghaï, cinq francs quatre-vingt-dix en 1874, cinq -francs trente en 1882, quatre francs soixante-dix en 1888. Mais il ne -put m’échapper qu’on avait jugé superflu de poursuivre cette évaluation -jusqu’aux années plus récentes, où je n’ignorais point qu’elle était -tombée à deux francs trente, en moyenne...<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span></p> - -<p>Rassurez-vous, monsieur l’administrateur, je ne m’attardai point à -m’indigner de cette quasi naïve supercherie. Je savais, dès longtemps, -croyez-le, que la civilisation, cette civilisation dont nous sommes -tous, j’imagine, à la Siam-Cambodge, de bons ouvriers, notre blanche -civilisation bâtit un édifice dont il ne faut point songer encore à -apercevoir la coupole,—tout au plus le rez-de-chaussée, occupé, comme -il sied, par les boutiques des marchands.</p> - -<p>Mon mysticisme n’est pas bien méchant, messieurs du rez-de-chaussée. Il -ne fera pas bombe contre vos devantures. Il ne réclame que de lever -quelquefois le nez vers la nue, dans l’espoir, oh! très vague, dans le -rêve d’y voir briller le signe qui consacrera la coupole absente.</p> - -<p> </p> - -<p>Mon boy heurte à ma porte. Il m’invite, avec émotion et volubilité, à la -chasse d’un argus, dont le cri perce les dômes lointains de la forêt. -Trop tard, ou trop tôt. Je ne poursuivrai pas, sous les couverts -embrasés, l’oiseau vigilant aux pennes merveilleuses... Le soleil -bondis<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span>sant et rude est le maître de l’espace. Déjà je livre à la sieste -mes tempes talonnées et mes mains en moiteur, et voici que je m’endors, -vaincu, de ce sommeil comparable à celui du boxeur assommé par -l’adversaire.<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span></p> - -<h3><a id="VI-a"></a>VI</h3> - -<p>La forêt, en marge de qui nous vivons, ne s’ordonne point comme les -nôtres, en groupements d’essences. Ici, point de futaies, point de -conciles de troncs vénérables, point de jeune tribu conquérante qui -happe, au passage de ses racines, tous les produits du sol. Mais la vie, -bouillonnante et débonnaire,—pour tous, la plus magnifique leçon -d’individualisme!</p> - -<p>La confusion des formes étourdit d’abord comme une vapeur verte. Sur -mille mètres carrés, toutes les feuilles, toutes les graines, toutes les -épines, toutes les écorces, toutes les branches. Mais le fort laisse -vivre le faible; mais l’«en bas» ne sape pas l’altitude... La<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span> base du -monstrueux <i>bang-lang</i> ne décime pas, de ses rostres en ailerons de -squales, le gentil peuple des herbes; et de l’échevèlement frénétique -des lianes, le blanc <i>sao</i> jaillit sans meurtrissures, comme un bras nu -et musclé qui tend vers le ciel une touffe de lauriers. Et c’est bien -une nation d’Asie, j’imagine, cette multitude où la pouillerie -débordante des petits coudoie, sans vergogne, les géants à l’apparat -somptueux et cruel, et où l’arbre de la Puissance porte, sans en être -étouffé, la plus effroyable surcharge de parasites.</p> - -<p>A midi, tout s’immobilise dans la forêt. Les feuillages, bizarrement -bosselés, se tachent de reflets métalliques... Le vent, à coup sûr, les -ferait tinter; mais il ne souffle pas... Cependant les piques solaires -crèvent durement ces boucliers de clinquant. Il semble qu’on entende -leur choc sur la terre, et que celle-ci en garde un étonnement sourd. La -vie animale est morte. Seuls les insectes, particules légères, -participent à cette rebondissante vibration.</p> - -<p>Un peu plus tard, glisse l’heure de l’écureuil et du singe. Deux bêtes, -deux âmes... L’écureuil projette à peine sur d’opaques frondaisons sa -courbe grise et légère comme une fumée. Le singe, à grand tapage, -bouscule, casse,<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span> déchire, relève d’un jeu lubrique la longue traîne -agrafée aux ramures.</p> - -<p>Dans les tranchées, où mon poney galope avec ardeur, un papillon, -damasquiné de bleu, coupe, d’une ligne brisée et hâtive, la large piste -veloutée.</p> - -<p>Et voici le soir, redoutable magicien! La forêt se transforme. Elle -s’apprête pour de mystérieuses célébrations... Du haut en bas, des cimes -à la brousse, aux innombrables étages de la demeure végétale, c’est le -plus grand chuchotement de l’inconnu.</p> - -<p>Qu’on ne s’y méprenne point cependant. Ici vos épaules ne sentiront pas -tomber sur elles l’ombre, froide et lourde d’hymnes, d’un temple. Les -images architecturales familières se détournent de l’esprit. Point de -piliers; point de colonnades, point de voûtes qu’emplit l’horreur -sacrée... Ceci seulement: la grande force élévatrice, une minute, -imperceptiblement rétractée...</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Depuis que j’habite dans le voisinage de la forêt, j’ai compris l’âme -secrète de ceux qu’on appelle là-bas, dans les villes peuplées de -scribes, les «broussailleux».</p> - -<p>On dit:<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span></p> - -<p>«Ce sont des orgueilleux brutaux. Ils appartiennent à un cycle révolu, -résidus de ces âges où la force aux yeux courts tenait le sceptre. Ils -perdent l’aplomb à jouer les Nemrods au petit pied, loin du sol -héréditaire où la juste dévolution des emplois ferait d’eux des -garde-chasses...»</p> - -<p>Ils répondent:</p> - -<p>«Que nous importent l’orgueil, l’énergie, l’ambition, sur quoi vous nous -jugez! Mais nous avons trouvé ici la vie nue, la Belle qui ne dort plus -dans vos bois.</p> - -<p>»Nous-mêmes, comme le vieil Adam, avons connu enfin notre nudité. Nous -n’en avons point eu de honte... au contraire, une grande joie. Et nous -ne couperions pas même une palme pour en altérer le pur scandale.</p> - -<p>»Comme des nageurs nus, nous nous sommes plongés, avec un tremblement de -délices, dans l’heure trouble où les buissons ont l’air de verts -madrépores, où les feuillages, frères des éponges, baignent à de -glauques profondeurs... Ayant regagné le bord, nous avons bu, comme un -cordial amer, la Solitude.»</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Quelquefois j’ai peur et haine de la forêt, de cette forêt dont j’ignore -les lois et les caprices,<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span> dont le rythme des sèves m’échappe, dont le -vert perpétuel se corrompt ou s’exalte pour des causes que je ne sais -préciser, de cette forêt qui amalgame les fleurs et les graines, qui n’a -pas de saisons, pas de sommeil hivernal, pas d’éveil tendre et -printanier... rien qu’une poussée barbare de vie, rien que ce -soulèvement gonflé de corps d’esclave sous la caresse du sultan solaire!</p> - -<p>Un après-midi, éperdument, j’ai rêvé de la forêt de chez nous, de la -forêt d’automne, en robe de pourpre, la belle forêt royale, qui trône -sur un peuple de coteaux et qui dore d’une dernière gloire, par-dessus -la fumée bleue des labours, sa prochaine décapitation...</p> - -<p>Une bête inconnue meuglait au loin, comme un cor étrange.<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span></p> - -<h3><a id="VII-a"></a>VII</h3> - -<p>Moutier frappe sur mon épaule:</p> - -<p>—Il est arrivé des tas de dépêches de Battambang. Vous les trouverez -sur mon bureau. Il est temps d’avertir Vigel. Je pense que c’est à vous -qu’incombe ce soin.</p> - -<p>—Sans nul conteste. Et, d’ailleurs, mon poney connaît la route comme un -fin forestier.</p> - -<p>Henry Vigel est le cinquième ingénieur du secteur. Mais il ne loge pas -au bord de la rivière, et ne mange pas à la popote. Son camp est à -quinze kilomètres, en pleine forêt. Sa besogne, qui se soudait à la -mienne, était, jusqu’à ce jour, de préparer le passage au tracé Lacroix: -abattre, élaguer, tondre, piqueter,<span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span> devant que surviennent les coolies -terrassiers de l’ami Lully.</p> - -<p>Moutier me désigne, d’un clin d’œil narquois, le parapet vert dressé par -la brousse, de l’autre côté de la rivière, vers le nord.</p> - -<p>—Je voudrais, me dit-il, avoir le spectacle de la tête de Vigel -apprenant que son travail de trois mois était pour le roi de Prusse... -Vigel n’est pas un de ces petits personnages qu’on fait valser au -premier air de flûte... je me suis même demandé ce que cachait, au -juste, son exil par ici. Il passait pour très bien en cour, enveloppé de -protections mystérieuses. Il est de la race des Vanelli, c’est-à-dire -d’aucune race... Enfin, tâchez de le joindre le plus tôt possible, et -ramenez ensemble tout votre monde. Car, à propos, Tourange—ici Moutier -rougit légèrement—parmi les dépêches reçues, il en est une qui me donne -la direction complète des travaux futurs.</p> - -<p>Brave Moutier! Voilà rendue moins amère la coupe où l’on a fait -dissoudre quelques menus grains de cette substance merveilleuse: -l’autorité!</p> - -<p>Au demeurant, je suis heureux de le féliciter. Car c’est bien le -meilleur homme de notre équipe.<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span></p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Je n’avais pas surfait les aptitudes forestières de mon poney. C’était -plaisir de le voir se faufiler entre les cépées drues, remonter du -poitrail un torrent de feuillages, étendre son galop leste dans -l’élargissement d’une clairière, écarter, d’un encensement têtu de -l’encolure, quelque liane obstinée à caparaçonner de vertes broderies sa -croupe luisante. Après une heure de course, j’atteignis mon chantier. -Une centaine de coolies était là, en train de scier, de piocher, -d’émonder à grands sifflements de coupe-coupe.</p> - -<p>Presque tous des Cambodgiens aux cheveux taillés en brosse, travailleurs -médiocres, dont déçoivent les torses et les bras, gonflés de muscles -mous, mais compagnons d’humeur docile et d’âme légère. «Ces gens-là—me -disait mon contremaître, un jour que nous pesions les chances d’une -épidémie cholériforme—meurent comme ils travaillent: doucement.»</p> - -<p>Un singulier serviteur, ce contremaître, qui, justement, délaissant son -alidade et ses porte-mires, venait à ma rencontre. Sans quitter ma -selle, je lui donnai la nouvelle et les ordres de repliement. Il -accueillit le tout avec une impassibilité polie d’Asiatique. C’est<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> un -ancien sous-officier d’infanterie coloniale. Le soleil et les pluies -d’Indochine ont repétri son argile, lui ont fait faire prise -définitivement avec ce sol adoptif. Il a une épouse indigène, une trolée -de <i>gnôs</i><a id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> qui, sur le seuil de sa case de bambous, emplissent de riz -leurs ventres nus. Il a totalement oublié, j’en ai la conviction, -l’ardoise fine de son clocher natal, quelque part là-bas, en Touraine ou -en Picardie, et les filles aux yeux clairs penchées sur les javelles. Et -je suis sûr que lui aussi, l’heure venue, saura mourir doucement dans le -giron chaud de la forêt, tandis que les tam-tams charitables écarteront -de sa tête les mauvais Génies et que là-haut, par-dessus les dernières -palmes pâles, miroitera un ciel étrange, corail et soufre, comme ce -soir.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>La nuit est presque noire, quand mon poney vient hennir entre la -palissade qui ceinture le camp d’Henry Vigel. Au hennissement, des boys -accourent, porteurs de photophores, et dès que j’ai mis pied à terre me -guident, à travers les bosses herbues de l’enclos, vers la case de leur -maître.<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span></p> - -<p>Je vois surgir de l’ombre lumineuse la silhouette de Vigel, sa figure -pâle, traversée de longs yeux noirs et que tachent des lèvres très -rouges, on jugerait peintes. Une figure voluptueuse et ambiguë -d’Eurasien, quand on le regarde de face, mais qui révèle, en profil, des -courbures ovines et des méplats rocheux de boxeur israélite.</p> - -<p>Il porte, comme vêtement principal, le <i>sampot</i> cambodgien, cette sorte -de jupe-culotte obtenue par l’enroulement compliqué d’une pièce de soie -sans coutures, que les indigènes se plaisent à teindre de couleurs -changeantes. Celui d’Henry est bleu-vert, ajusté à la «queue de paon» -selon le rite des élégants de la cour de Pnom-penh. Dans le même goût -jeune Khmer, une sorte de veston de toile neigeuse colle au torse -souple, dont les épaules tombantes et musclées semblent, comme chez les -félins, participer tout entières aux mouvements des membres.</p> - -<p>Il m’accueille d’une exclamation cordiale:</p> - -<p>—Quel bon vent vous amène, Tourange?</p> - -<p>Je lui tends une liasse de dépêches officielles. Il la feuillette -rapidement, et soudain, sur son visage au sourire nonchalant, passe -comme une explosion blanche.<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p> - -<p>—Alors on s’imagine que moi, je suis venu...</p> - -<p>Il n’achève pas sa phrase. Au fait, pourquoi est-il venu jusqu’à nos -territoires d’exil, lui, l’homme bien en cour, le client des protecteurs -haut placés, l’habitué des grands bureaux? Mystère, dont jusqu’ici, je -l’avoue, je me suis fort peu préoccupé.</p> - -<p>—On raconte, dis-je d’un air placide, que Vanelli vient d’arriver à -Saïgon. Le coup, sans doute, est parti de son entourage immédiat...</p> - -<p>—Ah! Vanelli est à Saïgon, murmure-t-il, tiens, tiens... Un petit tour -par là-bas...</p> - -<p>A nouveau, il ne formule pas la fin de sa pensée.</p> - -<p>Tandis qu’il donne des ordres au boy d’une voix dure, j’examine la pièce -qui lui sert de salle à manger. Elle est confortable, voire élégante, -Fagui n’aurait pas mieux fait. La vaisselle et les cristaux viennent -directement de France, non de quelque occasion dépareillée de la salle -aux ventes de Saïgon. Des théières, des jattes de véritable argenterie, -bravant sur le buffet la cupidité des indigènes, attestent la salutaire -terreur que doit inspirer ici l’œil du maître.</p> - -<p>Cependant Vigel, me montrant, sur la table, une collection de feuilles -de papier bizarre<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span>ment découpées qui s’y étale, se prend à rire:</p> - -<p>—Vous voyez, tout mon travail est perdu! Vous ne devinez pas ce qu’est -ceci? Tout simplement les empreintes des pieds de mes coolies! On n’est -pas pour rien le Robinson de la forêt. J’avais remarqué que mes -Vendredis ne s’aventuraient qu’avec force grimaces sur ce tapis semé -d’épines... Et j’ai expédié cette collection de pointures à -Limoges-en-France, d’où m’est revenue une collection de solides bottines -lacées à semelle double... Et l’on dira encore à Battambang que je -manque de sollicitude à l’égard de mon personnel!... Sans compter, -ajoute-t-il mi-sérieux, mi-bouffon, que la maison me fera bien dix pour -cent de remise.</p> - -<p>Quel animal humain difficile à classer! Il m’inquiète et m’attire. Je le -crois sûr, valeureux même, tant qu’il sentira peser sur lui la -discipline des races organisées, dont la contrainte le flatte jusqu’à un -certain point, qu’en tout cas il envisage avec une crainte sans haine, -quasi religieuse. Mais malheur à qui, l’ayant habitué à l’absence des -barreaux, se trouvera à avoir à livrer avec lui le combat singulier de -bête à bête!</p> - -<p>Je lui dis avec sincérité:<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span></p> - -<p>—C’est très élégant chez vous.</p> - -<p>—Oui, trop peut-être... Ce sont des habitudes de ma jeunesse. -Maintenant, je les changerais... Tenez, quand vous mangez en forêt, ce -pullulement d’insectes, ce scorpion sous votre table, ces herbes qui -vous frôlent, ce pataugement à même la vie, qui d’abord vous répugne, au -bout de quelque temps vous ne pouvez plus vous en passer! Nos parquets -occidentaux lavés, séchés, stérilisés, vous reviennent en mémoire comme -des tables d’opérations, des dalles mortuaires... Ah! la vie, Tourange!</p> - -<p>Une pirouette, et il s’en va tomber sur le hamac de sa véranda, face à -la masse obscure de la forêt, cependant que le boy me conduit à la -douche.<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span></p> - -<h3><a id="VIII-a"></a>VIII</h3> - -<p>Nos salas, à Moutier, à Barnot, à moi-même, sont des baraquements de -soldats; celle de Vigel est une garçonnière. La sala de Lully fait -penser au wigwam de quelque fantastique chasseur d’ailes.</p> - -<p>Quand les eaux recouvrent la terre, échassiers et palmipèdes abondent -dans nos territoires: grues antigones, ibis géants, cigognes noires; -hérons crabiers, joie et déception des chasseurs novices; marabouts, -vieillards savants, sarcastiques et chauves; pélicans, carènes -puissantes, vraies jonques de l’air, balancées de magnifiques roulis; -maigres cormorans qui, prenant un squelette d’arbre pour<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span> séchoir, y -écartent leurs haillons d’ailes, en figures maléfiques sur le blason du -ciel...</p> - -<p>Lully connaît les lacunes et les gouffres du marais, les îlots, les -courants, les bouches limoneuses, l’indescriptible hydrographie de la -forêt inondée. En outre, il est expert à dépouiller, aussi prestement -qu’un naturaliste professionnel, les grands plumages inertes qu’il -rapporte en sampan, à la tombée du jour, quelque bec sanglant traînant -au fil de l’eau jaune et rose, par le dédale de ces canaux stagnants, de -ces rivières étranges, sans berge et sans lit, où de rondes têtes -d’arbres servent de seules balises aux pagayeurs.</p> - -<p>L’agencement de toutes ces dépouilles tapisse les parois de la pièce où -Fagui passe une bonne part de ses journées et reçoit, à l’occasion, nos -visites. Et derrière le profil timide de la gardienne du pankah—ce -foyer à rebours des demeures tropicales—semble accroché, plus beau que -soie et fourrure, glacé de rose, moiré d’argent, lamé de cuivre noir, le -manteau de neige et de cendre d’on ne sait quel fabuleux archer.</p> - -<p>Par caprice d’artiste, sûr de ses effets décoratifs, Lully a, dans le -contre-jour d’un angle, installé le coin des rapaces. Mais -ceux-là<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span>—gyps aux coups plombagineux, aigles babillards qui prennent -volontiers nos poteaux télégraphiques pour hampes, buses, chasseuses de -rats, protectrices des rizières, milans à cape blanche, et toute la -tribu batailleuse des faucons dont les «poids légers» ne dépassent guère -la taille d’une perruche,—ceux-là sont dressés sur serres, en livrée -sombre, charbonnée, tannée, balafrée de roux, les têtes aux yeux d’onyx -ou de portor détournées d’un sauvage dédain.</p> - -<p>—By Jove! la famille Vanelli, au grand complet!</p> - -<p>L’habituel sourire indolent—ou insolent, on ne sait—plisse la lèvre de -Vigel, ces lèvres trop rouges qui lui font, sous l’éclairement blafard -des lampes à globes, une face déplaisante de mime. C’est le premier soir -d’assemblée plénière des responsables du kilomètre 83, et le couple -Fagui-Lully offre, en son logis, le thé et les whisky-sodas.</p> - -<p>Vanelli, Mureiro Vanelli! Certes je connais la légende du personnage. Je -sais que si l’on cousait bout à bout toutes les provinces que ce baron -moderne a paraphées de ses lignes de railways, cela donnerait un royaume -de Gengis-Khan, mais où le difficile pour lui serait,<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span> sans doute, de -retrouver la couleur du terroir natal. Je n’ignore pas que, nonobstant -cette ubiquité en quelque sorte congénitale, l’Extrême-Orient, de la -porte de Singapore aux Iles japonaises, est son domaine actuel préféré; -et les circulaires d’un emprunt, dûment autorisé par le Parlement -national, m’ont appris, dès longtemps, que le gouvernement de -l’Indochine française et celui de Son Excellence aux Pieds divins<a id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a> ont -fait un coup de maître, en traitant simultanément avec cette tierce -puissance pour la réalisation d’un projet auquel «le développement de la -civilisation n’est pas moins attaché que l’affermissement économique de -notre belle colonie». Mais je n’ai jamais vu, en chair et en os, le -grand patron de la Siam-Cambodge.</p> - -<p>—Je l’ai vu, dit Lully, par pur hasard, dans le couloir des loges de -l’Opéra de Nice, au cours d’un de mes congés. Je revenais du Nord-Chine, -et lui venait de terminer son affaire de Mésopotamie. J’aperçus d’abord -une grande fille, rose de peau et de robe, dont le cou pleurait des -diamants comme une fontaine. On me dit que c’était la maîtresse du -baron<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> Vanelli, et par derrière je vis le baron, qui regardait la chair -rose s’envelopper d’une longue fourrure blanche. Je lui trouvai le teint -jaune, et, négligeant le filet de sang de la légion d’honneur qui -suintait à sa boutonnière, bon pour une sérieuse cure de Vichy. Il avait -l’air de beaucoup s’ennuyer...</p> - -<p>—Il s’ennuyait—c’est maintenant Moutier qui parle, et qui tient, je -pense, à montrer que sa récente élévation laisse de l’aise à son franc -juger.—Ce n’est pas un jouisseur, c’est un dur homme de guerre, à sa -manière. Il vivrait, pour son compte, d’une macaronade ou d’une écuellée -de riz. Soyez sûr que lorsqu’il s’ajuste en Mureiro-le-Magnifique, c’est -pour donner fête à quelque baron de ses amis, ou plutôt pour complaire à -sa très chère fille, Elsa de Faulwitz.</p> - -<p>A ce nom, il me semble que les paupières de Vigel ont un battement -léger.</p> - -<p>—Ah! fait-il négligemment, en soufflant de la fumée, vous la -connaissez, Moutier, cette Elsa de Faulwitz? Vous savez quelque chose -d’elle?</p> - -<p>—J’ai fait une traversée en paquebot, avec elle. Je ne sais ce qu’avait -de cassé l’hélice de son yacht, mais elle préféra transborder chez<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span> -nous, où trois cabines de luxe furent occupées par ses femmes de -chambre, en dépit du règlement. J’ai toujours eu de l’estime pour les -femmes qui mettent au point les disciplines de nos cerveaux de mâles; -et, dans le cas d’Elsa, cette estime a grandi, je l’avoue, jusqu’à -l’admiration. Car ce n’est pas rien qu’une «chose rose», comme disait -tout à l’heure Georgie, plus belle à soi toute seule que les cent -quarante-quatre aspects de l’Océan Indien, de l’avis unanime de septante -et quelques amateurs préposés à la comparaison, et garantis purs de -toute démence par la patente de santé du bord.</p> - -<p>Je vois Moutier rire entre ses dents, et puis se mettre, lui aussi, à -souffler voluptueusement de la fumée, les yeux mi-clos.</p> - -<p>—Et son mari? demande l’honnête et lourd Barnot.</p> - -<p>Moutier tourne la tête: il y a toujours un peu de froid entre eux, -malgré la bonne dépêche.</p> - -<p>—Le Faulwitz? Pas vu. Il existe pourtant... à l’état d’Allemand -honteux, qui parle de Vienne, paraît-il, plus volontiers que de Berlin. -La légende veut qu’il ait été officier, et ait eu de vifs démêlés avec -la maison Krupp, pour<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span> certaine invention d’affût d’artillerie... C’est -à Kiao-Tchéou qu’il a connu la belle Elsa.</p> - -<p>—Séparés? Divorcés?</p> - -<p>—Non, les meilleurs amis du monde ou, à plus justement parler, les -meilleurs complices, comme il sied entre oiseaux de cette envergure.</p> - -<p>Lully paraît s’éveiller d’un rêve.</p> - -<p>—Buffon fait cette observation remarquable que, chez les nobles oiseaux -de proie, la femelle vole sa chasse de son côté, même au temps de la -couvée. Ce qui n’empêche qu’à l’opposé de ces attendrissants et -minuscules ténors des bords du nid, dont le printemps emporte les -roulades, le couple royal, lui, survit, fidèle, à la saison des amours!</p> - -<p>—Ce qui n’empêche, dit Moutier, que dans les milieux «ingénieurs -errants» à la solde des Vanelli ou autres, Elsa a quelque peu la -réputation d’une Marguerite de Bourgogne, prompte à envoyer ses amants -d’une nuit «en consommation» dans les secteurs lointains des chemins de -fer paternels... Mais, au fait, Vigel, vous n’êtes pas sans avoir -entendu parler de toutes ces histoires?</p> - -<p>Tiens, tiens!... Moutier voudrait-il insinuer que Vigel pourrait être un -de ces Buridans au<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> petit pied, «en consommation» sur les bords de la -troisième rivière?</p> - -<p>Mais Vigel joue l’innocent, et fait mine d’être engagé en grand flirt -avec Fagui.</p> - -<p>—Oh! dit-il d’un ton léger, les femmes de proie, ce n’est pas mon -affaire, à moi qui me sens l’âme d’un tourtereau...</p> - -<p>Presque aussitôt cependant, et visiblement pour opérer une diversion, il -se dirige vers le piano. Car la sala des Lully possède un piano, un de -ces pianos à table métallique, les seuls dont l’organisme supporte le -climat colonial, mais qui donnent volontiers couleur désuète aux airs -qui sortent de leurs flancs. Ce n’est point le cas toutefois, lorsque -Vigel en frappe les touches; le tourtereau a des nerfs modernes! Le -sourire aux lèvres, il joue tour à tour une suite espagnole, des czardas -roumaines, la troisième ballade de Chopin. Puis sa musique se fait -sentimentale, vire au Mendelssohn. Nous l’écoutons avec une gravité qui -n’est pas sans comporter une part de lassitude, l’étourdissement mal -dissipé du long martèlement solaire. Autour de la sala, on sent la nuit -lourde comme un cercle d’enfer; et il semble que ces bulles de sons ne -peuvent la fêler, rebondissent, à la fenêtre, contre cette<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> muraille -d’airain. Entre les morceaux, nous restons silencieux, et Lully dit -seulement, au moment où les doigts, un peu gras et courts—la seule -disgrâce physique de Vigel, cette main molle et jaunissante -d’Oriental—sonnent les premières mesures d’une transcription -fantaisiste de la <i>Rédemption</i> de Franck:</p> - -<p>—Non, pas cela, vous, Vigel!</p> - -<p>Vigel pivote sur son tabouret, le regarde d’un air étonné, puis sourit -du coin de la bouche, promène ses regards autour de la pièce, les arrête -sur la tenture d’ailes où des frissons invisibles font courir de -merveilleuses moires argentées et, avec une souplesse de clown, entame -le prélude de Lohengrin.<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span></p> - -<h3><a id="IX-a"></a>IX</h3> - -<p>A l’aube, le lendemain, Vigel grimpait l’escalier de ma véranda. Il -savait que, comme lui, j’étais matinal et enclin aux chevauchées d’avant -le coup de cloche du soleil à l’horizon. Mais il apparut à pied, le -fusil sur l’épaule, les jambières lacées.</p> - -<p>—Vous allez à la chasse?</p> - -<p>—Ma foi, oui. Avec ces hurluberlus de Battambang, un jour ou deux -perdus ne sont pas une affaire. Envoyez mes coolies avec les vôtres -couper de la broussaille quelque part, pour la forme... Mon Cham m’a -signalé des <i>comans</i><a id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>. J’ai eu deux chiens décousus par eux,<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> la -semaine dernière, je veux ma revanche. A demain le travail sérieux!</p> - -<p>—A demain, soit!</p> - -<p>—Comme programme de début, ceci vous agréerait-il? Demander à Moutier -un sampan et des rameurs. Il existe un sampan de luxe, installé comme -une gondole de carnaval, dans lequel je soupçonne Georgie et Fagui -d’avoir maintes fois joué les amants de Venise. Nous pourrions en user -honnêtement, pour descendre au marais à la pointe du jour.</p> - -<p>Je n’ai pas d’objections à soulever à l’encontre de ce programme, et je -laisse Vigel s’éloigner sur la piste de son Cham, ce demi-sauvage des -tribus de la forêt qui lui sert de guide et d’indicateur de gibier.</p> - -<p>Au dîner, il n’était pas encore de retour à la popote. Mais je n’en -étais pas autrement inquiet, connaissant son caractère indépendant et, -d’autre part, son extraordinaire endurance physique. Par contre, je fus -frappé de la mine soucieuse de Moutier, m’étonnant un peu que cette -absence de Vigel pût en être la cause.</p> - -<p>Au moment de nous séparer pour rentrer chacun chez nous, mon -camarade—pardon! mon chef me dit:</p> - -<p>—Toutes réflexions faites, je vous donnerai<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span> des Annamites, pas des -Cambodgiens, pour vous accompagner demain, et je veillerai à ce que -l’équipe soit choisie et que vous ne couriez pas le risque d’être lâchés -par elle en cours de route.</p> - -<p>—Pourquoi? questionnai-je, décidément surpris. Vous craignez que cette -absurde légende du marais...</p> - -<p>—Je n’ai pas de craintes précises. Mais c’est aujourd’hui jour de paie, -et comme vous le savez, avec des coolies, lendemain de paie, jour de -désertion. En tout cas, les Annamites sont beaucoup plus sceptiques à -l’égard de cette histoire de gong flottant! A preuve qu’un d’entre eux a -demandé la concession de la pêche sur ces eaux quasi sacrées. C’était -peut-être bien, d’ailleurs, pure fanfaronnade, et nous l’eussions vu -sans doute perdre la face, si Pnom-penh l’avait pris au mot... Quoi -qu’il en soit, bonne promenade! Le sampan sera, dès quatre heures, à -l’appontement.</p> - -<p>A quatre heures et demie, je trouvai Vigel sur la berge, fidèle au -rendez-vous, comme je l’escomptais, et tout aussitôt nous nous -embarquions.</p> - -<p>Ce n’était pas encore le crépuscule du matin, mais une fin de nuit d’un -violet terne et<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> cotonneux. De grands blocs de brume descendaient -doucement la rivière. Une fraîcheur anormale, quasi funèbre, moisissait -l’air et forçait nos sampaniers à couvrir leurs torses. Comme ils -donnaient les premiers coups de perche, il me sembla voir glisser au ras -de l’eau, en amont, de longues apparitions noires, fantômatique cortège -de barques surchargées. Je les signalai à Vigel. Il haussa les épaules -avec insouciance.</p> - -<p>—Encore quelque pèlerinage qui se prépare, sans doute! Rassemblement -devant la bonzerie! Lully et Barnot auront quelques coolies de moins à -l’ouvrage, ce matin, la belle affaire!</p> - -<p>Et, se coulant sous le toit de bambous qui couvrait en arceaux la -chambre arrière, il s’allongea confortablement sur les matelas de capoc, -aux coussins de pourpre, qui donnaient à notre sampan son bel air de -gondole de luxe, n’omettant les bougies qui brûlaient contre les -montants dans deux photophores dorés.</p> - -<p>—Voyez-vous, reprit Vigel, après qu’il eut achevé de caler, avec des -minuties de petite maîtresse, ses reins et ses coudes, il faut prendre -ces gens-là pour ce qu’ils sont: des enfants, des enfants heureux! Ils -en sont encore<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> au Moyen âge. Ils vivent à l’ombre des bonzeries, paient -la dîme, ignorent, ou à peu près, le pouvoir royal qui, officiellement, -est possesseur de toute la terre. A l’époque des crues, ils ont des -fêtes fluviales, parfaitement païennes, organisées, sous couleur de -pèlerinages, par des bonzes pleins de piété et de sapience. Avez-vous -assisté à un de ces pèlerinages? La différence est minime d’avec une -cérémonie de même ordre dans les campagnes de France. Il y a une pagode -moderne, pleine d’horribles bondieuseries, à côté d’un très admirable -monument khmer authentique, de la ripaille après les prières, la joie -pétulante d’une flottille en liesse, bariolée de bannières, de musiques, -de familles en habits du dimanche, c’est-à-dire drapées de toutes les -couleurs du saint arc-en-ciel. Nos Annamites, qui ont vu venir l’âge des -scribes, sont de noir vêtus, moroses, laïques et pédants. Mais ces -fortunés gaillards en sont toujours aux prêtres! D’ailleurs ces prêtres, -qui instruisent l’enfance, sont de mœurs excellentes. Ils conservent, de -leur mieux, les traditions architecturales qu’ils ne comprennent plus... -Que leur reproche-t-on? D’avoir leur chef spirituel à Bangkok?... -Peuh!...</p> - -<p>Et Vigel fait claquer ses doigts, en coulant<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span> vers moi un regard de côté -pour juger de l’effet de sa harangue! Je me mets à rire.</p> - -<p>—Je ne vous savais pas si ultramontain, Vigel.</p> - -<p>Il ferme à demi les paupières, sans répondre, et reste, un temps, -silencieux, roulant une cigarette.</p> - -<p>—Je crois bien, dit-il enfin, que Moutier n’est pas du tout l’homme -qu’il faut pour manier ces gars-là. D’abord il ne parle même pas leur -langue...</p> - -<p>—Vous la parlez?</p> - -<p>—Cela va de soi. J’apprends les langues très facilement.</p> - -<p>Je ne fais aucune réflexion sur le «ça va de soi» de ce polyglottisme.</p> - -<p>Vigel continue:</p> - -<p>—Moutier est, comme vous d’ailleurs, un homme de l’âge de la houille. -Il est persuadé, quoi qu’il en dise, que le travail est une chose -épatante, et que les humains doivent leur sueur et leur substance grise -à Moloch, dieu de la mécanique. Comment comprendrait-il des gens qui -datent du bon temps où Jéhovah se contentait d’un vaporeux tribut de -prières!...—Vigel s’animait.—L’industrialisme, le Béhémot de notre -civilisation,—vous connaissez<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span> les textes: «<i>Ses os sont comme des -tuyaux d’airain, ses cartilages sont comme des lames de -fer</i>...»—L’industrialisme n’arrive à portée de ces petits types-là que -sous les espèces des boulettes d’aniline allemande, qu’ils achètent très -cher et mystérieusement au droguiste de Pnom-penh, pour teindre, à leur -fantaisie la plus poétique, les fils de soie de leur sampot!... Et -puis... et puis... (Vigel, de nouveau, me regarde de côté pour contrôler -la manière dont ma physionomie «rend» à ses discours...) et puis, au -fond, ce n’est pas la faute à Moutier. Ces tisseurs de soie -gorge-d’oiseau sont des enfants, et vous, les Français, vous ne savez -pas élever les enfants! Vous les traitez en petits copains, qui vous -tambourinent sur le ventre, jusqu’à la minute où vous leur flanquez des -claques à tort et à travers.</p> - -<p>De temps en temps, il advenait à Vigel de parler des Français comme d’un -peuple qui n’était pas le sien. Il n’essayait pas de se reprendre. Il ne -se cachait guère de n’appartenir à aucun groupement ethnique ou -géographique défini. Il disait: «Je suis un civilisé. Le mot prête à -confusion. Il a un sens pourtant. Demandez plutôt à tous les gentlemen -asiatiques sur le bord de la civilisation blanche, Persans,<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span> Turcs, -Hindous ou Chinois. Savez-vous ce que tous ces néophytes sentent très -bien? C’est que cette civilisation n’est pas une loi de race, c’est une -religion... la plus exigeante d’ailleurs de toutes celles qui ont -malmené le pauvre monde, faute de prêtres officiels pour la doser -intelligemment.»</p> - -<p>Cependant la brume s’était faite diaphane, et comme, par un mouvement -insensible, reculée. Le ciel, derrière elle, se creusait de rose. Les -bambous des berges détachaient des reliefs d’un vert très clair, très -neuf, comme après une ondée. Des oiseaux, solitaires et silencieux, -commençaient à filer d’une rive à l’autre. Une sarcelle partit de l’eau -et vola, le bec tendu, dans l’axe de la rivière, nous montrant la route -du marais.</p> - -<p>A vol d’oiseau, la distance de ce dernier à nos salas ne devait guère -excéder dix-huit cents mètres. Mais la rivière divaguait en tant et tant -de méandres que, par voie aquatique, cette distance était plus que -quadruplée et qu’il nous fallut près de deux heures pour faire la -descente, le courant étant presque nul.</p> - -<p>Nous débouchâmes sur le marais, au moment où le soleil s’élevait à -l’horizon, net et brillant comme un pagodon doré. Devant nous, vers le<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span> -sud et vers l’est, s’étendait, à perte de vue, cette eau couleur d’ocre -que les pinceaux de la lumière horizontale teignaient en lilas. A la -montée du soleil, la fraîcheur était tombée d’un coup, comme si on avait -levé la porte d’un four, sans que cette brusque alternance de froid et -de chaud eût pu déterminer dans l’atmosphère un remous capable de faire -frémir cette masse riveraine de la forêt, d’une immobilité de bronze.</p> - -<p>Nous regardions le champ, fluide et traître sous son apparence figée, de -nos futurs labeurs. La largeur de la corne, perpendiculairement à nous, -pouvait être estimée à l’œil à huit cents mètres environ. Mais nous -savions qu’il ne fallait pas se fier à l’apparence leurrante de ces -berges inondées.</p> - -<p>Vigel supputa à haute voix:</p> - -<p>—Quatre-vingts, de Battambang aux salas, et deux pour atteindre le -bord. Allons, c’est bien le kilomètre 83 qui passera là-dessus!</p> - -<p>Nous commençâmes à reconnaître la rive de notre côté. Parfois nous nous -échouions sur un banc de joncs, parfois, au contraire, nous pénétrions -dans une large échancrure de la forêt noyée, prenant garde de ne pas -donner de coup de perche malencontreux dans quelque nid<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span> d’abeilles, ou -de passer trop près d’un nœud répugnant de python, entortillé autour -d’une fourche d’arbre. Des poulettes d’eau, grises et lentes, des -alcyons, tricolores et rapides, animaient, de jets inattendus, le vide -aérien.</p> - -<p>—Quelle singulière idée, tout de même! ronchonna Vigel après deux -heures d’exploration; je cherche vainement un emplacement raisonnable où -jeter la culée d’un pont... Ils n’ont pourtant pas l’idée de combler le -marais!... Le barrer peut-être?... Au fait, pourquoi pas? avec des -tonnes et des tonnes de ciment et en ménageant quelques arches -d’écoulement... Mais où diable débouche le piquetage de l’homme -mystérieux à tête d’Alboche? Bah! nous le trouverons peut-être en -partant par l’autre bout. Quant à faire des sondages, pour vérifier les -cotes de nos cartes, je présume que ce serait un travail, pour -l’instant, sans intérêt... Contentons-nous de nous imprégner de ce -charmant paysage!</p> - -<p>Après la sieste, nous regagnâmes le camp de la rivière. Au débarcadère, -Moutier nous attendait.</p> - -<p>—J’étais un peu inquiet, nous cria-t-il. Ça y est!</p> - -<p>—Quoi «y est»?<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span></p> - -<p>—Nos coolies nous ont lâchés! Tous les Cambodgiens! Il nous reste, -heureusement, les Annamites et les Chinois de la traction. J’assure les -communications avec Battambang, mais pour combien de temps?</p> - -<p>J’avoue que nos physionomies marquèrent moins d’émotion que celle de -Moutier. C’est que, sans doute, nos responsabilités n’étaient pas les -mêmes.</p> - -<p>—Comment cela s’est-il passé?</p> - -<p>—Oh! de la manière la plus simple du monde. Les contremaîtres ont rendu -compte à Lully que pas un coolie, en dehors des <i>caïs</i> Annamites et de -quelques <i>Moïs</i><a id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>, ne s’était présenté à l’appel. Lully m’a aussitôt -prévenu. J’ai envoyé à la bonzerie toute de suite. Naturellement, nous -n’avons trouvé que les gros pouilleux jaunes, qui ont pris des mines -confites... Je les aurais volontiers fait bâtonner, mais quel drame avec -Pnom-penh! A dix heures, c’est Barnot qui arrivait, ses trains de -ballast en panne. J’ai fait jouer le télégraphe avec Battambang. -Heureusement que ces brigands n’ont pas coupé les fils, ni la voie! -Battambang a répondu de faire notre possible<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> pour rallier le personnel, -et d’attendre des instructions.</p> - -<p>—Ça, dit Vigel, c’est le plus extraordinaire de l’histoire que -Battambang n’envoie pas tout de suite une grenouille-bœuf de bureau -coasser par ici... sous prétexte d’enquête et de rapport! D’ici donc les -instructions, bonsoir, je rentre chez moi.</p> - -<p>—Peut-être, et Moutier montrait le Cham qui attendait son maître d’un -air impatient, sera-t-il prudent de ne pas aller à la chasse. Vous -savez, Vigel, je suis le chef dans ces circonstances... et je crois -sérieusement qu’il ne faut pas risquer d’imprudences. Cette nuit, je -ferai veiller des équipes d’Annamites et de contremaîtres européens.</p> - -<p>—Bien, bien, dit Vigel. Cette nuit, je ferai du cambodgien...</p> - -<p>Il y avait une nuance d’ironie dans sa voix. Je l’accompagnai quelques -pas. Il fit entendre un bref claquement de langue.</p> - -<p>—Que vous disais-je, ce matin? Moutier n’a pas le doigté. Le voilà qui -se croit au milieu d’une grève d’Europe, et, pour un rien, proclamerait -l’état de siège! Il fallait aller à la bonzerie et offrir, avec dignité, -quelques centaines de piastres pour une fondation pieuse.<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span> Maintenant -qu’il a brutalisé ces hommes de Dieu, il est trop tard! Bah! ce sera -plus amusant! Vanelli ne sera guère en peine de se débrouiller. On lui -enverra des cargaisons de bois jaune, quand il voudra, de Shanghaï ou -d’ailleurs... En attendant, bonsoir. Je n’irai pas à la popote dîner. -J’ai mes nerfs à soigner.</p> - -<p>Je savais ce que cela voulait dire, et que de temps en temps il se -grisait à l’éther, comme une femme.<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span></p> - -<h3><a id="X-a"></a>X</h3> - -<p>«<i>Les ingénieurs Tourange et Vigel rallieront Battambang dans le plus -bref délai.</i>»</p> - -<p>Quelques heures après la réception de cette dépêche, un convoi de -fortune nous emportait, Henry et moi, vers la tête de ligne du -Siam-Cambodge. Hormis le soufflement de la locomotive, un silence de -mort présidait à notre départ. Sur les chantiers déserts, l’herbe longue -de trois jours recélait des brillements d’outils laissés à l’abandon, et -la voie, entre deux piles de traverses, s’arrêtait net, comme un serpent -décapité.</p> - -<p>Si familier que je croie être avec la forêt et ses aspects multiformes, -il y a, en elle, je ne<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> sais quelle réserve de vie primordiale, dont la -masse m’impressionne toujours, je ne sais quel air de bête feuillue, -crochée au sol, tas obscur et moiré... de bête intuable... au point que -je regarde avec admiration, à notre droite et à notre gauche, les deux -bourrelets de chair écailleuse et brillante, qui ne demandent qu’à se -refermer sur la dérisoire estafilade infligée par les ingénieurs du -Siam-Cambodge. Je regarde...</p> - -<p>Oui, voici bien l’image du dragon immortel, établi, tutélaire et -formidable, sur les basses terres d’Asie! Voici la forêt griffue, bleue, -jaune et noire, où se lèvent des arrondis qui ne sont pas des collines, -mais des bosses de flancs, des courbures d’échines. Et, pour corser la -ressemblance légendaire, c’est une patte au dessin terrifiant qui, -parfois, se détache, s’allonge, et semble préposée à la garde d’un -trésor d’eaux miroitantes.</p> - -<p>Notre convoi roule avec une prudente lenteur; et le soleil est déjà -haut, fondu dans l’incandescence insoutenable du ciel, quand nous -débouchons dans les rizières de Battambang.</p> - -<p>Le décor a brusquement changé; et maintenant, au ras du sol, les regards -dévalent avec délices sur une molle pelouse d’un vert<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span> tendre, où, çà et -là, des fromagers édifient, tels des cèdres dans un beau parc, d’aériens -étages de ramures horizontales.</p> - -<p>Vigel, qui jusque-là, a somnolé sur la banquette de notre wagon, se -soulève à demi, reconnaît le paysage et me dit d’une voix paresseuse:</p> - -<p>—Voici Battambang. A propos, connaissez-vous Vallery, l’ingénieur en -chef?</p> - -<p>Je connais assez mal Vallery, avec lequel je n’ai eu que -d’occasionnelles relations de service, une ou deux fois qu’il est monté -là-haut. Mais je sais qu’il a réputation d’homme intelligent, courtois, -énergique et expert.</p> - -<p>Vigel confirme, sans barguigner, cette réputation:</p> - -<p>—C’est un de ces hommes, dit-il, qui vous font sentir la pauvreté de -cette chose qu’on appelle la jeunesse.</p> - -<p>—N’y a-t-il pas une madame Vallery?</p> - -<p>—Une madame Vallery à la mode de Battambang ou de Shanghaï, si vous -préférez, car elle en sort et Dieu sait au juste de quel <i>family house</i> -de Sou-tchao Creek! N’empêche que c’est une grande femme blonde, fraîche -comme un baby et loyale et forte comme un homme. Elle a passé un contrat -ferme avec<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span> Vallery, et chacun s’y tient scrupuleusement. Hetty -Dibson—c’était son nom de Sou-tchao Creek—a le propre respect de sa -beauté et il lui est défendu, comme elle dit, de la compromettre dans un -climat outrageux. Vallery admet ce point et, quand Hetty se regarde un -peu trop longuement dans la glace, tortille sa barbiche grise. Mais il -ne dira rien le jour où elle déclarera qu’elle s’en va. C’est un homme -loyal et fort, aussi.</p> - -<p>Vigel se replongea quelques instants dans son silence. Notre wagon -côtoyait des vergers, de noirs feuillages de jaquiers et de -pamplemousses, dans les interstices desquels flambait une eau tourbeuse. -Elle porte un nom sur nos cartes, cette eau tourbeuse: c’est la rivière -de Battambang. Quelques toits indigènes commencent à se grouper sur ses -bords. Avant que soient visibles les demeures européennes de nos -camarades et de nos chefs, Vigel à nouveau me parle d’eux:</p> - -<p>—Le reste, me confie-t-il (le reste, c’est, je suppose, tout ce qui -n’est pas l’association Vallery), le reste est moins solide, de -l’article de Paris, ce qu’on appelle des attachés... Des papillons de -bureaux! Il y en a de jolis, flirteurs, marivaudeurs, joueurs de tennis. -D’au<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span>cuns courent le soir les maisons de Valaques et jouent au poker... -Il y en a d’intelligents... J’ai été quelque chose dans ce genre. Ce -n’est pas très bon de rester ce quelque chose plus longtemps que de -raison.</p> - -<p>—Bah! dis-je, il y a du ressort derrière l’article de Paris, c’est -vérité banale. Qu’à l’occasion le ressort soit remonté, et il y a plus -d’une surprise.</p> - -<p>—Des surprises? Oui, peut-être... du petit couple Lanier, par exemple, -on peut, en effet, attendre une surprise...</p> - -<p>Le petit couple Lanier? J’interroge ma mémoire. Elle me livre une grande -ombrelle rose, au contour de lotus renversé, un visage fragile, -qu’échauffent étrangement les reflets de l’ombrelle, deux yeux larges, -clairs et riant à la vie, comme on dit. Le mari était gentil aussi, un -peu mou, avec des impatiences de faible, mais de bonne tenue. L’air -«fils de quelqu’un», ce qui n’est pas tout à fait la même chose que -l’air «fils à papa».</p> - -<p>—N’est-ce pas? poursuivit Vigel, les Lanier sont «très bien»; nous -sentons tous deux ce que nous entendons par là...</p> - -<p>Il resta rêveur. La première façade blanche passait devant notre -portière. Nous eûmes le<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> temps,—car notre locomotive s’était mise à -l’allure économique d’un pousse-pousse—de détailler la véranda aux -stores verts, le jardin brodé de plates-bandes et de corbeilles, de -respirer l’odeur de verveine d’un massif de lantanas.</p> - -<p>Vigel se retourne vers moi. Est-ce échappement de sensibilité surprise -et sincère, ou grimace du clown génial qui est en lui? Une tristesse -grave est tombée sur son visage aux lèvres carminées.</p> - -<p>—Après tout, murmure-t-il, c’est peut-être la plus admirable solidité -du monde, cela, un couple qui s’épaule et qui tient. Nous autres, que -sommes-nous? Des déséquilibrés, des perche-en-l’air... N’est-ce pas -votre avis?</p> - -<p>—Tout à fait, dis-je.</p> - -<p>—Voyez-vous, il prend un ton d’épanchement confidentiel, un air de -m’ouvrir sa belle âme indolente et dolente, c’est ce joujou à ressort de -madame-là, ou quelque autre tout pareil, qui m’a révélé des choses -auxquelles je ne songeais guère, on n’apprend pas tout dans les -collèges, n’est-ce pas? le prix d’une femme dont on aurait des remords à -devenir l’amant, par exemple.</p> - -<p>—Ne vous mettez pas en peine à ce propos! lui dis-je railleusement.