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-The Project Gutenberg eBook of Ma conscience en robe rose, by Guy
-Chantepleure
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Ma conscience en robe rose
-
-Author: Guy Chantepleure
-
-Release Date: June 13, 2022 [eBook #68303]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed
- Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was
- produced from images made available by the HathiTrust
- Digital Library.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CONSCIENCE EN ROBE
-ROSE ***
-
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-
-
- MA CONSCIENCE
-
- EN ROBE ROSE
-
-
-
-
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
-
- DU MÊME AUTEUR
-
- Format in-18.
-
-
-FIANCÉE D’AVRIL, 71ᵉ édition (_Ouvrage couronné
- par l’Académie française_) 1 vol.
-
-LES RUINES EN FLEURS, 35ᵉ édition 1 --
-
-AMES FÉMININES, 45ᵉ édition 1 --
-
-SPHINX BLANC, 56ᵉ édition 1 --
-
-L’AVENTURE D’HUGUETTE, 43ᵉ édition 1 --
-
-LE BAISER AU CLAIR DE LUNE, 60ᵉ édition 1 --
-
-LA FOLLE HISTOIRE DE FRIDOLINE, 49ᵉ édition 1 --
-
-LE HASARD ET L’AMOUR, 33ᵉ édition 1 --
-
-MALENCONTRE, 68ᵉ édition 1 --
-
-LA VILLE ASSIÉGÉE, 18ᵉ édition 1 --
-
- Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
- pays.
-
-
- E. GARVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
-
-
-
-
- GUY CHANTEPLEURE
-
-
- MA CONSCIENCE
-
- EN ROBE ROSE
-
- _Ouvrage couronné par l’Académie française._
-
-
- PARIS
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
- 3, RUE AUBER, 3
-
- A
-
- MONSIEUR PIERRE BARAGNON
-
-_Je dédie ces pages--les premières que j’aie écrites et publiées--comme
-un témoignage de ma gratitude et de ma respectueuse amitié._
-
- G. C.
-
-
-
-
-MA
-
-CONSCIENCE EN ROBE ROSE
-
-
-
-
-I
-
-
-Ayant posé sur le bureau l’écrin où les pistolets dormaient encore,
-enfoncés dans le velours, Bernard de Nohel--en littérature Jacques
-Chépart--s’approcha de la glace pour déterminer le point exact où la
-balle trouerait sa tempe.
-
-Ennemi de l’allure débraillée des bohèmes, toujours élégant, correct en
-costume de sport et en veste de chambre comme en habit noir, que de
-fois, depuis dix ans, il s’était vu dans cette même glace!... Mais, un
-matin, n’ayant rien à faire, il y avait détaillé son visage fatigué
-d’homme de trente ans, le front déjà trop haut où les cheveux
-s’éclaircissaient, le pli amer de la bouche, l’expression désabusée des
-yeux... et il avait dit: «Finissons-en.»
-
-Bernard avait ce qu’on est convenu d’appeler de la fortune; très
-apprécié comme romancier, très recherché comme homme du monde, très
-adulé partout, il s’était toujours gardé, à travers la vie, de jouer son
-cœur ou son nom, sachant bien qu’il faut peu de chose pour briser l’un
-ou pour tacher l’autre... Ce n’était donc ni la misère, ni l’insuccès,
-ni les affres d’un désespoir à la Werther, ni les dernières exigences
-d’une réputation compromise, qui le décidaient au suicide. Non... Le
-dégoût, un découragement irrémédiable, tel était son mal mortel.
-
-Depuis quelque temps déjà, il ne marchait plus qu’entraîné par la force
-de l’habitude, dans l’existence enfiévrée qu’il avait constamment menée
-et qui, bien qu’il n’en sût concevoir aucune autre, l’écœurait
-maintenant. Là où, jadis, il avait trouvé des jouissances sinon le
-bonheur, il ne rencontrait plus qu’un étourdissement factice. Il avait
-perdu toute illusion, toute croyance; il était las des autres et las de
-lui-même; las du plaisir, las du travail.
-
-Il écrivait cependant et sa manière était en grande vogue, le moindre
-mot de sa plume était attendu par un public de délicats aux aspirations
-duquel répondaient ses fines études... Mais, comme il déversait sur les
-pages blanches le fiel de son cœur, la genèse de toute œuvre issue de
-son cerveau surchauffé, lui était presque douloureuse.
-
-Psychologue averti, anatomiste doucement cruel, il éprouvait une
-angoissante volupté à glisser lentement son scalpel dans les chairs
-vives. Comme ces montreurs dont le métier est d’exhiber des exagérations
-de la nature normale, il s’appliquait à recueillir les cas étranges,
-phénomènes psychiques, curiosités du domaine moral qu’il savait démêler
-sous le vernis banal et uniforme de la mondanité. D’ailleurs, il
-méprisait les oripeaux et le clinquant, les grands faits et les grandes
-phrases. La vie réelle, la vie parisienne surtout, offrait un champ
-assez vaste à son imagination qui, plus subtile que brillante, se
-dépensait moins à resserrer les nœuds d’une intrigue compliquée, qu’à
-saisir les nuances infinies d’un caractère ou d’un sentiment. Le drame
-tout entier se déroulait dans un cœur d’homme ou, plus souvent, dans un
-cœur de femme; car Jacques Chépart connaissait ou croyait connaître en
-maître «l’éternel féminin».
-
-La touche violente des réalistes blessait son goût délicat. Il
-affectionnait les demi-teintes, et ses livres, écrits dans un style
-délicieux, avaient l’attirance de ces fleurs exotiques dont la senteur,
-trop longtemps respirée, est un poison. On les lisait à la lueur
-mystérieuse des lampes intimes, dans l’atmosphère parfumée des boudoirs.
-D’abord, on les traitait de livres futiles, puis de livres dangereux;
-mais on y revenait sans cesse, comme on revient à l’éther, à la
-morphine, à tous ces endormeurs perfides qu’on appelle, d’abord pour se
-guérir, ensuite pour s’enivrer. Aussi quelles tentations avaient pu
-éveiller à l’âme des êtres inquiets qui errent souvent de par le monde,
-minés par la désespérance et l’inaction, ces œuvres infiniment
-séduisantes avec leurs sophismes enchanteurs; de quelles défaillances
-elles avaient pu être la cause première et insoupçonnée avec leur
-troublant parfum de perversité!
-
-Cependant, même à l’heure suprême, Bernard de Nohel ne pensait guère aux
-victimes possibles de son talent fascinateur: il ne songeait pas
-davantage aux femmes qui, après avoir admiré le romancier, avaient aimé
-l’homme; celles-ci, par une sorte de curiosité, pour pénétrer le mystère
-que recélaient ses yeux d’acier aux profondeurs d’abîme; celle-là par
-une sorte d’ambition, pour être l’inspiratrice d’un écrivain à la mode;
-quelque autre, par un sentiment mal définissable, pour être étudiée et
-comprise par un artiste, avide de compliqué...
-
-Oui, elles étaient oubliées toutes, les curieuses, les ambitieuses, et
-même les sincères!
-
-Rien, des années qui venaient de s’écouler, n’élevait plus la voix dans
-l’esprit surexcité du jeune homme.
-
-Ce qu’il revoyait seulement, c’était une figure très pâle, aux lignes
-indécises, celle de sa mère qu’il avait à peine connue; c’était la
-silhouette d’un château, perché sur les rochers de la côte bretonne,
-celle du château de Nohel, qu’il avait quitté à sa majorité, et que,
-maître de son patrimoine, il avait fait vendre.
-
-Ce visage émacié s’était penché sur son berceau, cette vieille demeure
-avait été l’impassible témoin de son enfance, de sa première jeunesse...
-
-Lentement, Bernard s’éloigna de la glace et s’assit, repoussant l’écrin
-des pistolets, pour s’accouder à la table.
-
-Maintenant, des souvenirs affluaient dans sa mémoire, tristes et doux
-comme le parfum des fleurs séchées qu’on retrouve au fond des tiroirs
-entre les feuillets des lettres jaunies.
-
-Il se rappelait ses rêveries dans la solitude des plages, rêveries que
-berçait la voix continue et solennelle des flots; il se rappelait les
-bois pleins de légendes, où il avait peur quand le soir tombait, et les
-arbres séculaires du parc embroussaillé, auxquels il racontait ses
-projets d’avenir en bégayant des vers.
-
-Élevé par son père, un ancien viveur devenu misanthrope, et son
-précepteur, un vieux prêtre plus familiarisé avec les Pères de l’Église
-qu’avec les hommes de sa génération, il avait souffert parfois de son
-isolement. Alors, il avait lu beaucoup, n’importe quel livre, et il
-avait trop songé, bâtissant dans sa tête d’enfant ardent et
-impressionnable plus de romans que Jacques Chépart n’en aurait jamais
-écrit.
-
-Ni M. de Nohel, sombre et indifférent, ni le bon abbé, toujours absorbé
-par d’étroits et interminables travaux d’exégèse, n’avaient su diriger
-l’intelligence et le cœur de ce petit être à l’imagination malade, puis,
-de cet adolescent, occupé déjà à s’écouter sentir, à rechercher
-l’abstraction en toute chose, à juger spontanément et selon ses
-instincts, ce qu’il voyait, entendait, ou devinait par une intuition
-étrange.
-
-Bernard s’était fait lui-même, puis il avait fait sa vie, d’après le
-type très faux qu’il s’était créé du bonheur: vie et bonheur
-artificiels, les seuls peut-être que pût concevoir un enfant de ce
-caractère, sevré d’affection et livré à sa propre initiative.
-
-On lui avait enseigné l’honneur, le respect du nom, l’amour filial dans
-ce qu’il a d’austère, et ces différents devoirs lui étaient toujours
-apparus comme des lois inviolables; mais les joies du cœur étaient
-restées pour lui lettre morte, et le mot de foyer n’évoquait à son
-esprit que les tristesses d’une maison silencieuse d’où les baisers
-étaient absents.
-
-Il ignorait l’abandon des confidences, les conseils donnés entre deux
-caresses; il ignorait surtout l’influence bénie, le rôle sérieux et
-charmant de la femme dans la famille, la femme épouse et mère, la femme
-tendre et chaste, adorée et respectée.
-
-Cependant, une personne avait disputé à l’ivraie les sentiments généreux
-et aimants qui naissaient, malgré tout, dans le cœur du futur écrivain.
-
-C’était Loyse, la nourrice de Bernard--morte maintenant, comme l’abbé,
-comme le père.
-
-Tandis que M. de Nohel, grave faiseur de formules, énonçait, le sarcasme
-aux lèvres, les conclusions sceptiques de ses méditations; tandis que
-l’abbé, trop dogmatique au contraire, citait les textes sacrés, la bonne
-Loyse parlait simplement et sans détour.
-
-«Fais ceci, parce que c’est _bien_! Ne fais pas cela, parce que c’est
-_mal_!»
-
-Telle était sa morale philosophique, et sa morale religieuse était plus
-rudimentaire encore: «Mon petit enfant, disait-elle, ne chagrine jamais
-ni le bon Dieu qui est au ciel, ni ta mère qui est auprès de lui.»
-
-Bernard se souvenait de ces paroles ingénues, il entendait encore la
-voix franche de la paysanne.
-
-Dans la chambre de l’enfant, en face de son petit lit, un portrait au
-pastel avait été placé, celui d’une aïeule, peinte toute jeune et très
-jolie, au temps de la reine Hortense. Cette grand’mère de seize ans, si
-fraîche dans sa robe de gaze rose à rubans vert pâle, observait
-soi-disant et jugeait ensuite les faits et gestes de son petit
-descendant:
-
-«Vois-tu, Bernard, tu as été méchant; la mère-grand est fâchée!»
-grondait Loyse, en montrant au petit garçon la bouche sérieuse du
-portrait.
-
-Mais quand la journée avait été bonne, quand l’obéissance et
-l’application n’avaient rien laissé à désirer, c’était une fête!
-
-«La mère-grand est bien contente!» s’écriait la nourrice. Et Bernard,
-tout fier, regardait les yeux de l’aïeule, qui riaient toujours, doux et
-malicieux sous leurs cils bruns.
-
-Des puérilités qui vous font sourire!... Elles faisaient pleurer Jacques
-Chépart, qui n’était pas un naïf pourtant. Le romancier s’attendrissait
-sur les enfantillages du petit Bernard et il pensait: «Personne, depuis
-ce temps-là, ne m’a grondé quand j’étais _méchant_, ou encouragé quand
-j’aurais voulu être _sage_... J’aurais dû l’emporter à Paris, le
-portrait de ma petite mère-grand.»
-
-Et il lui revenait encore d’autres réminiscences: des images falotes et
-comme effacées, ratatinées par les siècles, passaient.
-
-C’était l’image de Jean-Marc, le jardinier de Nohel, qui souvent avait
-porté Bernard sur ses épaules, le haussant jusqu’à l’arbre où les
-cerises se balançaient à l’extrémité des bouquets de feuilles, tentantes
-dans leur chair rouge et parfumée... Brave Jean-Marc! quand son jeune
-maître était parti, il avait hoché la tête avec des larmes...
-Maintenant, il n’était plus, sans doute.
-
-C’était l’image de «tante Armelle», une cousine de Vannes presque âgée
-déjà, à laquelle M. de Nohel avait un jour conduit son fils, et qui
-avait conté au petit cousin de si merveilleuses histoires!
-
-«Tante Armelle, avait dit Bernard dans un bel élan, quand vous viendrez
-à Nohel, j’irai vous cueillir un bouquet d’algues au fond de la mer...»
-Bernard n’avait pas cueilli le bouquet d’algues, et mademoiselle Armelle
-n’avait passé à Nohel que quelques jours. Puis, elle s’en était allée à
-Lille, pour rejoindre sa sœur dont le mari était mort et Bernard ne
-l’avait plus revue. Bonne tante Armelle! où vivait-elle à présent? A
-Lille ou à Vannes? Vivait-elle encore seulement?
-
-«Où sont-ils tous ceux qui m’ont aimé, les plus humbles, les meilleurs
-peut-être?» répétait amèrement le jeune homme.
-
-Toujours appuyé au bureau, la tête cachée dans ses mains brûlantes, il
-songeait, ayant au cœur le poignant regret de ceux qui disent: «J’ai
-manqué ma vie», et se figurent qu’il est trop tard pour la recommencer.
-
-Il était décidé, oh! bien décidé à mourir, car rien ne le rattachait à
-la terre. Des parents? Il ne s’en connaissait plus. Des amis? Il n’y
-croyait pas. Des amours? Il en était dégoûté.
-
-Le bonheur, selon l’un de nos philosophes modernes, c’est «le dévouement
-à un rêve ou à un devoir».
-
-Des devoirs obligatoires, ceci manquait encore à Jacques Chépart, et il
-était incapable de s’en créer de facultatifs. Quant au «rêve»... quelle
-dérision!
-
-Non, vraiment, il en avait assez des êtres et des choses du monde, il
-était tout prêt à dire, comme Byron dans une heure mauvaise:
-«Maintenant j’ai vécu, bonsoir!...»
-
-Mais avant de presser la gâchette de l’arme qui reposait là dans le
-velours à la couleur sinistre, il voulait revoir les vieilles pierres de
-la côte bretonne et la grève et la mer chantante, et, dans la chambre de
-la tourelle, le portrait de la petite mère-grand.
-
-Le château, vendu une seconde fois, était habité par des étrangers.
-Bernard demanderait aux nouveaux possesseurs la faveur de le visiter
-encore... puis, quand il aurait remué les souvenirs trop longtemps
-assoupis, quand il aurait dit adieu au seul coin de terre auquel il
-devait des impressions saines et réconfortantes, il rouvrirait la boîte
-aux pistolets.
-
-
-
-
-II
-
-
-C’était le soir, presque la nuit, une nuit d’été, chaude, alourdie de
-parfums capiteux...
-
-Étouffant ses pas comme un voleur ou un amoureux, Bernard était entré
-dans le parc de Nohel par la grille entr’ouverte; debout, appuyé au
-tronc d’un acacia somptueux dans sa neigeuse floraison comme un bouquet
-de mariée, il contemplait le château à la clarté de la lune qui
-pâlissait les murs.
-
-Toute la journée, il avait grelotté la fièvre et, seul dans le wagon qui
-l’emportait vers la Bretagne, il s’était dit, douloureusement étonné:
-
-«Je croyais qu’il était plus facile de mourir!...» Car, souvent, il
-avait vu la mort en face, et jamais, la veille d’un duel, il n’avait
-ressenti l’angoisse qui l’étreignait à cette heure.
-
-Arrivé tout près de la tombe, il regardait en arrière, et les années
-écoulées ne lui inspiraient que le mépris des hommes et de lui-même; il
-n’espérait plus rien et pourtant... Pourtant, il était dur de partir
-ainsi, sans avoir goûté l’illusion, sinon la réalité, d’une joie pure de
-tout alliage. Et il se souvenait de deux vers du poète charmant des
-_Intimités_:
-
- On ne peut demander de bonheur à la vie
- Qu’une minute exquise et sur-le-champ ravie...
-
-Ah! cette minute exquise dont la fugacité est peut-être une séduction,
-que n’aurait pas donné Jacques Chépart pour la savourer une fois!
-
-Mais la Grande Cruelle lui avait refusé même cette lueur trop tôt pâlie,
-même cet instant de paradis dont il eût pu emporter le reflet en
-retombant sur terre. Allait-il la prier encore? A quoi bon! puisqu’il ne
-lui était pas permis de reprendre le livre à la première page, de
-retrouver, en naissant à nouveau par un prodige, la confiance et
-l’ardeur d’autrefois. A cette idée d’un prodige, Bernard avait souri.
-Sur les mousses des bois de Nohel, un filet d’eau pleurait, que les
-paysans avaient nommé la «Fontaine de madame Marie». Dans le vieux
-temps, disait la tradition populaire, une goutte de cette eau donnait la
-jeunesse à qui s’en mouillait en état de grâce. Mais il était bien loin
-le vieux temps! En ce siècle de _struggle for life_, il n’existe plus
-d’eau de Jouvence.
-
-A la station de Plourné, Nohel est descendu du train, et, machinalement,
-il a marché jusqu’au château.
-
-Maintenant, devant la demeure qui a été sienne, il ressasse encore son
-existence perdue, l’isolement dans lequel il a vécu parmi la foule de
-ceux qui s’aiment. Et peu à peu une tristesse pesante l’écrase.
-
-Quand on l’aura trouvé, affaissé dans une mare de sang, la tête
-misérablement fracassée, le corps déjà rigide, qui donc pleurera?
-
-Oh! certes, ce suicide-là ne passera point inaperçu. Quelle occasion de
-faire de la réclame et de noircir du papier!
-
-La photographie de Jacques Chépart, exposée aux vitrines des papeteries,
-se vendra couramment, et, dans les journaux, des chroniques paraîtront,
-déplorant la mort tragique du romancier, relatant ses débuts et sa
-brillante carrière, analysant son talent «si finement réaliste, si
-essentiellement moderne».
-
-Ce tapage durera quelques jours...
-
-Puis on s’empressera de lancer de nouvelles éditions des œuvres de
-Jacques Chépart, avec un portrait de l’auteur.
-
-Un certain monde les relira passionnément, et on les discutera en
-papotant, au _cinq_ à _sept_ de madame X... ou à la quinzaine de madame
-Z...
-
-Cet enthousiasme durera quelques semaines.
-
-Mais après?
-
-Ce portrait, acheté curieusement, un regard humide le contemplera-t-il
-jamais, dans ces extases muettes où l’âme s’absorbe, revivant, seconde à
-seconde, les bonheurs inoubliés?
-
-Cette tombe, saluée un jour par le «Tout Paris» des grandes premières,
-une main l’embaumera-t-elle, choisissant, par une coquetterie, les
-fleurs préférées du cher disparu?...
-
-Non, cent fois non!
-
-Après ce bruit, après ces regrets de commande, le silence planera
-profond sur cette mort mystérieuse dont le début d’un acteur ou le
-procès à scandale d’un financier aura détruit déjà l’actualité
-poignante.
-
-Le nom de Jacques Chépart subsistera peut-être... celui de Bernard de
-Nohel, personne ne le prononcera plus!
-
---«Et je n’ai jamais été méchant, pourtant!» s’écria-t-il tout à coup,
-dans une révolte.
-
-Non, il n’avait jamais été méchant; mais jamais non plus il n’avait
-livré son cœur et sa pensée, jamais il ne s’était donné tout entier,
-_lui_ tel que la nature l’avait formé, faible, imparfait, mais bon, mais
-sincère!... Sans être aucunement comédien, il avait, presque
-inconsciemment, joué un personnage dans le monde. Insouciant et fier,
-un sourire sceptique aux lèvres, il avait passé, n’inspirant, en fait
-d’amitiés, que des engouements, flatterie qui ne le trompait guère; en
-fait d’amour, que des passions, feux de paille auxquels il ne se brûlait
-pas.
-
-Hommes et femmes n’avaient été pour lui que des sujets. La grande loi
-qu’il s’était imposée et qu’il avait prêchée aux autres, l’indifférence,
-érigée par lui en principe initial de toute existence raisonnable, le
-punissait maintenant par où il avait péché.
-
-Ah! poser sa tête incendiée par la fièvre sur un cœur qui battrait pour
-lui! Sentir sur ses yeux des lèvres attendries qui y boiraient ses
-larmes! Pouvoir se dire surtout: «Je n’ai pas le droit de mourir; une
-vie dépend de ma vie!»
-
-Les mains de Bernard s’agitaient d’un mouvement convulsif qu’il ne
-savait plus maîtriser; les pensées qui se heurtaient dans son esprit,
-lui causaient un mal presque physique...
-
-Et il regrettait maintenant d’être venu à Nohel. Faible, incertain, il
-en arrivait à douter de la résolution que, d’abord, il avait si
-fermement embrassée.
-
---Je ne vois pas quelle serait l’horreur d’un sommeil sans rêves! se
-répétait-il.
-
-Mais toute réflexion philosophique sur la mort qui en elle-même
-n’effrayait pas Bernard, ou sur l’immortalité à laquelle il ne croyait
-pas, restait stérile. Follement, dans un rêve de poète, il se prit à
-souhaiter un avertissement surnaturel, une voix qui s’élèverait dans la
-nuit pour lui dire: «Meurs!» ou «Vis!»... La voix de sa mère, la voix de
-la petite mère-grand.
-
-Du haut des étoiles qui riaient si claires dans le ciel, toutes deux, la
-mère et l’aïeule, plaignaient-elles leur pauvre enfant?
-
-Hélas! tout se taisait... même les oiseaux qui dormaient, alanguis de
-chaleur sous la feuillée, même la brise qui s’était évanouie dans un
-dernier souffle, aux approches du soir... Seul, l’Océan, qu’on ne
-pouvait voir, gémissait au pied des falaises, et c’était lugubre comme
-un _De profundis_!
-
-Jacques Chépart écoutait en vain ce calme oppressant.
-
-Ses yeux se troublaient, ses jambes fléchissaient; il lui semblait que
-sa tête trop remplie devenait lourde pour ses épaules.
-
-Il _savait_ que, bientôt, il allait tomber à terre, et il n’avait pas la
-force de lutter contre l’anéantissement qui l’engourdissait peu à peu.
-Ah! si ç’avait été la mort au moins!...
-
-Brusquement, un vide se creusa dans son cerveau et sous ses pieds.
-Alors, il éprouva la sensation vague d’un choc de tout son corps, puis
-une souffrance très vive, puis... plus rien...
-
- * * * * *
-
-Depuis quelques minutes déjà, Bernard gisait inerte au pied des acacias
-en fleurs... La porte du château s’ouvrit et se referma pour laisser
-passer quelqu’un qui descendit prestement les cinq marches du perron.
-
-Le nouveau venu était un petit homme d’une soixantaine d’années, vêtu
-d’une redingote assez longue et coiffé d’un large chapeau de paille.
-
-Dans la main droite, il serrait une canne dont la pomme brillait aux
-rayons de la lune qui éclairaient prestigieusement la grande place
-sablée et donnaient à la pelouse des reflets de neige.
-
-Il fit quelques pas rapides et, presque aussitôt, une exclamation lui
-échappa. Il avait aperçu, au bord du gazon, le corps de Bernard,
-effrayant sous la clarté blafarde qui le baignait. Il se pencha
-vivement, appuya son oreille sur la poitrine du jeune homme, puis se
-redressa avec un soupir de soulagement.
-
-Un pas se faisait entendre du fond des allées, le pas de deux sabots qui
-écrasaient pesamment le gravier.
-
-Le petit homme se releva et d’une voix vibrante, la voix du maître ou
-d’un ami bien intime de la maison:
-
---Hé! Jean-Marc! cria-t-il.
-
-On répondit de loin encore, puis le pas se rapprocha peu à peu en se
-pressant, et Jean-Marc parut dans l’encadrement des arbres, une lanterne
-à la main.
-
-Ses yeux effarés allèrent du corps affalé sur le sol, au personnage qui
-l’avait hélé.
-
---Ce n’est qu’un malade, fit ce dernier répondant au regard anxieux du
-jardinier, mais du diable si je sais comment il est arrivé là... Nous
-allons le porter au château; seulement, je crois utile de prévenir
-mademoiselle de Kérigan qui va se mettre l’âme à l’envers.
-
---Voyez donc, monsieur le docteur, dit Jean-Marc, c’est un monsieur, un
-jeune monsieur... comme il est pâle!
-
-Le vieil homme se baissait un peu, inclinant sa lanterne pour mieux
-distinguer les traits de l’inconnu... Tout à coup, sa main lâcha l’anse
-de fer et il se mit à trembler sur ses jambes affaiblies.
-
---Mon Dieu, balbutia-t-il, est-il possible que ce soit lui!
-
---Qui, lui, imbécile? s’écria le docteur avec une impatience inquiète.
-
---Monsieur Bernard... Monsieur Bernard de Nohel... Ah! sainte Anne,
-conservez-le-nous!
-
-
-
-
-III
-
-
-Bernard de Nohel est bien malade.
-
-Depuis huit jours, il n’a conscience ni du lieu où il se trouve, ni des
-soins qu’il reçoit. Dans l’exacerbation du délire, il attribue une cause
-tout extérieure aux douleurs aiguës qui lui traversent la tête. Il croit
-qu’un ouvrier invisible enfonce, à coups espacés, un long clou dans sa
-tempe gauche... La pointe pénètre lentement, déchirant les chairs,
-fendant les os avec des craquements. C’est atroce!
-
-Puis, d’inquiétantes visions l’obsèdent qui maintiennent son esprit dans
-une surexcitation dangereuse.
-
-Tantôt, c’est l’écrin aux pistolets qu’un être fantastique et hideux lui
-appuie sur la poitrine, en ricanant sinistrement; bientôt, ce sont des
-ombres noires qui passent dans la chambre silencieuses, un doigt sur la
-bouche... Il veut les interroger, elles le regardent fixement sans
-répondre, et continuent, toujours muettes, leur mystérieuse promenade...
-
-Parfois enfin c’est sa propre image qu’il aperçoit, navrante telle
-qu’elle lui est apparue à Paris, dans la glace, le jour où il a résolu
-de se tuer. Alors, il réclame à grand cris l’eau de Jouvence de la
-«Fontaine de Marie» ou, par un revirement subit, il supplie la mort de
-l’endormir enfin, de ce «sommeil sans rêves» qui serait le suprême bien.
-
---Je veux mourir... Ce sera bientôt fini... mais, ôtez-moi cette image,
-ôtez-la! sanglote-t-il.
-
-Une nuit, un peu calmé par une dose de morphine, il venait de
-s’assoupir, quand soudain il crut s’éveiller entre les quatre planches
-d’un cercueil.
-
-Ses yeux, agrandis par la peur, s’ouvrirent éperdument, fouillant
-l’obscurité... Il vit qu’il se trouvait dans la chambre de la tourelle.
-
-Les meubles de style Empire avaient presque tous gardé leur ancienne
-place, et l’on eût dit que, depuis dix ans, les rideaux de la fenêtre
-n’avaient pas été changés, tant c’étaient encore les plis un peu raides,
-la teinte un peu terne de jadis. En face du lit, le portrait de la
-petite mère-grand, éclairé par la veilleuse, se détachait, frais et
-lumineux, sur la boiserie sombre.
-
-Était-ce encore une illusion? Bernard ne se le demanda pas. Chimère ou
-réalité, la présence du riant pastel lui était bienfaisante... Il
-souffrait moins.
-
-La nuit s’acheva paisible; la fièvre était prête à s’éteindre, puis,
-dans la journée, le jeune homme retomba dans les mêmes divagations où
-revenaient obstinément les pistolets, la glace et les spectres noirs.
-
-Oh! ce clou, ce clou qui torturait son front!
-
---Je veux mourir... répétait-il.
-
-Et, avec une douceur déchirante, il s’adressait au portrait de l’aïeule.
-
---C’est mal, oh! je sais bien que c’est mal... mais je suis si
-malheureux... J’espérais que vous n’apprendriez jamais que j’étais mort
-ainsi... Comment m’avez-vous reconnu? J’ai tant changé!...
-Pardonnez-moi... ma disparition ne chagrinera personne au monde... Je
-n’ai plus de force pour vivre, oh! laissez-moi mourir!...
-
-La voix sifflante, saccadée, s’évanouit brusquement dans un soupir qui
-ressemblait à un râle.
-
-Assis tout droit sur son lit, les mains crispées, les yeux hagards,
-Nohel regardait, affolé, dans toute la chambre.
-
-Il eut une hallucination étrange.
-
-Dans la traînée de jour pâle qui glissait sur le tapis par
-l’entre-bâillement des rideaux croisés, la petite mère-grand, descendue
-de son cadre, s’avançait à pas légers.
-
-Oui, c’était bien elle! C’était la robe rose à rubans vert pâle;
-c’étaient les cheveux blonds et crêpelés relevés en boucles sur la
-tête; c’étaient la bouche sérieuse et le petit cou blanc, souligné d’un
-velours noir...
-
-Seulement, le gracieux visage avait perdu son incarnat et les yeux bleus
-s’étaient voilés.
-
-Le jeune homme contemplait le fantôme.
-
-Maintenant l’aïeule jolie était près du lit, relevant les oreillers
-affaissés et disant, de cette manière tendre qu’on prend pour consoler
-les enfants:
-
---Non, vous ne mourrez pas... Je ne veux pas que vous mouriez... J’en
-aurais beaucoup de chagrin, moi... Ne parlez pas, essayez de dormir...
-
-Il répondit faiblement, d’une voix gémissante de malade, en
-s’abandonnant sur la toile rafraîchie!
-
---J’ai si mal, ma tête est si chaude, grand’mère.
-
-A ces mots, un tout petit sourire éclaira les lèvres de la mère-grand,
-sourire si tôt né, si tôt disparu, qu’en le saisissant au passage,
-Bernard pensa soudain à ces étoiles filantes qu’on voit d’un seul
-regard scintiller, puis s’évanouir dans l’azur des soirs d’été.
-
---Pauvre enfant! murmura maternellement et sans raillerie l’organe
-musical de l’aïeule, tandis qu’une main veloutée se posait sur le front
-brûlant de Nohel.
-
---Merci... balbutia-t-il, délicieusement soulagé.
-
-Et, sous ce contact caressant, ses paupières s’abaissaient comme
-magnétisées. Une impression de bien-être l’envahissait, délassant son
-corps brisé par l’insomnie; un sentiment d’ineffable quiétude se fondait
-dans son cœur.
-
-Que pouvait-il redouter encore, protégé par cette main compatissante?
-L’ouvrier avait cessé son horrible travail, l’image terrifiante, les
-ombres avaient fui. Bernard se sentait fort, Bernard se sentait
-_sage_!... Mais il avait peur qu’elle ne le quittât, la chère
-consolatrice. A l’idée que, peut-être, elle remonterait, immobile et
-muette, dans le cadre, il éprouvait une de ces angoisses exagérées que
-les moindres préoccupations causent aux malades.
-
---Ne partez pas... ne partez pas... implora-t-il, se décidant à parler.
-
---Je resterai si vous dormez, répondit le fantôme, avec son autorité de
-mère.
-
---Je vais dormir, soupira Bernard tranquillisé.
-
-Et, presque aussitôt, ses yeux se fermèrent. Une respiration plus
-régulière souleva sa poitrine...
-
-Une détente salutaire s’était produite; il était sauvé.
-
-Le lendemain soir, il crut sortir d’un long rêve, tant sa tête était
-pleine de souvenirs bizarres et confus, lorsqu’il s’éveilla.
-
-D’un coup d’œil circulaire, il embrassa la chambre que ne hantaient plus
-les épouvantements de la fièvre: une lampe coiffée d’un abat-jour bleu
-l’éclairait discrètement. Près de la porte, un vieux monsieur à lunettes
-d’or--des lunettes d’or qui avaient l’air bon enfant--causait avec une
-vieille dame en bonnet de dentelles--des dentelles qui avaient un air
-évaporé.
-
---Maintenant, je réponds de lui, mademoiselle... Le pouls est excellent,
-la température normale... J’avais toujours espéré cette brusque
-amélioration. Avec ces natures-là, c’est sur les coups de foudre qu’il
-faut compter.
-
---Quel bonheur, mon Dieu! Ce pauvre Bernard! Ce cher petit!
-
-Et, voyant que le vieux monsieur riait:
-
---Eh bien! quoi, docteur? Il avait dix ans quand je l’ai connu!...
-Certes, il a grandi depuis lors, mais il a gardé sa jolie tête fine, qui
-vous charme bon gré mal gré, aujourd’hui comme autrefois.
-
---Une jolie tête pas trop bien équilibrée, je le crains fort.
-
---Voulez-vous insinuer par là qu’il soit atteint de folie?
-
---Atteint de folie, je ne dis pas cela... mais un peu fou... ça ne
-m’étonnerait guère.
-
---Il vous a donc raconté de bien étranges choses, quand il avait le
-délire et qu’il prenait cette voix d’outre-tombe qui m’a toujours fait
-fuir à l’autre bout de la maison?
-
---Non, non... c’est une simple supposition de ma part...
-
-Le jeune homme écoutait cette conversation qui avait lieu à voix basse
-et ne le renseignait qu’imparfaitement.
-
-Le monsieur à lunettes, c’était le docteur, rien de plus aisé à
-comprendre; mais qui était la vieille demoiselle? Où Bernard avait-il
-déjà vu, moins ridé, ce visage aux traits mignards, moins blancs ces
-bandeaux ondulés couvrant une oreille menue? Où avait-il entendu, plus
-claire, cette voix blanche, aimable dans sa monotone douceur?
-
-Son cerveau, lucide maintenant, ne parvenait pas cependant à résoudre le
-problème. Il murmura, un peu énervé par une tension d’esprit trop
-fatigante pour lui:
-
---Qui est là, où suis-je?
-
-Vive comme la poudre, la demoiselle au bonnet de dentelles se précipita
-vers le lit, mais le docteur l’arrêta d’un geste calme, en passant
-devant elle.
-
---Où suis-je? redisait Bernard avec une insistance fiévreuse.
-
---Ne vous agitez pas, mon cher monsieur, lui fut-il répondu très
-amicalement. Vous êtes au château de Nohel, chez votre cousine,
-mademoiselle Armelle de Kérigan.
-
---Mademoiselle de Kérigan... Armelle... répéta Nohel d’une voix pensive
-et comme s’il était frappé d’un souvenir.
-
---Il y a dix jours, comme je sortais du château où j’avais dîné,
-continua le docteur, je vous ai trouvé dans le jardin, terrassé par une
-syncope... mademoiselle Armelle, aussitôt avertie, s’est empressée
-d’ouvrir sa maison au cher malade qui lui tombait ainsi du ciel et que
-Jean-Marc, le vieux jardinier, avait déjà reconnu...
-
---Jean-Marc?... mais je rêve, je rêve...
-
---... Puis vous avez été très souffrant, nous avons tous plus ou moins
-tremblé pour vous... et grâce à Dieu vous voilà convalescent.
-
---Grâce à Dieu et aussi un peu à vous, docteur, répondit languissamment
-Bernard.
-
-Puis soudain il tourna la tête vers mademoiselle de Kérigan qui ne le
-quittait pas des yeux et son visage s’illumina.
-
---Tante Armelle, balbutia-t-il, tante Armelle, est-ce bien vous?
-
---Oui, c’est bien moi, répéta tante Armelle, c’est bien moi, Bernard;
-vous vous souvenez de votre cousine? Quelle gentille mémoire vous avez!
-
-Il reprit:
-
---Vous avez été une des bonnes fées de mon enfance... Ah! si j’avais pu
-me douter!... j’ai pénétré dans l’enceinte du château comme un
-malfaiteur, figurez-vous! Une soif m’avait pris de revoir mon vieux
-Nohel... Ah! si j’avais su, si j’avais su...
-
-La physionomie de mademoiselle de Kérigan rayonnait.
-
---Quelle aventure! dit-elle... mais oui, je l’ai toujours adoré votre
-château, il est romantique! Cependant on m’aurait bien surprise, en
-m’annonçant qu’un jour il cesserait d’appartenir aux Nohel... qu’il
-m’appartiendrait surtout.
-
---Quand j’ai quitté la Bretagne, vous habitiez Lille, fit Bernard de la
-même voix dolente, y êtes-vous restée longtemps?
-
---En tout douze ans, mon enfant, pas moins!... J’y avais été appelée à
-la mort de mon beau-frère, monsieur de Thiaz, vous savez... ma sœur
-était seule! Et elle attendait un enfant, la chère femme! J’ai reçu ce
-bébé-là dans mes bras et je suis devenue sa seconde mère... Hélas! je
-n’ai regagné que trop tôt ma belle Bretagne. La pauvre Claire a rejoint
-son mari... Et c’est alors que j’ai acheté le château, à ceux à qui vous
-l’aviez vendu...
-
-Elle s’arrêta une seconde, puis elle dit encore:
-
---Vous rappelez-vous ce séjour que vous avez fait à Vannes? Je vous ai
-mené au Pardon... Étiez-vous gentil ce jour-là!... Un vrai petit prince
-avec vos cheveux bouclés et votre blouse de velours bleu?
-
-Ah! certes, Bernard se rappelait la visite à Vannes... Et les macarons
-que «tante Armelle» lui avait offerts au Pardon, et la jolie histoire de
-_Belle-Étoile_ qu’elle lui avait racontée en rentrant, le soir... Il se
-rappelait même que mademoiselle de Kérigan avait admiré ses belles
-boucles châtaines et sa blouse de velours, et qu’il s’en était montré
-flatté, le petit orgueilleux!... Un enchantement, ces heures passées
-chez la généreuse cousine, dans l’antique maison où il y avait tant de
-livres d’images, d’armoires et de recoins pleins de chatteries! Le nom
-et le visage ami de la vieille demoiselle qui avait tout d’abord causé à
-Bernard une impression d’étonnement mêlée de ressouvenir, réveillaient
-maintenant dans sa mémoire toutes ces choses d’autrefois qui y avaient
-dormi longtemps.
-
-Et il admirait l’enchaînement des circonstances qui l’avait conduit chez
-cette respectable parente, un peu originale, mais bonne dans l’âme, au
-moment où il déplorait son isolement absolu.
-
-Heureux de revoir une figure familière, il souriait, comprenant bien
-qu’on ignorait Jacques Chépart à Plourné et que Bernard de Nohel était
-demeuré, dans l’esprit de mademoiselle Armelle, le petit prince habillé
-de velours du Pardon de Vannes... Un petit prince plus intéressant
-peut-être depuis qu’il avait grandi, un petit prince qui avait dû
-traverser bien des aventures de par le monde, et qui, arrivé au château
-comme un héros de roman, s’y était encore poétisé du charme de ceux que
-la mort a frôlés.
-
-Lui donnerez-vous encore des macarons, ma cousine? Il n’en a plus goûté
-depuis Vannes. Lui raconterez-vous _Belle-Étoile_? On a perdu le secret
-des contes bleus à Paris!
-
-Parlez, parlez, mademoiselle Armelle! C’est le petit Bernard qui vous
-écoute: Jacques Chépart n’en saura rien.
-
-Cependant, le docteur se fâchait.
-
---Assez causé! disait-il en grondant. C’est très mauvais pour les
-malades les «jadis» et les «autrefois»!
-
-Mais il se trompait, le brave homme! les vieux souvenirs sont comme les
-vieilles chansons: ils bercent et reposent. Ce qu’il fallait redouter
-pour Bernard à l’égal d’un poison, c’étaient les heures solitaires,
-favorables aux rentrées en soi-même, aux idées sombres, aux regrets. A
-peine seul avec le domestique qui devait le veiller dans la chambre
-voisine, le jeune homme oublia son contentement naïf de l’instant
-précédent.
-
-Trop faible encore pour songer d’une façon précise au suicide et
-reprendre le cours des pensées qu’avait interrompues sa maladie, il
-s’abandonna à cette tristesse vague, et comme sans objet, que
-recherchent les découragés, parce qu’ils y découvrent une sorte de
-jouissance morbide.
-
-Quoiqu’il n’eût plus de fièvre et n’éprouvât aucun malaise défini, il
-dormit mal. Dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, il
-attendait la venue de la petite mère-grand.
-
-Une angoisse inexprimable faisait battre son cœur trop vite. Les yeux
-fermés, remuant les lèvres dans une supplication muette, il croyait par
-moments sentir sur son front la petite main de l’aïeule, puis, déçu, il
-fixait le portrait d’un regard intense, comme pour l’animer de sa propre
-vie... Hélas! la chère vision s’était enfuie avec la fièvre.
-
-Blêmi par l’insomnie, très abattu par un ennui oppressant, Bernard eut
-un soupir de soulagement, quand le docteur Le Jariel entra, vers neuf
-heures, dans sa chambre.
-
-A peine assis au chevet du lit, ce dernier fronça les sourcils.
-
---Les malades ne guérissent qu’autant qu’ils le veulent bien, monsieur
-de Nohel, dit-il, cette nuit vous vous êtes fatigué la tête, je le
-devine, avec un tas de soucis malsains, que vous auriez bien dû laisser
-à Paris...
-
-Nohel répondit par un geste lassé.
-
---J’ai passé des heures affreuses, docteur!... Cependant je me sens plus
-fort qu’hier... Quel a été mon mal, en somme? N’ai-je pas le genou
-bandé?... Depuis dix jours, je ne me rends compte de rien!
-
---Vous avez eu une fièvre cérébrale... et vous avez encore, au genou,
-une contusion, résultat de votre chute sur le gravier... Le tout ne sera
-bientôt qu’un souvenir, si vous suivez mes prescriptions: le repos et un
-calme complet.
-
---Hélas! docteur, où trouver de tels remèdes? murmura Jacques Chépart.
-
---Ici, pour le moment, monsieur de Nohel, dans le château où vous êtes
-né, chez mademoiselle Armelle de Kérigan.
-
---La plus digne et la meilleure des femmes, n’est-ce pas, docteur? fit
-Bernard avec un sourire... Mon père l’aimait beaucoup et je me souviens
-bien d’elle.
-
---Votre père avait raison de l’aimer... Je ne lui connais qu’un travers
-et bien inoffensif, son amour exagéré des romans. Elle discute toute la
-soirée ceux qu’elle a lus toute la journée avec mademoiselle Louise, sa
-demoiselle de compagnie... quitte à en rêver encore toute la nuit, comme
-une jeune fille... Mais elle n’en est pas moins serviable et moins
-dévouée... Vous savez qu’elle a tout quitté pour sa sœur dont elle a
-élevé la fille? Elle a été un peu aussi la bonne marraine de mon neveu
-Pierre, dont la mère était souvent souffrante, et elle réserve à la
-charité les heures de loisir que toute provinciale convaincue donne à la
-médisance... Ici, tout le monde l’aime et l’estime infiniment, moi le
-premier... et bientôt, vous ferez comme tout le monde.
-
---J’en suis persuadé... et, quoi qu’il arrive, croyez bien, docteur, que
-je n’oublierai pas les soins que j’ai reçus ici... dit le jeune homme
-d’une voix un peu tremblante.
-
---Allons, du sentiment, à présent! s’écria M. Le Jariel, avec un sourire
-clair sur son visage ridé.
-
-Et il fit mine de se lever pour s’en aller bien vite.
-
-D’un geste de prière, Bernard le retint.
-
---Oh! docteur, ne me laissez pas seul!... Parlez-moi encore, parlez-moi
-beaucoup pour m’empêcher de penser.
-
-Les cheveux tout blancs, le front bombé, le nez correct, la bouche
-gracieuse avec je ne sais quoi de malicieux, les yeux un peu petits,
-mais brillants comme des escarboucles sous des cils encore bruns, M. Le
-Jariel offrait le type si séduisant du vieillard qui, resté affable et
-devenu indulgent avec les années, sait toujours se rappeler qu’il est
-vieux, sans jamais oublier qu’il a été jeune...
-
-Il avait repris son fauteuil près du lit, et tandis que, pour complaire
-au convalescent, il causait au hasard de mademoiselle Armelle, de
-Plourné, du château, de Jean-Marc et de lui-même, Bernard observait avec
-intérêt cette physionomie fine et bienveillante.
-
-Le docteur connaissait bien Paris où il avait fait ses études de
-médecine et passé ses années d’internat, il aimait la grande ville et
-son mouvement perpétuel, mais il aimait aussi Plourné, le petit coin
-poétique, et la mer, sa vieille amie! S’ennuyait-il parfois dans ce pays
-perdu où les relations sociales comme les ressources intellectuelles
-manquaient absolument? Ma foi, non!... Un vilain personnage, l’ennui! Et
-d’ailleurs, règle générale, il n’y a pas de vies ennuyeuses, il n’y a
-que des gens ennuyés, autrement dit, des esprits nuls ou de mauvaises
-consciences.
-
-La besogne quotidienne, la musique, un jardin! Il y aurait là de quoi
-remplir des journées de quarante-huit heures!... Puis le docteur avait
-des amis, ce qui vaut mieux que des relations. Les uns, très humbles,
-s’appelaient Kadio ou Yvonne, Loïc ou Dinorah... c’étaient les pêcheurs
-de la côte. Les autres, très grands, s’appelaient Pascal ou Corneille,
-Molière ou Victor Hugo... c’étaient les grands penseurs, les écrivains
-de génie...
-
---Tout cela ne m’empêche pas de regretter Paris, quelquefois... mais on
-ne choisit pas sa vie; la grande affaire est de se contenter de celle
-qu’on a.
-
-En prononçant ces derniers mots, M. Le Jariel avait attaché ses yeux
-vifs sur Bernard qui, saisi d’une idée subite, demanda:
-
---J’ai beaucoup parlé dans mon délire, n’est-ce pas?
-
---Oui, beaucoup, répondit le docteur sans manifester aucun étonnement.
-Vous disiez d’assez vilaines choses: que vous vouliez mourir, vous
-tuer!... C’est souvent ainsi quand on a la fièvre... Se tuer! bel acte
-de courage! Il avait raison le bonhomme Franklin: «Un commandant ne doit
-pas déserter son poste, et le poste de l’homme, c’est la vie!» Il faut
-vivre, jeune homme, bien vivre!... Et, ma foi, on s’en tire encore sans
-trop de peine, si l’on a seulement un peu de ciel bleu dans le cœur!
-
---C’est sans doute l’Idéal, que vous appelez ainsi? demanda le romancier
-pessimiste, avec quelque ironie.
-
---Oui, mon cher monsieur, c’est l’Idéal... Je suis de la vieille école,
-moi!... On ne lit pas Schopenhaüer en Bretagne!... Oh! ce n’est pas que
-j’aime les songeurs inactifs, ceux qui, sous le prétexte de je ne sais
-quelle manie contemplative, marchent sans regarder à terre, les yeux
-perdus dans l’azur, au risque de se casser le cou!... Vivent les
-lutteurs et les braves, monsieur de Nohel!... Mais, où est le mal, je
-vous prie, si on lutte avec un rêve dans l’âme, une sainte ambition dans
-l’esprit... si, de la réalisation d’une conception noble et belle, on
-fait le but de sa carrière?... Voyons, jeune homme, est-on jamais un
-grand artiste, un grand poète, si l’on ne s’est pas créé un type du
-beau? Un grand savant, si l’on ne croit pas à la science? Un philosophe
-bienfaisant, si l’on ne croit pas à la vérité? Un homme, oui, tout
-simplement un homme, dans la superbe acception du mot, si l’on ne croit
-pas au bien, à l’honneur? si l’on n’a pas conscience de sa propre
-personnalité, même très humble, dans l’univers très grand; si l’on ne se
-dit pas que chaque vie humaine doit être pour quelque chose dans
-l’avancement général de l’humanité!... Eh bien, le Beau, l’Utile, le
-Vrai, le Bien qu’on rêve d’atteindre, guidé par le sentiment de la
-dignité humaine, voilà ce que j’appelle l’Idéal!... Faire tendre vers ce
-but les efforts de toutes ses facultés, voilà ce que j’appellerai donner
-une raison d’être à sa propre existence. Et, maintenant, dites ce que
-vous pensiez tout à l’heure, que je suis un vieux fou.
-
-Nohel eut un sourire et tendit la main au docteur.
-
---S’il y avait dans le monde beaucoup de fous comme vous, personne
-n’aurait plus envie de le quitter.
-
---Phrase ambiguë qui ne signifie aucunement que vous me trouviez sage.
-
---Je vous crois très sincère et très bon... et il y a des folies
-sublimes.
-
---Eau bénite de cour, mon cher malade! Vous me traitez tout bonnement de
-provincial qui n’a rien vu!... Écoutez-moi pourtant... Si arriéré que je
-puisse paraître, c’est à Paris, la ville pensante et agissante, que j’ai
-appris à agir et à penser, vous pouvez vous fier à mon expérience: les
-hommes ne sont pas si mauvais qu’ils le disent, si «décadents» qu’ils le
-croient, si impuissants qu’ils voudraient l’être... Le malheur, c’est
-qu’ils cultivent la désespérance... un mot nouveau, mais une vieille
-plaie, dont on guérit si on le veut bien... Tenez, je voudrais pouvoir
-vous fondre avec mon neveu Pierre... cet alliage de monsieur Tant-Pis
-avec monsieur Tant-Mieux donnerait deux hommes parfaits ou près de
-l’être... Ah! voilà un heureux vivant!... Rien ne l’étonne, rien ne
-l’inquiète. Tout est beau, tout est bon, tout est vrai... Il a encore
-moins d’idéal que vous celui-là, allez!
-
---Est-ce que votre neveu habite Plourné, docteur?
-
---Pierre est marin; il y a plus de trois ans que je ne l’ai vu... Il
-reviendra prochainement, je pense, pour...
-
-Le docteur s’arrêta, puis acheva:
-
---Pour nous retrouver tous... Et maintenant, adieu, monsieur de Nohel,
-je ne sais trop si je vous ai distrait... Que voulez-vous, j’ai la manie
-de la santé: drôle pour un médecin, n’est-ce pas? Et j’aime les âmes
-bien portantes et les intelligences saines, autant que les tempéraments
-solides et les corps vigoureux.
-
---A demain, docteur, et merci... murmura le jeune homme.
-
-Il était bien loin d’être convaincu, mais les idées du docteur l’avaient
-réconforté, ainsi que l’air vivifiant des plages ranime un instant les
-malades, sans les guérir. Somme toute, il était vaguement satisfait de
-rencontrer chez un homme d’esprit les illusions qu’il avait considérées
-jusque-là comme puériles et presque sottes.
-
---Une figure sympathique, ce philosophe sans le savoir! pensa-t-il. Si
-j’avais un fils, je le lui confierais... Il en ferait très probablement
-un Don Quichotte, mais à coup sûr, un honnête homme et, qui sait?...
-peut-être un homme heureux.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Le surlendemain, Jean-Marc demanda comme une grande faveur la permission
-de saluer celui qu’il nommait encore son jeune maître.
-
-Le jardinier de Nohel avait vieilli depuis le temps où Bernard cueillait
-des cerises. Sa taille s’était courbée, ses cheveux avaient grisonné, sa
-peau brune et desséchée, prenant des teintes de terre, s’était étendue
-sur la charpente osseuse de son visage, mais les mêmes yeux, pleins
-d’une sorte de candeur sereine, brillaient au fond de ses orbites plus
-creuses; un sourire de bonhomie franche égayait sa bouche dégarnie.
-
-Il ne voulait pas s’asseoir, le vieil homme! Debout, son chapeau à la
-main, il parlait à Bernard, disant comme mademoiselle Armelle, ce mot
-ravi de ceux qui se retrouvent après de longues années: «Vous
-rappelez-vous?» Et Bernard se rappelait.
-
-Mais en dix ans, bien des choses avaient changé; la petite-fille de
-Jean-Marc, une contemporaine de Bernard, avait épousé l’un des pêcheurs
-de la côte... Le fidèle serviteur était arrière-grand-père, maintenant!
-Combien on les aime ces petits, qui viennent quand on est déjà tout près
-de s’en aller!
-
---Et vous, monsieur Bernard, est-ce que vous ne nous amènerez pas un de
-ces jours une belle jeune dame et de gentils marmots?
-
-Bernard sourit, en secouant la tête.
-
---Non, mon pauvre ami, je ne suis ni marié, ni désireux de l’être
-jamais... Ça vaut autant pour la femme que j’épouserais, va... Fais mes
-compliments à ta petite-fille, je lui souhaite tout le bonheur possible
-et à toi aussi.
-
---Oh! le bonheur, fit simplement Jean-Marc, le bonheur, c’est ça: la
-santé, une bonne femme qu’on aime, des enfants qui grandissent bien, du
-travail, et puis, plus tard, quand on est vieux, des mioches qui vous
-appellent grand-père... Je l’ai eue ma part de bonheur, allez! Et si
-parfois la besogne a été rude, si l’on a souffert de l’hiver, si l’on a
-eu des tourments--qui n’en a pas!--eh bien! on ne s’en est pas trop
-plaint, et on a remercié Notre-Dame tout de même.
-
-«Allons, pensa Nohel, encore un philosophe; bien humble celui-là!...
-Encore un être qui a son petit coin bleu dans le cœur!»
-
---Donne-moi la main, Jean-Marc, fit-il à voix haute, tu es un bien brave
-homme, mon vieux.
-
-Et le jardinier s’éloigna sans savoir pourquoi il était un si brave
-homme d’avoir été heureux.
-
-A ce moment, mademoiselle Armelle entrait, le visage auréolé d’un grand
-chapeau cabriolet, les épaules serrées dans une écharpe de crêpe de
-Chine puce... Trop ridée, trop maigre, trop exsangue, ce n’était pas, à
-vrai dire, une jolie vieille que mademoiselle Armelle. Mais le blanc
-bleuâtre de ses bandeaux donnait un éclat à ses yeux noirs, et son
-sourire, aux dents encore blanches, avait le charme indéfinissable d’une
-grande bonté.
-
-Une grande bonté, tel était en effet le fonds de cette nature ingénue,
-tel avait été le principe inspirateur de toute la vie de mademoiselle
-Armelle.
-
-Née avec un cœur aimant, bercée dès la prime jeunesse par les
-exaltations passionnées et le rythme enchanteur des _Méditations_; très
-romanesque, ainsi que toutes les jeunes filles de sa génération, elle
-avait aimé, à dix-huit ans, un jeune homme simple et bon comme elle,
-Louis Le Jariel, le frère aîné du docteur, mais le pauvre amoureux
-n’ayant pour toute fortune qu’une place de comptable chez un négociant
-de Vannes, M. de Kérigan lui avait refusé sa fille... et les années
-s’étaient enfuies.
-
-Louis n’avait pas oublié Armelle, cependant il avait fait un beau
-mariage, il avait épousé la fille de son patron, une brave jeune fille
-qui méritait son affection. Un adieu aux rêveries sentimentales, ce
-mariage, une entrée dans la vie positive! Armelle resta dans le cœur de
-Louis, comme une image très fine et presque immatérielle, comme un
-symbole de sa jeunesse devant lequel son souvenir aimait à se
-prosterner, mais il fut heureux avec sa femme, il adora ses enfants.
-
-Mademoiselle de Kérigan, elle, n’avait pas eu le courage de renoncer à
-son idéal; pour lui rester fidèle, elle avait éconduit tous les
-épouseurs. Le mariage raisonnable seulement, le mariage sans un amour
-infini qui le conclue entre deux âmes avant qu’un contrat le consacre
-aux yeux du monde, lui inspirait une invincible horreur. Elle préféra
-vouer son cœur au rêve qui ne s’était pas réalisé.
-
-Quand elle revint de Lille, déjà vieille, ayant donné à sa sœur douze
-années de sa vie--douze années de cette tendresse exclusive qui était le
-parfum de son âme passive--des relations très amicales s’établirent
-entre elle et le ménage Le Jariel qu’elle avait d’abord perdu de vue.
-Elle aima madame Le Jariel qui était faible et délicate; elle aima
-Berthe et Pierre, les enfants nés du mariage qui avait détruit toutes
-ses espérances, et elle trouva cela très simple. Plusieurs années après,
-M. Le Jariel mourut, et quand madame Le Jariel s’éteignit à son tour, ce
-fut en recommandant ses enfants au docteur et à mademoiselle Armelle. La
-vocation de Berthe et celle de Pierre étaient alors depuis longtemps
-arrêtées. L’une entra au couvent, l’autre fut marin, mais mademoiselle
-de Kérigan les suivait du cœur dans leur nouvelle vie; elle remplaçait
-la mère qui n’était plus.
-
-Chose étrange, aucun chagrin, aucune déception n’avait aigri cette âme
-de femme! Séparée de celui qu’elle aimait, puis presque oubliée, presque
-trahie, Armelle croyait encore aux amours éternelles, et elle avait un
-beau sourire sans amertume, lorsqu’elle rencontrait dans la campagne
-deux amoureux qui se tenaient par la main... A soixante ans, elle se
-formait encore, de la vie, la même idée qu’à seize. La vie, à ses yeux,
-c’était un joli roman où, au dénouement, tout le monde devait être
-heureux. Les romans, le docteur l’avait bien dit à Bernard, étaient la
-faiblesse de mademoiselle Armelle; son imagination avait su lui créer,
-dans les fictions dont elle recherchait le charme, une seconde destinée
-plus clémente que la première, et elle jouissait d’un vrai bonheur et
-elle pleurait de vraies larmes avec les héros dont on lui contait le
-malheur ou la félicité.
-
-Mais, cette double existence dans le domaine du faux et du conventionnel
-autant que les dispositions naturelles du caractère de mademoiselle de
-Kérigan avaient fini par annihiler, chez cette excellente personne, le
-peu qui lui avait été départi de sens pratique applicable à la direction
-générale de la vie; l’esprit romanesque, s’il n’est pas contenu par la
-raison, est un danger, le docteur le savait bien et il avait pu le
-constater une fois de plus, et il en soupirait dans son amitié pour la
-vieille demoiselle... dans son amitié pour ceux qu’elle aimait surtout.
-Bernard, qui était moins bien renseigné que M. Le Jariel et qui allait
-moins au fond des choses, s’amusait au contraire de cette fraîcheur
-d’imagination qui avait survécu à la soixantième année et il admirait
-que quelqu’un pût se désintéresser momentanément de la réalité d’une
-façon assez complète pour vivre au pays des nuages, dans un contentement
-presque absolu.
-
-Il aimait la figure distraite et souriante de «tante Armelle»; en voyant
-la vieille cousine s’avancer dans le petit salon où il était autorisé à
-passer quelques heures sur un fauteuil, il eut un regard joyeux et fit
-instinctivement le mouvement de se lever.
-
---Restez, restez, par grâce, mon enfant! s’écria-t-elle.
-
-Et elle continua, parlant comme toujours très vite et à bâtons rompus:
-
---Vous avez encore pauvre mine, Bernard, et vous avez maigri
-terriblement... Comme vous voilà changé par dix jours de maladie!... Le
-docteur trouve que vous avez besoin de distractions... il veut qu’on
-vous tienne compagnie, qu’on cause avec vous... Il a raison, mais voyez
-le contre-temps, voilà que j’ai promis une visite à la sœur de monsieur
-le curé... Enfin, je vais vous envoyer Janik; elle fait une tournée de
-pauvres; je pense qu’elle va rentrer... Jeanne de Thiaz, vous savez, la
-fille de ma sœur. C’est une bonne petite fille. Ah! bien plus pratique
-que sa tante!... En attendant, voulez-vous un livre?... _Dette de
-haine_... C’est de monsieur Ohnet? (Elle prononçait Ohnette.) un peu
-scabreux... mais bien intéressant! conclut-elle en interrogeant Nohel du
-regard.
-
---Mon Dieu, ma cousine, je tâcherai de ne pas trop m’en effaroucher,
-répondit le jeune homme avec un grand sérieux, et, bien que je regrette
-infiniment cette promesse à la sœur du curé, je vous remercie de votre
-attention dont je profiterai volontiers.
-
-Mais il n’avait nulle envie de lire ni le roman de M. Ohnet, ni aucun
-autre roman... Aux premières pages, il posa le volume et essaya,
-vainement aussi, de penser au roman qu’il écrivait lui-même. Son cerveau
-se refusait à tout travail; involontairement il songeait au portrait de
-la petite mère-grand, dont l’apparition restait pour lui un mystère.
-
-Car enfin, Bernard avait vu, bien vu, et toute jeune, toute jolie, sa
-trisaïeule, l’arrière-grand’mère de la vieille demoiselle Armelle! Il
-lui avait parlé, elle avait répondu; et il se rappelait cette
-conversation, comme un fait réel... Était-il possible qu’une
-hallucination laissât un souvenir si net? Qu’une simple illusion eût
-emprunté tant de vie à la fièvre?
-
-Plusieurs fois, le jeune homme avait été sur le point de tout raconter
-au docteur Le Jariel et de lui demander la confirmation scientifique
-d’un incident qui paraissait presque surnaturel; la crainte d’être
-traité de visionnaire l’avait arrêté. Il se jugeait bien naïf d’attacher
-tant d’importance à une chimère de malade, et, cependant, il ne
-parvenait pas à analyser l’impression complexe, insaisissable, qu’il
-éprouvait encore, quand il dévorait du regard pour l’interroger, ce
-portrait, cette chose insensible qui ne pouvait pas lui répondre.
-
-On frappait à la porte.
-
---Entrez, dit-il distraitement.
-
-Mais il restait plongé dans sa méditation inquiète. Mentalement, il
-parlait à la riante image:
-
-«Si vous saviez, petite mère-grand, combien je vous aime, et quel bien
-vous me feriez si vous viviez encore, jeune et ravissante comme vous
-voilà!... Vous me diriez sans doute ce que me disait l’autre jour
-monsieur Le Jariel, mais ce ne sont pas les plus vieux curés qui
-prononcent les meilleurs sermons, et votre voix plus tendre que la
-sienne me persuaderait mieux! Ah! petite mère-grand, petite mère-grand,
-si vous reveniez encore!»
-
-Puis, par hasard, au milieu de cette invocation, Nohel tourna la tête;
-un cri à peine étouffé lui échappa...
-
-C’est que la petite mère-grand était là, debout dans la pièce
-ensoleillée, avec sa robe rose à rubans vert pâle.
-
-Vaguement, Bernard pensa qu’à force de concentrer sur le même point son
-esprit énervé, il retrouvait le délire des jours de fièvre... Les
-poètes, les artistes, tous les êtres impressionnables ne traversent-ils
-pas des crises déconcertantes?...
-
-Mais la sensation avait été trop inattendue et trop vive; au moment même
-où la petite mère-grand allait lui parler, Nohel s’évanouit...
-
-L’odeur astringente du vinaigre lui fit ouvrir les yeux. Une voix lui
-disait:
-
---N’ayez pas peur, je vous en prie, monsieur de Nohel... Je ne suis pas
-un fantôme, je suis Jeanne de Thiaz, Janik, votre cousine, voilà tout!
-
---Jeanne de Thiaz! murmura-t-il... Oh! pardon, mademoiselle... je suis
-plus faible qu’un enfant.
-
-Il essayait de sourire, et il regardait la jeune fille, tout en pensant
-au portrait de l’aïeule qui riait dans son cadre Empire.
-
---Ne vous excusez donc pas, reprit la petite voix claire. Un malade qui
-s’évanouit, rien de plus naturel. Mais je suis désolée, moi!
-
-Doucement, Bernard avait pris des mains de Janik le mouchoir imbibé de
-vinaigre, et il se le passait lui-même sur les lèvres et sur le front.
-
---Êtes-vous mieux maintenant?
-
---Mieux, beaucoup mieux... merci...
-
---Vous voilà moins pâle, c’est bon signe!
-
-Il y eut un silence. Maintenant, Bernard détaillait curieusement le
-costume d’aïeule de Jeanne... Était-ce bien un costume d’ailleurs?
-
-Les modes modernisées de l’Empire et du Directoire étaient en grande
-vogue, et, depuis plus d’un an, Bernard avait rencontré dans les rues de
-Paris quantité de jeunes filles dont les robes longues, les hautes
-ceintures et les manches bouffantes ne l’avaient nullement surpris.
-
-Non vraiment, elle n’avait rien d’étrange pour un homme lucide, cette
-robe de mousseline rose garnie de rubans; c’était une robe d’été très
-gentille, rien de plus!
-
---Si vous vouliez me dire... m’expliquer? demanda-t-il.
-
-Mademoiselle de Thiaz se mit à rire d’un rire gai.
-
---Vous expliquer ma robe de grand’mère qui vous préoccupe encore! bien
-volontiers... Ma tante Armelle a toujours trouvé que mes traits
-rappellent un peu ceux de Jeanne de Nohel, notre aïeule, et, la mode
-aidant cette année, elle s’est donné le plaisir de rendre la
-ressemblance plus frappante, en copiant pour moi le costume du portrait.
-Voilà tout le prodige, et c’est très innocemment que j’ai joué un rôle
-parmi les visions que vous suscitait la fièvre. Mon tort est de ne pas
-avoir pensé aujourd’hui que votre convalescence est bien récente et
-qu’ainsi vêtue je pouvais encore vous causer de l’effroi.
-
---De l’effroi, mademoiselle! répondit Bernard. Mais figurez-vous que
-votre première apparition a été le salut pour moi. Il m’a semblé que,
-bien réellement, la petite grand’mère du portrait descendait du cadre
-pour me guérir et me consoler... et je l’aimais tant, quand j’étais
-enfant, ce portrait!... C’est qu’il était un peu ma conscience...
-
---Votre conscience? répéta Janik étonnée.
-
---Une invention de ma nourrice, qui tirait parti de mon imagination très
-vive...
-
-Et le jeune homme raconta le rôle important qu’avaient joué, dans son
-éducation première, les lèvres doucement sévères et les yeux rieurs de
-la petite mère-grand.
-
---Croyez-moi, mademoiselle, ajouta-t-il moitié sérieux, moitié railleur,
-ne la regrettez pas votre jolie robe rose, vous qui venez de visiter les
-pauvres et qui aimez à faire la charité... ne la regrettez pas, elle a
-rendu un homme à là vie. Est-ce une bonne œuvre qu’elle a accomplie là?
-je ne sais... mais peut-être, après tout était-ce Jeanne de Nohel
-elle-même qui vous envoyait vers moi...
-
-Janik s’était assise en face de Bernard; elle écoutait, les mains
-croisées sur ses genoux.
-
---Je le crois, répondit-elle. Et, si notre aïeule m’a choisie pour vous
-faire du bien, j’en suis très heureuse, monsieur de Nohel.
-
-Elle ne semblait nullement embarrassée de la gratitude enthousiaste de
-ce grand jeune homme, dont la voix mâle lui parlait si affectueusement.
-On lui avait appris à plaindre ceux qui souffrent et Bernard souffrait.
-Elle avait donné à ce front brûlant la fraîcheur de sa main, à cet
-esprit chagrin la pitié de son cœur, et elle n’éprouvait aucune gêne de
-ce qu’elle avait fait si simplement, dans sa bonté juvénile où déjà des
-instincts de mère s’éveillaient.
-
-Cependant, Nohel s’étonnait, peu accoutumé à cette candeur tranquille;
-la petite mère-grand restait pour lui une créature à part, et il se
-surprenait à lire en elle, comme en un livre grand ouvert.
-
-Blonde, fine, avec des yeux bleus dont l’expression égayait parfois tout
-le visage sans que la bouche s’en mêlât, Jeanne de Thiaz ressemblait
-beaucoup au portrait de l’aïeule, mais, bien que son teint fût rose et
-son corps très frêle, on sentait qu’elle avait dépassé l’âge indécis de
-seize ans. Sous la douceur du regard, on devinait une pensée profonde;
-la bouche, toute petite, exprimait la fermeté. Des paroles jeunes,
-sincères, toujours sages et droites, pouvaient seules entr’ouvrir ces
-lèvres mignonnes, si nettement dessinées.
-
-Cette enfant de vingt ans était sans doute très réfléchie et très bonne,
-soumise aussi, mais un peu indépendante, comme tout être vraiment
-intelligent. Quelles qu’eussent été les influences qui s’étaient
-exercées sur elle et qu’elle avait probablement subies dans une certaine
-mesure, Janik avait dû dégager sa propre personnalité du chaos des
-conseils et des exemples d’autrui: voilà ce dont Bernard était
-convaincu... Et combien la jeune fille lui semblait jolie avec cet air
-qu’elle avait d’ignorer son charme! Charme si pénétrant et si doux qu’on
-avait peur de l’écraser, en le décorant de ce grand mot: beauté.
-
---Vous avez été une vraie sœur pour moi, dit encore Bernard, et je suis
-si peu habitué à la sollicitude, que je ne sais comment vous en exprimer
-ma reconnaissance, mademoiselle.
-
---Je ne veux pas de votre reconnaissance, que je n’ai pas méritée, mon
-cousin Bernard, répondit-elle. Donnez-moi plutôt votre amitié en échange
-de la mienne... voilà ce que j’accepterai de tout mon cœur...
-
-Elle souriait toujours des yeux et aussi des lèvres, et Bernard comprit
-que c’était bien, en effet, de tout son cœur qu’elle disait: soyons
-amis!
-
-Depuis ce jour, la guérison avança à grands pas. A cause de son genou
-blessé, Bernard était encore condamné à l’immobilité, mais il ne s’en
-plaignait pas et l’affection que lui témoignait mademoiselle Armelle lui
-semblait si sincère, que ses premiers scrupules de faire un aussi long
-séjour chez la vieille demoiselle s’étaient rapidement évanouis.
-
-A demi couché dans une bergère, faible et docile comme un enfant, il se
-complaisait dans une sorte de passivité qui était un repos. Dans le
-salon, autour de lui, mademoiselle de Kérigan et sa lectrice
-travaillaient pour les pauvres; M. Le Jariel, debout, le chapeau à la
-main, retardait son départ, avec d’interminables causeries; et Janik
-glissait d’un bout à l’autre de la pièce, offrant au docteur une chaise
-qu’il refusait énergiquement, dévidant l’écheveau de la tante Armelle,
-ramassant les ciseaux de mademoiselle Louise ou préparant l’ouvrage
-qu’elle allait coudre elle-même, de ses petits doigts qui voltigeaient
-en tirant l’aiguille.
-
-Le ciel pur et comme lavé de soleil avait des douceurs opalines... Par
-la fenêtre ouverte, la brise apportait des parfums de fleurs, mêlés
-d’effluves salins... On entendait, très bas, le bruit de la mer; et
-c’était comme un accompagnement en sourdine, au pépiage des oiseaux dans
-les arbres.
-
-Calme et silencieux, jetant un regard presque heureux sur ce cercle
-familial dont lui, l’inconnu d’hier, il était devenu le centre, Bernard
-goûtait le plaisir intraduisible des convalescents, cette impression de
-bien-être qui les envahit peu à peu et augmente insensiblement en eux
-comme si la vie pénétrait, distillée goutte à goutte, dans leurs veines;
-cette langueur délicieuse qui les enveloppe, cet émerveillement qui les
-ravit devant la lumière, cette joie gourmande qu’ils trouvent à respirer
-l’air qui les grise!... Plaisir purement sensuel--du moins Bernard le
-pensait ainsi, puisqu’il savait qu’au moment même où son être physique
-jouissait de recouvrer la vie, son être moral aspirait encore au
-néant,--plaisir instinctif, mais très subtil, très étrange, séduisant
-comme un paradoxe, pour ce dégoûté de l’existence!
-
-Avant de se mettre à coudre, Janik s’approchait du jeune homme, plaçait
-un coussin sous sa tête et repoussait légèrement le battant de la
-fenêtre, qui pouvait gêner ses mouvements.
-
-Il la regardait s’acquitter de ces soins, la remerciant des yeux.
-
---Êtes-vous bien ainsi?
-
---Très bien... ah! si bien! soupirait-il les yeux demi-clos.
-
-Et il pensait:
-
-«A demain la désespérance! Puisque la terre nous réservait encore
-quelque chose de doux, de nouveau, d’inconnu, savourons cette dernière
-coupe: la mort après!»
-
-
-
-
-V
-
-
-La mort après!... En attendant, les heures lui semblaient charmantes,
-dans le vieux salon jonquille dont chaque meuble, chaque bibelot
-d’étagère, lui devenaient familiers.
-
-Le babillage de mademoiselle Armelle le distrayait, la conversation du
-docteur, dont les idées très arrêtées étaient une source de discussions
-continuelles, l’intéressait sans le fatiguer.
-
-Puis surtout il y avait Janik.
-
-La maladie n’avait pas étouffé le psychologue en Bernard; il étudiait la
-jeune fille. Étude bien peu compliquée que celle-là; mais attachante
-pourtant, et pleine de révélations délicieuses pour ce blasé de Jacques
-Chépart.
-
-Auparavant, chaque fois qu’il avait tenté de comprendre un caractère de
-femme, il avait remarqué qu’un intérêt de lutte s’était mêlé peu à peu à
-l’intérêt philosophique qu’il avait recherché d’abord. Le sujet
-sollicité s’était dérobé à son observation ou, plus souvent, avait
-essayé de la dérouter... Avec Janik, rien de semblable. La petite
-mère-grand, dont les joues roses et veloutées comme une pêche ignoraient
-la poudre de riz, ne fardait pas plus sa pensée que son visage. Et
-d’ailleurs, qu’eût-elle caché de son âme toute blanche?
-
-A mesure qu’il connaissait mieux M. Le Jariel, Nohel s’expliquait
-l’influence bienfaisante qu’avaient pu exercer sur le caractère de
-mademoiselle de Thiaz, les idées du vieux philosophe.
-
-Sans doute, c’était l’excellent docteur qui avait fortifié chez sa
-petite amie cette belle santé du cœur et de l’intelligence, qu’il
-estimait à l’égal de celle du corps; c’était lui qui avait développé
-dans l’esprit de la jeune fille le mélange d’enthousiasme et de raison,
-de suave poésie et de saine prose, qui en faisait le charme et la
-supériorité.
-
-Janik aimait les beaux vers et la belle musique, la nature bretonne et
-les chants infinis de la mer; elle aimait les rêveries calmes à la nuit
-tombante, dans le parc endormi; elle aimait la fontaine de madame Marie
-et les mystérieuses légendes du pays, le mysticisme passionné des poèmes
-armoricains où l’amour et la religion parlent le même langage.... Mais
-elle savait admirer les étoiles sans les chercher ensuite en plein midi.
-Comme une petite plante vivace, elle tenait à la terre, tout en
-balançant sa jolie tête au vent du ciel.
-
-Mademoiselle Armelle lui reprochait un peu d’être «pratique»; elle
-l’était en effet, mais non pas au sens mesquin du mot. Le positivisme de
-Janik n’allait pas au-delà d’un bon sens très fin. Elle raisonnait
-beaucoup, sans être aucunement raisonneuse, et ses jugements dénotaient
-une sorte d’optimisme serein, fait d’indulgence pour les autres,
-d’espoir en la vie et de confiance en Dieu.
-
-Elle semblait heureuse, contente surtout dans son existence monotone. En
-la suivant dans le cours de ses occupations journalières, Bernard se
-redisait cette pensée de Renan qu’il s’était amèrement répétée devant la
-boîte aux pistolets: «Le bonheur dans la vie, c’est le dévouement à un
-devoir ou à un rêve!»
-
-C’était l’accomplissement d’un devoir ou plutôt d’une série de devoirs
-tout simples, qui faisait le bonheur paisible de cette enfant.
-
-Entourer d’affection sa vieille tante et le docteur Le Jariel qu’elle
-aimait comme un père, égayer la maison de fleurs et de chansons,
-soulager les malades, aider les pauvres, être la lumière et la gaieté du
-coin de terre où s’épanouissait sa jeunesse, telle était la vie de
-Janik!
-
-Mais avait-elle un «rêve»?
-
-C’était peut-être le seul secret de ce front pur, et Bernard le
-respectait. Il respectait aussi la bienheureuse quiétude morale de
-mademoiselle de Thiaz. Mais, chose étrange, autant il évitait lui-même
-les conversations qui eussent donné accès à sa verve de pessimiste,
-autant la jeune fille semblait les rechercher.
-
-Bravement, elle se heurtait aux doctrines désespérées, les combattant
-avec les arguments tout spontanés que lui inspirait son cœur de femme
-bonne et honnête. Nohel l’écoutait avec patience. Elle était bien
-toujours la petite mère-grand, grondeuse ou souriante, et, parfois,
-Jacques Chépart se figurait n’avoir plus qu’un souci au monde: ne point
-attrister cette bouche enfantine, mettre un rayon dans ces yeux bleus!
-
-Un jour, à propos d’un livre qu’avait raconté mademoiselle Armelle,
-Janik, avec une exagération juvénile, traita d’acte méprisable le
-suicide du héros que sa tante avait porté aux nues... Bernard, oubliant
-que mademoiselle de Thiaz n’ignorait peut-être pas les douloureux
-projets qu’il avait révélés au docteur dans le délire, la contredit très
-posément, comme si la question n’avait eu pour lui qu’un intérêt banal.
-
-Un peu pâle, les narines frémissantes, la jeune fille s’anima:
-
---Mais c’est une lâcheté, s’écria-t-elle. Et vous excusez cela!
-
---J’excuse l’homme qui se débarrasse volontairement d’une vie inutile,
-oui.
-
---Une vie inutile! Qu’appelez-vous une vie inutile d’abord? Est-ce que
-chaque existence n’a pas son utilité, comme toute chose en ce monde,
-comme le plus humble des animaux et la plus frêle des plantes?... Mais,
-la mission consciente ou instinctive assignée à chaque être, l’effet
-demandé à chaque cause, il me semble à moi que c’est le principe de la
-sagesse divine, la grande loi de l’univers!
-
-Cette ardeur amusait le jeune homme.
-
---Je vois qu’en bonne chrétienne, vous voudriez me ramener tout
-doucement à Dieu, et peut-être même à notre sainte Anne d’Auray,
-n’est-il pas vrai, ma petite cousine?