<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span></p> - -<p>Par moment, je ne peux résister à l’occasion qui s’offre de le -mortifier. Il ne m’en veut pas. Il saisit très bien que ce n’est pas -mépris, par quoi je le blesserais mortellement. Simplement, je mets le -doigt sur le point faible de l’astucieux assemblage qu’il est en train -de machiner au-dedans de sa cervelle. Ce sont menus jeux entre gens en -relations d’intelligence. Il en rirait, je suis sûr, pour un peu... -comme ces marchands de pacotille de Port-Saïd, et tout bon Oriental, au -reste, pris en flagrant délit de grosse tromperie.</p> - -<p>Mais le train entrait en gare. Une gare fastueuse, avec toits de -clinquant vert et garuddas<a id="FNanchor_G_7"></a><a href="#Footnote_G_7" class="fnanchor">[G]</a> dorées aux poteaux d’angles, comme il en -brille aux palais de Pnom-penh. Un boy nous attendait, de la part de -monsieur Vallery, et nous conduisit directement à la résidence de son -maître.<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span></p> - -<h3><a id="XI-a"></a>XI</h3> - -<p>M. Vallery a le buste voûté, le masque fin, bronzé et comme ciselé de -rides. Masque de viveur, d’artiste ou de forban, on hésite. Mais les -yeux emportent la sympathie par leur aisance naturelle à tenir leurs -regards droits. Rien des yeux «bougeaillons» des prétendus malins, et -rien non plus des yeux rivés des faux énergiques.</p> - -<p>Notre chef nous fit l’accueil le plus aimable, nous posa maintes -questions sur la situation que nous avions laissée là-haut, puis nous -déclara que nous aurions à partir pour Saïgon dès le lendemain.</p> - -<p>—Je crois que l’un de vous sera appelé à<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span> s’y occuper de la réception -et de la mise en route des coolies, dont de grands arrivages sont -attendus de Chine. L’autre sera, sans doute, détaché momentanément à la -fabrique de ciments que monsieur Vanelli est en train de monter là-bas. -Quand je dis monsieur Vanelli... c’est une société anonyme au capital -actions de deux cent cinquante mille dollars; mais enfin monsieur -Vanelli est dans la coulisse. Bien entendu, sitôt débarqués, vous devrez -vous présenter à lui. Il vous donnera probablement lui-même quelques -instructions complémentaires.</p> - -<p>Nous nous inclinâmes, et notre entretien touchant à sa fin M. Vallery -ajouta:</p> - -<p>—Vous avez votre liberté jusqu’à demain. Mais vous nous ferez le plus -grand plaisir, à madame Vallery et à moi, en acceptant de venir déjeuner -à la maison. Le boy, en attendant, va vous conduire à notre sala des -voyageurs, où vous trouverez des chambres à peu près confortables.</p> - -<p>Quel singulier détour de l’attraction sexuelle a pu confronter Philippe -Vallery, latin buriné, passé au creuset, riche de patine, et Hetty -Dibson, anglo-saxonne pas même sentimentale, comparable en subtilité -d’essence <span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span>féminine à un bon flacon d’eau de toilette, loyale fille -évidemment, dont les deux pôles de préoccupation paraissent être la -recette du vrai curry siamois et l’acquisition de bijoux indigènes dans -le goût birman, de ces bijoux, gemmés de rubis d’un rouge de viande, et -lourds autant que des ornements de bœufs sacrés?</p> - -<p>A table, Hetty Dibson rit volontiers, ce qui montre de belles dents -inoffensives, de l’ivoire tabulaire d’herbivore. Elle nous envie -pourtant, de tout son cœur, de descendre à Saïgon.</p> - -<p>—Ici on ne sait que faire pour s’amuser... pas vrai, Pip? Pip est très -malheureux parce que je m’ennuie. Et quand je m’ennuie, je maigris et je -jaunis, et si je jaunis je m’en vais...</p> - -<p>Quand elle a fini de parler d’elle, elle parle des jeunes femmes qui -l’entourent à Battambang. Elle en parle avec une bonhomie un peu grosse, -mais honnête, qui n’oblige point trop le fin Pip à froncer discrètement -les sourcils. Pas de petites rosseries au vinaigre, pas davantage d’un -protectionnisme régenteur à la «madame Ingénieur en chef»: la solide -loyauté d’une tenante de la camaraderie du sexe.<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span></p> - -<p>Toutefois le <i>cant</i> l’oblige à blâmer ces petites folles qui, privées -d’une messe dominicale où arborer toilettes et chapeaux, n’ont rien -imaginé de mieux que d’aller ponctuellement en bande à la pagode, où on -leur en fournit l’équivalent, jusques aux grimaces espiègles de l’enfant -de chœur.</p> - -<p>Nous aurons l’occasion de les voir, ce jour même, ces petites folles, -groupées, en brillant essaim, autour de ce grand centre de réunion -qu’est le <i>court</i> de tennis.</p> - -<p>«Au fond du jardin, du côté opposé à la rivière, à cause des -moustiques», a spécifié Hetty Dibson en nous y envoyant. Et cela permet, -chemin faisant, de détailler les agréments de la résidence Vallery, -maintenant que celle-ci n’est plus dans la terrible confusion de la -lumière méridienne, où tout brasille, où chaque pierre devient un miroir -blessant.</p> - -<p>L’habitation, trapue, carrée, solidement toiturée, largement ventilée, -est du bon type colonial des pays à mousson.</p> - -<p>Le jardin doit être un des articles du traité d’alliance Vallery-Dibson. -Il est mi-parti. Le côté Dibson est tendu d’une verte pelouse, dont le -plan sectionne, à dix pieds au-dessous<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span> de leur fourche ogivale, des -troncs du gris le plus ruineux, agrémentés d’antiques perruques de -lianes. Le côté Vallery est aménagé en façon de parterre à la française, -où les tamariniers d’eau, taillés comme des marbres, jouent les ifs et -les buis de Bourgogne, cependant que des fleurs communes mais de nuances -vives, soucis, amarantes, cannas, lis du Japon, pervenches du Cap, -brillent en corbeilles diaprées. Tout au fond, trois banyans projettent, -dans la fluidité de l’air sans fond, des bras de poulpes gigantesques, -et le ciment du jeu tient à l’aise dans leur ombre.</p> - -<p>Les jeunes femmes qui sont là sont élégantes et gaies. Sont là aussi les -papillons de bureau, empressés, voletant, gracieux, le gardénia ou -l’hibiscus à la boutonnière. L’ensemble s’ingénie à un petit air de -raout mondain, qui a sa bravoure ici, où la charge du climat sur les -épaules sert facilement de prétexte à la veulerie.</p> - -<p>Vigel fait quelques jeux. Il manque d’entraînement, mais ses <i>drives</i> -sont de la bonne école. Et je note que, pour un homme de la brousse, son -pantalon de flanelle blanche est le plus impeccablement passé au fer.</p> - -<p>Je reprends contact avec mon ancienne rencontre saïgonnaise, M. Lanier.<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span></p> - -<p>—Quel dommage, me dit-il, que vous partiez si vite! Monsieur Vallery -aurait certainement organisé une chasse à l’éléphant en votre honneur. -Nous sommes ici dans une région exceptionnelle. Le Pyat, l’ancien -seigneur de ces provinces, était grand amateur... Nous avons hérité -d’une partie de ses équipages, sans avoir, hélas! le moyen de mobiliser, -comme lui, dans les villages, deux ou trois mille rabatteurs. Le plus -déplorable, c’est qu’au moment des migrations, les bêtes sont maintenant -détournées vers le Siam... Vous n’avez jamais vu l’arrivée des éléphants -au kraal du roi, à Bangkok? Cela vaut le voyage! Et là-haut, -chassez-vous? Comment vivez-vous? Qu’y a-t-il au juste dans cette -histoire de coolies déserteurs?</p> - -<p>Je réponds. Je conte la légende du gong.</p> - -<p>—Vous aurez évidemment un gros tintouin. Peut-être bien que -quelques-uns d’entre nous seront forcés de monter là-haut!</p> - -<p>Il prit l’air inquiet.</p> - -<p>—Donnez-moi donc des renseignements sur la nourriture, l’état -sanitaire... Est-ce qu’une femme...</p> - -<p>Madame Lanier s’approche en riant, rose encore d’une partie gagnée.<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span></p> - -<p>—Là! Je parie que mon mari est en train de trembloter pour moi. -Remarquez, monsieur, que jusqu’à présent, je n’ai jamais été malade, et -que c’est moi qui l’ai déjà soigné trois fois!</p> - -<p>Le soir venait, comme il vient là-bas! On regarde tout à coup le ciel, -et on trouve qu’il est là. Les joueurs, n’y voyant plus, s’asseyaient, -se groupaient autour des cocktails. Dans le ciel verdissant, au-dessus -des banyans monstrueux, des pigeons passèrent. Une mélancolie entrait en -moi, une mélancolie dont je ne peux appliquer l’analyse à des choses -d’Europe... C’est la rétraction imperceptible, que j’ai notée dans la -forêt. Les voix tombent dans le silence qui se creuse. Tout est lourd, -tout tend à se coucher à terre, comme si c’était la lumière qui, une -minute auparavant, allégeait tout, tenait tout en l’air, dans un hamac -étincelant, et qui maintenant se retirant, ramassant ses mailles, s’en -allait indifférente, laissant tout venir s’écraser...</p> - -<p>Sur la rivière, un courant béni se leva, avec un bruit de feuilles -froissées.<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span></p> - -<h3><a id="XII-a"></a>XII</h3> - -<p>De l’eau, des rives. Rives de marécage, de plaines de joncs, comme on -dit ici, où nous frottons nos flancs à ce long peuple crissant et serré, -où notre chaloupe hésite, cule, talonne, mène un train de sanglier dans -sa bauge. Un repaire d’ichtyosaure à tout le moins! Mais il n’en sort -que de temps en temps un serpenteau jaune et noir, tout pareil à une -pile alternée de pions de dames, ou de petites tortues couleur de vase, -se hissant laborieusement sur une souche flottante. Rives maigres et -buissonneuses, bords de chemins creux emplis par l’inondation, et qui -retiennent, suspendus sur le miroitement vertigineux, des nids aux -pépie<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span>ments éperdus. Lisière de la forêt noyée, archipels épanouis, -clairières dormantes ceinturées de verdoyants coraux, heurtements sourds -des tourbillons limoneux contre les pilotis des troncs. Rives soudain -transportées d’un paysage de France, de gris et d’argent trempées par la -brume matinale, vergers heureux aux ombres rondes, douces retraites, -futaies au fond du parc, où vous invite, comme un castel, une blanche -pagode aux toits pointus. Rive tout aussitôt cochinchinoise—bananier, -bétel et le porc! Et cette couleur de goyave coupée, cette juteuse -glaise de la berge d’où se décollent un, deux, trois sampans gavés de -fruits et de poissons.</p> - -<p>Il n’y a rien à faire à bord, qu’à subir le terrassement de la lumière. -La continuité du jour se contracte, involutée tout entière autour de -l’adoration de midi. Mais, le soir, le Dieu magnifiquement ouvre la -fleur... Alors du ciel, plaqué de nacres richissimes, tombe et fait -balle, rebondi contre la mousson du nord, un funambulesque oiseau bleu -d’acier, tandis qu’à l’horizon du sud, les jonques errantes sur les -canaux invisibles disséminent leurs voiles raides et carrées, -processionnant, au ras des champs herbeux, en cortège<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span> honorifique de -hautes bannières écarlates...</p> - -<p>Nous échangeons peu de paroles avec Vigel. Des heures entières, allongé -dans une chaise de toile, il a l’air de guetter, je ne sais quoi, les -yeux mi-clos. Puis brusquement, avec un rire comme électrique, il -jaillit, de cette immobilité féline, et va boire et jouer bruyamment aux -cartes avec de médiocres passagers.</p> - -<p>Il advint pourtant qu’un soir, stoppés à l’appontement d’une halte, nous -surprîmes à côté de nous, dans une barque mince comme une pirogue, un -étrange musicien. C’était un vieux Chinois qui se jouait à lui-même, sur -un instrument difficile à classer, des airs d’une douceur prolongée et -bizarre. En les entendant, Vigel dressa l’oreille. Le vieux jouait avec -une mine étonnamment expressive pour un être de sa race, on ne sait -quelle face quiète, attristée et risible de Bouddha qui aurait eu des -malheurs conjugaux. Sans dire gare, Vigel bondit dans sa barque, lui -jeta une piastre et remonta avec l’instrument. Celui-ci était une sorte -de banjo de clown, sorti d’une noix de coco et d’une tige de canne à -sucre. Un coquillage faisait office de chevalet, et l’archet pendait aux -cordes, engagé sous elles, à la mode du pays.</p> - -<p>Le poker eut tort, ce soir-là; et longtemps,<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span> dans la nuit, j’écoutai -Vigel s’essayant à retrouver la mélopée de l’artiste céleste, du vieux -Bouddha cocu, qui nous avait regardés partir avec une grimace aussi -intranscriptible que sa musique. Le cinquième jour, le Fleuve nous prit -dans son courant.</p> - -<p>A qui n’a pas, une fois dans sa vie, mensuré le boyau à quelqu’un de ces -gros serpents jaunes, comme disait Lully, notre homme du Hoang-ho, à qui -n’a pas débridé, d’un bon tranchant de proue, l’engorgement d’une de ces -monstrueuses veines sectionnées, à qui n’a jamais computé la molle et -formidable pulsation de l’élément fluide, en élan vers son cœur -océanique, à celui-là, je pense, reste étrangère la plus émouvante -figuration des Commencements.</p> - -<p>Car le Fleuve n’apparaît point comme le collecteur des eaux de la nue, -le condenseur des vapeurs promenées en fantômes familiers. Mais c’est -ici l’épanchement originel du sein, le ruissellement primordial au long -des flancs mouillés du monde à l’instant soulevé de son bain de boue!</p> - -<p>Si près des bouches, le mécanisme des sources est aboli; oubliée -l’indéfinie filiation des drains, l’obstination de la myriade -infinitési<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span>male qui, goutte à goutte, globule à globule, a nourri le -tronc. C’est pourquoi celui-ci est le Grand, le Père, le Nourricier, -déversant généreusement son inépuisable substance, principe immédiat de -toute force, de toute fécondité. Et certes il serait beau d’accepter -religieusement la cadence et la plénitude, d’obéir à la pente, avec une -lenteur majestueuse et rituelle, comme le Fils du Ciel aux dalles sans -joints de l’escalier sans marches; et je voudrais oublier le bruit -sacrilège de l’hélice, qui triple notre vitesse et précipite notre -chute.</p> - -<p>Le soleil monte. Voici que, du limoneux breuvage, une ivresse sans -seconde m’atteint et m’étourdit. Penché sur les eaux, mieux initié, -maintenant, Père, je te blasphème. Je te blasphème, en éclatant d’un -rire qui tournoie... Tu n’es pas. O nourricier, tu n’es pas. L’Être aux -replis gras et doux comme de la chair n’est pas. Ceci existe seulement: -ce qui n’a pas de nom, ce qui n’a pas de forme et qui s’écoule... Entre -les berges infrangibles, voici le vomitoire même de la vie. Et moi -n’irai-je pas me résorber dans la fluidité torrentielle, ne saurai-je -participer, dans la dilution de moi-même, à l’intarissable fluxion, -refuserai-je de me livrer au grand bras visqueux que la libration<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span> de -l’abîme, le rythme du cœur sans fond, gonfle et détend sournoisement?</p> - -<p>Midi. Quelque chose a passé sur les eaux, quelque chose de splendide et -de funèbre. Quelque chose a fait les verdures des berges pareilles à des -murailles de pierre noire, à des panneaux d’airain. Et le Fleuve est -pareil à la face d’un roi, rongée par une lèpre d’argent. Mais moi, -soudain libéré d’un charme, je ne vois plus... Je ne vois plus la vision -essentielle, l’énorme continuité glissante et rectiligne... Devant mes -yeux tout est tournoiement, remous, dislocation dans l’innommable cohue -tourbeuse.</p> - -<p>Et quand, du quai de Mytho, percevant déjà le sifflement du train qui -nous transbordera vers Saïgon, je me retourne pour l’adieu, la dernière -image du Fleuve qui s’offre à moi, c’est, à la rive, cocotiers, -lataniers, aréquiers, tout un cortège baroque de nécromants, toute une -armée de grotesques, aux panaches déséquilibrés, et, doublant leur -bousculade dérisoire, là-bas en fuite vers on ne sait où, la jaune, -morne, plate, irrésistible Déroute!<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span></p> - -<h3><a id="XIII-a"></a>XIII</h3> - -<p>Le bruit des coups de feu pour les couleurs, à bord des torpilleurs -mouillés en rivière, entra, crépitant, par ma fenêtre ouverte, tandis -que je défaisais mes cantines. La fraîcheur du matin était sensible -encore, et le bleu du ciel à peine brouillé, autant du moins qu’il -m’était permis d’en juger par le pan visible à l’aplomb de la rue -Catinat. En dessous j’entendais, depuis une heure, des roulements de -pousse-pousse et des appels criards de vendeurs ambulants.</p> - -<p>On frappa à ma porte, et je vis entrer Henry Vigel, équipé d’un «blanc» -fashionable et<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span> d’un casque neuf, du modèle Hong-kong, enturbanné de -soie turquoise.</p> - -<p>—Vous allez déjà vous présenter à Vanelli?</p> - -<p>—Au diable le Vanelli pour aujourd’hui! Je viens vous demander, au -contraire, de vous y rendre d’abord sans moi. Vous lui raconterez ce que -vous voudrez, s’il fait allusion à ma personne; par exemple, qu’un accès -de fièvre m’a croché.</p> - -<p>—N’est-il pas à l’hôtel par hasard, lui aussi?</p> - -<p>—Je me suis assuré que non. D’ailleurs quel agrément y trouverait-il, -alors que son yacht est embossé, en pleine rivière, à ramasser la -mousson par tous les sabords? Tourange, je serai franc avec vous. Je ne -veux pas le voir avant de m’être «recoupé» par ici, où j’ai quelques -bons amis, avant de m’être édifié sur les dessous de ce marécageux -kilomètre 83. Et j’irai jusqu’au bout de la franchise. Je suppose, comme -nous l’a expliqué le père Vallery, qu’il nous offrira, à l’un les -coolies, à l’autre le ciment, comme première occupation. Je tiendrais à -avoir le ciment.</p> - -<p>Je souris. Vigel, sans se fâcher, hocha la tête.</p> - -<p>—Non, ce n’est pas pour le «bakschisch»...<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span> mais l’affaire du ciment me -paraît durable, et moi je veux rester à Saïgon quelque temps, si -possible. J’ai des amis à voir, je viens de vous le dire—si vous le -désirez, je vous ferai nouer relations avec eux. Et puis, ma foi, après -des mois de noce arborescente, comme je viens de m’en payer dans la -forêt—il se mit à rire, de ce rire bas de pitre qu’il affectait d’avoir -aux lèvres quelquefois—sainte nature! je crois que respirer un peu -l’air de la ville me sera salutaire!... Ah! un dernier tuyau! avant -d’accoster le steamer Vanelli, regardez donc si les sabords en sont -garnis de fleurs; si oui, c’est signe qu’Elle est à bord.</p> - -<p>—Qui, elle?</p> - -<p>—Elsa de Faulwitz, son enfant chérie. Il a, pour elle, fait installer -sur le <i>Lotus blanc</i> un vrai jardin botanique, sans parler des serres, -édifice provisoirement hors de saison. Enfin, si elle est à bord, -regardez-la posément, avec admiration et prudence, comme il sied de -regarder une belle panthère de Java, et tâchez de tenir votre petit cœur -hors de la portée de ses griffes.</p> - -<p>Je ris, non sans quelque impertinence, et lui tendant mon étui à -cigarettes:</p> - -<p>—Ho, ho! Vigel! Est-ce que d’aventure<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span> votre petit cœur, à vous, aurait -été peu ou prou balafré?</p> - -<p>Mais il se déroba aux confidences, et, deux minutes plus tard, me -penchant par la fenêtre, je le vis qui hélait un pousse et se faisait -emmener dans la direction du Plateau.</p> - -<p>J’attendis que le mouvement général eût raisonnablement grossi dans la -rue Catinat, pour descendre, de mon côté, vers les quais.</p> - -<p>Au milieu d’une grande tache vineuse de la rivière, un yacht de fort -tonnage renflait sa carène blanche, barrée et ocellée de cuivre.</p> - -<p>Deux mâts, fins et couchés comme des cornes de springbok, élançaient -assez heureusement les hauts, corrigeant ce qu’il y avait d’un peu lourd -dans les lignes de la coque. A l’un d’eux s’éployait le pavillon du -propriétaire, un carré rose aux angles verts. Je ne doutai point que ce -fût là le <i>Lotus blanc</i>, objet de ma recherche, et m’y fis conduire tout -aussitôt par un sampanier.</p> - -<p>En approchant de la coupée, je pus m’assurer que des caisses et des pots -de porcelaine, emplis d’arbustes et de fleurs éclatantes, décoraient les -sabords et partie du bordage, faisant courir, autour du navire, comme -une ample bande de broderie annamite. Je remis ma<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span> carte au matelot -chinois que je trouvai en haut de l’échelle, et quelques minutes après -j’étais introduit auprès du Vanelli.</p> - -<p>Le maître du Siam-Cambodge m’apparut d’abord comme un homme de taille -moyenne au teint cireux, à la barbe et aux cheveux blancs, qui se tenait -ramassé sur lui-même, derrière un bureau, dans un de ces fauteuils -pivotants comme en possèdent tous les carrés de paquebot. Il resta dans -cette position inerte trois ou quatre secondes après mon entrée, -laissant traîner sur moi les regards de deux yeux mornes. Puis soudain -il se leva et vint à moi, la main tendue. Du même coup, sa physionomie -s’était instantanément modifiée, comme si, par la détente d’un -mécanisme, tous les traits venaient d’en être remontés en bonne place. -Et au lieu de cet effondrement de glaise mal armaturée tout à l’heure -entrevu, j’avais maintenant sous les yeux je ne sais quoi d’aigu, de -fin, décelant de l’élégance dans la ruse et de la domination dans la -matoiserie, vrai museau de <i>kitsouné</i> japonais.</p> - -<p>—Avez-vous fait bon voyage, ainsi que votre camarade, monsieur Vigel?</p> - -<p>Sa voix était de timbre agréable, un tantinet zézayante. J’entamai le -petit discours que<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span> j’avais préparé relativement à l’indisposition de -mon collègue. Mais il m’interrompit d’un air bonhomme:</p> - -<p>—Oh! Que monsieur Vigel ne se dérange pas. Mais venez donc dîner tous -les deux demain à bord. Nous causerons tranquillement entre café et -cigares, des choses de là-bas.</p> - -<p>Ah çà! le «patron» considère-t-il que nous sommes venus à Saïgon en -voyage d’agrément? Ignorerait-il, par hasard, l’état réel, des «choses -de là-bas»? Comme, après tout, je n’ai pas mission particulière de l’en -instruire, je me contente de m’incliner et d’accepter, d’une formule -polie, son invitation. Mais il lit, sans doute, dans mon attitude -quelque chose de mon sentiment, car il reprend, toujours riant:</p> - -<p>—A vrai dire, vous avez de la chance! On vous avait expédiés pour -répondre à mes ordres, car j’avais de la très grosse besogne à -distribuer et j’avais demandé deux hommes de confiance—il répète «de -confiance», et semble attendre une protestation empressée; je la juge -superflue; il continue—et voilà que la besogne s’est faite, pour ainsi -dire, toute seule.</p> - -<p>—Monsieur Vallery, dis-je, nous avait en<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span> effet parlé d’un recrutement -de coolies et d’une affaire de ciments.</p> - -<p>—Précisément. Mais les coolies viendront directement de Chine avec -leurs cadres, et la Société des Ciments a complété sur place son -personnel ingénieur. Ainsi votre petit voyage devient presque un congé. -Considérez-le, ma foi, comme tel. Dans une quinzaine de jours le passage -des premiers coolies vous donnera quelques occupations, nous en -reparlerons d’ici là. Monsieur Vigel, de son côté, devra surveiller la -réception de nos ciments. Connaissez-vous la prise des chaux dans les -limons? Elle donne lieu à bien des mécomptes... En attendant, je vous le -répète, considérez-vous ici comme en congé.</p> - -<p>Assez surpris de cette aubaine, je quittai le roof. En regagnant -l’échelle, j’aperçus une forme féminine, debout sous l’ombre de la tente -et appuyée au bastingage tribord, face à la rive inhabitée. Elle se -retourna vers l’intérieur du navire, et je me trouvai passer ainsi à -deux mètres de son visage. Je supposai que c’était Elsa. Je notai sa -carnation de brune, aux reflets de soie, et la singulière teinte orange -du fard de ses lèvres. Je m’inclinai pour la saluer, et elle me -répondit, par un tout<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span> petit mouvement de tête, sans perdre la pose.</p> - -<p>Au moment où mon sampan s’éloignait par l’arrière, je relevai les -regards dans sa direction. Mais le reflet de la surface des eaux dansait -sur la poupe avec un si capricieux miroitement que je dus baisser les -paupières.</p> - -<p>Je retrouvai Vigel à déjeuner dans le hall de l’hôtel. Je lui transmis -l’invitation de Vanelli, qui lui fit d’abord froncer les sourcils. Mais -quand j’eus terminé mon récit, il ricana:</p> - -<p>—Par notre sainte mère l’Église! Le patron a des compères en Chine, des -compères de toutes les robes! Il est probable qu’à côté du bétail -ordinaire livré par A-phat ou autres, nous allons voir apparaître des -chrétientés, en délicatesse avec l’autorité mandarinale, et transportées -tout entières, avec croix et bagages et, bien entendu, le pasteur! Il y -a longtemps que les Jésuites rêvent de donner le coup du lapin à ces -pauvres «padres» des missions portugaises, minables héritiers des grands -Scribes du <i>qhoc-ngù</i><a id="FNanchor_H_8"></a><a href="#Footnote_H_8" class="fnanchor">[H]</a>... Belle occasion de s’introduire dans la -place!</p> - -<p>Je l’arrêtai un peu sèchement. Je me rap<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span>pelai l’air de Lully lui -coupant, sous les doigts, les premiers accords de «Rédemption.»</p> - -<p>—Non, mon cher Vigel, pas là-dessus! Sur les péripéties de l’emprunt du -Siam-Cambodge, vous racontez des choses intéressantes, en somme, quoique -vaines. Mais il y a tel et tel sujet sur lequel—rappelez-vous vos -paroles si justes de Battambang—on vous a insuffisamment renseigné à -l’école.</p> - -<p>Il me regarda, légèrement démonté.</p> - -<p>—Quel drôle de corps vous faites! dit-il enfin avec un petit haussement -d’épaules; vous êtes toujours d’humeur tranquille et, par moments, vous -me faites l’effet d’une torpille dormante. Vous êtes bon camarade, vous -n’êtes pas «mon» camarade. Êtes-vous au-dessus ou au loin, ou à côté?... -Pourtant, jusqu’ici, vous vous êtes montré gentil pour moi...</p> - -<p>Je laissai le servant chinois installer entre nous les condiments d’un -curry dont eût rêvé madame Vallery.</p> - -<p>—Vigel, dis-je, rompant alors le petit silence de cet intermède -culinaire, c’est une profession de foi que vous me demandez? Soit. Je -serai franc avec vous, comme vous l’avez été avec moi. J’admets que je -suis, en somme, un gentil camarade... Mais ne me demandez<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> pas plus. -Vous ouvrez ma porte, vous la fermez, vous êtes chez moi; il y a des -mouches et du soleil qui en font autant... Il y a un petit jekko qui -trotte au plafond de ma chambre... Rappelez-vous encore vos propres -paroles de la forêt: «Ah! la vie, Tourange!» Eh bien, je vis, et ma vie -est à moi. Je ne sais si vous me saisissez bien. Égoïste, je ne crois -pas... Mais je suis dans ma vie comme un enfant au milieu de jouets -merveilleux, quelques-uns mécaniques et compliqués, un chemin de fer, -par exemple... Et je voudrais dire merci, et je ne sais à qui, mais à -coup sûr pas aux mouches, pas au soleil, ni au petit jekko, ni à Henry -Vigel, ni à Mureiro Vanelli... Et ce nonobstant—achevai-je avec mon -sourire le plus cordial—je pense que je puis faire très bon ménage avec -chacun de ces seigneurs.</p> - -<p>Vigel avait suivi, avec une application visible, le fil un peu déroutant -de ma pensée. Aux derniers mots, son front se rasséréna.</p> - -<p>—Alors, me dit-il, sans relever autrement l’ensemble de mon discours, -peut-être accepteriez-vous une combinaison que je n’osais plus vous -proposer. Tenez-vous à rester à l’hôtel, tout un grand mois? Non, c’est -odieux, n’est-ce pas? Mais à deux, dans cette ville—le plan<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span> des -<i>cagnas</i><a id="FNanchor_I_9"></a><a href="#Footnote_I_9" class="fnanchor">[I]</a> s’y prête—on peut s’installer confortablement, -économiquement... et chacun restant propriétaire de sa vie, comme vous -dites.</p> - -<p>—N’est-ce pas bien du tracas?</p> - -<p>—Pas le moins du monde. Maison, mobilier, boyerie, voire voiture et -poney, si vous voulez me donner carte blanche, demain nous aurons tout -cela, et nous déjeunerons chez nous. J’ai déjà jeté quelques coups -d’œil, en passant, sur les cagnas disponibles dans les nouveaux -quartiers.</p> - -<p>—Affaire entendue; mais je vous laisse vous débrouiller pour la -location et l’emménagement.</p> - -<p>Il parut tout heureux de mon acceptation.</p> - -<p>—La dépense, me confia-t-il sincèrement, eût été un peu forte pour moi -tout seul... Allons, je vais, dès la sieste, courir les marchands -chinois.</p> - -<p>Effectivement le café pris, il sauta dans un <i>chée</i><a id="FNanchor_J_10"></a><a href="#Footnote_J_10" class="fnanchor">[J]</a>, et disparut -presque aussitôt dans la fulguration méridienne qui frappait la rue.<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span></p> - -<h3><a id="XIV-a"></a>XIV</h3> - -<p>Le lendemain matin, vers onze heures, comme j’achetais des cigares à -l’échoppe d’un Malabare, en face de l’hôtel, quelqu’un glissa son bras -sous le mien. C’était Vigel.</p> - -<p>—Venez déjeuner chez nous, me dit-il.</p> - -<p>Je m’installai dans un pousse-pousse, et fis signe à mon tireur de -suivre le casque au turban turquoise. Nous dépassâmes la cathédrale, le -boulevard Norodom, et continuâmes de rouler sous les voûtes ombragées du -Plateau.</p> - -<p>Le Plateau, c’est l’orgueil de la cité saïgonnaise et l’essentiel de sa -physionomie. Un exhaussement moyen de douze mètres environ,<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span> au-dessus -du niveau de la rivière, l’offre si opportunément à la mousson, que, -dans un paysage aux horizons de radeau, l’appellation en paraît à peine -hyperbolique. Sur le Plateau, point de laideurs indigènes, point -d’échoppes, point de négoce, l’ordonnance soignée et le luxe végétal -d’un beau jardin de maître, du jardin des maîtres! Ici sont les demeures -des blancs.</p> - -<p>Nos pousses nous déposèrent contre la véranda de l’une d’elles.</p> - -<p>—Voilà, me dit Vigel. Je crois que c’est à peu près la maison type pour -des hôtes de passage comme nous, en un pays où la question des tentures, -tapis et poêles est hygiéniquement simplifiée.</p> - -<p>Je pénètre dans la maison type.</p> - -<p>Trois galeries parallèles accolées, trois couloirs ouverts de bout en -bout à la bienfaisante mousson. Chaque couloir latéral fait, pour l’un -de nous, chambre et salle de bain. Celui du centre est zone indivise: -salon, salle à manger, auxquels l’encadrement d’une baie sert de -démarcation. Partout, sous les pieds, des carreaux de céramique bleue et -jaune, et des nattes peintes. Aux murs, de rudimentaires fresques au -pochoir, où se répètent indé<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span>finiment des lunes de fleurs ou de dragons, -telles qu’au tissu d’un vieux brocart chinois.</p> - -<p>Dans le salon, du rotin: chaises, tables, étagères, fauteuils, -canapés,—rotin et coussins. Coussins de mousselines françaises, de -broderies tonkinoises, de dentelles indiennes, ajourées sur des soies -pâlies, où je salue l’élégante féminité des aises de Vigel. Sur les -soubassements des pilastres de la baie, de grands vases vernissés, en -poterie de Cay-may, au col desquels gonflent d’énormes bouquets de ces -feuillages rouges, dont j’ai pu tout à l’heure apercevoir dans le -jardin, contre les cactus de l’enceinte, les massifs nourriciers. Dans -la salle à manger, le buffet en bois de saô—modèle chinois, adorné, -comme il sied, de deux chauves-souris. Sur ses tablettes, brillent les -cristaux, et le métal du seau à glace et de l’appareil à cocktails. La -table est dressée et, à notre approche, un pankah, qui pend au-dessus -d’elle, se met en mouvement sous la traction d’une corde silencieuse. -M’approchant de la fenêtre, j’examine, à travers les lames des -persiennes, le moteur humain attaché à l’autre bout de la corde. Ses -dimensions sont celles d’une bouteille, mais, par la sévérité -d’expression, il s’égale à un géant de pagode.<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> Le point d’attache de la -corde est à son orteil.</p> - -<p>Cependant un boy, culotté de soie noire, la ceinture verte au ventre, le -foulard cochenille au chignon, se tient prêt à nous servir.</p> - -<p>Je demande à Vigel des renseignements sur notre future domesticité.</p> - -<p>—Ceci est mon boy. Le vôtre est identique; ils alternent pour le -service de table. Le <i>bèb</i><a id="FNanchor_K_11"></a><a href="#Footnote_K_11" class="fnanchor">[K]</a> est là-bas, devant ses fourneaux; c’est un -personnage distingué qui fume l’opium et méprise tous travaux manuels -n’intéressant pas la nutrition. Il est donc inutile de lui en demander. -Il y a le saïs—Vigel indique, du plat de sa main, une hauteur de -quatre-vingts centimètres au dessus du sol—qui a charge du cheval et de -la voiture, et enfin le gnô—la main de Vigel s’abaisse à trente -centimètres—que vous venez de saisir dans l’exercice de ses fonctions.</p> - -<p>—Je ne vous interroge pas sur les références, dis-je avec un sourire.</p> - -<p>—Mais si, mais si, elles sont excellentes. J’ai vu le boy d’un de mes -amis à trois heures. J’ai dit les prix. A cinq heures, cet honorable -intermédiaire est venu, en costume de cérémonie, me faire chim-chim et -me déclarer que<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span> son frère numéro deux ferait cuisinier, ses frères -numéros trois et quatre, boys, son fils adoptif, saïs, et le fils de son -frère, gnô-pankah<a id="FNanchor_L_12"></a><a href="#Footnote_L_12" class="fnanchor">[L]</a>. Je n’insiste pas sur l’interprétation de ces liens -de famille, car je sais que vous détestez toutes ces histoires -d’indigènes... A table donc!</p> - -<p>Au café, servi dans de la porcelaine de Limoges, je reviens à rendre -hommage aux aptitudes de Vigel comme aménageur de home, et à le -féliciter de son éclectique entente des ressources de la place. Mais il -refuse mes louanges.</p> - -<p>—Oh! ici, avec la salle des ventes et quatre adresses de bonnes -«firmes»—deux européennes et deux chinoises—n’importe qui peut en -faire autant... est bien forcé d’en faire autant.</p> - -<p>Il secoue la tête.</p> - -<p>—Drôle de ville tout de même! On arrive, on part; on part, on arrive, -et l’hôpital comme régulateur du mouvement!... Aimez-vous la <i>partenza</i>, -Tourange, les embarcadères, les cheminées à bandes peintes, et les -fanaux, le soir, sur l’eau grasse, les feux verts et rouges, couleur de -berlingots?... Mais Saïgon est à part.<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> Tenez, je vous ferai connaître -le patron de mon boy recruteur. Avez-vous ouï parler de cette dame dont -la beauté se flattait d’incarner celle de Venise? Eh bien, monsieur de -Sibaldi, c’est un peu pour moi le spectre, en peau et os, de Saïgon.</p> - -<p>Vigel allume un cigare et se dirige vers sa chambre.</p> - -<p>—Allons, bonne première sieste chez nous! Si vous désirez, au réveil, -user de notre équipage, il est à sa place, à côté de la cuisine. Le -poney est de la région de Kam-Pot, et le tilbury caoutchouté de neuf. -Roulez où le cœur vous en dira; mais n’oubliez pas que nous dînons à -huit heures à bord du <i>Lotus</i> vanellien, et que la tenue est en smoking -blanc et pantalon de drap. D’ailleurs, bien que le vieux ait fait mine -de nous inviter au pot-au-feu familial, tenez pour certain qu’il y aura -à table toute une panerée de «grosses légumes». Le patron n’est pas -homme à oublier, dans les délices de sa villégiature fluviale, son -premier devoir, qui est de rentrer, d’abord, dans ses frais de charbon.<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span></p> - -<h3><a id="XV-a"></a>XV</h3> - -<p>Les prévisions de Vigel étaient exactes. Le baron Vanelli recevait à sa -table, ce soir-là—une longue table ovale surchargée de buissons de -roses et de tout un trésor d’argenterie—une dizaine au moins d’invités -de marque.</p> - -<p>De la place assignée à ma modeste personnalité—un des bouts de -l’ovale—j’examine à loisir la couronne des têtes. La plus vilaine est -certainement sur les épaules pointues du représentant des Services -Judiciaires de la colonie. La bêtise et l’arrogance du «<i>bandar log</i><a id="FNanchor_M_13"></a><a href="#Footnote_M_13" class="fnanchor">[M]</a>» -transsude de cette peau couleur de nico<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span>tine, où les yeux clairs, au -fond des orbites creuses, ont, sous les paupières roses et plissées, de -quoi faire peur aux petits enfants. On donne ce vieux singe fourré comme -un des premiers actionnaires de l’affaire des ciments.</p> - -<p>Le directeur des ciments est là aussi. C’est un gros, soufflé en cuir -blanc, impotence glabre d’éléphant sacré. Son petit œil fin de -pachyderme luit derrière un binocle, que la sueur rabat sur son nez. Une -bouteille de Vichy est devant lui. C’est la seule boisson qu’il se -permette en dehors de ses quatre absinthes quotidiennes; et ce régime -l’a mis en état, jure-t-il, de battre le record de la durée de séjour -dans la colonie. Il y a quatorze ans, en effet, qu’il n’a pas quitté les -bords du Donaï, où sa fortune a connu les hauts et les bas les plus -chanceux.</p> - -<p>La majorité des convives est visiblement impressionnée, moins par le -faste que par le prestige attaché à la puissance de son hôte. Mal à -l’aise, les uns exagèrent la familiarité, les autres la raideur. Mon -voisin, petit secrétaire, rouge et rouquin, en je ne sais quel cabinet -local, répond à mes tentatives d’entrée en conversation, comme si -j’étais spécialement dé<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span>légué par tout le Siam-Cambodge à l’assaut de -son incorruptibilité.</p> - -<p>Vanelli, par contre, joue l’amphitryon bon enfant, lance avec une verve -toulousaine, comme des souvenirs de joyeuse jeunesse, des histoires de -sac et de corde, toute une chronique sous le manteau de cette bohème -coloniale, dont maint seigneur de l’auditoire n’est pas encore bien sûr -d’être évadé.</p> - -<p>En face de lui, le Lieutenant-gouverneur sourit parfois, d’un air -absent. Grand, mince, le front violemment modelé, la bouche fine, il est -le seul à peu près, des invités du patron, qui fasse figure. On le dit -mélancolique et lassé, errant comme un corps sans âme, dans ces beaux -jardins de la rue Lagrandière. C’est un artiste, épris des vieilles -choses du Tonkin. Il regrette son pays de fins lettrés, de mandarins de -race, d’orfèvres aux doigts subtils... Il est perdu, écœuré, chez les -barbares cochinchinois, les grossiers boutiquiers qui transportent à -Cholon le mauvais genre de Singapore, ou, pis encore, les renégats à -raie de tête pommadeuse, fils d’esclaves, voleurs de rizières, mignons -du vainqueur, qui roulent, à grands coups de teuf-teuf, dans les rues -pourpres de Saïgon.<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span></p> - -<p>Mais bientôt mes regards se posent sur sa voisine de gauche, Elsa de -Faulwitz, à qui Mureiro, tout à l’heure, m’a brièvement présenté. Col et -poignets radieux de pierreries, toute sa peau de brune se livre -audacieusement aux reflets d’une soie verte, d’un vert d’émail, qu’un -peu de broderie d’or retient à ses épaules.</p> - -<p>Sous les sourcils noirs, les yeux, qui ne sont peut-être que marron très -clair, en paraissent eux-mêmes d’un vert olive. De l’hérédité -paternelle, elle tient quelque chose d’aigu, qui est partout et nulle -part, dans la pointe des sourcils, dans la courbure du nez, dans la -conicité de la main et aussi dans le jet des mouvements rapides. L’image -qui s’impose à moi est celle d’une arme, d’une arme horriblement -précieuse dans sa gaine de soie veloutée et ses incrustations... Je note -le sourire qui joue, furtif, comme un reflet sur une lame... Et je pense -qu’une telle arme est, après tout, aussi bien et mieux que le glaive du -Brenn, faite pour être jetée dans les balances, dans les balances où se -pèsent les rançons des vaincus!</p> - -<p>Il me semble que les hommes qui sont là, rosés tout à coup par l’effort -des nourritures, ne recueillent pas, comme il le faut, l’admiration<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> que -je lui décerne. Ils la contemplent avec des yeux enflés d’une convoitise -cupide, une basse fascination de gens qui voleraient l’épée de -Charlemagne pour en brocanter les joyaux... Seul, le père arrête de -temps en temps ses regards sur elle, la fleur étincelante de son sang; -et chaque fois la physionomie du vieux <i>kitsouné</i> se transforme de noble -orgueil.</p> - -<p>Cependant Vigel, placé en face de moi, ne pouvait ni voir Elsa, ni lui -parler; mais je sentais qu’il observait, à la dérobée, mon propre visage -et qu’imperceptiblement il fronçait les sourcils.</p> - -<p>Après le dîner, le café fut servi sur le pont; et, après le premier -cigare, j’échangeai quelques mots avec Vanelli. Affabilité, puis tout de -suite, affaires. Avec une netteté concise, il me donne ses instructions -relativement aux prochaines arrivées de coolies, et m’invite à -m’aboucher à cet effet avec un Chinois nommé A-phat, dont je trouverai -la demeure sur les bords de l’arroyo de Cholon.</p> - -<p>Comme nous nous séparions, sa fille vint vers moi. Elle venait de -s’isoler en un long aparté avec Vigel, et se rapprochait en riant.</p> - -<p>—Voyons, monsieur de Tourange, fit-elle, le menton levé, les mains -derrière le dos,<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> n’est-ce pas que j’ai raison contre votre ami?</p> - -<p>—Oh! certainement, madame.</p> - -<p>—Savez-vous ce que je lui soutiens? Je lui soutiens que c’est lâche, de -la part d’un homme, de vouloir se servir de l’amour comme d’une force. -L’amour, c’est notre force à nous, les femmes... Nous n’en avons pas -d’autre... Vous, vous avez vos calculs, votre sagesse, vos poings... -Non, ce ne serait pas juste... Nous, nous n’avons que cela... songez!</p> - -<p>Vigel essaya de protester:</p> - -<p>—Mais je n’ai pas dit le contraire! J’ai dit que...</p> - -<p>—Taisez-vous, mon cher, laissez parler monsieur de Tourange. Je suis -sûr qu’il a raison. Car c’est une force d’homme, lui; je vois ses mains -et ses épaules... mais vous, qu’est-ce que vous êtes, avec ces épaules -de chat et ces poignets de fille!...—elle regarda les poignets de Vigel -avec une moue de dédain.—On aurait envie de les donner à casser pour -savoir leur résistance exacte, de les voir à l’étau... pas toujours à se -dérober!</p> - -<p>—Pris à l’étau! ricane-t-il; pourquoi pas dans une bonne paire de -menottes?</p> - -<p>—Bah! fis-je à mon tour. Une bonne paire de menottes, ce n’est pas une -mauvaise image<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span> de l’emploi de cette force de l’amour, dont il était, je -crois, question. Et, de même que le policeman attache son propre -poignet, pour mieux tenir sa capture, la femme aussi s’attache, en -amour, l’autre petit bout de la chaîne. Mais je suis tout à fait de -l’avis de madame de Faulwitz: ce n’est pas dans l’ordre que ce soit le -prisonnier qui emmène le policeman.</p> - -<p>Elle se mit à rire:</p> - -<p>—Très bien, bravo, monsieur de Tourange!</p> - -<p>Et, se retournant vers Vigel:</p> - -<p>—Allons, hop! Henry, tendez les mains.</p> - -<p>Et, sans aucune gêne, elle les prit dans les siennes, et entraîna Vigel -vers l’avant obscur du yacht.</p> - -<p>Je me rapprochai du groupe des fumeurs. L’atmosphère était chaude, -moite. Les cols et les plastrons s’amollissaient. On percevait sur les -faces, en dépit de l’excitation passagère des alcools, une sorte -d’accablement hébété. La voix du gouverneur prophétisait, un peu morne, -de l’avenir de la colonie, de la culture des hévéas à caoutchouc, du -développement des quais... Puis les banalités courantes, récriminations -sur le service des boys, cours de la piastre, pronostics de la saison -théâtrale... Quelqu’un se mit à parler, avec un enthou<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span>siasme hors de -propos, comme un marin de la mer, de la grande rizière de l’ouest, la -rizière au temps du jeune riz, blonde, verte, frissonnante, où les -buffles affleurent comme des écueils gris, refuges à de blanches formes -d’oiseaux.</p> - -<p>Qui l’écoutait? La nuit était sur tous comme un voile noir. Tous -instinctivement regardaient vers l’avant, les yeux cupides, maintenant -atterrés, comme devant un entre-bâillement d’écrin vide, de cet écrin -vide et sombre qu’était toute la nuit, autour d’eux, depuis qu’on avait -retiré la chose étincelante...</p> - -<p> </p> - -<p>Quand, à quai, nous remontâmes en pousse-pousse, Vigel me dit seulement:</p> - -<p>—Une jolie image que vous avez trouvée là! Les menottes!</p> - -<p>Il souffla la fumée de son <i>reina victoria</i> et, d’une indication de sa -canne, mit son tireur à hauteur du mien.</p> - -<p>—Oui, on se ferait volontiers criminel, devant des femmes d’un certain -prix... n’est-ce pas, Tourange? Le travail, quel misérable outil, c’est -elle-même qui le dit, le travail, notre pauvre travail d’homme, que vous -admirez<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span> tant!... Criminel, oui, mais pas tout de même comme elles -l’imaginent!</p> - -<p>Je compris sans peine que l’amour commençait à mettre du désordre dans -sa pensée, et, jugeant inopportun de nourrir de mes discours sa frénésie -naissante, je gardai le silence. Ce que voyant, il se renfonça dans les -coussins du chée, et s’abandonna, bouche close, au secouement mou de -l’homme aux pieds de chiffons.</p> - -<p>Mais quand nos véhicules arrivèrent à hauteur de notre jardin, dont -l’ampoule électrique de la véranda verdissait, clair comme jade, les -ténébreux feuillages, tandis que mon tireur mettait les brancards à -terre, lui, fit signe au sien de rester en position de course.</p> - -<p>Je lui demandai, un peu surpris:</p> - -<p>—Vous ne rentrez pas tout de suite?</p> - -<p>—Ma foi, non, dit-il d’un air fantasque, la nuit est belle, et je ne -déteste pas me promener dans les rues, à cette heure de vampire, quand -j’ai un bon traîneur comme celui-ci. Et puis, sa voix changea, et puis -non, Tourange, j’aime autant vous le dire tout de suite. Ma vie sera un -peu décousue, ces jours-ci. Ne m’attendez pas trop à l’heure des repas, -et excusez-moi de me servir de la voiture plus souvent qu’à<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> mon tour. -Je ne voudrais pas avoir l’air de vous lâcher, mon vieux, mais... je -n’ai pas besoin de vous en dire davantage, n’est-ce pas? Seulement je -vais faire une chose, je vais vous présenter à monsieur de Sibaldi. Si -vous avez besoin d’un bon cicerone pour quoi que ce soit, c’est l’homme -qu’il vous faut. Je vous ai déjà parlé de lui. Voyons, comptez-vous -aller faire un tour au bal de la Mairie, jeudi prochain?</p> - -<p>Au vrai, je n’y comptais point. Je n’avais guère été tenté par la -lecture de ces affiches où la municipalité saïgonnaise annonçait à la -population européenne de la cité qu’elle serait chez elle, en son Hôtel -de Ville, ce jeudi 2 octobre, à partir de dix heures du soir. En dépit -du «nota bene» restrictif sur la tenue obligatoire—smoking pour les -hommes, toilette de soirée décolletée pour les dames—je gardais de la -méfiance, j’appréhendais, sous couleur d’«Européens», maint cortège de -faces brunies sur bien d’autres rivages que ceux qu’arrose le -Gulf-Stream, et restais froid, d’avance, à la séduction des vierges -coloniales, trempées dans des mousselines d’un blanc outrageux.</p> - -<p>Mais Vigel protesta contre ces préventions.<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span></p> - -<p>—Allez-y toujours. Il y aura, au moins, les illuminations. Pour voir -des lampes et des lanternes, sous le bleu du ciel tropical, qui ne -sortirait de sa véranda! Et puis, croyez-moi, les gens d’ici sont comme -ceux de partout. Ils valent beaucoup mieux que ce qu’ils vous montrent -avec complaisance d’eux-mêmes... Vous avez, en France, visité des musées -de province. Le gardien n’est-il pas acharné à vous faire miroiter les -horreurs, qu’il appelle «ses trésors célèbres?» C’est à vous de savoir -dénicher les joyaux valables, la pure patine... Pour Saïgon, monsieur de -Sibaldi vous y aidera. Ainsi, c’est entendu, à jeudi. Encore mille -excuses, vieux!