-
-Elle rit gaiement avec lui.
-
---Qui sait, mon grand cousin!... Mais, quoi qu’il en soit, permettez-moi
-de vous dire qu’en parlant d’un but proposé ici-bas à tout être, ce
-n’est pas uniquement au point de vue religieux que je me place... au
-point de vue chrétien encore bien moins!... Car, je crois qu’un Hindou,
-ou même un sauvage du Congo, a sa mission comme vous et moi... seulement
-c’est une mission en rapport avec ses facultés et l’état de civilisation
-de son pays. De toutes les idées religieuses, plus ou moins
-contestables, je ne garde en vous parlant ainsi que celle de Dieu, parce
-que, sans elle, il n’y a plus ni bien, ni mal, ni morale, ni conscience,
-ni rien!... Vous croyez bien à la conscience, mon cousin?
-
---Dans une certaine mesure, oui.
-
---Comment cela, dans une certaine mesure?
-
---Je crois que la conscience, c’est-à-dire l’idée du bien et du mal, est
-une sorte de convention tacite dont les conditions diffèrent selon les
-pays, les climats, la race et la civilisation des peuples. En un mot, je
-crois que la conscience de votre sauvage du Congo n’est pas du tout
-faite comme la mienne.
-
---Comme la vôtre! ah! j’aimerais bien savoir comment elle est faite, la
-vôtre?
-
---Oh! le mieux du monde, je vous assure... Elle est blonde, très jolie,
-et porte à ravir une robe couleur d’aurore.
-
---Quelle folie!
-
---Elle est très douce et très sage, elle me parle d’honneur et de
-devoir... Ah! ce n’est pas elle qui me conseillerait d’imiter les
-habitants d’un pays dont parle je ne sais plus qui!... des hommes très
-bien intentionnés, qui tuent leur père, dès qu’il est vieux!... C’est
-l’usage... Que dites-vous de cet usage-là, Janik?
-
---Je dis, mon cousin, qu’il est possible d’aboutir au mal en cherchant
-le bien... Ces pauvres sauvages veulent éviter à ceux qu’ils aiment les
-tourments de la vieillesse; le sentiment qui les pousse à un meurtre
-odieux est le même qui nous inspire les soins et les respects dont nous
-entourons nos parents... Ce qu’on ne peut nier, c’est l’idée plus ou
-moins juste, mais innée chez tous les hommes, du bien qu’on doit
-réaliser, du mal qu’ont doit combattre... la loi morale enfin!... Mais
-vous m’éloignez toujours de mon sujet!
-
---Allez, allez, petit philosophe.
-
---Je ne vous raconterai point de vilaines histoires de sauvages, moi,
-mais plutôt je vous citerai le bon Gourville, le secrétaire du prince de
-Condé, si je ne me trompe. Il disait, lui, dans sa simplicité franche,
-que les hommes, comme les plantes, «ont leurs propriétés particulières
-et que le bonheur pour eux est d’avoir été destinés, ou de s’être
-destinés eux-mêmes, aux choses pour lesquelles ils étaient nés»... N’y
-a-t-il pas une grande science de la vie, dans cette petite phrase?...
-Vous m’accordez bien qu’il y a des différences de caractères, de goûts,
-d’aptitudes, entre les hommes? Pourquoi ces facultés, ces «propriétés
-particulières», comme dit Gourville, nous ont-elles été confiées, si ce
-n’est pour que nous travaillions, chacun selon notre pouvoir, en vue de
-l’intérêt de tous; si ce n’est pour que nous trouvions, dans la voie
-pour laquelle nous sommes créés, ce sentiment du devoir accompli, qui
-donne une satisfaction profonde, à défaut de bonheur?... Non, mon cher
-cousin, il n’y a pas de lâcheté permise; les inutiles, ce sont les
-égoïstes ou les paresseux... Donc, personne n’a le droit de se tuer!...
-Vous voyez qu’il ne s’agit là, ni d’une religion, ni d’une autre, mais
-seulement de l’avenir de la société et de la civilisation, du progrès
-matériel que réalise chaque jour celle-ci, du progrès moral que pourrait
-réaliser celle-là!... Allons, vous croyez bien au progrès, Bernard?
-demanda mademoiselle de Thiaz en riant.
-
---Je vais vous révolter: qu’appelez-vous «progrès»?... Est-on plus
-heureux aujourd’hui qu’il y a quatre mille ans?
-
-La jeune file secoua la tête.
-
---Vous êtes incorrigible! Je vois que vous ne croyez à rien, Bernard!
-
---Si, répliqua-t-il, je crois en vous.
-
---Belle croyance!
-
-Alors il devint sérieux, et, regardant Janik:
-
---Ne riez pas, dit-il, j’ai trente ans, et vous êtes la première femme à
-laquelle j’ai dit cela... C’est une victoire que vous remportez sur
-l’esprit du doute!
-
-De telles conversations ne laissaient pas Nohel moins sceptique en
-matière philosophique; ses idées s’appuyaient sur des bases trop
-anciennes pour être aussi facilement ébranlées par une enfant ignorante.
-
-Cependant, cette petite phrase «Je crois en vous» était bien, en effet,
-une conquête de Jeanne.
-
-Dans le Paris élégant où il avait vécu, le romancier s’était trouvé à
-même d’étudier le monde des jeunes filles, et, comme il en avait observé
-attentivement quelques-unes, il avait cru pouvoir les juger toutes.
-
-Avec une assurance un peu présomptueuse de psychologue, il s’était créé
-une opinion sur ces petites personnes, qui d’ailleurs ne l’intéressaient
-que médiocrement.
-
-Il y a, pensait-il, deux sortes de jeunes filles: les fausses Agnès,
-très nombreuses, et les véritables Agnès, beaucoup plus rares.
-
-Les premières cachent, sous un masque d’innocence paisible ou hardie,
-des curiosités malsaines. Elles ont beaucoup lu ce qu’on lit en
-cachette; elles ont beaucoup causé avec leurs petites amies, tout bas,
-dans les coins; et comme elles ont respiré le fruit défendu, comme elles
-en aiment le parfum, il est probable que, devenues femmes, elles
-voudront en connaître le goût.
-
-Les secondes, plus sévèrement surveillées, ou moins développées surtout,
-sont sincères avec leur mine ingénue... Elles ne lisent que des romans
-anglais et des feuilletons de journaux de modes, elles ne récoltent pas
-les confidences des petites amies... En un mot, elles ignorent tout du
-monde et s’ignorent elles-mêmes... Mais, un jour, brusquement, on les
-jettera dans la vie, comme de pauvres soldats désarmés dans la bataille.
-Alors, qu’adviendra-t-il?
-
-Un sourire sarcastique était la conclusion de ces réflexions de Jacques
-Chépart.
-
-Depuis longtemps, il avait voué aux femmes en général une sorte de
-mépris indulgent. Il les avait considérées comme de faibles êtres,
-mobiles, inconséquents et mal équilibrés toujours, vertueux ou pervers,
-innocents ou coupables selon le tempérament, le jeu des circonstances
-ou, tout simplement, l’occasion.
-
-Mais, Janik avait paru.
-
-Elle ne posait pas à la pensionnaire, Janik! elle ne rougissait pas à
-tout propos, elle baissait rarement les paupières pour voiler son
-regard; mais comme elle était bien _jeune fille_ dans ses paroles, dans
-sa contenance, dans sa voix! En rencontrant ses yeux qui rayonnaient
-d’une pureté sereine et pour ainsi dire consciente d’elle-même, Bernard
-se disait,--et c’était spontané, presque involontaire: «Cette enfant
-sera une honnête femme! Bonne, aimante, loyale, elle restera, quoi qu’il
-arrive, la paix, la joie et l’honneur de son foyer!»
-
-... Oui, la petite mère-grand avait remporté une grande victoire!...
-Car, croire en la femme c’est croire en l’amour et en la famille; c’est
-croire au bonheur dans le devoir; c’est presque croire en Dieu!
-
-... Et c’étaient encore avec Janik des causeries plus douces, moins
-tendues, des lectures... les idées nouvelles, les formules encore
-inaccomplies de la pensée moderne, que Bernard expliquait à la jeune
-fille tandis qu’elle l’écoutait attentive, les yeux pleins d’une
-interrogation confiante... puis des échanges d’impressions et de
-surprises joyeuses en s’apercevant que parfois elle et lui sentaient de
-même... Si bien qu’un matin, quand M. Le Jariel qui allait partir pour
-Bordeaux où l’appelait une affaire, eut conseillé à son malade les
-longues promenades au grand air qui achèveraient sa convalescence,
-Bernard s’étonna que cette convalescence se fût trouvée si vite en passe
-d’être achevée...
-
---Nous irons à la «Fontaine de Marie», s’écria mademoiselle de Thiaz.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Dans les champs, les genêts embaumaient brillant au milieu du feuillage
-comme des reflets du soleil... Un berger jouait du biniou sur les bords
-du chemin pierreux où croissaient des bruyères, tandis que les petites
-vaches fines et nerveuses de son troupeau paissaient autour de lui,
-calmes, les yeux ternes, faisant tinter à chaque mouvement de leur tête
-une clochette dont le son grêle s’enfuyait au loin porté par la brise de
-mer.
-
-Près d’une chaumière, à quelques pas de la Fontaine, deux enfants
-jouaient «à la procession»... Leurs cheveux blonds, couronnés de
-pâquerettes, nimbaient des visages rieurs; ils marchaient d’un pas
-drôlement solennel dans le sentier jonché de fleurs effeuillées, l’un
-pressant de ses mains dévotement croisées un chapelet de Sainte-Anne,
-l’autre portant dans la main droite un long pissenlit bien ouvert, dont
-la tige toute droite et coiffée de jaune ardent, simulait un cierge
-allumé... Bernard et Janik s’arrêtèrent, tous deux gagnés par
-l’influence douce de cette nature bretonne un peu primitive dans sa
-mélancolie, de cette scène gracieuse un peu mièvre dans sa poésie
-inconsciente.
-
---Le printemps qui passe! s’écria Bernard.
-
-Et, avec une gravité souriante, il se découvrit.
-
-Les pleurs de madame Marie tombaient goutte à goutte dans une vasque
-naturelle enjolivée de plantes aquatiques... Un grand rayon d’un vert
-doré tombait des arbres comme d’un vitrail d’église.
-
---Voici l’eau de Jouvence, Bernard: voulez-vous en éprouver la vertu?
-demanda mademoiselle de Thiaz.
-
-Pour toute réponse, Nohel s’agenouilla sur la mousse, et sa main plongea
-dans l’eau limpide dont il rafraîchit son front et ses yeux.
-
-Pendant un instant, la fontaine, troublée, ne refléta plus que vaguement
-la teinte foncée du feuillage et le bleu clair du ciel. De petites
-rides, nombreuses et serrées, brouillaient les contours et trompaient
-les yeux... Puis, tout se calma, et, dans le miroir redevenu clair, le
-jeune homme aperçut son image.
-
-Une barbe châtaine, très soyeuse, encadrait son visage, qui avait pris,
-en s’émaciant, je ne sais quelle grâce attendrie. Ses traits étaient
-reposés, sa bouche avait perdu le pli amer des désenchantés; dans ses
-yeux agrandis, une lueur brillait... quelque chose comme un reflet de la
-chaude lumière qui avait ranimé son cœur.
-
-Le Bernard de la «fontaine» ne ressemblait guère à celui que Jacques
-Chépart avait vu à Paris. Cependant, Nohel tressaillit, poigné par un
-souvenir.
-
-Alors la tête blonde de la petite mère-grand, qui se penchait au-dessus
-de lui, vint se dessiner à côté de la sienne, dans la fontaine apaisée.
-
---Le charme opère-t-il? dit-elle.
-
-Bernard se leva vivement et saisit les deux mains de la jeune fille.
-
---Le charme, c’est vous! s’écria-t-il.
-
-Elle avait rougi. Sans brusquerie, mais fermement, elle dégagea ses
-mains de celles qui les étreignaient.
-
---Comme vous voilà bien, Bernard! Toujours un peu fou, dans vos
-meilleurs moments, fit-elle. Le charme dont vous parlez, ce sont les
-contes bleus de vos premières années, que vous avez retrouvés ici et qui
-vous ont rafraîchi l’esprit, comme de belles brises printanières! C’est
-l’atmosphère d’affection dans laquelle vous vivez à Nohel... C’est
-peut-être aussi le portrait de la tourelle qui vous fait de la morale
-quand vous n’êtes pas sage...
-
---Oui... mais qui me sourit quand je le suis... Janik, vous avez la
-bouche des jours où le petit Bernard était méchant... Pourquoi?
-
-Soudain, elle pâlit un peu.
-
---Vous vous trompez, dit-elle.
-
---Est-ce parce que je vous ai dit que vous m’avez fait du bien?
-
---Non, Bernard.
-
---Vous m’avez prêché de si gentils sermons, Janik, que maintenant, je me
-prends à concevoir la vie, fière, laborieuse, utile, que vous rêvez.
-Vous m’avez parlé de bonheur, et, depuis, mon cœur a des élans de joie
-qu’il ne connaissait plus... Enfin, vous avez un peu essayé de me
-convertir, ma petite providence et... tenez, dimanche, à l’église, quand
-vous étiez à genoux, le front courbé, les mains jointes, il m’a semblé
-que je priais... Ne méprisez pas votre œuvre!
-
-Il parlait avec des inflexions infiniment douces, dans sa voix un peu
-basse. Ses yeux d’acier, qui pouvaient être tour à tour si durs et si
-tendres, enveloppaient la jeune fille d’un regard suppliant, dont la
-grâce câline se mouillait comme d’une larme, prête à couler; c’était
-presque un regard d’enfant et pourtant le regard d’un maître!
-
-Mademoiselle de Thiaz détourna la tête.
-
---Si, vraiment, je vous ai fait du bien, Dieu est bon, dit-elle.
-
-Elle se baissa pour cueillir parmi les touffes d’herbe humide une petite
-fleur qu’elle glissa dans sa ceinture, puis elle reprit d’un ton tout
-autre:
-
---Comme le vent est frais sous bois! Ce n’est pas le moment de faire des
-imprudences, puisque le docteur est absent... Voulez-vous que nous
-descendions jusqu’à la plage? là nous ne serons plus qu’à un quart
-d’heure du château.
-
-Au bord de la mer ils échangèrent quelques paroles avec la fille de
-Jean-Marc, qui raccommodait les mailles d’un filet en surveillant son
-enfant; puis ils se reposèrent un instant sur les rochers garnis
-d’algues qui émergeaient du sable.
-
-La fillette du pêcheur construisait un bastion avec des galets.
-
-Maigre, hâlée, pauvrement vêtue, mignonne pourtant avec ses yeux de
-gazelle et ses cheveux embroussaillés, elle ramassait des coquillages
-ou attrapait délicatement les crabes qui clopinaient autour des flaques,
-puis, insouciante de qui l’entendrait, elle chantait en patois breton,
-s’interrompant pour babiller aux mouettes.
-
-Janik suivait ces jeux d’un sourire indulgent.
-
---Vous aimez beaucoup les enfants, dit Bernard.
-
---Oh! oui, répondit-elle, mettant toute son âme tendre dans ce mot.
-
-Ses bras se fermèrent sur sa poitrine comme pour encercler une chère
-couvée, et ses yeux se perdirent sur l’horizon bleuâtre où la mer se
-confondait avec le ciel.
-
-La marée montait. Chaque instant rapprochait un peu la ligne hérissée
-d’écume des vagues qui sautillaient, en se pressant, pour atteindre la
-plage.
-
---Je suis sûr que vous êtes le bon ange de tous les mioches de la
-côte... ils doivent vous adorer! reprit Bernard.
-
---Ils m’aiment bien, oui!... Pauvres petits!
-
---Est-ce que vous les grondez, quelquefois, eux aussi?
-
-Le flot avançait toujours; la mer se couvrait de voiles blanches
-qu’escortaient, haut dans le ciel pâle, de grands vols de mouettes et de
-goélands. Un vent perfide commençait à souffler et gémissait dans les
-excavations de la côte. Déjà les vagues mouraient aux pieds mêmes de
-Janik, qui les regardait accourir promptes et rageuses, bouillonner en
-nappes d’écume et se replier majestueusement. Elle aimait ce spectacle
-jamais lassant, du flux et du reflux; elle aimait la voix rude qui la
-berçait depuis des années.
-
-Et, tandis que Janik contemplait l’étendue glauque, Bernard contemplait
-Janik. Il admirait son fin profil, sa taille frêle et un peu longue, ses
-mains croisées sur ses genoux dans une pose familière, ses petits pieds
-qui se cambraient hors de sa robe, comme pour défier le flot.
-
-Mais, tout à coup, un appel déchirant domina le bruit de la mer et Nohel
-se leva, brusquement arraché à sa rêverie.
-
-La fillette aux pieds nus ne jouait plus autour de la forteresse
-submergée; debout sur la plage, la femme du pêcheur se tordait les
-mains.
-
-Elle vit le mouvement de Bernard, elle s’élança vers lui.
-
---Ma petite, ma petite!... dit-elle.
-
-Et elle pleurait, ne pouvant achever.
-
-Le jeune homme comprenait le drame. L’enfant avait voulu se rire de la
-mer, elle avait fait un faux pas sans doute, et la grande impitoyable,
-l’enroulant du manteau glacé de ses lames, l’avait entraînée en se
-retirant.
-
-D’un geste rapide, il jeta à terre son chapeau et sa veste...
-Mademoiselle de Thiaz eut un cri d’angoisse:
-
---Bernard, vous êtes encore malade, vous ne pouvez pas...
-
-Mais, ce ne fut qu’un éclair de révolte; elle fit un grand effort et ses
-beaux yeux brillèrent:
-
---Allez! dit-elle...
-
- * * * * *
-
---Merci, oh! merci, monsieur!
-
-La petite fille de Jean-Marc serre dans ses bras crispés son enfant
-sauvée, le cher trésor que Nohel a disputé au flot. Ah! la mer a bien
-cru tenir sa proie! La pauvre petite épave soulevée, ballottée en tous
-sens, a échappé plus d’une fois aux mains qui voulaient la saisir. Aussi
-la lutte a été rude. Le froid de l’eau suffoquait Bernard; très faible
-encore, étourdi par le mugissement des vagues, aveuglé par la mousse qui
-lui jaillissait au visage, il s’est senti défaillir plus d’une fois
-durant ce court sauvetage! Mais, grâce à Dieu, l’enfant inerte et toute
-ruisselante que la pauvre femme emporte, est bien vivante!... Les
-pêcheurs, accourus sur la plage, veulent serrer dans leurs mains
-calleuses la main fine du jeune homme. «Ces Parisiens, c’est courageux
-tout de même!»
-
-Et le père de la petite est là, livide et parlant à peine.
-
---Oh! merci, merci, monsieur!
-
-Cependant, au milieu de cet enthousiasme, Bernard n’avait qu’une pensée:
-Janik.
-
-Pâle, très pâle, elle lui tendit les mains.
-
---Bernard... murmura-t-elle.
-
-Et elle n’en dit pas plus; mais ses yeux éclairaient son front blême,
-ses yeux souriaient, bleus et transparents comme des saphirs. Elle était
-contente, la petite mère-grand!
-
-Quand Bernard sortit de la cabane où il avait revêtu les habits qu’on
-était allé chercher au château et que le vieux Jean-Marc lui avait
-apportés en pleurant de reconnaissance, mademoiselle de Thiaz l’entraîna
-vers la rampe qui escaladait la falaise.
-
---Rentrons vite, dit-elle.
-
-Mais, au bout de quelques pas, elle s’arrêta pour reprendre haleine.
-
---Oh! Bernard! s’écria-t-elle, un peu remise. Que c’est beau ce que vous
-avez fait! Affaibli comme vous l’êtes, vous risquiez deux fois votre
-vie!
-
-Puis, enveloppant son cousin d’un regard inquiet:
-
---Vous ne vous sentez pas malade? Dites-moi la vérité?
-
---Malade! ah! bien au contraire... Bon Jean-Marc! comme il m’a
-embrassé!... Et cette pauvre femme, comme elle sanglotait!... Ah!
-tenez, cela fait du bien de penser qu’au moins _une fois_ on a été un
-peu utile!
-
---Un peu! répéta Janik avec reproche... Vous n’avez pas froid?
-
---Aucunement... Comme vous êtes bonne pour moi!
-
---Parce que je vous demande de vos nouvelles, quelle idée!... ah! j’ai
-eu si peur!
-
---Vous avez eu peur, très peur, oui, mais... je ne sais pas vous dire ce
-que j’ai éprouvé en vous voyant... Toutes les femmes à votre place
-auraient pleuré et supplié, vous, vous êtes restée calme, et si simple,
-si grande! Vous étiez pâle, vos mains tremblaient; pourtant, vous m’avez
-dit: «Allez!...» Janik, vous ne serez pas seulement une bonne mère, vous
-serez aussi une vraie Française, une vaillante, vous saurez garder les
-yeux secs à la veille d’une bataille et dire à vos fils: Faites votre
-devoir!
-
-Mademoiselle de Thiaz se taisait; Nohel reprit:
-
---Je ne vous ai pas raconté une chose touchante... Comme je quittais sa
-maison, le père de la petite fille m’a donné un chapelet de
-Sainte-Anne: «Prenez-le, monsieur, m’a-t-il dit, c’est tout ce que je
-possède, mais quand vous aurez des enfants, ça leur portera bonheur!»
-
---Pauvre brave homme! fit mademoiselle de Thiaz, un peu moqueuse. Il
-ignore vos théories d’esprit fort! Un chapelet à vous!
-
---Un chapelet à moi, oui, Janik! Et je le garderai toujours, ce
-chapelet.
-
---Pour vos enfants?
-
-Bernard regarda la jeune fille, puis, grave, il répondit:
-
---Oui, Janik, pour mes enfants.
-
-Le soir, après dîner, Nohel se sentait très calme et très heureux, en
-prenant sa place habituelle dans le salon jonquille où mademoiselle de
-Kérigan se faisait raconter pour la dixième fois au moins les prouesses
-de son petit cousin.
-
---Vous êtes un héros, Bernard, s’écria-t-elle.
-
-Et mademoiselle Louise répéta comme un écho:
-
---Oui, un héros, monsieur de Nohel, un héros!
-
-Seulement, mademoiselle Armelle regrettait que la fille du pêcheur, au
-lieu de six ans, n’en eût pas eu seize; elle se serait immanquablement
-éprise de son sauveur qui, bravant les sots préjugés du monde, l’aurait
-épousée à Pâques fleuries! Quelle délicieuse idylle!
-
-La vieille demoiselle était en veine de bâtir des romans, elle avait
-passé sa journée à lire la dernière œuvre d’un auteur en vogue, une de
-ces œuvres entraînantes qu’on ne sait guère quitter avant d’avoir
-atteint la page finale.
-
-Le chapitre du sauvetage de la petite fille épuisé, elle éprouva le
-besoin de faire partager ses admirations à Bernard, avec lequel elle
-causait souvent littérature, au grand amusement du jeune homme.
-
---_Juliane_! voilà le titre de ce chef-d’œuvre, pontifia-t-elle.
-L’auteur est un romancier parisien, que vous connaissez sans doute:
-Jacques Chépart?
-
-Mademoiselle de Kérigan parlait très innocemment. Entre le nom du livre
-et celui de l’auteur, Nohel avait eu le temps de se remettre.
-
-Il tenait à conserver le secret de sa personnalité littéraire, inconnue
-au château. Jusqu’à son retour à Paris, il voulait être uniquement le
-neveu de tante Armelle et le cousin de Janik, le petit-fils soumis de la
-mère-grand aux yeux bleus! Jacques Chépart, le romancier las de vivre,
-l’être compliqué, d’essence moderne, était resté dans la grande ville;
-il ignorait le château de Nohel, la fontaine de Marie et les
-réminiscences dont on rit le regard ému.
-
-L’homme auquel souriait le portrait de la tourelle avait un cœur très
-simple; il aimait les contes bleus, il passait des heures à causer avec
-une jeune fille et un vieux philosophe... il était presque heureux! Et
-ce fut lui qui répondit à tante Armelle:
-
---Si je connais Jacques Chépart, ma tante? oh! très peu.
-
---Quel génie! s’écria l’enragée liseuse avec conviction... Ce doit être
-un affreux mauvais sujet... Moi, je l’adore, ce garçon-là!
-
-Le jeune homme se mit à rire.
-
---Un génie! Comme vous y allez! Et un génie mauvais sujet!... Et un
-mauvais sujet que vous adorez!... Vous adorez les mauvais sujets, tante
-Armelle?
-
---Comme toutes les femmes, mon neveu... Seulement, à soixante ans on ose
-le dire, tandis qu’à vingt, on se contente de le penser... Ah! vous
-connaissez Jacques Chépart? Il est jeune, n’est-ce pas?
-
---Trente ans, je crois.
-
---J’en étais sûre... Il fait des passions, hein?
-
---Il ne m’a jamais honoré de ses confidences.
-
---Tant pis, mon cher Bernard... Ah! c’est mon romancier de
-prédilection!... Mais je ne le permets pas à Janik... c’est tout au plus
-si elle a lu un ouvrage et quelques vers de lui... Ces livres-là sont
-perfides comme le péché!
-
-Janik cousait sous la lampe. Silencieuse, elle souriait d’un sourire
-doux, presque indulgent, aux enthousiasmes de sa tante.
-
---Si tu t’en allais un instant prendre le frais sur la terrasse, ma
-mignonne, mademoiselle Louise pourrait me lire le dernier chapitre de
-_Juliane_, fit soudain la vieille demoiselle. Je suis si anxieuse du
-dénoûment! Vous permettez, Bernard?
-
---Oh! tante Armelle!...
-
-Docilement, mademoiselle de Thiaz gagna la terrasse et Bernard l’y
-suivit.
-
-Le vent s’apaisait. La nuit était très bleue, criblée d’étoiles. La
-jeune fille s’accouda, rêveusement, à la balustrade enguirlandée de
-vigne-vierge.
-
-Tout se taisait autour d’eux, sauf la voix basse de la mer. Bernard
-demanda:
-
---Que pensez-vous de Jacques Chépart, Janik?
-
-Alors, elle tressaillit, arrachée à elle-même.
-
---Jacques Chépart? répéta-t-elle. Oh! je l’ai lu si peu!
-
---Vous avez lu l’un de ses romans et quelques vers de lui, c’en est
-presque assez pour le juger... Quelle a été votre impression?
-
---Mon impression! Elle vous surprendra peut-être, Bernard... En lisant
-Jacques Chépart, j’ai ressenti un malaise étrange de l’esprit et de la
-conscience... J’étais mécontente des autres et de moi.
-
---Voilà tout?
-
---Non, car je jouissais infiniment de cette prose charmeuse. Quel
-dommage, pourtant: avoir un si grand talent et l’employer si mal!... Il
-peint les hommes sous de tristes couleurs, votre ami!
-
---Oh! il n’est pas mon ami! objecta Nohel, qui ne croyait pas si bien
-dire. Mais je pense, ma pauvre enfant, qu’il peint les hommes tels qu’il
-les a vus.
-
---Tant pis pour le monde où il a vécu!... Allons, Bernard, vous ne me
-direz pas qu’il n’y a sur la terre rien de bon, de noble et de vrai?
-
---Non, Janik... je vous accorde qu’il y a de rares exceptions.
-
---Alors, pourquoi les laisse-t-on de côté, ces rares exceptions?...
-Pourquoi n’est-ce pas elles qu’on met au jour, comme de grands
-exemples... Si l’on vous confiait un enfant à élever, Bernard, vous lui
-reprocheriez ses fautes, mais vous constateriez aussi ses bonnes
-actions, n’est-il pas vrai? Lui répéteriez-vous sans cesse qu’il est
-menteur et méchant par nature, et que ses efforts et les vôtres seront
-impuissants à le corriger? Non, cent fois non; car vous vous
-rappelleriez une vérité que les romanciers modernes oublient; vous vous
-diriez que, pour marcher au bien, il vaut mieux être réconcilié avec
-soi-même, que sévère et découragé... Eh bien, où serait le mal si dans
-les livres on les embellissait un peu, ces pauvres hommes; si on
-essayait de les relever à leurs propres yeux, en leur montrant ce qu’ils
-pourraient être... et non ce qu’ils sont? Mais bah! au lieu de cela, on
-leur prouve, à grands renforts d’arguments scientifiques, qu’ils sont
-pervers et corrompus; bien plus, on leur présente le mal comme une plaie
-inguérissable, on les traite d’êtres irresponsables, on fait d’eux les
-esclaves de leurs passions! quand ce n’est pas de leurs hérédités!
-
---Ma chère Janik, c’est très raisonnable ce que vous dites, mais les
-romanciers ne se piquent pas d’être des éducateurs. Puis, il est rare,
-l’homme qui écrit ce qu’il veut, comme il le veut! La plupart du temps,
-ce sont des impressions personnelles qu’on jette sur le papier... Et,
-quand on se sent triste, abattu, quand on ne croit plus à grand’chose,
-on ne peut qu’exhaler sa désillusion.
-
---Alors, Bernard, qu’on n’écrive pas... Un mauvais livre, c’est une
-mauvaise action... Tandis qu’un bon livre, un livre loyal, sincère, ah!
-c’est si beau!... C’est peut-être une présomption bien naïve, Bernard,
-mais au récit d’un trait généreux, d’un grand dévouement, on s’enflamme,
-en se disant: «Pourquoi ne ferais-je pas ce qu’un autre a fait?» Et la
-cause du bien n’y perd pas!... Quand vous étiez écolier et que vous
-lisiez Corneille, ne sortiez-vous pas de votre lecture plus fort et
-comme grandi? Le génie du poète vous avait porté si haut que vous
-planiez au-dessus des mesquineries de la réalité quotidienne; votre cœur
-s’élargissait pour embrasser tout un monde de devoirs héroïques; vous
-étiez fier d’être «un homme», et tout votre cœur s’élançait vers je ne
-sais quel idéal superbe... que vous auriez peut-être atteint, si un tel
-charme pouvait durer!
-
---O rêveuse enthousiaste! fit Nohel en souriant.
-
-Et il admirait Janik, délicieuse avec ses yeux ardents, son visage
-mobile, qui parlaient autant que sa voix. Il buvait les paroles qu’elle
-prononçait en s’animant toujours; peu à peu, il se laissait aller à
-penser comme elle, à vouloir ce qu’elle voulait. Soudain il dit:
-
---Oui, vous avez raison, Janik! Certains livres sont de mauvaises
-actions. Vous avez raison. Consoler, réconforter, donner confiance en la
-vie, en l’humanité, ce serait meilleur, ce serait plus louable que de
-verser goutte à goutte le poison des désillusions et des amertumes! De
-quel droit Jacques Chépart fait-il porter aux autres le poids de ses
-propres fautes? De quel droit leur fait-il goûter le fruit de sa triste
-expérience?... Pauvre Jacques Chépart! Vous ne le connaissez pas... et
-on dirait que vous le haïssez!
-
-Nohel avait prononcé ces mots tristement; mademoiselle de Thiaz le
-regarda, étonnée, puis, s’étant un instant recueillie:
-
---Non, Bernard, dit-elle, je ne le hais point... il me fait de la peine
-et m’attache, sans que je puisse définir par quel charme... Je pense que
-son enfance a été malheureuse, que peut-être il n’a pas connu sa mère,
-qu’aucune sœur bien tendre n’a partagé ses jeux!... S’il a été privé des
-affections de la famille, doit-on lui reprocher d’en ignorer le prix?...
-Plus tard, on l’aura mal aimé; il aura vécu sous le joug d’influences
-pernicieuses, contre lesquelles nulle main chère ne le défendait... Il
-faut quelquefois si peu de chose pour éloigner une pensée mauvaise... Un
-regard, une pression de main... moins encore, une voix, un parfum, qui
-évoque un souvenir... On m’a raconté l’histoire d’un jeune homme de
-Plourné qui, se trouvant à Monte-Carlo, fut pris du désir fou de jouer,
-de jouer de l’argent qui n’était pas à lui... Déjà, il ouvrait son
-portefeuille... une petite fleur en tomba, c’était une bruyère du pays
-que lui avait donnée sa fiancée... Les larmes lui montèrent aux yeux...
-et il s’enfuit. Peut-être qu’aucune espérance, qu’aucun souvenir ne
-gardait Jacques Chépart.
-
-Bernard écoutait toujours, attentif; soudain, il redressa la tête, et,
-la voix émue:
-
---Je voudrais, murmura-t-il, que Jacques Chépart pût vous entendre. Plus
-tard, quand je le reverrai, je lui dirai ce que vous m’avez dit... Vous
-avez raison de le plaindre... ce n’est pas un méchant homme, non, c’est
-un homme à qui l’on n’a pas su enseigner la vie; c’est, comme vous le
-disiez, un homme qu’on a mal aimé et qui n’a jamais aimé personne, un
-homme qui a vécu dans un monde néfaste et qui, se jugeant sévèrement
-lui-même, s’est cru le droit de juger les autres, impitoyablement. Il a
-souffert beaucoup, non pas de ces douleurs grandes et saines qui
-trempent, mais d’un mal lent, écœurant, qui le conduisait à l’abîme, en
-lui laissant le sentiment de sa déchéance... Oui, il a souffert, je vous
-assure, il a souffert, riche, envié, autant peut-être qu’un misérable
-abandonné... Il était si seul dans la foule! Rien ne l’attachait à la
-terre!... Si vous saviez, un jour, il a voulu se tuer!...
-
-Il y eut un long silence, puis Nohel dit très bas:
-
---Janik, voulez-vous me donner cette fleur que vous avez cueillie à la
-«Fontaine de Marie?»... Je la porterai à Jacques Chépart, et je lui
-dirai qu’elle s’est fanée sur le cœur loyal et pur d’une jeune fille qui
-le plaignait...
-
-Mademoiselle de Thiaz avait écouté, palpitante: ses yeux s’ouvraient
-très grands, comme remplis d’une lumière nouvelle. On eût cru qu’un cri
-allait s’élancer de ses lèvres... mais, soudain, sa main qui déjà
-cherchait la fleur pour la tendre à Bernard, retomba:
-
---C’est une idée de rêveur, et je ne connais pas Jacques Chépart!
-dit-elle doucement.
-
-Elle quitta la terrasse, mais Nohel y resta longtemps après elle,
-plongeant ses regards dans les lointains mystérieux du parc. A dix
-heures, quand on se sépara, il regagna la tourelle.
-
-Il chancelait, la tête perdue... une ivresse lui gonflait le cœur. Il
-contempla ardemment le portrait qui ressemblait à Janik. Ah! comme elle
-était adorable, comme il l’adorait!
-
-Oui, il aimait! Lui, Jacques Chépart, il aimait comme on aime à vingt
-ans, d’un amour spontané, irrésistible, qui défiait l’analyse; d’un
-amour qui riait et pleurait à la fois dans tout son être, et qu’il eût
-voulu crier au monde entier! Il aimait, pour la première fois et, pour
-la première fois, il espérait, il était heureux, il était jeune!
-
-Il ouvrit la fenêtre toute grande, et respira avidement l’air chargé de
-parfums, croyant entendre des voix joyeuses chanter, pour lui seul, dans
-la nuit tiède!
-
-Et il avait songé à se tuer, l’insensé! Se tuer, quand on peut donner sa
-vie, être deux et n’être plus qu’un, exister, penser, souffrir ensemble
-et toujours, toujours ainsi!
-
-Bernard ne se demandait pas s’il était aimé: la soudaine révélation de
-son amour lui avait semblé si douce qu’elle avait effacé pour lui toute
-préoccupation de l’avenir. Dans la minute de délice, où il s’était dit:
-«J’aime!» il avait oublié qu’un désespoir naît souvent de cette joie
-d’aimer que Gœthe a si bien définie: «La félicité suprême du sentiment.»
-
-Bernard ne pouvait dormir. Il s’assit à sa table et travailla. Depuis
-quelques jours, il avait entrepris une histoire simple, écrite en
-prose... une prose qui n’était pas de la prose poétique, et qui était
-pourtant la prose d’un poète. C’était un roman très court, dont les mots
-vivaient, où le rire et les larmes étaient sincères, où l’on humait le
-parfum frais des bois et l’air salé des plages, où l’on entendait
-chanter la brise et les grandes vagues!
-
-Toute la nuit, Jacques Chépart se sentit porté par sa plume.
-
-Il trouvait des harmonies ravissantes pour écrire la langue tendre; car
-c’était à Janik qu’il pensait; c’était pour elle qu’il se faisait
-soudain si doux; c’était pour elle qu’il s’accoutumait à tracer, avec
-des respects infinis, ce mot «amour» qui, jadis, grimaçait sous sa
-main.
-
-Au matin seulement, il relut son œuvre achevée; puis il la cacheta sous
-bande, à l’adresse d’un grand journal de Paris.
-
-Bientôt Janik lirait ces pages écrites sous le regard bienveillant de la
-petite mère-grand; elle se dirait peut-être que, par une intuition
-mystérieuse, Jacques Chépart avait deviné ses paroles, qu’il en avait
-profité.
-
- * * * * *
-
-Mais Janik, elle non plus, n’avait pas dormi... Quand elle était entrée
-dans sa chambre, toute vibrante, le visage fiévreux, avec une lueur
-nouvelle au fond de ses prunelles extasiées, elle avait aperçu une
-lettre cachetée, qu’on avait dressée, bien en évidence, sur le bureau
-contre l’encrier, et, devant l’adresse d’une bâtarde correctement
-soulignée de grands traits, elle avait blêmi.
-
-Ses mains, soudainement saisies d’une agitation convulsive, ouvrirent
-maladroitement l’enveloppe et en arrachèrent le papier... puis elle lut.
-Alors un sanglot souleva sa poitrine et elle tomba à genoux.
-
---Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas éclairée
-plus tôt sur lui, sur moi-même?... Que va-t-il penser de moi!
-
-
-
-
-VII
-
-
-Dès neuf heures, Nohel se rendit au village pour expédier son envoi;
-puis il revint lentement, à travers la campagne...
-
-Recommencer la vie pour Janik et avec Janik! Il se demandait si ce
-n’était pas un bonheur impossible. Et pourtant... Pourtant, cette
-dernière journée pleine d’émotions, la timidité subite de mademoiselle
-de Thiaz à la Fontaine de Marie, son angoisse sur la plage à l’heure du
-danger: tout laissait croire à Nohel qu’une révélation s’était faite
-dans le cœur de la jeune fille. Le même moment lui avait dit qu’elle
-aimait Bernard et que Bernard l’aimait! Et elle consentirait, la chère
-créature, à être le délice de celui qu’elle avait rattaché à la vie,
-elle consentirait à rester le bon ange de Jacques Chépart.
-
-... Alors, il l’emporterait dans son vieux Paris. De l’appartement jadis
-trop grand et trop vide, il ferait l’écrin de cette beauté fine, un nid
-embaumé de roses et de violettes, où les étoffes, les couleurs, la
-lumière, seraient douces et veloutées, où, mieux qu’ailleurs, on
-s’aimerait, on pourrait causer, l’un près de l’autre, la voix basse...
-
-Là Jacques Chépart imaginerait de beaux livres.
-
-C’est dans les yeux de «sa femme» qu’il chercherait le mot hésitant sous
-sa plume, et, quand Janik se pencherait, curieuse, pour lire par-dessus
-son épaule la page ébauchée, il sentirait sur sa joue la caresse de ses
-cheveux blonds...
-
-Souvent, bien souvent, il lui parlerait de ses travaux, et elle
-répondrait de sa petite voix claire. Ainsi, il ferait d’elle la secrète
-collaboratrice de tout ce qu’il écrirait; plus tard, en lisant l’œuvre
-parue, elle dirait: «C’est ensemble que nous avons pensé cela!» Et tous
-deux aimeraient ces livres: Bernard, parce qu’il y retrouverait Janik;
-Janik, parce qu’elle y retrouverait Bernard. Pour eux seuls, un poème
-chanterait entre les lignes; chaque mot évoquerait un souvenir qu’on se
-raconterait en souriant, les mains unies...
-
-Bernard rêvait ainsi, et il se raillait lui-même, très doucement, en
-baisant une fleur, qu’il avait cueillie sur la terrasse, pendant que
-Jeanne parlait.
-
-Comme il traversait le jardin baigné d’un soleil clair et tout perlé
-encore de la rosée de la nuit, Jean-Marc, qui émondait les rosiers d’un
-grand massif, l’arrêta au passage.
-
---Ah! monsieur Bernard, s’écria-t-il, il faut pourtant que je vous
-remercie encore; quand on pense que sans vous la petite serait... enfin
-que nous pleurerions tous, quoi!... Ah! c’en aurait été fini de la
-joie... Il faut quelquefois si peu de chose et si peu de temps pour que
-le bonheur s’en aille...
-
-Bernard serra la main du vieillard.
-
---J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place, mon brave
-Jean-Marc; si tu m’en aimes un peu plus, tant mieux, mais n’en parlons
-pas davantage... Est-ce que mademoiselle de Thiaz a déjà arrosé ses
-fleurs?
-
---Mademoiselle Janik, oh! elle est matineuse... il y a longtemps que ses
-plantes ont à boire... elle arrange des fleurs dans le salon... même
-qu’elle n’avait pas trop bonne mine, ajouta le bonhomme d’un ton
-mécontent.
-
-Bernard tressaillit.
-
---Est-ce qu’elle avait l’air malade?
-
---Pas malade, non... mais les jeunes filles c’est si délicat, si
-fragile, est-ce qu’on sait jamais?... ah! elle est mignonne celle-là!
-
-Nohel était resté pensif, il s’éloigna sans répondre, se redisant
-machinalement une phrase du jardinier: «Il faut quelquefois si peu de
-chose et si peu de temps pour que le bonheur s’en aille...»
-
-Jean-Marc le suivit un instant du regard.
-
---Pour sûr que ce serait un gentil mari pour mademoiselle Janik, fit-il
-entre ses dents; seulement, voilà, je crois bien que la patronne a dans
-l’idée monsieur Pierre...
-
-Mademoiselle de Thiaz faisait des bouquets dans le salon jonquille.
-
-Légèrement penchée, elle mêlait, sur les bords d’un vase plein d’eau,
-des fleurs de genêt et des branches d’acacia rose. Au bruit de la porte,
-elle se retourna; alors Nohel faillit jeter un cri.
-
-Non, ce n’était plus Janik, ce n’était plus la rieuse petite mère-grand!
-Des yeux cerclés de bistre, des yeux qui avaient pleuré et qui n’avaient
-pas dormi, donnaient maintenant à ce jeune visage une expression
-navrée... La bouche, contractée, tremblait un peu.
-
---Qu’y a-t-il? dites-moi vite... vous avez pleuré?
-
-Bernard avait pris les deux mains de Janik, elle se dégagea doucement.
-
---Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle.
-
---Rien! mais je vois que vous avez pleuré, mais je sens que vous avez du
-chagrin...
-
---Du chagrin, oh! ne croyez pas cela, Bernard... J’ai reçu, hier soir,
-une lettre qui m’a un peu émue et j’ai passé une mauvaise nuit; voilà
-tout...
-
-Il l’interrogeait encore des yeux. Gênée par ce regard incrédule, elle
-quitta la table, où les fleurs coupées gisaient, entre-croisant leurs
-tiges, et elle s’approcha de la fenêtre. Elle s’assit, la tête baissée,
-puis, après un instant, elle dit très bas, et péniblement, comme si les
-mots s’arrêtaient dans sa gorge:
-
---Il y a quelque chose que vous ne savez pas, Bernard... Déjà, j’aurais
-dû vous le dire, puisque vous êtes de la famille. Depuis quatre ans, je
-suis fiancée au neveu du docteur Le Jariel.
-
-Nohel crut que le sol croulait sous lui.
-
---Vous êtes fiancée, vous!
-
-Il sentait qu’il devenait blême et que ses traits se tiraient comme ceux
-d’un mourant. Mais, dans la douleur qui le poignait, il y avait aussi de
-la colère, une colère sourde, implacable.
-
-Janik fiancée! Et rien dans ses paroles ou son attitude ne l’avait
-laissé pressentir à Bernard. Janik fiancée! Et il l’avait aimée, sans
-soupçon, sans remords... Ah! Dieu! l’avait-il aimée!... Il le comprenait
-à cette heure... Et voilà que de tous les rêves du matin, il ne restait
-plus qu’une inguérissable amertume. Le vieux Jean-Marc avait raison: il
-faut bien peu de temps pour que le bonheur s’en aille!...
-
-Cette ingénue, c’était donc une coquette? C’était donc une femme comme
-les autres femmes, cette créature idéale dont les yeux semblaient
-n’avoir jamais menti?
-
-Affolé par son désespoir, Nohel oubliait le caractère fraternel de
-l’affection que lui avait toujours témoignée Janik. Avait-il jamais
-lui-même prononcé une parole qui pût autoriser la jeune fille à se
-croire aimée d’amour?
-
-Janik, coquette, parce qu’elle avait entouré de soins un convalescent
-dont elle avait eu pitié, parce qu’elle avait essayé de redresser un
-esprit faussé, de consoler un cœur chagrin; parce qu’elle avait parlé du
-devoir humain et de la volonté divine, à celui qui n’y croyait plus?
-Une coquette bien étrange, alors, et presque invraisemblable, à force de
-perfidie.
-
-Mais Bernard ne raisonnait pas; il souffrait; après avoir entrevu le
-ciel il venait d’être rejeté violemment sur la terre; après avoir rêvé
-le bonheur, le bonheur à deux, il se retrouvait seul dans la vie, ayant
-au cœur une blessure que la main aimée ne panserait pas. Il ne
-raisonnait pas et il éprouvait, dans sa grande douleur, un désir méchant
-et bien humain de torturer celle qui le torturait ainsi. Par un suprême
-effort de volonté, il contint son chagrin; sa voix, prête aux sanglots,
-s’acéra, mordante.
-
---Vous êtes fiancée? répéta-t-il. Toutes mes félicitations, ma cousine;
-voilà une grande nouvelle dont je ne me doutais guère! Comment l’homme
-que vous aimez peut-il vivre loin de vous?
-
-Janik parut surprise de ce ton railleur, mais elle répondit avec une
-douceur calme:
-
---Pierre Le Jariel est marin... Il y a trois ans qu’il est absent pour
-son service. Hier j’ai reçu une lettre datée du Caire; dans quelques
-jours il sera ici...
-
---Mon Dieu! quel bonheur pour vous, ma chère enfant!... Les séparations
-sont si dures, quand on s’aime!
-
-La voix de Nohel était âpre, ses paroles sonnaient mal. Janik se tut,
-mais ses yeux se levèrent pleins de reproches. Alors le jeune homme
-reprit, plus gravement et très bas:
-
---Pourquoi ne m’aviez-vous rien dit?
-
---Je ne sais pas... murmura-t-elle. Ah! ne croyez pas que j’aie manqué
-de confiance en vous...
-
---Il y a... il y a longtemps que vous êtes fiancée?
-
---Presque quatre ans... nous nous sommes connus tout jeunes, lui et
-moi... Nous nous voyions souvent... Ses parents habitaient Vannes où ma
-tante avait conservé des relations: puis le docteur s’était installé à
-Plourné, et Pierre passait les vacances chez son oncle... Nous nous
-aimions bien, comme des amis, comme des frères; nous causions, nous
-nous promenions ensemble; tante Armelle et monsieur Le Jariel se
-souriaient en nous voyant et nous appelaient Paul et Virginie... Un
-jour--j’avais seize ans--on m’a demandé si je consentirais à être la
-femme de Pierre, et j’ai dit oui... Il me semblait jouer encore au petit
-mari et à la petite femme. Le docteur, lui, hochait la tête, il trouvait
-que c’était une folie de lier ainsi deux enfants... Il avait raison
-peut-être! Mais, à cette époque, je pensais qu’il se trompait et que
-nous serions très heureux, Pierre et moi.
-
-Les doigts de Bernard se crispèrent sur la paume de sa main.
-
---Vous l’aimiez, vous l’aimiez?
-
-Mademoiselle de Thiaz eut un sourire triste.
-
---A vrai dire, je n’en sais rien... J’aimais en lui toute sa famille, si
-bonne, si heureuse, j’aimais les traditions de loyauté, de travail, de
-sainteté patriarcale, dans lesquelles il avait été élevé. Je me disais
-que ce serait beau d’être la joie de cette chère maison où la bienvenue
-me riait partout... puis monsieur et madame Le Jariel sont morts à un
-mois d’intervalle, leur fille est entrée en religion, et Pierre est
-parti...
-
---Il a pu vous quitter! Son amour n’était donc pas digne de vous?
-
---Il m’a quittée pour faire son devoir, ce qui était digne de lui, et
-digne aussi de moi, Bernard!... Il m’a quittée, ayant foi en ma parole,
-comme j’ai confiance en la sienne. C’est le plus brave, le plus honnête,
-le meilleur des hommes...
-
---Mais vous ne l’aimez pas, mais vous avez compris que cette affection
-de jadis n’était qu’une affection fraternelle, et, pour que vous ayez
-compris cela, il faut...
-
---Non, Bernard!
-
-Janik avait ébauché un geste brusque, comme pour lui fermer la bouche;
-il continua en s’animant:
-
---Non? pourquoi dites-vous non, avant que j’aie parlé... Vous avez donc
-deviné ce que j’allais dire?... Oui, vous l’avez deviné... Si vous
-comprenez _maintenant_ que vous n’aimiez pas Pierre Le Jariel, c’est que
-vous en aimez un autre, c’est... Ah! Janik, Janik, ne dites plus non...
-
-Nohel cherchait désespérément le regard de la jeune fille. Elle se leva,
-affreusement pâle.
-
---Vous vous méprenez, Bernard, dit-elle en étouffant un peu. Je n’ai
-jamais aimé, je n’aime personne de l’amour auquel vous faites
-allusion... Quand j’ai été séparée de Pierre, j’étais une enfant;
-depuis, j’ai grandi, j’ai réfléchi, et j’ai mieux vu en moi, voilà
-tout!... J’ai eu tort de m’engager si vite, sans saisir la portée de
-l’engagement que je contractais, et peut-être en cela ne suis-je pas
-seule fautive: on m’a beaucoup influencée!... J’ai eu tort ensuite
-d’envisager cet avenir prévu comme une chose trop lointaine... Je n’ai
-pas assez pensé à mon fiancé. Son retour, notre mariage, ne
-m’apparaissaient que dans un brouillard vague... Tellement vague que...
-oh! c’est étrange!... mais c’est hier que j’ai eu pour la première fois
-l’idée de vous en parler. Une sotte timidité m’a arrêtée, et j’étais
-décidée à prier ma tante de vous annoncer mes fiançailles, que vous
-deviez connaître, si peu officielles qu’elles fussent, lorsque cette
-lettre est arrivée... On l’avait posée dans ma chambre où je l’ai
-trouvée le soir. J’ai été étonnée, saisie... C’était bien naturel,
-n’est-ce pas? Comme j’étais un peu énervée, contre mon habitude, j’ai
-pleuré sans savoir pourquoi... Mais je serai fière d’être la femme de
-Pierre Le Jariel et... et j’aimerai mon mari.
-
---Et si vous ne pouvez pas l’aimer?
-
-D’un mouvement inconscient, Bernard avait joint les mains; il reprit, la
-voix suppliante:
-
---Réfléchissez. Tant que cet odieux mariage n’est pas accompli, vous
-êtes libre... réfléchissez!
-
---Nous sommes de la même famille, Bernard, on a dû vous apprendre, comme
-à moi, qu’une parole donnée est un engagement... Je ne suis plus libre.
-
-A ces mots, Bernard changea de visage; un rire cassant lui échappa.
-
---On ne m’a rien appris à moi, ma chère... J’ai toujours conduit ma
-barque au gré de mes désirs... C’est pourquoi j’ignore totalement la
-mesure et la pondération qui font les vies calmes et sages... Mais, si
-j’ai souvent meurtri ceux qui m’aimaient, du moins, je n’ai jamais
-trompé personne.
-
---J’ai donc trompé quelqu’un, moi?
-
-C’était dit fièrement, comme un défi.
-
---Vous m’avez caché que vous êtes fiancée... c’était agir sans
-franchise. N’avez-vous donc jamais pensé... enfin, c’eût été possible...
-Nous sommes jeunes tous deux, vous n’ignorez pas que vous êtes jolie...
-je vous croyais libre... N’avez-vous jamais pensé que... je pourrais
-vous aimer, moi?
-
-Janik tressaillit, mais, cette fois encore, son regard croisa sans honte
-celui de Bernard et elle répondit:
-
---Non, je ne l’avais jamais pensé.
-
-Et elle disait vrai: Non, elle ne l’avait jamais pensé, avant la veille,
-avant ce moment où Bernard, la voix émue, le regard tendre et
-dominateur, lui avait dit: «Le charme qui m’a rendu à la vie, au
-travail, à l’espérance, c’est vous!»
-
-Jusque-là, simple et confiante, elle s’était abandonnée à un sentiment
-qu’elle n’analysait pas, précisément parce qu’elle était très droite,
-parce qu’il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût jamais éprouver de
-l’amour pour un autre que Pierre Le Jariel.
-
-Ses fiançailles lui étaient choses si peu nouvelles, qu’elle n’avait pas
-songé à en faire part à son cousin plus qu’aux autres relations de sa
-famille qui devaient les ignorer jusqu’au retour de Pierre... D’ailleurs
-il semblait presque à Janik que tout le monde savait, sans qu’elle eût
-besoin de le dire, qu’elle épouserait le neveu du docteur... une fois.
-
-N’avait-elle pas toujours vécu elle-même, ne vivrait-elle pas toujours
-avec cette perspective lointaine qui resterait éternellement: l’avenir?
-
-Elle parlait peu de son fiancé, elle lui écrivait des lettres de sœur
-que mademoiselle Armelle lisait et auxquelles Pierre répondait par des
-récits de voyage, où jamais ne se glissait un mot de tendresse...
-c’était tout.
-
-Et Nohel était venu, très différent du jeune marin, très différent des
-hommes que connaissait Jeanne. Il l’avait intéressée un peu comme une
-énigme et beaucoup comme un malheureux; elle avait pris à tâche de le
-sermonner un peu, de le consoler, parce qu’elle était bonne. Puis, cette
-tâche l’avait absorbée, cette œuvre bienfaisante s’était emparée de son
-esprit et de son cœur, en avait chassé insensiblement toute autre
-pensée; et soudain, quelque chose de suave, de douloureux, d’ineffable,
-s’était fondu en elle; elle avait compris qu’elle était aimée, qu’elle
-aimait!
-
-Alors elle n’avait pas eu le courage immédiat de dire: «Je ne suis plus
-libre!» Elle avait eu la faiblesse de vouloir jouir un jour de son rêve,
-encore si vague, si délicieux... et la lettre de Pierre l’avait
-brusquement réveillée. Mais elle n’avait trompé personne, ni Bernard, ni
-Pierre, elle le sentait bien; maintenant, elle ferait son devoir. Elle
-souffrait beaucoup; pourtant, ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas
-sa propre angoisse, c’était l’idée que Bernard souffrait aussi, et qu’il
-souffrait à cause d’elle.
-
-Mademoiselle de Thiaz avait quitté le salon, elle s’était accoudée à la
-terrasse, tristement, la tête dans ses mains. Bernard l’apercevait par
-la porte entr’ouverte. A cette heure, il ne pouvait définir la douleur
-qui l’accablait lui-même. C’était comme si elle lui était venue d’une
-grande lassitude qui prostrait son corps et d’un vide immense qui se
-creusait dans son cœur... Les choses ambiantes n’avaient plus pour lui
-qu’une forme indécise. Il était incapable de faire un mouvement, sa vie
-en eût-elle dépendu.
-
-Des idées traversaient son cerveau, mais incomplètes et si fugitives que
-sa mémoire n’avait pas le temps de les arrêter au passage. Quelquefois,
-l’une d’elles se dessinait plus nette, et c’était toujours la même.
-
---Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant?
-
-Il ne savait plus s’il en voulait encore à Janik; il ne doutait pas
-d’elle; quelque chose de tout-puissant sanctifiait sur le front de cette
-enfant les paroles que prononçait sa bouche. Elle avait dit: «Non, je
-n’avais pas pensé que vous eussiez pu m’aimer...» Il la croyait. Et il
-se figurait les fiançailles de cette innocente qui, sans rien connaître
-de la vie, avait engagé sa vie.
-
-La coupable, c’était mademoiselle Armelle qui, naïvement, avait paré la
-réalité d’un reflet des romans idylliques de son imagination
-sentimentale.
-
---Pauvre Janik! pensait le jeune homme.
-
-Mais il pensait aussi et surtout:
-
---Pauvre Bernard!
-
-Car il se disait que Jeanne était jeune, qu’il y avait en elle une
-fraîcheur d’impressions, une volonté de bonheur qui triompheraient d’une
-première déception.
-
-L’avait-elle aimé, lui, Nohel?
-
-Non, mais, vaguement, elle avait senti qu’il l’aimait et son cœur vierge
-en avait battu un peu plus vite. La révélation d’une passion jusque-là
-inconnue l’avait un instant troublée; pendant cet instant, elle avait
-aimé l’amour... Ce n’était pas Bernard qu’elle avait aimé.
-
-Et elle aimerait son mari, franchement, sincèrement, parce qu’une femme
-«doit» aimer son mari, et aussi, parce qu’il y avait en elle un grand
-besoin d’aimer, qui chercherait fatalement sa satisfaction.
-
-Maintenant, Nohel raisonnait froidement et logiquement, comme s’il se
-fût agi de la destinée fictive d’un personnage de roman.
-
-Mais soudain,--ce fut une sensation étrange, poignante,--il se rappela
-que cet homme à qui on allait arracher sa dernière chance de bonheur, un
-faible petit cœur de femme sur lequel il avait concentré toutes ses
-espérances, que cet homme qui souffrait tant: c’était lui! Et il
-entrevit qu’il serait au-dessus de sa force de supporter que Janik, sa
-Janik, appartînt à un autre! L’idée seule de cette monstruosité le brûla
-comme un fer rouge, il crut qu’il allait devenir fou... Alors une
-lumière se fit dans son esprit, le sourire d’autrefois, le sourire de
-Jacques Chépart, tordit sa lèvre, quelque chose de sombre brilla dans
-son regard empreint, tout à coup, d’une sérénité terrible et il se dit:
-
---Je peux mourir!
-
- * * * * *
-
-Au même instant un cri jaillit, éperdu.
-
---Bernard, vous pensez encore à vous tuer?...
-
-Devant le jeune homme, Janik était là, très pâle...
-
-Il balbutia:
-
---Comment savez-vous que j’aie jamais songé à me tuer?
-
-Elle suffoquait.
-
---Je le sais... vous l’avez dit pendant votre maladie... dans votre
-délire... Je le sais... et quand vous parliez de mourir, vous aviez ces
-yeux-là, vous aviez ce sourire-là! Oh! Bernard, que c’est mal!...
-
-Elle joignait les mains. Mais lui n’était pas touché de cette
-supplication. Il se révoltait plutôt, car il n’admettait pas qu’on
-devinât ainsi ses pensées, ni qu’on plaignît son déchirement.
-
-Dur, amer, il s’écria:
-
---J’ignorais que vous fussiez si bien renseignée... Cependant, vous vous
-êtes trompée, si vous avez jamais cru que j’abandonnais le désir et la
-résolution d’en finir avec la vie.
-
-Elle essaya de protester, il l’interrompit.
-
---Oh! je sais ce que vous allez dire: le suicide est une lâcheté morale
-que l’homme n’a pas le droit de commettre... C’est votre opinion, ce
-n’est pas la mienne. Vous n’êtes pas sans avoir lu Werther, vous qui
-avez tant lu? Je crois me rappeler que ce héros déraisonnable fait, en
-certain passage, le plus juste des raisonnements: «Personne, dit-il, ne
-conteste à l’homme qui souffre par la maladie, le droit de prendre le
-remède qui lui donnera la guérison; donc, personne ne devrait contester
-à celui qui souffre par la vie, le droit d’avoir recours au seul remède
-capable d’enrayer son mal: la mort.»
-
---Si vous voulez comparer la mort à un remède, Bernard, il faut la
-comparer aux remèdes des êtres sans courage, à l’opium, à l’absinthe, à
-ceux qui donnent l’oubli des douleurs et non pas la guérison.
-
---L’oubli! Mais, ma pauvre enfant, l’oubli, c’est le suprême bien!
-L’oubli profond, complet, mais c’est le plus enviable des bonheurs
-négatifs... qui sont eux-mêmes les seuls que l’homme puisse sagement
-chercher.
-
-Nohel s’arrêta, essayant en vain de se calmer, puis il reprit:
-
---Vous ne me connaissez pas, Janik, non, vous ne me connaissez pas...
-Hier, nous avons parlé d’un romancier dont le talent, selon vous, a
-beaucoup nui, en coupant méchamment les ailes aux illusions les plus
-saintes... Moi, je vous ai dit: «Pardonnez à cet homme, ce n’est pas un
-mauvais cœur, c’est un esprit mal fait à qui le sens vrai de la vie a
-manqué». Alors, vous avez plaint Jacques Chépart et vous avez saisi
-quelque chose de ses tristesses, mais ce que votre candeur n’a pu
-concevoir, c’est le découragement d’un être qui se sent fatalement
-poussé à agir mal et qui n’a pas la force de lutter; c’est la
-désespérance de celui qui n’a même plus l’intérêt, je dirais presque, la
-consolation du doute!... Eh bien, ce Jacques Chépart, ce personnage
-malfaisant, cet heureux mortel plus misérable avec sa fortune et sa
-brillante notoriété que le plus pauvre des ouvriers travaillant, au
-jour le jour, pour sa femme et ses enfants, ce pessimiste, ce cruel, ce
-destructeur de rêves; c’est moi!
-
---Je le savais, Bernard... je l’ai deviné, quand vous m’avez demandé
-cette fleur, répondit mademoiselle de Thiaz.
-
-Et, affermissant sa voix brisée, elle continua:
-
---Si le devoir de la vie n’était pas imposé également à tous les hommes,
-je vous dirais encore: Jacques Chépart est tenu de vivre, car son
-intelligence est un bienfait dont il doit tenir compte, car son talent,
-puissant pour faire le mal, le serait aussi pour faire le bien!
-
---Je vous remercie pour Jacques Chépart... et je vous envie ce jugement
-impeccable, cette rectitude absolue d’idées qui vous fait négliger les
-exceptions et passer sous silence les conjectures où le devoir de
-certain homme pourrait ne pas être rigoureusement semblable au devoir de
-tel autre!... Mais, ne pensez-vous pas que la femme, elle aussi, doit
-accomplir sa mission sur terre, et cette mission n’est-elle pas de
-consoler les malheureux, de ramener dans le droit chemin ceux qui s’en
-sont écartés?
-
---Le devoir d’une femme, c’est, avant tout, de se dévouer à son mari,
-d’élever ses enfants, de faire de ses fils des hommes, et de leur
-apprendre qu’il y a contre la douleur d’autre recours qu’un coup de
-pistolet.
-
-Bernard n’eut pas l’air de comprendre.
-
---Voilà, répliqua-t-il toujours ironique, un devoir qui ressemble
-singulièrement au bonheur!
-
---Vous ne croyiez pas si bien dire, Bernard, répondit Janik avec un
-sourire triste. Oui, le bonheur est quelquefois un devoir... le devoir
-des femmes justement... car, presque toujours, le bonheur de ceux qui
-nous entourent dépend du nôtre.
-
---Soyez donc heureuse, ma cousine... et que Dieu vous protège!
-
-Nohel eut un mauvais rire, puis il sortit de la pièce. Au déjeuner, il
-parla de son départ très prochain, en s’excusant d’avoir déjà trop abusé
-de l’hospitalité cordiale de mademoiselle Armelle. L’excellente
-personne protesta vivement.
-
---Encore une semaine au moins, Bernard, ou je douterai de votre amitié!
-
-Il allait résister, mais elle ajouta:
-
---Janik à dû vous parler de ses fiançailles, que nous allons pouvoir
-annoncer à tous nos amis... Je désirerais que vous connussiez Pierre Le
-Jariel...
-
-Il s’écria dans une bravade:
-
---Je resterai, ma cousine, je resterai... ma seule crainte était de
-troubler une réunion de famille; mais je serai trop heureux de prendre
-ma part de votre joie.
-
-Il parla beaucoup, déploya une verve qui émerveilla la vieille
-demoiselle, puis, quand on fut sorti de table, il monta dans la chambre
-de la tourelle, et, mordant son oreiller pour ne pas être entendu, il
-sanglota.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Bernard pensait: «Si l’enfer n’est pas un mythe, on doit y souffrir ce
-que je souffre!» Mais il avait l’orgueil de sa douleur, il voulait
-qu’elle restât insoupçonnée de mademoiselle Armelle, il voulait que
-Janik n’en pût mesurer l’étendue. Pour dérober aux deux femmes son
-visage décomposé, son front creusé d’un pli, ses yeux pleins d’une sorte
-d’éperdument, il s’enfuit, loin dans la campagne, demandant à la brise
-de mer un peu de fraîcheur, à la paix des champs une accalmie passagère.
-Il refit ainsi sa promenade du matin, sans en avoir la notion exacte,
-car les choses qu’il voyait maintenant ne ressemblaient plus guère à
-celles que son ivresse avait embellies d’un tel éclat.
-
-Tout à l’heure encore, dans la tourelle où il cachait ses larmes, il
-s’était juré de lutter, de disputer Janik à l’homme dont on lui imposait
-l’amour. A moitié fou, il s’était dit:
-
---Pierre Le Jariel ne l’aime pas... Est-ce que j’aurais pu vivre trois
-ans sans elle, moi? Est-ce que j’aurais pu renoncer à la voir, à
-l’entendre, à respirer le même air qu’elle?... Non, il ne l’aime pas,
-moi seul je l’aime... Et malgré ce sentiment fraternel qui l’a un
-instant abusée, malgré ce préjugé de conscience qui la lie au fiancé de
-son enfance, elle m’aimera parce que je veux qu’elle m’aime, parce que
-la puissance de cette volonté de tout mon être fera passer en elle
-quelque chose de l’amour qui m’a brisé, plus fort que la raison, que le
-devoir, que tout... Alors, oh! alors, je défierai l’univers entier, et
-personne ne pourra me la prendre...
-
-Mais, avec la fièvre du désespoir, cette exaltation était tombée,
-remplacée par le mal sourd d’une tristesse, sans violences, comme sans
-espoirs.
-
-Nohel _savait_ que Janik n’était pas femme à s’étourdir de sophismes.
-Elle aimerait peut-être celui qui l’aimait tant, mais, si elle se
-considérait comme engagée à Pierre Le Jariel, rien ne le lui ferait
-oublier. Le sentiment du devoir, du devoir «quand même» inhérent à sa
-nature, la défendrait victorieusement contre les arguments spécieux.
-Alors, elle souffrirait et sans se plaindre pour ne pas attrister les
-heureux...
-
---Non, je ne veux pas, ma pauvre enfant, ma pauvre Janik!
-
-Bernard croyait presque parler tant sa pensée était intense, et, dans ce
-langage muet, il disait:
-
---Non, je ne veux pas que tu m’aimes! Mon amour est funeste, et je ne
-veux pas ton malheur. Ton fiancé est jeune comme toi; comme toi il a la
-jeunesse du cœur. La grande existence des marins, l’éternelle
-contemplation d’un spectacle sublime, un contact fréquent et toujours
-attendu de la vie, de la pleine santé avec la mort, épure l’âme. Rien
-n’a pu enlever à l’ami de ton enfance ces ferveurs que tu aimes tant...
-et qu’on perd toujours, et qu’on ne retrouve jamais, quand on a connu la
-vie sous certains aspects décevants. Mieux que moi sans doute il
-comprendra tes enthousiasmes de rêveuse un peu mystique, mieux que moi
-il te parlera de «l’Idéal», il prononcera ce mot au sens infini, qu’on
-peut concevoir, mais qu’on n’explique pas!... Oui, il vous aimera mieux
-que moi, Janik, car il vous aimera _pour vous_, tandis que je vous
-aurais aimée _pour moi_; et son amour, paisible et serein, vous donnera
-un bonheur que ma passion inquiète vous aurait peut-être refusé
-toujours. Moi, je disparaîtrai... et, près de votre mari, vous ne
-songerez pas à me pleurer.
-
-Mourir, enfin mourir!...
-
-L’idée avait repris Jacques Chépart, et, maintenant, ni vains regrets,
-ni fugitifs espoirs, ne la chasseraient plus!
-
-En méditant ainsi, il avait beaucoup marché. Les paysans, occupés aux
-champs, s’étonnaient de voir passer, pâle et furtif comme une ombre,
-cet homme jeune et élégant qui ne remarquait pas leur salut.
-
-Où allait-il? Lui-même l’ignorait. Et d’ailleurs que lui importait?
-
-Le soir tombait déjà très bas sur la plaine, les contours des objets
-commençaient à se perdre dans la brume, l’air était d’un calme
-oppressant. Soudain, Nohel se trouva devant la Fontaine de madame Marie,
-qui pleurait toujours de sa petite voix douce... Et Janik aussi était
-venue là. Fatiguée par l’insomnie de la nuit précédente, elle s’était
-assise à terre, près de la source et, tandis que sa tête alanguie
-s’appuyait à la margelle de mousse et de gazon, le sommeil l’avait
-prise.
-
-Elle dormait encore, avec des larmes au bord des yeux. Bernard s’arrêta,
-à peine surpris, car, pour lui, Janik était partout, et il la contempla
-à longs regards: dans cet abandon de son être lassé, elle semblait plus
-délicate et plus faible; si délicate et si faible que le cœur du jeune
-homme se fondit, ému de cette pitié attendrie qu’on ressent à voir
-souffrir un enfant.
-
-Il eût tout donné pour essuyer ces larmes dont il voyait la trace.
-Pourquoi avait-il effrayé cette sensitive, pourquoi avait-il rudement
-évoqué à ses yeux le spectre du suicide? Maintenant, un désir le
-tourmentait de demander pardon, de s’agenouiller près de sa petite
-cousine et de baiser, là, dans l’herbe humide, l’ourlet de sa robe ou
-les rubans de son soulier.
-
---Ah! si vous m’aviez aimé, pourtant! Si vous m’aviez aimé, Janik!
-
-Et il enveloppait la jeune fille d’un regard fou où il y avait de
-l’amour et surtout de la douleur... Un espoir suprême le grisait;
-soudain il lui semblait qu’entre les lèvres entr’ouvertes de Janik, un
-nom allait glisser, et que ce nom serait le sien. Il n’osait plus
-respirer, son cœur battait à se rompre...
-
-Mademoiselle de Thiaz ébaucha un mouvement, puis... ce fut à peine un
-mot, mais Bernard l’entendit: «Pierre...» murmura-t-elle, et elle ouvrit
-les yeux.
-
-Lui restait sans force. Tout était donc bien fini cette fois! C’était
-donc vrai, qu’il n’avait plus qu’un recours: le néant.
-
-A la vue de Nohel, Janik avait tressailli.
-
---Vous! fit-elle.
-
-Il expliqua humblement:
-
---C’est le hasard qui m’a conduit ici... et j’allais vous réveiller.
-Comme vous êtes imprudente!
-
---Je me suis endormie sans le savoir, dit-elle, en se levant toute
-frissonnante.
-
-Et elle ajouta avec un sourire forcé:
-
---Je suis un peu folle.
-
---C’est la joie!
-
-Bernard avait parlé avec une ironie malveillante... mais il regretta
-vite son sarcasme, et se baissant précipitamment, il ramassa l’écharpe
-blanche qui gisait aux pieds de Janik. La jeune fille se laissa
-passivement envelopper dans les plis de l’étoffe soyeuse.
-
---Je ne veux pas que vous ayez froid, je ne veux pas que vous preniez du
-mal, disait Bernard d’une voix sans expression, comme s’il n’eût pas eu
-conscience du sens de ses paroles. Venez maintenant... bien vite...
-tante Armelle va vous gronder.
-
-Pendant quelques minutes, ils marchèrent sous bois, se taisant
-instinctivement dans cette obscurité, puis ils débouchèrent dans la
-plaine; le ciel leur apparut tout à coup, comme un dôme magnifique,
-constellé de points d’or, et Bernard murmura:
-
---Je vais bientôt partir... Qui sait si nous nous reverrons jamais?...
-Vous ne m’oublierez pas tout à fait, dites... Janik? Quelquefois...
-quand vous serez seule... quand vous lirez un des livres que nous avons
-lus ensemble, quand vous entendrez le chant clair de la Fontaine de
-Marie... vous me donnerez une pensée, n’est-ce pas?
-
-Elle balbutia:
-
---Je ne vous oublierai pas. Je...
-
-Mais elle sentit que la voix lui manquait, elle se tut.
-
-Ils avaient franchi la grille du château, qui se détachait en grandes
-lignes dans la nuit bleue. Un parfum étrange, fait de mille parfums qui
-se confondaient dans les mêmes effluves, montait des plates-bandes ou
-tombait des arbres en fleurs.
-
-Bernard se rappela son arrivée à Nohel et cet instant de délire où, seul
-sous le ciel radieux d’étoiles, il avait appelé l’âme de la mère-grand.
-
-Elle était venue, la bénie consolatrice et la vie du jeune homme,
-soudain rassérénée, avait changé. Par les yeux doux et gais qui lui
-avaient si souri, il avait appris l’espérance, presque le bonheur...
-Tout ce passé encore si proche, tous ces efforts, tous ces rêves, pour
-que Jacques Chépart se retrouvât, un soir, le même homme, à la même
-place, avec la mort dans le cœur...
-
-Le même homme! Était-il vraiment le même homme?...
-
-Il se posait curieusement cette question et une voix intime lui
-répondait: «Non, tu n’es plus le même, car tu aimes, et cette grande
-tendresse qui est née dans ton cœur l’a purifié, en le meurtrissant. Tu
-connais la vraie passion, tu connais la vraie douleur, et tu crois à ton
-amour, et tu crois à ta souffrance!... Tu as découvert dans cette foi
-une joie poignante que tu ignorais et que tu ne troquerais point contre
-ta vieille indifférence!... Tu n’es plus le même homme, car, à cette
-heure où tu veux mourir, tu sais bien que, si tu vivais, ce serait d’une
-autre vie; que si tu écrivais, tes œuvres palpiteraient d’une
-inspiration nouvelle; que si tu meurs, enfin, un souvenir te suivra
-jusqu’à la minute suprême, un nom aimé parfumera ton dernier soupir!»
-
-Bernard leva les yeux vers le ciel: Était-ce la petite mère-grand qui
-lui parlait ainsi?
-
-Alors, une main se posa sur la sienne.
-
---Bernard, fit Janik, essayant en vain de contenir l’émotion profonde
-qui vibrait dans sa voix, Bernard, promettez-moi de vivre.
-
-Il tressaillit, puis par un effort surhumain il obligea son visage
-contracté à sourire.
-
---Je constate une fois de plus, ma pauvre enfant, dit-il, que je suis un
-fou de la pire espèce! Comment avez-vous pu prendre au sérieux mes
-divagations de ce matin! Vraiment, je regrette que des paroles trop
-légèrement prononcées...
-
-Janik l’interrompit, secouant fébrilement la tête:
-
---Ne me trompez pas, Bernard, c’est un jeu cruel.
-
---Un jeu! mais je vous jure...
-
---Non, pas cela, pas cela, par pitié... Vous m’avez dit que je vous
-avais fait du bien, que vous ne l’oublieriez pas... Vous m’appeliez
-«conscience», vous en souvenez-vous? Eh bien, écoutez-moi, une fois
-encore. La petite mère-grand vous parlerait comme je vous parle, si les
-portraits avaient une voix... Soyez fort, soyez vaillant, soyez
-homme!... Dites-moi: «Je vous promets de vivre»... Et je vous croirai,
-et je serai si heureuse...
-
-Nohel voulut répliquer, Janik l’en empêcha.
-
---Ne me dites plus que vous êtes méchant, que vous êtes lâche... Ce
-n’est pas vrai, je vous connais maintenant... je vous ai vu vous jeter
-à la mer pour sauver un enfant... je sais que vous êtes généreux, je
-sais que vous êtes brave... Et je sais aussi que vous êtes trop bon pour
-me faire une si grande peine... Ah! si vous vouliez, vous pourriez
-réaliser tant de beaux rêves! Vous pourriez vivre d’une vie si noble, si
-grande! Ah! si vous vouliez!
-
-Il hochait la tête d’un air sombre.
-
---Vous ne savez pas ce que vous me demandez, murmura-t-il.
-
---Si, je le sais, Bernard. Je vous demande le plus grand des courages.
-Non pas ce courage factice, cette fièvre d’un instant que vous
-appelleriez à votre aide pour faire jouer l’arme qui vous donnerait la
-mort, mais un courage plus serein, plus digne, un courage de toute la
-vie... Je vous demande de travailler, de faire du bien, je vous demande
-de lutter, la tête haute, contre la vie dont vous avez peur!... Et tout
-cela, Bernard, parce que vous êtes mon ami, mon frère, parce que j’ai
-soif d’être fière de vous!
-
-Son enthousiasme la transfigurait. Malgré sa pâleur et ses yeux cernés,
-elle était belle. Belle, non plus comme une femme née pour les amours de
-la terre, mais comme un être idéal, descendu de ce grand ciel pur, qui
-semblait l’inspirer.
-
-Le visage tourmenté, les mains serrées, comme s’il eût traversé une
-crise de douleurs physiques, Bernard lui résistait.
-
---Je ne peux pas vous promettre cela, non, je ne peux pas...
-
-Elle se tordait les mains.
-
---Que puis-je lui dire, mon Dieu! que puis-je lui dire? Bernard, mon
-Bernard, je vous en supplie!... Au nom de votre mère, promettez-moi de
-vivre!... Faites-le pour sa mémoire, si vous ne voulez pas le faire pour
-moi.
-
-Janik chancela. Éperdu, le jeune homme lui prit les deux mains.
-
---Si je ne veux pas le faire pour vous!... Il y aurait donc au monde une
-chose que je ne voudrais pas faire pour vous!...
-
-Il la regardait, une immense pitié dans les yeux.
-
---Vous êtes toute blanche, vous souffrez?... Je vous ai attristée,
-inquiétée... Je ne veux pas que vous soyez triste et inquiète, je
-veux... oui, je veux que vous soyez heureuse... Ne tremblez pas,
-regardez-moi.
-
-Elle obéit; alors Bernard se pencha sur elle; ses lèvres effleurèrent le
-front de la jeune fille, et il murmura:
-
---Janik, je vous le promets.