</p> - -<p>Et il s’enfonça sous la voûte des tamariniers, que jaunissaient, de loin -en loin, de faibles lampes électriques.</p> - -<p>Je franchis la porte du jardin.</p> - -<p>Vigel avait raison, la nuit était belle—belle et douce. Un peu de -mousson y traînait, à pans de velours. Au-dessus des arbres, -j’apercevais des grappes d’étoiles qui avaient l’air de venir s’écraser -sur la Cochinchine tiède.<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span></p> - -<h3><a id="XVI-a"></a>XVI</h3> - -<p>—Urbs, [Greek: Polis], la Ville! proféra M. de Sibaldi; et la manche de -son frac pointait vers la perspective, tapissée de feu, du boulevard -Charner, les éclatements de lumière électrique de la rue Catinat, puis, -girouettant vers le nord, balayait de son mystérieux prolongement les -vérandas invisibles du Plateau, le palais du Gouverneur, tout le -bas-relief noir, vaste, confus, ciselé de palmes, des jardins endormis -de Saïgon—la Ville, ma ville!</p> - -<p>Et M. de Sibaldi se rasseyait devant la petite table que j’avais tirée, -à son usage, quelques minutes plus tôt, dans un coin de la terrasse de -l’Hôtel de Ville, plus près des sodas frappés<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> du buffet que des -sonorités orchestrales, excitatrices de la danse.</p> - -<p>A mon arrivée au bal, Vigel, fidèle à sa promesse, m’avait présenté à ce -vieillard... Vieillard? Peut-on dire ici si c’est l’âge ou le climat qui -brise une épaule, décolore une chevelure, suspend une poche d’ombre -au-dessous d’une sclérotique jaunie?</p> - -<p>M. de Sibaldi était plus grand que la moyenne des danseurs. En dépit du -faux-col double et du gilet de drap à quatre boutons, pas une goutte de -sueur ne perlait sur son visage. Mais il n’eût pas été possible, non, -devant ce visage, de dire si la carnation primitive en avait été celle -d’un blond ou d’un brun. Ce qui s’offrait à ma vue, c’était le spectre -même de cette pâleur saïgonnaise que nulle malaria au monde ne saurait -concurrencer; et tout à l’heure, quand M. de Sibaldi m’avait tendu la -main, au premier contact de cet épiderme, j’étais resté confondu... Nue, -cette main semblait sortir, gantée de blanc, de la manche de l’habit -noir.</p> - -<p>Maintenant je la regardais, à nouveau, cette main, sans bistre et sans -carmin, cette main d’outre-tombe, qui venait de revendiquer Saïgon. Je -la regardais s’allonger vers la fiole de whisky debout sur notre table, -et, sans un<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span> tremblement, en verser l’alcool huileux, à confortables -rasades, dans nos longs gobelets de verre. Je levai le mien, et le tins -une seconde en l’air, avant de le porter à mes lèvres, comme une coupe -de champagne à l’heure des toasts.</p> - -<p>—Me sera-t-il permis, dis-je, de boire à la beauté de votre ville?</p> - -<p>Sur le visage de M. de Sibaldi, quelque chose passa, flamme non, mais -lueur tout de même; et la bouche eut un sourire, un joli sourire, assez -«vieille France», de barbon courtois et maniaque.</p> - -<p>—Excusez mon enthousiasme, monsieur. D’ailleurs, peut-être vous a-t-on -prévenu qu’il était facile de le déchaîner. Mais n’importe! Comprenez... -comprenez que cela, son bras refit le geste du tour d’horizon, cela -c’est pour moi comme un enfant qu’on a vu pousser...</p> - -<p>Il se tut un instant. Des fenêtres ouvertes de la salle de danse -sortirent, comme des bouquets de palmes de cuivre, les accords finals -d’une polka militaire, puis la longue rumeur bavarde des couples.</p> - -<p>Des chauves-souris passaient sur la terrasse. En bas, le peuple, foule -hilare, jacassante, d’Annamites loqueteux, pantalonnés de gris, de<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> noir -ou de brun, parmi lesquels des Chinois, vêtus de soies brillantes, -faisaient tache orgueilleuse comme des faisans dans un poulailler -d’oiseaux communs, le peuple s’ébaudissait devant les splendeurs de la -façade dont nous ne pouvions apprécier, nous les triomphateurs de la -terrasse, que le rayonnement projeté sur cet obscur pullulement.</p> - -<p>M. de Sibaldi, d’une lampée, acheva de vider son verre.</p> - -<p>—... Oui, comme un enfant... Une belle fille qui grandit vite! Et vous -la voyez, débordant son berceau de feuillage, étendre une rue, puis une -autre, comme un bras rose et droit, et qui s’étire... Et cette jeune vie -recouvre peu à peu la vieille plaine des Tombeaux!</p> - -<p>La plaine des Tombeaux! Hier, n’ai-je pas traversé moi-même, à -bicyclette, ce qui reste de ce terrain vague, jadis sacré, de ce champ -de poussière jaune, que percent, comme des billots de bois, les bas -sépulcres annamites, et que les entrepreneurs occidentaux éventrent, -jour à jour, sans respect des interdits funéraires, comme sans crainte -des vengeances des <i>ma-kouis</i><a id="FNanchor_N_14"></a><a href="#Footnote_N_14" class="fnanchor">[N]</a>!<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span></p> - -<p>—Et maintenant la voilà femme, avec tout son visage riant et -chaleureux, et sa grande respiration tranquille, et son activité -harmonieuse, et les nonchalances énervées de ses siestes... La voilà -femme, et qui surprend et déroute!... Et vous, vous qui, jour à jour, -heure à heure, avez suivi la transformation, vous qui croyiez connaître -le moindre de ses désirs, de ses besoins, de ses rêves, chaque soir, -lorsqu’elle s’endort, vous frémissez, en la contemplant, devant un -mystère qui vous dépasse... Et il ne vous reste qu’à vous redire, les -dents serrées: «C’est nous, nous, nous les hommes venus de France, qui -avons fait cela tout de même! qui avons fait cela tout seuls!»</p> - -<p>Les cuivres éclatèrent au bout du grand escalier, en chant de coq, en -ébouriffement de plumes d’émail, saluant de la <i>Marseillaise</i> l’entrée -du Gouverneur, des officiels, de toute la procession des collègues, aux -importances graduées, de mon petit rouquin du <i>Lotus blanc</i>. Il y eut un -mouvement vers l’intérieur, et la terrasse se trouva presque déserte. -Inconsciemment je baissai la voix, et c’est du ton de confidence dont on -parle, au coin d’un salon, d’une femme, que je murmurai à l’oreille de -M. de Sibaldi:<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span></p> - -<p>—On me l’avait beaucoup vantée, mais j’avoue que sa beauté surpasse -l’attente.</p> - -<p>Mais la voix de M. de Sibaldi vibrait, haute, exultante, publiant aux -quatre coins de la nuit le los de la «Perle de l’Extrême-Orient».</p> - -<p>—N’est-ce pas? N’est-ce pas qu’elle est belle? Ah! je me garde de -convier à sa contemplation ces impuissants qui jugent d’une cité par ses -monuments, comme d’une femme par le dénombrement de ses bijoux; dont le -cerveau réclame, pour s’émouvoir, les relents d’un passé fameux, la -fascination d’un musée plus gorgé de souvenirs qu’un œil de vieille -courtisane. Mais tous ceux qui, comme vous, ont su mettre la grande -virginité de l’eau entre leur cœur et ces décrépitudes glorieuses, -quelle n’est pas leur ivresse, dites, quand, pour la première fois, ils -surprennent, sous ces tamariniers, cette souple et jeune beauté!</p> - -<p>Vigel ne m’avait décidément pas surfait l’originalité du bonhomme. Avec -prudence—ainsi qu’auprès d’un fou, ou d’un somnambule qu’un mot -malencontreux peut précipiter de ses rêves—je souscrivis à l’éloge de -Saïgon. Je cherchai même des phrases polies, capables de préparer du -rebondissement à l’enthousiasme de mon interlocuteur.<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span></p> - -<p>—Le plus remarquable, dis-je, et qui ne manque pas de frapper le -nouveau débarqué, c’est l’heureuse histoire de cette croissance. On n’a -pas à déplorer ici, semble-t-il, de ces coxalgies fâcheuses, comme aux -hanches de tant d’autres nourrissons, mâles besognes d’orthopédistes -ignorants...</p> - -<p>De nouveau, M. de Sibaldi sourit, de son air de vieux gentilhomme -attendri:</p> - -<p>—Oh! si, tout de même, il y a eu des fautes commises. Nous étions comme -de gros papas maladroits. Moi qui vous parle, j’ai pleuré quand les -premiers quais se sont effondrés... On a bouché la perspective du -boulevard Charner, par ce monument-ci, monsieur, dont je blâme -l’architecture ridiculement «vieille Europe». Bah! la ville est assez -belle pour faire de ces misères une beauté, comme sont signes sur beau -corps de femme aimée... Et que nous pleurions ou riions, elle grandit et -embellit... Car un destin est sur ses toits, cela se sent, monsieur, -comme vous l’avez senti, au collège, n’est-ce pas, sur certaines jeunes -têtes!</p> - -<p>—C’est vrai, dis-je, en riant, il n’y a que les maîtres qui ne le -sentaient pas!</p> - -<p>A l’entrée du bal, on avait remis à chaque<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> invité un souvenir. C’était -un livret, sorti des presses locales, et dans le goût de ceux que -répandent, à travers le monde, les agences de voyages et les syndicats -d’hôteliers; et tandis que M. de Sibaldi parlait, machinalement, j’avais -entr’ouvert le mien; et mes yeux s’étaient attardés sur le dernier -feuillet, qui contenait un plan de Saïgon—deux plans de Saïgon: Saïgon -en 1860, Saïgon en 1910. M. de Sibaldi, après avoir souri de ma -réplique, remarqua l’objet de mon attention, et mit le doigt sur la page -coloriée.</p> - -<p>—Le plan! dit-il, en hochant la tête, le plan de monsieur de la -Grandière! Oui, autrefois j’ai parlé de cela, j’y ai cru... j’ai cru que -c’était nous qui l’avions conçu; j’en étais le gardien fidèle et jaloux. -Mais aujourd’hui...—sa voix reprit une sorte de bonhomie, non sans -majesté—je sais que ce à quoi j’assiste n’est que l’éclatement, le -rayonnement, l’épanchement de sa vie, à elle. Je sais qu’elle peut rire -de ses vieux tuteurs, qui ne demandent plus, eux, qu’un honneur: celui -de mieux se souvenir de ce qu’il a fallu de soins autour de son berceau! -Non, monsieur, elle n’a plus besoin de nous, elle se défend toute seule. -Elle impose sa loi de vie à tous les cerveaux, même<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> étrangers, même -ennemis. Car voilà la chose admirable, monsieur, ici ne ce sont pas les -citoyens qui font la ville, c’est la ville qui fait les citoyens!</p> - -<p>Des larges portes-fenêtres ressortait, comme un <i>naga</i><a id="FNanchor_O_15"></a><a href="#Footnote_O_15" class="fnanchor">[O]</a> à plusieurs -têtes, la théorie serpentante des danseurs, vite brisée en couples, -uniformes blancs, smokings, épaules nues, cous cordonnés de perles.—La -terrasse était envahie. Les éventails battaient mollement; la nuit -chaude assourdissait, veloutait tout, les feuilles et l’air bleu et la -lumière jaune des lampes à incandescence.</p> - -<p>Nous regardions les couples qui défilaient devant nous. M. de Sibaldi -les examinait d’un œil sec et dur. L’un d’eux tourna autour de notre -table, si près que j’en dérangeai le pied... Ils eurent un vague salut -et passèrent.</p> - -<p>—Vous les connaissez? demandai-je à mon compagnon.</p> - -<p>—Non. Et pourtant «ont-ils l’air assez saïgonnais!» ricanerait un -imbécile. Que vous disais-je à l’instant? Il n’est point ici de familles -patriciennes, comme en quelque Venise, pour garder le dépôt de l’orgueil -de la<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span> cité... Non. Celle-ci prend dans son air et investit de son -orgueil tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui y trafiquent. Anglais, -Français, Allemands, Espagnols... Elle ne leur demande qu’une épreuve, -comme aux nouveau-nés de Sparte: la justification physique de leur droit -d’aller au soleil... Et de ces gens de comptoir, elle fait des -«maîtres».</p> - -<p>Des maîtres! A ces mots, je regardai vers le nord, masqué par les -frondaisons obscures. C’était là que dormait la haute ville, le Plateau -aux végétations heureuses, aux demeures à la fois semblables et -différentes—comme les âmes des pairs.—Et me souvenant que, -d’impression, dès mon arrivée, j’avais baptisé cela: «le jardin des -maîtres», je me mis à sourire.</p> - -<p>M. de Sibaldi crut voir, dans mon sourire, une sceptique protestation, -car il reprit avec force:</p> - -<p>—Oui, «des maîtres», j’ai dit le mot; je veux, s’il le faut, -l’expliquer. Oh! je sais, de reste, les reproches et les persiflages. -Ces employés, ces fonctionnaires,—ces modestes employés, ces petits -fonctionnaires, n’est-ce pas?—on dit volontiers qu’ils payent de leur -pâleur leur avidité de luxe, leur goût de paraître, de jouir, de rouler -en victorias caout<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span>choutées, eux, pauvres hères aux bottines poudreuses, -par droit de naissance! On dit que c’est tant pis, si ce n’est pas l’or -qui fait tache jaune dans leur bourse, mais seulement la bile au coin de -leur œil! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai... Ils payent, je vous -dis, la sensation d’être des maîtres, des «sahibs», et ce n’est pas trop -la payer que de faire, pour cela, leur épiderme plus blanc. Ils -exagèrent la race, ils ont raison... Ils ont raison de s’enfuir de -là-bas, où des maîtres sans investiture leur imposent la morale des -esclaves!</p> - -<p>Un fracas de <i>Marseillaise</i> coupa, pour la seconde fois, la parole à M. -de Sibaldi. La terrasse, derechef, se vida; et moi-même, m’étant levé, -me laissai porter par le reflux. C’était le Gouverneur qui s’en allait. -Il descendit l’escalier aux rampes de marbre, de son air de provéditeur -ennuyé, absent... cependant que, derrière lui, un essaim d’habits noirs -s’empressaient autour d’un personnage à tournure de Grand Mogol, -somptueusement habillé de soie bleue d’acier, et la tête sous un chapeau -d’or étincelant comme une pagode-miniature,—le roi de Savanan, -entendis-je chuchoter autour de moi. Et je vis aussi, dans la cohue -précipitée à leur suite sur les marches, Henry<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span> Vigel donnant le bras à -Elsa de Faulwitz et, sans doute, la ramenant à sa voiture, à en juger -par l’écharpe légère dont elle s’était encapuchonnée.</p> - -<p>Quand je reparus sur la terrasse, je trouvai M. de Sibaldi penché sur -les balustres, comme en train de recueillir pour lui-même les -acclamations de la foule saluant la sortie du Gouverneur.</p> - -<p>Chassés par la chaleur, les couples regagnaient vite l’espace sans -plafond, y venaient attendre l’heure du souper. Les femmes paraissaient -lasses. La sueur avait ravagé la poudre de leurs visages, et, autour de -leurs prunelles brillantes, les orbites semblaient s’être macabrement -creusées. Quelques-unes, qui riaient, avaient dans leur rire quelque -chose de hoquetant.</p> - -<p>M. de Sibaldi en salua deux ou trois, puis revint près de moi.</p> - -<p>Il suivit mes regards qui s’attardaient sur une, si pâle, si mince, et -qui n’arrêtait pas de rire...</p> - -<p>—Prenez garde, dit-il en me touchant le bras,—ne jugez pas trop -vite... Il est facile (on ne s’en est guère fait faute) de railler ces -élégances «à l’instar de Paris» et ces décolletés<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> au blanc de sépulcre, -et ces coiffures écrasantes comme des tiares... Moi, monsieur, je me -mets à genoux et je salue l’héroïsme.</p> - -<p>Il fit deux ou trois pas dans la direction de ce pauvre petit squelette, -si joyeux, et qui avait l’air d’avoir dansé dans son linceul, hésita, -puis finalement revint à moi.</p> - -<p>—Oui, l’héroïsme! Rappelez-vous ce François Pizarre.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">«Qui seul, parmi ces gens pourtant de forte race,<br /></span> -<span class="i0">Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse<br /></span> -<span class="i0">De coton, conservait sous l’ardeur du Cancer,<br /></span> -<span class="i0">Sans en paraître las, son vêtement de fer!»<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>»Je salue les femmes qui gardent seulement la cuirasse de coton de leur -corset! Parfaitement, monsieur, moi, l’homme des vieux temps—car trente -ans ici, c’est un vieux temps... la première maison que j’ai habitée a -déjà vu deux fois sa toiture mangée par les poux de bois—moi, je me -souviens du temps où les hommes prenaient l’absinthe en kéao kéqhouan, -en tenue de boys, sur le trottoir de la rue Catinat, et où les femmes -dansaient, fagotées comme des bébés nègres... Et je n’appelle pas cela -le bon vieux temps! J’ai vu cela, et je dis: nous avions tort! -Aujourd’hui les femmes exigent ce qu’il faut de leurs cou<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span>turières et de -leurs modistes, et nous portons le smoking et le frac; et cela est bien, -nous devons cela à notre dignité de maîtres.</p> - -<p>Il s’arrêta tout à coup, porta la main à son front, où de la sueur -s’égouttait. Je crus qu’il chancelait et fis un mouvement pour le -soutenir. Mais il me retint, d’un geste de la main, et d’un sourire me -remercia.</p> - -<p>—Ce n’est rien. Mais il fait effroyablement chaud, depuis que tout le -monde se bouscule par ici... Ne croyez-vous pas que nous serions mieux à -rouler à l’air? Ma victoria est en bas. S’il pouvait vous être agréable -d’en user à mes côtés, vous m’en verriez ravi.</p> - -<p>J’acceptai sans me faire prier l’invitation de mon compagnon. Était-ce -le départ d’Elsa de Faulwitz—je ne l’avais pourtant même pas saluée de -la soirée—qui me rendait soudain attristant et morne le brillant Hôtel -de Ville?</p> - -<p>Les poneys de M. de Sibaldi, d’une couleur de lune assez rare, nous -emportaient, à preste allure, dans la direction de Cholon. Tête nue, -renversés dans le fond de la voiture, nous restions silencieux, nous -abstenant de fumer, pour ne pas gâter le glissement aux lèvres de cet -air tiède et quasi sucré.<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span></p> - -<p>O nuit cochinchinoise! Incomparable songe d’amante excédée! Tout est -fièvre, torpeur, amollissement. Tout, et le cœur humain, participe au -refus de vibrer, il n’est que cordes détendues... Comme un dormeur sous -la moustiquaire s’asphyxie de son propre souffle, la Cochinchine tout -entière étendue, assoupie, étouffe en d’étranges moiteurs lilas. -Cependant, que la gaze un moment s’écarte, et l’on voit le ciel, comme -une ceinture trop riche de pierreries, qui presse la terre!</p> - -<p>Une boule fulgurante de lampe à arc. Des rails, des sifflements de -vapeur. Puis la pittoresque fête aux lanternes d’une rue de Cholon. Au -pas nous fendons la cohue nocturne et bruyante, nous longeons les -éventaires de fruits jaunes et verts, les comptoirs de boissons -gélatineuses, les boutiques aux beaux portants de bois doré. Des -percutements de tam-tam annoncent un théâtre proche.</p> - -<p>D’autres victorias, pareilles à la nôtre, stationnent à des tournants. -Évidemment des évadés, comme nous, du bal des habits noirs. Avec des -cris et des rires, une jeune femme aux épaules endiamantées, que suit -une escorte galante, marchande, à cette heure indue, une pièce de -soie...<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span></p> - -<p>M. de Sibaldi louche vers le groupe et, doucement, hausse l’épaule:</p> - -<p>—Voyez-vous, je ne suis pas sûr qu’«elles» aiment la Ville. Elles sont -vaillantes, mais elles ne comprennent pas... Peut-être même sont-elles -jalouses. Elles ont des modes, des caprices et la Ville a la loi... Le -désordre les séduit et les amuse... Cholon et les chinoiseries -biscornues, le thé, le châtoiement des lanternes et de la soie, à la -bonne heure, voilà qui leur chante... Si nous les laissions faire, elles -feraient de la Ville, j’en rougis, un grand bazar, une devanture à -<i>shopping</i> exotique...</p> - -<p>—Vous êtes sévère, dis-je, car je me suis laissé conter que parmi les -hommes qui ont fait la Ville, comme vous le disiez, plus d’un ne s’était -guère privé d’afficher son goût, aussi, pour les chinoiseries -biscornues.</p> - -<p>M. de Sibaldi rougit violemment, d’un rouge toutefois à l’échelle des -teintes de son extraordinaire épiderme, au vrai: couleur de mauvaise -encre.</p> - -<p>—O honte, hélas! Quelques-uns des nôtres, comment le nier? ont succombé -à la tentation... et plus gravement que les femmes. Ils ont abdiqué la -maîtrise et la race... Ils se sont couchés aux pieds de l’Asie, de cette -idole<span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span> obèse et prometteuse de luxure. Cela, c’est la pire ignominie; -et, pour éviter cela, je préfère...</p> - -<p>Il s’interrompit, et fit signe à son saïs qui remit l’équipage dans la -direction du boulevard Charner.</p> - -<p>—Que préférez-vous? demandai-je, dès que nous eûmes regagné le silence -de la route obscure.</p> - -<p>—Je préfère sans l’aimer beaucoup, j’excuse, si vous voulez, qu’on -n’oublie pas trop Paris, la Cannebière et la vieille France. Il souffle -depuis quelque temps sur la ville un vent de nostalgie métropolitaine. -On ne bâtit plus selon les justes plans. Au lieu de nos demeures -coloniales, si graves, si mystérieuses derrière leurs verdures et leurs -colonnades, vous verrez maintenant des chalets normands et des pavillons -de chasse Louis XIII, et des rues qui auraient, pour un peu, l’aspect -d’allées d’exposition universelle... Mais je ne m’en effraye pas outre -mesure; la Ville saura y mettre bon ordre... C’est comme cette énorme -cathédrale—M. de Sibaldi, du fer de sa canne, indiquait la direction -des clochers qui, le jour, percent le centre de la masse feuillue de -Saïgon—cet insecte mastoc aux maigres antennes, ce lourd<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span> coffre à -prières, je ne l’aime pas beaucoup, encore qu’il soit de la belle -couleur de notre Bien-hoa<a id="FNanchor_P_16"></a><a href="#Footnote_P_16" class="fnanchor">[P]</a>. Mais je l’admets, je l’excuse, à cause de -ceux qui sont couchés là-bas, au bout des saos de la rue de Bangkok<a id="FNanchor_Q_17"></a><a href="#Footnote_Q_17" class="fnanchor">[Q]</a>, -et qui l’ont voulu... qui voulaient sentir les vieilles racines tenir la -terre autour d’eux. Et cela vaut mieux, somme toute, que d’aller faire -le pitre à la pagode! Mais, personnellement, je le dis franchement, je -me passerais de sa vue. Moi, j’ai coupé les vieilles racines. Je -suis—M. de Sibaldi criait à tue-tête, debout, une main au siège du -cocher, dominant le tapage de la victoria emportée comme chaudron à la -queue des poneys fouaillés—je suis le cerveau blanc, décrassé de -l’histoire, le cerveau tout blanc, comme une feuille d’épure, le blanc -cerveau couleur de craie, de chaux et de pierre à bâtir!</p> - -<p>Il se rassit ou plutôt se laissa retomber sur les coussins, et eut aux -lèvres un sourire d’enfant:</p> - -<p>—Excusez-moi, monsieur, je suis un vieux fou, un vieux fou de -citadin—je déteste nos<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span> «broussailleux», monsieur—qui adore sa ville! -Et le soir, la nuit, je me promène, je regarde nos belles rues fardées -de rouge, où voltigent nos victorias légères, et la fumée qui rampe -comme un dragon au-dessus de nos gares, et les faisceaux de mâts qui -hérissent notre port, et je me redis, oui, je voudrais me redire, car -quel autre y songe? «Nous autres, les hommes—je dis bien, les hommes, -je m’entends—nous avons fait cela tout seuls! Nous n’avons eu besoin ni -des femmes, ni des aïeux, ni des dieux!»<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span></p> - -<h3><a id="XVII-a"></a>XVII</h3> - -<p>Les premiers coolies sont arrivés. Je suis allé voir à leur sujet, M. -A-phat. M. A-phat est une des personnalités les plus en vue de ce -commerce chinois, dont d’aucuns font la pierre angulaire de l’édifice -financier de la colonie, d’autres la toiture hors d’époque, exagérément -lourde et mangée des poux de bois.</p> - -<p>Il ne se prépare pas une adjudication importante à la Marine ou aux -Travaux Publics que M. A-phat n’ait, par voie plus ou moins officieuse, -la primeur du cahier des charges. Tous les entrepreneurs européens sont -d’ailleurs obligés de compter avec lui à cause des briques, dont il a -trusté la fabrication. Les batel<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span>leries fluviales sont sous sa -dépendance, et il possède dans la rue Catinat deux de ces boutiques où -l’on trouve, en cinq minutes, de quoi monter un ménage: des casseroles, -des lampes, de l’épicerie, des moustiquaires et des bijoux. Mais quelle -est au juste sa fortune? Les uns lui attribuent des capitaux -inépuisables, des montagnes de taëls engrangées dans les banques de -Shanghaï et de Canton. Pour les autres, plus sceptiques, M. A-phat n’a -rien que sa face et l’occulte patronat qu’il exerce à l’égard de -quarante mille clients, pauvres diables de ses compatriotes, prêts à -verser, à tout appel de lui, quarante mille souscriptions à deux -dollars.</p> - -<p>Tout est énigmatique dans la vie de M. A-phat. Ses apparences -extérieures sont celles d’un gentleman céleste de Singapore, portant le -panama, les bottines à l’américaine, le caleçon national de soie gris -perle et la veste à manches étroites de soie lilas... Il est fastueux, -roule automobile de quarante chevaux, donne des coupes sportives et -entretient, à grands frais, les équipiers professionnels du <i>Chinese -Club</i>, pour la saison de football. Il habite sur la rive gauche de -l’Arroyo, à mi-chemin de Cholon et de Saïgon, une demeure de beau -style.<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> Les toits cornus en sont revêtus de ces briques jaunes et -vertes, d’un émail admirable, gloire et splendeur des palais impériaux -de Pékin. Enorgueillissante référence qui ne manquerait pas de valoir à -M. A-phat, en sa mère patrie, les honneurs spéciaux d’une prestigieuse -décollation! Ces mêmes briques font au jardin, qui pousse jusqu’à la -berge ses arbustes fleuris, une élégante clôture ajourée, sur le faîte -de laquelle, de piliers en piliers, rampent des dragons ou perchent des -phénix, en faïence éclatante et versicolore de Cay-may. M. A-phat a là, -dans cette demeure, salles de réceptions volontiers ouvertes. Trois -grandes salles d’enfilade où l’on sert le thé à l’anglaise, et, à -l’occasion, la coupe de champagne, voire le pernod, car M. A-phat est -physionomiste et, comme tout bon fils de Koung-fou-tseu, a un sens très -fin des hiérarchies. Trois galeries, bourrées de porcelaines, de bois -sculptés et de bronzes, et fort connues des Européens d’ici, chez qui -elles allument discrètement des visions intéressantes de somptueux -pillage... Il faut un œil relativement averti pour faire le départ des -valeurs entre cette pacotille de l’industrie cantonnaise et les fruits -de l’art immortel, protégé par Kang-hi le Magnifique.<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span></p> - -<p>Mais ces trois pièces centrales sont les seules de l’habitation de M. -A-phat que l’on puisse apprécier. L’aile droite et l’aile gauche restent -mystérieusement closes, ainsi que la foule des bâtiments annexes. Là se -dérobe l’impénétrable vie privée de M. A-phat. Le nombre des concubines -de ce financier est incertain. Quelquefois, en passant en pousse-pousse -sur le chemin de berge de l’Arroyo, on aperçoit, contre la tablette -laquée d’un encadrement de porte, une silhouette longue, le cou barré de -colliers d’or, la collante tunique bleu pâle, galonnée de satin noir, et -la face au fard merveilleux traversée d’un long sourire...</p> - -<p>Il y a plaisir à traiter les affaires avec M. A-phat, qui ne les mêle -d’aucune sensibilité désorganisatrice, étant façonné au beau positivisme -intellectuel de la culture confucianiste. M. A-phat a «l’affaire» du -transport de nos coolies. C’est lui qui a frété les chaloupes des -Compagnies fluviales chinoises, lui qui touche tant de piastres et de -cents par tête nattée transportée vive du quai de l’Arroyo à celui de la -gare de Battambang, lui qui s’occupe des formalités de douane, qui -négocie dans les bureaux des services, service sanitaire, service de -l’immigration, service de la législation,<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span> service de la navigation, -avec ce doigté, cette souplesse incomparable du Céleste dans le -maniement de la machine administrative. J’admire avec quelle dextérité -il appuie ici sur un cliquet, là tire sur une ficelle, ailleurs comprime -légèrement un ressort, tapote un régulateur... Il est évident que nous -autres, gens d’Europe, avec notre cervelle imprégnée d’énergétique, nous -nous butons partout maladroitement à de la force. Pour M. A-phat, la -force est si haute, si lointaine, si mystérieuse et si sacrée, que sa -considération ne l’intéresse pas... Et d’ailleurs il n’est pas bien sûr -qu’elle existe encore, et que le volant de la masse ne reste pas seul à -tout entraîner. Tout n’est que rouages. Mais, par exemple, dans la mise -en branle des rouages, M. A-phat est habile et de doigts subtils comme -un ouvrier artiste de son pays. Ah! c’est une bonne leçon que je reçois -là!</p> - -<p>Grâce aux offices de M. A-phat, les chaloupes commencent à partir -régulièrement, et, avec elles, les chalands chargés de riz et de -poissons séchés. Car il ne faut pas oublier que ce bétail-là mange comme -les autres.</p> - -<p>Ce bétail! Je voudrais qu’il n’y eût point méprise sur l’emploi que je -fais de ce mot. Je ne pointe pas des têtes, pour le compte de<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> Vanelli, -comme un <i>vaquero</i> d’<i>estancia</i> ou un <i>ranger</i> du <i>Bush</i>, ni comme un -garde-chasse au dénombrement des cerfs d’un lord anglais.</p> - -<p>Ce matin, justement, j’ai assisté à un départ. Sur la rivière couleur de -rouille, une coque vert sale, où apparaît, en cicatrices, le bois... Et -là-dessus une pyramide de ballots et de boîtes, sur les gradins de quoi -sont accroupis quelque cent cinquante coolies presque propres, ma foi, -dans leurs cotonnades blanches et grises. En fond à l’affreux décor de -paillotes et de palétuviers, de lourdes nuées de zinc et de plomb, d’où -s’échappe de l’ouate éblouissante... Peu de cris, nulle bousculade. -C’étaient là des catholiques du Hou-Pé, embrigadés par les missions; et -plusieurs arboraient sur la poitrine, pendus au col, des crucifix -d’émail dont le luxe étonnait sur leurs hardes. Un Père se tenait à la -poupe, maigre, sec, en robe noire, la tête sous un casque plat et rond. -Je lui ai serré la main et souhaité bonne chance. Il m’a remercié et -souri, d’un sourire qui n’était pas tout à fait d’un Européen, un -sourire d’Asiatique où l’œil n’accompagne pas les lèvres, et où l’on est -tenté, malgré tous les avertissements, de voir de l’ironie...</p> - -<p>J’ai regardé l’hélice brasser cette rouge pâte<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span> tourbeuse, et la -chaloupe dériver dans le courant... Et c’est vrai que je n’avais pas de -pitié. Il était possible que je vinsse d’avoir sous les yeux une -conduite de moutons à l’abattoir. L’idée ne m’en troublait pas. Il faut -bien que le kilomètre 83 se fasse... Et je sais que quiconque a vu un -morceau suffisant de la terre pour se rendre compte de l’œuvre qui reste -à faire, et du grouillement des millions de bipèdes à appliquer à la -besogne, je sais bien que celui-là ne peut accepter, plus que moi, que -soit faussé, au taux des balances mystiques, l’infime prix de la vie -humaine.</p> - -<p>Mais peut-être ai-je tort? Peut-être cette «impitoyabilité» à laquelle -j’assigne de si laborieuses déterminantes, n’est-elle qu’inertie de ma -sensibilité dépaysée? Je me souviens du dire de certain passager du -<i>Vaïco</i>, vieil habitué de l’Extrême-Orient et qui retournait y mourir, -après une décevante tentative de retraite en France: «Une des -principales causes de l’exaltation joyeuse qui vous soulève d’abord aux -colonies, c’est que vous y êtes délivré de la compassion. Vous n’êtes -pas synchrone à la douleur ambiante; elle ne fait rien vibrer en vous, -elle n’envoie pas de rayons noirs... Alors vous dites: pays heureux, -pays de plénitude,<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span> pays sans ombre! Mais vienne le temps, et les ombres -aussi! Vous parlez la langue de ces pauvres diables; et vous vous -initiez à leurs souffrances, et vous retrouvez la misère universelle; et -c’en est fini de cette orgueilleuse fête d’empereur assyrien... Et il -vient autre chose tout de même!... Et moi, monsieur, moi je viens de -quitter le village de mes pères, où je pensais rendre mon âme, parce -qu’en y revenant je m’y suis compris étranger: je n’avais plus de pitié -pour les paysans de chez nous!»</p> - -<p>Peut-être avait-il raison, le vieil homme du <i>Vaïco</i>! Peut-être ne -suis-je qu’un novice, un résonnateur mal synchronisé! Et peut-être le -Père que j’ai salué avec estime, comme un maître meneur d’hommes, a-t-il -vraiment un cœur de pasteur saignant sur son troupeau, son troupeau -rabattu vers les parcs du Siam-Cambodge, masse grisâtre, silencieuse et -déjà indistincte où je crois voir seulement jouer, par instants, -l’éclair d’une croix étincelante accrochée à un col.<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span></p> - -<h3><a id="XVIII-a"></a>XVIII</h3> - -<p>Tandis que je vaque ainsi à mon commerce de bois jaune, je ne sais trop -ce dont trafique mon compère Vigel du côté ciment. Mais je me doute de -ce qui l’occupe par ailleurs. L’âme et l’esprit s’anémient vite ici, -sous un amour trop somptueux, comme le corps sous un vêtement trop -lourd. Une nervosité veule, une sorte de halètement débile de la pensée -trahissent l’édifice intérieur qui flageole... Vigel, je pense, devrait -se défier davantage des accès trop rapprochés de certaine fièvre... Je -le vois assez rarement, le plus souvent à déjeuner, presque jamais passé -la sieste. Tous les jours vers quatre heures, je sais qu’il prend la -voiture,<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span> comme il m’en a loyalement rendu compte, et part, «beaucoup -pressé», dit le boy. Je ne crois pas qu’il fréquente les chemins -classiques du cinq à sept saïgonnais, avenue de Cholon ou tour de -l’Inspection, car moi, qui volontiers m’y promène à pied, je ne l’y ai -jamais rencontré. Et j’ai vu, par contre, maintes fois, le lendemain -matin, à l’heure où Vigel dort encore, le saïs nettoyer les traces d’une -écume abondante sur le harnais.</p> - -<p>Un jour, un seul, j’ai surpris le couple.</p> - -<p>Ce jour-là, j’étais monté moi-même dans une victoria de louage de la rue -Catinat, et, m’écartant des itinéraires encombrés, m’étais fait -véhiculer assez loin, dans le nord-ouest. Par là, le sol se relève et -s’affermit. Il y a des vergers à manguiers, des landes bossuées et -semées de bouquets d’arbres semblables à des chênes, et aussi des champs -de tabac blanc, que l’on arrose en hâte, à l’heure propice et brève des -crépuscules, avec l’eau des puits sans margelle, dont les innombrables -bambous lève-seaux se profilent, au-dessus des plants assombris, comme -un peuple de vergues et de mâts.</p> - -<p>Le hasard de ma promenade me conduisit à l’entrée d’une pagode qui -séduisait, à distance,<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span> par la jolie teinte rose ambré de l’enduit de -ses murailles. Dans l’ombre du vaisseau, en arrière des énormes poutres -sculptées du porche, on discernait vaguement une assemblée de Sages -gigantesques, impassibles et dorés sur ventre, tandis qu’à l’extérieur, -sous une façon d’auvent en tuiles jaunes, folâtraient de minuscules -dieux de faïence, rieurs et couleur d’oiseaux... Un jardin précédait -l’édifice, un jardin méticuleusement composé comme une broderie, et -entièrement épilé d’herbes pour donner plus de ton aux fleurs. Un seul -arbre l’ornait, mais avec quel instinct d’art, ou quelle science de la -symbolique, planté juste en face de la porte, en symétrique de l’autel -par rapport au seuil! Je réconnus un frangipanier de la variété rose, -tout couvert et tout embaumé de sa floraison. Il était très beau ainsi, -sans l’altération de la moindre feuille, tout en corolles délicates, -d’un rose idéalement charnel, poussées à miracle sur les rameaux -ligneux... Et la route qui menait à la pagode était très belle aussi, -étant macadamisée de cette pierre de Bien-hoa, qui revêt de si -glorieuses parures les paysages de Cochinchine. Assez exactement, on -peut y voir de larges touches de cette pourpre à fresque que<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> les -peintres appellent le rouge de Pouzzoles.</p> - -<p>Je sortais du jardin de la pagode, quand j’aperçus Elsa et Henry. Ils -avaient, sans doute, comme moi visité le lieu saint, et rejoignaient, -par quelques détours, leur voiture embusquée dans le voisinage. Ils -étaient trop loin pour me permettre de distinguer le détail de leur -enlacement, mais je ne pouvais me méprendre à la double silhouette... -Elle diminuait lentement entre la longue perspective des bambous liés, à -sa droite et à sa gauche, comme de grandes gerbes verticales, et la -route, derrière elle, s’aplatissait, vide et magnifique, comme un tapis -royal. C’était l’heure où le ciel tout entier se teint d’écarlate et de -carmin, et où une brise, chargée d’un parfum d’eau, arrive des tristes -paillotiers de la rivière. Et je ne sais pourquoi je me sentis tout à -coup la bouche amère, comme si je venais de mâcher un des rameaux -laiteux du bel arbre aux fleurs trop roses.</p> - -<p class="cb">*<br />* *</p> - -<p>Vigel, par extraordinaire, dîne en face de moi. Il mange d’ailleurs très -peu, se tient mal à table et a une mine de déterré, toutes choses<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> que -je m’abstiens de relever, pour ne pas tarabuster ses nerfs visiblement à -l’ouvrage.</p> - -<p>—J’ai vu monsieur de Sibaldi, lui dis-je.</p> - -<p>—Ah! grogna-t-il, vous avez rencontré ce vieil alcoolique! Quelles -sornettes vous a-t-il contées?</p> - -<p>—Il a manifesté le désir de recevoir votre visite... C’est un honneur, -ajoutai-je en riant, dont je pourrais me montrer jaloux, car le bonhomme -m’a paru mettre plutôt du parti pris à éluder la mienne, en dépit de la -chaleur de nos rencontres en terrain neutre. Je ne connais même pas -encore son habitation. Recèle-t-elle donc des mystères interdits au -profane?</p> - -<p>Vigel haussa les épaules avec un petit ricanement:</p> - -<p>—Des mystères! Vous êtes sans doute le seul dans Saïgon pour qui le -contenu de la cagna Sibaldi garde cet honorable prestige de l’inconnu, -et c’est ce qui retient le pauvre vieux... Car il y a belle lurette que, -pour lui et les autres, le voile d’Isis s’est envolé des épaules, et du -front de madame de Sibaldi, ornement central de ladite demeure!</p> - -<p>—Monsieur de Sibaldi est marié!</p> - -<p>—A la colle forte, si j’ose dire. Il a choisi l’ingénue, aux temps -héroïques où la fleur de<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span> nos gandins cochinchinois se devait de faire -voile jusqu’à Singapore au devant du char nautique de Thespis, du -paquebot amenant la troupe théâtrale, si vous préférez... Et dame! -l’ingénue d’il y a trente ans a pris tout le développement d’une -confortable mégère, emplissant la demeure et la vie de son imprudent -séducteur de ses prétentions, de ses récriminations, voire de ses -titubations... Sans compter qu’il lui reste de sa professionnelle -jeunesse un goût pour le maquillage et le costume qui contribue -fortement à tenir bas les finances du pauvre homme!</p> - -<p>—Au fait, demandai-je, de quoi s’alimentent-elles ces finances? Quelle -est la position sociale de Sibaldi? Fonctionnaire, commerçant, colon?</p> - -<p>—Pour l’heure, journaliste. Il rédige un petit canard qui volète et -nageotte, selon la formule, subventionné par ci, discrètement arrosé par -là... Mais tout ce qu’un homme peut faire ici pour gagner sa chienne de -vie, vous pensez bien qu’en un demi-siècle de rue Catinat, le père -Sibaldi a eu le temps de l’essayer. Il a eu, comme tout le monde, des -missions officielles pour rechercher des huîtres perlières dans le -Tonlé-sap, ou des vers à soie dans les<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> palétuviers de Bin-dinh. Il a eu -des licences d’exploitation de rotin dans la forêt de Phantiet, des -adjudications de paddi<a id="FNanchor_R_18"></a><a href="#Footnote_R_18" class="fnanchor">[R]</a> pour l’Intendance, des importations d’étalons -manillais pour les Haras. Il a fait le parfumeur, a planté des -ylangs-ylangs, distillé la feuille du lantana et la fleur mâle du -papayer... Il a spéculé sur des terrains, il a bâti des compartiments, -il a vendu du vin, il a représenté des marques de lait concentré, il a -fondé des compagnies d’assurances franco-chinoises. Il a, que sais-je -encore? cultivé des rizières; mais voilà, ses rizières étaient mal -placées, celles qui étaient en bas étaient si bien inondées qu’il y -poussait des joncs avant toute chose, et celles qui étaient en haut si -bien ensoleillées qu’il aurait fallu des chameaux et non pas des buffles -pour les sillonner... Tout cela n’était pas le Pérou... Il n’y a qu’une -affaire, en somme, qu’il ait parfaitement et durablement réussie: celle -de la propriété pleine et inaliénable de madame de Sibaldi.</p> - -<p>—Il y a aussi sa ville, dis-je, dont il tire quelque consolation... -Mais donnez-moi donc le nom de son canard, Henry, je lui dois bien de -prendre un abonnement...<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span></p> - -<p>—Ma parole, je crois que cela s’appelle l’<i>Aube saïgonnaise</i>. Mais tant -pis pour le vieux! (Vigel eut une nouvelle grimace de ricanement.) Je ne -le plains, ni lui ni ses pareils... Est-ce qu’il ne pouvait pas se -conformer aux lois de la sagesse, et prendre une bonne petite congaïe à -peau fraîche, renouvelable de lustre en lustre, qui aurait surveillé la -boyerie, empêché le Chinois de mettre trop de bleu dans la lessiveuse, -et su mijoter le ragoût de crevettes et la confiture de papaïe?</p> - -<p>Et, là-dessus, Vigel planta d’un mouvement rageur, son couteau dans le -kaki, rouge comme un cœur, qu’il était en train de peler.</p> - -<p>Après le dîner, je m’étais retiré chez moi et m’occupais de dépouiller -une liasse de journaux de France dont je m’étais muni l’après-midi. -J’entendais Vigel qui allait et venait dans sa chambre, bousculant des -meubles et des tiroirs, puis qui franchissait la porte-fenêtre et -commençait d’arpenter la véranda. A la longue, intéressé par cet -énervement malgré tout anormal, je profitai d’un passage devant ma porte -pour lui crier:</p> - -<p>—Venez donc fumer un cigare et causer un moment!</p> - -<p>Il hésita, puis leva les pailles du store.<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span></p> - -<p>—Merci, fit-il en entrant, je ne vous dérange pas? Je sens bien que je -suis d’humeur exécrable...</p> - -<p>Il vint se planter en face de moi. Il n’était vêtu que de son sampot -cambodgien. Je regardai son torse et ses bras nus, et retins mal une -grimace devant leur maigreur. Il la vit et me dit, toujours de son air -de méchante ironie:</p> - -<p>—Hein! il n’y a pas à le nier, je suis en forme! Tâtez ces deltoïdes, -mon cher.</p> - -<p>Je relevai les yeux vers sa figure, au teint gâché, ses joues comme -ombrées à la mine de plomb.</p> - -<p>—Ma foi, dis-je froidement, vous me paraissez un peu sur les boulets, -Vigel. Et je pense qu’il y aurait sagesse à retourner au plus tôt à la -noce arborescente de là-haut. L’air de la cité ne vous réussit guère.</p> - -<p>—Sur les boulets! et il croisa les bras, gonflant bouffonnement les -muscles, vous ne vous doutez pas que vous avez devant vous un athlète de -marque, un champion de football, qui va jouer dimanche pour le Trophée -du Gouverneur et comme avant de deuxième ligne, permettez! Ça vous coupe -les jambes, mon cher, et à moi donc! C’est Elle qui a trouvé ça! c’est -sa dernière, la plus chérie de<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span> ses petites inventions! Si bien qu’on ne -me verra pas jusqu’à dimanche, pour ne pas compromettre mon -entraînement... Car je suis qualifié, accepté par le capitaine du Stade, -mon vieux... Il manquait un homme qui a eu l’à-propos de se faire -charcuter le foie, il y a trois jours, et moi j’ai eu l’imprudence de -parler d’une vieille inscription au Club à mon premier passage... C’est -complètement idiot, je ne tiendrai pas jusqu’à la mi-temps; mais voilà, -Elle le veut!</p> - -<p>Je dessinai un geste vague.</p> - -<p>—Ah! elle le veut! Eh bien, il faut jouer au football puisqu’elle le -veut et que vous l’aimez.</p> - -<p>Il y eut comme le bruit d’un coup de dent sur un os.</p> - -<p>—Je ne l’aime pas, je voudrais la tuer.</p> - -<p>—Cela revient au même. Mais comme vous ne pouvez décemment pas la tuer -avant d’avoir gagné le Trophée, je vous le répète, prenez un cigare, un -fauteuil, un tout petit verre de sherry, à cause de votre entraînement, -et devisons gaiement.</p> - -<p>Il se laissa faire, s’assit, rajusta son sampot, tira quelques bouffées, -et parut reprendre le gouvernement de ses nerfs.</p> - -<p>—Merci, dit-il enfin, vous m’avez rendu un<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span> premier service. J’allais -finalement m’imbiber d’éther, ce qui n’était pas proprement, je l’avoue, -le geste de la situation. Mais, avant d’aller plus loin, il sied que je -vous la sorte des brumes, cette situation.</p> - -<p>Il laissa tomber un peu de cendre dans une soucoupe, et l’écrasa -minutieusement du bout du cigare,—honorable prétexte à tenir les yeux -baissés.</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Vous connaissez le proverbe: «Si tu me roules une fois, tu as tort. Si -tu me roules deux fois, c’est moi qui ai tort.» Eh bien, mon cher ami, -je suis un homme roulé trois fois.</p> - -<p>Je ne manifestai aucune émotion particulière à cette révélation. Il -continua:</p> - -<p>—La première fois, elle était jeune fille. Cela se passait à Tien-tsin, -au temps où fonctionnait, à la suite de l’affaire des Boxers, un -Gouvernement Provisoire, qui avait un engorgement de taëls dans ses -caisses. Papa Vanelli, qui a un diagnostic étonnant pour ces cas, -s’était dépêché d’accourir, et avait obtenu je ne sais plus quelle -adjudication de creusement de canaux. Et moi, je débutais dans la -carrière sous son égide, et, naturellement, je jouais les pages auprès -de sa brillante héritière. Je passe<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span> sur les détails: les chevauchées, -croupe à croupe, dans ce pays d’horizons jaunes, avec cet air de cristal -entre les dents, les rendez-vous, les innocentes parties de tennis... -Dieu, qu’elle était jolie, la péronnelle! J’étais jeune, un ange du ciel -pour le manque de malice, et j’y allais de tout mon cœur. Et j’ai failli -pleurer quand j’ai appris—trois semaines après l’appareillage du <i>Lotus -blanc</i>, qui s’appelait à l’époque le <i>Kwang ping</i>—les fiançailles -d’Elsa Vanelli avec Herr Graf von Faulwitz. J’ai failli pleurer, -simplement, niaisement, sans même penser à prendre une revanche...</p> - -<p>Vigel secoua la tête et but machinalement une gorgée de la liqueur -couleur de sang, que j’avais versée dans son verre.</p> - -<p>—C’est elle qui m’y a fait penser, des années et des années après... Je -l’ai rencontrée à Hong-kong, seule, le Herr Graf courant momentanément -le monde, et moi ayant gagné des grades dans l’armée des mercenaires -vanelliens. Le second jour, elle était ma maîtresse. La seconde semaine, -je songeais à la faire divorcer. Je jure que c’est elle qui m’en a -insufflé l’idée la première. Mais à partir de l’instant où c’est moi qui -ai commencé d’y faire allusion, j’ai senti que la couleuvre me glissait<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span> -entre les doigts... Et le second mois, le <i>Lotus blanc</i>, le même qui se -dandine là-bas sur la rivière, est parti un beau matin, arrivé -mystérieusement de nuit, et Henry Vigel est resté sur le quai de Pa-lung -à regarder la queue du sillage et à faire le compte de ses piastres. Il -m’en restait sept... et un stock inappréciable de souvenirs. C’est peu -de temps après l’établissement de cette balance que je suis monté vers -les forêts majestueuses du Siam-Cambodge.