-
-En prononçant cette parole qui, de lui à elle, valait un serment, Nohel
-pensait que c’est un pauvre héroïsme de mourir pour celle qu’on aime.
-Mais à cette minute même, à cette minute de déchirement, elle
-triomphait, «la conscience en robe rose»! Et les yeux qui jadis riaient
-au petit Bernard, quand il était sage, pleuraient maintenant des larmes
-douces et fières qui disaient merci à Jacques Chépart.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Le temps marchait. Bientôt Pierre Le Jariel arriverait; l’heureux marin
-tiendrait sur son cœur sa fiancée, sa «promise», tous les souvenirs,
-toutes les espérances, reconquis en un instant, dans ce premier baiser
-du retour. «Déjà! déjà!» disait Nohel...
-
-Et pourtant, elles lui avaient paru interminables, ces journées qu’il
-avait passées dans une quasi solitude, fuyant Janik, n’osant pas lui
-parler, car il n’aurait su lui dire que deux choses: «Je vous aime!...
-Je hais Pierre Le Jariel!»
-
-Ce Pierre Le Jariel, il faudrait le voir, lui tendre la main; ce serait
-un affreux supplice!
-
-Bernard avait repris une sorte de fièvre; il était à la fois très
-nerveux, et très las; soudain la peur le saisit de tomber malade, de ne
-plus pouvoir fuir cette maison hospitalière, dont l’air l’étouffait
-maintenant, et il choisit le prétexte d’une lettre qu’il venait de
-recevoir pour déclarer que sa présence était réclamée à Paris comme tout
-à fait urgente, sous peine de complications graves dans ses affaires. En
-annonçant ce prochain départ, il avait pâli et cette lividité soudaine
-accusait encore la maigreur de son visage.
-
-Mademoiselle Armelle se révolta.
-
---A Paris, pour y tomber malade et y être soigné par des mercenaires!
-Belle idée que la vôtre, mon neveu! s’écria-t-elle... Regardez donc un
-peu la figure que vous avez... Et, nerveux comme vous l’êtes, vous
-voulez vous mettre en route ce soir! Je m’y oppose absolument. Votre
-affaire peut attendre jusqu’à... après-demain, voyons?... Vous n’allez
-pas me refuser ça?
-
-Bernard esquissa un geste d’impuissance, mais mademoiselle de Kérigan
-continua son plaidoyer.
-
---Et le docteur que vous ne reverriez pas! Je viens justement de lire
-une lettre de lui... il arrive demain à quatre heures et nous convie
-tous à dîner... vous très particulièrement... Vous ne voudriez pas
-blesser, en vous sauvant ainsi sans tambour ni trompette, un homme qui
-vous a témoigné autant de sympathie?
-
-Nohel réfléchit un instant, l’air accablé, puis il remercia la vieille
-fille de ses cordiales instances.
-
---Vous avez raison, dit-il, je serais un ingrat de quitter Plourné sans
-avoir serré la main du docteur... et pour rien au monde, je ne voudrais
-vous peiner, tante Armelle, vous qui vous êtes montrée si parfaite pour
-moi... Je ne partirai que demain soir; il y a un train à sept heures...
-Ainsi je reverrai monsieur Le Jariel et il m’excusera de manquer--à mon
-grand regret--son dîner.
-
-Le jeune homme s’exprimait d’une voix très amicale, mais avec tant de
-décision que mademoiselle Armelle ne tenta point d’obtenir une
-concession plus importante. Pendant tout l’entretien, Janik, qui lisait,
-n’avait pas levé les yeux.
-
-Comme mademoiselle Armelle sortait pour donner un ordre, Bernard, sombre
-et désœuvré, s’assit à la fenêtre et se mit à décacheter les journaux
-qu’il recevait chaque jour.
-
-En ouvrant l’un d’eux, il eut un sourire amer. On s’était empressé de
-publier sa nouvelle, _Amour pur_, dont le titre trônait en première
-page.
-
-Était-ce bien Jacques Chépart qui avait écrit ces lignes, exquises de
-poésie?
-
-Non, c’était un amoureux de vingt ans et qu’on aimait!...
-
-D’un mouvement brusque, il repoussa le journal.
-
-Les yeux lassés, le geste lent, Janik avait posé son livre; elle prit
-distraitement la grande feuille déployée sur le canapé et y jeta les
-yeux. Guidé par une mystérieuse intuition, son regard se fixa aussitôt
-sur le nom de Jacques Chépart.
-
---Ah! Bernard!... vous ne m’aviez pas dit...
-
-Il affecta de ne pas répondre.
-
---Est-ce que je peux lire? ajouta-t-elle timidement.
-
-Un regret étreignait le cœur du jeune homme; il pensait à la joie qu’il
-eût éprouvée à dire: «Lisez, chaque mot de cette histoire a été écrit
-pour vous!»
-
-Mais c’était pour Janik, c’était pour sa «conscience en robe rose» qu’il
-avait travaillé toute une nuit, l’espoir dans l’âme; ce n’était pas pour
-la fiancée de Pierre Le Jariel.
-
---Lisez, si vous voulez; cette nouvelle ne vaut rien...
-
-Telle fut sa réplique maussade.
-
-Cependant il ne put résister à la tentation de regarder mademoiselle de
-Thiaz, pendant qu’elle avançait dans les colonnes, les yeux brillants,
-les joues empourprées, la poitrine doucement haletante. Elle ne savait
-pas que Bernard l’observait, elle oubliait la présence du jeune homme,
-elle s’envolait bien loin dans un autre monde, celui de ses rêves,
-qu’elle voyait soudain vivre et palpiter, comme un monde réel. Le rythme
-de cette prose musicale la berçait, remuant tout son être. Jacques
-Chépart décrivait les bois bretons et, soudain, elle assistait au jeu du
-soleil dans les feuilles, elle percevait, lointaine et claire, la voix
-de la petite source... L’histoire d’amour se déroulait, suave, enivrante
-dans sa pureté; et Janik croyait entendre chanter à son oreille, comme
-une mélodie inconnue et troublante, les aveux qu’elle lisait.
-
-Un moment ses yeux se mouillèrent de larmes, qu’elle n’essuya pas et qui
-glissèrent lentement, le long de ses joues. Puis, quand, deux fois, elle
-eut savouré les derniers mots du récit, mots de bonheur, de triomphe
-passionné, elle leva la tête, et ses yeux extasiés rencontrèrent ceux de
-Bernard. Il eut comme un éblouissement.
-
---Janik, s’écria-t-il, était-ce à Pierre que vous pensiez en lisant?
-
-Une grande pâleur couvrit le visage de mademoiselle de Thiaz; cependant
-ce fut avec beaucoup de calme qu’elle répondit:
-
---Je n’ai pensé qu’à ma lecture... Vous n’aviez jamais écrit ainsi.
-
-Il reprit son air abattu, regardant sans les voir les rosaces du tapis.
-
---Vous avez raison, dit-il, c’est la première fois que j’écris ainsi...
-c’est aussi la dernière. J’ai écrit dans un moment d’espoir...
-
-Spontanément, sans songer au sens que Bernard pourrait attribuer à son
-élan, Janik lui tendit la main.
-
---Je voudrais tant vous voir heureux! dit-elle.
-
-Cet abandon émut profondément Nohel; il pressa légèrement les doigts
-menus qui se confiaient aux siens.
-
---Si je vous sais heureuse, je serai très heureux, ma petite cousine,
-soupira-t-il.
-
-Et ils se quittèrent sans faire allusion à la grande séparation qui
-était proche.
-
-Cependant, à mesure que le moment redouté se faisait moins lointain,
-Bernard se sentait redevenir méchant. Comme la nuit précédente, une
-fièvre ardente lui dévora les veines jusqu’au matin. Un grand abattement
-le prostra ensuite; dans la journée, mademoiselle Armelle le vit si
-faible qu’elle essaya encore de le retenir, mais, très affectueusement,
-il lui fit comprendre que sa résolution était irrévocable.
-
-Alors la vieille cousine soupira et retourna à quelque nouveau roman,
-après avoir recommandé à Bernard de rester très tranquille et en lui
-annonçant qu’elle allait lui envoyer une tasse de thé bien chaud.
-
-Ce thé bien chaud fit sourire le jeune homme; il remercia tout en jurant
-qu’il n’était pas malade et il regagna le salon jonquille. Un quart
-d’heure plus tard, Janik entra portant une tasse fumante.
-
---Ma tante m’a dit de...
-
-Nohel s’était levé de cet air cérémonieux que, depuis quelques jours, il
-prenait souvent avec mademoiselle de Thiaz par affectation.
-
---Je suis désolé, ma chère cousine, de vous avoir donné cette peine...
-et si inutilement, fit-il, en posant sur la table le petit plateau
-qu’il avait enlevé des mains de Janik. Je ne sais pourquoi mademoiselle
-de Kérigan me met au régime des tisanes... Je suis bien guéri pourtant!
-
-Elle n’insista pas et il s’ensuivit un silence assez embarrassé.
-
---Il paraît que vous ne serez décidément pas des nôtres chez monsieur Le
-Jariel, commença la jeune fille... vous partez...
-
-Bernard l’interrompit:
-
---Oh! je vous en prie, ne vous croyez pas obligée d’ajouter que vous le
-regrettez, dit-il.
-
-Puis il examina ironiquement la toilette toute simple de Janik, une robe
-de voile blanc garnie de rubans blancs dont les flots satinés faisaient
-ressortir sa pâleur mate. Les yeux de la pauvre enfant, enfouis dans
-leur orbite et cerclés d’une ligne violette, paraissaient immenses et
-trop sombres pour ce visage blême.
-
---Tout en blanc, comme une mariée! Vous êtes charmante, ce soir.
-
-Par un mouvement d’extrême découragement, elle ferma les yeux, puis les
-rouvrit aussitôt, et les leva sur Bernard, comme pour lui demander
-grâce.
-
-Il reprit sans pitié:
-
---Combien vous allez lui sembler belle, à lui! Quand il vous a quittée,
-vous aviez seize ans ou dix-sept, je crois?... Vous n’étiez qu’une
-enfant; vous voilà jeune fille. Votre teint a pris plus d’éclat, vos
-yeux plus d’expression, votre sourire plus de charme. D’abord, c’est à
-peine s’il osera vous reconnaître... puis il vous retrouvera enfin, car
-cette métamorphose qui a fait de vous une autre... par un adorable
-prodige, vous a laissée toujours vous!
-
---Bernard!
-
---Et lui aussi, Pierre, aura changé! L’adolescent aura grandi de corps
-et d’âme... Mieux qu’autrefois, il saura vous dire qu’il vous aime...
-Comme il a dû penser à vous, pendant ces nuits de longues veilles, où,
-seul, rêvant des heures entre la mer et le ciel, il se figurait le
-village natal et le moment du retour!... Ce moment qui va venir, ce
-moment qui est là!
-
---Bernard, je vous en prie...
-
-Mais Bernard continuait, s’animant encore. Ce qu’il exprimait ainsi
-c’étaient les pensées qui l’avaient torturé tout le jour, et cette
-expansion, qui lui déchirait l’âme, lui procurait pourtant une sorte de
-soulagement.
-
---N’avez-vous jamais songé, Janik, à la minute délicieuse où il vous
-répétera combien il a souffert et... tant de choses, amassées pour vous
-dans le trésor de son cœur?... Vous, vous l’écouterez, étonnée, ravie...
-vous aurez sur les lèvres ce sourire qui vous illuminait les yeux, tout
-à l’heure, en lisant ce pauvre conte d’amour...
-
-Elle eut un grand cri.
-
---Non, Bernard!
-
-Ses mains tremblantes cherchèrent un soutien sur la table contre
-laquelle elle était appuyée. Pâle comme une morte, prête à défaillir,
-elle attacha une seconde fois sur Bernard des yeux éperdus qui se
-baissèrent aussitôt.
-
---Oh! assez... vous me faites mal, gémit-elle.
-
---Mal! parce que je vous dis que votre fiancé vous aime, que vous
-l’aimez, que vous serez heureuse! car c’est un immense bonheur
-d’aimer... quand ce n’est pas une torture atroce!
-
---Je n’aime pas Pierre Le Jariel... et vous le savez bien.
-
---Bah! vous l’aimerez vite... s’il vous aime! Et comment pourrait-il ne
-pas vous aimer?
-
-Janik secoua la tête, et, très bas:
-
---Je ne l’aimerai jamais... murmura-t-elle.
-
-Elle se tut subitement et fit un pas, pour s’enfuir... Bernard la
-prévint. Soudain une anxiété terrible se peignit dans les yeux du
-romancier.
-
---Pourquoi ne l’aimerez-vous jamais? pourquoi? je veux le savoir?
-interrogea-t-il fiévreusement.
-
-Mademoiselle de Thiaz ne pouvait plus répondre, les mots se glaçaient
-dans sa gorge. Ses deux mains se crispèrent sur sa poitrine, sa tête
-vacilla, tout son corps fléchit.
-
---Je ne sais pas... balbutia-t-elle d’une voix mourante, sentant que
-cette phrase était une défaite.
-
-Mais, dans un appel de suprême détresse, instinctivement ses yeux
-avaient parlé...
-
---Vous ne savez pas, mais je sais, moi... oh! enfin, je sais!...
-
-Cette fois Nohel osait croire, cette fois il avait compris!
-
---Vous n’aimez pas Pierre Le Jariel, parce que vous m’aimez, parce que
-je vous aime, parce que vous sentez bien que vous êtes ma vie, toute ma
-vie, que sans vous je ne suis plus rien, je ne peux plus rien!...
-
-Janik sanglotait... Faiblement, elle tentait de s’éloigner de Bernard;
-avec une grande tendresse, il la retint près de lui...
-
---Je vous en conjure, implora-t-il, restez là un instant, un seul
-instant... ayez un peu pitié de moi.
-
-Et elle resta, elle pleura tout doucement sur l’épaule de son ami. Il y
-avait si longtemps qu’elle dévorait ses larmes! Lui, il la regardait de
-tous ses yeux, de toute son âme, et la voix brisée, il lui parlait
-encore, vaguement, comme en rêve.
-
---N’est-ce pas, vous m’aimez? N’est-ce pas, vous voulez bien que je vous
-aime?... Je vous adore, Janik!... Il me semble que, malgré tous mes
-défauts, toutes mes erreurs, j’aurais su vous rendre heureuse, par cet
-amour-là!... Et je voudrais que vous fussiez triste, pauvre, abandonnée,
-pour vous donner mieux mon cœur, mon travail, ma vie! Je voudrais qu’il
-me fût possible d’accomplir pour vous quelque chose d’insensé!... Ah!
-chère enfant, tu le sais bien que je suis ta chose, qu’il n’est pas de
-folies dont je ne sois capable pour toi!... Je n’espérais plus rien,
-j’endurais un vrai martyre et pourtant, quand tu m’as ordonné de vivre,
-j’ai promis ce que tu voulais... Et maintenant que tu me fais tant
-souffrir, maintenant que tu vas te prendre à moi pour te donner à un
-autre, je suis docile près de toi comme un pauvre enfant...
-
-Comme mademoiselle de Thiaz, le repoussant un peu, s’était assise brisée
-par l’émotion, il s’agenouilla près d’elle, serrant convulsivement ses
-mains froides qu’elle n’avait pas le courage de lui arracher.
-
---Ah! chérie, chérie, si je pouvais vous emporter au bout du monde, si
-vous étiez ma femme, ma chère femme à moi!... Je sais que ce n’est pas
-possible, je sais... mais cependant si vous m’aviez connu plus tôt... si
-les choses, enfin, s’étaient autrement passées, vous auriez bien voulu
-vous confier à moi? Et vous ne l’auriez pas rejeté, ce pauvre homme qui
-vous aurait dit: «Mon bien ou mon mal, ma joie ou ma peine, dépendent
-d’un mot de toi.»
-
---Bernard, vous êtes cruel... Bernard, ayez pitié de moi!
-
-Brusquement, il se sépara d’elle.
-
---Ah! tenez, c’est vous qui êtes sans pitié dans votre irréductible
-héroïsme... Je pleure à vos pieds et vous n’avez pas un mot de
-consolation pour moi!...
-
-Mademoiselle de Thiaz se leva. Le feu de ses joues avait séché ses
-larmes. Debout, à quelques pas de Nohel, elle resta silencieuse, un
-moment, dans une sorte de recueillement; puis, fermement, elle regarda
-le jeune homme.
-
---Quel mot ai-je le droit de vous dire qui puisse vous consoler?
-dit-elle.
-
-Bernard s’était laissé tomber sur le canapé, la tête dans ses mains.
-
---Ah! permettez-moi de mourir au moins... gémit-il.
-
---Non, répondit-elle, maternelle et tendre, comme au temps où elle était
-encore la petite mère-grand du portrait. Non, Bernard, il faut vivre, il
-faut lutter, il faut travailler!
-
-Et, dans un cri où sa douleur à elle se révélait, immense, elle ajouta:
-
---Je vivrai bien, moi!
-
-Elle allait quitter la pièce, quand la porte s’ouvrit inopinément devant
-M. Le Jariel. Les yeux scrutateurs du vieux médecin glissèrent de Janik
-à Bernard. Sans proférer une parole, il serra la main de la jeune fille
-et s’effaça pour la laisser sortir; puis se tournant vers Nohel:
-
---Eh bien, mon cher monsieur, que m’apprend mademoiselle Armelle? Vous
-refusez les invitations de votre docteur?
-
-A l’entrée de M. Le Jariel, Bernard s’était redressé brusquement; il
-ébaucha une phrase d’excuses.
-
---Oui, oui, je suis au courant, vous avez des affaires, interrompit le
-docteur. Enfin, je le regrette, que voulez-vous... Et puis, voilà que
-vous êtes malade, nerveux comme une demoiselle, à ce que m’a dit votre
-cousine... Moi qui vous croyais guéri! Ce serait à perdre le peu de
-latin qu’on sait...
-
-Tout en parlant, le docteur regardait Bernard avec une fixité
-bienveillante. Après un court silence, il reprit, très amicalement:
-
---Dites-moi, mon cher malade, est-ce bien le médecin qui peut guérir
-votre maladie?
-
-Le ton dont fut prononcée cette phrase émut le jeune homme.
-
---Ah! docteur, s’écria-t-il, si vous saviez comme je suis malheureux!
-
-Le docteur ne répondit pas aussitôt; il s’assit lentement, puis,
-attachant ses yeux gris sur «son cher malade», il dit avec une grande
-douceur:
-
---Je le sais, mon enfant...
-
-Les yeux brillants, la voix frémissante, Bernard continua:
-
---Peut-être est-il malséant à moi de vous faire cette confession... car
-enfin, le fiancé de Janik, c’est votre neveu; vous l’aimez, vous désirez
-son bonheur... Mais, si je vous parle ainsi, croyez-le bien, ce n’est
-pas que je veuille vous apitoyer sur moi, ce n’est pas que j’espère
-quelque chose de vous ni de personne... c’est seulement parce que je
-souffre et que vous êtes bon, parce que je n’ai pas d’ami et que j’ai
-besoin de me confier à quelqu’un qui me comprenne... Ah! c’est que je
-l’aime comme un fou!... Pourquoi ne m’avez-vous pas dit, docteur, que je
-n’avais pas le droit de l’aimer?...
-
---Croyez-vous donc que ce soit jamais parce qu’on en a le droit qu’on
-aime? fit mélancoliquement M. Le Jariel. Et d’ailleurs, aurais-je bien
-atteint mon but, en vous avertissant du péril? En vous disant, ou à peu
-près: «N’aimez pas Janik, elle n’est plus libre!» n’aurais-je pas, au
-contraire, paré ma petite amie du charme dangereux des fruits
-défendus?... Tandis qu’il y avait des chances, après tout, pour qu’un
-Parisien comme vous ne remarquât pas les grâces simples d’une petite
-provinciale... Puis ces fiançailles n’étaient pas officielles...
-était-ce bien à moi de vous les annoncer?... Si je l’avais fait...
-
---Je serais parti, docteur, le lendemain.
-
---Vous n’auriez pas été en état de partir, mon cher monsieur, et le
-médecin eût été forcé de vous défendre ce que l’ami vous eût
-conseillé... D’ailleurs le mariage de mon neveu n’est pas mon œuvre et,
-en général, j’en parle peu. Autrefois--il y a bien longtemps--votre
-cousine de Kérigan et mon pauvre frère se sont aimés... Oh! un roman
-très court... Quelques marguerites effeuillées à deux, un jour de soleil
-qu’on avait le printemps autour de soi et dans le cœur... Et ce fut
-tout. Mon frère était pauvre, on lui refusa Armelle et ils se dirent
-adieu... Mais chaque année qui passe, parfume de tels souvenirs. Devenus
-vieux, les amoureux de jadis ont voulu revivre leur idylle et lui donner
-un dénouement... En quelques mots, voilà l’histoire.
-
---Mademoiselle de Thiaz n’aimait pas son fiancé? dit Bernard d’un ton
-qui faisait une phrase interrogative de cette affirmation.
-
---Elle l’aimait comme aiment les petites filles... de cet amour vague et
-idéal, qui suit la dernière poupée qu’on casse et le premier roman qu’on
-lit... Mais Janik n’est pas seulement une nature exquise, c’est une âme
-droite... Elle estime son fiancé et, quand elle n’aimerait son mari que
-d’une de ces bonnes affections que cimentent l’habitude, les joies et
-les soucis partagés... je n’y verrais pas grand mal... C’est votre
-chagrin à vous, dont je me sens presque un peu responsable, qui me
-désole surtout aujourd’hui.
-
-Bernard n’avait entendu qu’en partie cette phrase; il semblait plongé
-dans une méditation profonde... Quand le docteur se tut, il dit, se
-parlant à lui-même, plus peut-être encore qu’à M. Le Jariel:
-
---Oui, c’est une nature exquise! Comment ne l’aurais-je pas aimée?
-Comment aurais-je pu échapper au charme qui émane de sa personne, de son
-esprit, de son cœur? elle ne m’a pas seulement conquis, elle m’a
-transformé, elle m’a rendu à moi-même... Ah! je sais bien! Je ne suis
-pas digne d’elle! Rien dans mon caractère, rien dans ma vie passée ne
-m’autorise à dire à cette heure que je l’ai méritée... Au contraire,
-tout me condamne. Que suis-je, moi? un sceptique, un blasé! un homme qui
-a fait beaucoup de mal, peut-être... et, à coup sûr, fort peu de bien...
-J’ai gaspillé ma jeunesse, j’ai sottement employé ma fortune et mon
-temps, j’ai travaillé comme j’ai vécu, en dilettante, sans me soucier de
-rien, ni de personne... Et si je m’étais tué, il y a quelques semaines,
-rien ni personne n’en aurait pâti... Oui, en vérité, qu’ai-je fait pour
-aller m’agenouiller devant cette pureté, pour oser dire à cette enfant,
-dont le front n’a jamais rougi: «Donne-moi le premier battement de ton
-cœur, et le premier baiser de ta bouche... confie-moi ton présent, ton
-avenir, toi dont le passé n’a appartenu qu’à Dieu!...» Et pourtant ces
-mots, je les prononcerais, aujourd’hui! Et si elle les écoutait, si,
-aveuglément, sans raisonner, elle me disait: «Prenez ma vie!...» Je
-répondrais sans remords et sans crainte: «Oui, je la prends!...»
-N’est-ce pas que c’est bien étrange, et qu’il faudrait, pour agir ainsi,
-que je fusse bien sûr de la rendre heureuse, cette enfant qui
-s’abandonnerait ainsi à un malheureux tel que moi!
-
-Le docteur eut un regard ému.
-
---Mon pauvre enfant, dit-il, je vous ai laissé parler... L’expansion
-soulage quelquefois... cependant le plus souvent elle amollit... Je
-crois en votre sincérité, je vous plains profondément--vous devez le
-sentir--et c’est bien votre ami le docteur, ce n’est pas l’oncle de
-Pierre qui vous a écouté... Mais à quoi bon maintenant retourner en
-arrière et dépenser votre énergie en regrets, devant un mal sans
-remède? Pleurer, c’est doux, oui, je le sais... Pourtant vous avez mieux
-à faire, Jacques Chépart.
-
-Ce nom amena un sourire amer sur les lèvres du romancier.
-
---Vous aussi, docteur, vous connaissez Jacques Chépart?
-
---Je le connais sous son véritable nom depuis quelques jours, un journal
-a commis l’indiscrétion... mais j’admire son talent, depuis longtemps...
-C’est un découragé, pourtant il possède--ou je me trompe fort--ce qui
-manque à bon nombre de nos romanciers actuels: le sens moral! Il essaye
-quelquefois d’abuser ses lecteurs sur l’importance d’une faute ou la
-réelle portée du mal, mais il ne s’abuse jamais lui-même et on le
-sent... c’est l’essentiel... Jacques Chépart a un grand talent, mon cher
-monsieur... et il ne peut mourir d’un chagrin d’amour, il _doit_ en
-guérir, entendez-vous!
-
---Ah! comment?
-
-La voix du docteur se fit à la fois plus douce et plus grave.
-
---Par le travail, mon enfant. Aujourd’hui, vous traversez une crise,
-demain vous réfléchirez à ce que je vous ai dit. Retournez à vos livres,
-à votre lampe des laborieuses veillées, à votre plume qui vous attend
-auprès d’une page blanche... Quand vous vous retrouverez au milieu de
-ces amis des heures bonnes ou mauvaises, vous pleurerez peut-être
-encore, mais moins amèrement... Et, comme l’a dit un poète, ce sont les
-grandes douleurs qui créent les grandes œuvres... Votre génie
-s’ennoblira de ce que vous aurez souffert; peu à peu, dans ce mystérieux
-tête-à-tête avec le meilleur de vous-même, vos regrets s’atténueront...
-Je ne veux pas vous dire encore que vous oublierez--vous ne me croiriez
-pas!--Cependant l’oubli est au bout de toute chose... et l’oubli que le
-travail donne est le seul qui soit digne de vous.
-
-Le docteur se tut. Mademoiselle Armelle entrait suivie de Janik, et,
-bientôt, ce fut l’heure des adieux. La vieille demoiselle y apporta son
-habituelle volubilité; elle multiplia ses adjurations à la prudence, ses
-recommandations de toutes sortes, elle supplia Bernard de lui écrire,
-puis elle lui sauta au cou et le jeune homme l’embrassa sur les deux
-joues, bien franchement, comme au temps de Vannes.
-
-Janik attendait, debout à côté de sa tante, le visage décoloré, essayant
-de sourire, on ne sait pourquoi, d’un pauvre sourire tremblant qui
-faisait mal.
-
-Aussi blême qu’elle, les nerfs affreusement tendus pour ne pas crier son
-déchirement, Nohel s’inclina devant elle, puis il prit la main qu’elle
-avançait timidement.
-
---Voyons, voyons, pas tant de cérémonies, Bernard, embrassez votre
-cousine, mon ami, s’écria mademoiselle Armelle avec bonhomie.
-
-L’embrasser! Bernard se sentit défaillir... tandis que sa pâleur
-devenait effrayante, il se pencha sur le front de Janik et y appuya ses
-lèvres...
-
---Adieu... murmura-t-il, adieu...
-
---Au revoir, corrigea mademoiselle Armelle.
-
-Mais Nohel savait bien qu’il ne reverrait jamais la femme de Pierre.
-
-Il pressa vivement la main de M. Le Jariel et s’élança dans la
-voiture... Longtemps, il crut sentir la caresse des cheveux blonds.
-
---Ah! mademoiselle Armelle, pensait le docteur, vous aimez les romans,
-vous vous êtes creusé la tête autrefois pour en bâtir un de votre façon
-et, pourtant, vous voilà bien innocente devant celui qui se déroule sous
-vos yeux, dans votre propre maison... A quoi donc vous sert d’avoir tant
-lu?
-
-Ce célibataire endurci avait des théories très arrêtées sur le mariage,
-et il pensait qu’une des conditions du bonheur dans un ménage est la
-supériorité intellectuelle de l’homme. C’était la grande raison qui
-l’avait porté à désapprouver les fiançailles que son frère Louis et son
-amie Armelle avaient nouées avec une joie attendrie, prenant pour une
-réalité leur intime désir et voyant le présent et l’avenir avec des yeux
-encore éblouis du passé.
-
-A cette époque, Janik avait déjà l’esprit charmant d’une enfant très
-bien douée et assez sérieusement instruite; puis, par la réflexion, par
-la lecture, par un travail mystérieux de son cerveau, ses facultés
-naturelles s’étaient affinées. Elle avait imité «les abeilles qui
-pillotent de-çà de-là les fleurs, mais font après le miel qui est tout
-leur». Peu à peu, en s’assimilant ce qu’elle récoltait et amassait de
-pensées étrangères, elle s’était créé une intellectualité toute
-personnelle, très féminine, très intuitive, quelque chose de délicat et
-de rare comme ces plantes qui ne peuvent vivre que dans une atmosphère
-spéciale. Pierre, le meilleur cœur de la terre, avait beaucoup de bon
-sens, c’était tout. Ce garçon franc et rond, positif en diable,
-concevrait mal le caractère de mademoiselle de Thiaz qu’il froisserait
-sans cesse, et involontairement, dans ses plus secrètes fibres. Il y a
-des papillons qu’un toucher un peu maladroit blesse à mort; certaines
-âmes sont comme ces papillons.
-
-Non, jamais Pierre n’inspirerait à Janik l’affection tendre et forte,
-faite de confiance, d’abandon, d’admiration aussi, que toute femme
-vraiment femme garde dans un coin de son cœur pour celui qui sera son
-maître. Un maître, le pauvre Pierre! Quelle dérision... Et il serait le
-premier à souffrir!
-
-Le docteur se répétait ces choses, le soir en quittant mademoiselle
-Armelle et sa nièce, et il pensait à Bernard que la vapeur emportait
-vers Paris, si faible, si désespéré.
-
-Un détraqué, oui, peut-être, ce Bernard, mais un charmeur... Est-ce que,
-par hasard, Janik l’aimerait? Elle était bien pâle et bien troublée en
-lui disant adieu...
-
-
-
-
-X
-
-
-Pendant que mademoiselle Armelle, le docteur et Pierre causaient dans le
-salon, Janik s’était isolée sur la terrasse. Elle était lasse, si lasse!
-
-Il y avait six semaines que Bernard était parti... Mademoiselle de
-Kérigan et M. Le Jariel avaient reçu deux fois de ses nouvelles. Il ne
-se ressentait plus de sa maladie, il était très occupé, travaillait
-beaucoup... Le nom de la jeune fille n’était pas même mentionné dans le
-courant des pages; en terminant, Nohel envoyait «ses respectueux
-souvenirs à mademoiselle de Thiaz», c’était tout. Et Janik avait souri,
-les larmes aux yeux, à cette formule, dérisoire en sa banalité.
-
-Un autre jour, la vieille demoiselle avait poussé des «ah!» et des «oh!»
-à n’en plus finir, en lisant une seconde lettre, plus longue, de son
-cher Bernard: «Puisque vous «adorez» Jacques Chépart, disait cette
-lettre, je ne puis résister au plaisir de vous adresser une nouvelle
-édition de ses œuvres les moins imparfaites, en vous avouant son
-véritable nom.»
-
---Comme ces pauvres écrivains sont moins terribles qu’ils n’en ont
-l’air! s’écria-t-elle, Jacques Chépart, c’est Bernard! je n’en reviens
-pas.
-
-La lettre était pleine d’une déférence très affectueuse; mademoiselle de
-Kérigan, enchantée, la fit lire à mademoiselle Louise et au docteur,
-puis, comme Janik qui travaillait à l’aiguille en écoutant passivement
-ce que lui racontait Pierre, n’avait pas donné le moindre signe
-d’intérêt ou même de curiosité, elle s’indigna: «Quelle ingrate, cette
-Janik!... Elle était toute à son Pierre et ne songeait plus au pauvre
-Bernard!»
-
---Et il était en admiration devant elle, docteur... Parfois n’allais-je
-pas craindre qu’il ne fût amoureux!
-
-Une interrogation muette et très rapide passa dans les yeux de Pierre,
-tandis que mademoiselle de Thiaz tendait la main pour demander la
-lettre, mais personne ne s’en avisa.
-
-Elle était calme, cette lettre, et spirituelle, amusante, presque
-enjouée.
-
---Allons, pensa Janik, le voici en bonne voie!
-
-Depuis le départ de Nohel, combien de fois avait-elle prié: «Mon Dieu,
-faites qu’il m’oublie!»
-
-Maintenant, elle avait froid au cœur en constatant qu’il l’oubliait. Et
-elle éprouvait une souffrance révoltée, en se disant que cet oubli irait
-croissant, et que c’était inévitable, et que c’était bien heureux!... Un
-jour, la petite Bretonne ne serait plus qu’un souvenir pour Jacques
-Chépart; il rencontrerait d’autres femmes plus séduisantes; peut-être
-même un jour s’éprendrait-il d’une jeune fille très bonne et très
-jolie... alors il se marierait.
-
-Janik rendit la lettre à sa tante; elle eût voulu se sauver dans sa
-chambre pour y pleurer de douleur, de jalousie... presque de honte
-aussi.
-
-Dieu savait pourtant qu’elle avait combattu pour s’arracher cet amour de
-l’âme, pour s’attacher à Pierre!... Mais dès le premier jour de
-l’arrivée de son fiancé, des comparaisons s’étaient imposées à son
-esprit. Oui, dès le premier jour, au moment où, dans la joie du retour,
-Pierre lui avait plaqué sur les joues deux baisers sonores et où elle
-avait pensé au baiser tremblant de Bernard à l’heure de la séparation,
-baiser craintif dont l’émotion l’avait pénétrée toute et dont la
-sensation d’angoisse et de délice la poursuivait encore, comme une
-tentation mauvaise.
-
-Un si bon garçon, d’humeur si joyeuse, ce Pierre! Mais qu’il était
-exubérant, qu’il parlait fort; sa voix bruyante, habituée à dominer le
-flot, étourdissait... et Bernard avait la voix grave, un peu voilée et
-l’on se sentait bercé par sa parole.
-
-Sur la requête de Janik, Pierre avait raconté ses voyages, il les avait
-racontés en homme qui n’est pas dépourvu de toute idée du pittoresque.
-Les différents pays, leurs types humains, leurs rites religieux, leurs
-habitudes sociales, l’avaient généralement frappé par leur côté
-original; il les décrivait avec une sorte de verve naïve qui amusait
-tout le monde, mais... Là encore il y avait un _mais_.
-
-Des critiques modernes ont dit que les livres sont moins précieux par ce
-qu’ils contiennent effectivement que par les échos qu’ils éveillent à
-l’esprit et à l’âme du lecteur... Janik pensait qu’il en est des pays
-qu’on traverse comme des livres qu’on lit, et que le son de la harpe que
-les mots ou les sites font vibrer en nous, dépend moins du doigt qui les
-touche que de la qualité de nos cordes intimes. Tous les voyageurs ne
-voient pas de même parce qu’ils voient au travers de leur propre
-personnalité; Pierre avait vu trop bien, trop objectivement dans ses
-voyages. A tort ou à raison, mademoiselle de Thiaz se figura que, dans
-les mêmes pays, Bernard aurait senti et pensé autrement. Ses souvenirs
-auraient eu peut-être des contours moins précis et des couleurs moins
-vives, mais il aurait mieux saisi les mystérieuses correspondances des
-choses et les mots qu’il aurait prononcés auraient eu d’infinis
-prolongements dans l’esprit de ses auditeurs...
-
-Cependant, Janik essayait de réagir, de rendre justice à son fiancé, de
-lui faire partager sa vie intellectuelle...
-
-Un moment qu’elle était seule avec lui, elle ouvrit les _Stances et
-Poèmes_ de Sully-Prudhomme, un poète qu’elle aimait, parce qu’il est
-doux, chaste et profond. Dans la journée, en lisant le petit recueil,
-elle s’était dit spontanément: «Bernard aurait compris comme moi ce
-passage...» et pour se punir de cette pensée, elle s’était juré de lire
-le passage à Pierre.
-
-Elle lisait bien, à mi-voix, mettant dans chaque mot beaucoup de
-pensées. Pierre écouta. Quand elle se fut tue:
-
---C’est bien subtil, Janik, dit-il.
-
-Un peu déconcertée, elle répondit:
-
---Vous n’aimez pas cette poésie?
-
-Lui protesta:
-
---Si, si... c’est très joli... mais j’aime mieux Victor Hugo.
-
-Janik admirait en Victor Hugo le plus merveilleux des artistes du Verbe,
-un peintre prestigieux, un poète géant; mais ce nom sonore, jeté au
-milieu du poème intime et pénétrant qu’elle savourait, lui fit l’effet
-de la note magnifique d’un instrument de cuivre interrompant
-soudainement le concert discret et un peu triste d’un violon. Ce qui la
-choqua, ce ne fut pas l’opinion de Pierre, mais l’inopportunité de la
-comparaison qu’il avait faite.
-
-Des mots superbement colorés, d’éblouissantes clartés ou de saisissantes
-ténèbres, des lignes majestueuses, une grande voix, de grandes images
-bien sonnantes, voilà ce qui pouvait charmer le marin... Mais il
-ignorait que chaque poète peut avoir son heure. Quand la nature
-s’enveloppe dans la mélancolie des soirs d’automne; quand on se laisse
-gagner par la langueur des choses; quand, troublé par le spectacle
-écrasant des mondes, poussière d’infini, qui sème d’or la nuit, on se
-sent inquiet, souffrant... est-ce Victor Hugo qu’on lit?
-
-Janik avait beau faire, jamais sa pensée et celle de Pierre ne se
-rencontraient au même point, jamais leurs cœurs ne battaient à
-l’unisson. Tout en Pierre la froissait: jusqu’aux paroles affectueuses
-qu’il lui débitait à voix haute, et dont elle trouvait qu’il aurait dû
-faire un grand secret, puéril et charmant. Si Bernard avait jamais une
-fiancée, quels mots doux et mystérieux il inventerait pour elle!
-
-Et puis aussi, et puis surtout Janik n’aimait pas Pierre, et elle aimait
-Bernard. Elle aimait Bernard et, si elle avait bien cherché au fond de
-son cœur le pourquoi de cet amour, elle n’y aurait trouvé que le mot
-exquis de Montaigne: «Je l’aimais, parce que c’était lui, parce que
-c’était moi!»
-
-Parfois, cependant, elle se prenait à mépriser Pierre de ce qu’il ne
-voyait pas se dresser un obstacle entre elle et lui, de ce qu’il ne
-comprenait pas qu’il y avait autre chose qu’une timidité de jeune fille,
-dans la pâleur qui envahissait son front, dans le frisson qui glaçait
-son être, quand il lui baisait la main--la seule caresse qu’il se
-permît. Elle se disait qu’après tout, elle était libre encore, que rien
-d’irrévocable ne lui interdisait d’aimer Nohel, d’être aimée de lui...
-Puis, elle avait un mouvement de remords, elle plaignait ce pauvre
-Pierre, si tranquille, si confiant, si fidèle; elle s’en voulait de ses
-injustices, et elle pleurait.
-
-... Mais elle ne dormait plus, elle mangeait à peine, et elle s’émaciait
-de plus en plus, les yeux trop grands, la taille trop longue, les mains
-si fluettes qu’au moindre geste sa bague lui glissait du doigt.
-
---Et il ne voit rien! Comment ne voit-il rien!... s’écriait-elle
-quelquefois.
-
-En cela, elle méconnaissait l’affection de Pierre Le Jariel. Il
-voyait... il voyait si bien qu’il n’avait pas encore osé demander qu’on
-fixât la date du mariage. Souvent, à la dérobée, il regardait
-mademoiselle de Thiaz avec une sollicitude inquiète.
-
---Qu’a-t-elle, qu’a-t-elle? s’était-il répété cent fois. Sous ce front
-blanc, qu’y a-t-il que ces yeux ne me permettent pas de lire? Pourquoi
-nos pensées, nos paroles se heurtent-elles toujours?
-
-Ce soir-là, il remarqua l’absence de Janik; au bout d’un instant, il
-laissa le docteur et mademoiselle de Kérigan à leur causerie, et
-rejoignit la jeune fille sur la terrasse.
-
-Elle avait appuyé sa tête fatiguée contre le treillage garni de plantes
-grimpantes, et ses yeux, noyés d’une tristesse vague, se fixaient sur
-quelque chose de très lointain que personne ne pouvait voir.
-
-Pierre la contempla ainsi, sans qu’elle eût le moindre soupçon de sa
-présence. Enfin il dit:
-
---Janik...
-
-Et elle tressaillit, s’attendant peut-être à une autre voix.
-
---Ah! c’est vous, Pierre...
-
---Ma pauvre Janik... vous êtes si pâle!... Est-ce que vous souffrez?
-
---Mais non... répliqua-t-elle, tentant de sourire...
-
---Janik, si vous aviez quelque chagrin, vous me le diriez, n’est-ce pas?
-
-Le ton de Pierre était très amical, il avait en observant mademoiselle
-de Thiaz de bons yeux de chien fidèle. Elle s’attendrit:
-
---Oui, Pierre, je vous le dirais... mais je suis très contente, je n’ai
-rien...
-
-Elle se faisait horreur, car enfin, de cœur et de pensée, elle avait
-trahi Pierre. Mais avait-elle le droit de répondre à ce pauvre garçon
-qui lui témoignait une si indulgente tendresse: «Je ne vous aime pas, je
-n’aurai jamais le courage d’être à vous...»
-
-Ah! ne savoir à qui demander conseil, ne pouvoir confier ce qu’elle
-éprouvait, ce qui lui torturait l’esprit, ni à mademoiselle Armelle, qui
-était incapable de la comprendre, ni au docteur, qui était l’oncle de
-Pierre...
-
-Pourquoi ne devinait-il pas ce que Janik faisait tout au monde pour lui
-cacher, le docteur?
-
- * * * * *
-
-M. Le Jariel devinait bien le secret de Janik, insensiblement il avait
-pénétré les douleurs et les luttes qui minaient sourdement sa petite
-amie, mais il ne savait pas à quel parti s’arrêter.
-
-Un après-midi, Pierre, qui avait déjeuné au château, entra de meilleure
-heure que de coutume dans le cabinet de son oncle.
-
---Janik a très mal à la tête, dit-il. Elle est montée dans sa chambre...
-Je la trouve vraiment mal disposée ces jours-ci.
-
-Le docteur ne répondit pas, il examinait avec une grande attention les
-dessins de son parquet. Pierre continua:
-
---C’est une étrange fille... Il y a des jours où... je ne sais comment
-te dire, mais... je me sens si loin, si loin d’elle.
-
---Voyons, mon petit,--dit alors M. Le Jariel en relevant brusquement la
-tête pour regarder son neveu,--sois franc avec moi, aimes-tu Jeanne de
-Thiaz?
-
---Oui, je l’aime beaucoup et...
-
---Un mot de trop, interrompit le docteur. «J’aime», cela dit tout. Il
-n’est pas d’adverbe qui ne diminue cette parole-là...
-
---Eh bien! mon oncle, j’aime Jeanne de Thiaz... Mon père et mademoiselle
-Armelle me l’ont de tout temps destinée, il me semble avoir grandi avec
-l’idée qu’elle serait un jour la compagne et l’amie de toute ma vie.
-Quand j’étais au loin, mon cœur faisait d’elle la personnification même
-du pays et de la famille; je songeais d’une même pensée à la France, à
-elle et à toi... Je l’admire infiniment, bien que souvent elle me
-surprenne un peu... Elle est très bonne et très droite, je sens
-qu’aucune femme plus qu’elle ne mérite d’être la joie et la fierté d’un
-honnête homme... Et c’est par elle que je veux être heureux et fier.
-Peut-on appeler ce sentiment-là de l’amour? Je crois que oui.
-
---Eh bien! moi, mon petit, je crois que non, conclut le docteur... Ah!
-quelle folie, ces mariages qu’on arrange comme le vôtre, ces serments
-qu’on échange sans en concevoir la gravité... quitte à apprendre plus
-tard ce que c’est qu’un véritable amour, et à l’apprendre avec des
-sanglots!... Quelle folie! Voilà deux petits amis qui s’aimaient bien,
-on a voulu en faire deux amants... on les a crus heureux en vertu de je
-ne sais quelle chimère, puis on les a séparés pendant quatre ans...
-comme si l’absence était bonne conseillère.
-
-Pierre ouvrit la bouche pour protester.
-
---Mais, malheureux, Janik ne t’aime pas et tu n’aimes pas Janik!
-continua M. Le Jariel. Non, tu ne l’aimes pas... Et tu l’avoues toi-même
-quand tu cherches à expliquer ton amour. Elle est pour toi une femme que
-tu crois digne d’un honnête homme, elle n’est pas la femme, la seule,
-l’unique femme à laquelle ton cœur puisse se donner. Tu parles trop
-raisonnablement, je te dis... On est un peu fou quand on aime! Et elle,
-voyons, est-ce qu’elle t’aime, elle?
-
-Pierre eut un geste découragé.
-
---Non, fit-il très bas.
-
-Et il ajouta:
-
---Mon oncle... il me semble, je... ne crois-tu pas qu’elle ait un
-chagrin?
-
-Le docteur hésita avant de dire:
-
---Si, je le crois, mon ami...
-
-Le jeune homme regarda attentivement son oncle, puis, tout à coup, il
-éclata:
-
---Ah! ce monsieur de Nohel, n’est-ce pas?... J’en étais sûr.
-
---Je l’ignore, mon pauvre enfant, répondit le docteur. Cela se peut...
-mais Janik est une noble fille; si elle en aime un autre que toi, elle
-ne l’a dit à personne... Si tu veux connaître son secret, c’est à elle
-qu’il faut le demander.
-
-Pierre semblait un peu étourdi par cette conviction qui subitement avait
-éclairé son esprit.
-
---Quel homme est-ce donc que ce Bernard! s’écria-t-il avec une certaine
-rage.
-
---Un très brave garçon, mon petit, soyons justes... Moi, je l’aime
-beaucoup, pour ma part... Un cerveau mal équilibré... oui, c’est
-possible... mais on ne les compte plus, par le temps qui court... Très
-sincèrement, sans la moindre arrière-pensée, Janik lui a fait de la
-morale, et, que veux-tu, elle est délicieuse, Janik!... Monsieur de
-Nohel n’était pas plus aveugle que toi, et il ne la savait pas
-fiancée... Mademoiselle Armelle aime les longues et mystérieuses
-promesses, voilà où cela mène... Quand Bernard a appris votre
-engagement, il est parti; était-il trop tard pour le repos de Janik?
-c’est ce que je ne puis te dire. J’en suis réduit moi-même aux
-hypothèses... Sois patient, sois doux avec cette pauvre enfant... Le
-temps est un grand maître; peut-être oubliera-t-elle.
-
-Pierre secoua la tête:
-
---Non! elle n’oubliera pas, et mon bonheur est empoisonné... Ah! ce
-Bernard! Un Parisien, un romancier, un fou!... Elle sont toutes les
-mêmes, va!... Moi je ne suis qu’un pauvre gars bien naïf qui l’aimais à
-ma manière,--oh! sans grande passion, sans grands mots, mais sincèrement
-tout de même... Je l’aimais parce qu’elle est jolie, franche et
-bonne... Et il faut que cet homme... Pourquoi l’aime-t-il, lui? Parce
-qu’elle est trop intelligente, trop délicate, un peu mystérieuse...
-Parce qu’elle ne ressemble pas aux femmes qu’il a déjà aimées, parce
-que...
-
---Mon pauvre petit, cet homme aime Janik; il ne l’aime pas parce qu’elle
-est ceci ou cela, il l’aime et ça suffit...
-
---Et Janik, reprit le jeune homme en s’exaltant, Janik en qui je croyais
-comme en Dieu!
-
---Et tu avais, parbleu, bien raison de croire en elle... puisqu’elle a
-laissé partir Bernard, puisqu’elle ne t’a pas rendu la petite bague
-qu’elle porte au doigt... ce qu’elle avait bien le droit de faire après
-tout!...
-
-Pierre haussa les épaules.
-
---Voyons, mon ami, dit le docteur, tu as beaucoup voyagé de par le
-monde... tu n’es pas toujours resté sur ton bateau... Est-ce que tu
-pourrais me jurer que, pendant ces trois dernières années, tu n’as
-jamais oublié Janik... mais là jamais?
-
-Il eut un mouvement de dédain avec un vague sourire.
-
---Et après? repartit-il... Est-ce que c’est la même chose? Est-ce que
-j’ai laissé mon cœur là-bas?
-
-
-
-
-XI
-
-
-Pierre Le Jariel avait la tête en feu. Il était blessé dans son
-amour-propre d’abord, et un peu aussi dans son cœur.
-
-Il lui semblait que quelque chose s’était brisé dans sa vie--oh! non pas
-peut-être un lien essentiel, mais une habitude très douce. Était-il
-possible qu’un autre lui prît cette Janik charmante qui, de tout temps,
-lui avait été promise, cette petite femme de son enfance, dont il avait
-prononcé le nom comme un nom de sainte, aux jours de tempête?
-
-Oui, il l’aimait d’une affection toute paisible... parfois elle lui
-paraissait trop frêle, trop pâle, trop blonde; elle ne réalisait pas
-pour lui le type de la beauté féminine, elle l’impatientait aussi avec
-ses idées qu’il comprenait mal... Mais enfin, elle était sa fiancée,
-elle lui avait juré d’être un jour sa femme, l’abandonnerait-il à ce
-romancier, renoncerait-il à tous les projets d’avenir qu’il avait
-édifiés?
-
-Non, cent fois non!
-
-Il se montrait irrité, troublé et, disons-le, dérangé dans sa quiétude
-coutumière. Le soir, après dîner, sous le prétexte de chercher des
-nouvelles de mademoiselle de Thiaz, il se rendit au château. Il ne
-savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il aurait
-donné dix ans de sa vie pour s’expliquer clairement avec Janik, et
-l’accabler de son ressentiment.
-
-La nuit était très belle. Il trouva la jeune fille dans le jardin avec
-mademoiselle de Kérigan et sa lectrice. Elle était moins pâle que dans
-la journée, cependant on voyait que son esprit s’était envolé bien loin
-de la conversation que soutenaient les deux vieilles filles.
-
-Le neveu du docteur s’y mêla un instant, mais, bientôt, il se rapprocha
-de Janik, assise un peu à l’écart, et lui demanda si son mal de tête
-avait entièrement disparu.
-
---A peu près, dit-elle avec un sourire absent.
-
---Alors, voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi?
-
-La voix de Pierre était froide; mademoiselle de Thiaz le regarda avec
-surprise, mais elle se leva docilement et posa sa main sur le bras qu’il
-lui offrait.
-
-Ils s’enfoncèrent dans les allées, marchant sans parler, absorbés tous
-deux, et Pierre dit, doucement, cette fois:
-
---Je ne puis jamais vous voir sans témoin, Janik, nous ne causons que de
-banalités, je ne vous connais pas, vous ne me connaissez guère... Ce
-soir, il me fallait absolument vous ouvrir mon cœur... Vous m’inquiétez.
-
---Encore cette idée!
-
---Ce n’est pas seulement une idée qui me préoccupe, Janik, c’est votre
-visage livide, c’est le dépérissement dans lequel vous êtes tombée et
-qui n’est pas naturel... c’est... je ne sais quoi de vous qui m’échappe
-sans cesse... Je sens un mur de glace entre nous, et je ne peux plus
-supporter cet état de choses... Vous n’êtes plus la même, vous êtes
-malheureuse, je le sais... et je viens vous demander ce qui vous
-attriste ainsi... Je veux le savoir, j’en ai le droit.
-
-Son ton, amical d’abord, s’était transformé peu à peu, devenant très
-rude. Suffoquée par cette colère subite, Janik quitta son bras.
-
---Mon Dieu, qu’avez-vous, Pierre? balbutia-t-elle. Est-ce que je me suis
-plainte, est-ce que je vous ai fâché?
-
---C’est moi qui me plains...
-
-Prise soudain du tremblement nerveux qui, depuis quelque temps, la
-secouait toute à la moindre émotion, mademoiselle de Thiaz se laissa
-tomber sur un banc, dans le rond-point où, d’un commun accord, ils
-s’étaient arrêtés.
-
---Je vous assure que vous avez tort, Pierre, que mon affection pour vous
-n’a pas changé... que je ne suis pas malade... que je ne souffre pas...
-
-En disant cela, elle pensait: «Peut-être qu’à force de souffrir, je
-mourrai... alors tout sera bien.»
-
-Et Pierre en eut comme l’intuition.
-
-L’instant d’avant, il avait été sur le point de s’écrier: «Vous m’avez
-trompé, vous aimez Bernard de Nohel!...» Et l’idée de ce coup de théâtre
-l’avait exalté d’une joie méchante.
-
-Maintenant, il avait honte de sa cruauté.
-
-Dans une de ces visions rapides dont les cerveaux les mieux équilibrés
-ne sont pas maîtres, il crut assister une seconde fois à une scène
-lointaine. Il revécut l’heure où sa mère était morte. Comme il était
-blême ce pauvre visage agonisant! Comme déjà, elle semblait venir d’un
-autre monde, cette voix à peine perceptible!... Debout près du lit,
-Janik se tenait silencieuse avec des yeux tristes, un peu effrayés du
-grand mystère; alors, sur un signe de la mourante, Pierre avait pris la
-main de sa fiancée et la voix faible, la voix d’au-delà, avait murmuré:
-«Je te confie son bonheur; tu en es responsable, songes-y bien!...»
-
---Oui, mère, je te le jure...
-
-A cette époque-là, le bonheur de Janik, c’était une idée si simple, une
-idée que Pierre séparait si peu de celle de son bonheur à lui! Mais tout
-s’était bouleversé... Et il avait juré que Janik serait heureuse.
-
-Mademoiselle de Thiaz se taisait, le regard morne. Enfin elle dit:
-
---Si nous rentrions, Pierre...
-
-Elle semblait épuisée, elle parlait de retourner au château, avec un air
-de ne plus avoir la force de se lever... Saisi d’une profonde pitié, ému
-d’une tendresse toute protectrice qui lui revenait des jours d’autrefois
-où il disait «petite sœur», Pierre s’assit auprès de la jeune fille.
-
---Janik, supplia-t-il, voulez-vous me pardonner? J’ai été injuste, j’ai
-été méchant, mais c’est fini, je vous le promets... seulement, ayez
-confiance en moi.
-
-Il lui avait pris les mains, il la contemplait avec ses yeux fidèles et
-indulgents des bons jours.
-
---Mon Dieu, que puis-je vous dire?... Pierre, ne me torturez pas ainsi,
-gémit-elle.
-
-Et, très énervée, elle se mit à pleurer.
-
---Janik, je vous jure que je ne songe en ce moment qu’à vous, à votre
-bonheur... Il y a bien des jours que je vous observe... oui, je sais,
-vous ne vous en doutiez pas... mais, j’ai compris beaucoup de choses...
-d’abord j’ai compris que vous ne m’aimez pas, Janik?
-
---Pierre!
-
---Oui, oui... entendons-nous bien, je suis toujours dans votre cœur le
-petit Pierre fraternel avec lequel vous faisiez de si beaux jeux... mais
-votre fiancé, oh! non!
-
-Elle ne répondit pas, il reprit:
-
---J’ai compris cela, et puis encore autre chose... Il y avait une si
-grande douleur dans vos yeux!... Janik! ma pauvre petite Janik,
-ajouta-t-il avec une sorte de précaution tendre, j’ai compris que vous
-en aimiez un autre.
-
-Elle jeta un cri étouffé; tout son corps eut un mouvement éperdu;
-brusquement, elle cacha son visage dans ses mains.
-
---Ma pauvre enfant, murmura Pierre en retenant contre son épaule cette
-tête qui vacillait, il faut bien que je vous parle ainsi...
-Écoutez-moi... quand j’ai eu la certitude qu’un autre, plus heureux que
-moi, s’était fait aimer, ma tristesse a été grande et je me suis senti
-très fâché contre vous, mais maintenant, ma colère est passée, je ne
-vous en veux plus, plus du tout... Je n’étais pas l’homme qui pouvait
-vous plaire, il y a longtemps que je le sais.
-
-Janik sanglotait.
-
---Ma petite, ma petite, fit Pierre avec la même douceur, ne pleurez
-pas... Cela vaut mieux ainsi, je le sens si bien, moi!... Je ne vous
-aurais pas rendue heureuse, je n’aurais pas été heureux... Oui, cela
-vaut mieux, bien mieux... C’était un peu difficile à dire... c’est dit
-maintenant, voilà.
-
---Oh! Pierre, vous êtes trop bon pour moi... je ne le mérite pas... vous
-avez dû me mépriser un moment!... Et pourtant, ce n’est pas de ma faute,
-Pierre... Si vous pouviez comprendre... je ne savais pas que... qu’il
-m’aimait. Je ne voulais pas, je ne savais pas l’aimer...
-
-Elle pleurait encore. Pierre essayait de l’apaiser. Il lui dit avec une
-gaieté affectueuse:
-
---Ma vraie fiancée à moi, c’est la mer; vous auriez pu être jalouse
-d’elle... Avez-vous lu _Pêcheur d’Islande_? Peut-être qu’un jour elle
-m’aurait pris comme le mari de la pauvre Gaud... Tandis que vous
-resterez toujours ma petite sœur... elle ne s’en plaindra pas.
-
-Il parlait si simplement que, peu à peu, dans le cœur de Janik
-descendait l’impression réconfortante que Pierre n’avait pas beaucoup de
-chagrin, qu’il jugeait très sainement, qu’il avait raison, que pour tous
-deux «c’était mieux ainsi...»
-
-Elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un rêve!
-
---Lui, Bernard, mon Bernard, m’aime-t-il?
-
-Et elle ne sut jamais que cette minute où, faible et brisée, elle
-s’était appuyée sur Pierre, cherchant en lui un soutien, un espoir,
-avait été la seule où le pauvre garçon l’eût aimée d’amour...
-
---Eh bien! mon oncle, nous le lui donnerons son Nohel.
-
-Le docteur avait pris à deux mains la tête de son neveu et l’avait
-vigoureusement embrassée.
-
---Tiens, tu es un brave enfant, toi!
-
-Et ils avaient causé, plus calmes. Le cœur de Pierre saignait bien un
-peu; la douleur de Janik lui avait révélé ce que son amour pouvait être,
-mais il était content de lui-même, presque fier.
-
---Oui, nous le lui donnerons son Nohel, dit-il encore, et j’irai le
-chercher... afin qu’il sache bien, lui aussi, que c’est moi qui veux
-leur bonheur et que... que, par le cœur du moins, j’étais digne d’elle.
-
-Pierre se tut un instant, puis il émit cette idée qui lui venait:
-Bernard pouvait avoir oublié Janik, ne l’aimer plus?
-
-M. Le Jariel hocha la tête.
-
---Si c’est un dernier espoir qui t’inspire cette hypothèse, mon petit,
-ne t’en berce pas... J’ai reçu tout à l’heure une lettre de monsieur de
-Nohel... Il n’y prononce pas le nom de Janik, mais ce sont bien les
-pages les plus désespérées que Jacques Chépart ait jamais écrites.
-
---Allons, tant mieux! soupira Pierre... Hier, quand nous nous sommes
-séparés, elle m’a dit: «Peut-être qu’il m’oublie, lui, pendant que vous
-pensez tant à moi, mon pauvre Pierre!...» Elle ne m’avait jamais parlé
-si gentiment. C’est étonnant comme la meilleure des femmes a encore des
-mots cruels, mon oncle!
-
-
-
-
-XII
-
-
-Dans le grand cabinet de travail, riche et sombre avec ses vitraux
-gothiques, son plafond aux caissons curieusement travaillés, ses murs
-tendus d’étoffes anciennes, ses meubles de bois noir et son tapis épais
-où les pas bruissaient à peine, Bernard était seul.
-
-Il écrivait sur un bureau très large. En face de lui, dans un vase
-japonais, d’énormes chrysanthèmes s’échevelaient, étranges par leur
-forme et leur couleur... à l’un des angles de la pièce, le visage fier
-et le col ajouré d’un seigneur du temps de Louis XIII sortaient du
-clair-obscur d’une toile, posée sur un chevalet; les socles de marbre
-ou d’ébène portaient des groupes de bronze qui dessinaient dans la
-pénombre leurs lignes pures ou tourmentées; les consoles étaient
-couvertes de potiches, de statuettes, d’aiguières... Plusieurs tableaux
-d’écoles et de temps différents, mais tous beaux, des buveurs de
-Téniers, une luxuriante copie du Tintoret, un profil pâle d’Henner, un
-Corot tout ensoleillé où glissaient des nymphes, puis, des aquarelles,
-des gravures, des pochades modernes, occupaient la partie des panneaux
-que ne cachaient pas les bibliothèques; des éditions de luxe, des
-albums, des revues en masse s’accumulaient sur les tables... Dans ce
-cadre somptueux et artistique où se devinaient à la fois la science d’un
-luxe raffiné, et une vie intellectuelle très intense, Bernard de Nohel
-était à sa vraie place. En entrant, Pierre en eut l’intuition soudaine
-et, pour la première fois, il mesura réellement l’abîme qui existait
-entre Jeanne de Thiaz et lui, le marin tout d’une pièce, à peine
-dégrossi par des études techniques.
-
-Bernard s’était levé. Sa silhouette mince et aristocratique se mouvait
-à l’aise au milieu des sobres élégances qui l’entouraient. Son visage
-fin, un peu pâle, terminé par une barbe châtain taillée en pointe, lui
-donnait une vague ressemblance avec le grand seigneur Louis XIII du
-chevalet; dans ses yeux bleu d’acier, aux profondeurs inquiétantes, tout
-un drame moral aurait pu se déchiffrer.
-
-Pierre vit que cet homme avait souffert, mais il ne comprit pas qu’il
-avait lutté et qu’un vent d’orage avait passé sur lui, brûlant et
-impétueux. Oppressé par l’isolement, las de creuser l’éternelle
-comparaison: du «ce qui est», avec le «ce qui aurait pu être», vingt
-fois Bernard avait été sur le point de reprendre la sinistre boîte, dans
-la crédence où elle dormait, ou de se jeter aveuglément dans son
-ancienne vie, pour oublier l’autre...
-
-S’il avait résisté, il sentait que le combat n’était pas fini... et il
-se demandait si sa défaite n’était pas au bout.
-
-Pierre s’avança, un peu ému lui aussi, de ce qu’il avait à dire.
-
---Monsieur, commença-t-il, vous ne me connaissez que comme je vous
-connais, de nom... Je suis Pierre Le Jariel.
-
---Je ne sais à quoi je dois l’honneur de votre visite,
-monsieur,--répondit Bernard avec une courtoisie parfaite bien qu’un peu
-froide, en indiquant un siège au jeune homme,--mais je connais en effet
-votre nom qui est celui d’un homme que j’estime infiniment et je suis à
-votre disposition, quoi que vous veniez me dire.
-
-Le neveu du docteur se recueillit un instant.
-
---Monsieur de Nohel, fit-il enfin, nous nous trouvons à l’égard l’un de
-l’autre, dans une situation singulière. Et il faudrait, je le sais, pour
-sauver d’une sorte de ridicule la démarche que je tente aujourd’hui
-auprès de vous, un tact et une habileté de mots que je ne possède pas...
-Je ne suis qu’un marin, un homme très simple, un peu rude; prenez-moi
-donc tel que je suis, avec mes brusqueries et mes maladresses, en
-appréciant mes intentions, non mes moyens.
-
-Bernard s’inclina sans répondre, toujours très calme, n’appréhendant que
-ce qui pourrait sortir de pénible pour Janik, de cet entretien dont il
-ne prévoyait pas l’issue. Pierre continua:
-
---Mademoiselle de Thiaz est souffrante...
-
-Si maître de lui qu’il crût être, Nohel ne put retenir une
-exclamation... La tête lui tourna, une phrase instinctive, gauche,
-disant tout ce qu’il voulait taire, lui échappa:
-
---Elle est malade, elle est gravement malade, n’est-ce pas?... Je le
-sentais...
-
-«Allons, il l’aime bien, pensa Pierre», et il eut un sourire quelque peu
-mélancolique.
-
---Mademoiselle de Thiaz n’est pas gravement malade, monsieur de Nohel,
-dit-il..., elle n’est que très faible, très nerveuse, très triste...
-toutes choses dont on peut guérir heureusement... Mais, tenez, si vous
-voulez m’entendre, oubliez que j’aie jamais été pour Janik autre chose
-qu’un frère--cela vous sera d’autant plus facile que, ce qui a changé il
-y a quatre ans entre elle et moi, c’est beaucoup plus le nom que nous
-nous donnions, que le sentiment qui nous unissait... Cette affection
-fraternelle très profonde, toute dévouée chez moi, m’a fait
-comprendre--sans que mademoiselle de Thiaz ait proféré une plainte--que
-ma petite amie souffrait et que si... si elle n’aimait pas le fiancé que
-lui avait choisi sa tante, c’était que son cœur en avait choisi un
-autre... Voilà pourquoi je suis ici.
-
---Je vous jure, fit Bernard, que jamais rien ne m’a autorisé à croire
-que mademoiselle de Thiaz m’honorât d’un autre sentiment que celui d’une
-grande pitié.
-
---J’en suis convaincu, monsieur... Mais avec l’ami d’enfance qui était
-redevenu son frère d’adoption, mademoiselle de Thiaz n’était pas tenue
-aux mêmes réserves... Ce que je vous demande maintenant, c’est la
-réponse d’un honnête homme à un honnête homme, et je m’adresse à toute
-votre loyauté, et à tout ce que mon oncle Le Jariel a deviné en vous de
-bon et de généreux: vous aimez Jeanne de Thiaz, votre cri d’angoisse me
-l’a dit; l’aimez-vous bien profondément, croyez-vous sincèrement
-pouvoir la rendre heureuse?
-
---Si je l’aime, si je la rendrais heureuse!... Ah! monsieur, je ne sais
-comment vous dire, comment...
-
-Une ivresse folle, une reconnaissance exaltée, se lisaient dans les yeux
-de Bernard.
-
-Pierre répéta:
-
---Croyez-vous pouvoir la rendre heureuse?
-
-Alors Bernard eut une seconde d’hésitation. Avant de répondre, il
-s’interrogeait lui-même.
-
-Pierre avait demandé une parole grave à un homme, et non pas un banal
-serment d’amoureux à un enfant.
-
-Enfin, Nohel dit, très fermement, en regardant le marin dont la
-physionomie ouverte lui inspirait une irrésistible confiance:
-
---Oui, je crois, je sens qu’elle serait heureuse avec moi...
-
-Puis, dans un élan presque indépendant de sa volonté, il ajouta:
-
---Vous êtes infiniment meilleur que moi, monsieur... Voulez-vous me
-donner la main.
-
- * * * * *
-
---Bernard et Janik s’aimaient! Comme ils gardaient bien leur secret!...
-Et Pierre qui se sacrifie, c’est superbe! Marions ces enfants, docteur:
-quel joli roman!
-
-Telles ont été les conclusions de l’incorrigible Armelle.
-
-Maintenant, Bernard attend dans le salon jonquille. Il a vu mademoiselle
-de Kérigan, il a vu M. Le Jariel, et Janik va venir.
-
-Elle va venir et il se le figure à peine. Son bonheur l’étonne comme
-quelque chose de trop anormal pour être vrai. L’émotion a décomposé son
-visage; les yeux pleins d’extase, il la voit s’avancer vers lui, elle,
-la _petite mère-grand_.
-
-Elle chancelle, brisée par une joie trop forte, un peu pâle dans sa robe
-rose, souriante, avec des larmes au bord des paupières...
-
-Et Bernard la regarde toujours, sans faire un pas au-devant d’elle.
-Comme autrefois, dans la chambre de la tourelle, il croit à une
-vision...
-
-Quand elle fut tout près de lui seulement, il prit les deux mains
-qu’elle lui tendait et les enferma dans les siennes qui brûlaient.
-
---Bernard... dit-elle très bas, la voix douce.
-
---Janik... ah! si vous saviez ce que j’ai souffert!
-
---Je le sais.
-
-La voix étranglée, il murmura:
-
---Non, vous ne savez pas, mon ange... vous ne savez pas ce que je suis
-quand vous n’êtes plus là, ce que j’aurais été surtout, s’il m’avait
-fallu vous perdre... Vous êtes la pureté même... moi je ne suis qu’un
-homme, très faible et très malheureux... Janik, je ne veux rien vous
-cacher... souvent, pendant ces six semaines de déchirements, je me suis
-senti redevenir l’être misérable que j’ai déjà été; voulez-vous me
-pardonner, voulez-vous me laisser encore votre petite main
-compatissante. Malgré mes fautes passées, malgré ces dernières
-défaillances, voulez-vous être ma femme?
-
---Oui, Bernard.
-
-Alors, avec une sorte de respect attendri, Bernard attira la jeune fille
-contre sa poitrine où elle s’appuya, tendre et confiante.
-
---Janik, ma Janik, dit-il de cette voix basse et infiniment pénétrante
-qu’il avait quelquefois, vous n’avez pas peur de toute une existence
-avec ce Jacques Chépart, que vous avez connu si lâche? Vous voulez bien
-croire à son amour, accepter sa vie qu’il vous donne et qu’il rendra
-digne de vous; fermer ainsi vos chers yeux et, sans crainte, vous
-abandonner à lui, pour toujours? Vous voulez bien, dites?...
-Regardez-moi.
-
---Oui, Bernard, dit-elle encore.
-
-Et, levant sur Nohel ses grands yeux lumineux où brillait tant d’amour
-qu’il en fut ébloui, elle reprit de sa voix aimante:
-
---Je veux être votre femme, je veux vous rendre heureux, être heureuse
-en vous et par vous... Je n’ai pas peur de Jacques Chépart, je le
-connais, il sera mon orgueil et ma joie! Et, puisque vous m’aimez,
-puisque je vous aime, je n’ai pas peur de la vie: j’ai foi en vous,
-j’ai foi en Dieu!
-
-Un long moment Bernard la contempla avec un désir de s’agenouiller
-devant elle.
-
---Oh! ma chérie, répondit-il, vous avez raison d’avoir confiance, car je
-vous aime de toutes les forces de mon âme et mon amour est plus pur et
-meilleur que moi!... Vous avez raison de croire au bonheur, car je vous
-porterai dans mes bras, à travers la vie, et jamais vos petits pieds
-n’effleureront les épines... Vous avez raison aussi de ne plus craindre
-Jacques Chépart, car vous en ferez un autre homme. Vous saurez le
-comprendre et le soutenir, il travaillera pour vous; il veut que vous
-soyez fière de l’appeler votre mari!
-
-Et doucement, il entraîna la jeune fille sur la terrasse où ils avaient
-échangé tant de paroles cruelles.
-
-On avait ouvert les fenêtres du château, pour y faire entrer le soleil
-qui brillait d’un air de fête... Soudain, Bernard aperçut, dans la
-tourelle, le portrait de l’aïeule, qu’un rayon nimbait d’or. Alors il
-lui envoya un regard de gratitude et, pressant ses lèvres sur le front
-de sa fiancée, il murmura:
-
---Petite mère-grand! c’est toi qui me la donnes, «ma conscience en robe
-rose!» Et je l’aimerai tant, je serai pour lui plaire si bon, si «sage»,
-que ses yeux et les tiens me souriront toujours... Merci, merci, petite
-mère-grand!...
-
-
-
-
-MARIAGE DE RAISON
-
- Aime celui qui t’aime et sois heureuse en lui.
- V. HUGO.
-
-
-C’est un petit salon bien parisien, bien moderne dans son élégante
-bizarrerie. Tous les styles, toutes les teintes se touchent sans se
-heurter dans ce désordre habile où les plantes de serres jettent çà et
-là leur note un peu crue, et où la chatoyante polychromie des tapis
-d’Orient s’harmonise au flou pâle des étoffes anciennes, tandis que,
-du haut de son chevalet drapé, un Pierrot de Flameng rit à la Vénus
-grecque qui ne s’en étonne pas.
-
-Léa est assise près de la fenêtre; le soleil printanier, qui filtre au
-travers des vitraux, danse en lueurs roses sur ses cheveux blonds;
-dans un cornet de cristal, à côté d’elle, de grandes branches de lilas
-penchent leurs feuilles alanguies. Elle tient à la main une broderie,
-mais elle ne travaille pas; les yeux vagues, la bouche souriante, elle
-rêve.
-
-A quoi rêve-t-elle?... A quoi rêvent les jeunes filles!... Oh!
-Musset, pardonnez-lui! Elle a seize ans, elle est aimée, et ce sont
-des chiffons, des bagatelles qui lui occupent l’esprit! Ce bouquet
-qu’elle contemple d’un regard tranquille, c’est l’envoi quotidien de
-son fiancé, et le parfum des fleurs n’apporte à son jeune cerveau que
-le souvenir banal des visites qu’elle a faites et des félicitations
-qu’elle a reçues à l’occasion de son mariage!
-
-Il lui passe devant les yeux des nuages de dentelle, enrubannés de
-rose... Son trousseau est ravissant: Doucet s’est surpassé. Elle pense
-à la corbeille... des diamants, son ambition! Et du renard bleu...
-quelle joie! Puis elle récapitule le contenu des paquets de toutes
-formes et de toutes dimensions qu’on apporte sans cesse à l’hôtel
-depuis huit jours. L’a-t-on gâtée cette Léa!... Ah! c’est amusant de se
-marier!... Et, la mine triomphante, elle se redit pour la centième fois
-ce programme qui l’enchante: «Je sortirai seule, j’irai dans les petits
-théâtres et je lirai Marcel Prévost!»
-
-Elle est si jeune, la mignonne! La longue natte qui tombe en frisant
-jusqu’à sa taille gracile, ses yeux bleus qui s’ouvrent à tout
-propos dans un étonnement naïf, ses mouvements pressés, sa démarche
-voltigeante lui donnent encore un peu l’air d’une petite fille.
-
-Quand son père et sa mère ont prononcé pour la première fois le mot
-magique de mariage, quand ils lui ont parlé de Jean Reignal qu’elle
-connaissait à peine, elle a rougi beaucoup, mais elle a dit «oui»
-sans hésiter. Certes, elle n’eût point agréé si vite un mari laid ou
-maussade ou inintelligent; il n’avait fallu qu’une seconde à ses bons
-yeux de jeune fille pour voir que M. Reignal était aimable, distingué,
-sympathique. Puis on avait causé. Les gestes, le langage du jeune
-homme portaient ce caractère de pondération et de sobriété qui marque
-très généralement une supériorité intellectuelle incontestée; ses yeux
-étaient de ceux qui plaisent aux femmes par un regard profond, à la
-fois dominateur et très doux... pour tout dire, il réalisait à peu
-près «l’idéal» de Léa et de ses petites amies, cet idéal dont on avait
-tant jasé en visite et en promenade, au bal et au cours! N’est-il pas
-délicieusement flatteur d’inspirer une passion à un homme de trente
-ans, «à un homme sérieux»? Et c’est au bal, par hasard, que Jean a
-rencontré Léa; il s’est épris d’elle au premier sourire qu’elle a
-daigné lui adresser. Aussi est-elle fière, très fière de son roman. Le
-coup de foudre, songez donc?
-
-Elle saute de joie, elle jette son ouvrage, elle court à la glace, s’y
-examine avec complaisance, pirouette et revient s’asseoir à l’abri d’un
-paravent peint de gros chrysanthèmes.
-
---Je dois être jolie, songe-t-elle gravement, en se mettant à dévider
-la soie d’un peloton sur une bobine--un ouvrage de petit chat qui
-n’empêche pas de rêver.
-
---Madame de Prébois trouve que j’ai l’air d’un Greuze... Et, mardi
-dernier, quand on a fait des tableaux vivants chez lady Smithson,
-on me voulait absolument pour représenter Titania... Une fée peinte
-par Greuze! pas mal!... Quelle chance d’être blonde; Jean déteste
-les brunes... Il est très beau, mon mari! J’aime tant sa petite
-moustache!... Comme il m’aime!... Est-ce que je l’aime, moi?... Mon
-Dieu, je n’en sais rien... Je suis très contente d’être aimée, voilà...
-Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adorer son mari pour être
-heureuse... Ah! pourquoi toutes les jeunes filles ne rencontrent-elles
-pas des jeunes gens charmants qui les épousent? Pourquoi le bonheur
-n’est-il pas donné à toutes celles qui le mériteraient?
-
-Tandis que Léa se pose anxieusement cette question, une moue rapproche
-ses sourcils et elle pense à sa cousine Jacqueline de Mayran, qui a
-vingt ans, qui est belle, parfaite et qui veut entrer au couvent.
-
-Pauvre Jacqueline! Elle est orpheline, et a pour tutrice une vieille
-tante ennuyeuse qui lui apprend à tricoter et lui fait lire Condillac;
-certes il y a bien là de quoi vous dégoûter du monde! Mademoiselle de
-Mayran ne va au bal que lorsqu’on la confie à la mère de Léa et c’est
-très rare; il est vrai qu’elle ne s’amuse guère au bal. Les danseurs
-l’ont surnommée Sainte-Jacqueline, tant elle a passé froide et sereine,
-dans ces grands salons pleins de lumière où le plaisir l’invitait.
-
-Le couvent! Tel est son rêve à elle. A ce seul mot, Léa frissonne. Le
-couvent! Ne jamais rire, ne jamais valser, ne jamais se marier!...
-Et puis, il y a des pénitences... et puis, l’uniforme enlaidit. Ah!
-combien Léa préfère à la cornette, le voile qui l’enveloppera dans
-trois jours, quand Jean la conduira à l’autel! Pauvre Jacqueline!
-
-Et Léa dévide toujours. Le peloton fait des bonds extravagants sur le
-tapis, la bobine grossit à vue d’œil. Puis, tout à coup, le fil de soie
-glisse sans résistance dans la main de la jeune fille, et il ne reste
-plus à terre qu’une carte pliée en quatre. Une carte de correspondance,
-bleue avec un chiffre au coin.
-
---Tiens! l’écriture de madame de Prébois.
-
-Et ce nom évoque encore toute une envolée de souvenirs.
-
---Madame de Prébois? mais elle était au fameux bal. N’est-ce pas elle
-qui nous a présenté Jean?... Oui, oui, je me rappelle. Elle avait une
-robe de velours vert... Moi, j’étais en blanc, Jacqueline en rose... Et
-maman disait d’un air fier en nous admirant: «J’ai deux filles ce soir.»
-
-Léa a ramassé distraitement la carte, elle la regarde et... Jean
-Reignal! Oui, c’est le nom de son fiancé qu’elle aperçoit au milieu
-des pattes de mouche de madame de Prébois. Lentement, elle déploie le
-billet et elle se demande si elle va lire. Elle est émue, anxieuse...
-pourquoi?
-
-Et pourquoi ce tremblement qui lui agite les doigts, pourquoi cette
-angoisse qui lui serre le cœur?
-
-Que peut-elle bien dire de Jean, madame de Prébois?
-
-Allons, un peu de courage... C’est absurde d’avoir peur ainsi. Elle
-n’a pas la mine bien méchante cette carte satinée!
-
-La jeune fille se met à lire:
-
- «Ma bien chère,
-
-»Venez sans faute ce soir au bal de Madeleine. C’est décidément là que
-Roméo et Juliette se rencontreront. Moi, je suis sûre qu’ils se
-plairont, nos jeunes gens! Vous connaissez Jean Reignal comme un avocat
-remarquable et remarqué, mais vous allez voir et juger l’homme! c’est un
-charmeur. A bientôt, ma toute belle, je suis ravie de ma politique.
-Voilà le plus adorable des mariages de raison. Bien à vous.
-
- »MARTHE DE PRÉBOIS.
-
-»_P.-S._--J’embrasse très affectueusement votre fille, la jolie Léa.»
-
-La lettre, lancée avec violence vers la cheminée, s’en alla tout droit à
-son adresse et fut consumée en un instant.
-
-Un flot de larmes inondait le visage de la pauvre enfant. Ainsi cette
-rencontre au bal était arrangée; ainsi, il avait été arrêté d’avance que
-Léa plairait à Jean, que Jean demanderait Léa! Ah! cette affreuse madame
-de Prébois, avec sa rage de marier tout le monde!
-
-Un mariage de raison!!
-
-Un mariage dont on a pesé le pour et le contre, un mariage traité comme
-une affaire! Sans doute, M. Reignal s’était informé de la dot et des
-espérances...
-
-Un mariage de raison!!!
-
-Cette chose flétrie par tous les romans que Léa a lus... Oh! les belles
-tirades où, bravant les obstacles, le jeune homme jure qu’il obtiendra
-celle qu’il aime! Oh! les scènes poétiques où le héros entrevoit
-l’héroïne, blanche et frêle comme une vision!... La destinée les conduit
-l’un vers l’autre; deux regards se croisent et deux cœurs sont unis à
-jamais. Combien la triste réalité ressemble peu aux romans!
-
-M. Reignal a trente ans, l’âge raisonnable pour «faire une fin»; madame
-de Prébois, qui est une grande marieuse, s’est empressée de lui
-chercher une femme et elle a pensé à Léa! Si elle avait pensé à Jeanne,
-à Laure ou à Marguerite, il aurait épousé Marguerite, Laure ou Jeanne,
-pourvu que la dot et la famille répondissent aux conditions requises.
-C’est tout simple; une foule de mariages se concluent ainsi... Et dans
-trois jours, Léa sera la femme d’un homme qu’elle ne connaît pas, et
-qu’elle ne pourra jamais aimer! Elle partira seule, toute seule avec
-lui!
-
-Maintenant, elle a oublié ce qui l’éblouissait tout à l’heure, les
-fêtes, les bijoux, les parures, les satisfactions puériles de sa vanité.
-Et, pour la première fois, à cette heure où l’avenir qui l’attend
-l’émeut d’une terreur folle, elle songe qu’il serait doux d’aimer,
-d’être aimée, de se l’entendre dire, et de donner tout son cœur et de se
-laisser conduire à travers la vie, passivement, aveuglément, par une
-main forte qui se ferait tendre... Mais, hélas! Jean n’aimera jamais sa
-femme. Et il est trop tard pour retourner en arrière.
-
-Le soleil a disparu peu à peu. La porte qui s’ouvre discrètement fait
-sursauter la jeune fille, et Jean Reignal en personne entre.
-
---Bonjour, monsieur.
-
---Bonjour, mademoiselle.
-
-C’est assez sec; mais il y a une nuance sensible entre le «monsieur» de
-Léa qui est strictement correct et le «mademoiselle» de Jean qui est dit
-sur un ton de plaisanterie affectueuse. Ce «mademoiselle» équivaut à
-«Léa» tout court.
-
---Madame votre mère n’est pas rentrée? fait le jeune homme.
-
-Et il y a dans sa voix comme un contentement vaguement exprimé.
-
---Maman? Non.
-
-Elle esquisse un salut, puis elle glisse vers la porte latérale; déjà
-elle soulève la portière.
-
---Léa!
-
-Elle tressaille et tourne la tête. Lui s’est avancé.
-
---Restez un peu, supplie-t-il amicalement.
-
-Elle prend un air très digne:
-
---Maman me défend de recevoir en son absence.
-
---Les étrangers, mais moi... Dans trois jours vous serez ma femme! Ma
-chère Léa, maman ne me grondera pas, j’en suis sûr.
-
-En prononçant ces mots: «Ma chère Léa,» la voix du jeune homme a vibré
-plus profonde; la petite fiancée s’en aperçoit fort bien, mais elle
-s’est promis d’être froide. Sans répliquer, elle s’assied sur le canapé
-et Jean vient auprès d’elle, en souriant de son sourire un peu
-protecteur.
-
---Vous avez l’air d’être en pénitence, dit-il, vous n’êtes pas sortie
-aujourd’hui?
-
---Non.
-
---Pourquoi?
-
---J’avais des papillons plein la tête.
-
---Noirs ou roses, vos papillons?
-
---Noirs.
-
---Vraiment? Serait-il indiscret de vous demander ce qu’ils vous
-contaient en battant de l’aile?
-
---Très indiscret.
-
---Me le direz-vous dans quelques jours?
-
---Non.
-
---Vous aurez des secrets pour votre mari?
-
---Ai-je dit que c’était un secret? On n’est pas forcée de dire toutes
-ses pensées à son mari, je suppose!
-
---Mais si.
-
---Je ne vous dirai pas les miennes.
-
---Alors, je les devinerai.
-
---Ah!... comment donc, je vous prie.
-
---Très simplement. Je prendrai comme cela vos deux mains dans les
-miennes et je lirai dans vos yeux.
-
-Léa devint très rouge; le timbre de la porte d’entrée retentissait deux
-fois, elle se leva précipitamment.
-
---Voilà maman... je vais l’embrasser.
-
-Elle était extrêmement troublée, fâchée contre Jean. Ce mot terrible de
-«mariage de raison» tourbillonnait dans sa tête. Elle était humiliée de
-faire un mariage de raison, et puis triste, si triste! Jusqu’au matin
-elle pleura à chaudes larmes, se répétant qu’elle était bien
-malheureuse d’épouser un homme aussi déloyal. Quel hypocrite! Oui,
-vraiment, à l’entendre, elle aurait pu se croire chérie.
-
---Comme je le déteste! gémissait-elle.
-
-Or, il a été universellement constaté que lorsqu’une femme dit d’un
-homme: «Je le déteste», c’est qu’elle est bien près de l’aimer. Léa
-s’était écriée, l’imprudente: «Il n’est pas nécessaire d’aimer pour être
-heureuse.» Comme la fée que l’on n’avait pas conviée au baptême de la
-Belle au bois, l’amour venait réclamer sa place; il parlait en maître,
-il s’installait en roi dans ce petit cœur de jeune fille qui ne l’avait
-point appelé.
-
- * * * * *
-
-L’église est remplie de froufrous de soie et de parfums de fleurs;
-autour de l’autel, tout est blanc et lumineux, les orgues chantent
-gravement sous la voûte, et la mariée s’avance au bras de son père,
-blanche elle aussi, sous le tulle qui idéalise sa blondeur.
-
-Très beau mariage en somme! Toilettes exquises, sermon remarquable,
-messe en musique avec le concours des premiers chanteurs de l’Opéra,
-puis, après la cérémonie, lunch brillant chez madame Person, la mère de
-la mariée.
-
-Tout en papotant dans le salon fleuri, on goûte du bout des lèvres des
-petites choses fort appétissantes, on accepte une coupe de champagne, on
-grignote un gâteau en répétant qu’on n’a pas faim. Léa et Jean sont fort
-entourés. Les amies de Léa s’écrient avec enthousiasme:
-
---Il est impossible de rêver une plus jolie mariée que toi. Ajoutant _in
-petto_: Excepté moi, quand je me marierai.
-
-De bonnes mères embrassent cette chère petite, en se disant, la rage au
-cœur, que madame Person a bien de la chance.
-
-Et les amis de Jean qui viennent de faire l’apologie du célibat,
-concluent qu’après tout, Reignal n’est pas à plaindre.
-
-Puis peu à peu les salons se vident.
-
-Madame Reignal se retire dans sa chambre pour échanger contre un costume
-de voyage sa longue robe de satin blanc. Dans un instant, son mari va
-l’emmener; ils dîneront à la gare avant de partir pour Bruxelles.
-
-La pauvre petite mariée a inondé de pleurs le velours du prie-Dieu,
-mais, maintenant, elle veut être calme, jouer, pour sa mère, la comédie
-du bonheur. Gaiement elle admire la dentelle de son linge et le chic
-anglais de son manteau. Sa parole est saccadée, elle rit beaucoup, elle
-rit trop et madame Person a le cœur gros. Une petite larme de ces chers
-yeux lui aurait fait tant de bien!
-
---Je ne suis plus Léa Person, je suis madame Reignal! C’est drôle,
-dis?... As-tu entendu qu’on m’appelait madame? Est-ce que tu trouves que
-j’ai l’air d’une dame, toi?... Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, madame
-Jean?
-
-Voilà ce qu’elle dit et elle pense: «Mon Dieu, je voudrais mourir! je
-n’aime pas Jean, non, je ne l’aime pas!... Ah! s’il m’avait aimée un
-peu... seulement un peu... mais je le déteste.»
-
-Et elle regarde désespérément sa chambre de jeune fille. Que d’années
-paisibles dans ce nid douillet!
-
-Soudain, ne pouvant plus se contenir, madame Person murmure:
-
---Que vais-je devenir pendant ce voyage, ma pauvre chérie!
-
-C’est le coup de grâce. Léa sanglote sur l’épaule de sa mère qui ne sait
-plus à quel saint se vouer.
-
-M. Person frappe à la porte.
-
---Allons, allons, ma fillette, il est tard!
-
---Ça m’est bien égal, répond-on.
-
-Alors, il entre, il console sa fille, il gronde sa femme, et Léa se
-dirige vers l’antichambre, suivie de sa mère qui porte avec un soin
-attendri le petit sac en cuir de Russie.
-
-Jean est là, il attend sa bien-aimée, il lui sourit de loin; puis il
-voit qu’elle a les yeux rouges.
-
---Ma pauvre Léa, fait-il affectueusement.
-
-Oh! oui, pauvre Léa! Et, se remettant à pleurer, elle retourne à
-l’épaule maternelle.
-
---Dîne avec nous, ma mignonne, vous partirez après, suggère timidement
-la pauvre mère.
-
-M. Person a l’air contrarié (les hommes se soutiennent entre eux), mais
-Jean ne peut que dire:
-
---C’est comme vous préférerez, Léa.
-
-Et Léa lui en veut mortellement.
-
---Partons, réplique-t-elle d’une voix brève.
-
-En voiture, elle se pelotonne dans un coin et pleure. D’abord M. Reignal
-se tait, puis il lui prend la main.
-
---Ma Léa, ne pleurez pas ainsi.
-
---Je ne peux pas m’en empêcher. Je sais bien que cela vous vexe.
-
---Non, cela ne me vexe pas, mais cela me fait beaucoup de peine.
-
---Je ne vois pas pourquoi cela vous fait de la peine... vous devez bien
-penser que j’aime mieux maman que vous...
-
---Eh bien! non, figurez-vous... J’espérais bonnement que votre cœur
-était assez grand pour maman et pour moi, répondit-il si gentiment que,
-sans l’avouer, elle se sent presque radoucie.
-
-Au buffet, ils s’installèrent à une petite table. Jean était tout
-occupé de sa femme, il la servait lui-même, et, en lui disant de ces
-choses insignifiantes qui viennent parfois aux lèvres quand on a le cœur
-trop plein, il la couvait des yeux. Elle était bien forcée de convenir
-que c’était très amusant de dîner en tête à tête.
-
-Lorsqu’on commença à ouvrir les portes, son mari lui prit le bras et la
-conduisit au coupé qui les attendait, retenu depuis la veille.
-
---Êtes-vous bien, êtes-vous contente? disait-il tout bas.
-
-Elle feignait de ne pas entendre, elle arrangeait sans répondre les
-frisures de son front en se mirant dans une petite glace, mais elle
-entendait très bien, un vague sourire effleurait sa bouche, et sa main
-tremblait un peu.
-
-Soudain, un cri de la machine déchira l’air... les portières se
-fermèrent avec un bruit sourd.
-
-Le train se mettait en marche.
-
-Léa tressaillit. Le charme était rompu. Elle se rappela la lettre de
-madame de Prébois, et toutes les petites joies qu’elle avait naïvement
-savourées s’évanouirent dans son souvenir. La sensation poignante de
-l’irrévocable l’accablait. Cette grosse machine noire l’emportait vers
-l’inconnu, dans une autre vie, loin de ce qui lui était cher! Toute son
-existence appartenait à cet homme qui l’avait épousée sans amour.
-Éperdue, elle cacha son visage dans ses mains et sanglotant:
-
---Pourquoi m’avez-vous choisie, moi plutôt qu’une autre... pourquoi,
-puisque vous ne m’aimiez pas?
-
-Le jeune homme eut un mouvement de stupeur; elle continuait avec une
-véhémence enfantine:
-
---Vous n’étiez pas une petite fille, vous! Vous ne désiriez pas qu’on
-vous appelât madame; ah! c’est bien mal, allez!... Je ne pourrai jamais
-vous aimer... je ne vous aimerai jamais... Et nous serons très
-malheureux, voilà tout.
-
---Mais, ma Léa, je vous adore!
-
-Vainement, il s’était agenouillé devant elle, essayant de l’apaiser...
-
---Non, non, je sais que vous ne m’aimez pas, disait-elle. J’ai lu une
-lettre... je sais que c’est un mariage arrangé... oui, je sais tout...
-Oh! mon Dieu! j’aurais mieux aimé le couvent comme Jacqueline!
-
---Un mariage arrangé? répétait Jean qui se demandait s’il ne perdait pas
-un peu la tête. Ma pauvre enfant, que voulez-vous dire? vous me rendez
-fou... pourquoi ne m’aimerez-vous jamais?... Voyons, que vous ai-je fait
-pour que vous pleuriez ainsi, pour que vous me fuyiez, moi qui ne vis
-plus qu’en vous. Je souffre beaucoup, Léa, je vous assure...
-
-Et malgré la résistance de la jeune femme, il lui avait pris les mains,
-il lui parlait doucement, ardemment.
-
---Vous croyez que je ne vous aime pas? Comment avez-vous eu cette
-pensée? Regardez-moi, écoutez-moi...... Je vous adore et peut-être mille
-fois plus aujourd’hui, parce que nos deux vies sont liées pour toujours,
-parce que maintenant votre joie et votre peine dépendent de moi, parce
-que vous êtes mon bien, mon trésor... Tout à l’heure encore, votre mère
-m’a dit: «Aimez ma Léa, soyez bon pour elle! Tout en l’aimant comme
-votre femme, aimez-la aussi comme une fille chérie, remplacez-moi un
-peu.» Et je lui ai répondu: «Soyez heureuse, soyez tranquille, oui, je
-l’aimerai, je la protégerai, jamais sa petite main ne quittera la
-mienne.»--Ah! ma chérie, vous croyez que je ne vous aime pas!
-
-D’abord, elle avait levé ses grands yeux, puis ses paupières s’étaient
-baissées comme alourdies par les larmes qui se succédaient, perlant aux
-cils.
-
---Je sais... Je sais bien que vous n’êtes pas méchant... mais...
-
---Mais quoi? Je vous ai toujours aimée, Léa, toujours... Ma Léa, je vous
-le jure... Je vous ai adorée le premier jour, le premier instant.
-
-Elle secouait la tête d’un air triste et sérieux.
-
---N’essayez pas de me tromper, Jean, il y trois jours, quand j’ai lu
-cette lettre, j’ai tout compris.
-
---Enfin, Léa, quelle lettre, quelle lettre?
-
---Mais la lettre de madame de Prébois, fit-elle avec un peu
-d’impatience, en retenant mal les sanglots qui la suffoquaient.
-
---De madame de Prébois! Que disait-elle?
-
---Elle disait à maman d’aller au bal de madame Salbert... elle disait
-que... Roméo et Juliette s’y rencontreraient... que... Oh! l’affreuse
-lettre! je ne sais plus, moi... Elle parlait de vous, et puis elle
-disait... elle disait: «Ce sera un charmant mariage de raison!...» Oh!
-Jean, il fallait me prévenir... Est-ce qu’on peut jamais aimer une femme
-qu’on épouse par raison?
-
-Ces explications entrecoupées ne donnaient guère le mot de l’énigme à M.
-Reignal. Assis à côté de Léa, il l’avait entourée de ses bras, et il la
-berçait tendrement, paternellement. Soudain, une exclamation lui échappa
-et, prenant dans ses deux mains la tête de sa petite femme, il
-l’embrassa bien fort sur les cheveux.
-
---Léa, ma chère folle, s’écria-t-il, je comprends!... mais ce n’était
-pas vous!... Ah! pourquoi madame de Prébois se mêle-t-elle de citer
-Shakespeare, au lieu d’appeler les gens par leurs noms!
-
-Et c’était au tour de Léa de ne pas comprendre, mais elle se sentait
-vaguement rassurée, la lueur d’un sourire brillait déjà dans ses yeux
-noyés.
-
---Qu’est-ce que cela veut dire? interrogea-t-elle intriguée, en se
-dégageant un peu.
-
-Le jeune homme riait maintenant.
-
---Ma chère petite, c’est toute une histoire... un vrai roman que je vous
-raconterai, seulement...
-
---Seulement?
-
---Je voudrais vous entendre dire que vous ne doutez pas de ma tendresse,
-Léa, de ma tendresse infinie?
-
---J’ai confiance en vous, Jean.
-
---Alors, si vous me donniez la main en signe de pardon... voulez-vous?
-
---Oui.
-
-Et, lorsqu’il eut baisé cette main toute menue, il la retint prisonnière
-dans la sienne, pour raconter la chère histoire de son bonheur.
-
---Léa, nous nous connaissions à peine, quand j’ai passé à votre doigt
-cette petite bague qui vous rendait si fière, mais, depuis longtemps, je
-sentais qu’il est triste de vivre sans but, de travailler sans
-récompense, et, souvent, seul, le soir, j’évoquais la vision d’un doux
-foyer où m’accueillerait un sourire, un baiser... Vous rappelez-vous ces
-fleurs de Nice, dont vous composiez des bouquets l’autre jour... Vous
-mettiez de côté les plus fraîches, les plus belles et vous disiez: «Pour
-maman!...» Eh bien! Léa, moi, toute ma vie, j’ai conservé dans un coin
-de mon cœur, le plus pur de mes sentiments, le meilleur de ma pensée, ce
-que je devinais en moi de vraiment bon, de tendre, d’aimant, en disant:
-«Pour ma femme!» Et j’éprouvais comme une souffrance en me demandant:
-Existe-t-elle, la rencontrerai-je jamais?... Alors, vous savez,
-quelquefois on a besoin de se confier, je parlais à ma vieille amie, à
-madame de Prébois, je lui disais: «Vous qui aimez tant à bâtir des
-romans, me la trouverez-vous un jour, l’adorable créature que je rêve!»
-
---Voyons, Jean, me répondit-elle une belle fois, comment la rêvez-vous?
-
-Léa écoutait, attentive, elle attachait sur Jean des yeux très doux où
-passa soudain une inquiétude.
-
---Oui! comment la rêviez-vous, Jean? murmura-t-elle.
-
-Il l’enveloppa d’un regard plein de caresses.
-
---Comment je la rêvais? fit-il en l’attirant près de lui. Blonde, très
-jolie... une bouche toute petite et des cheveux très fins que je
-bouclerais sur mes doigts... Et puis encore, mignonne, frêle, toute
-fragile comme ces bibelots délicats qu’on a peur de casser en les
-touchant...
-
---Alors, dites-moi, elle est donc un peu fée, madame de Prébois?
-
---Oh! pas du tout, vous allez voir. Quand je lui ai dépeint ma chère
-merveille, elle a ouvert de grands yeux en disant: «Il n’est pas
-difficile, ce Jean! Donnez-lui une beauté! Il sera très content.» Moi,
-je souriais de son affectueuse moquerie. Non, ma bonne amie, je ne
-serais pas très content. A la femme qu’on aime en passant, on peut ne
-demander que d’être belle, nous exigeons plus de celle à qui nous
-confions la moitié de notre vie! Celle-là, voyez-vous, ce n’est pas
-seulement le délice des jeunes années, c’est encore l’amie des mauvais
-jours; c’est la joie des heures bénies, c’est la consolation des grandes
-douleurs... Et, quand nous lui apportons nos soucis, nos inquiétudes, ce
-n’est pas pour les oublier près d’elle, c’est pour qu’elle les partage
-avec nous!... je veux que ma femme soit bonne, pieuse, sensible,
-aimante, intelligente aussi, car je penserai tout haut devant elle, car
-je lui donnerai sa part de mes travaux, de mes craintes et de mes
-espérances... Enfin je veux qu’elle soit très jeune afin que, son cœur
-et son esprit devenant un peu mon œuvre, nos sentiments, nos plus
-secrètes pensées se confondent toujours plus complètement... Oh! mon
-amour, n’est-ce pas que je l’ai trouvé cet idéal que je rêvais?
-
---Oui, Jean, je vous le promets, s’écria-t-elle rougissante, émue.
-
-Oh! combien il était bon, sage, tendre, son mari!... Elle était fière de
-lui, et fière aussi un peu d’elle-même, parce que, tout à coup, elle se
-sentait digne d’être aimée comme il l’aimait.
-
---Ma Léa!
-
---Et l’histoire, Jean, l’histoire? Que vous a-t-elle répondu, madame de
-Prébois?
-
---Elle m’a répondu: «Mon ami, votre ange est de ce monde. Il y a
-longtemps que je le connais, que je l’aime, et que je le garde pour
-vous. Allez au bal de madame Salbert, je me charge de vous présenter à
-une jeune fille qui est très belle, remarquablement intelligente et
-parfaitement bonne. C’est mademoiselle Jacqueline de Mayran.»
-
-Léa jeta un cri de joie, d’ivresse, sa tête tomba sur l’épaule de son
-mari.
-
---Jacqueline! C’était Jacqueline! Ah! quel bonheur, quel bonheur, Jean!
-
---Oui, mon adorée, c’était Jacqueline. Mais ce jour-là, je ne l’ai guère
-vue, cette pauvre Jacqueline: Pour moi, il n’y avait plus qu’une jeune
-fille dans le salon de madame Salbert; c’est une enfant toute blonde,
-toute blanche, et mon cœur criait: «C’est elle, c’est elle!...» Ah!
-qu’il était beau, lumineux, ce bal!
-
---Oh! je me rappelle, madame de Prébois vous a présenté à moi, vous
-m’avez dit: «Que c’est triste, mademoiselle, de ne pas danser!» Moi j’ai
-pensé: «Quelle drôle de chose, un jeune homme qui ne danse pas!...» Mais
-je vous trouvais bien gentil tout de même...
-
---Et moi je vous trouvais ravissante et je vous aimais comme un fou...
-Madame de Prébois n’y comprenait rien. Je n’ai pas dit trois mots à
-Jacqueline et, un mois plus tard, vous étiez ma fiancée!
-
-Jean contemple Léa. Elle est délicieuse, un peu pâle, les lèvres
-vaguement souriantes, ses longs cils ombrant sa joue.
-
---Léa, ma chère petite femme, dans ce temps-là, vous ne disiez pas que
-vous ne pourriez pas m’aimer?
-
---Oh! Jean, murmure-t-elle, Jean, ce n’était pas vrai... Je me sentais
-si malheureuse!... Je croyais faire un mariage de raison!
-
-Et il lui répond:
-
---Vous ne vous trompiez pas, mon aimée; les vrais mariages de raison, ce
-sont les mariages d’amour.
-
- * * * * *
-
-«Maman chérie, ne sois pas inquiète... Nous ne pleurons plus, nous
-sommes bien heureux et nous t’aimons de tout notre cœur.
-
- »LÉA. JEAN.»
-
-
-
-
-UNE PAGE DE DOULEUR
-
- Tu n’as donc pas vu mes larmes.
- J. BARBIER.
-
-
-Une femme auteur, un bas bleu!
-
-Pourquoi écrivait-elle?... Oh! ni par vocation, ni par pédanterie: tout
-simplement parce qu’elle trouvait le monde triste, la vie monotone, et
-qu’en écrivant elle vivait d’une autre vie, dans un autre monde... «Le
-monde où l’on oublie»! comme dit Musset.
-
-Quand elle avait répété cent fois à ses élèves, la règle de «quelque» ou
-la date de Philippe-Auguste; quand elle avait repassé, reprisé le linge,
-auprès du fauteuil de sa grand’mère infirme, elle était si lasse de la
-réalité!
-
-Le soir venu, la tâche laborieuse était achevée. La vieille dame dormait
-en paix sous ses courtines; tout était calme, au sixième étage de la
-maison... Alors un bruit ailé frissonnait sous les rideaux, les murs
-s’argentaient de suave lumière, et, dans l’air silencieux, glissaient
-les esprits du rêve, ces génies bleus qui chantent la nuit, pour les
-poètes et pour les jeunes filles...
-
-Andrée les écoutait; elle prenait la plume.
-
-Elle écrivait naïvement, sans talent. Son style, plein d’expressions
-exagérées, de figures rebattues, d’épithètes encombrantes, était celui
-d’une pensionnaire sentimentale; ses romans, tous bâtis sur le même
-plan, manquaient d’intérêt et de vie. Inévitablement, le héros beau et
-riche épousait l’héroïne belle et pauvre... à moins qu’ils ne mourussent
-ensemble; c’était banal comme un compliment de nouvelle année. Mais quel
-poème entre les lignes! Quel langage inhabile et charmant d’une âme
-toute blanche qui s’ignorait!
-
-Aux mots ternes, aux lieux communs, l’enfant prêtait sa jeune sève.
-Inconsciente, elle se faisait l’héroïne des histoires d’amour,
-jouissant en songe du bonheur qu’elle demandait à la terre: La vie ou la
-mort avec... Lui!
-
-Elle n’avait jamais aimé; mais elle devinait en son cœur une force
-endormie; elle savait qu’elle aimerait un jour.
-
-Parfois, tout son être s’élançait en des tendresses vagues, sans objet,
-qui se fondaient en larmes sans cause; parfois, des mots confus lui
-venaient aux lèvres, qu’elle n’osait pas prononcer. Et, rêvant à ces
-rencontres mystérieuses qu’un ange écrit dans les étoiles et que les
-poètes célèbrent ici-bas, elle attendait une certaine heure qui
-viendrait, elle attendait l’âme sœur de son âme, l’amant idéal, dont lui
-parlaient les esprits bleus.
-
-Souvent, elle soupirait devant son miroir: «Je ne suis pas jolie; si
-j’allais lui déplaire!» ou elle admirait sa silhouette élégante dans les
-hautes glaces du boulevard: «Sera-t-il fier quand je m’appuierai sur son
-bras?»
-
-Le bonheur semblait chose naturelle à cette enfant qui n’avait jamais
-été heureuse.
-
-Dieu est bon! Il protège ceux qui Le prient. Dieu est juste! Il bénit
-ceux qui font leur devoir. Elle a toujours prié Dieu; elle a toujours
-fait son devoir; et chaque soir la vieille grand’mère murmure: «Que
-Marie te garde, seule joie de ma vie!»
-
-Cependant les jours se traînent, tous semblables: on dirait une
-interminable procession de pénitents, sombres et mornes.
-
-Andrée est triste, d’une tristesse intime et mal explicable, qui lui
-devient chère, parce qu’elle y découvre peu à peu des jouissances
-secrètes, de mystérieuses douceurs... Le soir, sous la lampe, elle lit
-ses poètes... Hugo, Lamartine qu’elle admire, et les contemporains
-qu’elle aime... Marius Arnal surtout! Un «jeune» celui-là, mais si bien
-poète. Il ne se pique d’être ni un érudit, ni un prophète, il dit
-simplement ce qu’il ressent, ou plutôt il le chante!
-
-Pourquoi préfère-t-elle Marius Arnal à tous les autres? C’est ce que
-nous ne savons pas, c’est ce qu’elle ne sait pas elle-même.
-
-Elle croit le comprendre. Elle se dit: «C’est un songeur, à l’âme
-mélancolique, un pâle enfant du vieux Paris» cherchant vainement dans la
-grande ville la Béatrix, la Laure de Noves qu’il pourrait aimer.
-
-A vrai dire les poésies de Marius Arnal n’exprimaient ni les aspirations
-d’un être altéré d’idéal, ni la désespérance qu’affectent tant
-d’écrivains. Le bon sang gaulois de Villon et de La Fontaine coulait
-dans les veines de ce Parisien du XIXᵉ siècle! Quand, pour faire son
-métier de poète, il s’était alangui sur les misères humaines, il
-s’écriait volontiers que le monde est supportable avec un peu d’amour et
-de gaieté; et il préférait aux belles chimères du songe, les réalités
-passables de la vie.
-
-Mais Andrée était très jeune, très ignorante; peut-être même ne
-définissait-elle pas le plaisir subtil qu’elle trouvait à lire les
-_Poésies tendres_.
-
-Les vers élégants, délicats, mélodieux avaient cette grâce un peu molle,
-ce charme presque sensuel qui ont caractérisé parfois les manifestations
-les plus séduisantes de la poésie parnassienne.
-
-Bercée par la cadence harmonieuse, elle oubliait tous les soucis, toutes
-les inquiétudes... Vaguement, il lui semblait qu’une main pressait la
-sienne, qu’une voix douce et mâle murmurait à son oreille les mots
-caressants qu’elle lisait... Et elle se sentait plus forte pour
-souffrir, pour travailler, tant il est vrai qu’un rêve aimé est encore
-ce qui aide le mieux à supporter la vie.
-
- * * * * *
-
-La jeune institutrice était parvenue à faire publier dans un journal de
-modes quelques unes de ses nouvelles; mais son ambition c’était de
-paraître dans un grand journal, dans une revue connue. _L’Écho parisien!
-la Vie moderne! la Revue contemporaine!_... Là, que de déceptions pour
-la pauvre fille!
-
-Cependant, elle ne se décourageait pas.
-
-Deux fois éconduite à _la Vie moderne_, elle voulut risquer une
-troisième tentative.
-
-Le secrétaire de la rédaction, un grand maigre à l’air important, prit
-le manuscrit qu’elle lui tendait, et jeta sur la première page un bref
-coup d’œil.
-
---Mon Dieu, mademoiselle, il est fâcheux que vous vous soyez dérangée...
-Nous avons en lecture une telle abondance de manuscrits que...
-
-Le congé était en règle. Les larmes jaillirent des yeux de la jeune
-fille, elle balbutia un adieu, et, n’y voyant plus, se traîna vers la
-porte.
-
---Mademoiselle...
-
-A cette voix inconnue, elle tressaillit, elle se retourna.
-
-En entrant dans le bureau du journaliste, elle avait à peine remarqué
-l’étranger qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. C’était un
-homme d’environ trente ans, blond, grand, robuste, auquel une longue
-moustache et des cheveux coupés en brosse donnaient presque un air
-militaire.
-
---Excusez-moi, mademoiselle, cette présentation un peu brusque, dit-il
-avec ce ton de respect aimable qui est le secret de certains hommes...
-Mais, nous sommes... confrères, et vous connaissez peut-être mon nom...
-Marius Arnel... le poète...
-
---Oh! monsieur...
-
-Ce fut tout ce qu’elle put dire, troublée qu’elle était par ce nom
-magique, par cette voix harmonieuse, enveloppante...
-
-Et cependant, où était le rêveur pâle, aux inévitables cheveux longs,
-qu’elle s’était si souvent figuré?
-
---J’écris dans _l’Écho parisien_, le directeur est de mes amis et... je
-serais heureux de vous rendre service, mademoiselle; voulez-vous me
-confier votre manuscrit?
-
-Il souriait avec grâce; Andrée ne perdait pas un mot, une syllabe de son
-organe au timbre d’or.
-
-Soudain, leurs regards se rencontrèrent; elle crut que son cœur
-s’arrêtait de battre. Éperdue, brisée sous l’émotion d’une ivresse âpre
-comme l’angoisse, elle ferma les yeux...
-
---Oh! merci, merci... murmura-t-elle.
-
-Mais elle ne songeait guère au manuscrit qu’elle laissait entre les
-mains de Marius.
-
-Machinalement, elle descendit l’escalier, elle marcha dans les rues
-jusqu’à sa demeure. Son âme était encore toute remplie de ce regard
-d’homme, doux, presque tendre, qui avait touché le sien.
-
-«Oui, oui, le regard et la voix d’un poète...», pensait-elle.
-
-Elle saisit les _Poésies tendres_ et s’y plongea, parcourant chaque
-ligne d’un œil ravi.
-
-Elle sentait qu’en elle «quelque chose» avait changé. Maintenant, elle
-éprouvait une crainte de s’imaginer que Marius était là, soupirant les
-paroles enchantées... puis, tout à coup, elle croyait l’entendre et elle
-défaillait. Elle était heureuse et des larmes noyaient sa prunelle; elle
-jouissait délicieusement, et elle avait peur du charme qui l’avait prise
-ainsi.
-
-Les pages tournaient dans sa main fiévreuse. Bientôt, il lui parut que
-la terre se fondait sous ses pieds en vapeurs impalpables... Le sens des
-mots qu’elle lisait ne frappa plus son esprit; elle n’eut plus
-conscience ni du temps ni des choses ambiantes. Mais la musique du vers
-chantait toujours à son oreille captivée. Les lèvres collées à la coupe
-de délices, elle s’abandonnait à un ravissement étrange, presque
-mystique dans sa suavité.
-
-Et lentement, le livre glissa des mains de la jeune fille, ses paupières
-s’abaissèrent appesanties de langueur, sa bouche s’entr’ouvrit dans un
-sourire extatique... Elle dormit jusqu’au jour.
-
- «Mademoiselle,
-
- »Votre nouvelle est une charmante bluette mais... voilà le
- malheur!... _l’Écho parisien_ ne publie rien de ce genre, un peu
- tombé à notre époque.
-
- »Autrefois, l’intérêt d’un roman résidait uniquement dans
- l’intrigue plus ou moins vraisemblable. Il n’y a pour ainsi dire
- plus d’intrigue dans les romans qu’on écrit aujourd’hui. Comment
- intéresser avec un simple enchaînement de faits des gens qui, sous
- prétexte d’être nés à la fin de ce siècle, s’imaginent qu’ils ont
- vécu un siècle entier? Rien ne leur semblerait nouveau. Alors, les
- romanciers, qui songent avant tout au plaisir des lecteurs, ont eu
- l’ingénieuse idée de leur faire étudier des passions au microscope.
- C’est très amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, quand on a vu une
- puce toute petite et pas bien vilaine, de l’apercevoir tout à coup
- grosse comme une abeille et laide à faire peur? Ils appellent cela
- faire de la psychologie et, comme il faut pour se le permettre
- avoir l’expérience d’un siècle dans la tête... vous êtes peut-être
- un peu jeune, mademoiselle...»
-
-Andrée laissa tomber la feuille de papier, et se mit à pleurer. Mais ce
-n’était pas l’insuccès de son œuvre qui la navrait ainsi; c’était la
-gaieté insouciante, la légèreté cynique de cet homme qui pouvait rire en
-portant un coup!... Et puis... on se crée tant de bonheur en idée! elle
-s’était figuré... Oh! la folle, la folle!...
-
-Pourquoi, sur la foi d’un regard de pitié, avait-elle cru qu’elle était
-aimée?...
-
-Dans cette lettre, pas un mot qui vienne du cœur! pas un!... Était-elle
-bien de lui?
-
-Puis, elle relut la nouvelle; elle pensa que Marius avait raison, elle
-se dit: «je suis trop sotte pour écrire!...» Elle n’écrivit plus.
-
-Mais la vie lui paraissait, maintenant, inutile, trop longue... Adieu
-les rêves et le travail! Les esprits bleus s’étaient tus.
-
-Espérant l’oubli, elle ouvrit les _Poésies tendres_. Une jalousie
-furieuse la mordit au cœur.
-
-Elle ne voyait plus que les titres de ces sonnets, jadis tant aimés: «A
-Michelle», «Ma belle», «A la duchesse de ***», «A Elle!»...
-
-Elle?... Qui?... Mon Dieu, l’avait-il adorée cette Michelle! Tous, tous
-dédiés à des femmes!... Et sans doute, elles étaient belles, parées pour
-lui plaire, fêtées partout! Oh! désespoir! être laide! être pauvre!...
-
-Andrée était méconnaissable avec ses joues trop blanches et ses yeux
-trop noirs. Elle souffrait tant! C’est un martyre, avoir vingt ans et ne
-plus rien espérer de la vie!
-
-Puis, une nuit, à moitié folle, la poitrine pleine de sanglots, elle se
-leva, elle écrivit...
-
-Plus de prince charmant! plus d’héroïne en sucre rose! plus de
-descriptions fades où les oiseaux chantent sous un ciel trop beau! C’est
-en vain qu’Andrée voudrait s’envoler vers le pays des songes...
-
-Elle écrit l’histoire, le journal d’une femme!... Cette femme aime, elle
-n’est pas aimée, et elle se sent devenir folle, parce qu’elle est
-jalouse, parce qu’elle éprouve le vertige de la mort, parce qu’elle a
-peur du suicide qui l’attire.
-
-Oui, elle appelle la mort à grands cris, la malheureuse! Et cependant,
-comme elle a soif de vivre! Les sentiments les plus contraires se
-tordent dans ce cœur torturé. Elle adore et elle hait; elle s’agenouille
-devant l’idole et se relève menaçante; elle s’élance jusqu’au ciel dans
-un hymne de passion triomphante, puis elle retombe sur la terre, dans
-l’abîme du désespoir!...
-
-Parfois une larme délaye l’encre d’un mot, qui s’étale sur le papier...
-Andrée écrit toujours!... Les heures s’écoulent, elle écrit encore...
-enfin, brisée de fatigue, elle se jette sur son lit, elle dort sans
-rêves.
-
-Et, le lendemain, elle est éblouie de ce qu’elle a fait. Dans ces pages,
-brûlantes de vie, elle se retrouve toute, non plus elle, la pensionnaire
-romanesque, mais elle, transfigurée par la passion; elle, sacrée femme
-par la douleur!
-
-«Ah! Marius, Marius, si vous lisiez cela!»
-
-Le cœur lui saute dans la poitrine, elle se met en route. Hélas!
-sera-t-il chez lui?
-
-Certes il est chez lui.
-
-Souriant d’un sourire complaisant, il boucle sur ses doigt les cheveux
-blonds de Zinette; et Zinette, toute frêle sous les plis soyeux d’une
-simarre byzantine, lui distille à l’oreille de petits mots bêtes qu’il
-trouve charmants.
-
-Quand on annonce Andrée, il fronce les sourcils:
-
---Encore!
-
-Il avait eu, avouons-le, un vague caprice pour cette charmante laide au
-regard sérieux, puis... il avait connu Zinette, puis surtout il avait
-lu la nouvelle. Oh! d’un ennuyeux, d’un bourgeois, cette nouvelle! Elle
-devait savoir repriser les bas, mademoiselle Andrée! (Marius dédaignait
-profondément les femmes qui reprisent les bas.) Et quelle conception de
-l’amour! Une fable de Florian...
-
- Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants,
- Vivaient en paix dans un simple ermitage.
-
-On bâillait, rien que d’y songer.
-
-La belle petite faisait la moue.
-
---Une femme, ici, monsieur!
-
-Il répondit:
-
---Pas une femme, ma divine, un bas bleu!
-
-Jadis, il avait pensé qu’un bas bleu sur une jolie jambe n’est pas,
-après tout, plus vilain qu’un bas noir. Mais où sont les neiges d’antan!
-
-On avait fait entrer la jeune fille dans une autre pièce. Bientôt le
-poête parut, gracieux comme de coutume. Elle, elle tremblait tellement
-que d’abord elle ne put parler, puis elle dit qu’elle avait tenté un
-dernier effort... elle s’en excusa.
-
---J’abuse de vous, monsieur...
-
---Mais pas du tout, mademoiselle. Voyons le titre: _Une page de
-douleur_. Très suggestif. Je vais lire cela.
-
-Andrée n’aimait pas ce ton insouciant; cependant, elle s’éloigna le cœur
-plus léger, tandis que Marius retournait à Zinette, en disant:
-
---Décidément, elle est laide!
-
- * * * * *
-
---S’il comprenait! mon Dieu, s’il comprenait!... Mon Dieu, faites qu’il
-comprenne! suppliait la pauvre fille dans une prière convulsive.
-
-Elle se disait que Marius était un grand poète et qu’auprès de lui elle
-n’était rien; mais, elle l’aimait tant! Est-il possible qu’un homme ne
-soit pas touché quand on l’aime ainsi!
-
---Oh! mon Dieu, faites que je meure, si vous ne permettez pas que je
-vive en l’adorant...
-
-Trois jours après, l’auteur des _Poésies tendres_ entrait chez la jeune
-institutrice.
-
-Lui, lui! il était venu!
-
-Elle eut le regard d’un accusé qui attend sa sentence...
-
-Marius riait.
-
---Mais, c’est tout simplement un chef-d’œuvre, mademoiselle!
-s’écria-t-il. Voilà enfin de la psychologie! Voilà une page de vraie
-douleur! Ce n’est pas avec des mots, c’est avec des sanglots, avec des
-cris d’amour, que vous avez écrit cette fois. J’étais presque ému en
-lisant... moi qui connais les ficelles! Mes compliments... Très curieux,
-cette étude-là!
-
-Andrée le regardait avec un sourire de démence.
-
-Une étude! Dieu du ciel! Cet homme avait donc toujours le scalpel à la
-main!
-
-Elle était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait donné une fleur à
-Marius et qu’au lieu de la respirer, il en comptait les étamines.
-
-Il trouvait cela «curieux» la douleur, lui!
-
---Je réponds de _l’Écho parisien_, mademoiselle, et...
-
-Il parlait, mais les mots bourdonnaient à l’oreille de la jeune fille,
-sans qu’elle en pût comprendre le sens.
-
-La veille encore, elle avait fait un si beau rêve: Marius la contemplait
-avec les yeux tendres du premier jour, il disait: «Dans ces pages, j’ai
-deviné votre cœur, laissez-moi être seul à le connaître, gardons ce
-petit cahier, toujours, ne le publions pas.»
-
-Et elle répondait: «Mon cœur et ma vie vous appartiennent; que m’importe
-le succès, si vous m’aimez sans cela.»
-
-Hélas!
-
-Elle reconduisit le poète, puis, souriant toujours, elle s’approcha de
-la cheminée, elle craqua une allumette...
-
-Brûle, flambe, monte en fumée, bien haut, bien loin, pauvre manuscrit
-taché de larmes!
-
-Un peu de fumée! La fin des rêves...
-
-Mais elle détourna les yeux...
-
-Il faisait du soleil; Paris était gai, le grand indifférent! Dans une
-victoria, de l’autre côté de la rue, une jeune femme blonde, en toilette
-claire, semblait attendre. Le pauvre bas bleu la vit quitter sa pose
-nonchalante et sourire en arrangeant sa robe pour faire une place tout
-près d’elle. Puis, quelqu’un traversa la chaussée, dit un mot au cocher,
-et sauta lestement dans la voiture...
-
-Andrée sanglotait; c’était Marius Arnal.
-
- * * * * *
-
-Depuis, elle n’écrit plus; depuis, comme tous les désespérés, elle rêve
-«au charme de la mort».
-
-Bien qu’elle ait à peine vingt-deux ans, on dit déjà: c’est une vieille
-fille! Et les esprits bleus ne chantent plus pour elle...
-
-
-
-
-RELIQUES D’ANTAN
-
- «N’effeuillez pas les roses!»
-
-
-A eux deux, ils n’avaient pas plus de quarante ans; ils étaient fiancés
-depuis toute une semaine, ils s’adoraient, rien ne troublait leur
-bonheur.... alors ils s’étaient querellés.
-
-Jacqueline, qui se sentait ce jour-là d’humeur boudeuse, avait un peu
-provoqué l’escarmouche, Roger avait manqué de patience et, comme tous
-les êtres qui s’aiment, ils avaient profité du premier prétexte venu
-pour se faire beaucoup de mal.
-
-En avant les ironies agressives et les mordantes reparties! les «vous ne
-m’aimez plus!» les «je ne vous le pardonnerai pas», les petites et les
-grandes phrases, les _toujours_ et les _jamais_ qu’on dit sincèrement et
-dont on rit ensuite!... Debout, très pâle, les lèvres tremblantes, les
-mains nerveuses, Roger parlait d’un ton saccadé où vibrait plus de
-chagrin que de colère; mais Jacqueline affectait l’impassibilité. Assise
-en un coin du canapé, le nez en l’air, sa jolie tête rousse renversée
-dans les draperies chatoyantes, son pied mignon battant indolemment les
-glands d’un gros coussin, elle distillait à plaisir ses petits mots
-cruels de femme et semblait chercher on ne sait quel astre introuvable,
-parmi les nuages bleutés du plafond...
-
-Sur la table à côté d’elle, des roses gisaient au pied du vase de
-cristal où l’on n’avait pas pris soin de tremper leurs tiges... des
-roses toutes frêles, exquises dans leur blancheur immatérielle, que
-Roger avait choisies et apportées lui-même. Soudain, dans un méchant
-désir de destruction, la jeune fille saisit le pauvre bouquet et ses
-pervers petits doigts se mirent à en arracher les pétales qui tombèrent
-comme une neige embaumée sur la soie du coussin... Elle accomplissait ce
-méfait lentement, savamment, sans irritation apparente...
-
-C’en était beaucoup, c’en était trop! Roger prit son chapeau et sortit;
-Jacqueline se sauva dans sa chambre, et, seules, les pauvres fleurs
-mutilées restèrent dans le salon silencieux, pour dire que des amoureux
-avaient passé là.
-
-Mais maintenant elle pleurait, Jacqueline! Son beau calme était vaincu.
-
-«Méchant Roger!» gémissait-elle...
-
-Sa pensée intime ajoutait: «Méchante Jacqueline!» et cette exclamation
-mentale et bien involontaire mêlait à son désespoir un cuisant dépit. La
-colère instinctive qu’elle éprouvait contre elle-même la gênait dans sa
-colère un peu voulue contre son fiancé; il lui eût paru si consolant de
-rencontrer au fond de son cœur révolté, une Jacqueline toute bonne et
-toute innocente qu’elle aurait plainte sans réserve, en maudissant les
-injustices de Roger!... Il était parti fâché, Roger!... Quand
-reviendrait-il?... S’il allait ne pas revenir?... Ah! combien triste et
-longue et ennuyeuse s’écoulait cette journée!
-
-Le ciel était couvert de brumes; dans la cour un orgue jouait la
-_Dernière Pensée de Weber_... Lasse et désœuvrée, Jacqueline se souvint
-tout à coup d’une vieille ouvrière infirme et sans famille que sa
-marraine protégeait. Lydie ne vivait point de secours, mais son visage
-rayonnait lorsqu’on voulait bien, de temps à autre, lui consacrer
-quelques moments; un peu d’intérêt et de sympathie, c’était la seule
-aumône qu’elle implorât: «Quand tu seras en veine de charité, va voir
-Lydie», avait dit la marraine.
-
-En veine de charité?... Le sentiment qui ce jour-là décidait Jacqueline
-à se faire conduire chez Lydie, n’était qu’une soif de bravade, le vague
-besoin de jeter un défi à sa conscience importune et d’inventer une
-bonne raison pour se poser en ange méconnu aux yeux de Roger. Si la
-jeune fille l’avait analysé, ce sentiment, je doute qu’elle l’eût classé
-parmi les vertus théologales... Ah! on lui reprochait son égoïsme! ah!
-on la traitait de créature sans cœur!... on verrait...
-
- * * * * *
-
-Un rayon pâle avait fini par traverser l’épaisseur ouatée des nuages; le
-front baigné de cette lueur indécise qui argentait ses bandeaux blancs,
-Lydie tricotait à la fenêtre.
-
-Ses mains fuselées faisaient prestement travailler les aiguilles qui
-cliquetaient dans la laine grise, et ses lèvres fredonnaient une
-chanson... de ces airs très vieux qu’on chantait autrefois, dont le
-rythme est toujours gai et qui toujours pourtant semblent
-mélancoliques... En entendant cette voix moduler ce refrain, on songeait
-au son grêle et usé d’une épinette très rare.
-
-La chambre de l’ouvrière était paisible et claire: au fond un lit étroit
-et blanc; sur les étagères des bibelots menus et sans valeur; contre les
-murs tapissés de fleurettes, des meubles très droits ornés d’ouvrages au
-crochet, et partout, flottant parmi ces vieilleries mièvres, je ne sais
-quel charme attristé, puéril et suranné, chaste et flétri... C’était
-comme la chambre d’une vieille fille.
-
-Avec Jacqueline, un peu de printemps pénétra dans cette cellule et,
-abandonnant son tricot, Lydie eut un joli sourire de grand’mère aux
-dents encore blanches.
-
-Bien prise dans un costume de drap bleu, son frais visage de rousse aux
-yeux noirs gentiment engoncé par le boa de chinchilla qui lui montait
-jusqu’aux oreilles, la petite fiancée s’assit auprès du fauteuil aux
-antiques ramages et prit ses façons enjôleuses pour débiter mille
-espiègleries, imposant doucement à la solitaire la contagion de sa jeune
-gaieté.
-
-Lydie n’ignorait pas le prochain mariage de sa mignonne visiteuse, on
-parla de Roger... Jacqueline était un peu embarrassée pour parler de
-Roger; elle ne se sentait guère disposée à en dire du bien..., mais,
-pour rien au monde, elle n’en eût dit du mal! Alors, follement, avec
-cette inconsciente cruauté des très jeunes filles, elle demanda pour
-changer le cours de la causerie:
-
---Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, Lydie?
-
-Surprise, la malade ôta ses lunettes; mais Jacqueline ajouta câlinement:
-
---Vous deviez être très jolie, Lydie, quand vous étiez jeune?
-
-Quand vous étiez jeune!... Oh! le charme de cette parole! les
-délicieuses images qu’elle fait surgir du flot des souvenirs à demi
-effacés! Quand vous étiez jeune!... Eh! oui, si vieille qu’on soit
-devenue, on a été jeune! On a eu des cheveux fous, des yeux qui riaient
-sous les cils baissés, une bouche cerise qui décochait des malices... On
-a eu dix-huit ans, une fois... il y a longtemps!... Et voilà qu’en un
-instant la phrase magique a ressuscité tout ce passé qu’on croyait mort!
-
---Jolie? répéta Lydie, et elle sourit encore de son sourire clair qui
-ressemblait à la chanson triste et gaie, à la chambre jeune et
-vieille... Jolie? Certes non, mais gentille: des joues roses, des
-lèvres qui riaient franc et la jeunesse!... Seulement, j’étais pauvre à
-l’âge où l’on se marie et puis... comment vous dire? je n’étais pas
-coquette, je ne savais pas plaire... on ne me rechercha pas... Plus
-tard, bien plus tard, quand j’ai eu des économies, ç’a été autre chose:
-mais c’est moi qui n’ai plus voulu...
-
-La jeune fille ouvrait de grands yeux.
-
---Vous avez eu bien raison, Lydie... et c’étaient des sots les hommes de
-votre temps... Mais alors, ajouta-t-elle d’un ton de commisération
-profonde, on ne vous a jamais fait la cour?
-
-Une troisième fois le sourire de Lydie se montra brillant, entre ses
-lèvres défleuries; Jacqueline poussa un petit cri.
-
---Lydie, ma bonne Lydie, s’écria-t-elle, dites-moi, dites-moi vite, on
-vous a fait la cour _une fois_?
-
-Et comme la vieille ouvrière secouait la tête sans répondre, elle
-continua, pressante:
-
---Racontez-moi, Lydie!... Oh! j’étais bien sûre que vous aviez été trop
-jolie pour n’être pas aimée!
-
-Le sourire fugitif, un instant revenu, s’évanouit. Par un mouvement
-machinal de vieille, l’infirme joignit les mains en levant ses yeux
-bleus vers le ciel.
-
---Aimée, l’ai-je été? murmura-t-elle. Je ne crois pas... mais j’ai aimé,
-moi!... Et c’est encore le meilleur, allez, mademoiselle!
-
-Jacqueline écoutait, sérieuse, n’interrogeant plus.
-
---Mon histoire est courte, continua Lydie; si vous attendez un beau
-roman, vous serez déçue... Lui, c’était un _pays_ de ma mère; comme il
-ne connaissait personne à Paris où il venait chercher de l’ouvrage, on
-nous l’avait recommandé; mon père l’invita chez nous... Mon Dieu, je
-vous l’ai dit, je n’étais pas jolie, mais nous autres Parisiennes, avec
-un frison sur la tempe et un ruban rose au cou, nous avons l’air d’être
-en toilette... Pierre n’avait jamais vu ça... Il me trouva gentille, il
-me le dit un peu... et moi j’en éprouvais une joie toute nouvelle... Il
-me paraissait si beau, si franc, si brave ce grand garçon!... oh!
-grand!... Près de lui, je paraissais toute petite... et ça me faisait
-plaisir; voyez comme on est drôle!...
-
-Le dimanche, nous sommes allés nous promener en famille pour montrer
-Paris à notre hôte et, quoiqu’il y ait cinquante ans de ça, je pourrais
-vous raconter tout ce que nous avons vu, tout ce que nous avons dit
-surtout... des choses qui vous sembleraient si bêtes!... et qui sont mon
-trésor à moi... Le soir, en rentrant, nous avons rencontré des
-marchandes de roses... il m’a acheté un bouquet...
-
-Lydie s’interrompit, la voix lui manquait. Jacqueline n’avait plus envie
-de rire...
-
---Il m’a acheté un bouquet, reprit-elle, et il m’a dit: «Voulez-vous le
-garder en mémoire d’aujourd’hui?...» Hélas! ses roses n’étaient pas
-fanées qu’il savait déjà que, dans la grande ville, il y avait des
-filles aussi bien mises et plus jolies que moi.
-
-Il y eut un silence.
-
---Pauvre Lydie! soupira Jacqueline.
-
---Non, répéta rêveusement la vieille, non, ne dites pas pauvre Lydie...
-je ne les regrette pas mes quelques jours d’espérance...
-
-Et elle ajouta plus bas:
-
---Je ne regrette même pas les jours qui ont suivi... et j’ai toujours
-gardé les roses.
-
-Elle se tut encore, puis très vite, avec une lueur enfantine dans ses
-yeux humides:
-
---Voulez-vous les voir? dit-elle.
-
-De sa voix chevrotante, elle indiquait à la jeune fille un livre à
-fermoirs d’argent, dans la case droite du tiroir: un vieux livre de
-communiante, marqué de signets ajourés et noué de faveurs bleues...
-Ternes maintenant, maintenant desséchées, si diminuées, si minces qu’on
-les croyait prêtes à tomber en poudre, elles dormaient dans le
-reliquaire enrubanné, les pauvres fleurs qui, jadis, comme la petite
-communiante du livre blanc, avaient été fraîches et belles! Et
-Jacqueline les prit curieusement sur les pages enluminées où des saintes
-priaient auréolées d’or; alors Lydie s’écria, inquiète:
-
---Faites bien attention, mademoiselle... n’effeuillez pas les roses!
-
-A ces mots, la jeune fille tressaillit soudain; se rappelant ses roses à
-elle, ses pauvres roses qu’elle avait impitoyablement meurtries, elle
-compara sa destinée à celle de cette humble.
-
-Pauvre Lydie! Il n’y avait eu dans sa longue existence qu’un seul
-bouquet, qu’un seul beau songe, et, de ces fleurs sitôt passées, de
-cette petite flamme de rêve sitôt éteinte, elle avait parfumé sa vie,
-elle avait réchauffé son cœur.
-
-Ainsi que Lydie, Jacqueline aimait, mais en retour elle était aimée, ah!
-tant aimée! la petite fiancée de Roger!... Et dans une vision rapide, il
-lui sembla que ce cher trésor de tendresses sur lequel elle n’avait pas
-toujours veillé, l’imprudente, avait revêtu une forme palpable, la forme
-délicate et blanche du triste bouquet maltraité.
-
-Elle s’avisa que l’amour est chose ineffablement précieuse, qu’un rien,
-sourire ou regard, l’attire, mais qu’un rien aussi peut l’effaroucher...
-et que--dans une histoire d’amour--c’est un événement qu’une rose
-effeuillée!...
-
-Alors, tout au fond de son âme attendrie, une voix murmura: c’était la
-voix lointaine des romances d’antan, la voix tendre et vieillotte de
-l’épinette rare:
-
-«N’effeuillez pas les roses... disait-elle, ne jouez pas avec le
-bonheur! Gardez-les jalousement, gardez-les à travers la vie, votre
-amour, vos fleurs de femme heureuse, car, si quelque chose égale en
-douceurs exquises le parfum vivant de la fleur donnée qui parle
-d’espoir, c’est le parfum pâli de celle qu’on retrouve entre deux pages
-jaunies et qui parle de souvenir.»
-
-En partant, Jacqueline embrassa l’ouvrière et, quand elle rentra dans le
-petit salon, son premier regard fut pour le coussin de soie où les
-pétales immaculés se mouraient, déjà plus transparents, déjà tristes
-dans leur senteur de fleurs brisées. Comme elle s’agenouillait pour
-ramasser, avec des soins qui demandaient grâce, cette moisson blanche
-dont elle avait pitié:
-
---Jacqueline, fit derrière elle une voix connue et aimée, Jacqueline...
-je voulais vous dire... nous ne pouvons pas finir ainsi la journée...
-
-Vivement, elle se leva, les mains encore pleines de roses, à demi émue,
-à demi timide, n’osant rien dire, mais laissant parler ses yeux.
-
-Et, très tendrement, Roger prit les deux petites mains embaumées et les
-réunit sous ses lèvres tandis que Jacqueline balbutiait, en suffoquant
-un peu:
-
---Nous les garderons, ces feuilles de roses...
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE
-
-
-MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE 1
-
-MARIAGE DE RAISON 219
-
-UNE PAGE DE DOULEUR 249
-
-RELIQUES D’ANTAN 269
-
-
-E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--10.30-1-21.
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MA CONSCIENCE EN ROBE
-ROSE ***
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- The Project Gutenberg eBook of Ma conscience en robe rose, par
-Guy Chantepleure.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Ma conscience en robe rose</span>, by Guy Chantepleure</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Ma conscience en robe rose</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Guy Chantepleure</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: June 13, 2022 [eBook #68303]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE</span> ***</div>
-<hr class="full" />
-
-<div class="c">
-<img src="images/cover.jpg" height="500" alt="" />
-</div>
-
-<p class="c"><span class="cbig250">MA CONSCIENCE<br /><br />
-<span style="margin-left: 20%;">EN ROBE ROSE</span></span><br /><br /><br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /><br />
-&#8212;&#8212;&#8212;<br /><br />
-DU MÊME AUTEUR<br /><br />
-
-Format in-18.</p>
-
-<table>
-<tr><td class="pdd">FIANCÉE D’AVRIL, 71ᵉ édition (<i>Ouvrage
-couronné par l’Académie française</i>)</td><td>1&#160;vol.</td></tr>
-<tr><td class="pdd">LES RUINES EN FLEURS, 35ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">AMES FÉMININES, 45ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">SPHINX BLANC, 56ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">L’AVENTURE D’HUGUETTE, 43ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">LE BAISER AU CLAIR DE LUNE, 60ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">LA FOLLE HISTOIRE DE FRIDOLINE, 49ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">LE HASARD ET L’AMOUR, 33ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">MALENCONTRE, 68ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-<tr><td class="pdd">LA VILLE ASSIÉGÉE, 18ᵉ édition</td><td>1 &#8212;</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
-pays.<br /><br />&#8212;&#8212;&#8212;<br /><br />E. GARVIN&#8212;IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
-
-<div class="blk">
-<hr />
-
-<p class="c">GUY CHANTEPLEURE</p>
-
-<h1>MA CONSCIENCE<br />
-<br />
-<span style="margin-left: 35%;">EN ROBE ROSE</span></h1>
-
-<p class="c"><i>Ouvrage couronné par l’Académie française.</i><br />
-<br />
-<br />
-PARIS<br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-3, RUE AUBER, 3<br />
-</p>
-<p class="tbl">
-<a href="#TABLE"><b>TABLE</b></a><br />
-</p>
-<hr />
-</div>
-<div class="blk">
-<p class="c">
-A<br />
-<br />
-MONSIEUR PIERRE BARAGNON<br />&#160; <br />
-</p>
-
-<p><i>Je dédie ces pages&#8212;les premières que j’aie écrites et publiées&#8212;comme
-un témoignage de ma gratitude et de ma respectueuse amitié.</i></p>
-
-<p class="r">
-G. C.<br />
-<span class="pagenum"><a id="page_1">{1}</a></span></p>
-
-<hr />
-</div>
-<h2><a id="MA"></a>MA<br /><br />
-<span class="big">CONSCIENCE EN ROBE ROSE</span></h2>
-
-<hr />
-
-<h3><a id="I"></a>I</h3>
-
-<p>Ayant posé sur le bureau l’écrin où les pistolets dormaient encore,
-enfoncés dans le velours, Bernard de Nohel&#8212;en littérature Jacques
-Chépart&#8212;s’approcha de la glace pour déterminer le point exact où la
-balle trouerait sa tempe.</p>
-
-<p>Ennemi de l’allure débraillée des bohèmes, toujours élégant, correct en
-costume de sport et en veste de chambre comme en habit noir, que de
-fois, depuis dix ans, il s’était vu dans cette même glace!... Mais, un
-matin, n’ayant rien à faire, il y avait détaillé son visage fatigué<span class="pagenum"><a id="page_2">{2}</a></span>
-d’homme de trente ans, le front déjà trop haut où les cheveux
-s’éclaircissaient, le pli amer de la bouche, l’expression désabusée des
-yeux... et il avait dit: «Finissons-en.»</p>
-
-<p>Bernard avait ce qu’on est convenu d’appeler de la fortune; très
-apprécié comme romancier, très recherché comme homme du monde, très
-adulé partout, il s’était toujours gardé, à travers la vie, de jouer son
-cœur ou son nom, sachant bien qu’il faut peu de chose pour briser l’un
-ou pour tacher l’autre... Ce n’était donc ni la misère, ni l’insuccès,
-ni les affres d’un désespoir à la Werther, ni les dernières exigences
-d’une réputation compromise, qui le décidaient au suicide. Non... Le
-dégoût, un découragement irrémédiable, tel était son mal mortel.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps déjà, il ne marchait plus qu’entraîné par la force
-de l’habitude, dans l’existence enfiévrée qu’il avait constamment menée
-et qui, bien qu’il n’en sût concevoir aucune autre, l’écœurait
-maintenant. Là où, jadis, il avait trouvé des jouissances sinon le<span class="pagenum"><a id="page_3">{3}</a></span>
-bonheur, il ne rencontrait plus qu’un étourdissement factice. Il avait
-perdu toute illusion, toute croyance; il était las des autres et las de
-lui-même; las du plaisir, las du travail.</p>
-
-<p>Il écrivait cependant et sa manière était en grande vogue, le moindre
-mot de sa plume était attendu par un public de délicats aux aspirations
-duquel répondaient ses fines études... Mais, comme il déversait sur les
-pages blanches le fiel de son cœur, la genèse de toute œuvre issue de
-son cerveau surchauffé, lui était presque douloureuse.</p>
-
-<p>Psychologue averti, anatomiste doucement cruel, il éprouvait une
-angoissante volupté à glisser lentement son scalpel dans les chairs
-vives. Comme ces montreurs dont le métier est d’exhiber des exagérations
-de la nature normale, il s’appliquait à recueillir les cas étranges,
-phénomènes psychiques, curiosités du domaine moral qu’il savait démêler
-sous le vernis banal et uniforme de la mondanité. D’ailleurs, il
-méprisait les oripeaux et le clinquant, les grands faits et les grandes
-phrases. La vie réelle, la vie<span class="pagenum"><a id="page_4">{4}</a></span> parisienne surtout, offrait un champ
-assez vaste à son imagination qui, plus subtile que brillante, se
-dépensait moins à resserrer les nœuds d’une intrigue compliquée, qu’à
-saisir les nuances infinies d’un caractère ou d’un sentiment. Le drame
-tout entier se déroulait dans un cœur d’homme ou, plus souvent, dans un
-cœur de femme; car Jacques Chépart connaissait ou croyait connaître en
-maître «l’éternel féminin».</p>
-
-<p>La touche violente des réalistes blessait son goût délicat. Il
-affectionnait les demi-teintes, et ses livres, écrits dans un style
-délicieux, avaient l’attirance de ces fleurs exotiques dont la senteur,
-trop longtemps respirée, est un poison. On les lisait à la lueur
-mystérieuse des lampes intimes, dans l’atmosphère parfumée des boudoirs.
-D’abord, on les traitait de livres futiles, puis de livres dangereux;
-mais on y revenait sans cesse, comme on revient à l’éther, à la
-morphine, à tous ces endormeurs perfides qu’on appelle, d’abord pour se
-guérir, ensuite pour s’enivrer. Aussi quelles tentations avaient pu
-éveiller à l’âme des êtres inquiets qui errent<span class="pagenum"><a id="page_5">{5}</a></span> souvent de par le monde,
-minés par la désespérance et l’inaction, ces œuvres infiniment
-séduisantes avec leurs sophismes enchanteurs; de quelles défaillances
-elles avaient pu être la cause première et insoupçonnée avec leur
-troublant parfum de perversité!</p>
-
-<p>Cependant, même à l’heure suprême, Bernard de Nohel ne pensait guère aux
-victimes possibles de son talent fascinateur: il ne songeait pas
-davantage aux femmes qui, après avoir admiré le romancier, avaient aimé
-l’homme; celles-ci, par une sorte de curiosité, pour pénétrer le mystère
-que recélaient ses yeux d’acier aux profondeurs d’abîme; celle-là par
-une sorte d’ambition, pour être l’inspiratrice d’un écrivain à la mode;
-quelque autre, par un sentiment mal définissable, pour être étudiée et
-comprise par un artiste, avide de compliqué...</p>
-
-<p>Oui, elles étaient oubliées toutes, les curieuses, les ambitieuses, et
-même les sincères!</p>
-
-<p>Rien, des années qui venaient de s’écouler, n’élevait plus la voix dans
-l’esprit surexcité du jeune homme.<span class="pagenum"><a id="page_6">{6}</a></span></p>
-
-<p>Ce qu’il revoyait seulement, c’était une figure très pâle, aux lignes
-indécises, celle de sa mère qu’il avait à peine connue; c’était la
-silhouette d’un château, perché sur les rochers de la côte bretonne,
-celle du château de Nohel, qu’il avait quitté à sa majorité, et que,
-maître de son patrimoine, il avait fait vendre.</p>
-
-<p>Ce visage émacié s’était penché sur son berceau, cette vieille demeure
-avait été l’impassible témoin de son enfance, de sa première jeunesse...</p>
-
-<p>Lentement, Bernard s’éloigna de la glace et s’assit, repoussant l’écrin
-des pistolets, pour s’accouder à la table.</p>
-
-<p>Maintenant, des souvenirs affluaient dans sa mémoire, tristes et doux
-comme le parfum des fleurs séchées qu’on retrouve au fond des tiroirs
-entre les feuillets des lettres jaunies.</p>
-
-<p>Il se rappelait ses rêveries dans la solitude des plages, rêveries que
-berçait la voix continue et solennelle des flots; il se rappelait les
-bois pleins de légendes, où il avait peur quand le soir tombait, et les
-arbres séculaires du parc<span class="pagenum"><a id="page_7">{7}</a></span> embroussaillé, auxquels il racontait ses
-projets d’avenir en bégayant des vers.</p>
-
-<p>Élevé par son père, un ancien viveur devenu misanthrope, et son
-précepteur, un vieux prêtre plus familiarisé avec les Pères de l’Église
-qu’avec les hommes de sa génération, il avait souffert parfois de son
-isolement. Alors, il avait lu beaucoup, n’importe quel livre, et il
-avait trop songé, bâtissant dans sa tête d’enfant ardent et
-impressionnable plus de romans que Jacques Chépart n’en aurait jamais
-écrit.</p>
-
-<p>Ni M. de Nohel, sombre et indifférent, ni le bon abbé, toujours absorbé
-par d’étroits et interminables travaux d’exégèse, n’avaient su diriger
-l’intelligence et le cœur de ce petit être à l’imagination malade, puis,
-de cet adolescent, occupé déjà à s’écouter sentir, à rechercher
-l’abstraction en toute chose, à juger spontanément et selon ses
-instincts, ce qu’il voyait, entendait, ou devinait par une intuition
-étrange.</p>
-
-<p>Bernard s’était fait lui-même, puis il avait fait sa vie, d’après le
-type très faux qu’il s’était créé du bonheur: vie et bonheur
-artificiels, les<span class="pagenum"><a id="page_8">{8}</a></span> seuls peut-être que pût concevoir un enfant de ce
-caractère, sevré d’affection et livré à sa propre initiative.</p>
-
-<p>On lui avait enseigné l’honneur, le respect du nom, l’amour filial dans
-ce qu’il a d’austère, et ces différents devoirs lui étaient toujours
-apparus comme des lois inviolables; mais les joies du cœur étaient
-restées pour lui lettre morte, et le mot de foyer n’évoquait à son
-esprit que les tristesses d’une maison silencieuse d’où les baisers
-étaient absents.</p>
-
-<p>Il ignorait l’abandon des confidences, les conseils donnés entre deux
-caresses; il ignorait surtout l’influence bénie, le rôle sérieux et
-charmant de la femme dans la famille, la femme épouse et mère, la femme
-tendre et chaste, adorée et respectée.</p>
-
-<p>Cependant, une personne avait disputé à l’ivraie les sentiments généreux
-et aimants qui naissaient, malgré tout, dans le cœur du futur écrivain.</p>
-
-<p>C’était Loyse, la nourrice de Bernard&#8212;morte maintenant, comme l’abbé,
-comme le père.<span class="pagenum"><a id="page_9">{9}</a></span></p>
-
-<p>Tandis que M. de Nohel, grave faiseur de formules, énonçait, le sarcasme
-aux lèvres, les conclusions sceptiques de ses méditations; tandis que
-l’abbé, trop dogmatique au contraire, citait les textes sacrés, la bonne
-Loyse parlait simplement et sans détour.</p>
-
-<p>«Fais ceci, parce que c’est <i>bien</i>! Ne fais pas cela, parce que c’est
-<i>mal</i>!»</p>
-
-<p>Telle était sa morale philosophique, et sa morale religieuse était plus
-rudimentaire encore: «Mon petit enfant, disait-elle, ne chagrine jamais
-ni le bon Dieu qui est au ciel, ni ta mère qui est auprès de lui.»</p>
-
-<p>Bernard se souvenait de ces paroles ingénues, il entendait encore la
-voix franche de la paysanne.</p>
-
-<p>Dans la chambre de l’enfant, en face de son petit lit, un portrait au
-pastel avait été placé, celui d’une aïeule, peinte toute jeune et très
-jolie, au temps de la reine Hortense. Cette grand’mère de seize ans, si
-fraîche dans sa robe de gaze rose à rubans vert pâle, observait
-soi-disant et jugeait ensuite les faits et gestes de son petit
-descendant:<span class="pagenum"><a id="page_10">{10}</a></span></p>
-
-<p>«Vois-tu, Bernard, tu as été méchant; la mère-grand est fâchée!»
-grondait Loyse, en montrant au petit garçon la bouche sérieuse du
-portrait.</p>
-
-<p>Mais quand la journée avait été bonne, quand l’obéissance et
-l’application n’avaient rien laissé à désirer, c’était une fête!</p>
-
-<p>«La mère-grand est bien contente!» s’écriait la nourrice. Et Bernard,
-tout fier, regardait les yeux de l’aïeule, qui riaient toujours, doux et
-malicieux sous leurs cils bruns.</p>
-
-<p>Des puérilités qui vous font sourire!... Elles faisaient pleurer Jacques
-Chépart, qui n’était pas un naïf pourtant. Le romancier s’attendrissait
-sur les enfantillages du petit Bernard et il pensait: «Personne, depuis
-ce temps-là, ne m’a grondé quand j’étais <i>méchant</i>, ou encouragé quand
-j’aurais voulu être <i>sage</i>... J’aurais dû l’emporter à Paris, le
-portrait de ma petite mère-grand.»</p>
-
-<p>Et il lui revenait encore d’autres réminiscences: des images falotes et
-comme effacées, ratatinées par les siècles, passaient.<span class="pagenum"><a id="page_11">{11}</a></span></p>
-
-<p>C’était l’image de Jean-Marc, le jardinier de Nohel, qui souvent avait
-porté Bernard sur ses épaules, le haussant jusqu’à l’arbre où les
-cerises se balançaient à l’extrémité des bouquets de feuilles, tentantes
-dans leur chair rouge et parfumée... Brave Jean-Marc! quand son jeune
-maître était parti, il avait hoché la tête avec des larmes...
-Maintenant, il n’était plus, sans doute.</p>
-
-<p>C’était l’image de «tante Armelle», une cousine de Vannes presque âgée
-déjà, à laquelle M. de Nohel avait un jour conduit son fils, et qui
-avait conté au petit cousin de si merveilleuses histoires!</p>
-
-<p>«Tante Armelle, avait dit Bernard dans un bel élan, quand vous viendrez
-à Nohel, j’irai vous cueillir un bouquet d’algues au fond de la mer...»
-Bernard n’avait pas cueilli le bouquet d’algues, et mademoiselle Armelle
-n’avait passé à Nohel que quelques jours. Puis, elle s’en était allée à
-Lille, pour rejoindre sa sœur dont le mari était mort et Bernard ne
-l’avait plus revue. Bonne tante Armelle! où vivait-<span class="pagenum"><a id="page_12">{12}</a></span>elle à présent? A
-Lille ou à Vannes? Vivait-elle encore seulement?</p>
-
-<p>«Où sont-ils tous ceux qui m’ont aimé, les plus humbles, les meilleurs
-peut-être?» répétait amèrement le jeune homme.</p>
-
-<p>Toujours appuyé au bureau, la tête cachée dans ses mains brûlantes, il
-songeait, ayant au cœur le poignant regret de ceux qui disent: «J’ai
-manqué ma vie», et se figurent qu’il est trop tard pour la recommencer.</p>
-
-<p>Il était décidé, oh! bien décidé à mourir, car rien ne le rattachait à
-la terre. Des parents? Il ne s’en connaissait plus. Des amis? Il n’y
-croyait pas. Des amours? Il en était dégoûté.</p>
-
-<p>Le bonheur, selon l’un de nos philosophes modernes, c’est «le dévouement
-à un rêve ou à un devoir».</p>
-
-<p>Des devoirs obligatoires, ceci manquait encore à Jacques Chépart, et il
-était incapable de s’en créer de facultatifs. Quant au «rêve»... quelle
-dérision!</p>
-
-<p>Non, vraiment, il en avait assez des êtres et des choses du monde, il
-était tout prêt à dire,<span class="pagenum"><a id="page_13">{13}</a></span> comme Byron dans une heure mauvaise:
-«Maintenant j’ai vécu, bonsoir!...»</p>
-
-<p>Mais avant de presser la gâchette de l’arme qui reposait là dans le
-velours à la couleur sinistre, il voulait revoir les vieilles pierres de
-la côte bretonne et la grève et la mer chantante, et, dans la chambre de
-la tourelle, le portrait de la petite mère-grand.</p>
-
-<p>Le château, vendu une seconde fois, était habité par des étrangers.
-Bernard demanderait aux nouveaux possesseurs la faveur de le visiter
-encore... puis, quand il aurait remué les souvenirs trop longtemps
-assoupis, quand il aurait dit adieu au seul coin de terre auquel il
-devait des impressions saines et réconfortantes, il rouvrirait la boîte
-aux pistolets.<span class="pagenum"><a id="page_14">{14}</a></span></p>
-
-<h3><a id="II"></a>II</h3>
-
-<p>C’était le soir, presque la nuit, une nuit d’été, chaude, alourdie de
-parfums capiteux...</p>
-
-<p>Étouffant ses pas comme un voleur ou un amoureux, Bernard était entré
-dans le parc de Nohel par la grille entr’ouverte; debout, appuyé au
-tronc d’un acacia somptueux dans sa neigeuse floraison comme un bouquet
-de mariée, il contemplait le château à la clarté de la lune qui
-pâlissait les murs.</p>
-
-<p>Toute la journée, il avait grelotté la fièvre et, seul dans le wagon qui
-l’emportait vers la Bretagne, il s’était dit, douloureusement étonné:</p>
-
-<p>«Je croyais qu’il était plus facile de mourir!...»<span class="pagenum"><a id="page_15">{15}</a></span> Car, souvent, il
-avait vu la mort en face, et jamais, la veille d’un duel, il n’avait
-ressenti l’angoisse qui l’étreignait à cette heure.</p>
-
-<p>Arrivé tout près de la tombe, il regardait en arrière, et les années
-écoulées ne lui inspiraient que le mépris des hommes et de lui-même; il
-n’espérait plus rien et pourtant... Pourtant, il était dur de partir
-ainsi, sans avoir goûté l’illusion, sinon la réalité, d’une joie pure de
-tout alliage. Et il se souvenait de deux vers du poète charmant des
-<i>Intimités</i>:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">On ne peut demander de bonheur à la vie<br /></span>
-<span class="i0">Qu’une minute exquise et sur-le-champ ravie...<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Ah! cette minute exquise dont la fugacité est peut-être une séduction,
-que n’aurait pas donné Jacques Chépart pour la savourer une fois!</p>
-
-<p>Mais la Grande Cruelle lui avait refusé même cette lueur trop tôt pâlie,
-même cet instant de paradis dont il eût pu emporter le reflet en
-retombant sur terre. Allait-il la prier encore? A quoi bon! puisqu’il ne
-lui était pas permis<span class="pagenum"><a id="page_16">{16}</a></span> de reprendre le livre à la première page, de
-retrouver, en naissant à nouveau par un prodige, la confiance et
-l’ardeur d’autrefois. A cette idée d’un prodige, Bernard avait souri.