</p> - -<p>«Faut-il insister sur la troisième fois? Je n’étais plus le séraphin -dans ses plumes candides de jadis. Je m’étais lacé, bardé, cuirassé pour -la bataille. Seulement, voilà! elle était vraiment trop jolie, et si -douce! Pendant les huit premiers jours je n’ai pensé qu’à ça, et j’ai -totalement oublié mon devoir de revanche. Et c’est pendant ces huit -jours qu’elle a gentiment fait tomber, pièce à pièce, toute ma carapace -défensive. Et alors, dès que la bonne chair, la bonne pâte rouge, a été -bien mise à nu, et tous les petits nerfs bien à vif, elle a commencé son -travail. J’ai connu un boxeur, Dixie Crowd, qui travaillait de cette -manière. Il choisissait un endroit où le premier <i>swing</i> avait un peu -marbré, et il revenait, avec insistance; le reste<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span> n’avait pas l’air de -l’intéresser. Au début on ne comprenait pas bien; on aurait presque dit -une caresse; mais il appuyait, touchait, retouchait, martelait, gagnait -sur les bords, avec un art, une méthode! et il finissait toujours par -mettre son homme en bouillie. Eh bien! voilà—acheva Vigel d’un air -piteux.—Je suis en bouillie... Quant au compte du restant de piastres, -je viens de l’établir: vingt-cinq. Et le <i>Lotus blanc</i> n’est pas encore -parti!</p> - -<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p> - -<p>—Ma foi, mon pauvre Vigel, pour retaper la bouillie, je n’ai pas de -baume; mais pour les piastres, je peux bien volontiers pourvoir à ce que -vous ne vous tourmentiez pas. Naturellement, je n’ai pas grand’chose -ici,—il ne faut pas tenter les boys.—Mais je vais vous remplir un -chèque sur la banque d’Indochine, où j’ai quelques fonds...</p> - -<p>Il me regarda, avec une gratitude sincère et un peu d’admiration, me -diriger vers le tiroir d’un bureau, et m’ayant remercié chaleureusement, -se retira, emportant le papier.</p> - -<p>Mais, presque aussitôt je le vis revenir, tenant quelque chose dans sa -main droite fermée.</p> - -<p>—C’est bien le moins, dit-il en étendant le bras, que vous admiriez ce -bibelot, qui fait<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> juste la différence entre le compte d’aujourd’hui et -les deux cent vingt-cinq piastres d’hier.</p> - -<p>Il ouvrit la main, et je vis, posé à plat sur sa paume, un bracelet -assez bizarre, tel qu’en portent certaines riches congaïes. Un anneau -taillé dans une sorte de pierre translucide, sombre et tiède au toucher -comme de l’écaille noire. Je le pris et restai surpris de l’extrême -légèreté qu’il accusait, en dépit d’une volumineuse monture d’argent.</p> - -<p>Vigel grimaça un sourire.</p> - -<p>—Oui, mon vieux, deux cents piastres. C’est pour rien. La pierre vient -d’un lac à ma-kouis des monts Cardamomes et préserve des naufrages... -C’est même pour cela que j’ai dû expliquer à madame de Faulwitz qu’il -était impie d’acheter celui de deux cent cinquante piastres, avec -monture d’or. Car la pierre est si légère, comme vous l’avez constaté, -que chargé d’argent, l’objet flotte, mais chargé d’or, coule... Enfin, -sachez, mon bon Tourange, qu’on m’a promis de le porter dimanche en mon -honneur... Quelque chose comme le brassard aux couleurs du champion—un -peu funèbres, les couleurs!—et aussi, ensuite, dans toutes les -traversées que fera le <i>Lotus blanc</i>! Mais, en attendant ces heureux -jours,<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span> je vous dis bonsoir, cher ami. Dieu nous garde d’oublier les -exigences de l’entraînement et de compromettre la gloire du stade -saïgonnais!</p> - -<p>Il me reprit le bracelet, et se retira définitivement, tenant haut, -entre le pouce et l’index, le précieux rond, mince et noir comme un -petit serpent cabalistique, et gouaillant, d’une voix encore chargée de -rancune:</p> - -<p>—Ah! c’est un bel avant de seconde ligne que le Stade vous montrera là, -mesdames!<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span></p> - -<h3><a id="XIX-a"></a>XIX</h3> - -<p>Le coup d’envoi de la partie de football, qui devait mettre en présence -le <i>Stade Saïgonnais</i> et le <i>Club Chinois</i> de Cholon était annoncé pour -quatre heures et demie. Lorsque, vers quatre heures, je me dirigeai vers -le terrain de jeu, une colonne hétéroclite de voitures, de pousses et de -piétons était engagée déjà, devant moi, sous la longue voûte de -feuillages de la rue Lagrandière, y laissant suspendu, jusqu’à hauteur -des vertes ogives, le poudroiement vermeil du bien-hoa foulé. Je ne -m’étonnai point de cette affluence, sachant que, depuis huit jours, -toutes les cervelles étaient, peu ou prou, mises à l’envers par la -perspec<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span>tive du match—d’un match qui prenait les proportions d’un -conflit de races. Depuis huit jours, toutes les feuilles locales, y -compris l’<i>Aube Saïgonnaise</i> d’Hervé de Sibaldi, consacraient des -colonnes à l’événement. On avait tout discuté: d’abord l’opportunité -même de cette admission des Asiatiques à une compétition dotée par le -Lieutenant-Gouverneur d’un trophée sensationnel, puis la composition des -équipes, la forme, pour chacune, de ses quinze équipiers, l’élection des -capitaines, le choix de l’arbitre... La désignation in extremis d’Henry -Vigel avait généralement provoqué la critique. Pour la faire accepter, -les dirigeants du Stade avaient dû exciper de l’autorité d’une vieille -compétence britannique de la Hong-kong Bank, attestant avoir vu l’homme -jouer brillamment pour «Hong-kong Civilians» contre «East Army and -Navy». Sur les athlètes célestes, mille racontars couraient. On les -donnait pour de véritables professionnels, introduits en Cochinchine par -de riches marchands de Cholon et nantis, par ces derniers, d’emplois de -complaisance sauvant leur qualification d’amateurs et leur laissant tout -loisir de parfaire leur préparation. On vantait l’aptitude des avants à -suivre la balle, la vitesse des trois quarts, et la<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span> force prodigieuse -de l’arrière, un colosse mandchou, à moustache de phoque, haut et rond -comme un pilier de pagode. Cependant quelques fins initiés les disaient -«overtrained», un peu forcé à l’entraînement, et d’une nervosité -insolite chez des jaunes.</p> - -<p>Le terrain de jeu avait été choisi au milieu des jardins qui avoisinent -le palais du Gouverneur. De beaux saos à troncs pâles y formaient mur -contre le soleil, et couvraient d’ombre le vaste rectangle gazonné. La -plèbe indigène garnissait, hilare, jacassante et glapissante, trois des -côtés du rectangle. Le quatrième, celui des saos, était réservé aux -Européens, lesquels y doublaient et triplaient une haie de vestons -blancs, la jaquette du lieutenant gouverneur faisant point sombre à -hauteur du piquet médian, et les toilettes féminines disséminant des -notes vives tout au long de la corde.</p> - -<p>A quatre heures vingt-cinq, les deux «quinze» commencèrent à venir -occuper leurs postes. J’étais arrivé depuis quelques minutes et -échangeais des pronostics avec Elsa de Faulwitz, qui, d’un signe, -m’avait appelé. Vigel, en remontant la ligne de touche, passa près de -nous et s’arrêta. Il portait le maillot<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span> cramoisi des équipiers du -Stade, la culotte blanche et les classiques bottines à barres -pyramidales. Elsa, assise sur une chaise, les deux mains au manche de -son ombrelle, l’enveloppa d’un regard dédaigneux.</p> - -<p>—Décidément, dit-elle, avec une moue, je m’étais trompée. Ce rouge ne -vous va pas du tout, Vigel. Vous êtes verdâtre, là-dedans.</p> - -<p>Vigel ne répondit rien. Je vis seulement qu’il jetait un coup d’œil -furtif vers le poignet gauche de madame de Faulwitz, qu’encerclait le -bracelet noir et argent. Ses paupières eurent un léger battement, et, -nous tournant le dos, il se dirigea vers le centre du jeu.</p> - -<p>Les équipes s’affirmèrent vite de valeur égale. Grappes croulantes des -mêlées, longs coups de pied de dégagement des arrières, prestes passes -des trois quarts, nulle supériorité dans l’attaque, ou nulle faiblesse -dans la défense ne se révélait. Chez les hommes de Cholon, un peu plus -d’acrobatie peut-être dans le maniement de la balle; chez ceux du Stade, -un peu plus de décision dans l’élan de la course.</p> - -<p>Vigel ne faisait pas trop mauvaise figure à son poste. Sa silhouette -élancée, aux épaules félines, était d’un athlète de classe, en dépit de<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span> -sa mauvaise condition, et ses prises de l’adversaire pour le plaquage, -nettes et décisives. Deux ou trois fois cependant il manqua la balle, -qui lui glissa des mains, et j’entendais, à chaque faute, la voix -cinglante de madame de Faulwitz:</p> - -<p>—Le maladroit! Est-il permis d’avoir de vilaines mains en beurre, comme -ce garçon!...</p> - -<p>Mais, tout à coup, de la même bouche partit un bravo enthousiaste, et -deux jolies mains, pas en beurre celles-là, claquèrent avec frénésie, -cependant qu’en face de nous, de la racaille bigarrée, agrippant les -cordes, une clameur discordante s’élevait. Tout près des buts menacés du -Stade, un équipier chinois venait de s’échapper avec le ballon et -courait marquer l’essai. Malheureusement pour lui, sa natte, qu’il -portait, pour la partie, soigneusement enroulée autour du crâne, se -défit, et on la vit battre, dans le secouement de la course, le dragon -violet brodé dans le dos du large maillot vert.</p> - -<p>Fatal échevèlement! Vigel avait pu, pareil à l’ange de la mort, saisir -au vol la noire tresse, et d’une secousse vigoureuse mettre l’homme à -terre, à deux pieds de la ligne. En dépit de la réclamation du capitaine -de Cholon, et du<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> tapage mené par une fraction de l’assistance, -l’arbitre déclara l’arrêt correct, et n’accorda pas le coup franc de -réparation. La rumeur qui suivit sa décision n’était pas encore éteinte, -lorsqu’il siffla pour le repos de la mi-temps.</p> - -<p>Je profitai de la pause pour aller complimenter Vigel. Il était étendu -sur le dos, les bras en croix, à même le gazon, et sa poitrine se -soulevait avec violence. Il se mit, à mon approche, sur son séant, et -commença de sucer le citron qu’un équipier lui tendait.</p> - -<p>—Hump! fit-il, entre deux mordillements de la pulpe acide, j’ai mieux -tenu que je ne l’espérais! Mais ce n’est pas fini! J’ai besoin de -ménager mon souffle et d’ouvrir l’œil. Le gaillard que j’ai sonné de si -plaisante sorte va chercher sa revanche... Et, ajouta-t-il, après une -légère hésitation, madame de Faulwitz, près de qui je vous ai vu, que -dit-elle de ce spectacle?</p> - -<p>—Madame de Faulwitz a sonorement applaudi, quand vous avez si bien -plaqué le maillot vert.</p> - -<p>Il eut un sourire dur.</p> - -<p>—Ah! elle a applaudi... Tout à l’heure elle applaudira aussi quand -c’est moi qui serai salement plaqué!<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span></p> - -<p>Le coup de sifflet de l’arbitre, rappelant les joueurs à leurs postes, -nous sépara, et tout de suite il y eut un figement des bouches et des -yeux, un arrêt du brouhaha qui laissa seulement perceptible un -ronflement proche et continu de voitures légères. C’étaient les tilburys -des riches marchands chinois, mécènes du Club, lesquels ne pouvant ni -s’asseoir aux côtés des Européens, ni se mêler à la tourbe de leurs -compatriotes, et pas davantage afficher ostensiblement la nervosité de -leur attente, avaient imaginé ce sauve-face de tourner, à train de -course, dans les allées avoisinantes du jardin. Et parmi eux, je -reconnus l’opulent et corpulent M. A-phat et son minuscule poney noir -qui, tout barbouillé d’écume, avait pris l’air d’un chocolat à la crème.</p> - -<p>Non, madame de Faulwitz n’applaudit pas, quand Vigel fut salement -plaqué! Cela se produisit quelques minutes avant la fin. Ni l’une ni -l’autre des équipes n’avait encore marqué les trois points d’un essai; -mais les hommes du Stade menaçaient à leur tour de très près les buts du -Club, et l’émotion de la foule grandissait jusqu’au délire. De sa masse -agglutinée et assombrie—car le soleil ne rougissait plus -l’entre-branches des saos—jaillissait par ins<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span>tants, sous le -contre-coup d’une saute de la balle, un hurlement rauque et bref, comme -d’une énorme trompe pressée. Je me trouvai immobilisé contre la corde, -entre une façon d’énergumène, aux bras tournoyants, qui clamait, sans -variations, à chaque dix secondes qu’un maillot rouge ou vert -bondissait: «Le tigre, le tigre!» et madame de Faulwitz qui, grimpée sur -une chaise, toute rose, les yeux brillants et les dents serrées, -maintenait son équilibre de statue précieuse grâce à la pointe de son -ombrelle piquée dans mon épaule. Non, elle n’applaudit pas, quand Vigel, -projeté subrepticement par son adversaire à la natte, resta là, boulé -comme un lapin. Elle dit seulement, d’une voix où trépignaient le dépit -et la colère: «Les rouges vont jouer à quatorze!» mais tout de suite, -avec une expiration radieuse de triomphe: «Ha! les verts aussi!»</p> - -<p>Car l’homme au dragon n’était pas à deux pas d’Henry, qu’il se cassait -subitement sur lui-même, prenait son ventre à deux mains et s’étalait à -son tour. Mais cet ébrèchement de chacun des «quinze» n’eut pas le temps -d’influer sur le résultat, car, au même moment, la grappe compacte des -vingt-huit joueurs restant s’effondrait et se disloquait par delà la<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span> -ligne de but et le sifflet de l’arbitre annonçait le triomphe du Stade.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>—Que disais-je? qu’il fallait garder l’œil ouvert! Je m’en tire avec -une clavicule fêlée. Tu viendras me voir à l’hôpital, vieux camarade?... -C’était un coup de casse-nuque que l’autre cherchait. Mais je ne suis -tout de même pas un novice... Elle disait jadis que je pourrais devenir -un damné champion... Et le gentleman à face de fièvre jaune aura raison -d’aller se faire mettre tout de suite de la glace sur le ventre, ou gare -à la péritonite!<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span></p> - -<h3><a id="XX-a"></a>XX</h3> - -<p>Je ne fus qu’à moitié surpris de trouver à la maison un billet de -Vanelli m’invitant à passer à bord du <i>Lotus blanc</i>, le lendemain matin, -vers les onze heures, pour une communication urgente. J’avais expédié -mon dernier convoi de deux cents têtes l’avant-veille du match et -n’attendais plus que l’ordre de remonter vers la troisième rivière. -Vanelli me le donna en termes sobres et précis, à sa manière:</p> - -<p>—Votre congé est fini. C’est aujourd’hui lundi. Un vapeur part pour -Pnom-penh mercredi. Vous le prendrez. Si les eaux sont trop basses pour -vous permettre d’atteindre Battambang, par voie fluviale, vous vous -procurerez,<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span> en route, des chevaux... L’essentiel est que vous arriviez -vite. Sur l’itinéraire terrestre, vous pouvez vous renseigner auprès de -mon gendre, le comte de Faulwitz, avec qui vous déjeunerez tout à -l’heure... Car nous vous gardons à déjeuner, n’est-ce pas? Ma fille -tient, je le sais, à recevoir vos adieux, et le <i>Lotus blanc</i> doit -appareiller à quatre heures.</p> - -<p>Je levai les sourcils, étonné.</p> - -<p>Mureiro se mit à rire.</p> - -<p>—Oui, nous quittons Saïgon pour Bangkok. Le Siam-Cambodge a deux -tronçons, ne l’oublions pas, encore que vous ayez le droit, vous, de -n’en connaître que le français.</p> - -<p>Remonté sur le pont, je trouvai, près du roof, Elsa adossée à la -muraille, dans sa pose favorite, les bras en croix, les mains au -plat-bord. A deux pas d’elle, un homme de haute taille faisait danser un -chien à mâchoire de loup.</p> - -<p>—Monsieur de Tourange. Mon mari.</p> - -<p>L’homme au chien arrêta sur moi, une seconde, le regard d’un œil clair, -d’une expression impérieuse et froide,—assez banale, en vérité, dans un -visage plein, vif en couleurs, et arrondi dans le bas par une barbe -flave de Germain,—puis me tendit la main avec une affabilité un peu -hautaine.<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span></p> - -<p>—Vous devez repartir pour Battambang, et si je ne me trompe pour le -marais de Chang-préah? Curieux pays! Monsieur, voulez-vous que nous en -causions?</p> - -<p>Et m’offrant un cigare, il m’entraîna dans une déambulation que rendait -possible la double épaisseur de toile mouillée, capotant, d’hermétique -sorte, tout l’arrière du <i>Lotus</i>.</p> - -<p>Il parlait un français correct, dont il cisaillait les phrases en -membres courts, articulés d’une seule pièce. Je m’étonnai de sa -connaissance approfondie des régions traversées par le Siam-Cambodge, de -la lucidité de ses évocations topographiques, de son sens professionnel -des difficultés à prévoir pour nos travaux. Il s’apercevait de ma -surprise et, de son côté, paraissait s’en amuser. Il mettait même de -l’adresse et comme de la coquetterie à utiliser telle de mes réponses -pour boucher méthodiquement quelque trou de son propre exposé. Mais, -deux ou trois fois, ayant contrecarré une de ses opinions, ayant touché -à une pierre de son mur, je vis ses sourcils se froncer et sa tête -tourner avec raideur sur son cou. Cela me fit songer aux beaux rapaces -empaillés de Georgie, et mon admiration fléchit...</p> - -<p>Herr Graf von Faulwitz, vous êtes un homme<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> de premier ordre quand vous -avez raison; quand vous avez tort, vous n’êtes qu’une méchante buse -teutonne! Et dans ce moment toute ma sympathie alla, je ne sais trop par -quelle réaction, vers cet affreux sang mêlé de Vigel, qui n’a jamais -tort ni raison, vers mon vieux camarade si souple à s’introduire dans la -vérité, à se la retourner sur le dos que, ma parole, elle ne présente -plus ni endroit, ni envers, ni coutures, tout ainsi qu’un maillot du -Stade.</p> - -<p>Le déjeuner fut sans éclat. Invités de seconde série, doublures -administratives. Visiblement Mureiro liquidait ses politesses.</p> - -<p>Un seul convive pétaradait assez drôlement dans cette grisaille, un -petit secrétaire du Gouvernement, brun et vif comme un grain de poudre, -qui prit feu à propos du match des Rouges et des Verts et de l’intérêt -suscité dans la population par ce spectacle athlétique.</p> - -<p>—Hé! que me chante-t-on d’influence anglo-saxonne et de contagion de -Hong-kong! Ignorez-vous que Saïgon est la ville la plus romaine du -monde? Que faut-il aux Saïgonnais! Je le dis au Gouverneur tous les -jours: <i>Panem et circenses!</i> Pour <i>panem</i>, ils ont le riz: c’est -merveilleux, c’est mieux que n’ont jamais eu leurs ancêtres... Restent -les jeux. Le football<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span> est un bon exercice de cirque, je le reconnais, à -part son nom, qui est barbare... Mais je sais bien que si j’étais le -Gouverneur, je fonderais tout de suite ma gloire en bâtissant à ce -peuple latin des Arènes... Oui, des Arènes où l’on donnerait des combats -de tigres et de buffles, de rhinocéros et d’éléphants, et, pourquoi pas, -des courses de pousse-pousse!</p> - -<p>Aux liqueurs, servies sous la double tente du pont, le même petit -bonhomme, casqué jusqu’au nez, à la ressemblance, j’imagine, d’un -centurion, se dirigea vers moi et me saisit par un bouton de mon gilet.</p> - -<p>—Vous qui êtes un ami de Sibaldi, venez que je vous explique ma théorie -de Saïgon.</p> - -<p>—Je la connais, dis-je.</p> - -<p>J’étendis solennellement le bras et l’index dans la direction du -boulevard Charner.</p> - -<p>—<i>Urbs!</i></p> - -<p>De son propre index il se toucha la poitrine.</p> - -<p>—<i>Civis!</i> Tout est là,—continua-t-il d’une voix aux sonorités de -buccin. Je le dis également tous les jours au Gouverneur! Une chose à -sentir: la force antique, la beauté dévoratrice de l’<i>Urbs</i>! Une chose à -comprendre: la dignité du <i>Civis</i>—ici, le blanc!<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> Et vous tenez la clef -de ce paradoxal problème: l’expansion coloniale d’une race qui se -rétrécit autour de ses foyers! Nous Français, nous sommes tout -simplement les Latins, les fils des sectateurs de Jupiter, dieu de -l’hégémonie. Nous avons la passion héréditaire et irresponsable des -grands travaux publics. Nos administrateurs—encore un point que je me -plais à signaler bien souvent au Gouverneur!—ont tous la folie des -routes. Elles ne se raccordent pas entre elles, de province à province, -mais réjouissent l’œil du proconsul de leurs alignements milliaires... -atavisme romain! Atavisme romain, la joie de réquisitionner les -prestations, les corvées, la main-d’œuvre des milices et de la -région!... Pensez si dans ce pays à base de ciment, l’atavisme est -guilleret! Romains, vous dis-je, nous sommes Romains! La lutte du -<i>Civis</i> contre le pérégrin, de l’ingénu contre l’affranchi, mais nous la -vivons! C’est la poussée des Asiatiques, le problème du métissage... -Romaines, nos demeures carrées sans étages, à colonnades à hauts -soubassements... Et tenez ces simples mots: <i>Puer, abige muscas!</i> Vous -rappelez-vous comme les magisters s’égaraient dans des gloses à perte de -salive sur ce <i>puer</i>, qui ne<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span> devait pas se traduire par enfant, mais -par laquais? Ici seulement, j’ai compris, j’ai donné le juste sens: -«Boy, chasse les moustiques.» Et c’est pourquoi—termina le jeune -conseiller ordinaire de M. le Gouverneur—c’est pourquoi je me plais à -voir une Cérès Orizafautrix, assise sous les frises cay-mayeuses de -notre chambre d’agriculture. J’admire la piété de notre concitoyen qui a -dressé, sur les piliers de son portail, deux têtes casquées d’Augusta -Minerva, et j’adore, chaque jour, la blanche Vénus aux bambous, à qui -furent consacrés les jardins de telle villa du boulevard Norodom.</p> - -<p>Un rire éclatant fuse à côté de nous. Madame de Faulwitz secoue très -haut la cendre de sa cigarette.</p> - -<p>—Savez-vous, monsieur de Tourange, qui a mis les têtes de Minerva sur -les portails? Mon gros Prussien de mari!</p> - -<p>Je scrute, un temps, les longs yeux couleur d’olive.</p> - -<p>—Monsieur de Faulwitz a donc habité Saïgon?</p> - -<p>Un nouveau rire, comme une pluie d’or.</p> - -<p>—<i>Natürlich!</i> C’est quand il a préparé son expédition pour le marais... -quand les autres<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span> ne savaient pas où il fallait faire passer le chemin -de fer.</p> - -<p>Ainsi, Herr Graf von Faulwitz, c’était vous l’Ennemi! c’était vous le -reître à la barbe ronde et au gosier dur, le patron de Just Barnot, -c’est vous qui devez des comptes à l’âme de monsieur Lacroix!</p> - -<p>—Cela a été très difficile de faire changer ce qu’on avait d’abord -décidé. Papa ne voulait pas. Il disait que le marais coûterait beaucoup -de coolies. Mais il y avait d’autres considérations, et papa a fini par -céder. On ne connaît pas mon mari, et comme c’est un homme d’une volonté -dure!</p> - -<p>C’est vrai. On connaît mal le comte de Faulwitz. Je le connais un peu -mieux peut-être, depuis un tout petit incident de la cérémonie de mes -adieux au <i>Lotus blanc</i>.</p> - -<p>Je venais de baiser respectueusement la main de madame de Faulwitz et de -lui souhaiter une heureuse traversée, jusqu’à Bangkok.</p> - -<p>Elle avait ri—encore!</p> - -<p>—J’ai un porte-bonheur pour la traversée. Regardez-le.</p> - -<p>Prestement elle avait fait glisser le long de son poignet le bracelet -noir, que je savais<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span> venu du lac à ma-kouis des monts Cardamomes.</p> - -<p>Tandis que j’admirais avec politesse, M. de Faulwitz s’approcha de nous, -très souriant.</p> - -<p>—Quel triste bijou portez-vous là, chère amie?</p> - -<p>La belle Elsa rougit imperceptiblement, puis, vite, recomposa son visage -aigu de petit sphinx féminin et, me reprenant le bracelet, en fit -chatoyer les transparences dans la lumière.</p> - -<p>—C’est un cadeau, dit-elle, de l’air le plus délibéré du monde, et -j’étais justement en train d’expliquer à monsieur de Tourange que la -propriété de cet objet est de flotter, s’il tombe à l’eau, tant la -pierre en est légère!</p> - -<p>M. de Faulwitz souriait toujours.</p> - -<p>—Certes, voilà qui est curieux!</p> - -<p>Il s’appuya sur le bordage et, comme distraitement, déboutonna et releva -un pan de la tente. La rivière apparut, étincelante et tourbeuse, et -bousculée en tournoiements rapides.</p> - -<p>M. de Faulwitz se retourna vers sa femme, et, du ton de la plus grande -courtoisie:</p> - -<p>—Faites donc l’expérience tout de suite, pria-t-il.<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span></p> - -<p>Les yeux verts et les yeux bleus se heurtèrent un instant, sourcils -tendus.</p> - -<p>—Ne craignez rien pour l’objet,—le gros Prussien de mari ne se -départissait pas de son flegme courtois.—Puisqu’il flotte, Vulcan ira -le chercher. <i>Acht! Rasch! Da</i>, Vulcan!</p> - -<p>D’un bond, le chien-loup, assoupi sur un paquet de filins, avait sauté -sur la large lisse du bastingage, où son maître, la main au collier, le -maintenait ployé sur les jarrets. Les yeux bleus s’immobilisèrent à -nouveau, froids, un tantinet railleurs.</p> - -<p>Il y eut un tout petit flouc, comme d’une épluchure jetée au courant, et -tout de suite l’énorme patapouf d’une bête poilue lancée à tour de bras -sur le plancher du pont.</p> - -<p>—Il est inutile d’infliger un mauvais bain à Vulcan. L’objet a coulé -comme du plomb. On vous avait fait un conte, chère amie... Au revoir, -monsieur de Tourange, n’oubliez pas que la chaloupe pour Battambang part -après-demain matin, à huit heures, de Mytho.</p> - -<p>Madame de Faulwitz avait baissé le front et serré les lèvres, et -regardait la pointe de son soulier, qui battait un joint goudronné du -tillac.</p> - -<p>Et ce fut seulement au moment où je lâ<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span>chais l’échelle de coupée pour -enjamber le bordage de mon sampan, que le cristal d’une voix rieuse, qui -semblait tinter d’un bout à l’autre du <i>Lotus</i>, vibra dans mon oreille:</p> - -<p>—Au revoir, monsieur. Ne manquez pas de raconter à Henry ce qui est -arrivé à son cadeau!</p> - -<p>Je serai bon messager. Je rapporterai l’histoire du bracelet. J’y -ajouterai même un petit reproche. Puisque, en tout état, le bracelet -devait aller au fond, ce n’était vraiment pas la peine, mon vieil Henry, -de faire tant de manières pour l’acheter en or.<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span></p> - -<h3><a id="XXI-a"></a>XXI</h3> - -<p>Sitôt à quai, je jugeai convenable, en effet, de passer par l’hôpital, -où j’avais laissé, la veille au soir, Vigel en posture satisfaisante -quant à l’affaire de sa clavicule. Je croisai, près de la grille, M. de -Sibaldi. Après une légère hésitation, il fit le mouvement de traverser -la rue et nous nous abordâmes.</p> - -<p>—Je viens de chez Vigel, me dit-il. Maintenant, il s’est endormi, et le -médecin pense qu’il vaut mieux le laisser à son sommeil. Mais Henry m’a -donné sa clef pour aller chercher quelques papiers chez lui... Vous ne -voyez pas d’obstacle à ce que je m’y rende tout de suite?<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span></p> - -<p>Je lui répondis que le boy qui le connaissait, à coup sûr, lui donnerait -toutes facilités, et nous nous quittâmes.</p> - -<p>Par acquit de conscience, je me dirigeai vers le pavillon où était -soigné Henry; mais l’accès de la chambre du blessé me fut, comme me -l’avait fait entendre Sibaldi, refusé par ordre médical. Je regagnai -donc à pied la maison où le boy me rendit compte de la perquisition du -«vieux monsieur journalisse» arrivé en pousse-pousse et reparti de même.</p> - -<p>Je me doutai, tout de suite, de l’objet de cette perquisition, quand je -vis affiché, le lendemain matin, aux vitrines des librairies de la rue -Catinat, un placard portant en capitales voyantes:</p> - -<p class="c"> -L’AUBE SAIGONNAISE<br /> -<br /> -<small>LES DESSOUS DU SIAM-CAMBODGE</small><br /> -</p> - -<p>Pour dix centimes, j’achetai la feuille et la parcourus tout en -marchant. L’article de tête, non signé, tenait près de deux colonnes.</p> - -<p>«Jusqu’ici le Siam-Cambodge avait étiré ses rails à travers les -broussailles de la forêt indochinoise, tout ainsi qu’à travers celles de -l’opinion publique,—vite et sans bruit. Mais il n’en est pas des -chemins de fer comme des<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> peuples: les plus heureux ne sont pas ceux qui -n’ont pas d’histoires! Les dirigeants de cette mirifique entreprise le -savent mieux que quiconque, ayant, comme il est constant, vieille -expérience en ces matières.</p> - -<p>»Que faut-il, en effet, pour qu’une affaire de travaux publics soit une -bonne affaire... pour l’adjudicataire? Il faut des histoires! Il faut -que les avant-projets officiels, dont les indications ont servi de base -au marché, fourmillent de grosses erreurs. Il faut, pour un chemin de -fer, qu’on trouve du granit au lieu de gravier, de la vase au lieu de -sable, des montagnes au lieu de plaines, et des marécages au lieu de -volcans! Alors la compagnie montre terriblement les dents, jure qu’on la -ruine, menace de fermer ses chantiers... et tout se termine le mieux du -monde par un petit accord d’arbitrage et un article additionnel au -marché, où chacun trouve son compte: les experts, les camarades des -experts,—ingénieurs ou futurs ingénieurs de la Compagnie—les -actionnaires, et même, ô paradoxe, la Colonie! Car une fois voté, -souscrit, encaissé l’emprunt d’indemnité à ce bon adjudicataire -malheureux, on s’aperçoit, tout compte refait, qu’il y a encore eu -erreur, mais cette<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> fois dans le bon sens, et que finalement il reste -quelques millions de piastres disponibles. Et quel est le gouverneur -général qu’une telle miraculeuse aubaine, tombée du ciel métropolitain -sur son budget, n’attendrirait jusqu’aux larmes!</p> - -<p>»Pour le Siam-Cambodge, la traversée du marais de Chang-préah représente -merveilleusement cet imprévu attendu de tous. Ah! vous allez voir ce -qu’ils vont coûter de vies humaines, ce kilomètre 83 et ses -adjacents—il est vrai que, des vies de coolies, nos financiers, grands -metteurs en action de la morale civilisatrice, auraient pudeur à en -exagérer le prix!—Vous allez voir surtout ce qu’il va coûter de tonnes -de ciment!</p> - -<p>»Mais c’est ici qu’éclate le génie de «combinazione» des expérimentés -dirigeants—faut-il les nommer?—du S-H<sup>l</sup> C. Grâce à eux on peut dire, -en effet, que quand le ciment va, en Cochinchine, tout va... Nous ne -saurons jamais quelles considérations économico-stratégiques ont amené -la cour de Bangkok à établir le terminus de son tronçon juste en face de -ce gouffre de limon, ni quels arguments diplomatiques ont pu faire -abandonner, du côté français, le raisonnable tracé primitif. Mais ce<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span> -que nous savons, c’est que, le jour même où cet abandon était agréé en -haut lieu, étaient déposées, en l’étude de M. Lavize, notaire à Saïgon, -les statuts de la Société des Ciments Cochinchinois, devenue, comme -chacun sait, le fournisseur attitré de la Compagnie des Railways. Et ce -que nous pouvons fournir à nos lecteurs, c’est la liste édifiante des -actionnaires, souscripteurs d’actions privilégiées, de ladite Société.»</p> - -<p>Suivaient une cinquantaine de noms, plus ou moins notables, en tête -desquels je relevai celui du vieux singe fourré, aux pattes plus noires -que les mouchetures de son hermine, convive de Vanelli, le jour de mon -premier déjeuner au <i>Lotus Blanc</i>.</p> - -<p>Je tenais encore le journal à la main, quand je pénétrai dans la chambre -de Vigel. Il se mit à rire, du fond de son lit.</p> - -<p>—Eh bien, comment trouvez-vous ma prose?</p> - -<p>—C’est vous qui avez rédigé ces deux colonnes?</p> - -<p>—C’est moi.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Je ne manifestai rien de plus et continuai, de l’air le plus naturel:<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span></p> - -<p>—Je vous annonce, Henry, que je repars demain pour là-haut: ordre du -patron! Au cas où vous auriez besoin de piastres, j’ai signé un petit -papier à votre crédit... Que dit la Faculté, pour votre clavicule?</p> - -<p>—Elle dit qu’il faut un mois. Dans cinq semaines, j’espère être des -vôtres... Merci pour le papier.</p> - -<p>Il ferma les yeux, les rouvrit, m’observa entre les cils, et reprit, la -voix hésitante:</p> - -<p>—Vous me blâmez, pour l’article?</p> - -<p>—Moi, pas du tout, je vous le jure. Mais ces choses-là ne m’intéressent -pas.</p> - -<p>Il plissa le front comme un homme qui cherche à comprendre.</p> - -<p>—Vous savez, dit-il, tout ce que j’ai mis dans l’article, liste -comprise, c’est la vérité... Ce n’est pas ma faute, si la vérité n’est -pas belle!</p> - -<p>—Possible, Vigel! Mais comprenez ce que j’entends par: «Cela ne -m’intéresse pas!» Je ne suis pas un naïf. Quand vous me dites: «Toute la -Cochinchine est à fond de boue», je réponds: «Ce qui m’intéresse, c’est -que, dans cette boue, on ait pu tout de même couler des piliers assez -durs pour porter des ponts!» Quand vous me dites: «Les Vanelli et -con<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span>sorts sont des forbans et des fourbes», je réplique: «J’admire, moi, -que ce ne soient pas seulement la cupidité, l’orgueil, la luxure, mais -encore l’intelligence, la hardiesse, la domination, qui fassent glu pour -prendre ces rapaces à leurs propres œuvres!»</p> - -<p>Vigel me regardait avec des yeux attentifs, où perçait peut-être la -satisfaction de surprendre, dans sa franche expansion, une pensée -jusqu’alors tenue secrète. Quand j’eus fini de parler, il porta sa main -libre à son front, et s’en fit visière une seconde, comme si une lumière -trop crue l’offusquait.</p> - -<p>Et soudain je vis l’expression de sa physionomie changer, et j’entendis -sa gorge pousser un gros soupir. Je compris que jouait en lui ce -mécanisme presque humiliant qui le ploie, d’impulsion, à toute force -affirmée, du moment que l’affirmation n’implique pas menace directe à -son égard.</p> - -<p>—Être pris à la glu de nos propres œuvres... oui, vous avez raison, -Tourange, voilà bien notre aventure à tous! Ainsi moi, par exemple, lors -de ce stupide spectacle, il n’était pas une personne des deux mille -rangées autour des cordes à l’exception de vous, cher ami, et—il pinça -un demi-sourire—de celles qui vous<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> approchaient, pour qui je -ressentisse autre chose qu’un indifférent mépris. N’empêche qu’en -entendant crier par ces deux mille imbéciles: «<i>Go on</i>, Vigel, <i>go on</i>!» -je me serais fait casser joyeusement la tête et les quatre membres... et -pour quoi? ah voilà, Dieu sait pour quoi!</p> - -<p>—Ne vous tourmentez pas trop pour le chercher, <i>old champion</i>, dis-je -en mettant de l’ordre dans ses coussins en désarroi. Mais, à propos des -personnes qui m’approchaient, savez-vous que le papillon vanellien ne -flotte plus sur la rivière, que le <i>Lotus blanc</i> et son étamine rose à -coins verts ont pris le large?</p> - -<p>—Je le sais.</p> - -<p>—Savez-vous que le comte de Faulwitz, arrivé dimanche soir, et -l’Ennemi, qui donna tant de tablature à notre camarade Moutier, ne sont -qu’un seul et même seigneur?</p> - -<p>—J’avais éclairci ce point, voilà tout juste cinq semaines. Et c’est -même en pensant alors à feu Lacroix et à Fagui que le premier sentiment -m’est venu d’écrire l’article... Un bon sentiment cela, Tourange!</p> - -<p>Je ne pus m’empêcher de sourire.</p> - -<p>—Il y en a donc de mauvais?</p> - -<p>Il sourit de son côté, assez joliment, ma foi.<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span></p> - -<p>—<i>By Jove!</i> fit-il, avec un geste léger je ne sais plus... Vous me -brouillez mes idées et ma morale... Mais ne pensez-vous pas que, quand -l’«autre» lira l’article et verra le Prussien bisquer un peu, elle aura -de l’estime pour moi?... Et cela me suffit... pour le moment!</p> - -<p>—Vigel, vous serez un homme roulé pour la quatrième fois.</p> - -<p>Je lui pris la main et lui souhaitai prompt rétablissement. Quel amusant -compagnon! Je sens que sa présence me manquera; la mienne lui manquera -aussi, je veux croire. Je commençais à me l’attacher, ce «civilisé» qui -n’est ni un Latin, ni un Germain, ni un Yankee, ce garçon aux muscles -souples, capricieux, lâche et hardi comme une bête—une bête très, très -intelligente.</p> - -<p>Comme je tournais le bouton de la porte, il me cria d’une voix gamine:</p> - -<p>—<i>Go on</i>, Tourange, <i>go on</i>!<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span></p> - -<h2><a id="DEUXIEME_PARTIE"></a>DEUXIÈME PARTIE</h2> - -<h3><a id="I-b"></a>I</h3> - -<p>En approchant du marais, le chemin qui longeait la voie s’épanouissait -brusquement, comme un bouquet de fibres au bout d’une corde, et des -éclaircies, ménagées dans la végétation, dégageaient la vue.</p> - -<p>La masse aquatique s’étalait devant nous, flasque, jaune et ridée comme -la peau d’un énorme batracien. Le soleil y faisait miroiter des taches -roses et d’obliques bandes d’argent. Sampot ou kéqhouan relevé jusqu’au -haut des cuisses, les coolies y barbotaient.</p> - -<p>On ne voyait qu’échines ployées, bras en<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span> action, jambes jaillies dans -un gras éclaboussement. Très peu de bruit, parfois une sorte -d’incantation monotone, accompagnant la retombée d’un mouton sur la tête -d’un pilot.</p> - -<p>A droite et à gauche de la longue ligne des travailleurs se discernaient -les éléments d’un double pont de jonques; mais je comprenais mal que, -dans l’espace boueux médian, les gens n’enfonçassent guère plus que des -cultivateurs dans la rizière, au temps du repiquage.</p> - -<p>Les regards de Moutier saisirent, sur mon visage, les reflets de mon -étonnement.</p> - -<p>—Ceci, dit-il avec un sourire, n’est point le moins curieux de -l’aventure. Le tracé qui nous fut expédié de Battambang, le tracé de -l’homme barbu...</p> - -<p>—L’homme barbu, «l’Ennemi», interrompis-je, c’était monsieur de -Faulwitz, vous en doutiez-vous? Vigel et moi l’avons appris là-bas.</p> - -<p>—Ah! c’est Faulwitz!... Moutier n’eut qu’un petit geste d’indifférence. -Je disais donc que son tracé empruntait tout bonnement les vestiges -d’une voie perdue, d’une de ces colossales chaussées, enfouies sous la -brousse, héritage des Khmers de la légende. Toute la forêt, à deux cents -kilomètres d’Angkor, est cons<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span>tellée, paraît-il, de ces mystérieux -carrefours. En grattant du talon la terre rouge, on fait apparaître l’or -de leurs pierres... C’était jeu d’enfant que de poser des rails ainsi -sur le dur!</p> - -<p>—On va vite, dis-je, quand on marche dans les pas d’un précurseur.</p> - -<p>—Mieux encore, le marais lui-même est barré d’un seuil rocheux, -véritable digue qui n’est sans doute que le prolongement de la chaussée -de la forêt... Je me demande comment Herr Von Faulwitz a relevé la piste -jusque-là. Ce bûcheron de Barnot n’est tout de même pas assez fouineur -pour de telles découvertes.</p> - -<p>—En tout cas, remarquai-je, voilà fort probablement l’origine de la -fameuse légende du Gong, du Gong pernicieux pour les pauvres jonques -venant sonner leurs carcasses contre cet émail!</p> - -<p>Je me replongeai dans la contemplation du barrage, où le grouillement -des coolies me rappelait cet affairement des bestioles, quand on soulève -une pierre dans la vase, au bord de la mer. Et j’admirais aussi, tout -autour, l’immobilité dédaigneuse de l’eau, si l’on peut appeler cela de -l’eau, en vérité du bronze fluide.</p> - -<p>—Au fait, demandai-je, les sinistres pré<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span>sages des corbeaux jaunes -n’ont pas eu de répercussion maléfique?</p> - -<p>Moutier se contenta d’esquisser un sourire.</p> - -<p>—L’état sanitaire? continuai-je.</p> - -<p>—Satisfaisant... jusqu’à présent du moins.</p> - -<p>Il y avait eu un petit intervalle entre les deux parties de la réponse, -et je voyais bien qu’un pli s’était formé au front de Moutier.</p> - -<p>—Une seule chose, reprit-il, après une hésitation, est ennuyeuse: la -multiplication des moustiques. De vilains «zanzaris» noirs qui restent -piqués dans les vêtements comme des grains d’avoine sur une toile à sac! -D’où sortent-ils? J’espère que ce n’est pas des bois, patrie des -mauvaises fièvres... Par précaution, nous faisons distribuer de la -quinine aux coolies...</p> - -<p>Il secoua le front, comme pour en chasser un vol importun et, d’un geste -délibéré, me frappa sur l’épaule:</p> - -<p>—Votre ciment saïgonnais est excellent, Tourange! C’est plaisir de -travailler avec lui. Nous montons de quinze centimètres par jour. Quand -le barrage sera à trois mètres, avec vingt-quatre belles arches de -passage pour les hautes eaux, vive Dieu! nous verserons une coupe en -libation sur le poteau 83! Vous savez, sans<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> doute, que la frontière -siamoise est à quelque dix-huit cents mètres à peine de la rive...</p> - -<p>Il étendit le bras dans la direction du bracelet bleu roussi, qui était -à l’orée de la jungle, de l’autre côté du marais.</p> - -<p>—Tout vous attend déjà là-bas, poursuivit-il. Vous n’avez, dès -aujourd’hui, qu’à nous préparer la route. Bien entendu, vous reviendrez -à la popote chaque soir, et vous gardez votre sala au milieu des nôtres, -comme au temps de la troisième rivière. Un sampan sera à votre -disposition pour la traversée!... Bon! Qu’est-ce que cela?</p> - -<p>Un cortège singulier se rapprochait de nous, venant, selon toute -apparence, du chantier. Un cortège, non, deux groupes de trois coolies -et dans chaque groupe, l’homme du milieu était soutenu, quasi porté -comme un ivrogne par les deux autres. Ils passèrent près de nous et l’un -des hommes valides nous montra, de la main, un vague point du ciel. Les -faux ivrognes étaient tout pâles, le visage boursouflé, les jambes -enflées comme par une éléphantiasis. Je vis Moutier mâchonner la pointe -de sa moustache.</p> - -<p>—Mais, c’est le béribéri! m’exclamai-je.</p> - -<p>Je ne connaissais que trop les symptômes de<span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span> ce «mal du pays» des -Asiatiques, qui m’avait réduit, en quelques jours, de vigoureux coupeurs -de lianes à l’état de paquets de hardes.</p> - -<p>—J’en ai peur, Tourange. Je m’en vais causer avec le docteur. Vous ne -connaissez pas, j’y pense, le <i>toubib</i> qu’on nous a envoyé. Un bien -gentil garçon, s’il avait seulement un peu moins la folie du microscope! -Que diable! nous ne sommes pas au laboratoire, ni à la clinique, ici... -Et le problème est simple. Nous voici, quinze blancs et trois mille -coolies: il s’agit que, mettons, le premier juin, on en trouve encore -assez pour planter, là-bas, de l’autre côté, un drapeau, un vrai, pas un -chiffon rose à coins verts, assez pour le planter et quelques douzaines, -par surcroît, pour monter une garde honorable autour. Et pour le reste, -Tourange, pour le reste... «moi t’en fiche», comme disait cet artiste -d’An-hoan!<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span></p> - -<h3><a id="II-b"></a>II</h3> - -<p>Quinze, et trois mille! Voici huit jours que mon sampan fait la navette -sur le marais, huit jours que je passe ma revue quotidienne le long de -la digue... et, nous ne sommes plus que quatorze, et deux mille neuf -cent quarante-cinq.</p> - -<p>C’est Barnot qui fut porté manquant le premier.</p> - -<p>J’avais toujours gardé ma sympathie au «bûcheron» laborieux, peu bavard -et fort adroit batteur de brousse, sous ses apparences de plantigrade -dandinant. Mais, depuis l’affaire de «l’Ennemi», il y avait toujours eu -du froid entre Moutier et lui. En dépit du fait acquis,<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> de l’attache à -l’œuvre commune, de la réconciliation officielle, quelque chose n’était -pas ressoudé. Barnot ne venait plus à la popote. Il mangeait seul, son -boy lui préparant, vaille que vaille, une nourriture à base de poisson -sec et de conserves; et comme, les trois quarts du temps, il prenait son -repas de midi sur le terrain, il brûlait plus souvent que de raison la -sieste après le festin. Ce qui, entre parenthèses, lui avait attiré de -la part du docteur un sévère avertissement.</p> - -<p>Personnellement, j’étais toujours resté en termes assez cordiaux avec -lui, et, quand nous nous rencontrions, nous échangions volontiers des -histoires de la forêt, dont il connaissait bêtes et plantes mieux que -quiconque. Ce matin-là même, qui était celui du huitième jour, nos -sampans s’étaient croisés au pied de la digue, et nous avions arrêté une -minute nos pagayeurs. C’était l’heure où la chaleur venait maintenant -d’un seul coup, d’une enjambée sur le monde, dès que le soleil avait -coupé le fil de l’horizon. Ou plus exactement, c’était la fraîcheur qui -s’éclipsait. Je n’ai jamais mieux senti que là-bas l’à-propos des -métaphores sur la personnalité de la nuit, sur sa fuite, sur son vieux -combat avec la lumière...<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span></p> - -<p>Barnot m’avait dit en tirant sa montre:</p> - -<p>—Méfiez-vous. Vous savez que c’est à huit heures que le rhinocéros -retourne à sa bauge avec une ponctualité de gros chef de bureau.</p> - -<p>Je m’étais mis à rire. Nous étions en plein cœur de pays à légendes, à -croyances fabuleuses; et je n’ignorais pas celle qui avait cours chez -les indigènes au sujet des rudes habillés de cuir, assez nombreux -effectivement, de l’autre côté du marais. Les fourrés de certaine -colline avoisinante recèlent, au dire des ouailles d’A-Ka-thor, la -retraite mystérieuse où tous les mâles de l’espèce, frappés de caducité, -se réfugient pour être métamorphosés. Ils y entrent vieux rhinocéros et -en ressortent jeunes crocodiles.</p> - -<p>Je me mis à rire et brandis, comme un épieu, le jalon porte-mine que -j’avais à côté de moi. Et je ne sais quelle fantaisie me passa par la -tête de jeter au nez de Barnot, en guise de réponse, deux versets d’un -psaume de David, accrochés, Dieu sait comment et depuis quand, à un clou -de ma mémoire! Je savais l’honnête Suisse assez rompu au formalisme de -son culte protestant, et grand liseur d’Écritures. Je citai donc:<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span></p> - -<p><i>Dès que le soleil se lève, ils se retirent et vont se coucher dans -leurs cavernes.</i></p> - -<p><i>L’homme aussitôt sort pour aller à son travail et s’occuper jusqu’au -soir.</i> (Ps. CIII, 23-24.)</p> - -<p>Barnot s’était mis à rire, à son tour, dans son sampan, d’un rire qui -dégonflait bizarrement, sous les yeux, deux larges poches de caoutchouc -gris. Si bien que je m’avisai tout à coup que cet étrange facies, où -tout le reste, à part les poches, était de caoutchouc blanc, eût battu -de loin, au concours morticologique, toutes nos mines de simples -candidats à la cachexie... Et nous nous séparâmes là-dessus, lui voguant -vers sa recherche de bois à traverses, moi, vers une besogne -d’implantation de la ligne.</p> - -<p>La journée fut chaude, très chaude... et, dans le ciel, l’inimitié de ce -flamboiement gris qui poignarde les yeux! Le soir, j’étais meurtri, -fourbu, en vérité, comme après le choc d’une bataille; et, vers neuf -heures, je quittai la popote pour aller dormir. La musique et la malice -des zanzaris rendaient, d’ailleurs, toute autre occupation intérieure -sans attraits. Je n’avais pas fait cent mètres sur le chemin longeant le -marais, que j’entrais en collision avec le docteur.<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span></p> - -<p>C’était un bon garçon, de l’avis de tous, notre docteur. On lui -reprochait, paraît-il, à Battambang, une ferveur un peu jeunette de -pasteurisation, et, aussi, une insuffisance de principes sur la -hiérarchie des remèdes, des coolies à ingénieur en chef. Mais, c’était -un bon garçon. Et quand il voyait à quelqu’un d’entre nous la mine -particulièrement vidée, il fallait bien qu’il lui tirât tout de même une -goutte de sang, pour l’étaler sur une lame de verre, à dessein d’en -contempler les vermicules.</p> - -<p>Nous nous heurtâmes littéralement dans la nuit opaque. Moutier nous -avait bien promis de faire installer sur nos boulevards des poteaux à -lanternes; mais, en attendant ce mirifique avenir, nous nous contentions -pour le présent de porter la nôtre à la main, à l’imitation de nos -coolies. Seulement, depuis deux ou trois jours, il s’agglutinait à leur -papier de tels tourbillons d’insectes que j’avais laissé la mienne à la -maison, et le docteur de même. A l’ordinaire, du reste, le ciel était -luxueusement fourni d’étoiles, dont les reflets traînaient sur le marais -en longues bandes blanchâtres. Mais, ce soir-là, par mésaventure, il -flottait, sur la nappe miroitante, une insidieuse buée qui dé<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span>polissait, -pour ainsi dire, le cristal de la nuit. Toutefois, je reconnus le -docteur immédiatement à son binocle, et au geste précipité qu’il eut -pour en raffermir l’équilibre, sitôt après notre abordage.</p> - -<p>—Pour l’amour de Dieu, Tourange, me dit-il, ne vous promenez pas au -bord du marais à ces heures-ci, par fantaisie...</p> - -<p>Sa figure, je ne la distinguais pas; mais, sa voix était trop émue pour -que je pusse en attribuer l’émotion à la surprise de notre rencontre, ou -à l’honorable souci de me voir handicapé d’un accès de fièvre.</p> - -<p>—Qu’y a-t-il, docteur? questionnai-je. Moi, je rentre chez moi, mais -vous, ce n’est point par fantaisie que vous vagabondez par ici?...</p> - -<p>Sa <i>sala</i> était, en effet, à l’autre extrémité du camp; en équerre de la -digue, dans le voisinage de l’infirmerie.</p> - -<p>Il ne répondit pas directement à mon interrogation.</p> - -<p>—J’allais avertir Moutier, mais, puisqu’au fait je vous rencontre, cela -vaut peut-être mieux. Venez avec moi chez Barnot, voulez-vous?</p> - -<p>—Barnot est malade? Blessé?</p> - -<p>—Blessé, non... Mais il sera mort demain matin.<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span></p> - -<p>Il avait dit cela d’un ton qui voulait être celui plein d’assurance -froide d’un éminent praticien; mais, en même temps, il ne pouvait se -tenir de remuer son binocle sur son nez.</p> - -<p>—Je vous suis, docteur. Ne vous écarquillez pas ainsi les yeux dans la -nuit. Dans cinquante mètres, il y a un bouquet de lataniers, plus -visible qu’une armée de nègres. C’est là qu’il faut tourner à droite.</p> - -<p>Un bouquet de lataniers... Parfaitement; et même, derrière ces -lataniers, croissaient, j’y pensai tout de suite, des lianes à belles -fleurs d’un violet sombre, qui, ma foi, seraient tout ce qu’il faudrait -pour confectionner une couronne. Quel réflexe baroque fit sauter ma -pensée et l’immobilisa sur cette incongrue préoccupation? Cela et -l’agacement que me causait l’agitation des doigts du docteur, voilà ce -que provoqua d’abord en moi la nouvelle que Barnot serait mort le -lendemain matin. Et c’est seulement après avoir tourné le noir bouquet -empanaché de lataniers que je jugeai décent de demander quelques -explications complémentaires.</p> - -<p>Le docteur me les donna à voix basse, comme s’il craignait d’effaroucher -quelque puissance occulte et rôdeuse.<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span></p> - -<p>—C’est le premier cas européen, mais j’ai bien observé le processus -chez les coolies. Fièvre? Naturellement. Paludisme? Paludisme... Vous -savez comme moi qu’il y a une fièvre des bois contre laquelle la quinine -n’agit pas plus qu’une boulette de farine... Ah! ce marais!... Sacré -marais! Et puis, il y a la fatigue, l’usure latente, la dévoration, -c’est le mot, des cellules épidermiques par la lumière... J’ai cherché! -j’ai cherché!... Mais, un microbe au-dessus de ce sang jaune, c’est -comme...</p> - -<p>Je l’interrompis, car je sentais qu’il allait partir à l’aventure sur -son dada.</p> - -<p>—Mais, pour Barnot, docteur, qu’y-a-t-il eu?</p> - -<p>—Qu’y-a-t-il eu?... Au fait, il faut bien que vous le sachiez, car cela -peut arriver, un de ces soirs, à chacun de nous. Ce qu’il y a eu, voici: -à deux heures, Barnot est tombé en forêt, à l’ombre. Les coolies l’ont -rapporté. Il était pâle. Vomissements, fièvre...</p> - -<p>—Coup de soleil?</p> - -<p>—Pas coup de soleil... Depuis quelques jours Barnot se sentait las, -las, comme il disait. «J’ai envie de me coucher pour tout de bon», -m’a-t-il confié, pas plus tard qu’avant-<span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span>hier. Donc fièvre. A trois -heures, 39 degrés, à quatre heures, 39°, 5; à cinq heures, 40°. A six -heures, décroissance de la fièvre, sommeil, pas coma, je dis bien -sommeil. Maintenant, ce qui arrivera: à un moment quelconque, dans la -soirée, il s’éveillera, calme, relativement dispos, lucide... Il sera -bon que l’un de nous soit là à ce moment, car probablement il parlera. -C’est même à cette fin que j’allais chercher Moutier; mais il vaut mieux -vous, n’est-ce pas?... Donc il parlera. Il parlera, puis, la parole -deviendra difficile, lente, il aura froid, enfin l’algidité, le coma... -Comme de juste je ferai des piqûres, mais cela ne saurait empêcher qu’à -trois ou quatre heures du matin, son sang tourne en gelée de groseille -et qu’il soit temps alors pour nous de faire aux confidences recueillies -dans la période lucide un brin de toilette épistolaire, <i>ad usum -familæ</i>.</p> - -<p>Il ne me vint pas une minute à l’idée que le programme du docteur pût -prêter à contestation.</p> - -<p>Et j’étais là, en effet, lorsque Barnot s’est éveillé. Il était onze -heures du soir, je n’eus qu’à le constater au réveille-matin, qui -battait une vraie chamade sur la table. Barnot remua un peu derrière la -moustiquaire, puis ouvrit<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span> les yeux, tandis qu’une brusque rougeur -montait à ses joues pâles, exactement comme si une bulle de sang venait -crever à fleur de peau.</p> - -<p>Je me tenais assis un peu loin de la lampe, à cause de la chaleur -qu’elle dégageait. Je m’approchai du lit, comprenant que Barnot m’avait -reconnu, et m’introduisis prestement à l’intérieur de la moustiquaire.</p> - -<p>—Tourange? articula-t-il d’une voix hésitante, et, de ses mains -étendues en avant, il tâta mes vêtements, comme un aveugle qui s’assure.</p> - -<p>Je pris dans les miennes ces deux mains bégayantes et les étreignis. Je -sentis qu’elles s’abandonnaient aux miennes avec un glissement de -plaisir, et il me sembla voir quelque chose de clair reparaître dans les -yeux troubles, comme une flamme s’allume, le soir, à une fenêtre vide, -pour dire: quelqu’un est là!</p> - -<p>Puis, Barnot s’agita, joua des coudes comme s’il voulait se remonter, -s’asseoir sur son lit. Je jetai un coup d’œil autour de moi.</p> - -<p>La chambre était laide et nue. Deux ou trois tables encombrées de -papiers, quelques nattes vulgaires, à un clou de poutre, un «pêle-mêle» -de photographies, pour les sièges, du rotin<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span> tout sec. Pas un coussin -disponible. Seulement une légère pente au matelas du lit sans -traversin...</p> - -<p>Barnot saisit mon regard, et le spectre d’un sourire erra sur ses -lèvres.</p> - -<p>—Ne cherchez pas, Tourange, il n’y en a pas. Tant pis, je resterai -étendu; d’ailleurs, je crois que je suis mieux ainsi.</p> - -<p>—Voulez-vous que j’avertisse le docteur? Il est là, dans la pièce à -côté. On va réveiller aussi votre boy. On vous enverra ce que vous -voudrez.</p> - -<p>J’esquissai un mouvement pour sortir de la moustiquaire; mais les doigts -de Barnot se cramponnèrent à mon poignet.</p> - -<p>—Non, dit-il, je veux seulement vous parler, Tourange.</p> - -<p>Sa voix s’était raffermie.</p> - -<p>—Je ne voudrais pas qu’il m’arrive quelque chose avant que j’aie pu -vous parler... pour que vous le répétiez aux autres, à Moutier, à Lully, -à Fagui...</p> - -<p>Sa voix était devenue tout à fait naturelle, à peine plus courte -d’haleine, une voix sans éclat, sourde, un peu triste, un peu empâtée -d’accent de terroir, une voix qui, comme sa démarche, semblait traîner -de la glèbe ou des mottes de gazon...<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span></p> - -<p>—Vous leur répéterez que je ne suis pas un mauvais camarade, Tourange, -comme ils l’ont cru, tous; pas vous, peut-être...</p> - -<p>Pour toute réponse, je serrai la main toujours abandonnée dans la -mienne. Elle était sèche et brûlante au poignet et froide au creux -humide de la paume; et je dois dire que ce contact ambigu était assez -désagréable.</p> - -<p>—Je ne suis pas un mauvais camarade, répéta-t-il, non; mais voilà. Un -jour, monsieur de Faulwitz est venu. Monsieur de Faulwitz est mon chef, -j’ai travaillé avec lui au Shantoung... Il est mon chef, comme monsieur -Lacroix était le chef de file de Lully. Nous pouvons avoir des chefs de -file différents, et être quand même bons camarades, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Nous sommes tous de bons camarades, affirmai-je. Naturellement quand -il fait très chaud, on s’énerve, il y a de l’orage... mais cela n’est -rien, Barnot... rien.</p> - -<p>Il ne fut pas dupe de mon ton enjoué.</p> - -<p>—C’était quelque chose tout de même, fit-il gravement. Mais je n’ai -rien dit à cause du travail, et maintenant seulement que le travail est -fini pour moi, je veux, je veux parler...</p> - -<p>Il fit un effort visible pour tenir bien grands<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span> ouverts, en face des -miens, ses yeux, dont les paupières battaient automatiquement.</p> - -<p>—Monsieur de Faulwitz m’a donné l’ordre de ne rien dire de sa vraie -personnalité, ni de ses travaux, ni de nos conversations; je le lui ai -promis. C’est tout. Il a travaillé seul. Je ne savais pas d’abord qu’il -venait pour chercher un autre tracé. Il me l’a dit en partant. C’est un -article de la <i>Revue de l’École française</i>, vous savez, l’École des -Études extrême-orientales d’Hanoï, qui lui a donné l’idée de rechercher -les voies khmères et de les utiliser. «Voilà comme sont les -Français!—je répète ses propres paroles—ils jettent les idées par la -fenêtre, et ils s’étonnent que celui qui est dehors, à les ramasser, -soit un jour plus riche qu’eux.» Et c’est lui, lui seul, qui est allé -sur le marais pour les sondages. Moi, je lui ai gardé le secret, c’est -tout; mais cela, j’avais le droit de le faire, car c’était mon chef... -Et si le tracé était meilleur, est-ce qu’on ne doit pas le suivre, -Tourange, même si nous devons tous laisser nos os sur la route... sur la -vieille route khmère?</p> - -<p>Comme il avait chantonné singulièrement ces derniers mots! Ses yeux -maintenant étaient fermés, et je sentais la fraîcheur de la paume gagner -toute la main. Cela me remit soudain<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span> en tête les confidences du docteur -sur la marche de l’accès; et dégageant mes doigts, je me précipitai hors -de la moustiquaire. Le bruit fit jouer à nouveau les paupières figées.</p> - -<p>—Mon bon Barnot, dis-je en me retournant, soyez tranquille, je -raconterai tout cela à Moutier. Reposez paisiblement et, dans quelques -jours, nous dînerons tous ensemble à la popote.</p> - -<p>Je me demanderai toute ma vie pourquoi je déviai dans ce misérable -mensonge. Il me semble que c’est un peu dégradant que de maquiller ainsi -la mort à un homme, comme si on ne le croyait pas capable de la regarder -honnêtement, toute propre et nue!</p> - -<p>Mais Barnot me remit lui-même dans le droit chemin.</p> - -<p>—J’ai dit ce que je devais dire. Maintenant qu’il arrive ce qui doit -arriver! Je ne vous demande qu’une chose, Tourange! J’ai une femme et -deux enfants à Heidenwalden.</p> - -<p>Il rougit faiblement en articulant le nom de la localité, et je sentis -qu’il avait tâché d’atténuer l’aspiration initiale à la germaine, -familière à son gosier.</p> - -<p>—Veillez sur les papiers, en cas de décès. Qu’ils soient régulièrement -faits, pour qu’il n’y<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span> ait pas de difficultés, ni avec notre Compagnie, -ni avec celle de l’assurance, qui doivent payer toutes deux...</p> - -<p>Il laissa rouler sa tête sur son épaule et ajouta:</p> - -<p>—Inutile d’aller chercher le docteur, je m’endors...</p> - -<p>Naturellement je me hâtai de cogner à la cloison, comme nous en étions -convenus avec le <i>toubib</i>. Celui-ci vit au premier regard de quoi il -retournait, et d’un coup de pied réveilla le boy de Barnot. Alors ils -commencèrent leur besogne, qui était de frictionner, d’accumuler sur les -pieds tout ce qu’on put trouver de hardes, et de faire des piqûres de -quinine et de caféine. Mais le diagnostic de l’homme au microscope était -bon, et c’était le coma qui venait. J’eus un moment l’idée d’aller -chercher Moutier. Puis, je réfléchis que Moutier n’avait pas trop de son -sommeil de la nuit pour la besogne qu’il avait à abattre dans la -journée; je me dis que Barnot me pardonnerait, à cause du travail. Et je -pensai aussi que le docteur avait sa besogne à lui dès l’aurore, une -besogne pour laquelle il fallait qu’il fût alerte et sûr de son œil, et -je le voyais déjà vacillant. Pour moi, mon utilité immédiate se perdait<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span> -dans les limbes du kilomètre 84, j’avais des loisirs et je le dis -franchement au docteur.</p> - -<p>Il ne fit pas d’embarras.</p> - -<p>—Merci, mon vieux, dit-il, en me serrant la main. Il n’y a pas à -espérer que Barnot se montre un malade bien difficile! Vous êtes assez -grand, n’est-ce pas? pour reconnaître le moment où il y aura du nouveau.</p> - -<p>Du nouveau, il y en eut quatre heures après. Décidément les pronostics -de ce bon garçon qu’était le docteur, étaient dignes de confiance. Je -m’étais tenu éveillé jusque-là, en étudiant les dessins de moires -bizarres que formaient les plis du filet de la moustiquaire, ou encore -en comptant, à mi-voix, les claques que le boy, en rêve, s’administrait -pour écraser le moustique ennemi. J’en comptai quarante-huit, et au -claquement de la quarante-neuvième, sembla répondre, du dehors, un cri -aigu qui me fit tressaillir. Ce cri, je le connais de longue date, c’est -celui de la grenouille happée par le serpent, dans le marais. Et quand -il eut cessé, j’en restai péniblement énervé; si bien que le silence de -la chambre me saisit tout à coup comme du froid. Le boy ne bougeait -plus, ayant enfoui sa tête et ses mains dans ses hardes, et du côté du -lit de bambou, le faible<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span> soufflement auquel, depuis des heures, je -prêtais l’oreille, n’était plus perceptible? Je m’approchai, portant la -lampe, et je vis que Barnot avait les yeux ouverts, et que les -mouvements que je faisais avec cette lampe, dont j’avais enlevé le -globe, ne faisaient pas cligner ses yeux. Alors, je soulevai la -moustiquaire, et j’abaissai moi-même les paupières.</p> - -<p>J’eus pitié du docteur, à cause de la visite, et j’attendis qu’une chose -blême se glissât entre les interstices de la paillote, pour frapper à la -cloison. Et il faisait le gris de plomb des aubes tropicales quand je me -rendis à la <i>sala</i> de Moutier.<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span></p> - -<h3><a id="III-b"></a>III</h3> - -<p>Nous enterrâmes notre camarade Just Barnot entre cinq heures et demie et -six heures du soir. Nous avions fixé cette heure, parce qu’elle laissait -le temps de tout finir avant que la nuit ne tombât sur la fosse, et -qu’elle permettait raisonnablement d’aller tête nue.</p> - -<p>Une clairière rectangulaire, en léger retrait du chemin de rive, fut -l’endroit choisi. Elle avait dû être occupée par des vivants, car on y -reconnaissait les traces d’une végétation domestique: des aréquiers, des -palmiers de l’espèce dite «à sucre», et de ces longs bambous secs, -pareils à des perches de houblonnières, où grimpe le bétel. Et c’était -vraiment tout ce<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span> qu’il fallait—dimensions, terre molle, facilité -d’accès, et le silence du voisinage!—pour un coquet petit cimetière.</p> - -<p>Comme Barnot relevait du culte protestant, le Père du May, le -missionnaire des coolies, ne nous servit pas beaucoup. Cependant, c’est -lui qui s’occupa de la toilette du cadavre, aidé par deux de ses -chrétiens, dressés depuis longtemps à ce cérémonial. Il eut en outre, à -ce sujet, un conciliabule avec Fagui, dont nous ne connûmes les détails -que le soir, à la popote, au moment que Lully fit une remarque un peu -vive au boy, à propos d’une tache de la nappe. Nous avions tous les -nerfs aux dents, de chaleur et de je ne sais quoi. Lully apostropha -l’homme au sampot d’un ton brusque qui n’était guère le sien. Fagui, -auprès de qui, d’ordinaire, la plus douce agnelle est une panthère, -intervint avec non moins de surprenante vivacité, et déclara qu’en -effet, on aurait dû changer la nappe, le matin, mais qu’elle avait donné -celle qui était propre au Père, pour rouler Barnot dedans, attendu qu’on -n’avait trouvé chez le vieux Just que des draps à l’«allemande», grands -comme des mouchoirs de poche, et qui n’étaient pas confortables pour -dormir mille et une nuits; que d’ailleurs elle nous aurait bien<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> demandé -un des nôtres, mais que tous nos boys étaient des paresseux, qui -méritaient la «cadouille», et n’avaient pas fait la lessive sous -prétexte que les «coolies l’eau» n’avaient pas rempli les jarres; et que -si l’aventure de Barnot nous arrivait, ce serait tant pis pour nous, on -nous enterrerait dans des nattes comme des coolies.</p> - -<p>Et en guise de péroraison, Fagui piqua une belle crise de larmes... et -nous tous, pendant ce temps, nous nous regardions décontenancés, comme -des écoliers pris en faute, y compris le docteur, qui était notre invité -à l’occasion des obsèques.</p> - -<p>C’est Moutier qui, une fois encore, se révéla le chef. Ayant frappé -légèrement la table de la main, il assura d’une voix calme qu’il -donnerait des ordres pour doubler la corvée des «coolies l’eau.» On -avait été pris de court à cause du temps que ce jus de marais mettait à -déposer son limon et à se transformer en sirop potable; mais cela ne se -renouvellerait plus. Nous aurions dorénavant, chez nous, chacun une -paire de draps toujours lessivés de frais pour parer aux imprévus. En -outre, pour plus de sûreté, il commanderait de la toile à Battambang. Il -en commanderait, voyons... com<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span>bien? Dix mètres, grande largeur? Et, ce -disant, il faisait mine de prendre de l’œil nos mesures. Ce qui nous fit -tous rire, Fagui la première, d’un rire claquant et insensé, au reste, -comme si nous avions tous mâché du haschisch.</p> - -<p>J’étais rompu de fatigue et de sommeil, et je voyais dans une buée, tout -ce qui se passait devant moi. Mais nous n’en avions pas fini avec -Barnot, et je dus rester encore à la popote, après les liqueurs. Moutier -avait décidé qu’on installerait sur l’emplacement de la fosse une dalle -et une croix de pierre, une dalle et une croix de ce grès dont le vieux -Just nous avait fournis si abondamment pour notre ballast. D’autre part, -nous étions unanimes à estimer qu’il serait bon d’indiquer sur la dalle -que Barnot était protestant, et comme Moutier n’était pas très compétent -sur ces questions d’étiquette confessionnelle, il s’en rapportait à -notre délibération commune. Lui fournissait des coolies maçons de choix, -des élèves de feu An-hoan, susceptibles d’être élevés à la dignité de -marbriers. Il restait à arrêter ce qu’on voulait graver sur la dalle.</p> - -<p>Le docteur proposa une Bible ouverte, car on donnerait facilement le -modèle aux coolies<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span> avec un vieux registre, et sa proposition rallia -tous les suffrages.</p> - -<p>Puis on tomba d’accord que si on pouvait avoir un petit texte des -Écritures à épigraphier sur la Bible, cela serait tout à fait bien. Nous -fîmes porter un billet, par le boy, au Père du May, et celui-ci nous -envoya un <i>Manuel du Chrétien</i>, où étaient les psaumes de David et tout -le Nouveau Testament, et, bien que ce fût une édition romaine donnant -les mots latins en regard des mots français, Just Barnot ne pouvait en -prendre ombrage et suspecter la pureté des textes.</p> - -<p>Le livre passa de main à main. Il avait été très feuilleté, et sa -reliure de moleskine noire était râpée jusqu’au grain. Et de nous voir -ainsi, tour à tour, le nez sur les caractères imprimés, cela nous -rappela une occupation de nos soirées d’antan, quand on avait de beaux -loisirs au bord de la troisième rivière, et que Barnot possédait son -rond de serviette à la popote. L’occupation, le jeu consistait à piquer, -à tour de rôle, sa page dans le dictionnaire de Lully, et à marquer un -point par mot dont on ne pourrait fournir l’explication... Il y avait -les cordages de marine et les plantes médicinales qui donnaient beaucoup -de tabla<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span>ture. Nous fîmes ainsi le concours du <i>Manuel du Chrétien</i>, -pour la meilleure inscription.</p> - -<p>Moutier tomba du premier coup sur un bon texte: «Le soleil ne te brûlera -point durant le jour.» (Ps. CXX, 6.) Moi, je proposai, de mémoire, mon -verset du rhinocéros, mais je ne pus le retrouver et justifier de son -authenticité.</p> - -<p>C’est Lully qui emporta le prix: il avait d’ailleurs un avantage visible -sur nous quant à l’aisance de la pratique dans le maniement des -feuillets sacrés. Il fut proclamé vainqueur avec le verset 12 du psaume -pour le jour du Sabbat (XCI, Heb. XCII): <i>Justus sicut palma florebit</i>, -et après qu’il nous en eut fait remarquer l’appropriation quasi -prophétique à la tombe de Justus Barnot, creusée au pied d’un palmier à -sucre.</p> - -<p>Nous lui sautâmes au cou pour l’embrasser, et le docteur dénichant dans -un coin un squelette de couronne, un raté de confection de l’atelier -funéraire, Fagui le lui enfila sur la tête... Et là-dessus, le même rire -trépidant nous fit claquer les mâchoires.</p> - -<p>L’air de la pièce collait au visage, comme une serviette humide et -chaude; et la sueur avait fait avec la poudre, sur les joues de<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span> Fagui, -un mélange épouvantable. Et nous riions de cette mascarade... Ce fut une -soirée atroce!</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Quinze moins un,—et trois mille moins cinquante-cinq! Pour les -cinquante-cinq cela ne donna pas énormément de peine. Il y eut, en -permanence, une corvée de huit coolies, quatre porteurs et quatre -fossoyeurs. Une fois, nous entendîmes des musiques; c’était sans doute -un défunt d’un mérite insoupçonné de nous, un richard qui laissait des -piastres à sa famille. Cela se passait loin de nos salas, dans une vaste -lande sans un tronc ni une racine d’arbre, une dépendance du marais à -peine sèche, facile à creuser, et où il y avait de la place pour les -trois mille, et même pour quelques autres s’il en venait en surplus.<span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span></p> - -<h3><a id="IV-b"></a>IV</h3> - -<p>Notre ancienne station de la troisième rivière a reçu de nouveaux hôtes, -qui l’occupent beaucoup plus brillamment que nous ne fîmes jamais. Ils -arrivent de Battambang, et ils ont apporté l’éclat, le mouvement, le -confort qui conviennent aux centres administratifs et aux jolies femmes.</p> - -<p>Deux ménages,—l’irrégularité de l’un admise très longtemps.</p> - -<p>Deux ménages entrevus à ma descente vers Saigon: les Lanier et les -Vallery. Lanier est venu en remplacement numérique de Barnot; et sa -femme l’a suivi. Ce n’était peut-être pas très sage, à l’avis du -docteur, du moins,<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span> mais le couple est si gentil qu’il donne envie -d’excuser toutes les folies. Pour les Vallery, c’est madame Vallery en -personne qui me fournit les raisons, à la descente du train, où j’étais -allé me mettre à la disposition des <i>déportés</i>, comme on les appelle à -Battambang.</p> - -<p>—Vous comprenez, cette madame, elle montrait madame Lanier, c’est «un -poids léger»; et, si quelque chose la renverse, ce n’est pas tous ces -hommes qui sauront se débrouiller pour la remettre debout. Alors moi, je -suis montée avec elle, moi qui suis un <i>heavy weight</i>, et qui la connais -comme vous dites...</p> - -<p>Elle rit, et montra ses belles dents, larges et blanches, et sa lèvre -bien en chair.</p> - -<p>—Et comme je suis venue, il a bien fallu que monsieur l’Ingénieur en -chef vienne... Moi, les moustiques, les fièvres, les marais, cela ne me -fait pas peur; rien ne me fait peur...</p> - -<p>C’est vrai, rien ne fait peur à Hetty Dibson. Hetty Dibson n’a pas peur, -en particulier, d’effarer les Compagnies timides quant à l’estimation du -confort dévolu à leurs ingénieurs, et quant à la supputation du tonnage -de bagages à réserver, à cet effet, sur les trains.</p> - -<p>Il faut être juste, c’était un <i>heavy weight</i>,<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span> un poids lourd, avec -toutes les qualités de la catégorie, à commencer par la solidité. Il -n’eût pas manqué de têtes légères, à sa place, pour jouer, à tort et à -travers, les favorites du potentat, harceler le potentat lui-même -d’exigences fantaisistes et ruineuses. Hetty Dibson n’était point de ces -sottes. Son corps, nourri de pommes à l’anglaise, réclamait autour de -lui quelque ménagement national, et voilà tout. Le chargement de quatre -wagons y eût bien suffi, n’eût été cette petite machine à vapeur -verticale Gilway Bilcox, pas plus haute qu’un éléphant, indispensable -pour l’eau distillée de la baignoire, le courant des lampes et des -ventilateurs, et, n’eût été, si l’on veut aussi, ce joli tas de volets -démontables, d’un modèle bien avantageux,—le seul qui vous procure un -jour satisfaisant pendant la sieste, sans que vous soyez poignardé par -les lames de la lumière, entre les lames du bois. Il y eut aussi, en son -honneur, de menus travaux de jardinage et d’élargissement d’une piste -carrossable—oh! pour un minuscule carrosse caoutchouté à deux roues, -attelé d’un amour de poney pie, qui permit à ces dames d’aller le soir, -en bonnes épouses, attendre leurs maris à la sortie du travail. Mais le -tout ne<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span> prit guère plus de trois cents journées de coolies, et, à mon -avis, Hetty se montra si contente, que cela ne valait pas la peine -assurément que Moutier allongeât, devant le père Vallery, la mine du -notaire de la famille à qui l’on donne l’ordre de vendre la tour des -ancêtres! Il est vrai que Moutier venait d’envoyer à Battambang la -statistique officielle de la semaine, laquelle portait à la colonne des -«en moins» cent vingt-cinq Asiatiques, dont cinquante-huit pour fièvres, -vingt-sept pour divers et quarante pour diarrhée cholériforme -contagieuse. Mais quoi! tant mieux alors pour ceux à qui cet éloignement -momentané du marais avait procuré le bénéfice d’un quasi congé de -convalescence, ainsi que le fit observer judicieusement Lully. Et en -définitive, grâce à la route, à la machine et aux bouilleurs Gilway -Bilcox, et à l’esprit pratique anglo-saxon de madame Vallery, nous -avions tous de belle eau claire pour notre table, pour nos tubs, et pour -la lessive de nos draps.</p> - -<p>Malgré tout, Moutier garda quelques jours encore un air un peu -renfrogné, quand il voyait le petit tilbury arriver, le soir, à l’heure -où des nuages saumon nagent au-dessus du marais, et où un peu de vent -argente, comme d’une<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span> migration d’écailles, la surface brune,—le petit -tilbury noir et le trônement de deux vaporeuses silhouettes blanches, et -le gonflement de deux écharpes sœurs, l’une rose, l’autre bleue, autour -de deux fugitives têtes blondes.</p> - -<p>Mais le fond de sa mauvaise humeur était moins peut-être un reliquat de -l’affaire des coolies qu’une conception d’ingénieur qu’il s’était -forgée, relativement aux rapports de la femme et du travail de l’homme. -Enfin, je le soupçonnais d’être un tantinet maniaque et de détester tout -le chambardement apporté dans notre vieux camp.</p> - -<p>Je ne le suivais pas du tout sur ce terrain, et j’allais volontiers -présenter mes devoirs à madame Vallery, et admirer autour d’elle, autour -de l’éblouissante sala aux volets dernier cri, une génération spontanée -de boutiques chinoises, d’un ordre de négoce plus relevé que celui des -échoppes à tout faire attachées à l’agglomération pouilleuse de nos -coolies. Je vis par exemple apparaître certain jour, pas très loin de la -borne où le bonze A-Kathor venait s’asseoir jadis pour mendier le riz, -la face replète et souriante, entre ses montants de bois doré et ses -tableaux de laque noire, de<span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span> Foung-li, l’orfèvre en titre de madame -«l’Ingénieur en chef». Car c’était là un de ces points, précisément, par -lesquels Hetty Dibson se distinguait des petites folles qui n’auraient -pas manqué de faire venir de la rue Catinat des perles retour de la rue -de la Paix, ou autres babioles d’un prix sans rapport avec leur volume. -Hetty Dibson parlait volontiers de son orfèvre et de ses bijoux, du -temps qu’elle consacrait à la commande de ces derniers, du plaisir -quotidien d’en dresser l’inventaire, des mérites de la congaïe préposée -à la garde de leurs écrins. Mais il était bien entendu qu’il s’agissait -là de bijoux à la mode de Battambang, laquelle est un peu barbare, et -s’exerce sur de l’argent ou de l’or à dix-huit carats; et pour ces -bijoux-là, l’orfèvre Foung-li paie tout de suite quarante cents de la -journée aux artistes chargés de paver leur métal de ces rubis, couleur -de roastbeef, extraits des mines locales, et dont le prix n’a rien -d’excessif,—il vous en coûterait moins cher de vous en faire remplir le -creux de la main que si vous demandiez, sur place, la même mesure en -fraises!</p> - -<p>Aussi, Foung-li ne trouvant pas qu’il y eût là champ proportionné à -l’ampleur de son<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span> génie commercial, avait jugé bon d’épingler à sa -patente d’orfèvre une licence d’entrepreneur de pompes funèbres, et il -avait fait venir de Cholon et rangé soigneusement, dans un hangar -couvert de tout le fer-blanc de nos vieilles boîtes à farine, un -matériel alléchant de bannières, de tableaux, brancards dorés, -banderoles incrustées de miroiteries, trompes, flûtes et autres -instruments d’orchestre.</p> - -<p>A la bonne heure! Foung-li avait le sentiment de la clientèle; et il y -aurait plaisir à voir se dérouler, sur les rives du marais, au petit -jour, de beaux cortèges sonnants, étincelants, flottants, ondulants, et -dont les tam-tams étoufferaient le Gong maudit!</p> - -<p>Le seul enfantillage qu’on pût raisonnablement reprocher à madame -Vallery, c’était d’abuser de la plaisanterie un peu lourde, un peu -fatigante, qui consistait à se regarder, sourcils froncés, dans tout -miroir à portée, ou à se tâter, du bout de l’index, d’un air perplexe, -la commissure des narines, et à prononcer, avec un rire lugubre, des -phrases dans le goût de celle-ci: «Vous savez Pip, je vous ai averti. Si -j’enlaidis trop, je pars. C’est le miroir qui dira: «Partez!» Le jour -qu’il aura dit, je ferai. Et il est fidèle, lui! Vous<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> ne pourrez le -corrompre, le soudoyer comme la congaïe qui s’exclame chaque matin, par -votre ordre, que madame n’a jamais été si «même chose une fleur»!</p> - -<p>Quand il fait le temps qu’il fait, même à trois mois de l’époque -officielle des typhons, il vaut mieux ne pas trop plaisanter, pas trop -rire... Cela énerve comme un cocktail trop angusturé, et cela se termine -souvent mal. A mon avis, Hetty Dibson devrait bien le comprendre, et -surtout le faire comprendre à sa jeune amie, madame Lanier.</p> - -<p>Quand ces pointes facétieuses atteignent le cuir tanné du père Vallery, -cela n’a pas trop d’importance. Cela n’amènera guère, on le sent, que le -réflexe d’une grosse claque calmante à l’endroit de la piqûre, ou, plus -probablement, que l’ingestion d’un granule ou deux de philosophie. Mais, -pour ce rôle de guêpe, la petite Lanier, sous la couronne folle de ses -cheveux blonds, me semble assumer des prédestinations plus inquiétantes.</p> - -<p>Lanier est un grand garçon, un peu faible, un peu flou, que sa famille a -expédié au Siam-Cambodge, avec toutes sortes de recommandations aux -directeurs, administrateurs, chefs de train, sur le cher enfant, et, -c’est à peu près<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span> la première fois qu’on le sort du champ de ventilation -d’un pankah de bureau. Pour ses débuts, que le Dieu du ciel tropical le -garde!</p> - -<p>Il y a deux éclairs sur le monde, deux épanouissements de fleurs -fraîches: à l’aurore, de sept heures à sept heures et demie, au -crépuscule, de cinq et demie à six, et entre les deux, sans -discontinuer, l’orage blanc de la lumière, le tintamarre solaire qui -fulgure dans les yeux et casse la tête la plus solide.</p> - -<p>Celle de Lanier n’est pas des mieux conditionnées pour la résistance. -Elle prend au sérieux les piqûres de guêpe; et celles-ci s’enveniment -justement à proportion qu’on leur accorde une attention hors de saison, -qu’on les gratte, qu’on y met la loupe pour y chercher le dard. Le -malheureux voit bien qu’autour des yeux de sa femme, autour des jolis -globes clairs, poudroyants d’or, de singulières zones bistrées ont -grandi, et que, sous les pommettes, là où se pavanaient à fleur de peau -les vapeurs roses d’un sang juvénile, ce n’est pas seulement -l’amincissement du galbe qui étend maintenant cette stagnante ombre -grise. Et il tremble quand il la voit, à la manière de madame Vallery, -occupée à se contempler méditativement les phalanges devant le plateau -de<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span> son onglier. Il tremble, et se croit obligé d’exhiber des mines -lamentables, car il l’adore, c’est entendu, avec toute la candeur et le -touchant égoïsme d’un garçonnet de vingt-huit ans.</p> - -<p>Mais, à ces mines longues d’une aune, elle oppose de petits rires -sourds, ou se met à compter, à haute voix, le nombre de touches de rouge -devenu nécessaire pour obtenir à ses lèvres «sa teinte». Dix-sept! Deux -de plus qu’avant-hier! Et, en vérité, c’est à se demander si c’est bien -pour lui qu’elle est en scène, qu’elle travaille les effets de ce -marivaudage ambigu... Si ce n’est pas plutôt pour éblouir madame Vallery -de ses passes savantes au combat de coquetterie, au duel malicieux -contre l’homme; pour montrer à cette anglo-saxonne, qui n’y connaît -guère que l’emploi du «direct» d’un bon boxeur, ce qu’est le jeu aigu, -raffiné, étincelant de la Parisienne!</p> - -<p>Je cause quelquefois de tout cela avec Moutier, au lendemain de nos -visites à la troisième rivière. Moutier n’a-t-il pas un peu la -responsabilité de nous tous, puisqu’il a celle du kilomètre 83? Et si -nous sommes tous ici pour être dévorés par ce serpent de fer, lui, le -grand-prêtre, ne doit-il pas veiller au gas<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span>pillage éventuel des -réserves d’holocauste? N’a-t-il pas charge d’âmes et de corps?</p> - -<p>A l’heure brève où l’étau se desserre, où l’atmosphère se détend entre -la mâchoire du jour et celle de la nuit, dans la roseur béante du soir, -nous allons, un instant, le long du chemin de bordure de la voie. Il -nous arrive d’y croiser le poney pie et le tilbury noir au-dessus duquel -s’arrondit, sous le vent béni de la course, le double zéro rose et bleu -des écharpes. Moutier souffre d’une légère boiterie et, pour marcher, -s’appuie sur une canne, car il a contracté un de ces ulcères, localisés -mais tenaces, de la pathogénie indigène, quelqu’un de ces <i>pians</i>, -plaies annamites—le nom est sujet à variations—qui ne sont guère plus -dangereuses, mais pas davantage guérissables, dans la brousse, que des -engelures dans la cour d’un collège. Cet accident n’entame, au reste, en -rien l’égalité de son humeur, ni la vigueur de sa pensée à première vue -un peu trapue, tout en muscles, si l’on peut dire, mais qui se révèle -soudain richement innervée de sensibilité secrète.</p> - -<p>C’est d’un œil maintenant amusé qu’il salue, puis regarde les deux -rieuses silhouettes féminines disparaître dans la fente d’or que -mé<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span>nage, au débouché sur le marais, le parallélisme des sombres -murailles végétales, taillées à même la forêt, à grands pans verticaux, -de part et d’autre de la voie...</p> - -<p>—Deux femmes, dit-il avec un sourire, deux femmes, et de l’autre côté, -combien d’hommes? Mais il faut qu’elles aillent là-bas, pour attester -que le travail de ces hommes est à elles, à elles toutes, les femmes!</p> - -<p>Il s’interrompit pour faire sauter, du bout de sa canne, une pierre -échappée du ballast, et que la trace des frêles roues avait effleurée.</p> - -<p>—Nous autres, mon pauvre Tourange,—reprit-il, en gardant machinalement -les yeux baissés vers les rubans imprimés dans la poudre, nous autres, -nous ne savons, nous ne sentons qu’une vérité, c’est que nous devons du -travail... et nous voudrions seulement savoir un peu mieux à qui... à -qui est due cette prestation perpétuelle de notre existence. Et nous -sommes satisfaits, notre conscience est en repos, si nous l’avons au -moins consacré, ce labeur d’une vie, à quelque chose, faute de -quelqu’un, à quelque chose qui dépasse la vie humaine! Et il nous semble -que celui qui y a droit, celui dont nous ne pouvons deviner la figure, -mais qui vit dans le monde<span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span> des choses qui dépassent la vie humaine, -celui-là saura prendre son dû, comme le bonze A-kathor ramassait, hors -des maisons, l’écuelle de riz déposée par les fidèles. Mais la femme ne -veut pas comprendre cela! La femme veut que nous sachions que c’est elle -qui détient la créance de cette dette... La voilà qui s’intronise idole -centrale, et poursuit de sa colère le labeur de l’homme qui lui est -volé. Et, le plus triste, Tourange, et le plus admirable, c’est que -peut-être...</p> - -<p>—C’est que peut-être elle a raison!</p> - -<p>Ce n’est pas moi qui ai dit cela, c’est Lully, Lully, l’enfant qui vient -à nous, en tenue de chasseur, les canons à l’épaule, débouchant d’une -piste invisible de la forêt.</p> - -<p>Et c’est Lully qui ajoute encore, marchant à nos côtés et balançant, de -la main qui ne tient pas la crosse, une longue fleur odorante:</p> - -<p>—Orgueil de l’homme qui veut suspendre sa durée périssable, sa petite -moyenne de quarante années à de poudreuses œuvres centenaires! Soif de -l’éternité misérablement étanchée à une grappe de générations!... Mais -que voulez-vous que cela fasse, dites, vos travaux, vos monuments, vos -chemins de fer, hein,<span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span> Moutier, qui dureront combien, vingt, trente, -deux mille ans, à celle qui porte dans ses flancs toute la lignée -indéfinie des bâtisseurs?</p> - -<p>Aucun de nous ne répond à Lully. Déjà l’heure rose, jaune et bleue -s’éteint et le soir commence à peser, le soir où l’on évite de parler, -comme si les paroles prenaient brusquement un poids étrange, qui les -rend dangereuses à introduire dans les cervelles... Nul oiseau ne coupe -la fente claire; mais, de-ci, de-là, quelque papillon, luné de bleu, -volète d’une muraille à l’autre, comme affolé par l’impénétrabilité de -la paroi. Nous nous collons silencieusement au talus de la voie, lorsque -reparaît, lanternes allumées, le tilbury garni de ses blanches -conductrices, derrière qui chevauchent, tête nue, les époux. Et c’est -seulement au moment où, ayant atteint, à notre tour, le nœud de -bifurcation, nous découvrons le marais, sur lequel traîne un dernier -reflet rouge, que Lully s’exclame, avec une gambade d’écolier:</p> - -<p>—Zut! Trop tard, pour aller voir les grues antigones danser devant le -coucher du soleil!</p> - -<p>Sa main désigne, vers l’extrême ouest, au delà de la corne saignante du -marais, tout un<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span> pan du ciel bariolé comme une lanterne chinoise, et qui -paraît loin, très loin...</p> - -<p>Lully est resté l’homme des eaux limoneuses, le grand explorateur du -marais. Il connaît les végétations amphibies, les nacres, les corolles -flottantes, les buissons-radeaux infestés d’abeilles, et surtout la -prodigieuse vie ailée que le morne léviathan de Chang-préah détache de -son sein croupi, avec des palpitations lentes ou des jets radieux, le -matin et le soir, à l’heure des prières.<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span></p> - -<h3><a id="V-b"></a>V</h3> - -<p>Lully a eu tort de forcer ainsi la note sacrilège, de braver si -ouvertement, si obstinément le ma-koui du Gong funèbre. Lully a eu -tort... mais nous! Nous avons eu tort de vivre pour voir cela. Nous -avons eu tort surtout d’emmener Fagui avec nous, et d’arriver ainsi à la -minute précise, juste exprès pour voir... Si nous étions partis dix -minutes plus tard! Si seulement Moutier avait suivi son idée d’aller -changer de canne, avant de se mettre en route! Nous n’aurions pas vu, -nous n’aurions pas entendu!...</p> - -<p>Sans doute, Georgie n’aurait jamais reparu à la popote; mais nous -aurions pu supposer<span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span> qu’on l’avait assassiné proprement, d’une charge de -plomb ou d’un coup d’anspect, ou que lui-même avait choisi un grand coin -d’ombre épaisse dans la forêt, pour dormir une très longue sieste! Nous -n’aurions pas vu les yeux, ces yeux où toute l’horreur, remontée du fond -de l’être, venait crever en deux bulles noires, affreuses; nous -n’aurions pas entendu le cri, le cri qui secouait, au-dessus de nos -têtes, les colonnes de la vie et auquel notre silence seul était assez -atroce pour répondre!</p> - -<p>Et voilà qu’il faisait très beau ce jour-là, le trente-quatrième de ma -réinscription à la popote, ainsi qu’en pourraient témoigner les cahiers -de Fagui. Il faisait beau, il faisait bon, car un souffle, venant des -bosquets du Paradis, s’était levé vers la quinzième heure.</p> - -<p>Et quand Moutier passa devant ma porte, boitillant mais allègre, et, du -bout de sa canne, me montra le miracle d’un horizon couleur de jardin, -c’est de bon cœur que, pour le suivre, j’abandonnai le misérable carnet -sur lequel j’étais en train de griffonner des pentes et des métrages.</p> - -<p>Nous descendîmes la rive vers l’est, tournant le dos au campement des -indigènes, et, c’est ainsi que nous passâmes devant Fagui,<span class="pagenum"><a id="page_234">{234}</a></span> dont la sala -était une des dernières dans cette direction.</p> - -<p>Fagui, assise sur sa terrasse, n’était occupée qu’à déguster la liqueur -céleste et, nous ayant fait un signe, elle se hâta de venir nous -rejoindre, un couvre-chef de fortune épinglé à la hâte sur sa tête.</p> - -<p>—Georgie est déjà parti pour là-bas, nous dit-elle, tâcher de tuer des -marabouts, c’est la bonne saison pour les brins... Si vous voulez, nous -pouvons marcher à sa rencontre.</p> - -<p>Que Moutier ne suivit-il, à ce moment, son idée d’aller changer de -canne! Celle qu’il avait à la main se prêtait assez mal à l’appui. Elle -provenait d’un fléau d’ancienne balance chinoise, dont l’impeccable -rectitude avait séduit Moutier, non moins que l’agencement -hiéroglyphique des petits clous de cuivre incrustés dans son bois pour -indiquer les mesures.</p> - -<p>Moutier avait pour ce bâton une prédilection, où se mêlait un rien de -coquetterie, de cette coquetterie, un peu inattendue dans ses choix, -spéciale aux hommes qui ne sont pas coquets.</p> - -<p>Bref, nous partîmes ainsi à l’heure que le destin voulait, que voulait -le Gong peut-être,<span class="pagenum"><a id="page_235">{235}</a></span> pour ébranler nos cœurs d’un coup retentissant, au -seuil de leur folle entreprise.</p> - -<p>Nous partîmes. Nous avions la forêt à main gauche, toute luisante des -bosselures métalliques de ses feuillages, et, à droite, le marais.</p> - -<p>Marais, le mot n’est peut-être pas très exact pour ce vaste réservoir -d’eaux limoneuses qui adopte, vers l’ouest, les alourdissements d’un -dessin de mamelles, dont deux arroyos figurent les pis nourriciers. -Marais, non. Toute cette masse filante et boueuse glisse, d’un mouvement -imperceptible mais sûr, qui suffit à la nettoyer des joncs et permet que -l’odeur n’en soit pas pis que fade,—rien autre qu’horriblement fade.</p> - -<p>Fagui marchait entre nous, en sorte que, tout en causant, je pouvais -détailler son délicat profil. Il n’était point trop cruellement altéré -par l’épreuve climatérique; mais la nuque mince fléchissait, comme si la -couronne de la chevelure pesait sur elle, de tout son poids de métal -précieux... Et déjà la crainte des flammes de l’air qui donne à tous -ici, si l’on n’y prend garde, l’habitude de marcher comme les bêtes, les -yeux vers la terre.</p> - -<p>De quoi pouvions-nous causer? Comme des marins de la mer, comme des -chasseurs de<span class="pagenum"><a id="page_236">{236}</a></span> gibier, comme un vigneron de sa vendange, comme une mère -de son fils, comme un soldat de l’ennemi, nous causions de lui, du -kilomètre 83, de l’espoir de le coucher bientôt sur son lit de béton, -d’achever le travelage, de voir tendus les quatre rails, fins et -brillants comme des cordes de guitare... Ah! la belle sérénade, ce -soir-là!</p> - -<p>C’est Moutier qui se révélait ainsi poète, en clopinant. Il était tout -joyeux, tout inspiré. Le matin même avait commencé de fonctionner -l’organisation qui doublerait le nombre des trains de ciment arrivant -quotidiennement de Battambang.</p> - -<p>Il y avait bien les cent dix-huit coolies et les deux contremaîtres -marqués d’une petite croix noire, au rapport hebdomadaire...</p> - -<p>Mais, bah! on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.</p> - -<p>Et puis, il faisait si beau, il faisait si bon, ce jour-là!</p> - -<p>Mais Fagui, levant la tête, dit doucement:</p> - -<p>—Tant pis, si cela marche bien, tant pis, si c’est bientôt fini!</p> - -<p>Moutier fronça les sourcils, entendant ces paroles. Mais Fagui répéta de -la même voix douce, avec un pauvre petit sourire, un sou<span class="pagenum"><a id="page_237">{237}</a></span>rire qui me -faisait le même effet que lorsque je voyais à ses lèvres, au lieu d’un -bel œillet de France, quelque triste fleurette du marais.</p> - -<p>—Oui, tant pis, tant pis pour moi! Vous autres, vous ne pensez jamais à -cela! vous faites votre œuvre, vous avez votre but, il brille devant -vous... Mais, nous? Nous sommes casées dans votre ombre, tant que vous -êtes loin du soleil!... Lorsqu’on le touche, ce soleil, le jour de -gloire est arrivé, hein! et Fagui n’a plus qu’à disparaître!</p> - -<p>Moutier, un peu gêné, tenta de protester, en secouant la tête avec -énergie.