-Sur les mousses des bois de Nohel, un filet d’eau pleurait, que les
-paysans avaient nommé la «Fontaine de madame Marie». Dans le vieux
-temps, disait la tradition populaire, une goutte de cette eau donnait la
-jeunesse à qui s’en mouillait en état de grâce. Mais il était bien loin
-le vieux temps! En ce siècle de <i>struggle for life</i>, il n’existe plus
-d’eau de Jouvence.</p>
-
-<p>A la station de Plourné, Nohel est descendu du train, et, machinalement,
-il a marché jusqu’au château.</p>
-
-<p>Maintenant, devant la demeure qui a été sienne, il ressasse encore son
-existence perdue, l’isolement dans lequel il a vécu parmi la foule de
-ceux qui s’aiment. Et peu à peu une tristesse pesante l’écrase.</p>
-
-<p>Quand on l’aura trouvé, affaissé dans une mare de sang, la tête
-misérablement fracassée, le corps déjà rigide, qui donc pleurera?<span class="pagenum"><a id="page_17">{17}</a></span></p>
-
-<p>Oh! certes, ce suicide-là ne passera point inaperçu. Quelle occasion de
-faire de la réclame et de noircir du papier!</p>
-
-<p>La photographie de Jacques Chépart, exposée aux vitrines des papeteries,
-se vendra couramment, et, dans les journaux, des chroniques paraîtront,
-déplorant la mort tragique du romancier, relatant ses débuts et sa
-brillante carrière, analysant son talent «si finement réaliste, si
-essentiellement moderne».</p>
-
-<p>Ce tapage durera quelques jours...</p>
-
-<p>Puis on s’empressera de lancer de nouvelles éditions des œuvres de
-Jacques Chépart, avec un portrait de l’auteur.</p>
-
-<p>Un certain monde les relira passionnément, et on les discutera en
-papotant, au <i>cinq</i> à <i>sept</i> de madame X... ou à la quinzaine de madame
-Z...</p>
-
-<p>Cet enthousiasme durera quelques semaines.</p>
-
-<p>Mais après?</p>
-
-<p>Ce portrait, acheté curieusement, un regard humide le contemplera-t-il
-jamais, dans ces extases muettes où l’âme s’absorbe, revivant, seconde à
-seconde, les bonheurs inoubliés?<span class="pagenum"><a id="page_18">{18}</a></span></p>
-
-<p>Cette tombe, saluée un jour par le «Tout Paris» des grandes premières,
-une main l’embaumera-t-elle, choisissant, par une coquetterie, les
-fleurs préférées du cher disparu?...</p>
-
-<p>Non, cent fois non!</p>
-
-<p>Après ce bruit, après ces regrets de commande, le silence planera
-profond sur cette mort mystérieuse dont le début d’un acteur ou le
-procès à scandale d’un financier aura détruit déjà l’actualité
-poignante.</p>
-
-<p>Le nom de Jacques Chépart subsistera peut-être... celui de Bernard de
-Nohel, personne ne le prononcera plus!</p>
-
-<p>&#8212;«Et je n’ai jamais été méchant, pourtant!» s’écria-t-il tout à coup,
-dans une révolte.</p>
-
-<p>Non, il n’avait jamais été méchant; mais jamais non plus il n’avait
-livré son cœur et sa pensée, jamais il ne s’était donné tout entier,
-<i>lui</i> tel que la nature l’avait formé, faible, imparfait, mais bon, mais
-sincère!... Sans être aucunement comédien, il avait, presque
-inconsciemment, joué un personnage dans le monde.<span class="pagenum"><a id="page_19">{19}</a></span> Insouciant et fier,
-un sourire sceptique aux lèvres, il avait passé, n’inspirant, en fait
-d’amitiés, que des engouements, flatterie qui ne le trompait guère; en
-fait d’amour, que des passions, feux de paille auxquels il ne se brûlait
-pas.</p>
-
-<p>Hommes et femmes n’avaient été pour lui que des sujets. La grande loi
-qu’il s’était imposée et qu’il avait prêchée aux autres, l’indifférence,
-érigée par lui en principe initial de toute existence raisonnable, le
-punissait maintenant par où il avait péché.</p>
-
-<p>Ah! poser sa tête incendiée par la fièvre sur un cœur qui battrait pour
-lui! Sentir sur ses yeux des lèvres attendries qui y boiraient ses
-larmes! Pouvoir se dire surtout: «Je n’ai pas le droit de mourir; une
-vie dépend de ma vie!»</p>
-
-<p>Les mains de Bernard s’agitaient d’un mouvement convulsif qu’il ne
-savait plus maîtriser; les pensées qui se heurtaient dans son esprit,
-lui causaient un mal presque physique...</p>
-
-<p>Et il regrettait maintenant d’être venu à<span class="pagenum"><a id="page_20">{20}</a></span> Nohel. Faible, incertain, il
-en arrivait à douter de la résolution que, d’abord, il avait si
-fermement embrassée.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vois pas quelle serait l’horreur d’un sommeil sans rêves! se
-répétait-il.</p>
-
-<p>Mais toute réflexion philosophique sur la mort qui en elle-même
-n’effrayait pas Bernard, ou sur l’immortalité à laquelle il ne croyait
-pas, restait stérile. Follement, dans un rêve de poète, il se prit à
-souhaiter un avertissement surnaturel, une voix qui s’élèverait dans la
-nuit pour lui dire: «Meurs!» ou «Vis!»... La voix de sa mère, la voix de
-la petite mère-grand.</p>
-
-<p>Du haut des étoiles qui riaient si claires dans le ciel, toutes deux, la
-mère et l’aïeule, plaignaient-elles leur pauvre enfant?</p>
-
-<p>Hélas! tout se taisait... même les oiseaux qui dormaient, alanguis de
-chaleur sous la feuillée, même la brise qui s’était évanouie dans un
-dernier souffle, aux approches du soir... Seul, l’Océan, qu’on ne
-pouvait voir, gémissait au pied des falaises, et c’était lugubre comme
-un <i>De profundis</i>!<span class="pagenum"><a id="page_21">{21}</a></span></p>
-
-<p>Jacques Chépart écoutait en vain ce calme oppressant.</p>
-
-<p>Ses yeux se troublaient, ses jambes fléchissaient; il lui semblait que
-sa tête trop remplie devenait lourde pour ses épaules.</p>
-
-<p>Il <i>savait</i> que, bientôt, il allait tomber à terre, et il n’avait pas la
-force de lutter contre l’anéantissement qui l’engourdissait peu à peu.
-Ah! si ç’avait été la mort au moins!...</p>
-
-<p>Brusquement, un vide se creusa dans son cerveau et sous ses pieds.
-Alors, il éprouva la sensation vague d’un choc de tout son corps, puis
-une souffrance très vive, puis... plus rien...</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Depuis quelques minutes déjà, Bernard gisait inerte au pied des acacias
-en fleurs... La porte du château s’ouvrit et se referma pour laisser
-passer quelqu’un qui descendit prestement les cinq marches du perron.</p>
-
-<p>Le nouveau venu était un petit homme d’une soixantaine d’années, vêtu
-d’une redingote assez longue et coiffé d’un large chapeau de paille.<span class="pagenum"><a id="page_22">{22}</a></span></p>
-
-<p>Dans la main droite, il serrait une canne dont la pomme brillait aux
-rayons de la lune qui éclairaient prestigieusement la grande place
-sablée et donnaient à la pelouse des reflets de neige.</p>
-
-<p>Il fit quelques pas rapides et, presque aussitôt, une exclamation lui
-échappa. Il avait aperçu, au bord du gazon, le corps de Bernard,
-effrayant sous la clarté blafarde qui le baignait. Il se pencha
-vivement, appuya son oreille sur la poitrine du jeune homme, puis se
-redressa avec un soupir de soulagement.</p>
-
-<p>Un pas se faisait entendre du fond des allées, le pas de deux sabots qui
-écrasaient pesamment le gravier.</p>
-
-<p>Le petit homme se releva et d’une voix vibrante, la voix du maître ou
-d’un ami bien intime de la maison:</p>
-
-<p>&#8212;Hé! Jean-Marc! cria-t-il.</p>
-
-<p>On répondit de loin encore, puis le pas se rapprocha peu à peu en se
-pressant, et Jean-Marc parut dans l’encadrement des arbres, une lanterne
-à la main.<span class="pagenum"><a id="page_23">{23}</a></span></p>
-
-<p>Ses yeux effarés allèrent du corps affalé sur le sol, au personnage qui
-l’avait hélé.</p>
-
-<p>&#8212;Ce n’est qu’un malade, fit ce dernier répondant au regard anxieux du
-jardinier, mais du diable si je sais comment il est arrivé là... Nous
-allons le porter au château; seulement, je crois utile de prévenir
-mademoiselle de Kérigan qui va se mettre l’âme à l’envers.</p>
-
-<p>&#8212;Voyez donc, monsieur le docteur, dit Jean-Marc, c’est un monsieur, un
-jeune monsieur... comme il est pâle!</p>
-
-<p>Le vieil homme se baissait un peu, inclinant sa lanterne pour mieux
-distinguer les traits de l’inconnu... Tout à coup, sa main lâcha l’anse
-de fer et il se mit à trembler sur ses jambes affaiblies.</p>
-
-<p>&#8212;Mon Dieu, balbutia-t-il, est-il possible que ce soit lui!</p>
-
-<p>&#8212;Qui, lui, imbécile? s’écria le docteur avec une impatience inquiète.</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur Bernard... Monsieur Bernard de Nohel... Ah! sainte Anne,
-conservez-le-nous!<span class="pagenum"><a id="page_24">{24}</a></span></p>
-
-<h3><a id="III"></a>III</h3>
-
-<p>Bernard de Nohel est bien malade.</p>
-
-<p>Depuis huit jours, il n’a conscience ni du lieu où il se trouve, ni des
-soins qu’il reçoit. Dans l’exacerbation du délire, il attribue une cause
-tout extérieure aux douleurs aiguës qui lui traversent la tête. Il croit
-qu’un ouvrier invisible enfonce, à coups espacés, un long clou dans sa
-tempe gauche... La pointe pénètre lentement, déchirant les chairs,
-fendant les os avec des craquements. C’est atroce!</p>
-
-<p>Puis, d’inquiétantes visions l’obsèdent qui maintiennent son esprit dans
-une surexcitation dangereuse.<span class="pagenum"><a id="page_25">{25}</a></span></p>
-
-<p>Tantôt, c’est l’écrin aux pistolets qu’un être fantastique et hideux lui
-appuie sur la poitrine, en ricanant sinistrement; bientôt, ce sont des
-ombres noires qui passent dans la chambre silencieuses, un doigt sur la
-bouche... Il veut les interroger, elles le regardent fixement sans
-répondre, et continuent, toujours muettes, leur mystérieuse promenade...</p>
-
-<p>Parfois enfin c’est sa propre image qu’il aperçoit, navrante telle
-qu’elle lui est apparue à Paris, dans la glace, le jour où il a résolu
-de se tuer. Alors, il réclame à grand cris l’eau de Jouvence de la
-«Fontaine de Marie» ou, par un revirement subit, il supplie la mort de
-l’endormir enfin, de ce «sommeil sans rêves» qui serait le suprême bien.</p>
-
-<p>&#8212;Je veux mourir... Ce sera bientôt fini... mais, ôtez-moi cette image,
-ôtez-la! sanglote-t-il.</p>
-
-<p>Une nuit, un peu calmé par une dose de morphine, il venait de
-s’assoupir, quand soudain il crut s’éveiller entre les quatre planches
-d’un cercueil.<span class="pagenum"><a id="page_26">{26}</a></span></p>
-
-<p>Ses yeux, agrandis par la peur, s’ouvrirent éperdument, fouillant
-l’obscurité... Il vit qu’il se trouvait dans la chambre de la tourelle.</p>
-
-<p>Les meubles de style Empire avaient presque tous gardé leur ancienne
-place, et l’on eût dit que, depuis dix ans, les rideaux de la fenêtre
-n’avaient pas été changés, tant c’étaient encore les plis un peu raides,
-la teinte un peu terne de jadis. En face du lit, le portrait de la
-petite mère-grand, éclairé par la veilleuse, se détachait, frais et
-lumineux, sur la boiserie sombre.</p>
-
-<p>Était-ce encore une illusion? Bernard ne se le demanda pas. Chimère ou
-réalité, la présence du riant pastel lui était bienfaisante... Il
-souffrait moins.</p>
-
-<p>La nuit s’acheva paisible; la fièvre était prête à s’éteindre, puis,
-dans la journée, le jeune homme retomba dans les mêmes divagations où
-revenaient obstinément les pistolets, la glace et les spectres noirs.</p>
-
-<p>Oh! ce clou, ce clou qui torturait son front!</p>
-
-<p>&#8212;Je veux mourir... répétait-il.<span class="pagenum"><a id="page_27">{27}</a></span></p>
-
-<p>Et, avec une douceur déchirante, il s’adressait au portrait de l’aïeule.</p>
-
-<p>&#8212;C’est mal, oh! je sais bien que c’est mal... mais je suis si
-malheureux... J’espérais que vous n’apprendriez jamais que j’étais mort
-ainsi... Comment m’avez-vous reconnu? J’ai tant changé!...
-Pardonnez-moi... ma disparition ne chagrinera personne au monde... Je
-n’ai plus de force pour vivre, oh! laissez-moi mourir!...</p>
-
-<p>La voix sifflante, saccadée, s’évanouit brusquement dans un soupir qui
-ressemblait à un râle.</p>
-
-<p>Assis tout droit sur son lit, les mains crispées, les yeux hagards,
-Nohel regardait, affolé, dans toute la chambre.</p>
-
-<p>Il eut une hallucination étrange.</p>
-
-<p>Dans la traînée de jour pâle qui glissait sur le tapis par
-l’entre-bâillement des rideaux croisés, la petite mère-grand, descendue
-de son cadre, s’avançait à pas légers.</p>
-
-<p>Oui, c’était bien elle! C’était la robe rose à rubans vert pâle;
-c’étaient les cheveux blonds<span class="pagenum"><a id="page_28">{28}</a></span> et crêpelés relevés en boucles sur la
-tête; c’étaient la bouche sérieuse et le petit cou blanc, souligné d’un
-velours noir...</p>
-
-<p>Seulement, le gracieux visage avait perdu son incarnat et les yeux bleus
-s’étaient voilés.</p>
-
-<p>Le jeune homme contemplait le fantôme.</p>
-
-<p>Maintenant l’aïeule jolie était près du lit, relevant les oreillers
-affaissés et disant, de cette manière tendre qu’on prend pour consoler
-les enfants:</p>
-
-<p>&#8212;Non, vous ne mourrez pas... Je ne veux pas que vous mouriez... J’en
-aurais beaucoup de chagrin, moi... Ne parlez pas, essayez de dormir...</p>
-
-<p>Il répondit faiblement, d’une voix gémissante de malade, en
-s’abandonnant sur la toile rafraîchie!</p>
-
-<p>&#8212;J’ai si mal, ma tête est si chaude, grand’mère.</p>
-
-<p>A ces mots, un tout petit sourire éclaira les lèvres de la mère-grand,
-sourire si tôt né, si tôt disparu, qu’en le saisissant au passage,
-Bernard pensa soudain à ces étoiles filantes qu’on voit<span class="pagenum"><a id="page_29">{29}</a></span> d’un seul
-regard scintiller, puis s’évanouir dans l’azur des soirs d’été.</p>
-
-<p>&#8212;Pauvre enfant! murmura maternellement et sans raillerie l’organe
-musical de l’aïeule, tandis qu’une main veloutée se posait sur le front
-brûlant de Nohel.</p>
-
-<p>&#8212;Merci... balbutia-t-il, délicieusement soulagé.</p>
-
-<p>Et, sous ce contact caressant, ses paupières s’abaissaient comme
-magnétisées. Une impression de bien-être l’envahissait, délassant son
-corps brisé par l’insomnie; un sentiment d’ineffable quiétude se fondait
-dans son cœur.</p>
-
-<p>Que pouvait-il redouter encore, protégé par cette main compatissante?
-L’ouvrier avait cessé son horrible travail, l’image terrifiante, les
-ombres avaient fui. Bernard se sentait fort, Bernard se sentait
-<i>sage</i>!... Mais il avait peur qu’elle ne le quittât, la chère
-consolatrice. A l’idée que, peut-être, elle remonterait, immobile et
-muette, dans le cadre, il éprouvait une de ces angoisses exagérées que
-les moindres préoccupations causent aux malades.<span class="pagenum"><a id="page_30">{30}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ne partez pas... ne partez pas... implora-t-il, se décidant à parler.</p>
-
-<p>&#8212;Je resterai si vous dormez, répondit le fantôme, avec son autorité de
-mère.</p>
-
-<p>&#8212;Je vais dormir, soupira Bernard tranquillisé.</p>
-
-<p>Et, presque aussitôt, ses yeux se fermèrent. Une respiration plus
-régulière souleva sa poitrine...</p>
-
-<p>Une détente salutaire s’était produite; il était sauvé.</p>
-
-<p>Le lendemain soir, il crut sortir d’un long rêve, tant sa tête était
-pleine de souvenirs bizarres et confus, lorsqu’il s’éveilla.</p>
-
-<p>D’un coup d’œil circulaire, il embrassa la chambre que ne hantaient plus
-les épouvantements de la fièvre: une lampe coiffée d’un abat-jour bleu
-l’éclairait discrètement. Près de la porte, un vieux monsieur à lunettes
-d’or&#8212;des lunettes d’or qui avaient l’air bon enfant&#8212;causait avec une
-vieille dame en bonnet de dentelles&#8212;des dentelles qui avaient un air
-évaporé.<span class="pagenum"><a id="page_31">{31}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Maintenant, je réponds de lui, mademoiselle... Le pouls est excellent,
-la température normale... J’avais toujours espéré cette brusque
-amélioration. Avec ces natures-là, c’est sur les coups de foudre qu’il
-faut compter.</p>
-
-<p>&#8212;Quel bonheur, mon Dieu! Ce pauvre Bernard! Ce cher petit!</p>
-
-<p>Et, voyant que le vieux monsieur riait:</p>
-
-<p>&#8212;Eh bien! quoi, docteur? Il avait dix ans quand je l’ai connu!...
-Certes, il a grandi depuis lors, mais il a gardé sa jolie tête fine, qui
-vous charme bon gré mal gré, aujourd’hui comme autrefois.</p>
-
-<p>&#8212;Une jolie tête pas trop bien équilibrée, je le crains fort.</p>
-
-<p>&#8212;Voulez-vous insinuer par là qu’il soit atteint de folie?</p>
-
-<p>&#8212;Atteint de folie, je ne dis pas cela... mais un peu fou... ça ne
-m’étonnerait guère.</p>
-
-<p>&#8212;Il vous a donc raconté de bien étranges choses, quand il avait le
-délire et qu’il prenait cette voix d’outre-tombe qui m’a toujours fait
-fuir à l’autre bout de la maison?<span class="pagenum"><a id="page_32">{32}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Non, non... c’est une simple supposition de ma part...</p>
-
-<p>Le jeune homme écoutait cette conversation qui avait lieu à voix basse
-et ne le renseignait qu’imparfaitement.</p>
-
-<p>Le monsieur à lunettes, c’était le docteur, rien de plus aisé à
-comprendre; mais qui était la vieille demoiselle? Où Bernard avait-il
-déjà vu, moins ridé, ce visage aux traits mignards, moins blancs ces
-bandeaux ondulés couvrant une oreille menue? Où avait-il entendu, plus
-claire, cette voix blanche, aimable dans sa monotone douceur?</p>
-
-<p>Son cerveau, lucide maintenant, ne parvenait pas cependant à résoudre le
-problème. Il murmura, un peu énervé par une tension d’esprit trop
-fatigante pour lui:</p>
-
-<p>&#8212;Qui est là, où suis-je?</p>
-
-<p>Vive comme la poudre, la demoiselle au bonnet de dentelles se précipita
-vers le lit, mais le docteur l’arrêta d’un geste calme, en passant
-devant elle.</p>
-
-<p>&#8212;Où suis-je? redisait Bernard avec une insistance fiévreuse.<span class="pagenum"><a id="page_33">{33}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ne vous agitez pas, mon cher monsieur, lui fut-il répondu très
-amicalement. Vous êtes au château de Nohel, chez votre cousine,
-mademoiselle Armelle de Kérigan.</p>
-
-<p>&#8212;Mademoiselle de Kérigan... Armelle... répéta Nohel d’une voix pensive
-et comme s’il était frappé d’un souvenir.</p>
-
-<p>&#8212;Il y a dix jours, comme je sortais du château où j’avais dîné,
-continua le docteur, je vous ai trouvé dans le jardin, terrassé par une
-syncope... mademoiselle Armelle, aussitôt avertie, s’est empressée
-d’ouvrir sa maison au cher malade qui lui tombait ainsi du ciel et que
-Jean-Marc, le vieux jardinier, avait déjà reconnu...</p>
-
-<p>&#8212;Jean-Marc?... mais je rêve, je rêve...</p>
-
-<p>&#8212;... Puis vous avez été très souffrant, nous avons tous plus ou moins
-tremblé pour vous... et grâce à Dieu vous voilà convalescent.</p>
-
-<p>&#8212;Grâce à Dieu et aussi un peu à vous, docteur, répondit languissamment
-Bernard.</p>
-
-<p>Puis soudain il tourna la tête vers mademoiselle de Kérigan qui ne le
-quittait pas des yeux et son visage s’illumina.<span class="pagenum"><a id="page_34">{34}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Tante Armelle, balbutia-t-il, tante Armelle, est-ce bien vous?</p>
-
-<p>&#8212;Oui, c’est bien moi, répéta tante Armelle, c’est bien moi, Bernard;
-vous vous souvenez de votre cousine? Quelle gentille mémoire vous avez!</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez été une des bonnes fées de mon enfance... Ah! si j’avais pu
-me douter!... j’ai pénétré dans l’enceinte du château comme un
-malfaiteur, figurez-vous! Une soif m’avait pris de revoir mon vieux
-Nohel... Ah! si j’avais su, si j’avais su...</p>
-
-<p>La physionomie de mademoiselle de Kérigan rayonnait.</p>
-
-<p>&#8212;Quelle aventure! dit-elle... mais oui, je l’ai toujours adoré votre
-château, il est romantique! Cependant on m’aurait bien surprise, en
-m’annonçant qu’un jour il cesserait d’appartenir aux Nohel... qu’il
-m’appartiendrait surtout.</p>
-
-<p>&#8212;Quand j’ai quitté la Bretagne, vous habitiez Lille, fit Bernard de la
-même voix dolente, y êtes-vous restée longtemps?<span class="pagenum"><a id="page_35">{35}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;En tout douze ans, mon enfant, pas moins!... J’y avais été appelée à
-la mort de mon beau-frère, monsieur de Thiaz, vous savez... ma sœur
-était seule! Et elle attendait un enfant, la chère femme! J’ai reçu ce
-bébé-là dans mes bras et je suis devenue sa seconde mère... Hélas! je
-n’ai regagné que trop tôt ma belle Bretagne. La pauvre Claire a rejoint
-son mari... Et c’est alors que j’ai acheté le château, à ceux à qui vous
-l’aviez vendu...</p>
-
-<p>Elle s’arrêta une seconde, puis elle dit encore:</p>
-
-<p>&#8212;Vous rappelez-vous ce séjour que vous avez fait à Vannes? Je vous ai
-mené au Pardon... Étiez-vous gentil ce jour-là!... Un vrai petit prince
-avec vos cheveux bouclés et votre blouse de velours bleu?</p>
-
-<p>Ah! certes, Bernard se rappelait la visite à Vannes... Et les macarons
-que «tante Armelle» lui avait offerts au Pardon, et la jolie histoire de
-<i>Belle-Étoile</i> qu’elle lui avait racontée en rentrant, le soir... Il se
-rappelait même que mademoiselle de Kérigan avait<span class="pagenum"><a id="page_36">{36}</a></span> admiré ses belles
-boucles châtaines et sa blouse de velours, et qu’il s’en était montré
-flatté, le petit orgueilleux!... Un enchantement, ces heures passées
-chez la généreuse cousine, dans l’antique maison où il y avait tant de
-livres d’images, d’armoires et de recoins pleins de chatteries! Le nom
-et le visage ami de la vieille demoiselle qui avait tout d’abord causé à
-Bernard une impression d’étonnement mêlée de ressouvenir, réveillaient
-maintenant dans sa mémoire toutes ces choses d’autrefois qui y avaient
-dormi longtemps.</p>
-
-<p>Et il admirait l’enchaînement des circonstances qui l’avait conduit chez
-cette respectable parente, un peu originale, mais bonne dans l’âme, au
-moment où il déplorait son isolement absolu.</p>
-
-<p>Heureux de revoir une figure familière, il souriait, comprenant bien
-qu’on ignorait Jacques Chépart à Plourné et que Bernard de Nohel était
-demeuré, dans l’esprit de mademoiselle Armelle, le petit prince habillé
-de velours du Pardon de Vannes... Un petit prince plus <span class="pagenum"><a id="page_37">{37}</a></span>intéressant
-peut-être depuis qu’il avait grandi, un petit prince qui avait dû
-traverser bien des aventures de par le monde, et qui, arrivé au château
-comme un héros de roman, s’y était encore poétisé du charme de ceux que
-la mort a frôlés.</p>
-
-<p>Lui donnerez-vous encore des macarons, ma cousine? Il n’en a plus goûté
-depuis Vannes. Lui raconterez-vous <i>Belle-Étoile</i>? On a perdu le secret
-des contes bleus à Paris!</p>
-
-<p>Parlez, parlez, mademoiselle Armelle! C’est le petit Bernard qui vous
-écoute: Jacques Chépart n’en saura rien.</p>
-
-<p>Cependant, le docteur se fâchait.</p>
-
-<p>&#8212;Assez causé! disait-il en grondant. C’est très mauvais pour les
-malades les «jadis» et les «autrefois»!</p>
-
-<p>Mais il se trompait, le brave homme! les vieux souvenirs sont comme les
-vieilles chansons: ils bercent et reposent. Ce qu’il fallait redouter
-pour Bernard à l’égal d’un poison, c’étaient les heures solitaires,
-favorables aux rentrées en soi-même, aux idées sombres, aux regrets. A
-peine seul avec le domestique qui<span class="pagenum"><a id="page_38">{38}</a></span> devait le veiller dans la chambre
-voisine, le jeune homme oublia son contentement naïf de l’instant
-précédent.</p>
-
-<p>Trop faible encore pour songer d’une façon précise au suicide et
-reprendre le cours des pensées qu’avait interrompues sa maladie, il
-s’abandonna à cette tristesse vague, et comme sans objet, que
-recherchent les découragés, parce qu’ils y découvrent une sorte de
-jouissance morbide.</p>
-
-<p>Quoiqu’il n’eût plus de fièvre et n’éprouvât aucun malaise défini, il
-dormit mal. Dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, il
-attendait la venue de la petite mère-grand.</p>
-
-<p>Une angoisse inexprimable faisait battre son cœur trop vite. Les yeux
-fermés, remuant les lèvres dans une supplication muette, il croyait par
-moments sentir sur son front la petite main de l’aïeule, puis, déçu, il
-fixait le portrait d’un regard intense, comme pour l’animer de sa propre
-vie... Hélas! la chère vision s’était enfuie avec la fièvre.</p>
-
-<p>Blêmi par l’insomnie, très abattu par un ennui oppressant, Bernard eut
-un soupir de<span class="pagenum"><a id="page_39">{39}</a></span> soulagement, quand le docteur Le Jariel entra, vers neuf
-heures, dans sa chambre.</p>
-
-<p>A peine assis au chevet du lit, ce dernier fronça les sourcils.</p>
-
-<p>&#8212;Les malades ne guérissent qu’autant qu’ils le veulent bien, monsieur
-de Nohel, dit-il, cette nuit vous vous êtes fatigué la tête, je le
-devine, avec un tas de soucis malsains, que vous auriez bien dû laisser
-à Paris...</p>
-
-<p>Nohel répondit par un geste lassé.</p>
-
-<p>&#8212;J’ai passé des heures affreuses, docteur!... Cependant je me sens plus
-fort qu’hier... Quel a été mon mal, en somme? N’ai-je pas le genou
-bandé?... Depuis dix jours, je ne me rends compte de rien!</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez eu une fièvre cérébrale... et vous avez encore, au genou,
-une contusion, résultat de votre chute sur le gravier... Le tout ne sera
-bientôt qu’un souvenir, si vous suivez mes prescriptions: le repos et un
-calme complet.</p>
-
-<p>&#8212;Hélas! docteur, où trouver de tels remèdes? murmura Jacques Chépart.</p>
-
-<p>&#8212;Ici, pour le moment, monsieur de Nohel,<span class="pagenum"><a id="page_40">{40}</a></span> dans le château où vous êtes
-né, chez mademoiselle Armelle de Kérigan.</p>
-
-<p>&#8212;La plus digne et la meilleure des femmes, n’est-ce pas, docteur? fit
-Bernard avec un sourire... Mon père l’aimait beaucoup et je me souviens
-bien d’elle.</p>
-
-<p>&#8212;Votre père avait raison de l’aimer... Je ne lui connais qu’un travers
-et bien inoffensif, son amour exagéré des romans. Elle discute toute la
-soirée ceux qu’elle a lus toute la journée avec mademoiselle Louise, sa
-demoiselle de compagnie... quitte à en rêver encore toute la nuit, comme
-une jeune fille... Mais elle n’en est pas moins serviable et moins
-dévouée... Vous savez qu’elle a tout quitté pour sa sœur dont elle a
-élevé la fille? Elle a été un peu aussi la bonne marraine de mon neveu
-Pierre, dont la mère était souvent souffrante, et elle réserve à la
-charité les heures de loisir que toute provinciale convaincue donne à la
-médisance... Ici, tout le monde l’aime et l’estime infiniment, moi le
-premier... et bientôt, vous ferez comme tout le monde.<span class="pagenum"><a id="page_41">{41}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;J’en suis persuadé... et, quoi qu’il arrive, croyez bien, docteur, que
-je n’oublierai pas les soins que j’ai reçus ici... dit le jeune homme
-d’une voix un peu tremblante.</p>
-
-<p>&#8212;Allons, du sentiment, à présent! s’écria M. Le Jariel, avec un sourire
-clair sur son visage ridé.</p>
-
-<p>Et il fit mine de se lever pour s’en aller bien vite.</p>
-
-<p>D’un geste de prière, Bernard le retint.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! docteur, ne me laissez pas seul!... Parlez-moi encore, parlez-moi
-beaucoup pour m’empêcher de penser.</p>
-
-<p>Les cheveux tout blancs, le front bombé, le nez correct, la bouche
-gracieuse avec je ne sais quoi de malicieux, les yeux un peu petits,
-mais brillants comme des escarboucles sous des cils encore bruns, M. Le
-Jariel offrait le type si séduisant du vieillard qui, resté affable et
-devenu indulgent avec les années, sait toujours se rappeler qu’il est
-vieux, sans jamais oublier qu’il a été jeune...</p>
-
-<p>Il avait repris son fauteuil près du lit, et<span class="pagenum"><a id="page_42">{42}</a></span> tandis que, pour complaire
-au convalescent, il causait au hasard de mademoiselle Armelle, de
-Plourné, du château, de Jean-Marc et de lui-même, Bernard observait avec
-intérêt cette physionomie fine et bienveillante.</p>
-
-<p>Le docteur connaissait bien Paris où il avait fait ses études de
-médecine et passé ses années d’internat, il aimait la grande ville et
-son mouvement perpétuel, mais il aimait aussi Plourné, le petit coin
-poétique, et la mer, sa vieille amie! S’ennuyait-il parfois dans ce pays
-perdu où les relations sociales comme les ressources intellectuelles
-manquaient absolument? Ma foi, non!... Un vilain personnage, l’ennui! Et
-d’ailleurs, règle générale, il n’y a pas de vies ennuyeuses, il n’y a
-que des gens ennuyés, autrement dit, des esprits nuls ou de mauvaises
-consciences.</p>
-
-<p>La besogne quotidienne, la musique, un jardin! Il y aurait là de quoi
-remplir des journées de quarante-huit heures!... Puis le docteur avait
-des amis, ce qui vaut mieux que des relations. Les uns, très humbles,
-s’appelaient Kadio<span class="pagenum"><a id="page_43">{43}</a></span> ou Yvonne, Loïc ou Dinorah... c’étaient les pêcheurs
-de la côte. Les autres, très grands, s’appelaient Pascal ou Corneille,
-Molière ou Victor Hugo... c’étaient les grands penseurs, les écrivains
-de génie...</p>
-
-<p>&#8212;Tout cela ne m’empêche pas de regretter Paris, quelquefois... mais on
-ne choisit pas sa vie; la grande affaire est de se contenter de celle
-qu’on a.</p>
-
-<p>En prononçant ces derniers mots, M. Le Jariel avait attaché ses yeux
-vifs sur Bernard qui, saisi d’une idée subite, demanda:</p>
-
-<p>&#8212;J’ai beaucoup parlé dans mon délire, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>&#8212;Oui, beaucoup, répondit le docteur sans manifester aucun étonnement.
-Vous disiez d’assez vilaines choses: que vous vouliez mourir, vous
-tuer!... C’est souvent ainsi quand on a la fièvre... Se tuer! bel acte
-de courage! Il avait raison le bonhomme Franklin: «Un commandant ne doit
-pas déserter son poste, et le poste de l’homme, c’est la vie!» Il faut
-vivre, jeune homme, bien vivre!... Et, ma<span class="pagenum"><a id="page_44">{44}</a></span> foi, on s’en tire encore sans
-trop de peine, si l’on a seulement un peu de ciel bleu dans le cœur!</p>
-
-<p>&#8212;C’est sans doute l’Idéal, que vous appelez ainsi? demanda le romancier
-pessimiste, avec quelque ironie.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, mon cher monsieur, c’est l’Idéal... Je suis de la vieille école,
-moi!... On ne lit pas Schopenhaüer en Bretagne!... Oh! ce n’est pas que
-j’aime les songeurs inactifs, ceux qui, sous le prétexte de je ne sais
-quelle manie contemplative, marchent sans regarder à terre, les yeux
-perdus dans l’azur, au risque de se casser le cou!... Vivent les
-lutteurs et les braves, monsieur de Nohel!... Mais, où est le mal, je
-vous prie, si on lutte avec un rêve dans l’âme, une sainte ambition dans
-l’esprit... si, de la réalisation d’une conception noble et belle, on
-fait le but de sa carrière?... Voyons, jeune homme, est-on jamais un
-grand artiste, un grand poète, si l’on ne s’est pas créé un type du
-beau? Un grand savant, si l’on ne croit pas à la science? Un philosophe
-bienfaisant, si l’on<span class="pagenum"><a id="page_45">{45}</a></span> ne croit pas à la vérité? Un homme, oui, tout
-simplement un homme, dans la superbe acception du mot, si l’on ne croit
-pas au bien, à l’honneur? si l’on n’a pas conscience de sa propre
-personnalité, même très humble, dans l’univers très grand; si l’on ne se
-dit pas que chaque vie humaine doit être pour quelque chose dans
-l’avancement général de l’humanité!... Eh bien, le Beau, l’Utile, le
-Vrai, le Bien qu’on rêve d’atteindre, guidé par le sentiment de la
-dignité humaine, voilà ce que j’appelle l’Idéal!... Faire tendre vers ce
-but les efforts de toutes ses facultés, voilà ce que j’appellerai donner
-une raison d’être à sa propre existence. Et, maintenant, dites ce que
-vous pensiez tout à l’heure, que je suis un vieux fou.</p>
-
-<p>Nohel eut un sourire et tendit la main au docteur.</p>
-
-<p>&#8212;S’il y avait dans le monde beaucoup de fous comme vous, personne
-n’aurait plus envie de le quitter.</p>
-
-<p>&#8212;Phrase ambiguë qui ne signifie aucunement que vous me trouviez sage.<span class="pagenum"><a id="page_46">{46}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Je vous crois très sincère et très bon... et il y a des folies
-sublimes.</p>
-
-<p>&#8212;Eau bénite de cour, mon cher malade! Vous me traitez tout bonnement de
-provincial qui n’a rien vu!... Écoutez-moi pourtant... Si arriéré que je
-puisse paraître, c’est à Paris, la ville pensante et agissante, que j’ai
-appris à agir et à penser, vous pouvez vous fier à mon expérience: les
-hommes ne sont pas si mauvais qu’ils le disent, si «décadents» qu’ils le
-croient, si impuissants qu’ils voudraient l’être... Le malheur, c’est
-qu’ils cultivent la désespérance... un mot nouveau, mais une vieille
-plaie, dont on guérit si on le veut bien... Tenez, je voudrais pouvoir
-vous fondre avec mon neveu Pierre... cet alliage de monsieur Tant-Pis
-avec monsieur Tant-Mieux donnerait deux hommes parfaits ou près de
-l’être... Ah! voilà un heureux vivant!... Rien ne l’étonne, rien ne
-l’inquiète. Tout est beau, tout est bon, tout est vrai... Il a encore
-moins d’idéal que vous celui-là, allez!</p>
-
-<p>&#8212;Est-ce que votre neveu habite Plourné, docteur?<span class="pagenum"><a id="page_47">{47}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Pierre est marin; il y a plus de trois ans que je ne l’ai vu... Il
-reviendra prochainement, je pense, pour...</p>
-
-<p>Le docteur s’arrêta, puis acheva:</p>
-
-<p>&#8212;Pour nous retrouver tous... Et maintenant, adieu, monsieur de Nohel,
-je ne sais trop si je vous ai distrait... Que voulez-vous, j’ai la manie
-de la santé: drôle pour un médecin, n’est-ce pas? Et j’aime les âmes
-bien portantes et les intelligences saines, autant que les tempéraments
-solides et les corps vigoureux.</p>
-
-<p>&#8212;A demain, docteur, et merci... murmura le jeune homme.</p>
-
-<p>Il était bien loin d’être convaincu, mais les idées du docteur l’avaient
-réconforté, ainsi que l’air vivifiant des plages ranime un instant les
-malades, sans les guérir. Somme toute, il était vaguement satisfait de
-rencontrer chez un homme d’esprit les illusions qu’il avait considérées
-jusque-là comme puériles et presque sottes.</p>
-
-<p>&#8212;Une figure sympathique, ce philosophe sans le savoir! pensa-t-il. Si
-j’avais un fils, je<span class="pagenum"><a id="page_48">{48}</a></span> le lui confierais... Il en ferait très probablement
-un Don Quichotte, mais à coup sûr, un honnête homme et, qui sait?...
-peut-être un homme heureux.<span class="pagenum"><a id="page_49">{49}</a></span></p>
-
-<h3><a id="IV"></a>IV</h3>
-
-<p>Le surlendemain, Jean-Marc demanda comme une grande faveur la permission
-de saluer celui qu’il nommait encore son jeune maître.</p>
-
-<p>Le jardinier de Nohel avait vieilli depuis le temps où Bernard cueillait
-des cerises. Sa taille s’était courbée, ses cheveux avaient grisonné, sa
-peau brune et desséchée, prenant des teintes de terre, s’était étendue
-sur la charpente osseuse de son visage, mais les mêmes yeux, pleins
-d’une sorte de candeur sereine, brillaient au fond de ses orbites plus
-creuses; un sourire de bonhomie franche égayait sa bouche dégarnie.</p>
-
-<p>Il ne voulait pas s’asseoir, le vieil homme!<span class="pagenum"><a id="page_50">{50}</a></span> Debout, son chapeau à la
-main, il parlait à Bernard, disant comme mademoiselle Armelle, ce mot
-ravi de ceux qui se retrouvent après de longues années: «Vous
-rappelez-vous?» Et Bernard se rappelait.</p>
-
-<p>Mais en dix ans, bien des choses avaient changé; la petite-fille de
-Jean-Marc, une contemporaine de Bernard, avait épousé l’un des pêcheurs
-de la côte... Le fidèle serviteur était arrière-grand-père, maintenant!
-Combien on les aime ces petits, qui viennent quand on est déjà tout près
-de s’en aller!</p>
-
-<p>&#8212;Et vous, monsieur Bernard, est-ce que vous ne nous amènerez pas un de
-ces jours une belle jeune dame et de gentils marmots?</p>
-
-<p>Bernard sourit, en secouant la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Non, mon pauvre ami, je ne suis ni marié, ni désireux de l’être
-jamais... Ça vaut autant pour la femme que j’épouserais, va... Fais mes
-compliments à ta petite-fille, je lui souhaite tout le bonheur possible
-et à toi aussi.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! le bonheur, fit simplement Jean-Marc, le bonheur, c’est ça: la
-santé, une bonne<span class="pagenum"><a id="page_51">{51}</a></span> femme qu’on aime, des enfants qui grandissent bien, du
-travail, et puis, plus tard, quand on est vieux, des mioches qui vous
-appellent grand-père... Je l’ai eue ma part de bonheur, allez! Et si
-parfois la besogne a été rude, si l’on a souffert de l’hiver, si l’on a
-eu des tourments&#8212;qui n’en a pas!&#8212;eh bien! on ne s’en est pas trop
-plaint, et on a remercié Notre-Dame tout de même.</p>
-
-<p>«Allons, pensa Nohel, encore un philosophe; bien humble celui-là!...
-Encore un être qui a son petit coin bleu dans le cœur!»</p>
-
-<p>&#8212;Donne-moi la main, Jean-Marc, fit-il à voix haute, tu es un bien brave
-homme, mon vieux.</p>
-
-<p>Et le jardinier s’éloigna sans savoir pourquoi il était un si brave
-homme d’avoir été heureux.</p>
-
-<p>A ce moment, mademoiselle Armelle entrait, le visage auréolé d’un grand
-chapeau cabriolet, les épaules serrées dans une écharpe de crêpe de
-Chine puce... Trop ridée, trop maigre, trop exsangue, ce n’était pas, à
-vrai dire, une jolie vieille que mademoiselle Armelle. Mais le blanc
-bleuâtre de ses bandeaux donnait un éclat à ses<span class="pagenum"><a id="page_52">{52}</a></span> yeux noirs, et son
-sourire, aux dents encore blanches, avait le charme indéfinissable d’une
-grande bonté.</p>
-
-<p>Une grande bonté, tel était en effet le fonds de cette nature ingénue,
-tel avait été le principe inspirateur de toute la vie de mademoiselle
-Armelle.</p>
-
-<p>Née avec un cœur aimant, bercée dès la prime jeunesse par les
-exaltations passionnées et le rythme enchanteur des <i>Méditations</i>; très
-romanesque, ainsi que toutes les jeunes filles de sa génération, elle
-avait aimé, à dix-huit ans, un jeune homme simple et bon comme elle,
-Louis Le Jariel, le frère aîné du docteur, mais le pauvre amoureux
-n’ayant pour toute fortune qu’une place de comptable chez un négociant
-de Vannes, M. de Kérigan lui avait refusé sa fille... et les années
-s’étaient enfuies.</p>
-
-<p>Louis n’avait pas oublié Armelle, cependant il avait fait un beau
-mariage, il avait épousé la fille de son patron, une brave jeune fille
-qui méritait son affection. Un adieu aux rêveries sentimentales, ce
-mariage, une entrée dans la vie<span class="pagenum"><a id="page_53">{53}</a></span> positive! Armelle resta dans le cœur de
-Louis, comme une image très fine et presque immatérielle, comme un
-symbole de sa jeunesse devant lequel son souvenir aimait à se
-prosterner, mais il fut heureux avec sa femme, il adora ses enfants.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Kérigan, elle, n’avait pas eu le courage de renoncer à
-son idéal; pour lui rester fidèle, elle avait éconduit tous les
-épouseurs. Le mariage raisonnable seulement, le mariage sans un amour
-infini qui le conclue entre deux âmes avant qu’un contrat le consacre
-aux yeux du monde, lui inspirait une invincible horreur. Elle préféra
-vouer son cœur au rêve qui ne s’était pas réalisé.</p>
-
-<p>Quand elle revint de Lille, déjà vieille, ayant donné à sa sœur douze
-années de sa vie&#8212;douze années de cette tendresse exclusive qui était le
-parfum de son âme passive&#8212;des relations très amicales s’établirent
-entre elle et le ménage Le Jariel qu’elle avait d’abord perdu de vue.
-Elle aima madame Le Jariel qui était faible et délicate; elle aima
-Berthe et Pierre,<span class="pagenum"><a id="page_54">{54}</a></span> les enfants nés du mariage qui avait détruit toutes
-ses espérances, et elle trouva cela très simple. Plusieurs années après,
-M. Le Jariel mourut, et quand madame Le Jariel s’éteignit à son tour, ce
-fut en recommandant ses enfants au docteur et à mademoiselle Armelle. La
-vocation de Berthe et celle de Pierre étaient alors depuis longtemps
-arrêtées. L’une entra au couvent, l’autre fut marin, mais mademoiselle
-de Kérigan les suivait du cœur dans leur nouvelle vie; elle remplaçait
-la mère qui n’était plus.</p>
-
-<p>Chose étrange, aucun chagrin, aucune déception n’avait aigri cette âme
-de femme! Séparée de celui qu’elle aimait, puis presque oubliée, presque
-trahie, Armelle croyait encore aux amours éternelles, et elle avait un
-beau sourire sans amertume, lorsqu’elle rencontrait dans la campagne
-deux amoureux qui se tenaient par la main... A soixante ans, elle se
-formait encore, de la vie, la même idée qu’à seize. La vie, à ses yeux,
-c’était un joli roman où, au dénouement, tout le monde devait être
-heureux. Les romans, le docteur l’avait bien dit à Bernard, étaient la<span class="pagenum"><a id="page_55">{55}</a></span>
-faiblesse de mademoiselle Armelle; son imagination avait su lui créer,
-dans les fictions dont elle recherchait le charme, une seconde destinée
-plus clémente que la première, et elle jouissait d’un vrai bonheur et
-elle pleurait de vraies larmes avec les héros dont on lui contait le
-malheur ou la félicité.</p>
-
-<p>Mais, cette double existence dans le domaine du faux et du conventionnel
-autant que les dispositions naturelles du caractère de mademoiselle de
-Kérigan avaient fini par annihiler, chez cette excellente personne, le
-peu qui lui avait été départi de sens pratique applicable à la direction
-générale de la vie; l’esprit romanesque, s’il n’est pas contenu par la
-raison, est un danger, le docteur le savait bien et il avait pu le
-constater une fois de plus, et il en soupirait dans son amitié pour la
-vieille demoiselle... dans son amitié pour ceux qu’elle aimait surtout.
-Bernard, qui était moins bien renseigné que M. Le Jariel et qui allait
-moins au fond des choses, s’amusait au contraire de cette fraîcheur
-d’imagination qui avait survécu à la<span class="pagenum"><a id="page_56">{56}</a></span> soixantième année et il admirait
-que quelqu’un pût se désintéresser momentanément de la réalité d’une
-façon assez complète pour vivre au pays des nuages, dans un contentement
-presque absolu.</p>
-
-<p>Il aimait la figure distraite et souriante de «tante Armelle»; en voyant
-la vieille cousine s’avancer dans le petit salon où il était autorisé à
-passer quelques heures sur un fauteuil, il eut un regard joyeux et fit
-instinctivement le mouvement de se lever.</p>
-
-<p>&#8212;Restez, restez, par grâce, mon enfant! s’écria-t-elle.</p>
-
-<p>Et elle continua, parlant comme toujours très vite et à bâtons rompus:</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez encore pauvre mine, Bernard, et vous avez maigri
-terriblement... Comme vous voilà changé par dix jours de maladie!... Le
-docteur trouve que vous avez besoin de distractions... il veut qu’on
-vous tienne compagnie, qu’on cause avec vous... Il a raison, mais voyez
-le contre-temps, voilà que j’ai promis une visite à la sœur de monsieur
-le curé... Enfin, je vais vous<span class="pagenum"><a id="page_57">{57}</a></span> envoyer Janik; elle fait une tournée de
-pauvres; je pense qu’elle va rentrer... Jeanne de Thiaz, vous savez, la
-fille de ma sœur. C’est une bonne petite fille. Ah! bien plus pratique
-que sa tante!... En attendant, voulez-vous un livre?... <i>Dette de
-haine</i>... C’est de monsieur Ohnet? (Elle prononçait Ohnette.) un peu
-scabreux... mais bien intéressant! conclut-elle en interrogeant Nohel du
-regard.</p>
-
-<p>&#8212;Mon Dieu, ma cousine, je tâcherai de ne pas trop m’en effaroucher,
-répondit le jeune homme avec un grand sérieux, et, bien que je regrette
-infiniment cette promesse à la sœur du curé, je vous remercie de votre
-attention dont je profiterai volontiers.</p>
-
-<p>Mais il n’avait nulle envie de lire ni le roman de M. Ohnet, ni aucun
-autre roman... Aux premières pages, il posa le volume et essaya,
-vainement aussi, de penser au roman qu’il écrivait lui-même. Son cerveau
-se refusait à tout travail; involontairement il songeait au portrait de
-la petite mère-grand, dont l’apparition restait pour lui un mystère.<span class="pagenum"><a id="page_58">{58}</a></span></p>
-
-<p>Car enfin, Bernard avait vu, bien vu, et toute jeune, toute jolie, sa
-trisaïeule, l’arrière-grand’mère de la vieille demoiselle Armelle! Il
-lui avait parlé, elle avait répondu; et il se rappelait cette
-conversation, comme un fait réel... Était-il possible qu’une
-hallucination laissât un souvenir si net? Qu’une simple illusion eût
-emprunté tant de vie à la fièvre?</p>
-
-<p>Plusieurs fois, le jeune homme avait été sur le point de tout raconter
-au docteur Le Jariel et de lui demander la confirmation scientifique
-d’un incident qui paraissait presque surnaturel; la crainte d’être
-traité de visionnaire l’avait arrêté. Il se jugeait bien naïf d’attacher
-tant d’importance à une chimère de malade, et, cependant, il ne
-parvenait pas à analyser l’impression complexe, insaisissable, qu’il
-éprouvait encore, quand il dévorait du regard pour l’interroger, ce
-portrait, cette chose insensible qui ne pouvait pas lui répondre.</p>
-
-<p>On frappait à la porte.</p>
-
-<p>&#8212;Entrez, dit-il distraitement.</p>
-
-<p>Mais il restait plongé dans sa méditation in<span class="pagenum"><a id="page_59">{59}</a></span>quiète. Mentalement, il
-parlait à la riante image:</p>
-
-<p>«Si vous saviez, petite mère-grand, combien je vous aime, et quel bien
-vous me feriez si vous viviez encore, jeune et ravissante comme vous
-voilà!... Vous me diriez sans doute ce que me disait l’autre jour
-monsieur Le Jariel, mais ce ne sont pas les plus vieux curés qui
-prononcent les meilleurs sermons, et votre voix plus tendre que la
-sienne me persuaderait mieux! Ah! petite mère-grand, petite mère-grand,
-si vous reveniez encore!»</p>
-
-<p>Puis, par hasard, au milieu de cette invocation, Nohel tourna la tête;
-un cri à peine étouffé lui échappa...</p>
-
-<p>C’est que la petite mère-grand était là, debout dans la pièce
-ensoleillée, avec sa robe rose à rubans vert pâle.</p>
-
-<p>Vaguement, Bernard pensa qu’à force de concentrer sur le même point son
-esprit énervé, il retrouvait le délire des jours de fièvre... Les
-poètes, les artistes, tous les êtres impressionnables ne traversent-ils
-pas des crises déconcertantes?...<span class="pagenum"><a id="page_60">{60}</a></span></p>
-
-<p>Mais la sensation avait été trop inattendue et trop vive; au moment même
-où la petite mère-grand allait lui parler, Nohel s’évanouit...</p>
-
-<p>L’odeur astringente du vinaigre lui fit ouvrir les yeux. Une voix lui
-disait:</p>
-
-<p>&#8212;N’ayez pas peur, je vous en prie, monsieur de Nohel... Je ne suis pas
-un fantôme, je suis Jeanne de Thiaz, Janik, votre cousine, voilà tout!</p>
-
-<p>&#8212;Jeanne de Thiaz! murmura-t-il... Oh! pardon, mademoiselle... je suis
-plus faible qu’un enfant.</p>
-
-<p>Il essayait de sourire, et il regardait la jeune fille, tout en pensant
-au portrait de l’aïeule qui riait dans son cadre Empire.</p>
-
-<p>&#8212;Ne vous excusez donc pas, reprit la petite voix claire. Un malade qui
-s’évanouit, rien de plus naturel. Mais je suis désolée, moi!</p>
-
-<p>Doucement, Bernard avait pris des mains de Janik le mouchoir imbibé de
-vinaigre, et il se le passait lui-même sur les lèvres et sur le front.</p>
-
-<p>&#8212;Êtes-vous mieux maintenant?</p>
-
-<p>&#8212;Mieux, beaucoup mieux... merci...<span class="pagenum"><a id="page_61">{61}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Vous voilà moins pâle, c’est bon signe!</p>
-
-<p>Il y eut un silence. Maintenant, Bernard détaillait curieusement le
-costume d’aïeule de Jeanne... Était-ce bien un costume d’ailleurs?</p>
-
-<p>Les modes modernisées de l’Empire et du Directoire étaient en grande
-vogue, et, depuis plus d’un an, Bernard avait rencontré dans les rues de
-Paris quantité de jeunes filles dont les robes longues, les hautes
-ceintures et les manches bouffantes ne l’avaient nullement surpris.</p>
-
-<p>Non vraiment, elle n’avait rien d’étrange pour un homme lucide, cette
-robe de mousseline rose garnie de rubans; c’était une robe d’été très
-gentille, rien de plus!</p>
-
-<p>&#8212;Si vous vouliez me dire... m’expliquer? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz se mit à rire d’un rire gai.</p>
-
-<p>&#8212;Vous expliquer ma robe de grand’mère qui vous préoccupe encore! bien
-volontiers... Ma tante Armelle a toujours trouvé que mes traits
-rappellent un peu ceux de Jeanne de Nohel,<span class="pagenum"><a id="page_62">{62}</a></span> notre aïeule, et, la mode
-aidant cette année, elle s’est donné le plaisir de rendre la
-ressemblance plus frappante, en copiant pour moi le costume du portrait.
-Voilà tout le prodige, et c’est très innocemment que j’ai joué un rôle
-parmi les visions que vous suscitait la fièvre. Mon tort est de ne pas
-avoir pensé aujourd’hui que votre convalescence est bien récente et
-qu’ainsi vêtue je pouvais encore vous causer de l’effroi.</p>
-
-<p>&#8212;De l’effroi, mademoiselle! répondit Bernard. Mais figurez-vous que
-votre première apparition a été le salut pour moi. Il m’a semblé que,
-bien réellement, la petite grand’mère du portrait descendait du cadre
-pour me guérir et me consoler... et je l’aimais tant, quand j’étais
-enfant, ce portrait!... C’est qu’il était un peu ma conscience...</p>
-
-<p>&#8212;Votre conscience? répéta Janik étonnée.</p>
-
-<p>&#8212;Une invention de ma nourrice, qui tirait parti de mon imagination très
-vive...</p>
-
-<p>Et le jeune homme raconta le rôle important qu’avaient joué, dans son
-éducation pre<span class="pagenum"><a id="page_63">{63}</a></span>mière, les lèvres doucement sévères et les yeux rieurs de
-la petite mère-grand.</p>
-
-<p>&#8212;Croyez-moi, mademoiselle, ajouta-t-il moitié sérieux, moitié railleur,
-ne la regrettez pas votre jolie robe rose, vous qui venez de visiter les
-pauvres et qui aimez à faire la charité... ne la regrettez pas, elle a
-rendu un homme à là vie. Est-ce une bonne œuvre qu’elle a accomplie là?
-je ne sais... mais peut-être, après tout était-ce Jeanne de Nohel
-elle-même qui vous envoyait vers moi...</p>
-
-<p>Janik s’était assise en face de Bernard; elle écoutait, les mains
-croisées sur ses genoux.</p>
-
-<p>&#8212;Je le crois, répondit-elle. Et, si notre aïeule m’a choisie pour vous
-faire du bien, j’en suis très heureuse, monsieur de Nohel.</p>
-
-<p>Elle ne semblait nullement embarrassée de la gratitude enthousiaste de
-ce grand jeune homme, dont la voix mâle lui parlait si affectueusement.
-On lui avait appris à plaindre ceux qui souffrent et Bernard souffrait.
-Elle avait donné à ce front brûlant la fraîcheur de sa main, à cet
-esprit chagrin la pitié de son cœur,<span class="pagenum"><a id="page_64">{64}</a></span> et elle n’éprouvait aucune gêne de
-ce qu’elle avait fait si simplement, dans sa bonté juvénile où déjà des
-instincts de mère s’éveillaient.</p>
-
-<p>Cependant, Nohel s’étonnait, peu accoutumé à cette candeur tranquille;
-la petite mère-grand restait pour lui une créature à part, et il se
-surprenait à lire en elle, comme en un livre grand ouvert.</p>
-
-<p>Blonde, fine, avec des yeux bleus dont l’expression égayait parfois tout
-le visage sans que la bouche s’en mêlât, Jeanne de Thiaz ressemblait
-beaucoup au portrait de l’aïeule, mais, bien que son teint fût rose et
-son corps très frêle, on sentait qu’elle avait dépassé l’âge indécis de
-seize ans. Sous la douceur du regard, on devinait une pensée profonde;
-la bouche, toute petite, exprimait la fermeté. Des paroles jeunes,
-sincères, toujours sages et droites, pouvaient seules entr’ouvrir ces
-lèvres mignonnes, si nettement dessinées.</p>
-
-<p>Cette enfant de vingt ans était sans doute très réfléchie et très bonne,
-soumise aussi, mais un peu indépendante, comme tout être vraiment<span class="pagenum"><a id="page_65">{65}</a></span>
-intelligent. Quelles qu’eussent été les influences qui s’étaient
-exercées sur elle et qu’elle avait probablement subies dans une certaine
-mesure, Janik avait dû dégager sa propre personnalité du chaos des
-conseils et des exemples d’autrui: voilà ce dont Bernard était
-convaincu... Et combien la jeune fille lui semblait jolie avec cet air
-qu’elle avait d’ignorer son charme! Charme si pénétrant et si doux qu’on
-avait peur de l’écraser, en le décorant de ce grand mot: beauté.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez été une vraie sœur pour moi, dit encore Bernard, et je suis
-si peu habitué à la sollicitude, que je ne sais comment vous en exprimer
-ma reconnaissance, mademoiselle.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne veux pas de votre reconnaissance, que je n’ai pas méritée, mon
-cousin Bernard, répondit-elle. Donnez-moi plutôt votre amitié en échange
-de la mienne... voilà ce que j’accepterai de tout mon cœur...</p>
-
-<p>Elle souriait toujours des yeux et aussi des lèvres, et Bernard comprit
-que c’était bien, en<span class="pagenum"><a id="page_66">{66}</a></span> effet, de tout son cœur qu’elle disait: soyons
-amis!</p>
-
-<p>Depuis ce jour, la guérison avança à grands pas. A cause de son genou
-blessé, Bernard était encore condamné à l’immobilité, mais il ne s’en
-plaignait pas et l’affection que lui témoignait mademoiselle Armelle lui
-semblait si sincère, que ses premiers scrupules de faire un aussi long
-séjour chez la vieille demoiselle s’étaient rapidement évanouis.</p>
-
-<p>A demi couché dans une bergère, faible et docile comme un enfant, il se
-complaisait dans une sorte de passivité qui était un repos. Dans le
-salon, autour de lui, mademoiselle de Kérigan et sa lectrice
-travaillaient pour les pauvres; M. Le Jariel, debout, le chapeau à la
-main, retardait son départ, avec d’interminables causeries; et Janik
-glissait d’un bout à l’autre de la pièce, offrant au docteur une chaise
-qu’il refusait énergiquement, dévidant l’écheveau de la tante Armelle,
-ramassant les ciseaux de mademoiselle Louise ou préparant l’ouvrage
-qu’elle allait coudre elle-même,<span class="pagenum"><a id="page_67">{67}</a></span> de ses petits doigts qui voltigeaient
-en tirant l’aiguille.</p>
-
-<p>Le ciel pur et comme lavé de soleil avait des douceurs opalines... Par
-la fenêtre ouverte, la brise apportait des parfums de fleurs, mêlés
-d’effluves salins... On entendait, très bas, le bruit de la mer; et
-c’était comme un accompagnement en sourdine, au pépiage des oiseaux dans
-les arbres.</p>
-
-<p>Calme et silencieux, jetant un regard presque heureux sur ce cercle
-familial dont lui, l’inconnu d’hier, il était devenu le centre, Bernard
-goûtait le plaisir intraduisible des convalescents, cette impression de
-bien-être qui les envahit peu à peu et augmente insensiblement en eux
-comme si la vie pénétrait, distillée goutte à goutte, dans leurs veines;
-cette langueur délicieuse qui les enveloppe, cet émerveillement qui les
-ravit devant la lumière, cette joie gourmande qu’ils trouvent à respirer
-l’air qui les grise!... Plaisir purement sensuel&#8212;du moins Bernard le
-pensait ainsi, puisqu’il savait qu’au moment même où son être physique
-jouissait<span class="pagenum"><a id="page_68">{68}</a></span> de recouvrer la vie, son être moral aspirait encore au
-néant,&#8212;plaisir instinctif, mais très subtil, très étrange, séduisant
-comme un paradoxe, pour ce dégoûté de l’existence!</p>
-
-<p>Avant de se mettre à coudre, Janik s’approchait du jeune homme, plaçait
-un coussin sous sa tête et repoussait légèrement le battant de la
-fenêtre, qui pouvait gêner ses mouvements.</p>
-
-<p>Il la regardait s’acquitter de ces soins, la remerciant des yeux.</p>
-
-<p>&#8212;Êtes-vous bien ainsi?</p>
-
-<p>&#8212;Très bien... ah! si bien! soupirait-il les yeux demi-clos.</p>
-
-<p>Et il pensait:</p>
-
-<p>«A demain la désespérance! Puisque la terre nous réservait encore
-quelque chose de doux, de nouveau, d’inconnu, savourons cette dernière
-coupe: la mort après!»<span class="pagenum"><a id="page_69">{69}</a></span></p>
-
-<h3><a id="V"></a>V</h3>
-
-<p>La mort après!... En attendant, les heures lui semblaient charmantes,
-dans le vieux salon jonquille dont chaque meuble, chaque bibelot
-d’étagère, lui devenaient familiers.</p>
-
-<p>Le babillage de mademoiselle Armelle le distrayait, la conversation du
-docteur, dont les idées très arrêtées étaient une source de discussions
-continuelles, l’intéressait sans le fatiguer.</p>
-
-<p>Puis surtout il y avait Janik.</p>
-
-<p>La maladie n’avait pas étouffé le psychologue en Bernard; il étudiait la
-jeune fille. Étude bien peu compliquée que celle-là; mais attachante<span class="pagenum"><a id="page_70">{70}</a></span>
-pourtant, et pleine de révélations délicieuses pour ce blasé de Jacques
-Chépart.</p>
-
-<p>Auparavant, chaque fois qu’il avait tenté de comprendre un caractère de
-femme, il avait remarqué qu’un intérêt de lutte s’était mêlé peu à peu à
-l’intérêt philosophique qu’il avait recherché d’abord. Le sujet
-sollicité s’était dérobé à son observation ou, plus souvent, avait
-essayé de la dérouter... Avec Janik, rien de semblable. La petite
-mère-grand, dont les joues roses et veloutées comme une pêche ignoraient
-la poudre de riz, ne fardait pas plus sa pensée que son visage. Et
-d’ailleurs, qu’eût-elle caché de son âme toute blanche?</p>
-
-<p>A mesure qu’il connaissait mieux M. Le Jariel, Nohel s’expliquait
-l’influence bienfaisante qu’avaient pu exercer sur le caractère de
-mademoiselle de Thiaz, les idées du vieux philosophe.</p>
-
-<p>Sans doute, c’était l’excellent docteur qui avait fortifié chez sa
-petite amie cette belle santé du cœur et de l’intelligence, qu’il
-estimait à l’égal de celle du corps; c’était lui qui<span class="pagenum"><a id="page_71">{71}</a></span> avait développé
-dans l’esprit de la jeune fille le mélange d’enthousiasme et de raison,
-de suave poésie et de saine prose, qui en faisait le charme et la
-supériorité.</p>
-
-<p>Janik aimait les beaux vers et la belle musique, la nature bretonne et
-les chants infinis de la mer; elle aimait les rêveries calmes à la nuit
-tombante, dans le parc endormi; elle aimait la fontaine de madame Marie
-et les mystérieuses légendes du pays, le mysticisme passionné des poèmes
-armoricains où l’amour et la religion parlent le même langage.... Mais
-elle savait admirer les étoiles sans les chercher ensuite en plein midi.
-Comme une petite plante vivace, elle tenait à la terre, tout en
-balançant sa jolie tête au vent du ciel.</p>
-
-<p>Mademoiselle Armelle lui reprochait un peu d’être «pratique»; elle
-l’était en effet, mais non pas au sens mesquin du mot. Le positivisme de
-Janik n’allait pas au-delà d’un bon sens très fin. Elle raisonnait
-beaucoup, sans être aucunement raisonneuse, et ses jugements dénotaient
-une sorte d’optimisme serein, fait d’in<span class="pagenum"><a id="page_72">{72}</a></span>dulgence pour les autres,
-d’espoir en la vie et de confiance en Dieu.</p>
-
-<p>Elle semblait heureuse, contente surtout dans son existence monotone. En
-la suivant dans le cours de ses occupations journalières, Bernard se
-redisait cette pensée de Renan qu’il s’était amèrement répétée devant la
-boîte aux pistolets: «Le bonheur dans la vie, c’est le dévouement à un
-devoir ou à un rêve!»</p>
-
-<p>C’était l’accomplissement d’un devoir ou plutôt d’une série de devoirs
-tout simples, qui faisait le bonheur paisible de cette enfant.</p>
-
-<p>Entourer d’affection sa vieille tante et le docteur Le Jariel qu’elle
-aimait comme un père, égayer la maison de fleurs et de chansons,
-soulager les malades, aider les pauvres, être la lumière et la gaieté du
-coin de terre où s’épanouissait sa jeunesse, telle était la vie de
-Janik!</p>
-
-<p>Mais avait-elle un «rêve»?</p>
-
-<p>C’était peut-être le seul secret de ce front pur, et Bernard le
-respectait. Il respectait aussi la bienheureuse quiétude morale de
-mademoiselle de Thiaz. Mais, chose étrange, autant il<span class="pagenum"><a id="page_73">{73}</a></span> évitait lui-même
-les conversations qui eussent donné accès à sa verve de pessimiste,
-autant la jeune fille semblait les rechercher.</p>
-
-<p>Bravement, elle se heurtait aux doctrines désespérées, les combattant
-avec les arguments tout spontanés que lui inspirait son cœur de femme
-bonne et honnête. Nohel l’écoutait avec patience. Elle était bien
-toujours la petite mère-grand, grondeuse ou souriante, et, parfois,
-Jacques Chépart se figurait n’avoir plus qu’un souci au monde: ne point
-attrister cette bouche enfantine, mettre un rayon dans ces yeux bleus!</p>
-
-<p>Un jour, à propos d’un livre qu’avait raconté mademoiselle Armelle,
-Janik, avec une exagération juvénile, traita d’acte méprisable le
-suicide du héros que sa tante avait porté aux nues... Bernard, oubliant
-que mademoiselle de Thiaz n’ignorait peut-être pas les douloureux
-projets qu’il avait révélés au docteur dans le délire, la contredit très
-posément, comme si la question n’avait eu pour lui qu’un intérêt banal.<span class="pagenum"><a id="page_74">{74}</a></span></p>
-
-<p>Un peu pâle, les narines frémissantes, la jeune fille s’anima:</p>
-
-<p>&#8212;Mais c’est une lâcheté, s’écria-t-elle. Et vous excusez cela!</p>
-
-<p>&#8212;J’excuse l’homme qui se débarrasse volontairement d’une vie inutile,
-oui.</p>
-
-<p>&#8212;Une vie inutile! Qu’appelez-vous une vie inutile d’abord? Est-ce que
-chaque existence n’a pas son utilité, comme toute chose en ce monde,
-comme le plus humble des animaux et la plus frêle des plantes?... Mais,
-la mission consciente ou instinctive assignée à chaque être, l’effet
-demandé à chaque cause, il me semble à moi que c’est le principe de la
-sagesse divine, la grande loi de l’univers!</p>
-
-<p>Cette ardeur amusait le jeune homme.</p>
-
-<p>&#8212;Je vois qu’en bonne chrétienne, vous voudriez me ramener tout
-doucement à Dieu, et peut-être même à notre sainte Anne d’Auray,
-n’est-il pas vrai, ma petite cousine?</p>
-
-<p>Elle rit gaiement avec lui.</p>
-
-<p>&#8212;Qui sait, mon grand cousin!... Mais, quoi qu’il en soit, permettez-moi
-de vous dire qu’en<span class="pagenum"><a id="page_75">{75}</a></span> parlant d’un but proposé ici-bas à tout être, ce
-n’est pas uniquement au point de vue religieux que je me place... au
-point de vue chrétien encore bien moins!... Car, je crois qu’un Hindou,
-ou même un sauvage du Congo, a sa mission comme vous et moi... seulement
-c’est une mission en rapport avec ses facultés et l’état de civilisation
-de son pays. De toutes les idées religieuses, plus ou moins
-contestables, je ne garde en vous parlant ainsi que celle de Dieu, parce
-que, sans elle, il n’y a plus ni bien, ni mal, ni morale, ni conscience,
-ni rien!... Vous croyez bien à la conscience, mon cousin?</p>
-
-<p>&#8212;Dans une certaine mesure, oui.</p>
-
-<p>&#8212;Comment cela, dans une certaine mesure?</p>
-
-<p>&#8212;Je crois que la conscience, c’est-à-dire l’idée du bien et du mal, est
-une sorte de convention tacite dont les conditions diffèrent selon les
-pays, les climats, la race et la civilisation des peuples. En un mot, je
-crois que la conscience de votre sauvage du Congo n’est pas du tout
-faite comme la mienne.<span class="pagenum"><a id="page_76">{76}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Comme la vôtre! ah! j’aimerais bien savoir comment elle est faite, la
-vôtre?</p>
-
-<p>&#8212;Oh! le mieux du monde, je vous assure... Elle est blonde, très jolie,
-et porte à ravir une robe couleur d’aurore.</p>
-
-<p>&#8212;Quelle folie!</p>
-
-<p>&#8212;Elle est très douce et très sage, elle me parle d’honneur et de
-devoir... Ah! ce n’est pas elle qui me conseillerait d’imiter les
-habitants d’un pays dont parle je ne sais plus qui!... des hommes très
-bien intentionnés, qui tuent leur père, dès qu’il est vieux!... C’est
-l’usage... Que dites-vous de cet usage-là, Janik?</p>
-
-<p>&#8212;Je dis, mon cousin, qu’il est possible d’aboutir au mal en cherchant
-le bien... Ces pauvres sauvages veulent éviter à ceux qu’ils aiment les
-tourments de la vieillesse; le sentiment qui les pousse à un meurtre
-odieux est le même qui nous inspire les soins et les respects dont nous
-entourons nos parents... Ce qu’on ne peut nier, c’est l’idée plus ou
-moins juste, mais innée chez tous les hommes, du bien qu’on doit
-réaliser, du mal qu’ont doit com<span class="pagenum"><a id="page_77">{77}</a></span>battre... la loi morale enfin!... Mais
-vous m’éloignez toujours de mon sujet!</p>
-
-<p>&#8212;Allez, allez, petit philosophe.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vous raconterai point de vilaines histoires de sauvages, moi,
-mais plutôt je vous citerai le bon Gourville, le secrétaire du prince de
-Condé, si je ne me trompe. Il disait, lui, dans sa simplicité franche,
-que les hommes, comme les plantes, «ont leurs propriétés particulières
-et que le bonheur pour eux est d’avoir été destinés, ou de s’être
-destinés eux-mêmes, aux choses pour lesquelles ils étaient nés»... N’y
-a-t-il pas une grande science de la vie, dans cette petite phrase?...
-Vous m’accordez bien qu’il y a des différences de caractères, de goûts,
-d’aptitudes, entre les hommes? Pourquoi ces facultés, ces «propriétés
-particulières», comme dit Gourville, nous ont-elles été confiées, si ce
-n’est pour que nous travaillions, chacun selon notre pouvoir, en vue de
-l’intérêt de tous; si ce n’est pour que nous trouvions, dans la voie
-pour laquelle nous sommes créés, ce sentiment du devoir accompli, qui
-donne une<span class="pagenum"><a id="page_78">{78}</a></span> satisfaction profonde, à défaut de bonheur?... Non, mon cher
-cousin, il n’y a pas de lâcheté permise; les inutiles, ce sont les
-égoïstes ou les paresseux... Donc, personne n’a le droit de se tuer!...
-Vous voyez qu’il ne s’agit là, ni d’une religion, ni d’une autre, mais
-seulement de l’avenir de la société et de la civilisation, du progrès
-matériel que réalise chaque jour celle-ci, du progrès moral que pourrait
-réaliser celle-là!... Allons, vous croyez bien au progrès, Bernard?
-demanda mademoiselle de Thiaz en riant.</p>
-
-<p>&#8212;Je vais vous révolter: qu’appelez-vous «progrès»?... Est-on plus
-heureux aujourd’hui qu’il y a quatre mille ans?</p>
-
-<p>La jeune file secoua la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes incorrigible! Je vois que vous ne croyez à rien, Bernard!</p>
-
-<p>&#8212;Si, répliqua-t-il, je crois en vous.</p>
-
-<p>&#8212;Belle croyance!</p>
-
-<p>Alors il devint sérieux, et, regardant Janik:</p>
-
-<p>&#8212;Ne riez pas, dit-il, j’ai trente ans, et vous êtes la première femme à
-laquelle j’ai dit cela...<span class="pagenum"><a id="page_79">{79}</a></span> C’est une victoire que vous remportez sur
-l’esprit du doute!</p>
-
-<p>De telles conversations ne laissaient pas Nohel moins sceptique en
-matière philosophique; ses idées s’appuyaient sur des bases trop
-anciennes pour être aussi facilement ébranlées par une enfant ignorante.</p>
-
-<p>Cependant, cette petite phrase «Je crois en vous» était bien, en effet,
-une conquête de Jeanne.</p>
-
-<p>Dans le Paris élégant où il avait vécu, le romancier s’était trouvé à
-même d’étudier le monde des jeunes filles, et, comme il en avait observé
-attentivement quelques-unes, il avait cru pouvoir les juger toutes.</p>
-
-<p>Avec une assurance un peu présomptueuse de psychologue, il s’était créé
-une opinion sur ces petites personnes, qui d’ailleurs ne l’intéressaient
-que médiocrement.</p>
-
-<p>Il y a, pensait-il, deux sortes de jeunes filles: les fausses Agnès,
-très nombreuses, et les véritables Agnès, beaucoup plus rares.</p>
-
-<p>Les premières cachent, sous un masque d’in<span class="pagenum"><a id="page_80">{80}</a></span>nocence paisible ou hardie,
-des curiosités malsaines. Elles ont beaucoup lu ce qu’on lit en
-cachette; elles ont beaucoup causé avec leurs petites amies, tout bas,
-dans les coins; et comme elles ont respiré le fruit défendu, comme elles
-en aiment le parfum, il est probable que, devenues femmes, elles
-voudront en connaître le goût.</p>
-
-<p>Les secondes, plus sévèrement surveillées, ou moins développées surtout,
-sont sincères avec leur mine ingénue... Elles ne lisent que des romans
-anglais et des feuilletons de journaux de modes, elles ne récoltent pas
-les confidences des petites amies... En un mot, elles ignorent tout du
-monde et s’ignorent elles-mêmes... Mais, un jour, brusquement, on les
-jettera dans la vie, comme de pauvres soldats désarmés dans la bataille.
-Alors, qu’adviendra-t-il?</p>
-
-<p>Un sourire sarcastique était la conclusion de ces réflexions de Jacques
-Chépart.</p>
-
-<p>Depuis longtemps, il avait voué aux femmes en général une sorte de
-mépris indulgent. Il les avait considérées comme de faibles êtres,<span class="pagenum"><a id="page_81">{81}</a></span>
-mobiles, inconséquents et mal équilibrés toujours, vertueux ou pervers,
-innocents ou coupables selon le tempérament, le jeu des circonstances
-ou, tout simplement, l’occasion.</p>
-
-<p>Mais, Janik avait paru.</p>
-
-<p>Elle ne posait pas à la pensionnaire, Janik! elle ne rougissait pas à
-tout propos, elle baissait rarement les paupières pour voiler son
-regard; mais comme elle était bien <i>jeune fille</i> dans ses paroles, dans
-sa contenance, dans sa voix! En rencontrant ses yeux qui rayonnaient
-d’une pureté sereine et pour ainsi dire consciente d’elle-même, Bernard
-se disait,&#8212;et c’était spontané, presque involontaire: «Cette enfant
-sera une honnête femme! Bonne, aimante, loyale, elle restera, quoi qu’il
-arrive, la paix, la joie et l’honneur de son foyer!»</p>
-
-<p>... Oui, la petite mère-grand avait remporté une grande victoire!...