</p> - -<p>—Vous savez bien, Fagui, que vous pouvez compter sur l’affection de -Georgie...</p> - -<p>—Oui, ici... et c’est justement pour cela que je souhaite que cela ne -finisse pas. Mais cela finira tout de même. Voyons, Tourange, pourquoi -vous, hommes honnêtes, voulez-vous, sous couleur de gentillesse, nous -faire faire de mauvais calculs? Ici, vous êtes très gentils pour moi, -tous, mais, dans six mois, dans un an, mettons dans deux, vous aurez -quitté le Siam-Cambodge. Vous serez rentrés à Paris, vous aurez des -économies, vous pourrez faire la fête, si le cœur vous en dit; et, si -quelque jour vous rencontrez Fagui à un coin de rue, Fagui,<span class="pagenum"><a id="page_238">{238}</a></span> une femme -dont le teint aura gardé des stigmates, une femme qui ne sera pas très, -très élégante... il n’y aura pas longtemps qu’elle aura débarqué,—eh -bien! soyons francs, vous la saluerez, oui, de loin, un peu vite, un peu -honteusement, comme la complice d’une chose dont il vaut mieux ne pas -parler...</p> - -<p>Cette fois, nous protestâmes ensemble véhémentement en tâchant de -trouver des mots péremptoires pour établir la bonne place de notre cœur, -la sûreté de notre mémoire et notre inaptitude reconnue à faire la -fête... Tant que Fagui se prit à rire, ce qui encouragea Moutier à finir -la chose en plaisanterie.</p> - -<p>—D’abord Fagui, dès le débarcadère, sera très élégante; elle aura des -chapeaux où frissonneront tous les brins de croupion des marabouts -massacrés par Georgie en son honneur.</p> - -<p>Sur quoi, Fagui retrouve son sérieux, pour affirmer gravement, la -malheureuse, que c’était elle en effet qui avait conseillé de ne pas -laisser passer la bonne saison des aigrettes et des marabouts. Car si, à -Chang-préah, il n’y avait pas lieu de se tourmenter outre mesure des -frais de modiste, il fallait bien, en conséquence de ce qu’elle venait -de nous exposer, penser à l’avenir...<span class="pagenum"><a id="page_239">{239}</a></span></p> - -<p>Et juste, comme elle répétait: «J’ai profité de ce beau jour pour -envoyer Georgie», juste comme elle achevait d’assumer bénévolement la -conduite des rouleaux écraseurs du Destin, un coup de feu éclata sur la -droite.</p> - -<p>Il y avait là des bouquets de ces arbres à troncs blancs, amis des -terres inondées, que l’on appelle en Cochinchine «des trams»; et leurs -feuillages depuis un instant nous masquaient la rive.</p> - -<p>Par-dessus les cimes, nous vîmes monter, pattes pendantes, très haut -dans l’air doré, un marabout au manteau de cendre, et quelques paires -d’ailes moins notables; et nous courûmes vers la détonation, en hélant -joyeusement.</p> - -<p>Alors éclata le cri, le cri de l’homme happé par le marais! Et nous -vîmes la tête à fleur de boue, la tête, seule, comme hors d’une cangue, -la tête, et, trouant la tête, cette bouche noire d’où sortait l’appel -épouvantable, ininterrompu, jusqu’à ce que, d’un coup, le flot immonde -l’eût bâillonnée...</p> - -<p>Je pense que les naufragés, qui ont surpris, d’un radeau, certain -bouillonnement roux autour de celui des leurs glissé par mégarde, et qui -ont constaté les suites, sont à même<span class="pagenum"><a id="page_240">{240}</a></span> d’apprécier la qualité de nos -réflexions pendant ces vingt secondes. Cependant nous fut épargnée -l’horreur de voir remonter quelque chose à la surface. Cela fit -seulement un trou sale dans le joli tapis vert, qui donnait, au soleil -couchant, l’illusion d’une pelouse où mener folâtrer des jeunes -filles... En arrière s’alignaient des buissons sordides, par lesquels -avait dû arriver Lully courant vers la pièce abattue.</p> - -<p>Bien entendu, je n’observai pas cela tout de suite, ma principale -besogne ayant été d’abord d’empêcher Moutier de se jeter aussi -là-dessus, ce que j’obtins en le lançant à la volée—il n’est pas très -lourd, le malheureux—contre un tronc de tram. Ce détournement d’idée -l’amena à casser des branches avec frénésie, ce en quoi je l’aidai tout -aussitôt, à dessein d’en joncher le faux gazon et de gagner des mètres à -plat ventre. C’était aussi vain que de semer de la paille sur le Mé-Kong -pour construire un pont, et, après dix bonnes minutes, pendant -lesquelles je laissai les nerfs de Moutier se détendre à cette besogne, -comme le crépuscule commençait à s’assombrir, je lui fis remarquer qu’il -était temps de ramener Fagui à la maison. Elle avait fait moins de -manières que<span class="pagenum"><a id="page_241">{241}</a></span> Moutier, et s’était contentée de tomber raide et de rester -là, toute blanche et les yeux fermés.</p> - -<p>Les trams nous fournirent encore de quoi confectionner une litière pour -la rapporter jusqu’au chemin de rive. Elle n’était plus évanouie, mais -s’obstinait à nous regarder, les dents serrées, les yeux -extraordinairement foncés, virés au noir, et sans faire mine de bouger.</p> - -<p>Nous repartîmes ainsi, entre chien et loup, Moutier ayant lâché sa canne -pour empoigner les deux brancards. Je savais bien qu’en l’état de sa -jambe, nous ne pourrions aller très loin dans cet équipage; mais je -tenais à l’éloigner suffisamment de l’endroit. Après un quart d’heure de -marche clopinante, je lui proposai de faire halte, et lui confiant Fagui -et le soin de l’éventer—car le bourdonnement des moustiques -s’accroissait avec l’opacité des ténèbres—je pris le pas gymnastique -vers le camp.</p> - -<p>J’en revins avec le docteur et des coolies, et des lanternes, cordes, -perches et planches. Tout ce dernier attirail était, je l’imaginais -bien, superflu. Mais je tenais à satisfaire Moutier et les nerfs en -révolte de Moutier. Fagui était debout quand j’arrivai. Elle ne -manifesta rien devant mon peloton de sauvetage et se laissa<span class="pagenum"><a id="page_242">{242}</a></span> emmener -sans difficultés, toujours muette, par le docteur.</p> - -<p>Nous autres, nous retournâmes au bois de trams et commençâmes notre -travail aux lanternes. Nous finîmes par lier une façon de radeau, qui -nous permît de venir à l’aplomb du trou, reconnaissable, comme un accroc -au milieu du drap d’un billard.</p> - -<p>Mais c’est en vain que nous sondâmes, sur place et alentour, avec nos -perches et nos cordes à grappins. Ce n’était pas, je m’en doutais, un -marécage aux croupissements léthargiques que cette fosse de Chang-préah; -mais, sous la peau figée de la surface, un véritable fleuve de limon -s’ébranlait, avec un courant et des remous. A un moment donné, la lune -s’était levée, tout exsangue, au ras de cette plaine hypocrite, et cela -m’avait fait mal... Elle avait dépassé le zénith et jetait sur le marais -une grande nacre glaciaire, que Moutier ne voulait toujours pas se -décider à partir. Quand il fut enfin convaincu de l’inanité de nos -tentatives, il se mit à jurer comme un païen, puis à hurler que Georgie -ne s’en irait pas comme un chien crevé, qu’il allait lui bâtir un -monument mémorable, qu’on coulerait dans le trou, en guise de -fondations, tout le ciment du kilo<span class="pagenum"><a id="page_243">{243}</a></span>mètre 83, duquel kilomètre, lui -Moutier «avait sa claque», et que tous les bonzes viendraient se mettre -à genoux devant le monument, et tous les coolies, encadrés de leurs -caïs, de même, et qu’il flanquerait de sa main la cadouille à tous ceux -qui ne s’agenouilleraient pas convenablement...</p> - -<p>Et, tout d’un coup, il lui vint une idée beaucoup plus simple, qui le -calma comme par enchantement. Il souleva son chapeau et resta tête nue, -deux minutes, face au trou. Et je fis comme lui, un peu honteux de -n’avoir pas eu cette idée-là plus tôt, au moment, par exemple, que les -yeux du petit dégageaient toutes les épouvantes, toutes les -miséricordes, et toutes les écumes de la vie, pour nous demander, en -échange, ah! Dieu sait quoi!</p> - -<p>Moutier eut sans doute le même sentiment, car je vis son regard fuir le -mien, tandis que, de sa voix ordinaire de chantier, une voix un peu dure -et basse, il commandait le rassemblement des coolies.<span class="pagenum"><a id="page_244">{244}</a></span></p> - -<h3><a id="VI-b"></a>VI</h3> - -<p>—Grande secousse nerveuse. Folie guérissable, sans doute... Ne pas la -contrarier, résuma le docteur.</p> - -<p>Et il insinua que, si ces dames voulaient se charger de Fagui, elle se -laisserait probablement emmener sans résistance à la troisième rivière. -Ce qui serait une solution point mauvaise, étant donné qu’elle ne -voulait pas rentrer chez elle.</p> - -<p>—Je suis débordé de l’autre côté, mon pauvre Tourange, et en -avertissant seulement madame Vallery, qui me paraît être la tête froide -de là-bas, de ne pas trop se laisser impressionner par le cri...<span class="pagenum"><a id="page_245">{245}</a></span></p> - -<p>—Quel cri? interrompis-je, avec un petit serrement de gorge, au -souvenir...</p> - -<p>Le docteur ajusta son binocle sur son nez.</p> - -<p>—Au fait, je ne vous ai pas raconté ce que je suis devenu, hier soir, -quand vous me l’avez confiée. Tout alla bien pendant les premières -minutes. Fagui s’était mise debout et marchait à mon côté -tranquillement, la tête basse; pour plus de sûreté, j’avais pris son -bras... Tout alla bien jusqu’à ce tournant où le chemin laisse à droite, -vous savez, tout un chapelet de petites mares, pas très loin de -l’ancienne sala de Barnot. Comme nous attaquions le tournant, voilà -qu’un cri de perdu nous part quasi dans les jambes, un de ces affreux -cris de grenouille déglutinée par le serpent d’eau... Et, tenez, -précisément, la nuit de Barnot, vous rappelez-vous, nous eûmes une -sérénade de ce goût-là... Point surprenant qu’en recevant cette musique -dans les oreilles, la pauvre femme soit retombée raide, avec de grands -tremblements dans tout le corps, comme s’il y passait des décharges -électriques!... Grenouille, contractions, je pensais à l’expérience de -Galvani, était-ce bête, hein!... Il a fallu la recoucher sur sa litière -et la transporter comme une blessée. Je comptais la déposer sur son lit, -m’en<span class="pagenum"><a id="page_246">{246}</a></span> remettre à la congaïe du soin de la dévêtir, et passer la nuit -dans la chambre voisine, à toute éventualité. Mais, sitôt sa porte en -vue, la voilà qui bondit sur ses pieds, et, quand je veux l’engager sur -l’escalier de sa véranda, qui me résiste et se met à crier, à crier, à -la façon de la grenouille... Ma foi, je l’ai ramenée jusque chez moi. -Elle a été bien gentille, la pauvre, sauf que jusqu’à quatre heures du -matin, par intervalles, elle lançait ce cri déplorable, pendant une -dizaine de secondes, de moins en moins fort... à la fin tout doucement, -comme pour elle... et puis, elle s’est endormie. Ce matin elle est très -calme; elle cueille des branches dans mon jardin et les met dans les -pots que lui présente le boy.</p> - -<p>Je serrai la main du docteur.</p> - -<p>—Vous avez raison, dis-je. Le meilleur serait de l’éloigner d’ici pour -quelques jours, de la transplanter dans un milieu où rien ne soit pour -la froisser. Je crois qu’en effet madame Vallery est la femme de la -situation. Je l’ai vue s’occuper de la congaïe de Dumoulin, mon -contremaître, et cependant nous savions tous le vrai nom de la diarrhée -de cette malheureuse... <i>Good bye</i>, docteur! Je vais parler à madame -Vallery.<span class="pagenum"><a id="page_247">{247}</a></span></p> - -<p>Hetty Dibson, chez qui, le temps de sauter en selle, je me suis rendu, -s’est avérée la tête froide et solide que nous espérions. Il fut convenu -que, l’après-midi même, elle viendrait chercher Fagui en tilbury, et -qu’un paquet de linge et d’objets de toilette, préparé par la congaïe, -suivrait. Elle voulut me garder à déjeuner, mais je déclinai son -invitation, ne me souciant pas de laisser Moutier seul à la -popote,—elle était déjà bien assez vide!</p> - -<p>A onze heures et demie, je me retrouvai donc tête à tête avec André. Sa -mine était mauvaise, je ne pus m’empêcher de lui conseiller un peu de -repos. Mais il haussa doucement les épaules et me répondit, avec un -sourire paisible, que le plus simple était, maintenant que la machine -était lancée, d’espérer qu’elle tiendrait jusqu’au bout. Puis, il -m’entretint, sans transition, des mesures qu’il avait arrêtées dans la -matinée. Mesures dont j’aurais été surpris, sans doute, il y a quelques -mois.</p> - -<p>Il m’annonça qu’il avait demandé au Père du May de venir réciter les -prières funèbres sur l’emplacement où était enfoui—il hésita à -prononcer le mot—Lully; que lui-même se proposait d’accompagner le -Père, et que, plusieurs contremaîtres ayant manifesté une réso<span class="pagenum"><a id="page_248">{248}</a></span>lution -semblable, il avait décidé que la cérémonie aurait lieu au coucher du -soleil, à la fin du travail, laquelle fin serait devancée d’une heure à -cet effet.</p> - -<p>Je l’assurai de ma volonté d’être à ses côtés, et je réclamai d’avertir -le docteur et les gens de la troisième rivière, à l’exclusion des dames -qui seraient occupées ailleurs; et, à ce propos, je lui rendis compte de -l’emploi de ma matinée. Il nous approuva de point en point et ajouta -seulement:</p> - -<p>—On ne peut laisser la sala abandonnée aux congaïes et aux boys. Allez -faire un inventaire. Mettez de côté ce qui, papiers ou souvenirs, peut -intéresser la famille; on l’expédiera à Battambang. Pour le mobilier et -le linge de la maison, on les dirigera peu à peu vers la troisième -rivière. J’imagine que vous n’êtes pas un homme de loi—en disant ces -mots, il me regardait dans les yeux—et que nous ne chicanerons pas ici -sur l’union libre.</p> - -<p>Nous mangions vite, évitant instinctivement de regarder autour de nous, -et de constater par exemple que les bouquets des vases auraient dû être -changés. Ils avaient été faits, la veille, par Fagui, avec ces plantes -du marais, dont les fleurettes sont pareilles à des gouttes de cire<span class="pagenum"><a id="page_249">{249}</a></span> -rouge, et dont les feuillages noircissent et se corrompent très vite à -l’air pur.</p> - -<p>Comme nous avalions le café, nous entendîmes un pas monter la véranda, -un pas d’Européen, nous ne pouvions nous y tromper, tout assourdi qu’il -fût par la chaussure chinoise, et le Père du May apparut dans -l’encadrement de la porte. A l’exception de la botte de toile à semelle -de feutre, son costume était celui des prêtres français: soutane -d’anacoste noire, rabat bordé de perles blanches, ceinture à la taille -et barrette sur la tête. Il avait la main gauche fermée sur son livre, -et la droite, celle qui venait de déposer le parasol contre un poteau de -la véranda, passée à la ceinture, selon un geste qui lui était familier; -et, quoique, à son essoufflement, on pût deviner la rapidité de sa -course, son visage était sec et sans rougeur.</p> - -<p>Moutier vint avec empressement à sa rencontre et lui offrit un siège; -mais il le refusa, d’un geste de la main qui tenait le livre, et, -debout, nous exposa l’objet de sa visite, de la voix grise qui était la -sienne, et sans se départir de ce sourire qui ne quittait guère ses -lèvres soigneusement rasées, mais qui ne découvrait jamais les dents.<span class="pagenum"><a id="page_250">{250}</a></span></p> - -<p>Il exposa qu’un grand nombre de ses chrétiens faisaient partie des -équipes placées sous les ordres de M. Lully, et, sachant qu’on devait -aller dire des prières pour lui, seraient heureux de grossir le cortège -de leur présence et de celle de leurs camarades.</p> - -<p>—Je crois pouvoir répondre du bon ordre, monsieur, ajouta-t-il. Mais, -vous n’ignorez pas le goût de tous les Asiatiques pour les pompes -funèbres. Verriez-vous un inconvénient à ce qu’ils donnent, à cette -occasion, libre carrière à leur fantaisie? Bien entendu, je serai là -pour veiller à ce qu’elle ne dépasse pas certaines bornes.</p> - -<p>Moutier octroya toutes les permissions, et félicita même chaleureusement -le Père des bons sentiments de ses chrétiens. Celui-ci reçut les -félicitations avec son éternel sourire, où l’on pouvait retrouver une -politesse distante d’homme du monde, aussi bien qu’un embarras de paysan -s’astreignant à l’amabilité, s’inclina légèrement, et s’en fut rouvrir -le parasol qu’il avait laissé sous la véranda.</p> - -<p>Moutier écouta longuement le bruit discret de son pas disparaître, comme -volatilisé dans la fournaise extérieure, puis me dit, avec un regard -singulièrement expressif:<span class="pagenum"><a id="page_251">{251}</a></span></p> - -<p>—Personne ne saura jamais les services que nous a rendus cet homme! Je -n’ai pas eu une révolte, pas une rixe, pas un semblant de désordre. Il -n’est jamais venu, comme ne s’en serait pas fait faute quelque <i>Padre</i> -d’ordre inférieur, me harceler de réclamations au nom de ses protégés... -Les bonzes et le pieux A-Kathor ont tout machiné, j’en ai eu les -preuves, pour provoquer une grève et des troubles. C’est à lui, à lui -seul que nous devons de ne pas avoir nos chantiers déserts. Décidément -Mureiro Vanelli est très fort!<span class="pagenum"><a id="page_252">{252}</a></span></p> - -<h3><a id="VII-b"></a>VII</h3> - -<p>Ce fut un étrange cortège que celui que nous menâmes en l’honneur et -sauvegarde de l’âme de l’ingénieur George-Antoine-Louis Lully, décédé à -Chang-préah dans la trente et unième année de son âge. Ce fut un étrange -cortège que celui de cette promenade aux flambeaux, conduite par un -prêtre, et se déroulant comme un dragon fumeux et resplendissant au gré -des méandres d’une rive innommable. Près de douze cents coolies étaient -venus, et—comme on ne pouvait passer qu’à trois de front,—du Père du -May, qui, en surplis empesé de frais, une étole noire au cou, ouvrait la -marche, au vieux Foung-li veillant, à l’arrière garde, sur<span class="pagenum"><a id="page_253">{253}</a></span> le contenu -de son hangar vidé, il y avait place pour plus d’une belle ondulation.</p> - -<p>Chacun de ces volontaires portait quelque chose à l’épaule, qui une -hallebarde, qui la tige d’un dais, qui la hampe d’une bannière. Pour -celles-ci, leur soie rouge ou mauve était peinte ou brodée -d’inscriptions, dont le texte avait été soigneusement expurgé par le -Père; un gigantesque drapeau tricolore dominait, comme une tente au -sommet d’une colline, leur peuple chatoyant.</p> - -<p>Les figurants, qui n’étaient pas dépositaires d’un de ces numéros -recherchés du matériel de Foung-li, s’étaient équipés à tout le moins -d’une grosse branche d’arbre, habillée de ses feuillages et retenant à -sa fourche, comme un nid de phénix, une ronde lanterne, jaune ou rose, -ou simplement blanc-de-deuil. Les plus ingénieux, s’inspirant du rite -qui veut qu’à l’occasion des fêtes funéraires, soient exhibés les -simulacres des objets familiers du mort, avaient choisi de confectionner -des grues éclatantes, au bout de longues perches, dans la buée rousse -des fumées.</p> - -<p>Les caïs, le rotin au poing, maintenaient un ordre exemplaire dans les -rangs, et leurs vêtements de gala aux nuances tendres, bleu pâle<span class="pagenum"><a id="page_254">{254}</a></span> et -lilas, faisaient des taches miroitantes, comme des plastrons de -cuirasses dans le clair-obscur du cortège.</p> - -<p>Toute cette belle ordonnance ne s’était pas établie, cela va sans dire, -sans à-coups, rumeurs et perte de temps; et il était tout à fait nuit -lorsque nous nous mîmes définitivement en route.</p> - -<p>Immédiatement derrière le Père, marchaient des joueurs de trompette qui -commencèrent à tirer de leurs instruments des sons prolongés, graves et -monotones, comme des glas.</p> - -<p>Oui, c’était un étrange cortège et je suis sûr que Georgie n’en aurait -pas détesté le spectacle pittoresque. Malheureusement je n’avais pour -voisin que ce pauvre Lanier, qui ne cessait de geindre et de s’éponger. -Il me parut insupportablement nerveux, et, comme je lui demandais des -nouvelles de Fagui, tout ce qu’il trouva à me répondre, c’est quelque -chose comme: «Mon cher, si cela continue, dans quelques jours nous -serons tous plus fous qu’elle.»</p> - -<p>Arrivés au bois de trams, nous nous entassâmes tant bien que mal sur la -rive ferme, et laissâmes le Père entonner les prières et purifier le -marais d’eau bénite, dans la direction de l’endroit...<span class="pagenum"><a id="page_255">{255}</a></span></p> - -<p>Toute la foule des coolies chantait, à son signal, le <i>Dies iræ</i> avec -une prononciation des mots latins à la française et une justesse -d’émission des notes du plain-chant stupéfiantes. J’observais -curieusement ces faces placides essayant de se terrifier chrétiennement -à l’évocation des tribulations redoutables par lesquelles doivent passer -les vénérés ancêtres... Et jusqu’à quel point le Père était parvenu à -opérer cette transmutation des cervelles, c’est ce que je ne voudrais -guère approfondir. Mais je sais qu’en revanche, pour nous autres, une -transmutation contraire n’était pas loin d’être réalisée, et que cette -prose funèbre nous semblait aussi peu de saison qu’un vêtement noir, par -exemple.</p> - -<p>Nous étions là, nous le sentions bien, pour rendre hommage à notre -camarade, ouvrier de l’œuvre, et, par-dessus l’ouvrier, à l’œuvre -elle-même, et, par-dessus l’œuvre, à Celui qui, comme avait dit Moutier, -a qualité pour ramasser tous ces hommages, comme le bonze son riz... Et -notre âme était sereine et joyeuse, je le jure!</p> - -<p>Il n’y avait une toute petite exception peut-être que pour ce malheureux -Lanier qui, visiblement, ne gouvernait plus ses nerfs. Et lorsqu’au<span class="pagenum"><a id="page_256">{256}</a></span> -moment du <i>Tuba mirum spargens sonum</i>, les trompettes crurent bon de -scander le chant de quelques meuglements qui se répercutaient sur l’eau -lourde comme un miroir de bronze, voici le pauvre homme qui se met à -pleurer, comme si c’était sa jeunesse et sa joie qu’on jetait à l’abîme.</p> - -<p>Cependant, quand ils eurent fini de faire monter le chant terrible vers -le Dieu de l’Universelle Vengeance, les choristes passèrent à quelques -cris plus nationaux, à destination spéciale du ma-koui de Chang-préah; -et ce faisant, brandissaient les oiseaux de papier et de feu vers le -ciel écrasant. Et juste, à cet instant, la lune se leva, ronde et -cuivrée comme un gong, et sa lumière fut vite assez abondante pour qu’au -retour on pût éteindre les lanternes, par économie, sur l’ordre du -Père.<span class="pagenum"><a id="page_257">{257}</a></span></p> - -<h3><a id="VIII-b"></a>VIII</h3> - -<p>Il y a quelque chose de plus au fond du marais, et que le Père n’ira pas -bénir! Quelque chose que le docteur et moi avons jeté hier soir, et qui, -Dieu nous entende! ne remontera pas des tréfonds...</p> - -<p>J’avais employé la sieste à inventorier la succession de Lully. Point -n’était matière à gros travail: des papiers, une montre, des bibelots -personnels, les hardes du défunt, comme disent les formules -officielles... Du tout, avec l’aide du boy, j’avais empli quelques -caisses, bien assaisonnées de poivre du pays, que Battambang se -chargerait de faire parvenir à qui de droit. La moitié de l’argent, -quatre cents piastres<span class="pagenum"><a id="page_258">{258}</a></span> environ, devait prendre dans une enveloppe -cachetée le même chemin. L’autre moitié de l’argent et les meubles -restaient, jusqu’à nouvel ordre, la propriété de madame -Françoise-Marguerite Dumont. Tout ce mobilier, y compris le piano à -table mécanique, valait, d’ailleurs, sans plus, les frais de son -transport. Quant à ces meubles spéciaux que représentaient les oiseaux -empaillés, nous avions décidé, Moutier et moi, M. Vallery assistant à la -délibération, qu’ils étaient censément passés au feu des enchères et -adjugés, sous astreinte de rester momentanément sur leurs perchoirs; à -savoir, à Moutier, le lot des rapaces, à Tourange, celui des échassiers -et des palmipèdes. Ce qui permit de joindre quatre billets de cent -piastres à chacune des bourses de la communauté.</p> - -<p>Il ne me restait plus qu’à pénétrer dans une petite pièce que Lully -appelait son atelier, sans que j’eusse jamais su au juste à quels -travaux il s’y livrait: peinture, photographie, menuiserie. A vrai dire -nous le soupçonnions plutôt de manigances artistiques, mais il était, -sur ce chapitre, d’une réserve qui tantôt vous présentait les voiles -d’une timidité virginale et tantôt les verrouillements inquiétants d’un -arcane d’alchimiste. La chaleur était très dure, et le<span class="pagenum"><a id="page_259">{259}</a></span> peu de mouvement -que je m’étais donné avait suffi à procurer à mon épiderme la tonicité -d’une vieille serviette de bain. En ouvrant la porte que je franchissais -pour la première fois, j’éprouvai une sensation marquée de fraîcheur, -que je m’expliquai d’abord par l’orientation de la pièce, mais je -flairai en même temps une odeur bizarre et fade, dont je n’analysai -exactement la désagréable fadeur, qu’après avoir vivement poussé le -volet de bois plein de l’unique fenêtre.</p> - -<p>C’était l’odeur même du sommeil du marais, du limon des couches -profondes... Et, en effet, au milieu de la pièce, un grand baquet -débordait d’une glaise gluante et rougeâtre. A sa couleur, j’en reconnus -l’origine; elle provenait à coup sûr du banc argileux qui venait -affleurer la rive, au sud de la digue. Une ancienne tradition locale -attribuait à cette argile des propriétés plastiques et céramiques égales -à celles des meilleures terres de Cay-may en Cochinchine, encore que son -exploitation demeurât englobée dans l’anathème général jeté sur le -domaine du Gong. Mais Georgie bravait l’anathème!</p> - -<p>Outre le baquet, il n’y avait dans la chambre qu’une façon de sellette -de sculpteur<span class="pagenum"><a id="page_260">{260}</a></span> et, sur une alignée de planches en étagère, tout ce qui, -modelé par les doigts de Georgie, était passé de cette sellette sur les -planches. Mes nerfs sautèrent à la révélation de ce musée des horreurs, -complément inattendu du beau cabinet.</p> - -<p>Toutes les bêtes gluantes, toute cette faune grouillante, innommable et -répulsive des eaux épaisses comme le sang, tout le cauchemar flasque, -gélatineux, visqueux, pustuleux, écailleux du marais, chéloniens, -sauriens, et batraciens, têtards, tritons et salamandres, escargots -géants, sangsues gonflées comme des outres, tortues à têtes de crapauds, -ignames à la langue de serpent, serpents à la peau de poisson, défilait -là. Par surcroît, la fantaisie tératologique de l’artiste avait enchéri -sur celle de la nature. Une ingéniosité abominable, amalgamant le -démesuré et le disproportionné, greffant le biscornu sur l’amorphe, -avait trouvé moyen d’épanouir, jusqu’à la splendeur, la monstruosité.</p> - -<p>Des yeux, comme des bulles délétères, étaient sur le point de crever, -des ventres, pareils à des sacs à glandes, tenaient des conciles, des -pattes proposaient leurs membranes tendues, semblables à des ailes de -vampires...<span class="pagenum"><a id="page_261">{261}</a></span> Et tout cela dégageait, comme la sienne propre, l’horrible -odeur fade du limon originel, en dépit de l’enduit de couleurs glauques -ou jaunâtres, dont il était comme huilé, et dont les poudres—sans -doute, quelque héritage du vieil An-Hoan,—emplissaient encore, à même -le plancher, des fonds de frêles coquilles.</p> - -<p>Fasciné et écœuré tout à la fois, je ne bougeais pas du milieu de la -pièce, n’arrivant ni à secouer le malaise, ni à briser le charme qui -immobilisait mes regards devant ces démences.</p> - -<p>A la longue, la découverte d’un papier, cloué comme une étiquette, au -rebord d’une des planches, me décida à faire quelques pas en avant. Sur -le rectangle blanc, simple feuillet détaché d’un carnet, je lus alors -ces mots inscrits de la main même de Lully—je reconnus, sans -hésitation, la grande écriture pointue et déversée de Georgie, aussi -bien que l’encre très noire dont il avait coutume de se servir, et qui -semblait encore toute fraîche sur la pâleur du papier:</p> - -<p><i>Ne pas toucher en cas de malheur, briser sur place et rejeter les -débris au marais</i>.</p> - -<p>Ce qui suivit, je ne saurais prétendre que je m’y sois résolu, ayant -consciencieusement<span class="pagenum"><a id="page_262">{262}</a></span> délibéré, m’étant soucié de soupeser mes -responsabilités contradictoires d’exécuteur testamentaire.</p> - -<p>Non, ce fut un geste, une détente de nerfs, l’acte impulsif d’un -fiévreux, d’un mauvais dormeur peut-être... ou d’un homme à l’œil trop -sain, je ne sais plus... Je sais que je bondis dans la pièce voisine, et -que là, ce fut un T, un T d’ingénieur, en bois de fer et lourd comme un -marteau, qui me tomba sous la main. Je sais qu’armé de mon T, je revins -dans l’atelier et commençai de frapper.</p> - -<p>—Ah çà! Vous avez l’air d’un moine abattant les idoles à coups de -croix...</p> - -<p>C’était le docteur qui apparaissait sur le seuil, les yeux arrondis -derrière ses verres.</p> - -<p>—J’ai oui ce vacarme de vases brisés; je ne m’attendais guère à vous -trouver dans ces fonctions d’iconoclaste.</p> - -<p>Ces quelques mots me calmèrent, ou plutôt transformèrent ma frénésie en -résolution non moins sauvage, mais froide. Je montrai du doigt au -docteur le papier toujours cloué sur sa planche, puis, les deux ou trois -monstres encore entiers, et méthodiquement, comme une cuisinière passe -un lapin au hachoir, je fracassai une grenouille à bec de garudda.<span class="pagenum"><a id="page_263">{263}</a></span></p> - -<p>Le docteur avait lu le papier et m’avait regardé faire.</p> - -<p>Il ajusta son binocle et prit sa tête de retour du congrès de -neurologie.</p> - -<p>—Georges Lully portait l’étoile de la folie sur le mont de Jupiter de -sa main de saturnien, dit-il sans broncher, et, c’est trop tard pour y -rien changer, mais, pour vous, mon bon Tourange, il est encore temps, et -vous allez me promettre de passer vos siestes à l’ombre de votre toit -et, si possible, sous l’éventail de votre boy.</p> - -<p>Je lui tendis mon poignet à tâter, en souriant.</p> - -<p>C’était vraiment la crème des garçons que notre docteur, et je ne -pouvais lui faire un reproche de penser, par profession, un peu plus aux -vivants qu’aux défunts.</p> - -<p>—Docteur, dis-je, je vous promets cela. Mais, en revanche, vous me -promettez, vous, de ne souffler mot à quiconque de ce que vous avez vu -dans cette chambre?</p> - -<p>Il parut réfléchir un instant, puis répondit avec lenteur, scandant ses -paroles d’un hochement de haut en bas.</p> - -<p>—Oui, moi aussi, je crois que cela vaut mieux... Seulement, -ajouta-t-il, en promenant<span class="pagenum"><a id="page_264">{264}</a></span> ses regards sur les débris épars dans tous -les coins, qu’allez-vous faire de toute cette poterie?</p> - -<p>—Ce qui est écrit sur le papier; la jeter au marais, dès la nuit venue.</p> - -<p>Le docteur s’approcha d’un tas de décombres particulièrement volumineux -et l’éparpilla du pied.</p> - -<p>—Ma foi! proposa-t-il, je vous y aiderai bien volontiers.</p> - -<p>La proposition me fit plaisir, et, en même temps un peu honte, et je -tâchai de lire sur son visage s’il avait présumé que j’aurais eu peur, -oui, peur, ou tout au moins ennui à aller tout seul au marais avec cela. -Mais il redressait son binocle de l’air le plus bonasse du monde, et me -prit par le bras pour sortir de la chambre, dont j’emportai la clef.</p> - -<p>Vers sept heures, à la nuit noire, nous y revenions comme des voleurs et -nous hâtions de déménager les ruines du musée des horreurs dans de vieux -sacs à paddi, où elles se heurtaient avec un bruit d’ossements.</p> - -<p>Nous avions décidé de les jeter à la pointe du nord-est, le plus loin -possible de Georgie, «afin, dit le docteur, que la bénédiction du Père -ne s’égarât pas sur leurs peinturlurages<span class="pagenum"><a id="page_265">{265}</a></span> hérétiques, au cas où ce saint -homme viendrait à récidiver du côté des trams». Mais, nous n’avions pas -songé que le bas niveau des eaux rendrait impossible à notre sampan le -passage au-dessus du seuil; si bien qu’arrêtés, nous ne trouvâmes rien -de mieux, comme solution, que de lancer les sacs, de toute la force dont -nous étions capables, contre les piles d’une arche. Nous entendîmes un -dernier «ploc» d’émiettement, au contact de la dure muraille bétonnée; -puis, la lourde surface, vaguement rougeoyante des reflets de nos -lanternes, s’entrouvrit sans éclaboussures, à hauteur à peu près de -l’hectomètre 7 du kilomètre 83.</p> - -<p>Cette petite expédition m’avait mis quelque peu en retard pour le dîner. -Mais Moutier m’attendait sans impatience, la jambe allongée sur un -fauteuil, une cigarette aux lèvres. Je lui rendis compte de mon -inventaire, passant toutefois sous silence ma découverte de l’atelier.</p> - -<p>—Vous n’avez rien trouvé d’extraordinaire?</p> - -<p>Je m’imaginai presque qu’il avait dans la voix une intonation -préméditée, quasi anxieuse, à tout le moins plus marquée que ne le -voulait la banalité de la question. J’esquissai néanmoins un geste -évasif.<span class="pagenum"><a id="page_266">{266}</a></span></p> - -<p>—Tous les paquets, éludai-je, doivent aller, je crois, de Battambang -chez mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à -Lons-le-Saulnier, Jura, car c’est à cette adresse, n’est-ce pas? que -Georgie envoyait ses lettres et ses chèques. Ne serait-ce pas une -photographie de cette personne que j’ai recueillie dans un tiroir de -table à écrire?—Et, tirant mon portefeuille, je me mis en devoir d’en -extraire une photographie du format carte de visite, que je tendis à -Moutier. C’était, avec le nom de la petite ville jurassienne dans le -bas, le portrait d’une femme ayant passé la jeunesse et qu’on devinait, -quelle que pût être la date de l’épreuve, coiffée hors la mode et vêtue -de même.</p> - -<p>Quels pouvaient être ses rapports de parenté avec Georgie? Tante? -Cousine? Sœur aux fonctions maternelles, peut-être? Elle avait de Lully -je ne sais quel air tendre et modeste, sous la révolte d’un front trop -somptueusement modelé.</p> - -<p>Moutier avait pris de mes doigts le gris carton glacé et, machinalement, -en tâtait le grain, sans détacher ses yeux de l’épreuve.</p> - -<p>—Êtes-vous physionomiste? me demanda-t-il tout à coup.<span class="pagenum"><a id="page_267">{267}</a></span></p> - -<p>Et sans attendre ma réponse, il ouvrit son veston et y glissa l’image.</p> - -<p>—Je la garde, dit-il. Si je rentre en France, j’irai à Lons-le-Saulnier -rendre visite à la personne en question. Si je reste ici, ma foi, vous -saurez où retrouver son portrait, et à quelle adresse lui en faire -retour.<span class="pagenum"><a id="page_268">{268}</a></span></p> - -<h3><a id="IX-b"></a>IX</h3> - -<p>—Je t’interdis de continuer cette intimité déplacée avec madame -Vallery...</p> - -<p>Au ton dont ce benêt de Lanier a proféré cette injonction maritale, je -prévois une vive réplique de sa jeune épouse, puis quelqu’un de ces -intermèdes de la vie conjugale, médiocrement divertissants pour qui, -comme moi, sous couleur d’invitation à déjeuner, s’y trouve convié. -Mais, contrairement à mon attente, cette fine abeille a pris son air le -plus candide. Ses sourcils s’arrondissent au-dessus de ses yeux tout -clairs, de ces yeux où il y a toujours de la poudre d’or pour sécher les -mauvaises larmes.</p> - -<p>—Pourquoi donc? soupire-t-elle ingénu<span class="pagenum"><a id="page_269">{269}</a></span>ment. N’est-elle pas la femme de -ton chef?</p> - -<p>—D’abord elle n’est pas sa femme.</p> - -<p>—Bon! A Battambang c’est toi-même qui m’as expliqué gentiment qu’ici il -ne fallait pas se montrer trop exigeant sur les actes de mariage... -lequel d’ailleurs, en l’espèce, peut très bien exister... est-ce qu’on -sait jamais, avec les facilités que donne la loi anglaise? Il peut -parfaitement se faire que cette pauvre Hetty ait été calomniée par de -méchantes langues! Tu sais bien qu’il y en a partout... Est-ce qu’on n’a -pas raconté que je me polissais les cheveux avec des tampons d’herbes de -sorcière ramassées par ma congaïe?</p> - -<p>Et l’épouse légitime soulève avec la main, comme un fardeau accablant, -le trésor de cette chevelure au brillant naturel, qui écrase son jeune -front en moiteur.</p> - -<p>—Se peut que j’aie dit cela à Battambang, réplique Lanier brutalement, -mais ici, c’est une autre affaire...</p> - -<p>Il s’arrête un instant, et soudain ses yeux commencent à fureter, à -droite et à gauche, dans les coins de la pièce. Ah çà! qu’a-t-il donc -aujourd’hui? Le soleil lui a-t-il tapé sur le crâne?</p> - -<p>—Ce que je ne veux pas—il crie presque<span class="pagenum"><a id="page_270">{270}</a></span> et, ma parole, ses dents -grincent,—ce que je ne veux pas, répète-t-il...</p> - -<p>Et il lance le geste de frapper violemment sur une table; mais comme -celle qui se trouve là, sous sa main, est une fragile table de rotin, où -il n’y a pas place pour une paume, attendu que la tasse à café, le -cendrier et la boîte d’allumettes suffisent à l’encombrer, Lanier reste -soudain tout coi, les doigts arrêtés dans leur élan, et achève d’un ton -radouci, presque geignard:</p> - -<p>—Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle passe son temps à te conseiller -de déserter!</p> - -<p>Ho! Ho! déserter! le vilain mot que voilà, M. Lanier! Savez-vous que -vous n’êtes qu’un triste butor! Savez-vous que vous ne jouez pas ici la -même partie, vous et celle-là qui eut l’extrême douceur de vous y -suivre? Savez-vous que, lorsque vous aurez rapporté en France, à peu -près au complet, votre tête,—peu de chose,—votre foie et vos quatre -membres, le problème sera superlativement résolu pour vous, et, qu’au -pis aller, les litres de lait et de Vichy que vous ingurgiterez pendant -quelque temps représenteront tout au juste les mois de biberon de -l’enfant que vos respectables parents mirent en nourrice au -<span class="pagenum"><a id="page_271">{271}</a></span>Siam-Cambodge, avec l’espoir d’en voir revenir un homme; mais que pour -l’enfant qui est là à vos côtés, il s’agit de renoncement à sa -fraîcheur, à sa beauté, à la fleur de sa jeunesse, c’est-à-dire à sa -raison même d’exister; et, que l’expérience qu’elle aura acquise à -Chang-préah des anémies, des hépatites, des jaunes de l’œil et des -bistres de l’épiderme, lui vaudra tout au juste l’avantage d’avoir l’air -d’une sauvagesse au milieu de ses compagnes, et que c’est vous alors, -imbécile, qui la rendrez responsable de l’admirable erreur de sacrifice -qu’elle vous aura consenti?</p> - -<p>Mais je n’ai pas le temps de manifester mon sentiment très vif sur la -question, et pas davantage celui de prendre la défense de madame -Vallery, de rappeler à Lanier que, sans même parler de l’histoire de -Fagui, j’ai vu Hetty Dibson à l’œuvre, au chevet de la congaïe de -Dumoulin, mon contremaître, et, du même coup, à la présidence d’une -tablée de cinq gnôs, dont la mère avait de bonnes raisons pour avoir -oublié de mettre la ké-bat à riz sur le feu. Je n’ai pas le temps de -déclarer que je tiens pour une chose <i>valuable</i> l’amitié d’Hetty Dibson, -car voilà madame Lanier qui s’est levée, s’est approchée de la chaise de -son<span class="pagenum"><a id="page_272">{272}</a></span> mari, a jeté ses bras, par derrière, autour du cou de ce dernier, -et commence mille chatteries... Tant que le nigaud remonte le coin de -ses lèvres et se déride, et que moi-même, dont la partie de mesures pour -rien ne semble pas indispensable à ce duo, suis sur le point de -prétexter les exigences de la sieste pour me retirer, lorsque les yeux -sablés d’or jugent à propos de me prendre plus directement à témoin.</p> - -<p>—Imaginez que mon mari a peur que je le quitte! Il sait pourtant -bien...—ici un petit mouvement de volte vers cet époux inquiet et un -peser tendre de la main gauche sur cette tête tracassée—il sait -pourtant bien ce que je lui ai dit: «Tant que cette bague tiendra à mon -doigt...»—cette bague qu’on m’indique d’un avancé du menton, c’est -l’anneau jaune d’une alliance, qui, pour l’instant, brille parmi les -boucles d’une orageuse chevelure brune...—Et, voyez, monsieur, je l’ai -gardée, malgré la chaleur, et on ne se doute pas comme c’est lourd, un -vrai fer de forçat!... Mais tant que cette bague tiendra, ne glissera -pas toute seule, c’est signe que je n’aurai pas assez maigri pour être -obligée de m’en aller!</p> - -<p>Ça, c’est gentil, et mon homme, tout à fait<span class="pagenum"><a id="page_273">{273}</a></span> calmé, sourit d’un air de -béatitude un peu niaise. Mais ô femme, ô énigme, ô aiguillon, ô buveuse -d’illogisme, ô fille d’or des vents capricieux, pourquoi, quelques -minutes plus tard, quand je prends malgré tout congé, pourquoi, -bondissante et vive, les cheveux en essaim de guêpes, le rire prêt à -strider, s’arrête-t-elle devant ce bahut de Canton aux lourdes -sculptures funèbres? Il est couvert d’une bien belle plaque de marbre -rouge, ce bahut, d’une plaque de ce marbre de Soui-Tchang, qui a la -somptueuse couleur d’un sang coagulé!... Pourquoi s’arrête-t-elle? -Pourquoi ce coup d’œil aigu lancé à la glace voisine, et pourquoi cette -main qui s’immobilise, pendante, l’annulaire bien à l’aplomb de la -plaque rouge? Et pourquoi décocher avec un sourire terrible, en secouant -cette petite menotte:</p> - -<p>—Là! vous voyez bien qu’il ne tombe pas encore! Mais, par exemple, le -jour où ça fera tin-tin sur le marbre, adieu Chang-préah! Adieu -Siam-Cambodge! Ce sera la clochette du départ...</p> - -<p>Ce n’est plus du tout l’expression de la bonne petite épouse aux -dorlotements de chattemite, que mes regards vont rejoindre au fond des<span class="pagenum"><a id="page_274">{274}</a></span> -prunelles mal balayées de leur poussière précieuse, mais quelque chose -de plus pervers, de plus ambigu, où il y a du poison, du défi, et aussi -de l’étincelant à quoi je ne sais pas donner de nom...</p> - -<p>Pour cette fois, c’est Lanier qui courbe la tête. Il tortillonne un -sourire humble et tâche de faire bonne contenance. Mais, à la seconde -même, le boy en train de desservir ayant laissé tomber une cuiller à -café, je le vois au bruit, au tin-tin, mimer impulsivement une grimace -affreuse.</p> - -<p>Et je m’en vais, un peu rêveur, sous la lumière omnipotente, la lumière -qui pèse aux visages comme un masque de plomb, que les frêles visages -féminins ne peuvent porter longtemps, sans cruels stigmates... A cette -heure, le cerveau suit mal le fil d’une idée; il est vite conduit à la -caverne du sommeil. Une seule préoccupation émeut le mien: gagner, par -le plus court, le grand chapeau d’ombre de la chambre que Vallery met à -ma disposition pour la sieste.</p> - -<p>Mais, au réveil, avant de repartir pour le marais, les incidents du -déjeuner me reviennent, malgré que j’en aie, en mémoire. Oui, je -constate chez Lanier une nervosité qui de<span class="pagenum"><a id="page_275">{275}</a></span>vient inquiétante; et je ne -veux pas quitter la troisième rivière, sans m’être ouvert de mes -inquiétudes à Hetty Dibson, femme de bon conseil et de solide raison. -Après la cagna de Dumoulin, c’est la chambre de Fagui qui nous a servi -de terrain de rapprochement, et j’ai eu ainsi une double épreuve pour -apprécier celle qu’on accusait tout à l’heure de prêcher la désertion. -Je ne peux oublier que c’est elle qui s’est occupée de faire entrer -petit à petit dans la chambre d’ici le mobilier que j’apportais en vrac -de là-bas; elle qui a placé la psyché dans le jour favorable, qui a -disposé de ses mains, sur la table à coiffer, les brosses, les ciseaux, -tous ces menus engins de l’arsenal d’une femme, par la vertu desquels -Fagui, d’abord atone et muette, s’est peu à peu refamiliarisée avec la -vie... En vérité, j’ai beaucoup de gratitude à Hetty Dibson, beaucoup -d’estime pour sa tête froide.</p> - -<p>Elle me reçoit allongée sur sa chaise longue, toute la chirurgie d’un -onglier dans le creux de sa robe, et, cependant que sa congaïe l’évente, -studieusement occupée à faire briller à facettes, à la pâte rose, -l’extrémité de ses phalanges. Ce qui justifie, au skake-hand, -l’exhibition de cinq capsules vermillonnées par<span class="pagenum"><a id="page_276">{276}</a></span> le polissoir, au bout -de cinq longues tiges de cire blanche, les doigts nus. Nus, car il fait -si chaud, n’est-ce pas, que le moindre bijou pèse comme un fer de -forçat!</p> - -<p>Et Hetty Dibson, elle, n’a pas d’alliance à préserver de la glissade! -Nus comme le cou, comme les poignets... et, certes ce serait, à brève -échéance, la déconfiture de l’orfèvre Foung-li, si l’on ne faisait venir -maintenant, par son intermédiaire, au lieu de ces insupportables plaques -de métal chaud, quelque jeu de ces belles boules de pierre translucide -et fraîche qu’il est si agréable de rouler dans les paumes, pour tromper -la fièvre.</p> - -<p>Au premier mot que je hasarde sur le ménage Lanier, madame «l’ingénieur -en chef» s’emporte. Lanier n’est qu’un imbécile, un monstrueux égoïste, -et en outre un intolérable caractère, un coléreux... Il devrait être à -genoux devant sa femme au lieu de la tarabuster... C’est un misérable! -Est-ce que tous les gens qui sont là-bas, à travailler sur le marais, ne -se passent pas de leur femme?</p> - -<p>—Sans doute, sans doute...—je bats devant mon visage, de -l’éventail-écran que la congaïe pitoyable m’a tendu—malheureusement, -par le temps qui cuit, il n’y a ni imbé<span class="pagenum"><a id="page_277">{277}</a></span>ciles, ni monstres, ni -égoïstes... il n’y a que des malades!</p> - -<p>Mais Hetty Dibson, malade de chaleur elle-même, continue à s’en prendre -véhémentement à l’égoïsme mâle en général et à le charger de tous les -méfaits, ce qui peut être légitime, appliqué au cas Lanier, mais -discutable pour le cas Vallery.<span class="pagenum"><a id="page_278">{278}</a></span></p> - -<h3><a id="X-b"></a>X</h3> - -<p>Je restai quelques jours sans retourner à la troisième rivière. Jours -pénibles, lourds aux épaules, oppression d’une atmosphère en mystérieux -travail.</p> - -<p>Vers le soir, des boules de vapeurs blanchâtres commençaient -d’apparaître sur le marais, s’enflaient, s’épaississaient, se soudaient, -enfouissaient la digue sous leur avalanche cotonneuse, puis roulaient en -vagues molles, qui gagnaient les bords, s’accrochaient aux pointes des -arbres, et déferlaient sur tout le camp, noyant les feux d’herbes -aromatiques allumés par les coolies contre les noirs zanzaris. Le pis -était qu’une fois entré là-dedans,<span class="pagenum"><a id="page_279">{279}</a></span> vous aviez l’exacte sensation de -serviettes mouillées d’eau chaude, appliquées sur votre peau et que, ce -nonobstant, vous frissonniez et claquiez des dents...</p> - -<p>Et cela durait ainsi jusque vers deux ou trois heures du matin, où peu à -peu la couche stagnante éclaircie, baissée de niveau, semblait se perdre -par la terre, comme à travers un vase poreux.</p> - -<p>Mon travail m’occupait, à ce moment, assez loin de la rive, dans -l’intérieur de la forêt, et le retour, dans cette brume étrange, était -si désagréable, qu’à la troisième expérience, je décidai de passer la -nuit sur place, dans le camp de mes défricheurs, en un point où cette -marée funèbre n’arrivait pas et où la flamme des feux montait, rose et -brillante, comme une tente de soie.</p> - -<p>Mal m’en prit, d’ailleurs, car le cinquième soir, c’est d’un accès -classique de fièvre des bois que je claquais des dents. Dans le -cauchemar qui s’ensuivit, j’étais obsédé d’hallucinations dont la plus -tenace était celle d’une main suspendue, comme un fruit, au-dessus d’un -lac de sang durci. Une main, comme un fruit très blanc... et, tout d’un -coup, quelque chose comme un pépin d’or en tombait avec un<span class="pagenum"><a id="page_280">{280}</a></span> fracas de -gong, et le sang se mettait à se moirer d’ondes plus claires, à tourner -au jaune, à prendre couleur d’eau de marais...</p> - -<p>Au matin, réconforté par un peu de thé, je regagnai Chang-préah, et -rentrai chez moi pour renouveler ma provision de quinine et dormir deux -ou trois heures sur un lit à sommier. Mais à peine avais-je refermé ma -porte qu’elle se rouvrait derrière moi et que Moutier, la mine quasi -plus défaite que la mienne, tombait sur un fauteuil.