-Car, croire en la femme c’est croire en l’amour et en la famille; c’est
-croire au bonheur dans le devoir; c’est presque croire en Dieu!<span class="pagenum"><a id="page_82">{82}</a></span></p>
-
-<p>... Et c’étaient encore avec Janik des causeries plus douces, moins
-tendues, des lectures... les idées nouvelles, les formules encore
-inaccomplies de la pensée moderne, que Bernard expliquait à la jeune
-fille tandis qu’elle l’écoutait attentive, les yeux pleins d’une
-interrogation confiante... puis des échanges d’impressions et de
-surprises joyeuses en s’apercevant que parfois elle et lui sentaient de
-même... Si bien qu’un matin, quand M. Le Jariel qui allait partir pour
-Bordeaux où l’appelait une affaire, eut conseillé à son malade les
-longues promenades au grand air qui achèveraient sa convalescence,
-Bernard s’étonna que cette convalescence se fût trouvée si vite en passe
-d’être achevée...</p>
-
-<p>&#8212;Nous irons à la «Fontaine de Marie», s’écria mademoiselle de Thiaz.<span class="pagenum"><a id="page_83">{83}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VI"></a>VI</h3>
-
-<p>Dans les champs, les genêts embaumaient brillant au milieu du feuillage
-comme des reflets du soleil... Un berger jouait du biniou sur les bords
-du chemin pierreux où croissaient des bruyères, tandis que les petites
-vaches fines et nerveuses de son troupeau paissaient autour de lui,
-calmes, les yeux ternes, faisant tinter à chaque mouvement de leur tête
-une clochette dont le son grêle s’enfuyait au loin porté par la brise de
-mer.</p>
-
-<p>Près d’une chaumière, à quelques pas de la Fontaine, deux enfants
-jouaient «à la procession»... Leurs cheveux blonds, couronnés de<span class="pagenum"><a id="page_84">{84}</a></span>
-pâquerettes, nimbaient des visages rieurs; ils marchaient d’un pas
-drôlement solennel dans le sentier jonché de fleurs effeuillées, l’un
-pressant de ses mains dévotement croisées un chapelet de Sainte-Anne,
-l’autre portant dans la main droite un long pissenlit bien ouvert, dont
-la tige toute droite et coiffée de jaune ardent, simulait un cierge
-allumé... Bernard et Janik s’arrêtèrent, tous deux gagnés par
-l’influence douce de cette nature bretonne un peu primitive dans sa
-mélancolie, de cette scène gracieuse un peu mièvre dans sa poésie
-inconsciente.</p>
-
-<p>&#8212;Le printemps qui passe! s’écria Bernard.</p>
-
-<p>Et, avec une gravité souriante, il se découvrit.</p>
-
-<p>Les pleurs de madame Marie tombaient goutte à goutte dans une vasque
-naturelle enjolivée de plantes aquatiques... Un grand rayon d’un vert
-doré tombait des arbres comme d’un vitrail d’église.</p>
-
-<p>&#8212;Voici l’eau de Jouvence, Bernard: voulez-vous en éprouver la vertu?
-demanda mademoiselle de Thiaz.<span class="pagenum"><a id="page_85">{85}</a></span></p>
-
-<p>Pour toute réponse, Nohel s’agenouilla sur la mousse, et sa main plongea
-dans l’eau limpide dont il rafraîchit son front et ses yeux.</p>
-
-<p>Pendant un instant, la fontaine, troublée, ne refléta plus que vaguement
-la teinte foncée du feuillage et le bleu clair du ciel. De petites
-rides, nombreuses et serrées, brouillaient les contours et trompaient
-les yeux... Puis, tout se calma, et, dans le miroir redevenu clair, le
-jeune homme aperçut son image.</p>
-
-<p>Une barbe châtaine, très soyeuse, encadrait son visage, qui avait pris,
-en s’émaciant, je ne sais quelle grâce attendrie. Ses traits étaient
-reposés, sa bouche avait perdu le pli amer des désenchantés; dans ses
-yeux agrandis, une lueur brillait... quelque chose comme un reflet de la
-chaude lumière qui avait ranimé son cœur.</p>
-
-<p>Le Bernard de la «fontaine» ne ressemblait guère à celui que Jacques
-Chépart avait vu à Paris. Cependant, Nohel tressaillit, poigné par un
-souvenir.</p>
-
-<p>Alors la tête blonde de la petite mère-grand,<span class="pagenum"><a id="page_86">{86}</a></span> qui se penchait au-dessus
-de lui, vint se dessiner à côté de la sienne, dans la fontaine apaisée.</p>
-
-<p>&#8212;Le charme opère-t-il? dit-elle.</p>
-
-<p>Bernard se leva vivement et saisit les deux mains de la jeune fille.</p>
-
-<p>&#8212;Le charme, c’est vous! s’écria-t-il.</p>
-
-<p>Elle avait rougi. Sans brusquerie, mais fermement, elle dégagea ses
-mains de celles qui les étreignaient.</p>
-
-<p>&#8212;Comme vous voilà bien, Bernard! Toujours un peu fou, dans vos
-meilleurs moments, fit-elle. Le charme dont vous parlez, ce sont les
-contes bleus de vos premières années, que vous avez retrouvés ici et qui
-vous ont rafraîchi l’esprit, comme de belles brises printanières! C’est
-l’atmosphère d’affection dans laquelle vous vivez à Nohel... C’est
-peut-être aussi le portrait de la tourelle qui vous fait de la morale
-quand vous n’êtes pas sage...</p>
-
-<p>&#8212;Oui... mais qui me sourit quand je le suis... Janik, vous avez la
-bouche des jours où le petit Bernard était méchant... Pourquoi?<span class="pagenum"><a id="page_87">{87}</a></span></p>
-
-<p>Soudain, elle pâlit un peu.</p>
-
-<p>&#8212;Vous vous trompez, dit-elle.</p>
-
-<p>&#8212;Est-ce parce que je vous ai dit que vous m’avez fait du bien?</p>
-
-<p>&#8212;Non, Bernard.</p>
-
-<p>&#8212;Vous m’avez prêché de si gentils sermons, Janik, que maintenant, je me
-prends à concevoir la vie, fière, laborieuse, utile, que vous rêvez.
-Vous m’avez parlé de bonheur, et, depuis, mon cœur a des élans de joie
-qu’il ne connaissait plus... Enfin, vous avez un peu essayé de me
-convertir, ma petite providence et... tenez, dimanche, à l’église, quand
-vous étiez à genoux, le front courbé, les mains jointes, il m’a semblé
-que je priais... Ne méprisez pas votre œuvre!</p>
-
-<p>Il parlait avec des inflexions infiniment douces, dans sa voix un peu
-basse. Ses yeux d’acier, qui pouvaient être tour à tour si durs et si
-tendres, enveloppaient la jeune fille d’un regard suppliant, dont la
-grâce câline se mouillait comme d’une larme, prête à couler; c’était
-presque un regard d’enfant et pourtant le regard d’un maître!<span class="pagenum"><a id="page_88">{88}</a></span></p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz détourna la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Si, vraiment, je vous ai fait du bien, Dieu est bon, dit-elle.</p>
-
-<p>Elle se baissa pour cueillir parmi les touffes d’herbe humide une petite
-fleur qu’elle glissa dans sa ceinture, puis elle reprit d’un ton tout
-autre:</p>
-
-<p>&#8212;Comme le vent est frais sous bois! Ce n’est pas le moment de faire des
-imprudences, puisque le docteur est absent... Voulez-vous que nous
-descendions jusqu’à la plage? là nous ne serons plus qu’à un quart
-d’heure du château.</p>
-
-<p>Au bord de la mer ils échangèrent quelques paroles avec la fille de
-Jean-Marc, qui raccommodait les mailles d’un filet en surveillant son
-enfant; puis ils se reposèrent un instant sur les rochers garnis
-d’algues qui émergeaient du sable.</p>
-
-<p>La fillette du pêcheur construisait un bastion avec des galets.</p>
-
-<p>Maigre, hâlée, pauvrement vêtue, mignonne pourtant avec ses yeux de
-gazelle et ses cheveux embroussaillés, elle ramassait des coquillages<span class="pagenum"><a id="page_89">{89}</a></span>
-ou attrapait délicatement les crabes qui clopinaient autour des flaques,
-puis, insouciante de qui l’entendrait, elle chantait en patois breton,
-s’interrompant pour babiller aux mouettes.</p>
-
-<p>Janik suivait ces jeux d’un sourire indulgent.</p>
-
-<p>&#8212;Vous aimez beaucoup les enfants, dit Bernard.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! oui, répondit-elle, mettant toute son âme tendre dans ce mot.</p>
-
-<p>Ses bras se fermèrent sur sa poitrine comme pour encercler une chère
-couvée, et ses yeux se perdirent sur l’horizon bleuâtre où la mer se
-confondait avec le ciel.</p>
-
-<p>La marée montait. Chaque instant rapprochait un peu la ligne hérissée
-d’écume des vagues qui sautillaient, en se pressant, pour atteindre la
-plage.</p>
-
-<p>&#8212;Je suis sûr que vous êtes le bon ange de tous les mioches de la
-côte... ils doivent vous adorer! reprit Bernard.</p>
-
-<p>&#8212;Ils m’aiment bien, oui!... Pauvres petits!</p>
-
-<p>&#8212;Est-ce que vous les grondez, quelquefois, eux aussi?<span class="pagenum"><a id="page_90">{90}</a></span></p>
-
-<p>Le flot avançait toujours; la mer se couvrait de voiles blanches
-qu’escortaient, haut dans le ciel pâle, de grands vols de mouettes et de
-goélands. Un vent perfide commençait à souffler et gémissait dans les
-excavations de la côte. Déjà les vagues mouraient aux pieds mêmes de
-Janik, qui les regardait accourir promptes et rageuses, bouillonner en
-nappes d’écume et se replier majestueusement. Elle aimait ce spectacle
-jamais lassant, du flux et du reflux; elle aimait la voix rude qui la
-berçait depuis des années.</p>
-
-<p>Et, tandis que Janik contemplait l’étendue glauque, Bernard contemplait
-Janik. Il admirait son fin profil, sa taille frêle et un peu longue, ses
-mains croisées sur ses genoux dans une pose familière, ses petits pieds
-qui se cambraient hors de sa robe, comme pour défier le flot.</p>
-
-<p>Mais, tout à coup, un appel déchirant domina le bruit de la mer et Nohel
-se leva, brusquement arraché à sa rêverie.</p>
-
-<p>La fillette aux pieds nus ne jouait plus<span class="pagenum"><a id="page_91">{91}</a></span> autour de la forteresse
-submergée; debout sur la plage, la femme du pêcheur se tordait les
-mains.</p>
-
-<p>Elle vit le mouvement de Bernard, elle s’élança vers lui.</p>
-
-<p>&#8212;Ma petite, ma petite!... dit-elle.</p>
-
-<p>Et elle pleurait, ne pouvant achever.</p>
-
-<p>Le jeune homme comprenait le drame. L’enfant avait voulu se rire de la
-mer, elle avait fait un faux pas sans doute, et la grande impitoyable,
-l’enroulant du manteau glacé de ses lames, l’avait entraînée en se
-retirant.</p>
-
-<p>D’un geste rapide, il jeta à terre son chapeau et sa veste...
-Mademoiselle de Thiaz eut un cri d’angoisse:</p>
-
-<p>&#8212;Bernard, vous êtes encore malade, vous ne pouvez pas...</p>
-
-<p>Mais, ce ne fut qu’un éclair de révolte; elle fit un grand effort et ses
-beaux yeux brillèrent:</p>
-
-<p>&#8212;Allez! dit-elle...</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>&#8212;Merci, oh! merci, monsieur!</p>
-
-<p>La petite fille de Jean-Marc serre dans ses bras crispés son enfant
-sauvée, le cher trésor<span class="pagenum"><a id="page_92">{92}</a></span> que Nohel a disputé au flot. Ah! la mer a bien
-cru tenir sa proie! La pauvre petite épave soulevée, ballottée en tous
-sens, a échappé plus d’une fois aux mains qui voulaient la saisir. Aussi
-la lutte a été rude. Le froid de l’eau suffoquait Bernard; très faible
-encore, étourdi par le mugissement des vagues, aveuglé par la mousse qui
-lui jaillissait au visage, il s’est senti défaillir plus d’une fois
-durant ce court sauvetage! Mais, grâce à Dieu, l’enfant inerte et toute
-ruisselante que la pauvre femme emporte, est bien vivante!... Les
-pêcheurs, accourus sur la plage, veulent serrer dans leurs mains
-calleuses la main fine du jeune homme. «Ces Parisiens, c’est courageux
-tout de même!»</p>
-
-<p>Et le père de la petite est là, livide et parlant à peine.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! merci, merci, monsieur!</p>
-
-<p>Cependant, au milieu de cet enthousiasme, Bernard n’avait qu’une pensée:
-Janik.</p>
-
-<p>Pâle, très pâle, elle lui tendit les mains.</p>
-
-<p>&#8212;Bernard... murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Et elle n’en dit pas plus; mais ses yeux éclai<span class="pagenum"><a id="page_93">{93}</a></span>raient son front blême,
-ses yeux souriaient, bleus et transparents comme des saphirs. Elle était
-contente, la petite mère-grand!</p>
-
-<p>Quand Bernard sortit de la cabane où il avait revêtu les habits qu’on
-était allé chercher au château et que le vieux Jean-Marc lui avait
-apportés en pleurant de reconnaissance, mademoiselle de Thiaz l’entraîna
-vers la rampe qui escaladait la falaise.</p>
-
-<p>&#8212;Rentrons vite, dit-elle.</p>
-
-<p>Mais, au bout de quelques pas, elle s’arrêta pour reprendre haleine.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! Bernard! s’écria-t-elle, un peu remise. Que c’est beau ce que vous
-avez fait! Affaibli comme vous l’êtes, vous risquiez deux fois votre
-vie!</p>
-
-<p>Puis, enveloppant son cousin d’un regard inquiet:</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne vous sentez pas malade? Dites-moi la vérité?</p>
-
-<p>&#8212;Malade! ah! bien au contraire... Bon Jean-Marc! comme il m’a
-embrassé!... Et cette pauvre femme, comme elle sanglotait!... Ah!<span class="pagenum"><a id="page_94">{94}</a></span>
-tenez, cela fait du bien de penser qu’au moins <i>une fois</i> on a été un
-peu utile!</p>
-
-<p>&#8212;Un peu! répéta Janik avec reproche... Vous n’avez pas froid?</p>
-
-<p>&#8212;Aucunement... Comme vous êtes bonne pour moi!</p>
-
-<p>&#8212;Parce que je vous demande de vos nouvelles, quelle idée!... ah! j’ai
-eu si peur!</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez eu peur, très peur, oui, mais... je ne sais pas vous dire ce
-que j’ai éprouvé en vous voyant... Toutes les femmes à votre place
-auraient pleuré et supplié, vous, vous êtes restée calme, et si simple,
-si grande! Vous étiez pâle, vos mains tremblaient; pourtant, vous m’avez
-dit: «Allez!...» Janik, vous ne serez pas seulement une bonne mère, vous
-serez aussi une vraie Française, une vaillante, vous saurez garder les
-yeux secs à la veille d’une bataille et dire à vos fils: Faites votre
-devoir!</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz se taisait; Nohel reprit:</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vous ai pas raconté une chose touchante... Comme je quittais sa
-maison, le père<span class="pagenum"><a id="page_95">{95}</a></span> de la petite fille m’a donné un chapelet de
-Sainte-Anne: «Prenez-le, monsieur, m’a-t-il dit, c’est tout ce que je
-possède, mais quand vous aurez des enfants, ça leur portera bonheur!»</p>
-
-<p>&#8212;Pauvre brave homme! fit mademoiselle de Thiaz, un peu moqueuse. Il
-ignore vos théories d’esprit fort! Un chapelet à vous!</p>
-
-<p>&#8212;Un chapelet à moi, oui, Janik! Et je le garderai toujours, ce
-chapelet.</p>
-
-<p>&#8212;Pour vos enfants?</p>
-
-<p>Bernard regarda la jeune fille, puis, grave, il répondit:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, Janik, pour mes enfants.</p>
-
-<p>Le soir, après dîner, Nohel se sentait très calme et très heureux, en
-prenant sa place habituelle dans le salon jonquille où mademoiselle de
-Kérigan se faisait raconter pour la dixième fois au moins les prouesses
-de son petit cousin.</p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes un héros, Bernard, s’écria-t-elle.</p>
-
-<p>Et mademoiselle Louise répéta comme un écho:<span class="pagenum"><a id="page_96">{96}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Oui, un héros, monsieur de Nohel, un héros!</p>
-
-<p>Seulement, mademoiselle Armelle regrettait que la fille du pêcheur, au
-lieu de six ans, n’en eût pas eu seize; elle se serait immanquablement
-éprise de son sauveur qui, bravant les sots préjugés du monde, l’aurait
-épousée à Pâques fleuries! Quelle délicieuse idylle!</p>
-
-<p>La vieille demoiselle était en veine de bâtir des romans, elle avait
-passé sa journée à lire la dernière œuvre d’un auteur en vogue, une de
-ces œuvres entraînantes qu’on ne sait guère quitter avant d’avoir
-atteint la page finale.</p>
-
-<p>Le chapitre du sauvetage de la petite fille épuisé, elle éprouva le
-besoin de faire partager ses admirations à Bernard, avec lequel elle
-causait souvent littérature, au grand amusement du jeune homme.</p>
-
-<p>&#8212;<i>Juliane</i>! voilà le titre de ce chef-d’œuvre, pontifia-t-elle.
-L’auteur est un romancier parisien, que vous connaissez sans doute:
-Jacques Chépart?</p>
-
-<p>Mademoiselle de Kérigan parlait très inno<span class="pagenum"><a id="page_97">{97}</a></span>cemment. Entre le nom du livre
-et celui de l’auteur, Nohel avait eu le temps de se remettre.</p>
-
-<p>Il tenait à conserver le secret de sa personnalité littéraire, inconnue
-au château. Jusqu’à son retour à Paris, il voulait être uniquement le
-neveu de tante Armelle et le cousin de Janik, le petit-fils soumis de la
-mère-grand aux yeux bleus! Jacques Chépart, le romancier las de vivre,
-l’être compliqué, d’essence moderne, était resté dans la grande ville;
-il ignorait le château de Nohel, la fontaine de Marie et les
-réminiscences dont on rit le regard ému.</p>
-
-<p>L’homme auquel souriait le portrait de la tourelle avait un cœur très
-simple; il aimait les contes bleus, il passait des heures à causer avec
-une jeune fille et un vieux philosophe... il était presque heureux! Et
-ce fut lui qui répondit à tante Armelle:</p>
-
-<p>&#8212;Si je connais Jacques Chépart, ma tante? oh! très peu.</p>
-
-<p>&#8212;Quel génie! s’écria l’enragée liseuse avec conviction... Ce doit être
-un affreux mauvais sujet... Moi, je l’adore, ce garçon-là!<span class="pagenum"><a id="page_98">{98}</a></span></p>
-
-<p>Le jeune homme se mit à rire.</p>
-
-<p>&#8212;Un génie! Comme vous y allez! Et un génie mauvais sujet!... Et un
-mauvais sujet que vous adorez!... Vous adorez les mauvais sujets, tante
-Armelle?</p>
-
-<p>&#8212;Comme toutes les femmes, mon neveu... Seulement, à soixante ans on ose
-le dire, tandis qu’à vingt, on se contente de le penser... Ah! vous
-connaissez Jacques Chépart? Il est jeune, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>&#8212;Trente ans, je crois.</p>
-
-<p>&#8212;J’en étais sûre... Il fait des passions, hein?</p>
-
-<p>&#8212;Il ne m’a jamais honoré de ses confidences.</p>
-
-<p>&#8212;Tant pis, mon cher Bernard... Ah! c’est mon romancier de
-prédilection!... Mais je ne le permets pas à Janik... c’est tout au plus
-si elle a lu un ouvrage et quelques vers de lui... Ces livres-là sont
-perfides comme le péché!</p>
-
-<p>Janik cousait sous la lampe. Silencieuse, elle souriait d’un sourire
-doux, presque indulgent, aux enthousiasmes de sa tante.</p>
-
-<p>&#8212;Si tu t’en allais un instant prendre le frais<span class="pagenum"><a id="page_99">{99}</a></span> sur la terrasse, ma
-mignonne, mademoiselle Louise pourrait me lire le dernier chapitre de
-<i>Juliane</i>, fit soudain la vieille demoiselle. Je suis si anxieuse du
-dénoûment! Vous permettez, Bernard?</p>
-
-<p>&#8212;Oh! tante Armelle!...</p>
-
-<p>Docilement, mademoiselle de Thiaz gagna la terrasse et Bernard l’y
-suivit.</p>
-
-<p>Le vent s’apaisait. La nuit était très bleue, criblée d’étoiles. La
-jeune fille s’accouda, rêveusement, à la balustrade enguirlandée de
-vigne-vierge.</p>
-
-<p>Tout se taisait autour d’eux, sauf la voix basse de la mer. Bernard
-demanda:</p>
-
-<p>&#8212;Que pensez-vous de Jacques Chépart, Janik?</p>
-
-<p>Alors, elle tressaillit, arrachée à elle-même.</p>
-
-<p>&#8212;Jacques Chépart? répéta-t-elle. Oh! je l’ai lu si peu!</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez lu l’un de ses romans et quelques vers de lui, c’en est
-presque assez pour le juger... Quelle a été votre impression?</p>
-
-<p>&#8212;Mon impression! Elle vous surprendra<span class="pagenum"><a id="page_100">{100}</a></span> peut-être, Bernard... En lisant
-Jacques Chépart, j’ai ressenti un malaise étrange de l’esprit et de la
-conscience... J’étais mécontente des autres et de moi.</p>
-
-<p>&#8212;Voilà tout?</p>
-
-<p>&#8212;Non, car je jouissais infiniment de cette prose charmeuse. Quel
-dommage, pourtant: avoir un si grand talent et l’employer si mal!... Il
-peint les hommes sous de tristes couleurs, votre ami!</p>
-
-<p>&#8212;Oh! il n’est pas mon ami! objecta Nohel, qui ne croyait pas si bien
-dire. Mais je pense, ma pauvre enfant, qu’il peint les hommes tels qu’il
-les a vus.</p>
-
-<p>&#8212;Tant pis pour le monde où il a vécu!... Allons, Bernard, vous ne me
-direz pas qu’il n’y a sur la terre rien de bon, de noble et de vrai?</p>
-
-<p>&#8212;Non, Janik... je vous accorde qu’il y a de rares exceptions.</p>
-
-<p>&#8212;Alors, pourquoi les laisse-t-on de côté, ces rares exceptions?...
-Pourquoi n’est-ce pas elles qu’on met au jour, comme de grands
-exemples... Si l’on vous confiait un enfant à éle<span class="pagenum"><a id="page_101">{101}</a></span>ver, Bernard, vous lui
-reprocheriez ses fautes, mais vous constateriez aussi ses bonnes
-actions, n’est-il pas vrai? Lui répéteriez-vous sans cesse qu’il est
-menteur et méchant par nature, et que ses efforts et les vôtres seront
-impuissants à le corriger? Non, cent fois non; car vous vous
-rappelleriez une vérité que les romanciers modernes oublient; vous vous
-diriez que, pour marcher au bien, il vaut mieux être réconcilié avec
-soi-même, que sévère et découragé... Eh bien, où serait le mal si dans
-les livres on les embellissait un peu, ces pauvres hommes; si on
-essayait de les relever à leurs propres yeux, en leur montrant ce qu’ils
-pourraient être... et non ce qu’ils sont? Mais bah! au lieu de cela, on
-leur prouve, à grands renforts d’arguments scientifiques, qu’ils sont
-pervers et corrompus; bien plus, on leur présente le mal comme une plaie
-inguérissable, on les traite d’êtres irresponsables, on fait d’eux les
-esclaves de leurs passions! quand ce n’est pas de leurs hérédités!</p>
-
-<p>&#8212;Ma chère Janik, c’est très raisonnable ce que vous dites, mais les
-romanciers ne se<span class="pagenum"><a id="page_102">{102}</a></span> piquent pas d’être des éducateurs. Puis, il est rare,
-l’homme qui écrit ce qu’il veut, comme il le veut! La plupart du temps,
-ce sont des impressions personnelles qu’on jette sur le papier... Et,
-quand on se sent triste, abattu, quand on ne croit plus à grand’chose,
-on ne peut qu’exhaler sa désillusion.</p>
-
-<p>&#8212;Alors, Bernard, qu’on n’écrive pas... Un mauvais livre, c’est une
-mauvaise action... Tandis qu’un bon livre, un livre loyal, sincère, ah!
-c’est si beau!... C’est peut-être une présomption bien naïve, Bernard,
-mais au récit d’un trait généreux, d’un grand dévouement, on s’enflamme,
-en se disant: «Pourquoi ne ferais-je pas ce qu’un autre a fait?» Et la
-cause du bien n’y perd pas!... Quand vous étiez écolier et que vous
-lisiez Corneille, ne sortiez-vous pas de votre lecture plus fort et
-comme grandi? Le génie du poète vous avait porté si haut que vous
-planiez au-dessus des mesquineries de la réalité quotidienne; votre cœur
-s’élargissait pour embrasser tout un monde de devoirs héroïques; vous
-étiez fier d’être «un homme»,<span class="pagenum"><a id="page_103">{103}</a></span> et tout votre cœur s’élançait vers je ne
-sais quel idéal superbe... que vous auriez peut-être atteint, si un tel
-charme pouvait durer!</p>
-
-<p>&#8212;O rêveuse enthousiaste! fit Nohel en souriant.</p>
-
-<p>Et il admirait Janik, délicieuse avec ses yeux ardents, son visage
-mobile, qui parlaient autant que sa voix. Il buvait les paroles qu’elle
-prononçait en s’animant toujours; peu à peu, il se laissait aller à
-penser comme elle, à vouloir ce qu’elle voulait. Soudain il dit:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, vous avez raison, Janik! Certains livres sont de mauvaises
-actions. Vous avez raison. Consoler, réconforter, donner confiance en la
-vie, en l’humanité, ce serait meilleur, ce serait plus louable que de
-verser goutte à goutte le poison des désillusions et des amertumes! De
-quel droit Jacques Chépart fait-il porter aux autres le poids de ses
-propres fautes? De quel droit leur fait-il goûter le fruit de sa triste
-expérience?... Pauvre Jacques Chépart! Vous ne le connaissez pas... et
-on dirait que vous le haïssez!<span class="pagenum"><a id="page_104">{104}</a></span></p>
-
-<p>Nohel avait prononcé ces mots tristement; mademoiselle de Thiaz le
-regarda, étonnée, puis, s’étant un instant recueillie:</p>
-
-<p>&#8212;Non, Bernard, dit-elle, je ne le hais point... il me fait de la peine
-et m’attache, sans que je puisse définir par quel charme... Je pense que
-son enfance a été malheureuse, que peut-être il n’a pas connu sa mère,
-qu’aucune sœur bien tendre n’a partagé ses jeux!... S’il a été privé des
-affections de la famille, doit-on lui reprocher d’en ignorer le prix?...
-Plus tard, on l’aura mal aimé; il aura vécu sous le joug d’influences
-pernicieuses, contre lesquelles nulle main chère ne le défendait... Il
-faut quelquefois si peu de chose pour éloigner une pensée mauvaise... Un
-regard, une pression de main... moins encore, une voix, un parfum, qui
-évoque un souvenir... On m’a raconté l’histoire d’un jeune homme de
-Plourné qui, se trouvant à Monte-Carlo, fut pris du désir fou de jouer,
-de jouer de l’argent qui n’était pas à lui... Déjà, il ouvrait son
-portefeuille... une petite fleur en tomba, c’était une bruyère du<span class="pagenum"><a id="page_105">{105}</a></span> pays
-que lui avait donnée sa fiancée... Les larmes lui montèrent aux yeux...
-et il s’enfuit. Peut-être qu’aucune espérance, qu’aucun souvenir ne
-gardait Jacques Chépart.</p>
-
-<p>Bernard écoutait toujours, attentif; soudain, il redressa la tête, et,
-la voix émue:</p>
-
-<p>&#8212;Je voudrais, murmura-t-il, que Jacques Chépart pût vous entendre. Plus
-tard, quand je le reverrai, je lui dirai ce que vous m’avez dit... Vous
-avez raison de le plaindre... ce n’est pas un méchant homme, non, c’est
-un homme à qui l’on n’a pas su enseigner la vie; c’est, comme vous le
-disiez, un homme qu’on a mal aimé et qui n’a jamais aimé personne, un
-homme qui a vécu dans un monde néfaste et qui, se jugeant sévèrement
-lui-même, s’est cru le droit de juger les autres, impitoyablement. Il a
-souffert beaucoup, non pas de ces douleurs grandes et saines qui
-trempent, mais d’un mal lent, écœurant, qui le conduisait à l’abîme, en
-lui laissant le sentiment de sa déchéance... Oui, il a souffert, je vous
-assure, il a souffert, riche, envié, autant peut-être qu’un misérable
-aban<span class="pagenum"><a id="page_106">{106}</a></span>donné... Il était si seul dans la foule! Rien ne l’attachait à la
-terre!... Si vous saviez, un jour, il a voulu se tuer!...</p>
-
-<p>Il y eut un long silence, puis Nohel dit très bas:</p>
-
-<p>&#8212;Janik, voulez-vous me donner cette fleur que vous avez cueillie à la
-«Fontaine de Marie?»... Je la porterai à Jacques Chépart, et je lui
-dirai qu’elle s’est fanée sur le cœur loyal et pur d’une jeune fille qui
-le plaignait...</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz avait écouté, palpitante: ses yeux s’ouvraient
-très grands, comme remplis d’une lumière nouvelle. On eût cru qu’un cri
-allait s’élancer de ses lèvres... mais, soudain, sa main qui déjà
-cherchait la fleur pour la tendre à Bernard, retomba:</p>
-
-<p>&#8212;C’est une idée de rêveur, et je ne connais pas Jacques Chépart!
-dit-elle doucement.</p>
-
-<p>Elle quitta la terrasse, mais Nohel y resta longtemps après elle,
-plongeant ses regards dans les lointains mystérieux du parc. A dix
-heures, quand on se sépara, il regagna la tourelle.</p>
-
-<p>Il chancelait, la tête perdue... une ivresse<span class="pagenum"><a id="page_107">{107}</a></span> lui gonflait le cœur. Il
-contempla ardemment le portrait qui ressemblait à Janik. Ah! comme elle
-était adorable, comme il l’adorait!</p>
-
-<p>Oui, il aimait! Lui, Jacques Chépart, il aimait comme on aime à vingt
-ans, d’un amour spontané, irrésistible, qui défiait l’analyse; d’un
-amour qui riait et pleurait à la fois dans tout son être, et qu’il eût
-voulu crier au monde entier! Il aimait, pour la première fois et, pour
-la première fois, il espérait, il était heureux, il était jeune!</p>
-
-<p>Il ouvrit la fenêtre toute grande, et respira avidement l’air chargé de
-parfums, croyant entendre des voix joyeuses chanter, pour lui seul, dans
-la nuit tiède!</p>
-
-<p>Et il avait songé à se tuer, l’insensé! Se tuer, quand on peut donner sa
-vie, être deux et n’être plus qu’un, exister, penser, souffrir ensemble
-et toujours, toujours ainsi!</p>
-
-<p>Bernard ne se demandait pas s’il était aimé: la soudaine révélation de
-son amour lui avait semblé si douce qu’elle avait effacé pour lui toute
-préoccupation de l’avenir. Dans la minute<span class="pagenum"><a id="page_108">{108}</a></span> de délice, où il s’était dit:
-«J’aime!» il avait oublié qu’un désespoir naît souvent de cette joie
-d’aimer que Gœthe a si bien définie: «La félicité suprême du sentiment.»</p>
-
-<p>Bernard ne pouvait dormir. Il s’assit à sa table et travailla. Depuis
-quelques jours, il avait entrepris une histoire simple, écrite en
-prose... une prose qui n’était pas de la prose poétique, et qui était
-pourtant la prose d’un poète. C’était un roman très court, dont les mots
-vivaient, où le rire et les larmes étaient sincères, où l’on humait le
-parfum frais des bois et l’air salé des plages, où l’on entendait
-chanter la brise et les grandes vagues!</p>
-
-<p>Toute la nuit, Jacques Chépart se sentit porté par sa plume.</p>
-
-<p>Il trouvait des harmonies ravissantes pour écrire la langue tendre; car
-c’était à Janik qu’il pensait; c’était pour elle qu’il se faisait
-soudain si doux; c’était pour elle qu’il s’accoutumait à tracer, avec
-des respects infinis, ce mot «amour» qui, jadis, grimaçait sous sa
-main.<span class="pagenum"><a id="page_109">{109}</a></span></p>
-
-<p>Au matin seulement, il relut son œuvre achevée; puis il la cacheta sous
-bande, à l’adresse d’un grand journal de Paris.</p>
-
-<p>Bientôt Janik lirait ces pages écrites sous le regard bienveillant de la
-petite mère-grand; elle se dirait peut-être que, par une intuition
-mystérieuse, Jacques Chépart avait deviné ses paroles, qu’il en avait
-profité.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Mais Janik, elle non plus, n’avait pas dormi... Quand elle était entrée
-dans sa chambre, toute vibrante, le visage fiévreux, avec une lueur
-nouvelle au fond de ses prunelles extasiées, elle avait aperçu une
-lettre cachetée, qu’on avait dressée, bien en évidence, sur le bureau
-contre l’encrier, et, devant l’adresse d’une bâtarde correctement
-soulignée de grands traits, elle avait blêmi.</p>
-
-<p>Ses mains, soudainement saisies d’une agitation convulsive, ouvrirent
-maladroitement l’enveloppe et en arrachèrent le papier... puis elle lut.
-Alors un sanglot souleva sa poitrine et elle tomba à genoux.<span class="pagenum"><a id="page_110">{110}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas éclairée
-plus tôt sur lui, sur moi-même?... Que va-t-il penser de moi!<span class="pagenum"><a id="page_111">{111}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VII"></a>VII</h3>
-
-<p>Dès neuf heures, Nohel se rendit au village pour expédier son envoi;
-puis il revint lentement, à travers la campagne...</p>
-
-<p>Recommencer la vie pour Janik et avec Janik! Il se demandait si ce
-n’était pas un bonheur impossible. Et pourtant... Pourtant, cette
-dernière journée pleine d’émotions, la timidité subite de mademoiselle
-de Thiaz à la Fontaine de Marie, son angoisse sur la plage à l’heure du
-danger: tout laissait croire à Nohel qu’une révélation s’était faite
-dans le cœur de la jeune fille. Le même moment lui avait dit qu’elle
-aimait Bernard et que Bernard l’aimait! Et elle<span class="pagenum"><a id="page_112">{112}</a></span> consentirait, la chère
-créature, à être le délice de celui qu’elle avait rattaché à la vie,
-elle consentirait à rester le bon ange de Jacques Chépart.</p>
-
-<p>... Alors, il l’emporterait dans son vieux Paris. De l’appartement jadis
-trop grand et trop vide, il ferait l’écrin de cette beauté fine, un nid
-embaumé de roses et de violettes, où les étoffes, les couleurs, la
-lumière, seraient douces et veloutées, où, mieux qu’ailleurs, on
-s’aimerait, on pourrait causer, l’un près de l’autre, la voix basse...</p>
-
-<p>Là Jacques Chépart imaginerait de beaux livres.</p>
-
-<p>C’est dans les yeux de «sa femme» qu’il chercherait le mot hésitant sous
-sa plume, et, quand Janik se pencherait, curieuse, pour lire par-dessus
-son épaule la page ébauchée, il sentirait sur sa joue la caresse de ses
-cheveux blonds...</p>
-
-<p>Souvent, bien souvent, il lui parlerait de ses travaux, et elle
-répondrait de sa petite voix claire. Ainsi, il ferait d’elle la secrète
-collaboratrice de tout ce qu’il écrirait; plus tard, en<span class="pagenum"><a id="page_113">{113}</a></span> lisant l’œuvre
-parue, elle dirait: «C’est ensemble que nous avons pensé cela!» Et tous
-deux aimeraient ces livres: Bernard, parce qu’il y retrouverait Janik;
-Janik, parce qu’elle y retrouverait Bernard. Pour eux seuls, un poème
-chanterait entre les lignes; chaque mot évoquerait un souvenir qu’on se
-raconterait en souriant, les mains unies...</p>
-
-<p>Bernard rêvait ainsi, et il se raillait lui-même, très doucement, en
-baisant une fleur, qu’il avait cueillie sur la terrasse, pendant que
-Jeanne parlait.</p>
-
-<p>Comme il traversait le jardin baigné d’un soleil clair et tout perlé
-encore de la rosée de la nuit, Jean-Marc, qui émondait les rosiers d’un
-grand massif, l’arrêta au passage.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! monsieur Bernard, s’écria-t-il, il faut pourtant que je vous
-remercie encore; quand on pense que sans vous la petite serait... enfin
-que nous pleurerions tous, quoi!... Ah! c’en aurait été fini de la
-joie... Il faut quelquefois si peu de chose et si peu de temps pour que
-le bonheur s’en aille...<span class="pagenum"><a id="page_114">{114}</a></span></p>
-
-<p>Bernard serra la main du vieillard.</p>
-
-<p>&#8212;J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place, mon brave
-Jean-Marc; si tu m’en aimes un peu plus, tant mieux, mais n’en parlons
-pas davantage... Est-ce que mademoiselle de Thiaz a déjà arrosé ses
-fleurs?</p>
-
-<p>&#8212;Mademoiselle Janik, oh! elle est matineuse... il y a longtemps que ses
-plantes ont à boire... elle arrange des fleurs dans le salon... même
-qu’elle n’avait pas trop bonne mine, ajouta le bonhomme d’un ton
-mécontent.</p>
-
-<p>Bernard tressaillit.</p>
-
-<p>&#8212;Est-ce qu’elle avait l’air malade?</p>
-
-<p>&#8212;Pas malade, non... mais les jeunes filles c’est si délicat, si
-fragile, est-ce qu’on sait jamais?... ah! elle est mignonne celle-là!</p>
-
-<p>Nohel était resté pensif, il s’éloigna sans répondre, se redisant
-machinalement une phrase du jardinier: «Il faut quelquefois si peu de
-chose et si peu de temps pour que le bonheur s’en aille...»</p>
-
-<p>Jean-Marc le suivit un instant du regard.</p>
-
-<p>&#8212;Pour sûr que ce serait un gentil mari<span class="pagenum"><a id="page_115">{115}</a></span> pour mademoiselle Janik, fit-il
-entre ses dents; seulement, voilà, je crois bien que la patronne a dans
-l’idée monsieur Pierre...</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz faisait des bouquets dans le salon jonquille.</p>
-
-<p>Légèrement penchée, elle mêlait, sur les bords d’un vase plein d’eau,
-des fleurs de genêt et des branches d’acacia rose. Au bruit de la porte,
-elle se retourna; alors Nohel faillit jeter un cri.</p>
-
-<p>Non, ce n’était plus Janik, ce n’était plus la rieuse petite mère-grand!
-Des yeux cerclés de bistre, des yeux qui avaient pleuré et qui n’avaient
-pas dormi, donnaient maintenant à ce jeune visage une expression
-navrée... La bouche, contractée, tremblait un peu.</p>
-
-<p>&#8212;Qu’y a-t-il? dites-moi vite... vous avez pleuré?</p>
-
-<p>Bernard avait pris les deux mains de Janik, elle se dégagea doucement.</p>
-
-<p>&#8212;Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle.</p>
-
-<p>&#8212;Rien! mais je vois que vous avez pleuré, mais je sens que vous avez du
-chagrin...<span class="pagenum"><a id="page_116">{116}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Du chagrin, oh! ne croyez pas cela, Bernard... J’ai reçu, hier soir,
-une lettre qui m’a un peu émue et j’ai passé une mauvaise nuit; voilà
-tout...</p>
-
-<p>Il l’interrogeait encore des yeux. Gênée par ce regard incrédule, elle
-quitta la table, où les fleurs coupées gisaient, entre-croisant leurs
-tiges, et elle s’approcha de la fenêtre. Elle s’assit, la tête baissée,
-puis, après un instant, elle dit très bas, et péniblement, comme si les
-mots s’arrêtaient dans sa gorge:</p>
-
-<p>&#8212;Il y a quelque chose que vous ne savez pas, Bernard... Déjà, j’aurais
-dû vous le dire, puisque vous êtes de la famille. Depuis quatre ans, je
-suis fiancée au neveu du docteur Le Jariel.</p>
-
-<p>Nohel crut que le sol croulait sous lui.</p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes fiancée, vous!</p>
-
-<p>Il sentait qu’il devenait blême et que ses traits se tiraient comme ceux
-d’un mourant. Mais, dans la douleur qui le poignait, il y avait aussi de
-la colère, une colère sourde, implacable.</p>
-
-<p>Janik fiancée! Et rien dans ses paroles ou<span class="pagenum"><a id="page_117">{117}</a></span> son attitude ne l’avait
-laissé pressentir à Bernard. Janik fiancée! Et il l’avait aimée, sans
-soupçon, sans remords... Ah! Dieu! l’avait-il aimée!... Il le comprenait
-à cette heure... Et voilà que de tous les rêves du matin, il ne restait
-plus qu’une inguérissable amertume. Le vieux Jean-Marc avait raison: il
-faut bien peu de temps pour que le bonheur s’en aille!...</p>
-
-<p>Cette ingénue, c’était donc une coquette? C’était donc une femme comme
-les autres femmes, cette créature idéale dont les yeux semblaient
-n’avoir jamais menti?</p>
-
-<p>Affolé par son désespoir, Nohel oubliait le caractère fraternel de
-l’affection que lui avait toujours témoignée Janik. Avait-il jamais
-lui-même prononcé une parole qui pût autoriser la jeune fille à se
-croire aimée d’amour?</p>
-
-<p>Janik, coquette, parce qu’elle avait entouré de soins un convalescent
-dont elle avait eu pitié, parce qu’elle avait essayé de redresser un
-esprit faussé, de consoler un cœur chagrin; parce qu’elle avait parlé du
-devoir humain et de la volonté divine, à celui qui n’y croyait<span class="pagenum"><a id="page_118">{118}</a></span> plus?
-Une coquette bien étrange, alors, et presque invraisemblable, à force de
-perfidie.</p>
-
-<p>Mais Bernard ne raisonnait pas; il souffrait; après avoir entrevu le
-ciel il venait d’être rejeté violemment sur la terre; après avoir rêvé
-le bonheur, le bonheur à deux, il se retrouvait seul dans la vie, ayant
-au cœur une blessure que la main aimée ne panserait pas. Il ne
-raisonnait pas et il éprouvait, dans sa grande douleur, un désir méchant
-et bien humain de torturer celle qui le torturait ainsi. Par un suprême
-effort de volonté, il contint son chagrin; sa voix, prête aux sanglots,
-s’acéra, mordante.</p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes fiancée? répéta-t-il. Toutes mes félicitations, ma cousine;
-voilà une grande nouvelle dont je ne me doutais guère! Comment l’homme
-que vous aimez peut-il vivre loin de vous?</p>
-
-<p>Janik parut surprise de ce ton railleur, mais elle répondit avec une
-douceur calme:</p>
-
-<p>&#8212;Pierre Le Jariel est marin... Il y a trois ans qu’il est absent pour
-son service. Hier j’ai<span class="pagenum"><a id="page_119">{119}</a></span> reçu une lettre datée du Caire; dans quelques
-jours il sera ici...</p>
-
-<p>&#8212;Mon Dieu! quel bonheur pour vous, ma chère enfant!... Les séparations
-sont si dures, quand on s’aime!</p>
-
-<p>La voix de Nohel était âpre, ses paroles sonnaient mal. Janik se tut,
-mais ses yeux se levèrent pleins de reproches. Alors le jeune homme
-reprit, plus gravement et très bas:</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi ne m’aviez-vous rien dit?</p>
-
-<p>&#8212;Je ne sais pas... murmura-t-elle. Ah! ne croyez pas que j’aie manqué
-de confiance en vous...</p>
-
-<p>&#8212;Il y a... il y a longtemps que vous êtes fiancée?</p>
-
-<p>&#8212;Presque quatre ans... nous nous sommes connus tout jeunes, lui et
-moi... Nous nous voyions souvent... Ses parents habitaient Vannes où ma
-tante avait conservé des relations: puis le docteur s’était installé à
-Plourné, et Pierre passait les vacances chez son oncle... Nous nous
-aimions bien, comme des amis, comme des frères; nous causions, nous
-nous<span class="pagenum"><a id="page_120">{120}</a></span> promenions ensemble; tante Armelle et monsieur Le Jariel se
-souriaient en nous voyant et nous appelaient Paul et Virginie... Un
-jour&#8212;j’avais seize ans&#8212;on m’a demandé si je consentirais à être la
-femme de Pierre, et j’ai dit oui... Il me semblait jouer encore au petit
-mari et à la petite femme. Le docteur, lui, hochait la tête, il trouvait
-que c’était une folie de lier ainsi deux enfants... Il avait raison
-peut-être! Mais, à cette époque, je pensais qu’il se trompait et que
-nous serions très heureux, Pierre et moi.</p>
-
-<p>Les doigts de Bernard se crispèrent sur la paume de sa main.</p>
-
-<p>&#8212;Vous l’aimiez, vous l’aimiez?</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz eut un sourire triste.</p>
-
-<p>&#8212;A vrai dire, je n’en sais rien... J’aimais en lui toute sa famille, si
-bonne, si heureuse, j’aimais les traditions de loyauté, de travail, de
-sainteté patriarcale, dans lesquelles il avait été élevé. Je me disais
-que ce serait beau d’être la joie de cette chère maison où la bienvenue
-me riait partout... puis monsieur et madame Le<span class="pagenum"><a id="page_121">{121}</a></span> Jariel sont morts à un
-mois d’intervalle, leur fille est entrée en religion, et Pierre est
-parti...</p>
-
-<p>&#8212;Il a pu vous quitter! Son amour n’était donc pas digne de vous?</p>
-
-<p>&#8212;Il m’a quittée pour faire son devoir, ce qui était digne de lui, et
-digne aussi de moi, Bernard!... Il m’a quittée, ayant foi en ma parole,
-comme j’ai confiance en la sienne. C’est le plus brave, le plus honnête,
-le meilleur des hommes...</p>
-
-<p>&#8212;Mais vous ne l’aimez pas, mais vous avez compris que cette affection
-de jadis n’était qu’une affection fraternelle, et, pour que vous ayez
-compris cela, il faut...</p>
-
-<p>&#8212;Non, Bernard!</p>
-
-<p>Janik avait ébauché un geste brusque, comme pour lui fermer la bouche;
-il continua en s’animant:</p>
-
-<p>&#8212;Non? pourquoi dites-vous non, avant que j’aie parlé... Vous avez donc
-deviné ce que j’allais dire?... Oui, vous l’avez deviné... Si vous
-comprenez <i>maintenant</i> que vous n’aimiez pas Pierre Le Jariel, c’est que
-vous en<span class="pagenum"><a id="page_122">{122}</a></span> aimez un autre, c’est... Ah! Janik, Janik, ne dites plus non...</p>
-
-<p>Nohel cherchait désespérément le regard de la jeune fille. Elle se leva,
-affreusement pâle.</p>
-
-<p>&#8212;Vous vous méprenez, Bernard, dit-elle en étouffant un peu. Je n’ai
-jamais aimé, je n’aime personne de l’amour auquel vous faites
-allusion... Quand j’ai été séparée de Pierre, j’étais une enfant;
-depuis, j’ai grandi, j’ai réfléchi, et j’ai mieux vu en moi, voilà
-tout!... J’ai eu tort de m’engager si vite, sans saisir la portée de
-l’engagement que je contractais, et peut-être en cela ne suis-je pas
-seule fautive: on m’a beaucoup influencée!... J’ai eu tort ensuite
-d’envisager cet avenir prévu comme une chose trop lointaine... Je n’ai
-pas assez pensé à mon fiancé. Son retour, notre mariage, ne
-m’apparaissaient que dans un brouillard vague... Tellement vague que...
-oh! c’est étrange!... mais c’est hier que j’ai eu pour la première fois
-l’idée de vous en parler. Une sotte timidité m’a arrêtée, et j’étais
-décidée à prier ma tante de vous annoncer mes fian<span class="pagenum"><a id="page_123">{123}</a></span>çailles, que vous
-deviez connaître, si peu officielles qu’elles fussent, lorsque cette
-lettre est arrivée... On l’avait posée dans ma chambre où je l’ai
-trouvée le soir. J’ai été étonnée, saisie... C’était bien naturel,
-n’est-ce pas? Comme j’étais un peu énervée, contre mon habitude, j’ai
-pleuré sans savoir pourquoi... Mais je serai fière d’être la femme de
-Pierre Le Jariel et... et j’aimerai mon mari.</p>
-
-<p>&#8212;Et si vous ne pouvez pas l’aimer?</p>
-
-<p>D’un mouvement inconscient, Bernard avait joint les mains; il reprit, la
-voix suppliante:</p>
-
-<p>&#8212;Réfléchissez. Tant que cet odieux mariage n’est pas accompli, vous
-êtes libre... réfléchissez!</p>
-
-<p>&#8212;Nous sommes de la même famille, Bernard, on a dû vous apprendre, comme
-à moi, qu’une parole donnée est un engagement... Je ne suis plus libre.</p>
-
-<p>A ces mots, Bernard changea de visage; un rire cassant lui échappa.</p>
-
-<p>&#8212;On ne m’a rien appris à moi, ma chère... J’ai toujours conduit ma
-barque au gré de mes<span class="pagenum"><a id="page_124">{124}</a></span> désirs... C’est pourquoi j’ignore totalement la
-mesure et la pondération qui font les vies calmes et sages... Mais, si
-j’ai souvent meurtri ceux qui m’aimaient, du moins, je n’ai jamais
-trompé personne.</p>
-
-<p>&#8212;J’ai donc trompé quelqu’un, moi?</p>
-
-<p>C’était dit fièrement, comme un défi.</p>
-
-<p>&#8212;Vous m’avez caché que vous êtes fiancée... c’était agir sans
-franchise. N’avez-vous donc jamais pensé... enfin, c’eût été possible...
-Nous sommes jeunes tous deux, vous n’ignorez pas que vous êtes jolie...
-je vous croyais libre... N’avez-vous jamais pensé que... je pourrais
-vous aimer, moi?</p>
-
-<p>Janik tressaillit, mais, cette fois encore, son regard croisa sans honte
-celui de Bernard et elle répondit:</p>
-
-<p>&#8212;Non, je ne l’avais jamais pensé.</p>
-
-<p>Et elle disait vrai: Non, elle ne l’avait jamais pensé, avant la veille,
-avant ce moment où Bernard, la voix émue, le regard tendre et
-dominateur, lui avait dit: «Le charme qui m’a rendu à la vie, au
-travail, à l’espérance, c’est vous!»<span class="pagenum"><a id="page_125">{125}</a></span></p>
-
-<p>Jusque-là, simple et confiante, elle s’était abandonnée à un sentiment
-qu’elle n’analysait pas, précisément parce qu’elle était très droite,
-parce qu’il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût jamais éprouver de
-l’amour pour un autre que Pierre Le Jariel.</p>
-
-<p>Ses fiançailles lui étaient choses si peu nouvelles, qu’elle n’avait pas
-songé à en faire part à son cousin plus qu’aux autres relations de sa
-famille qui devaient les ignorer jusqu’au retour de Pierre... D’ailleurs
-il semblait presque à Janik que tout le monde savait, sans qu’elle eût
-besoin de le dire, qu’elle épouserait le neveu du docteur... une fois.</p>
-
-<p>N’avait-elle pas toujours vécu elle-même, ne vivrait-elle pas toujours
-avec cette perspective lointaine qui resterait éternellement: l’avenir?</p>
-
-<p>Elle parlait peu de son fiancé, elle lui écrivait des lettres de sœur
-que mademoiselle Armelle lisait et auxquelles Pierre répondait par des
-récits de voyage, où jamais ne se glissait un mot de tendresse...
-c’était tout.</p>
-
-<p>Et Nohel était venu, très différent du jeune<span class="pagenum"><a id="page_126">{126}</a></span> marin, très différent des
-hommes que connaissait Jeanne. Il l’avait intéressée un peu comme une
-énigme et beaucoup comme un malheureux; elle avait pris à tâche de le
-sermonner un peu, de le consoler, parce qu’elle était bonne. Puis, cette
-tâche l’avait absorbée, cette œuvre bienfaisante s’était emparée de son
-esprit et de son cœur, en avait chassé insensiblement toute autre
-pensée; et soudain, quelque chose de suave, de douloureux, d’ineffable,
-s’était fondu en elle; elle avait compris qu’elle était aimée, qu’elle
-aimait!</p>
-
-<p>Alors elle n’avait pas eu le courage immédiat de dire: «Je ne suis plus
-libre!» Elle avait eu la faiblesse de vouloir jouir un jour de son rêve,
-encore si vague, si délicieux... et la lettre de Pierre l’avait
-brusquement réveillée. Mais elle n’avait trompé personne, ni Bernard, ni
-Pierre, elle le sentait bien; maintenant, elle ferait son devoir. Elle
-souffrait beaucoup; pourtant, ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas
-sa propre angoisse, c’était l’idée que Bernard souffrait aussi, et qu’il
-souffrait à cause d’elle.<span class="pagenum"><a id="page_127">{127}</a></span></p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz avait quitté le salon, elle s’était accoudée à la
-terrasse, tristement, la tête dans ses mains. Bernard l’apercevait par
-la porte entr’ouverte. A cette heure, il ne pouvait définir la douleur
-qui l’accablait lui-même. C’était comme si elle lui était venue d’une
-grande lassitude qui prostrait son corps et d’un vide immense qui se
-creusait dans son cœur... Les choses ambiantes n’avaient plus pour lui
-qu’une forme indécise. Il était incapable de faire un mouvement, sa vie
-en eût-elle dépendu.</p>
-
-<p>Des idées traversaient son cerveau, mais incomplètes et si fugitives que
-sa mémoire n’avait pas le temps de les arrêter au passage. Quelquefois,
-l’une d’elles se dessinait plus nette, et c’était toujours la même.</p>
-
-<p>&#8212;Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant?</p>
-
-<p>Il ne savait plus s’il en voulait encore à Janik; il ne doutait pas
-d’elle; quelque chose de tout-puissant sanctifiait sur le front de cette
-enfant les paroles que prononçait sa bouche. Elle avait dit: «Non, je
-n’avais pas pensé que<span class="pagenum"><a id="page_128">{128}</a></span> vous eussiez pu m’aimer...» Il la croyait. Et il
-se figurait les fiançailles de cette innocente qui, sans rien connaître
-de la vie, avait engagé sa vie.</p>
-
-<p>La coupable, c’était mademoiselle Armelle qui, naïvement, avait paré la
-réalité d’un reflet des romans idylliques de son imagination
-sentimentale.</p>
-
-<p>&#8212;Pauvre Janik! pensait le jeune homme.</p>
-
-<p>Mais il pensait aussi et surtout:</p>
-
-<p>&#8212;Pauvre Bernard!</p>
-
-<p>Car il se disait que Jeanne était jeune, qu’il y avait en elle une
-fraîcheur d’impressions, une volonté de bonheur qui triompheraient d’une
-première déception.</p>
-
-<p>L’avait-elle aimé, lui, Nohel?</p>
-
-<p>Non, mais, vaguement, elle avait senti qu’il l’aimait et son cœur vierge
-en avait battu un peu plus vite. La révélation d’une passion jusque-là
-inconnue l’avait un instant troublée; pendant cet instant, elle avait
-aimé l’amour... Ce n’était pas Bernard qu’elle avait aimé.</p>
-
-<p>Et elle aimerait son mari, franchement, sincèrement, parce qu’une femme
-«doit» aimer<span class="pagenum"><a id="page_129">{129}</a></span> son mari, et aussi, parce qu’il y avait en elle un grand
-besoin d’aimer, qui chercherait fatalement sa satisfaction.</p>
-
-<p>Maintenant, Nohel raisonnait froidement et logiquement, comme s’il se
-fût agi de la destinée fictive d’un personnage de roman.</p>
-
-<p>Mais soudain,&#8212;ce fut une sensation étrange, poignante,&#8212;il se rappela
-que cet homme à qui on allait arracher sa dernière chance de bonheur, un
-faible petit cœur de femme sur lequel il avait concentré toutes ses
-espérances, que cet homme qui souffrait tant: c’était lui! Et il
-entrevit qu’il serait au-dessus de sa force de supporter que Janik, sa
-Janik, appartînt à un autre! L’idée seule de cette monstruosité le brûla
-comme un fer rouge, il crut qu’il allait devenir fou... Alors une
-lumière se fit dans son esprit, le sourire d’autrefois, le sourire de
-Jacques Chépart, tordit sa lèvre, quelque chose de sombre brilla dans
-son regard empreint, tout à coup, d’une sérénité terrible et il se dit:</p>
-
-<p>&#8212;Je peux mourir!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page_130">{130}</a></span></p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Au même instant un cri jaillit, éperdu.</p>
-
-<p>&#8212;Bernard, vous pensez encore à vous tuer?...</p>
-
-<p>Devant le jeune homme, Janik était là, très pâle...</p>
-
-<p>Il balbutia:</p>
-
-<p>&#8212;Comment savez-vous que j’aie jamais songé à me tuer?</p>
-
-<p>Elle suffoquait.</p>
-
-<p>&#8212;Je le sais... vous l’avez dit pendant votre maladie... dans votre
-délire... Je le sais... et quand vous parliez de mourir, vous aviez ces
-yeux-là, vous aviez ce sourire-là! Oh! Bernard, que c’est mal!...</p>
-
-<p>Elle joignait les mains. Mais lui n’était pas touché de cette
-supplication. Il se révoltait plutôt, car il n’admettait pas qu’on
-devinât ainsi ses pensées, ni qu’on plaignît son déchirement.</p>
-
-<p>Dur, amer, il s’écria:</p>
-
-<p>&#8212;J’ignorais que vous fussiez si bien renseignée... Cependant, vous vous
-êtes trompée, si vous avez jamais cru que j’abandonnais le désir et la
-résolution d’en finir avec la vie.<span class="pagenum"><a id="page_131">{131}</a></span></p>
-
-<p>Elle essaya de protester, il l’interrompit.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! je sais ce que vous allez dire: le suicide est une lâcheté morale
-que l’homme n’a pas le droit de commettre... C’est votre opinion, ce
-n’est pas la mienne. Vous n’êtes pas sans avoir lu Werther, vous qui
-avez tant lu? Je crois me rappeler que ce héros déraisonnable fait, en
-certain passage, le plus juste des raisonnements: «Personne, dit-il, ne
-conteste à l’homme qui souffre par la maladie, le droit de prendre le
-remède qui lui donnera la guérison; donc, personne ne devrait contester
-à celui qui souffre par la vie, le droit d’avoir recours au seul remède
-capable d’enrayer son mal: la mort.»</p>
-
-<p>&#8212;Si vous voulez comparer la mort à un remède, Bernard, il faut la
-comparer aux remèdes des êtres sans courage, à l’opium, à l’absinthe, à
-ceux qui donnent l’oubli des douleurs et non pas la guérison.</p>
-
-<p>&#8212;L’oubli! Mais, ma pauvre enfant, l’oubli, c’est le suprême bien!
-L’oubli profond, complet, mais c’est le plus enviable des bonheurs<span class="pagenum"><a id="page_132">{132}</a></span>
-négatifs... qui sont eux-mêmes les seuls que l’homme puisse sagement
-chercher.</p>
-
-<p>Nohel s’arrêta, essayant en vain de se calmer, puis il reprit:</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne me connaissez pas, Janik, non, vous ne me connaissez pas...
-Hier, nous avons parlé d’un romancier dont le talent, selon vous, a
-beaucoup nui, en coupant méchamment les ailes aux illusions les plus
-saintes... Moi, je vous ai dit: «Pardonnez à cet homme, ce n’est pas un
-mauvais cœur, c’est un esprit mal fait à qui le sens vrai de la vie a
-manqué». Alors, vous avez plaint Jacques Chépart et vous avez saisi
-quelque chose de ses tristesses, mais ce que votre candeur n’a pu
-concevoir, c’est le découragement d’un être qui se sent fatalement
-poussé à agir mal et qui n’a pas la force de lutter; c’est la
-désespérance de celui qui n’a même plus l’intérêt, je dirais presque, la
-consolation du doute!... Eh bien, ce Jacques Chépart, ce personnage
-malfaisant, cet heureux mortel plus misérable avec sa fortune et sa
-brillante notoriété que le plus pauvre des ou<span class="pagenum"><a id="page_133">{133}</a></span>vriers travaillant, au
-jour le jour, pour sa femme et ses enfants, ce pessimiste, ce cruel, ce
-destructeur de rêves; c’est moi!</p>
-
-<p>&#8212;Je le savais, Bernard... je l’ai deviné, quand vous m’avez demandé
-cette fleur, répondit mademoiselle de Thiaz.</p>
-
-<p>Et, affermissant sa voix brisée, elle continua:</p>
-
-<p>&#8212;Si le devoir de la vie n’était pas imposé également à tous les hommes,
-je vous dirais encore: Jacques Chépart est tenu de vivre, car son
-intelligence est un bienfait dont il doit tenir compte, car son talent,
-puissant pour faire le mal, le serait aussi pour faire le bien!</p>
-
-<p>&#8212;Je vous remercie pour Jacques Chépart... et je vous envie ce jugement
-impeccable, cette rectitude absolue d’idées qui vous fait négliger les
-exceptions et passer sous silence les conjectures où le devoir de
-certain homme pourrait ne pas être rigoureusement semblable au devoir de
-tel autre!... Mais, ne pensez-vous pas que la femme, elle aussi, doit
-accomplir sa mission sur terre, et cette mission n’est-elle pas de<span class="pagenum"><a id="page_134">{134}</a></span>
-consoler les malheureux, de ramener dans le droit chemin ceux qui s’en
-sont écartés?</p>
-
-<p>&#8212;Le devoir d’une femme, c’est, avant tout, de se dévouer à son mari,
-d’élever ses enfants, de faire de ses fils des hommes, et de leur
-apprendre qu’il y a contre la douleur d’autre recours qu’un coup de
-pistolet.</p>
-
-<p>Bernard n’eut pas l’air de comprendre.</p>
-
-<p>&#8212;Voilà, répliqua-t-il toujours ironique, un devoir qui ressemble
-singulièrement au bonheur!</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne croyiez pas si bien dire, Bernard, répondit Janik avec un
-sourire triste. Oui, le bonheur est quelquefois un devoir... le devoir
-des femmes justement... car, presque toujours, le bonheur de ceux qui
-nous entourent dépend du nôtre.</p>
-
-<p>&#8212;Soyez donc heureuse, ma cousine... et que Dieu vous protège!</p>
-
-<p>Nohel eut un mauvais rire, puis il sortit de la pièce. Au déjeuner, il
-parla de son départ très prochain, en s’excusant d’avoir déjà trop abusé
-de l’hospitalité cordiale de mademoiselle<span class="pagenum"><a id="page_135">{135}</a></span> Armelle. L’excellente
-personne protesta vivement.</p>
-
-<p>&#8212;Encore une semaine au moins, Bernard, ou je douterai de votre amitié!</p>
-
-<p>Il allait résister, mais elle ajouta:</p>
-
-<p>&#8212;Janik à dû vous parler de ses fiançailles, que nous allons pouvoir
-annoncer à tous nos amis... Je désirerais que vous connussiez Pierre Le
-Jariel...</p>
-
-<p>Il s’écria dans une bravade:</p>
-
-<p>&#8212;Je resterai, ma cousine, je resterai... ma seule crainte était de
-troubler une réunion de famille; mais je serai trop heureux de prendre
-ma part de votre joie.</p>
-
-<p>Il parla beaucoup, déploya une verve qui émerveilla la vieille
-demoiselle, puis, quand on fut sorti de table, il monta dans la chambre
-de la tourelle, et, mordant son oreiller pour ne pas être entendu, il
-sanglota.<span class="pagenum"><a id="page_136">{136}</a></span></p>
-
-<h3><a id="VIII"></a>VIII</h3>
-
-<p>Bernard pensait: «Si l’enfer n’est pas un mythe, on doit y souffrir ce
-que je souffre!» Mais il avait l’orgueil de sa douleur, il voulait
-qu’elle restât insoupçonnée de mademoiselle Armelle, il voulait que
-Janik n’en pût mesurer l’étendue. Pour dérober aux deux femmes son
-visage décomposé, son front creusé d’un pli, ses yeux pleins d’une sorte
-d’éperdument, il s’enfuit, loin dans la campagne, demandant à la brise
-de mer un peu de fraîcheur, à la paix des champs une accalmie passagère.
-Il refit ainsi sa promenade du matin, sans en avoir la notion exacte,
-car les choses qu’il voyait main<span class="pagenum"><a id="page_137">{137}</a></span>tenant ne ressemblaient plus guère à
-celles que son ivresse avait embellies d’un tel éclat.</p>
-
-<p>Tout à l’heure encore, dans la tourelle où il cachait ses larmes, il
-s’était juré de lutter, de disputer Janik à l’homme dont on lui imposait
-l’amour. A moitié fou, il s’était dit:</p>
-
-<p>&#8212;Pierre Le Jariel ne l’aime pas... Est-ce que j’aurais pu vivre trois
-ans sans elle, moi? Est-ce que j’aurais pu renoncer à la voir, à
-l’entendre, à respirer le même air qu’elle?... Non, il ne l’aime pas,
-moi seul je l’aime... Et malgré ce sentiment fraternel qui l’a un
-instant abusée, malgré ce préjugé de conscience qui la lie au fiancé de
-son enfance, elle m’aimera parce que je veux qu’elle m’aime, parce que
-la puissance de cette volonté de tout mon être fera passer en elle
-quelque chose de l’amour qui m’a brisé, plus fort que la raison, que le
-devoir, que tout... Alors, oh! alors, je défierai l’univers entier, et
-personne ne pourra me la prendre...</p>
-
-<p>Mais, avec la fièvre du désespoir, cette exaltation était tombée,
-remplacée par le mal sourd<span class="pagenum"><a id="page_138">{138}</a></span> d’une tristesse, sans violences, comme sans
-espoirs.</p>
-
-<p>Nohel <i>savait</i> que Janik n’était pas femme à s’étourdir de sophismes.
-Elle aimerait peut-être celui qui l’aimait tant, mais, si elle se
-considérait comme engagée à Pierre Le Jariel, rien ne le lui ferait
-oublier. Le sentiment du devoir, du devoir «quand même» inhérent à sa
-nature, la défendrait victorieusement contre les arguments spécieux.
-Alors, elle souffrirait et sans se plaindre pour ne pas attrister les
-heureux...</p>
-
-<p>&#8212;Non, je ne veux pas, ma pauvre enfant, ma pauvre Janik!</p>
-
-<p>Bernard croyait presque parler tant sa pensée était intense, et, dans ce
-langage muet, il disait:</p>
-
-<p>&#8212;Non, je ne veux pas que tu m’aimes! Mon amour est funeste, et je ne
-veux pas ton malheur. Ton fiancé est jeune comme toi; comme toi il a la
-jeunesse du cœur. La grande existence des marins, l’éternelle
-contemplation d’un spectacle sublime, un contact fréquent et toujours
-attendu de la vie, de la pleine santé<span class="pagenum"><a id="page_139">{139}</a></span> avec la mort, épure l’âme. Rien
-n’a pu enlever à l’ami de ton enfance ces ferveurs que tu aimes tant...
-et qu’on perd toujours, et qu’on ne retrouve jamais, quand on a connu la
-vie sous certains aspects décevants. Mieux que moi sans doute il
-comprendra tes enthousiasmes de rêveuse un peu mystique, mieux que moi
-il te parlera de «l’Idéal», il prononcera ce mot au sens infini, qu’on
-peut concevoir, mais qu’on n’explique pas!... Oui, il vous aimera mieux
-que moi, Janik, car il vous aimera <i>pour vous</i>, tandis que je vous
-aurais aimée <i>pour moi</i>; et son amour, paisible et serein, vous donnera
-un bonheur que ma passion inquiète vous aurait peut-être refusé
-toujours. Moi, je disparaîtrai... et, près de votre mari, vous ne
-songerez pas à me pleurer.</p>
-
-<p>Mourir, enfin mourir!...</p>
-
-<p>L’idée avait repris Jacques Chépart, et, maintenant, ni vains regrets,
-ni fugitifs espoirs, ne la chasseraient plus!</p>
-
-<p>En méditant ainsi, il avait beaucoup marché. Les paysans, occupés aux
-champs, s’éton<span class="pagenum"><a id="page_140">{140}</a></span>naient de voir passer, pâle et furtif comme une ombre,
-cet homme jeune et élégant qui ne remarquait pas leur salut.</p>
-
-<p>Où allait-il? Lui-même l’ignorait. Et d’ailleurs que lui importait?</p>
-
-<p>Le soir tombait déjà très bas sur la plaine, les contours des objets
-commençaient à se perdre dans la brume, l’air était d’un calme
-oppressant. Soudain, Nohel se trouva devant la Fontaine de madame Marie,
-qui pleurait toujours de sa petite voix douce... Et Janik aussi était
-venue là. Fatiguée par l’insomnie de la nuit précédente, elle s’était
-assise à terre, près de la source et, tandis que sa tête alanguie
-s’appuyait à la margelle de mousse et de gazon, le sommeil l’avait
-prise.</p>
-
-<p>Elle dormait encore, avec des larmes au bord des yeux. Bernard s’arrêta,
-à peine surpris, car, pour lui, Janik était partout, et il la contempla
-à longs regards: dans cet abandon de son être lassé, elle semblait plus
-délicate et plus faible; si délicate et si faible que le cœur du jeune
-homme se fondit, ému de cette pitié<span class="pagenum"><a id="page_141">{141}</a></span> attendrie qu’on ressent à voir
-souffrir un enfant.</p>
-
-<p>Il eût tout donné pour essuyer ces larmes dont il voyait la trace.
-Pourquoi avait-il effrayé cette sensitive, pourquoi avait-il rudement
-évoqué à ses yeux le spectre du suicide? Maintenant, un désir le
-tourmentait de demander pardon, de s’agenouiller près de sa petite
-cousine et de baiser, là, dans l’herbe humide, l’ourlet de sa robe ou
-les rubans de son soulier.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! si vous m’aviez aimé, pourtant! Si vous m’aviez aimé, Janik!</p>
-
-<p>Et il enveloppait la jeune fille d’un regard fou où il y avait de
-l’amour et surtout de la douleur... Un espoir suprême le grisait;
-soudain il lui semblait qu’entre les lèvres entr’ouvertes de Janik, un
-nom allait glisser, et que ce nom serait le sien. Il n’osait plus
-respirer, son cœur battait à se rompre...</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz ébaucha un mouvement, puis... ce fut à peine un
-mot, mais Bernard l’entendit: «Pierre...» murmura-t-elle, et elle ouvrit
-les yeux.<span class="pagenum"><a id="page_142">{142}</a></span></p>
-
-<p>Lui restait sans force. Tout était donc bien fini cette fois! C’était
-donc vrai, qu’il n’avait plus qu’un recours: le néant.</p>
-
-<p>A la vue de Nohel, Janik avait tressailli.</p>
-
-<p>&#8212;Vous! fit-elle.</p>
-
-<p>Il expliqua humblement:</p>
-
-<p>&#8212;C’est le hasard qui m’a conduit ici... et j’allais vous réveiller.
-Comme vous êtes imprudente!</p>
-
-<p>&#8212;Je me suis endormie sans le savoir, dit-elle, en se levant toute
-frissonnante.</p>
-
-<p>Et elle ajouta avec un sourire forcé:</p>
-
-<p>&#8212;Je suis un peu folle.</p>
-
-<p>&#8212;C’est la joie!</p>
-
-<p>Bernard avait parlé avec une ironie malveillante... mais il regretta
-vite son sarcasme, et se baissant précipitamment, il ramassa l’écharpe
-blanche qui gisait aux pieds de Janik. La jeune fille se laissa
-passivement envelopper dans les plis de l’étoffe soyeuse.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne veux pas que vous ayez froid, je ne veux pas que vous preniez du
-mal, disait Bernard d’une voix sans expression, comme s’il<span class="pagenum"><a id="page_143">{143}</a></span> n’eût pas eu
-conscience du sens de ses paroles. Venez maintenant... bien vite...
-tante Armelle va vous gronder.</p>
-
-<p>Pendant quelques minutes, ils marchèrent sous bois, se taisant
-instinctivement dans cette obscurité, puis ils débouchèrent dans la
-plaine; le ciel leur apparut tout à coup, comme un dôme magnifique,
-constellé de points d’or, et Bernard murmura:</p>
-
-<p>&#8212;Je vais bientôt partir... Qui sait si nous nous reverrons jamais?...
-Vous ne m’oublierez pas tout à fait, dites... Janik? Quelquefois...
-quand vous serez seule... quand vous lirez un des livres que nous avons
-lus ensemble, quand vous entendrez le chant clair de la Fontaine de
-Marie... vous me donnerez une pensée, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>Elle balbutia:</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vous oublierai pas. Je...</p>
-
-<p>Mais elle sentit que la voix lui manquait, elle se tut.</p>
-
-<p>Ils avaient franchi la grille du château, qui se détachait en grandes
-lignes dans la nuit bleue.<span class="pagenum"><a id="page_144">{144}</a></span> Un parfum étrange, fait de mille parfums qui
-se confondaient dans les mêmes effluves, montait des plates-bandes ou
-tombait des arbres en fleurs.</p>
-
-<p>Bernard se rappela son arrivée à Nohel et cet instant de délire où, seul
-sous le ciel radieux d’étoiles, il avait appelé l’âme de la mère-grand.</p>
-
-<p>Elle était venue, la bénie consolatrice et la vie du jeune homme,
-soudain rassérénée, avait changé. Par les yeux doux et gais qui lui
-avaient si souri, il avait appris l’espérance, presque le bonheur...
-Tout ce passé encore si proche, tous ces efforts, tous ces rêves, pour
-que Jacques Chépart se retrouvât, un soir, le même homme, à la même
-place, avec la mort dans le cœur...</p>
-
-<p>Le même homme! Était-il vraiment le même homme?...</p>
-
-<p>Il se posait curieusement cette question et une voix intime lui
-répondait: «Non, tu n’es plus le même, car tu aimes, et cette grande
-tendresse qui est née dans ton cœur l’a purifié,<span class="pagenum"><a id="page_145">{145}</a></span> en le meurtrissant. Tu
-connais la vraie passion, tu connais la vraie douleur, et tu crois à ton
-amour, et tu crois à ta souffrance!... Tu as découvert dans cette foi
-une joie poignante que tu ignorais et que tu ne troquerais point contre
-ta vieille indifférence!... Tu n’es plus le même homme, car, à cette
-heure où tu veux mourir, tu sais bien que, si tu vivais, ce serait d’une
-autre vie; que si tu écrivais, tes œuvres palpiteraient d’une
-inspiration nouvelle; que si tu meurs, enfin, un souvenir te suivra
-jusqu’à la minute suprême, un nom aimé parfumera ton dernier soupir!»</p>
-
-<p>Bernard leva les yeux vers le ciel: Était-ce la petite mère-grand qui
-lui parlait ainsi?</p>
-
-<p>Alors, une main se posa sur la sienne.</p>
-
-<p>&#8212;Bernard, fit Janik, essayant en vain de contenir l’émotion profonde
-qui vibrait dans sa voix, Bernard, promettez-moi de vivre.</p>
-
-<p>Il tressaillit, puis par un effort surhumain il obligea son visage
-contracté à sourire.</p>
-
-<p>&#8212;Je constate une fois de plus, ma pauvre enfant, dit-il, que je suis un
-fou de la pire<span class="pagenum"><a id="page_146">{146}</a></span> espèce! Comment avez-vous pu prendre au sérieux mes
-divagations de ce matin! Vraiment, je regrette que des paroles trop
-légèrement prononcées...</p>
-
-<p>Janik l’interrompit, secouant fébrilement la tête:</p>
-
-<p>&#8212;Ne me trompez pas, Bernard, c’est un jeu cruel.</p>
-
-<p>&#8212;Un jeu! mais je vous jure...</p>
-
-<p>&#8212;Non, pas cela, pas cela, par pitié... Vous m’avez dit que je vous
-avais fait du bien, que vous ne l’oublieriez pas... Vous m’appeliez
-«conscience», vous en souvenez-vous? Eh bien, écoutez-moi, une fois
-encore. La petite mère-grand vous parlerait comme je vous parle, si les
-portraits avaient une voix... Soyez fort, soyez vaillant, soyez
-homme!... Dites-moi: «Je vous promets de vivre»... Et je vous croirai,
-et je serai si heureuse...</p>
-
-<p>Nohel voulut répliquer, Janik l’en empêcha.</p>
-
-<p>&#8212;Ne me dites plus que vous êtes méchant, que vous êtes lâche... Ce
-n’est pas vrai, je vous connais maintenant... je vous ai vu vous<span class="pagenum"><a id="page_147">{147}</a></span> jeter
-à la mer pour sauver un enfant... je sais que vous êtes généreux, je
-sais que vous êtes brave... Et je sais aussi que vous êtes trop bon pour
-me faire une si grande peine... Ah! si vous vouliez, vous pourriez
-réaliser tant de beaux rêves! Vous pourriez vivre d’une vie si noble, si
-grande! Ah! si vous vouliez!</p>
-
-<p>Il hochait la tête d’un air sombre.</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne savez pas ce que vous me demandez, murmura-t-il.</p>
-
-<p>&#8212;Si, je le sais, Bernard. Je vous demande le plus grand des courages.
-Non pas ce courage factice, cette fièvre d’un instant que vous
-appelleriez à votre aide pour faire jouer l’arme qui vous donnerait la
-mort, mais un courage plus serein, plus digne, un courage de toute la
-vie... Je vous demande de travailler, de faire du bien, je vous demande
-de lutter, la tête haute, contre la vie dont vous avez peur!... Et tout
-cela, Bernard, parce que vous êtes mon ami, mon frère, parce que j’ai
-soif d’être fière de vous!</p>
-
-<p>Son enthousiasme la transfigurait. Malgré sa<span class="pagenum"><a id="page_148">{148}</a></span> pâleur et ses yeux cernés,
-elle était belle. Belle, non plus comme une femme née pour les amours de
-la terre, mais comme un être idéal, descendu de ce grand ciel pur, qui
-semblait l’inspirer.</p>
-
-<p>Le visage tourmenté, les mains serrées, comme s’il eût traversé une
-crise de douleurs physiques, Bernard lui résistait.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne peux pas vous promettre cela, non, je ne peux pas...</p>
-
-<p>Elle se tordait les mains.</p>
-
-<p>&#8212;Que puis-je lui dire, mon Dieu! que puis-je lui dire? Bernard, mon
-Bernard, je vous en supplie!... Au nom de votre mère, promettez-moi de
-vivre!... Faites-le pour sa mémoire, si vous ne voulez pas le faire pour
-moi.</p>
-
-<p>Janik chancela. Éperdu, le jeune homme lui prit les deux mains.</p>
-
-<p>&#8212;Si je ne veux pas le faire pour vous!... Il y aurait donc au monde une
-chose que je ne voudrais pas faire pour vous!...</p>
-
-<p>Il la regardait, une immense pitié dans les yeux.<span class="pagenum"><a id="page_149">{149}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes toute blanche, vous souffrez?... Je vous ai attristée,
-inquiétée... Je ne veux pas que vous soyez triste et inquiète, je
-veux... oui, je veux que vous soyez heureuse... Ne tremblez pas,
-regardez-moi.</p>
-
-<p>Elle obéit; alors Bernard se pencha sur elle; ses lèvres effleurèrent le
-front de la jeune fille, et il murmura:</p>
-
-<p>&#8212;Janik, je vous le promets.</p>
-
-<p>En prononçant cette parole qui, de lui à elle, valait un serment, Nohel
-pensait que c’est un pauvre héroïsme de mourir pour celle qu’on aime.
-Mais à cette minute même, à cette minute de déchirement, elle
-triomphait, «la conscience en robe rose»! Et les yeux qui jadis riaient
-au petit Bernard, quand il était sage, pleuraient maintenant des larmes
-douces et fières qui disaient merci à Jacques Chépart.<span class="pagenum"><a id="page_150">{150}</a></span></p>
-
-<h3><a id="IX"></a>IX</h3>
-
-<p>Le temps marchait. Bientôt Pierre Le Jariel arriverait; l’heureux marin
-tiendrait sur son cœur sa fiancée, sa «promise», tous les souvenirs,
-toutes les espérances, reconquis en un instant, dans ce premier baiser
-du retour. «Déjà! déjà!» disait Nohel...</p>
-
-<p>Et pourtant, elles lui avaient paru interminables, ces journées qu’il
-avait passées dans une quasi solitude, fuyant Janik, n’osant pas lui
-parler, car il n’aurait su lui dire que deux choses: «Je vous aime!...
-Je hais Pierre Le Jariel!»</p>
-
-<p>Ce Pierre Le Jariel, il faudrait le voir, lui tendre la main; ce serait
-un affreux supplice!<span class="pagenum"><a id="page_151">{151}</a></span></p>
-
-<p>Bernard avait repris une sorte de fièvre; il était à la fois très
-nerveux, et très las; soudain la peur le saisit de tomber malade, de ne
-plus pouvoir fuir cette maison hospitalière, dont l’air l’étouffait
-maintenant, et il choisit le prétexte d’une lettre qu’il venait de
-recevoir pour déclarer que sa présence était réclamée à Paris comme tout
-à fait urgente, sous peine de complications graves dans ses affaires. En
-annonçant ce prochain départ, il avait pâli et cette lividité soudaine
-accusait encore la maigreur de son visage.</p>
-
-<p>Mademoiselle Armelle se révolta.</p>
-
-<p>&#8212;A Paris, pour y tomber malade et y être soigné par des mercenaires!
-Belle idée que la vôtre, mon neveu! s’écria-t-elle... Regardez donc un
-peu la figure que vous avez... Et, nerveux comme vous l’êtes, vous
-voulez vous mettre en route ce soir! Je m’y oppose absolument. Votre
-affaire peut attendre jusqu’à... après-demain, voyons?... Vous n’allez
-pas me refuser ça?</p>
-
-<p>Bernard esquissa un geste d’impuissance,<span class="pagenum"><a id="page_152">{152}</a></span> mais mademoiselle de Kérigan
-continua son plaidoyer.</p>
-
-<p>&#8212;Et le docteur que vous ne reverriez pas! Je viens justement de lire
-une lettre de lui... il arrive demain à quatre heures et nous convie
-tous à dîner... vous très particulièrement... Vous ne voudriez pas
-blesser, en vous sauvant ainsi sans tambour ni trompette, un homme qui
-vous a témoigné autant de sympathie?</p>
-
-<p>Nohel réfléchit un instant, l’air accablé, puis il remercia la vieille
-fille de ses cordiales instances.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez raison, dit-il, je serais un ingrat de quitter Plourné sans
-avoir serré la main du docteur... et pour rien au monde, je ne voudrais
-vous peiner, tante Armelle, vous qui vous êtes montrée si parfaite pour
-moi... Je ne partirai que demain soir; il y a un train à sept heures...
-Ainsi je reverrai monsieur Le Jariel et il m’excusera de manquer&#8212;à mon
-grand regret&#8212;son dîner.</p>
-
-<p>Le jeune homme s’exprimait d’une voix très amicale, mais avec tant de
-décision que made<span class="pagenum"><a id="page_153">{153}</a></span>moiselle Armelle ne tenta point d’obtenir une
-concession plus importante. Pendant tout l’entretien, Janik, qui lisait,
-n’avait pas levé les yeux.</p>
-
-<p>Comme mademoiselle Armelle sortait pour donner un ordre, Bernard, sombre
-et désœuvré, s’assit à la fenêtre et se mit à décacheter les journaux
-qu’il recevait chaque jour.</p>
-
-<p>En ouvrant l’un d’eux, il eut un sourire amer. On s’était empressé de
-publier sa nouvelle, <i>Amour pur</i>, dont le titre trônait en première
-page.</p>
-
-<p>Était-ce bien Jacques Chépart qui avait écrit ces lignes, exquises de
-poésie?</p>
-
-<p>Non, c’était un amoureux de vingt ans et qu’on aimait!...</p>
-
-<p>D’un mouvement brusque, il repoussa le journal.</p>
-
-<p>Les yeux lassés, le geste lent, Janik avait posé son livre; elle prit
-distraitement la grande feuille déployée sur le canapé et y jeta les
-yeux. Guidé par une mystérieuse intuition, son regard se fixa aussitôt
-sur le nom de Jacques Chépart.<span class="pagenum"><a id="page_154">{154}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ah! Bernard!... vous ne m’aviez pas dit...</p>
-
-<p>Il affecta de ne pas répondre.</p>
-
-<p>&#8212;Est-ce que je peux lire? ajouta-t-elle timidement.</p>
-
-<p>Un regret étreignait le cœur du jeune homme; il pensait à la joie qu’il
-eût éprouvée à dire: «Lisez, chaque mot de cette histoire a été écrit
-pour vous!»</p>
-
-<p>Mais c’était pour Janik, c’était pour sa «conscience en robe rose» qu’il
-avait travaillé toute une nuit, l’espoir dans l’âme; ce n’était pas pour
-la fiancée de Pierre Le Jariel.</p>
-
-<p>&#8212;Lisez, si vous voulez; cette nouvelle ne vaut rien...</p>
-
-<p>Telle fut sa réplique maussade.</p>
-
-<p>Cependant il ne put résister à la tentation de regarder mademoiselle de
-Thiaz, pendant qu’elle avançait dans les colonnes, les yeux brillants,
-les joues empourprées, la poitrine doucement haletante. Elle ne savait
-pas que Bernard l’observait, elle oubliait la présence du jeune homme,
-elle s’envolait bien loin dans un<span class="pagenum"><a id="page_155">{155}</a></span> autre monde, celui de ses rêves,
-qu’elle voyait soudain vivre et palpiter, comme un monde réel. Le rythme
-de cette prose musicale la berçait, remuant tout son être. Jacques
-Chépart décrivait les bois bretons et, soudain, elle assistait au jeu du
-soleil dans les feuilles, elle percevait, lointaine et claire, la voix
-de la petite source... L’histoire d’amour se déroulait, suave, enivrante
-dans sa pureté; et Janik croyait entendre chanter à son oreille, comme
-une mélodie inconnue et troublante, les aveux qu’elle lisait.</p>
-
-<p>Un moment ses yeux se mouillèrent de larmes, qu’elle n’essuya pas et qui
-glissèrent lentement, le long de ses joues. Puis, quand, deux fois, elle
-eut savouré les derniers mots du récit, mots de bonheur, de triomphe
-passionné, elle leva la tête, et ses yeux extasiés rencontrèrent ceux de
-Bernard. Il eut comme un éblouissement.</p>
-
-<p>&#8212;Janik, s’écria-t-il, était-ce à Pierre que vous pensiez en lisant?</p>
-
-<p>Une grande pâleur couvrit le visage de made<span class="pagenum"><a id="page_156">{156}</a></span>moiselle de Thiaz; cependant
-ce fut avec beaucoup de calme qu’elle répondit:</p>
-
-<p>&#8212;Je n’ai pensé qu’à ma lecture... Vous n’aviez jamais écrit ainsi.</p>
-
-<p>Il reprit son air abattu, regardant sans les voir les rosaces du tapis.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez raison, dit-il, c’est la première fois que j’écris ainsi...
-c’est aussi la dernière. J’ai écrit dans un moment d’espoir...</p>
-
-<p>Spontanément, sans songer au sens que Bernard pourrait attribuer à son
-élan, Janik lui tendit la main.</p>
-
-<p>&#8212;Je voudrais tant vous voir heureux! dit-elle.</p>
-
-<p>Cet abandon émut profondément Nohel; il pressa légèrement les doigts
-menus qui se confiaient aux siens.</p>
-
-<p>&#8212;Si je vous sais heureuse, je serai très heureux, ma petite cousine,
-soupira-t-il.</p>
-
-<p>Et ils se quittèrent sans faire allusion à la grande séparation qui
-était proche.</p>
-
-<p>Cependant, à mesure que le moment redouté se faisait moins lointain,
-Bernard se sentait<span class="pagenum"><a id="page_157">{157}</a></span> redevenir méchant. Comme la nuit précédente, une
-fièvre ardente lui dévora les veines jusqu’au matin. Un grand abattement
-le prostra ensuite; dans la journée, mademoiselle Armelle le vit si
-faible qu’elle essaya encore de le retenir, mais, très affectueusement,
-il lui fit comprendre que sa résolution était irrévocable.</p>
-
-<p>Alors la vieille cousine soupira et retourna à quelque nouveau roman,
-après avoir recommandé à Bernard de rester très tranquille et en lui
-annonçant qu’elle allait lui envoyer une tasse de thé bien chaud.</p>
-
-<p>Ce thé bien chaud fit sourire le jeune homme; il remercia tout en jurant
-qu’il n’était pas malade et il regagna le salon jonquille. Un quart
-d’heure plus tard, Janik entra portant une tasse fumante.</p>
-
-<p>&#8212;Ma tante m’a dit de...</p>
-
-<p>Nohel s’était levé de cet air cérémonieux que, depuis quelques jours, il
-prenait souvent avec mademoiselle de Thiaz par affectation.</p>
-
-<p>&#8212;Je suis désolé, ma chère cousine, de vous avoir donné cette peine...
-et si inutilement, fit-<span class="pagenum"><a id="page_158">{158}</a></span>il, en posant sur la table le petit plateau
-qu’il avait enlevé des mains de Janik. Je ne sais pourquoi mademoiselle
-de Kérigan me met au régime des tisanes... Je suis bien guéri pourtant!</p>
-
-<p>Elle n’insista pas et il s’ensuivit un silence assez embarrassé.</p>
-
-<p>&#8212;Il paraît que vous ne serez décidément pas des nôtres chez monsieur Le
-Jariel, commença la jeune fille... vous partez...</p>
-
-<p>Bernard l’interrompit:</p>
-
-<p>&#8212;Oh! je vous en prie, ne vous croyez pas obligée d’ajouter que vous le
-regrettez, dit-il.</p>
-
-<p>Puis il examina ironiquement la toilette toute simple de Janik, une robe
-de voile blanc garnie de rubans blancs dont les flots satinés faisaient
-ressortir sa pâleur mate. Les yeux de la pauvre enfant, enfouis dans
-leur orbite et cerclés d’une ligne violette, paraissaient immenses et
-trop sombres pour ce visage blême.</p>
-
-<p>&#8212;Tout en blanc, comme une mariée! Vous êtes charmante, ce soir.</p>
-
-<p>Par un mouvement d’extrême décourage<span class="pagenum"><a id="page_159">{159}</a></span>ment, elle ferma les yeux, puis les
-rouvrit aussitôt, et les leva sur Bernard, comme pour lui demander
-grâce.</p>
-
-<p>Il reprit sans pitié:</p>
-
-<p>&#8212;Combien vous allez lui sembler belle, à lui! Quand il vous a quittée,
-vous aviez seize ans ou dix-sept, je crois?... Vous n’étiez qu’une
-enfant; vous voilà jeune fille. Votre teint a pris plus d’éclat, vos
-yeux plus d’expression, votre sourire plus de charme. D’abord, c’est à
-peine s’il osera vous reconnaître... puis il vous retrouvera enfin, car
-cette métamorphose qui a fait de vous une autre... par un adorable
-prodige, vous a laissée toujours vous!</p>
-
-<p>&#8212;Bernard!</p>
-
-<p>&#8212;Et lui aussi, Pierre, aura changé! L’adolescent aura grandi de corps
-et d’âme... Mieux qu’autrefois, il saura vous dire qu’il vous aime...
-Comme il a dû penser à vous, pendant ces nuits de longues veilles, où,
-seul, rêvant des heures entre la mer et le ciel, il se figurait le
-village natal et le moment du retour!... Ce moment qui va venir, ce
-moment qui est là!<span class="pagenum"><a id="page_160">{160}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Bernard, je vous en prie...</p>
-
-<p>Mais Bernard continuait, s’animant encore. Ce qu’il exprimait ainsi
-c’étaient les pensées qui l’avaient torturé tout le jour, et cette
-expansion, qui lui déchirait l’âme, lui procurait pourtant une sorte de
-soulagement.</p>
-
-<p>&#8212;N’avez-vous jamais songé, Janik, à la minute délicieuse où il vous
-répétera combien il a souffert et... tant de choses, amassées pour vous
-dans le trésor de son cœur?... Vous, vous l’écouterez, étonnée, ravie...
-vous aurez sur les lèvres ce sourire qui vous illuminait les yeux, tout
-à l’heure, en lisant ce pauvre conte d’amour...</p>
-
-<p>Elle eut un grand cri.</p>
-
-<p>&#8212;Non, Bernard!</p>
-
-<p>Ses mains tremblantes cherchèrent un soutien sur la table contre
-laquelle elle était appuyée. Pâle comme une morte, prête à défaillir,
-elle attacha une seconde fois sur Bernard des yeux éperdus qui se
-baissèrent aussitôt.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! assez... vous me faites mal, gémit-elle.<span class="pagenum"><a id="page_161">{161}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Mal! parce que je vous dis que votre fiancé vous aime, que vous
-l’aimez, que vous serez heureuse! car c’est un immense bonheur
-d’aimer... quand ce n’est pas une torture atroce!</p>
-
-<p>&#8212;Je n’aime pas Pierre Le Jariel... et vous le savez bien.</p>
-
-<p>&#8212;Bah! vous l’aimerez vite... s’il vous aime! Et comment pourrait-il ne
-pas vous aimer?</p>
-
-<p>Janik secoua la tête, et, très bas:</p>
-
-<p>&#8212;Je ne l’aimerai jamais... murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Elle se tut subitement et fit un pas, pour s’enfuir... Bernard la
-prévint. Soudain une anxiété terrible se peignit dans les yeux du
-romancier.</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi ne l’aimerez-vous jamais? pourquoi? je veux le savoir?
-interrogea-t-il fiévreusement.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz ne pouvait plus répondre, les mots se glaçaient
-dans sa gorge. Ses deux mains se crispèrent sur sa poitrine, sa tête
-vacilla, tout son corps fléchit.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne sais pas... balbutia-t-elle d’une voix<span class="pagenum"><a id="page_162">{162}</a></span> mourante, sentant que
-cette phrase était une défaite.</p>
-
-<p>Mais, dans un appel de suprême détresse, instinctivement ses yeux
-avaient parlé...</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne savez pas, mais je sais, moi... oh! enfin, je sais!...</p>
-
-<p>Cette fois Nohel osait croire, cette fois il avait compris!</p>
-
-<p>&#8212;Vous n’aimez pas Pierre Le Jariel, parce que vous m’aimez, parce que
-je vous aime, parce que vous sentez bien que vous êtes ma vie, toute ma
-vie, que sans vous je ne suis plus rien, je ne peux plus rien!...</p>
-
-<p>Janik sanglotait... Faiblement, elle tentait de s’éloigner de Bernard;
-avec une grande tendresse, il la retint près de lui...</p>
-
-<p>&#8212;Je vous en conjure, implora-t-il, restez là un instant, un seul
-instant... ayez un peu pitié de moi.</p>
-
-<p>Et elle resta, elle pleura tout doucement sur l’épaule de son ami. Il y
-avait si longtemps qu’elle dévorait ses larmes! Lui, il la regardait de
-tous ses yeux, de toute son âme, et la<span class="pagenum"><a id="page_163">{163}</a></span> voix brisée, il lui parlait
-encore, vaguement, comme en rêve.</p>
-
-<p>&#8212;N’est-ce pas, vous m’aimez? N’est-ce pas, vous voulez bien que je vous
-aime?... Je vous adore, Janik!... Il me semble que, malgré tous mes
-défauts, toutes mes erreurs, j’aurais su vous rendre heureuse, par cet
-amour-là!... Et je voudrais que vous fussiez triste, pauvre, abandonnée,
-pour vous donner mieux mon cœur, mon travail, ma vie! Je voudrais qu’il
-me fût possible d’accomplir pour vous quelque chose d’insensé!... Ah!
-chère enfant, tu le sais bien que je suis ta chose, qu’il n’est pas de
-folies dont je ne sois capable pour toi!... Je n’espérais plus rien,
-j’endurais un vrai martyre et pourtant, quand tu m’as ordonné de vivre,
-j’ai promis ce que tu voulais... Et maintenant que tu me fais tant
-souffrir, maintenant que tu vas te prendre à moi pour te donner à un
-autre, je suis docile près de toi comme un pauvre enfant...</p>
-
-<p>Comme mademoiselle de Thiaz, le repoussant un peu, s’était assise brisée
-par l’émotion,<span class="pagenum"><a id="page_164">{164}</a></span> il s’agenouilla près d’elle, serrant convulsivement ses
-mains froides qu’elle n’avait pas le courage de lui arracher.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! chérie, chérie, si je pouvais vous emporter au bout du monde, si
-vous étiez ma femme, ma chère femme à moi!... Je sais que ce n’est pas
-possible, je sais... mais cependant si vous m’aviez connu plus tôt... si
-les choses, enfin, s’étaient autrement passées, vous auriez bien voulu
-vous confier à moi? Et vous ne l’auriez pas rejeté, ce pauvre homme qui
-vous aurait dit: «Mon bien ou mon mal, ma joie ou ma peine, dépendent
-d’un mot de toi.»</p>
-
-<p>&#8212;Bernard, vous êtes cruel... Bernard, ayez pitié de moi!</p>
-
-<p>Brusquement, il se sépara d’elle.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! tenez, c’est vous qui êtes sans pitié dans votre irréductible
-héroïsme... Je pleure à vos pieds et vous n’avez pas un mot de
-consolation pour moi!...</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz se leva. Le feu de ses joues avait séché ses
-larmes. Debout, à quelques pas de Nohel, elle resta silencieuse, un<span class="pagenum"><a id="page_165">{165}</a></span>
-moment, dans une sorte de recueillement; puis, fermement, elle regarda
-le jeune homme.</p>
-
-<p>&#8212;Quel mot ai-je le droit de vous dire qui puisse vous consoler?
-dit-elle.</p>
-
-<p>Bernard s’était laissé tomber sur le canapé, la tête dans ses mains.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! permettez-moi de mourir au moins... gémit-il.</p>
-
-<p>&#8212;Non, répondit-elle, maternelle et tendre, comme au temps où elle était
-encore la petite mère-grand du portrait. Non, Bernard, il faut vivre, il
-faut lutter, il faut travailler!</p>
-
-<p>Et, dans un cri où sa douleur à elle se révélait, immense, elle ajouta:</p>
-
-<p>&#8212;Je vivrai bien, moi!</p>
-
-<p>Elle allait quitter la pièce, quand la porte s’ouvrit inopinément devant
-M. Le Jariel. Les yeux scrutateurs du vieux médecin glissèrent de Janik
-à Bernard. Sans proférer une parole, il serra la main de la jeune fille
-et s’effaça pour la laisser sortir; puis se tournant vers Nohel:</p>
-
-<p>&#8212;Eh bien, mon cher monsieur, que m’ap<span class="pagenum"><a id="page_166">{166}</a></span>prend mademoiselle Armelle? Vous
-refusez les invitations de votre docteur?</p>
-
-<p>A l’entrée de M. Le Jariel, Bernard s’était redressé brusquement; il
-ébaucha une phrase d’excuses.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, oui, je suis au courant, vous avez des affaires, interrompit le
-docteur. Enfin, je le regrette, que voulez-vous... Et puis, voilà que
-vous êtes malade, nerveux comme une demoiselle, à ce que m’a dit votre
-cousine... Moi qui vous croyais guéri! Ce serait à perdre le peu de
-latin qu’on sait...</p>
-
-<p>Tout en parlant, le docteur regardait Bernard avec une fixité
-bienveillante. Après un court silence, il reprit, très amicalement:</p>
-
-<p>&#8212;Dites-moi, mon cher malade, est-ce bien le médecin qui peut guérir
-votre maladie?</p>
-
-<p>Le ton dont fut prononcée cette phrase émut le jeune homme.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! docteur, s’écria-t-il, si vous saviez comme je suis malheureux!</p>
-
-<p>Le docteur ne répondit pas aussitôt; il s’assit lentement, puis,
-attachant ses yeux gris sur<span class="pagenum"><a id="page_167">{167}</a></span> «son cher malade», il dit avec une grande
-douceur:</p>
-
-<p>&#8212;Je le sais, mon enfant...</p>
-
-<p>Les yeux brillants, la voix frémissante, Bernard continua:</p>
-
-<p>&#8212;Peut-être est-il malséant à moi de vous faire cette confession... car
-enfin, le fiancé de Janik, c’est votre neveu; vous l’aimez, vous désirez
-son bonheur... Mais, si je vous parle ainsi, croyez-le bien, ce n’est
-pas que je veuille vous apitoyer sur moi, ce n’est pas que j’espère
-quelque chose de vous ni de personne... c’est seulement parce que je
-souffre et que vous êtes bon, parce que je n’ai pas d’ami et que j’ai
-besoin de me confier à quelqu’un qui me comprenne... Ah! c’est que je
-l’aime comme un fou!... Pourquoi ne m’avez-vous pas dit, docteur, que je
-n’avais pas le droit de l’aimer?...</p>
-
-<p>&#8212;Croyez-vous donc que ce soit jamais parce qu’on en a le droit qu’on
-aime? fit mélancoliquement M. Le Jariel. Et d’ailleurs, aurais-je bien
-atteint mon but, en vous avertissant du<span class="pagenum"><a id="page_168">{168}</a></span> péril? En vous disant, ou à peu
-près: «N’aimez pas Janik, elle n’est plus libre!» n’aurais-je pas, au
-contraire, paré ma petite amie du charme dangereux des fruits
-défendus?... Tandis qu’il y avait des chances, après tout, pour qu’un
-Parisien comme vous ne remarquât pas les grâces simples d’une petite
-provinciale... Puis ces fiançailles n’étaient pas officielles...
-était-ce bien à moi de vous les annoncer?... Si je l’avais fait...</p>
-
-<p>&#8212;Je serais parti, docteur, le lendemain.</p>
-
-<p>&#8212;Vous n’auriez pas été en état de partir, mon cher monsieur, et le
-médecin eût été forcé de vous défendre ce que l’ami vous eût
-conseillé... D’ailleurs le mariage de mon neveu n’est pas mon œuvre et,
-en général, j’en parle peu. Autrefois&#8212;il y a bien longtemps&#8212;votre
-cousine de Kérigan et mon pauvre frère se sont aimés... Oh! un roman
-très court... Quelques marguerites effeuillées à deux, un jour de soleil
-qu’on avait le printemps autour de soi et dans le cœur... Et ce fut
-tout. Mon frère était pauvre, on lui refusa Armelle et<span class="pagenum"><a id="page_169">{169}</a></span> ils se dirent
-adieu... Mais chaque année qui passe, parfume de tels souvenirs. Devenus
-vieux, les amoureux de jadis ont voulu revivre leur idylle et lui donner
-un dénouement... En quelques mots, voilà l’histoire.</p>
-
-<p>&#8212;Mademoiselle de Thiaz n’aimait pas son fiancé? dit Bernard d’un ton
-qui faisait une phrase interrogative de cette affirmation.</p>
-
-<p>&#8212;Elle l’aimait comme aiment les petites filles... de cet amour vague et
-idéal, qui suit la dernière poupée qu’on casse et le premier roman qu’on
-lit... Mais Janik n’est pas seulement une nature exquise, c’est une âme
-droite... Elle estime son fiancé et, quand elle n’aimerait son mari que
-d’une de ces bonnes affections que cimentent l’habitude, les joies et
-les soucis partagés... je n’y verrais pas grand mal... C’est votre
-chagrin à vous, dont je me sens presque un peu responsable, qui me
-désole surtout aujourd’hui.</p>
-
-<p>Bernard n’avait entendu qu’en partie cette phrase; il semblait plongé
-dans une méditation profonde... Quand le docteur se tut, il dit, se<span class="pagenum"><a id="page_170">{170}</a></span>
-parlant à lui-même, plus peut-être encore qu’à M. Le Jariel:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, c’est une nature exquise! Comment ne l’aurais-je pas aimée?
-Comment aurais-je pu échapper au charme qui émane de sa personne, de son
-esprit, de son cœur? elle ne m’a pas seulement conquis, elle m’a
-transformé, elle m’a rendu à moi-même... Ah! je sais bien! Je ne suis
-pas digne d’elle! Rien dans mon caractère, rien dans ma vie passée ne
-m’autorise à dire à cette heure que je l’ai méritée... Au contraire,
-tout me condamne. Que suis-je, moi? un sceptique, un blasé! un homme qui
-a fait beaucoup de mal, peut-être... et, à coup sûr, fort peu de bien...
-J’ai gaspillé ma jeunesse, j’ai sottement employé ma fortune et mon
-temps, j’ai travaillé comme j’ai vécu, en dilettante, sans me soucier de
-rien, ni de personne... Et si je m’étais tué, il y a quelques semaines,
-rien ni personne n’en aurait pâti... Oui, en vérité, qu’ai-je fait pour
-aller m’agenouiller devant cette pureté, pour oser dire à cette enfant,
-dont le front n’a jamais rougi:<span class="pagenum"><a id="page_171">{171}</a></span> «Donne-moi le premier battement de ton
-cœur, et le premier baiser de ta bouche... confie-moi ton présent, ton
-avenir, toi dont le passé n’a appartenu qu’à Dieu!...» Et pourtant ces
-mots, je les prononcerais, aujourd’hui! Et si elle les écoutait, si,
-aveuglément, sans raisonner, elle me disait: «Prenez ma vie!...» Je
-répondrais sans remords et sans crainte: «Oui, je la prends!...»
-N’est-ce pas que c’est bien étrange, et qu’il faudrait, pour agir ainsi,
-que je fusse bien sûr de la rendre heureuse, cette enfant qui
-s’abandonnerait ainsi à un malheureux tel que moi!</p>
-
-<p>Le docteur eut un regard ému.</p>
-
-<p>&#8212;Mon pauvre enfant, dit-il, je vous ai laissé parler... L’expansion
-soulage quelquefois... cependant le plus souvent elle amollit... Je
-crois en votre sincérité, je vous plains profondément&#8212;vous devez le
-sentir&#8212;et c’est bien votre ami le docteur, ce n’est pas l’oncle de
-Pierre qui vous a écouté... Mais à quoi bon maintenant retourner en
-arrière et dépenser votre énergie en regrets, devant un mal sans<span class="pagenum"><a id="page_172">{172}</a></span>
-remède? Pleurer, c’est doux, oui, je le sais... Pourtant vous avez mieux
-à faire, Jacques Chépart.</p>
-
-<p>Ce nom amena un sourire amer sur les lèvres du romancier.</p>
-
-<p>&#8212;Vous aussi, docteur, vous connaissez Jacques Chépart?</p>
-
-<p>&#8212;Je le connais sous son véritable nom depuis quelques jours, un journal
-a commis l’indiscrétion... mais j’admire son talent, depuis longtemps...
-C’est un découragé, pourtant il possède&#8212;ou je me trompe fort&#8212;ce qui
-manque à bon nombre de nos romanciers actuels: le sens moral! Il essaye
-quelquefois d’abuser ses lecteurs sur l’importance d’une faute ou la
-réelle portée du mal, mais il ne s’abuse jamais lui-même et on le
-sent... c’est l’essentiel... Jacques Chépart a un grand talent, mon cher
-monsieur... et il ne peut mourir d’un chagrin d’amour, il <i>doit</i> en
-guérir, entendez-vous!</p>
-
-<p>&#8212;Ah! comment?</p>
-
-<p>La voix du docteur se fit à la fois plus douce et plus grave.<span class="pagenum"><a id="page_173">{173}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Par le travail, mon enfant. Aujourd’hui, vous traversez une crise,
-demain vous réfléchirez à ce que je vous ai dit. Retournez à vos livres,
-à votre lampe des laborieuses veillées, à votre plume qui vous attend
-auprès d’une page blanche... Quand vous vous retrouverez au milieu de
-ces amis des heures bonnes ou mauvaises, vous pleurerez peut-être
-encore, mais moins amèrement... Et, comme l’a dit un poète, ce sont les
-grandes douleurs qui créent les grandes œuvres... Votre génie
-s’ennoblira de ce que vous aurez souffert; peu à peu, dans ce mystérieux
-tête-à-tête avec le meilleur de vous-même, vos regrets s’atténueront...
-Je ne veux pas vous dire encore que vous oublierez&#8212;vous ne me croiriez
-pas!&#8212;Cependant l’oubli est au bout de toute chose... et l’oubli que le
-travail donne est le seul qui soit digne de vous.</p>
-
-<p>Le docteur se tut. Mademoiselle Armelle entrait suivie de Janik, et,
-bientôt, ce fut l’heure des adieux. La vieille demoiselle y apporta son
-habituelle volubilité; elle multiplia ses adjurations à la prudence, ses
-recommandations de<span class="pagenum"><a id="page_174">{174}</a></span> toutes sortes, elle supplia Bernard de lui écrire,
-puis elle lui sauta au cou et le jeune homme l’embrassa sur les deux
-joues, bien franchement, comme au temps de Vannes.</p>
-
-<p>Janik attendait, debout à côté de sa tante, le visage décoloré, essayant
-de sourire, on ne sait pourquoi, d’un pauvre sourire tremblant qui
-faisait mal.</p>
-
-<p>Aussi blême qu’elle, les nerfs affreusement tendus pour ne pas crier son
-déchirement, Nohel s’inclina devant elle, puis il prit la main qu’elle
-avançait timidement.</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, voyons, pas tant de cérémonies, Bernard, embrassez votre
-cousine, mon ami, s’écria mademoiselle Armelle avec bonhomie.</p>
-
-<p>L’embrasser! Bernard se sentit défaillir... tandis que sa pâleur
-devenait effrayante, il se pencha sur le front de Janik et y appuya ses
-lèvres...</p>
-
-<p>&#8212;Adieu... murmura-t-il, adieu...</p>
-
-<p>&#8212;Au revoir, corrigea mademoiselle Armelle.</p>
-
-<p>Mais Nohel savait bien qu’il ne reverrait jamais la femme de Pierre.<span class="pagenum"><a id="page_175">{175}</a></span></p>
-
-<p>Il pressa vivement la main de M. Le Jariel et s’élança dans la
-voiture... Longtemps, il crut sentir la caresse des cheveux blonds.</p>
-
-<p>&#8212;Ah! mademoiselle Armelle, pensait le docteur, vous aimez les romans,
-vous vous êtes creusé la tête autrefois pour en bâtir un de votre façon
-et, pourtant, vous voilà bien innocente devant celui qui se déroule sous
-vos yeux, dans votre propre maison... A quoi donc vous sert d’avoir tant
-lu?</p>
-
-<p>Ce célibataire endurci avait des théories très arrêtées sur le mariage,
-et il pensait qu’une des conditions du bonheur dans un ménage est la
-supériorité intellectuelle de l’homme. C’était la grande raison qui
-l’avait porté à désapprouver les fiançailles que son frère Louis et son
-amie Armelle avaient nouées avec une joie attendrie, prenant pour une
-réalité leur intime désir et voyant le présent et l’avenir avec des yeux
-encore éblouis du passé.</p>
-
-<p>A cette époque, Janik avait déjà l’esprit charmant d’une enfant très
-bien douée et assez sérieusement instruite; puis, par la réflexion, par
-la<span class="pagenum"><a id="page_176">{176}</a></span> lecture, par un travail mystérieux de son cerveau, ses facultés
-naturelles s’étaient affinées. Elle avait imité «les abeilles qui
-pillotent de-çà de-là les fleurs, mais font après le miel qui est tout
-leur». Peu à peu, en s’assimilant ce qu’elle récoltait et amassait de
-pensées étrangères, elle s’était créé une intellectualité toute
-personnelle, très féminine, très intuitive, quelque chose de délicat et
-de rare comme ces plantes qui ne peuvent vivre que dans une atmosphère
-spéciale. Pierre, le meilleur cœur de la terre, avait beaucoup de bon
-sens, c’était tout. Ce garçon franc et rond, positif en diable,
-concevrait mal le caractère de mademoiselle de Thiaz qu’il froisserait
-sans cesse, et involontairement, dans ses plus secrètes fibres. Il y a
-des papillons qu’un toucher un peu maladroit blesse à mort; certaines
-âmes sont comme ces papillons.</p>
-
-<p>Non, jamais Pierre n’inspirerait à Janik l’affection tendre et forte,
-faite de confiance, d’abandon, d’admiration aussi, que toute femme
-vraiment femme garde dans un coin de son<span class="pagenum"><a id="page_177">{177}</a></span> cœur pour celui qui sera son
-maître. Un maître, le pauvre Pierre! Quelle dérision... Et il serait le
-premier à souffrir!</p>
-
-<p>Le docteur se répétait ces choses, le soir en quittant mademoiselle
-Armelle et sa nièce, et il pensait à Bernard que la vapeur emportait
-vers Paris, si faible, si désespéré.</p>
-
-<p>Un détraqué, oui, peut-être, ce Bernard, mais un charmeur... Est-ce que,
-par hasard, Janik l’aimerait? Elle était bien pâle et bien troublée en
-lui disant adieu...<span class="pagenum"><a id="page_178">{178}</a></span></p>
-
-<h3><a id="X"></a>X</h3>
-
-<p>Pendant que mademoiselle Armelle, le docteur et Pierre causaient dans le
-salon, Janik s’était isolée sur la terrasse. Elle était lasse, si lasse!</p>
-
-<p>Il y avait six semaines que Bernard était parti... Mademoiselle de
-Kérigan et M. Le Jariel avaient reçu deux fois de ses nouvelles. Il ne
-se ressentait plus de sa maladie, il était très occupé, travaillait
-beaucoup... Le nom de la jeune fille n’était pas même mentionné dans le
-courant des pages; en terminant, Nohel envoyait «ses respectueux
-souvenirs à mademoiselle de Thiaz», c’était tout. Et Janik avait<span class="pagenum"><a id="page_179">{179}</a></span> souri,
-les larmes aux yeux, à cette formule, dérisoire en sa banalité.</p>
-
-<p>Un autre jour, la vieille demoiselle avait poussé des «ah!» et des «oh!»
-à n’en plus finir, en lisant une seconde lettre, plus longue, de son
-cher Bernard: «Puisque vous «adorez» Jacques Chépart, disait cette
-lettre, je ne puis résister au plaisir de vous adresser une nouvelle
-édition de ses œuvres les moins imparfaites, en vous avouant son
-véritable nom.»</p>
-
-<p>&#8212;Comme ces pauvres écrivains sont moins terribles qu’ils n’en ont
-l’air! s’écria-t-elle, Jacques Chépart, c’est Bernard! je n’en reviens
-pas.</p>
-
-<p>La lettre était pleine d’une déférence très affectueuse; mademoiselle de
-Kérigan, enchantée, la fit lire à mademoiselle Louise et au docteur,
-puis, comme Janik qui travaillait à l’aiguille en écoutant passivement
-ce que lui racontait Pierre, n’avait pas donné le moindre signe
-d’intérêt ou même de curiosité, elle s’indigna: «Quelle ingrate, cette
-Janik!... Elle<span class="pagenum"><a id="page_180">{180}</a></span> était toute à son Pierre et ne songeait plus au pauvre
-Bernard!»</p>
-
-<p>&#8212;Et il était en admiration devant elle, docteur... Parfois n’allais-je
-pas craindre qu’il ne fût amoureux!</p>
-
-<p>Une interrogation muette et très rapide passa dans les yeux de Pierre,
-tandis que mademoiselle de Thiaz tendait la main pour demander la
-lettre, mais personne ne s’en avisa.</p>
-
-<p>Elle était calme, cette lettre, et spirituelle, amusante, presque
-enjouée.</p>
-
-<p>&#8212;Allons, pensa Janik, le voici en bonne voie!</p>
-
-<p>Depuis le départ de Nohel, combien de fois avait-elle prié: «Mon Dieu,
-faites qu’il m’oublie!»</p>
-
-<p>Maintenant, elle avait froid au cœur en constatant qu’il l’oubliait. Et
-elle éprouvait une souffrance révoltée, en se disant que cet oubli irait
-croissant, et que c’était inévitable, et que c’était bien heureux!... Un
-jour, la petite Bretonne ne serait plus qu’un souvenir pour Jacques
-Chépart; il rencontrerait d’autres<span class="pagenum"><a id="page_181">{181}</a></span> femmes plus séduisantes; peut-être
-même un jour s’éprendrait-il d’une jeune fille très bonne et très
-jolie... alors il se marierait.</p>
-
-<p>Janik rendit la lettre à sa tante; elle eût voulu se sauver dans sa
-chambre pour y pleurer de douleur, de jalousie... presque de honte
-aussi.</p>
-
-<p>Dieu savait pourtant qu’elle avait combattu pour s’arracher cet amour de
-l’âme, pour s’attacher à Pierre!... Mais dès le premier jour de
-l’arrivée de son fiancé, des comparaisons s’étaient imposées à son
-esprit. Oui, dès le premier jour, au moment où, dans la joie du retour,
-Pierre lui avait plaqué sur les joues deux baisers sonores et où elle
-avait pensé au baiser tremblant de Bernard à l’heure de la séparation,
-baiser craintif dont l’émotion l’avait pénétrée toute et dont la
-sensation d’angoisse et de délice la poursuivait encore, comme une
-tentation mauvaise.</p>
-
-<p>Un si bon garçon, d’humeur si joyeuse, ce Pierre! Mais qu’il était
-exubérant, qu’il parlait fort; sa voix bruyante, habituée à dominer le<span class="pagenum"><a id="page_182">{182}</a></span>
-flot, étourdissait... et Bernard avait la voix grave, un peu voilée et
-l’on se sentait bercé par sa parole.</p>
-
-<p>Sur la requête de Janik, Pierre avait raconté ses voyages, il les avait
-racontés en homme qui n’est pas dépourvu de toute idée du pittoresque.
-Les différents pays, leurs types humains, leurs rites religieux, leurs
-habitudes sociales, l’avaient généralement frappé par leur côté
-original; il les décrivait avec une sorte de verve naïve qui amusait
-tout le monde, mais... Là encore il y avait un <i>mais</i>.</p>
-
-<p>Des critiques modernes ont dit que les livres sont moins précieux par ce
-qu’ils contiennent effectivement que par les échos qu’ils éveillent à
-l’esprit et à l’âme du lecteur... Janik pensait qu’il en est des pays
-qu’on traverse comme des livres qu’on lit, et que le son de la harpe que
-les mots ou les sites font vibrer en nous, dépend moins du doigt qui les
-touche que de la qualité de nos cordes intimes. Tous les voyageurs ne
-voient pas de même parce qu’ils voient au travers de leur propre
-personnalité;<span class="pagenum"><a id="page_183">{183}</a></span> Pierre avait vu trop bien, trop objectivement dans ses
-voyages. A tort ou à raison, mademoiselle de Thiaz se figura que, dans
-les mêmes pays, Bernard aurait senti et pensé autrement. Ses souvenirs
-auraient eu peut-être des contours moins précis et des couleurs moins
-vives, mais il aurait mieux saisi les mystérieuses correspondances des
-choses et les mots qu’il aurait prononcés auraient eu d’infinis
-prolongements dans l’esprit de ses auditeurs...</p>
-
-<p>Cependant, Janik essayait de réagir, de rendre justice à son fiancé, de
-lui faire partager sa vie intellectuelle...</p>
-
-<p>Un moment qu’elle était seule avec lui, elle ouvrit les <i>Stances et
-Poèmes</i> de Sully-Prudhomme, un poète qu’elle aimait, parce qu’il est
-doux, chaste et profond. Dans la journée, en lisant le petit recueil,
-elle s’était dit spontanément: «Bernard aurait compris comme moi ce
-passage...» et pour se punir de cette pensée, elle s’était juré de lire
-le passage à Pierre.</p>
-
-<p>Elle lisait bien, à mi-voix, mettant dans<span class="pagenum"><a id="page_184">{184}</a></span> chaque mot beaucoup de
-pensées. Pierre écouta. Quand elle se fut tue:</p>
-
-<p>&#8212;C’est bien subtil, Janik, dit-il.</p>
-
-<p>Un peu déconcertée, elle répondit:</p>
-
-<p>&#8212;Vous n’aimez pas cette poésie?</p>
-
-<p>Lui protesta:</p>
-
-<p>&#8212;Si, si... c’est très joli... mais j’aime mieux Victor Hugo.</p>
-
-<p>Janik admirait en Victor Hugo le plus merveilleux des artistes du Verbe,
-un peintre prestigieux, un poète géant; mais ce nom sonore, jeté au
-milieu du poème intime et pénétrant qu’elle savourait, lui fit l’effet
-de la note magnifique d’un instrument de cuivre interrompant
-soudainement le concert discret et un peu triste d’un violon. Ce qui la
-choqua, ce ne fut pas l’opinion de Pierre, mais l’inopportunité de la
-comparaison qu’il avait faite.</p>
-
-<p>Des mots superbement colorés, d’éblouissantes clartés ou de saisissantes
-ténèbres, des lignes majestueuses, une grande voix, de grandes images
-bien sonnantes, voilà ce qui pouvait charmer le marin... Mais il
-ignorait que<span class="pagenum"><a id="page_185">{185}</a></span> chaque poète peut avoir son heure. Quand la nature
-s’enveloppe dans la mélancolie des soirs d’automne; quand on se laisse
-gagner par la langueur des choses; quand, troublé par le spectacle
-écrasant des mondes, poussière d’infini, qui sème d’or la nuit, on se
-sent inquiet, souffrant... est-ce Victor Hugo qu’on lit?</p>
-
-<p>Janik avait beau faire, jamais sa pensée et celle de Pierre ne se
-rencontraient au même point, jamais leurs cœurs ne battaient à
-l’unisson. Tout en Pierre la froissait: jusqu’aux paroles affectueuses
-qu’il lui débitait à voix haute, et dont elle trouvait qu’il aurait dû
-faire un grand secret, puéril et charmant. Si Bernard avait jamais une
-fiancée, quels mots doux et mystérieux il inventerait pour elle!</p>
-
-<p>Et puis aussi, et puis surtout Janik n’aimait pas Pierre, et elle aimait
-Bernard. Elle aimait Bernard et, si elle avait bien cherché au fond de
-son cœur le pourquoi de cet amour, elle n’y aurait trouvé que le mot
-exquis de Montaigne: «Je l’aimais, parce que c’était lui, parce que
-c’était moi!»<span class="pagenum"><a id="page_186">{186}</a></span></p>
-
-<p>Parfois, cependant, elle se prenait à mépriser Pierre de ce qu’il ne
-voyait pas se dresser un obstacle entre elle et lui, de ce qu’il ne
-comprenait pas qu’il y avait autre chose qu’une timidité de jeune fille,
-dans la pâleur qui envahissait son front, dans le frisson qui glaçait
-son être, quand il lui baisait la main&#8212;la seule caresse qu’il se
-permît. Elle se disait qu’après tout, elle était libre encore, que rien
-d’irrévocable ne lui interdisait d’aimer Nohel, d’être aimée de lui...
-Puis, elle avait un mouvement de remords, elle plaignait ce pauvre
-Pierre, si tranquille, si confiant, si fidèle; elle s’en voulait de ses
-injustices, et elle pleurait.</p>
-
-<p>... Mais elle ne dormait plus, elle mangeait à peine, et elle s’émaciait
-de plus en plus, les yeux trop grands, la taille trop longue, les mains
-si fluettes qu’au moindre geste sa bague lui glissait du doigt.</p>
-
-<p>&#8212;Et il ne voit rien! Comment ne voit-il rien!... s’écriait-elle
-quelquefois.</p>
-
-<p>En cela, elle méconnaissait l’affection de Pierre Le Jariel. Il
-voyait... il voyait si bien<span class="pagenum"><a id="page_187">{187}</a></span> qu’il n’avait pas encore osé demander qu’on
-fixât la date du mariage. Souvent, à la dérobée, il regardait
-mademoiselle de Thiaz avec une sollicitude inquiète.</p>
-
-<p>&#8212;Qu’a-t-elle, qu’a-t-elle? s’était-il répété cent fois. Sous ce front
-blanc, qu’y a-t-il que ces yeux ne me permettent pas de lire? Pourquoi
-nos pensées, nos paroles se heurtent-elles toujours?</p>
-
-<p>Ce soir-là, il remarqua l’absence de Janik; au bout d’un instant, il
-laissa le docteur et mademoiselle de Kérigan à leur causerie, et
-rejoignit la jeune fille sur la terrasse.</p>
-
-<p>Elle avait appuyé sa tête fatiguée contre le treillage garni de plantes
-grimpantes, et ses yeux, noyés d’une tristesse vague, se fixaient sur
-quelque chose de très lointain que personne ne pouvait voir.</p>
-
-<p>Pierre la contempla ainsi, sans qu’elle eût le moindre soupçon de sa
-présence. Enfin il dit:</p>
-
-<p>&#8212;Janik...</p>
-
-<p>Et elle tressaillit, s’attendant peut-être à une autre voix.<span class="pagenum"><a id="page_188">{188}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ah! c’est vous, Pierre...</p>
-
-<p>&#8212;Ma pauvre Janik... vous êtes si pâle!... Est-ce que vous souffrez?</p>
-
-<p>&#8212;Mais non... répliqua-t-elle, tentant de sourire...</p>
-
-<p>&#8212;Janik, si vous aviez quelque chagrin, vous me le diriez, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>Le ton de Pierre était très amical, il avait en observant mademoiselle
-de Thiaz de bons yeux de chien fidèle. Elle s’attendrit:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, Pierre, je vous le dirais... mais je suis très contente, je n’ai
-rien...</p>
-
-<p>Elle se faisait horreur, car enfin, de cœur et de pensée, elle avait
-trahi Pierre. Mais avait-elle le droit de répondre à ce pauvre garçon
-qui lui témoignait une si indulgente tendresse: «Je ne vous aime pas, je
-n’aurai jamais le courage d’être à vous...»</p>
-
-<p>Ah! ne savoir à qui demander conseil, ne pouvoir confier ce qu’elle
-éprouvait, ce qui lui torturait l’esprit, ni à mademoiselle Armelle, qui
-était incapable de la comprendre, ni au docteur, qui était l’oncle de
-Pierre...<span class="pagenum"><a id="page_189">{189}</a></span></p>
-
-<p>Pourquoi ne devinait-il pas ce que Janik faisait tout au monde pour lui
-cacher, le docteur?</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>M. Le Jariel devinait bien le secret de Janik, insensiblement il avait
-pénétré les douleurs et les luttes qui minaient sourdement sa petite
-amie, mais il ne savait pas à quel parti s’arrêter.</p>
-
-<p>Un après-midi, Pierre, qui avait déjeuné au château, entra de meilleure
-heure que de coutume dans le cabinet de son oncle.</p>
-
-<p>&#8212;Janik a très mal à la tête, dit-il. Elle est montée dans sa chambre...
-Je la trouve vraiment mal disposée ces jours-ci.</p>
-
-<p>Le docteur ne répondit pas, il examinait avec une grande attention les
-dessins de son parquet. Pierre continua:</p>
-
-<p>&#8212;C’est une étrange fille... Il y a des jours où... je ne sais comment
-te dire, mais... je me sens si loin, si loin d’elle.</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, mon petit,&#8212;dit alors M. Le Jariel en relevant brusquement la
-tête pour<span class="pagenum"><a id="page_190">{190}</a></span> regarder son neveu,&#8212;sois franc avec moi, aimes-tu Jeanne de
-Thiaz?</p>
-
-<p>&#8212;Oui, je l’aime beaucoup et...</p>
-
-<p>&#8212;Un mot de trop, interrompit le docteur. «J’aime», cela dit tout. Il
-n’est pas d’adverbe qui ne diminue cette parole-là...</p>
-
-<p>&#8212;Eh bien! mon oncle, j’aime Jeanne de Thiaz... Mon père et mademoiselle
-Armelle me l’ont de tout temps destinée, il me semble avoir grandi avec
-l’idée qu’elle serait un jour la compagne et l’amie de toute ma vie.
-Quand j’étais au loin, mon cœur faisait d’elle la personnification même
-du pays et de la famille; je songeais d’une même pensée à la France, à
-elle et à toi... Je l’admire infiniment, bien que souvent elle me
-surprenne un peu... Elle est très bonne et très droite, je sens
-qu’aucune femme plus qu’elle ne mérite d’être la joie et la fierté d’un
-honnête homme... Et c’est par elle que je veux être heureux et fier.
-Peut-on appeler ce sentiment-là de l’amour? Je crois que oui.</p>
-
-<p>&#8212;Eh bien! moi, mon petit, je crois que non, conclut le docteur... Ah!
-quelle folie, ces<span class="pagenum"><a id="page_191">{191}</a></span> mariages qu’on arrange comme le vôtre, ces serments
-qu’on échange sans en concevoir la gravité... quitte à apprendre plus
-tard ce que c’est qu’un véritable amour, et à l’apprendre avec des
-sanglots!... Quelle folie! Voilà deux petits amis qui s’aimaient bien,
-on a voulu en faire deux amants... on les a crus heureux en vertu de je
-ne sais quelle chimère, puis on les a séparés pendant quatre ans...
-comme si l’absence était bonne conseillère.</p>
-
-<p>Pierre ouvrit la bouche pour protester.</p>
-
-<p>&#8212;Mais, malheureux, Janik ne t’aime pas et tu n’aimes pas Janik!
-continua M. Le Jariel. Non, tu ne l’aimes pas... Et tu l’avoues toi-même
-quand tu cherches à expliquer ton amour. Elle est pour toi une femme que
-tu crois digne d’un honnête homme, elle n’est pas la femme, la seule,
-l’unique femme à laquelle ton cœur puisse se donner. Tu parles trop
-raisonnablement, je te dis... On est un peu fou quand on aime! Et elle,
-voyons, est-ce qu’elle t’aime, elle?</p>
-
-<p>Pierre eut un geste découragé.<span class="pagenum"><a id="page_192">{192}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Non, fit-il très bas.</p>
-
-<p>Et il ajouta:</p>
-
-<p>&#8212;Mon oncle... il me semble, je... ne crois-tu pas qu’elle ait un
-chagrin?</p>
-
-<p>Le docteur hésita avant de dire:</p>
-
-<p>&#8212;Si, je le crois, mon ami...</p>
-
-<p>Le jeune homme regarda attentivement son oncle, puis, tout à coup, il
-éclata:</p>
-
-<p>&#8212;Ah! ce monsieur de Nohel, n’est-ce pas?... J’en étais sûr.</p>
-
-<p>&#8212;Je l’ignore, mon pauvre enfant, répondit le docteur. Cela se peut...
-mais Janik est une noble fille; si elle en aime un autre que toi, elle
-ne l’a dit à personne... Si tu veux connaître son secret, c’est à elle
-qu’il faut le demander.</p>
-
-<p>Pierre semblait un peu étourdi par cette conviction qui subitement avait
-éclairé son esprit.</p>
-
-<p>&#8212;Quel homme est-ce donc que ce Bernard! s’écria-t-il avec une certaine
-rage.</p>
-
-<p>&#8212;Un très brave garçon, mon petit, soyons justes... Moi, je l’aime
-beaucoup, pour ma<span class="pagenum"><a id="page_193">{193}</a></span> part... Un cerveau mal équilibré... oui, c’est
-possible... mais on ne les compte plus, par le temps qui court... Très
-sincèrement, sans la moindre arrière-pensée, Janik lui a fait de la
-morale, et, que veux-tu, elle est délicieuse, Janik!... Monsieur de
-Nohel n’était pas plus aveugle que toi, et il ne la savait pas
-fiancée... Mademoiselle Armelle aime les longues et mystérieuses
-promesses, voilà où cela mène... Quand Bernard a appris votre
-engagement, il est parti; était-il trop tard pour le repos de Janik?
-c’est ce que je ne puis te dire. J’en suis réduit moi-même aux
-hypothèses... Sois patient, sois doux avec cette pauvre enfant... Le
-temps est un grand maître; peut-être oubliera-t-elle.</p>
-
-<p>Pierre secoua la tête:</p>
-
-<p>&#8212;Non! elle n’oubliera pas, et mon bonheur est empoisonné... Ah! ce
-Bernard! Un Parisien, un romancier, un fou!... Elle sont toutes les
-mêmes, va!... Moi je ne suis qu’un pauvre gars bien naïf qui l’aimais à
-ma manière,&#8212;oh! sans grande passion, sans grands mots, mais sincèrement
-tout de même... Je l’aimais<span class="pagenum"><a id="page_194">{194}</a></span> parce qu’elle est jolie, franche et
-bonne... Et il faut que cet homme... Pourquoi l’aime-t-il, lui? Parce
-qu’elle est trop intelligente, trop délicate, un peu mystérieuse...
-Parce qu’elle ne ressemble pas aux femmes qu’il a déjà aimées, parce
-que...</p>
-
-<p>&#8212;Mon pauvre petit, cet homme aime Janik; il ne l’aime pas parce qu’elle
-est ceci ou cela, il l’aime et ça suffit...</p>
-
-<p>&#8212;Et Janik, reprit le jeune homme en s’exaltant, Janik en qui je croyais
-comme en Dieu!</p>
-
-<p>&#8212;Et tu avais, parbleu, bien raison de croire en elle... puisqu’elle a
-laissé partir Bernard, puisqu’elle ne t’a pas rendu la petite bague
-qu’elle porte au doigt... ce qu’elle avait bien le droit de faire après
-tout!...</p>
-
-<p>Pierre haussa les épaules.</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, mon ami, dit le docteur, tu as beaucoup voyagé de par le
-monde... tu n’es pas toujours resté sur ton bateau... Est-ce que tu
-pourrais me jurer que, pendant ces trois dernières années, tu n’as
-jamais oublié Janik... mais là jamais?<span class="pagenum"><a id="page_195">{195}</a></span></p>
-
-<p>Il eut un mouvement de dédain avec un vague sourire.</p>
-
-<p>&#8212;Et après? repartit-il... Est-ce que c’est la même chose? Est-ce que
-j’ai laissé mon cœur là-bas?<span class="pagenum"><a id="page_196">{196}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XI"></a>XI</h3>
-
-<p>Pierre Le Jariel avait la tête en feu. Il était blessé dans son
-amour-propre d’abord, et un peu aussi dans son cœur.</p>
-
-<p>Il lui semblait que quelque chose s’était brisé dans sa vie&#8212;oh! non pas
-peut-être un lien essentiel, mais une habitude très douce. Était-il
-possible qu’un autre lui prît cette Janik charmante qui, de tout temps,
-lui avait été promise, cette petite femme de son enfance, dont il avait
-prononcé le nom comme un nom de sainte, aux jours de tempête?</p>
-
-<p>Oui, il l’aimait d’une affection toute paisible... parfois elle lui
-paraissait trop frêle,<span class="pagenum"><a id="page_197">{197}</a></span> trop pâle, trop blonde; elle ne réalisait pas
-pour lui le type de la beauté féminine, elle l’impatientait aussi avec
-ses idées qu’il comprenait mal... Mais enfin, elle était sa fiancée,
-elle lui avait juré d’être un jour sa femme, l’abandonnerait-il à ce
-romancier, renoncerait-il à tous les projets d’avenir qu’il avait
-édifiés?</p>
-
-<p>Non, cent fois non!</p>
-
-<p>Il se montrait irrité, troublé et, disons-le, dérangé dans sa quiétude
-coutumière. Le soir, après dîner, sous le prétexte de chercher des
-nouvelles de mademoiselle de Thiaz, il se rendit au château. Il ne
-savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il aurait
-donné dix ans de sa vie pour s’expliquer clairement avec Janik, et
-l’accabler de son ressentiment.</p>
-
-<p>La nuit était très belle. Il trouva la jeune fille dans le jardin avec
-mademoiselle de Kérigan et sa lectrice. Elle était moins pâle que dans
-la journée, cependant on voyait que son esprit s’était envolé bien loin
-de la conversation que soutenaient les deux vieilles filles.</p>
-
-<p>Le neveu du docteur s’y mêla un instant,<span class="pagenum"><a id="page_198">{198}</a></span> mais, bientôt, il se rapprocha
-de Janik, assise un peu à l’écart, et lui demanda si son mal de tête
-avait entièrement disparu.</p>
-
-<p>&#8212;A peu près, dit-elle avec un sourire absent.</p>
-
-<p>&#8212;Alors, voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi?</p>
-
-<p>La voix de Pierre était froide; mademoiselle de Thiaz le regarda avec
-surprise, mais elle se leva docilement et posa sa main sur le bras qu’il
-lui offrait.</p>
-
-<p>Ils s’enfoncèrent dans les allées, marchant sans parler, absorbés tous
-deux, et Pierre dit, doucement, cette fois:</p>
-
-<p>&#8212;Je ne puis jamais vous voir sans témoin, Janik, nous ne causons que de
-banalités, je ne vous connais pas, vous ne me connaissez guère... Ce
-soir, il me fallait absolument vous ouvrir mon cœur... Vous m’inquiétez.</p>
-
-<p>&#8212;Encore cette idée!</p>
-
-<p>&#8212;Ce n’est pas seulement une idée qui me préoccupe, Janik, c’est votre
-visage livide, c’est le dépérissement dans lequel vous êtes tombée<span class="pagenum"><a id="page_199">{199}</a></span> et
-qui n’est pas naturel... c’est... je ne sais quoi de vous qui m’échappe
-sans cesse... Je sens un mur de glace entre nous, et je ne peux plus
-supporter cet état de choses... Vous n’êtes plus la même, vous êtes
-malheureuse, je le sais... et je viens vous demander ce qui vous
-attriste ainsi... Je veux le savoir, j’en ai le droit.</p>
-
-<p>Son ton, amical d’abord, s’était transformé peu à peu, devenant très
-rude. Suffoquée par cette colère subite, Janik quitta son bras.</p>
-
-<p>&#8212;Mon Dieu, qu’avez-vous, Pierre? balbutia-t-elle. Est-ce que je me suis
-plainte, est-ce que je vous ai fâché?</p>
-
-<p>&#8212;C’est moi qui me plains...</p>
-
-<p>Prise soudain du tremblement nerveux qui, depuis quelque temps, la
-secouait toute à la moindre émotion, mademoiselle de Thiaz se laissa
-tomber sur un banc, dans le rond-point où, d’un commun accord, ils
-s’étaient arrêtés.</p>
-
-<p>&#8212;Je vous assure que vous avez tort, Pierre, que mon affection pour vous
-n’a pas changé... que je ne suis pas malade... que je ne souffre pas...<span class="pagenum"><a id="page_200">{200}</a></span></p>
-
-<p>En disant cela, elle pensait: «Peut-être qu’à force de souffrir, je
-mourrai... alors tout sera bien.»</p>
-
-<p>Et Pierre en eut comme l’intuition.</p>
-
-<p>L’instant d’avant, il avait été sur le point de s’écrier: «Vous m’avez
-trompé, vous aimez Bernard de Nohel!...» Et l’idée de ce coup de théâtre
-l’avait exalté d’une joie méchante.</p>
-
-<p>Maintenant, il avait honte de sa cruauté.</p>
-
-<p>Dans une de ces visions rapides dont les cerveaux les mieux équilibrés
-ne sont pas maîtres, il crut assister une seconde fois à une scène
-lointaine. Il revécut l’heure où sa mère était morte. Comme il était
-blême ce pauvre visage agonisant! Comme déjà, elle semblait venir d’un
-autre monde, cette voix à peine perceptible!... Debout près du lit,
-Janik se tenait silencieuse avec des yeux tristes, un peu effrayés du
-grand mystère; alors, sur un signe de la mourante, Pierre avait pris la
-main de sa fiancée et la voix faible, la voix d’au-delà, avait murmuré:
-«Je te confie son bonheur; tu en es responsable, songes-y bien!...»<span class="pagenum"><a id="page_201">{201}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Oui, mère, je te le jure...</p>
-
-<p>A cette époque-là, le bonheur de Janik, c’était une idée si simple, une
-idée que Pierre séparait si peu de celle de son bonheur à lui! Mais tout
-s’était bouleversé... Et il avait juré que Janik serait heureuse.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Thiaz se taisait, le regard morne. Enfin elle dit:</p>
-
-<p>&#8212;Si nous rentrions, Pierre...</p>
-
-<p>Elle semblait épuisée, elle parlait de retourner au château, avec un air
-de ne plus avoir la force de se lever... Saisi d’une profonde pitié, ému
-d’une tendresse toute protectrice qui lui revenait des jours d’autrefois
-où il disait «petite sœur», Pierre s’assit auprès de la jeune fille.</p>
-
-<p>&#8212;Janik, supplia-t-il, voulez-vous me pardonner? J’ai été injuste, j’ai
-été méchant, mais c’est fini, je vous le promets... seulement, ayez
-confiance en moi.</p>
-
-<p>Il lui avait pris les mains, il la contemplait avec ses yeux fidèles et
-indulgents des bons jours.<span class="pagenum"><a id="page_202">{202}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Mon Dieu, que puis-je vous dire?... Pierre, ne me torturez pas ainsi,
-gémit-elle.</p>
-
-<p>Et, très énervée, elle se mit à pleurer.</p>
-
-<p>&#8212;Janik, je vous jure que je ne songe en ce moment qu’à vous, à votre
-bonheur... Il y a bien des jours que je vous observe... oui, je sais,
-vous ne vous en doutiez pas... mais, j’ai compris beaucoup de choses...
-d’abord j’ai compris que vous ne m’aimez pas, Janik?</p>
-
-<p>&#8212;Pierre!</p>
-
-<p>&#8212;Oui, oui... entendons-nous bien, je suis toujours dans votre cœur le
-petit Pierre fraternel avec lequel vous faisiez de si beaux jeux... mais
-votre fiancé, oh! non!</p>
-
-<p>Elle ne répondit pas, il reprit:</p>
-
-<p>&#8212;J’ai compris cela, et puis encore autre chose... Il y avait une si
-grande douleur dans vos yeux!... Janik! ma pauvre petite Janik,
-ajouta-t-il avec une sorte de précaution tendre, j’ai compris que vous
-en aimiez un autre.</p>
-
-<p>Elle jeta un cri étouffé; tout son corps eut un mouvement éperdu;
-brusquement, elle cacha son visage dans ses mains.<span class="pagenum"><a id="page_203">{203}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Ma pauvre enfant, murmura Pierre en retenant contre son épaule cette
-tête qui vacillait, il faut bien que je vous parle ainsi...
-Écoutez-moi... quand j’ai eu la certitude qu’un autre, plus heureux que
-moi, s’était fait aimer, ma tristesse a été grande et je me suis senti
-très fâché contre vous, mais maintenant, ma colère est passée, je ne
-vous en veux plus, plus du tout... Je n’étais pas l’homme qui pouvait
-vous plaire, il y a longtemps que je le sais.</p>
-
-<p>Janik sanglotait.</p>
-
-<p>&#8212;Ma petite, ma petite, fit Pierre avec la même douceur, ne pleurez
-pas... Cela vaut mieux ainsi, je le sens si bien, moi!... Je ne vous
-aurais pas rendue heureuse, je n’aurais pas été heureux... Oui, cela
-vaut mieux, bien mieux... C’était un peu difficile à dire... c’est dit
-maintenant, voilà.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! Pierre, vous êtes trop bon pour moi... je ne le mérite pas... vous
-avez dû me mépriser un moment!... Et pourtant, ce n’est pas de ma faute,
-Pierre... Si vous pouviez comprendre... je ne savais pas que... qu’il<span class="pagenum"><a id="page_204">{204}</a></span>
-m’aimait. Je ne voulais pas, je ne savais pas l’aimer...</p>
-
-<p>Elle pleurait encore. Pierre essayait de l’apaiser. Il lui dit avec une
-gaieté affectueuse:</p>
-
-<p>&#8212;Ma vraie fiancée à moi, c’est la mer; vous auriez pu être jalouse
-d’elle... Avez-vous lu <i>Pêcheur d’Islande</i>? Peut-être qu’un jour elle
-m’aurait pris comme le mari de la pauvre Gaud... Tandis que vous
-resterez toujours ma petite sœur... elle ne s’en plaindra pas.</p>
-
-<p>Il parlait si simplement que, peu à peu, dans le cœur de Janik
-descendait l’impression réconfortante que Pierre n’avait pas beaucoup de
-chagrin, qu’il jugeait très sainement, qu’il avait raison, que pour tous
-deux «c’était mieux ainsi...»</p>
-
-<p>Elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un rêve!</p>
-
-<p>&#8212;Lui, Bernard, mon Bernard, m’aime-t-il?</p>
-
-<p>Et elle ne sut jamais que cette minute où, faible et brisée, elle
-s’était appuyée sur Pierre, cherchant en lui un soutien, un espoir,
-avait été la seule où le pauvre garçon l’eût aimée d’amour...<span class="pagenum"><a id="page_205">{205}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Eh bien! mon oncle, nous le lui donnerons son Nohel.</p>
-
-<p>Le docteur avait pris à deux mains la tête de son neveu et l’avait
-vigoureusement embrassée.</p>
-
-<p>&#8212;Tiens, tu es un brave enfant, toi!</p>
-
-<p>Et ils avaient causé, plus calmes. Le cœur de Pierre saignait bien un
-peu; la douleur de Janik lui avait révélé ce que son amour pouvait être,
-mais il était content de lui-même, presque fier.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, nous le lui donnerons son Nohel, dit-il encore, et j’irai le
-chercher... afin qu’il sache bien, lui aussi, que c’est moi qui veux
-leur bonheur et que... que, par le cœur du moins, j’étais digne d’elle.</p>
-
-<p>Pierre se tut un instant, puis il émit cette idée qui lui venait:
-Bernard pouvait avoir oublié Janik, ne l’aimer plus?</p>
-
-<p>M. Le Jariel hocha la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Si c’est un dernier espoir qui t’inspire cette hypothèse, mon petit,
-ne t’en berce pas... J’ai reçu tout à l’heure une lettre de monsieur de<span class="pagenum"><a id="page_206">{206}</a></span>
-Nohel... Il n’y prononce pas le nom de Janik, mais ce sont bien les
-pages les plus désespérées que Jacques Chépart ait jamais écrites.</p>
-
-<p>&#8212;Allons, tant mieux! soupira Pierre... Hier, quand nous nous sommes
-séparés, elle m’a dit: «Peut-être qu’il m’oublie, lui, pendant que vous
-pensez tant à moi, mon pauvre Pierre!...» Elle ne m’avait jamais parlé
-si gentiment. C’est étonnant comme la meilleure des femmes a encore des
-mots cruels, mon oncle!<span class="pagenum"><a id="page_207">{207}</a></span></p>
-
-<h3><a id="XII"></a>XII</h3>
-
-<p>Dans le grand cabinet de travail, riche et sombre avec ses vitraux
-gothiques, son plafond aux caissons curieusement travaillés, ses murs
-tendus d’étoffes anciennes, ses meubles de bois noir et son tapis épais
-où les pas bruissaient à peine, Bernard était seul.</p>
-
-<p>Il écrivait sur un bureau très large. En face de lui, dans un vase
-japonais, d’énormes chrysanthèmes s’échevelaient, étranges par leur
-forme et leur couleur... à l’un des angles de la pièce, le visage fier
-et le col ajouré d’un seigneur du temps de Louis XIII sortaient du
-clair-obscur d’une toile, posée sur un chevalet; les<span class="pagenum"><a id="page_208">{208}</a></span> socles de marbre
-ou d’ébène portaient des groupes de bronze qui dessinaient dans la
-pénombre leurs lignes pures ou tourmentées; les consoles étaient
-couvertes de potiches, de statuettes, d’aiguières... Plusieurs tableaux
-d’écoles et de temps différents, mais tous beaux, des buveurs de
-Téniers, une luxuriante copie du Tintoret, un profil pâle d’Henner, un
-Corot tout ensoleillé où glissaient des nymphes, puis, des aquarelles,
-des gravures, des pochades modernes, occupaient la partie des panneaux
-que ne cachaient pas les bibliothèques; des éditions de luxe, des
-albums, des revues en masse s’accumulaient sur les tables... Dans ce
-cadre somptueux et artistique où se devinaient à la fois la science d’un
-luxe raffiné, et une vie intellectuelle très intense, Bernard de Nohel
-était à sa vraie place. En entrant, Pierre en eut l’intuition soudaine
-et, pour la première fois, il mesura réellement l’abîme qui existait
-entre Jeanne de Thiaz et lui, le marin tout d’une pièce, à peine
-dégrossi par des études techniques.</p>
-
-<p>Bernard s’était levé. Sa silhouette mince et<span class="pagenum"><a id="page_209">{209}</a></span> aristocratique se mouvait
-à l’aise au milieu des sobres élégances qui l’entouraient. Son visage
-fin, un peu pâle, terminé par une barbe châtain taillée en pointe, lui
-donnait une vague ressemblance avec le grand seigneur Louis XIII du
-chevalet; dans ses yeux bleu d’acier, aux profondeurs inquiétantes, tout
-un drame moral aurait pu se déchiffrer.</p>
-
-<p>Pierre vit que cet homme avait souffert, mais il ne comprit pas qu’il
-avait lutté et qu’un vent d’orage avait passé sur lui, brûlant et
-impétueux. Oppressé par l’isolement, las de creuser l’éternelle
-comparaison: du «ce qui est», avec le «ce qui aurait pu être», vingt
-fois Bernard avait été sur le point de reprendre la sinistre boîte, dans
-la crédence où elle dormait, ou de se jeter aveuglément dans son
-ancienne vie, pour oublier l’autre...</p>
-
-<p>S’il avait résisté, il sentait que le combat n’était pas fini... et il
-se demandait si sa défaite n’était pas au bout.</p>
-
-<p>Pierre s’avança, un peu ému lui aussi, de ce qu’il avait à dire.<span class="pagenum"><a id="page_210">{210}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Monsieur, commença-t-il, vous ne me connaissez que comme je vous
-connais, de nom... Je suis Pierre Le Jariel.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne sais à quoi je dois l’honneur de votre visite,
-monsieur,&#8212;répondit Bernard avec une courtoisie parfaite bien qu’un peu
-froide, en indiquant un siège au jeune homme,&#8212;mais je connais en effet
-votre nom qui est celui d’un homme que j’estime infiniment et je suis à
-votre disposition, quoi que vous veniez me dire.</p>
-
-<p>Le neveu du docteur se recueillit un instant.</p>
-
-<p>&#8212;Monsieur de Nohel, fit-il enfin, nous nous trouvons à l’égard l’un de
-l’autre, dans une situation singulière. Et il faudrait, je le sais, pour
-sauver d’une sorte de ridicule la démarche que je tente aujourd’hui
-auprès de vous, un tact et une habileté de mots que je ne possède pas...
-Je ne suis qu’un marin, un homme très simple, un peu rude; prenez-moi
-donc tel que je suis, avec mes brusqueries et mes maladresses, en
-appréciant mes intentions, non mes moyens.<span class="pagenum"><a id="page_211">{211}</a></span></p>
-
-<p>Bernard s’inclina sans répondre, toujours très calme, n’appréhendant que
-ce qui pourrait sortir de pénible pour Janik, de cet entretien dont il
-ne prévoyait pas l’issue. Pierre continua:</p>
-
-<p>&#8212;Mademoiselle de Thiaz est souffrante...</p>
-
-<p>Si maître de lui qu’il crût être, Nohel ne put retenir une
-exclamation... La tête lui tourna, une phrase instinctive, gauche,
-disant tout ce qu’il voulait taire, lui échappa:</p>
-
-<p>&#8212;Elle est malade, elle est gravement malade, n’est-ce pas?... Je le
-sentais...</p>
-
-<p>«Allons, il l’aime bien, pensa Pierre», et il eut un sourire quelque peu
-mélancolique.</p>
-
-<p>&#8212;Mademoiselle de Thiaz n’est pas gravement malade, monsieur de Nohel,
-dit-il..., elle n’est que très faible, très nerveuse, très triste...
-toutes choses dont on peut guérir heureusement... Mais, tenez, si vous
-voulez m’entendre, oubliez que j’aie jamais été pour Janik autre chose
-qu’un frère&#8212;cela vous sera d’autant plus facile que, ce qui a changé il
-y a quatre ans entre elle et moi, c’est beaucoup<span class="pagenum"><a id="page_212">{212}</a></span> plus le nom que nous
-nous donnions, que le sentiment qui nous unissait... Cette affection
-fraternelle très profonde, toute dévouée chez moi, m’a fait
-comprendre&#8212;sans que mademoiselle de Thiaz ait proféré une plainte&#8212;que
-ma petite amie souffrait et que si... si elle n’aimait pas le fiancé que
-lui avait choisi sa tante, c’était que son cœur en avait choisi un
-autre... Voilà pourquoi je suis ici.</p>
-
-<p>&#8212;Je vous jure, fit Bernard, que jamais rien ne m’a autorisé à croire
-que mademoiselle de Thiaz m’honorât d’un autre sentiment que celui d’une
-grande pitié.</p>
-
-<p>&#8212;J’en suis convaincu, monsieur... Mais avec l’ami d’enfance qui était
-redevenu son frère d’adoption, mademoiselle de Thiaz n’était pas tenue
-aux mêmes réserves... Ce que je vous demande maintenant, c’est la
-réponse d’un honnête homme à un honnête homme, et je m’adresse à toute
-votre loyauté, et à tout ce que mon oncle Le Jariel a deviné en vous de
-bon et de généreux: vous aimez Jeanne de Thiaz, votre cri d’angoisse me
-l’a dit; l’aimez-<span class="pagenum"><a id="page_213">{213}</a></span>vous bien profondément, croyez-vous sincèrement
-pouvoir la rendre heureuse?</p>
-
-<p>&#8212;Si je l’aime, si je la rendrais heureuse!... Ah! monsieur, je ne sais
-comment vous dire, comment...</p>
-
-<p>Une ivresse folle, une reconnaissance exaltée, se lisaient dans les yeux
-de Bernard.</p>
-
-<p>Pierre répéta:</p>
-
-<p>&#8212;Croyez-vous pouvoir la rendre heureuse?</p>
-
-<p>Alors Bernard eut une seconde d’hésitation. Avant de répondre, il
-s’interrogeait lui-même.</p>
-
-<p>Pierre avait demandé une parole grave à un homme, et non pas un banal
-serment d’amoureux à un enfant.</p>
-
-<p>Enfin, Nohel dit, très fermement, en regardant le marin dont la
-physionomie ouverte lui inspirait une irrésistible confiance:</p>
-
-<p>&#8212;Oui, je crois, je sens qu’elle serait heureuse avec moi...</p>
-
-<p>Puis, dans un élan presque indépendant de sa volonté, il ajouta:<span class="pagenum"><a id="page_214">{214}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Vous êtes infiniment meilleur que moi, monsieur... Voulez-vous me
-donner la main.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>&#8212;Bernard et Janik s’aimaient! Comme ils gardaient bien leur secret!...
-Et Pierre qui se sacrifie, c’est superbe! Marions ces enfants, docteur:
-quel joli roman!</p>
-
-<p>Telles ont été les conclusions de l’incorrigible Armelle.</p>
-
-<p>Maintenant, Bernard attend dans le salon jonquille. Il a vu mademoiselle
-de Kérigan, il a vu M. Le Jariel, et Janik va venir.</p>
-
-<p>Elle va venir et il se le figure à peine. Son bonheur l’étonne comme
-quelque chose de trop anormal pour être vrai. L’émotion a décomposé son
-visage; les yeux pleins d’extase, il la voit s’avancer vers lui, elle,
-la <i>petite mère-grand</i>.</p>
-
-<p>Elle chancelle, brisée par une joie trop forte, un peu pâle dans sa robe
-rose, souriante, avec des larmes au bord des paupières...</p>
-
-<p>Et Bernard la regarde toujours, sans faire un pas au-devant d’elle.
-Comme autrefois,<span class="pagenum"><a id="page_215">{215}</a></span> dans la chambre de la tourelle, il croit à une
-vision...</p>
-
-<p>Quand elle fut tout près de lui seulement, il prit les deux mains
-qu’elle lui tendait et les enferma dans les siennes qui brûlaient.</p>
-
-<p>&#8212;Bernard... dit-elle très bas, la voix douce.</p>
-
-<p>&#8212;Janik... ah! si vous saviez ce que j’ai souffert!</p>
-
-<p>&#8212;Je le sais.</p>
-
-<p>La voix étranglée, il murmura:</p>
-
-<p>&#8212;Non, vous ne savez pas, mon ange... vous ne savez pas ce que je suis
-quand vous n’êtes plus là, ce que j’aurais été surtout, s’il m’avait
-fallu vous perdre... Vous êtes la pureté même... moi je ne suis qu’un
-homme, très faible et très malheureux... Janik, je ne veux rien vous
-cacher... souvent, pendant ces six semaines de déchirements, je me suis
-senti redevenir l’être misérable que j’ai déjà été; voulez-vous me
-pardonner, voulez-vous me laisser encore votre petite main
-compatissante. Malgré mes fautes passées, malgré ces dernières
-défaillances, voulez-vous être ma femme?<span class="pagenum"><a id="page_216">{216}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Oui, Bernard.</p>
-
-<p>Alors, avec une sorte de respect attendri, Bernard attira la jeune fille
-contre sa poitrine où elle s’appuya, tendre et confiante.</p>
-
-<p>&#8212;Janik, ma Janik, dit-il de cette voix basse et infiniment pénétrante
-qu’il avait quelquefois, vous n’avez pas peur de toute une existence
-avec ce Jacques Chépart, que vous avez connu si lâche? Vous voulez bien
-croire à son amour, accepter sa vie qu’il vous donne et qu’il rendra
-digne de vous; fermer ainsi vos chers yeux et, sans crainte, vous
-abandonner à lui, pour toujours? Vous voulez bien, dites?...