</p> - -<p>—A-ka-thor avait raison, dit-il entre ses dents, l’endroit est maudit!</p> - -<p>Sans hésitation je prononçai:</p> - -<p>—Lanier?</p> - -<p>Il fit oui, silencieusement, d’une inclination de tête.</p> - -<p>—Racontez-moi le drame.</p> - -<p>Derechef, j’avais lancé le mot sans balancer.</p> - -<p>J’étais sûr—qui dira par quelle prescience?—que, cette fois, ce -n’était ni de paludisme, ni de soleil, ni de dysenterie qu’il était -question.</p> - -<p>Et Moutier me raconta le drame: comment les gens de la rivière avaient -entendu, vers neuf heures du soir, un hurlement épouvantable parti de la -sala Lanier; comment on était<span class="pagenum"><a id="page_281">{281}</a></span> accouru, Vallery en tête, et comment ils -avaient trouvé Lanier accroupi dans un angle du salon, comme un singe -dans le coin de sa cage, un coupe-coupe de défricheur dégouttant à la -main et à trois pas de lui, au pied du bahut de Canton, le corps de sa -femme inondé de rouge. Sur quoi, le vieux Vallery avait fait, sans -tergiverser, le seul geste qui convînt, lequel était d’épauler son fusil -et de presser la détente...</p> - -<p>—Heureusement, conclut Moutier, que Fagui n’a rien vu ni entendu de -tout cela! La congaïe a l’ordre de l’empêcher de quitter sa chambre, -jusqu’à ce que tout soit remis en ordre.</p> - -<p>Moutier est le chef, puisqu’en somme Vallery n’est ici qu’à titre -officieux. Moutier a charge de nos âmes et de nos corps...</p> - -<p>Mais, au fond, Moutier nous donnerait tous, nous, notre sang, nos os, -nos bagages, pour un grain de la poussière de ce qui a touché à Lully.</p> - -<p>Je demandai, la gorge sèche:</p> - -<p>—Quelles blessures portait le corps de madame Lanier?</p> - -<p>Moutier me répondit, sans remarquer mon émoi:<span class="pagenum"><a id="page_282">{282}</a></span></p> - -<p>—Deux affreuses entailles de coupe-coupe, dont l’une avait sectionné la -carotide et dont l’autre avait fait sauter l’annulaire de la main -gauche. Nous avons ramassé la bague d’alliance dans une flaque de sang.</p> - -<p>Eh bien! Hetty Dibson, pensez-vous maintenant qu’il est quelquefois -prudent de soigner les malades?</p> - -<p>—Il paraît, ajouta Moutier, qu’un geste de la malheureuse s’amusant à -faire glisser sa bague le long du doigt, comme sur la tringle d’un -baguenaudier, exaspérait depuis longtemps la folie naissante de son -mari.</p> - -<p>Je baisse la tête. Qui pèsera jamais les responsabilités par omission? -N’aurais-je pas pu?... N’aurais-je pas dû, en dépit de l’inconsciente -Hetty?...</p> - -<p>—C’est vous, reprend Moutier, qui aurez encore la corvée de -l’inventaire, mon pauvre ami... Vous demanderez l’alliance à Vallery.</p> - -<p>J’ai demandé l’alliance à Vallery, et voici dans mes mains le frêle -anneau de métal... le cercle si lourd! C’est ce que les bijoutiers -appellent un demi-jonc, et, dans l’intérieur, sont inscrits, comme à -l’ordinaire, les deux prénoms, <i>Jean-Madeleine</i> et une date: 8 ju... -Tiens, quel est ce mois: <i>juet</i>? Et au fait ce<span class="pagenum"><a id="page_283">{283}</a></span> n’est pas <i>Madeleine</i> -qui est gravé, c’est <i>Madeine</i>; et à regarder de très près, il y a là, -semble-t-il, deux défauts dans le métal, deux minuscules ébarbages... Et -soudain une lueur fulgurante zigzague dans mon cerveau.</p> - -<p>—Foung-li! Foung-li!</p> - -<p>Me voici courant sans casque, sous le soleil fou, vers la boutique de -l’orfèvre, la belle boutique pavoisée de frissonnantes bannières -funèbres.</p> - -<p>—Foung-li! tu connais cette bague?... Tu l’as travaillée?</p> - -<p>Le vieux Foung-li prend l’objet sans hâte, le regarde par-dessus, puis -par-dessous ses lunettes, et ainsi de moi-même, et, les yeux obliques, -dans son français le plus appliqué:</p> - -<p>—Oui, monsieur, madame Lanier a porté deux fois cette bague dans ma -maison pour la faire resserrer.</p> - -<p>J’essuie mon front plein de sueur, et j’emprunte au maître orfèvre un -dais d’enterrement, en guise de parasol, pour regagner la sala Lanier, -où je vais dresser un inventaire: un bahut de Canton avec marbre rouge, -une glace usagée et une douzaine de petites cuillers qui font tin-tin...</p> - -<p>—Allons! j’aurai toujours appris au Siam-<span class="pagenum"><a id="page_284">{284}</a></span>Cambodge de merveilleuses -bottes de cette escrime féminine à la parisienne qui passe la portée des -coups de poing d’Hetty Dibson... et aussi, j’imagine, quelque notion du -respect dû à ce qu’il y a d’étincelant, parfois, au fond des jeunes yeux -clairs, où glisse un peu de sable d’or.<span class="pagenum"><a id="page_285">{285}</a></span></p> - -<h3><a id="XI-b"></a>XI</h3> - -<p>Trois femmes, moins une... et une qui déserta!</p> - -<p>Il ne reste que Fagui, Fagui la démente, redevenue riveraine du marais, -sous la garde de Moutier. Folie douce, comme l’annonça le docteur, et -dont le détraquement se révélerait à peine, n’étaient d’obstinés -silences, déchirés du cri qui fait mal... Elle sort et erre à sa guise. -Elle contemple volontiers le travail des coolies sur la digue, de loin, -car le vacarme l’effarouche. Mais, surtout, elle aime à se promener sur -la ligne parachevée et relativement déserte, entre la rivière et la -borne du kilomètre 82. Il semble qu’elle éprouve un con<span class="pagenum"><a id="page_286">{286}</a></span>tentement de -sécurité à sentir, sous ses pieds, le dur lit du ballast. Elle -affectionne aussi les particularités de la voie, les aiguilles, les -bretelles, les contre-cœurs; elle les examine longuement, et, quand les -rails brillent, on la voit s’accroupir, dessiner le geste de les -caresser. Le docteur dit que le séjour ici vaut, après tout, autant et -mieux pour elle qu’un internement à Saïgon, et Moutier ne veut entendre -parler de confier à d’autres qu’à lui-même le soin de son rapatriement.</p> - -<p>Celle qui déserta, c’est Hetty Dibson.</p> - -<p>Le surlendemain du drame de la sala Lanier, elle a déclaré tout net à -Vallery qu’elle repartait pour Hong-Kong, qu’il savait bien, lui, -Philippe, que ce n’était pas pour sa barbiche grise qu’elle était venue -à Chang-préah, mais seulement pour défendre cette pauvre petite Lanier, -qu’à nous tous nous avions trouvé moyen de laisser massacrer, et que, -maintenant, elle n’avait plus qu’à s’en aller...</p> - -<p>Et Pip ne put faire moins que de donner des ordres pour qu’un train -spécial soit chauffé en gare de Chang-préah, et pour qu’une -demi-douzaine d’agents de navigation maritime ou fluviale, tenant bureau -entre le 14° et le 21° degré de latitude nord, soient avisés, par -télé<span class="pagenum"><a id="page_287">{287}</a></span>graphe d’avoir à aménager leur meilleure cabine de pont.</p> - -<p>Il faut rendre cette justice à Pip qu’il n’insinua pas une seconde qu’on -pourrait retourner s’installer sous les pamplemousses fleuris de -Battambang. Je crois que le contact du fusil chaud entre les doigts lui -avait suggéré quelques réflexions... C’était une tête grise, et dans son -genre, un vieux dur à cuire; ce n’était pas un barbon. Le nettoyage du -camp de la troisième rivière achevé, il a paru même tout ragaillardi à -l’idée de venir prendre sa place au milieu de nous, sur le front de -bandière. Le voilà devenu riverain du marais, lui aussi, et commensal de -la popote. Pour éviter des conflits d’attributions avec Moutier, il a -pris la direction des travaux d’infrastructure au delà de la borne 84, -sur le segment de ligne dont je poursuis, en forêt, l’exploitation. Nous -avons ainsi l’occasion de nous rencontrer à l’ombre d’un velum de -lianes, propice aux causeries. Il me parle volontiers de ses campagnes -antérieures, des plaines de Syrie, où les trombes, venues des gorges du -Liban, emportaient ses tas de ballast, comme des poignées de grains; des -marais de Thessalie, dont l’asséchement, après des gentillesses<span class="pagenum"><a id="page_288">{288}</a></span> -paludéennes dignes de Chang-préah, avait, morts les moustiques, attiré -des légions d’archéologues sur les débris d’un barrage non point khmer, -mais pélasgique: des gisements de pyrites de la côte du Pacifique où, -sur un sol couleur de cuivre, sans une goutte d’eau, sans une touffe -d’herbe à vingt lieues à la ronde, il avait fallu édifier, en quinze -jours, une ville de bois démontable pour six mille mineurs...</p> - -<p>De son aventure avec la Dibson, il ne garde ni rancune, ni honte. La -seule allusion à ce passé qui tomba de ses lèvres eut pour origine le -croisement du petit tilbury noir, délaissé de ses brillantes habituées -et devenu le véhicule d’invalide d’André Moutier, duquel la jambe, -décidément, reste à la traîne... Et l’allusion se borna à une phrase, -prononcée avec un joli sourire de papa, tandis que nous regardions filer -les roues légères, une phrase qui disait quelque chose comme: «Cette -folie avait assez duré!... C’est la pension de mes fils qui bénéficiera -de ma sagesse!»</p> - -<p>Ses fils! Deux jeunes hommes de jolie tournure et de mise élégante, à en -juger par les photographies qu’il m’a montrées avec orgueil. L’un rêve à -sa licence en droit, l’autre se sent du<span class="pagenum"><a id="page_289">{289}</a></span> goût pour la peinture... Deux -jeunes hommes aux mains soignées, aux maxillaires un peu flous... Et, ma -foi, reluquant cette jeunesse au poil lustré, et surprenant, un quart -d’heure après, la vieille tête grise suant à se chipoter avec les doigts -jaunes de ses dessinateurs, sous la paillote d’un méchant bureau, je -crois bien que ce n’est pas pour la tête chenue que j’ai eu honte, même -coiffée d’Hetty Dibson!</p> - -<p>Ce qui m’enchante chez Vallery, c’est sa bonhomie devant le bilan de nos -pertes. Il en a vu bien d’autres, quoique, concède-t-il, «si cela -continue un mois ou deux, nous sommes en bonne posture pour le record, -record du pourcentage, bien entendu, car nous ne saurions, pour les -chiffres absolus, mettre notre modeste performance à côté des grandes -batailles comme Suez et Panama. Mais, pour une simple escarmouche de -partisans, le condottiere Vanelli a le droit d’être content.»</p> - -<p>A l’heure qu’il est, voici le tableau: trois mille moins sept cent -soixante, à la colonne «Asiatiques.» A la colonne «Européens», quinze -moins six, resterait neuf; il faut compter les deux hommes de -remplacement, savoir Vallery lui-même et Bob Findlay. Findlay est un -petit Anglais, rose et court de bras,<span class="pagenum"><a id="page_290">{290}</a></span> comme une poupée, et qu’à -première apparence une pichenette renverserait, mais qui se soutient -admirablement avec du whisky, du ginger-ale et des fantaisies françaises -à base d’eau, telles que le pernod, le vermouth, la menthe et le -picon... Au demeurant, le meilleur fils d’Albion. On nous l’a fait venir -de Rangoon, où il jouait au polo sur le <i>recreation ground</i>, à l’heure -du <i>tiffin</i>, ce qui constitue une garantie appréciable d’entraînement -pour le jeu que nous jouons ici. L’idée que, si les ma-kouis s’y prêtent -seulement un peu, nous avons chance de dégringoler le record français, -lui est très <i>exciting</i>. Il s’est fait donner les chiffres: 38 pour -100—traversée de la vallée du Nam-ti par le chemin de fer de Laokay à -Yunnansen,—record professionnel, s’entend, car pour le record -amateur,—route militaire de Majunga à Tananarive,—les chiffres n’ont -jamais pu être officiellement homologués. Il s’est fait donner les -chiffres, et tient soigneusement un <i>score</i> journalier; et, pour un -rien, je le soupçonnerais de regarder d’un œil sans tendresse notre -docteur qui s’efforce de son mieux à compromettre un si glorieux -résultat.</p> - -<p>Mais, les ma-kouis s’y prêteront-ils? Avec Moutier nous venons d’établir -des pronostics...<span class="pagenum"><a id="page_291">{291}</a></span> Il faudrait avoir franchi le marais avant la saison -des pluies, six semaines environ. Cela sera-t-il? Il nous est permis de -l’espérer. Nous commençons à coffrer les derniers bétonnages; les -traverses et le ballast sont à pied d’œuvre, nos équipages de bourreurs -ont fait leurs preuves... Oui, dans six semaines, nous aurons mis la -bride au vieux ma-koui fangeux, la sourdine définitive au Gong de -malheur...</p> - -<p>Quand Moutier prononce ce mot: terminus, une flamme rose monte à ses -joues blêmes. <i>Go on</i>, Moutier, <i>go on</i>! Je sais que la mort de Lully, -son camarade, son frère, lui a porté un coup dur, un de ces coups -sourds, comme les boxeurs en connaissent, dont l’effet se prolonge et -s’accroît avec le nombre des rounds. Mais, à personne, je le sais aussi, -il ne lui conviendrait de montrer sa blessure secrète, pas plus qu’il ne -lui plaît d’exhiber l’ulcère de sa jambe, que le docteur a toutes les -peines du monde à visiter. Et pourtant, je perçois en lui, je devine -sous l’écorce toujours grise de sa réserve, je ne sais quel travail -mystérieux des vitalités profondes... Dans nos entretiens journaliers, -je surprends, au tournant d’une phrase, d’une réflexion, l’éclair d’une -sensibilité inattendue, je ne sais quel enrichissement d’émo<span class="pagenum"><a id="page_292">{292}</a></span>tion de sa -droiture un peu raide, un peu sèche... Et je songe, malgré moi, à ces -floraisons d’arbres qui sont la gloire de la forêt, à ces jardins -merveilleux, soudainement portés par les troncs ligneux, les beaux -troncs austères et solides comme des colonnes de temple.<span class="pagenum"><a id="page_293">{293}</a></span></p> - -<h3><a id="XII-b"></a>XII</h3> - -<p>Hier, nous revenions ensemble, à cheval, du camp des coolies. C’était -l’heure où, le travail fini, ils prennent le riz, le bol aux mains, -accroupis sur les talons, au seuil des huttes de nattes qui leur servent -de demeures. Une heure très brève de repos, de calme, de clarté quasi -sereine. A travers les touffes assombries de la berge, on aperçoit des -morceaux éclatants de marais, des carrés d’eau chinés de bleu, de rouge -et de violet, et beaux comme des tapis de prières. Sur le sol, nous -pouvions admirer tout un grillage de dessins à la chaux, destinés à -barrer le passage aux ma-kouis des épidémies,—interprétation ingénieuse -des<span class="pagenum"><a id="page_294">{294}</a></span> sévères consignes du docteur, relatives à l’emploi des -désinfectants. Toute une marmaille demi-nue utilisait ces lignes -blanches pour jouer à la marelle, avec des cris volant et -s’entre-croisant, comme des martinets, devant l’arche dorée du -crépuscule.</p> - -<p>Un de ces marmots retint notre attention. Il jouait son jeu tout seul, -sous la dignité d’une fastueuse calotte de soie mauve, emboîtant son -crâne plein d’éminences. Et son jeu consistait à jeter une digue de -glaise et de cailloux au travers d’un marais de Chang-préah miniature, -une magnifique flaque jaune du bord de la route. Mais, plus heureux que -les gens du kilomètre 83, il avait atteint l’autre rive, lui, et, pour -célébrer son succès et glorifier, je pense, son œuvre, il avait planté -au centre même de celle-ci un long rameau rouge d’érythryne, qu’il se -hâta d’arracher à notre approche, et de serrer contre lui, comme un -trésor.</p> - -<p>Moutier s’arrêta, sourit au bambin et lui tendit une pièce de dix -centimes, vers laquelle s’allongea prudemment la menotte fleurie.</p> - -<p>Se retournant vers moi, mon compagnon me dit pensivement:</p> - -<p>—Vous rappelez-vous, Tourange, ce que nous prédisait notre vieux -compagnon de<span class="pagenum"><a id="page_295">{295}</a></span> route du <i>Vaïco</i>, qu’un jour viendrait pour nous le temps -de la pitié, de la pitié pour ceux-là—il pivota sur sa selle et, de la -main, désigna le camp des huttes—pour ceux-là, nos semblables, nos -frères!</p> - -<p>A ces derniers mots, j’eus un haut-le-corps si vif qu’il se prit à rire.</p> - -<p>—Vous refusez l’expression? Diable! Tourange, je ne vous savais pas si -endurci dans le préjugé de couleur.</p> - -<p>Je secouai la tête, en énergique dénégation.</p> - -<p>—Ce n’est point contre la fraternité d’épiderme que je m’insurge, mais -contre la confusion des titres. Je suis un aristocrate, mon cher, j’ai -rang d’ouvrier, et ceux-là, non.</p> - -<p>—Et que sont-ils donc?</p> - -<p>—Des coolies. Il importe de respecter les hiérarchies essentielles. -N’est ouvrier que celui qui travaille la matière, selon l’ordre d’une -pensée!... Si cette pensée est la sienne propre, il gagne un grade, il -devient artiste.</p> - -<p>—Vanelli, par exemple?</p> - -<p>—Parfaitement. Vanelli est un artiste, une façon de sculpteur à -sculpter le monde... Il peut avoir les plus horribles défauts et -perpétrer des chefs-d’œuvre. Il peut aussi signer des infamies, des -commandes officielles... Mais,<span class="pagenum"><a id="page_296">{296}</a></span> quand l’inspiration y est, quand sa -pensée est enflée, quoi qu’il en ait, d’un prodigieux concours de forces -vivantes, alors, la colombe descend, le rayon luit!... Nous verrons -cela, je l’espère,—ajoutai-je en riant à mon tour—au Siam-Cambodge, -lorsque ce sera notre jour de planter nos rameaux de pourpre sur ce -chef-d’œuvre de kilomètre 83!...</p> - -<p>Nous remîmes nos montures en marche et, comme le souci d’éviter à la -jambe blessée des secousses douloureuses nous astreignait à une vitesse -des plus modérées, le soir achevait de tomber au moment où nous -arrivions devant la porte de Moutier. Là, comme je me disposais à le -quitter, il me pria tout à coup d’entrer un instant avec lui.</p> - -<p>—Georges Lully était un artiste, me dit-il à brûle-pourpoint, tandis -que le boy allumait les lampes et que le gnô mettait le pankah en -branle.</p> - -<p>—Ah! fis-je, en montrant un visage neutre.</p> - -<p>—Oui, il s’était occupé de sculptures assez bizarres, à en juger par -ses propos, car je ne les ai jamais vues... Je suppose qu’il les a -détruites.</p> - -<p>Moutier avait dit cela très simplement. Certainement il ne se doutait -pas... Je le regardai<span class="pagenum"><a id="page_297">{297}</a></span> dans les yeux. Je tâtai, pour ainsi dire, leur -expression posée, ferme, leur solidité un peu mystérieuse de serrures.</p> - -<p>—Non, dis-je résolument, c’est moi qui les ai détruites... et voici -dans quelles conditions.</p> - -<p>Et-je racontai ma découverte de l’atelier, mon émotion, mon expédition -avec le docteur.</p> - -<p>—Si j’ai eu tort ou raison, je ne le sais, ajoutai-je, car je n’ai pas -pesé le pour et le contre de mes actes, j’ai agi sous l’impulsion d’une -fièvre... Mais je crois qu’en telles circonstances, la même fièvre -encore me reprendrait, et que je recommencerais.</p> - -<p>—Je le crois aussi, dit-il, et de même pour moi...</p> - -<p>Il s’était levé, et tournait la clef d’un tiroir de bureau. Il revint -portant sous le bras une chemise de carton souple, du format écolier, -gonflée de papiers... Au centre de la pièce, traînait un de ces -vaisseaux de terre en forme de mortier, dans lesquels, le soir venu, on -allume du bois de santal pour éloigner les moustiques. Sans me fournir -d’explications, Moutier se dirigea vers ce point, s’accroupit, vida la -chemise, éparpilla les papiers, les roula en boules, et, frottant une -allumette, en approcha la flamme.<span class="pagenum"><a id="page_298">{298}</a></span></p> - -<p>Il y eut une flambée fumeuse, puis, ce qui restait dans le mortier -apparut, se gonflant et s’arquant comme un grouillement d’ailes de -chauve-souris, ocellé de pourpre, vermiculé d’or. Du bout de sa canne, -Moutier le remua, en fit sortir une exhalaison de feu... Alors, -seulement, il se retourna vers moi.</p> - -<p>—Ceci, dit-il en montrant le petit tas noirâtre, ceci fut l’œuvre de -l’artiste Lully... ceci, et ce qui est retourné à son argile. Et, toutes -réflexions faites, je crois qu’il vaut mieux que seule subsiste la -mémoire de l’ouvrier Lully, de l’ingénieur Lully, bon ouvrier au -Siam-Cambodge. Oui, cela vaut mieux... surtout pour «celle-là»...</p> - -<p>Moutier, entr’ouvrant son veston, en tirait son portefeuille et le -jetait sur la table. D’une poche glissait à demi une photographie, la -photographie réclamée de moi après l’inventaire, la photographie de -«celle-là», mademoiselle Adrienne Lully, directrice d’institution à -Lons-le-Saulnier.</p> - -<p>—Voyez-vous, reprit-il, les yeux sur le carton gris, moi, je ne puis me -décider par coup de fièvre... et peut-être ai-je tort... je perds du -temps à calculer, à soupeser... Après la fin de Georgie, j’ai mis en -délibéré le sort de ces<span class="pagenum"><a id="page_299">{299}</a></span> papiers. Il me les avait apportés lui-même, -quelques jours auparavant; il n’en était pas très content, mais il -hésitait à les détruire.—Moutier acheva de tirer l’épreuve -photographique de la poche de cuir, la posa bien devant lui, sous la -clarté de la lampe.—J’ai longuement examiné cette tête. Voici le front -tourmenté de Georgie, mais, par-dessus ce bosselage inquiétant, quelle -discipline stricte des cheveux serrés! Et, dans tout le reste du visage, -ce qui était, chez Georgie, modestie et gentillesse, devient ici -effacement, insignifiance, presque humilité. Alors?... Si les papiers -n’étaient pas détruits, c’est à celle-là qu’ils iraient.</p> - -<p>Celle-là, quelle était son énigme? Celle-là, aux lèvres étroites de -maîtresse d’école, fallait-il qu’elle apprît avec horreur que son -enfant, son brave garçon, mort en terre maudite, avait reçu de cette -terre on ne sait quel mystérieux envoûtement... que ces yeux à jamais -clos, que ce cerveau façonné pieusement, avait chéri, avant d’en mourir, -la lèpre d’or de cette lumière dévorante? Ou, au contraire, si elle -était de sa race, si le front tumultueux ne mentait pas, fallait-il -faire entendre cet appel terrible aux pauvres oreilles lointaines, -fallait-il<span class="pagenum"><a id="page_300">{300}</a></span> faire miroiter cette atroce couronne barbare et ce grand -éblouissement accablant à celle dont le destin se consumait dans ses -sages grisailles?</p> - -<p>—J’ai longtemps hésité, Tourange. Vos paroles et votre récit m’ont -décidé.</p> - -<p>D’un geste spontané, je pris sa main et la serrai.</p> - -<p>—Hé oui, lui dis-je, nous avons bien fait!</p> - -<p>Il me rendit mon étreinte.</p> - -<p>Et puis, reprit-il, d’une voix un peu basse, vous ne pouvez imaginer -comme il m’était pénible d’attacher au dernier souvenir de Lully le -paillon de je ne sais quel misérable «<i>Qualis artifex pereo!</i>»</p> - -<p>Comme il refermait son portefeuille, Fagui entra furtivement. Elle -habitait sous la garde de deux congaïes, une petite sala, contiguë à -celle de Moutier, et pénétrait ainsi chez lui, à toute heure de la -journée, glissante et muette. Mais, en vérité, le frôlement de sa robe -blanche avait toujours été si léger, elle avait si bien revêtu de tout -temps, à nos yeux, cet aspect de fantôme timide, que sa folie semblait -nous la changer à peine.</p> - -<p>—Bonsoir, Fagui! lui dit Moutier très doucement.<span class="pagenum"><a id="page_301">{301}</a></span></p> - -<p>Sans répondre, elle inclina la tête et nous regarda, gracieuse et -indifférente. Puis, ses regards, qui faisaient le tour de la pièce, se -posèrent sur le vase de terre, plein de débris calcinés, et s’y -arrêtèrent longuement. Quel obscur enchaînement mental s’établissait en -elle! D’un mouvement vif, elle vint tout à coup s’agenouiller sur le -plancher, devant le récipient cinéraire. Précautionneusement, elle -allongea la main, saisit une pincée de la poudre grise, et d’un geste -pieux, s’en toucha le front.<span class="pagenum"><a id="page_302">{302}</a></span></p> - -<h3><a id="XIII-b"></a>XIII</h3> - -<p>Maintenant que la défaite du ma-koui est proche, que les dernières -vibrations du Gong irrité s’étouffent, sous quelque quarante mille -tonnes de bon béton, les talapoins jaunes recommencent de rôder dans nos -environs. Bientôt ils nous proposeront leurs offices, et écriront au -Gouverneur pour vanter leur zèle et exalter leur satisfaction!</p> - -<p>Henry Vigel a débarqué un beau matin, d’un train de ravitaillement, très -élégant, très en forme, la cigarette aux lèvres, le bras droit -négligemment en écharpe.</p> - -<p>J’imagine d’ailleurs que ce coquet accessoire de soie turquoise assorti -au turban du casque,<span class="pagenum"><a id="page_303">{303}</a></span> n’était là que pour nous permettre d’admirer la -prestesse avec laquelle notre camarade avait appris à se passer des -services de sa main droite, car, au bout de deux jours, nous en -constatâmes la disparition.</p> - -<p>Vigel et moi avons échangé, en nous retrouvant ensemble, quelques -allusions discrètes à ses mésaventures amoureuses. Il affectait, tout en -parlant, d’envoyer de la fumée légère vers le plafond de sa sala.</p> - -<p>—Oui, cette Elsa, elle m’a roulé... Baste! Au fond, c’est votre faute, -Tourange, elle avait un vague caprice pour vous.</p> - -<p>Je me mis à rire.</p> - -<p>—Je n’ai guère les poignets faits pour les menottes.</p> - -<p>Il rit à son tour, d’un rire qui semblait venir d’un petit -chatouillement du fond du gosier, et laissa glisser ses prunelles de -côté, à la chinoise.</p> - -<p>—Eyah! vieux frère, il n’y a que deux choses divines au monde, deux -plaisirs dignes des dieux que nous sommes: l’amour, n’est-ce pas?... et -quel est l’autre?</p> - -<p>Et il étouffa la réponse dans un bizarre gloussement de langue chinoise, -annamite ou cambodgienne, voire chame ou birmane, car je ne sais jamais -au juste à quel idiome asia<span class="pagenum"><a id="page_304">{304}</a></span>tique il emprunte, de temps à autre, les -mots sans suite qu’il gargouille dans la gorge ou mâche entre les dents.</p> - -<p>Je dois avouer que Moutier a manifesté un contentement modéré de son -retour. Il y a entre eux une telle dissemblance d’architecture morale -que leur voisinage jure toujours un peu. Moutier est une de ces bâtisses -sur fond rocheux, où les assises se soudent tout naturellement, d’un -équilibre en quelque sorte parlant, à la masse éternelle. Vigel est un -de ces travaux d’art jetés sur les limons d’Asie. La civilisation -enfonce des piliers qui, à un moment donné, ne bougent plus, parce que -leur glissement remuerait trop de choses molles. Mais, pour faire pont, -pour franchir les hiatus, tout le reste de l’architecture est aérien, -étrangement enchevêtré, en sorte qu’en certains points on ne sait plus -bien comment l’on est suspendu; et, si l’on vient à regarder en dessous, -à percevoir la surface aux fluidités inquiétantes, on peut être -troublé!... Mais comme c’est amusant, pour l’homme du métier, qui tient -cette traîtrise dans ses formules!<span class="pagenum"><a id="page_305">{305}</a></span></p> - -<h3><a id="XIV-b"></a>XIV</h3> - -<p>Un incident inattendu a failli rendre tragique cette mésintelligence.</p> - -<p>Il faut dire que le bulletin météorologique de Chang-préah laisse -prévoir des orages. La fin de la saison sèche approche, et les -brouillards de la nuit ont disparu. Vers la fin de l’après-midi, de -larges nuages montent, comme des cerfs-volants noirs, et, sous leur -ombre, la peau du marais semble frissonner de terreur.</p> - -<p>A l’horizon, des éclairs, lointains et silencieux, illuminent les -ténèbres précoces d’une phosphorescence intermittente d’ampoules -bleuâtres. Qu’il y ait, sur les nerfs de tous,<span class="pagenum"><a id="page_306">{306}</a></span> des actions fâcheuses -et, dans l’ambiance de la popote, des tensions grosses d’étincelles, -comment s’en étonner?</p> - -<p>Donc, ce matin, nos cinq contremaîtres européens—nous avons enterré un -des leurs, il y a trois jours, un bon gros garçon, parti un peu vite, et -cela avait provoqué plus d’émotion qu’à l’ordinaire, à cause de cette -rapidité d’abord, et aussi parce qu’on savait qu’il laissait à Saïgon -toute une famille à rapatrier—les cinq blancs qui nous restent pour -assurer la surveillance des caïs indigènes, sont entrés dans le bureau -de Moutier.</p> - -<p>J’étais assis à côté d’André, et en train d’étudier avec lui le levé au -centième du kilomètre 84. A la mine des cinq hommes alignés, il était -évident qu’il fallait s’attendre à quelque réclamation, ou à pis.</p> - -<p>C’est Dumoulin, le surveillant de mon secteur, qui prit la parole en -leur nom. Ce mari légitime d’une congaïe indigène est un gaillard très -sec et très brun, qui porte la chevelure en brosse comme un Cambodgien, -et dont j’apprécie, pour leur action sur les Asiatiques, les manières -fines, froides, un tantinet indolentes. D’une voix volontairement -correcte, il exposa que la vie au marais présentait, pour<span class="pagenum"><a id="page_307">{307}</a></span> ses camarades -et lui, des dangers et des fatigues, non prévues à leur contrat, et -qu’ils ne pourraient la continuer à ce prix. Puis, s’échauffant, il -rappela que Grondet était mort, que Masson était mort, que Duloc, que -Thory... et qu’une casse comme celle-là, il fallait la payer. Il y avait -bien l’indemnité de mille piastres pour les veuves, inscrite au contrat, -mais ce n’était plus suffisant...</p> - -<p>Ici, Moutier l’interrompit sans le moindre geste d’impatience, mais du -ton de quelqu’un décidé à ne pas laisser traîner une affaire.</p> - -<p>—Enfin, que demandez-vous?</p> - -<p>—Cent piastres de plus par mois, pour les mois passés à Chang-préah... -étant entendu que les mois écoulés seront rappelés... et, comme -versement aux veuves, en cas de décès, mille piastres de supplément.</p> - -<p>Moutier resta muet un instant, se contentant de dévisager le groupe. -Sous le regard, ils parurent d’abord gênés, puis, un peu grondants... -Dumoulin s’écria, avec un mauvais son dans la voix:</p> - -<p>—Je vous ferai remarquer, monsieur, que le total de nos demandes -représente à peine les dépenses qu’a occasionnées le séjour de madame -Vallery.<span class="pagenum"><a id="page_308">{308}</a></span></p> - -<p>Ici, je crus devoir intervenir.</p> - -<p>—Dumoulin, ce n’est pas à vous à jeter dans cet entretien le nom de -madame Vallery, et vous ne devriez pas oublier...</p> - -<p>Il se tourna vers moi, et, avec fermeté:</p> - -<p>—Pardon, monsieur de Tourange, j’ai la plus grande reconnaissance -personnelle, soyez-en sûr, à madame Vallery. Mais il ne saurait être -question ici de sentiments personnels, car ce n’est ni avec vous ni avec -monsieur Moutier, en somme, que nous avons à traiter, mais avec monsieur -Vanelli; et avec celui-là, n’est-ce pas, c’est dent pour dent, œil pour -œil... payant, payant!</p> - -<p>Moutier s’était levé, très calme. Voyant la figure de nos hommes, je -supposais qu’il allait éviter de les heurter de front, user de quelque -éloquence dilatoire, promettre d’écrire à Battambang, d’appuyer leur -réclamation... J’aurais dû mieux le connaître. Du geste il montra la -porte.</p> - -<p>—Vous pouvez vous retirer. Vous avez ma parole que votre demande sera -accordée. A la prochaine paie, le rappel vous sera fait.</p> - -<p>Une victoire aussi soudaine ne laissa pas de les déconcerter quelque -peu. Ils ouvrirent leurs yeux tout ronds pour contempler Moutier,<span class="pagenum"><a id="page_309">{309}</a></span> -virent à son air que la réponse était péremptoire. Dumoulin murmura: -«Merci, monsieur l’ingénieur», et ils s’éclipsèrent sans autre -manifestation.</p> - -<p>Dès qu’ils eurent refermé la porte, je ne pus m’empêcher de m’écrier:</p> - -<p>—Pourquoi n’avoir pas essayé de parlementer?</p> - -<p>—Pourquoi? me dit Moutier avec une violence inattendue; parce qu’ils -ont raison.</p> - -<p>Il répéta, détachant les syllabes:</p> - -<p>—Ils ont raison! Oui, ils ont raison. La vie d’un homme doit se -payer... Que voulez-vous que j’aille répliquer à ces gens qui me -numérotaient des cadavres?... Que je réponde par la liste des -actionnaires du Siam-Cambodge? Il avait raison, le Dumoulin: œil pour -œil, dent pour dent, «tant pour tant», comme dirait l’Herr Graf von -Faulwitz.</p> - -<p>—Cependant...</p> - -<p>—Cependant quoi? Qu’il y a la gloire du sacrifice, le beau mysticisme -qui vous est cher, de l’immolation à l’«œuvre»? Eh oui! quand on est ce -que nous sommes, des maîtres ouvriers, des chefs, on peut se payer de -cette somptueuse monnaie-là. Ceux-là... ils ont le cerveau que les -Vanelli leur ont fabri<span class="pagenum"><a id="page_310">{310}</a></span>qué. Ils ont le droit d’exiger que tout soit -compté en bonnes piastres tin-tin, et si les vieilles pièces creuses ont -encore cours quelquefois chez eux, ce n’est vraiment pas la faute aux -banquiers de ce monde!</p> - -<p>—Vous avez raison. Mais, comment ferez-vous ratifier par Battambang les -assurances données à ces braves gens?</p> - -<p>Il sourit et, clopinant, alla prendre sa canne dans un coin de la pièce.</p> - -<p>—Oh! ceci est une autre affaire, et de ce pas je vais la traiter avec -Vallery. Si vous voulez continuer d’éplucher ce carnet, dans une heure -au plus, je suis de nouveau à vous.</p> - -<p>Effectivement, trois quarts d’heure plus tard, je le voyais revenir, la -mine guillerette, et se rasseoir, en sifflotant, devant la feuille -déployée du lever.</p> - -<p>—Vous avez eu gain de cause?</p> - -<p>—Cette question! fit-il. Bien sûr!</p> - -<p>—Vallery n’a pas laissé écorcher son patron sans crier?</p> - -<p>—Non, mais j’ai employé l’argument décisif.</p> - -<p>—Je serais curieux de savoir lequel!</p> - -<p>—Je l’ai prié d’écrire à Vanelli, au cas où cela deviendrait -nécessaire, d’écrire de ma part à moi, Moutier, que si j’étais mis dans<span class="pagenum"><a id="page_311">{311}</a></span> -l’obligation de faire honneur à mes engagements sur mes propres deniers, -je me trouverais ruiné; et que, si j’étais ruiné, je prenais un autre -engagement que j’aurais non moins à honneur de tenir, et qui était de -lui brûler la figure, à lui, Vanelli!</p> - -<p>—Bigre! Et qu’a dit Vallery?</p> - -<p>—Rien. Il a lu dans mes yeux que c’était sérieux, et s’est engagé à -avoir les fonds de Battambang avant huit jours.</p> - -<p>Et, sur ces mots, nous reprîmes, le cœur à l’aise, nos petits calculs de -pentes et de cubages; et, de la journée, nous ne reparlâmes plus de -l’incident.</p> - -<p>Mais, le soir à la popote, Vigel, qui avait déjeuné sur son terrain, -nous aborda avec quelque chose aux lèvres comme:</p> - -<p>—Il paraît que les contremaîtres ont fait chanter le vieux pirate! Ils -ont bien agi! Je le leur ai dit d’ailleurs, je le leur avais dit -auparavant.</p> - -<p>Je crus que Moutier allait lui sauter à la gorge.</p> - -<p>—Vous me ferez le plaisir de vous abstenir dorénavant de ces conseils!</p> - -<p>Vigel le regarda de côté, sans la moindre émotion.<span class="pagenum"><a id="page_312">{312}</a></span></p> - -<p>—Mais oui, ils ont bien agi... et, de plus, ils vous ont donné -l’exemple. Ce qu’ils ont fait, vous auriez dû le faire pour votre -compte, mais il y a six semaines, en pleine saison sèche. Maintenant, -parbleu, il est trop tard! Avec tous ces éclairs qui se montrent comme -des ventres de gros poissons pourris, on peut compter sur la pluie avant -huit jours. La belle avance, en vérité! Elle n’emportera pas, bien sûr, -vos arches, ni ne fondra votre ballast; tandis que le travail arrêté il -y a un mois ou deux, alors que tout sortait à peine du limon primitif, -où l’eau du ciel l’aurait immédiatement replongé...</p> - -<p>La figure de Moutier s’était empourprée violemment pendant tout ce -discours, puis était devenue d’une pâleur de mort.</p> - -<p>Il fit un pas vers Vigel et, du même ton qu’il avait dit aux autres: -«Vous pouvez vous retirer», il articula:</p> - -<p>—Ah! vous croyez qu’il valait mieux arrêter le travail en saison -sèche... Eh bien! je vous avertis que si le travail s’arrête seulement -un jour, d’ici la fin, c’est vous que j’en rendrai responsable, et c’est -à vous que je brûlerai la figure!</p> - -<p>Vigel n’avait pas bougé. Il haussa légèrement les épaules et dit -négligemment:<span class="pagenum"><a id="page_313">{313}</a></span></p> - -<p>—Je n’ai pas plus l’air, je pense, d’un meneur de grèves que vous d’un -tireur de massacre. Et si vous voulez éviter des incidents sur le -chantier, vous ferez bien mieux d’en mettre à la porte le Père et le -bonze, la robe noire et la robe jaune...</p> - -<p>Je ne sais comment aurait tourné cette querelle, si l’entrée de Fagui -n’avait fait diversion.</p> - -<p>Fagui s’était prise d’une affection bizarre pour Vigel et le suivait, -comme un chien, quand il faisait son va-et-vient sur la voie. Depuis son -retour, Vigel avait le service de la traction, et il prétendait même, en -riant, que Fagui lui était d’un grand secours, et deviendrait, avant -peu, un chef de gare de premier ordre. Et je ne serais pas, au surplus, -très étonné qu’une certaine jalousie de cette préférence de la folle, -soit entrée dans l’animosité de Moutier à l’égard de mon acrobatique -«vieux camarade».<span class="pagenum"><a id="page_314">{314}</a></span></p> - -<h3><a id="XV-b"></a>XV</h3> - -<p>Vigel, au sortir de la popote, glissa son bras sous le mien.</p> - -<p>—Avez-vous entendu ce pauvre Moutier? Mais, celui qui cessera le -travail avant la fin, le malheureux devrait bien demander au docteur de -le lui désigner!</p> - -<p>Je m’arrête net et saisis mon homme aux épaules. Il arrive de la ville, -lui; les horreurs de nos physionomies marécageuses ont dû lui sauter aux -yeux! Au jour le jour, on ne se rend pas compte; on ne voit pas la vie -se retirer lentement, pas plus que nous ne pouvions voir décroître l’eau -du marais, et, petit à petit, les fonds crevassés apparaître...<span class="pagenum"><a id="page_315">{315}</a></span></p> - -<p>Et c’est vrai pourtant que la mine de mon pauvre André n’est pas -brillante, que sa jambe tire de plus en plus vilainement! Il s’obstine à -marcher, mais, le soir, la plaie suppure, et je sais d’autre part qu’il -a caché de durs accès de fièvre, et que le docteur l’invita, presque en -colère, à se faire porter en litière, s’il voulait continuer à circuler. -Objurgation vaine, d’ailleurs... Ah! non, pas celui-là, pas le meilleur -de l’équipe!</p> - -<p>—Voyons, Vigel, vous le trouvez si bas, vous qui ne l’avez pas vu de -quelque temps?</p> - -<p>—Lui? Il n’en a pas pour quinze jours. Et, d’ailleurs, la robe noire du -Père commence à tourner autour... C’est un signe qui ne trompe guère.</p> - -<p>Mensonge! mensonge injurieux que ces misérables paroles. Moi, qui -connais Moutier, je sais, je suis sûr, que, dussent être exacts ces -tristes pronostics, dût approcher le pas de la Camarde, il ne -souffrirait pas que soit fraudé par ce piétinement menaçant le rythme -loyal des intelligences! Que Vigel, à la rigueur, puisse arguer de sa -bonne foi, et, jusqu’à un certain point, de la logique des apparences, -soit... Oui, c’est indéniable, Moutier, jadis peu enclin à la tendresse -envers les hommes de<span class="pagenum"><a id="page_316">{316}</a></span> Dieu, de n’importe quel pays du monde, marque, -depuis les jours d’épreuve, au Père du May, une déférence extrême et une -gratitude se traduisant par des entretiens sans doute plus prolongés que -ne l’exigeraient les strictes relations de service. C’est indéniable... -mais quoi de plus naturel?</p> - -<p>Comment un homme tel que Moutier, qui a épuisé sa vie d’ouvrier au -service d’une entreprise mondiale éparpillée, fragmentée, encore dans le -désordre des fondations, si incertaine et si pulvérulente qu’il faut, -pour y établir de la cohérence, une foi en quelque sorte enragée; -comment cet homme ne serait-il pas séduit par cet autre impérialisme -universel, précis, méthodique, convergent, dont la silhouette obscure du -Père affirme ici l’indéfectibilité? Comment lui, le passager de ce -vaisseau, dont on peut sentir à certaines minutes l’emportement -somptueux, mais à qui n’apparaissent, d’autres fois, que des feux -changeants, à droite, à gauche, qui sont peut-être des feux de -naufrageurs, ne frémirait-il pas, en voyant passer, à côté de lui, le -sillage inexorablement tendu, la proue vers l’étoile éternelle, de la -barque de Pierre, si funèbre, si silencieuse, si fantômale que -l’apparition puisse être dans la nuit!<span class="pagenum"><a id="page_317">{317}</a></span></p> - -<p>Oui, c’est cela! Moutier, employeur d’hommes, et le Père, employeur -d’hommes, se sont rencontrés à pied d’œuvre, et s’estiment pour des -qualités professionnelles communes.</p> - -<p>Et pourtant, et pourtant...</p> - -<p>Me voici seul dans ma sala, seul, dans le grand silence de la nuit -orageuse, avec pour toute lumière humaine, ce photophore où viennent -s’écraser mille bestioles éperdues; et me voici troublé jusqu’aux -entrailles, comme si c’était une part de moi-même qui se jouait dans -cette partie. Passionnément, je voudrais savoir si, oui ou non, le Père -a tenté formellement, l’heure étant proche, d’embarquer pour les -chantiers éternels cet ouvrier de choix, après tant de coolies... A-t-il -forcé l’espèce de mystère cadenassé de cet homme que j’aurais aimé à -voir mourir, comme un coffre-fort sombré, avec tous ses trésors à jamais -enfermés, et ne livrant, jusqu’à la dernière minute, que le défi de sa -géométrique carrure?</p> - -<p>Voyons, c’est par le cerveau, certainement, que le prêtre a dû commencer -son délicat travail de serrurier... Il a dû, comme en se jouant, -n’éveillant pas les méfiances, essayer des clefs ordinaires de la -logique... Mais je n’ai pas d’indices révélateurs, pas d’empreintes -authenti<span class="pagenum"><a id="page_318">{318}</a></span>ques!... Je me souviens seulement d’une fin d’entretien à -laquelle il me fut donné d’assister, par hasard, parce que je me -trouvais en forêt, sur ce chemin longeant la voie où je m’étais promené -avec Moutier, où Moutier faisait sonner du fer de sa canne les vieilles -dalles khmères, et où les futaies adjacentes claustraient nos minces -silhouettes de promeneurs diserts, comme entre les deux parvis d’une -allée de buis géants! Et c’était justement cette canne de mon ami qui, -cette fois-là, était en jeu, cette canne bizarrement affectionnée, qui -est faite d’un ancien fléau de balance chinoise.</p> - -<p>Le Père l’avait entre les doigts et il montrait les singulières -incrustations de clous de cuivre qui la constellaient, et qui, pour mes -yeux profanes, n’étaient rien qu’une curieuse, voire baroque -ornementation. Et le Père disait à peu près: «Voici une graduation dont -les chiffres vous sont inconnus, et, certes, une poissonnière de France -ne saurait s’en servir du premier coup. Cependant un Chinois fait avec -elle de bonnes pesées, et elle est, en somme, une traduction passable de -la loi universelle du levier. Vous qui avez une connaissance de cette -loi très supérieure, très épurée de toute réalisation matérielle, vous -arriveriez beaucoup<span class="pagenum"><a id="page_319">{319}</a></span> plus vite que notre poissonnière à utiliser ce -fléau. Néanmoins, vous restez bien persuadé qu’il existe, de la loi du -levier, une traduction, une adaptation à nos besoins, plus judicieuse -que toutes les autres; la vôtre, celle du système métrique... Méditez ce -petit apologue, mon cher ami. Je crois qu’il peut s’appliquer assez bien -à la variation des rites religieux.» Et je me souviens que Moutier -reprit sa canne avec un long sourire, et que, du bout de l’ongle, près -de la poignée, tout contre les clous énigmatiques, il traça dans le -vernis une croix minuscule, «pour se rappeler, dit-il, l’apologue à -l’occasion».</p> - -<p>Mais, par ailleurs, non, je ne sais rien. Je n’ai pas le droit de -supposer que le Père a exécuté de plus rudes attaques sur la serrure... -Moutier est resté le même, vis-à-vis de moi, loyal et taciturne, solide -et sans éclat... le même. «Quand la robe noire voltige autour, c’est un -signe qui ne trompe guère...» Je n’ai jamais entendu sur les lèvres de -Moutier une plainte, un cri d’anxiété, surpris sur son visage un -tressaillement. Il regarde sa jambe ravagée du même œil indifférent que -les bouquets de buissons que la sécheresse a cautérisés, déchiquetés sur -les bords du marais.<span class="pagenum"><a id="page_320">{320}</a></span></p> - -<p>Et voilà que c’est moi qui me mets à tressaillir, longuement, -invinciblement, à crier d’angoisse!</p> - -<p>Imbécile, qui n’ai rien vu, rien deviné, rien compris, et surtout rien -fait. Ce Père est meilleur laboureur que moi, qui sait que l’heure -menaçante pour la <i>récolte</i> n’est pas celle de la brume et des fumées -opaques, mais celle de la grande sérénité glacée... Quand l’œil et la -pensée de l’homme sont trop lucides et dispersent les vapeurs de la vie, -c’est alors qu’il faut trembler... Et moi, je tremble; oui, je tremble, -et mes dents claquent soudain, comme au milieu d’une solitude polaire.<span class="pagenum"><a id="page_321">{321}</a></span></p> - -<h3><a id="XVI-b"></a>XVI</h3> - -<p>Et je ne saurai jamais si le Père a cambriolé l’âme de Moutier, s’il a -ravi les joyaux du coffre-fort trapu pour le compte du céleste Recéleur!</p> - -<p>Un terrible accès de fièvre m’avait cloué au lit, puis un autre, puis un -autre... J’ai grelotté, j’ai transpiré, j’ai déliré, paraît-il... Neuf -jours passèrent ainsi.</p> - -<p>Quand je pénétrai, le dixième jour, dans la sala de Moutier, la bière -était clouée. Elle était en ce bois d’or frais, qui prend très vite à -l’air la couleur du sang. Sur le couvercle était posé un petit crucifix -de cuivre et d’ébène, que j’avais maintes fois distingué sur la poitrine -du<span class="pagenum"><a id="page_322">{322}</a></span> Père. Et celui-ci était debout, dans un coin de la pièce, les mains -dans les manches de sa soutane, les yeux baissés, les lèvres orantes.</p> - -<p>Nous mîmes André Moutier en terre dans l’enclos des palmiers à sucre et -des lianes à belles grappes violettes, à trois mètres à peu près de Just -Barnot. Et, comme les orages avaient crevé pendant mes jours de fièvre, -comme il avait plu abondamment, une herbe merveilleusement verte et -serrée avait poussé. Et elle enveloppait, dans un même manteau -miséricordieux, la fosse fraîche et celle qui, déjà, sous les -dégradations climatériques, avait l’air d’une vieille, très vieille -chose.<span class="pagenum"><a id="page_323">{323}</a></span></p> - -<h3><a id="XVII-b"></a>XVII</h3> - -<p>Le surlendemain, la première locomotive roula sur le kilomètre 83. Les -derniers tire-fonds avaient été mis en place, la veille, et dans la -matinée, Bob Findlay, le nouvel Éliacin de l’équipe, avait vérifié -lui-même, une par une, toutes les éclisses. De bout en bout, il y en -avait cent vingt-cinq par rail, et la voie était double; et en outre, -vers le milieu de la digue, on avait profité d’un élargissement du seuil -rocheux pour poser des aiguilles et établir un embryon de voie de -garage. Car, à cette espèce de rond-point, nous avions reconnu l’amorce -d’une substruction coupant en croix la première; et c’était une idée de -Vanelli<span class="pagenum"><a id="page_324">{324}</a></span> qu’on pourrait partir de là, plus tard, pour obturer les arches -de passage des hautes eaux et entreprendre l’asséchement du marais. -Sitôt après la sieste, afin que tout fût terminé pour la pluie -quotidienne de quatre heures, nous nous rendîmes, tous les Européens et -le Père et Fagui avec nous, au pied du poteau limite. Un bouquet de -drapeaux tricolores ombrageait l’écriteau, où était peint de frais, en -lettres bleues sur fond blanc, le chiffre 83, et la disposition en -éventail des hampes donnait à l’ensemble, de loin, le profil d’un de ces -palmiers qu’on appelle à Saïgon, arbres du voyageur.</p> - -<p>Les coolies avaient été rassemblés le long de la voie. Ils étaient -assis, l’air indifférent, et quelques-uns jouaient une façon de jeu -d’osselets avec les petites brisures des cailloux du ballast. Mais -Dumoulin cria des mots indigènes, et les caïs, le rotin haut, firent -aligner leur monde sur deux lignes, dès que la locomotive parut à -l’entrée de la digue.</p> - -<p>C’était Vigel qui conduisait celle-ci. Vigel avait, pour la -circonstance, arboré un «blanc» de gala, ajusté sur son torse comme une -écorce de jeune bouleau. Ses mains étaient gantées de blanc et une -mousseline blanche avait remplacé, sur son casque, l’habituelle soie -turquoise.<span class="pagenum"><a id="page_325">{325}</a></span></p> - -<p>C’était le plus ancien mécanicien indigène qui avait l’honneur de lui -servir de chauffeur, un vieil Annamite à barbiche et à lunettes, tout -vêtu de soie noire luisante, et qui ne cessait, depuis sa désignation, -de grimacer de vanité et de contentement. Nous vîmes de loin, à la -jumelle, les deux hommes sauter sur le tablier de la machine, et -celle-ci souffler, démarrer et, après quelques tours de roue, stopper. -Nous savions ce que cela voulait dire et que Vigel mettait de la -coquetterie à prendre un départ impeccable, son essieu avant arrêté -juste sur la ligne du poteau 82, lequel, comme le 83, était fleuronné de -drapeaux. Il siffla longuement, puis donna un coup bref. De bout en bout -de la ligne, un silence gagna, dans lequel on entendit, comme les -battements d’un grand cœur, les coups de piston. Alors, à l’autre -extrémité, séparés des coolies par un intervalle vide d’une dizaine de -mètres, nous fîmes joyeusement la haie pour recevoir notre camarade, et -lui, nous ayant aperçus, ralentit l’allure. La locomotive était du type -trapu et ramassé des machines-tenders, et, avec sa cheminée courte sur -le nez, s’avançait un peu comme un rhinocéros. Mais on l’avait -enguirlandée, pomponnée, harnachée, et un collier de jaunes fleurs -d’alabanda<span class="pagenum"><a id="page_326">{326}</a></span>—tout le reliquat des jardins d’Hetty Dibson,—pendait -mirifiquement au travers de sa poitrine noire. A l’instant précis où le -dôme vint à hauteur du poteau pavoisé, Vallery, qui était légèrement en -avant et tenait le bras levé, l’abaissa. Alors, Vigel renversa la vapeur -et, de nouveau, siffla longuement... Et le son parut rebondir -indéfiniment sur l’eau morte, couleur de rouille, au fond de laquelle se -cachait le Gong honteux et vaincu...</p> - -<p> </p> - -<p>Naturellement, nous achevâmes, le soir, de célébrer, comme il convenait, -un tel événement. C’est Findlay qui régla le débouchage des bouteilles -de Champagne, et c’est Vallery qui se chargea de télégraphier à Bangkok -et à Saïgon le bulletin de victoire. Et c’est Vigel qui, pour corser la -note patriotique, et faire taire l’accordéon garibaldien d’un -contremaître piémontais, ouvrit le piano—le vieux piano de la chambre -aux ailes—et attaqua avec décision cet air de Schumann où passe, -masquée, la <i>Marseillaise</i>!<span class="pagenum"><a id="page_327">{327}</a></span></p> - -<h3><a id="XVIII-b"></a>XVIII</h3> - -<p>Mais, il y eut, cela va sans dire, des célébrations plus qualifiées -lorsque put être annoncée l’ouverture au trafic du monde de ce désiré -Siam-Cambodge, tronçon français!</p> - -<p>La date du 14 juillet ayant été retenue par la famille,—la famille -Vanelli—comme la plus congruente pour la cérémonie d’un baptême auquel -le Gouverneur général se réservait d’apporter son parrainage, -l’invitation nous fut transmise d’accélérer, à cette fin, les ultimes -travaux.</p> - -<p>Je crois bien que le comte de Faulwitz, qui vint à Chang-préah en -messager spécial de ladite invitation, prit sous son bonnet de<span class="pagenum"><a id="page_328">{328}</a></span> nous -représenter, en outre, le chic sportif qu’il y aurait, pour nous, à -gagner de vitesse, oui-dà, et à battre sur le poteau-frontière les gens -du tronçon siamois, si fiers de leur avance du début.</p> - -<p>Mais je crois bien aussi que l’aiguillon, manœuvré par ce subtil -banderillero, eût trouvé mon épiderme insensible. Car, à la vérité, le -succès du kilomètre 83 m’avait laissé un peu comme le taureau dans -l’arène, après une trop belle passe de manteau rouge, hébété, ébloui et -reniflant obscurément vers le toril. Une petite phrase du père Vallery: -«Vous n’aurez pas le cœur de me laisser en plan, mon ami», me mit les -fers, et je fonçai décidément, à travers la forêt débroussaillée, pour -le kilomètre 84, puis pour le kilomètre 85.</p> - -<p>Tâche ingrate, au demeurant, quoique, au seul point de vue -professionnel, aisée! Mais je m’ennuyais. Les recrues, comme Bob -Findlay, m’attristaient par leur extrême jeunesse, et je ne voyais -qu’accidentellement mon camarade Vigel, toujours occupé d’organiser la -traction entre Battambang et la troisième rivière et toujours fidèlement -servi, dans cette navette sur la ligne, par l’ombre blanche de Fagui. -D’ailleurs, quand je le rencontrais, il m’as<span class="pagenum"><a id="page_329">{329}</a></span>sommait avec ce qu’il -appelait «sa revanche», ses ténébreux projets à l’égard d’Elsa.</p> - -<p>—Que diriez-vous, par exemple, si la folle—elle adore ces petites -manœuvres—faisait fonctionner l’aiguillage de ce stupide moignon de -voie, qui déshonore la perspective du milieu de la digue? Quel beau -patapouf du train officiel!...</p> - -<p>—Et l’ingénieur Vigel sauverait la jeune héritière qui lui tomberait -dans les bras, cependant que l’odieux mari serait dévoré par les -grenouilles et les serpents d’eau... J’ai vu ce climat rendre des -cervelles tout à fait spongieuses, mon pauvre Henry, si on ne prenait la -précaution de les doucher matin et soir!</p> - -<p>Le temps des orages était passé. Il tombait maintenant, chaque -après-midi, vers quatre heures, une large ondée brève et réglée comme un -arrosage municipal. Mais je n’avais plus le goût des promenades. -Vraiment je ne donnai rien de moi-même et je ne reçus rien dans ces six -semaines. Je n’appris rien, sinon peut-être à m’écheniller -convenablement des sangsues qu’on rapporte à foison des sous-bois -mouillés. Il ne faut pas les arracher, ni les soulever avec la lame d’un -couteau. Il faut frotter une allumette et griller légèrement du côté du -gros<span class="pagenum"><a id="page_330">{330}</a></span> bout, qui est la tête. Alors la vilaine petite chose se met en -spirale et tombe à plat comme un anchois roulé.</p> - -<p>Le 13 juillet tout était paré, comme on dit à bord. L’amour-propre -sportif de M. de Faulwitz aurait lieu d’être satisfait. Notre gare -terminus de Chang-préah dressait le disque rouge de son signal à cinq -mètres de la plaque de fonte du bornage de la frontière que les gens de -Siam pataugeaient encore, à deux kilomètres et demi de là, dans des -bas-fonds gélatineux, désossés, pour leur malchance, de toute digue -khmère!</p> - -<p>A telles enseignes que leurs délégués, poliment invités à la cérémonie -baptismale, durent arriver à dos d’éléphant.</p> - -<p>Ils arrivèrent vers deux heures et demie et alignèrent, face au remblai, -leurs six bêtes, crottées et massives, comme six bastions en terre, et -qui, ma foi, faisaient honorable figure, même au regard d’une -locomotive.</p> - -<p>A côté d’eux, tirailleurs et miliciens, jambières rouges et jambières -bleues, dressaient une haie de parade et maintenaient à distance -protocolaire la foule versicolore et rieuse, où les deux sexes -montraient mêmes beaux habits et même turbulence d’écoliers échappés.<span class="pagenum"><a id="page_331">{331}</a></span></p> - -<p>Car ce n’étaient plus là nos graves, patients et robustes coolies -chinois. On ne voyait que sampots rutilants et chevelures en brosse... -La politique avait voulu ce changement de figuration; la cour de -Pnom-penh ne devait-elle pas accompagner dans ses déplacements le -Gouverneur général? Politiquement, nous avions depuis un mois renvoyé, -par lots, dans leurs foyers, les têtes nattées du Père du May, et -réinscrit sur nos contrôles les ouailles d’A-ka-thor. Politiquement, -tous nos vieux amis de la bonzerie se tenaient là, somptueux et dignes, -le crâne rasé de frais, le talap à la main, entourés de vénération et de -respect. Il en arrivait de minute en minute. Toute la matinée, le -marais, officiellement désensorcelé, n’avait cessé d’être sillonné de -pirogues légères et pointues, véhiculant de minuscules pagayeurs, tout -un banc d’école de petits Cambodgiens, aux longs cheveux noirs couronnés -de fleurs, et à l’arrière, assis, jambes croisées, dans une sainte -attitude de Bouddah sur son lotus, le talapoin magister...</p> - -<p>La robe noire du prêtre français ne faisait pas tache insolite dans le -groupe safrané. Le Père du May était parti depuis six jours, avec le -dernier convoi de ses chrétiens.<span class="pagenum"><a id="page_332">{332}</a></span></p> - -<p>Le train officiel entra en gare, après l’ondée, comme l’aiguille de nos -montres, à défaut d’un cadran de la Compagnie, marquait quatre heures -trente.</p> - -<p>Il donnait, par sa longueur, une flatteuse idée de la capacité du trafic -du Siam-Cambodge. Il contenait le Gouverneur général, son état-major, -son cabinet, le Résident supérieur et son secrétariat, le comte Vanelli -et son escorte, quatre marins armés, pantalonnés à la «pied d’éléphant» -et discrètement étiquetés «Lotus blanc» sur le ruban de leurs chapeaux, -Sa Majesté Cambodgienne et sa suite, ses épouses et ses danseuses, son -ministre des Travaux publics, les musiciens de ses danseuses, et -l’innumérable armée de la valetaille préposée aux soins de la -nourriture, de la ventilation et du couchage. Du wagon central, aux -portières fleuries et pavoisées, descendit, la dernière, Elsa de -Faulwitz, seule robe du cortège.</p> - -<p>On ne pouvait songer à loger tout ce monde dans les bâtiments de la -gare, et moins encore dans les huttes sur pilotis du village de -Chang-préah. Mais Vallery avait pris l’initiative d’une séduisante -combinaison.</p> - -<p>Près du village existaient des ruines khmè<span class="pagenum"><a id="page_333">{333}</a></span>res, quelques parcelles de ce -trésor archéologique dont toute la région garde le mystérieux dépôt. -Vallery en avait fait aménager les moyens d’accès et nettoyer les -abords, et c’est là que devaient être installées tentes et baraques de -fortune, ainsi que la table du banquet. L’assistance s’y rendit -aussitôt. Le sol du chemin était sablé et bordé de buissons garnis de -passiflores sauvages. Aux troncs des arbres voisins étaient accrochées, -à l’imitation, semblait-il, des orchidées de la forêt, des bouquets soit -de petits drapeaux tricolores, soit de ces pavillons, familiers à la -mâture du <i>Lotus</i>, et que Moutier appelait irrespectueusement chiffons -roses... Il faisait doux, un temps bleu de fête galante. Madame de -Faulwitz riait bruyamment au bras du Gouverneur.</p> - -<p>Quand on atteignit l’emplacement annoncé, il s’éleva un cri général -d’admiration et aussi un concert de louanges à l’adresse de Vallery pour -sa trouvaille de ce bijou de décor.</p> - -<p>Au premier plan, une façon de vaste pelouse, où se prélassaient dans -l’herbe drue, comme des bêtes au pacage, de prodigieux animaux de -pierre: lions à mufle carré, garrudas au bec en pioche, éléphants -érigeant la trompe pour le barrissement. En portants latéraux, des<span class="pagenum"><a id="page_334">{334}</a></span> -arbres d’une ancienneté d’écorce et d’une puissance d’ombre sans -rivales, des géants aux troncs tordus qui remuaient leurs feuillages -comme de noirs paquets de chaînes, et derrière eux, à l’infini, tout le -bleuissement mystérieux de la forêt. En fond, l’amoncellement des ruines -elles-mêmes, qui semblaient avoir été bâties sur une colline -artificielle. Le grès de leurs blocs, d’une couleur de cendre verdie, -s’argentait à souhait dans le coup de lumière du soleil. Une famille de -singes gris, du même gris patiné de vert que les pierres, y révéla son -existence de locataires à notre approche. Une main aux racines -serpentantes, la tête tournée vers nous, ils escaladèrent, sans trop -d’émoi, la colline, pour nous céder la place.</p> - -<p>Nous consacrâmes une bonne heure à l’exploration des ruines. L’essentiel -de leur dessin primitif paraissait être une sorte de cloître en -quadrilatère, entourant une tour centrale exhaussée. Le cloître, couvert -d’une étroite voûte en encorbellement, abritait des vestiges de -sculptures en bas-relief, où les érudits de notre compagnie -s’ingéniaient à retrouver des illustrations d’épisodes du Râmayana. -D’autres sculptures, principalement de personnages féminins à la taille -étranglée, aux seins ronds<span class="pagenum"><a id="page_335">{335}</a></span> et à la chevelure savante, décoraient la -paroi extérieure, dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de -pierre, tournés comme des pieds de table, d’un fort curieux effet -ornemental.</p> - -<p>La tour centrale était carrée à la base et se terminait par une -juxtaposition d’assises, dont le profil d’ensemble en hauteur avait dû -rappeler assez bien celui d’un quartier de fruit. Sur les quatre faces -de la base étaient taillés quatre visages colossaux, dont il n’était -plus possible de reconnaître l’identité, tant ils étaient ravagés par la -foudre et le temps.</p> - -<p>Un seul n’avait pas subi de trop cruelles atteintes; mais, un jeu de la -végétation dans les orbes de ses yeux aveugles et un ébrèchement -accidentel de sa lèvre inférieure contribuaient à lui donner une -expression de mélancolie farouche et quasi surhumaine.</p> - -<p>Cette note mélancolique, aussi bien d’ailleurs que les volètements -lugubres des chauves-souris sous les voûtes du cloître, était -heureusement sans répercussion sur l’humeur de notre compagnie, -laquelle, au contraire, était gaie, très gaie.</p> - -<p>Vanelli ne cessait de plaisanter gaillardement Sa Majesté Cambodgienne -sur les bonnes fortunes de son dernier séjour à Montmartre.<span class="pagenum"><a id="page_336">{336}</a></span></p> - -<p>Cependant, le soleil déclinant, chacun s’occupait de son aménagement -pour la nuit. Je vis éclore, miraculeusement, au milieu de la pelouse, -une grande tente doublée de soie jaune, d’où sortaient de violents -parfums, et devant laquelle les matelots du <i>Lotus</i> vinrent monter la -garde.</p> - -<p>Vallery vaquait, en bon majordome, aux soins du banquet, s’affairait au -déballage des caisses, à la frappe des bouteilles dans la glace, -pressait les boys, bousculait les <i>bebs</i>, essuyait, d’une serviette de -table, ses cheveux gris ruisselants.</p> - -<p>Il fut payé de ses peines, car ce premier banquet—le programme du -pique-nique comportait deux jours pleins de réjouissances—ce premier -banquet fut, en tout point, réussi: champagne, paniers de fraises, -corbeilles de mangues et de sapotilles, guirlandes de roses sur la -nappe, félicitations, congratulations et discours.</p> - -<p>Le Gouverneur général prononça des paroles. Je trouvai qu’elles ne -correspondaient pas exactement... à quoi? je n’aurai su le dire... mais -elles ne correspondaient pas...</p> - -<p>M. le Gouverneur parla beaucoup des vivants et un peu des morts. Il est -très difficile<span class="pagenum"><a id="page_337">{337}</a></span> de parler heureusement des morts devant ceux qui les ont -vus mourir. Et c’est pourquoi, sans doute, il me semblait que l’orateur -ne traitait pas la question... Mais peut-être les sangsues -m’avaient-elles aigri le caractère, dans ces dernières semaines.</p> - -<p>Il y eut, quand le Gouverneur se rassit, des hourrahs, des -applaudissements et de longs tintements de coupes. Madame de Faulwitz, -les yeux étincelants, riait et jeta une rose, par-dessus la table, au -nez de son père.</p> - -<p>Après le café, on se rapprocha des ruines. Les petites danseuses -royales, après qu’on eut cousu sur elles leurs vêtements d’or, entrèrent -dans le mouvement de la danse. Un cercle de musiciens, assis à terre, -entre elles et nous, tapait sur des tympanons, soufflait dans des flûtes -et frottait des cordes...</p> - -<p>A la longue, une sorte de vertige s’emparait de vous, à voir ces rats -dorés sortir des pierres, à l’appel de ces évocateurs infernaux, y -rentrer, en ressortir, courir sur place.</p> - -<p>A un moment donné, un beau feu de bengale illumina tout l’arrière-plan -de la scène. Des coins de feuillage tombaient sur sa clarté rose, et -c’était comme le déploiement d’un immense étendard vanellien!<span class="pagenum"><a id="page_338">{338}</a></span></p> - -<p>Dans l’intermède, je m’approchai de Vallery.</p> - -<p>—Je vous fais mes adieux, lui dis-je.</p> - -<p>—Vous vous retirez déjà?</p> - -<p>—Je ne me retire pas, je pars.</p> - -<p>Il parut ne pas comprendre.</p> - -<p>—Vous partez? Pour où?</p> - -<p>—Pour ma sala, ce soir; pour Saïgon demain; pour la France dans huit -jours.</p> - -<p>—Mais, pourquoi si brusquement? Vous ai-je... bredouilla-t-il, vous -a-t-on...</p> - -<p>—Voyons, dis-je en souriant, ne me suis-je pas engagé comme un soldat, -pour la durée de la guerre? La guerre est finie, ce me semble. N’est-ce -pas une victoire qu’on célèbre ce soir?</p> - -<p>Cette fois il ne répliqua rien. C’était, j’imagine, une sagesse que lui -avait inculquée Hetty Dibson, que d’éviter les paroles vaines, quand -quelqu’un dit: «Je m’en vais!»</p> - -<p>Il tortillait doucement sa barbiche argentée, et ses regards scrutaient -l’arrière-fond de mes prunelles. A la fin, il poussa un léger soupir et -me tendit la main.</p> - -<p>—Adieu, Tourange!</p> - -<p>Mon poney m’attendait tout sellé, attaché par la bride à un poteau de la -gare. Je lui rendis la main, et il partit au galop, énervé par l’odeur -des éléphants. Le ciel était clair.<span class="pagenum"><a id="page_339">{339}</a></span> J’épiais, tout en chevauchant, les -apparitions et les disparitions de la lune dans les cimes, une lune au -premier quartier, fine et sans taches... Il y a un arbre, dans la forêt, -dont la fleur a tout à fait cet aspect de griffe blanche.<span class="pagenum"><a id="page_340">{340}</a></span></p> - -<h3><a id="XIX-b"></a>XIX</h3> - -<p>Et l’aube vint, comme une bulle d’or qui, dilatée, aérienne, -frémissante, emplit un instant tout l’espace, puis creva dans l’azur -sans fond. Le marais de bronze devint d’or, d’or pâteux ondé de grandes -couleurs roses... Et la lumière recommença de pleuvoir.</p> - -<p>De là-bas, dans le sud-est, de la rive argileuse, où poussent les trams -dont l’ombre est légère, je la regardais battre, asperger, inonder à -grandes nappes éblouissantes l’assise du kilomètre 83. Je voulais que -mes yeux s’emplissent de cela...</p> - -<p>Cela, ce n’était pas beau—au sens chéri des esthéticiens—avec ce -profil court sur<span class="pagenum"><a id="page_341">{341}</a></span> pattes de crémaillère renversée. Mais, c’était notre -œuvre.</p> - -<p>Nous avions coulé de bon béton, nous avions lié de bon fer, nous avions -encastré de bonnes pierres, nous avions conjuré le mauvais limon... -C’était droit, net, d’un trait, comme notre volonté tendue, comme les -lignes de nos épures. C’était plat comme une table, et cela portait tout -le bouquet resplendissant du ciel. Et je savais que c’était solide, -durable, pas en toc. Je prêtais l’oreille au bruit sourd des hautes -eaux, des fluidités fangeuses qui tournaient autour des piliers. Et -j’étais sûr qu’il ne pouvait rien contre elle, ce frottement flasque et -sournois: j’étais content, c’était notre œuvre.</p> - -<p>Dieu! qu’elle nous avait coûté de soins et de peines! Du sang aussi... -Du sang vraiment? Pas assez de sang... Que sont quelques gouttelettes, à -peine grosses comme ces fleurettes rouges qui couvrent des kilomètres du -marais? Ah! si notre ciment en était imbibé, pétri, comme l’œuvre serait -plus belle, plus rose, plus indestructible... N’importe, je suis -content!</p> - -<p>Comme l’homme qui a bâti sa demeure, comme l’artiste qui a buriné le -bronze sorti du moule, comme l’époux qui se réjouit du sein<span class="pagenum"><a id="page_342">{342}</a></span> gonflé de -l’épouse, je suis content. Je lève les bras en signe d’allégresse, une -grande joie me prend aux entrailles. L’œuvre est là, et elle porte ma -survie, le tout petit enfant de mon éternité, agrippé et suçant la -lumière à son flanc. Dites-moi, vous tous qui courez, qui sautillez, qui -vous tordez le cou, cherchant la joie, en est-il une autre? Mensonge! Il -n’est qu’une plénitude...</p> - -<p>Allons, rions, dansons! Comme David devant l’arche, pleine de l’Éternel, -comme les petites robes d’or devant les portiques des ancêtres, comme -les grues antigones devant la splendeur de l’œuf de l’astre... dansons! -Qui a fait cela? Nous autres, les hommes, je m’entends, quinze ouvriers -et trois mille coolies.</p> - -<p> </p> - -<p>—Vous paraissez bien joyeux, monsieur de Tourange?</p> - -<p>Elle est là, elle, l’Ennemie, avec sa tête altière et ses yeux obscurs -de revendications. Elle est là... La jeune lumière nacre sa chevelure -massive. La longue ligne blanche de sa robe serpente entre les troncs -argentés, et de grandes lunes d’ombre bleuâtre choient sur le tissu -pâle.<span class="pagenum"><a id="page_343">{343}</a></span></p> - -<p>—Est-ce de nous quitter? Pourquoi partez-vous sans nous dire adieu? -Moi, je tenais à vous dire adieu...</p> - -<p>—Adieu donc, madame... Mais, retournez vite là-bas; votre absence -ferait manquer toutes les fêtes.</p> - -<p>Elle ne bouge pas. Sa main joue distraitement avec le sautoir qui fait -un bruit d’écailles à son col. Au bout du sautoir, il y a un cœur d’or, -un de ces bijoux du pays que les petites filles nues portent comme un -hochet.</p> - -<p>—Pourquoi me parlez-vous comme un mal élevé? Est-ce parce qu’hier soir -je vous ai négligé? Mais, hier, j’appartenais au protocole! J’étais une -horrible chose officielle... Et voyez à quelle heure il faut sortir du -lit, pour vous trouver!</p> - -<p>Maintenant le sourire est à sa bouche, comme la flèche sur l’arc bandé. -Elle fait un pas, étend la main vers le marais éblouissant.</p> - -<p>—Que regardiez-vous donc avec tant d’allégresse?</p> - -<p>—Je me retourne à demi. J’allonge le bras à mon tour:</p> - -<p>—Ceci.</p> - -<p>Elle suit l’indication de mon doigt et fait une moue d’enfant amusé.<span class="pagenum"><a id="page_344">{344}</a></span></p> - -<p>—Ce n’est pas très beau... Mais enfin, puisque cela vous plaît!</p> - -<p>Elle est assez près de moi, pour que je sente son haleine qui rôde, qui -menace, qui étourdit....</p> - -<p>—Mais vous pouvez regarder cela, et ne pas me regarder, moi, d’un air -fâché, en fronçant les sourcils comme devant votre carnet de chiffres! -Pourquoi me regardez-vous d’un air fâché?</p> - -<p>«Pourquoi je vous regarde d’un air fâché, Elsa de Faulwitz aux yeux trop -beaux, aux yeux trop riches? S’ils perçaient les fronts, comme ils -percent les cœurs, les regards de ces yeux, peut-être liraient-ils: -«Pour faire... cela... que vous ne trouvez pas très séduisant, il a -fallu que beaucoup de gens meurent, et moi, je les ai vus mourir. Et -quand vous n’êtes pas là, Elsa, je pense que ces morts sont morts pour -une chose sans nom, sans gloire, sans profit, mais si magnifique!... -Savez-vous le sens de ce mot? Magnifique veut dire: qui fait grand. -Mais, quand je vous vois, vous si éclatante, si fascinante, si superbe, -il me vient cette idée affreuse que nos morts sont morts pour que -monsieur votre père puisse gagner beaucoup d’argent, et servir les -quatre mille<span class="pagenum"><a id="page_345">{345}</a></span> volontés de la toute petite chose que vous êtes, Elsa...»</p> - -<p>Et je prononce le dernier mot seulement: «Elsa...» et je m’arrête... -Elle n’a pas l’air d’avoir entendu, mais, elle doit s’être rapprochée, -car je vois ces yeux grandir. Maladroitement je reprends le ton du «mal -élevé»:</p> - -<p>—En regardant «cela» moi, je pensais aux morts...</p> - -<p>—Si vous pensiez aux morts, pourquoi étiez-vous si joyeux?</p> - -<p>Cette droite réplique me décontenance.</p> - -<p>Elle sent son avantage, et comme un bon combattant s’empresse de -redoubler l’attaque:</p> - -<p>—Je répète ma question: pourquoi regardez-vous, en dansant, le chemin -de fer de Mureiro Vanelli, et, en fronçant les sourcils, la fille de -Mureiro Vanelli? J’ai peur que vous ne soyez injuste et pour mon père et -pour moi, monsieur de Tourange... Il n’y a que deux choses qui aient de -la valeur au monde, l’intelligence des hommes, et la beauté des femmes. -Il y a plus d’intelligence dans la tête de papa que dans tout un -troupeau de fonctionnaires et de subalternes, et, s’il se sert de cette -intelligence pour glorifier la beauté de sa fille, j’ai le droit d’en -être fière... Non, ne soyez pas<span class="pagenum"><a id="page_346">{346}</a></span> injuste... ni ingrat. Si je l’avais -voulu... non, j’allais dire une banalité... Vous êtes intelligent, -certes, mais j’aurais voulu vous donner le goût de la domination, de la -conquête... Qui veut conquérir le monde, qu’il conquière la femme -d’abord!</p> - -<p>Elle parlait, elle parlait... mais, je n’entendais pas son babil. Seul -me touchait l’éclair de ses yeux éclatants, et l’haleine, l’haleine -rôdeuse, l’haleine embaumée...</p> - -<p>Et ma joie, la sainte joie de mes entrailles, ma bonne joie d’ouvrier -agonisait devant l’horrible désir de la prendre, celle-là, de la clouer, -toute frémissante, contre l’œuvre, comme une bête maléfique et -merveilleuse...</p> - -<p>Il y eut, dans ses prunelles batailleuses, comme un éclair de triomphe -et, entre ses dents serrées, comme un grincement. Mais, comme je pliais -sa taille, comme ma bouche forçait ses lèvres, un éclat de rire brutal -nous redressa brusquement et Vigel bondit.</p> - -<p>Je lâchai madame de Faulwitz, et fis un pas vers l’intrus. Une minute, -nous nous regardâmes, presque épaule contre épaule. Il était grand et -souple, mais, je le dépassais en hauteur et en largeur, et je me -rappelais le jour où j’avais si bien lancé le pauvre Moutier<span class="pagenum"><a id="page_347">{347}</a></span> contre les -troncs des trams... Et je me disais que, pour un rien, ce n’est pas dans -cette direction mais dans l’autre, du côté de la fausse pelouse, où l’on -enfonce si bien, que le camarade Vigel serait expédié.</p> - -<p>A deux pas, ayant rajusté son feutre, madame de Faulwitz souriait et -jouait avec son sautoir. Alors, tout à coup, Vigel se retourna vers -elle.</p> - -<p>—Ah! vous en êtes venue à vos fins! Il vous fallait le rouler celui-là -aussi... Joliment bien combiné, le rendez-vous! Mais, halte-là, -j’interviens cette fois... J’interviens dans votre carrière galante.... -Il y a longtemps que j’aurais dû le faire! j’aurais dû vous écraser la -tête, la première fois, vous rappelez-vous, sur la bonne glace du -Peï-ho... ou encore à Saïgon, quand je voulais vous poignarder sur la -belle terre rouge... Elle aurait bien bu le sang!</p> - -<p>Je m’approchai, pour le prendre au collet. Mais Elsa Vanelli, qui -n’avait pas bronché, m’arrêta d’un signe. Elle haussa les épaules et dit -froidement:</p> - -<p>—Dummkopf!</p> - -<p>Puis, avec un rire léger:</p> - -<p>—Oh! tous ces hommes, quels vaniteux! Le voilà qui parle de -rendez-vous. Alors, vous croyez que c’est pour vous, Vigel, ou pour<span class="pagenum"><a id="page_348">{348}</a></span> -Tourange que je suis ici? Non, mon cher, non... Pour qui? Vous voulez le -savoir? Suivez-moi, je n’y vois aucun inconvénient.</p> - -<p>Elle assura le pli de sa jupe, ouvrit son ombrelle et s’en alla -tranquillement, tandis que nous restions sur place, en vérité un peu -penauds. Quand elle eut marché quelques mètres, elle se retourna et fit -claquer ses doigts, comme on appelle un chien; et cela brisa notre -immobilité, nous la suivîmes.</p> - -<p>Le soleil maintenant blanchissait le ciel, gonflait l’énormité de la -nue, rapetissant, écrasant la digue sur la surface couleur de rouille. -Un cou de canard émergeait comme un crochet de fer. Je reconnus bien -vite l’endroit où nous conduisait madame de Faulwitz. Un bouquet de -lataniers, un tournant, une haie de lianes aux éternelles grappes -teintes... Voici l’enclos où, à l’ombre de son palmier à sucre, dort -Justus Barnot. Une herbe miraculeusement haute l’emplit et déferle sur -les îlots rectangulaires des tombes. Toutes lavées, toutes nettes, on -dirait fermées d’hier, sont ces dernières, et, de grandes gerbes -multicolores et parfumées, une profusion de fleurs, toutes luisantes -encore de leur bain d’aurore, chamarrent l’uniformité grise de leurs -dalles. Dans un coin<span class="pagenum"><a id="page_349">{349}</a></span> stationnent, brancards baissés, trois larges -brouettes vides, et, tout auprès, une équipe de trois coolies, sous la -surveillance d’un marin du <i>Lotus</i>, s’occupe à redresser une croix sapée -par les pluies.</p> - -<p>Madame de Faulwitz nous regardait, et son regard disait: «Voilà ceux -pour lesquels je suis venue!»</p> - -<p>Mais aucune parole ne sortait de ses lèvres. Après une courte pause à -l’entrée, elle se dirigea droit vers la tombe de Just Barnot, l’homme du -comte de Faulwitz, et, dégageant sous les fleurs un coin de la pierre, -s’y agenouilla.</p> - -<p>Quand elle fut relevée, elle vint se placer entre nous deux, et tous -trois, silencieux, reprîmes le chemin de la digue.</p> - -<p>Un oiseau se mit à chanter sur un mode étrange. Des corbeaux et des -hérons s’envolaient, comme en s’étirant, du somme paresseux des -feuillages.</p> - -<p>Nous avions l’air de rêver tous trois.</p> - -<p>A hauteur de la véranda de ma sala, je fis halte, et mes deux compagnons -m’imitèrent. Avant que j’aie pu ouvrir la bouche, madame de Faulwitz -s’était écartée d’un pas, et, d’une voix inattendue, de la voix posée, -sérieuse,<span class="pagenum"><a id="page_350">{350}</a></span> d’une amie loyale, un tantinet «grande dame», un tantinet -«patronne»:</p> - -<p>—Il y a eu beaucoup de morts, dit-elle, il est juste que les vivants -soient récompensés, et je suis sûre que papa le fera... le fera comme je -le lui demanderai... Monsieur de Tourange, on ne peut rien pour vous, -que vous souhaiter l’avenir de Dieu; mais, vous, Vigel, venez me parler.</p> - -<p>Il se rapprocha vivement d’elle, et, tandis que je me détournais pour -vérifier le tas de mes bagages empilés sous l’auvent de la véranda, je -les entendis qui causaient en chinois.</p> - -<p>La fin de l’entretien vint à mes oreilles, au moment où je reparus sur -le chemin, mais en paroles françaises, prononcées à très haute voix par -madame de Faulwitz:</p> - -<p>—C’est convenu. Voulez-vous me ramener auprès de mon père? Une -locomotive est là... Vous savez, je pense, la conduire?—ajouta-t-elle -avec un sourire.</p> - -<p>Et Vigel s’inclina.</p> - -<p>Je les accompagnai jusqu’à la voie. Vigel bouscula vers la gauche le -mécanicien annamite et mit la main au volant de la coulisse.</p> - -<p>—En arrière, d’abord, dit madame de Faulwitz, en lui touchant l’épaule -du manche de<span class="pagenum"><a id="page_351">{351}</a></span> son ombrelle, je veux voir les bords de la troisième -rivière.</p> - -<p>Les roues grincèrent et, lentement, la noire machine recula, comme un -buffle ébloui.</p> - -<p>—Adieu, me crièrent-ils ensemble.</p> - -<p>Je tirai ma montre. J’avais deux heures au moins avant le départ de mon -convoi. Je songeai alors soudain qu’il y avait une autre femme à -Chang-préah, à qui mon adieu était dû. Et incontinent je me mis à la -recherche de Fagui.</p> - -<p>Le sort de la folle avait été provisoirement réglé, quelques jours -auparavant, à la suite d’une conférence entre le docteur, Vallery et -moi. Le docteur nous avait répondu d’une maison à Marseille, où les -soins donnés permettraient d’espérer la guérison; et, pour la dépense, -Vallery, au nom de la Compagnie et en souvenir de M. Lacroix, moi, au -nom de l’amitié et en souvenir de Moutier et de Lully, nous étions -engagés à y pourvoir.</p> - -<p>Fagui n’avait plus qu’une semaine pour se promener sur le ballast, et -pour jouer avec les reflets des rails; et j’étais bien sûr de la trouver -quelque part entre la digue et le terminus.</p> - -<p>Je n’avais pas fait deux cents mètres que je<span class="pagenum"><a id="page_352">{352}</a></span> distinguais la tache -claire de sa robe, sur l’autre bord de la voie, à hauteur précisément de -ce fameux aiguillage où Vigel rêvait naguère, avec candeur, d’un beau -patapouf du train officiel. Je continuai mon chemin le long de la digue, -et, quand je parvins à portée de voix, je l’appelai par son nom, en -agitant mon casque.</p> - -<p>Elle ne parut pas m’entendre et garda sa position bizarre.</p> - -<p>De loin, j’avais cru la voir accroupie, maintenant je discernais qu’elle -était debout, mais penchée en avant, le cou tendu, guettant je ne sais -quoi... Instinctivement mon regard suivit la direction ainsi surveillée, -et j’aperçus, au débouché de la forêt, la fumée d’une locomotive—sans -doute, celle de Vigel et d’Elsa.</p> - -<p>Revenant à Fagui, j’éprouvai un certain malaise à constater que la main -de la folle s’appuyait sur le levier de l’aiguillage. Je savais ce -dernier heureusement bloqué, mais, néanmoins, me hâtai de répéter mon -appel: «Fagui! Fagui!» Ce qui lui fit redresser le buste, mais ne sembla -point la décider à abandonner son poste.</p> - -<p>La locomotive arrivait comme une charge de buffles, et, craignant que la -pauvre femme ne<span class="pagenum"><a id="page_353">{353}</a></span> se lançât imprudemment à la dernière minute, je courus -moi-même pour traverser la voie. J’entendis sur ma droite le déchirement -du sifflet à vapeur, et, devant moi, comme en réponse, le cri -lamentable, le cri suraigu, qui imite celui de la grenouille prise... La -folle se tint une seconde toute raidie, les deux mains crispées à la -tige de fer, et soudain, avant que j’eusse pu bouger un doigt, le levier -de l’aiguillage décrivait un arc de cercle.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Nos locomotives du Siam-Cambodge n’étaient pas des joujoux à la dernière -mode. Elles avaient encore pour la contre-marche, en cas de catastrophe -imminente, le bon vieux levier à renversement; et, pour faire marcher -cette mécanique, en moins de deux secondes, sans oublier le robinet du -régulateur, il fallait une adresse, une vigueur, une décision dignes -d’un maestro du métier—dignes du directeur en chef des Railways du -Siam-Haut-Cambodge qu’Henry Vigel, le bien récompensé des gens du -kilomètre 83, est aujourd’hui.<span class="pagenum"><a id="page_354">{354}</a></span></p> - -<h3><a id="XX-b"></a>XX</h3> - -<p class="r"> -Saïgon.<br /> -</p> - -<p>Ainsi, voici la ville où naguère, sous le retentissement sourd du soleil -équatorial, j’écoutais chanter, avec orgueil, la force de mon sang, la -force de ma race! Mais, aujourd’hui, quelque chose est éteint. Trop de -morts, peut-être, trop de morts! C’est comme une cendre brûlante qui -pleure à l’heure de la sieste, sur les beaux jardins noirs.</p> - -<p>J’éprouve une lassitude funèbre, un désir de fuir, et en même temps une -peur veule d’être retenu à la dernière minute, d’être ligoté, moi aussi, -dans ce grand voile de torpeur qui plane... Et je ne veux pas! Je veux -m’évader de cette Cochinchine plate et sans espaces, de<span class="pagenum"><a id="page_355">{355}</a></span> ce radeau -étouffant, près d’être submergé par les eaux limoneuses!</p> - -<p>J’ai demandé des nouvelles d’Hervé de Sibaldi. On m’a montré la -direction de la rue de Bangkok et des longs saos du cimetière. Madame de -Sibaldi, opérée d’un fibrome, est restée sur la table d’opération. Le -lendemain, le boy a trouvé Sibaldi dans sa chambre à coucher... Le -revolver était de tout petit calibre, et la cervelle avait dû mettre un -long temps à glisser par le trou. La figure était affreusement crispée. -Il aimait cette femme à ce point?</p> - -<p>Mon interlocuteur sourit.</p> - -<p>—Il était au-dessous de ses finances; et ce pirate d’A-phat l’avait -engagé dans certaine affaire d’assurances franco-chinoises dont il lui -était difficile de sortir autrement que par la porte qu’il a choisie. -C’est la ville qui a payé les obsèques, et tous les Saïgonnais, je dois -le dire, étaient derrière le corbillard. M. A-phat montra de l’esprit -d’à-propos, en se faisant prescrire par son médecin, d’urgence, une cure -d’air à Singapore.</p> - -<p class="dtts">. . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p>Je m’embarquai le soir même. Je restai toute la soirée accoudé au -plat-bord. Au-dessous de moi, clapotait l’eau visqueuse, le sang<span class="pagenum"><a id="page_356">{356}</a></span> obscur -de l’artère gonflée par la marée. Quelle singulière idée d’avoir bâti -une ville, là, parmi les palétuviers infects! Une idée de marchands, -évidemment, qui savent ausculter la terre et la piquer aux points -sensibles, ainsi que les fourmis, dit-on, agissent avec leurs proies! Je -me souviens... J’admirai, naguère, qu’elle ne fût pas posée -vaniteusement en étage, mais à plat, et selon le dessin d’un arc. Où -est-elle la flèche vibrante de cette machine bandée par l’intérêt, par -la passion, par le rêve? Je ne vois plus la pointe. Quelque chose est -irréparablement détendu.</p> - -<p>Notre bateau s’en fut sournoisement, sans tapage, glissa sur le tortueux -cheminement noir. Depuis longtemps, les passagers étaient couchés. -Solitaire je restai sur le pont, à regarder distraitement apparaître sur -ma droite, puis sur ma gauche, au gré du balancement des sinuosités du -fleuve, l’éparpillement d’or des lumières de Saïgon. Elles -s’amincissaient à chaque oscillation, se groupaient, s’incrustaient dans -la barre obscure de l’horizon—pareilles à ces clous de cuivre qui -brillaient avec une signification incertaine, sur la canne dont mon ami -Moutier avait soutenu ses derniers pas. . . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page_357">{357}</a></span></p> - -<p class="r"> -En mer.<br /> -</p> - -<p>Et maintenant?...</p> - -<div class="blockquot"><p>Maintenant que mon vieil An-hoan n’est plus là, pour dégager le -signe essentiel!...</p> - -<p>Une enveloppe est sous mes yeux et son adresse est écrite:</p> - -<p class="c"> -<i>R. P. du May<br /> -Mission catholique de Shanghaï</i><br /> -<br /> -<span style="margin-left: 30%;"><i>Chine.</i></span><br /> -</p> - -<p>Et ma main court sur le papier:</p></div> - -<p>«... Père, je ne suis pas un blasphémateur, je suis un suppliant.</p> - -<p>»Je suis un homme de bonne volonté.</p> - -<p>»Père, voici ma foi. C’est la foi des hommes au visage pâle, des -civilisés. Ils savent que la terre leur a été donnée pour être devant -eux comme une boule de glaise, et qu’il leur faut la repétrir. Ils -savent qu’il faut appliquer la règle et l’ébauchoir, mesurer, tracer, -couper... Mais ils ne savent pas selon quel modèle, selon quel dessin. -Faites bien attention. Père, ce qu’ils demandent tous, ces bons -ouvriers, c’est une grande épure, ce n’est pas un manuel -d’apprentissage, ni un règlement de chantier!<span class="pagenum"><a id="page_358">{358}</a></span></p> - -<p>»Père, quand Moïse fit construire l’arche, Beséleel et Ooliab surent, -que, pour plaire au Seigneur, il fallait «dix rideaux de vingt-huit -coudées de long et quatre de large, en fin lin retors d’écarlate deux -fois teinte», et «que chaque ais devait être assemblé à rainure et -languette, et qu’il en fallait vingt du côté méridional qui regarde le -vent du midi.»</p> - -<p>»Mais quel Beséleel nous dira ce qu’il faut pour que notre œuvre, qui -regarde les alizés et la mousson, soit agréable à notre Seigneur? Où -est-il, celui-là à qui «le modèle a été montré sur la montagne»?</p> - -<p>»Père, devant le grand Silence, savez-vous ce qu’ont dit beaucoup de mes -frères? Ils ont dit: «L’homme est fait à l’image de Dieu et à sa -ressemblance. Faisons de la terre le temple de l’homme, et ce temple -sera à la meilleure ressemblance du temple de Dieu. Le plan de Dieu est -en nous, selon les lignes de nos désirs; et l’œuvre de nos mains, -servant notre désir, est divine.»</p> - -<p>»Je ne suis pas de ceux-là, Père. Ma devise est la vôtre, je veux qu’il -soit visible, éclatant, que je travaille <i>ad majorem Dei gloriam</i>... -Mais comment le puis-je? Car j’ai peur...</p> - -<p>»Père, j’ai peur de faire du mauvais ouvrage.<span class="pagenum"><a id="page_359">{359}</a></span></p> - -<p>»J’ai lu sur la pierre d’une tombe de moine ces mots redoutables:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Si operarete bene<br /></span> -<span class="i0">Averete il paradiso.<br /></span> -<span class="i0">Averete il inferno<br /></span> -<span class="i0">Si operarete male.<br /></span> -</div></div> -</div> - -<p>»Je veux «œuvrer bien». Dites-moi où je puis lire le plan, où je -trouverai l’épure et la légende?»</p> - -<p>Je m’arrête. Je regarde par le sabord l’éclat d’une constellation -inconnue... La plume tombe de mes mains. A quoi bon? Je sais bien -d’avance ce que me répondra le Père, et que cela ne me satisfera point. -«Vous voulez bien œuvrer, mon ami, vous vous défiez des mauvais -monuments; mettez donc une petite croix au-dessus de celui que vous -entreprenez... Dieu reconnaîtra les siens!»</p> - -<p>Et puis, il y a mon péché, dont je ne me repentirai point. Mon péché du -bord du marais, quand la grande barre de lumière éventrait la digue, et -que tout étincelait, et que tout le cercle de bronze de la forêt -grondait de mon triomphe et de mon orgueil. Mon péché!... alors que j’ai -compris la joie, et que ce n’était rien de tomber, comme un enfant -maladroit,<span class="pagenum"><a id="page_360">{360}</a></span> en courant, les dents serrées et les yeux fous vers Elle.</p> - -<p>Ma main hésite, rature, froisse. Mon regard s’hypnotise sur le carré -noir, fulgurant d’étoiles, et puis, sur le tout petit carré blanc qui -porte une adresse... J’hésite... Un «fluit» léger, à peine comme d’une -aile de mouette effleurant l’eau, et, sans doute quelques bulles de -phosphorescence qui ont rejailli...</p> - -<p>Comme la nuit est belle!</p> - -<p class="fint">FIN<br /><br /><br /><br /> -E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—3197-4-13.</p> - -<hr /> - -<p class="c">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> - -<p class="c">Format in-18 à 3 fr. 50 le volume</p> - -<table class="tb1"> -<tr><td>  </td><td class="rtb"><small>Vol.</small></td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">ADOLPHE ADERER</td></tr> -<tr><td>Amours de Paris</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">BARON DE BATZ</td></tr> -<tr><td>Vers l’Échafaud</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">RENÉ BAZIN</td></tr> -<tr><td>Davidée Birot</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">E.-F. BENSON</td></tr> -<tr><td>Rose d’Automne</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">HENRY BIDOU</td></tr> -<tr><td>Marie de Sainte-Heureuse</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">RENÉ BOYLESVE</td></tr> -<tr><td>Madeleine Jeune Femme</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">LOUISE COMPAIN</td></tr> -<tr><td>La Vie tragique de Geneviève</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">LOUIS DELZONS</td></tr> -<tr><td>Le Maître des Foules</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">MARC ELDER</td></tr> -<tr><td>Marthe Rouchard, fille du peuple</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">ANATOLE FRANCE</td></tr> -<tr><td>Les Dieux ont soif</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">LÉON FRAPIÉ</td></tr> -<tr><td>La Mère Croquemitaine</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">J. GALZY</td></tr> -<tr><td>L’Ensevelie</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">GYP</td></tr> -<tr><td>Fraîcheur</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">JULES LEMAITRE</td></tr> -<tr><td>Chateaubriand</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">LOUIS LÉTANG</td></tr> -<tr><td>L’Or dispose</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">RAYMONDE LORDEREAU</td></tr> -<tr><td>Vaincue</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">PIERRE LOTI</td></tr> -<tr><td>Un Pèlerin d’Angkor</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">JEANNE MARAIS</td></tr> -<tr><td>Nicole, courtisane</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">PIERRE MILLE</td></tr> -<tr><td>Louise et Barnavaux</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">ÉMILE NOLLY</td></tr> -<tr><td>Gens de Guerre au Maroc</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">J. NORMAND</td></tr> -<tr><td>Regardons la Vie</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">RICHARD O’MONROY</td></tr> -<tr><td>Pour être du Club</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">GASTON RAGEOT</td></tr> -<tr><td>A l’Affût</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">CLAUDE SILVE</td></tr> -<tr><td>La Cité des Lampes</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">MARCELLE TINAYRE</td></tr> -<tr><td>Madeleine au Miroir</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">FRANZ TOUSSAINT</td></tr> -<tr><td>Gina Laura</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">ROBERT DE TRAZ</td></tr> -<tr><td>Les Désirs du Cœur</td><td class="rtb">1</td></tr> -<tr><td class="c" colspan="2">JEAN-LOUIS VAUDOYER</td></tr> -<tr><td>La Maîtresse et l’Amie</td><td class="rtb">1</td></tr> -</table> - -<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Maison cambodgienne et siamoise.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Cigares.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Petit enfant annamite.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Appellation honorifique du roi de Siam.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> Variété de chevreuil particulière à l’Indo-Chine.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> Races d’Indochine, non annamites, habitant de préférence la -forêt.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_G_7"></a><a href="#FNanchor_G_7"><span class="label">[G]</span></a> Chimères dont il est question dans les Râmayana, employées -couramment dans l’ornementation architecturale khmère.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_H_8"></a><a href="#FNanchor_H_8"><span class="label">[H]</span></a> Écriture phonétique inventée par les premiers Pères -missionnaires portugais, pour la transcription de la langue annamite, et -encore officiellement en usage en Indochine.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_I_9"></a><a href="#FNanchor_I_9"><span class="label">[I]</span></a> Pour <i>cai-nha</i>, maison annamite.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_J_10"></a><a href="#FNanchor_J_10"><span class="label">[J]</span></a> Véhicule, pousse-pousse.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_K_11"></a><a href="#FNanchor_K_11"><span class="label">[K]</span></a> Cuisinier.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_L_12"></a><a href="#FNanchor_L_12"><span class="label">[L]</span></a> Littéralement enfant-pankah.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_M_13"></a><a href="#FNanchor_M_13"><span class="label">[M]</span></a> Bandar-log, peuple des singes. Voir le <i>Livre de la -jungle</i>, de Kipling.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_N_14"></a><a href="#FNanchor_N_14"><span class="label">[N]</span></a> Démons familiers de la croyance populaire annamite.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_O_15"></a><a href="#FNanchor_O_15"><span class="label">[O]</span></a> Serpent polycéphale, motif essentiel de l’architecture -khmère.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_P_16"></a><a href="#FNanchor_P_16"><span class="label">[P]</span></a> Pierre de Bien-hoa, pierre rouge employée en Cochinchine -pour la construction et pour l’entretien des routes.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_Q_17"></a><a href="#FNanchor_Q_17"><span class="label">[Q]</span></a> Le cimetière de Saïgon est au bout de la rue de Bangkok.</p></div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_R_18"></a><a href="#FNanchor_R_18"><span class="label">[R]</span></a> Riz non décortiqué.</p></div> - -</div> -<hr class="full" /> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE KILOMÈTRE 83</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68298-h/images/colophon.png b/old/68298-h/images/colophon.png Binary files differdeleted file mode 100644 index 8ee93b8..0000000 --- a/old/68298-h/images/colophon.png +++ /dev/null diff --git a/old/68298-h/images/cover.jpg b/old/68298-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 025f98a..0000000 --- a/old/68298-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