-Regardez-moi.</p>
-
-<p>&#8212;Oui, Bernard, dit-elle encore.</p>
-
-<p>Et, levant sur Nohel ses grands yeux lumineux où brillait tant d’amour
-qu’il en fut ébloui, elle reprit de sa voix aimante:</p>
-
-<p>&#8212;Je veux être votre femme, je veux vous rendre heureux, être heureuse
-en vous et par vous... Je n’ai pas peur de Jacques Chépart, je le
-connais, il sera mon orgueil et ma joie! Et, puisque vous m’aimez,
-puisque je vous aime,<span class="pagenum"><a id="page_217">{217}</a></span> je n’ai pas peur de la vie: j’ai foi en vous,
-j’ai foi en Dieu!</p>
-
-<p>Un long moment Bernard la contempla avec un désir de s’agenouiller
-devant elle.</p>
-
-<p>&#8212;Oh! ma chérie, répondit-il, vous avez raison d’avoir confiance, car je
-vous aime de toutes les forces de mon âme et mon amour est plus pur et
-meilleur que moi!... Vous avez raison de croire au bonheur, car je vous
-porterai dans mes bras, à travers la vie, et jamais vos petits pieds
-n’effleureront les épines... Vous avez raison aussi de ne plus craindre
-Jacques Chépart, car vous en ferez un autre homme. Vous saurez le
-comprendre et le soutenir, il travaillera pour vous; il veut que vous
-soyez fière de l’appeler votre mari!</p>
-
-<p>Et doucement, il entraîna la jeune fille sur la terrasse où ils avaient
-échangé tant de paroles cruelles.</p>
-
-<p>On avait ouvert les fenêtres du château, pour y faire entrer le soleil
-qui brillait d’un air de fête... Soudain, Bernard aperçut, dans la
-tourelle, le portrait de l’aïeule, qu’un rayon nim<span class="pagenum"><a id="page_218">{218}</a></span>bait d’or. Alors il
-lui envoya un regard de gratitude et, pressant ses lèvres sur le front
-de sa fiancée, il murmura:</p>
-
-<p>&#8212;Petite mère-grand! c’est toi qui me la donnes, «ma conscience en robe
-rose!» Et je l’aimerai tant, je serai pour lui plaire si bon, si «sage»,
-que ses yeux et les tiens me souriront toujours... Merci, merci, petite
-mère-grand!...<span class="pagenum"><a id="page_219">{219}</a></span></p>
-
-<h2><a id="MARIAGE_DE_RAISON"></a>MARIAGE DE RAISON</h2>
-
-<div class="poetry1">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Aime celui qui t’aime et sois heureuse en lui.<br /></span>
-<span class="i15"><small>V. HUGO.</small><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>C’est un petit salon bien parisien, bien moderne dans son élégante
-bizarrerie. Tous les styles, toutes les teintes se touchent sans se
-heurter dans ce désordre habile où les plantes de serres jettent çà et
-là leur note un peu crue, et où la chatoyante polychromie des tapis
-d’Orient s’harmonise au flou pâle des étoffes anciennes, tandis que, du
-haut de son chevalet drapé, un Pierrot de Flameng rit à la Vénus grecque
-qui ne s’en étonne pas.</p>
-
-<p>Léa est assise près de la fenêtre; le soleil printanier, qui filtre au
-travers des vitraux,<span class="pagenum"><a id="page_220">{220}</a></span> danse en lueurs roses sur ses cheveux blonds; dans
-un cornet de cristal, à côté d’elle, de grandes branches de lilas
-penchent leurs feuilles alanguies. Elle tient à la main une broderie,
-mais elle ne travaille pas; le s yeux vagues, la bouche souriante, elle
-rêve.</p>
-
-<p>A quoi rêve-t-elle?... A quoi rêvent les jeunes filles!... Oh! Musset,
-pardonnez-lui! Elle a seize ans, elle est aimée, et ce sont des
-chiffons, des bagatelles qui lui occupent l’esprit! Ce bouquet qu’elle
-contemple d’un regard tranquille, c’est l’envoi quotidien de son fiancé,
-et le parfum des fleurs n’apporte à son jeune cerveau que le souvenir
-banal des visites qu’elle a faites et des félicitations qu’elle a reçues
-à l’occasion de son mariage!</p>
-
-<p>Il lui passe devant les yeux des nuages de dentelle, enrubannés de
-rose... Son trousseau est ravissant: Doucet s’est surpassé. Elle pense à
-la corbeille... des diamants, son ambition! Et du renard bleu... quelle
-joie! Puis elle récapitule le contenu des paquets de toutes formes et de
-toutes dimensions qu’on apporte<span class="pagenum"><a id="page_221">{221}</a></span> sans cesse à l’hôtel depuis huit jours.
-L’a-t-on gâtée cette Léa!... Ah! c’est amusant de se marier!... Et, la
-mine triomphante, elle se redit pour la centième fois ce programme qui
-l’enchante: «Je sortirai seule, j’irai dans les petits théâtres et je
-lirai Marcel Prévost!»</p>
-
-<p>Elle est si jeune, la mignonne! La longue natte qui tombe en frisant
-jusqu’à sa taille gracile, ses yeux bleus qui s’ouvrent à tout propos
-dans un étonnement naïf, ses mouvements pressés, sa démarche voltigeante
-lui donnent encore un peu l’air d’une petite fille.</p>
-
-<p>Quand son père et sa mère ont prononcé pour la première fois le mot
-magique de mariage, quand ils lui ont parlé de Jean Reignal qu’elle
-connaissait à peine, elle a rougi beaucoup, mais elle a dit «oui» sans
-hésiter. Certes, elle n’eût point agréé si vite un mari laid ou maussade
-ou inintelligent; il n’avait fallu qu’une seconde à ses bons yeux de
-jeune fille pour voir que M. Reignal était aimable, distingué,
-sympathique. Puis on avait causé. Les gestes, le langage du jeune homme
-portaient ce caractère de<span class="pagenum"><a id="page_222">{222}</a></span> pondération et de sobriété qui marque très
-généralement une supériorité intellectuelle incontestée; ses yeux
-étaient de ceux qui plaisent aux femmes par un regard profond, à la fois
-dominateur et très doux... pour tout dire, il réalisait à peu près
-«l’idéal» de Léa et de ses petites amies, cet idéal dont on avait tant
-jasé en visite et en promenade, au bal et au cours! N’est-il pas
-délicieusement flatteur d’inspirer une passion à un homme de trente ans,
-«à un homme sérieux»? Et c’est au bal, par hasard, que Jean a rencontré
-Léa; il s’est épris d’elle au premier sourire qu’elle a daigné lui
-adresser. Aussi est-elle fière, très fière de son roman. Le coup de
-foudre, songez donc?</p>
-
-<p>Elle saute de joie, elle jette son ouvrage, elle court à la glace, s’y
-examine avec complaisance, pirouette et revient s’asseoir à l’abri d’un
-paravent peint de gros chrysanthèmes.</p>
-
-<p>&#8212;Je dois être jolie, songe-t-elle gravement, en se mettant à dévider la
-soie d’un peloton sur une bobine&#8212;un ouvrage de petit chat qui n’empêche
-pas de rêver.<span class="pagenum"><a id="page_223">{223}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Madame de Prébois trouve que j’ai l’air d’un Greuze... Et, mardi
-dernier, quand on a fait des tableaux vivants chez lady Smithson, on me
-voulait absolument pour représenter Titania... Une fée peinte par
-Greuze! pas mal!... Quelle chance d’être blonde; Jean déteste les
-brunes... Il est très beau, mon mari! J’aime tant sa petite
-moustache!... Comme il m’aime!... Est-ce que je l’aime, moi?... Mon
-Dieu, je n’en sais rien... Je suis très contente d’être aimée, voilà...
-Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adorer son mari pour être
-heureuse... Ah! pourquoi toutes les jeunes filles ne rencontrent-elles
-pas des jeunes gens charmants qui les épousent? Pourquoi le bonheur
-n’est-il pas donné à toutes celles qui le mériteraient?</p>
-
-<p>Tandis que Léa se pose anxieusement cette question, une moue rapproche
-ses sourcils et elle pense à sa cousine Jacqueline de Mayran, qui a
-vingt ans, qui est belle, parfaite et qui veut entrer au couvent.</p>
-
-<p>Pauvre Jacqueline! Elle est orpheline, et a pour tutrice une vieille
-tante ennuyeuse qui lui<span class="pagenum"><a id="page_224">{224}</a></span> apprend à tricoter et lui fait lire Condillac;
-certes il y a bien là de quoi vous dégoûter du monde! Mademoiselle de
-Mayran ne va au bal que lorsqu’on la confie à la mère de Léa et c’est
-très rare; il est vrai qu’elle ne s’amuse guère au bal. Les danseurs
-l’ont surnommée Sainte-Jacqueline, tant elle a passé froide et sereine,
-dans ces grands salons pleins de lumière où le plaisir l’invitait.</p>
-
-<p>Le couvent! Tel est son rêve à elle. A ce seul mot, Léa frissonne. Le
-couvent! Ne jamais rire, ne jamais valser, ne jamais se marier!... Et
-puis, il y a des pénitences... et puis, l’uniforme enlaidit. Ah! combien
-Léa préfère à la cornette, le voile qui l’enveloppera dans trois jours,
-quand Jean la conduira à l’autel! Pauvre Jacqueline!</p>
-
-<p>Et Léa dévide toujours. Le peloton fait des bonds extravagants sur le
-tapis, la bobine grossit à vue d’œil. Puis, tout à coup, le fil de soie
-glisse sans résistance dans la main de la jeune fille, et il ne reste
-plus à terre qu’une carte pliée en quatre. Une carte de correspondance,
-bleue avec un chiffre au coin.<span class="pagenum"><a id="page_225">{225}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Tiens! l’écriture de madame de Prébois.</p>
-
-<p>Et ce nom évoque encore toute une envolée de souvenirs.</p>
-
-<p>&#8212;Madame de Prébois? mais elle était au fameux bal. N’est-ce pas elle
-qui nous a présenté Jean?... Oui, oui, je me rappelle. Elle avait une
-robe de velours vert... Moi, j’étais en blanc, Jacqueline en rose... Et
-maman disait d’un air fier en nous admirant: «J’ai deux filles ce soir.»</p>
-
-<p>Léa a ramassé distraitement la carte, elle la regarde et... Jean
-Reignal! Oui, c’est le nom de son fiancé qu’elle aperçoit au milieu des
-pattes de mouche de madame de Prébois. Lentement, elle déploie le billet
-et elle se demande si elle va lire. Elle est émue, anxieuse... pourquoi?</p>
-
-<p>Et pourquoi ce tremblement qui lui agite les doigts, pourquoi cette
-angoisse qui lui serre le cœur?</p>
-
-<p>Que peut-elle bien dire de Jean, madame de Prébois?</p>
-
-<p>Allons, un peu de courage... C’est absurde<span class="pagenum"><a id="page_226">{226}</a></span> d’avoir peur ainsi. Elle n’a
-pas la mine bien méchante cette carte satinée!</p>
-
-<p>La jeune fille se met à lire:</p>
-
-<div class="blockquot"><p class="indd">
-«Ma bien chère,<br />
-</p>
-
-<p>»Venez sans faute ce soir au bal de Madeleine. C’est décidément là
-que Roméo et Juliette se rencontreront. Moi, je suis sûre qu’ils se
-plairont, nos jeunes gens! Vous connaissez Jean Reignal comme un
-avocat remarquable et remarqué, mais vous allez voir et juger
-l’homme! c’est un charmeur. A bientôt, ma toute belle, je suis
-ravie de ma politique. Voilà le plus adorable des mariages de
-raison. Bien à vous.</p>
-
-<p class="r">
-<small>»MARTHE DE PRÉBOIS.</small><br />
-</p>
-
-<p>»<i>P.-S.</i>&#8212;J’embrasse très affectueusement votre fille, la jolie
-Léa.» </p></div>
-
-<p>La lettre, lancée avec violence vers la cheminée, s’en alla tout droit à
-son adresse et fut consumée en un instant.</p>
-
-<p>Un flot de larmes inondait le visage de la<span class="pagenum"><a id="page_227">{227}</a></span> pauvre enfant. Ainsi cette
-rencontre au bal était arrangée; ainsi, il avait été arrêté d’avance que
-Léa plairait à Jean, que Jean demanderait Léa! Ah! cette affreuse madame
-de Prébois, avec sa rage de marier tout le monde!</p>
-
-<p>Un mariage de raison!!</p>
-
-<p>Un mariage dont on a pesé le pour et le contre, un mariage traité comme
-une affaire! Sans doute, M. Reignal s’était informé de la dot et des
-espérances...</p>
-
-<p>Un mariage de raison!!!</p>
-
-<p>Cette chose flétrie par tous les romans que Léa a lus... Oh! les belles
-tirades où, bravant les obstacles, le jeune homme jure qu’il obtiendra
-celle qu’il aime! Oh! les scènes poétiques où le héros entrevoit
-l’héroïne, blanche et frêle comme une vision!... La destinée les conduit
-l’un vers l’autre; deux regards se croisent et deux cœurs sont unis à
-jamais. Combien la triste réalité ressemble peu aux romans!</p>
-
-<p>M. Reignal a trente ans, l’âge raisonnable pour «faire une fin»; madame
-de Prébois, qui est une grande marieuse, s’est empressée de<span class="pagenum"><a id="page_228">{228}</a></span> lui
-chercher une femme et elle a pensé à Léa! Si elle avait pensé à Jeanne,
-à Laure ou à Marguerite, il aurait épousé Marguerite, Laure ou Jeanne,
-pourvu que la dot et la famille répondissent aux conditions requises.
-C’est tout simple; une foule de mariages se concluent ainsi... Et dans
-trois jours, Léa sera la femme d’un homme qu’elle ne connaît pas, et
-qu’elle ne pourra jamais aimer! Elle partira seule, toute seule avec
-lui!</p>
-
-<p>Maintenant, elle a oublié ce qui l’éblouissait tout à l’heure, les
-fêtes, les bijoux, les parures, les satisfactions puériles de sa vanité.
-Et, pour la première fois, à cette heure où l’avenir qui l’attend
-l’émeut d’une terreur folle, elle songe qu’il serait doux d’aimer,
-d’être aimée, de se l’entendre dire, et de donner tout son cœur et de se
-laisser conduire à travers la vie, passivement, aveuglément, par une
-main forte qui se ferait tendre... Mais, hélas! Jean n’aimera jamais sa
-femme. Et il est trop tard pour retourner en arrière.</p>
-
-<p>Le soleil a disparu peu à peu. La porte qui<span class="pagenum"><a id="page_229">{229}</a></span> s’ouvre discrètement fait
-sursauter la jeune fille, et Jean Reignal en personne entre.</p>
-
-<p>&#8212;Bonjour, monsieur.</p>
-
-<p>&#8212;Bonjour, mademoiselle.</p>
-
-<p>C’est assez sec; mais il y a une nuance sensible entre le «monsieur» de
-Léa qui est strictement correct et le «mademoiselle» de Jean qui est dit
-sur un ton de plaisanterie affectueuse. Ce «mademoiselle» équivaut à
-«Léa» tout court.</p>
-
-<p>&#8212;Madame votre mère n’est pas rentrée? fait le jeune homme.</p>
-
-<p>Et il y a dans sa voix comme un contentement vaguement exprimé.</p>
-
-<p>&#8212;Maman? Non.</p>
-
-<p>Elle esquisse un salut, puis elle glisse vers la porte latérale; déjà
-elle soulève la portière.</p>
-
-<p>&#8212;Léa!</p>
-
-<p>Elle tressaille et tourne la tête. Lui s’est avancé.</p>
-
-<p>&#8212;Restez un peu, supplie-t-il amicalement.</p>
-
-<p>Elle prend un air très digne:<span class="pagenum"><a id="page_230">{230}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Maman me défend de recevoir en son absence.</p>
-
-<p>&#8212;Les étrangers, mais moi... Dans trois jours vous serez ma femme! Ma
-chère Léa, maman ne me grondera pas, j’en suis sûr.</p>
-
-<p>En prononçant ces mots: «Ma chère Léa,» la voix du jeune homme a vibré
-plus profonde; la petite fiancée s’en aperçoit fort bien, mais elle
-s’est promis d’être froide. Sans répliquer, elle s’assied sur le canapé
-et Jean vient auprès d’elle, en souriant de son sourire un peu
-protecteur.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez l’air d’être en pénitence, dit-il, vous n’êtes pas sortie
-aujourd’hui?</p>
-
-<p>&#8212;Non.</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi?</p>
-
-<p>&#8212;J’avais des papillons plein la tête.</p>
-
-<p>&#8212;Noirs ou roses, vos papillons?</p>
-
-<p>&#8212;Noirs.</p>
-
-<p>&#8212;Vraiment? Serait-il indiscret de vous demander ce qu’ils vous
-contaient en battant de l’aile?</p>
-
-<p>&#8212;Très indiscret.<span class="pagenum"><a id="page_231">{231}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Me le direz-vous dans quelques jours?</p>
-
-<p>&#8212;Non.</p>
-
-<p>&#8212;Vous aurez des secrets pour votre mari?</p>
-
-<p>&#8212;Ai-je dit que c’était un secret? On n’est pas forcée de dire toutes
-ses pensées à son mari, je suppose!</p>
-
-<p>&#8212;Mais si.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vous dirai pas les miennes.</p>
-
-<p>&#8212;Alors, je les devinerai.</p>
-
-<p>&#8212;Ah!... comment donc, je vous prie.</p>
-
-<p>&#8212;Très simplement. Je prendrai comme cela vos deux mains dans les
-miennes et je lirai dans vos yeux.</p>
-
-<p>Léa devint très rouge; le timbre de la porte d’entrée retentissait deux
-fois, elle se leva précipitamment.</p>
-
-<p>&#8212;Voilà maman... je vais l’embrasser.</p>
-
-<p>Elle était extrêmement troublée, fâchée contre Jean. Ce mot terrible de
-«mariage de raison» tourbillonnait dans sa tête. Elle était humiliée de
-faire un mariage de raison, et puis triste, si triste! Jusqu’au matin
-elle pleura à chaudes larmes, se répétant qu’elle était bien
-malheu<span class="pagenum"><a id="page_232">{232}</a></span>reuse d’épouser un homme aussi déloyal. Quel hypocrite! Oui,
-vraiment, à l’entendre, elle aurait pu se croire chérie.</p>
-
-<p>&#8212;Comme je le déteste! gémissait-elle.</p>
-
-<p>Or, il a été universellement constaté que lorsqu’une femme dit d’un
-homme: «Je le déteste», c’est qu’elle est bien près de l’aimer. Léa
-s’était écriée, l’imprudente: «Il n’est pas nécessaire d’aimer pour être
-heureuse.» Comme la fée que l’on n’avait pas conviée au baptême de la
-Belle au bois, l’amour venait réclamer sa place; il parlait en maître,
-il s’installait en roi dans ce petit cœur de jeune fille qui ne l’avait
-point appelé.</p>
-
-<p>&#160; </p>
-
-<p>L’église est remplie de froufrous de soie et de parfums de fleurs;
-autour de l’autel, tout est blanc et lumineux, les orgues chantent
-gravement sous la voûte, et la mariée s’avance au bras de son père,
-blanche elle aussi, sous le tulle qui idéalise sa blondeur.</p>
-
-<p>Très beau mariage en somme! Toilettes exquises, sermon remarquable,
-messe en mu<span class="pagenum"><a id="page_233">{233}</a></span>sique avec le concours des premiers chanteurs de l’Opéra,
-puis, après la cérémonie, lunch brillant chez madame Person, la mère de
-la mariée.</p>
-
-<p>Tout en papotant dans le salon fleuri, on goûte du bout des lèvres des
-petites choses fort appétissantes, on accepte une coupe de champagne, on
-grignote un gâteau en répétant qu’on n’a pas faim. Léa et Jean sont fort
-entourés. Les amies de Léa s’écrient avec enthousiasme:</p>
-
-<p>&#8212;Il est impossible de rêver une plus jolie mariée que toi. Ajoutant <i>in
-petto</i>: Excepté moi, quand je me marierai.</p>
-
-<p>De bonnes mères embrassent cette chère petite, en se disant, la rage au
-cœur, que madame Person a bien de la chance.</p>
-
-<p>Et les amis de Jean qui viennent de faire l’apologie du célibat,
-concluent qu’après tout, Reignal n’est pas à plaindre.</p>
-
-<p>Puis peu à peu les salons se vident.</p>
-
-<p>Madame Reignal se retire dans sa chambre pour échanger contre un costume
-de voyage sa longue robe de satin blanc. Dans un<span class="pagenum"><a id="page_234">{234}</a></span> instant, son mari va
-l’emmener; ils dîneront à la gare avant de partir pour Bruxelles.</p>
-
-<p>La pauvre petite mariée a inondé de pleurs le velours du prie-Dieu,
-mais, maintenant, elle veut être calme, jouer, pour sa mère, la comédie
-du bonheur. Gaiement elle admire la dentelle de son linge et le chic
-anglais de son manteau. Sa parole est saccadée, elle rit beaucoup, elle
-rit trop et madame Person a le cœur gros. Une petite larme de ces chers
-yeux lui aurait fait tant de bien!</p>
-
-<p>&#8212;Je ne suis plus Léa Person, je suis madame Reignal! C’est drôle,
-dis?... As-tu entendu qu’on m’appelait madame? Est-ce que tu trouves que
-j’ai l’air d’une dame, toi?... Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, madame
-Jean?</p>
-
-<p>Voilà ce qu’elle dit et elle pense: «Mon Dieu, je voudrais mourir! je
-n’aime pas Jean, non, je ne l’aime pas!... Ah! s’il m’avait aimée un
-peu... seulement un peu... mais je le déteste.»</p>
-
-<p>Et elle regarde désespérément sa chambre de jeune fille. Que d’années
-paisibles dans ce nid douillet!<span class="pagenum"><a id="page_235">{235}</a></span></p>
-
-<p>Soudain, ne pouvant plus se contenir, madame Person murmure:</p>
-
-<p>&#8212;Que vais-je devenir pendant ce voyage, ma pauvre chérie!</p>
-
-<p>C’est le coup de grâce. Léa sanglote sur l’épaule de sa mère qui ne sait
-plus à quel saint se vouer.</p>
-
-<p>M. Person frappe à la porte.</p>
-
-<p>&#8212;Allons, allons, ma fillette, il est tard!</p>
-
-<p>&#8212;Ça m’est bien égal, répond-on.</p>
-
-<p>Alors, il entre, il console sa fille, il gronde sa femme, et Léa se
-dirige vers l’antichambre, suivie de sa mère qui porte avec un soin
-attendri le petit sac en cuir de Russie.</p>
-
-<p>Jean est là, il attend sa bien-aimée, il lui sourit de loin; puis il
-voit qu’elle a les yeux rouges.</p>
-
-<p>&#8212;Ma pauvre Léa, fait-il affectueusement.</p>
-
-<p>Oh! oui, pauvre Léa! Et, se remettant à pleurer, elle retourne à
-l’épaule maternelle.</p>
-
-<p>&#8212;Dîne avec nous, ma mignonne, vous partirez après, suggère timidement
-la pauvre mère.<span class="pagenum"><a id="page_236">{236}</a></span></p>
-
-<p>M. Person a l’air contrarié (les hommes se soutiennent entre eux), mais
-Jean ne peut que dire:</p>
-
-<p>&#8212;C’est comme vous préférerez, Léa.</p>
-
-<p>Et Léa lui en veut mortellement.</p>
-
-<p>&#8212;Partons, réplique-t-elle d’une voix brève.</p>
-
-<p>En voiture, elle se pelotonne dans un coin et pleure. D’abord M. Reignal
-se tait, puis il lui prend la main.</p>
-
-<p>&#8212;Ma Léa, ne pleurez pas ainsi.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne peux pas m’en empêcher. Je sais bien que cela vous vexe.</p>
-
-<p>&#8212;Non, cela ne me vexe pas, mais cela me fait beaucoup de peine.</p>
-
-<p>&#8212;Je ne vois pas pourquoi cela vous fait de la peine... vous devez bien
-penser que j’aime mieux maman que vous...</p>
-
-<p>&#8212;Eh bien! non, figurez-vous... J’espérais bonnement que votre cœur
-était assez grand pour maman et pour moi, répondit-il si gentiment que,
-sans l’avouer, elle se sent presque radoucie.</p>
-
-<p>Au buffet, ils s’installèrent à une petite table.<span class="pagenum"><a id="page_237">{237}</a></span> Jean était tout
-occupé de sa femme, il la servait lui-même, et, en lui disant de ces
-choses insignifiantes qui viennent parfois aux lèvres quand on a le cœur
-trop plein, il la couvait des yeux. Elle était bien forcée de convenir
-que c’était très amusant de dîner en tête à tête.</p>
-
-<p>Lorsqu’on commença à ouvrir les portes, son mari lui prit le bras et la
-conduisit au coupé qui les attendait, retenu depuis la veille.</p>
-
-<p>&#8212;Êtes-vous bien, êtes-vous contente? disait-il tout bas.</p>
-
-<p>Elle feignait de ne pas entendre, elle arrangeait sans répondre les
-frisures de son front en se mirant dans une petite glace, mais elle
-entendait très bien, un vague sourire effleurait sa bouche, et sa main
-tremblait un peu.</p>
-
-<p>Soudain, un cri de la machine déchira l’air... les portières se
-fermèrent avec un bruit sourd.</p>
-
-<p>Le train se mettait en marche.</p>
-
-<p>Léa tressaillit. Le charme était rompu. Elle se rappela la lettre de
-madame de Prébois, et toutes les petites joies qu’elle avait naïvement
-savourées s’évanouirent dans son souvenir. La<span class="pagenum"><a id="page_238">{238}</a></span> sensation poignante de
-l’irrévocable l’accablait. Cette grosse machine noire l’emportait vers
-l’inconnu, dans une autre vie, loin de ce qui lui était cher! Toute son
-existence appartenait à cet homme qui l’avait épousée sans amour.
-Éperdue, elle cacha son visage dans ses mains et sanglotant:</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi m’avez-vous choisie, moi plutôt qu’une autre... pourquoi,
-puisque vous ne m’aimiez pas?</p>
-
-<p>Le jeune homme eut un mouvement de stupeur; elle continuait avec une
-véhémence enfantine:</p>
-
-<p>&#8212;Vous n’étiez pas une petite fille, vous! Vous ne désiriez pas qu’on
-vous appelât madame; ah! c’est bien mal, allez!... Je ne pourrai jamais
-vous aimer... je ne vous aimerai jamais... Et nous serons très
-malheureux, voilà tout.</p>
-
-<p>&#8212;Mais, ma Léa, je vous adore!</p>
-
-<p>Vainement, il s’était agenouillé devant elle, essayant de l’apaiser...</p>
-
-<p>&#8212;Non, non, je sais que vous ne m’aimez<span class="pagenum"><a id="page_239">{239}</a></span> pas, disait-elle. J’ai lu une
-lettre... je sais que c’est un mariage arrangé... oui, je sais tout...
-Oh! mon Dieu! j’aurais mieux aimé le couvent comme Jacqueline!</p>
-
-<p>&#8212;Un mariage arrangé? répétait Jean qui se demandait s’il ne perdait pas
-un peu la tête. Ma pauvre enfant, que voulez-vous dire? vous me rendez
-fou... pourquoi ne m’aimerez-vous jamais?... Voyons, que vous ai-je fait
-pour que vous pleuriez ainsi, pour que vous me fuyiez, moi qui ne vis
-plus qu’en vous. Je souffre beaucoup, Léa, je vous assure...</p>
-
-<p>Et malgré la résistance de la jeune femme, il lui avait pris les mains,
-il lui parlait doucement, ardemment.</p>
-
-<p>&#8212;Vous croyez que je ne vous aime pas? Comment avez-vous eu cette
-pensée? Regardez-moi, écoutez-moi...... Je vous adore et peut-être mille
-fois plus aujourd’hui, parce que nos deux vies sont liées pour toujours,
-parce que maintenant votre joie et votre peine dépendent de moi, parce
-que vous êtes mon bien, mon trésor... Tout à l’heure encore, votre mère
-m’a<span class="pagenum"><a id="page_240">{240}</a></span> dit: «Aimez ma Léa, soyez bon pour elle! Tout en l’aimant comme
-votre femme, aimez-la aussi comme une fille chérie, remplacez-moi un
-peu.» Et je lui ai répondu: «Soyez heureuse, soyez tranquille, oui, je
-l’aimerai, je la protégerai, jamais sa petite main ne quittera la
-mienne.»&#8212;Ah! ma chérie, vous croyez que je ne vous aime pas!</p>
-
-<p>D’abord, elle avait levé ses grands yeux, puis ses paupières s’étaient
-baissées comme alourdies par les larmes qui se succédaient, perlant aux
-cils.</p>
-
-<p>&#8212;Je sais... Je sais bien que vous n’êtes pas méchant... mais...</p>
-
-<p>&#8212;Mais quoi? Je vous ai toujours aimée, Léa, toujours... Ma Léa, je vous
-le jure... Je vous ai adorée le premier jour, le premier instant.</p>
-
-<p>Elle secouait la tête d’un air triste et sérieux.</p>
-
-<p>&#8212;N’essayez pas de me tromper, Jean, il y trois jours, quand j’ai lu
-cette lettre, j’ai tout compris.<span class="pagenum"><a id="page_241">{241}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Enfin, Léa, quelle lettre, quelle lettre?</p>
-
-<p>&#8212;Mais la lettre de madame de Prébois, fit-elle avec un peu
-d’impatience, en retenant mal les sanglots qui la suffoquaient.</p>
-
-<p>&#8212;De madame de Prébois! Que disait-elle?</p>
-
-<p>&#8212;Elle disait à maman d’aller au bal de madame Salbert... elle disait
-que... Roméo et Juliette s’y rencontreraient... que... Oh! l’affreuse
-lettre! je ne sais plus, moi... Elle parlait de vous, et puis elle
-disait... elle disait: «Ce sera un charmant mariage de raison!...» Oh!
-Jean, il fallait me prévenir... Est-ce qu’on peut jamais aimer une femme
-qu’on épouse par raison?</p>
-
-<p>Ces explications entrecoupées ne donnaient guère le mot de l’énigme à M.
-Reignal. Assis à côté de Léa, il l’avait entourée de ses bras, et il la
-berçait tendrement, paternellement. Soudain, une exclamation lui échappa
-et, prenant dans ses deux mains la tête de sa petite femme, il
-l’embrassa bien fort sur les cheveux.</p>
-
-<p>&#8212;Léa, ma chère folle, s’écria-t-il, je comprends!... mais ce n’était
-pas vous!... Ah!<span class="pagenum"><a id="page_242">{242}</a></span> pourquoi madame de Prébois se mêle-t-elle de citer
-Shakespeare, au lieu d’appeler les gens par leurs noms!</p>
-
-<p>Et c’était au tour de Léa de ne pas comprendre, mais elle se sentait
-vaguement rassurée, la lueur d’un sourire brillait déjà dans ses yeux
-noyés.</p>
-
-<p>&#8212;Qu’est-ce que cela veut dire? interrogea-t-elle intriguée, en se
-dégageant un peu.</p>
-
-<p>Le jeune homme riait maintenant.</p>
-
-<p>&#8212;Ma chère petite, c’est toute une histoire... un vrai roman que je vous
-raconterai, seulement...</p>
-
-<p>&#8212;Seulement?</p>
-
-<p>&#8212;Je voudrais vous entendre dire que vous ne doutez pas de ma tendresse,
-Léa, de ma tendresse infinie?</p>
-
-<p>&#8212;J’ai confiance en vous, Jean.</p>
-
-<p>&#8212;Alors, si vous me donniez la main en signe de pardon... voulez-vous?</p>
-
-<p>&#8212;Oui.</p>
-
-<p>Et, lorsqu’il eut baisé cette main toute menue, il la retint prisonnière
-dans la sienne,<span class="pagenum"><a id="page_243">{243}</a></span> pour raconter la chère histoire de son bonheur.</p>
-
-<p>&#8212;Léa, nous nous connaissions à peine, quand j’ai passé à votre doigt
-cette petite bague qui vous rendait si fière, mais, depuis longtemps, je
-sentais qu’il est triste de vivre sans but, de travailler sans
-récompense, et, souvent, seul, le soir, j’évoquais la vision d’un doux
-foyer où m’accueillerait un sourire, un baiser... Vous rappelez-vous ces
-fleurs de Nice, dont vous composiez des bouquets l’autre jour... Vous
-mettiez de côté les plus fraîches, les plus belles et vous disiez: «Pour
-maman!...» Eh bien! Léa, moi, toute ma vie, j’ai conservé dans un coin
-de mon cœur, le plus pur de mes sentiments, le meilleur de ma pensée, ce
-que je devinais en moi de vraiment bon, de tendre, d’aimant, en disant:
-«Pour ma femme!» Et j’éprouvais comme une souffrance en me demandant:
-Existe-t-elle, la rencontrerai-je jamais?... Alors, vous savez,
-quelquefois on a besoin de se confier, je parlais à ma vieille amie, à
-madame de Prébois, je lui disais: «Vous qui<span class="pagenum"><a id="page_244">{244}</a></span> aimez tant à bâtir des
-romans, me la trouverez-vous un jour, l’adorable créature que je rêve!»</p>
-
-<p>&#8212;Voyons, Jean, me répondit-elle une belle fois, comment la rêvez-vous?</p>
-
-<p>Léa écoutait, attentive, elle attachait sur Jean des yeux très doux où
-passa soudain une inquiétude.</p>
-
-<p>&#8212;Oui! comment la rêviez-vous, Jean? murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Il l’enveloppa d’un regard plein de caresses.</p>
-
-<p>&#8212;Comment je la rêvais? fit-il en l’attirant près de lui. Blonde, très
-jolie... une bouche toute petite et des cheveux très fins que je
-bouclerais sur mes doigts... Et puis encore, mignonne, frêle, toute
-fragile comme ces bibelots délicats qu’on a peur de casser en les
-touchant...</p>
-
-<p>&#8212;Alors, dites-moi, elle est donc un peu fée, madame de Prébois?</p>
-
-<p>&#8212;Oh! pas du tout, vous allez voir. Quand je lui ai dépeint ma chère
-merveille, elle a ouvert de grands yeux en disant: «Il n’est pas<span class="pagenum"><a id="page_245">{245}</a></span>
-difficile, ce Jean! Donnez-lui une beauté! Il sera très content.» Moi,
-je souriais de son affectueuse moquerie. Non, ma bonne amie, je ne
-serais pas très content. A la femme qu’on aime en passant, on peut ne
-demander que d’être belle, nous exigeons plus de celle à qui nous
-confions la moitié de notre vie! Celle-là, voyez-vous, ce n’est pas
-seulement le délice des jeunes années, c’est encore l’amie des mauvais
-jours; c’est la joie des heures bénies, c’est la consolation des grandes
-douleurs... Et, quand nous lui apportons nos soucis, nos inquiétudes, ce
-n’est pas pour les oublier près d’elle, c’est pour qu’elle les partage
-avec nous!... je veux que ma femme soit bonne, pieuse, sensible,
-aimante, intelligente aussi, car je penserai tout haut devant elle, car
-je lui donnerai sa part de mes travaux, de mes craintes et de mes
-espérances... Enfin je veux qu’elle soit très jeune afin que, son cœur
-et son esprit devenant un peu mon œuvre, nos sentiments, nos plus
-secrètes pensées se confondent toujours plus complètement... Oh! mon
-amour, n’est-<span class="pagenum"><a id="page_246">{246}</a></span>ce pas que je l’ai trouvé cet idéal que je rêvais?</p>
-
-<p>&#8212;Oui, Jean, je vous le promets, s’écria-t-elle rougissante, émue.</p>
-
-<p>Oh! combien il était bon, sage, tendre, son mari!... Elle était fière de
-lui, et fière aussi un peu d’elle-même, parce que, tout à coup, elle se
-sentait digne d’être aimée comme il l’aimait.</p>
-
-<p>&#8212;Ma Léa!</p>
-
-<p>&#8212;Et l’histoire, Jean, l’histoire? Que vous a-t-elle répondu, madame de
-Prébois?</p>
-
-<p>&#8212;Elle m’a répondu: «Mon ami, votre ange est de ce monde. Il y a
-longtemps que je le connais, que je l’aime, et que je le garde pour
-vous. Allez au bal de madame Salbert, je me charge de vous présenter à
-une jeune fille qui est très belle, remarquablement intelligente et
-parfaitement bonne. C’est mademoiselle Jacqueline de Mayran.»</p>
-
-<p>Léa jeta un cri de joie, d’ivresse, sa tête tomba sur l’épaule de son
-mari.</p>
-
-<p>&#8212;Jacqueline! C’était Jacqueline! Ah! quel bonheur, quel bonheur, Jean!<span class="pagenum"><a id="page_247">{247}</a></span></p>
-
-<p>&#8212;Oui, mon adorée, c’était Jacqueline. Mais ce jour-là, je ne l’ai guère
-vue, cette pauvre Jacqueline: Pour moi, il n’y avait plus qu’une jeune
-fille dans le salon de madame Salbert; c’est une enfant toute blonde,
-toute blanche, et mon cœur criait: «C’est elle, c’est elle!...» Ah!
-qu’il était beau, lumineux, ce bal!</p>
-
-<p>&#8212;Oh! je me rappelle, madame de Prébois vous a présenté à moi, vous
-m’avez dit: «Que c’est triste, mademoiselle, de ne pas danser!» Moi j’ai
-pensé: «Quelle drôle de chose, un jeune homme qui ne danse pas!...» Mais
-je vous trouvais bien gentil tout de même...</p>
-
-<p>&#8212;Et moi je vous trouvais ravissante et je vous aimais comme un fou...
-Madame de Prébois n’y comprenait rien. Je n’ai pas dit trois mots à
-Jacqueline et, un mois plus tard, vous étiez ma fiancée!</p>
-
-<p>Jean contemple Léa. Elle est délicieuse, un peu pâle, les lèvres
-vaguement souriantes, ses longs cils ombrant sa joue.</p>
-
-<p>&#8212;Léa, ma chère petite femme, dans ce<span class="pagenum"><a id="page_248">{248}</a></span> temps-là, vous ne disiez pas que
-vous ne pourriez pas m’aimer?</p>
-
-<p>&#8212;Oh! Jean, murmure-t-elle, Jean, ce n’était pas vrai... Je me sentais
-si malheureuse!... Je croyais faire un mariage de raison!</p>
-
-<p>Et il lui répond:</p>
-
-<p>&#8212;Vous ne vous trompiez pas, mon aimée; les vrais mariages de raison, ce
-sont les mariages d’amour.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>«Maman chérie, ne sois pas inquiète... Nous ne pleurons plus, nous
-sommes bien heureux et nous t’aimons de tout notre cœur.</p>
-
-<p class="r">
-<small>»LÉA. JEAN.»</small><br />
-<span class="pagenum"><a id="page_249">{249}</a></span></p>
-
-<h2><a id="UNE_PAGE_DE_DOULEUR"></a>UNE PAGE DE DOULEUR</h2>
-
-<div class="poetry1">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Tu n’as donc pas vu mes larmes.<br /></span>
-<span class="i15"><small>J. BARBIER.</small><br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>Une femme auteur, un bas bleu!</p>
-
-<p>Pourquoi écrivait-elle?... Oh! ni par vocation, ni par pédanterie: tout
-simplement parce qu’elle trouvait le monde triste, la vie monotone, et
-qu’en écrivant elle vivait d’une autre vie, dans un autre monde... «Le
-monde où l’on oublie»! comme dit Musset.</p>
-
-<p>Quand elle avait répété cent fois à ses élèves, la règle de «quelque» ou
-la date de Philippe-Auguste; quand elle avait repassé, reprisé le linge,
-auprès du fauteuil de sa grand’mère infirme, elle était si lasse de la
-réalité!<span class="pagenum"><a id="page_250">{250}</a></span></p>
-
-<p>Le soir venu, la tâche laborieuse était achevée. La vieille dame dormait
-en paix sous ses courtines; tout était calme, au sixième étage de la
-maison... Alors un bruit ailé frissonnait sous les rideaux, les murs
-s’argentaient de suave lumière, et, dans l’air silencieux, glissaient
-les esprits du rêve, ces génies bleus qui chantent la nuit, pour les
-poètes et pour les jeunes filles...</p>
-
-<p>Andrée les écoutait; elle prenait la plume.</p>
-
-<p>Elle écrivait naïvement, sans talent. Son style, plein d’expressions
-exagérées, de figures rebattues, d’épithètes encombrantes, était celui
-d’une pensionnaire sentimentale; ses romans, tous bâtis sur le même
-plan, manquaient d’intérêt et de vie. Inévitablement, le héros beau et
-riche épousait l’héroïne belle et pauvre... à moins qu’ils ne mourussent
-ensemble; c’était banal comme un compliment de nouvelle année. Mais quel
-poème entre les lignes! Quel langage inhabile et charmant d’une âme
-toute blanche qui s’ignorait!</p>
-
-<p>Aux mots ternes, aux lieux communs, l’enfant prêtait sa jeune sève.
-Inconsciente, elle se fai<span class="pagenum"><a id="page_251">{251}</a></span>sait l’héroïne des histoires d’amour,
-jouissant en songe du bonheur qu’elle demandait à la terre: La vie ou la
-mort avec... Lui!</p>
-
-<p>Elle n’avait jamais aimé; mais elle devinait en son cœur une force
-endormie; elle savait qu’elle aimerait un jour.</p>
-
-<p>Parfois, tout son être s’élançait en des tendresses vagues, sans objet,
-qui se fondaient en larmes sans cause; parfois, des mots confus lui
-venaient aux lèvres, qu’elle n’osait pas prononcer. Et, rêvant à ces
-rencontres mystérieuses qu’un ange écrit dans les étoiles et que les
-poètes célèbrent ici-bas, elle attendait une certaine heure qui
-viendrait, elle attendait l’âme sœur de son âme, l’amant idéal, dont lui
-parlaient les esprits bleus.</p>
-
-<p>Souvent, elle soupirait devant son miroir: «Je ne suis pas jolie; si
-j’allais lui déplaire!» ou elle admirait sa silhouette élégante dans les
-hautes glaces du boulevard: «Sera-t-il fier quand je m’appuierai sur son
-bras?»</p>
-
-<p>Le bonheur semblait chose naturelle à cette enfant qui n’avait jamais
-été heureuse.<span class="pagenum"><a id="page_252">{252}</a></span></p>
-
-<p>Dieu est bon! Il protège ceux qui Le prient. Dieu est juste! Il bénit
-ceux qui font leur devoir. Elle a toujours prié Dieu; elle a toujours
-fait son devoir; et chaque soir la vieille grand’mère murmure: «Que
-Marie te garde, seule joie de ma vie!»</p>
-
-<p>Cependant les jours se traînent, tous semblables: on dirait une
-interminable procession de pénitents, sombres et mornes.</p>
-
-<p>Andrée est triste, d’une tristesse intime et mal explicable, qui lui
-devient chère, parce qu’elle y découvre peu à peu des jouissances
-secrètes, de mystérieuses douceurs... Le soir, sous la lampe, elle lit
-ses poètes... Hugo, Lamartine qu’elle admire, et les contemporains
-qu’elle aime... Marius Arnal surtout! Un «jeune» celui-là, mais si bien
-poète. Il ne se pique d’être ni un érudit, ni un prophète, il dit
-simplement ce qu’il ressent, ou plutôt il le chante!</p>
-
-<p>Pourquoi préfère-t-elle Marius Arnal à tous les autres? C’est ce que
-nous ne savons pas, c’est ce qu’elle ne sait pas elle-même.</p>
-
-<p>Elle croit le comprendre. Elle se dit: «C’est<span class="pagenum"><a id="page_253">{253}</a></span> un songeur, à l’âme
-mélancolique, un pâle enfant du vieux Paris» cherchant vainement dans la
-grande ville la Béatrix, la Laure de Noves qu’il pourrait aimer.</p>
-
-<p>A vrai dire les poésies de Marius Arnal n’exprimaient ni les aspirations
-d’un être altéré d’idéal, ni la désespérance qu’affectent tant
-d’écrivains. Le bon sang gaulois de Villon et de La Fontaine coulait
-dans les veines de ce Parisien du <small>XIX</small>ᵉ siècle! Quand, pour faire son
-métier de poète, il s’était alangui sur les misères humaines, il
-s’écriait volontiers que le monde est supportable avec un peu d’amour et
-de gaieté; et il préférait aux belles chimères du songe, les réalités
-passables de la vie.</p>
-
-<p>Mais Andrée était très jeune, très ignorante; peut-être même ne
-définissait-elle pas le plaisir subtil qu’elle trouvait à lire les
-<i>Poésies tendres</i>.</p>
-
-<p>Les vers élégants, délicats, mélodieux avaient cette grâce un peu molle,
-ce charme presque sensuel qui ont caractérisé parfois les manifestations
-les plus séduisantes de la poésie parnassienne.<span class="pagenum"><a id="page_254">{254}</a></span></p>
-
-<p>Bercée par la cadence harmonieuse, elle oubliait tous les soucis, toutes
-les inquiétudes... Vaguement, il lui semblait qu’une main pressait la
-sienne, qu’une voix douce et mâle murmurait à son oreille les mots
-caressants qu’elle lisait... Et elle se sentait plus forte pour
-souffrir, pour travailler, tant il est vrai qu’un rêve aimé est encore
-ce qui aide le mieux à supporter la vie.</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>La jeune institutrice était parvenue à faire publier dans un journal de
-modes quelques unes de ses nouvelles; mais son ambition c’était de
-paraître dans un grand journal, dans une revue connue. <i>L’Écho parisien!
-la Vie moderne! la Revue contemporaine!</i>... Là, que de déceptions pour
-la pauvre fille!</p>
-
-<p>Cependant, elle ne se décourageait pas.</p>
-
-<p>Deux fois éconduite à <i>la Vie moderne</i>, elle voulut risquer une
-troisième tentative.</p>
-
-<p>Le secrétaire de la rédaction, un grand maigre à l’air important, prit
-le manuscrit<span class="pagenum"><a id="page_255">{255}</a></span> qu’elle lui tendait, et jeta sur la première page un bref
-coup d’œil.</p>
-
-<p>&#8212;Mon Dieu, mademoiselle, il est fâcheux que vous vous soyez dérangée...
-Nous avons en lecture une telle abondance de manuscrits que...</p>
-
-<p>Le congé était en règle. Les larmes jaillirent des yeux de la jeune
-fille, elle balbutia un adieu, et, n’y voyant plus, se traîna vers la
-porte.</p>
-
-<p>&#8212;Mademoiselle...</p>
-
-<p>A cette voix inconnue, elle tressaillit, elle se retourna.</p>
-
-<p>En entrant dans le bureau du journaliste, elle avait à peine remarqué
-l’étranger qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. C’était un
-homme d’environ trente ans, blond, grand, robuste, auquel une longue
-moustache et des cheveux coupés en brosse donnaient presque un air
-militaire.</p>
-
-<p>&#8212;Excusez-moi, mademoiselle, cette présentation un peu brusque, dit-il
-avec ce ton de respect aimable qui est le secret de certains hommes...
-Mais, nous sommes... confrères, et<span class="pagenum"><a id="page_256">{256}</a></span> vous connaissez peut-être mon nom...
-Marius Arnel... le poète...</p>
-
-<p>&#8212;Oh! monsieur...</p>
-
-<p>Ce fut tout ce qu’elle put dire, troublée qu’elle était par ce nom
-magique, par cette voix harmonieuse, enveloppante...</p>
-
-<p>Et cependant, où était le rêveur pâle, aux inévitables cheveux longs,
-qu’elle s’était si souvent figuré?</p>
-
-<p>&#8212;J’écris dans <i>l’Écho parisien</i>, le directeur est de mes amis et... je
-serais heureux de vous rendre service, mademoiselle; voulez-vous me
-confier votre manuscrit?</p>
-
-<p>Il souriait avec grâce; Andrée ne perdait pas un mot, une syllabe de son
-organe au timbre d’or.</p>
-
-<p>Soudain, leurs regards se rencontrèrent; elle crut que son cœur
-s’arrêtait de battre. Éperdue, brisée sous l’émotion d’une ivresse âpre
-comme l’angoisse, elle ferma les yeux...</p>
-
-<p>&#8212;Oh! merci, merci... murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Mais elle ne songeait guère au manuscrit qu’elle laissait entre les
-mains de Marius.<span class="pagenum"><a id="page_257">{257}</a></span></p>
-
-<p>Machinalement, elle descendit l’escalier, elle marcha dans les rues
-jusqu’à sa demeure. Son âme était encore toute remplie de ce regard
-d’homme, doux, presque tendre, qui avait touché le sien.</p>
-
-<p>«Oui, oui, le regard et la voix d’un poète...», pensait-elle.</p>
-
-<p>Elle saisit les <i>Poésies tendres</i> et s’y plongea, parcourant chaque
-ligne d’un œil ravi.</p>
-
-<p>Elle sentait qu’en elle «quelque chose» avait changé. Maintenant, elle
-éprouvait une crainte de s’imaginer que Marius était là, soupirant les
-paroles enchantées... puis, tout à coup, elle croyait l’entendre et elle
-défaillait. Elle était heureuse et des larmes noyaient sa prunelle; elle
-jouissait délicieusement, et elle avait peur du charme qui l’avait prise
-ainsi.</p>
-
-<p>Les pages tournaient dans sa main fiévreuse. Bientôt, il lui parut que
-la terre se fondait sous ses pieds en vapeurs impalpables... Le sens des
-mots qu’elle lisait ne frappa plus son esprit; elle n’eut plus
-conscience ni du temps ni des choses ambiantes. Mais la musique du vers<span class="pagenum"><a id="page_258">{258}</a></span>
-chantait toujours à son oreille captivée. Les lèvres collées à la coupe
-de délices, elle s’abandonnait à un ravissement étrange, presque
-mystique dans sa suavité.</p>
-
-<p>Et lentement, le livre glissa des mains de la jeune fille, ses paupières
-s’abaissèrent appesanties de langueur, sa bouche s’entr’ouvrit dans un
-sourire extatique... Elle dormit jusqu’au jour.</p>
-
-<div class="blockquot"><p class="indd">
-«Mademoiselle,<br />
-</p>
-
-<p>»Votre nouvelle est une charmante bluette mais... voilà le
-malheur!... <i>l’Écho parisien</i> ne publie rien de ce genre, un peu
-tombé à notre époque.</p>
-
-<p>»Autrefois, l’intérêt d’un roman résidait uniquement dans
-l’intrigue plus ou moins vraisemblable. Il n’y a pour ainsi dire
-plus d’intrigue dans les romans qu’on écrit aujourd’hui. Comment
-intéresser avec un simple enchaînement de faits des gens qui, sous
-prétexte d’être nés à la fin de ce siècle, s’imaginent qu’ils ont
-vécu un siècle entier? Rien<span class="pagenum"><a id="page_259">{259}</a></span> ne leur semblerait nouveau. Alors, les
-romanciers, qui songent avant tout au plaisir des lecteurs, ont eu
-l’ingénieuse idée de leur faire étudier des passions au microscope.
-C’est très amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, quand on a vu une
-puce toute petite et pas bien vilaine, de l’apercevoir tout à coup
-grosse comme une abeille et laide à faire peur? Ils appellent cela
-faire de la psychologie et, comme il faut pour se le permettre
-avoir l’expérience d’un siècle dans la tête... vous êtes peut-être
-un peu jeune, mademoiselle...»</p></div>
-
-<p>Andrée laissa tomber la feuille de papier, et se mit à pleurer. Mais ce
-n’était pas l’insuccès de son œuvre qui la navrait ainsi; c’était la
-gaieté insouciante, la légèreté cynique de cet homme qui pouvait rire en
-portant un coup!... Et puis... on se crée tant de bonheur en idée! elle
-s’était figuré... Oh! la folle, la folle!...</p>
-
-<p>Pourquoi, sur la foi d’un regard de pitié, avait-elle cru qu’elle était
-aimée?...<span class="pagenum"><a id="page_260">{260}</a></span></p>
-
-<p>Dans cette lettre, pas un mot qui vienne du cœur! pas un!... Était-elle
-bien de lui?</p>
-
-<p>Puis, elle relut la nouvelle; elle pensa que Marius avait raison, elle
-se dit: «je suis trop sotte pour écrire!...» Elle n’écrivit plus.</p>
-
-<p>Mais la vie lui paraissait, maintenant, inutile, trop longue... Adieu
-les rêves et le travail! Les esprits bleus s’étaient tus.</p>
-
-<p>Espérant l’oubli, elle ouvrit les <i>Poésies tendres</i>. Une jalousie
-furieuse la mordit au cœur.</p>
-
-<p>Elle ne voyait plus que les titres de ces sonnets, jadis tant aimés: «A
-Michelle», «Ma belle», «A la duchesse de ***», «A Elle!»...</p>
-
-<p>Elle?... Qui?... Mon Dieu, l’avait-il adorée cette Michelle! Tous, tous
-dédiés à des femmes!... Et sans doute, elles étaient belles, parées pour
-lui plaire, fêtées partout! Oh! désespoir! être laide! être pauvre!...</p>
-
-<p>Andrée était méconnaissable avec ses joues trop blanches et ses yeux
-trop noirs. Elle souffrait tant! C’est un martyre, avoir vingt ans et ne
-plus rien espérer de la vie!<span class="pagenum"><a id="page_261">{261}</a></span></p>
-
-<p>Puis, une nuit, à moitié folle, la poitrine pleine de sanglots, elle se
-leva, elle écrivit...</p>
-
-<p>Plus de prince charmant! plus d’héroïne en sucre rose! plus de
-descriptions fades où les oiseaux chantent sous un ciel trop beau! C’est
-en vain qu’Andrée voudrait s’envoler vers le pays des songes...</p>
-
-<p>Elle écrit l’histoire, le journal d’une femme!... Cette femme aime, elle
-n’est pas aimée, et elle se sent devenir folle, parce qu’elle est
-jalouse, parce qu’elle éprouve le vertige de la mort, parce qu’elle a
-peur du suicide qui l’attire.</p>
-
-<p>Oui, elle appelle la mort à grands cris, la malheureuse! Et cependant,
-comme elle a soif de vivre! Les sentiments les plus contraires se
-tordent dans ce cœur torturé. Elle adore et elle hait; elle s’agenouille
-devant l’idole et se relève menaçante; elle s’élance jusqu’au ciel dans
-un hymne de passion triomphante, puis elle retombe sur la terre, dans
-l’abîme du désespoir!...</p>
-
-<p>Parfois une larme délaye l’encre d’un mot, qui s’étale sur le papier...
-Andrée écrit tou<span class="pagenum"><a id="page_262">{262}</a></span>jours!... Les heures s’écoulent, elle écrit encore...
-enfin, brisée de fatigue, elle se jette sur son lit, elle dort sans
-rêves.</p>
-
-<p>Et, le lendemain, elle est éblouie de ce qu’elle a fait. Dans ces pages,
-brûlantes de vie, elle se retrouve toute, non plus elle, la pensionnaire
-romanesque, mais elle, transfigurée par la passion; elle, sacrée femme
-par la douleur!</p>
-
-<p>«Ah! Marius, Marius, si vous lisiez cela!»</p>
-
-<p>Le cœur lui saute dans la poitrine, elle se met en route. Hélas!
-sera-t-il chez lui?</p>
-
-<p>Certes il est chez lui.</p>
-
-<p>Souriant d’un sourire complaisant, il boucle sur ses doigt les cheveux
-blonds de Zinette; et Zinette, toute frêle sous les plis soyeux d’une
-simarre byzantine, lui distille à l’oreille de petits mots bêtes qu’il
-trouve charmants.</p>
-
-<p>Quand on annonce Andrée, il fronce les sourcils:</p>
-
-<p>&#8212;Encore!</p>
-
-<p>Il avait eu, avouons-le, un vague caprice pour cette charmante laide au
-regard sérieux, puis...<span class="pagenum"><a id="page_263">{263}</a></span> il avait connu Zinette, puis surtout il avait
-lu la nouvelle. Oh! d’un ennuyeux, d’un bourgeois, cette nouvelle! Elle
-devait savoir repriser les bas, mademoiselle Andrée! (Marius dédaignait
-profondément les femmes qui reprisent les bas.) Et quelle conception de
-l’amour! Une fable de Florian...</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants,<br /></span>
-<span class="i0">Vivaient en paix dans un simple ermitage.<br /></span>
-</div></div>
-</div>
-
-<p>On bâillait, rien que d’y songer.</p>
-
-<p>La belle petite faisait la moue.</p>
-
-<p>&#8212;Une femme, ici, monsieur!</p>
-
-<p>Il répondit:</p>
-
-<p>&#8212;Pas une femme, ma divine, un bas bleu!</p>
-
-<p>Jadis, il avait pensé qu’un bas bleu sur une jolie jambe n’est pas,
-après tout, plus vilain qu’un bas noir. Mais où sont les neiges d’antan!</p>
-
-<p>On avait fait entrer la jeune fille dans une autre pièce. Bientôt le
-poête parut, gracieux comme de coutume. Elle, elle tremblait tellement
-que d’abord elle ne put parler, puis elle dit<span class="pagenum"><a id="page_264">{264}</a></span> qu’elle avait tenté un
-dernier effort... elle s’en excusa.</p>
-
-<p>&#8212;J’abuse de vous, monsieur...</p>
-
-<p>&#8212;Mais pas du tout, mademoiselle. Voyons le titre: <i>Une page de
-douleur</i>. Très suggestif. Je vais lire cela.</p>
-
-<p>Andrée n’aimait pas ce ton insouciant; cependant, elle s’éloigna le cœur
-plus léger, tandis que Marius retournait à Zinette, en disant:</p>
-
-<p>&#8212;Décidément, elle est laide!</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>&#8212;S’il comprenait! mon Dieu, s’il comprenait!... Mon Dieu, faites qu’il
-comprenne! suppliait la pauvre fille dans une prière convulsive.</p>
-
-<p>Elle se disait que Marius était un grand poète et qu’auprès de lui elle
-n’était rien; mais, elle l’aimait tant! Est-il possible qu’un homme ne
-soit pas touché quand on l’aime ainsi!</p>
-
-<p>&#8212;Oh! mon Dieu, faites que je meure, si<span class="pagenum"><a id="page_265">{265}</a></span> vous ne permettez pas que je
-vive en l’adorant...</p>
-
-<p>Trois jours après, l’auteur des <i>Poésies tendres</i> entrait chez la jeune
-institutrice.</p>
-
-<p>Lui, lui! il était venu!</p>
-
-<p>Elle eut le regard d’un accusé qui attend sa sentence...</p>
-
-<p>Marius riait.</p>
-
-<p>&#8212;Mais, c’est tout simplement un chef-d’œuvre, mademoiselle!
-s’écria-t-il. Voilà enfin de la psychologie! Voilà une page de vraie
-douleur! Ce n’est pas avec des mots, c’est avec des sanglots, avec des
-cris d’amour, que vous avez écrit cette fois. J’étais presque ému en
-lisant... moi qui connais les ficelles! Mes compliments... Très curieux,
-cette étude-là!</p>
-
-<p>Andrée le regardait avec un sourire de démence.</p>
-
-<p>Une étude! Dieu du ciel! Cet homme avait donc toujours le scalpel à la
-main!</p>
-
-<p>Elle était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait donné une fleur à
-Marius et qu’au lieu de la respirer, il en comptait les étamines.<span class="pagenum"><a id="page_266">{266}</a></span></p>
-
-<p>Il trouvait cela «curieux» la douleur, lui!</p>
-
-<p>&#8212;Je réponds de <i>l’Écho parisien</i>, mademoiselle, et...</p>
-
-<p>Il parlait, mais les mots bourdonnaient à l’oreille de la jeune fille,
-sans qu’elle en pût comprendre le sens.</p>
-
-<p>La veille encore, elle avait fait un si beau rêve: Marius la contemplait
-avec les yeux tendres du premier jour, il disait: «Dans ces pages, j’ai
-deviné votre cœur, laissez-moi être seul à le connaître, gardons ce
-petit cahier, toujours, ne le publions pas.»</p>
-
-<p>Et elle répondait: «Mon cœur et ma vie vous appartiennent; que m’importe
-le succès, si vous m’aimez sans cela.»</p>
-
-<p>Hélas!</p>
-
-<p>Elle reconduisit le poète, puis, souriant toujours, elle s’approcha de
-la cheminée, elle craqua une allumette...</p>
-
-<p>Brûle, flambe, monte en fumée, bien haut, bien loin, pauvre manuscrit
-taché de larmes!</p>
-
-<p>Un peu de fumée! La fin des rêves...</p>
-
-<p>Mais elle détourna les yeux...<span class="pagenum"><a id="page_267">{267}</a></span></p>
-
-<p>Il faisait du soleil; Paris était gai, le grand indifférent! Dans une
-victoria, de l’autre côté de la rue, une jeune femme blonde, en toilette
-claire, semblait attendre. Le pauvre bas bleu la vit quitter sa pose
-nonchalante et sourire en arrangeant sa robe pour faire une place tout
-près d’elle. Puis, quelqu’un traversa la chaussée, dit un mot au cocher,
-et sauta lestement dans la voiture...</p>
-
-<p>Andrée sanglotait; c’était Marius Arnal.</p>
-
-<p class="dtts">. . . . . . . . . .</p>
-
-<p>Depuis, elle n’écrit plus; depuis, comme tous les désespérés, elle rêve
-«au charme de la mort».</p>
-
-<p>Bien qu’elle ait à peine vingt-deux ans, on dit déjà: c’est une vieille
-fille! Et les esprits bleus ne chantent plus pour elle...<span class="pagenum"><a id="page_269">{269}</a></span><span class="pagenum"><a id="page_268">{268}</a></span></p>
-
-<h2><a id="RELIQUES_DANTAN"></a>RELIQUES D’ANTAN</h2>
-
-<p class="r">
-<small>«N’effeuillez pas les roses!»</small><br />
-</p>
-
-<p>A eux deux, ils n’avaient pas plus de quarante ans; ils étaient fiancés
-depuis toute une semaine, ils s’adoraient, rien ne troublait leur
-bonheur.... alors ils s’étaient querellés.</p>
-
-<p>Jacqueline, qui se sentait ce jour-là d’humeur boudeuse, avait un peu
-provoqué l’escarmouche, Roger avait manqué de patience et, comme tous
-les êtres qui s’aiment, ils avaient profité du premier prétexte venu
-pour se faire beaucoup de mal.</p>
-
-<p>En avant les ironies agressives et les mordantes reparties! les «vous ne
-m’aimez plus!»<span class="pagenum"><a id="page_270">{270}</a></span> les «je ne vous le pardonnerai pas», les petites et les
-grandes phrases, les <i>toujours</i> et les <i>jamais</i> qu’on dit sincèrement et
-dont on rit ensuite!... Debout, très pâle, les lèvres tremblantes, les
-mains nerveuses, Roger parlait d’un ton saccadé où vibrait plus de
-chagrin que de colère; mais Jacqueline affectait l’impassibilité. Assise
-en un coin du canapé, le nez en l’air, sa jolie tête rousse renversée
-dans les draperies chatoyantes, son pied mignon battant indolemment les
-glands d’un gros coussin, elle distillait à plaisir ses petits mots
-cruels de femme et semblait chercher on ne sait quel astre introuvable,
-parmi les nuages bleutés du plafond...</p>
-
-<p>Sur la table à côté d’elle, des roses gisaient au pied du vase de
-cristal où l’on n’avait pas pris soin de tremper leurs tiges... des
-roses toutes frêles, exquises dans leur blancheur immatérielle, que
-Roger avait choisies et apportées lui-même. Soudain, dans un méchant
-désir de destruction, la jeune fille saisit le pauvre bouquet et ses
-pervers petits doigts se<span class="pagenum"><a id="page_271">{271}</a></span> mirent à en arracher les pétales qui tombèrent
-comme une neige embaumée sur la soie du coussin... Elle accomplissait ce
-méfait lentement, savamment, sans irritation apparente...</p>
-
-<p>C’en était beaucoup, c’en était trop! Roger prit son chapeau et sortit;
-Jacqueline se sauva dans sa chambre, et, seules, les pauvres fleurs
-mutilées restèrent dans le salon silencieux, pour dire que des amoureux
-avaient passé là.</p>
-
-<p>Mais maintenant elle pleurait, Jacqueline! Son beau calme était vaincu.</p>
-
-<p>«Méchant Roger!» gémissait-elle...</p>
-
-<p>Sa pensée intime ajoutait: «Méchante Jacqueline!» et cette exclamation
-mentale et bien involontaire mêlait à son désespoir un cuisant dépit. La
-colère instinctive qu’elle éprouvait contre elle-même la gênait dans sa
-colère un peu voulue contre son fiancé; il lui eût paru si consolant de
-rencontrer au fond de son cœur révolté, une Jacqueline toute bonne et
-toute innocente qu’elle aurait plainte sans réserve, en maudissant les
-injustices de Roger!... Il était parti fâché, Roger!... Quand
-reviendrait-<span class="pagenum"><a id="page_272">{272}</a></span>il?... S’il allait ne pas revenir?... Ah! combien triste et
-longue et ennuyeuse s’écoulait cette journée!</p>
-
-<p>Le ciel était couvert de brumes; dans la cour un orgue jouait la
-<i>Dernière Pensée de Weber</i>... Lasse et désœuvrée, Jacqueline se souvint
-tout à coup d’une vieille ouvrière infirme et sans famille que sa
-marraine protégeait. Lydie ne vivait point de secours, mais son visage
-rayonnait lorsqu’on voulait bien, de temps à autre, lui consacrer
-quelques moments; un peu d’intérêt et de sympathie, c’était la seule
-aumône qu’elle implorât: «Quand tu seras en veine de charité, va voir
-Lydie», avait dit la marraine.</p>
-
-<p>En veine de charité?... Le sentiment qui ce jour-là décidait Jacqueline
-à se faire conduire chez Lydie, n’était qu’une soif de bravade, le vague
-besoin de jeter un défi à sa conscience importune et d’inventer une
-bonne raison pour se poser en ange méconnu aux yeux de Roger. Si la
-jeune fille l’avait analysé, ce sentiment, je doute qu’elle l’eût classé
-parmi les vertus<span class="pagenum"><a id="page_273">{273}</a></span> théologales... Ah! on lui reprochait son égoïsme! ah!
-on la traitait de créature sans cœur!... on verrait...</p>
-
-<p class="astt">*<br />* *</p>
-
-<p>Un rayon pâle avait fini par traverser l’épaisseur ouatée des nuages; le
-front baigné de cette lueur indécise qui argentait ses bandeaux blancs,
-Lydie tricotait à la fenêtre.</p>
-
-<p>Ses mains fuselées faisaient prestement travailler les aiguilles qui
-cliquetaient dans la laine grise, et ses lèvres fredonnaient une
-chanson... de ces airs très vieux qu’on chantait autrefois, dont le
-rythme est toujours gai et qui toujours pourtant semblent
-mélancoliques... En entendant cette voix moduler ce refrain, on songeait
-au son grêle et usé d’une épinette très rare.</p>
-
-<p>La chambre de l’ouvrière était paisible et claire: au fond un lit étroit
-et blanc; sur les étagères des bibelots menus et sans valeur; contre les
-murs tapissés de fleurettes, des meubles très droits ornés d’ouvrages au
-cro<span class="pagenum"><a id="page_274">{274}</a></span>chet, et partout, flottant parmi ces vieilleries mièvres, je ne sais
-quel charme attristé, puéril et suranné, chaste et flétri... C’était
-comme la chambre d’une vieille fille.</p>
-
-<p>Avec Jacqueline, un peu de printemps pénétra dans cette cellule et,
-abandonnant son tricot, Lydie eut un joli sourire de grand’mère aux
-dents encore blanches.</p>
-
-<p>Bien prise dans un costume de drap bleu, son frais visage de rousse aux
-yeux noirs gentiment engoncé par le boa de chinchilla qui lui montait
-jusqu’aux oreilles, la petite fiancée s’assit auprès du fauteuil aux
-antiques ramages et prit ses façons enjôleuses pour débiter mille
-espiègleries, imposant doucement à la solitaire la contagion de sa jeune
-gaieté.</p>
-
-<p>Lydie n’ignorait pas le prochain mariage de sa mignonne visiteuse, on
-parla de Roger... Jacqueline était un peu embarrassée pour parler de
-Roger; elle ne se sentait guère disposée à en dire du bien..., mais,
-pour rien au monde, elle n’en eût dit du mal! Alors, follement, avec
-cette inconsciente cruauté des très jeunes<span class="pagenum"><a id="page_275">{275}</a></span> filles, elle demanda pour
-changer le cours de la causerie:</p>
-
-<p>&#8212;Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, Lydie?</p>
-
-<p>Surprise, la malade ôta ses lunettes; mais Jacqueline ajouta câlinement:</p>
-
-<p>&#8212;Vous deviez être très jolie, Lydie, quand vous étiez jeune?</p>
-
-<p>Quand vous étiez jeune!... Oh! le charme de cette parole! les
-délicieuses images qu’elle fait surgir du flot des souvenirs à demi
-effacés! Quand vous étiez jeune!... Eh! oui, si vieille qu’on soit
-devenue, on a été jeune! On a eu des cheveux fous, des yeux qui riaient
-sous les cils baissés, une bouche cerise qui décochait des malices... On
-a eu dix-huit ans, une fois... il y a longtemps!... Et voilà qu’en un
-instant la phrase magique a ressuscité tout ce passé qu’on croyait mort!</p>
-
-<p>&#8212;Jolie? répéta Lydie, et elle sourit encore de son sourire clair qui
-ressemblait à la chanson triste et gaie, à la chambre jeune et
-vieille... Jolie? Certes non, mais gentille: des joues<span class="pagenum"><a id="page_276">{276}</a></span> roses, des
-lèvres qui riaient franc et la jeunesse!... Seulement, j’étais pauvre à
-l’âge où l’on se marie et puis... comment vous dire? je n’étais pas
-coquette, je ne savais pas plaire... on ne me rechercha pas... Plus
-tard, bien plus tard, quand j’ai eu des économies, ç’a été autre chose:
-mais c’est moi qui n’ai plus voulu...</p>
-
-<p>La jeune fille ouvrait de grands yeux.</p>
-
-<p>&#8212;Vous avez eu bien raison, Lydie... et c’étaient des sots les hommes de
-votre temps... Mais alors, ajouta-t-elle d’un ton de commisération
-profonde, on ne vous a jamais fait la cour?</p>
-
-<p>Une troisième fois le sourire de Lydie se montra brillant, entre ses
-lèvres défleuries; Jacqueline poussa un petit cri.</p>
-
-<p>&#8212;Lydie, ma bonne Lydie, s’écria-t-elle, dites-moi, dites-moi vite, on
-vous a fait la cour <i>une fois</i>?</p>
-
-<p>Et comme la vieille ouvrière secouait la tête sans répondre, elle
-continua, pressante:</p>
-
-<p>&#8212;Racontez-moi, Lydie!... Oh! j’étais bien sûre que vous aviez été trop
-jolie pour n’être pas aimée!<span class="pagenum"><a id="page_277">{277}</a></span></p>
-
-<p>Le sourire fugitif, un instant revenu, s’évanouit. Par un mouvement
-machinal de vieille, l’infirme joignit les mains en levant ses yeux
-bleus vers le ciel.</p>
-
-<p>&#8212;Aimée, l’ai-je été? murmura-t-elle. Je ne crois pas... mais j’ai aimé,
-moi!... Et c’est encore le meilleur, allez, mademoiselle!</p>
-
-<p>Jacqueline écoutait, sérieuse, n’interrogeant plus.</p>
-
-<p>&#8212;Mon histoire est courte, continua Lydie; si vous attendez un beau
-roman, vous serez déçue... Lui, c’était un <i>pays</i> de ma mère; comme il
-ne connaissait personne à Paris où il venait chercher de l’ouvrage, on
-nous l’avait recommandé; mon père l’invita chez nous... Mon Dieu, je
-vous l’ai dit, je n’étais pas jolie, mais nous autres Parisiennes, avec
-un frison sur la tempe et un ruban rose au cou, nous avons l’air d’être
-en toilette... Pierre n’avait jamais vu ça... Il me trouva gentille, il
-me le dit un peu... et moi j’en éprouvais une joie toute nouvelle... Il
-me paraissait si beau, si franc, si brave ce grand garçon!... oh!
-grand!...<span class="pagenum"><a id="page_278">{278}</a></span> Près de lui, je paraissais toute petite... et ça me faisait
-plaisir; voyez comme on est drôle!...</p>
-
-<p>Le dimanche, nous sommes allés nous promener en famille pour montrer
-Paris à notre hôte et, quoiqu’il y ait cinquante ans de ça, je pourrais
-vous raconter tout ce que nous avons vu, tout ce que nous avons dit
-surtout... des choses qui vous sembleraient si bêtes!... et qui sont mon
-trésor à moi... Le soir, en rentrant, nous avons rencontré des
-marchandes de roses... il m’a acheté un bouquet...</p>
-
-<p>Lydie s’interrompit, la voix lui manquait. Jacqueline n’avait plus envie
-de rire...</p>
-
-<p>&#8212;Il m’a acheté un bouquet, reprit-elle, et il m’a dit: «Voulez-vous le
-garder en mémoire d’aujourd’hui?...» Hélas! ses roses n’étaient pas
-fanées qu’il savait déjà que, dans la grande ville, il y avait des
-filles aussi bien mises et plus jolies que moi.</p>
-
-<p>Il y eut un silence.</p>
-
-<p>&#8212;Pauvre Lydie! soupira Jacqueline.</p>
-
-<p>&#8212;Non, répéta rêveusement la vieille, non,<span class="pagenum"><a id="page_279">{279}</a></span> ne dites pas pauvre Lydie...
-je ne les regrette pas mes quelques jours d’espérance...</p>
-
-<p>Et elle ajouta plus bas:</p>
-
-<p>&#8212;Je ne regrette même pas les jours qui ont suivi... et j’ai toujours
-gardé les roses.</p>
-
-<p>Elle se tut encore, puis très vite, avec une lueur enfantine dans ses
-yeux humides:</p>
-
-<p>&#8212;Voulez-vous les voir? dit-elle.</p>
-
-<p>De sa voix chevrotante, elle indiquait à la jeune fille un livre à
-fermoirs d’argent, dans la case droite du tiroir: un vieux livre de
-communiante, marqué de signets ajourés et noué de faveurs bleues...
-Ternes maintenant, maintenant desséchées, si diminuées, si minces qu’on
-les croyait prêtes à tomber en poudre, elles dormaient dans le
-reliquaire enrubanné, les pauvres fleurs qui, jadis, comme la petite
-communiante du livre blanc, avaient été fraîches et belles! Et
-Jacqueline les prit curieusement sur les pages enluminées où des saintes
-priaient auréolées d’or; alors Lydie s’écria, inquiète:</p>
-
-<p>&#8212;Faites bien attention, mademoiselle... n’effeuillez pas les roses!<span class="pagenum"><a id="page_280">{280}</a></span></p>
-
-<p>A ces mots, la jeune fille tressaillit soudain; se rappelant ses roses à
-elle, ses pauvres roses qu’elle avait impitoyablement meurtries, elle
-compara sa destinée à celle de cette humble.</p>
-
-<p>Pauvre Lydie! Il n’y avait eu dans sa longue existence qu’un seul
-bouquet, qu’un seul beau songe, et, de ces fleurs sitôt passées, de
-cette petite flamme de rêve sitôt éteinte, elle avait parfumé sa vie,
-elle avait réchauffé son cœur.</p>
-
-<p>Ainsi que Lydie, Jacqueline aimait, mais en retour elle était aimée, ah!
-tant aimée! la petite fiancée de Roger!... Et dans une vision rapide, il
-lui sembla que ce cher trésor de tendresses sur lequel elle n’avait pas
-toujours veillé, l’imprudente, avait revêtu une forme palpable, la forme
-délicate et blanche du triste bouquet maltraité.</p>
-
-<p>Elle s’avisa que l’amour est chose ineffablement précieuse, qu’un rien,
-sourire ou regard, l’attire, mais qu’un rien aussi peut l’effaroucher...
-et que&#8212;dans une histoire d’amour&#8212;c’est un événement qu’une rose
-effeuillée!...<span class="pagenum"><a id="page_281">{281}</a></span></p>
-
-<p>Alors, tout au fond de son âme attendrie, une voix murmura: c’était la
-voix lointaine des romances d’antan, la voix tendre et vieillotte de
-l’épinette rare:</p>
-
-<p>«N’effeuillez pas les roses... disait-elle, ne jouez pas avec le
-bonheur! Gardez-les jalousement, gardez-les à travers la vie, votre
-amour, vos fleurs de femme heureuse, car, si quelque chose égale en
-douceurs exquises le parfum vivant de la fleur donnée qui parle
-d’espoir, c’est le parfum pâli de celle qu’on retrouve entre deux pages
-jaunies et qui parle de souvenir.»</p>
-
-<p>En partant, Jacqueline embrassa l’ouvrière et, quand elle rentra dans le
-petit salon, son premier regard fut pour le coussin de soie où les
-pétales immaculés se mouraient, déjà plus transparents, déjà tristes
-dans leur senteur de fleurs brisées. Comme elle s’agenouillait pour
-ramasser, avec des soins qui demandaient grâce, cette moisson blanche
-dont elle avait pitié:</p>
-
-<p>&#8212;Jacqueline, fit derrière elle une voix connue et aimée, Jacqueline...
-je voulais vous<span class="pagenum"><a id="page_282">{282}</a></span> dire... nous ne pouvons pas finir ainsi la journée...</p>
-
-<p>Vivement, elle se leva, les mains encore pleines de roses, à demi émue,
-à demi timide, n’osant rien dire, mais laissant parler ses yeux.</p>
-
-<p>Et, très tendrement, Roger prit les deux petites mains embaumées et les
-réunit sous ses lèvres tandis que Jacqueline balbutiait, en suffoquant
-un peu:</p>
-
-<p>&#8212;Nous les garderons, ces feuilles de roses...</p>
-
-<p class="fint">FIN</p>
-
-<hr />
-
-<h2><a id="TABLE"></a>TABLE</h2>
-
-<table>
-<tr><td class="pdd"><a href="#MA">MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE</a></td><td class="rtb"><a href="#page_1">1</a></td></tr>
-<tr><td class="pdd"><a href="#MARIAGE_DE_RAISON">MARIAGE DE RAISON</a></td><td class="rtb"><a href="#page_219">219</a></td></tr>
-<tr><td class="pdd"><a href="#UNE_PAGE_DE_DOULEUR">UNE PAGE DE DOULEUR</a></td><td class="rtb"><a href="#page_249">249</a></td></tr>
-<tr><td class="pdd"><a href="#RELIQUES_DANTAN">RELIQUES D’ANTAN</a></td><td class="rtb"><a href="#page_269">269</a></td></tr>
-</table>
-
-<p class="fint">E. GREVIN&#8212;IMPRIMERIE DE LAGNY&#8212;10.30-1-21.</p>
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-<hr class="full" />
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE</span> ***</div>
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-</blockquote>
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-</div>
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-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
-</body>
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